T0 4 "| =, Er Fi te An D}: 0 Li: Gr + SOUVENIRS D'UN AVEUGLE VOYAGE AUTOUR DU MONDE Montmartre, — Imp. Pizroy frères, Laveranp et Ce. À vo Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa http//www.archive.org/details/souvenirsdunaveu02arag SOUVENIRS D'UN AVEUGLE VOYAGE Er T NE Le LIN EE EN UTOUR DU MONDE PAR JACQUES ARAGO uvelle édition revue et à ILLUSTRÉE DE 22 GRANDES VIGNETTES, PORTRAITS ET DE 130 GRAVURES DANS LE TEXTE Enrichie de Notes scientifiques par M. FRANCOIS AKAGO, de l'Institut ET PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION PAR M. AULES JANIN TOME SECOND PARIS H. LEBRUN. ÉDITEUR RUE DE LILLE, 9. CHEZ GARNIER FRÈRES, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6. NOTES SCIENTIFIQUES aOT Le 4 LR NOTES SCIENTIFIQUES. NOTE 1. Mowna Kak. — Page 68. — En publiant, dans l'Annuaire de 1824, la liste des volcans du globe actuellement enflammés, j'avais à peine osé ranger le Mowna-Roa des îles Sandwich parmi les montagnes trachytiques. On ignorait d'ailleurs, à cette époque, s'il y avait eu quelque éruption depuis les temps historiques, soit à Owhyée, soit dans les autres îles du même archipel. Tous ces doutes ont maintenant disparu : les missionnaires américains vien- nent de découvrir que l'ile où Cook fut assassiné renferme un des plus grands volcans de la terre. Le cratère est à six ou sept lieues de la mer, dans la partie nord-estde l'ile d'Owhyée; les naturels le nomment Mowna-Kaab ; sa forme estelliptique; le contour, à la partie supérieure, n’a pas moins de deux lieues et demie de long ; on estime que la profon- deur peut être de 350 à 360 mètres; il est assez facile de descendre dans le fond. Lorsque M. Goodrich visita ce cratère pour la première fois, eu 4824, ilremarqua dans la cavité douze places bien distinctes, couvertes de lave incandescente, et trois ou quatre ouvertures d’où elle jaillissait jusqu'à la hauteur de 30 ou 40 pieds. A 300 mètres au-dessus du fond, il existait alors, tout autour de la paroi intérieure du cône, un rebord noir, que le même observateur considère comme l'indice de la hauteur où la lave fluide s'était récemmentélevée avant de se frayer une issue par quelque canal souterrain jusqu’à la mer. Des émanations sulfureuses plus ou moins denses s’échappent de toutes les crevasses de la lave solide, et produisent, çà et là, un bruit semblable à celui de la vapeur qui sort par les soupapes d’une machine à feu. Les pierres ponces, qu'on trouve en grande abondance dans les environs du cratère, sont si légères, si poreuses, d’une texture si débicate, qu'ilest difficile d'en conserver des échantillons. Des filaments capil- laires fibreux, semblables à ceux qu'on recueille après toutes les éruptions du volean de I\ NOTES SCIENTIFIQUES. l'Ile-Bourbon, couvrent le sol du cratère sur une épaisseur de deux ou trois pouces ; le vent transporte souvent ces filaments à la distance de six ou sept lieues. Le 22 décembre 4824, dans la nuil, un nouveau volcan fit éruption au milieu de l’an- cien, Au lever du soleil, la coulée avait déjà une assez grande étendue; dans certains points, la lave était projetée par jets jusqu'à cinquante pieds de haut. A une autre époque, les’missionnaires comptèrent jusqu'à cinq cratères de formes et de grandeurs très-variées, qui s’élevaient comme autant d'îles du sein de la mer enflammée dont les parties nord et sud-ouest du cratère étaient recouvertes ; les uns vomissaient des torrents de lave ; il ne sortait des autres que des colonnes de flamme ou d’une épaisse fumée. Il existe un autre volcan actuellement enflammé, à une certaine distance du Mowna- Kak;il a de moins grandes dimensions. Les flancs de la fameuse montagne Mowna- Roa offrent aussi plusieurs cratères, mais jusqu'ici on ne les a observés que de loin, à l'aide de lunettes ; ils sont peut-être éteints. NOTE-2. Hauteur des neiges éternelles dans les régions tropicales. — Page 160. — La courbe que décrit la limite des neigesf perpétuelles sur la surface du globe à depuis longtemps fixé l'attention des physiciens. Elle offre effectivement un des phéno- mènes les plus intéressants de la géographie physique ; car elle doit, à ce qu'il parait, essentiellement dépendre du climat ou de la température moyenne des lieux sur lesquels elle passe : les lois de sa construction détermineraient done en même temps les lois de la distribution des températures sur la surface du globe, etilserait aisé de trouver la tem- pérature moyenne ou le climat d’un lieu quelconque par la seule indication de la hauteur, ou calculée ou observée, à laquelle il faut s'élever pour y atteindre la limite des neiges. Or, il faut croire qu'il est plus facile de trouver de cette manière la température moyenne des différents points du globe que de la déterminer immédiatement par des observations. Car, malgré tant d'excellentes observations thermométriques, ilest certain qu'il n'existe dans le monde que quatre ou cinq endroits dont la température moyenne soit connue avec précision. Les observations faites par Bouguer et M. de Humboldt, sous les tropiques, ont dé- montré qu'en effet la température moyenne s'y accorde assez avec la limite supérieure des neiges ; et Saussure et M. Ramond ont prouvé la même chose pour des climats tem- pérés. Maïs il n’en est pas ainsi du nord de l'Europe, s'il faut s’en rapporter au petit nombre d'observations que l'on a jusqu’à présent recueillies dans ces contrées ; et quoi- que la température moyenne y soit assez peu élevée, la limite des neiges ne s’y abaisse pas dans la même proportion; elle s'y soutient au contraire à une hauteur qu'on ne lui aurait pas Supposée au premier abord. NOTES SCIENTIFIQUES. \ Ce n’est qu'en Norwége qu'on peut immédiatement observer cette limite ; car, quoique les montagnes de la Suède soient nombreuses et assez élevées, elles n'atteignent presque nulle part une hauteur assez considérable pour conserver de la neige sur leurs eimes. Voilà pourquoi les neiges perpétuelles sont aussi inconnues en Suède qu'elles le sont dans la plus grande partie de la France ou de l'Allemagne, Mais la Norwége est partagée, dans toute sa longueur, par uneehaine de montagnes qui ne le cède en hauteur qu'à bien peu de montagnes en Europe, et qui les surpasse toutes par son étendue et par sa masse; car, non-seulement elle occupe presque sans interruption 43 degrés de latitude, depuis le 58° jusque près du 71e, mais elle conserve encore, dans la plus grande partie de son étendue, une largeur que n’ont pas les autres chaines de l'Europe. On lui donne le nom de Lang-Field dans sa partie méridionale, celui de Dowre-Field entre le 62% et le 63° degré de latitude, celui de Æioel enfin dans son prolongement, qui forme au nord la séparation de la Laponie suédoise et de la Norvége. Quand on traverse les Alpes ou les Pyrénées, à peine arrivé à la plus grande hauteur des cols ou passages, on commence tout de suite à descendre. On n’y connaît pas de col qui ait au delà d’une lieue de largeur. Dansle Lang-Field, au contraire, quand on a remonté une vallée jusqu’à son origine, on voit s'étendre un plateau dont l'élévation est presque partout de 4,400 mètres au-dessus du niveau de la mer, et la largeur de huit, de dix et même de douze lieues. Il est impossible de traverser cette chaîne en un jour; les habitants de la côte de l’ouest, qui parcourent ces déserts pour aller dans les provinces de l’est, sont obligés d'y passer la nuit, au risque de s’égarer au milieu des brouillards continuels, et de périr de froid au milieu des tempêtes et des tourbillons de neige. L'on a été obligé de s’clever jusqu'à 61° de latitude avant d'avoir pu trouver un endroit convenable pour y faire passer la grande route de communication entre les villes de Christiania et de Bergen. Ce n’est qu'à cet endroit que les vallées qui descendent des deux côtés opposés se rapprochent et s’enfoncent assez avant dans le plateau de la chaine pour ne lui laisser qu'une largeur d'environ quatre lieues; cette partie de la chaîne portele nom de Füle-Field. Le partage des eaux entre les deux mers n'y est élevé que de 957 mètres. Une neige perpétuelle ne couvre pas encore ce passage ; mais la végétation S'y pré- sente sous le même aspect qu’au haut du Saint-Gothard. Les sapins et les pins n'y croissent plus. Des bouleaux rabougris, ou des saules de montagnes sont les seuls arbustes quel’on y rencontre; et déjà les plantes alpines commencent à s’y disputer le peu de place que la couche épaisse des mousses leur cède. Ce passage n’est effectivement qu'une vallée dans la chaîne. Des montagnes s'élèvent des deux côtés à de grandes hauteurs, à peu près comme les pies de Fioudo et de Proza sur le Saint Gothard, ou comme la haute cime du Mont Velan sur le Saint-Bernard. C’est sur leurs cimes que la neige ne disparait que peu de jours dans l’année Elle se con- serve même sans jamais laisser apercevoir le roc qu’elle recouvre, dans les endroits où les montagnes se touchent et recommencent à former un plateau d’une certaine largeur. J'ai porté le baromètre sur le Suletind, la plus remarquable et la plus haute de ces cimes ; il s'y est soutenu, le 16 août 4806, à midi, à22 pouces 6,9 lignes, thermomètre 79,8 cent. Il était dans cetemps, à Christiania, 30 pieds au-dessus de la mer, à 27 pou- ces 10 lignes, thermomètre 20°, ce qui donne 4,794 mètres pour la hauteur de la monta- gne au-dessus de la mer, ou 806 mètres au-dessus du plateau de Fille-Field. On peut done regarder cette élévation comme ayant déja dépassé, mais de très-peu, la limite des neiges. La couche de neige perpétuelle ne descend nulle part au-dessous de 1,684 à 1,704 mètres; ce qui serait par conséquent à peu près leur hmite dans ces eli— mats, et sous 61° de latitude, pas tout à fait à 900 toises. Mais on ne trouve pas encore des glaciers surces monts ; car, pour qu'ils puissent VI : NOTES SCIENTIFIQUES. se former, il faut une masse bien plus considérable de neiges el de glaces sur les pla- eaux etsurles penchants des montagnes. Cette masse est nécessaire pour exercer une pression tellement puissante qu’elle pousse les glaces depuis les hauteurs jusqu'au fond des vallées profondes cultivées et peuplées. On voit cependant de très-heaux glaciers dans les vallées, et au pied d’une autre petite chaine remarquable nommée le Folge-Fonden-Field, et située sous la latitude de Bergen, bien avant dans l’intérieur de la province de Hardanger. Quoiqu'elle soit très- voisine de la grande chaîne, elle en est pourtant entièrement séparée par des bras de mer étroits et profonds qui la bornent presque de tous les côtés. Elle est très-connue des navigateurs, car sa cime éclatante de blancheur frappe au loin leurs regards quand ils longent laeôte pour entrer à Bergen. Dans une longueur de vingt-quatre lieues, cette chaîne se soutient à la même hauteur sous la forme d’un immense dôme de neige, tel qu'est à peu près le Buet dans les Alpes, mais sur une bien moindre échelle. Un ministre instruit et savant, qui habite dans les environs, M. Hertzberg de Kyn- servig, y a porté un baromètre à syphon, et l’a vu, le 25 septembre 4805, à 23 p. 1,9 lig., th. 30,4, lorsqu'à Reysater, au bord de la mer, il était à 28 p. 5,8 lig., th. 119,87 : done la hauteur de la montagne est de 1,652 mètres. La montagne s'élevait encore par une pente très-douce, dans une étendue de quelques lieues, depuis le point où M. Hertz- berg observait, de sorte qu'il croit pouvoir lui donner, dans son point le plus élevé, une hauteur de 1,717 mètres. Le glacier qui en descend du coté de l’ouest, et qui remplit le vallon nommé Boud- hemsdal, ressemble parfaitement aux plus beaux glaciers de la Suisse; il s'avance jusqu’à une demi-lieue de la mer, et sa partie inférieure n’y est plus élevée que de 325 mètres, minimum de hauteur à laquelle se soutiennent les glaces dans ces contrées. Cette montagne n’a donc pas seulement atteint la limite desneiges, elle l’a même pas- sée de beaucoup, ear elle donne naissance à des glaciers considérables. Sa hauteur reste néanmoins, dans son point le plus élevé, au-dessous de celle que nous avons cru devoir assigner à la limite des neiges pour le Fille-Field. M. Hertzherg s’est même as— suré, d’après plusieurs observations, qu’au Folge-Fonden-Field cette limite ne pouvait être supposée qu'à 1,597 mètres ; et d'autres opérations du même genre ontconfirmé cette assertion. Le Melderskin, baute cime encore plus voisine de l'Océan, conserve constam- ment de la neige, mais le Melderskin n’estélevé que de 1,488 mètres au-dessus de la mer. ILest done encore de 4 mètres au-dessous de la limite desneiges sur la grande chaine. Il est certain que la température produite par le voisinage de l'Océan doit beau- coup influer sur ce phénomène. Les vents dominants sur ces côtes sont toujours des vents d'ouest, de sud-ouest et de sud. Des observations continuées pendant une trentaine d'années ont prouvé que, durant plus des deux tiers de l'année, les vents soufflaient de ces points depuis le cap le plus méridional de la Norwége, jusque bien au delà du cercle polaire. Les vents du nord et de l’est y sont infiniment plus rares et moins forts; jamais ils n’ont la violence des vents de l’ouest, et surtout du sud- ouest et du sud, qui occasionnent presque toujours des tempêtes. Or, ces derniers vents viennent de latitudes moins élevées, par conséquent de ré- gions d’une température plus douce; ils apportent avec eux cette température vers le nord, et en traversant l'Océan, ils se chargent de toutes les vapeurs aqueuses qu'elle permet de tenir en dissolution, mais ils arrivent en passant sur le continent, qui a une température plus variable que celle de l'Océan, dont les eaux, toujours en mouve- ment, sont éminemment douées de la propriété de retenir la chaleur, La température de ces vents est done diminuée durant la plus grande partie de l'année; elle ne suflit plus pour retenir toute l’eau sous forme de vapeurs, Une partie se condense sous forme de brouillards, de nuages, enfin de ces torrents de pluie dont sant inondées les îles situées le long de ces côtes. Le soleil ne pénètre que très-peu cette couche continue de nuages ; l'influence de ses rayons pour échauffer la terre devient très-faible. La plus NOTES SCIENTIFIQUES, vil grande partie de l'été n'est, comme l'hiver, qu'une saison de pluie, Ba température de ces mois les plus chauds reste fort au-dessous de ce qu’elle est dans l'intérieur du pays, où le soleil peut exercer toute son influence sur le sol pendant le jour dont la durée dans le nord est si longue. Il y a done, en été, bien moins de neige fondue sur les montagnes près de la mer, et la limite des neiges en est abaissée de beaucoup. On a trouvé qu'il ne tombe jamais à Bergen, dans l’espace d'une année, moins de 68 pouces de pluie; et souvent on en a vu tomber jusqu'à 92 pouces; tandis qu'à Upsal, sous la même latitude, mais dans l'intérieur du continent, la quantité de pluie ne s'élève pas à plus de 14 pouces par an. Ces pluies ne sont jamais plus considérables que vers le commencement de l'hiver; on en conçoit la raison. L'équilibre de tempé- rature sur la plus grande partie de la surface du globe, pendant les mois d'été, est tout à coup rompu dans les mois d'automne. L'air plus échauffé, et, par conséquent, plus élastique des climats tempérés, se précipite avee force vers les régions où la terre se refroidit promptement. Sa température en éprouve une plus grande diminution qu'en été ; les vapeurs aqueuses se condensent subitement, les pluies en sont d'autant plus fortes, et l'électricité, développée à chaque changement de forme des corps, est si abon- dante dans cette condensation, qu'elle ne peut se disperser sans éclat. Les éclairs, les coups de tonnerre, les orages les plus violents, accompagnent ces pluies pendant tout le cours de l'hiver, tandis que ces orages ne s'observent pas en été, parce que le refroidisse- ment, et, par conséquent, la condensation des vapeurs aqueuses sont moins considé- rables. Un courant d'air échauffé et humide qui ést si constant, si élevé et si fort, qui tem- père les froids des hivers et amortit les chaleurs des étés, doit exercer une influence remarquable sur la pesanteur de l'atmosphère, et produire une impression partieu— lière sur la hauteur de la colonne barométrique. M. Hertzherg, en observant avec d’ex- cellents baromètres à syphon, n’a jamais vu la hauteur moyenne s'élever pendant dix ans au delà de 28 pouces et une demi-ligne. M. Stroem, qui habite dans la province de Soendmoer, sous le68°, et M. Schytte à Loedingen, sous le 68’, et par conséquent au delà du cercle polaire, ont fait la même remarque. M. Van-Swinden avait déjà annoncé depuis longtemps que la hauteur moyenne du baromètre, dans toute la Hollande, ne va jamais au delà de 28 pouces 1 ligne, et n’y atteint même pas. M. Dalton avait prouvé la même chose pour les côtes du nord-ouest de l'Angleterre, M. Kirwan pour les côtes de l'Irlande. Il paraît done prouvé que la hauteur moyenne du baromètre, surles bords de la mer Atlantique jusque très-avant dans le nord, est de deux lignes au moins au- dessous de celle qu'elle atteint sur le bord des mers intérieures, telles que la Méditer- ranée, et plus encore, la Baltique, les golfes de Finlande et de Bothnie. L'air qui re- monte l'Atlantique avec une température plus élevée, lorsqu'il redescend des régions polaires le long des golfes de la Baltique, s’est refroidi, et a par là éprouvé une dimi- nution dans son élasticité spécifique. Les hauteurs moyennes du baromètre à Péters- bourg, à Albo ou à Stockholm, peuvent atteindre et même surpasser 28 pouces 3 lignes : ce ne sont plus les vents du sud et de l’ouest qui y dominent, mais les vents froids du nord-est et de l’est. Une autre cause, et une cause très-puissante de l'abaissement de la limite des nei- ges sur le Folge-Fonden-Field, est la grande masse de ces neiges mêmes, qui refroi- dissent considérablement la température d’alentour, et qui empêchent les neiges in- lérieures de fondre à une élévation à laquelle cela aurait certainement lieu sur des montagnes moins hautes, phénomène que Saussure a le premier remarqué dans les Alpes. Il pensa que la limite des neiges pouvait, par cette cause, être abaissée de plus cent toises ; qu'il fallait donc constater le fait en l'observant, non sur des montagnes très-hautes, très-étendues, et couvertes de grandes mers de glaces et de neige, mais plutôt sur des montagnes isolées. qui s'élèvent à peine au-dessus de cette limite, et dont les neiges ne peuvent pas sensiblement refroidir l'atmosphère qui les entoure. H vi NOTES SCIENTIFIQUES: parait d'autant plus vraisemblable que c'est principalement à cette cause que tient le vrand abaissement de la limite des neiges sur le Folge-Fonden-Field, que les monta- gnes peu éloignées de la grande chaine des Lang-Field sont peu couvertes de neige et n'ont pastde glaciers, quoiqu'il y ait des cimes, telles que le Hartoug sur le Hardan- ger-Field, qui s'élèvent à 4,690 mètres ; mais le plateau situé au pied de ces cimes n’a nulle part plus de 4,430 mètres de hauteur. Ine peut done pas y avoir une étendue de plusieurs lieues carrées toutes couvertes de neige qui refroidisse l'atmosphère d’alen- tour. On ne se trompera donc pas de beaucoup en plaçant la limite des neiges, sous le 610 de latitude, à 4,670 mètres, ou environ 870 toises au-dessus de la mer. Si, des contrées que nous venons de décrire, on se transporte dix degrés plus avant vers le nord, jusqu'aux extrémités du continent européen, on ne sera pas surpris d'y trouver la limite des neiges à une hauteur bien peu considérable au-dessus de la sur- face du sol. On pourrait même croire, en songeant aux froids de la Laponie, que cette limite y pourrait presque toucher la surface même du sol; mais l'aspect du pays fait voir facilement, au premier coup d'œil, combien cette limite est encore éloignée. En effet, les vallées. au 700 de latitude, ne sont pas décidément rebelles à la culture ; on y voit encore des jardins et des champs; on y trouve encore des villages aux embou- chures des rivières et de belles forêts dans les vallées ; une population nombreuse y couvre les bords des grands bras de mer; enfin la variété et la magnificence des points de vue le long de ces golfes rappellent plutôt des climats plus doux que la triste mono- tonie des neiges et des glaces éternelles. C’est à l'extrémité de la Laponie, entre ses olfes étroits et allongés, que se partage et disparaît cette grande chaîne du Kioel, qui s’est étendue jusque-là sur une longueur de plus de quatre cents lieues. Les der- niers bras de cette chaine embrassent, sans s’abaisser beaucoup, les golfes des deux côtés, et se terminent brusquement par les caps Nord, de Porsanges, de Snerbolt et du Nordkyn, tous très-hauts. Il ne reste vers la mer Blanche et vers la Finlande que des terrains élevés ; on n’y voit plus une chaine de montagnes. Le baromètre, observé sur une des eimes les plus remarquables d’un de ces bras, sur l'Akkasokki, montagne située au-dessus de Talvig et dans l’intérieur du golfe d’Alten, s'y est soutenu, le 46 août 1807. DS AU ORNE A CPE (79%), 240 pe AAA à Talvig, à 22 mètres au-dessus de la mer. . . . . (th. 169,25), 28 p. O8 1. Hauteur de L'AKKASOKK EN ER EL 4,093 mètres. La neige ne couvrait point cette eime ni le plateau qui setrouve au-dessous ; mais elle ne l'avait quittée que depuis peu de temps, et un large manteau de neige s’etait encore conservé sur ses flancs. Une montagne voisine, le Storvands-Field, en était encore entièrement couverte ; et celle-ci l’a effectivement conservée pendant tout le courant de l’année; on dit qu'il en est de même tous les ans. Elle s'élève donc au- dessus de la limite des neiges, et cette limite doit passer entre sa hauteur totale et celle de l'Akkasokki. Or, j'ai trouvé que la hauteur du Storvands-Field est de 1,071 mètres. La limite des neiges s'élèverait ainsi, sous le 70, et dans l’intérieur des golfes, à 1,060 mètres à peu près, ou à 533 (oises. Cette hauteur est considérable pour une latitude aussi élevée ; elle égale celle du Pay- de-Dôme, au-dessus du plateau de Clermont, et elle surpasse celle de la plupart des montagnes del’Allemagne.On sent quedes vallées abaissées de 1,000 mètres au-dessous de la limite des neiges ne doivent pas être dépourvues de tous les agréments de la végé- tation, surtout quand on considère qu’elles jouissent d'un été qui n’est qu'un jour con- tinuel de deux mois de durée, pendant lequel le soleil ne cesse de répandre sur la terre une douce chaleur, qu'aueune nuït ne diminue jamais. On sera encore moins surpris dv NOTES SCIENTIFIQUES. IX rencontrer @e champs cultivés et de voir les forêts s'élever fort avant sur le penchant des montagnes. " En effet, les collines les plus voisines d’Alten sont couvertes de pins jusqu'à leurs cimes, et les bouleaux ne disparaissent que bien au-dessus de la vallée, dans desrégions où les montagnes commencent déjà à former des plateaux. En s’élevant encore plus haut, on voitsuecessivement disparaitre et ces myrtils qui sont répandus en si prodigieuse quantité dans le fond des vallées, et ces saules de montagne qui croissent le long des petits ruisseaux de neige fondue; enfin ces bouleaux nains qui forment tant de petits groupes dans les marais, inaccessibles sans leur secours, et où ils servent d’ilots. Ces différentes limites de végétation sonttellementconstantes partout où onlesobserve, qu'on en doit être vivement frappé. Les limites des pins et des bouleaux ne varient presque jamais au delà de trente mètres de hauteur, et elles se montrent souvent comme des lignes de nivellement tracées sur le penchant des montagnes. J'ai mesuré ces limites, et J'ai trouvé les résultats suivants : Les pins (pinus sylvestris) disparaissent à. . . . . . . . . 9237 m. AA Les bouleaux (betula alba) à . . . . . . . . . . .. 481,7 247 Les myrtils (vaccinium myrtillus) à . + . . . . . . . . : .: 619,7 348 Les saules de montagnes (salis myrsinites) à. . . . . . . . 656 336 Le bouleau nain (betula nana) à . . . . . . . . . . . . . . 836,1 4929 Limites des neiges. . . . .. . . ............. . 1,060 543 Il y'aurait donc 244 mètres de différence entre la limite des pins et celle des bouleaux, et 578 mètres entre celle des bouleaux et la limite des neiges. Mais ces différences relati- ves de limite ne sont pas seulement constantes pour les latitudes de la Laponie, elles le sont encore pour la Norwége entière, quoique la hauteur absolue à laquelle il faut s'élever pour les retrouver soit bien différente. Voit-on disparaître les pins à 980 me- tres, il faudra monter jusqu’à 1,224 mètres pour y trouver la limite des bouleaux, et celle des neiges sera à 1,803 mètres de hauteur. Ces limites nous fournissent donc un excellent moyen de déterminer la hauteur des neiges perpétuelles, mêmes dans des contrées où les montagnes sont trop peu élevées pour pouvoir l’observer immédiatement. Sous des latitudes moins hautes, une montagne sur laquelle on verrait disparaître les hêtres, les chênes, ete., indiquerait par là même à quelle hauteur il faudrait s'élever pour rencontrer la limite des sapins, puis celle des pins, des bouleaux, enfin celle des neiges, et, par cette dernière indication, le climat de la contrée observée serait rattaché à une mesure générale dans tous les elimats du globe. C’est encore de cette manière qu’on peut déterminer la hauteur des neiges surles îles extérieures les plus reculées vers la Mer Glaciale et dans les environs du Cap-Nord. La neige ne s’y conserve pas sur les montagnes, mais c’est plutôt parce que celles-ci ne sont plus assez hautes que par un effet de la douceur du elimat, car le soleil ne s'y montre que rarement; les vents de l’ouest y amènent une pluie et des brumes presque conti- nuelles, et des nuages épais s’y traînent sur le sol pendant des semaines entières sans s'élever. Les arbres n’y croissent plus, les bouleaux n’y sont que de faibles buissons, qui disparaissent bientôt surle penchant des montagnes. Près de Hommerfest, la dernière ville de l'Europe vers le nord, on en trouve encore sous cette forme dans les petits vallons, entre les rochers, jusqu'à 227 mètres de hauteur. Mais sur Mageroë, île où est le Cap- Nord, etprès de ce promontoire, on n’en voit plus de vestige à 180 mètres. La limite des bouleaux à Alten, quoique ce lieu ne soit situé qu'à un degré de plus vers le sud, s'élève au double de cette hauteur. La limite des neiges passerait done au-dessus de Hammerfest à 812 mètres ; mais les rochers de ce cap célèbre n’atteignent qu'à 390 me - tres, et l'intérieur de Mageroë, dont il forme l'extrémité, ne s'élève qu'à 455 mètres; il faudrait donc 360 mètres de plus pour y voir la neige rester constamment sur ces eimes. 11 est vrai que des taches de neige, nombreuses et assez considérables, les couvraient Il. b LE] \ NOTES SCIENTIFIQUES. vucore aù commencement du mois d'août, ce qui prouve bien que ces hauteurs ne sont pas effectivement très-éloignées de la limite ; mais ces taches disparaissent entièrement dans le courant du mois, et elles ne sont remplacées par de nouvelles neiges que vers le milieu ou, vers la fin du mois d'octobre. Un seul degré et demi, depuis Alten jusqu'au Cap-Nord, a done sufli pour que cette limite s'abaissat de 357 mètres, tandis qu’elle n'avait diminué que de 617 mètres sur dix degrés, depuis la Fille-Field jusqu'à Alten. Telle est la puissante influence de l'Océan sur ces contrées; les vapeurs aqueuses, dont l'air chaud se charge en passant sur l: mer, se condensent sous forme de brumes au moindre refroidissement qu'il éprouve sur les îles; mais en arrivant vers l’intérieur des terres, il s’est déjà précipité une assez grande quantité de vapeurs pour que le reste puisse se conserver dans son étal gazeux. Le soleil peut donc percer les nuages ; il peut atteindre le sol, l’'échauffer et augmenter la température de l'atmosphère. Alors les nuages et les brouillards, chassés par les vents, se dissolvent de nouveau dans cette température élevée ; ils disparaissent, et le ciel reste clair et serein pendant des semaines entières. L'intérieur des golfes participe de la chaleur des vents de mer, mais les pluies et les brouillards qui cachent le soleil ne s’avancent pas jusque-là ; voilà pourquoi la température moyenne du mois de juillet 4807 a pu s'élever à 16,9 à Alten, tandis qu’elle est restée, aux environs du Cap-Nord, à 10,83 à la fin de juillet et au commencement d'août. Mais la limite des neiges dépendra de la température des étés ou de la température des mois pendant lesquels la neige peut se fondre, et non des froids de l'hiver. Ce n’est done pas immédiatement la température moyenne qui détermine la hauteur ; s’il n’en était pas ainsi, on ne la verrait pas moins élevée sur les îles que dans l’intérieur du golfe d’Alten ; éar la température moyenne d’Alten ne s'élève peut-être pas même aussi haut que celle du Cap-Nord. Le mereure gèle assez souvent à l'air libre à Allen ; jamais il ne gèle au Cap- Nord. Le thermomètre descend, presque tous les hivers, à Alten, à 25’ au-dessous de 0; mais au Cap-Nord on ne le voit qu'à 12,5, qui est le point extrême où on l'y ait observé. Aussi la mer ne gèle-t-elle jamais dans ces parages, ni même dans les golfes, et il faut s'éloigner de vingt à trente lieues marines des derniers promontoires avant que d’aperce- voir des îlots de glace, encore sont-ils bien loin à l'horizon. Si la tempèrature moyenne générale déterminait partout la limite des neiges, on devrait trouver la même hauteur à Uleoborg et à Tornéo, sous le 65° de latitude, qu’à Mageroë, à 717492, Mais quoique la somme des températures soit presque la même dans ces deux endroits, quelle différence dans la température de leurs étés et des mois pendant lesquels seuls la neige peut se fondre ! En combinantles observations du père Helli, faites pendant l'hiver de 1768 jusqu’au mois de juin 1769, à Wardæhuos, lieu qui doit être même un peu plus froid que le Cap-Nord, avec les observations de M, Bayly, dans le Kamoefiord, à Mageroë, et avec celle de M. Jornine Dixon, à Hammerfest, lorsqu'ils s’y arrêtèrent, en 4769, pour y observer le passage de Vénus, et en y ajoutant le peu d'observations que j'ai pu faire pendant les douze jours que je suis resté au Cap-Nord, on pourra construire une petite table de température moyenne qui ne s’éloignera pas extrêmemen de la vérité, eton pourra la comparer avee les observations de M. Julin, à Uleoborg, pu- bliées par l'académie de Stockholm. Voiei cette table: MAGEROE, SOUS 71° 172 ULEOBORG, 600 JANVIER EN EE 75151 — 413,52 Février 20.0, ur 00 ARRET PRET ELE TA BCTRICE PE — 9,96 Mars MEL 4108 L'eTRTNER PAt 2 LAE — 9,88 TN CE RATE RSS ETC TOR ER" 2 | SAME EE | 5 — 3,24 MEN ROLE NERO LEA 2 Pt rer GÉPARMEE + 4,94 MIE ROME ENONCE 69 LU NÉ ON ODAMRNE 4 49,88 NOTES: SCIENTIFIQUES. I MAGEROE, sous 71° 172 ULEUBORG, 6° ON RO oc CRE à de TN - 16,42 AGE PSN 2 6,05 Ut ste AAA - 48,7 Septembre 2°" "218,12 SRRENEN, TOR SUD Oétobr ee Er mr. (] RON ERA - Qi Er" Novembre. . . .— 3,47 REMRMRE Los Lt SER 519 Décembre . . . . . — 3,48 HOME Sn ares ts at —1410,93 Moyenne. + 0,7 + 0,66 Les températures moyennes de ces deux endroits différent done de très-peu entre elles. Mais la moyenne des mois d’une température au-dessus de 0 s'élève, à Uleoborg, Jus qu'à 10°, tandis qu'elle ne va guère au delà de 4 au Cap-Nord. Cette différence seule dé- termine la hauteur de la limite des neiges, et malgré les rigueurs des hivers sur le golfe de Bothnie, la température des étés prouve que cette limite s'y élève considérab ement. Cette considération ajoute encore à l'intérêt que nous doit inspirer ia détermination de la limite des neiges. Si la hauteur ne dépend que de la température de l'été, elle devient, pour ainsi dire, une mesure de la force de la végétation : car cette force dépend égale: ment de la quantité de chaleur au-dessus de 0°. Les plantes ne croissent pas au-dessous du point de la congélation, etles animaux ne peuvent, sans secours extérieurs, conserver la vie dans cette température. Qu'on nous cite donc des degrés de froid, en Sibérie, telle- ment rigoureux qu'on n’en connaît pas de pareils sur le reste du globe ; qu'on nous dise que la température moyenne de Jakutsk ne monte pas au delà de #4 au-dessous de 0. La vé2étation et les arbres nous prouvent que la limite des neiges doit s’y élever plus haut qu'à Alten, et peut-être aussi haut qu'à Tornéo, etnous ne sommes pas éloignés de penser qu'un été tel que la hauteur de cette limite le demande, pourra donner naissance à une végetation et à des productions comparables à ce que l’on voit aux environs de Tornéo. Mais nous ne pourrons pas beaucoup attendre du climat de l'Islande, en réfléchis- sant que la limite des neiges n’y atteint que 940 mètres de hauteur, quoique les hi- vers y Soient si peu rigoureux que les habitants les passent ordinairement dans leurs huttes sans allumer de feu pour se chaufïer. Les observations de M. Wablenberg, aussi habile physicien que savant botaniste, nous ont fait connaître la hauteur de la limite des neiges sous le 60° degré. IL s’est élevé dans ces contrées, à travers d'énormes glaciers, sur la cime du Soèdre Sulitjelma, la plus haute des montagnes de la Laponie, et il 4 a vu le baromètre, le 14 juillet 4807. A - -e-ne R22/D M0 O1: O Cent: Il était dans ce temps au bord de la merà . . .. 98p. 1,71. th. 16,25 cent. Ce qui donne, pour la hauteur de la Sulitjelma, . 1,788 mètres. La limite des neiges descend dans ces contrées jusqu’à 1,169 mètres ; on a lieu de s'en étonner, car ce n’est que 100 mètres de plus qu'à Alten ; et quoiqu'on püt croire que les grands plateaux de glace et de neige y doivent abaisser les diverseslimites, la hauteur de celle des pins et des bouleaux, dans les vallées, est assez d'accord avec celle des neiges. Il paraît donc que la température, depuis les environs du cercle polaire jusqu’au 70° degré, ne diminue que faiblement : c'est ce que confirment les observations faites en Suède, Quelques autres observations, faites sur les montagnes du Dovre-Field, sous le 62° 172, peuvent servir à trouver la hauteur des neiges sous cette latitude. La grande cime du Sncehaetta, la plus haute montagne de l'Europe et de l'Asie boréales, s'y élève, d’après les mesures du savant physicien M. Esmark, à 2,475 mètres. La hauteur à laquelle les neiges cessent de fondre n'y a pas été mesurée immédiatement ; mais comme les pins y disparaissent à 747 mèlres, on peut croire que la limite des neiges s'y soutient à 1,582 mètres de hauteur. . xII NOTES SCIENTIFIQUES. En résumant tous les faits énoncés dans ce mémoire, nous trouvons que la limite des neiges s'élève, dub degré, à... . 200. 0e EEE 1 00 RENTE CR d'ou Duo ot a + dure 810 Gssr. à soc CON SEE CON 1160) 600 00. =. . eee nee PEN EL 000 093 716172, mais exposé à toute l'influence du grand Océan, à 714 966 ILest donc évident qu'on ne peut pas comparer entre elles des observations faites sous différents méridiens; qu'on ne peut pas, par conséquent, comparer l'Islande avec le Norwège, ni celle-ci avecla Sibérie. La hauteur de la neige, au delà du Cap-Nord, serait vraisemblablement analogue à la limite inférieure des neiges en Islande, car les phéno- mènes météorologiques que l’on observe dans cette île et au Cap-Nord sont les mêmes. NOTE 3. Visibilité des écueils. — Page 199. — Le fond de la mer, à une distance donnée d'un vaisseau, se voit d'autant mieux que l'observateur est plus élevé au-dessus de la surface de l’eau ; aussi, lorsqu'un capitaine expérimenté navigue dans une mer inconnue et semée d'écueils, il va quelquefois, afin de pouvoir diriger son navire avec plus de certitude, se placer au sommet du mât. Le fait nous semble trop bien établi pour que nous ayons, à ce sujet, rien à récla- mer de nos jeunes navigateurs, quant au point de vue pratique ; mais ils pourront, en suivant les indications que nous nous permeltrons de leur donner ici, remonter peut- être à la cause d’un phénomène qui les touche de si près, eten déduire, pour aper- cevoir les écueils, des moyens plus parfaits que ceux dont une observation fortuite leur a enseigné à faire usage jusqu'ici. Quand un faisceau lumineux tombe sur une surface diaphane, quelle qu’en soit la nature, une partie la traverse et une autre se réfléchit. La portion réfléchie est d'autant plus intense que l’angle du rayon incident avec la surface est plus petit. Cette loi pho- tométrique ne s'applique pas moins aux rayons qui, venant d'un milieu rare, ren- contrent la surface d’un corps dense, qu'à ceux qui, se mouvant dans un corps dense, tombent sur la surface de séparation de ce corps et du milieu rare contigü. Cela posé, supposons qu'un observateur placé dans un navire désire apercevoir un écueil un peu éloigné, un écueil sous-marin, situé à trente mètres de distance horizontale, par exemple. Si son œil est à un mètre de hauteur au-dessus de la mer, la ligne visuelle par laquelle la lumière émanée de l'écueil pourra lui arriver, après sa sortie de l’eau, formera avec la surface de ce liquide un angle très-petit; si l'œil, au contraire, est fort élevé, s'il se trouve à trente mètres de hauteur, il verra l’écueil sous un angle de 45%. Or, l'angle d'incidence intérieure, correspondant au petit angle d’émergence, est évidemment moins ouvert que celui qui correspond à l'émergence de 43. Sous les petits angles, comme on a vu, s’opèrent les plus fortes réflexions; donc l'observateur recevra une portion d'autant plus considérable de la lumière qui part de l’écueil, qu'il sera lui-même placé plus haut. Les rayons provenant de l’écueil sous-marin ne sont pas les seuls qui arrivent à l’œil de l'observateur. Dans la même direction, confondus avec eux, se trouvent des rayons NOTES SCIENTIFIQUES. XII de la lumière atmosphérique réfléchis extérieurement par la surface de la mer, Si ceux- ci étaient soixante fois plus intenses que les premiers, ils en masqueraient totalement l'effet : l'écueil ne serait pas même soupçonné. Posons une moindre proportion entre les deux lumières, et l’image de l’écueil ne disparaitra plus entièrement; elle ne sera qu’affaiblie. Rappelons maintenant que les rayons atmosphériques renvoyés à l'œil par la mer ont d'autant plus d'éclat qu'ils sont réfléchis sous un angle plus aigu, et tout le monde comprendra que deux causes différentes concourent à rendre un objet sous— marin de moins en moins apparent, à mesure que la ligne visuelle se rapproche de la surface de la mer; savoir, d'une part, l’affaiblissement progressif et réel des rayons qui, émanant de cet objet, vont former son image dans l'œil; de l’autre, une augmen- tation rapide dans l'intensité de la lumière réfléchie par la surface extérieure des eaux, ou bien, qu'on me passe cette expression, dans le rideau lumineux à travers lequel les rayons venant de l’écueil doivent se faire jour. Supposons que les intensités comparatives des deux faisceaux superposés soient, comme {out le porte à le croire, l'unique cause du phénomène que nous analysons, et nous pourrons indiquer aux navigateurs un moyen d’apercevoir les écueils sous- marins, mieux et beaucoup plus facilement que ne l'ont fait tous leurs devaneiers. Ce moyen est très-simple : il consiste à regarder la mer, non plus à l'œil nu, mais à travers une lame de tourmaline taillée parallèlement aux arêtes du prisme et placée devant la pupille dans une certaine position. Deux mots encore, et le mode d'action de la lame cristalline sera évident. Prenons que la ligne visuelle soit inclinée, à la surface de la mer, de 37°, la lumière qui se réfléchit sous cet angle à la surface extérieure de l’eau est complètement polarisée. La lumière polarisée, tous les physiciens le savent, ne traverse pas les lames de tourma- line convenablement situées. Une tourmaline peut done éliminer en totalité les rayons réfléchis par l’eau, qui, dans la direction de la ligne visuelle, étaient mêlés à la lu- mière provenant de l’écueil, l’effaçaient entièrement, ou du moins l’affaiblissaient beau- coup. Quand cet effet est produit, l’œil placé derrière la lame cristalline ne reçoit done qu'une seule espèce de rayons, ceux qui émanent des objets sous-marins; au lieu de deux images superposées, il n’y a plus sur la rétine qu'une image unique: la visibi- lité de l’objet que cette image représente se trouve done notablement facilitée. L'élimination entière, absolue, de la lumière réfléchie à la surface de la mer n’est possible que sous l’angle de 37°, parce que cet angle est le seul dans lequel il ÿ ait polarisation complète; mais sous des angles de 40 à 1% plus grands ou plus petits que 37°, le nombre de rayons polarisés contenus dans le faisceau réfléchi, le nombre de rayons que la tourmaline peut arrêter, est encore tellement considérable, que l'emploi du même moyen d'observation ne saurait manquer de donner des résultats très-avantageux. En se livrant aux essais que nous venons de leur proposer, les navigateurs doteront probablementla marine d’un moyen d'observation qui pourra prévenir maint naufrage ; en introduisant enfin la polarisation dans l’art nautique, ils montreront, par un nouvel exemple, à quoi s’exposent ceux qui accueillent sans cesse les expériences et les théories sans applications actuelles, d’un dédaigneux à quoi bon ? NOTE 4. Arc-en-ciel. — Page 199. — L'explication de l’arc-en-ciel peut être regardée comme une des plus belles découvertes de Descartes ; cette explication, toutefois, même après les développements que Newton NIV NOTES SCIENTIFIQUES. lui a donnés, n'est pas complète. Quand on regarde attentivement ce magnifique phc- nomène, on aperçoit, sous le rouge de l’are intérieur, plusieurs séries de vert el de pourpre formant des ares étroits, contigus, bien définis et parfaitement concentriques à l'are principal. Ces ares supplémentaires (car c’est le nom qu’on leur donne), la théorie de Descartes et de Newton n’en parle point; elle ne saurait même s’y appliquer. Les ares supplémentaires paraissent être un effet d’interférences lumineuses. Ces interférences ne peuvent être engendrées que par des gouttes d’eau d’une certaine petitesse. Il faut aussi, car sans cela le phénomène n'aurait aucun éclat, il faut que les gouttes de pluie, outre les conditions de grosseur, satisfassent, du moins pour le plus grand nombre, à celle d'une égalité de dimensions presque mathématiques, Si done les ares-en-ciel des régions équinoxiales n’offraient jamais d’arcs supplémentaires, ce serait une preuve que les gouttes d'eau s’y détacheraient des nuages, plus grosses et plus inégales que dans nos climats. Daus l'ignorance où nous sommes des causes de la pluie, cette donnée ne serait pas sans intérêt. Quand le soleilest bas, la portion supérieure de l'arc-en-ciel, au contraire, est très- é'evée. C’est vers cette région culminante que les arcs supplémentaires se montrent dans tout leur éclat. A partir de là, leurs couleurs s’affaiblissent rapidement. Dans les régions inférieures, près de l'horizon et même assez haut au-dessus de ce plan, on n’en aperçoit jamais de traces, du moins en Europe. Il faut done que, pendant leur descente verticale, les gouttes d’eau aient perdu les propriétés dont elles jouissaient d’abord; il faut qu’elles soient sorties des conditions d'interférence efficaces ; il faut qu’elles aient beaucoup grossi. N'est-il pas curieux, pour le dire en passant, de trouver dans un phénomène d’op- tique, dans une particularité de l’arc-en-ciel, la preuve qu’en Europe la quantité de pluie doit être d'autant moindre, dans un récipient plus élevé ? L'augmentation de dimension des gouttes, on ne peut guère en douter, tient à la précipitation d'humidité qui s'opère à leur surface à mesure qu’en descendant de la région froide où elles ont pris naissance, elles traversentles couches atmosphériques, de plus en plus chaudes, qui avoisinent la terre. Il est donc à peu près certain que, s'il se forme dans les régions équinoxiales des ares-en-ciel supplémentaires, comme en Europe, ils n'atteindront jamais l'horizon ; mais la comparaison de l'angle de hau- teur sous lequel 1ls cesseront d'y être apereus avec l’angle de disparition observé dans nos climats, semble devoir conduire à des résultats météorologiques qu'aucune autre méthode, aujourd’hui connue, ne pourrait donner. NOTE 5. Magnétisme terrestre. — Page 200. — La science s'est enrichie, depuis quelques années, d’un bon nombre d'observations des variations diurnes de l'aiguille aimantée; mais la plupart de ces observations ont été faites ou dans les îles, ou sur les côtes occidentales des continents. Des observations analogues, correspondant à des côtes orientales, seraient aujourd'hui très-uliles ; NOTES SCIENTIFIQUES, X\ elles serviraient en effet à soumettre à une épreuve presque décisive la plupart des explications qu’on a essayé de donner de ce mystérieux phénomène ". Dans les lieux où le navigateur ne séjournerait pas une semaine entière, il serait peu utile de se livrer à l'observation des variations diurnes de l'aiguille aimantée horizontale. Il n'en est pas de même des autres éléments magnétiques. Partout où le navigateur s'arrêtera, ne fût-ee que quelques heures, il faudra, si c’est possible, me- surer la déclinaison, l’inclinaison et l'intensité. En cherchant à concilier les observations d'inclinaison faites à des époques éloignées dans diverses régions de la terre peu distantes de l'équateur magnétique, on avait re- connu, depuis quelques années, que cet équateur s'avance progressivement et en to- talité de l’orient à l'occident. Aujourd’hui on suppose que ce mouvement est aecom- pagné d’un changement de forme. L'étude des lignes d’égale inclinaison, envisagée sous le même point de vue, n'offrira pas moins d'intérêt. Il sera curieux, quand toutes ces lignes auront été tracées sur les cartes, de les suivre de l’œil dans leurs déplace- ments et dans leurs changements de courbure; d'importantes vérités pourront jaillir de cet examen. On comprend maintenant pourquoi nous demandons autant de mesures d'inclinaison qu’on en pourra recueillir. Les observations d'intensité ne datent que des voyages d'Entrecasteaux et de M. Hum- boldt; et cependant elles ont déjà jeté de vives lumières sur la question si compliquée, mais en même temps si intéressante, du magnétisme terrestre ; etcependant, à chaque pas, le théoricien est arrêté par le manque de mesures exactes. Ce genre d’observa- tions mérite au plus haut degré de fixer l'attention des marins. Quant à la déclinaison, son immense utilité est trop bien sentlie des navigateurs, pour qu'à cet égard toute recommandation ne soit pas superflue, Les voyages aérostatiques de MM. Biot et Gay-Lussac, exécutés jadis sousles auspices 1 A tout événement, nous poserons ici le problème que serviraient à résoudre des observa- tions faites dans les points que nous venons de nommer. Dans l’hémisphère nord, la pointe d’une aiguille horizontale aimantée, tournée vers le nord, marche de l’est à l’ouest depuis 8 h. 174 du matin jusqu’à 14 h. 174 après midi; De l’ouest à l’est, depuis 1 h. 1,4 après midi jusqu’au lendemain matin, Notre hémisphére ne peut avoir, à cet égard, aucun privilège ; ce qu’éprouve la pointe nord doit se reproduire sur la pointe sud, au snd de l'équateur. Ainsi, Dans l'hémisphère sud, la pointe d’une aiguille aimantée, tournée vers le sud, marchera De l’est à l’ouest, depuis 8 b. 174 du matin jusqu’à 1 h. 174 après midi; donc la pointe nord de la même aiguille éprouve le mouvement contraire : ainsi définitivement, Dans l’hèmisphère sud, la pointe tournée vers le nord, marche De l’ouest à l’est depuis 8 h. 174 du matin jusqu'à 4 h. 174 après midi ; C’est précisément l'opposé du mouvement qu’effectue, aux mêmes heures, la même pointe nord, dans notre hémisphère. Supposons qu’un observateur, partant de Paris,s’avance vers l’équatèur. Tant qu’il sera dans notre hémisphère, La pointe nord de son aiguille effectuera tous les matins un mouvement vers l'occident; dans lhémisphère opposé, La pointe nord de cette même aiguille éprouvera tous les matins un mouvement vers l’orient. Il est impossible que ce passage du mouvement occi- dental au mouvement oriental se fasse d’une mantère brusque ; il y a nécessarrement, entre la zone où s’observe le premier de ces mouvements, el celle où s'opère le second, une ligne où, le matin, l’aiguille ne marche ni à lorient ni à l'occident, c’est-à dire reste stationnaire. Une semblable ligne ne peut pas manquer d'exister, mais où la trouver ? Est-elle l’équateur magnétique, l'équateur terrestre, ou bien quelque courbe d'intensité! Des recherches faites pendant plusieurs mois sur des points silués dans l’un des espaces que Péquateur terrestre et l’équateur magnétique comprenant entre eux, tels que Fernambouc, Payta, la Conception, les îles Pelew, etc., conduiraient certainement à la solution désirée : mais plusieurs mois d’observalions assidues seraient nécessaires; car malgré l’habileté de Pob- servateur, les courtes relàches de M. Duperrey, à la Conception et à Payta, faites à la demande de lPAcad#mie, ont laissé subsister quelques doutes. XvI NOTES SCIENTIFIQUES. de l'Académie, étaient en grande partie destinés à l'examen de cette question capi- tale : La force magnétique, qui, à la surface de la terre, dirige l'aiguille aimantée vers le nord, a-t-elle exactement la même intensilé, à quelque hauteur que l'on s'élève? Les observations de nos deux confrères, celles de M. Humboldt, faites dans les pays de montagnes ; les observations encore plus anciennes de Saussure, semblèrent toutes montrer qu'aux plus grandes hauteurs qu'il soit permis à l’homme d’attein- dre, le décroissement de la force magnétique est encore inappréciabie. Cette conclusion a récemment été contredite. On a remarqué que, dans le voyage de M. Gay-Lussac, par exemple, le thermomètre qui, à terre, au moment du départ, mar- quait 31° centigrades s'était abaissé jusqu’à 90,0 dans la région aérienne où notre confrère fit osciller une seconde fois son aiguille ; or il est aujourd'hui parfaitement établi qu'en un même lieu, sous l’action d’une même force, une même aiguille oscille d'autant plus vite que sa température est moindre. Ainsi, pour rendre les ob- servations du ballon et celles de terre comparables, il aurait fallu, à raison de l’état du thermomètre, apporter une certaine diminution à la force que les observations supérieures indiquaient. Sans cette correction, l'aiguille semblait également attirée en haut et en bas; done, malgré les apparences, il y avait affaiblissement réel. Cette diminution de la force magnétique avec la hauteur semble aussi résulter des observations faites en 1829, au sommet du mont Elbrouz (dans le Caucase), par M. Kupf- fer. lei l'on a tenu un compte exact des effets de la température ; et cependant diver- ses irrégularités dans la marche de l’inelinaison jettent quelque doute sur le résultat. Nous croyons done que la comparaison de l'intensité magnétique, au bas et au som-- met d'une montagne, doit être spécialement recommandée aux navigateurs. Le Mowna-Roha des îles Sandwich semble devoir être un lieu très-propre à ce genre d'observations. On pourrait aussi les répéter sur le Tacora, si l'expédition s’arrêtait seulement trois ou quatre jours à Arica, On a souvent agité la question de savoir si, en général, dans un lieu déterminé, l’ai- guille d’inclinaison marquerait exactement le même degré de la surface du sol, à une grande hauteur dans les airs et à une grande profondeur dans une mine. Le manque d'uniformité dans la composition chimique du terrain rend la solution de ce problème très-diflicile. Si l'on observe en ballon, les mesures ne sont pas suflisam— ment exactes. Quand le physicien prend sa station sur une montagne, il est exposé à des attractions locales; des masses ferrugineuses peuvent alors altérer notablement la position de l'aiguille sans que rien en avertisse. La même incertitude affecte les observations faites dans les galeries des mines. Ce n’est pas qu'il soit absolument impossible de déterminer en chaque lieu la part des circonstances accidentelles; mais il faut pour cela avoir des instruments {rès-parfaits ; il faut pouvoir s'éloigner de la station qu'on a choisie dans toutes les directions, et jusqu’à d'assez grandes distances; il faut enfin multiplier les observations beaucoup plus qu'un voyageur fa ordinairement les moyens de le faire. Quoi qu’il en puisse être, les observations de cette espèce sont dignes d'intérêt. Leur ensemble conduira peut-être un jour à quelque résultat général. NOTES SUPPLÉMENTAIRES. Hauteur des Montagnes. — Page 200 Tome n — Le pie de Ténériffe a longlemps été regardé comme la cime la plus élevée du monde; mais sitôt que les Saussure se furent emparés des Alpes, qu’ils en eurent interrogé tous les mystères, étudié tous les phénomènes, décrit et analysé toutes les formes et toutes les richesses; sitôt que les Humboldt et les Bonpland, institut voyageur, eurent gravi les Cordilières des Amériques, plongé leur regard dans tous les cratères, insulté d'un pied audacieux à toutes les crètes neigeuses, le pic célèbre, né sans doute d’une terrible éruption, courba sa tête et s’humilia en présence du Mont-Blanc. du Chim- borazo, de l'Illimani et d'autres cimes secondaires. Plus tard, le pie du Thibet, l'Hima- laya, le Dawahla-Giri vinrent grossir le nombre de ces géants éternels qui pèsent sur le monde et détrônèrent leurs devanciers. Mais les navigateurs eurent aussi leur part de gloire dans ces conquêtes terrestres : ils placèrent bientôt à côté du pie de Ténériffe et parfois au-dessus de lui le Piton-des- Neiges, tôte orgueilleuse sous laquelle mugit le volcan de Bourbon sans cesse en acti- vité, le Lifao, sommet chevelu de Timor, et plus tard les Mowna-Laé, Mowna-Roah, et Mowna-Kaah, qui font trembler la principale des îles Sandwich. Au surplus, l'époque viendra sans doute où, par quelque bouleversement terrestre ou sous-marin, d’autres montagnes surgiront plus hautes encore à côté de celles que nous venons de nommer; et peut-être verra-t-on celles-e1, par les même causes, des- cendre au niveau du sol qui les portait. Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en leur donnant la mesure exacte des plus grandes hauteurs du monde, d’après les caleuls les plus récents et les observa- tions les plus scrupuleuses. MONTAGNES D'EUROPE. Alpes. — Mont-Blanc, 4,797 mèt, — Mont-Rose, 4,752. — Mont -Cervin, 4,497. — Loncica, 4,408. — Finter-Rar-Horn, 4,209. — Jungfrau, 4,169. — Monch, 4,103. — Pelvoux, 4,085.— Shrock-Horn, 4,067.— Oerteles, 3,M3.— Briet-Horn, 8,898. — Glockner, 3,890. — Weter-Horn, 3,749. — Frau, 3,701. — Mont-Cenis, 3,588. — Mont Saint-Bernard, 3,354 — Simplon, 8,353. — Furca, 3,304 — Hoëck- Horn, 3,247. — Col Servin, 3,204. — Eiger, 3,197. — Col de traversette, 3,032. — Roth-Horn, 2,936. — Col de Fenestre, 2,918. — Mont Saint-Gothard, 2,76. — Grinsel, 2,732, — Anzeindaz, 2,344. — Furca-del-Bosco, 2,244. — Sterzingen, 9,980. — Ventoux, 1,981. —Reculet, 1,701. — La Dole, 1,647. — Brenner, 1,577. Apennins. — Mont Viso, 3,833 mèt. — Cimone, 2,120. Tyrol. — Orther-Spitze, 4,681 mèt. Pyrénées. — Malahita, 3,780 mèt. — Maladetta, 3,470. — Mont-Perdu, 3,40 — Pic I. : XVII NOTES SUPPLÉMENTAIRES. Blane, 3,110, — Pie du Midi-de-Pau, 2,969. — Canigou, 2,810. — Pointe d'Ar- bizou, 2,529, — Pie de los Reyes, 2,320. — Pic Montaigu, 2,995. Koœlen. — Dofra-Fiall, 2,320 mèt. —. Areskhutau, 4,883. — Swucku, 1,844. — Hor- nalem, 914. — Lang-Fiall, 669. — Fley-Feldt, 456. — Hurinu, 214. — Taberg, 126. Sierra Nevada. — Mulhacen, 3,000 mèt. Sicile. — Mont Etna, 3,337 mèt. Carniole. — Terglou, 3,166 mèt. Crapaths. — Pointe-Loumitz, 2,701. Naples. — Velino, 2,543 mèt. — Vésuve, 1,207. Açores. — Pic des Açores, 2,380 mèt. Archipel. —Mont Athos, 2,063 met. Romélie. — Olympe, 2,009 mèt Cévennes. — Mézen, 1,997 mèt. Puy-de-Dôme. — Mont-d'Or, 1,890 mèt.—Puy-de-Dôme, 1,467. Cantal. -- Cantal, 1,856 mèt. Estramadure. — Sierra del Malhao, 1,829 mèt. Provence. — Montagne de Lure, 1,797 mèt. Céphalonie. — Montagnes Noires, 1,638 mèt. Haute-Loire. — Gerbier-des-Jones, 4,618 mèt. lles Lipari. — Saint-Angelo, 4,602 mèt. — Tromboli, 920. Jural. — Chasseral, 1,602 mèt. Ourals. — Tagoni, 1,489 mèt. — Dishigalgo, 4,489. — Monts Kiria, M8.— Volcko- niskoi-Leis, 914. — Walday, 364. Souabe. — Feldberg, 1,418 mèt. Haut-Rhin. — Ballon, 1,400 mèt. Islande. — Snoë-Fiall-Jokul, 4,385 mèt, — Hécla, 1,121. — Torfa, 495. Bohème. — Heidelberg, 1,357 mèt. Dumbarton. — Ben-Nevis, 4,800 mèt. — Ben-Lomond,1,042. — Infelberg, 952. États de l'Église. — Mont Oreste, 697 mèt. Vaucluse. — Vaucluse, 654 mèt. Catalogne. — Montagne Cardona, 550 mèt. Andalousie. — Gibraltar, 435 mèt. ASIE. Himalaya. — Dawalagiri, 8,047 mèt. — Pic d'Himalaya, 7,840. — Samatura, d'Haï- ban, Pics des monts Himalaya, au-dessus de 7,000, — Serga-Rueur, Pic Saint-Patrick, Thaunti, la Pyramide, le Cône, le Pic-Noir, etc., au-dessus de 6,000 mèt. Sandwich, Jesso, Palestine, Turquie. — Pic de l'Ouest, Tawara, Needle, Mowna- Roah, Mowna-Koab, etc., au-dessus de 5,000 mèt. — Soomaonang, Ophir, au-dessus de 4,000 mèt. — Ghassa, Choor, Chumuralec, Parmesan, etc., au-dessus de 3,000 mèt. — Volcan Awatscha, Liban, Aravat, Jesso, etc., au-dessus de 2,000. — Olympe, pie d'Adam, mont Ida, mont York, etc., au-dessus de 1,000 mèt. AMÉRIQUE. Andes. — Illimani, 6,910 mèt. — Chimborazo, 6,543. — Disca Cassada, Cayambé, Antisana, Cotopaxi, mont Saint-Élie, Popocatepelt, Orisava, ete., au-dessus de 5,000, NOTES SUPPLÉMENTAIRES. XIX États-Unis, Colombie, Mexico, Martinique, etc. — Pics de la côte Topienne, Tun- guragna, Rueu de Pichincha, etc., au-dessus de 4,000 mèt, — Cahoupala, Saint-Élie, Boneran, montagnes Rocheuses, Borma, ete., au-dessus de 3,000 mèt. — Imbabura, Duida, Montagnes-Blanches, Montagnes-Bleues, ete., au-dessus de 2 000 met. — Guanarama, Tumiriquiri, Mont-Misère, Roney, ete., au-dessus de 1,000 met. AFRIQUE. Abyssinie (Geesh). — Mont Geesh, 4,558 mèt. — Mont Amid, 4,014. — Mont Atlas, 3,810. — Lamalmon, 3,414. — Monts Gondar, 2,576. Canaries. — Ténériffe, 3,766 mèt. Cap. — Neweldt, 3,049 mèt. — Compass, 3,849. — Komberg, 2,439, — Mont de la Table, 4,091. — Khannès, 1,310. Madère.— Pic-Ruivo, 1,572 mèt. Bourbon. — Salaze, 2,310 mèt. — Piton.-des-Neiges, 2,409. — Les Pyramides, 148. 29 Nous ajoutons aux notes scientifiques de cet ouvrage quelques études faites sur divers phénomènes astronomiques et magnétiques : et si nous n’avons pas appelé sur eux, dans le cours du livre, l'attention de nos lecteurs, c’est que nous n'avons pas voulu, par trop de fréquentes annotations, interrompre la marche du voyageur. Barométre. Il y a peu d'années, on se serait fortement récrié contre toute idée d’une différence permanente entre les hauteurs barométriques correspondantes aux diverses régions du globe, au niveau de la mer. Aujourd'hui de telles différences sont regardées, non- seulement comme possibles, mais encore comme probables. Les navigateurs doivent done s'attacher, avec un soin serupuleux, à conserver leurs baromètres en bon état, afin queles observations de toutes les relàches soient parfaitement comparables. Il ne faudra jamais négliger de tenir note de la hauteur exacte de la cuvette du baromètre au-dessus du niveau de la mer. Il existe de nombreux mémoires sur la variation diurne du baromètre; ce phéno- mène a été étudié depuis l'équateur jusqu'aux régions les plus voisines des pôles, au niveau de la mer, sur les immenses plateaux de l'Amérique, sur des sommets isolés de très-hautes montagnes, et néanmoins la cause en est restée jusqu'ici ignorée. Il importe donc de multiplier encore les observations. Dans nos climats le voisinage de la mer semble se manifester par une diminution sensible dans l'amplitude de l'os- cillation diurne; en est-il de même entre les tropiques? La question est à résoudre, XX NOTES SUPPLÉMENTAIRES. Lumière zodiacale. La lumière zodiacale, quoiqu’elle soit connue depuis près de deux siècles, offre encore aux cosmologues un problème qui n’a pas été résolu d’une manière satisfaisante. L'étude de ce phénomène, par la nature même des choses, est principalement réservée aux ‘observateurs placés dans les régions équinoxiales; eux seuls pourront décider si Dominique Cassini s'était suflisamment défié des causes d'erreur auxquelles on est exposé dans nos’atmosphères variables ; s'il avait pris en assez grande considération la pureté de l'air, lorsque dans son ouvrage il annonçait que la lumière zodiacale est constamment plus vive le soir que le matin; Qu'en peu de jours sa longueur peut varier entre 609 et 100’; Que ces variations sont liées à l'apparition des taches solaires, de telle sorte, par exemple, qu'il y aurait eu dépendance directe et non pas seulement coïncidence for- tuite entre la faiblesse de la lumiere zodiacale en 1688, et l'absence de toute tache ou facule sur le disque solaire dans cette même année. Ilnous semble donc que lesnavigateurs, pendant toute la durée deleur séjour entre: les tropiques, et quand la lune n’éclairera pas, devront soir et malin, aprèsle coucher du soleil ou avant son lever, prendre note des constellations que la lumière zodiacale traversera, de l'étoile qu'atteindra sa pointe, et de la largeur angulaire du phénomène près de l'horizon à une hauteur déterminée. I serait sans doute superflu de dire qu'ils devront tenir compte de l'heure des observations. Quant à la discussion des résultats, elle pourra, sans aucun inconvénient, être renvoyée à l'époque du retour. Nous n’ignorons pas, et déjà, comme on a pu voir, nous l'avons insinué, que de très- bons esprits regardent les résultats de Dominique Cassini comme peu dignes de con fiance. Il leur répugne d'admettre que des changements physiques sensibles puis- sent s’opérer simultanément dans l'étendue immense que la lumière zodiacale em- brasse : suivant eux, les variations d'intensité et de longueur signalées par ce grand astronome n'avaient rien de réel, et il ne faut en chercher l'explication que dans des intermittences de la diaphanéité atmosphérique. Il ne serait peut-être pas impossible de trouver, dès ce moment, dans les observa- tions de Fatio comparées à celles de Cassini, la preuve que des variations atmosphé- riques ne sauraient suflire à l'explication des phénomènes signalés par l'astronome de Paris ; quant à l'objection tirée de l’immensité de l’espace dans lequel les changements physiques devraient s'opérer, elle a perdu toute sa gravité depuis les phénomènes du même genre, dont la comète de Halley vient de nous rendre témoins. Aurores boréales. IL est assez bien établi maintenant que les aurores boréales ne sont pas moins fré- quentes dans l'hémisphère sud que dans l'hémisphère nord, Tout porte à penser que les apparitions des aurores australes et celles dont nous sommes témoins en Europe, suivent les mêmes lois. Cependant ce n’est là qu’une conjecture. Si une aurore aus- trale se montrait aux hardis investigateurs des mers du Sud, sous la forme d'un arc, il serait important de noter exactement les azimuths des points d’intersection de cet are avec l'horizon, et, à leur défaut, l'azimuth du point le plus élevé. En Europe, ce point le plus élevé paraît toujours situé dans lesméridien magnétique du lieu où se trouve l'observateur. : De nombreusesrecherches, faites à Paris, ont prouvé que toutes les aurores boréales, NOTES SUPPLÉMENTAIRES. XXI voire même celles qui ne s'élèvent pas au-dessus denotre horizon et dont nous ne con- naissons l'existence que par les relations des observatoires situés dans les régions polaires, altèrent fortement la déclinaison de l'aiguille aimantée, l'inclinaison et l'in- tensité. Qui oserait done arguer du grand éloignement des aurores australes pour aflirmer qu'aucune d'elles ne peut porter du trouble dans le magnétisme de notre hémis- phère ? En tout eas, l'attention que les voyageurs mettront à tenir une note exacte de ces phénomènes pourra répandre quelques lumières sur la question. Halos. Dans les latitudes élevées, dans les parages du cap Horn, par exemple, le soleil et la lune paraissent souvent entourés d’un ou de deux cercles lumineux, que les météo- rologistes appellent des Ralos. Le rayon du plus petit de ces cercles est d'environ 22°. le rayon du plus grand diffère à peine de 46°. La première de ces dimensions angu- laires est à peu de chose près la déviation minimum que la lumière éprouve en tra- versant un prisme de glace de 60”; l’autre serait donnée par deux prismes de 60° ou un seul prisme de 90’. Il semblait done naturel de chercher, avec Mariotte, la cause des halos dans des rayons réfractés par des cristaux flottants de neige, lesquels présentent ordinaire ment, comme tout le monde le sait, des angles de 60° et de 90. Cette théorie, au surplus, a reçu une nouvelle vraisemblance, depuis qu'à l'aide de la polarisation chromatique, on est parvenu à distinguer la lumière réfractée de la lumière réfléchie. Ce sont. en effet, les couleurs de la première de ces lumières (de la lumière réfractée) que donnent les rayons polarisés des halos. Que peut-il donc rester à éclaircir dans ce phénomène? Le voici. D'après la théorie, le diamètre horizontal d’un halo et le diamètre vertical devraient avoir les mêmes dimensions angulaires ; or, on assure que ces diamètres sont quelque- fois notablement inégaux. Des mesures peuvent seules constater un pareil fait; car, si par hasard on n’avait jugé de l'inégalité en question qu'à l'œil nu, les causes d'illusions ne manqueraient pas pour expliquer comment le physicienle plus exercé aurait pu se tromper, des cer- cles de Borda à réflexion se prêtant à merveille à la mesure des distances angulaires en mer. Nous pouvons donc, sans scrupule, recommander à tous les navigateurs d'ap- pliquer les meilleurs instruments dont ils seront pourvus à la détermination des dimen- sions de tous les halos qui leur paraüraient elliptiques. Is verront bien eux-mêmes que le bord intérieur du halo, le seul qui soit nettement terminé, se prête beaucoup mieux à l'observation que le bord extérieur ; mais il faudra, quant au soleil, qu'ils ne négligent pas de noter s'ils ont pris le centre ou le bord pour terme de comparaison. Nous regardons aussi comme indispensable que, dans chaque direction, 6n mesure les deux rayons diamétralement opposés, car certains observateurs ont cité des halos cireulaires dans lesquels, à les en croire, le soleil n’oceupait pas le centre de la courbe. Dépression de l'Horizon. La ligne bleue, assez bien définie, séparation apparente du ciel et de la mer, à la- quelle les marins rapportent la position des astres, n'est pas dans l'horizon mathé- matique ; mais la quantité dontelle se trouve en dessous, et qu'on appelle la dépres- sion, peut être exactement caleulée, puisqu'elle dépend seulement de la hauteur de l'œil de l'observateur au-dessus des eaux et des dimensions de la terre. Il n’est XXII NOTES SUPPLÉMENTAIRES. malheureusement pas aussi facile d'apprécier les effets des réfractions atmosphéri- ques. Il faut même dire que dans le caleul des tables de dépression généralement employées, on n'a tenu comple que de la réfraction moyenne relative à un certain état du thermomètre et du baromètre. Des ofMiciers très-habiles, le capitaine Basile Hall, le capitaine Parry, le capitaine Gauttier, ont déterminé, par l'observation, les erreurs auxquelles le navigateur estexposéquandil se conforme à la règle commune. Il leur a suffi de mesurer, les uns avec le deep sector de Wollaston, les autres avec les instruments ordinaires armés d’un miroir additionnel, et cela dans les circon- stances atmosphériques les plus variées, la distance angulaire d’un point de l'horizon au point diamétralement opposé. En admettant, comme il est presque toujours per- mis de le faire, que l’état de l'air et celui de la mer soient les mêmes tout autour de l'observaleur, la différence de la distance mesurée à 4802 est évidemment celle de la dépression réelle de l'horizon. La moitié de cette différenee comparée à la dépression des tables donne donc l'erreur possible de toute observation angulaire de hauteur faite en mer. Dans les régions boréales, les erreurs positives et négavives observées parle capi- taine Parry ont été toutes comprises entre + 59’ et — 33”. Dans les mers de la Chine et des Indes-Orientales, le capitaine Hall trouva des écarts plus grands, de + 4° 2°” à — 9 58”. Le capitaine Gauttier enfin, dans la Méditerranée et la mer Noire, alla plus loin encore, de + 3° 35°” à — 1° 49”. Si l'on se rappelle que la varia- tion d’une seule minute en latitude correspond sur le globe à un déplacement de 2,000 mètres environ, chacun reconnaitra combien la recherche dont nous venons de rendre compte était digne d'attention. ° En discutant avec soin toutes les observations de MM. Gauttier, Hall et Parry, on : a reconnu que l'erreur de la dépression calculée n’est positive, que cette dépression ne surpasse celle qu'on observe, qu'autant que la température de l'air est supé- rieure à celle de l’eau. Quant aux erreurs négatives, elles se sont présentées indis- tinctement dans tous les états thermométriques comparatifs de la mer et de l’atmos- phère, sans qu'on ait pu attribuer ces anomalies à aucune cause apparente, et en par- ticulier au degré de l’hygromètre. Voilà donc un curieux problème à résoudre. Il intéresse également le physicien et le navigateur. FIN. XII. XIII. XIV. XY. XVI. XVII. XVIII. XIX. TABLE DES MATIÈRES. Pages. MADAME FREYCINET. . . . 1 ILES CAROLINES. S EN MER. — Un Aumônier. — ar £ Onélen. 94 EN MER. — Calme plat. . . . 7 Tr 32 ILES SANDWICH. — Le colonel Brach # moi. — Un him à à la mer. — Mort de Cook. 7 90 ÎLES SANDWICH, — Roi — Baie de Re — ri rooah. — Visite à la pointe où Cook a été tué. . . , . 46 ÎLES SANDWICH. — John Adams. — Morai. — Mœurs. — Sup plice. - : by ILES SANDWICH. — Contador, — re, re 67 ÎLES SANDWICH. — Jack. — Koïaï. — Tamahamah. — M. Rives, de Bordeaux. ÎLES SANDWICH. — Ko — Ses — ee épouses Le M. Rives. — Visite au roi. — Petit et Rives. — Vancouver. — Cérémonie du baptème de Kraimoukou, premier ministre de Riouriou. . . . € See ÎLES SANDWICH. — RES veuves a rtf ce — De Énaes de Rives. — Diner de ministres. — Young. — Assemblée géné- rale. — Religion.. . . : 2: ee Sie ÎLES SANDWICH. RE + Pr 2 Pince de AR PERS ILES SANDWICH. — Course avec Petit à l'océan de laves. — mA roë — Morokini. — Mowhée. — Lahéna. — Paradis terrestre. ILES SANDWICH. — Wahoo. — Marini. — Le bandit de la troupe de Pujol. — Supplices. — Encore Tamahamah. . ILES SANDWICH. — Wahoo. — Visite au gouverneur. Me au volcan d'Anourourou. — Jeux. — Divertissements. . ee ÎLES SANDWICH. — Wahoo. — Petit etmoi. — Course à la pèche- rie de perles de Pah-ah. OT Te NN RL EE ILES SANDWICH. — Wahoo. — Marchais et Petit. — Commerce. — Pêche de Liahi. — Bonne foi des naturels. — Le d'œil géné- ral. — Encore Marini. . . AS AL ES ue EN MER. — Tristesse. — Ile Pilstard. _— Ile Ke ue RASE EN MER. — Rois. — Princes. — Tamors. — Rajahs. EN MER. — Quel est le plus beau pays du monde ?. EN MER. Ponentais. — Levantins. NOUVELLE-HOLLANDE. — Terre de er erland. — Nouvelle- Galles du Sud. — Grain. — Sidney-Cow. — Pays exceptionnels. COIN. 2 CORRE O0 NS TOME II. 90 231 XX TABLE DES MATIÈRES. XXII Nouvezre-HoLLANDE — Le port Jackson, — Courses dans l'inté- rieur. — Duel entre un sauvage et un serpent noir. — Habita- tion de M. Oxley. . ARE ; XXIV. NouvezLe-HozLanne. — Torrent de Ronan, — Me di un nid de fourmis. — Je franchis le torrent. — Solitudes. — Deux dé- portés. — Inondation. — Jeux et exercices des sauvages. — Re- tour à Sidney. - . etre ce STE XXV. NouveLLE-HOLLANDE. — Mœurs des sauvages. — Duels. — Maria- ges. — Galanteries de l'époux. — Férocité des naturels. — Leur MODE 306 D. 0 io MT Oo XXVI NouveLLEe-HOLLANDE. — M. Field. — Description de Sidney. — Fêtes européennes. — Marchais. Petit et moi dans les forêts. — Combat de sauvages. . ie 0 SIN A CMTE mc XXVITI NouvezLe-HOLLANDE. — Vingt- Mine enes d'un roi zélandais. XXVIII. Nouveze-HoLLANDE. — Phénomènes méléorologiques. — Camp- sin austral. — Voyage de M. Oxley dans l'intérieur de la Nou- velle Galles du Sud. . . Ms UN tete eee XXIX. NouveLzLe-HoLLANDE. — À mon frère. À XXX. Ex Mer. — Les Religions. . è ; XXXI Ex Mer. — Des langues. is se sont nie AR — L'équipage. . La ha TC NU NIERPIORN ——OUrASAN MEN Sa Mn dc XIII INAUERAGES ; : RATES NE Re ie XXXIV. ILEs MALOUINES. — Cnesse à rééphant. — Le sucre de M. de QUÉLEDNE T TRATPeE di cd St FEES XXXV. Izes Mazounes. — Chasse aux pingouins. _ Mort d une haleine. — Départ. — Arrivée au Rio-de-la-Plata. — Pampéro. . .°. XXXVIL Paraeuar. — Monté-Vidéo. — Le général Brayer. — Trois Jaguars ie ronde Late à ban enbtabec Are NOV BREST Ie IGAOUCIO CN EE : : NOV BRESIL RI0-Janeiro ee à En LATE XXXIX. Retour. — Le général Henot) part au Brésil. — Jeux des peuples: — Arrivée en France. +: . : . « «+ XL. — Vocabulaire de quelques-uns des peuples que nous avons VI STE SAR PC MR RRURUE PE NOTES SCIENTIFIQUES. . + + + + + + + + : - : ù , Mowna-Kah.. . . . ie AE | ue SAS TT. Pa RL MS Hauteur des neiges Éanbtes dans les régions tropicales. . : NASIDIIE TE SÉCUELS SN EE ONE ë s IATESPDECIOlE ER RU ES TRS RE ET OISE re ire : FRS Magnétisme terrestre. . + . + ; ae rnb : NOTES SUPPLÉMENTAIRES. A... OO 4 : à PR Hauteur dESMODLAPNES NN CPR NOT Eee dde BATOMEITE SN - C- NCO- e-E umicre 20 01aCAlC CRIER EE 0 Se Aurores boréales. . + . … © : éne fE ë SL 2H Halos. . Le SRE : ARCS: ; eue Dépression de norebs ne dar € ô Lies La FIN. Pages NO 1E 251 MADAME FREYCINET On lisait un jour dans tous les journaux de la capitale : « La corvette l’Uranie, commandée par M. Freycinet, a quitté la rade de Toulon et a mis à la voile pour un grand voyage scientifique qu'elle va entreprendre autour du monde. L’état-major et l'équipage sont ani- més du meilleur esprit, et la France attend un heureux résultat de cette campagne, qui doit durer trois ou quatre ans au moins. » Puis on ajoutait : « Un incident assez singulier a signalé le premier jour de cette navi- gation. Au moment d’une forte bourrasque qui a accueilli la corvette au large du cap Sépet, on a vu sur le pont une toute petite personne, trem- blotante, assise sur le banc de quart, cachant sa figure dans ses deux mains et attendant qu'on voulût bien la reconnaître et l’abriter, car la pluie tombait par torrents et le vent soufflait par rafales. Cette jeune et jolie personne, c'était madame Freycinet, qui, sous des habits de ma- telot, s'était furtivement glissée à bord, de sorte que, bon gré mal gré, le commandant de l'expédition se vit forcé d'accueillir et de loger l'in- trépide voyageuse, dont la tendresse ne voulait point que son mari cou- rût seul les dangers d’une pénible navigation. » R La veille on avait lu aussi : « La corvette l’Uranie, qui allait partir pour un voyage de circumna- vigation, a été incendiée dans l’arsenal de Toulon; heureusement, per- sonné n’a péri dans le désastre. » I. l à SOUVENIRS D UN AVEUGLE. On lut encore : « Le lieutenant de vaisseau Leblanc, désigné pour faire partie de l€- tat-major de l’Uranie, a été forcé, pour cause de maladie, de demander son débarquement. » , Ainsi se font les journaux, ainsi se remplissent leurs colonnes. Eh bien ! rien de tout cela n'était vrai, ou du moins il y avait là, côte à côte, la vérité et le mensonge. L'Uranie avait mis à la voile; un violent orage. avait salué sa sortie de la rade de Toulon ; madame Freycinet, fort bien abritée sous la du- nette, élait à bord, du consentement de son mari; presque tout le monde le savait; une belle frégate, incendiée, dit-on, par la malveillance, avait été sabordée et coulée bas dans un des bassins de l'arsenal: et une mala- die ne fut pas le motif pour lequel le lieutenant de vaisseau Leblanc, l’un des plus braves, des plus habiles et des plus instruits des officiers de la marine française, n'entreprit pas la campagne avec nous, qui nous étions fait une douce habitude de le voir et de l'aimer. Dès que le premier grain qui pesa sur le navire eut passé, l’état-ma- jor fut mandé chez le commandant, et là nous fut présentée notre com- pagne de voyage. Une femme, une seule etjolie femme au milieu de tant d'hommes aux sentiments souvent excentriques, une constitution faible et débile parmi ces charpentes de fer qui avaient à soutenir tant de luttes contre les élé- ments déchaïnés, l’étrangeté même de ces contrastes, un organe doux et limide, vibrant comme une corde de harpe, étouffé sous ces voix rau- ques et bruyantes qu'il faut bien entendre en dépit de la lame qui se brise et des cordages qui sifflent, une silhouette suave et onduleuse s’ac- crochant à toutes les manœuvres pour combattre les mouvements assez réguliers du roulisetles soubresauts plus saccadés du tangage, tout cela faisait péniblement réfléchir quiconque osait reposer sa pensée sur une situation si peu ordinaire ; et puis des yeux inquiets, regardant avec prière le nuage noir à l'horizon, en opposition avec ces prunelles mena- cantes qui disent à la tempête qu'elle peut lancer ses fureurs; et puis encore la possibilité d’un naufrage sur une terre sauvage et déserte; la mort du capitaine, exposé ici autant que les matelots, et plus exposé peut-être; unerévolte, un combat, des corsaires, des pirates, des anthro- pophages, que sais-je ? tous les incidents, escorte inséparable des navi- gations à travers toutes les régions du globe : n'y avait-il pas là cent motifs d’admiration pour une jeune femme qui, par tendresse, acceptail tant de chances horribles? Pourtant il en fut ainsi. Notre première visite au gouverneur de Gibraltar eut quelquechose de gèné, de timide; le commandant présenta sa femme à milord Don, et comme madame Freycinel avait encore son costume masculin, son ex- cellence sembla piquée de cette espèce de mascarade fort peu en usage - VOYAGE AUTOUR DU MONDE. D sur les navires anglais : c’est là du moins, d’après un des officiers de la garnison, le prétexte, sinon le motif, du froid accueil qui nous fut fait. Quoi qu'il en soit, à partir de là, madame Freycinet reprit ses vête- ments de femme, et sa naïve et décente coquetterie y gagna beaucoup. Ses promenades sur le pont étaient fort rares, mais quand elle s’y montrait, l'état-major, plein d'égards, abandonnait le côté du vent et lui laissait le champ libre, tandis qu’en delà du grand mât, les chansons peu catholi- ques faisaient halte à la gorge, et les énergiques jurons de quinze à dix- huit syllabes, qui amusent les diables dans leur éternelle marmite, expi- raient sur les lèvres des plus intrépides gabiers. Madame Freycinet souriait alors, sous sa fraîche cornette, de cette retenue de rigueur im- posée à tant de langues de feu, et il arrivait souvent que ce même sou- rire qui voulait dire merci, différemment interprété sur le gaillard d'avant, donnait l'essor à une nouvelle irritation joyeuse, de facon que la parole sacramentelle et démoniale vibrait à l'air et arrivait sonore et corrosive jusqu'à la dunette ; une bouche toute gracieusement boudeuse pressait alors ses deux lèvres fines l'une contre l’autre; deux yeux dis- traits et troublés regardaient couler le flot qu'ils ne voyaient pas, ou étudiaient le passage des mollusques absents, et l'oreille qui avait fort bien entendu feignait d'écouter le bruissement muet du sillage. Vous comprenez l'embarras de tout le monde : il était comique et dramatique à la fois. Le capitaine n’avait pas le droit de se fâcher 3mous, de l’état- major, nous étions trop sérieusement occupés de nos graves travaux de la journée pôur rien observer de ce qui se passait à nos côtés; les mate- lots les plus goguenards se parlaient assez à voix basse pour faire en- tendre leurs quolibets de la poulaine au couronnement; les maîtres cher- chaient par leurs gestes, moins puissants que leurs sifflets, à imposer silence aux bavards orateurs; et madame Freycinet rentrait dans son appartement sans avoir rien compris aux manœuvres du bord, se pro- mettant bien de venir le moins souvent possible jouir comme nous du beau spectacle de l'Océan, dont nulle belle âme ne peut se lasser. Ce n’est pas tout. Dans un équipage de plus de cent matelots, tous les caractères se dessinent avec leurs couleurs tranchées , avec leurs àpres aspérités. Là, rien n’est hypocrite; défauts, heureuses qualités et vices s'échappent par les pores, et l'homme est sur un navire ce qu'il n'est pas autre part. Le moyen, je vous le demande, de se travestir en présence de ceux qu'on ne quitte jamais? La tâche serait trop lourde ; il y à profit à s'en affranchir, il y aurait honte et bassesse à le tenter. Parmi les marins que voilà, vivant si pauvrement , si douloeureuse- ment, vous en comptez un bon nombre qui n’accepteraient un service de vous qu'à charge de revanche, à titre de prêt. La plupart refuseraient lout avec rudesse, mais sans hauteur, et quelques-uns, sans honte comme sans humilité, disposés à vous donner leur vie à la première oc- h SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. casion, iront à vous, le front haut, la parole claire et brève, et vous di- ront : « J'ai soif, un verre de vin si Ça vous va, » Vous connaissez Petit, taillé comme le portrait que j'esquisse ; eh bien! ce brave garcon n’était pourtant, sous ce rapport, que le numéro deux de l’Uranie ; Rio était le numéro un. Donc, ce Rio, sur qui j'aurais tant de choses à vous dire et dont je ne veux pas réveiller la cendre, regardait comme un jour de fète la présence de madame Freycinet sur le pont, et dès que l’élégante ca- pote de satin blanc se dessinait sur le vert tendre des parois de la du- nette, Rio se présentait, et disait en tirant de l'index et du pouce une mèche de ses rares cheveux : — Vons êtes bien belle, madame! belle comme une dorade qui fré- ülle; mais ça ne suffit pas : quand on est aussi belle, il faut être bonne, et ça ne dépend que de vous. C’est aujourd’hui mon anniversaire (chaque jour était l'anniversaire de la naissance de Rio), j'ai soif, bien soif; l'air est lourd; je viens de la barre du grand cacatois, ousque j'étais en puni- tion, et me vlà; j'ai soif, humectez-moi le gosier; Dieu vous le rendra en pareille occasion, et Rio vous dira merci. — Mais, mon enfant, cela te ferait mal, cela te griserait. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. à) — Fi donc ! madame la commandante, jamais je ne me suis grisé. — Jamais, dis-tu ? — Jamais! Soûlé, oui, à la bonne heure ! mais le reste. fi donc ! c'est tout au plus bon pour un pilotin. Et puis, si ça arrivait par hasard, si une lame venait et vous emportait brusquement, eh bien ! je serais là pour me f.... à l'eau et vous sauver, en vous empoignant par vos beaux cheveux, sauf votre respect. — Allons, soit; tu es trop éloquent, tu l'emportes, je vais te donner une bouteille; mais j'espère que tu en garderas la moitié pour demain. — Si je vous le promettais, ce serait une blague ; je boirai tout, et-ca ne sera guère, Madame Freycinet faisait alors son cadeau, le matelot sautait, et il y avait de la joie dans une âme. Hélas! Rio paya cher son amour du vin. Un jour que, plus ivre que de coutume, il chantait ses refreins grivois sur le pont, il tomba par la grande écoutille et se tua. Il râlait encore quand Petit, qui lui tenait la main, se prit à sourire, croyant encore son noble camarade dans un dé- lire bachique. — Voilà gredin, ce que rapporte l'ivrognerie, dis-je à mon vieil ami. — Eh! monsieur, n'est-ce pas la plus belle mort du monde? Il ne m'en arrivera pas autant à moi, à moins que vous n'y mettiez bon ordre. Quand un pauvre matelot, dans la batterie, luttait contre les tortures de la dyssenterie ou du scorbut, madame Freycinet ne manquait jamais de s’enquérir de la position du malade, et les petits pots de confitures voyageaient çà et là avec la permission du docteur. Le soir, assis sur la dunette pour les causeries intimes qui nous rap- prochaient de notre pays, combien de fois n’avons-nous pas mis fin à nos caquetages pour savourer les doux accords de madame Freycinet s’accompagnant de la guitare , et faisant des vœux pour que son mari, qui chantait un peu moins agréablement que Rubini et Duprez, lui per- mît les honneurs et les risques du solo ! Mais sur ce point, il est juste et douloureux d'ajouter que nous n’étions pas souvent exaucés. Si le temps, gros d'orage, disait à l'officier de quart que les voiles de- vaient être carguées et serrées, si le terrible commandement de amène et carque! laisse porter ! retentissait éclatant et bref et que le matelot en alerte veillât partout, la jolie voyageuse, l'œil sur les carreaux de sa petite croisée, suivait le gros et noir nuage qui passait, et interrogeait l'horizon pour s'assurer que le danger n'existait plus. C'était de la peur, SIWOUS : voulez, mais une peur de femme, une peur sans lâcheté, une frayeur de bon ton, si j'ose m'exprimer ainsi; on voyait parfois rouler une larme dans un regard de velours et sur une joue pâle, mais cette larme pouvait se montrer sans honte et trahir l'émotion sans faire soupconner le regret du départ. Tout cela était touchant, je vous jure. 6 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Dans les relâches, madame Freycinet recevait les hommages des au- torités en femme du monde qui sait à Son tour rendre une politesse et qui s'efface volontiers au profit de tous. Chez une femme, la modestie est souvent de l’héroïsme. Ce fut un jour bien douloureux pour elle que celui où, partant de l'Ile-de-France et passant à contre-bord d’un navire qui venait du Havre, nous apprimes, quelques heures plus tard, à Bourbon, que le trois mâts de qui nous avions reçu le salut d'usage portait au Port-Louis sa sœur, qui s’y rendait comme institutrice, et à qui elle ne put pas même presser, la main! Vous comprenez que, pendant les relàches difficiles, dans les pays sau- vages, où les regards étaient effrayés de certains tableaux odieux, ma- dame Freycinet se trouvait constamment réléguée à bord ; et l’on devine si celte vie de couvent aurait dû être pénible pour celle qui n’eût pas accepté, dès le jour du départ, tous les sacrifices dont elle avait d'avance mesuré la grandeur. Et pour tant d'ennuis, de fatigues, de dangers, pour tant de misères, quelle récompense acquise? quelle gloire ? Hélas ! que lui importe, à cette femme courageuse, enlevée si jeune à ses amis et à ses admirateurs, qu'on ait donné son nom à une petite île d'une lieue de diamètre au plus, à un rocher à pic entouré de récifs, que nous avons découvert au milieu de l'Océan Pacifique ? Voilà tout, cependant... un écueil dangereux signalé aux navigateurs. N'est-ce pas là aussi, peut-être, la morale du voyage de madame Freyci- net? N'est-ce pas un triste et utile enseignement pour toute hardie voya- geuse qui serait tentée de suivre ses traces ? Un rocher couronné d’un peu de verdure porte le nom de la patronne de notre angélique compagne de périls; ce rocher est signalé sur les cartes nautiques récentes et complètes : il s'appelle {le-Rose ; chacun de nous l’avait baptisé en passant : que les navigateurs le saluent avec respect ! Vint enfin le jour fatal à la corvette, le jour où, au milieu d'un élan rapide, elle s'arrêta tout à coup, incrustée dans une roche sous-marine qui ouvrit sa quille de cuivre et la fit tomber, douze heures plus tard, sur un de ses côtés, sans qu'elle püt jamais se relever. Je vous parlerai de cette triste et sombre journée lorsque je vous aurai fail visiter avec moi l'archipel des Sandwich, Owyhée, Wahoo, Mowhée, le Port-Jak- «son,ala partie Est de la Nouvelle-Hollande, les montagnes bleues et le torrent de Kinkham ; je vous raconterai ce désastreux épisode de notre naufrage après que je vous aurai fait traverser, de l’est à l’ouest, tout d'une haleine, le vaste Océan Pacifique ; lorsque je vous aurai montré ces masses imposantes de glaces que les tempêtes australes détachent des montagnes éternelles du pôle ; lorsque je vous aurai signalé le terrible VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 1 cap Horn avec ses déchirures et ses rochers taillés en géants; lorsque je vous aurai fait entendre les terribles hurlements de la tempête qui nous arracha de la baie du Bon-Succès pour nous jeter sur les Malouines, froid cercueil de notre navire en débris. Mais que je vous dise dès à présent que ce jour si funeste fut un jour d’épreuve pour tous, et que madame Freycinet se retrempa au péril. Triste, souffrante, mais calme et résignée, elle attendit la mort qui nous embrassait de toutes parts sans jeter au dehors le moindre cri de faiblesse. L'eau nous gagnait, les pompes avaient beau jouer, nous pouvions comp- ter les heures qui nous restaient à vivre. Jentrai dans le petit salon, une jeune femme priait et travaillait. — Eh bien! me dit-elle, plus d'espoir? — L'espoir, madame, est le seul bien que nous ne perdons qu'à notre dernier soupir. — Quel mal se donnent ces braves gens! et quelles horribles chan- sons au moment d’être engloutis ! — Laissez-les faire, madame, laissez-les agir, ces chansons leur don- nent du courage : ce n’est pas de l’impiété, c'est une bravade à la mer. c’est une menace contre une menace, c'est une insulte au destin. Mais soyez tranquille, si un malheur arrivait, si vous étiez condamnée à sur- vivre à votre mari, ces braves gens, madame, vous respecteraient comme on respecte une femme vertueuse, ils se jetteraient à vos genoux comme aux genoux d'une madone ! Courage donc, je vais leur apporter des secours, c'est-à-dire de l’eau-de-vie. Et madame Freycinet recevait dans sa chambre quelques débris échappés à l'Océan, et elle gardait religieusement pour tous, les biscuits à demi noyés qu'on retirait des soutes envahies, etelle voyait passer sans trembler les barils de poudre ouverts auprès desquels brûlaient des falots et des lanternes, et elle oubliait son malheur particulier dans le désastre général. Madame Freycinet était une femme vraiment courageuse. Hélas ! ce que les tempêtes n'ont point fait, ce que n'ont pas fait les maladies les plus dangereuses des climats pestilentiels, le choléra s’est chargé de le faire à Paris, et la pauvre voyageuse, la femme énergique, l'épouse dévouée, la dame aimable et bienfaisante, a quitté cette terre quelle avait parcourue d’une extrémité à l’autre ! Paix atelle! € 11 ILES CAROLINES J'ai remarqué qu'en fait de voyages surtout, le hasard venait toujours en aide à celui qui voulait voir et s’instruire, et ce hasard est presque toujours une bonne fortune. Si je n’avais couru après la lèpre, je n’au- rais pas, à coup sûr, rencontré sous mes pas cette jeune Dolorida si suave, morte au milieu des bénédictions de tout un peuple. Ainsi de mes autres recherches. Est-ce connaître le monde que de le parcourir? Non, sans doute. Le caissier d’un millionnaire peut être pauvre; celui- là seul qui possède est riche, et se promener en fermant les yeux ou en regardant toujours à ses pieds, c'est rester en place, c’est ne point bou- ger de son fauteuil. Pour ma part, si j’ai tant de choses à raconter, c’est que je me suis dit en partant qu'il fallait envisager un retour comme une chose probable. Aussi ai-je visité bien des îles où le navire n’a point mouillé. Dès qu'on arrivait dans up port, je m'enquérais du temps nécessaire aux observa- tions astronomiques; je faisais mes provisions, je prenais un guide ou je m'en allais au hasard, comptant sur ma bonne étoile, et je m’enfonçais dans les terres, et je m’acheminais en compagnie de sauvages que je gagnais par mes présents, mes jongleries, et surtout par ma confiance et ma gaieté, visitant les archipels voisins au milieu des dangers sans nombre sous lesquels ont succombé tant d’explorateurs. Quand ma tâche était remplie, je retournais au mouillage, où je furetais encore de côté et d'autre afin de compléter mon œuvre incessante d'investigation. VOYAGE AUTOUR DU MONDE; ÿ Ici, par exemple, j'étais trop avide de ce qui pouvait avoir rapport aux bons Carolins pour que je les perdisse un seul instant de vue. Je savais où ils prenaient leurs repas, et j'allais souvent leur apporter des vivres el quelques bagatelles ; la maison où ils s'abritaient lorsqu'ils avaient hissé leurs embarcations sur la plage était la maison où j'assistais, le soir, à leurs prières, si pieusement psalmodiées, et je les avais trop bien jugés en passant au milieu de leur archipel pour ne pas chercher à me con- vaincre qu'il n'y avait rien, en effet, de trop honorable pour eux dans le jugement que nous avions déjà porté de leur caractère. Leur fran- chise et leur loyauté furent telles alors qu'il leur arrivait souvent de jeter à bord les objets qu'ils nous proposaient en échange de nos petits couteaux et de nos clous; que, sans crainte de nous voir partir en les frustrant de nos bagatelles, ils nous lançaient sur le pont les pagnes, les coquillages, les hamecons en os qu'ils nous montraient de loin et que nous paraissions désirer. Les échanges une fois acceptés, jamais nous n'en avions vu un seul se plaindre du marché; et si, feignant de vou- loir être trompés, nous leur présentions un objet plus beau ou plus es- timé que celui qu'ils convoitaient, ils s'empressaient d'ajouter quelque chose à leur part, comme s'ils craignaient qu’il n’y eût erreur de notre côté, ou de peur que nous ne les accusassions d’indélicatesse ou de fri- ponnerie. En vérité, cela est doux à l'âme que l'aspect de ces braves gens, purs, honnêtes et humains, au milieu de tant de corruption, de bassesse et de cruauté. J'ai dit que le hasard devait me protéger dans mes recherches, et je fus servi à souhait dans cette circonstance comme en mille autres. Voici des détails curieux et authentiques : Un des pilotesles plus expérimentés des Carolines, un des plus chauds amis du généreux tamor qui m'avait sauvé la vie devant Rotta, était établi à Agagna depuis deux ans, dans le but seul de protéger ceux de ses compatriotes qui, à chaque mousson, viennent à Guham, attirés par le commerce. Il parlait assez passablement l'espagnol, et il nous donna sur son archipel et les mœurs de ses compatriotes tous les détails que nous eûmes à désirer. Il parlait, je traduisais sur le papier. — Pourquoi venez-vous si souvent aux Mariannes? — Pour commercer. — Qu’apportez-vous en échange de &e qui vous est nécessaire? — Des pagnes, des cordes faites avec les filaments du bananier, de beaux coquillages qu'on vend ici aux habitants d’un autre monde {les Européens), et des vases en bois. Nous, nous prenons des couteaux, des hamecons, des clous et des haches. — Ne craignez-vous pas de prendre les vices du pays? — (Qu'en ferions-nous ? 11. 19 10 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Méditez cette admirable réponse. — Votre pays est done pauvre? — On a de la peine à y vivre; mais nous ne manquons pourtantjamais de poisson. — Avez-vous des coqs, des poules, des cochons? — Presque pas. — Pourquoi ne tentez-vous pas d’en nourrir ? — Je ne sais; nous avons cependant essayé, mais Ca ne nous à pas trop réussi. — Est-ce le hasard qui vous a fail venir aux Mariannes ? — On dir chez nous que c’est un pari de deux pilotes. Une femme devait appartenir à celui qui irait le plus loin avec son pros-volant; tous deux arrivèrent à Rotta et s’y arrêtèrent. — À leur retour, à qui appartint la femme? — A tous les deux. — Auquel des deux d’abord? — Notre histoire ne le dit pas. — Dit-elle au moins si les deux navigateurs retrouvèrent aisément leur pays? — Oui, très-aisément, comme nous le retrouvons aujourd'hui. — Perdez-vous beaucoup de vos embarcations dans ces voyages si souvent répétés? — Oui, une ou deux chaque cinq ou six ans. — Mais ce sont là des bonheurs inouïs! — Vous savez comme nous naviguons, comme nous nageons et comme nous relevons nos pros quand ils ont chaviré. Et puis nous avons nos prières aux nuages qui nous sauvent. — C'est juste ! je l'avais oublié. Toujours la religion dans leur vie !... — Comment vous guidez-vous en mer? — Avec le secours des étoiles. +. — Vous les connaissez donc ? — Oui, les principales, celles qui peuvent nous aider. — N'’en avez-vous pas une surtout sur laquelle vous vous reposez avec plus de confiance? — Si, c’est ouéléouel, autour de laquelle toutes les autres tournent. Nous étions stupéfaits. — Qui vous a appris cela? — L'expérience. Et là-dessus, à l’aide de grains de maïs quenous fimes apporter, lesavant amor placala polaire(ouéléouel), fitpirouetterles autres étoiles de la grande Ourse autour, figura sur une table, avec une exactitude qui aurait fait bondir de surprise et de joie un certain astronome français dont le nom ne VOYAGE AUTOUR DU MONDE. II m'est pas étranger, et manœuvra celle roulante armée avec une justesse et une précision admirables ; c'était à qui d'entre nous lui témoignerait le plus d'amitié, à qui lui prodiguerait le plus de marques d'affection. Mais ce qui prouve que ces hardis pilotes n’agissent point par routine, et que le calcul seul les guide, c’est qu'après nous avoir signalé un astre à l’aide d’un grain de maïs plus gros queles autres, en nous faisant enten- dre par des ft, ft, ft répétés, que c’étaitaussi le plus brillant, il se ravisa, et nous fit observer qu'il avait oublié Sirius, qu'il appela sœur de Ca- napus, sans doute afin de nous dire qu'elles étaient rivales de clarté. — Mais, reprimes-nous avec une curiosité inquiète, lorsque les nua- ges vous cachent les étoiles, comment retrouvez-vous votre route? — À l’aide des courants. — Cependant les courants changent. — Oui, selon les vents les plus constants, et alors nous étudions la fraicheur de ceux-ci, qui nous indiquent d'où ils viennent. — Nous ne comprenons pas fort bien ce que vous dites. — Si nous étions en mer je vous le ferais comprendre. — Vous avez une aiguille aimantée, une boussole? — Nous en avons une ou deux dans toui l’archipel, mais nous ne nous en servons pas. — C’est cependant un guide infaillible. — Nous sommes aussiinfaillibles que cet instrument. La mer est notre élément ; nous vivons sur la mer et par la mer; nos plus belles maisons sont nos pros-volants; nousles poussons contre les lames les plus hautes, nous leur faisons franchir les récifs les plus serrés et les plus dangereux, et nous ne sommes gênés qu'en arrivant à terre. La nuit était avancée ; le bon et aimable Carolin nous demanda la per- mission d'aller retrouver sa femme; mais il ne partit pas sans avoir recu de nous des témoignages d’une estime bien méritée. Le lendemain de cette séance nautique et astronomique, nous fimes de nouveau inviter le tamor si intelligent à une soirée chez le gouverneur, : car nos investigations n'étaient point achevées. Il fut exact; comme un bon bourgeois ; il s’assit familièrement auprès de nous, et parut flatté de notre empressement à le revoir. C’est une chose bizarre, je vous assure, que l'entrée dans un salon d'un homme, d’un roi nu, absolument nu, alors que tout le monde est cou- vert de vêtements européens. Le voilà gai, sautillant, point gèné dans ses allures! Il nous serre la main, il nous frappe sur l'épaule, il nous ca- jole ; il n’est pas chez vous ; c’est vous au contraire qu'on dirait être chez lui, et s’il s’apercevait d’un seul mouvement qui exprimât un sentiment de pitié ou de commisération, son orgueil d'homme libre se révollerail assez haut pour vous faire comprendre qu'il a droit d’être blessé de votre vanité. 12 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Après qu'ileut accepté deux tranches de melon d'eau, dontil paraissait irès-friand, nous le priâmes de nous indiquer avec du maïs, comme il l'avait fait la veille pour les étoiles, le gisement des diverses îles de son archipel. I comprit à merveille, forma le groupe des Carolines, désigna chaque île par son nom, nous montra celles dont les atterrissages étaient faciles et celles que protégent et défendent de dangereux récifs. En un mot, il fut d'une exactitude admirable, et si, par hasard, il avait commis une erreur, il la rectifiailaprès réflexion et calcul. Au surplus, ses con- naissances nautiques allèrent plus loin : l'intelligent amor nous parla du vaste Océan Pacifique en homme qui avait puisé à des sources certaines; mais je me hâte d'ajouter, de crainte que quelque navigateur ne S'y aisse prendre, que les Carolins font remonter leur archipelé jusqu'aux Philippines, tandis qu'à Guham on appelle les îles Sandwich Carolines du Nord. Au milieu de ces descriptions toutes rapides,iet dont nous ne perdions ni un mot ni un geste, le tamor s'arrêta tout court, et baissa a tête en nous dé signant Manille. Et quand nous lui eûmes demandé le VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 13 motif de cette brusque interruption, il nous dit avec une tristesse mêlée d’effroi qu'à côté de Manille était une petite île nommée Yapa, peuplée d'hommes méchants, d'anthropophages; qu'une de leurs embarcations était venue chez eux il y a déjà bien longtemps, qu'avec leurs pac (fusils) ils avaient tué bien du monde, etqu'ilss’étaient même emparés de femmes et d'enfants qu'ils avaient sans doute mangés. Comme nous avions peine à croire à la vérité de son récit, nous lui demandâmes encore s’il ne con- fondait pas, et s’il était bien sûr que ce füt d'Yapa qu'étaient venus ces hommes méchants. — Si, si, nous répondit-il en serrantles poings comme pour exprimer une menace. — N'avez-vous jamais été attaqués par des Papous”? — Si, si, Papous méchants. — Et par des Malais? — Si, si, Malais méchants; mais jamais ils ne sont venus jusqu'à nous. — (Juand on vous attaque, comment vous défendez-vous ? — Avec des pierres et des bâtons; et puis nous nous jetons dans nos pros, nous prenons le large et nous prions les vents et les nuages de tuer nos ennemis. — Croyez-vous que les vents et les nuages vous exaucent? — C’est sûr; on n’a pas vu deux fois les mêmes hommes dans nosîles. — Pourquoi vont-ils chez vous, puisque vous n'êtes pas riches? — Les vents les y portent. — Vous voyez donc bien que les vents ne vous sont pas toujours se- courables ! — Parce que nous ne l'avons pas tout à fait mérité. Quand nous avons été punis pour nos fautes, les méchants s’en retournent, et c’est alors sur eux que la colère de Dieu retombe. — Vous pensez donc qu'on punit les bons par les méchants ? — Ça est bien vrai; les bons ne peuvent vouloir punir personne. — Pas même les méchants? | Le tamor réfléchit un instant et ne répondit pas. — YŸ a-til chez vous des écoles publiques pour les garcons et pour les filles”? — Au moins une dans chaque village. — Qu’y apprend-on? — À prier, à faire des pagnes, à nouer des cordes, à les tresser, à construire des pros, des maisons, à connaître les étoiles et à naviguer. — Quel est l’instituteur de toutes ces choses ? — Presque toujours le plus vieux de l'endroit, qui en sait plus que tous les autres. — Est-ce qu’on n’y montre pas aussi à lire et à écrire ? — Non, cela n’est pas utile selon nous. 14 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. — Nous pensons le contraire, nous autres, el, sans l'écriture, nous ne pourrions pas raconter fidèlement à nos amis tout ce que vous nous ap- prenez en ce moment. — Peut-être aurez-vous tort de le leur dire, car, si notre pays leur plaît et qu'ils veuillent y venir, il n’y aura pas assez de vivres pour eux et pour nous. — Oh! soyez tranquille sous ce rapport, nul n’y viendra. — Ils sont done bien heureux là-bas? 1 L'on comprend que si nous n'insistâmes point pour démontrer au ta- mor les bienfaits de l'écriture, ce fut surtout afin de ne pas lui donner trop de regrets. Et cependant voici un échantillon de leur style et de leur fa con de transmettre au loin leurs pensées : On y voit que les hiéroglyphes sont detousles pays, qu'eux seuls peut- être ont inspiré les Phéniciens, et que l'écriture, comme la parole, est une nécessité de tous les peuples. Les caractères de cette lettre singulière sont tracés en rouge. La figure du haut de la page était là pour envoyer des compliments; les signes placés dans la colonne à gauche indiquaient le genre des coquillages que le Carolin envoyait à M. Martinez; dans la colonne à droite étaient figurés les objets qu'il désirait en échange : trois gros hamecons, quatre petits, deux morceaux de fer taillés en hache et deux autresun peu longs. M. Martinez comprit, tint parole, et reçut cette même année, en témoi- gnage de reconnaissance, un grand nombre de jolis coquillages dont il m'a fait cadeau. Après que nous eûmes achevé de questionner notre logique nautonier, il se leva précipitamment et s’élança vers la porte pour aller recevoir sa VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 15 femme et sa fille arrivées depuis peu de Sathoual, et qu'il nous montra avec un air de jubilation tout à fait comique. Elles étaient velues comme le tamor, et leur pudeur ne paraissait nullement en souffrir. Peut-être, hélas ! de leur côté nous plaignaient-elles de nous voir enveloppés si gro- tesquement et si lourdement dans nos pantalons, nos habits et nos re- dingotes, sous un soleil si chaud. La reine avait sur sa physionomie un caractère de douceur et de souf- france qui lui allait à merveille; elle était jaune presque autant qu'une Chinoise, tatouée des bras et des jambes seulement; ses yeux, bien fen- dus, regardaient avec tristesse, et sa bouche, fort petite et ornée de dents très-blanches, laissait tomber de rares paroles pleines d'harmonie. Petit à petit cependant elle s’anima et devint plus causeuse; je crois même qu'elle demanda à son mari la permission de danser, que celui-ci lui refusa en disant que nous avions déjà été témoins de leurs fêtes na- tionales. Apercevant sur le mur l’image de la Vierge, la bonne femme nous pria de lui dire ce que c'était que cette belle personne; nous lui répondimes que c'était la mère de notre Dieu, et elle sollicita la faveur d'aller lui donner un baiser, ce qu'elle fit sans attendre notre réponse; mais elle descendit de la chaise où elle s'était hissée avec une humeur bien mar- quée contre la femme qui avait été insensible à ses caresses. Quant à la jeune fille, à l'aspect du portrait véritable du roi d'Espagne, assez proprement encadré, elle nous demanda aussi pourquoi on avait coupé la tête à cet homme et pourquoi on l'avait mise dans une boîte. Cependant, comme la mère ne cessait de regarder avec intérêt la Vierge des douleurs, je lui donnai à entendre que je faisais de ces femmes-là à mon gré, et que, sielle le voulait, je lui en offrirais deux ou trois de ma façon avant mon départ. Oh! alors peu s’en fallut que les caresses de la reine ne devinssent par trop pressantes; elle me prenait la tête, jetait ses beaux cheveux sur ma figure, frottait son nez contre le mien, s'asseyait sur mes genoux, et me gratifiait de petites claques sur les joues, sans que son mari se montrât le moins du monde fàché de tant et de si vifs témoi- gnages d'affection et de reconnaissance. O maris européens, quelles le- cons vous recevez dans ce nouveau monde ! La religion de ces peuples, hélas ! est comme toutes les religions du globe, même comme celle des farouches Ombayens, qui, après avoir dé- chiré la chair des vivants, professent un grand respect pour la cendre des morts. Elle offre de singulières anomalies, contre lesquelles le bon sens et la raison ne se donnent pas la peine de protester. Mais ce peuple seul peut avoir créé le principe général qui suit, auquel il s’abandonne avec une foi si ardente. Quand l'homme a été bon sur cette terre, c'est-à-dire quand il n’a pas battu sa femme, l'être faible à qui il doit sa protection ; quand il n'a pas 16 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. volé du fer, la chose la plus utile aux besoins de tous, il est changé après sa mort en nuage, et il a la puissance de venir de temps à autre visiter ses frères, ses amis, sur lesquels il répand sa rosée ou vomitses colères, selon qu'il est content de leur vie. N'est-ce pas là une heureuse fiction? Quand le Carolin à été méchant, à savoir quand il à volé du fer et battu sa femme, il estchangé après sa mort en un poisson qu'ils nomment libouriou (requin), lequel est sans cesse en lutte avec les autres. Ainsi, chez eux, la guerre est la punition des méchants. Je ne jette pas un regard sur ces êtres qui m'’entourent sans me sur- prendre à les aimer Loujours davantage. Ai-je bien compris, ou cette pensée leur appartient- sefré, ou ont-ils déjà adopté les croyances des Espagnols, avec lesquels ils sont fréquemment en contact? Ils ont trois dieux : le pére, le fils et le petit-fils. Ces trois dieux, comme en un tribunal, jugent leurs actions, et la majorité l’em- porte. D’après eux, un seul pourrait se tromper. Au surplus, dans leurs petites querelles trois arbitres sont également choisis, et il ne serait pas impossible que ce point de leur religion ne fût un reflet de leurs usages. Puisque nous ne pouvons nousélever jusqu’à Dieu, il faut bien, dans notre incommensurable orgueil, que nous le fassions descendre jusqu’à nous. Je vous l’ai dit, je crois, mon adresse pour les tours d’escamotage est telle que Comte s’en estmontré parfois jaloux. A ces jeux bien innocents, à ces puérilités, si vous voulez, je gagnais souvent ce que mes camarades ne pouvaient obtenir avec leurs riches cadeaux, et presque toujours dans mes courses, ou chez moi, une cour nombreuse m'’entourait en me priant de l’amuser. Un jour que, pleins d'enthousiasme, mes spectateurs me regardaient comme un être supérieur aux autres hommes, je leur dis que, grâce à ce merveilleux talent, que je préconisais (car la modestie ajoute au mérite), je m'étais sauvé des dents de certains anthropophages qui, sans ce se- cours inespéré, m'auraient dévoré, ainsi que huit ou dix de mes cama- rades de courses. Là-dessus j’ajoutai à l'énergie de mes paroles l'énergie de mes gestes et de ma physionomie, et je ne saurais dire de quel sentiment d'horreur et d'intérêt ces braves gens me parurent pénétrés. A l’envi l’un de l’autre, ils se levaient, me serraient la main, m'embrassaient, reniflaient sur mon nez, et peu s’en fallut qu’ils ne m’adorassent comme un de leurs dieux. Mais l'impression de ce récit fut si vive, si profonde dans leur âme, qu'une semaine après, un tamor, dépêché par ses sujets et amis, vint me chercher dans le salon du gouverneur pour me demander, tout tremblant, si le pays où j'avais placé le lieu de la scène était éloigné de leur archipel. Je le rassurai de mon mieux : je lui dis que les Ombayens n'avaient point de marine, qu'ils ne sortaient jamais de leur île, et que les bons Carolins n'avaient rien à craindre de leur férocité. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 17 Enchanté de mes confidences, le tamor me pria d'accepter un bâton admirablement travaillé, et alla vite transmettre mes paroles rassurantes à ses compatriotes alarmés. Le soir, quand je les revis, ils m'entourèrent de nouveau et prononcè- rent plusieurs fois avec frayeur le mot papou, ce qui me donna à com- prendre qu'on les avait déjà épouvantés de lhumeur brutale de ce peu- ple, et que peut-être aussi quelque pirogue de cette nation, poussée par les vents, aurait abordé aux Carolines. Ce qu'il y a de certain, c’est qu’on trouve encore des anthropophages sur certaines parties de la côte de la Nouvelle-Guinée. Les Carolins ont un goût particulier pour les ornements : ils se parent de colliers, de folioles de cocotier tressées avec beaucoup d'art; ils se font aussi de fort jolis bracelets, et le manteau des tamors est également orné de bandelettes dont le bruissement perpétuel est passablement mono- tone. Une ceinture faile en papyrus, ou en écorce battue de palmiste ou TES —2 JS de bananier, leur couvre les reins, mais les femmes sont absolument nues. Je fis cadeau à la belle reine que je vis à Tinian d'un joli madras : elle Il. 3 IS SOUVENIRS D UN AVEUGLE. utilisa au profit de sa pudeur, & me remercia de ma générosité avec une affection toute pleine de confiance. Plaignez ce peuple de sa détestable-habitude de se percer les oreilles à l’aide d'un os de poisson, d'y suspendre un objet dont le poids augmente chaque jour, et de faire descendre le cartilage jusque sur les épaules. L'extravagance est de tous les pays. Je fus un jour témoin d’un fait assez curieux et qui prouve combien, en certaines occasions, le respect des Carolins est grand pour les tamors qu'ils se sont donnés. Après un repas de fruits et de poissons fait sur le rivage, deux jeunes gens montèrent sur un cocotier et en descendirent des fruits. Arrivés au sol, il y eut altercation pour savoir à qui les ouvri- rait; des paroles on en vint aux menaces, des menaces on allait en venir aux coups, car la colère est une’ passion de tous les hommes. Plus les Carolins voulaient apaiser les deux adversaires, plus l’ardeur de ceux-ci, qui s'étaient armés de deux galets qu'ils brandissaient avec fureur, de- venait violente. Tout à coup le tamor Sathoual, qui m'avait conduit à Tinian, arrive ; il voit de loin le combat près de s'engager, il pousse un eri, jette en l’air un bâton pareil à celui qu’il m'avait donné quelques jours auparavant ; aussitôt l’effervescence des deux Carolins se calme ; ils 'arrêtent comme frappés de la foudre, les pierres leur tombent des mains: ils jettent l’un sur lautre des regards de pardon, et s'embrassent avec une tendresse toute fraternelle. | Je remarquai encore que, pendant le repas, qui se continua sans qu'on reparlàt de la scène si merveilleusement assoupie, les deux champions se servaient tour à tour et buvaient alternativement dans le même vase, quoiqu'ils en eussent plusieurs à leur service. Une autre fois, un jeune Carolin s'étant enivré avec cette liqueur si capiteuse que les Mariannais tirent du coco, un de ses camarades le prit par le bras, le conduisit dans un lieu solitaire, sous un bouquet de ba- naniers, le posa doucement sur le gazon, le couvrit entièrement de larges feuilles, S’assit à côté, et ne quitta la place que lorsque son ami eut re- couvré ses sens et sa raison. Tous deux ensuite se dirigèrent vers la mer, qui était fort houleuse, sy précipitèrent, et, après une demi-heure d'exercice , ils regagnèrent ie rivage, où ils prononcèrent accroupis, el avec leurs gestes accoutumés, les prières qu'ils ont l'habitude d'adresser aux nuages. Îl y a à parier que c’était une invocation au ciel pour chas- ser la passion honteuse qui venait d’abrutir un homme. Au reste, après toutes ces cérémonies, dont le sens moral ne peut échapper à l’observa- teur attentif, c'étaient toujours des cris, des trépignements fiévreux, des chants monotones el de chauds frottements de nez, dont ils font usage en toutes circonstances. On dirait que la vie de ces braves insulaires est une caresse perpétuelle. Deux enfants de six ans au plus se trouvaient parmi les Carolins ve- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 19 nus de Guham, et c’est, je vous assure, une chose touchante à voir que l'affection de tous pour ces petits êtres encore sans forces, à qui l’on cher- che à donner une précoce intelligence. J'ai vu un jeune homme fort leste grimper sur un cocotier avec la ra- pidité de l’écureuil, ayant un de ces bambins sur l'épaule, et, arrivé à la cime, l'y déposer, et Famarrer à une branche flexible pour habituer au péril en le forçant à regarder à ses pieds. Mais c'est surtout dans les le- cons de natation qu'il faut étudier la patience et l'adresse de ces insulaires si curieux et si intéressants. Ils jettent l'enfant à l'eau et lui laissent boire une ou deux gorgées; ils le soulèvent, le poussent, le placent sur leur dos, plongent pour lui apprendre à se soutenir seul, le ressaisissent, le font cabrioler ; etil estrare qu'après quelques séances le timide élève ne devienne pas un maître habile et audacieux. Les deux gamins dont j'ai parlé n'étaient jamais les derniers à affronter les lames mugissantes, et, dans leurs évolutions nautiques, c'était toujours eux qui couraient le plus au large, sans pourtant que leurs pères ou leurs amis, plus expérimentés, les perdissent de vue. Le peuple carolin n’est pas de ceux que l’on quitte avec empressement. Avec lui la curiosité n’est jamais complétement satisfaite ; curiosité de la science, curiosité de cœur, y trouvent de beaux et nobles enseignements qui vivent impérissables. Je vous défie d'étudier un Carolin pendant une journée sans l'aimer, sans l'appeler votre ami. Notez bien que je ne vous parle point de leurs femmes, car elles seraient incomprises chez nous. Un les quitte avec des larmes, on les retrouve avec un sourire, larmes à vous et à elles, sourire à elle et à vous. Mais la course est longue encore; il faut que je me hâte. Les individus que nous avons eus devant les yeux pen- dant notre relâche à Guham n'offraient entre eux, quant au physique, aucun caractère de ressemblance. En général, ils sont grands, bien faits, lestes, pleins de vivacité; ils sautillent en marchant, ils gesticulent en parlant ; ils sourient toujours, même lorsqu'ils grondent, et surtout lors- qu'ils prient. Comme ils ne demandent à leur dieu que ce qui leur paraît juste, ils espèrent, et l'espérance est une joie. Dans la vie privée, il y a parmi eux égalité parfaite. Les tatouages, c’est-à-dire la puissance, disparaissent, et le Lamor n’est tamor que pour protéger et défendre contre les passions et les éléments. Il y a tant de nuances dans la couleur des Carolins qu'on ne les dirait pas enfants du même climat : les uns sont bruns seulement comme les Espagnols, les autres presque jaunes comme les Chinois ; ceux-ci rouges comme les Bouticoudos du Brésil, ceux-là terreux ; mais la plupart sont cuivre-jaune et cuivre-rouge. Nul n’a les traits du nègre ou du Papou, nul n’a le moindre rapport avec le Sandwichien ou le Malais. Leur front est large, ouvert, couronné d’une chevelure admirable : leurs veux, un peu coupés à la chinoise, ont une vivacité extraordinaire; leur 20 SOU VENIRS D'UN AVEUGLE. nez est presque chez tous aquilin, leur bouche bien accentuée, leurs dents très-blanches, leurs jambes et leurs bras dans de belles proportions et par: faitement en harmonie avec l'allure souple et légère qui les distingue. Les deux reines que j'ai trouvées aux Mariannes, l’une à Guhamn, l'autre à Tinian, avaient entre elles une telle ressemblance qu’on les eût prises pour deux sœurs. Je ne m'y trompais pourtant pas, moi; les dessins de celle de Tinian étaient infiniment plus réguliers, et sa physionomie avait un sentiment de douceur et de bienveillance qui vous allait à âme. La musique des Carolins n’est point, à proprement parler, une musi- que, puisqu'elle n’a guère que deux notes ou trois au plus; c’est en quel- que sorte un échange de monosyllabes ou de mots très-courts, souvent brusque, rapide, souvent aussi lent et monotone ; on dirait des demandes et des réponses préparées d'avance, des bottes portées et parées coup sur coup. Dix ou douze chanteurs, réunis en rond , entonnent souvent une de leurs chansons ; le premier répond au second, le second au troisième ; puis le quatrième interroge le premier, lequel reçoit une riposte du cin- quième , et ainsi de suite; de telle sorte qu'il serait parfaitement exact de dire que leur chant est l’image de leur danse des bâtons, ou plutôt encore, que c'est une danse parlée. Quant au sens des paroles prononcées, j'ai vainement interrogé là-des- sus le Lamor astronome; ou il n’a pas voulu me répondre, ou il ne l'a pas pu d’une manière satisfaisante. Seulement il m'a dit que ces chansons étaient anciennes, que leurs pères les leur avaient léguées, qu'elles étaient arrivées traditionnellement jusqu’à eux, et que leurs enfants ne les ou- blieraient pas à leur tour. N’avons-nous pas aussi, dans une grande partie de nos provinces, des refrains, des romances, des virelais incompris de nos jours? Au surplus, don Luis de Torrès a traduit un des chants caro- lins, et il m'assura qu'il vantait les douceurs de la maternité. aurais été bien surpris d'apprendre que ce fussent des chants de guerre. Le major don Luis de Torrès, qui, après le gouverneur, était le premier personnage de la colonie, et qui nous servait d’interprète dans les diver- ses séances avec les Carolins, alors que notre intelligence se trouvait en défaut, acheva de nous donner, dans un récit fort simple , tous les ren- seignements que nous parûmes désirer sur l’état actuel de l'archipel des Carolines , sur les mœurs de ses habitants, et sur certaines cérémonies dont il avait été témoin oculaire. I y a là, je crois, un puissant intérêt pour le lecteur. J'écris presque sous la dictée de don Luis. Un navire (Maria de Boston), capitaine Samuel Williams , expédié de Manille, par ordre du gouverneur-général, pour reconnaître l’état des Carolines, mouilla devant Guham, où il prit quelques individus capables de recueillir les renseignements les plus utiles au progrès de archipel, qu'on voulait régénérer. Don Luis de Torrès fit partie de cette expédi- tiop, et visita plusieurs îles, riches de végétation, mais pauvres par la di- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 21 rection que les naturels donnaient à leurs habitudes de mer, il ne trouva presque nulle part ni chèvres, ni cochons, ni poules, ni bœufs; les insu- laires ne vivaient que du produit incertain de leur pêche, de noix de coco et de quelquesracines peu nourrissantes. Leur activité était merveilleuse ; ils se levaient dès le point du jour, et il fallait que la houle füt bien haute pour les empêcher de lancer au large leurs pros-volants; le reste de la jour- née était consacré à la réparation et à la construction des pirogues. Leurs femmes sont en général beaucoup mieux que celles des Mariannes : elles ne mâchent ni tabac, ni bétel, ne fament jamais, etne vivent que de pois- sons, de cocos et de bananes, dont elles s’abstiennent cependant dès la veille du jour où leurs maris vont entreprendre un long voyage. Les maisons sont bâties sur pilotis, très-basses, et composées de quatre ou cinq appartements fort spacieux. Dès qu'ils ont été sevrés, les enfants ne couchent jamais dans la chambre de leur père, et les filles sont tou- jours séparées des garçons. Don Luis croit que le frère peut épouser sa sœur, et j'ai entrevu, dans les réponses aux questions qu'il à faites à ce sujet, que ces mariages étaient préférés aux autres. Îl ne garantit pas toutefois l'exactitude de son assertion. Pendant son séjour aux Carolines, il n’a été témoin d’aucun combat ni d'aucune querelle ; les seules larmes qu'il ait vues couler fu- rent des larmes d'amour et de regret. On le prévint un soir qu'on allait célébrer les funérailles du fils de Mé- lisso, mort depuis deux jours, et que la cérémonie funèbre commencerait au lever du soleil. Il s’y rendit. Le cortége était composé de tous les ha- bilants de l’île, qui d’abord, dans le plus profond silence, s’acheminèrent vers la demeure attristée de leur ancien chef. Les hommes et les femmes étaient confondus, sans que les familles fussent séparées. On permit à don Luis d'entrer dans l’appartement où on tenait enfermé le fils de Mélisso , enveloppé dans des nattes amarrées avec des cordes de coco- tier. À chaque nœud flottaient de longues touffes de cheveux, sacrifice volontaire des parents et des amis du défunt. Le vieux roi était assis sur une pierre, où reposait aussi la tête de son fils. Ses yeux étaient rou- ges, son corps couvert de cendres. Il se leva dès qu'il vit un étranger, s'avança vers lui, le prit par la main, et dit avec l’accent de la plus vive douleur : « Ces restes adorés sont ceux de mon fils, de mon fils, plus habile que nous tous à manœuvrer un pros-volant au milieu des récifs les plus dange- reux! Lui, ce fils adoré de Mélisso, n'a jamais levé une main impie sur sa femme ; jamais il n'aurait volé du fer, lui, et dès demain peut-être il viendra dans un beau nuage passer sur nos têtes, pour nous dire qu'il est content des larmes d’amour que nous avons répandues sur lui. Le fils de Mélisso était le plus fort et le plus adroit de l'île. N'est-ce pas qu'il était aussi le plus brave? S'il eût été vivant lorsque les méchants 22 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. d'Yapa sont venus pour tuer nos frères et enlever nos femmes, ils ne se- raient point repartis avec leurs conquêtes, car le fils de Mélisso, armé du bâton et de la fronde, les eût forcés à se rembarquer. «Maintenant il n’est plus, mon fils tant adoré ! Pleurons tous, couvrons- nous de cendres; brülons ses restes précieux, de peur qu'ils ne soient attaqués par les animaux de la terre ! Qu’avec la flamme qui purifie, il monte là-haut, là-haut! Et puisse-t-il ne jamais venir nous visiter pour lancer sur nos belles îles ses colères et ses tempêtes! » Puis, se rapprochant du cadavre qu’on allait bruler : « Adieu! dit-il; adieu, mon enfant ! Ne t’attriste pas de m'avoir quitté, car je sens à ma douleur que je ne tarderai pas à te rejoindre et à te pro- diguer encore là-haut les tendres embrassements, les douces caresses que je te donnais ici avec tant d'amour! « Adieu, fils de Mélisso! adieu, toute ma joie! adieu, ma vie! » Dès que le corps, porté par six chefs, fut hors de l'appartement, le peuple poussa jusqu’au ciel des cris de désespoir : les uns s’arrachaient les cheveux , les autres se donnaient de grands coups sur la poitrine ; tous VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 23 répandaient des larmes. Le cadavre fut déposé dans une pirogue et x vesta toute la journée. Un vieillard vint offrir au roi une noix de coco ouverte, et celui-ci, en l’acceptant, se condamna à vivre pour le bon- heur de ses sujets. Après le coucher du soleil, la dépouille mortelle fut brülée, les cendres mises dans le pros et portées sur le toit de la maison du défunt. Le lendemain , le peuple parut ne pas se ressouvenir de la scène de la veille. Expliquez de semblables contrastes ! Après la mort du roi, l'autorité passe toujours dans les mains du fils, si le plus âgé des vieillards, qui ne le quitte presque point, le juge digne de la souveraineté. Jamais la femme ou les sœurs du roi n’en ont hérité. Toutes les îles Carolines sont basses, sablonneuses, mais très-fertiles. C'est sans doute à quelque superstition que les habitants doivent le mal- heur de ne vouloir nourrir ni pores ni volailles. Dans le voyage que j'ai fait avec eux, j'ai remarqué que c'était pourtant sur ces animaux qu'ils iombaient avec le plus de voracité. Le jour n’est peut-être pas éloigné où ils sentiront tous les inconvénients d’un usage que la pauvreté de leur pays aurait dû leur faire mépriser, mais auquel ils tiennent peut-être par la sainteté de quelque promesse solennelle. L'expérience, qui est pour tous les hommes une seconde nature, leur a appris à se défier des audacieuses entreprises de quelques voisins en- nemis du repos des peuples; mais les seules armes qu'ils leur ont oppo- sées sont les frondes. L'art avec lequel ils les tressent prouve malheu- reusement qu'ils ont été souvent contraints d'en faire usage ; mais leurs batailles sont presque toujours très-peu meurtrières, et ne coûtent aux vaincus que de légères contusions ou la perte d’une touffe de cheveux. Patience! la civilisation marche, les peuples primitifs s'effacent, et le fer et le bronze remplaceront bientôt chez les Carolins le bâton et la fronde : les armes sont un écho fidèle des passions des hommes. J'ai dit les Mariannes et les Carolines sœurs hospitalières , parentes sous tant de rapports ; viennent maintenant d'autres terres, d’autres ar- chipels, et le courage ne me faillira pas pour de nouvelles études. EN MER Un Aumônier. M. de Quélen. Je vous ai parlé du bord; je vous ai dit les noms de presque tous les officiers de la corvette; j'ai payé aux jeunes et intelligents élèves de ma- rine, souvent chargés des opérations les plus difficiles dans notre longue campagne, le juste tribut d’éloges qui leur était dû ; je vous ai présenté nos maîtres si intrépides, si expérimentés, et cet ardent équipage de l'Uranie, que nulle tempête ne pouvait émouvoir, que nulle catastrophe n’a pu abattre. Û Pour me servir d’escorte, souvent d'appui, dans mes courses aventu- reuses, j'ai choisi deux matelots dévoués que certainement vous aimez déjà un peu, car ils ont beaucoup souffert et vivement combattu contre l’adversité. Eh bien! je ne vous ai pas tout dit encore; il me reste une lacune à remplir. Non pas que je veuille avoir raison sans conteste; mais il est dans le monde certaines différences , certaines oppositions qui semblent des contre-sens et qui blessent même avant qu’on en ait cherché la raison. Vous savez ce que c’est qu'un homme de mer, et vous comprenez que sa vie, à lui, est une lutte permanente contre tous les éléments. Quel- ques pouces de bois qu’une roche sous-marine peut ouvrir, un édifice qu'une seule lame de l’Océan courroucé peut chavirer, le séparent du VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 925 néant, et ce qu'il y a de mieux à faire, selon nous, c’est de ne pas son- ger au péril d’une situation si difficile. Effacez le danger, et chacun de vous va partir pour la Chine ou la Nouvelle-Hollande. Ce n’est pas la longueur du trajet qui arrête les plus timides, ce sont les risques des tra- versées, c’est la tombe qui se promène, le requin qui suit le sillage; ce sont les grains, les calmes, les ouragans, les maladies des climats, les peuplades sauvages. Établissez un chemin de fer d'ici au Japon, et Paris se sera promené en deux ans dans les rues de Iédo; trouvez le moyen d'assurer une navigation paisible aux vaisseaux voyageurs, et la Poly- nésie deviendra bientôt toute fashionable. Mais pour de si beaux prodiges il faut la maia de Dieu, et Dieu est trop immuable dans ses pensées pour vouloir ainsi changer ou détruire ce qu'il a réglé une fois. Les hommes seuls désirent le changement et cou- rent après lui. -. Je dis donc que quiconque s'embarque pour une course lointaine, doit d'äbord mettre tous ses soins à ne plus penser à la question qu'il s’est posée à son départ, Cette question, la voici : Y-a-t-il grand péril à parcourir les océans? La réponse est aisée : En mer, le péril est.à chaque pas; c’est assez d'y avoir songé en met- tant le pied à bord:;.y penser quelquefois après, cela arrive; mais ne pas trouver en soi la force de vaincre un premier instant de frayeur, ce se- rait à devenir fou. Si les fêtes etles galas étaient permis sur un navire, je voudrais qu'il y en eût tous les jours; les vents s’y opposent, et le monde vise à l’économie. Mais du moins ne jetez pas imprudemment au milieu de ces hommes qui ne rêvent plus que gloire et retour, ce qui peut affaiblir leur zèle et anéantir leurs plus douces espérances. Ne criez pas à l’anathème, vous qui ne m'avez pas encore entendu ; ne vous hâtez pas de m'appeler impie, vous qui me jugez et ne me com- prenez pas. Écoutez-moi jusqu’au bout, c'est votre devoir; le mien est d'écrire ma pensée. Ne vous ai-je pas dit que je n'avais jamais rien su déguiser ? Il ne faudrait peut-être pas d’aumônier à bord. Je plaide ma cause. Vous êtes religieux, dévot à la morale chrétienne, €’est bien ; je le suis autant que vous, plus que vous peut-être. Partez avec une conscience pure, et, si vous succombez en route, faites ce que fait le pèlerin dans le désert, levez les yeux au ciel et criez miséricorde; votre cri monte là- haut sans qu'un prêtre vienne vous dire : « Vous allez mourir, priez! » Prier à l'heure de la mort quand on ne l’a point fait pendant sa vie est presque un blasphème; la peur est en ce moment une làcheté, de l'hy- pocrisie; laissez vivre le moribond, il reniera sa prière. L'oraison du matelot, c’est le travail. Tel matelot prie en lançant un A 26 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. juron à l'air; il ne fatigue pas ses genoux, lui, sur les dalles d’une église, mais il déchire ses mains et ses membres contre les rudes corda- ges, contre le bronze et les avirons. Si vous tombez à l'eau, il s’y jette après vous, et vous sauve au péril de sa vie. Prêtres ! cela vaut-il une prière ? IL y a sans doute de jeunes prêtres, vifs, fringants, quoique prêtres, joyeux, quoique vêtus de deuil, qui, lancés sur un navire, pourraient devenir matelots et, au besoin, montrer que le travail est une vertu chrétienne, Eh bien! à la bonne heure! des hommes taillés de la sorte sur un vaisseau, je vous fais cette concession; mais un vieux prêtre, un homme épuisé par les ans et le repos du cloître! non, mille fois non ! ne le mettez jamais en contact avec le matelot; il ne peut y avoir harmonie entre eux. Au moment de la bourrasque, quand le navire battu par les flots crie et mugit sous les vents impétueux qui l’écrasent; quand le chaos de la nuit ajoute au chaos de la tempête, et que chacun sur le pont envahi joue des pieds, des mains et de l'intelligence pour maîtriser le courroux des éléments, le vieux prêtre, dans sa cabine, prie, son bréviaire sous les veux, et attend que le ciel soit devenu d'azur pour remonter à la surface et apprendre que tout le monde à fait son devoir. [la fait le sien, lui; mais ce devoir pieux, il eût aussi bien rempli à terre, agenouillé à son prie-Dieu vertical, fortement assujetti, et le na- vire eût compté peut-être deux bras de plus pour le travail. La cabine occupée par le vieux prêtre est un vol fait à un homme qui a souvent besoin de repos, et qui ne trouve, hélas! qu’un calme bien agité dans le poste étroit queles exigences du bord lui ont aumôné comme par grâce. Cela est ainsi pourtant. Le chef de notre expédition avait voulu un aumônier, on lui donna un aumônier ; il en eût demandé deux ou trois qu’on lui aurait dit : Pre- nez, ne vous en faites point faute; ne vous gènez pas, nous en avons de rechange : un seul aumônier! en vérité, vous êtes trop discret de nous demander si peu de chose. Voici votre aumônier. C'était la saison des aumôniers. C'était l'abbé de Quélen, chanoine honoraire de Saint-Denis, cousin de l'archevêque de Paris : j'espère que ce sont là deux titres qui en valent mille autres. L'abbé de Quélen était gros, lourd, presque sans dents et assez avancé en âge; les mouvements du navire le claquemuraient fort souvent dans sa chambre, sise d’abord au faux-pont, où le brave homme fondait sous les trente-deux ou trente-trois degrés de Réaumur, quand nous navi- guions entre les tropiques. Dans les beaux temps, il avait le petit mot pour rire; il se permettait même l’anecdote gaillarde, car Dieu ne la dé- C7 1 VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 27 fend pas; il contait de charmantes historiettes ; il fredonnait de juvéniles refrains et en écoutait même, sans avoir trop l'air de les entendre, de plus croustilleux, fidèlement gardés dans sa mondaine mémoire. Oh ! par exemple, il parlait marine comme un abbé; c'est encore une justice à lui rendre. L'art nautique, c'était pour lui du syriaque, du persan, de l’al- gonquin. Il n'écrivait rien, ne s’occupait de rien; il regardait couler le flot. À table, le verre de rhum ne l'effrayait pas plus que la bouteille de bordeaux ; il portait la voile aussi bien que Vial ou Marchais lui-même. Eh bien ! l'abbé de Quélen, homme instruit et tolérant, ecclésiastique sans petitesse et sans préjugés, assez bon vivant au total, quoique vivant fort mal avec nous (médisance à part), était un fort mauvais choix pour notre expédition ; aussi ne tarda-t-il pas à le sentir lui-même, puisqu'il voulut débarquer au Brésil, et qu'il ne retourna à bord qu'après avoir obtenu une chambre moins étouffée que celle qu'on lui avait allouée en partant, et dans laquelle notre pauvre ami avait déjà perdu le tiers de son embonpoint. La messe se disait presque toujours dans la batterie ; un domestique du commandant la servait avec une dévotion exemplaire, et, de temps en temps, recueilli comme un saint apôtre, notre capitaine s'approchait de la table sainte et communiait en compagnie de sa dévote épouse. Hélas ! il m'en coûte de le dire, mais de si nobles modèles ne trouvè- rent point d'imitateurs, et l’abbé de Quélen ne compta à bord de l'Uranie que fort peu de brebis ramenées au bercail, tant les loups faisaient bonne garde. Je vous dirai le baptème du premier ministre d'Ouriouriou, en face de Koïaï. Ce fut une cérémonie un peu grotesque, une sorte de mascarade ; mais enfin nous donnâmes une âme au ciel, et il y a bien des consola- tions dans cette pensée. Telle ne fut pas cependant la première messe dite aux Malouines, sur cette terre de misère et de deuil, où nous laissâmes notre belle corvette incrustée dans les rochers du rivage. Le spectacle fut imposant, Je vous l’atteste, et chacun de nous en gardera longtemps la mémoire. Nous venions d'échapper miraculeusement à une mort presque cer- taine; les débris du navire échoué flottaient çà et là sur la rade; nos malles brisées, quelques voiles, plusieurs centaines de biscuits gisaient sur la plage. Une pluie fine, froide, un sol sans verdure; la crainte du présent, qui se dressait avec toutes ses misères; l'avenir qui s'ouvrait avec toutes ses privations, loin de toute terre hospitalière, sous un ciel rigoureux, à près de quatre mille lieues de sa patrie, oh ! tout cela avait une teinte de tristesse qui aurait brisé des âmes moins éprouvées que les nôtres. Mais tout cela était solennel et lugubre à la fois. L'autel fut dressé au pied d’un monticule de sable ; l'image de la Vierge, les habits du prêtre et les ornements sacrés avaient échappé au naufrage. 28 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. L'abbé de Quélen, pâle, affaibli, se soutenant à peine, sortit d’une tente élevée à la hâte et officia. Tout l'équipage, debout et le front découvert, sejeta bientôt à genoux et recut la bénédiction du ministre de Dieu. Le Te Deum fut chanté après la cérémonie et l’on ne songea aux moyens de relever la corvette qu'a- près avoir remercié le Très-Haut. Quelques instants après, chacun de nous erra çà et là à travers les bruyères, et le résultat de ce premier coup d'œil fut presque le dés- espoir. Je m'étais assis auprès d'une haute dune de sable blanc que le flot battait alors avec nonchalance ; de l’autre côté étaient groupés plusieurs matelots, parmi lesquels je distinguai la voix glapissante de Petit, le timbre sonore de Vial et l'orgue enroué de Marchais. La conversation suivante s'engagea. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 29 — ‘Tout cela est bel et bon, mais il valait mieux, ce me semble, dres- ser les tentes qu'un autel. — Du tout, nous devions d’abord des remerciements à Dieu. —- Le remercierons-nous si nous n'avions pas de quoi déjeuner? — Moi, je n'ai pas faim. — Oui, mais tu auras faim dans une heure, et si nous n'avons pas un brin de viande à mettre sous la dent, qu'est-ce que nous ferons? — Nous entamerons l'abbé, il est gras. — Pas trop; il a diablement maigri depuis le jour du départ. — Ce n’est pas à la manœuvre qu'il a diminué. — Nous aurions dû faire naufrage plus tôt. — Ah bah ! c'est égal, ça fera un bon bifteck ! — Tu vois donc bien qu'un prêtre est bon à quelque chose sur un navire. — Nous n'y sommes plus, imbécile ; nous sommes à terre. — Pauvre corvette ! la voilà sur le flanc ; c’est embêtant tout de même. — Si encore il y avait ici des vignes ! — Dis plutôt s'il y avait du vin ! — Maisrien, rien ! — Tu aurais mieux aimé naufrager près de Cognac, n'est-ce pas. ivrogne ? — Ou à la Jamaïque. — Ou sur les côtes de Bordeaux. — Mais non, c’est dans un chien de pays où tout est mort. — Et où nous mourrons sans doute. — C’est pourtant un brave homme que l'abbé. — Tais-toi donc, il ne sait pas tant seulement, après trois ans de na- vigation, Ce que c'est qu'une drisse. — Ce n’est pas son métier de savoir ça. — C’est le métier de quiconque s’embarque. Et puis, je lui en veux. — Pourquoi donc? — Il devait faire comme nous, ne pas boire, et il a bu du vin en di- sant la messe. — C’est la règle. — Cré mille sabords! pourquoi n'étais-je pas prêtre ce matin ! — C'était si peu. — C'était toujours quelque chose. — Ah ça! dites donc, vous autres, nous voici là comme de bons gar- cons, il faudra manœuvrer maintenant. — Comment l’entends-tu? — Ça ne s'entend que de reste. Quand on est à terre, on n'en fait qu'à sa tête, on est libre. 30 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. — Du tout, on esttoujours matelot. — [n'y a plus de matelot quand il n'y a plus de navire. — Tu as tort; le matelot à terre qui possède son commandant et ses officiers n'a pas le droit de bouger : c’est la règle. — Ta règle n'a pas le sens commun, et si l’on nous embête encore. on verra. — Il y aura du grabuge; je devine ça. — Eh bien! enfants! s’écria la voix rauque, du grabuge! il ne doit pas y en avoir; un jour viendra peut-être où nous serons tous égaux ici ; alors, mais alors seulement, il y aura du grabuge. — Oui, mais quand l'abbé sera avalé, qui donc viendra après lui ! Je n’entendis plus rien ; les matelots se parlèrent à voix basse. Que chacun tire la morale de ce dialogue. Un de nos navires de guerre, battu par les flots, démâté, désemparé, à l’agonie, faisait eau de toutes parts. Le moment fatal approchait ; cha- que minute le voyait se plonger dans l’abîme, etle désespoir se peignait sur tous les visages. Un prêtre passager se trouvait par hasard à bord, un prêtre entendant beaucoup mieux son métier que celui de marin, fort inutile sans doute dans une navigation. Un craquement horrible se fait entendre; l'équipage se regarde de ce dernier regard qui veut dire : Tout est fini ! — À genoux! à genoux! s’écrie le prêtre, homme de Dieu, et priez sainte Barbe de nous venir en aide! Non, debout! debout, matelots! s’écrie le capitaine, homme de mer, et priez sainte pompe au lieu de sainte Barbe! Les pompes jouèrent en effet, les flots furent vaincus, et le navire entra dans le port. Le prêtre chanta un Te Deum au lieu d'un De profun- dis. Si cependant vous voulez absolument sur vos navires un prêtre afin de rappeler une religion sainte à des hommes que les préoceupations de leur état font si souvent oublieux de toute autre chose, eh bien! suivez mon conseil, faites ce que je ferais : j'accepte un aumônier; je lui donne une place dans la batterie, sa ration de biscuit et de viande salée, son petit verre d’eau-de-vie ; je lui donne aussi sa part exacte, ni plus ni moins, de mes fatigues et de mes tribulations, il fera le quart avec moi, avant moi ou après moi; il recevra comme tous, sur ses épaules, les flots de la mer et les ondées du ciel ; il se perchera comme tous à la flêche des mâts ou à l'extrémité des vergues ; en un mot, il sera matelot et prêtre. Eh! eh! ce n’est peut-être pas là une pensée déraisonnable, un prêtre matelot ou un matelot prêtre qui prierait et travaillerait en même temps, quoiqu'on ne puisse guère faire deux outrois choses à la fois. Un prêtre qui pomperail pendant des heures entières, selon les besoins du bord, et qui, après les fatigues, lorsque la mer dévorerait tout, hommes et na- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 31 vire, sortirait encore sa main hors de l'abime pour bénir une dernière fois ses camarades, ses amis, ses frères engloutis comme lui! Que le législateur y songe sérieusement, Un prêtre tel que Vial, Petit, Chau- mont, Barthe ou Marchais serait, je vous assure, chose fort curieuse et fort utile. Que risque-t-on d'essayer? IV EN MER Calme plat. ll y a deux jours à peine, les flots tourbillonnant se ruaient en éclats sur le navire, le lançaient comme une flèche ailée vers l'horizon, l'éle- vaient aux cieux et le faisaient retomber de tout son poids dans l’abime entr'ouvert. Cela était grand et beau, cela était terrible et solennel; le désordre en faisait la magie; mais je n'avais pas assez bien vu, assez ad- miré pour vous dire encore ce que c’est qu’une tempête, ce que c’est qu'un ouragan; le jour n’est pas loin peut-être où je vous en apprendrai davantage. Hier la mer était turbulente, fatiguée, écumeuse, mais on s’aperce- vait que ce n’était point une fureur naissante : au contraire, et l’on pou- vait juger, sans l’avoir longtemps étudiée, que sa colère était une colère épuisée, que ses mugissements étaient le râle d’une brutalité amortie; les vents et la foudre avaient passé par là; l'écho de la tempête reten- tissait toujours, et pourtant ce n'était qu'un écho, c’est-à-dire un ,em- portement sans menaces, une fièvre de mourant, ou plutôt des paroles de pardon. Aujourd'hui le calme est venu, calme profond comme le désert, silen- cieux comme la tombe; plus de gonflements aux flots, plus de brise à l'air, plus de nuages au ciel ; seulement là-bas, là-bas, à l'horizon, des , VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 33 masses noires et fantastiques qu’une main invisible et puissante tient suspendues, prêtes à peser de nouveau sur l'Océan assoupi. Voyez, voyez maintenant ! Un large soleil, déployant toute sa majesté de roi de l'univers, inon- dant l’espace de ses millions de feux croisés et trônant sur l'immensité. Avec l'ouragan, qui avait réveillé toute la nature , les monstrueuses baleines s'étaient montrées à l’air comme pour essayer leur force et leur puissance ; les banes immenses de souffleurs rapides et bruyants comme la tenipête glissaient sur les flots et en quelques instants se portaient d’un horizon à l’autre; les brillantes bonites, les dorades, plus belles en- core, avaient quitté les profondeurs de l'Océan et passaient inquiètes sur le dos des lames tourmentées. Le gigantesque albatros, sombre précur- seur de ces jours de deuil, avait envahi les airs, qu'il fouettait de son aile vigoureuse. Êt maintenant, rien, absolument rien ne se meut, rien ne se montre sur l'Océan assoupi. C’est partout l’immobilité et le silence; la surface des eaux est aussi polie que la glace la plus pure ; le mouton du Cap a gagné les régions orageuses des pôles , les turbulents marsouins ont émigré vers des parages moins silencieux ; l'Océan, l'air et le ciel semblent avoir demandé une trève pour se reposer de lenrs fatigues, et la corvette, au centre du vaste cercle qui l’emprisonne, est clouée et fixée sur sa quille de cuivre comme sur un rocher solide et sous-marin ; ou si un dernier soupir d’agonie de l'Océan, après lequel tout meurt, un de ces soupirs que l’on devine plutôt qu'on ne les sent, dessine un léger dôme sur la surface des eaux, le navire, alors esclave docile de l'impulsion, se penche à tribord, puis à babord, comme le ferait un berceau à la der- nière oscillation donnée par une nourrice attentive et tremblante ; ei puis l’immobilité pèse de tout son poids sur le pont et glace toute espérance dans le cœur. Le soleil a passé dix fois sur nos têtes, et rien n’annonce que la nature veuille se réveiller ; c’est toujours et partout la triste har- monie de la mort, la grave majesté du silence; c’est Dieu qui semble méditer une nouvelle création et vouloir corriger son œuvre imparfaite. La constance du matelot se lasse, ses muscles s’énervent dans cette écra- sanie inaction, à laquelle il ne voit point de limites ; son pied impatient a beau frapper en mesures égales el régulières les bordages du pont at- tristé; il a beau humecter de sa langue à demi séchée le dos de la main qu'il agite à l’air pour chercher à deviner de quel côté soufflera la pre- mière brise, rien ne Jui dit que ses vœux sont près d'être exaucés, rien ne lui dit qu’ils le seront un jour. Dans sa rageuse impatience , il s’em- pare d’un mousse, et armé d’une rude garcette, il fouette le pauvre souf- -fre-douleur du bord, dont le cri aigu doit, selon sa croyance inhumaine, appeler la brise oubliée. Les terribles jurons qui avaient autrefois accompagné la voix de la tourmente, retentissent plus rudes et plus énergiques; c’étaient alors des IL. 5 34 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. élans de colère contre une puissance avec laquelle on pouvait du moins essayer de lutter ; aujourd’hui, ce sont les cris de fureur du lion pris dans des réseaux de fer. L’ennemi est là sous les pieds, sur la tête ; il ne vous touche pas, il ne vous heurte pas; ilest, il vit partout, terrible et puis- sant, et vous ne le voyez nulle part. Comment frapper l'invisible? Comment vaincre ce qui est et ce qui n’est pas ? Si, pour s'attacher encore à une dernière espérance, on livre à elle- même la haute voile du navire afin de s'assurer que dans une zone plus élevée il ne règne pas le même silence, la lourde voile tombe de tout son poids, pèse sur la vergue, vainement tourmentée, et semble un linceul mortuaire jeté sur un cadavre. Vous avez vu le calme du jour; celui de la nuit est plus imposant et plus solennel encore, car ici un contraste de chaque instant vous rappelle que vous seul êtes dans linaction. Canapus et Sirius, ces deux plus écla- tants soleils de lhémisphère austral, dont les blanes rayons nous arri- vent si vifs et si limpides, se lèvent pleins de force; autour de ces ma- gnifiques globes se montrent tour à tour, marchent et s’effacent comme d'humbles tributaires ces légions immenses d'étoiles qui peuplent lim- mensité des cieux, et quand tout se meut là-haut, tout est immobile ici- bas ; quand tout se dresse et monte , s’abaisse et se couche, vous seul, stationnaire dans le monde, vous n’avez point de vie, vous seul êtes mort au centre d'un monde vivant. Cependant l’équipage, affaissé par la lassitude de l’inaction, s’assied sur la drôme et les porte-haubans, les regards tornés vers le point de l’espace d’où est partie la dernière brise. Triste et recueilli, il attend avec la résignation d'un condamné que lheure de sa délivrance arrive. Tout à coup il se lève frappé comme par une commotion électrique : le cou tendu, les yeux d’abord ouverts sans rien voir ; il écoute le silence et regarde marcher limmobilité ; mais il a senti sur son visage un léger et imperceptible frémissement qui lui dit que ses bras vont être occupés etses heures vivifiées.. Ine s’est pas trompé, la surface de l’eau se brise, se ride; ce n’est plus cette nappe immense d'huile dont rien n’altérait la pureté, c'est une ongle qui se meut et chemine ; le léger courant s’élargit dans sa marche , et déjà le navire bruit et frétille ; les voiles déroulées , frôlent avec un doux murmure; les mâts, coquets et élancés, se courbent avec grâce ; un petit sifflement aigu s'échappe de toutes les manœuvres ; le beaupré de la corvette se lève avec majesté, et l'avenir s'ouvre à tous radieux et consolant. De tous les grands phénomènes que la mer offre à l'admiration des hommes intrépides qui osent parcourir les océans, le calme plat est sans contredit le plus menaçant , le plus terrible , le plus dangereux , le plus dévorateur; la vie marche avec la tempête qui mugil; elle s'éteint avec VOYAGE:AUTOUR DU MONDE. 39 le calme qui se tait. L'énergie de votre ennemi vous donne de l'énergie, et l’on ne se redresse qu’auprès de qui essaie de nous courber. Rien n’est mortel comme l'attente et le repos. Maintenant avez-vous une idée d’un calme plat au milieu de l'O- céan ? ILES SANDWICH Le colonel Brack et moi, — Un homme à la mer. — Mort de Cook. Encore une explication indispensable peut-être , quoique j'aie refusé Jusqu'à présent de la croire nécessaire. Il m'a été dit que quelques lec- leurs, irrités sans doute de mes allures de franchise dans le récit de tant de faits où j'ai figuré comme héros où comme spectateur, se sont mali- cieusement demandé s’il était bien probable que j'eusse pu si fidèlement retenir jusqu'à ce jour les minutieux détails qui devraient pourtant cor- roborer à leurs yeux la vérité de mes relations. Du doute à l’inerédulité absolue il n’y à qu’un pas; eh bien ! ce pas, je ne veux point qu'on le fasse, et, puisqu'on exige encore des noms propres, en voici. Au surplus, la chose est assez curiense en elle-même, et cette anecdote n’est pas la moins singulière de mon livre. Eh, bon Dieu ! si je vous disais les mille et mille incidents fantastiques dont ma vie a été traversée, si vous aviez pu me suivre depuis ma sortie du collége jusqu’au moment où j'écris ces lignes , vous vous seriez Con- vaincus, vous dont les jours se succèdent calmes et réguliers, que peu d’existences ont été plus rigoureusement heurtées que la mienne, et que ce que d’autres nomment un accident, un malheur, je l'appelle, moi, une habitude, presque une nécessité. Or, écoutez : VOYAGE AUTOUR DU MONDE, 31 ., Dans une de mes courses aventureuses loin de Rio-faneiro, j'avais pris pour guides deux noirs assez intelligents, mais malheureusement fort poltrons, qu'un ébéniste de la rue Droite m'avait loués moyennant quatre pataques par jour. Tant que nous fûmes dans les environs de la cité royale, les deux coquins se montrèrent dociles à mes ordres et fort disposés à recevoir les corrections que j'étais en droit de leur infliger en raison de leur paresse et de leur mauvais vouloir, qui commençait à pointer ; mais, je l'ai dit, je ne sais point frapper un esclave, par cela seul peut-être que chacun se donne cette liberté et que les lois l'autori- sent. Un obstacle à la résistance, à la bonne heure! un acte d’omnipo- tence contre qui s'incline, cela est lâche et dégradant à la fois. Il y avait trois jours que j'étais en route, tantôt sur un chemin battu, tantôt à travers les bois, les rares plantations, les ruisseaux et les sa- vanes : mes deux guides, dans leur mutinerie, n'étaient plus mes guides, et je voyais bien que je leur rendrais un grand service en rebroussant chemin, car les drôles avaient peur de tout, excepté de me déplaire. Cependant, comme je voulais poursuivre mes investigations et qu'on ne va jamais plus loin que lorsqu'on ne sait où l’on va, j'exprimai haute- ment ma pensée, et je donnai à cet égard des ordres si précis que les deux noirs virent bien qu'il fallait obéir. Pour le coup, je faillis à me repentir de cette témérité, et la nuit du quatrième jour de mon départ je fus contraint de coucher à la belle étoile, dans un hamac attaché à des arbres et suspendu à deux ou trois pieds du sol. Mes deux guides s’endormirent près de moi sans mur- murer, pensant bien que cette leçon donnée à ma persévérance me for- cerait à la retraite dès le lendemain. Je m'étais trop avancé pour re- culer, et, comme ma course jusque-là n'avait que très-peu satisfait ma curiosité, j’allai encore de l'avant tout le jour suivant, en quête ardente de quelque aventure. Rien n’est ridicule comme une entreprise auda- cieuse sans résultat. La nuit arrivait, et, malgré une longue marche sous un soleil fort irritant, je doublai le pas pour arriver à une sorte de clairière où Je comptais trouver un gîte. y parvins en effet, et mes noirs m'indiquè- rent deux espèces de huttes désertes où nous trouverions assez COMme- dément à nous abriter. Après un repas extrêmement frugal, puisque mes provisions se trouvaient presque épuisées, j'allais m'endormir quand un bruit assez intense réveilla mon attention et surtout celle de mes timides compagnons de course. [ls posèrent vivement l'oreille à terre et me firent signe de ne pas bouger. Tout à coup ils se dressèrent, et d’une voix tremblante : « Bouticoudos! Bouticoudos! » me dirent-ils. J'eus peur ; je m'armai de mes pistolets, je sortis de la cabane ayant les noirs sur mes lalons ; je jetai de tous côtés un regard investigateur . le bruit approchait par intervalles. Le mot Bouticoudos, répété de nou- 38 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. veau par les esclaves, me fit tressaillir, Je m'élancai à tout hasard, je tombai, je me relevai, je repris mon élan, je me sentis poursuivi, tra- qué, enveloppe, atteint; je perdis la tête, la raison, loute énergie, et je ue saurais vous dire le chemin que je fis en quelques heures. Croyez- moi, la peur est la plus contagieuse des maladies. Qu’était-ce donc que ce bruit si terrible, si effrayant? Je l'ignore ; peut-être celui d’une chute d'eau, peut-être aussi celui d'un orage qui grondait dans le lointain, et plus probablement encore celui d’un cerveau en délire. Bref, je m'étais sauvé comme si j'eusse été atlaqué par deux jaguars, et le résultat de ma poltronnerie fut la perte de mes plus riches albums, de mes boîtes de papillons et d'insectes, et de quatre ou cinq cahiers de notes auxquelles j'attachais un grand prix. J’arrivai à Rio, puis en France, non consolé, et si j'ai cru jamais à une impossibilité, c’est à celle de retrouver mes chers croquis et mes précieux documents. Eh bien! il y a peu de temps, le brave colonel Brack, aujourd'hui général, alla faire un voyage au Brésil; il pénétra dans l’intérieur de ce vaste empire, il s'enfonca dans les solitudes, et il trouva dans une ca- bane de sauvages des notes et des albums qu'il devina dessinés et écrits par moi, et qu'il me rapporta un cerlain jour, aussi joyeux que je le fus moi-même de rentrer dans mes richesses, que je caressai comme des amis qu'on à pleurés morts. Jai nommé le général Brack : il y a des faits pour la constatation desquels on est bien aise de trouver un appui. C'est là pourtant une de ces demi-aventures qui me sont familières et que j'avais oublié de vous raconter jusqu'à ce jour. Reprenons main- tenant le cours de mon récit. J'ai dit avec quel sentiment de regret je quittai Guham. On se fait de douces habitudes, on contracte de saints engagements qu’on voudrait tenir; un coup de canon retentit, et le devoir élève la voix pour tout dé- truire, pour tout bouleverser. , Nous levämes l'ancre par un temps favorable, et nous vinmes en face d’Agagna descendre le généreux gouverneur des Mariannes, qui avait voulu nous accompagner pendant quelques heures. La brise souffla vigoureuse, la ville s'effaca petit à petit, les élégants cocotiers plongèrent dans les flots, et nous restâmes bientôt en face de nos souvenirs. Tous nos malades avaient repris les forces et la santé, nos vivres étaient frais, et, quoique la traversée dut être longue, les visages s'étaient épa- nouis, Car la lèpre n'avait frappé personne, ce que les habilants du lieu regardèrent sans doute comme un miracle. Rotta, Agrigan, Tinian, Seypan, Aguigan, Anataxan, glissèrent de- vant nous, toutes avec leurs larges cratères béants, et trois jours après, VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 39 loin de toute terre, nous naviguions au sein du vaste océan. Tout à coup : € Un homme à la mer!... un homme à la mer! Parmi les épisodes nombreux et souvent si dramatiques qui font la vie du marin, j'ai oublié de classer celui-ci, assez chaud, assez palpitant d'intérêt, je pense. Quand un navire se brise sur des roches à pic contre lesquelles cada- vre de vaisseau et cadavres d'hommes sont vomis et mutilés; quand un naufrage engloutit tout, corps etbiens, dans un désastre ; lorsque, som- brant en pleine mer, tout disparaît à la surface des eaux... officiers, matelots et passagers trouvent peut-être un sujet de consolation dans cette pensée : Nous mourrons tous, dont vous auriez tort d’accuser l'égoïsme, car vous n’avez pas réfléchi encore. Moi, voyez-vous, j'ai longtemps médité au milieu des périls de toute sorte que j'allais chercher, et j'ai compris qu’un monde bouleversé nous trouverait moins émus qu'une catastrophe particulière, individuelle, isolée. Est-ce une contradiction morale? Eh, bon Dieu! combien n’y en a-t-il pas dans le cœur humain ! Si un homme meurt sur un navire, ilse dit à ses derniers moments : La mer va m'engloutir ; ma tombe sera partout et nulle part; les flots ne gardent point de trace de ce qu'on jette à leur voracité, et, quelques ins- tants après m'avoir livré à eux, on chercherait vainement les restes de celui qui vient de s’éteindre pour toujours ! Eux pourtant, ces froids amis qui passent encore à mes côtés en jetant sur moi un regard peut-être hélas! sans intérêt, ils vont continuer leur course aventureuse, ils vont visiter de nouveaux climats, se promener sous des cieux nouveaux, et puis ils reverront leur patrie, leur famille, ils jouiront de leur gloire, ils seront heureux de leurs peines passées, ils diront à ma vieille mère que je suis mort dans une traversée. Et la vieille mère priera pour son fils, que des milliers de poissons auront dé- chiqueté et dévoré en son cercueil de toile. Mais dans un malheur général l'âme s'agrandit, le cœur se fortifie; les vents, les flots, la foudre, éclatent sur votre tête : vous vous retrempez à leurs fureurs, à leurs menaces ; plusla lutte estardente, plus voustrouvez de forces pour en triompher, etsi, vaincu enfin, vous succombez sous la puissance des éléments coalisés, vous vous dites encore : Rien ne restera de nous ici-bas qu'un souvenir. On ne cherche pas un homme seul qui meurt et qu'on sait bien mort au milieu de tant d’autres hommes vivants, tandis qu'un mondeentier volera à la recherche d’une infortune douteuse. Le plus poignant des désespoirs pour celui qui dit adieu à la vie ne doit pas être de mourir haï, mais bien de mourir oublié. L'oubli, selon moi, est une seconde tombe, plus muette cent fois que celle qu'on nous creuse dans la terre; l'oubli esttoujours un châtiment, la haine peut être une consolation. 40 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Un homme à la mer ! Si la nuit est sombre, si les vents sifflent, si la tempête mugit, l'é- quipage à son poste répète tout bas : Un liomme à la mer ! C'est l'affaire de quelques instants; le navire marche ; on constatera dans le livre de quart, en phrases assez peu correctes, qu'un homme est tombé à l’eau eb que le gros temps n’a pas permis qu'on lui portât secours. Tout est dit, tout est fait. Si la brise est fraîche, il y a émotion, je vous l’atteste, sur les flots et le navire, car le succès est au bout des efforts. Un homme à la mer! Vite, saisis la hache, coupe le filin!... La bouée de sauvetage tombe, se tient debout; l’homme nage, il nage en- core ; il s'encourage dans cette pensée que ses amis ne l’abandonneront pas; il voit le point de repos qui lui est offert ; il va à lui, l’atteint; une lame infernale le lui arrache, il nage toujours, il le saisit enfin, il S'y cramponne, il s'assied là comme sur un siége mouvant ; il s’y tient de- bout, et, se balançant avec lui, il jette un regard effrayé vers le navire qui s'échappe, car, voyez-vous, dès qu’il a pris son élan, un vaisseau bondit avec tant de force que rien ne peut l'arrêter à coup sûr et sans lenteur; le jeu des voiles, si savamment combiné, se fait par des lois conuues et régulières; telle corde ne peut êlre dénouée avant telle autre (et je ne parle point le langage du marin pour être mieux compris de tous) telle voile ne peut être pliée qu'après telle autre, ou tout est com- promis, hommes et bâtiment. C’est une assez lourde maison à faire mou- voir, toute fringante qu’elle paraisse, qu'une corvette à la mer, car elle aussi, il faut qu'elle ait des flancs robustes, des bras robustes, une quille robuste de zinc ou de cuivre. L'homme à la mer remarque pourtant que le sillage se ralentit ; on a masqué partout, on a viré de bord; une embarcation est mise à flot, de hardis gabiers l’'arment avec la ferveur de l'amitié et de l'humanité. Eux aussi courent de grands dangers, eux aussi sont enlevés par la vague écumeuse; mais il y à là-bas un de leurs camarades près de succomber, qui les attend, qui compte sur leur courage, sur leur dévouement. Le vent souffle avec plus de violence; le navire est compromis; la nuit arrive, sombre, menaçante.. N'importe, le patron du canot ne change pas de route ; il mêle sa voix à la voix de la tempête; il appelle, cherche, cherche encore; son œil fouille dans les ténèbres; il voit son ami debout sur la flèche de la bouée. « Là, là, mes braves; il nous a entendus. Nage! nage! brise les avirons; nous y sommes... Scie partout mainte- nant, ou vous le coulez bas! Lof! une amarre! tiens ferme! hisse! hisse donc ! Il est sauvé!... » Mais le navire, où est-il maintenant? L’horizon s’est rétréci, le roule- ment du tonnerre élouffe le bruit du canon qui mugit. Les rafales souf- flent de tous les points de l'horizon et le canot tournoie incessamment VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 41 en dépit de l’homme de barre, qui lutte toujours avec le même calme, :ar c'est son métier, à lui, de ne céder que lorsque les forces manquent au courage. La nuit passe tout entière sur cette lerrible scène, nuit solennelle pour tous, effrayante dans la frèle embarcalion, cruelle sur le navire, où, cramponnés au bastingage, matelots et capitaine promènent leurs regards avides sur chaque lame qui arrive et se brise... Tous se taisent par mo- ments pour mieux entendre, mais les mugissements de la tourmente arrivent seuls jusqu'à eux. — Le voilà! dit une voix consolante. Un morne silence succède à ce cri répété par toutes les bouches ; si- lence religieux, terrible, où le cœur frémit, où les âmes restent absorbées dans une seule et douloureuse pensée. Ce n'était pas lui ! Dans deux jours, demain, aujourd'hui peut-être, le canot, abandonné des hommes et de Dieu, sera le théâtre d'une scène de carnage; ces amis si chauds, si ardents, si dévoués, s'attaqueront avec fureur, se déchire- ront avec les ongles et les dents, boiront le sang l’un de l’autre, et, quand la faim et la soif auront été satisfaites, une nouvelle victime attendra dans d’horribles angoisses que son tour arrive de servir de pâture à un appétit sans cesse renaissant ! Voyez-les maintenant encore tous ces hommes naguère si énergiques ! Les avirons immobiles flottent le long du bord; leurs bras se reposent croisés sur leurs poitrines haletantes, car les menaces de la faim sont déjà un horrible tourment, et pas un cependant n’accuse de son malheur celui qu'ils viennent de sauver : lui, au contraire, sera la dernière victime ! Le désespoir a sa générosité. Le canot monte et descend avec la lame; ces torses marins se balan- cent avec l’'embarcation sans chercher à garder cet instinctif équilibre qui leur indique d'avance le moment où la vague fera donner de la bande à tribord ou à babord : ce sont des corps sans volonté, sans appui, sans vie. Tout à coup une voix indignée s'échappe brûlante comme d'une fournaise : — Eh bien! canaille! notre courage est donc mort, nos forces sont done anéanties? Quoi! pas une espérance! pas un dernier effort pour ramener au navire l’ami que nous sommes venus chercher ! Aux avirons! gabiers, aux avirons! Et si la corvette à foutu le camp, si elle a filé ses càäbles, demain, tous à la fois, nous chavirerons cette coquille et nous boirons dans la grande tasse en nous serrant la main. I vaut mieux boire de l’eau salée que du sang! Aux avirons, gabiers !.… C'est la secousse galvanique qui vient de réveiller un cadavre; les bras robustes se plient et se roidissent en mesures exactes, les flots sifflent, les yeux éteints reprennent leur éclat, les langues disent un de ces chants de matelots qui brüleraient les pages de mon livre si j'osais les Il. 6 F2 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. lui confier, eLil y à encore des regards d'amis qui se croisent, des serre- ments de mains qui s’'encouragent; il y a là encore de nobles matelots prêts à recommencer, si le ciel apaisé daigne leur venir en aide, cette vie de sacrifices et de dévouement qu'ils se sont faite et qu'ils ont ac- ceplée. Mais le jour pointe à l'horizon; la vue se fatigue à traverser l’espace; le vent ne gronde plus avec la même violence. Tout à coup : Navire! na- vire! et la joie est dans toutes les âmes, une de ces joies qui rendent fou, incomprises par le reste des hommes, une de ces joies dont la violence égale presque une lorture. Navire! et de là-bas aussi on a vu sur les flots le canot aventureux qui fait force de rames pour rallier. Deux amis qui courent l’un vers l'autre se sont bientôt rejoints. — En panne maintenant! des amarres à tribord! Ils sont là, ils ac- costent! Ont-ils sauvé Astier, lui qui en a sauvé tant d’autres? Oui... non. si... le voilà! C’est lui qui est àla barre; Lévêque, épuisé, écrasé, lui a livré son poste. — Sont-ils trempés? s’écrie Petit, furieux de n’avoir pas été choisi pour la corvée ou plutôt pour la fête. Quels canards! C’est égal, ce sont de braves gens, ce sont de vrais gabiers. Quel bonheur de se soûler avec des gaillards de ce calibre-là! N'est-ce pas, monsieur Arago? — Tais-toi, bavard! — Tiens, la joie, c’est un carillon; elle à dix langues; elle fait du bruit... Astier nous revient. Les voilà tous à bord! Tous! et les regards ne se reposent que sur un seul. — Allons, allons, il ne va pas mal! dit le docteur; vite pourtant un verre d’eau-de-vie pour lui rendre ses forces. — Cré coquin! s’écrie Petit, si on veut m’én donner autant, je me f.:. à l’eau! Est-il heureux, cet Astier! EL ces matelots sauveurs, ces hommes intrépides qui viennent de lutter avec un courage héroïque, avec un dévouement si admirable contre une mort presque certaine, reprennent, tranquilles et satisfaits, leur train de vie accoutumeé, et la corvette vire de bord, et le livre porte ces mots, élo- quents par leur simplicité : Aujourd'hui... par un gros temps, un homme est tombé à la mer : c’est le gabier Astier, matelot à trente-six. Douze hommes se sont embarqués dans le petit canot, et, après huit heures d’un travail pénible, ils sont parvenus à ramener à bord leur camarade, qui les attendait hissé sur la bouée de sauvetage. — Eh bien! mon brave, dis-je à Astier le soir même de cet événe- ment, à quoi pensais-lu quand tu voyais filer le navire? — D'abord qu'il allait diablement vite. — El ensuite ? _ — VOYAGE AUTOUR DU MONDE, — Que la manœuvre se faisait bien mollement. — Et encore? — Je pensais que vous deviez être tous ici bigrement en peine de moi. — C'est vrai! Sais-tu que c'est beau cela? — Je ne sais pas si c'est beau; mais cela est. — Pensais-tu que l’on püt te sauver? — Guère ; mais quand on a des amis comme Barthe, Vial, Lévèque, Chaumont, Troubat, Marchais et Peut, on espère toujours. — Je n'y étais pas, mille pipes! dit ce dernier, qui nous écoutail : mais si tu ne m'avais pas nommé, je t'allais démolir. Monsieur Arago, nous permettez-vous de boire à votre santé? — Je ne t'en empêche pas. — Dans quelle case votre eau-de-vie ? — Drôle! je ne t'ai pas dit. — Ça va sans dire! comment pouvons-nous trinquer sans ça? Dans quelle case? — Tiens, à côté de mon cadre. .— Oh! suffit, je la sais par cœur; il y en a une entamée dans le coin, à gauche. Merci, monsieur. Le soir, Petit était soûl comme une grive; Astier, qui portait mieux la voile, résista au choc, et le lendemain on ne parlait plus à bord de l’é- vénement de la veille. Parmi les distractions de l'homme de mer, j'avais oublié celle-ci : vous conviendrez qu'elle valait bien la peine qu'on en dit quelque chose. Je ne sais pas où l’on trouverait un sujet de drame plus terrible et plus dévorant. Cependant le point nous plaçait à peu de distance de la principale des Sandwich, et si les courants ne nous avaient pas drossés, nous devions bientôt voir à l'horizon cette pointe tachée de sang où Cook parla pour la dernière fois à ses intrépides matelots. L’œil à l'horizon, chacun de nous cherchait la nouvelle relâche à travers les nuages, et rien ne se mon- trait encore. — Terre ! crie enfin la vigie, terre devant nous! Voici des hommes nouveaux, de nouvelles mœurs, une nature nou- velle ; pour qui aime les contrastes, les voyages sur mer ont un attrail indicible, un seul pas lui montre les extrêmes. La corvette avancçait avec majesté, et en quelques heures nous nous vimes contraints de faire petites voiles; mais la côte, que nous nous at- tendions à voir d’une hauteur immense, se dessina humble et chétive, partout fatiguée, osseuse, bizarre, sillonnée par de profonds ravins et déchirée par de larges criques où le flot s'engouffrait avec violence. Mais les nuages se dissipèrent enfin, et au-dessus d'eux, au-dessus même des veiges élernelles, dans les régions équinoxiales, se dressérent Lrois têtes 44 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. gigantesques dont nos regards avides ne pouvaient se détacher, Oh ! cela était imposant et sublime, cela nous reportait vers le passé, car le tableau si bien décrit par Cook réveillait tous nos souvenirs. Écoutez ce passé. Un jour, au lever du soleil, par un temps superbe, deux navires dans la belle rade de Karakakooah, étaient mouillés à peu de distance l’un de l’autre; les trois immenses cônes de lave formant l’île d'Owhyée, l’écra- sant de leurs larges pieds et la dominant de leurs têtes violâtres au-dessus des plus hauts nuages, reflétaient les obliques rayons qui doraient leurs flancs écrasés par le bitume. Le Mowna-Laé s'élargissait comme pour ne rien perdre de la scène lugubre qui allait se passer au milieu de la baie silencieuse; le Mowvna-Roah allongeait ses épaules anguleuses au-dessus de son frère, et le Mowna-Kak, l'aîné des trois, planait sur eux de toute sa tête chauve, dont l'ombre gigantesque se projetait jusqu’à l'horizon. Sur le rivage, c'était une terre labourée, fouillée, en désordre; on eût deviné qu'un combat sanglant y avait eu lieu la veille, car on voyait encore çà et là des débris de vêtements européens, des sagaies brisées, des casse-tête fendus, des lambeaux de manteaux de plumes et de cas- ques à demi enfouis dans le sable. Les cocotiers de la plage étaient riants et se pavanaient dans leur majesté puissante ; les bananiers étalaient à l'œil leurs fruits suaves, onctueux; les palma-christi élégants, plantés en allées serrées, voyaient, sous leurs feuilles dentelées, des hommes, des femmes, des enfants passer et repasser, se presser la main, se dire tout bas quelques mots à oreille, et piétiner, et danser, et jeter un regard avide vers la mer, où tout était immobile. À terre, on eût dit une fête avec ses joies; sur les flots, on eût dit un deuil à briser l’âme. C'est que cela était ainsi; le voyageur ne se serait pas trompé dansses conjectures. Mais pourquoi ces choses et non pas d’autres? — Pourquoi, dites-vous? C’est qu'il y avait là, sur une pointe de rocher S'avançant dans la rade, une large tache de sang. C’est que le plus hardi navigateur du monde, le plus brave, le plus vrai, le plus entreprenant, était tombé là, percé par un poignard de bois durci au feu, au moment où il disait àses officiers et à ses matelots de ne pas faire feu sur les insulaires. C’est que Cook était mort là, mort après avoir donné vingt mondes nouveaux au monde connu, et que ses débris mutilés, ceux qu'avait épargnés la dent des Sandwichiens, allaient être rendus à King, son successeur, et que la rade de Karakakooah se Laisait pour mieux entendre le dernier adieu que le compagnon du grand homme allait lui adresser. Un cercueil de fer est à sur le pont du navire où le pavillon britan- nique déploie à l'air son orgueilleux léopard. L’équipage, debout, le cœur serré, oppressé, les veux remplis de larmes, la tête nue et courbée, altend le triste signal. Les vergues sont mises en pantenne, partout le - VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 45 désordre, ce désordre qui dit le deuil et le découragement. Tout à coup le bronze tonne à tribord et à bäbord; les coups partent à distances égales; l’île d'Owhyée s’en émeut; les naturels se sauvent dans l’inté- rieur desterres comme si l'heure de la vengeance était sonnée pour eux. Silence maintenant. Écoutez, écoutez : un bruissement a lieu : la mer s'ouvre et se referme ; elle a reçu dans son sein, et pour l'éternité, l’im- mortel pilote qui l'avait soumise pendant tant d'années, celui qui l'avait si bien étudiée, si bien comprise qu'elle n'avait plus rien à lui cacher du secret de ses calmes et de ses fureurs. Les restes sanglants de Cook sont là, au fond de la rade de Karaka- kooah, mais sa gloire est partout, mais son nom vénéré est répété d’é- cho en écho dans toutes les parties du monde. VI ILES SANDWICH . Kookini. — Baie de Kayakakoonh. — Kaïrooah. — Visite à la pointe où Cook a été tué, L'histoire des voyages et avec elle toutes les histoires disent que Cook a découvert les îles Sandwich, qu’il dota du nom d’un grand ministre. Eh bien! toutes les histoires ont menti, ou du moins toutes sont dans l'erreur, et il demeure avéré que c’est l'Espagnol Gaëtano qui le pre- mier à découvert ce magnifique archipel agité par tant de commotions terrestres. Les pirates infestaient les côtes ouest de l'Amérique; des combats heu- reux ou une longue et périlleuse navigation par le cap Horn pouvaient seuls leur fournir les moyens de ravitailler leurs navires appauvris par de pénibles croisières. Gaëtano leur fit une chasse à outrance, et dans une de ses courses chaleureuses vers l’ouest il vit à l'horizon un point noir qu'il prit d’abord pour un vaisseau ennemi, et il mit bravement le cap dessus. C'était Owhyée. De retour à Lima, il écrivit à Charles-Quint, et, lui faisant part de son heureuse découverte, il demanda la permission d’en diminuer la position sur sa carte d’une dizaine de degrés, afin de ne pas la signaler aux écumeurs de mer, ce à quoi le monarque consentit par des raisons politiques dont on comprend la sagesse. Aïnsi Gaëlano placa la princi- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 47 pale des Sandwich par 9 et 119, au lieu de la placer par 19 et 210, es. pérant par là mettre en accord sa gloire et les intérêts compromis de l'Espagne. Au surplus, tant pis pour qui a le triste courage de se résoudre à ca- cher un succès ; un autre vient plus tard qui se l’approprie en le publiant, etquoique les cercles de fer que le grand capitaine Cook trouva à Owhvée et la crainte que les insulaires témoignaient à l’aspect seul des armes à feu plaidassent la cause de Gaëtano, l'histoire des voyages est sage de désigner Cook comme le {rouveur de ce groupe d'îles de lave, destinées à être un jour d’une grande importance dans les relations commerciales de l'Europe avec les Indes-Orientales. Quant à nous, dès que le vent nous eut accompagnés jusqu'à une lieue et demie de la côte, nous la lon- geâmes sous peu de voiles et cherchâmes la rade de Karakakooah, où nous voulions laisser tomber l'ancre. Pendant toute la journée nous tournèmes la base gigantesque du Mowna-Laé sans que la montagne changeât sensiblement de forme, tant le cône est régulier. Nu au sommet, nu sur les flancs, à peine son pied présente-t-il à l’œil quelques touffes de palmistes sous lesquels le flot vient expirer. Le matin du deuxième jour, nous nous trouvâmes en face d’un petit village composé d’une vingtaine de huttes, d'où se déta- cha une pirogue pagayée par deux hommes qui mirent le cap sur nous. A peine arrivés à portée de la voix, ils s’arrêtèrent pour nous adresser quelques paroles auxquelles nous répondimes à l’aide d’un vocabulaire anglais, mais nous ne pümes parvenir à leur faire comprendre que nous cherchions la rade de Karakakooah. Un autre petit village nommé Kaïah, situé au fond d’un ravin, se montra bientôt, et de là encore cinglèrent vers nous deux nouvelles pirogues portant une douzaine de naturels à la mine farouche, à la voix éclatante, qui, malgré nos signes d'amitié, refusèrent de monter à bord. — Est-ce que ces marsouins ont peur d’être mangés? disait Petit à ses camarades. Je suis sûr qu'ils sont coriaces comme des veaux marins. Tenez, en voici un qui vient à la nage. Cré coquin ! comme il coupe ! ce n'est pas un homme, c’est impossible! il file six nœuds, le marsouin ! ca me rapatrie avec lui. En effet, un Sandwichien s'était jeté à l’eau, et, plus courageux que les autres, il nous aborda pour nous demander sans doute si nous vou- lions être pilotés jusqu’au mouillage; mais comme dans le lointain on découvrait, à l’aide des longues-vues, des bâtisses et une anse bien abri- tée, nous laissèmes là l’audacieux nageur, qui regagna sa pirogue, et nous cinglâmes vers Kayakakooah sans nous douter que Karakakooah était déjà derrière nous. Mais le calme nous surprit en route ; nous passâmes la nuit en face d'un village nommé Krayes, bâti sur un rocher à pic et de peu d’éléva- 48 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. lion où la mer battait avec violence. Des feux allumés sur toutes les parties de la côte nous disaient que là aussi étaient des êtres vivants; mais leur existence devait s’y traîner bien souffreteuse et bien misérable, car la lave ne donnait prise à aucune couche de verdure, car tout était mort sur le penchant du cône, dans les flancs duquel bout le bitume en combustion. Au lever du soleil, un grand nombre de pirogues à un seul balancier entourèrent la corvette ; de chacune d’elles des femmes de tout âge, de toute corpulence, nous demandaient à grands cris la permission de mon- ter à bord, et il n’était pas difficile de deviner ce qu’on voulait nous offrir en échange de nos bagatelles,. Chez ce peuple, hélas! les mots civilisation et pudeur n’avaient aucun sens, et nos refus peu méritoires leur donnaient sans doute une triste opinion de nos mœurs et de nos habitudes. Au surplus, il est juste d’a- jouter que presque toutes ces femmes nues et onctueuses étaient d’uné laideur vraiment repoussante. A six heures, une grande pirogue à double balancier porta à bord le chef d’un village plus étendu que les autres; il entra chez le comman- dant et laissa sa femme sur le pont et à la merci des plus téméraires de nos matelots ; nul ne voulut profiter de l’occasion, et peu s’en fallut, en revenant près de nous, que son mari ne la frappât, en raison du peu de succès qu'’avaient obtenu ses charmes. Deux hommes qui l'avaient es- cortée dansèrent ou plutôt trépignèrent avec une sorte de mouvements convulsifs, accompagnés d’un chant guttural extrêmement désagréable: et comme la brise commençait à souffler, le pont fut bientôt déblayé de ces importuns visiteurs. Quelques heures après, nous laissämes tomber l'ancre dans la rade de Kayakakooah, et chacun de nous, selon ses tra- vaux, se prépara à de nouvelles excursions. Quelque chose qui ressemble assez passablement à une sorte de ville bâtie en amphithéâtre était là devant nous, à deux encâblures de la cor- vette, et à peine notre présence fut-elle signalée à ses habitants réveillés que de toutes les parties de la côte s’élancèrent un nombre prodigieux de belles et grandes pirogues à un ou deux balanciers, les unes pagayées par des hommes, la majeure partie par de jeunes filles à demi couvertes de pagnes soyeux, sollicitant avec mille grimaces et mille prières la permission de monter à bord. Ceci pourtant est une capitale nommée Kayerooah, et c’est de là sans nul doute que sont parties les mœurs des villages devant lesquels nous avions passé depuis deux jours. Serait-il donc vrai que toute agglomération fût corruptrice? Assis au porte-haubans de la corvette, mon calepin sur mes genoux et mon crayon à la main, s’il m'arrivait de jeter un regard de convoitise sur une jolie visiteuse et de la prier de rester immobile afin de la des- siner, elk me donnait à entendre que près de moi la chose serait facile à VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 4) exécuter, et qu'elle ferait alors gratis ce que de la pirogue elle ne voulait faire que pour un cadeau. Nous avions cru la civilisation plus avancée aux Sandwich, et nous étions en droit de penser que les Anglais, qui y possèdent plusieurs comptoirs, auraient dû corriger chez ce peuple si bon, si confiant, cette effronterie de libertinage qui a toujours quelque chose de révoltant et de triste à la fois. Au milieu de ces pirogues si élégantes et manœuvrées avec une grâce extrême, se montraient parfois des femmes couchées ou plutôt assises sur une planche polie nommée paba, taillée en forme de requin. Dès A \ N\ \\ qu'elles veulent avancer, elles s'étendent sur le ventre, et les mains leur servent de rames, en sorte que la moitié du corps est hors de l’eau. Si elles veulent faire une halte, elles se redressent, s’asseyent, et sont mollement balancées au gré de la houle. Je vous assure que tout cela est fort curieux à voir et à étudier. Pour essayer leur légèreté à la nage, pour bien apprécier ce qu'on nous avait dit de l’admirable adresse des Sandwichiennes au fond des eaux, nous leur montrions souvent une médaille ou des sous attachés à l’aide d’une jarretière jou au bout d'un ruban, promettant le tout à qui s’en emparerait; nous les jetions d'un bras vigoureux le long du bord; tout à coup une douzaine de corps s'élancaient, disparaissaient et reve- naient bientôt, escortant la plus habile ou la plus adroite plongeuse, il. 7 90 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. qui nous montrait notre cadeau dun air lriomphateur, Nous ne nous lassions pas de ce spectable si intéressant et si nouveau pour nous. A neuf heures, une grande pirogue plus élégante que les autres et montée par douze rameurs conduisit à bord le chef de la ville. Sa taille était de six pieds trois pouces français, sa figure belle et douce, sa poi- trine large, sa coiffure élégante, son sourire enfantin. Il était à moitié couvert d'un manteau qui nous permettait de prendre une juste propor- tion de toutes les parties de son corps, et il est rare de voir des hommes mieux constitués que ce chef sandwichien. Du reste, la manière décente dont il se présenta; son langage (et il parlait très-purement l'anglais); le choix de ses expressions; un enfant qui, armé d’un gracieux éven- tail, éloignait les insectes de sa personne; cet officier assez bien vêtu qui lui servait d’escorte; l'empressement marqué que mirent les pirogues qui nous entouraient à lui ouvrir passage; l'élégance, la propreté et la grandeur de son embarcation, tout nous convainquit bientôt que nous avions affaire à un personnage d'importance. Nous sûmes, en effet, quelques instants après, que c'était le beau-frère du roi, qu'il s’ap- pelait Kookini, ‘que les Anglais lui avaient donné le nom de John Adams, qu’il était gouverneur de Kayerooah et de toute cette partie de la côte, et le seul chef supérieur qui n’eût pas accompagné Ouriouriou à Toïaï. Dans la crainte de ne plus en trouver l’occasion, on voulut essayer sa force au dynanomètre ; il s’y prêta de bonne grâce, et il fit marcher l’ai- guille jusqu’à 93 + point où personne, depuis notre départ, n’avait en- core atteint; sa vigueur reinale ne se trouva pas en proportion avec celle des mains. Kookini promit au commandant un emplacement propre à établir son observatoire; il l’assura que le lieu où il ferait ses opérations serait {abou (sacré) pour tous les habitants; mais il le prévint qu'avant de livrer les vivres dont nous avions besoin, il était indispensable qu'il en donnât avis au roi, Ce qui nécessitait un délai de trois ou quatre jours. Il Pas- sura néanmoins qu'on pourrait, avec des objets d'échange ou des pias- tres, se procurer à terre quelques provisions; mais que pour de l’eau, elle était très-difficile à faire, parce qu'il n’y en avait pas de douce dans les environs et que les naturels n’en buvaient que de saumâtre. Il ajouta que, si nous m’étions pas dans l'intention de changer de mouillage, il s'emploierait de son mieux pour nous faire obtenir tout ce qui nous se- rait nécessaire. Satisfait de ses offres obligeantes, on se disposa à transporter les in- struments à Lerre. — Cré coquin! me dit Petit en voyant descendre Kookini, le navire se déleste; à la bonne heure, des matelots de cette façon, ça vous pren- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 51 drait du pont même un ris à la grand’'voile; quelle compagnie de volti- seurs, deux ou trois cents drôles ainsi tailles ! SM UE M mn *, HN Ma \\\LE à 5 D à NH \\ Qu \ | AAA EEE EE . . ARE te AN j) (ll \ \ \ | Ru EN À Ÿ \\\\ \\\ A \ AN \N \ K\ \\ \ A \\ AAA SU \\ — Tu n'as pas osé lui rire au nez, comme au monarque guébéen. — Je n'aurais pu, tout au plus, lui rire qu'aux genoux. — C'est-à-dire qu'il La fait peur. — Peur, lui! Eh bien! je vous jure qu'il me paiera ce que vous venez de me réciter ici. — C’est une plaisanterie de ma part; je te connais, je sais que ti n’as peur de personne. — Pas plus de lui que de cinquante autres comme lui. Dites-moi, mon- sieur Arago, est-ce vrai qu'il est gouverneur de la ville? — C'est vrai, et il nous a promis des vivres. — Oui? C’est un brave. A-il promis aussi de l’eau-de-vie? — Oui, aussi. — C’est un César. Est-ce de l’eau-de-vie de Cognac ? — Pas tout à fat: on l'appelle ici de l'ava. DD SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. — Ah bah! — Ava. — J'ai compris. Cela soûle-t il? — Beaucoup plus que le cognac. — Alors, vivent l’ava et le noble gouverneur Coquini ! La rade de Kayakakooah est grande et sûre; les hautes montagnes quila défendent des vents les plus constants; la pointe Kowrowa, où périt Cook, située au nord, et celle de Karaah au sud, empêchent que la mer y soit jamais bien haute. La place est belle; quelques édifices et deux chaussées très-avancées offrent un sûr abri aux embarcations. La ville de Kayerooah est d’une étendue considérable, mais les mai- sons, ou plutôt les huttes, sont si éloignées les unes des autres, prin- cipalement sur le penchant de la colline, qu’on ne peut guère les ratta- cher au quartier de la plaine, où du moins de petits sentiers battus figu- rent convenablement des rues et des passages. Plusieurs maisons sont construites en pierres cimentées ; les autres sont faites de petites plan- ches, de nattes ou de feuilles de palmistes très-bien liées entre elles et impénétrables à la pluie et au vent. La plus grande partie des toits est recouverte de goëmon, ce qui leur donne une solidité merveilleuse ; quelques solives bien ajustées et assujetties par des ligatures de cordes de bananier leur assurent une durée considérable, et depuis que nous fréquentons des pays à demi sauvages, les cabanes d'Owyée me parais- sent les meilleures. Elles n’ont presque toutes qu’un seul appartement orné de nattes, de calebasses et de quelques étoffes du pays. Là couchent pêle-mêle, père, mère, filles, garçons, quelquefois même les chiens et les porcs. Vus de la rade, deux ou trois édifices ont quelque apparence et font regretter de les trouver pour ainsi dire isolés au milieu des ruines. Le plus considérable est un magasin qui se détache en blanc sur toutes les autres cabanes. I appartient au roi, qui en fait son garde-meuble, mais sans oser lui confier ses trésors, enfouis dans un souterrain. L'autre édifice est un morai situé à l'extrémité d’une chaussée s’avançant dans la rade; le troisième est une maison appartenant à un des principaux chefs de Riouriou, lequel, avant de quitter la ville, a eu l’adresse de la faire tabouer afin d’en éloigner les curieux et les voleurs. On me donna à entendre que celui qui chercherait à y pénétrer serait à l'instant mis à mort, et que le maître de la maison était un homme très-cruel et très- puissant. Le quartier nord de la ville peut avoir une centaine de caba- nes, dont la plupart n’ont pas plus de trois à quatre pieds de hauteur sur six de longueur. Les portes sont si basses qu’on ne peut guère y pé- nétrer que ventre à terre, et l’on respire dans ces cloaques infects un air ‘apable de renverser ceux qui n’y sont pas habitués. Vous connaissez mon habitude de chaque relâche ; ce que j'aime à VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 59 voir d’abord, c’est ce que je crains de ne voir qu'une fois, c’est surtout ce que la foule dédaigne. Cook tomba entre Kayakakooah et Karaka- kooah. J'irai m'agenouiller sur la place fatale, non pas demain, mais aujourd’hui, mais une heure après avoir mis pied à terre. Quelques mots de renseignement me suffirent; mes provisions ne furent pas lourdes; on ne meurt pas de faim dans ce pays. Je pris mes calepins, je dis adieu à mes amis, et me voilà en route. J’avais fait quelques pas à peine lorsque je me sentis frapper sur l’épaule. — Pardon de la liberté, me dit Petit, c'est moi. — Que veux-tu ? À — Vous accompagner ; j'ai entendu dire que vous alliez par là-bas sa- luer quelque chose, et je m’embête à bord. — Eh bien ! reste à terre si tu en as la permission et laisse-moi tran- quille. Je vais faire un pèlerinage; cette course est un pieux devoir pour quiconque a l’occasion de le remplir, et l’on ne va là ni pour rire ni pour se griser. — Je vous jure de ne pas me griser et de ne pas rire; tenez, je serai triste comme si j'avais perdu Marchais, comme si vous aviez été démâté d’un bras. Est-ce que vous n’avez pas été content de moi dans ce village de galeux, aux Mariannes”? — Si, mais il faut. — C'est dit, je vous accompagne. — Je ne t'ai rien promis, et pour. — Suffit, je savais bien que vous accorderiez ; vous n'êtes pas si bête de laisser Petit ici tout seul : il ferait quelque sottise. Comment donc s'appelle celui que nous allons pleurer? — Cook. — Il paraît que c'était le Coq des marins de son temps. Et ces fahi- chiens l'ont tué... Et vous défendez qu’on les saborde ! Ça n’a pas le sens commun; vous vous détériorez, monsieur Arago. Le premier qui nous regarde un tant seulement du coin de l'œil, d'un seul geste de ma main droite jele fais virer de bord lof pour lof. — Point ; tu ne seras jamais qu’un querelleur, un vaurien. — On dit que c’est mal de changer, je mourrai comme ça. Et tout en causant, nous avancions le long de la plage sans galets. Un petit bourg nommé Kakooah s’offrit bientôt à nous ; nous y entrâmes Petit et moi, et la première parole que prononça mon matelot à un in- sulaire surpris et presque effrayé de notre présence fut ava. — Aroué, répondit le Sandwichien, aroué (non, je n’en ai pas). — Parole d'honneur ! dit Petit, ils sont tous à rouer, ils n’ont que ça à vous jeter à la face. — Tais-toi et viens; tu es un ivrogne! — lvrogne ! le moyen de l'être quand on n’a rien à boire ! 54 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Mais bientôt, appelés par un cri de linsulaire à qui nous venions de parler, une vingtaine d’autres sortirent des huttes et nous entourè- rent avec une curiosité ou plutôt une importunité qui devenait extré- mement incommode. Les jeunes filles surtout étaient si pressantes que nous ne pümes nous en débarrasser qu’à force de grains de verres, de bijoux de laiton et de petits miroirs. Pour un mouchoir nous aurions con- quis tout le village. Ainsi que les femmes de Kayakakooah, celles-ci étaient lestes et bien taillées, et offraient plus que dans la capitale un caractère de virilité qui faisait plaisir à voir. Plus nous avancions, plus le sol se dessinait âpre etrocailleux ; nulle part un chemin tracé; par ci, par là, quelques touffes de papyrus donnaient un peu d’ombrage au piéton, mais le reste du sol était d’une aridité d'autant plus rigide que pas un ruisseau descendant des montagnes ne jetait la vie aux racines du plus petit arbuste. Bientôt un village nouveau, plus gai que le premier, s’offrit à nous au détour d’un immense quartier de lave vomie du Mowna-Laé. Petit prononça encore en entrant son mot favori 4va; une jeunèé et fort agréa- ble fille lui fit signe d'attendre et lui en apporta quelques gorgées dans un vase de Coco. — Petit, lui dis-je d’un ton sévère, si tu bois, je t'abandonne ici, je te le jure. — Mais ca n’est point possible, mon gosier est brûlant, j'ai besoin de me rafraichir. — On ne se rafraichit pas avec du feu. Jette cette liqueur. — Ne pas la boire, c’est tout ce que je peux vous accorder. Mais la jeter, c’est comme si vous m'ordonniez de battre mon père ou de vous f....une gifile. Petit rendit le vase à la jeune fille en grommelant, et je fis accepter à la complaisante Sandwichienne, sans rien lui demander en retour, une jarretière rouge à laquelle elle parut attacher un grand prix. Nous allions franchir les dernières maisons du village, escortés et presque menacés par les femmes, indignées de notre chasteté, lorsque des cris sauvages échappés d’une hutte appelèrent notre attention. — On écorche quelqu'un là-bas, me dit Petit en portant la main à la poignée de son briquet; ces gredins-là n’en font pas d’autres. Voulez- vous que nous allions fouiller? — Attends, peut-être le bruit va cesser. — Mais non, vous voyez qu'il redouble. On rit iei comme on pleure chez nous; ilest possible que ces hurlements soient les romances de l'endroit. — Suis-moi; mais surtout de la prudence ; nous ne sommes pas en sûreté ici, et tu sais que, pour la vengeance, les Sandwichiens n’y vont pas de main morte. — En tous cas, s’ils osent nous attaquer, nous leur prouverons que VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 99 nous ne sommes pas des coqs aussi faciles à plumer que celui dont vous m'avez parlé en partant. " Nous nous acheminâmes vers la cabane où retentissaient plus écla- tants que jamais les cris frénétiques, et nous y vimes, étendue sur une belle natte, la tête appuyée sur un oreiller chinois fort dur et recouvert d’une toile cirée très-joliment bariolée, une femme dans les douleurs de l'enfantement. Autour d’elle une douzaine d’autres femmes de tout âge, accroupies, lui tenaient les pieds, les mains, la tête, et braillaient à réveiller les morts et à tuer les vivants. De temps en temps, une seule, haletante, récitant à voix basse certaines paroles fort rapides, se jetait pour ainsi dire sur la pauvre souffrante, lui faisait respirer des grenades, lui mouillait la figure avec un linge trempé dans de l’eau jaunâtre, et massait les membres endoloris de l’infortunée avec une violence telle que toute douleur devait être affaiblie à côté de celle que faisaient naître ses doigts nerveux. À notre aspect, il y eut un moment de silence, inter- rompu bientôl par de nouveaux cris auxquels on nous pria de nous joindre ; puis toutes les femmes se levèrent, hormis les quatre qui te- naient captifs les pieds, les mains et la Lête, et la horde écumeuse se mit à danser en rond comme si elle assistait à une orgie. Il n’y eut pas moyen de l'échapper, nous nous vimes contraints, Petit et moi, de nous mettre de la partie, et mon drôle de matelot y allait de si bon cœur qu'il faisait à lui seul plus de tapage que quatre des plus robustes garde-malades. Un quart d'heure après notre entrée dans cette cabane, Owhyée comptait un citoyen de plus. On porta la petite créature sur le bord de la mer, et quand nous eûmes distribué quelques verroteries à ces bacchantes en sueur, nous conti- nuâmes notre route vers la pointe sacrée. Nul incident remarquable ne vint nous distraire de la triste mono- tonie du paysage, et quoique nous eussions franchi plusieurs ravins assez profonds, nous ne vimes pas la plus petite trace d’un courant d’eau douce. Cela est triste et lugubre. Enfin nous arrivämes à Kowrowa, que deux naturels, assis dans une pirogue, nous indiquèrent du doigt, comme s'ils eussent compris le mo- tif de notre voyage. La rade de Karakakooah' se déploya devant nous; je me plaçai le front découvert sur le roc poli où je supposais que le noble capitaine avait été frappé mortellement, et je me reportai avec douleur vers ce jour funeste où était tombé le plus grand homme de mer dont l'Angleterre puisse s’enorgueillir. — Tenez, me dit Petit, à qui je ne songeais plus, plantez à côté ce jeune bananier que je viens d’arracher de là-bas; ces satanés habits rouges ne lui ont pas fichu seulement une petite pierre ou une croix avec son nom; soyons plus justes qu'eux, et que ça lui porte bonheur. 56 SOUVENIRS D UN AVEUGLE. Ainsi fimes-nous. Je dessinai la place fatale, le fond de la rade de Ka- rakakooah, où l’on découvre une assez belle végétation et un large ri- deau de cocotiers sous lesquels sont bâties un grand nombre de huttes, et nous revinmes sur noS pas, mornes et silencieux. Cependant la nuit nous gagnait de vitesse ; nous couchâmes dans un des villages où nous étions déjà connus et où l’on nous attendait; nous distribuâmes aux importunes femmes toutes les bagatelles dont nous nous étions munis prudemment, et, grâce sans doute à notre générosité, nous ne fûmes nullement inquiétés par ces sortes de mendiantes, qui veulent bien qu'on leur donne, mais qui, par compensation, vous of- frent aussi quelque chose. L'égoïsme n'est pas dans la nature des Sand- wichiennes. VII ILES SANDWICH John Adams. — Moral. — Mœurs. — Supplice. Sir Adams m'attendait dans sa demeure, car, s'étant aperçu à bord que je dessinais, il me pria de faire son portrait, ce à quoi j'avais consenti. Sa case, beaucoup plus aérée que celles que j'avais déjà visitées, était meublée avec goût. I y avait là un lit élégant, mais sans matelas ; deux chaises d’osier fort propres, une table en acajou, un grand nombre de belles nattes, plusieurs oreillers indiens, bariolés d'une façon très-origi- nale. Sur les murs on voyait quelques trophées d'armes, que je convoi- tais du regard, et, dans un mauvais cadre, la figure du grand Tamaha- mah, peinte par je ne sais quel vitrier voyageur. Kookini, me voyant entrer, se leva et me tendit la main; puis je m’assis sur une patte de manille, et à peine me fus-je installé que deux femmes d’une vingtaine d'années vinrent à moi, me couchèrent, appuyèrent doucement ma tête sur un des plus riches oreillers, et se mirent à me masser avec des cris et une force telle que j'en étais tout brisé. Je demandai grâce pour une politesse si exquise et si délicate, et je remerciai mes deux vigoureuses antagonistes en leur faisant ac- cepter un petit miroir et des ciseaux , faibles présents qu’elles accep- tèrent avec une vive reconnaissance, puisqu'elles me proposèrent de recommencer sur-le-champ l’opération que je les avais priées d'inter- rompre. IL. GE 58 SOUVENIRS D UN AVEUGLE. Quant à Kookini, dès que j’eus achevé son croquis, sur lequel il appuya un fort gros baiser, il me donna à goûter d’un excellent vin de Madère, versé dans des verres en cristal, et m'invita à dîner pour le lendemain. Puis, m'offrant un oreiller, une natte et une de ces belles armes suspen- dues aux parois de sa case, il me demanda si j'étais content de lui et si je lui ferais l'honneur de nouvelles visites. Je lui répondis que je ne passe- rais pas un jour à Kaïrooah sans venir le voir, el nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde. En sortant, je vis couchées sur des nattes et enveloppées dans une im- mense quantité d’étoffes de papyrus, les deux épouses de Kookini. Figu- rez-vous des êtres monstrueux, des phoques, des hippopotames. Ces masses énormes constituent ici la véritable beauté ; on n’y est réellement considéré qu’en raison du volume, et toute svelte et fringante Pari- sienne y serait traitée avec mépris. Au surplus , ces colosses informes avaient un caractère de physionomie plein de douceur et de bonté; leurs pieds et leurs mains étaient d’une délicatesse merveilleuse ; les dessins qui ornaient leurs joues, leurs épaules et leurs jambes d’élé- phant, étaient faits avec un art infini, et l’une d'elles était même tatouée sur la langue. Mais patience ; ces deux Vénus de Kookini ne sont que de petites miniatures; d’autres ravissantes merveilles m'attendaient à Koïaï. Il n’y a pas de hutte à Kaïrooah où, quand vous vous présentez, on ne vous propose de vous masser comme première cérémonie de réception. Cela fait , il y a honte et péril à rester auprès des femmes qui les ha- bitent, perpétuellement étendues sur des nattes plus où moins bien tressées , et rien n'indique que la morale et la civilisation soient près de régénérer ce peuple, qui, du reste, ne voudrait peut-être pas du progrès. La journée était belle; je la mis à profit pour parcourir la ville et entrer dans un grand nombre de cases. Partout la paresse et le vice couchés sous d'énormes pièces de pagnes, partout une vie dépensée dans le som- meil; et le dégoût se mêle à l'indignation pour flétrir des chefs, des gou- verneurs, un roi, qui laissent aux portes mêmes de la ville tant de terres incultes, quand la privation et la misère dévorent un si grand nombre de familles. Dans une de ces huttes, au haut de la colline, je trouvai quatre jeunes filles, la tête à demi cachée dans les quatre angles du logis, pleurant, criant et trépignant à la fois; puis, sur un signal donné par une autre femme un peu plus âgée , assise au milieu , elles tourne- rent la tête, se regardèrent un instant en riant, reprirent, une minute plus tard , leur premier exercice avec des larmes véritables, rirent de nouveau , et se groupèrent enfin, paisibles et satisfaites , ‘autour de la femme qui semblait présider à ce singulier manége. J'en voulus conpaître la cause; mais il me fut impossible de me faire comprendre, de sorte VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 59 que je ne sais pas encore si c’est un amusement, ou une Joie, où une scène de deuil. Au surplus, la cérémonie du massage me fut encore offerte avec in- stances, et je repoussai les ferventes prières qu'on m'adressait à cet égard, mais non sans avoir enrichi ces drôlatiques comédiennes d’un hamecon, de quelques épingles, d’un ruban rose et d’un petit miroir de deux sous. Je n'avais pas vu d'aussi jolies filles à Kaïrooah, et je n’en avais trouvé nulle part qui eussent plus de grâce et un sourire plus en- gageant. Dans une case voisine de celle-ci, et où j’entrai parce que la porte en était fermée, je ne trouvai personne; mais dans le fond, sur une pièce de bois soutenue par quatre pieux artistement découpés, on voyait un petit buste de Napoléon en plâtre bronzé, entouré de jolis poissons secs, mêlés à des follioles de cocotier finement dentelées. J'étais occupé à dessiner ce grotesque monument, lorsque le mai- tre du logis entra, et me dit d’un ton grave et solennel ces trois mots prononcés avec une grande difficulté : Cook! Tamahamalh ! Napoléon ! Ce devait être le Tacite de la ville, l'historien en honneur de l'archipel. Je le saluai avec affection, et il me tendit la main d’une facon si grotes- que et si fantasque à la fois, que peu s’en fallut que je ne lui éclatasse de rire au nez. De la ville à la haute colline qui garantit la rade des vents du nord- ouest, il y a peu de chemin à faire, et je promenai de là mes regards sur tout le paysage, beau, imposant, pittoresque. C’est de cette colline que les habitants tirent toute leur subsistance, et le cœur se soulève de colère à l’aspect des deux plaines désertes et abandonnées qui circonscrivent de riches plateaux. Ici, en effet, les cocotiers, les rimas, les bananiers, les tamariniers et les palma-christi ont une sève admirablement vigoureuse, Landis qu’au pied nulle plantation, nul bouquet d'arbres, ne se dessinent pour proté- ger les naturels contre cette accusation de paresse dont les ont flétris tous les voyageurs. A la vérité, si l’on assiste au repas des Sandwichiens ,; qui ne man- gent guère que lorsqu'ils ont faim, on se demandera peut-être à quoi leur serviraient des terres labourées et de riches plantations d’ar- bustes utiles. Aux Mariannes, nous avions été déjà frappés de la so- briété des habitants de Guham; ici un Mariannais serait un glouton, un ogre qu'il faudrait chasser de la ville, et un Européen y mourrail d’inanition s’il lui fallait se contenter de la ration du plus vorace Sand- wichien. Tamahamah, pendant son règne si agilé, si glorieux, avait fait des concessions de lerrains à ceux de ses sujets qui consentiraient à les culti- 60 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. ver, se réservant de punir les demandeurs qui n'auraient pas rempli leur (âche avec activité; mais son fils Riouriou a laissé le peuple agir selon ses caprices, et les Lerres sont demeurées stériles. Au reste, cette triste apathie des Sandivichiens pour la culture, ils la portent encore dans toutes les habitudes de leur vie, et tel est le résultat nécessaire de l’inertie de leur roi. Tamahamah élevait-il la voix pour annoncer une bataille à livrer aux ennemis que lui avait légués son père, toutes les populations étaient debout : hommes, femmes, enfants et vieillards se rangeaient, impatients, sous des chefs intrépides; chacun, au milieu de la mêlée, faisait son devoir de guerrier fidèle et dévoué, et la paix se consolidait. On dit aujourd’hui que le roi d’Atoaï a levé l’éten- dard de l'indépendance, qu’une lutte est permanente entre les deux mo- narques, et nulle cité ne s’agite et nul soldat ne songe à combattre; Riou- riou s'endort au milieu de ses femmes. Le gouverneur Kookini à deux maisons à Kaïrooah : la première, celle où il me reçut, est sa maison de plaisance; l’autre est sa citadelle, dé- fendue par deux obusiers sur lesquels on lit : République francaise. Non loin de là, et à côté du grand moraï, est une espèce de rempart en terre et en pierre, où sont braquées une vingtaine de pièces de petit cali- bre, protégées par des casemates ou hangars recouverts de feuilles de cocotier. On trouve là cinq ou six guerriers sans vêtements, portant un fusil sur l'épaule, et allant d'un pas rapide de l’un à l’autre bout de la fortitication. La sentinelle marche, au contraire, à pas très-lents le long du rem- part qui fait face à la mer; et au son d’une clochette agitée par une autre sentinelle, la première fait volte-face pour continuer ses évolutions. Cha- que faction est d’un quart d'heure ; c’est trop pour épuiser la constance et la force de ces guerriers. C'est à côté de ce grotesque bastion, qu'une compagnie de nos voltigeurs prendrait en une heure avec des cravaches, qu'il faut passer pour aller visiter le tombeau de Tamahamah, vers le- quel Bérard et moi, en dépit de quelques sinistres avertissements, nous nous dirigeàâmes d’un pas tranquille. Deux Sandwichiens que nous avions pris pour guides nous escortèrent jusqu'à la citadelle, en refusant de nous accompagner plus loin, et en prononçant avec effroi le mot tabou (sacré); mais, voyant notre résolu- lion bien arrêtée, ils nous prièrent de nous détourner de notre chemin pour venir rendre un hommage de respect aux cendres d’un de leurs chefs les plus aimés et les plus glorieux. Une pierre de taille, de trois pieds de long sur deux delarge, marquait la place sacrée; les deux Sandwichiens s'en approchèrent dévotement en prononçant quelques paroles à voix basse, parmi lesquelles je crus entendre le mot Tamahamah ; puis ils grattèrent avec leurs pieds le sol voisin de la pierre, le frappèrent du talon et piétinèrent d'une façon fort grotesque. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 61 Après cette cérémonie, ils nous prièrent de les imiter, ce à quoi nous consentimes de la meilleure grâce du monde. Bérard surtout sautillait comme un chevreau, et me regardait sans rire; moi, je m'en donnais à cœur joie, et si les deux Sandwichiens n'avaient pas été satisfaits de nos témoignages d'affection et de respect pour leur héros, ils auraient été fort ridicules et fort injustes; mais il n’en fut pas ainsi, et, dans leur contentement, peu s'en fallut qu'ils ne nous adorassent comme leurs dieux à la gueule béante. : Avant de pénétrer dans le moraï, que les Sandwichiens regardent comme un lieu saint et révéré, on se trouve en présence d'un édifice so- lidement bâti en varech, renfoncé, en saillie aux angles, et recouvert d’une quadruple couche de feuilles de bananier entrelacées avec un art infini. Il est haut d’une quarantaine de pieds, impénétrable à tout re- gard. La porte d'entrée en est basse, en bois rouge, avec quelques cise- lures, fermée par de fortes solives en croix et un cadenas énorme. C'est le lieu où sont pieusement gardés les restes du grand roi dont on ne pro- nonce ici le nom qu'avec une respectueuse vénération. En vain cherchà- mes-nous, Bérard et moi, à plonger un œil indiseret jusqu’au fond du monument : partout un double mur serréet compacte punit notre curio- sité, et lorsque, nous croyant à l'abri de toute investigation, nous vou- lümes tenter, à l’aide d’une lame de sabre, de nous faire jour jusqu'en delà de la première enveloppe du tombeau, un cri terrible arriva jusqu'à nous, poussé par trois Sandwichienscachés dans une petite hutte et pré- posés à la garde du saint lieu, et le mot sacramentel {abou nous arrêta tout net, car nous n'ignorions pas qu'il y avait grande témérité à le braver. Cependant, sans trop paraître déconcertés par les menaces des natu- rels qui nous regardaient de la plage, du camp retranché et de la limite du terrain sacré, que nul n’osait franchir, nous entrâmes dans le moraï, fermé par une haie de deux pieds de haut. A peine en eûmes-nous fran- chi le seuil que les insulaires les plus rapprochés se jetèrent à genoux, puis ventre à terre, et, en se relevant un instant apres, ils parurent étonnés que le feu du ciel ne nous eût pas encore consumés. Aussi, pro- fitant de la permission que la clémence de leurs dieux nous accordait, nous visitâmes et étudiâmes dans ses plus petits détails ce champ du re- pos éternel. C’est un espace à peu près carré de trois cent cinquante pas au moins, où sont dressés çà et là, les unes debout, les autres assises sur des pieux peints en rouge, les statues des bons rois et des bons princes qui ont gou- verné l’île. Ces statues, grossièrement sculptées, sont colossales; la plus grande de ce moraï a quatorze ou quinze pieds de haut, et la plus petite n’en a pas moins de six. Elles ont toutes les bras tendus, les mains fermées, les ongles longs et crochus, les veux peints en noir et la bou- 3 e 62 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. che ouverte. Cette bouche est un four énorme où le prêtre dépose, le jour, les offrandes que les fidèles lui confient, et qu'il vient ressaisir la nuit, en annonçant au peuple crédule que les dieux sont satisfaits. Dans la gueule d'une de ces images étaient encore, à demi pourris, de gros poissons, des régimes de bananes et deux où trois pièces d’étolfes de papyrus, tandis que plusieurs autres portaient sur leurs épaules des débris d'oiseaux au plumage rouge, collés à l’aide d’un mastic noir et gluant. Les statues, debout ou assises, rappelaient, je vous l'ai dit, les rois vénérés ; mais d'autres idoles renversées et à demi recouvertes de galets figuraient les princes ou les chefs voués au mépris et à l’exécration des hommes. Douze statues étaient encore debout; trois seulementétaientren- versées. Heureux insulaires! vos dieux vous ont protégés dans leur bonté ! Au milieu du moraï est une bâtisse beaucoup plus grande encore que le tombeau de Tamahamah et aussi solidement construite, dans laquelle on garde avec assez d’indifférence des meubles européens du plus haut prix, cadeaux faits, il y a peu d'années, par le roi d'Angleterre au puissant monarque des îles Sandwich. Georges IV reçut en échange de ces magnifiques meubles, dont on comprenait à peine l'usage ici, des manteaux de plumes, des casques d’osier et plusieurs éventails en jonc VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 63 fort bien tressé, ornant aujourd'hui une des salles du beau musée de Londres. Entre cousins, on se doit des égards. De retour du moraï, Bérard et moi, nous nous trouvâmes entourés par les naturels avec une curiosité si empressée et pourtant si craintive, que nous reconnümes bien qu'ils étaient étonnés de uous voir revenir sains et saufs d’une expédition si périlleuse. De l'autre côté de la ville est encore un moraï infiniment plus soigné que le premier, orné d’une trentaine de statues au moins, toutes debout, presque toutes dotées de riches étoffes et de fruits délicieux. Mais le plus beau de ces cimetières est, sans contredit, celui qui domine Kaïrooah, à gauche d’un chemin conduisant à Kowlowah; celui-ci est vraiment magnifique; les images des rois y sont sculptées avec un soin extrême. La haie qui le borde, faite en arêtes de cocotiers, est haute de quatre pieds, et de tous côtés, sur des pierres polies, sont déposés en faisceaux des trophées d'armes, des étoffes soigneu- sement pliées, des fruits renouvelés chaque jour, et souvent aussi de belles chevelures. Ces chevelures, les dieux seuls les acceptent en offrande ; le reste devient la pâture du prêtre hypocrite de ces lieux de repos. Je dois pourtant à la vérité d'ajouter que la plupart de ces statues co- lossales ont des poses fort licencieuses, et que c’est à leurs pieds surtout que les offrandes se voient plus nombreuses et plus riches. Au beau milieu de ce vaste cimetière est une immense charpente en bois, haute de cinquante pieds, assez solidement bâtie, où flottaient à l'air de volumineuses étoffes du pays, des grappes de bananes flétries, des eocos réunis en bloc, et au centre, sur un échafaudage, le squelette blanchi d'un veau. Toucher à ces débris, à ces offrandes d’un ami à un ami, serait s’expo- ser à de grands dangers de la part des naturels, qui n’entrent qu'en trem- blant dans certains moraïs, les jours où hommes et cimetières n'ont pas été tabous par les prêtres. Mais ce n’est pas seulement le champ du repos que l’on sacre, ce ne sont pas seulement les idoles que l'astuce et l'hypocrisie entourent de tant de respect, cesont encore les environs des moraïs, ce sont les arbres voisins d'où la fraude pourrait être aperçue, ce sont les collines peu éloignées qui planent sur l’enclos; les prêtres sandwichiens savent admirablement leur métier, et le peuple ferme les yeux quand ils disent, eux, qu'on ne doit pas les ouvrir. J'allais oublier d'ajouter que, dans ce lieu de deuil où se jouent tant de jongleries, où se commettent tant de vols et de sacriléges, presque toutes les idoles sont debout ( une surtout domine les autres de toute la hauteur d'un capuchon rouge, pointu, de six pieds de long ) ; que deux princes à demi bons sont renversés à moitié, et qu'un 64 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. seul est étendu honteusement sur des galets et caché sous des arbustes parasites. J'ignore, au surplus, si ces ovations ou ces flétrissures se font avant ou après la mort des rois, des chefs ou des gouverneurs., et c’est là pré- cisément ce qu'il aurait fallu savoir pour apprécier l'équité des juge- ments. Deux Sandwichiens et deux jeunes filles arrivèrent à ce moraï quel- ques instants après moi, et s’approchèrent d’une idole élevée à l’un des angles de l’enclos. Le plus âgé dés visiteurs s'arrêta d’abord, puis, en grommelant entre ses dents, il s'avanca lentement jusqu’au pied de l'i- mage qu'il toucha trois fois de la tête; ilen fitle tour en agitant les bras et les épaules comme un homme irrité par des démangeaisons. Le se- cond Sandwichien l’imita à son tour, et, à leur exemple, les jeunes filles piétinèrent autour du dieu de bois; mais, comme elles ne pouvaient ét toucher les pieds avec leurs têtes, les deux hommes les soulevè- rent, et complétèrent de la sorte une cérémonie régulière. Après cela, les patenôtres recommencèrent de plus belle, les paroles sortirent bien- tôt plus bruyantes, plus rapides, et éclatèrent enfin comme un violent orage. La prière dura une demi-heure, et lorsque tout fut dit et fait, les quatre pieux individus s’en allèrent, mais en marchant à reculons eten sautillant. Je remarquai, au surplus, que les jeunes filles à qui l’on avait appris ces grimaces et ces trépignements si fébriles, y al- laient de toute leur âme, car leur petit corps était tout en sueur, et une ardeur vraiment belliqueuse brillait dans leurs yeux enflammés. C’est que la foi s'était peut-être déjà un peu affaiblie dans le cœur des plus âgés. L'enfance est crédule, la vieillesse l’est aussi; l’âge mûr est plus rétif aux croyances. Pour bien juger les vivants, suivez-les souvent lorsqu'ils viennent visiter les morts. On n'ose guère mentir et se déguiser en présence de ceux à qui l’on croit que Dieu a donné la puissance de sortir des tom- beaux et de lire dans le fond des âmes. La peur et l'intérêt seuls inspi- rent le mensonge. Cependant, chez les vivants aussi, on trouve d’utiles enseignements, et, tout compensé, c’est au milieu d’eux que se font les études les plus curieuses et les plus instructives. Je m'échappai donc du triste moraï et Je parcourus la ville. Hélas ! Kaïrooah était assoupie comme de coutume, et quelques jeunes filles seulement, âpres à la curée, avides des baga- telles européennes répandues avec profusion par nos matelols, volti- geaient de côté et d'autre le long de la plage. Je me dirigeai vers le débarcadère, et je me trouvai en face d’un immense hangar où étaient entassées, protégées par de solides casemates, un nombre prodigieux VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 65 de pirogues simples et doubles d’une beauté vraiment miraculeuse. Les meubles de nos plus habiles ébénistes ne l’'emportent point sur ces embarcations par le fini du travail et la délicatesse des détails. La plus grande de ces pirogues avait soixante-douze pieds français de longueur sur trois dans la plus forte largeur; les diverses parties de bois qui sou- tiennent le balancier sont nouées à la carcasse à l’aide de cordes tirées du _bananier. On ne peut s'expliquer l'adresse et la solidité avec lesquelles les ligatures sont faites. Une double pirogue, moins grande que la pre- mière, avait soixante pieds de longueur; la quille, jusqu’au bau, était peinte en noir, auquel on donne un vernis magnifique avec le sue d’une fleur jaune extrêmement commune dans toute l’île. Il est aisé de s'expliquer le nombre prodigieux de pirogues que posst- dait Tamahamabh par l'humeur belliqueuse de ce prince, qui, un an avant sa mort, avait projeté la conquête de tous les archipels de la mer du Sud. Il en avait, dit-on, plus de dix-huit mille, el ses ouvriers étaient sans cesse occupés à en augmenter le nombre. Mais Riouriou, son fils, galeux et abâtardi, laisse tout périr; la pa- resse des habitants se répand jusque dans les établissements les plus uti- les; ses officiers et ses soldats dorment comme lui, quand tout les menace au dehors; et dans cet immense hangar, où plus de quatre-vingts pi- rogues se trouvaient pressées, un seul ouvrier était là, sommeillant, apathique, endolori de son inaction, et courbé sous le poids du petit et léger instrument appelé {oé, pareil à nos herminettes, mis en mouve- ment d’une seule main, et à l’aide duquel se creusent et se polissent ces admirables pirogues. Riouriou est un grand prince, comprenant à mer- veille que le travail et l'industrie sont la première et la plus solide for- tune des peuples. Je quittai le hangar, et, sans me douter du spectacle qui m'attendait, je suivis une centaine de personnes allant à pas pressés vers la pierre sa- crée où Bérard et moi avions fait, le matin, de si folles et si pieuses gam- bades. Un chevalet aigu y était dressé sur deux pièces de bois, et autour, gravement assis, deux guerriers, coiffés de leurs casques d’osier avec des saillies en forme de champignon, attendaient un homme qu’on leur amena quelques instants après. L'un de ces soldats était armé d’un bat- toir; l’autre d’un glaive. Dès que le patient fut arrivé, un coup retentit : un cri terrible se fit entendre; le sang coula, et le coupable, frappé, avait eu les doigts de la main droite coupés sur le tranchant du chevalet, Si la main avait été retirée au moment de l'exécution, si le battoir de l’homme qui faisait l'office de bourreau n'avait pas atteint le supplicié, le glaive était là pour lui trancher la tête. Après cette horrible mutilation, qui dura en tout deux ou trois minu- tes, la foule se retira sans rien dire ; les deux guerriers brisèrent le bat- toiret le sabre sur la pierre sacrée, se serrèrent la main et se rendirent Il. 9 66 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. chez Kookini, où Je les suivis, landis que le malheureux fut conduit vers le moraï, où sans doute il avaitencore quelque nouvelle expiation à faire. De quoi donc était-il coupable? De s'être avisé, disait-on, de donner un soufflet à l'épouse d’un des principaux chefs de Kaïrooah. Kookini avait ordonné le supplice, car la femme outragée était proche parente du gouverneur, et le jugement en dernier ressort avait été prononcé sans qu'on se fût donné la peine d'entendre le coupable. À quoi bon la lon- gueur des débats? Il n’y a ici ni avocat pour défendre, ni jury pour con- damner ou absoudre d’après sa conscience, et la justice n’en va pas... mieux. J'ignore si sir Adams fut content de mes observations toutes franches et européennes, et du langage de mes yeux ; mais je sais fort bien qu'il ne m'invita plus à le visiter, et que je partis de Koïaï sans le revoir. Il est de certaines privautés qui vous ferment loutes les portes; mais quand l’indignation fermente dans une âme généreuse, il y a faiblesse et lâcheté à la fois à ne pas la jeter au dehors. | VIII ILES SANDWICH Contrastes. — Bizarreries. — NMœurs. Il n'y a peut-être pas de pays au monde plus curieux à observer que celui-ci: il n’y en à pas qui offre à un égal degré plus de rapports avec le uaturel des hommes qui l'habitent. C’est une étude fort sérieuse à faire, je vous assure; et parmi tant d'êtres qui passent devant vous, vous ne trouverez pas deux exceptions pour démentir la règle générale. Un soleil pénétrant projette ses rayons verticaux sur tout l'archipel; la végétation la plus mâle lutte sans cesse contre les irritations d'un sol bitumineux qui veut tout envahir, qui tend à s'emparer de tout : point de fleuves qui le traversent, point de lacs qui le rafraichissent; partout la lave menaçante, partout des cratères , et dans quelques endroits une stérilité telle, que la presqu'île Perron elle-même serait un séjour de dé- lices. Voyez, voyez cet immense Mowna-Laé, qui évidemment est le troi- sième fils d’une éruption volcanique, et dont la base, au bord de la mer, n’est si large que parce qu'il n’a pas eu la force de faire reculer le Mowna- Kak et le Mowna-Roa, ses terribles et inébranlables voisins. Depuis combien de siècles ces masses imposantes sont-elles sorties des profondeurs de l'Océan? Ont-elles grandi petit à petit, comme ces gi- gantesques végétaux africains auquel il faut cinq ou six cents ans pour monter d’un demi-pied, ou est-ce tout à coup, dans une de ces effrayantes 68 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. secousses qui font au loin trembler les continents, que le Mowna-Roa a posé s2s flancs au niveau des nuages les plus élevés, et sa tête si loin de son pied ! Ce sont là de ces graves questions géologiques que nui observa- teur ne peut résoudre, et qui eussent fait reculer même la haute pensée de Cuvier. Où est la base de ces trois cônes, dont le moins formidable écraserait encore le pie de Ténériffe? Sondez à une lieue au large, et vous ne trou- verez pas fond par deux mille brasses : cela épouvante la raison. Sup- posez, par une volonté céleste, l'Océan à sec; placez-vous par la pen- sée, au pied de ces monts déjà si effrayants, et dites-moi ce que seraient l'limani et l'Ymalaya, qui trônent majestueux sur l'Amérique et le Thibet. EL maintenant les feux sous-marins ont fait leur office. Étouffés sous les masses qu'ils ont vomies, deux de ces cônes bouillonnent sans doute encore dans les profondeurs des abîmes; mais rien de leurs fureurs ne surgit à la surface : il y a une immensité de la tête au pied de ces géants du monde !. Eh bien ! étudiez le peuple qui vit autour de ces cratères dominateurs, et vous retrouvez chez lui un reflet de cette âpre et sauvage nature qui vous fait trembler dans votre admiration. Le Sandwichien est abrupte, lourd et turbulent à la fois; son caractère est bon par instinct, et ses manières, ainsi que sa charpente , ont quelque chose de rude et de re- poussant. Toutes ses passions, à lui, fermentent dans sa poitrine ; il faut une catastrophe pour qu'il les jette au dehors; mais alors aussi elles sont terribles, elles tuent, elles écrasent, elles dévorent. Cook est mort dans une de ces convulsions. Ainsi mourra quiconque essaiera de lutter avec lui à armes égales. Lorsque ce grand capitaine emmenait captif à son bord le roi, dont il croyait avoir à se plaindre en raison du vol qu'il re- prochait à ses sujets, on vit les insulaires, au milieu de la mitraille, s’a- vancer hardiment sur le rivage et jusque dans les flois, emportant sur leurs épaules les blessés et les cadavres de leurs amis. La veille, ils étaient calmes; le lendemain , ils ressaisirent leur nature primitive; mais une éruption morale avait eu lieu, et l'Angleterre se vêtit de deuil. Que le Sandwichien danse, qu'il s'amuse, gronde, caresse ou menace, vous ne vous en apercevez qu'au moment de l'explosion. D'abord e’est le repos , que ne trahissent ni les paroles ni le regard : la secousse gal- vanique a lieu; le délire se montre , et tout retombe, un instant après, comme le cadavre abandonné par la pile de Volta. Rarement le Sandwichien est debout; il vit assis ou couché : on croi- rail que la vie lui est un lourd fardeau, et que, semblable à ses volcans, il a besoin qu'on le réveille, Il est couché quand il mange; il est couché ! Voir les notes à la fin du volume. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 69 quand il navigue dans ses pirogues; entrez dans ses cabanes, dans ses huttes, vous le trouvez couché sous un énorme volume d’étoffes légères qui l'entourent sans le fatiguer. Son repos n’est pas le sommeil, mais ce n'est pas le réveil non plus; il ne s'ennuie pas de ,cette vie de quiétude extatique, puisqu'il se la donne sans qu'on la lui impose, et il ne com- prend le mouvement que comme un besoin. Apportez à manger au Sand- wichien étendu sur sa natte, faites monter le flot jusqu’à sa demeure, afin qu'il puisse s’y jeter, retremper ses membres engourdis , et vous le retrouverez demain prêt à recommencer l'existence monotone des jours passés, et, pas plus que la marmotte, il ne se lassera de son gîte souterrain. Remarquez cet homme si exceptionnel parmi tant d’autres hommes jetés sur le globe. L'’Océan est calme , la lame expire tranquille sur la plage muette, et nulle brise ne fait bruire les folioles des rares cocotiers; l’homme dont je vous parle, l'homme que je cherche à vous faire con- naître, ferme à demi les yeux, s’agite lourdement, se roule endolori et dort. Mais que la tempête mugisse, que le tonnerre gronde, que la foudre éclate, que les cocotiers crient sous la rapide rafale, que la vague écu- meuse ouvre sa gueule et vienne envahir la plage, oh! alors cet homme est debout et prêt à combattre; il se place au bord de la mer, il s’élance, il lutte contre le terrible élément, qui ne peut le vaincre; c’est une tout autre nature, ou plutôt c’est une nature réveillée; il lui a fallu une colère pour rallumer la sienne ; l'homme des Sandwich se reflète admirablement du sol qui le porte. _ Je ne vous parle pas de l’enfance ou de la jeunesse, semblables partout, pareilles dans tous les climats, hormis chez les Lapons et les Groënlan- dais, où tout est vieux en naissant : vous la voyez, aux Sandwich, capri- cieuse, turbulente, pleine de sève, joyeuse et sautillante : c’est un sang vif et chaud qui n’a pas encore eu le temps de s’attiédir, de s’imprégner des émanations atmosphériques; elle bondit, elle veut du plaisir, elle le recherche, elle l'appelle, elle le goûte ; et, un beau jour , quand elle est vieille, quand les seize ans sont venus, elle se sent fatiguée, s'arrête, se couche et s'endort : le lion est devenu marmotte. Il y avait là trop de force, trop de verdeur : tout excès est mortel. En est-il ainsi des îles voisines d'Owhyée? Tout l'archipel se meut-il dans les mêmes passions, sous les mêmes influences? Les hommes de là différent-ils de ceux d'ici et dans des proportions égales à la dissimilitude des terrains? Je le saurai, car Mowhée et Wahoo auront bientôt nos pre- mières visites. On nous a assurés à Kryahakooah qu'Atoaï est en pleine révolte contre Owhyée. Mowhée et Wahoo semblent aussi vouloir secouer le joug que Tamahamah avait imposé à tout ce groupe d'îles. Ne serait-ce pas plutôt une révolution polilique qu'une régénération morale ? 70 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Le grand roi qui avait opéré tant de prodiges, celui qui avait préparé la conquête de tous les archipels du grand Océan Pacifique, n’a légué à son fils qu'un trône que celui-ci est incapable d'occuper. Rongé par la sale, il sera bientôt vaincu par deux maladies plus cruelles et plus dévo- rantes, la paresse et l’abrutissement . Tamahamah, chef d'un peuple si fort et si écrasé à la fois, devait mou- rir au milieu de ses projets de gloire et d’envahissement. L'avenir de Riouriou, qui n'avait pas compris son père , ne pouvait être douteux. Ce n’est que parmi les nations civilisées qu’on trouve des rois faibles commandant à des hommes forts. Entre autres priviléges, nous possédons aussi celui de Ja sottise, dont nous avons presque l’orgueil de nous prévaloir. Je ne comprends pas, par exemple, que la vie passe si rapide dans un pays où tout ce qui naît est si fort et si robuste. Aux Sandwich, une fille de onze ans est mère; à seize ans, elle porte sur ses traits accentués les caractères de la maturité ; à vingt-cinq, elle approche de la vieillesse, et à quarante-cinq ou cinquante , c’est presque la décrépitude. Quant aux hommes , leur carrière est moins bornée , soit qu'ils luttent davantage contre l'influence du climat, soit que le genre de travail qui leur est im- posé par les besoins de toute espèce, à la recherche desquels il faut bien qu'ils songent pour eux et pour leur famille, leur donne plus d'énergie et de vigueur. Mais il n’en est pas moins vrai que leur vie est fort limi- tée et que les vieillards de soixante ans sont très-rares dans tout l’ar- chipel. Si l’ouragan venu de la mer vomit sa rage sur les blocs de lave contre les aspérités desquels il vient expirer, le Sandwichien se couche, s’abrite sous sa case de cocotier et de fucus, et ronfle au bruit de la tem- pête ; si la colère de ses montagnes menace les populations et porte au loin ses ravages , le Sandwichien s’accroupit encore sous sa case, qui tremble et attend le calme de la nature. Il est fait à ces secousses, à ces ébranlements qui ne létonnent plus et ne peuvent l’effrayer. Pour peu qu'il courbât la tête en face de ces colères, souvent si funestes, il y aurait contraste et mensonge entre lui et la terre où ilest né; il y aurait divorce entre sa nature et celle que le sort a mise sous ses pieds pour y vivre et multiplier. Ce n’est presque jamais contre les courroux des flots ou contre celui des volcans que le naturel des Sandwich s’irrite et se défend : c’est ‘ Hélas! je ne devine que trop! Quelques lettres publiées par moi dirent alors ce que deviendrait bientôt l'archipel des Sandwich : Riouriou et sa femme sont venus mourir à Londres en implorant un secours qu'on n'avait garde de leur accorder, et le ministre Æraimoukouh (Pitt), que nous fimes chrétien lors de notre séjour à Totai, savait fort bien ce qui lui reviendrait un jour de la jonglerie à laquelle il se soumit de si bonne grâce. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. ya | contre les attaques des hommes. Le premier est une nécessité qu'il doit subir, l’autre une insulte qu'il veut repousser. Dans le premier cas, il v à impuissance à lutter ; dans le second, il y aurait faiblesse, et le Sand- wichien est essentiellement brave : il est impossible d’être lâche sur un terrain si tourmenté. Au surplus, étudiez le terrible Mowna-Kak planant sur l’île pour la dévorer un jour; voyez ses laves ardentes bouillonnant à la surface et ses FF ou offrant à l'œil le singulier et effrayant spectacle des fournaises souterraines. Suivez ces rivières brülantes qui portent la mort et la destruction dans les vallées; écoutez ces menaces retentis- santes, ces mugissements profonds, ces horribles détonations des bat- teries du cratère qu’on retrouve partout, et vous comprendrez ce qu'il faut d'énergie et d’audace à l’homme de ces contrées pour consentir à les habiter. Que si vous trouvez dans ma rapide analyse sur le Sandwichien quel- que contraste, quelque antithèse morale, c’est qu’ils existent en effet et que le sol d'Owhyée est aussi partout un mensonge. En effet, ici une grève de galets, là une grève de sable; ici des rocs surplombés et déchirés par mille rigoles, là des plateaux unis et lisses comme si le frottement des siècles les avait usés. D’un côté, une végéta- tion vivace; de l’autre, une nature marâtre qui cherche à l’exiler; et puis la lave, au travers de laquelle s'échappent des pitons aigus de gra- nit; une mer furieuse sans qu'on puisse en deviner la cause ; et le matin, une onde transparente et paisible, reflétant un ciel d'azur. Owhyée d'aujourd'hui ne ressemble point à Owhyée de la veille, et il ressemblera moins encore à Owhyée du lendemain. Je le répète, cette principale île des Sanwich est un mensonge per- pétuel. Ainsi des hommes. Voyez ceslarges charpentes si bien faites pour ré- sister aux secousses des éléments; ces masses fortes et robustes, taillées comme l’Hercule; eh bien! tout cela se repose sans fatigue, tout cela S’appesantit sans sommeil. Et puis encore, n’est-ce pas une imitation de la nature imparfaite et bizarre du sol que ces usages si étranges d’une moustache sur une lèvre, tandis que l’autre est épilée? ces cheveux longs d'un côté, courts et ras de l’autre? N'est-ce pas une boutade, un caprice de fou qne la variété sans harmonie de ces dessins dont tout leur corps est bariolé? Ici, un nom vénéré, celui de Tamahamah ; à côté du nom, un damier qui ne dit rien du passé, rien du présent et sera muet sur l’a- venir; d’une part, un éventail, de l’autre, des roues, ou des croissants, ou des oiseaux. Voici maintenant des rangées de chèvres, et, par une volonté ridicule du dessinateur, la rangée de chèvres coupée par un cor de chasse inachevé. Toujours des désaccords, des contrastes, et cepen- dant ce n'est pas Lout encore. 12 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Les Sandwichiens ont probablement appris que d'autres peuples avaient Phabitude de se peindre le corps, de se latouer; ils savent que chez ceux-ci la figure est zigzaguée de rainures etque le reste de Fhomme est pur; que chez ceux-là, c’est le torse qui a recu l'impression des pi- qûres, tandis que plus loin, les jambes ou les bras seuls en sont ornés. Eh bien ! eux, les Sandwichiens, ont voulu se différencier; et, par un privilége d'extravagance inconcevable, les plus coquettes Sandwichiennes se font tatouer la langue ! Encore si ces dessins étaient le résultat d'un travail régulier, exécuté avec le même instrument. Mais point; ce sont tantôt des égratignures assez profondes, tantôt des piqûres imperceptibles ; ce sont aussi des plaies qui rident et chiffonnent la peau, des brûlures qui lui donnent une teinte livide, de telle sorte qu'on croirait les individus frappés de mala- dies cutanées. Voilà bien des soins pour gâter une belle œuvre, voilà bien des recherches dépensées au profit de la laideur, voilà une bien ar- dente imagination en travail pour détruire une harmonie. Que d’études à faire sur le peuple de cet archipel! Ajouterai-je que le VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 13 langage vient encore me fournir un nouvel argument? Ce n'est plus ici une musique suave comme celle du Tchamorre, ni la gravité espagnole, ni la douce méiodie des Carolins; ce n’est pas non plus l'articulation éclatante des Malais ni le glapissement lugubre des Papous; mais il tient un peu de ces divers dialectes, par cela seul qu’il diffère de tous. Le parler sandwichien est guttural et vibrant à la fois; il va par saccades et par soubresauts. Avant de sortir, telle syllabe a l'air de prendre de l’é- lan, de se consulter, tandis que d’autres, poussées avec rapidité, partent et bruissent comme une détonation, ou plutôt comme un roulement de coups de fouet. Au surplus, je ne peux le comparer qu'aux grognements et aux aboiements d’une meute de chiens rongeant des os qu'on veut leur arracher. ‘Ce n’est pas tout, ce langage si bizarre, si lent et si rapide à la fois, offre des singularités plus étranges encore. Au gré des habitants, la plu- part des lettres, ou plutôt la plupart des sons, ont le droit de se modifier, de changer, sans qu'on puisse en accuser le défaut d'organisation physique des hommes. Ainsi, l’on dit, selon le caprice, Riouriou, ou bien Ouriouriou, ou bien Liouliou, ou bien encore Liolio ; donc l’r se transforme en / et l’ow en o simple. On dit encore Cayakakooah, ou Tayatatooah et Koïaï, ou Toïaï. Le t etle k se chassent mutuellement l’un l’autre, selon le bon vouloir ou la fantaisie. A Kayakakooah, ou Tayatatooah, on nous parlait de Tamahamah ou de Kamahamah, ou plus souvent encore de Taméaméah, et ce qui ajoute à l’étrangeté sau- vage du parler sandwichien, c’est qu'après chaque phrase ou chaque mot se terminant par un bruit aigu, on est forcé de faire sentir l'A par une aspiration très-prononcée : ainsi l’on ne dit point Pa ou Mowna-ka, mais bien Pa-h et Mowna-h-kah, comme si, après avoir jeté au dehors l’h, du mot, on voulait la ressaisir en aspirant. Il faut bien que je vous dise toutes mes observations, puisque je m'y suis engagé dès mon début. Et cette étrange cérémonie des sanglots et des larmes qui a Jieu à la rencontre de deux amis, après quelques jours de séparation, cérémonie terminée si brusquement et si grotesquement par le rire, n'est-ce pas encore une fois la reproduction fidèle des colères des volcans, qui se cal- ment sous le plus beau ciel des tropiques? Si chez les hommes le goût des dessins dont ils se bariolent le corps est général, chez les femmes de tout âge ces ornements sont une passion, une rage, une frénésie. On en voit dans toutegles demeures, sur toutes les places publiques, sur la plage, sous les bananiers, passer là des jour- nées entières à cette opération, dont l'artiste ne semble pas se fatiguer plus que le personnage qui pose. Pour ces tatouages, dis-je, on adapte verticalement à une baguette longue de huit ou dix pouces un tout petit os formant trois pointes, ou les ongles aigus d’un oiseau qu'on rapproche IL, 10 LA 11 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. à l’aide d’un fil de bananier. Cette patte d'oiseau ou cet os est noué for- tement à l'extrémité de la baguette ; on l’appuie sur la partie à tatouer, qui est déjà dessinée en rouge ou en noir, et l’on suit ainsi tous les con- tours en frappant avec une autre baguette sur la première des coups lé- gers et rapides, de sorte que les pointes, en entrant dans la peau, cau- sent une légère irritation sans douleur et une bouffissure qui ne s’en va qu'au bout de quelques heures. Après cela, on frotte assez longtemps la partie dessinée avec une feuille large, amère et pleine de suc, et la figure, qui n'était d’abord que faiblement colorée de rouge, devient d’un bleu foncé, se mariant parfaitement avec la couleur cuivrée des Sandwichiens. Je l’ai dit, la bizarrerie de ces dessins est une sorte de reflet du carac- tère inconstant, irrésolu et fantasque des naturels; mais les femmes se distinguent des hommes par une volonté plus décidée : ainsi, chez elles, les rangées de chèvres sont permanentes. Une jeune fille sans chèvres sur le corps serait peut-être déshonorée. Mais après ces animaux, ce qui VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 15 a le plus de crédit, ce sont les damiers, les éventails et les oiseaux, dont elles se parent les joues, le haut de la tête, les épaules et le sein. Elles affectionnent beaucoup aussi les cors de chasse, qu’elles se font dessiner sur le postérieur, et il est assez commun d’en trouver qui sont tatouées du sinciput, des mains, de la langue et de la plante des pieds. Qu'on ne me dise plus que ces dessins sont des hiéroglyphes à l’aide desquels on conserve l’histoire particulière des individus et l'histoire gé- nérale des familles ; je puis à cet égard donner un formel démenti aux voyageurs qui ont rêvé celle fable ingénieuse, car à Kayakakooah, comme à Koïaï, j'étais continuellement occupé à faire des dessins sur les jambes, les cuisses, les épaules, la tête et le sein des femmes du peuple, des épouses du gouverneur et même des princesses, et je vous assure que je ne puisais mes inspirations que dans mon caprice ou dans mes études de collége. Ganymède et Mercure se pavanent aujourd’hui sur plus de vingt flancs sandwichiens; le gladiateur orne une quarantaine de jeunes filles d'Owhyée, et j'ai, depuis mon retour, rencontré à Paris des navigaieurs qui m'ont assuré que le succès de mes Vénus, de mes Apol- lons et de mes caricatures avait créé là-bas un grand nombre d’habiles artistes indigènes, ajoutant, au profit de mon amour-propre, que les da- miers, les chèvres et les roues avaient beaucoup perdu de leur antique faveur depuis notre voyage. Les arts sont usurpateurs. Mais les dessins ne sont pas les seules parures dont la coquetterie sandwichienne fasse usage; et les trésors de la nature viennent encore en aide à leurs robustes appas. Nulle part au monde l'usage des colliers n'est plus généralement répandu. On fait des colliers en graines rouges ou vertes, on en fait en gazon, en folioles de latanier admirablement découpées, en fleurs, en fruits; j'ai vu des colliers en jam-rosa, j'en ai vu en petits os et en cheveux passés dans un énorme morceau d'ivoire taillé en forme d’hamecon. Les colliers sont plus qu'une parure, ils sont une nécessité. Après eux viennent les couronnes, et comme les fleurs sont fort rares à Owhyée, les coquettes sandwichiennes ont imaginé de saupoudrer de chaux vive, dès leur jeune âge, les cheveux qui touchent au front, de sorte qu'à douze où quatorze ans, ces cheveux blanchis figurent, à quelques pas de distance, une couronne de lis d’un effet fort extraor- dinaire. Mais ici encore il y a des priviléges à signaler: Les femmes des chefs seules ont le droit de se couronner, et malheur à la fille plébéienne qui oserait jeter sur sa têle une simple touffe de gazon imitant une cou- ronne | Indiquez-moi done des lieux où la parfaite égalité soit comprise el mise en pratique! Il y en à pourtant : ce sont les cimetières, les moraïs de tous les pays du monde. Gloire, grandeur et faste au dehors, cela est 76 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. vrai; mais au dedans, poussière d’esclave ou de maître, poussière de crétin ou d'homme de génie : égalité parfaite. Ainsi donc, tout est harmonie dans le désaccord physique et moral des îles Sandwich; on dirait que le sol a fait les hommes ou que les hommes ont élevé le sol selon leurs fantasques humeurs : des corps tatoués d’un seul côté et tigurant, à s’y méprendre, un ouvrage commencé ou un fou à demi barbouillé d'encre; ici, une seule moustache; là, un côté de la tête rasé, et généralement une fille avec une seule boucle d'oreille, et mille autres singularités que je n'ose ou que je ne veux pas vous dire, afin que vous alliez vous-mêmes ajouter des arguments aux miens, déjà fort nombreux, et traduire mieux que moi les contrastes qui se déve- loppent à chaque pas aux regards observateurs. Je dis les choses qui sont; qu'un plus habile les explique. IX ILES SANDWICH Jack. — Koïaï. — Tamahamah,— M. Rives de Bordeaux. Cependant la double pirogue que Kookini avait expédiée au roi pour lui donner avis de notre arrivée fut de retour à Kaïrooah au bout de quelques jours et nous força de quitter le mouillage de Kayakakooah. Elle portait, outre vingt-quatre vigoureux pagayeurs, à l’air martial et farouche, un Américain établi depuis longtemps à Wahoo et un pilote royal, nommé Jack, proche parent du souverain. Cet homme, plus grand que Kookini, était plus imposant encore par la gravité de ses manières que par sa colossale stature, et quoique ses traits, par exception, tinssent un peu du nègre, on remarquait tout d’abord, dans son maintien calme,dans ses gestes, dans sa démarche, une habitude de comman- dement et de domination qui lui allait à merveille. Au surplus, ses reins seuls étaient couverts d’une pièce d’étoffe, et en débarquant il se dégagea d’un beau manteau du pays, qui semblait gêner un peu la hardiesse de ses mouvements. Kookini était un peu malade; ce fut un second gouverneur qui reçut Jack sur le rivage. Dès qu’ils se virent, ils coururent l’un vers l'autre, se serrèrent affectueusement la main, gardèrent le plus absolu silence pen- dant une minute, et poussèrent ensuite à l’air des cris éclatants en ré- pandant d’abondantes larmes. Autour d’eux un grand nombre d’hommes et de femmes répétèrent avec des cris étourdissants la singulière céré- monie, tandis que d’autres ne paraissaient pas même s’en apercevoir. Cela fait, chacun essuya ses yeux, se mit à causer fort paisiblement, el 78 SOUVENIRS D UN AVEUGLE. sembla oublier le motif d’une tristesse si bruyante et si brève. Jack m'a- percut près de lui, occupé à dessiner celte scène étrange; il s’approcha de moi, me tendit la main, jeta un regard inquiet el curieux sur mon album, et me montra dans un petit cadre le portrait de Tamahamabh, fort bien fait par un dessinateur de l’expédition russe commandée par M. de Kotzebuë. — Pourquoi ces larmes? Est-ce un désespoir ? demandai-je à lAméri- cain après de mutuelles politesses. — Oh! vous n'avez rien vu; ceci n’est qu'une scène entre deux per- sonnages. — Mais encore pourquoi ? — En souvenir du grand Tamahamah. — Et cette gaieté après les pleurs? — L'usage. — Mais l'usage ne peut commander aux larmes de couler, et c’élaient des larmes vraies que celles répandues par Jack. — Oh! oui, véritables et brüûlantes. — Alors je ne comprends pas. — Depuis plusieurs années ie suis établi aux Sandwich, et je ne com- prends pas mieux que vous ce peuple si extraordinaire. — Est-ce par imitation que tant d’autres individus pleuraient aussi? — Non, c’est par amour pour Tamahamabh, — Pourquoi tout le monde n’en a-t-il pas fait autant? — Les petits personnages, le bas peuple, ne l’osent pas : c’est un hommage que les hauts dignitaires seuls peuvent se permettre; les petits pleurent chez eux, dans la solitude. — Voilà, je vous l'avoue, un bien singulier usage. — Remarquez aussi que la taille est un titre en ce pays : nul n'est considéré s’il est de petite stature ; il n'y avait de pleureurs que parmi les grands. — Ainsi donc la douleur se mesure par pieds, pouces, lignes? — C'est cela précisément. On n’oserait pas écrire de pareilles choses si elles n'étaient constatées par tous les voyageurs. — Deux amis, continua l'Américain, ne se rencontrent jamais sans répandre des larmes sur la mort du grand roi de cet archipel, et Riou- riou, que vous aurez le loisir de juger plus tard, n’a cessé d’habiter Kaya- kakooah que parce que la vue du tombeau de son père lui était une dou- leur trop poignante. — Riouriou sera-t-il regretté? — Je vois que vous savez déjà le contraire. — Pourquoi done pleure-t-il si chaudement celui qu'il ne veut pas imiler? VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 19 — L'usage. — C’est encore là une réponse que je ne comprends pas. — Les usages existent, on s'y soumet, voilà tout. Ne sommes-nous pas un peu gênés, dites-moi, dans la plupart de nos vêtements? et pour- tant nous les adoptons. — Cela ne m'explique pas les larmes des Sandwichiens et l'oubli de toute douleur quelques instants après. — Cela est pourtant. — Oui, cela me semble moins touchant que ridicule. — C'est que vous n’avez rien vu encore. — J’attendrai donc pour mieux apprécier. Jack venait de la part du roi féliciter notre commandant sur son heu- reux voyage, et l’inviter à se rendre à Koïaï s’il voulait se procurer des vivres et de l’eau douce, l’assurant, au reste, que toute protection lui était acquise dans ses États. Pas un seul des pagayeurs qui portèrent Jack à Kayakakooah n'avait moins de cinq pieds neuf pouces; deux en avaient six; Jack avait six pieds quatre pouces français. Dans Kaïrooah, qui comptait à peine trois mille cinq cents habitants, nous avions vu une douzaine d'individus hauts de cinq pieds dix pouces, et plus de cinquante qui n'avaient pas moins de cinq pieds six pouces. Nous devions done conclure de cet examen, fait avec une minutieuse exactitude, que la population d'O- whyée était d'une taille beaucoup au-dessus de la moyenne, et cependant King, le successeur de Cook, dit que les Sandwichiens, en général, sont d’une taille médiocre. Est-ce que la race se serait améliorée en si peu de temps? Cela n’est pas probable. D’après moi, King s'est trompé ou a voulu rapetisser au physique les hommes qui avaient massacré son il- lustre capitaine. Kayakakooah est la principale ville d'Owhyée et se distingue surtout par la sûreté de sa rade. Quant à cette capitale, nous ne pümes la juger comme il convenait, car la cour de Riouriou s'en était éloignée, ethormis Kookini, un second gouverneur et deux ou trois autres fonctionnaires élevés en dignité, tous les hauts personnages avaient suivi le roi à Koïaï, où il nous fallut bien cependant aller chercher les vivres qui nous étaient nécessaires et l’eau douce dont nous commencions à manquer. Nous de- vions aussi, d’après Jack et l'Américain dont j'ai déjà parlé, trouver à Koïaï un Français établi aux Sandwich depuis plusieurs années, et comme ce brave compatriote jouissait dans cet archipel de quelque con- sidération, nous dümes penser que toutes les difficultés de nos approvi- sionnements seraient aplanies grâce à ses soins et à son influence. Le canon du bord rappela donc l'équipage ; nous levâmes l’ancre, et, pilotés par le colosse Jack, nous fimes route pour Koïaï. Si une navigation le long des côtes est difficile et périlleuse, lobserva- s0 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. teur y gagne aussi quelque chose, et les heures passent vite alors que tant de paysages se déroulent, riants ou sauvages, aux regards. Partout ici un terrain fatigué, partout des mornes pelés et rapides; la lave envahit la plage: dans les anfractuosités des roches, à peine quel- ques légères teintes de verdure pointent-elles pour dire qu'il y a encore un peu de vie dans ces tristes déserts, sur lesquels le terrible Mowna- Kaah lève sa tête mugissante. Plusieurs cabanes, d’exilés sans doute, se montrèrent à de grandes distances l’une de l’autre, et nous nous de- mandions vainement quelles ressources étaient offertes aux hommes dans ces lugubres plages, pour les aider à ne pas y mourir. Mais c’est ici surtout que le paysage se développe imposant avec ses sauvages couleurs. Depuis la plage jusqu’à un horizon lointain et vio- lâtre, ce n’est qu’un désordre immense de laves superposées; ce sont de profondes ravines, sonores sous le pied et crevassées en tout sens, si- nueuses ; puis, s’arrêtant tout à coup et prenant leur vol, elles s'élèvent, montent et atteignent d’un seul jet les épaules du terrible Mowna-Kaah, qui se perd dans les plus hautes régions de l'atmosphère. Regardez là- bas ce géant énorme, où l'œil effrayé voit la silhouette d’un guerrier dis- posé à combattre ; près de lui ce sont des masses imposantes de bitume perforé, comme si la mitraille s'était ruée sur elles; à côté un dôme pa- reil à celui des pagodes de l’Indoustan; devant vous, des minarets élancés comme des mosquées orientales : il y a là fantasmagorie, turbulence, immobilité,chaos.. La main puissante de Dieu peut seule créer de sem- blables prodiges. Et pour raviver ce tableau, quoi ? Rien, rien, pas un arbre, pas un arbuste, pas la plus légère teinte de verdure, pas un oiseau qui plane sur ces brûlantes scories, pas un quadrupède qui ose les affronter, pas un insecte qui puisse y trouver sa nourriture. Essayer la vie au milieu de tant de débris vomis par les fournaises souterraines, serait vouloir lutter contre la volonté céleste, qui a dit d’une voix solennelle : « Ici tout est mort. » Eh bien! au pied de cet effrayant amas de laves sont élevées quelques cabanes ; ces cabanes, réunies en groupes plus ou moins rapprochés, forment un village appelé Koïaï, et c’est dans ce village, où percent plusieurs cocotiers souffreteux et où la végétation trouve à peine à se faire jour, que Riouriou a conduit sa cour et ses femmes. Ressemble-t-il à Tamahamah, le grand roi de l'archipel? Nous le saurons bientôt. Disons d’abord ce qu'a fait le père, nous saurons ensuite ce que vaut le fils. Le 8 mai 1819 fut pour Owhyée un jour de deuil et de désespoir : Ta- mahamah venait de mourir, et avec lui s’effacaient les projets d’agran- dissement que ses sujets avaient longtemps acceptés. Tamahamah venait de mourir, et ses principaux officiers jetaient déjà un regard de mépris VOYAGE AUTOUR DU MONDE. SI el de dégoût sur son fils dégénéré. Le grand roi de cet archipel, qui avait deviné la civilisation el qui voulait en faire jouir toutes les îles océaniques, vit bien que son œuvre de conquête ne serait point achevée. Rarement une gloire succède à une gloire. À peine eut-on des craintes sur une vie si précieuse, que les charla- tans, les devins et les prêtres de tout l'archipel furent convoqués à Kaya- kakooah pour lutter contre la mort s’avançant à grands pas. Inutiles jongleries : la dernière heure de Tamahamah avait sonne. Aussi, voyant bien que toutes prières au ciel étaient superflues, il se hâta d'appeler auprès de lui ses principaux officiers, afin de les engager à mettre à profit les conseils de sa vieille expérience. — Que fait le peuple? demanda-t-il à son premier ministre. — Il pleure. — Je l'ai pourtant bien tourmenté par mes projets de conquêtes. — Îl vous aimait comme son père. —- Je l’aimais tendrement aussi, et je le sens plus que jamais en ce moment. O mes amis ! poursuivit-il en tendant la main à tous les guer- riers qui l’entouraient, tâchez de le raviver, ce peuple apathique; il dor- mira tant, qu’il ne se réveillera plus et me suivra bientôt à la tombe. Plus de sacrifices humains à nos dieux : ils n’en veulent pas, croyez- moi. Il faut, mes amis, que vous me juriez d’abolir ces sanglants mas- sacres. Vous voyez que le ciel ne m'a pas puni de mes efforts pour achever l’œuvre de régénération que j'avais commencée. Jurez-le-moi. Les chefs s'étaient déjà mis en quête de quelques victimes afin de désarmer la colère des dieux, et nulle bouche n’osa s'ouvrir pour pro- mettre et jurer. —. Je vous devine, poursuivit Tamahamah d’une voix éteinte et avec un regard douloureux ; vous voulez, pour l'amour de moi, résister à mes ordres ; mais telle est ma dernière volonté : refuserez-vous de la suivre ? Telle est ma dernière prière : refuserez-vous de l’exaucer? Les sacrifices qu’on allait commencer autour des moraïs n’eurent pas lieu ; les prêtres fanatiques se virent avec regret enlever leurs victimes, parmi lesquelles la plupart étaient volontaires, et Tamahamah, dont la voix s’affaiblissait à chaque instant, continua jusqu’à son dernier soupir les leçons de sagesse que le règne orageux de son père et les puissants ennemis qui l’entouraient l'avaient empêché de mettre à profit. Cependant la douleur torturait Tamahamah, et sa grande âme crai- gnait de montrer qu'il y succombait. — Cela est lâche, disait-il de temps à autre, de s'attaquer à qui suc- combe sous le poids des fatigues et de la vieillesse; mais ces souffrances, quelque horribles qu'elles soient, ne m'empêcheront pas d'adresser en- core des paroles d'amour à mon fils. Riouriou, ajouta-t-il avec de pro- fonds soupirs, je Le laisse une puissance solide si tu es digne du nom que IL, 11 82 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. tu portes; mais ne songe plus à mettre à exécution le plan que j'avais adopté : tu n'es pas encore assez brave. Consulte souvent les guerriers qui m’entourent, écoute leurs avis, guide-toi d’après leur expérience; ne te hâte jamais de punir un de tes sujets, tremble de frapper trop tôl celui que Lu n’aimes pas, el si tu es offensé par des étrangers, appelles- en à leur loyauté seule. Essayer de les châtier serait signer ta perte, Adieu, mon fils, adieu; et vous, mes amis, pressez ma main, pressez celte main que vous avez trouvée si forte au milieu des batailles. Je suis vaincu à mon tour... La mort est là : adieu, vous tous ; consolez mes femmes et souvenez-vous de moi. Tamahamah n’était point un législateur, c'était un guerrier 3 il avait compris que les hommes tels que ceux qu'il était appelé à gouverner n'o- béiraient qu'à la force et qu'ils ne seraient point à la hauteur d’une mo- rale plaidant le progrès. Aussi ses efforts réformateurs ne furent guère que des tâtonnements imparfaits, Landis que ses batailles étaient toujours décisives. Le code militaire de ce grand prince était peu compliqué, précis, clair et intelligible pour tous ; chacun le savait par cœur. «A lui seul était réservé l'honneur de porter le premier coup à l’en- « nemi. « Nul n'avait le droit de quitter son poste pour venir l’arracher du « milieu de la mêlée. « Tout soldat fuyant le premier était à l'instant mis à mort. « Un guerrier pouvait, pendant une campagne, une halte où une «marche forcée, prendre un taro, un melon, un coco; s'il en prenait deux, il était puni. Dans le premier cas, le dommage était de peu de « valeur, et le tort disparaissait; dans le second, le besoin étantsatisfail, on devenait voleur. « Après la victoire, le pillage était non-seulement permis, mais même «ordonné. « On récompensait, apres la guerre, les soldats qui rapportaient le «plus de dépouilles. « Tout ennemi pris les armes à la main devait être mis à mort. « Tout blessé à la poitrine avait droit à une récompense. « Le fils de tout guerrier mort en combattant recevait un présent composé de nattes, d'armes, d’étoffes. » Le senor Marini, établi à Wahoo depuis quelques années, et de qui je tiens ces détails, parfaitement exacts, puisqu'ils m'ont été certifiés par plusieurs chefs d'Owhyée, me dit encore que Tamahamah surpas- sait en bravoure lous les soldats de son armée, et que son adresse était telle qu'il arrêtait toujours au passage et près de sa poitrine les sagaies ennemies. Dans son intérieur, bon jusqu'à la faiblesse, il se montrait rigide et 2 a VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 8 même cruel dès qu'il se mettait en campagne. On la vu plus d’une fois, mécontent d'un de ses chefs, au moment de l’action, se diriger vers lui, l'abattre d’un coup de masse, et prendre son poste pour ramener dans ses rangs la victoire indécise. Il était fier de ses nombreuses blessures, et quand un étranger arrivait à Owhyée, il s'empressait de lui montrer les cicatrices honorables dont son torse était criblé. Îl parlait fort peu, mais il aimait qu'on parlàt beaucoup autour de lui. Tout silence lui paraissait une hypocrisie, tout bavardage une preuve de confiance et de droiture. Il demandait souvent des avis à ses principaux officiers, et ne prenait cependant conseil que de lui-même. Jamais Tamahamah ne fut battu, jamais il ne pardonna à un révolté. Il était fier de savoir écrire son nom, et parlait l'anglais assez passa- blement; il s’inclinait avec respect chaque fois qu'on prononçait en sa présence les noms de Cook et de Bonaparte; lui-même on l’appelait le Napoléon de la mer du Sud, et il étalait avec un sentiment de noble fierté le portrait de notre grand empereur sur tous les murs de ses palais de bambou et de chaume. Nous sommes arrivés quelques mois trop tard aux Sandwich. A peine eut-on appris, par des courriers expédiés dans toutes les di- rections, la nouvelle que les jours de Tamahamah étaient en danger, que les insulaires ne s’enfermèérent plus dans leurs cabanes pour se re- poser la nuit; on couchait sur la grève, on allait, on venait, on se pres- sait la main sans se rien dire, et chacun avait taboué les objets qu’il affec- tionnait le plus, afin de se rendre les dieux favorables. Mais, dès que la mort du grand prince fut connue, oh! alors on poussa à l’air d’affreux hurlements, on brüla la plus grande partie des pagnes et des nattes ; on tua tous les pores, toutes les chèvres, toutes les poules; on renversa, on incendia la plus grande partie des cabanes. Les femmes firent toutes le sacrifice de leur chevelure; les hommes se firent enlever les deux dents incisives supérieures ; on se couvrit le corps de déchirures et de cicatrices ; on courait dans les rues et sur les places publiques pour étaler à l'œil les mutilations : et tel était l'amour de ce peuple pour son mo- narque, que celui des individus qui s'était le moins défiguré faisait rougir un fer et se couvrait toutes les parties du corps de nouvelles plaies et de nouvelles brûlures. Malheur à qui n'aurait pas prononcé le nom vénéré de Tamahamah en répandant des larmes? malheur à qui aurait osé se coucher sur des nattes et chercher dans le jour l'ombre d’un rima ou la fraîcheur des flots de la mer ! Il v eut des victimes immolées aux dieux irrilés, et ces victimes furent seulement les insulaires dont la douleur semblait le moins profonde. On massacra plusieurs prêtres et devins dans leurs moraïs, pour n'avoir pas eu la puissance d’apaiser les dieux, et l’on vit même un grand nombre de fanatiques se diriger en désespérés S! SOUVENIRS D UN AVEUGLE. vers le Mowna-Kaah, arriver près de lacime else précipiter dans les laves ardentes. Mais ce fut à Kayakakooah surtout que la désolation se montra avec une sanglante frénésie. Perñdant six jours, le peuple, les grands, mêlés et confondus, en dépit des usages et des lois, ne quittèrent point la place publique; plusieurs dignilaires se firent sauter les doigts d'une main, d'autres poussèrent le dévouement jusqu’à se crever un œil, etune mort terrible eût frappé celui qui aurait conservé sa chevelure intacte el toutes ses dents. Les femmes surpassèrent les hommes en cruautés ; le torse de la plu- part d’entre elles n’était qu'une brûlure; le sein, les joues, le cou, gar- dent encore empreintes les traces de leur douleur, et l’on est à comprendre el à s'expliquer une tendresse si vive, un désespoir si poignant pour un homme dont une partie des indigènes connaissaient à peine les traits, el dont le plus grand nombre n'avaient jamais entendu la voix. Aujourd'hui même que toute forte douleur devrait être apaisée, deux amis ne se rencontrent point, après une absence de quelques jours, sans répandre des larmes en souvenir de Tamahamah, et la première sante des repas est loujours portée au roi si vivement regrelté. Mais qu'avait donc fait ce prince pour le bonheur de ses sujets? De quels trésors avait-il enrichi toutes ces îles ? Le peuple était-il plus heu- reux que sous le roi précédent? Ne l'écrasait-il pas, lui-même, sous le poids de son insatiable ambition ? N’allait-il pas bientôt le jeter au milieu des flots pour tenter la conquête de toutes les îles du grand Océan? Cela est, les projets de Tamahamah étaient connus, les armées prêtes, les pirogues entassées sous les hangars et dans les chantiers, et cependant on l’aimait d’un amour extrême : c’est que Tamahamah était brave par- dessus tout ; c’est que dans les combats qu'il eut à soutenir contre des chefs révoltés, il s’exposait le premier aux plus grands périls; c’est qu'en- {in il avait porté un coup terrible à l'autorité des prêtres en abolissant les sacrifices humains, et en ne livrant aux dieux que des coupables et des condamnés qu'on gardait dans des cachots pour ces sanglantes so- lennités. Sous le règne de son père, dès qu'on voulait se rendre les divinités favorables, dès qu’on voulait obtenir la cessation d’une éclipse, appeler dans les rades une plus grande quantité de poissons ou apaiser la colère du Mowna-Kaah, les prêtres, apostés près des moraïs, s'élançaient fu- rieux, aidés de quelques soldats armés, sur les premiers passants, les entraînaient dans le lieu sacré et les immolaient avec barbarie. Tamaha- mah, trop faible encore pour combattre en face les antiques lois éter- nelles de ses peuples, les modifia du moins et satisfit ainsi aux usages el à la religion. Le lendemain de notre arrivée à Koïaï, et au moment de nous mettre VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 8) à table, nous vimes venir à nous une double pirogue portant quelque chose qui de loin nous présentail une certaine analogie avec un homme. C’en élail un, ou à peu près. M. Rives, le Francais dont on nous avait parlé à Kayakakooah, s’empressait de nous faire sa visite, et quand la pirogue accosla, le héros gascon (car Bordeaux était sa patrie) nous vit tous sur le pont, prêts à fêter un enfant égaré. Le voilà. Il nous salue en ces termes : Messieurs et dames {avec cet accent que vous savez), j'ai l’honneur de vous offrir mes très-humbles et très-respectueux hommages. Sa taille était de quatre pieds deux pouces au plus; il avait un œil vif, l'autre l'était un peu moins; un nez pointu, une bouche rieuse, des pommettes saillantes, un menton anguleux; et sur ses tempes, deux chèvres honteusement tatouées étaient à demi cachées par des cheveux longs et bouclés. Les doigts de M. Rives étaient gracieusement piqués à la mode sandwichienne, et quoique nous ne vissions point son torse ra- corni, nous Supposâmes avec raison qu'il avait été soumis à l'épreuve du talouage. (@ ï ; Ê = 3 À Tan || (l. | Li Le Bordelais était vêtu d’un habit trop long pour un homme de cinq pieds dix pouces, el le brave Gascon le relevait un peu de ses deux 80 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. mains; un pantalon retroussé d'en haut et d’en bas floliait sur des bottes qui eussent été trop larges pour les jarrets énormes de Vial, et du gilet panaché qui voilait son pectoral, M. Rives eût pu se fabriquer un carrick passablement étoffé. Nous avions besoin de tous nos efforts pour ne pas rire au nez de ce grotesque personnage ; mais les matelots, moins scru- puleux, s’en donnèrent à cœur joie, et plusieurs ponentais refusèrent de l’'accepter pour compatriote. Cependant il s’avançca d'un pas rapide et saulillant vers le gaillard d’arrière, pressa la main du commandant, nous présenta les siennes, se dit le favori de Riouriou, nous offrit des pores, des poules, des bananes et des cocos à profusion, nous supplia d'accepter, nous assurant qu'il en avait une quantité immense. Chacun de nous répondit le mieux du monde à des politesses si empressées, si franches, et comme nous étions bien aises de lui rappeler la cuisine française, nous l’invitâmes à diner, espérant qu'il nous raconterait sa vie aventureuse. À l’appétit avec lequel il dévora, nous commençcâmes à douter de la valeur de ses offres, et les poules et les porcs s’effacèrent pour nous dans un lointain brumeux : les brouillards de la Garonne n'ont pas plus d'épaisseur. Hélas! nous avions malheureusement trop bien inauguré de notre illustre visiteur. Après diner, M. Rives parcourut le navire; il fit à chacun des polites- ses desintéressées, et nous emprunta, pour ne plus nous les rendre, des mouchoirs, des serviettes, des chemises, et quelques vêtements que nous étions trop courtois pour lui refuser. Peu d’instants après, il quitta le bord, fort satisfait de nous, en nous assurant qu à terre il allait tout dis- poser pour nous bien accueillir. Au moment où le généreux Gascon descendait dans sa double pirogue, Marchais, qui guettait l’occasion de lâcher son mot trop longtemps com- primé, fit semblant de glisser, et roula jusqu'aux pieds de Rives. — Ah! pardon, monsieur; je ne vous avais pas vu. — [Il n’y à pas d'offense. — Monsieur est musicien? — Pourquoi cette question ? C'est que vous avez là deux flûtes dans leur étui. — Où donc? — Mais, ce qui vous sert de jambes. — Ce n’est pas gentil de railler un compatriote. — Je ne suis pas du tout votre compatriote, monsieur : je suis Fran- cais. — Étmoi, Gascon. — Vous voyez bien. Dites-moi encore : Y a-t-il des tailleurs à Owhyée? — Non. Pourquoi? — C'est que je voudrais vous demander un pan de votre habit pour VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 87 me faire un paletot. Cré coquin! on n’a pas épargné l'étoffe comme chez nous; on ne vous devine pas là-dedans. Ca ne vous embellit point. — Eh! mon cher, vous n'êtes pas beau non plus avec votre chemise rouge. — Au moins elle est à moi, et je n’ai pas besoin de la retroussercomme une robe de princesse. — Au fait, que vous importe que mon habit soit long ou court? — Dame! c’est que les Bordelais qui sont sur la corvette vous re- nient. Mais, tenez, voilà votre double pirogue qui vous tend les bras; prenez garde de la chavirer; relevez votre houppelande qui traîne. Bonjour, Bordelais! Tiens, où donc est-il? Il m'a glissé dans les mains. — Insolent! — Il a dit insolent.. Je l'aplatiraï. Petit accourut. — Il La appelé insolent, je crois? — Parole d'honneur ! — Laisse-moi faire, il m’appartient:; je m'en empare. La relâche sera amusante. L'officier de quart, prévenu de cette petite altercation, s’élança pour adresser quelques mots d’excuse à M. Rives, qui débordait, et fit faire à Marchais une faction de deux heures sur les barres de cacatois. Petit dit alors entre ses dents : — Suffit, son affaire est faite. — Il me paiera cette faction, mon brave Petit! criait Marchais en grimpant ; je te le recommande. — Marchais, embête-toi là-haut, mon garçon ; nous nous amuserons quand tu seras descendu. M. Rives s'était chargé d'annoncer notre prochain retour au roi, et le lendemain, avant que l'état-major se dirigeât vers la terre, je descendis à Koïaï avec l'embarcation qui allait faire de l'eau. — Ça, monsieur, me dit Petit en me parlant de Rives, c’est un far- ceur qui a voulu se gausser de nous; je parie qu'il n’est pas plus Français que ces figures goudronnées avec lesquelles il mange. — Si, si, ilest de Bordeaux. — C'est donc un craqueur; et puis il nous a promis des cochons en pile ; je suis sûr qu'il n’a pas le plus petit pourceau. — Comme tu le juges ! — de m'y connais, allez; le roquet qui ose se présenter sur un bord ousqu'’il y à des lurons taillés comme vous et moi, avec un habit qui irait à un homme de six pieds, est un pékin ou un filou. — Allons, je vois que tu lui en veux. SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. > 2 r be — Eh bien! oui, je lui en veux; hier, en sortant du navire, il m'a regardé, et puis je lai vu qui riait comme si je lui avais servi de mi- roir, Foi d'homme, il est plus laid que le monarque de Guébé. — S'il riait en te regardant, c’est que tu n'es pas beau, mon garçon. — Etlui! etlui! Le sapajou de Guébéen ne lui donnerait pas deux points. — N'importe, c'est un homme qui peut nous fournir des renseigne- ments utiles, et je ne veux pas que Lu le brusques, que tu lui cherches querelle. — Ça suffit, vous serez obéi; mais je l’aplatirai, quoique ce ne soit guère possible; il n’est pas plus haut qu'un baril d’eau-de-vie. — Tiens, le voilà sur le rivage, sois prudent. — C'est ça lui? ça cette borne? ce pingouin ? — C'est lui. — [1 est à moitié nu; il a des dessins sur son espèce de corps, et ce gredin-là se dit de Bordeaux, le pays de Barthe ! Je parie qu'il n’est pas même de la Teste. — Silence ! — Je file mon càble ; je vas louvoyer au loin, car si je l’abordais, je le coulerais bas. Cré coquin ! quel magot! M. Rives, fidèle à sa parole comme tous ses spirituels compatriotes, nous attendait sur le rivage, et ne parut pas trop confus de se montrer à nous en costume à demi sauvage. — Bonjour, monsieur, lui dis-je en lui tendant la main; je vous re- mercie de votre exactitude. — 11 m'est si agréable de me trouver avec des Européens! Mais pour- quoi votre matelot s'est-il éloigné? — Voulez-vous que je vous le dise? Vous n'avez pas le don de lui plaire. — Je m'en suis aperçu; en quittant votre corvette, j'ai entendu sortir de sa bouche des choses peu aimables pour moi : il ne s'agissait de rien moins que de m'écraser contre une couronnade. — C’est pourtant le meilleur homme du monde. — Oui, le meilleur de ceux qui écrasent. — Voulez-vous le mieux juger? Offrez-lui un verre d’ava, et, pour peu qu'il y prenne goût, vous saurez ce qu'est notre matelot Petit. M. Rives dit quelques mots à un Sandwichien qui partit en courant, el revint un instant après. J’appelai Petit, qui s’approcha avec cette dé- marche de gabare au roulis que vous savez déjà, et qui, par habitude et selon la règle du bord, ôta son bonnet en arrivant. — Monsieur Arago a besoin de moi? — C'est Rives qui veutte parler. — Ah! monsieur parle? VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 89 — Je voulais vous demander si vous accepteriez un verre d’ava, qui ne ressemble pas mal à l'eau-de-vie de Cognac? — Mais, f..... ! monsieur parle très-bien. Voyons cet ava.… ca cha- touille, ca pique en diable ; ça doit soûler.. Ce citoyen a du bon, me dit Petit tout bas à l'oreille. — Voulez-vous recommencer ? — Je recommence toujours. — À propos, el pourquoi vouliez-vous m'écraser hier sur votre cor- vette ? — Quand on ne connaît pas les gens, on à toujours envie de les écraser, et puis vous n'étiez pas beau; vous gagnez à être connu ; votre figure est presque gentille, et si vous vouliez, vous seriez un bel homme. — Que faudrait-il faire pour cela ? — Me verser un troisième verre de ce cognac, qui n’est pas sans mé- rite non plus. — Ca peut vous griser, vous faire mal. — Mais, si ça me grise, ça ne me fera pas de mal du tout; allons ver- sez, et vous avez six pieds. Un quart d'heure après, mon brave matelot ne savait plus sil existait : la liqueur enivrante en avait fait un tronc d'arbre. ILES SANDWICH Koérani. — Supplices. — Les épouses de M. Rives. — Visite au roi. — Petit et Rives —Vancouver.—Cérémonie du baptème de Kraïmoukou, premier ministre de Riouriou. — Vous en voilà débarrassé, dis-je à Rives. — Tant mieux, car il me faisait peur ; maintenant seulement je respire. Après avoir poussé le pauvre Petit dans une cabane, M. Rives me de- manda ce que je voulais voir d’abord. — Ce qu'il y a de plus curieux. — Ici, tout est à étudier. — Alors, guidez-moi. — Soit. Je vais vous montrer, à quelques pas d'ici, un homme à qui l'on a crevé les yeux il y a quinze jours. — C'est ce que vous avez de plus gai à me présenter ? — Allons autre part. — Non, conduisez-moi vers cet homme. Qu'est-ce qui lui a valu ce supplice horrible ? — Il a essayé de séduire la femme d’un chef. — Comment et par qui la sentence s’exécute-t-elle ? — Avec un morceau de bois aigu ou même avec l’index, et par le pre- mier venu désigné par le roi ou un prêtre. L'opération a lieu dans un mo- “QUUDAS] [ 2P PA0G À NOMNOUEIY 9p AWYIdUE 9T VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 91 raï. Tenez, voyez-vous cet individu couvert d’une pièce d’étoffe bleue ? c’est lui ; il s'appelle Koérani. Je fis cadeau à cet infortuné d’une chemise et d’un pantalon, et quand je lui demandai pour quel crime il avait été si cruellement puni, le Sandwichien me le dit en souriant. Au reste, nulle cicatrice ne se faisait remarquer aux paupières, et Koérani se portait à merveille. Il avait montré pendant son supplice le plus grand courage, et il se promettait, disait-il, de se venger du mari jaloux, selon ses vœux et ceux de la femme surprise, dont il se prétendait fort aimé. — Si l'épouse d’un chef, demandai-je à Rives, cédait aux instances amoureuses d’un homme du peuple, que lui ferait-on ? — On la punirait comme on a puni Koérani. — Mais nous, étrangers, courons-nous et faisons-nous courir les mêmes risques ? — Oh! vous, vous n'avez rien à craindre, vous êtes absous d’avance par les chefs et leurs femmes. Cependant ne vous attaquez point aux princesses, à moins qu'elles ne vous y encouragent. Au surplus, je doute fort que de pareilles masses puissent vous plaire. — Et vous, êtes-vous marié, monsieur Rives ? — Oui. — Vous me présenterez, je l'espère, à madame. — J'ai épousé deux jolies petites Sandwichiennes. — Rien que deux ! vous n’êtes guère accapareur. — J'aurais bien du plaisir à vous les montrer, mais pour le moment elles habitent Kaïrooah. — Monsieur Rives, vous mentez. — Presque. — Un demi-mensonge de Gascon a déjà une certaine valeur. — C’est vrai. — Alors je m'aperçois que vous n'êtes pas tout à fait Sandwichien, et que vous tenez à garder pour vous seul la propriété que vous avez ac- quise. — (Que voulez-vous! par esprit de réforme. On n’est pas impunément de Bordeaux. Hélas ! le pauvre Rives, jaloux comme un Européen, vantard, délicat et susceptible comme un Gascon, aimait tant la bonne chère qu’on lui faisait faire à bord, il y vint si souvent , si souvent, que ses deux gen- tilles épouses, qui l’aimaient comme on n’aime pas, le supplièrent de ne nous quitter que fort rarement, tant elles étaient heureuses, à son re- tour, d'écouter les détails pleins d'intérêt qu'il s’amusait à leur donner sur notre vie intérieure. De notre côté, comme nous avions de plus gra- ves études à faire à terre que sur la corvette, nous ne rentrions pas toutes les nuits, et l'hospitalité étant une vertu sandwichienne, lon comprend pourquoi nous ne couchâmes jamais à la belle étoile. Au surplus, les nat- 92 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, tes du sybarite Rives avaient un moelleux égal à celui de la couche de Riouriou lui-même. Après celte première visite à Koérani, si gaie, si divertissante, M. Rives me conduisit par un petit sentier tortueux vers une double source qu'il me disait fort curieuse à voir; et moi, tout préoccupé du triste spectacle auquel je venais d'assister, je lui demandai pourquoi, à Kayakakooah, un homme de basse extraction (car laristocratie est de tous les pays), cou- pable du mème crime que Koérani, avait eu seulement les doigts coupés, tandis qu'on avait crevé les yeux à ce dernier. — ]ci, monsieur, me répondit Rives, un crime est plus ou moins grand selon le: lieu où il a été commis : si le roi eût été à Kaïrooah, c’est le coupable de cette dernière qui eût eu les yeux crevés, et c'est Koérani à qui on eût coupé les doigts. La présence des dieux ou du monarque est censée devoir inspirer plus de respect, et voilà comment un grand forfait d'aujourd'hui est demain une faute assez pardonnable. La morale de cet article du code de Tamahamah s'explique à mer- veille. Riouriou, malgré sa stupidité, n’est pas homme à donner un dé- menti aux volontés de son père. Cependant nous étions arrivés au bas de la colline, et le nain de Bor- deaux me montra deux sources jaillissantes, à deux pieds de distance l’une de l’autre. De la première s’'échappait d’une façon régulière un volume considérable d’eau froide et légèrement saumâtre; de l’autre sortait par saccade une eau très-chaude et sulfureuse, laquelle devenait fort pota- ble après avoir été exposée quelque temps à l’action de l'air. Je remereiai mon gracieux cicérone en le priant de poser devant moi, et je lui fis ca- deau de son portrait, dont il ne me sembla satisfait qu'à demi, quoique je l’eusse embelli d'une manière presque honteuse. A toute force, Rives voulait être un joli garçon. Au surplus, l'intelligence du bonhomme s'était développée au milieu du peuple nouveau dont il avait conquis l'admiration. Par exemple, il ne manquait jamais, lorsque nous passions devant une cabane , de me dire d’un air joyeux : « Ceci est une cabane » ; en passant auprès d’un moraï, il me le montrait du doigt et s’écriait : « Moraï. » Si deux Sandwichiens se promenaient à quelques pas de nous, il me frappait sur l'épaule en me disant : « Deux Sandwichiens qui se promènent » ; etje crois même qu'é- tant sur le bord de la mer, il me secoua fortement, et, étendant ses bras étiques, il me dit encore d'un ton solennel : « C’est l'Océan. » Nul’cicérone de Naples ou de Rome ne s’est jamais montré plus exact, plus attentif, plus scrupuleux, plus ridicule que Rives le Bordelais. Je le recommanderais vivement à tous les promeneurs qui, dans leur oisiveté, poussent jusqu'aux Sandwich, si ce héros gascon n'avait depuis quelque temps abandonné sa patrie adoptive. Je vous dirai plus tard comment il a su se faire à Bordeaux une brillante existence. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 93 Cependant le temps devint sombre ; le vent souffla dé terre avec vio- lence ; les trois géants de l’île voilèrent leurs têtes menaçantes : tout retour à la corvette était impossible ou périlleux, et l’arrivée d’un canot sur la plage plus difficile encore. — Vous le voyez, me dit M. Rives, le ciel s'oppose à votre départ. Voulez-vous utiliser agréablement le reste de votre journée ! — Je ne demande pas mieux ; conduisez-moi chez vos femmes. — Non pas, mais chez le roi. — Croyez-vous qu'il me recoive ! — Laissez-moi faire ; je me charge de tout. — Vous prenez là une bien lourde tâche, monsieur. — Oh! je connais les usages du pays. — Allez donc annoncer ma visite au roi; je vous attends dans cette cabane. — Non pas, non pas, dans une autre; vous ne seriez pas assez bien ici. — Elle a pourtant quelque apparence de propreté. — C'est égal; établissez-vous là, dans cette maison plus simple et mieux close. Je reviens dans quelques moments. Dès que Rives m'eut quitté, je voulus savoir le motif de sa défense si officieuse. Le drôle avait raison : la demeure qu'il m'interdisait était la sienne, et ses deux gentilles femmes, à qui je dis bonjour, me recurent avec une prévenance exirème. Sitôt que mon fringant courrier eut achevé la mission dont il s'était volontairement chargé, il se dirigea vers sa maison, présumant bien, l'ef- fronté, qu'il m'y trouverait installé par cela seul qu'il me l'avait défendu. C'était là aussi que je l’attendais. — Je me proposais, me dit-il en me voyant respectueusement assis sur une natte loin de ses tiers, de ne vous présenter que ce soir, Car je Nou- lais que mes femmes se montrassent à vous d'une manière plus dé- cente. — La modestie est un vêtement, monsieur Rives , et vos dames ont une pudeur qui les sauve de tout péril. — Pourquoi me dites-vous cela en souriant? me demanda Rives, qui faisait une sotte grimace. — Par orgueil national, lui répondis-je avec gravité; elles sont pres- que Françaises, et mon sourire est une joie. Rives fit une nouvelle moue un peu plus laide que la première, et, rom- pant cette conversation familière, je poursuivis d'un ton moins frivole : — Le roi est-il prêt à recevoir ma visite ? — Le roi s'occupe de sa toilette ; la reine favorite se pare de ses plus riches atours ; nous nous mettrons en route dans un quart d'heure; mais, je vous en prie, ne souriez pas là-bas comme ici : Riouriou est suscepti- ble en diable; il croit toujours qu'on se moque de lui. 94 SOUVENIRS D UN AVEUGLE. — C'est bien de la modestie. — Non, il sait ce qu'il vaut. — S'il ne sait que cela, il paraît que c’est un grand ignorant. — Allons, metltons-nous en marche. Une cabane de quarante pieds de long sur trente de large, bâtie em bambou , avec une toiture à demi délabrée en goëmon, entourée d’une palissade de deux pieds de haut, en arêtes de cocotier; six pièces de canon sur leurs affûts assez propres, une quarantaine de soldats campés auprès. de cette enceinte, un homme coiffé d’un casque d’osier élégant et origi- pal, ayant un fusil sur l'épaule, se promenant lentement, et s’arrêtant pour faire volte-face à chaque coup de sonnette agitée par une autre sen- tinelle accroupie ; un terrain déblayé en face d'une porte étroite et basse, un bananier derrière cette demeure, et deux espèces de parapets en terre de quatre pieds de hauteur : tels sont le palais, le jardin, les citadelles, les armées et le Champ-de-Mars du puissant chef de l'archipel des Sand- wich. C’est pourtant d'une cabane semblable que Tamahamah lançait ces terribles ordres qui faisaient trembler les îles voisines 1er no sur pied des armées belliqueuses. Riouriou était vêtu d’un riche costume de colonel de hussards français et couvert d’un chapeau de maréchal; il avait à ses côtés sa femme fa- vorite, grande efflanquée, tatouée de la facon la plus ridicule, et entor- tillée dans une robe de mousseline à fleurs qui lui serrait la taille; les, hanches et les jambes étaient absolument nues, de sorte qu'elle ressem- blait à merveille à un grand et vilain enfant au maillot. Ajoutez à cela une couronne de fleurs jaunes, un collier énorme de jam-rosa enfilés à un jonc, des bracelets en verdure, une chevelure absente, et un air de dignité à forcer le rire chez l'anglomane le plus inaccessible aux idées joyeuses, et vous aurez le portrait de madame la reine d'Owhyée. Quant à son joufflu de mari, il était grand, gros, lourd, rebondi, taché de plaies, galeux, stupide dans son maintien, stupide dans son regard, stupide dans sa di- gnité, S'épanouissant sur un fauteuil en ébène où on avait jeté une belle pièce d’étoffe de soie rayée de jaune et de noir, le tout figurant un roi, un trône, une puissance. J'étais en extase, et Rives jouissait de ma surprise. Deux guerriers, de six pieds de haut au moins, se tenaient debout et le sabre nu à côté du monarque, tandis qu'une demi-douzaine d’autres soldats et de femmes monstrueuses étendues sur des nattes, mâchaient je ne sais quoi, et cra- chaient une salive verdâtre dans de grandes calebasses à moitié remplies de feuilles vertes et de fleurs jaunes et rouges. Cà et là on voyait encore des armes en bois, des bâtons dessinés, des fusils, des briquets, des pa- gnes, des sagaies, et, sur le mur, le portrait de Tamahamah en regard de celui du Napoléon de David franchissant le Saint-Bernard. Le gro- tesque et le beau, le trivial et le sublime côte à côte ! VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 95 À mon arrivée, Riouriou me fit signe de m'asseoir après m'avoir tendu la main, et me donna à comprendre qu'il ne bougerait pas plus que son éblouissante moitié; je vis ce qu'on voulait de moi, et je me mis à l’œu- vre. Tant bien que mal, mon ébauche fut achevée en trois quarts d'heure ; je priai Rives de dire au roi que je lui apporterais le surlendemain une copie finie et soignée, et Riouriou n'offrit en échange un bâton admira- blement ciselé, un casque d’osier, et un fort élégant éventail tressé en joncs, d’une forme très-gracieuse. Après cela, Rives prononcça quelques paroles qu'il accompagna de gestes dont le sens s’expliquait aisément, et je me vis forcé par les instances de la reine de donner une séance inpromptu d’escamotage. Je ne saurais vous dire l'enthousiasme que j'excitai; on me massait, on me triturait, on me tournait et retournait si souvent et si fort que je fus contraint de me déclarer tabou pour ne pas succomber à tant de témoignages de satis- faction et d’étonnement. La reine y déchira sa belle robe, les princesses hippopotames se soulevèrent de leur couche éternelle, et je vis même nn aimable sourire se poser au coin des lèvres des deux farouches soldats qui veillaient sur les jours si sacrés de Riouriou. Mais quand j'eus promis au roi de lui montrer quelques-uns de mes tours, quand j'eus exposé à ses regards une chambre obscure qu'un de mes matelots venait de placer par mes ordres à la porte du palais, quand les figures, qui se réfléchis- saient sur le miroir furent dessinées sur le papier, oh! alors les cris de joie devinrent frénétiques, c'était de l’entraïhement, des spasmes, du dé- lire; je devins prêtre, je devins dieu ; peu s’en fallut qu'on ne m’adorût, et, si j'avais eu la bouche fendue jusqu'aux oreilles, je crois qu’on m'eût vénéré comme une des plus belles idoles des moraïs. Je sortis de la demeure royale accablé du poids de mon mérite, et, tout fier de mes conquêtes de la journée , je me dirigeai vers le rivage pour me rendre à bord. La mer était encore haute, agitée , et le canot mouillé au large. Pour l’atteindre, nous fûmes contraints de nous jeter dans une pirogue qu'on lança aux flots, et Rives, toujours galant, voulut être le dernier à me donner la main. Peut-être aussi tint-il à s'assurer par lui-même que je passerais en effet la nuit à la corvette. Je vous l'ai dit, le Français n’était encore qu’à demi Sandwichien. Petit était à son poste; dès qu'il vit Rives s'asseoir dans la pirogue, je remarquai qu’il mâchait un peu plus vite sa pincée de tabac et qu'il cacha un instant après sa grotesque face derrière l’épaule de Barthe. Je soupconnai un tour de sa façon et je me promis bien de le prévenir ; mais le coquin était trop leste, trop déluré, trop vindicatif, pour ne pas mettre ma prudence en défaut, et Marchais l'aurait aplati si Rives n’avait pas au moins reçu une petite torgnole. ÎL y avait une demi-heure à peu près qu'il était sorti de la vapeur eni- vrante de l’ava , et l’ivrogne ne se souvenait plus du bienfait. Sitôt que 96 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. la pirogue fut à contre-bord du canot, Petit se leva, me tendit la main et me fit asseoir sur le tapis bleu de l'arrière ; puis, présentant galamment son bras à Rives, il lui dit : — Citoyen, à votre tour; le commandant désire vous voir ce soir même. — Pourquoi ce soir ? — Oh! c'est un service qu’il réclame. — Je vous suis. — Rives s’appuya sur le bras du matelot; mais celui-ei fit semblant de glisser, puis, enjambant le bord, il fit faire le plongeon au pauvre Bor- delais pris à l’improviste. — Cré maladroit! s'écria le satané gabier en écarquillant ses petits veux; il était ivre, Dieu me damne ! Comme il barbotte ! Il boit, il boit, il pompe , l'imbécile ! il ne sait donc pas nager ! Attendez , attendez, je vais le sauver, moi ! Le sacripant se jeta à l’eau, et, sous prétexte de le soutenir, il fit ava- ler au malheureux Rives gorgée sur gorgée de l'onde amère. — Courage ! lui criait-il de temps à autre, aidez-vous un petit peu, ou un requin va vous gober comme un goujon; accrochez-vous à moi, nous arriverons, soyez tranquille. Et Rives buvait toujours. Enfin, il fut hissé dans sa pirogue, et je lui donnai le conseil de retourner à terre, en lui promettant le châtiment du mauvais et méchant matelot. Rives nous quitta donc, et nous rejoignimes la corvette , où Marchais , sur le pont, attendait de pied ferme son camarade. — Eh bien ? — Eh bien ! mon brave, il doit être gonflé comme un ballon. Je te ré- ponds qu'il en est bu. M. Arago à dit qu'il me ferait punir; mais je le connais, il n’en fera rien; il comprend la chose, lui, et Rives est un pékin. — Tu t'es conduit en franc gabier, mon petit Petit ; je te raime et te restime de plus en plus davantage. Compte que je te rendrai ça à la pre- mière occasion. — Je ne suis pas en peine de toi. Maintenant rétrogradons de quelques pas et touchons à la gravité des faits accomplis, afin d'expliquer la ridicule cérémonie qui eut lieu à bord peu de jours après notre arrivée à Koïaï. Le présent ne se reflète pas tou- jours du passé. Dans une assemblée des principaux chefs d'Owhyée, présidée à la fois par Tamahamah et par Vancouver, qui l’avait provoquée, il fut décidé, en dépit des volontés premières du roi, que l’archipel des Sandwich serait placé sous la protection immédiate de l'Angleterre , qui s’enga- geait, elle, à le défendre contre toute révolte intérieure et contre toute attaque du dehors. C'était en quelque sorte déclarer Tamahamah inhabile VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 97 à apaiser les révoltes et à punir les mutins, c'était donner droit de suze- raineté à la Grande-Bretagne et ne plus posséder les îlés que comme gouverneur. Tamahamah dévora l’offense qu'il ne pouvait châtier, etse proposa cependant d'éluder du moins l'exécution de cette espèce de traité qui le détrônait. Mais le but était atteint. Les mécontents, bien sûrs de la protection anglaise, élevèrent une voix rebelle et se déclarèrent liés à l'étranger par leurs serments. A la vérité, l’ascendant de Tamahamah sur les populations soumises paralysa pendant quelque temps les effets désastreux de la trahison; mais comment lutter contre tant d’ennemis à la fois dont la plupart ne quittaient jamais son palais de Kayakakooah? Ï rongea son frein, et M. Young, qui a suivi avec le plus vif intérêt les phases de cette révolution politique, nous assura qu’elle seule avait abrégé les jours du grand monarque. Le coup frappé alors retentit encore aujourd'hui. Sans hériter des ver- tus et du courage de son père, Riouriou a dû subir l'influence de ses en- nemis, et, lâche dans son indolence, il courbera la tête et laissera mar- cher les événements jusqu’à la secousse qui l'emportera. J'écrivis alors ce que les faits se sont malheureusement chargés de ratifier. IL. 13 98 SOUVENIRS D UN AVEUGLE. Un homme tin, rusé, souple, caressant, que Tamahamah avait envoye comme gouverneur à Wahoo, s’'échappa un jour de cette île, où il mit à sa place un frère ivrogne continuellement abruti par l’ava sandwichien et l’eau-de-vie européenne, et arriva à Owhyée sous le prétexte d’ap- puyer la cause de Tamahamah désertée, mais dans le but caché de se vendre à la politique de la Grande-Bretagne. Tamahamah, pris au piége, le créa son premier ministre, et les Anglais, dont il était le principal agent, le nommèrent pompeusement Pitt. Tout cela était glorieux sans doute; mais Kraïmoukou ne se trouvait pas satisfait encore. D’autres puissances pouvaient venir disputer la conquête de l'archipel à l'Angle- terre : il fallait se mettre en harmonie avec elles. La France avait aussi des vaisseaux de guerre et d'excellents capitaines, la France avait donc aussi des droits sacrés à l'affection de Kraïmoukou-Pitt, dont l’ascendant écrasait déjà Riouriou. Dès notre arrivée à Koïaï, il nous annonça qu'il voulait se faire chrétien, que son bonheur serait de recevoir le baptème de notre aumônier, et qu'il nous priait de ne point lui refuser cette fa- veur, nous assurant, au surplus, que les navires de notre nation trouve- raient toujours en lui un protecteur ardent et dévoué. Ce qu'il nous demandait était facile à accorder, et la cérémonie du baptème eut lieu à bord de notre corvette. Elle fut assez piquante et curieuse pour que je la retrace dans tous ses plus petits détails. Jétais descendu à terre avec l'elève Janneret, chargé de conduire le roi, car je voulais dessiner le départ de la famille. L’yole du commandant devait recevoir le monarque et une de ses femmes; la reine mère s’y fit laborieusement charrier avec Kraï- moukou par une demi-douzaine de vigoureux soldats, tandis que plu- sieurs élégantes doubles pirogues, chacune pagayée par les principaux officiers, servaient de brillante escorte à l’embarcation française. Je me plaçai dans la plus belle des doubles pirogues avec Gaimard et la reine Kao-Onoéh, et nous attendimes pendant plus d’une demi-heure, sous un soleil ardent, Riouriou, dont la toilette s’achevait avec lenteur, et qui ignorait sans doute que l'exactitude est la politesse des rois. Il arriva enfin coiffé d'un chapeau de paille noire et habillé avec une petite veste de hussard et d’un pantalon vert fort richement brodé, mais nu-pieds, sans cravate et sans gilet. La plus jolie femme de Kraïmoukou prit place à côté de Kao-Onoéh dans notre pirogue, et nous eûmes le loisir d'étudier ces deux excellentes créatures, que je recommande à l’at- tention spéciale des étrangers voyageurs. Avant de s'embarquer, Riou- riou se fit détabouer par le grand-prêtre, afin de pouvoir se mettre à l’a- bri du soleil sous une tente ou sous un parapluie, et je. remarquai avec un profond sentiment de tristesse qu’en arrivant auprès de la reine mère illui serra affectueusement la main, et tous deux répandirent des larmes en prononçant le nom de Tamahamah. La flottille se mit en marche, le canot du commandant en têle; nous VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 99 suivions immédiatement, et derrière nous six autres pirogues portaient des officiers supérieurs, quelques femmes et un grand nombre de cu- rieux. Les plus robustes nageurs de l’Uranie armaient lyole !, qui glis- sait rapide sur les eaux ; mais quand nous voulions essayer la vélocité de l’embarcation où j'avais pris place, je n'avais qu’à demander une douzaine de forts coups de pagaie aux Sandwvichiens, et lyole du com- mandant était à l'instant dépassée. Nous arrivâämes bientôt à la corvette, pavoisée de tous ses pavillons. Riouriou monta le premier; il fut reçu par une salve de onze coups de canon et il descendit dans la batterie pour voir exécuter le feu. On eut une peine infinie à hisser sur Le pont la reine mère; mais enfin elle arriva, aux rires à demi étouffés de l’équi- page, qui craignait, disait-il, de voir sombrer la corvette. Après ces deux personnages, Kraïmoukou s’élança, moins leste que Kao-Onoéh, à qui j'offris la main, et après eux la femme si jolie et si compatissante du pre- mier ministre, que je laissai monter seule et pour une cause que vous saurez plus tard. — Fichtre, me dit Petit en m’apercevant, vous n'êtes pas le plus mal partagé. — Tais-toi, bavard, et songe que tout ceci est fort sérieux. — Aussi, nous en rions déjà comme des fous. — Si tu te permets la moindre impertinence… — Allons done, monsieur Arago, vous voulez que je me taise, et Île sapajou de Gascon est là. — Où donc? — Par terre, allongé; Marchais lui a donné exprès, sans le vouloir, un croc-en-jambe, et le crapaud s’est étendu. — Vous êtes deux grands vauriens. L’autel, surmonté de l’image décorée de la Vierge, était adossé à la dunette ; des chaises et des fauteuils avaient été offerts aux princesses, qui aimèrent mieux se coucher par terre ; les ministres, les hauts digni- taires, les officiers, le peuple, mêlés et confondus, couraient çà ct là, fort indifférents à ce qui allait se passer. Le roi demanda une pipe el fuma ; Kao-Onoéh et l'épouse du futur chrétien s’accroupirent, joyeuses comme des enfants, auprès du banc de quart, où elles m'appelaient à tour de rôle, et nous avions peine à leur faire comprendre l'utilité et la sainteté de l’auguste cérémonie qui nous rassemblait tous. La lumière céleste n’avait pas encore frappé leurs âmes. L'abbé de Quélen parut enfin, revêtu de ses plus beaux habits; il officia, servi par le valet du commandant, bedeau infiniment plus propre aux besoins d’une église qu'aux exigences d’un navire. Notre capitaine était le parrain, et M. Gobert, son secrétaire, la marraine, en rempla- ‘ Je ne sais pourquoi les. marins disent toujours {a yole. 100 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. cement de madame Freycinet, qui gardait la chambre, et la messe se dit aux ronflements du roi et de quelques grands personnages qui respi- raient en faux-bourdon. Kao-Onoéh était la plus curieuse des femmes; elle me questionnait sur tout, et Rives lui traduisait mes réponses, qui semblaient beaucoup lamuser. L’épouse favorite de Kraïmoukou de- manda d’un air assez peu inquiet combien on couperait de phalanges à son mari et-combien on lui ferait sauter de dents; je l’assurai qu’on le lui rendrait fort intact, et les deux princesses ne comprenaient pas com- ment une si belle récompense était accordée à celui qui ne faisait rien pour la conquérir, La messe achevée, Kraïmoukou reçut l’eau sacrée du baptême, et le ciel s’ouvrit à un élu. Quand tout fut fini pour Louis Kraïmoukou-Pitt, peu s’en fallut que M. de Quélen ne se vit contraint par la violence à recommencer l’ablu- tion sainte au profit de chacun des assistants. Kao-Onoéh se montra la plus fervente des néophytes; elle s’élança, à demi nue, vers notre abbé scandalisé ; elle baisa ses vêtements, ses dorures, et s’'empara de l’image de la Vierge, qu’elle présenta à l’adoration de toutes ses amies, presque aussi dévotes qu’elle; puis, consolées du refus du prêtre, elles visitèrent la batterie, l’entre-ponts, les cabines des officiers, le poste des élèves, et ce n’est pas la faute de l'épouse aimée de Kraïmoukou si son mari ne reçut ce jour-là sur la tête que le signe sacré de son salut. Peu d’instants après, le roi, les princes, les princesses, se rendirent à terre, et Louis Kraïmoukou-Pitt, le nouveau chrétien, alla se reposer dans sa cabane, au milieu de ses six femmes, sans avoir rien gagné dans notre estime, sans avoir rien perdu de l'amitié de Riouriou, ni de son autorité sur le peuple, à l'antique religion duquel il venait de donner un flétrissant démenti. Jaccompagnai les Sandwichiens à Koïaï, car c’est surtout après de semblables jongleries qu'il y à quelque chose à apprendre et d'utiles en- seignements à puiser dans le recueillement de la pensée. Mais, hélas ! on ne pense pas aux Sandwich; toute morale y est incomprise, excepté ce- pendant celle de l'intérêt personnel, qui appartient à tous les peuples et qui est presque celle de tous les hommes. Kraïmoukou, sous ce rapport, était un type curieux à étudier. ILES SANDWICH Les veuves de Tamahamabh.— Les femmes de Rives. — Diner de ministres.— Young.— Assemblée générale.— Religion. Îl y avait quinze ans que M. Rives était établi aux Sandwich quand nous y arrivämes; aussi le sol, les eaux, le ciel et le climat de cette zone vivifiante donnaient à son être si chétif un air de virilité et de force con- trastant de la façon la plus grotesque avec l'exiguité de sa charpente an- guleuse. Si sa taille eüût été je ne dis pas même moyenne, mais un peu au-dessus de celle des nains qu’on montre dans les foires, nul doute que Tamahamah n’en eût fait un jour quelque chose d'importance et que la haute fortune du Gascon ne l’eût bientôt mis à même d'être utile aux navires explorateurs de toutes les parties du monde civilisé. Mais, hélas ! dans un pays où le mérite se mesure au mètre, Rives, revêtu du pouvoir, aurait bouleversé les idées des Sandwichiens , habitués à ne regarder leurs chefs qu’en levant la tête au ciel. Aussi, en dépit d'une cure mer- veilleuse dont je vous parlerai plus tard, resta-t-il constamment dans une obscurité parfaite et toujours cependant accueilli avec bienveillance par les reines et les dignitaires de la cour, qu'il divertissait beaucoup par ses manières de sauterelle et les ridicules contorsions dont sa mâchoire était tourmentée quand il essayait de prononcer convenablement certai- nes syllabes de l’idiome sandwichien. Sa fierté gasconne eut longtemps à souffrir de l'injustice du sort , et cependant, vaniteux par naturel, il ne négligeait aucune occasion de 102 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. uous montrer que sa présence chez les reines ou chez les veuves de Ta- mahamah n’était jamais importune. Notre visite à Riouriou se fit sous ses auspices, quoiqu'il y joua un rôle fort obscur. Le prince nous reçut dans son grand costume de colonel, et Rives se chargea de nous traduire les belles choses que le monarque galeux se plaisait à nous débiter avec une incroyable volubilité. Pauvre roi ! Une autre fois, après une course assez peu curieuse sur le bord de la mer, je lui demandai à qui appartenait une case fort passable auprès de laquelle se promenaient quelques soldats armés. — Diable ! me répondit-il, c’est le palais des veuves de Tamahamabh. — Avez-vous accès auprès d’elle ? — J'y suis recu comme un ami, comme un frère. — Pouvez-vous me présenter ? — Je ne comprends pas que je ne l’aie pas fait encore. — De quoi s'occupent ces princesses ? — Elles laissent les jours se chasser les uns les autres , et c’est tout. Au surplus, vous verrez tout à l'heure ; retournez-y plus tard, une seconde fois, vous les trouverez à la même place, et si le hasard. vous ramène par ici dans deux ou trois ans, rien ne sera changé dans cette demeure royale, à moins que l’une des veuves ne soit allée rejoindre Tamahamah dans l’autre monde. Ce palais ne se distingue des autres cabanes de Koïaï que parce qu'il occupe plus d'espace. On y entre par une porte extrêmement large, mais tellement basse, que Rives lui-même , dont le front ne dépassait guère ma ceinture, était forcé de se courber pour y pénétrer. A notre arrivée, à peine deux ou trois têtes s’agitèrent-elles pour nous voir marcher; mais Rives parla, sauta, fit quelques singeries, frappa une joue du dos de: sa main, Comme on caresse chez nous les petits enfants, et sembla ranimer pour quelques instants les masses énormes qui gisaient là comme des débris d’hippopotames à demi voilés par deux cents brasses au moins de fines étoffes du pays, de diverses couleurs. Au milieu de ces monstrueux amas de chair humaine, s’agitait un corps surmonté par une figure en- dolorie, aux regards abattus, à la physionomie pleine de douceur et au sourire d’une bonté exquise. C'était la reine mère, favorite de Tamaha- mah, dont je fis le portrait avec plaisir ; son langage avait un charme, une douceur indéfinissables, et les dessins qui ornaient sa poitrine volu- mineuse étaient tracés avec un goût parfait. Elle était tatouée sur la langue ; le nom de Tamahamah, la date de sa mort, se lisaient sur ses bras; la plante de ses petits pieds et la paume de ses mains si délicates portaient des figures que je soupconnai esquissées par le dessinateur de l'expédition commandée par Kotzebuë. Quand j'eus fini mon travail, elle me pria de l’orner de plusieurs nou- veaux dessins, et Rives n'apprit qu’elle désirait fort un cor de chasse VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 103 sur le postérieur et une figure de Tamahamah sur l'épaule, ee à quoi je consentis avec grand plaisir. J’avais à peine achevé, qu’un des officiers qui veillaient autour des princesses se mit à l'œuvre et piqua mes dessins avec une vitesse extrême, et le lendemain j'eus le bonheur de contem- pler mon ouvrage sans que rien désormais pût le détruire. L'amour de Tamahamah pour sa favorite était profond , et celle-ci conserve encore sur ses membres les traces de la vive douleur que lui causa la mort de son mari. Elle jura de ne plus se couronner de fleurs, de ne se parer d'aucun bracelet, de ne jamais laisser croître ses cheveux, se coupa une phalange du petit doigt de chaque main, et se fit sauter quatre dents le jour même des funérailles du grand prince. Dans sa jeunesse , elle devait avoir été d’une remarquable beauté, et l'on s'explique dès lors tout l'amour que lui avait voué Tamahamah. Auprès d'elle, un petit garçon fort amusant par sa vivacité agitait un grand éventail de plumes de divers oiseaux, tandis qu'une jeune fille absolument nue et fort gentille lui présentait par intervalles, ainsi 104 SOUVENIRS D UN AVEUGLE. qu'aux autres princesses, une grande calebasse à demi remplie de fleurs, dans laquelle elles crachaient à tour de rôle. Cette cérémonie achevée, la calebasse, dont l'ouverture avait cinq ou six pouces de diamètre au plus, était fermée à l’aide d’une sorte de fou- lard noué qu'on ne touchait qu'avec une grande précaution. La reine favorite , toujours attentive à ce que je faisais, s’apercevant que je re- gardais beaucoup plus la jeune Sandwichienne qui présentait la cale- X SE RRQ À INRNRÇN WN NN \ NRA NN Ÿ \ basse, me fit demander par Rives si je voulais emmener son esclave avec moi, et je l'en remerciai du ton le plus franchement hypocrite du monde, ce qui égaya beaucoup l'assemblée, y compris l’espiègle, dont je récom- pensai la bonne volonté par une paire de ciseaux qu’elle accepta avec une joie ravissante. Notre visite aux veuves de Tamahamah allait finir, lorsque entra toute guillerette la femme de Riouriou, la belle Kao-Onoéh, enchantée, nous dit-elle, de nous trouver là. Sa taille était de cinq pieds six pouces, et VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 105 comme elle s'était affranchie des vêtements européens sous lesquels elle m'avait paru si ridicule une fois, j'avoue que je la trouvai ravissante. Au reste, rien n'égale le laisser-aller de cette princesse, si ce n’est peut- être le ton et les manières de certaines femmes de Paris, que nulle hon- teuse proposition n'avilit, que nul sale propos n’effarouche. Hâtons-nous d'ajouter que les mots vice ou vertu, comme nous les comprenons en Europe, n’ont aucun sens pour Kao-Onoéh. Elle était fille de Tamahamabh et de Hika-Oh. Ce prince l’épousa dès qu'elle eut atteint sa quatorzième année; Tamahamah mourut, et son fils Riouriou épousa à son tour la femme de son père, et par conséquent sa propre sœur. Je me suis fait donner cette assurance, non pas seulement par M. Rives, mais encore par M. Young et par les princesses elles-mêmes, qui trouvaient cette quadruple union fort naturelle. Ne vous ai-je pas dit que le Sandwichien est un peuple fort curieux à étudier? Je ne sais, en vérité, de quoi j'étais coupable envers mon cher demi- compatriote : toujours est-ilque, pendant mon séjour à Koïaï, il m'a joué deux ou trois tours de sa façon dont je lui ai longtemps gardé rancune. Hélas ! peut-être prévoyait-il dès-lors que je publierais, à mon retour en Europe, le récit fidèle de sa triste et ridicule odyssée. Nous venions de sortir de chez les reines, lui enchanté de ses singe- ries, qu'on avait accueillies avec assez de bonté, moi épouvanté encore de l’aspect hideux de ces masses informes de chair qu'on nommait corps humains, et qui figuraient à merveille ces gigantesques chiens de mer venant péniblement mourir sur la plage épuisée à les porter. — Venez à bord, dis-je à Rives; vous diînerez avec nous. — Merci; vos deux chers. matelots me causent une frayeur que je ne peux maîtriser. Faites mieux, dînez avec moi. Chez vous? F’accepte. — Non, chez le premier ministre Kraïmoukou, votre coréligionnaire, avec qui vous avez déjà fait si ample connaissance. — Est-il nécessaire que vous m'annonciez ? — Je vous le répète, monsieur, des étrangers comme vous entrentici partout ; ils s’asseyent sur les plus fines nattes ; ils se couchent, se repo- sent, dorment ou mangent sans qu’on s’en offense; au contraire, c'est un honneur dont chacun se montre tout fier. — Excepté vous; on dirait que vous avez plus peur de moi que de mes deux matelots. — Ces deux peurs diffèrent essentiellement. — Vous êtes un poltron. Si, comme vous, depuis quinze ans, j’habitais les Sandwich, j’en aurais pris les mœurs et les habitudes. Eh ! mordieu ! vous serez tout à fait Sandwichien avant notre départ. — Cela est pourtant bien dur d’avoir à craindre la présence d'un na- il. 14 106 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. vire qui vous apporte des nouvelles d'un pays que l’on aime tant! Enfin, il en sera ce qu'il plaira au destin et à vous. En attendant, voulez-vous venir chez Kraïmoukou? — Très-volontiers; mais je vous préviens que vous me donnerez un gite, si après le dîner il est trop tard pour retourner à bord. — Vous êtes bien cruel, monsieur Arago. — Allons chez son excellence monseigneur de Kraïmoukou. AN ANS . | AN AU La demeure du ministre était voisine de celle de Riouriou, mais beau- coup moins spacieuse, et la porte d'entrée, au contraire, différente de celles des autres cabanes, avait une hauteur assez ordinaire. À notre ar- rivée, Kraïmoukou se leva galamment, et vint nous offrir des nattes d’une élasticité remarquable, tandis que sa favorite, dont la taille dé- passait la mienne de deux pouces au moins, nous souriait d'une facon toute gracieuse : jusqu'alors c'était la plus belle et la plus jolie personne que j'eusse vue à Owhyée; ses manières étaient élégantes et folles à la fois, ses regards plus que hardis, son nez aquilin, sa bouche un peu bou- deuse; mais la sotte avait cru devoir se faire abattre quatre dents afin de mieux honorer la mémoire de Tamahamah. Sa chevelure commençait à pousser noire et soyeuse, et la chaux en avait blanchi une couronne VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 107 sur le front et sur les tempes; les pieds et les mains de la princesse étaient d'une délicatesse à forcer ceux des Andalouses à se cacher; ses bras rondelets, ni trop gros ni trop minces, avaient une souplesse de mouvements qui annonçait de la grâce et de la force, et les tatouages dont son beau sein, ses cuisses et ses jambes étaient ornés, présentaient une originalité qui ne gâtait rien de cet ensemble bizarre, si curieux à voir et à étudier. La langue, la plante des pieds et la paume de la main droite portaient également l'empreinte de quelques fines piqüres, et je crus lire le mot Rurick sur une de ses épaules. Ma jalousie contre le dessinateur de l'expédition de M. de Kotzebüe s’en irrita; je proposai deux jolis dessins à Konoah, et je la fis bondir de joie comme un enfant à qui l’on présente un joujou. À sa demande, je traçai un cor de chasse où elle voulut; puis, selon la volonté, j'écrivis mon nom en gros caractères à partir du cou jusqu'aux reins, et je croquai deux boxeurs sur les flancs de la jeune femme, qui ordonna à l'instant même que le piqueur fût ap- pelé. Au surplus, Konoah se prêtait à tous ces jeux avec un abandon bien eapable d’épouvänter Kraïmoukou s’il avait eu la jalousie de Rives; mais le soleil des Sandwich frappait depuis trente-six où quarante ans le front du ministre, et ses femmes, même sa favorite, étaient pour lui des meu- bles auxquels it n’attachait aucun prix. Quoi qu'il en soit, Konoah se fit toute belle pour nous bien recevoir ; elle se para d'énormes colliers, de couronnes de fleurs et de verdure, de bracelets de jam-rosa et de verroteries européennes; enfin, elle ne né- gligea rien pour nous subjuguer. Hélas! la pauvrette faisait des frais bien inutiles; elle était mille fois plus séduisante sans vêtements et sans couronnes. Dois-je tout dire cependant, et ne vais-je pas un peu désenchanter l'imagination active de mes lecteurs? Jai promis la vérité : Konoah avait la gale. Nous nous vimes à table, le ministre, Rives et moi; Rives debout, afin de ne pas être forcé de lever les mains pour se servir, Kraïmoukou et moi sur de belles chaises couvertes de moelleuses nattes de Manille, à ce que je crois. Konoah ne dinait jamais avec son mari, j'allais dire son maître. O femmes! ce n’est que chez nous que vous régnez en souverai- nes, chez nous seulement et dans les antiques Mariannes. O femmes d'Europe, ne venez jamais aux Sandwich! On servit une jatte remplie de poé, cette pâte-mastie dont je vous ai parlé, et dans laquelle Kraïmoukou et Rives trempaient gloutonnement leurs doigts à tour de rôle. Moi, je mordais les miens de dépit, et, tout en adressant des paroles de colère au damné Gascon avec un sourire qui pût donner le change au ministre, j'écrasai de mon talon l’orteil du nain, qui poussa un grognement étouffé par la crainte de me trahir. Après le poé vint un morceau de cochon salé sur lequel je tombai avec rage, el {08 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. cela fait, le diner se trouva achevé. Avant et aprèsle repas, nous bûmes dans des verres de cristal un vin assez potable à la santé de Tamahamah. Kraïmoukou nous dit adieu ; il se coucha sur une natte. Sa femme nous -accompagna jusqu'au rivage, et je jurai bien à maître Rives de me venger tôt ou tard de sa pertidie. [ sait si j'ai tenu parole. — Je ne vous avais pas promis une table magnifique, me dit-il en me donnant la main pour entrer dans le canot du bord, qui venait d’accoster. — Mais, faquin, on donne au moins à manger aux gens. Î fallait me dire que vous m'invitiez à mourir de faim. — Comment! vous n'êtes pas rassasié ? — Après un pareil diner un pourceau de votretaille ne me suffirait pas. — Alors dépeuplez l’île. Je quittai cependant le Gascon avec plus de gaieté que de mauvaise humeur. L'horrible aspect du paysage qui du bord se dessine à l'œil me forçait chaque jour de descendre à terre, où je trouvais, plus près des masses, quelque vérité dans les détails. Et puis notre ami Rives avait toujours une petite anecdote à nous raconter ou quelque nouvelle coursé à essayer avec nous. C’est un baume si doux à l’ame que l'écho des paroles du sol natal, alors que le diamètre de la terre vous sépare d’une patrie désirée ! — Retournons auprès de M. Young, ce brave vieillard qui se meurt, \ \ is-| jai in de es ‘ux diner dansle palais dis-je au Bordelais le lendemain de not somptueux diner dans le pal: . VOYAGE AUTOUR DU MONDE, 109 de Kraïmoukou. Je me plais à côté de ses jeunes et intéressantes filles, veillant sur lui avec une si vive tendresse. Pauvres enfants, qui sous peu de jours n'auront plus de père, et se trouveront sans secours, sans appui, sans guide, dans ce monde dont elles ne comprennent pas même les dan- gers. M. Young avait été le conseil de Tamahamah; sa voix expirante n’était pas entendue de Riouriou, et le pauvre moribond, pleurant de re- connaissance pour les bienfaits du père, appelait encore sur le fils les bé- nédictions du ciel. Nous escaladâmes les sinueux sentiers qui conduisaient dans la plus belle ou plutôt dans la seule véritable maison de Koïaï, et nous nous as- simes bientôt au chevet de ce brave homme si près de la tombe. — Cela est bien à vous, me dit-il, de ne pas oublier ceux qui s’en vont. Tenez, si votre commandant pouvait ramener en Europe ces deux ché- tives créatures que vous voyez là les yeux baignés de larmes, je bénirais mon sort. Mais, à mon Dieu ! que deviendront-elles dans ce pays encore sauvage, et où se préparent de si sanglantes catastrophes? Pauvres en- fants ! quelle vie ! quel avenir! Et les yeux à demi fermés d'Young se remplissaient de larmes, et des sanglots étouffaient sa voix. — Riouriou, lui répondis-je, aura soin de vos filles. Pourquoi voulez- vous qu'il oublie ce que vous devait son père? — Riouriou ne sera pas longtemps roi. — Votre amitié vous alarme. — Non. Je connais le peuple sandwichien : il murmure, il menace, il ne tardera pas à frapper. J'apprends déjà que Kraïmoukou change de re- ligion. N'est-ce pas changer de maître? Mes chères enfants seront entrai- nées par le torrent qui bouillonne sous leurs pieds, et voilà ce qui me fait mourir avec tant de regrets. Cependant les deux jeunes filles étaient là, tendres cœurs, pieux comme la prière, fervents comme l'amitié, âmes pures comme un beau ciel, fleurs isolées sur cette terre de douleur et d’exil, douces colombes devinant par instinct la pudeur et la vertu, se voilant dans un pays où la nudité est dans les mœurs, et priant sans cesse un Dieu de bonté pour lui demander une vie à laquelle leur vie était attachée. L'une avait treize ans, l’autre quatorze. Oh! que j'avais de bonheur à presser dans mes mains celles de ces deux créatures européennes, dont l'avenir se levait déjà si sombre et si désastreux ! Les voilà... Le père s'éteint comme une flamme sans aliment. A qui appartiendront-elles un jour? Quels chefs de Riouriou en feront leurs épouses pour les abandon- ner plus tard à la brutalité de cinq ou six rivales éhontées qui leur impo- seront avec menaces les usages si favorables à la paresse, au désordre et à la débauche ? Je les appelai près de moi qu'elles connaissaient déjà un peu et qu’elles aimaient beaucoup, car je les amusais de temps à autre par des tours de 110 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. passe-passe, et leur faisais cadeau de jolies petites images qu’elles se hâ- taient d'aller coller sur le mur; je sautais el souriais avec elles; je me laissais Lerrasser par leurs douces menottes, je les embellisais d’un col- lier, d’un mouchoir, d’un ruban ; je leur faisais accepter des aiguilles, des ciseaux, de petits miroirs, et le père me tendait sa main tremblante en me disait : Que vous êtes bon ! Ce jour-là, je l’aidai à se lever, et, lui offrant mon bras, je le conduisis à petits pas jusque sur la terrasse au sommet de laquelle était assise sa maison. — C’est là un beau ciel, me dit-il; c’est là une rade bien belle, bien vaste, bien poissonneuse. — Oui, sans doute; mais le sol! mais les hommes ! mais leurs mœurs ! — Taisez-vous ; jetez au loin votre pensée ; ne regardez pas à vos pieds. Le paysage était trop imposant pour que je pusse m'en arracher. A vingt-cinq pas de nous, un fort, assez régulièrement bâti, hérissé de ca- nons et dominant la baie; sous le fort, un moraï magnifique , paré de plus de quarante hideuses idoles rouges, la table de dissection et un tem- ple tabou pour tout le monde, excepté pour le prêtré fanatique 1; sous le moraï, des blocs de lave durcie, perçant le sol avec effort ; à droite, le redoutable Mowna-Kaah et ses fournaises ardentes ; à ses pieds, le déluge de scories vomies par ses cent gueules béantes; là-bas, sur la plage, quelques cabanes semblables à des nids de fauvettes tombés des arbris- seaux ; à leur côté, un groupe honteux de cocotiers souffreteux et grêles ; sur notre tête, les premiers et difficiles échelons à l’aide desquels on ose parfois tenter l'escalade du Mowna-Kaab, et tout là-bas, à gauche, sem- blable à un géant endormi sur les feux qui l'ont à demi calciné, le Mowna-Laé, se dessinant, sulfureux ét jaune, sur un horizon vaporeux, et planant sur une mer où pointent si rarement les mâts des navires ex- plorateurs. — Vous avez encore raison, me dit M. Young en me voyant dans lad- miration de ce magnifique panorama; vous avez raison : c'est une grande chose que celle sur laquelle vous attachez vos regards. L'Europe est bien mesquine, n'est-ce pas, auprès de celte turbulence et de ce chaos! Le commandant et quelques officiers vinrent nous distraire de nos rê- veries M. Young se leva sans trop d'efforts; l'air vif de la montagne avait ranimé ses membres engourdis, el il embrassa ses deux filles avec un redoublement de tendresse qui semblait dire : Je ne vous quitterai pas encore! Hélas! la décrépitude est l'enfance; l'illusion n'est-elle pas ‘ Je crois utile de donner ici, en opposition avec les cimetières des Sandwich, le dessin d'un cimetière chinois de Koupang, dont la description a peut-être laissé quelque chose de vague. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 111 le bienfait de ces deux âges? et le dernier soupir du vieillard n'est-il pas aussi une espérance ! Effrayé des dangers sans nombre qui déjà cerclaient Riouriou comme dans un triple réseau de fer, M. Young pria notre capitaine d'essayer de son ascendant pour inviter les chefs à une soumission imposée par leur devoir, et pour menacer les rebelles de la vengeance des puissances eu- ropéennes. — Je dois tant à Tamahamah, ajouta M. Young, que je voudrais, avant d’expirer, voir son fils sauvé de tout péril, Écouterez-vous ma prière, monsieur ? Le commandant promit de céder aux vœux de l’infortuné moribond, et le lendemain, en effet, une assemblée générale des chefs 'd'Owhyée fut convoquée par Riouriou lui-même, qui se sentit fort de l'appui que sem- blait lui assurer le chef de notre expédition. Elle eut lieu dans un vaste hangar, au milieu d'outils, de débris et de pirogues. Le roi occupait un fauteuil délabré, notre commandant une chaise boiteuse ; M. Rives, interprète officieux, se glissa sur une espèce de tronçon de statue ébauchée, et nous, perchés çà et là sur les embarea- tions, nous figurions à merveille le public peu difficile de nos théâtres des boulevards, aux beaux jours des représentations gratuites. Six ou huit chefs au plus se rendirent à l'appel d’un pas nonchalant, Deux d’entre eux s’amusèrent à jouer aux dames dans de petits trous avec des pierres blan- ches et noires; deux autres s’étendirent par terre sur des nattes que des enfants leur avaient apportées, tandis que Ooroh, le plus grand, le plus intrépide, le plus dangereux de tous, se mit à siffloter comme ‘pour nous dire que nous n'avions pas l'avantage de lui plaire. Quatre princesses ne dédaignèrent pas de nous tenir compagnie, et le capitaine de corvette commença sa harangue. Il dit en substance que l'Europe attentive voyait avec regret les divi- sions qui éclataient à Owhyée; que l'amitié qu'on avait chez nous pour le grand Riouriou (souvenez-vous qu'il avait six pieds) nous imposait le droit de faire entendre des paroles sévères, et que si la révolte continuait, les vaisseaux unis de l’Angleterre et de la France ne tarderaient pas à venir infliger aux coupables le châtiment qu'ils auraient mérité. Dès qu'il eut achevé, Rives, l'interprète, prit à son tour la parole pour traduire la vigoureuse harangue; mais quatre chefs étaient déjà endor- mis profondément ; Ooroh s'était retiré en murmurant, et la séance se trouva levée. Le roi remercia le commandant, le commandant remercia M. Rives, M. Rives nous remercia, nous remerciàâmes le monarque, et tout fut dit. Cela aurait pu être grave, sérieux et utile; le mauvais vouloir des chefs en fit une chose ridicule, et la faiblesse de Riouriou la rendit honteuse. Touchons maintenant à ce qui d'ordinaire fait la force des peuples. 112 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. La religion des Sandwichiens est un mélange stupide et bâtard de ma- hométisme et d'idolätrie. Les femmes, après leur mort, ne doivent jouir que de la moitié des biens promis aux hommes, comme si l'on voulait les punir daus léter- nité des tristes sacrifices qu'on leur impose déjà avec tant de rigueur sur celte terre. On adore ici des images, on consulte les entrailles des victimes immo- lées aux dieux irrités, et l’oracle dit sa parole solennelle et sacrée. Il y a des demi-prêtres, des prêtres tout entiers et un grand-prêtre. Le pouvoir de ces trois classes de charlatans est respecté par le peuple ; mais les ordres émanés de l'autorité supérieure infligent à celui qui tente de les éluder une punition double, triple ou quadruple de celle qu'aurait eue à subir le coupable s’il avait seulement été rebelle à l'ordre d’une au- torité inférieure. Tout cela, comme chacun voit, est on ne peut plus lo- gique. Les prêtres des Sandwich, aussi fervents que ceux de notre Europe, croient-ils en effet à la sainteté de leur religion? Je serais tenté de le supposer, car le grand-prèêtre surtout s'inflige, dans certaines circonstan- ces, de si rudes corrections que l’on comprend qu'il cherche à s’en faire un mérite auprès de ses dieux. N°y aurait-il pas là plutôt aussi un piége tendu à la crédulité de la foule, toujours facile à subjuguer par l’exem- ple ! J'ai vu à Koïaï le grand-prêtre d'Owhyée assis sur un roc de lave, la tête et les épaules nues, recevoir, pendant des heures entières, sans chan- ger de posture, les rayons torréfiants d’un soleil de plomb, dont la réver- bération seule crevassait la peau. J'allai un jour à lui sur le rivage; il se promenait avec gravité, et je lui présentai un parapluie. — Tabou! tabou! tabou! me répondit-il d’une voix effrayée. Quelquefois encore, quand tous les habitants, après une chaleur ar- dente, s'élancent pêle-mêle dans les eaux pour y ressaisir leurs forces à demi éteintes par un soleil sans nuages, ce prêtre, au moment de s'y jeter, s'arrête sur le rivage, place sa main au-dessus de sa tête, prononce le mot sacramentel tabou, et le plaisir de la nage lui est interdit par sa propre volonté. Mais ces punitions auxquelles il se soumet de bonne grâce, il en frappe bien plus souvent le peuple avec une cruauté sans exemple, et malheur à qui oserait braver sa défense ! Trois fois par mois la mer est labou, c’est-à-dire que le grand-prêtre lui ordonne de punir de mort quiconque se baignera dans ses flots. Les rivières reçoivent de lui la même puissance, et la sévérité de ses augures s'étend encore sur certains ani- maux domestiques qui ne se doutent guère de ce qu’on exige de leur docilité. Aïnsi, lorsque, dans un jour {abou, un coq se permet insolem- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. Li 12: ment de chanter, on le saisit par ordre d’un demi-prêtre, et on l’enferme jusqu'au lendemain, sans nourriture, dans un profond souterrain. 0 religion ! Toute femme se chauffant à un feu allumé par les hommes est punie du fouet. Toute femme fumant une pipe d'homme recoit le même châtiment. Deux fois chaque dix jours, l'usage des bains de mer leur est interdit, et nulle d'elles ne peut, en aucun temps, manger des bananes. Je ne vous dirai pas mille autres privations imposées à ce pauvre sexe, mille autres stupides rigueurs ordonnées par les prêtres. C’est à reculer de dégoût et de pitié. Tamahamah avait voulu abolir ces usages cruels; le grand-prêtre fit parler les dieux vengeurs, et la voix puissante du monarque réformateur se perdit au milieu des anathèmes dont il se vit menacé. On chante à la naissance d’un enfant, on chante à la mort d'un homme : ce sont d’abord des chants de deuil; après eux, viennent des chants d’allégresse. Les Sandwichiens comprennent la vie et l’estiment ce qu'elle vaut. Tous les cadavres peuvent être portés aux moraïs; les grands person- nages jouissent du poids de la hideuse statue rouge et bariolée qui pèse sur leur tombe. Cette gloire, accordée aux puissants, serait-elle par ha- sard une faveur au bas peuple à qui on la refuse? La cérémonie des funérailles est simple : les parents, les amis, coupent des jones dans les champs voisins; ils ramassent du gazon, des fucus, des herbes marines; ils en font une douce litière; ils y déposent le corps, le roulent, le pressent, le lient fortement avec des cordes de bananier, et le portent en silence dans la fosse creusée à cinq ou six pieds de pro- fondeur. Quand on est de retour, il y a frottement vigoureux de nez les uns contre les autres; un long silence règne dans la case: bientôt un cri retentit ; des chants sauvages, des hurlements ébranlent les airs... On se tait quelques instants, on se sourit, on se dit adieu, et toute dou- leur est effacée. La mort d’un haut personnage prolonge l’affliction, et les frottements de nez se renouvellent plussouvent. C’est une sorte de politesse faite à la dignité du défunt; c’est l’oraison funèbre obligée, absolument comme chez nous; seulement, en Europe, la douleur est dans les vêtements : aux Sandwich, elle est dans les hurlements, les larmes, les sourires et les serrements de mains. Eh !'eh! cela rapproche un peu, ce me semble, les deux pays. La femme d’un Sandwichien, à moins que ce ne soit une princesse ou une reine, n'impose pas de frottements de nez. Pauvres femmes ! encore une haute faveur dont on vous prive. Les demi-prêtres et les prêtres se mêlent parfois à ces tristes céré- ni. 15 114 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. monies; jamais le patriarche n’y assiste. Fi donc! il aime bien mieux fouiller dans les entrailles des cadavres. Cela est à coup sûr plus divertissant. Rives m'a assuré que l’anthropophagie était dans l'antique religion des Sandwichiens, et que maintenant encore il y avait des mangeurs d’hom- mes dans l'intérieur d'Owhyée. Je n’ai vu de culte extérieur ni à Owhyée, ni à Mowhée, ni à Wahoo. Où vont les âmes de ces insulaires morts de maladie, ou par le glaive des ennemis, ou par le couteau du prêtre? Nul ici ne s'inquiète de cela ; c'est l'affaire de celui qui a disparu. Qu'est-ce donc qu'un Sandwichien qui vient de rendre le dernier sou- pir? On traîne chez nous les cadavres des chiens dans un égout. Mais j'ai cru comprendre que les Ombayens, ce peuple si féroce, avaient du respect pour la cendre des morts. Et pour les natu- rels des Sandwich, en général bons et compatissants, tout finirait avec la vie. aives doit m'avoir induit en erreur, et j'avoue que je n’ai pas songé à m’assurer de l'exactitude de cette dernière affirmation en m'éclairant de l'opinion de M. Young. J'ai beau fouiller dans mes souvenirs et dans mes notes, je n’y trouve plus rien qui me parle du culte de cet archipel. Kraïmoukou s’est fait chrétien; si un navire ottoman vient mouiller ici quelques jours après nous, Louis Kraïmoukou-Pitt adorera Mahomet; et pour peu qu'une nouvelle expédition française touche à Owhyée, un second baptême ca- tholique aura lieu. 11 y a des gens pour qui toute religion est un jeu; il y en a pour qui elle est un fardeau. On appelle temple, à Owhyée, une case carrée, en saillie aux angles, où sont déposés les offrandes des fidèles, les victimes offertes aux dieux en expiation de quelque forfait, et les ossements blanchis de quelques squelettes sacrés. Le grand-prèêtre seul a le droit de pénétrer dans ces demeures vénérées, et le Sandwichien qui oserait y plonger un œil cu- rieux serait à l'instant même mis à mort. J'entrai un soir dans la case du grand-prêtre, qui avait suivi Riouriou à Koïaï; je le trouvai assoupi auprès de ses trois femmes, fort jolies per- sonnes, dont l’une était Latouée de la façon la plus ridicule. Le dessus des paupières présentait l'image d’une chèvre, et une guirlande de ces ani- maux, partant du côté droit du cou, glissait sur l’épaule, courait le long du bras, serpentait sur la main, pour revenir en ligne régulière sous l’aisselle; elle descendait ensuite le long des côtes, des hanches, des cuis- ses, des jambes et du pied, puis remontlait de nouveau, et formait un pendant parfaitement harmonié avec le côté opposé. Le nom de Ta- mahamah se lisaitsur sa poitrine; à la paume de chaque main se montrait VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 115 un N couronné, dessiné sans doute par quelque admirateur de notre gloire impériale, et un essaim de petits oiseaux voltigeait sur toutes les autres parties du corps. C'était la favorite du grand-prêtre des îles Sandwich. Il arrive parfois que si l’une des puissances du lieu où se trouve le monarque est absente, celui-ci se taboue lui-même; mais, comme il peut se détabouer à son gré vous comprenez que son sacrifice n’est qu'une jonglerie ou peut-être aussi un plaisir qu'il se donne en s'interdisant une chose pénible. La stupidité de pareilles pénitences est dans l'humeur de Riouriou, car il ne faut nul courage pour les accepter. XII ILES SANDWICH TFamahamah., — Hives de Bor à ux, J'ai dit quelques-uns des actes du puissant monarque de cet archipel, qui vient de terminer sa glorieuse carrière ; mais je sens le besoin de parler encore de ce grand homme, car c'en est un, en effet, quele chef intelligent et redouté qui, devançant son époque, cherche par d’heu- reuses et hardies innovations à placer tout d’un coup son peuple au ni- veau des nations les plus civilisées du monde. Tamahamah [er occupera une grande place dans l’histoire des princes qui ont gouverné les îles de tous les océans. Nul autant que lui n’a essayé de conquêtes morales, nul n’a cherché avec plus d’ardeur à se dégager des ténèbres épaisses des siècles de barbarie; et Louis Damanouébang, ce roi révolté de Timor, qui a si longtemps et si heureusement lutté contre les efforts de la Hollande, impuissante à le soumettre, a moins que Tamahamah, mérité de son pays et de l'humanité. Alors qu'on est fort, venir en aide à des esclaves qui succombent sous les verges du despotisme est le fait d’un homme de cœur. Le premier pas dans la carrière périlleuse de l'émancipation est difficile; mais relever le faible, donner de l'énergie à des corps énervés, infiltrer pour ainsi dire ses pensées généreuses dans la cervelle assoupie de gens pour qui l'intelligence était un mystère, leur prouver que le repos dans les ténè- bres est la mort, que la noblesse des sentiments seule fait la vie, c’est _ VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 117 là, sans contredit, la plus grande, la plus belle, la plus généreuse mis- sion que l’homme puisse se donner; c’est là ce qu'a voulu Tamaha- mah 1e; c'est ce qu'il a dignement tenté en faveur des peuples qu’il était - appelé à gouverner. Une lutte contre les hommes est la tâche hardie que toute âme forte peut essayer ; une lutte contre les passions ne peut être que l’œuvre de la supériorité et du génie; sans contredit, Tamahamah était cet homme de génie. Si, en montant sur le trône, il avait consenti à respecter les éternelles mœurs et les antiques usages des Sandwichiens, sa vie de prince eût été moins cruellement traversée par les mille dangers qui l'ont assaillie ; mais il voulut que les rayons qui le réchauffaient fussent aussi un ar- dent foyer pour ses sujets, et il poursuivit la direction de ses plans en homme qui en mesurait toutes les conséquences. Lorsqu'on a bien médité, bien voulu, bien arrêté un projet, lorsqu'on s’est voué corps et âme à son exécution, le non-succès tue : tourner l'obstacle, ce n’est pas le vaincre, et rien n’est mortel comme le décou- ragement. L'homme découragé est l’esclave abruti des évènements et des autres hommes ; il succombe à la plus légère fatigue ; il plie sous le moindre fardeau. L'homme découragé est un atome qu'on peut écraser du pied sans remords; l'homme découragé n’a plus besoin que d’un lin- ceul et d’une tombe. Toujours prêt à faire la guerre, mais sans cesse occupé des soins de maintenir la paix. Tamahamah cherchait sans cesse à s’éclairer des le- cons de la vieille Europe, et pas un capitaine ne mouillait dans un de ses ports sans que le roi réformateur le poursuivit de ses instances pour être guidé dans ses projets. Sûr de vaincre les ennemis dont il était en- touré, Tamahamah cherchait surtout le remède à de nouvelles révoltes de la part de ses gouverneurs, et fatiguait sa constance à les maintenir dans le devoir et le respect. Il possédait un arsenal immense, des forts assez sagement construits, une artillerie formidable; mais on m'a assuré à Mowhée et à Wahoo que, dans les dernières batailles qu'il livra aux révoltés, il refusa constamment de faire usage de ses canons. Selon quel- ques voyageurs, il n'étalait ses batteries devant la plage que pour prouver ses relations amicales avec les peuples européens, et il disait aux soldats. qui l’accompagnaient dans ses expéditions militaires qu’on ne devait jamais se battre qu’à armes égales. C’est de la grandeur sans doute, mais c'est là une grandèur qui accuserait peut-être beaucoup d’orgueil. Au surplus, je ne sais par quelle singulière circonstance sur presque tous.ses canons on lit : République francaise.Ne serait-ce point que ces bronzes glorieux ont été usés à la fatigue en assurant la liberté d’un grand peuple, et les puissances rivales ne les auraient-elles pas en- voyés si loin pour exiler de si éloquents témoins de l’époque de notre histoire la plus féconde en grands courages ? Il est certain que les bou- 118 SOUVENIRS D UN AVEUGLE. ches de ces canons sont terriblement déchirées, et que les lumières érail- lées attestent qu'ils ne sont pas restés oisifs dans les arsenaux. Dès que Tamahamah avait décidé une campagne, des coureurs étaient expédiés dans toutes les îles, dans toutes les villes et dans les villages les plus éloignés. Arrivés sur les places publiques, ces envoyés extraordi- naires appelaient les peuplades autour d'eux, et le chef du lieu leur adressait trois questions : — D'où viens-tu ! Pour quel motif? Qui l'envoie? — J'arrive d'Owhyée, répondait le courrier. Je viens chercher des sol- dats pour défendre Tamahamah. Sitôt que le nom était prononcé, le peu- ple se prosternait, poussait au ciel des cris éclalants, et, peu de jours après, une puissante armée se trouvait debout, prête à combattre et à mourir. Mais ce n'étaient pas seulement les hommes qui s’enrôlaient sous la bannière du grand prince : les femmes se faisaient gloire aussi d’affron- ter les périls, et plus d’une fois elles décidèrent du sort d’une bataille. On en a vu, implacables dans leur fureur, s'attacher aux cadavres enne- mis, les mutiler et les déchirer de leurs ongles et de leurs dents. Quel- ques-unes même, pour venger la mort d'un frère ou d'un époux, se je- taient au milieu de la plus ardente mêlée, et mouraient heureuses dès qu’elles avaient pu immoler une victime aux mânes de celui qu'elles avaient aimé. Tamahamah soldait ses troupes, mais leur meilleure et leur plus sûre paye était le butin, et plus on apportait de dépouilles, plus on était bien vu au camp. Ainsi préludait Tamahamah à la grande réforme qui a usé sa vie; ainsi le retrouverons-nous jusqu'à sa dernière heure. Cependant l’orgueil de ce grand prince, égal à son ambition et à son courage, eut à souffrir un affront qu’il dut d’abord dévorer en frémis- sant, mais dont à coup sûr, il aurait tôt ou tard tiré une vengeance éclatante. La fortune ne sourit pas toujours aux conquérants, et il est bien des heures de regret et de deuil qui viennent jeter un voile funèbre sur les triomphes. Les Atoaïens sont sans contredit les plus beaux, les plus fiers et les plus intrépides des naturels de l'archipel. Jamais chez eux un navire eu- ropéen n'a reçu la plus petite insulte, jamais un motif de haine ne les a poussés à des actes de cruauté. Infatigables dans les courses au milieu de leurs vastes forêts, sobres et patients, ils sont, plus que les indigènes d'Owhyée, d’une constance à toute épreuve pour l'exécution des pro- jets qu'ils ont une fois médités. Un chef, un gouverneur qui serait ar- rivé parmi eux avec des idées d’asservissement, eût été bientôt, non pas mis à mort, non pas lâchement assassiné, mais renvoyé au roi avec me- pace de s’en défaire s’il se fût présenté de nouveau. Atoaï est une Île riche de ses productions, de ses mines, de son cli- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. | 119 mat, de ses belles rivières ; Atoaï est riche de son indépendance achetée déjà par plus d'un exemple de bravoure et de dévouement, et l’on respire autour d'elle et sur ses montagnes un parfum de liberté qui prédit à ses habitants un glorieux et puissant avenir. Atoaï, une des plus florissantes îlesdes Sandwich, avait pour gouverneur, sous les ordres de Famahamah, un chef intrépide, intelligent et humain, un jeune homme ardent, ma- gnanime, mais rusé, qui, sous prétexte de façonner d'excellents soldats au profit du roi de tout l'archipel, ne songeait réellement qu'à sa sûreté personnelle et à l’affranchissement du joug qu'il était condamné à subir. Ce vaillant homme s'appelait Tanna-ah. Dès qu'il eutaguerri ses troupes en partageant avec elles les fatigues des difficiles excursions; dès qu'il eut placé tous les établissements de son île montagneuse et boisée sous la protection de forts et de citadelles solidement bâtis en terre et en pierre ; dès qu'il vit ses magasins amplement pourvus de munitions de guerre, il rassembla ses soldats, etleur dit : | « Vous voilà libres si vous le voulez. Vos fruits, vos animaux domesti- ques, vos habitations, ne vous appartiennent pas maintenant. Tout ce que vous avez est à Tamahamah, à Tamahamah que nul de vous ne connaît et qui va bientôt vous envoyer au delà des mers pour tenter des conquêtes éloignées. Accepterez-vous ces dangers qui ne vous rapporteront rien, à mes braves amis? ou, plus grands et plus libres, ne reculerez-vous pas devant toute humiliante soumission? Parlez, je suis votre chef, votre frère. Si l'un de vous a à se plaindre de quelque injustice de Tanna-ah, qu'il sorte des rangs, qu'il vienne me la reprocher en face, et je me Jjel- terai à ses genoux et je lui en demanderai pardon... Vous vous taisez, mes amis; c'est que vous savez tous que je vous aime comme ma fa- mille. Mowhée et Wohoo sont en révolte; faisons comme nos deux voi- sines, non pas parce qu'elles l'ont fait, mais parce qu'il est de notre de- voir de le faire : soyons libres. Soldats, je jette à mes pieds ces armes glorieuses; me voici en votre présence, prêt à vous obéir si vous m'or- donnez d'aller implorer la pitié de Tamahamah pour ce qu'il appellera une révolte; liez mes pieds et mes mains; nulle plainte ne sortira de ma bouche... Eh quoi ! vous vous taisez encore : je le vois, guerriers, vous ne voulez appartenir qu'à vous-mêmes, cela est digne de vos cœurs ; mais prenez-y garde pourtant, si vous m'acceptez pour votre chef, il faudra m'obéir jusqu’au bout et ne plus déposer les armes que nos ennemis ne soient vaincus; dites, me voulez-vous pour chef? » Des cris frénétiques remplirent les airs, et Atoaï se déclara indépen- dante de Tamahamah. En quelques jours, Mowhée et Wahoo avaient été soumises ; Tanna-ah fit savoir en ces termes à Tamahamah que Pile dont il l'avait nommé gouverneur ne voulait plus obéir au maître suprême d'Owhée : « Roi, tu viens de vaincre et de punir les gouverneurs révoltés de 120 SOUVENIRS D'UN AYEUGLE. deux belles îles; tâche d’en faire autant de celle que je commande, et je te promets que tu te repentiras de lavoir essayé. Le brave qui te dira ces paroles sait qu'il mourra après les avoir prononcées, et, malgré cette assurance, tous mes soldats seraient prêts à partir à sa place; j'ajoute même que, si je n'avais craint qu'ils ne manquassent de chef, c’est de moi seul que tu les aurais entendues; maintenant, viens, nous avons des sabres contre des sabres, des sagaies contre des sagaies, des canons contre des canons, des cœurs d'hommes contre des cœurs d'esclaves... Viendras-tu ? » Tamahamah ne se fit pas attendre; il reçut l’envoyé en frémissant, mais il voulut qu'on ne lui fit aucun mal. « Va dire à Tanna-ah, répondit Tamahamabh, que j'accepte la guerre qu'il me propose ; elle sera sanglante, je le jure, et nous verrons bientôt si la victoire sera pour le chef légitime ou pour le soldat révolté. » Tamahamah arriva devant Atoaï avec ses meilleures troupes et ses plus belles doubles pirogues. Une bataille rangée eut lieu le jour même, et Tanna-ah fut vaincu ; mais il rallia bientôt ses troupes fugitives ; après en avoir placé un certain nombre dans un fort que Tamahamah n’osa pas attaquer ; il s'embusqua lui-même dans les montagnes et dans les bois, tint ferme pendant plus d’une année, tantôt vaincu, tantôt vain- queur, et lassa enfin la constance de Tamahamabh, furieux d’être obligé de renvoyer à une époque plus éloignée ses projets de conquête contre tous les autres archipels océaniques. Il proposa une trève en ces termes : « Je désire cesser la guerre ; Tanna-ah veut-il venir traiter avec moi dans mon camp? Pour toute réponse Tanna-ah arriva. Dès qu'ils s’apercurent, les deux guerriers marchèrent lentement l’un vers autre, se tendirent la main et gardèrent quelque temps le silence. — Tu es un brave! lui dit Tamahamah. — Tu le savais bien quand tu m’as envoyé à Atoaï. — Je t’y avais envoyé pour gouverner en mon nom. — Jai mieux aimé gouverner pour moi-même. — Ainsi, tu m'as trahi. — Essaie donc de m'en punir. — Je préfère te pardonner. — À quelles conditions ? — Tu me paieras un impôt. — S'il est trop fort, je refuse. — Tu me fourniras cinquante doubles pirogues par an. — Tu es raisonnable, et j'accepte. Dans cette lutte longue et terrible, Tanna-ah eut le plus beau côté, car Tamahamah ne négligea aucun moyen pour semer les divisions dans Atoaï ; mais toutes ses tentatives furent inutiles. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 121 Depuis lors l’île resta libre. Tamahamab mourut, son fils abâtardi monta sur le trône ; mais Tanna-ah refusa tout impôt et fit dire à Riou- riou : « Je ne te dois rien, et nous saurons bientôt lequel de nous deux paiera tribut à l’autre. » Le lendemain, le devin de Koïaï fouillait sur la planche sacrée d’un moraï dans les entrailles de Penvoyé de Tanna-ah pour y connaître la volonté des dieux ! (J'ai puisé tous ces détails sur Atoaï dans quelques notes prises à Wa- hoo par l'Espagnol Marini.) Toutes les pirogues d'Owhyée appartenaient de droit à Tamahamah, qui pouvait à son gré défendre ou ordonner qu’on les lançât à la mer; mais on se plaît ici à lui rendre cette justice que jamais il n’usa de ce pri- vilége, qu'il regardait comme un acte tyrannique. Au reste, ses ri- chesses, sous ce rapport, étaient immenses, et il y a encore plus d’em- barcations dans un seul village d'Owhyée qu'on n’en trouverait dans tout l'archipel des Mariannes. L’anthropophagie était à coup sûr dans les mœurs sandwichiennes, même sous le règne du père de Tamahamabh, et les restes de Cook rendus au capitaine King attestent de la férocité de ces peuples alors qu'ils élaient excités par un sentiment de vengeance. Eh bien! le prince dont nous parlons fit comprendre à ses sujets qu'il y avait lâcheté, qu'il y avait outrage aux dieux à manger de la chair humaine. 1] leur apprit à ne pas trop ajouter foi à toutes les paroles des prêtres et à se défier des idoles fabriquées par leurs propres mains. Les sacrifices de femmes, d'enfants, de vieillards, faits dans les moraïs pour se rendre les divinités favorables, donnèrent à Tamahamah, qui essaya de les abolir, une puissance d'autant plus grande, qu'elle paralysa et détruisit en quelque sorte le dogme toujours si respecté des devins et des charlatans religieux. Il y eut plusieurs fois péril pour sa vie dans ses tentatives philanthropiques; mais il tint ferme en présence des séduc- tions et des menaces, et il punit sévèrement quiconque, plus tard, osa élever une voix sacrilége contre ses ordres sacrés. Dans sa jeunesse, Tamahamah était d'un caractère emporté, violent, et si, lors d’une lutte en champ clos ou à la manœuvre d’une pirogue, il était vaincu par un adversaire non protégé par son père, il se vengeait tôt ou tard de sa défaite. Aussi, les courtisans et leurs flatteurs, qui sont une peste de tous les pays, se laissèrent-ils bientôt vaincre à leur tour et cherchèrent-ils à lui persuader qu'il était le plus fort et le plus habile des insulaires; mais Tamahamah comprit bientôt que les qualités dont le dotait l’adulation étaient précisément celles qui lui manquaient et qu'il devait acquérir pour se faire respecter, et le prince ne tarda pas à prouver à ses sujets qu'il se montrerait digne un jour de régner ll. 16 122 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. sur eux, car nul ne le surpassa bientôt dans les jeux et les exercices du COrps. Dès qu'il se fut mis en marche contre les gouverneurs de Mowhée et de Wahoo, qui avaient levé l’étendard de la révolte et s'étaient dé- clarés rois indépendants, il leur fit savoir ainsi ses projets de ven- geance : « Vous êtes coupables d’un grand crime, leur dit-il par ses envoyés ; vous méritez la mort, et votre soumission ne vous sauverait pas du sup- plice que je vous réserve ; combattez-moi donc vaillamment, peut-être alors vous ferai-je grâce, c’est tout ce que je puis vous promettre. » Deux batailles sanglantes eurent lieu près de Lahénah et de Pah; les deux rebelles furent vaincus, faits prisonniers, et leur procès instruit dans les formes. Déclarés coupables de trahison et de lâcheté par un tribunal composé de chefs, convaincus d’inhabileté par Tamahamah seul, ils furent fusillés, et les deux îles rentrèrent dans le devoir. Le nombre de ses troupes était proportionné à ses besoins, et lui seul élait juge dans la question. Au reste, sous un tel prince, chacun se fai- sait enrôler avec courage, et la veille d’un départ, Tamahamah, jurant de respecter la faiblesse ou la peur, autorisait à sortir des rangs et à rester dans leurs cabanes tous ceux qui ne voudraient pas jurer de mourir plutôt que de reculer. Il demandait à chaque capitaine étranger venant mouiller dans une de ses rades si ses doubles pirogues étaient propres à entreprendre des voyages de douze à quinze cents lieues sur FOcéan Pacifique, voulant, disait il, soumettre bientôt les îles de la Société, celle des Amis et l’ar- chipel Fitgi, où on lui avait assuré que se trouvaient encore des anthro- pophages. Vancouver, qui se plaisait beaucoup dans sa conversation, assure que, vingt fois au moins, dans les premières années de son règne, le sceptre fut lrès-près de lui échapper. La distance des principaux chefs à lui était presque nulle, et dans un conseil-général deux seules voix de certains gouverneurs paralysaient la sienne. Tamahamah se révolta de cette espèce de tutelle sous laquelle avaient vécu ses prédécesseurs, il parla haut et fort, donna des ordres qu'il voulut que chacun respectât, et châtia l’insolente témérité de ceux qui osèrent opposer une volonté à sa volonté de fer. Divers partis se formè- rent à Owhyée; on en vint aux mains, et la victoire, toujours fidèle à Tamahamah, donna enfin tout pouvoir à ce prince, devant qui se cour- bèrent toutes les ambitions. Pour sauver les infortunés Young et Davis, échappés au désastre de Cook, il eut à livrer plusieurs combats, et il dut leur donner même dans la suite une escorte d'hommes armés pour les protéger contre les haines de certains chefs à demi subjugués par l’ascendant de leur maître. Sa taille était moyenne, son front ouvert, ses yeux très-petits, mais VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 1233 vifs, brillants, ses muscles très-prononcés, sa force extraordinaire, son adresse merveilleuse. Depuis six ans, nul de ses officiers n’osait lutter avec lui à aucun exercice. Dans les derniers temps, son costume était celui d'un capitaine de vaisseau de la marine anglaise, et dans les combats, il était coiffé d’un magnifique casque de plumes rouges et jaunes, armé d’un sabre, d’un fusil et d’une sagaie dont il se défaisait pour commencer l'attaque. Son manteau était pareil à ceux qui couvraient les épaules des autres chefs. A son exemple, tous ses soldats marchaient pieds nus, s’élancaient vers l'ennemi en poussant des cris terribles, et le seul signal de ralliement des troupes était le nom de Tamahamah. On raconte qu'un jour, au milieu d'une mêlée, un de ses chefs ayant pris la fuite, Tamahamah s’élança comme un trait, arrêta le lâche, lui ordonna de garder devant lui l’immobilité la plus absolue et lui coupa les deux jambes d’un coup de sabre, en lui disant : Tiens, brave! tes jambes t'emportaient loin du combat; elles sont seules coupables, qu'elles restent là. Une autre fois, un officier qu'il avait l'habitude de consulter dans les occasions difficiles lui ayant donné un conseil qui lui paraissait funeste, le monarque irrité, soupconnant une trahison, lui fit couper la langue et ordonna que cette terrible mutilation eût lieu à l’instant même, sous ses yeux et dans son palais. Vous le voyez donc encore : même chez ce souverain omnipotent de archipel, des contrastes de tous les instants, des contre-sens qui bles- sent la raison; je dis plus, c’est surtout en lui que les passions bonnes ou mauvaises se font jour au milieu des circonstances les plus simples et les plus naturelles de la vie. C’est la grandeur et la faiblesse, c’est le sublime et le ridicule, la malignité et la Cyrannie. Tamahamah [Ier à gardé de son pays tout ce qui en faisait déjà un pays à part, et y a porté ou plutôt transplanté tout ce que sa belle âme nourrissait de noble et de généreux : c'était, entre ces deux extrêmes, une guerre permanente dont le génie du bien aurait sans doute fini par triompher ; mais la mort a frappé trop tôt le monarque, et les iles Sandwich seront encore long- temps sauvages. Tamahamah a-t-il servi de miroir à son peuple, ou le Sandwichien s'est-il reflété de son roi? C’est là une de ces graves questions qu’on ne peut guère résoudre que lorsque les années et quelquefois les siècles ont passé sur une époque. Maintenant que vous connaissez Tamahamah, son fils et ses veuves, permettez-moi de vous dire quelques mots sur l’imperceptible person- nage que je n'ai fait que vous esquisser, et qui, comme la mouche du coche, veut faire tant de bruit et occuper tant d'espace. Hélas ! ne lai-je pas déjà flatté, tant je suis accessible aux témoignages d'affection ? 124 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Je vous ai dit, je crois, autre part que M. Rives avait quatre pieds deux ou trois pouces; eh bien ! je l'ai grandi, je l'ai apollonisé; sa taille est de trois pieds onze pouces cinq lignes, ni plus ni moins : c’est l'exacte vérité qui fait le principal mérite des voyageurs. Né à Bordeaux, dans une petite chambre de cet hémicycle admirable des Chartrons se pavanant sur le bord de la Garonne, il avait neuf ans à peine quand lui vint à l'esprit (je veux dire dans la tête) la passion des voyages, passion impérieuse, dominatrice, emportant sur toutes craintes, sur le triste présage des plus terribles catastrophes. Rives y succomba, comme jy ai succombé, moi, chétif etambitieux, comme y succombèrent d’autres hommes autrement constitués que nous, Cook, Lapérouse, Wallis, Carterets, Albuquerque, d'illustre mémoire. Un navire américain étalait sur la rivière emprisonnée son pont propre comme un miroir, lançait à l'air ses mâts élégants et flexibles, et ses cordages si variés et si gracieux. Rives ne perdait pas de l’œil Ia maison flottante dont quatre ou cinq voyages heureux attestaient la marche hardie; le matin, le soir, jouant aux billes avec une demi-douzaine de sales polissons de son âge et de son acabit; la nuit, couché sur son grêle lit de sangles, il pensait, nouveau Colomb, aux pays lointains qu’il au- rait voulu découvrir ou du moins visiter. Celte soif ardente des voyages qui le brûlait altérait sa santé, et ses parents alarmés lui demandèrent enfin la cause de la tristesse qui le rongeait. — (ju'as-tu, mon petit? lui dit sa mère d’une voix tremblante. — Hélas! maman, je m'embête à Bordeaux ; je voudrais courir le monde. — Où done désirerais-tu aller? — Loin, loin, loin, plus loin encore; je voudrais être aux antipodes pour marcher la tête en bas. — Mais tu tomberais, mon enfant! — Non, maman, je me cramponnerais à tout. — Tu sais que je n’ai pas le sou, que je ne puis te rien donner. — Et votre bénédiction? — Oh! pour cela, je en donnerai une demi-douzaine s’il le faut. Voyons, conte-moi tout, mon petit bijou. — Tenez, mère, vous voyez ce beau trois-mâts américain sur lequel tous les matelots portent un joli chapeau de paille et des chemises rouges? Eh bien! je désire m’embarquer là dessus et filer. — Je t'aime, mon fils, jét'adore ; va-l’en, va-’en bien loin, puisque ça Le plaît; pour rien, ici-bas, je ne voudrais te contrarier.Mais t’accep- tera-t-on sur ce navire, toi qui es si petit ? — Je suis jeune, je grandirai; tous les mousses n’ont pas six pieds : je parie qu'on ne me refusera pas. — Allons le savoir. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 125 Et le soir même de cette conversation, Rives fut installé à bord de la Belle-Caroline; et le lendemain , il glissait devant Blaye, puis devant Pouillac ; et deux jours après, il voguait en pleine mer, le cap sur les Acores , libre , indépendant, c'est-à-dire indépendant des étrivières de sa mère si tendre, et libre de son maître d'école, dont il maudissait jus- qu'au souvenir, mais occupé, le pauvret, pendant toute la journée, à tresser des cordes, à grimper au haut des mâts et à aider le coq dans la confection de l’exécrable pitance offerte quotidiennement à la voracité des quinze hommes d'équipage de la Belle-Cüroline. Le cap Horn fut doublé , et l’on relàcha au Chili, puis à Lima. Rives était épuisé , exténué ; il demanda la permission de descendre à terre pour essayer la conquête de quelque noble Péruvienne ; le maître lui fit cadeau d’un énergique coup de pied au derrière ; le Bordelais bondit sans le vouloir, et, rouge de colère, il monta sur la grande hune pour mieux étudier la cité magnifique où tant de massacres avaient jadis assuré la puissance espagnole. Cependant la relâche fut courte ; la Belle-Caroline leva bientôt l'ancre, et, selon les ordres des armateurs , elle devait aller à Manille , puis en Chine , toucher à Calcutta, mouiller à Maurice et effectuer son retour par le cap de Bonne-Espérance. Ainsi ne le voulurent pas les destins : un vent contraire poussa le beau trois-mâts loin de la route tracée, et bien heureux fut-il de trouver à Kayakakooah , au sein d’une affreuse bourrasque , une rade sûre pour se ravitailler et réparer quelques ava- ries. Remarquez bien que je vous dis cela avec les plus minutieux détails, comme un journal du bord, car il s’agit de Rives, de Rives le Bordelais : précision avant tout. Rives descendit à terre, où l’exiguité même de sa taille lilliputienne le fit la risée des naturels. Le brave garcon prit pour des témoignages d'affection les rires moqueurs dont il était l'objet, et le voilà rêvant de hardis et larges projets, bien disposé à dire adieu à ses premiers compagnons de course et à s'installer dans une île dont il espé- rait peut-être un jour se faire nommer roi. Les jeunes têtes ont tant d’ambition, les têtes bordelaises surtout ! Qu'arriva-t-il! Que le jour du départ, le drôle manqua à l'appel, qu'on envoya quatre ou cinq mate- lots à sa recherche, qu'on ne le trouva pas, blotti qu'il élait sans doute dans la bouche de quelque idole ou sous une feuille de chou caraïbe , et que le navire continua sa route, délesté du citoyen de la Gironde , tout fier de son heureuse escapade. Rives avait alors dix ans ; à cet âge d'il- lusions tout est ravissement et plaisir, tout est joie et délice. A dix ans, je ne suis jamais rentré chez moi, après mes classes, sans avoir une bosse au front, le nez en sang ou la mâchoire ébranlée ; à dix ans, je me serais fait fort de gravir seul le Mont-Blanc, d'arrêter de la main une avalanche , de refouler les flots de la mer irritée ; à dix ans , je me serais senti l'audace d'attaquer un laureau furieux, de lutter contre un 126 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. tigre, de vaincre une lionne... et pourtant je ne suis pas de Bordeaux ! Rives, qui était né aux Chartrons, se sentit la force de ne pas mourir aux Sandwich, et, en effet, le drôle s'installa dans la demeure d’un chef qui le soigna comme on soigne un sapajou ou un perroquet ; et mon Gascon, oublieux du passé, se fit bientôt de nouvelles habitudes en pré- parant dans la méditation son bien-être à venir. A dix ans, et lorsque le besoin nous vient en aide, une langue s’apprend vite. Rives parla bien- tôt le sandwichien mieux que vous et moi ; il mangeait de la poé, pâte presque aussi délicieuse que de la mélasse aigrie; il jouait au fuseau !, il se prosternait avec grâce dans un moraï, il dansait assis, dormait une partie de la journee et ne se plaignait plus de son sort, tant il était de- venu Sandwichien. Mais vivre pour le présent seul n'allait pas à l'ambi- tion du petit Rives : il songea à l'avenir, et, après deux ans de séjour à Owhyée, il s’'adonna à la médecine. Étonnez-vous donc de voir ces îles si dépeuplées ! Rives visita des malades; il fit certaines grimaces, il donna le suc de certaines racines; il pratiqua même, avec la pointe d’un canif, quelques déchirures à la peau : bref, il traita les Sandwichiens en véri- tables compatriotes. Et comme au milieu de ces tentatives quelques cures réussirent (le hasard est un dieu si bizarre !), il se fit une sorte de répu- tation et reçut en récompense une case proprement bâtie, une douzaine de cocotiers, une centaine de pieds de terrain et un grand nombre de brasses d’étoffes , utiles appendices à ses pantalons de mousse, depuis longtemps en lambeaux. Quand la cour de Tamahamah était à Kaïrooah, Rives rôdait sans cesse, comme un Caniche, autour des demeures royales ; mais l'habitude des princes n’est pas de regarder toujours si bas, et le pauvre Rives glissait inaperçu au milieu des poules, des pores et des animaux domestiques de l’île. Son amour-propre de médecin en souffrait cruellement, et il jura de s’en venger tôt ou tard. Hélas ! Tamahamah est mort! Cependant l'épouse favorite du grand roi , saisie un jour de violentes coliques, appela auprès d'elle les charlatans de l'endroit, qui tous échouèrent et furent renvoyés avec menaces et châtiments. Une der- nière ressource restait au prince : il avait entendu parler de l’imper- ceptible Européen , et, dans son désespoir, il l'envoya quérir. Rives arriva, le cœur gonflé de vanité, s’agenouilla auprès de la reine, tâta son pouls , fit quelques grimaces , prononcça à voix basse deux ou trois phases mystérieuses, et sortit en annonÇant son retour prochain. Il rentra chez lui dans une agitation extrême et bouffi des plus gigantes- ques idées de fortune et de grandeur. « Voici donc le moment venu de me faire un sort, se dit-il rapidement; la chance est belle : ne la lais- sons pas échapper ; je joue le tout pour le tout; mais ma bonne étoile ! Jeu favori des Sandwichiens, que j'expliquerai plus tard. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 197 me guidera, et au surplus, puisque les autres médecins n’ont pas réussi, je ne cours, comme eux, que le risque de quelques coups de pied au derrière : je sais ce que c'est. » Cela dit, Rives arracha quelques touffes du gazon qui bornait sa hutte, le pila, en exprima le suc, le délaya dans un verre d’eau, jeta le tout dans une petite calebasse et s’achemina tout palpitant vers la demeure de la reine, dont les gémissements retentis- saient plus douloureux et plus éclatants encore. Rives entra, recommença les singeries qu'il savait en usage, présenta le vase à la reine , la força d’avaler la potion et se retira, pâle et muet, comme s’il venait de com- mettre un assassinat. Une heure après, deux gardes se précipitent vers sa cabane, ils y pénètrent, saisissent Rives par les épaules et le portent, plutôt qu'ils ne le traînent, jusqu’au palais. Le pauvret se crut arrivé à sa dernière heure , et il récitait déjà son {n manus, quand la reine elle- même lui tendit la main avec un doux sourire, lui permit de l’embrasser, en l’autorisant à s'asseoir sur une de ses nattes : elle ne souffrait plus. Tamahamah lui donna un manteau de plumes , signe de dignité ; deux fusils, un casque, cinq ou six éventails, plus de cent brasses de riches étoffes de palma-christi ; et la reine lui présenta, enfermées dans une petite boîte, deux magnifiques perles pêchées à Pah, un des plus beaux mouillages de Wahoo. Vous comprenez le bonheur du Gascon, et vous savez s’il en faut davantage pour faire un grand homme. Depuis cette époque, un remède infaillible contre les coliques est un suc de gazon frais, délayé dans de l’eau : essayez-en. Riche de ses étoffes et de ses cu- riosités, plus riche encore de ses deux admirables perles, Rives ne voulut pas s’arrêter en si beau chemin, et résolut de profiter de sa bonne for- tune. Avec la permission du prince et sous la promesse formelle d’un prochain retour, il partit, deux mois après, pour Kanton, afin de vendre ses perles et d'acheter des médicaments. Muni de ces nouveaux trésors, il revint exercer sa profession à Owhyée; et toujours souple et rampant, courtisan adroit et rusé, menteur et fripon, il suivait la cour dans toutes ses évolutions, hormis quand elle allait combattre : Rives avait trop be- soin de repos. Le vieillard Young, dont je vous parlerai plus tard, m'avait raconté cette histoire ; Rives, à qui j’en demandai la confirmation , n’y trouva que fort peu de choses à retoucher; mais il me pria de ne pas la publier à mon retour en Europe, ce que je lui promis avec une bonne foi que mieux que personne il pouvait apprécier. Je lui dois de si curieux dé- tails sur l'archipel des Sandwich, que je ne suis pas homme à l’affliger par une indiscrétion peu délicate. Au surplus, il y a peu de temps en- core, M. Rives accompagna en Europe, en qualité d’interprète, Riou- riou ét sa femme venant implorer la protection du roi d'Angleterre, qui leur fut refusée. Riouriou mourut à Londres, il y a peu d'années. Kao- Onoéh suivit de près son mari. Rives revint à Bordeaux , repartit, deux 128 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. ans après, en qualité de subrécargue, sur un navire marchand qui, après avoir touché aux Sandwich , devait aller chercher des pelleteries sur la côte nord-ouest d'Amérique. Son voyage fut heureux et très-lucratif, et le Gascon tatoué, riche aujourd’hui, mais ingratl envers ses deux chastes tiers d'Owhyée, plein des beaux souvenirs de ses campagnes aventureu- ses, promène son oisiveté dans les larges rues et les quinconces admira- bles de la plus belle ville de France. [ lira ces pages (s’il a appris à lire depuis que je l'ai quitté), et je me flatte qu'il voudra bien se souvenir du pauvre aveugle dont il a conquis l'amitié si loin de sa patrie. Je vous avais dit quelques-uns des faits et gestes de la vie présente de Rives. Ne vous devais-je pas, historien exact , les incidents principaux de sa vie passée ? Que si vous m'en blâmez, souvenez-vous que la recon- naissance a ses devoirs, que le Bordelais nous avait fait un grand nombre de promesses dont , à son grand regret sans doute , il ne put tenir une seule, et que par compensation, je dois, moi, être fidèle à toutes celles que j'ai faites à mes lecteurs, dès le jour de mon départ. Tout petit qu'il est, Rives méritait la place qu'il occupe dans l’histoire de mes voyages. XIII ILES SANDWICH Course avec Petit à l'océan de laves.— Taourcë.— Morokini. — Mowhée. Lahéna._— Paradis terrestre. La veille même de notre départ tant désiré par nous tous, je voulus essayer encore une course au milieu des blocs de lave vomie par le Mowna-Kaah, afin de n'assurer si en effet, comme me l'avait dit M. Young, l'œil y chercherait en vain la’ plus légère tache de verdure. Sur les flancs du Vésuve germent encore quelques arbustes assez vigou- reux ; l'Etna voit tout près de sa cime des racines pleines de sève, pous- sant à l'air des feuilles riantes, jusqu'à ce qu'une colère du sol qui les porte les brule ou les étouffe. Les voyageurs parlent des richesses bota- niques qui ceignent le penchant rapide de l'Hécla; et les cônes embrasés des Amériques ne sont pas plus meurtriers pour la puissante végétation qui grimpe de leur pied et va parfois couronner leur tête au-dessus des nuages. De là pourtant s'échappent des embrasements autrement sérieux que ceux qui ont englouti Herculanum et Pompéia ; mais aussi s’éloi- gnent de là les prudents Indiens, qui ont bâti leurs villes sur des monts et dans des vallées que Dieu seul a la puissance d’ébranler. N’avais-je pas également trouvé, moi, à deux pas de Tinian, le mont Aguigan, paré, comme en un jour de fête, des riches productions végétales des il. 17 130 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. pays tropicaux? Seypan et Anataxan s’enorgueillissent également de leur verdure éternelle, et je me demande si, seul peut-être parmi ces mena. cants ennemis du repos des hommes, le Mowna-Kaah envahissait et pétrifiait Lout sur son passage. La journée était brûlante, la mer calme, nulle brise à la surface, et je me réjouissais presque, tant je me plais à me trouver en présence de tous mes ennemis à la fois. J’aime bien mieux un choc terrible que mille petites secousses, et je crains plus la lassitude que le péril. Mon fidèle Petit, me voyant partir dans une pirogue, sauta dedans sans que je m'en fusse aperçu ; il s’assit paisiblement à mes côtés, me Lendit sa main de fer, et dit aux naturels chargés de me conduire : Aw large ! comme s'ils avaient dû le comprendre; mais Petit était descendu sans permission, et l’aspirant de quart, l'ayant vu, l’appela d’une voix menacante, et lui ordonna de remonter à bord. — C'est M. Arago qui m'a hêlé, dit le matelot effronté, demandez-le- lui : n'est-ce pas, monsieur Arago, que vous ne pouvez pas aller lou- voyer tout seul parmi les récifs de ces montagnes”? — Non certainement, mais... — Ah! vous voyez bien, monsieur Bérard, je ne vous faisais aucune colle, et ce n’est pas vous que je voudrais enfoncer. Bérard, la joie du navire, ne trouva rien à répliquer à l’éloquence de Petit; il comprit le bienveillant coup d'œil que je lui jetai à la dérobée, et sourit amicalement au matelot dévoué, dont il avait deviné les géné- reuses intentions. Nous démarràmes. — Voyons, quel est ton projet en m'accompagnant à terre? dis-je à mon drôle. — Si vous ne le devinez pas, il est inutile que je vous le narre. — Tu veux te soûler encore une fois avec de l’ava. — J'avoue que, sice bonheur m'arrive, j'en remercierai saint Jacques, votre patron; mais cette raison n'est qu'en serre-file; la première à son poste, c’est que vous êtes un vrai conscrit, un vrai Parisien, que vous ne savez pas nager, et que dès lors vous ne devez pas naviguer seul avec ces crapauds, qui vous laisseraient vous noyer comme un boulet de trente- six. Moi, je nage pour deux quand un ami tombe à l’eau. — Dis-tu vrai, mon brave? — ‘Tenez, si vous me faites l’affront d'en douter, je prends ce eriquet d'aviron qui est sous mes pieds et qu’on appelle bêtement ici pagaie, je me pose sur ce banc, je fais le moulinet et j'ouvre le crâne à tous les hommes cuivrés, ousque vous leur avez encore f.... des tas de boxeurs etde cors de chasse sur toutes les joues. — Allons, je te crois; calme-toi, brutal. — Un brutal qui fait le plongeen pour sauver un ami vaut mille fois VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 131 mieux qu'un tendre mirliflor qui ne mouillerait pas tant seulement le bout de sa botte, pour vous épargner vingt gorgées d'eau de mer, qui ne ressemble guère à du rhum. — Va, je te connais, je sais ce que Lu vaux. — Vous le savez si peu que, pour vous punir de ne lavoir pas dit tout à l'heure, je vous condamne à l'unanimité à me bassiner le gosier, en arrivant à terre, de deux doigls de ce vin que vous avez l'air de cacher derrière votre album. — Soit, deux doigts de vin, j'accepte. — Et moi aussi, les deux doigts l'un sur l'autre, point couchés comme des faïchiens; debout, mille sabords! C’est convenu; vous ne vous en dédirez pas ou vous en paierez quatre. Prononcé derechef à l'unanimité. Cré coquin! si Marchais était là! C’est qu'il vous aime bien aussi; ethier soir, il m'a administré quelque part ousqu'il a l'habitude de me parler avec son chausson ferré une si violente secousse, que je me suis étendu sur la drôme pour avoir voulu parier que je vous aimais plus que lui. — Tues donc convenu du contraire ? — Le moyen de faire autrement quand lami Marchais n’est pas pieds nus. — Si vous n'aviez pas tous les deux un cœur si excellent, vous seriez à pendre. — (a veut dire que, si nous n'étions pas de braves matelots, nous se- rions de la canaille. Ce n’est pas malin à trouver. Vous vous rouillez, mon- sieur Arago, et si vous continuez à garder un savant comme Hugues à votre service, je crains bien que vous n'arriviez en France tout à fait de son calibre. — Gare ! voilà que nous accostons. — Comme ils vous manœuvrent ça, ces gabiers! Voyez, voyez comme la pirogue tourne; la lame la prend de bout en bout. Va maintenant! nous voilà sur la plage. Les Sandwichiens, à qui nous avions promis une récompense, nous accompagnèrent dans cette écrasante excursion, au milieu du redoutable chaos qui nous environnait de toutes parts. C'est à épuiser le courage des plus intrépides, c’est à lasser la constance des plus patients et des plus studieux.: Vous jureriez que vous marchez sur une mer pétrifiée, dont vous croyez entendre les soupirs sous vos pieds; et lorsque d’un seul élan vous vous flattez d'atteindre la nappe noire et polie que vous vayez là-haut à quelques mètres de distance, un ravin profond et à pie s'op- pose à votre course et vous force à un immense détour qui se joue de votre zèle et de vos efforts; là une vaste mer se dresse comme un rem- part et vous dit : « Tu n'iras pas plus loin. » Fallais, en effet, revenir sur mes pas, quand l’un des Sandwichieps 132 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. qui nous accompagnaient me montra du doigt un lieu plus sauvage en- core que tout ce que nous avions vu, el me fit entendre que je serais content d’avoir poussé jusque-là. — Allons, courage, dis-je à Petit, qui soufflait comme un buffle aux abois; nous arrivons : courage | — Je suis nu-pieds, monsieur Arago, et ces coquins de rochers me brülent. — Je n'y avais pas songé, mon garcon : pardonne-moi de LV'avoir laissé venir. — Est-ce que je me plains? est-ce que je boude? Si vous allez là-haut, j'irai, et ne vous gènez pas pour moi; je ne suis pas fâché non plus de me promener là-dessus : c’est cocasse tout de même et plus fameux que les galets qui poussent à Bourbon. Satané de Hugues! je donnerais Ja moitié de ma chique pour qu'il fût là; ça nous distrairaitun peu. Cependant nous étions arrivés à l'endroit indiqué parle Sandwichien, et, en effet, il nous montrait un spectacle fort curieux. C’est une grotte immense, longue de plus de cent pas, perforée à la voûte, presque à distances égales, par de pelites embrasures qu'on dirait faites par la main des hommes. A l'entrée de ce souterrain gisaient deux crânes et quatre tibias, et lorsque nous voulûmes les prendre pour mieux les étu- dier, le Sandwichien épouvanté nous cria {abou, et bondit à dix pas en arrière. — Sont-ils cruches avec leur tabou! dit Petit en souriant de dé- dain; si on les en croyait, leurs femmes seraient {abou, ainsi que leur ava. Aussi, sans s'occuper le moins du monde de la frayeur de notre guide, Petit saisit un des crânes et lui appliqua un vigoureux baiser. — ‘Tu étais peut-être un brave homme, dit-il un instant après d'un ton recueilli; reste là, mon ami, et pardonne-moi ce que je viens de faire. Le Sandwichien avait pris la fuite. — rons-nous plus loin? dis-je à mon compagnon. — Ceserailune sotüse; entrons dans ce souterrain, ajouta-t-il, sachons où il mênera, etquand nous n°v verrons plus, nous rétrograderons. Nous y pénétrèmes en effet; depuis l'ouverture jusqu'à la sortie, il est haut de sept à huit pieds, large de quatre à cinq, et partout en de- dans le sol est uni et sans saillie. Arrivés à l’autre extrémité, nous vimes le Mowna-Kaah, dont la tête nous avait été cachée par une roche avan- cée, se dresser devant nous comme un spectre menaçant: sa crête était bifurquée ; une immense lache blanche indiquait la région des neiges éternelles; et de là jusqu'à sa base, plongeant dans les eaux de la rade, nulle plante ne se montre, nul insecte ne bruit, nul replile ne se traîne : partout la mort et le néant. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 133 — J'en ai assez, me dit en soupirant Petit, devenu aussi rouge que ses cheveux ; fichons le champ ; je ne m'en suis pas vanté jusqu'ici, mais vous seriez le premier à me gronder plus tard si je vous le cachais en- core : voyez, mes pieds sont crevassés : c'est tout au plus si je pourrai arriver. — Je te porterai un peu, mon ami. Petit s'arrêta ; de grosses larmes tombèrent sur ses joues. — Monsieur Arago, souvenez-vous des mots que vous venez de pronon- cer là; ils m'ont fait du bien, voyez-vous, pour plus de cent ans, et si maintenant vous me refusez encore mes services, je suis capable de vous démolir; je m'entendrai là-dessus avec Marchais. Mon Dieu ! qui viendra me donner des nouvelles de mon brave matelot ! Épuisés par une course lorréfiante, nous arrivämes au rivage avant le coucher du soleil; et comme nous ne devions mettre à la voile que le len- demain, nous couchàmes à terre. — Ne te gène pas, dis-je à Petit; bois, tu as besoin de te rafraîchir. — Poire quoi? — Mes deux bouteilles de vin. — [Il y a longtemps qu'elles sont vidées. — Tu les as distribuées aux Sandwichiens ? — Monsieur Arago, je vois bien que vous m'en voulez toujours. Nous quittämes enfin le triste mouillage de Koïaï, au grand regret de M. Rives, qui nous promit toujours de nous faire livrer à Mowhée les poules et les cochons donnés en échange de nos vêtements etde notre linge, et qu'on nous refusa pourtant le plus gracieusement du monde en dépit du bon à livrer dont nous nous étions munis par prudence, mais que nous voulions d'abord repousser par discrétion. Au surplus, Petit avait eu raison, à Owhyée, en jugeant Rives homme de peu de bonne foi. Le Gascon nous avait donné certains papiers et cer- tains signes en échange desquels on devait nous fournir plusieurs cochons et deux ou trois douzaines de poules; mais nul personnage de l'île ne connaissait le citoyen de Bordeaux ; le gouverneur seul de Lahéna l'avait entrevu sous ses jambes à Kayakakooah; il ne comprenait pas le sens de ses billets, et il ajoutait que cet étranger n'avait à Mowhée ni le plus petit oiseau ni le plus exigu quadrupède du monde. Mon brave matelot, à qui je dis d’une voix honteuse notre mésaventure, s’appliqua de sa droite un vigoureux soufflet sur la joue, s’arracha une poignée de cheveux et grinça des dents comme un homme frappé d’une condamnation injuste et flétrissante. — Qu'as-tu donc, el pourquoi cette rage ? — Oh! mille sabords ! je suis capable de faire une seconde fois le tour du monde pour caresser l’omoplate osseuse du pékin. 134 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. — Mais c'est là un bien petit malheur. — Un petit malheur, dites-vous ! Et ne voyez-vous pas d'ici le sapajou se f..... de nous? Voilà le hic, voilà le mal, voilà la plaie. — À qui dira-t-il cela ? — A lui-même, l'esturgeon, et c’est mille fois trop. Comme vous vous êtes fait blouser ! — Que veux-tu ! par bonté de cœur. . — Par bêtise... Ah! dame, le mot est lâché; par pure bêtise. Et vous lui crachiez vos chemises, vos mouchoirs, vos pantalons ; imbécile que vous étiez! Je ne lui aurai pas f... seulement un bouton de guêtre. Entin, c’est accompli; mais ça ne lui portera pas bonheur. Je méprise maintenant Son ava, qui, à tout compter, ne vaut pas le petit verre de rhum que vous allez m'offrir. — À condition que tu le boiras à la santé de Rives. Petit me planta là, et je ne le revis plus de la journée. Mais quoique notre joie fût vive de quitter le sol menacant du Mowna- Kaah, dont la cime alors se perdait dans un ciel douteux, nous nous rappelâmes avec attendrissement que, près de ses flanes noircis, dans une maison isolée, nous avions laissé quelques-unes de nos affections les plus douces : deux jeunes vierges , un vieillard à demi couché dans la tombe. M. Young nous serra la main avec un regard qui voulait dire : Adieu pour toujours ! Ses intéressantes filles pleurèrent en nous embrassant ; Riouriou jeta au loin ses habits de colonel et de général pour adopter le costume moins gênant de ses sujets ; Louis Kraïmoukou-Pitt nous salua en homme qui se serait moqué de nous; les guerriers, le peuple et les princesses sur le rivage , les uns debout, la plus grande partie couchés dans d'immenses pagnes, nous virent tous avec assez d’insouciance lever l'ancre, entendirent sans nulle émotion les chants mesurés de nos ma- telots , et la corvette , jetant ses voiles au vent, reprit sa course aven- tureuse , laissa derrière elle un long sillage et cingla vers de nouveaux pays. ILest impossible que près d’un sol aussi tourmenté que celui d'Owhyée, il ne s'échappe point, de temps à autre, des profondeurs de la mer, quel- que roche aiguë, quelque morne bitumineux qui atteste dans les abimes. le feu des volcans, joue également un rôle destructeur et créateur à la fois. Les grandes colères ont du retentissement, et Naples n’est pas assez loin du Vésuve que ses hahitants ne se promènent avec frayeur dans Her- culanum et Pompéia, englouties et ressuscitées. La géologie a ses lois éternelles, et nous avions déjà trop étudié l'aspect de la principale île de cet archipel pour ne pas chercher çà et là près de nous ou loin de nous quelques débris isolés du Mowna-Kaah. Taouroé se leva devant la corvette, rougeâtre sur ses flancs, noire à sa base, cui- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 135 vrée à sa cime; Taouroé, île de roche, crénelée, dentelée, à pic, en arêtes aiguës, pareille à un mur décrépit de lave ciselée par les siècles. Qui donc a touché ce sol sans verdure ? Qui donc a essayé l'escalade de ces remparts formidables sur lesquels le flot rugit et se brise avec violence ? Personne. Et cependant des récifs dangereux et prolongés entourent Taouroé, comme si le rocher avait à redouter la conquête de l’homme, comme s'ils avaient voulu défendre contre toute avidité les richesses qu'il cache peut-être dans ses flancs. Taouroé sera éternellement déserte, car la vie v est impossible. La brise nous poussait toujours avec la même constance, et après Taou- roé se leva, plus aigu et moins rapide, le cône à teinte verte nommé Mo- rikini, du sommet duquel s’élançait à l’air une colonne onduleuse d'une fumée noirâtre. Nous devions croire à l'existence d’un volcan en activité ; mais les pilotes sandwichiens que nous avions pris à bord nous firent en- tendre que cette petite île était habitée, que le côté Est présentait un as- pect assez riant, et qu'on y voyait de fort jolis bouquets de cocotiers et de palma-christi, au pied desquels étaient bâties de fort jolies cabanes : c'était une colonie de pêcheurs. Morokini glissa bientôt derrière nous, et Mowhée, l'imposante Mowhée se leva du sein des eaux et étala à nos regards sa tête de lave et ses flancs déchirés. Dans les anfractuosités de quelques rochers qui semblaient sus- pendus, pointaient des touffes légères de verdure ; et Landis que ses pieds de lave étaient pelés et mornes, sur sa tête assez régulière une crête assez riche d’arbustes d’une certaine vigueur semblait recevoir sa sève des nua- ges visiteurs qu'elle déchire et retient au passage. Partout ici des brisants entourant l’île, partout des récifs à fleur d’eau forçant les navires à manœuvrer avec la plus grande prudence, et nul doute que de fréquentes catastrophes ne signalassent ces dangers à la marine, si le ciel de ces climats ne se montrait sans cesse riant et doux, comme un contraste avec la terre orageuse qu'il n'a cependant pas la force de vivifier. Toutefois, en avancant vers l’ouest, la lave s’abaisse par une pente légère, la végétation lève la tête , le paysage se dessine sous des cou- leurs plus gaies, la plage se revêt d’une éclatante parure , les cocotiers promènent dans les airs leurs palmes élégantes , les rimas étalent leurs larges feuilles, les palma-christi, le mürier-papier et une foule d’autres végétaux des tropiques, unissant leurs bras entrelacés, projettent de toutes parts une ombre bienfaisante et protectrice. On sent l'âme à l’aise à l’aspect de ce paysage embelli encore par les sauvages plateaux qui l'entourent et le dominent. Mais c’est lorsque vous avez laissé tomber l'ancre à deux encâäblures de terre, sur un fond de roches et en face du village de Lahéna, que toute la majesté du sol se déploie à l'œil, comme pour vous dédommager de lhorrible stérilité qui venait d'épouvanter 136 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. vos regards. Ainsi, Mowhée est divisée en deux parts bien distinctes et bien tranchées : d'un côté, la mort, de Fautre, la vie ; ici, le roc et le bi- tume, là, une terre végétale puissante, une verdure éternelle; au sud et à l’est, le deuil et le silence ; à ouest et au nord, le mouvement et la joie. La nature, bizarre el capricieuse, a jeté une montagne inculte et rigide au-dessus des eaux ; el, par un noble sentiment de regret et de repentir, elle s’est laissée aller à une pensée plus généreuse, pour consoler par un sourire l’homme que tant de misères devaient épouvanter. Une maison en pierre assez proprement bâtie, dans le goût de celle de M. Young à Owhyée, s'élève à la droite du village et se trouve ga- rantie des rayons du soleil par une louffe d'arbres vigoureux, au feuil- lage varié, au-dessus desquels plane la tête chevelue des sveltes coco- tiers; un solide rempart en maconnerie protége cette demeure royale contre les rares tempêtes de la baie, tandis qu'à deux pas de là une plage unie et riante permet toute latitude à la lame écumeuse de s’é- tendre et de se développer avec majesté. C'est dans la maison de pierre que nos instruments astronomiques furent descendus , et tandis que les officiers et les élèves comptaient dévotement les oscillations du pen- dule , tandis que , heure par heure , ilS comparaient la hauteur exacte de plusieurs thermomètres et enrichissaient les registres du bord d'ob- servations nautiques dont je ne veux pas appauvrir votre mémoire, moi, prêt à étudier le sol et les hommes, je me jetais dans l'île et courais après des émotions plus futiles sans doute, mais aussi plus intimes et plus variées. Je ne trouve rien de plus mortel que la monotonie. Lahéna est un jardin; Lahéna, pour le paresseux qui ne voudrait que se laisser aller doucement à vivre, est ce paradis terrestre dont les livres saints nous ont fait de si délicieuses descriplions. Mais ici, mieux que là-bas, vous n'avez pas d'arbres ou de fruits qu'on vous défende, vous n'avez pas de cabane qui vous refuse son ombre et ses nattes moelleuses, pas de voix séductrice qui vous punisse plus tard de vous être abandonné à sa mé- lodie, pas de colere à redouter pour une audace , pas de fatigue que celle donnée par un sommeil paisible, pas d'insectes dangereux dans les demeures, pas de reptiles dans les campagnes ouvertes, et partout sur votre tête un large et gracieux parasol de verdure bruissant à l’haleine vagabonde d’un vent tout imprégné d'émanations balsamiques. Lahéna est le plus beau séjour du monde. Les maisons sont séparées les unes des autres par de petits sentiers unis comme une glace, bordés de papyrus, de jam-rosas, de palma- christi et d’une foule d’autres végétaux aux folioles découpées, aux troncs lisses ou raboteux, tortueux ou élancés, formant à chaque pas un contraste admirable. À côté de chaque maison est un carré profond de deux, trois et quelquefois de quatre pieds, sans cesse frais et propre, VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 1:37 où croissent les plantes utiles à la nourriture de l'homme. Ce sont les ignames, les douces patates, les choux caraïbes, nommés ici {aro, pous- sant au loin leurs larges feuilles sans soin et sans culture. Ces carrés, défendus sur les bords par une petite haie d’arêtes de palmistes ou seule- ment par un léger monticule de terre glaise, sont une fortune impéris- sable pour les heureux habitants de Lahéna. Entrez dans une cabane, vous y trouverez des jeunes filles enchantées de votre visite et ne comprenant absolument rien aux mœurs des pays civilisés. A côté d'elles, aussi ignorantes, les mères frappent avec un battoir ciselé, sur une planche polie, l'écorce malléable du mürier pa- pier, dont elles font de fines étoffes au milieu desquelles elles reposent légèrement abritées, tandis que sur le seuil les pères interrogent de l'œil les richesses escaladant l’enclos qu'ils ont creusé, et remuent parfois la terre et les eaux à l’aide d’un long bâton de bois rouge ou de sandal. Je ne vous dirai pas tout ce que Lahéna offre de curieux et de ma- gique à l'étranger qui vient la visiter; je ne vous dirai pas le charme que l’on goûte à ces promenades solitaires du matin et du soir, alors que des myriades de joyeux oiseaux se jouent à travers les branches des arbres, et viennent, heureux et rassurés, vous battre de leur aile rapide ; je ne vous peindrai pas la gracieuseté de cette population de jeunes filles, àpres au bonheur qui les berce sans les fatiguer, et vous invitant par les manières les plus innocentes à ne pas abandonner un pays auquel nul autre ne peut être comparé. Non, je n’achève pas le tableau que j'ai commencé, afin de ne pas laisser le regret éveillé dans votre âme, puis- qu'il vous faut faire un si violent effort pour vous arracher à vos habi- tudes si mortelles, à votre pays si pauvre et si décoloré ! Oh! si vous l’aviéz vue, Lahéna! si vous l'aviez vue, je ne vous di- rais point ce qu'elle est, car, bien certainement, vous ne l'auriez pas oubliée, et je craindrais de vous en présenter une esquisse aussi im- parfaite. Les habitants de ce coin de la terre n’ont compris qu'une chose de- puis qu’il y a là une colonie, c'est que la vie qui leur a été donnée ne doit pas être gâtée par la fatigue. La fatigue pour eux, c'est le travail, c'est presque le mouvement. Ils ont là sous leurs mains tout ce qu’ils nom- ment le nécessaire : pourquoi iraient-ils au loin quêter le superflu ? Chez nous, ce que nous nommons superflu est souvent une pauvreté; nous demandons, nous cherchons, nous voulons le superflu du superflu, et nous ne sommes pas satisfaits encore. À Lahéna lopulence serait une plaie. Je disais à un des hommes les plus intelligents du pays qu'il y avait en Europe des individus fort riches. — Dinent-ils deux fois? me répondit-il; ont-ils plus souvent faim que les autres? Que feraient du superflu les habitants de Lahéna? Rien, absolument IL. L8 138 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. rien; chaque dix ans peut-être un navire vient mouiller devant leur île. etles bagatelles qu'on leur apporte n’intéressent que leur curiosité. Vous faites fi de ce qu'ils appellent leur fortune ; ils regardent en pitié ce que vous nommez richesses ou luxe. Les vêtements qui vous emprisonnent les mettent en colère contre ce qu'ils disent être une stupidité, un escla- vage. Ils n’ont, eux, qu ‘une saison, une seule; elle est uniforme, éter- nelle; les tempêtes qui passent sur leurs cabanes sont des colères qui ne peuvent les atteindre ni les émouvoir; et s'ils ont des pirogues et des pagaies, c’est que parfois ils vont se ÉLre ner sur les eaux pour que le mouvement des vagues de l'Océan réveille un peu le sang calme et tiède qui sommeille dans leurs veines. Je n'ai pas vu de moraïs à Lahéna. Les hommes doivent ÿ mourir pour- Lant. Cacherait-on avec soin les traces de ceux qui ont disparu, afin que la vie entière fût une pensée joyeuse, traversée seulement par une douleur rapide comme l'éclair? Où bien transporterait-on à Wahoo ou à Owhyée la vieillesse et la souffrance pour mieux sentir ici la force et le bonheur ? J'y ai vu pourtant une fois couler les larmes, mais ces larmes encore n'étaient sans doute qu'un usage; elles s’arrêtaient à volonté, et l’on eût dit que la tristesse devait aller de telle minute à telle minute, sans qu'il fût permis de la dépasser. Je revenais d’une course assez fatigante, en compagnie de mon ami Guérin et du docteur Quoi, lorsque nous entendimes, près de la pre- mière maison du village, des cris lamentables remplissant les airs. Nous nous dirigeâmes de ce côté, et nous trouvämes sur une pelouse de gazon uni une douzaine de femmes accroupies autour d'une auire femme, la tète appuyée sur les genoux d’une d'entre elles, parlant, criant et me- nacant de la façon la plus énergique la pauvre malade. À notre aspect le tumulte cessa, les larmes furent essuyées, le calme le plus parfait se ré- tablit, et quand nous eûmes demandé le motif de ces bruyantes lamen- tations et de ces pressions si rudes, on nous donna à entendre que c'était pour chasser la maladie qui s'était logée dans le corps de la jeune souf- frante. Le docteur s'approcha, tâta le pouls de la malade, opéra une abondante saignée, el la guérisonsdevint certaine. Mais les cris recom- mencèrent à notre départ, ei je ne serais pas surpris que le gazon pilé de M. Rives ne vint bientôt à Lahéna porter un coup mortel à cette popula- lion si vivace et si vigoureuse. La nuit, lorsque le calme de la terre se joint au calme des eaux, lorsque la brise dort dans le feuillage et que sous les cabanes muettes S’assoupissent les heureux habitants de Lahéna, l'oreille attentive écoute le roulement lointain d’une cataracte qui, tombant d'une roche à pie, fait bouillonner ses eaux limpides, source première des richesses de ce: lieu de délices. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 139 Par une nuit magnifique, je me rendis vers celle chute d'eau; le bruit seul me guidait à travers les terres incultes qui, je vous l'ai déjà dit, cerclent les beaux jardins et les douces allées du village. Partout ici la plus triste stérilité, el la lune, qui m'inondait de ses pâles rayons, ne dessinait aucun jeu d’ombres fantastiques autour de moi; seulement, en tournant les regards vers la cime du mont gigantesque qui planait sur le mouillage, on voyait se réfléter dans les flots sa masse noirâtre, pa- reille à un colosse marin assoupi. Après une heure d’une marche lente et pensive, je me trouvai au pied du cirque où bouillonnent les eaux pour se répandre ensuite, calmes et pures, dans toutes les directions, et se réunir enfin en une seule branche, à quelques milliers de pas de Lahéna, pour se perdre dans les flots amers de l'Océan. Le bonheur a donc aussi sa lassitude! Depuis huit jours seulement nous parcourons cette île, si tranquille, si disparate, calme de toute passion funeste, et voilà que nous n’entendons pas sans plaisir le canon du bord annonçant le départ. Que de folie dans le cœur humain ! Le grand canot aborde ; il met le cap sur la corvette; on lui confie nos instruments; chacun de ces messieurs prend sa place; ils franchissent la barre qui protége Lahéna contre les lames poussées par la rafale de mer; ils regardent derrière eux... Pas un seul habitant n’est là pour leur dire adieu; pas un seul n’était là pour nous voir arriver. Notre présence à Mowhée ne fut ni une joie ni une douleur, mais seulement une dis- traction. On y parlera de nous quelques jours encore, et puis tout s’ef- facera dans la quiétude de chaque heure. C’est un bien singulier spec- tacle que celui qu'offre à l'observateur ce groupe de cent cases au plus, ayant pour abri une verdure éternelle et pour habitants des êtres éter- nellement calmes et heureux. Un jour se leva pourtant, où un gouverneur intrépide voulut ici se- couer le joug du grand roi Tamahamabh ; il y eut du sang versé sur cette plaine si fertile ; il y eut des supplices, des cris de rage, des ràles de mourants, des vengeances, des mutilations et des cadavres! Ce fut une éruption de volcan, une tempête que le génie et le bras de Tamahamah apaisèrent en un jour. Quelle terre n’a pas ses secousses? quel ciel n’a pas ses orages ? Ami de toute l’île, je m'étais pourtant plus intimement lié dans le pays avec une famille jeune et isolée, dont la cabane formait la limite du village et se trouvait adossée au mont volcanique qui protége et domine Lahéna. Le matin, je lui avais dit adieu, et les deux gracieuses jeunes filles sauvages, dont j'avais reçu tant de témoignages d'amitié, me suivi- rent jusqu’à la maison blanche, où notre observatoire avait été établi. Là, assis entre elles deux, sur la jetée contre laquelle le flot venait rendre son dernier soupir, je leur pris les mains et leur fis entendre que (10 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. dans peu de moments je serais loin d'elles. Leurs veux me regardèrent sans tristesse, leur bouche me sourit sans joie, et je les vis telles que je les avais toujours connues dès le jour de mon arrivée. La premiere de mes atlentions, en arrivant auprès d'elles, avait été pour l’ainée, qui pouvait avoir de treize à quatorze ans; le lendemain, ce fut le tour de l’autre, moins âgée d'une année que sa sœur. Eh bien! jamais entre elles n’éclata la moindre jalousie, jamais entre elles n'eut lieu la plus légère discussion pour les cadeaux que je faisais accepter à l’une et à l’autre. La jalousie est un sentiment inconnu à Lahéna : toutes les passions y ont leur charme sans y avoir leur délire, et l'âme n'y est torturée par aucun remords. Si par hasard je m'asseyais à côté de Bahi, Béharah me faisait signe que j'étais fort bien à la place que j'avais choisie, et la jeune fille arrangeait elle-même la natte soyeuse qui me prolégeait contre l’humidité. Ainsi faisait sa sœur lorsque mon humeur capricieuse m'appelait auprès de Béharah, qui ne gardait que la moitié des bagatelles par lesquelles je reconnaissais tant de soins. Lahéna serait incomprise en Europe. Cependant j'avais encore un croquis à achever ; je remerciai une der- nière fois mes deux naïves compagnes de leur complaisance de chaque jour, et je leur dis que je voulais être seul. Elles se levèrent, me souri- rent encore et reprirent d’un pas calme le chemin de leur case isolée, où le sommeil sans doute ne tarda pas à s'emparer d'elles, et à leur faire oublier le lendemain le souvenir de mon passage dans leur demeure si- lencieuse. J'entendais les chants des matelots qui viraient au cabestan pour dé- raper ; adossé au tronc filandreux d’un cocotier du rivage, je dessinais les dernières cases de la suave Lahéna, lorsque, me retournant à un léger bruit, j'aperçus mon fidèle Petit qui s’approchait de moi à pas de loup. — Comment! encore ici? — Encore et toujours. le reste ; je vais me marier. — Tu es fou. — C'est possible; mais ca me va assez, cette folie ; je suis fou de repos, ou de bonheur; Lahéna me plaît, je cargue les voiles, je laisse tomber l'ancre et je mouille. — Sais-Lu que ce serait déserter ? — Oui, je le sais. — Sais-tu que ce serait une bien méchante action ? — de ne sais pas cela. — Je ie l'apprends, moi, entends-tu ? et si tu me fais quelques nou- velles observations, je te saisis au collet, je te traîne dans une pirogue et je te recommande à M. Lamarche. — Vous me feriez rire si j'en avais la moindre envie. Votre pogne L VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 141 u’est pas assez robuste, et ce n'est pas une charpente comme la mienne qu'on peut faire naviguer de la sorte. Ca, voyez-vous, c'est un trois- ponts, c’est la Sainte-Trinilé espagnole ! ; il faut un ouragan pour le démâter, et vous soufflez petite brise... Si vous n’étiez pas M. Arago, je vous démolirais comme une méchante pinque, étje ferais de vous ce que Marchais fait habituellement de moi; mais je vous aime, je vous respecte, et vous retournerez intact à bord. — Avec toi. Non, tout seul, sans escorte. — Nous verrons. — C’est tout vu, je reste. — Comment, ici, dans un pays sauvage? — Un pays de cocagne, monsieur; un pays comme il n y en a pas d'autre au monde : de l’ava à pleines mains, on s'y soûle gratis; des pa- tates plein le chapeau, toujours gratis ; puis d’autres choses que je ne veux pas vous dire, encore gratis. — Quoi donc? — De superbes princesses qui vous aiment, qui raffolent de vous, qui vous dorlotent dans des hamacs comme si vous alliez au roulis. — Ah !'tu as vu des princesses ? — Une seule, monsieur Arago, mais fameuse; quels bossoirs ! — Tu es amoureux, toi, Petit? — Amoureux que j'en ai le cœur gros, que je méprise la corvette, que je la foule aux pieds, que je lui crache dessus et que je lui dis adieu pour toujours. C’est la première fois depuis l’âge de neuf ans que j'ai entendu une voix de femme me dire qu'on m’aimait. C’est la première fois qu'on m'a dorloté; je reste à Lahéna. V'là que l'ancre est à pic; bonsoir, mon- sieur Arago; permettez-moi de vous donner ma bénédiction, permettez- moi de vous serrer la main, de frotter, selon l'habitude du pays, mon vi- lain nez contre le vôtre, et bon voyage. Comptez plus rarement vos che- mises, et pensez quelquefois au brave Petit, qui vous aime tant, et qui veut enfin reposer sa têle de carotte sur un plancher solide. — Je n'ai pas la force, mon garcon, de L'adresser de nouvelles prières; mais, en vérité, tu fais là une bien grande sottise. Au surplus, ce n’est pas seulement toi que je plains, c’est encore Marchais, ton inséparable, ton ami si dévoué. — Ah bah! il trouvera un autre derrière pour ses souliers; et puis il commençait vraiment à taper trop fort, ça m'en dégoûtait; c'est égal, dites-lui, je vous prie, que je penserai à lui toute la vie, et que je lui recommande Hugues, qui a tout ce qu'il faut pour me remplacer à mer- veille. Le plus gros vaisseau de guerre qui ait été construit. 142 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. — Décidément, Lu ne veux pas venir? —- Décidément. — Adieu donc, Petit; tiens, voici un chapeau, une cravate ; garde-les en souvenir de mon amitié pour Loi. Adieu, j'entends le coup de sifflet du maître, ilest temps que je parte. Encore une fois, adieu, et je te pro- mels, en arrivant en France, de donner de tes nouvelles à ton vieux père. — Mon vieux père, dites-vous? à mon vieux père que je ne verrai plus! Ah! monsieur Arago, vous avez frappé juste; c'est fini, je ne dé- serte plus. Adieu ava, adieu patates, adieu princesses ; je retourne avec vous, avec Hugues, avec Marchais; je reprends le collier de douleur; vieux père m'attend peut-être là-bas ; il n’y aura pas de ma faute si je ne l’embrasse pas encore. Vogue la galère, hisse le foc et borde la bri- gantine ! En route! Jugez si Lahéna est un lieu de délices, puisqu'il avait tenté mon ma- telot Petit, et qu’il n’a fallu rien moins que le nom de son père pour lui faire quitter ce paradis terrestre, dont le souvenir nous poursuit avec tant d'amour. XIV ILES SANDWICH Wahoo. — Morini. — Le bandit de la troupe de Pujol, — Supplices. — Encore Tamahamabh. Si c’est une belle chose pour tout observateur studieux qu'une naviga- tion dont les relâches sont fréquentes, en revanche les courtes traversées, comme celles que nous faisons depuis quelque temps, fatiguent les ma- telots et lasseraient presque leur constance. Mais heureusement que les îles Sandwich offrent aussi à l'équipage des plaisirs faciles, des amuse- ments variés, des alterrissages peu dangereux, et qu'au total les courses, dans ces latitudes peu élevées, sont beaucoup moins écrasantes que cel- les qu’on est souvent forcé de faire sous des zônes glacées etturbulentes. Ici, en effet, partout ou presque partout, des ombrages délicieux, lut- tant avec bonheur contre les atteintes d’un soleil ardent ;, et le soir et le matin, une brise de mer venant rendre aux muscles endoloris leur sève et leur énergie naturelles. Voici Wahoo qui se dresse d’une part, tandis que, de l’autre, à peine Mowhée vient de se plonger dans les flots. Lahéna ressuscitera-t-elle chez sa voisine, ou ne retrouverons-nous nulle part cette suave béati- tude qu’on aspire par tous les pores dans ce délicieux coin de terre que nous venons de quitter? Le ciel n’a-t-il épuisé ses bienfaits sur une petite île que pour appauvrir tout ce qui l’environne? Nous le saurons 141 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. bientôt, car déjà à notre droite pointent des cases, un établissement, une cité, une capitale. Partout à Wahoo, la côte se dessine avec les bizarreries que nous avons déjà remarquées à Owhyée, mais d’une facon plus mesquine. On comprend, au premier coup d'œil, que les volcans qui ont vomi à l'air cette ile antique ont secoué les flots avec plus de difficulté que ne l’a fait le terrible Mowna-Kaah, père menacant et dominateur de tout l'archipel. [y à à Wahoo des criques profondes, des cônes bizarres, des rochers à pic, d’autres roches pelées ou revêtues de verdure, s’allongeant ainsi que des tigres élancés sur leur proie ; il y a aussi des masses de laves sur les- quelles la vague écumeuse vient amortir sa rage; il y a encore des pla- teaux élevés, des terres fertiles, des murailles de bitume déchirées; mais, quand on arrive d’'Owhyée, quand surtout on s’est promené sur l'océan de laves qui touche à Koïaï, tout ce qu'on voit ici est grêle, petit, mes- quin, et le sourire vous vient aux lèvres, sourire de dédain et de plai- sir à la fois. Cependant chacun est à son poste; Anourourou se déploie dans toute sa majesté. Nous laissons tomber l'ancre en face de la ville ; le matelot se croise les bras, s’assied sur la drôme ou s’accoude aux bas- tingadges, jette un œil indifférent sur la côte, et s'étonne qu’on entre- prenne d'aussi longues campagnes pour étudier des pays où le vin etles liqueurs enivrantes sont à peine connus. Nous, moins difficiles, étudions avant de décrire, comprenons avant d'expliquer, et ne nous laissons pas séduire par une première impres- sion. Il faut revoir pour assurer avoir bien vu. Quatre cent cinquante-cinq cases, deux belles bâtisses en bois servant de comptoir aux Américains établis à Wahoo, un palais de chaume, de- meure du gouverneur, Kraïmoukou cadet ; une place publique fort spa- cieuse, bien ouverte, quelques sentiers assez régulièrement tracés for- mant des rues, el une jolie maison en maçonnerie à un rez-de-chaussee et à un étage, blanche au dehors, propre au dedans, avec toiture en tui- les, surmontée d’un élégant pigeonnier autour duquel voltigent sans cesse une quarantaine de tendres ramiers, voilà Anourourou. La maison qui brille là, comme Sirius au ciel, est la propriété d’un in- dustrieux Espagnol nommé Marini, établi aux Sandwich depuis trois ans, possesseur de superbes plantations que personne ne lui envie, etcherchant à doter ce magnifique archipel de richesses européennes ;incomprises jus- qu'à ce jour. Marini n'a point l’orgueil castillan ; on devine que sa vie a passé par de rudes épreuves; son langage, sans être celui d’un homme du grand monde, est toujours correct et ne manque pas d'élégance. Il a à peine trente ans, ses traits sont vivement accentués, quelques rides même se dessinent sur son front sans le creuser, et ses yeux ont un mé- lange singulier de souffrance et de fierté qu'on chercherait vainement à VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 145 définir. Est-ce l'exil qui Pa poussé à Wahoo? Est-ce un crime qui l'y'a conduit? Y a-t-ileu, dans sa résolution si bien arrêtée, tristesse ou curio- silé, désespoir où flétrissure? C’est ce que je ne cherchai pas d’abord à connaître et que j'appris plus tard; mais à coup sûr il y a eu immense sacrifice accepté, et, à ce compte-là, Francisco Marini avait droit à tous nos égards, à toute notre affection. Chaque matin, dès que j'étais descendu à terre, Marini recevait ma première visite; il était Catalan, moi Roussillonnais; nous parlions la même langue; nous étions pour ainsi dire, compatriotes. Îl avait appri- voisé des pigeons, et ils étaient tellement dociles au petit coup de sifflet qu'il leur avait appris à connaître, que, dès que l’ordre était parti, ces charmants oiseaux voyageurs se précipitaient vers lui à tire-d’aile, se perchaient sur sa tête, sur ses épaules, sur ses bras, et l’entouraient d’un réseau mobile et impénétrable. La joie de la jolie famille une fois satisfaite, et son obéissance récompensée par quelques poignées de grain, un second coup de sifflet donnait campo aux dociles élèves, et la maison redevenait calme et silencieuse. — Le temps est beau, me dit un soir Marini; voulez-vous prendre mon bras et m’accompagner à. mes plantations? : — Volontiers, senor ; c'est un plaisir dont je vous remercie d'avance. — Oh! ne vous attendez pas à des merveilles; ici la besogne se fait lentement, parce que les ressources et la bonne volonté manquent; mais le sol est si fertile qu’il m'épargne encore bien des fatigues. — À quoi vous serviront ces produits, puisque vous m'avez dil vous- même que votre projet était de mourir à Wahoo ? — À quoi? je ne sais. A qui? Hélas! c’est pour ces braves gens que vous voyez courir Çà et là, s'ils veulent comprendre enfin tout l'avenir que je leur prépare. — C’est une philanthropie fort honorable. — Que voulez-vous ? il faut faire du bien aux hommes, quelque mal qu'ils nous fassent ou nous aient fait. — Pauvre exilé ! vous êtes malheureux. — Vous voyez que non, puisque vous m’aimez et que je souris. Une grosse larme roula sur les joues amaigries de l'Espagnol, et je leignis de ne pas m'en apercevoir, de peur de l’affliger encore. Îls’aper- çut de ma discrétion el continua d’une voix faible : — Vous êtes généreux; vous me plaignez alors même que je vous donne l’assurance que rien ne manque à mon bonheur présent. — 1 me fait trembler pour vos jours passés! — Peut-être vous dirai-je mon histoire. — Je ne vous la demande pas, senor, * > — Raison de plus pour que je vous la conte ; mais ce sera dans quel- ques jours, la veille de votre départ, car si je prononcais un mot, un IL. 19 146 SOUVENIRS D UN AVEUGLE. seul mot, si j'arliculais un seul nom, vous me fuiriez comme on fuit un reptile. — Oh! alors, senor Marini, j’insiste, ne füt-ce que pour vous prouver que je vous suis acquis à jamais. Le repentir nous vient du ciel, le re- mords est une expiation. — Ne vous avancez pas tant, de peur d’avoir trop à reculer. Eh bien! poursuivitil avec un sentiment extrème de violence, y a-t-il longtemps que vous n'avez visité votre pays, non pas la France, mais le Rous- sillon ? — Il y à peu d'années. — Avez-vous quelques notions des dernières guerres que l'Empire a portées en Espagne, depuis le Perthus jusqu'à Barcelone? — J'en connais les principaux et les plus dramatiques épisodes. — Le nom de Pujol est donc arrivé jusqu’à vous? — Oui, certes, et je sais aussi comment ce chef a été lâchement livre par les Français, ses ennemis, et lâchement assassiné par les Espagnols, ses amis. — Cela suffit; vous saurez mon histoire. — Vous connaîtriez donc Pujol, vous aussi ? — Beaucoup. — Où l'avez-vous vu? — Partout : en France, en Espagne, dans la plaine, sur la cime des Pyrénées, dans la paix, dans la guerre, au milieu des batailles, du car- nage, de la dévastation. Pujol était un grand coquin, mais Pujol ne de- vait pas être livré. — Je pense comme vous. — Alors vous m’entendrez. Le senor Marini, jusque-là si calme, si froid, avait pris pendant ce court entretien des poses si hardies, ses paroles étaient sorties si rapides, si énergiquement accentuées, que je jugeai dès lors qu’il avait joué un rôle quelconque dans cette longue série d’escarmouches, de batailles, d'attaques de convois, de marches et contre-marches, dont la fière Catalogne avait longtemps été le théätre. Mon impatience s’accrut de cette demi-confidence déjà si intime; mais j'attendis Llout du bon vou- loir de l'Espagnol, à qui je portais, sans trop me l'expliquer, un si puis- sant intérêt. Le mystère est un vif aiguillon qui vous attire, loin de vous faire fuir. Cependant ces causeries familières nous conduisirent bientôt jusqu’au bord d’une petite rivière suivant toutes les sinuosités du pied de la colline verte qui forme le fond du croissant au centre duquel s'élève Anourourou. F — ci commencent mes propriétés, me dit don Francisco; vous entrez dans mes domaines. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 147 — Voici sans doute le château, lui répondis-jie en lui désignant une case basse, située à l’autre bord du frais et rapide courant d’eau. # — Vous avez deviné; mais ne vous en moquez pas trop; il ne faut ja- mais juger que comparativement, et dans ce cas vous serez forcé de convenir que votre marquis de Carabas n'était pas plus opulent que moi. : Douze ou quinze cents pieds de vigne déjà en rapport tapissaient les flancs du coteau; quelques figuiers maigres et souffreteux s'élevaient çà et là, et plusieurs vigoureux grenadiers pointaient à travers les haies ser- vant de cadre à la belle vigne que M. Marini avait déjà trouvée ici, plantée également par un Espagnol de Malaga, depuis peu de temps ren- tré dans sa patrie, et qu'il avait sauvée presque miraculeusement de l'apathie des naturels. Je mangeai du raisin cueilli sur le cep; il était excellent, et ce fut avec un sentiment de religieuse reconnaissance impos- sible à exprimer que j’approchai le premier grain de mes lèvres; je me crus de retour dans mon pays natal ! Un Espagnol était là, un homme qui parlait ma langue, un homme de ma couleur, vêtu comme moi; sous mes pieds une vigne, à mes côtés les arbustes protecteurs de nos planta- lions roussillonnaises; une cabane au milieu pour compléter l'illusion. Je m'écriai, je bondis, mon cœur baltit avec violence, mes genoux flé- chirent, je respirais à peine; je tournai la tête pour mieux savourer la brise de mer, tout s’'effaça ; Anourourou chassa ma patrie, et vous ne sauriez comprendre combien ce réveil fut triste et plein d’amertume. — Ces choses-là m'’arrivent souvent, me dit Marini en me serrant af- fectueusement la main ; ces choses-là vont droit à l'âme et s’y plongent profondément ; ces choses-là tuent, et voilà pourquoi je n'ai plus long- temps à vivre encore. — Ah! pardon de vous avoir affligé ; pardon, et continuons nos cour- ses dans vos domaines. — Vous avez raison,senor, de vouloir marcher encore; on pense trop dans l’inaction et le silence ; rien n’est mortel comme le recueillement : tout penseur s’use vite. Don Francisco me montra, errant sur une grasse prairie fort bien ar- rosée, un troupeau de visgt-trois bœufs qui n'étaient pas encore toute sa fortune. Il savait bien queles Américains établis à Wahoo lui en vou- laient de son industrie et des lecons d'économie rurale dont il commen- çait à faire sentir le prix aux insulaires; il n'ignorait pas non plus que, sur un Caprice, sur un simple soupçon, Riouriou, aussi stupide que Ta- mabhamah était grand et noble, pouvait le priver de ses richesses et même de sa liberté; mais il continuait avec zèle son œuvre de régénération, et il disait toujours : — (jui sait si dans l'avenir on ne parlera pas de moi avec amour et reconnaissance ? LES SOUVENIRS. D'UN AVEUGLE. À quelques jours de là, en descendant sur la plage, je vis accourir à moi don Francisco, qui me saisit par le bras d’une manière convulsive, el me dit d'un ton résolu : — Venez, senor, toute usurpation n'est odicuse, mais surtout celle qu'on doit à l'hypocrisie. — Mon Dieu! qu'avez-vous fait etqu’avez-vous à craindre? — Ce que j'ai fait? le ciel et moi nous le savons; ce que j'ai à craindre ? votre mépris. — Le malheur plaide pour vous ; votre cause est déjà gagnée. — Hélas ! ce qui devrait me consoler me torture. J'ai beau vouloir ef- lacer de ma mémoire le souvenir de mes jeunes années, tous les efforts que je tente ly gravent plus profondément. Ici, loin de ma patrie, loin de toute civilisation, occupé à faire du bien à tout ce qui m'entoure, j'espérais trouver quelque remède à mon mal; soins inutiles, vœux su- perflus : dès qu'un navire pointe à l’horizon et cingle vers cette île, au lieu d’'accourir, de saluer et de tendre la main à des hommes de mon pays (car à huit mille lieues du sol natal, tout Européen est un conei- loyen), je me tiens à l'écart, je me cache, et ce n’est que lorsqu'on vient me chercher que je me montre, la tristesse au front et le deuil à l'âme. Vous, senor, quand je vous ai entendu avec cet accent saccadé, abrupte et quelque peu impertinent, je me suis dit que vous deviez être du midi de la France. Vous êtes plus encore ; nos deux provinces se donnent la main, faisons de même; et, puisqu'un si curieux hasard nous rappro- che, venez dans ma demeure, déjeunons et écoutez-moi. Vous aurez peut- être un jour occasion de parler de l'Espagnol établi à Wahoo, je vous v autorise ; mais je ne veux pas qu'un autre vous apprenne ce que vousne devez savoir que de moi seul. — Vousavez beau chercher à m'effrayer, je parie que votre conscience alarmée est votre juge le plus sévère. — C'est possible; écoutez donc. Je suis né à Mataro; mon Dère était l’exécuteur des arrêts criminels. Don Francisco baissa les yeux et garda un moment le silence. Les armées françaises entrèrent à Girone, à Figuères, à Barcelone ; vous savez comment elles s'emparèrent du Mont-Jouy ; la rage des Es- pagnols devint bientôt ce que deviennent toutes les passions des hom- mes quand la honte des défaites humilie leur vanité nationale, et vous savez aussi bien que moi si la vanité espagnole est gravée dans l'âme des Catalans. Mon père continuait ses terribles fonctions, et j'étais des- liné à lui succéder, quoique chez nous la loi soit moins sévère à cet égard qu'en France. Bien résolu à m'affranchir de cette tâche horrible, je m'échappai un jour de Mataro, et, de bourg en bourg, de venda en venda, de rocher en rocher, je passai la frontière, et je me refugiai à Banvuls-del-Mar. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 149 — Dans ma province! à peu de lieues de mon village ! — Oui, senor. J'y appris bientôt que mon père avait été fusillé, que des massacres se commettaient journellement dans les villes et sur les routes publiques; je susque de hardies guérillas S'organisaient pour com- battre la domination française, que nul n'acceptait chez nous qu'avec une extrème répugnance. Je mendiai mon pain à Banyuls, et je couchais toute la nuit dans une espèce de grange appartenant à un brave proprié- taire nommé Douzans. — Je le connais, je le connais. — Un matin, lassé de cette vie de misère, je me sauvai avec six pièces de deux liards dans la poche d’une demi-culotte, un gros morceau de pain dans ma besace, une poignée de radis et un gros bâton noueux. Dans le Roussillon, on est hospitalier ; on ne vous donne pas toujours du pain dans les villages, mais on vous en jette ; il y a brusquerie, brutalité et humanité à la fois. Je vécus, hélas ! Dieu sait comme. L'Espagne se déroula bientôt sous mes pieds; j'y rentrai tout d’un élan, et je me décidai à me présenter à la première guérilla dont j'en- tendrais le bruit des escopettes. F'allais à travers bois de pins et mon- tagnes, buvant de l’eau, mangeant rarement et attendant la nuit pour voler une pomme, une figue, un oignon, quand je trouvais à voler. Une fois, je m’endormis adossé à un arbre ; lorsque je me réveillai, je me vis en présence d’une douzaine d'hommes armés jusqu'aux dents, portant en bandoulière une couverture de laine et chaussés d’espardillas. Ils déjeunaient gaiement, et je ne craignis pas de demander ma part des mets qu'on roulait sur l'herbe. — Tu le vois, me dit le chef de la troupe sans répondre à ma ques- lion, je n'ai pas voulu te réveiller, afin que tu pusses mieux jouir du ca- deau que je te prépare. Je tremblai à cette voix, senor Arago; elle vibrait comme un tinte- ment funèbre de cloche. — Que voulez-vous de moi? dis-je en balbutiant. — Que tu Ôtes de ton cou ce morceau de cuir quite va mal, qui peut te blesser, et que tu acceptes sans hésiter cette cravate de lin suspendue à cette branche d’arbre. Allons, debout, et dis un Pater si ca t'amuse. — Qu’ai-je fait, senor ? — Va toujours. — Mais je suis un pauvre mendiant. — Tu es un espion. — Miséricorde ! — (ue venais-tu faire dans ces montagnes? — J'arrive de Banyuls-del-Mar; je suis Espagnol, né à Mataro : je cherchais une guérilla pour m'enrôler. — Tu às donc du courage”? 150 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. —. Pas trop, mais on dit que ça s'apprend. — Nous allons te mettre à l'épreuve; vite, essaie-toi même celte corde, et je me charge de te lancer. uni A ai te (Ce 24 ANS hi Ü NI PEU M Cl AN NL Ü Ar y NN NUS At fl ÿ " Ÿ FA ÿ \\s KE V1 LA On m'entourait déjà, malgré mes prières et mes larmes, quand un bruit de pas se fit entendre. Un homme de cinq pieds dix pouces au moins se présente. — Alerte ! camarades, dit-il, le convoi passe à huit heures du matin ; lrois cents hommes d’escorte, douze chariots, trente-six mulets, deux cent mille francs. — La capture sera bonne, reprit le petit homme à qui l’on s'adressait plus particulièrement; achevons notre ouvrage, et en route. J'étais à genoux, on me saisit ; le nouveau venu se retourne, baisse les yeux, m’apercoit, et me tendant la main : — Toi ici, Francisco? je ne l'attendais pas; sois le bienvenu, et em- brasse-moi. — Comment! tu connais ce drôle, Massol ? VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 151 — Certainement. Figurez-vous, compagneros, que j'étais condamné à être pendu à Mataro; vous savez tous pourquoi, et certains moines aussi ; le cachot était noir, fétide; ce polisson que vous voyez là vint pour le -nettoyer, et, par humanité sans doute, il laissa tomber à mes pieds une lime et une scie toute mignonne ; je m'en emparai, et le len- demain j'étais libre. — À la santé de la nouvelle recrue ! — Ce n’est pas tout : savez-vous de qui m'a sauvé le nino? Des mains de son père, de son propre père. — Encore un coup à sa santé! — Vous comprenez, senor Arago, que la fatale cravate ne recut pas la victime innocente, et que je suivis mes camarades dans leurs terribles et sanglantes expéditions. — Eh bien! ne croyiez-vous pas défendre l'indépendance de votre patrie ? — Oui, mais par quels moyens, avec quels hommes et avec quelles armes ! un stylet au lieu d’un sabre, des assassins au lieu de soldats. — Leur chef? — Pujol. Ce nom formidable porte avec lui son anathème. — Le suivites-vous quand les armées françaises l’employèrent à leur profit ? — Toujours. — Ainsi vous avez été soldat de sa petite armée ? — Non, brigand de sa bande; et pourtant, senor, Dieu m’entend, je n'ai jamais frappé un ennemi désarmé, et j’en ai épargné beaucoup qui pouvaient se défendre. — Je vous crois, Marini. — Merci, merci ; mais permettez que j’achève. Pujol fut arrêté et li- vré ; ses plus fidèles amis voulurent le suivre, presque tous furent pen- dus; j'échappai encore, quoiqu'un regard de Pujol, traîné, mutilé, dé- chiré dans les rues, m’eût reconnu, et que sa bouche m’eût souri au mi- lieu de ses tortures. Je repris le chemin des montagnes ; je parcourus les Pyrénées jusqu’à Bayonne, et, remontant jusqu’à Bordeaux, je m'em- barquai dans ce port sur un navire hollandais qui allait faire la pêche de la baleine. Ce navire toucha à Owhyée ; je demandai mon débarque- ment, on me l’accorda ; Tamahamah me prit en affection : il vint ici pour soumettre un rebelle ; ie lui fus d’un utile secours, et je reçus de lui les moyens de bâtir cette maison où j'ai le bonheur de vous ouvrir mon àme. Maintenant reviendrez-vous encore ? — Tous les jours. — Vous ne m'avez donc pas déshérilé de votre estime ? —1l y avait un seul honnête homme dans l'armée de Pujol : c'était vous. 152 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Notre relàche à Wahoo se prolongea encore, car les vivres arrivaient difficilement, selon les logiques prévisions de Petit. Rives ne nous pro- cura ni un pore, ni une poule, ni le plus chélif poussin. Kraïmoukou cadet, sans cesse sous l'influence des liqueurs, mettait à nous servir une indolence fatigante, et l'Espagnol Marini usait en vain de toute son in- fluence pour qu'on nous satisfit sans retard. Efforts inutiles, nous dûmes altendre quelques jours encore. — Savez-vous bien, me dit don Francisco en me serrant cordialement la main, le soir de sa pénible etdouloureuse confidence ; savez-vous bien, senor Yago, que votre présence ici me gêne maintenant ? ÏI me semble qu'en entrant chez nous, vous devez fouiller du regard sous mes vête- ments pour vous assurer qu'il n’y à pas quelque poignard caché. — Je vous jure, Marini, que si vous continuez à me parler de ce passé si terrible pour vos souvenirs, si plein de regrets, si bien effacé par tant de sacrifices, je ne viendrai plus vous voir. — Allons, je me relève à mes propres yeux, puisque vous m'aimez toujours ; occupons-nous donc de ce qui se passe à Wahoo, et dites-moi si je puis vous être bon à quelque chose. — Accompagnez-moi chez Kraïmoukou. — Chez cet ivrogne ? — Sllence ! un gouverneur ; cela pourrait vous être funeste. — Oh! parlons-en à notre aise, c’est un misérable ; il y a longtemps que Tamahamah l'aurait fait jeter à la mer ; mais Riouriou pardonne ai- sément chez les autres les turpitudes ét les vices dont parfois à son tour il ne rougit pas de se salir. — Et Tamahamabh luttait-il contre l’ava, qu’on dit si capiteux ? — Oh! lui, c'était l'homme le plus sobre de son archipel ; et si les peuples auxquels il commandait n'avaient pas goûté avant son règne à cette liqueur si dangereuse qui abrutit et brûle, je vous suis caution qu'il seraitarrivé malheur à celui qui le premier l’eût fait connaître aux Sandwich. Tenez, voici un exemple entre mille : Un jour Riouriou se présenta ivre à l’entrée du palais de son père ; ce- lui-ci s’opposa à ce qu'il fût reçu ; mais Riouriou étant tombé en s’ac- croupissant pour franchir le seuil de la porte, Tamahamah poussa du pied l’ivrogne jusque sur la plage, le laissa pendant quelques heures ex- posé aux atteintes d’un soleil dévorant, et prononca d’une voix terrible le mot tabou, comme pour menacer de sa vengeance quiconque vien- drait abriter le corps de son fils. — Cela est beau sans doute; mais franchement, senor Marini, n’êtes- vous pas un peu prévenu en faveur de Tamahamah? Votre ardente ami- Lié pour lui ne le pare-t-elle pas de trop de vertus, ou mérite-L il en effet tout le bien qu'on m'en a déjà dit à Owhyée? — d'ignore ce qu'on a pu vous rapporter sur ce prince généreux, mais "2 VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 153 je vous jure, senor, que le roi qui vient de mourir était véritablementun grand roi. Je montrai alors à Marini toutes les notes que Rives et M. Young m'a- vaient données, et l'Espagnol m'assura que Tamahamah était encore bien au-dessus des éloges qu'on m'en avait faits. Ce qui le distinguait à mes yeux, poursuivit l'Espagnol, ce n’était pas lant la bravoure qu'il déployait dans les batailles (j'ai vu en Catalo- gne un homme qui pouvait lui être comparé), mais plus encore ses doux et nobles procédés envers ses femmes, et surtout sa brûlante passion pour sa favorite, que vous avez dû voir à Koïaï. Cet amour,senor, allait jusqu'à lidolâtrie. Quiconque eût déplu à la reine aurait sur-le-champ couru risque de la vie, et les supplices les plus horribles seraient deve- nus les sanglants auxiliaires de la tendresse blessée de Tamahamah. Un Sandwichien de Wahoo s'étant un jour permis de cracher dans la calebasse de la princesse, il fut soumis à deux secousses de strangulation, auxquelles il n'a survécu que parce que la reine elle-même implora en cachette sa grâce auprès de l’exécuteur. IL. 20 154 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. — (omment s'exécute ce châtiment? — Deux poteaux sont plantés en terre à hauteur d'homme; le patient, debout et le dos appuyé contre un poteau, a le cou serré dans un nœud coulant:; un autre homme, choisi parmi les plus vigoureux des assistants, saisit les deux bouts de cette corde, s'accroche au poteau opposé, et, s’ai- dant de ce point d'appui, il donne deux, trois, et quelquefois même qua- tre secousses, qui rarement laissent vivre le coupable. — Cela me semble assez mal imaginé. Tranche-t-on aussi la tête aux condamnés à mort? — Non, mais on la leur écrase. Dès qu'un malheureux est destiné à subir cet affreux châtiment, deux ou trois chefs s'emparent de lui, le lient sur le dos à une planche qu'ils posent à terre; cette planche ne va que jusqu'à la nuque et laisse la tête libre; celle-ci repose au moment de l'exécution sur une pierre {abou, et, tandis qu'un guerrier tient forte- ment les pieds du patient serrés dans ses mains, un Coup de massue ap- pliqué sur le front termine le supplice. — Voilà de la sauvagerie qui m épouvante. Est-ce que de pareilles exécutions sont fréquentes ! VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 55 — [1 yen à deux à peu près par année dans tout l'archipel. — À la bonne heure. — Au surplus, continua Marini, enchanté de me voir accueillir ses do- cuments si exacts, quoique à vrai dire ce peuple soit sans religion, puis- qu'il n'existe chez lui aucun culte publie, ces abominables sacrifices sont presque toujours ordonnés par le grand-prètre, qui rarement fait grâce. Tout outrage au roi, à la reine, au chef des moraïs, est puni de mort. Après cela, il y a les mutilations des doigts et les yeux crevés pour des fautes moins graves. — Oui, j'ai vu Koérani, et vous comprenez que je ne puis partager votre enthousiasme pour Tamahamah. — Eh! senor, songez que Tamahamah commençait à peine à régner paisiblement. N’eût-il fait qu'abolir les sacrifices humains, en dépit des usages établis, il aurait bien mérité de l'humanité tout entière. Ce mo- narque me consultait souvent, et c'était principalement sur le code pé- nitentiaire, qu'il voulait mettre en vigueur dansses. États, qu'il cherchait às’éclairer de mon expérience européenne. S'il eût vécu deux ans en- core, les îles Sandwich n'auraient eu de rivales dans aucun océan, et son peuple eût appris ce que c’est que le commerce, ce que sont les arts et l’industrie. — Je sais comment on enterre les morts, dites-moi comment se font les mariages. — I me semble qu'il est logique de partir de plus loin. L'enfant nait sans sage-femme, ou plutôt il y en a douze ou quinze autour de là femme qui va accoucher. L'enfant venu au monde est trempé dans l'eau de la mer, mais sans que rien l’ordonne; l'usage le veul ainsi. À douze ans, les jeunes filles peuvent devenir mères: on épouse lei autant de femmes qu'on peut en nourrir. On se rend dans une case : on fait ca- deau au père ou à la mère de quelques brasses d’étoffe, et tout est dit. — Le frère a le droit d’épouser la sœur, siie me guide sur Riouriou ; y aurait-il privilége pour lui seul? — Point; on n’est aux Sandwich ni frère ni sœur, on est homme ou femme. | ù — Dieu! que Tamahamah avait de choses utiles à compléter ! — Oh! là-dessus vous seriez vaincu par ma doctrine ; ilne nr'est pas encore prouvé que les mariages entre frères el sœurs soient irrationnels. — Senor Marini, vous devenez Sandwichien. — Ne vous l’ai-je pas dit? XV ILES SANDWICH Wahoo. — Visite au gouverneur, — Course au volean d'Anourourou. — Feux, divertissements. Je lai dit, je crois, le palais de goëémon de la première dignité d’A- nourourou est situé en face de la rade et de l'ouverture du port. C’est une case un peu plus grande et beaucoup mieux construite que les autres; la toiture en dos d'âne est une charpente formée par de petits soliveaux étroitement liés entre eux à l’aide de cordes de bananiers, et admira- blement recouverte de cinq ou six couches superposées de feuilles de pal- mistes formant-des dessins très-originaux. Les angles de la demeure à demi princière sont en saillies arrondies comme ceux des temples de Kayakokooah et du tombeau du grand monarque; la porte d'entrée est tellement basse qu'on ne peut y pénétrer qu’en se mettant à genoux. Ne voudrait-on pas dire, par hasard, que tout homme qui met le pied dans une demeure royale doit se courber jusqu’à terre pour y être admis”? Qui sait? les pensées des grands sont quelquefois si mesquines ! M. Marini et moi nous nous présentâmes sans cérémonie. À notre as- pect, les princesses monstres se soulevèrent à moitié, et les jeunes et jo- lies esclaves, qui balançaient leurs élégants éventails de plumes autour d'elles, vinrent spontanément les agiter sur nos têtes en disant : Macana, macana | faites-nous un présent), et en nous offrant tout ce qu'elles possédaient. Les fringantes vierges étaient absolument nues. Quant à Kraïmoukou cadet, il nous regarda d’un air hébété, laissa pé- ’. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 157 niblement tomber avec sa bave écumeuse quelques paroles, et nous fit signe de nous coucher auprès de lui. — Gardez-vous en bien, me dit Marini; ses nausées vont au cœur. — Bah! bah! je me risque à demi; je ne veux pas le mécontenter. Cette hideuse nature est curieuse à étudier. — Oui, de loin. — Je me tiendrai sur la défensive. Je m'assis donc sur un tas immense de nattes élastiques; mais j'eus soin de placer entre la tête du gouverneur et la mienne une de ces cale- basses énormes dans lesquelles princes et princesses, rois et reines, cra- chaient fréquemment sur des couches de fleurs en débris. Kraïmoukou achevait à peine de cuver son vin, et sentait déjà le besoin de recom- mencer ses copieuses libations de chaque heure. Feus le temps de jeter autour de moi un regard observateur. Le mur du palais était un véritable arsenal : fusils, pistolets, sabres, sagaies, crics, arcs, flèches, casse-têtes, haches, se trouvaient là suspendus, pêle-mêle, les uns presque au som- met de l'édifice, les autres traînant sur le sol. Nulle part je n'avais re- marqué un si grand luxe de nattes: il y en avait plus de quinze à terre les unes sur les autres, occupant toute la longueur de l'appartement ; on en voyait des rouleaux immenses bariolés de mille couleurs. Les quatre épouses de Kraïmoukou, cachées dans cinq cents brasses au moins de pagnes légers, causaient à voix basse pour ne pas être entendues de Marini, qui parlait fort bien leur langue; deux officiers debout, coifrés du casque pittoresque, cherchaienrt à se prévaloir de leur taille de six pieds, et posaient perpendiculairement devant moi, tandis que les char- mantes créatures qu'on dédaignait dans un coin, et qu'on repoussait quelquefois du pied, souriaient malicieusement de mon attention à étu- dier les dessins dont leurs corps juvéniles étaient tatoués. — Savez-vous que nous n’avons pas le bonheur de plaire à ces dames? me dit Marini, qui écoutait les princesses causant toujours à voix basse. — Je vous jure, senor, que je ne suis pas en reste avec elles. — Elles viennent de se dire tout bas qu’elles vous trouvent fort laid. — Sans vanité aucune, si leur figure est ici un type de beauté, je dois vraiment leur paraître horrible. Eh bien !je gage que je me fais ar- mer d'elles en moins d’une demi-heure. — Comment ferez-vous? — F'escamoterai. — Oh! si vous savez escamoter, vous deviendrez admirable. — Dites-leur d’être attentives, et envoyez-moi une de ces Jam-rosas qui sont à votre côté, je vais la faire disparaître, et vous y serez pris aussi, vous, tout Européen que vous êtes. Marini pria ces nobles et ravissantes créatures de bien ouvrir les yeux; il me jeta la petite pomme. que je saisis de la main droite, et elle dispa- 158 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. rut au gaand élonnement de toute la chambrée, qui sembla sortir de sa torpeur éternelle. — Encore, encore, dis-je à l'Espagnol, et puis une troisième, et puis une quatrième. Cela fait, les fruits s’en allèrent voltiger, tantôt en ellipse, tantôt en rond, ensuite en gerbe, à droite, à gauche, sur la tête, par-devant, par- derrière, lentement, rapidement, à ma volonté, de telle sorte que lors- que je m'arrêtai, je vis tout le monde, hommes et femmes, le cou tendu, la bouche ouverte, pleins d’admiration pour un si utile et si merveil- leux talent. Après ce premier exercice qui me valut la précieuse permission de cracher dans une calebasse, et la faveur autrement inappréciable d’un frottement vigoureux de nez avec la favorite huileuse de Kraïmoukou , Je tirai de ma poche deux ou trois boîtes à double fond, je coupai et j’a- justai sans qu'il y parût un ruban, je traversai sans douleur ma joue et mes mains à l’aide d’un fil d’archal, je déployai enfin toute mon adresse, et j'obtins en échange un beau casse-tête, deux nattes superbes, plus de cinquante brasses de pagnes de palma christi, et les jeunes filles recurent l’ordre de porter cela où je voudrais. Politesse gracieuse et dé- licate, comme un Sandwichien sait en faire, alors même qu’il ne s’en doute pas. — Vous aviez raison, me dit Marini, presque aussi étonné que ies bons Anourouriens, mais moins bêtement qu'eux : ils sont dans l'ivresse. — Le patron, surtout, y est complètement, ce me semble. — Sans raillerie, ils vous comparent à Dieu. — Auquel? à ceux dont ils enlaidissent leurs moraïs? =— Non, vraiment, ils vous trouvent adorable. Demandez ce que vous voudrez, on n’a plus rien maintenant à vous refuser ici. — Alors, je vais leur demander la permission de me retirer, car ce gros bouffi de gouverneur me dégoûte souverainement avec ses conti- nuelles libations. Est-ce la joie qui le met dans cet état? — Cet état, senor, est celui dans lequel seul il puisse vivre, et dans lequel nous aimions mieux le voir. S'il n’était pas toujours ivre, il serait méchant. Nous quittâmes le palais; mais les monstres amphibies nous firent promettre de revenir, et je m'acheminai vers la maison de Marini, où l’on m'avait accordé un gîte si tranquilte, escorté des deux intéressantes filles qui m'apportaient les cadeaux princiers en se racontant les mer- veilles dont je les avais fait jouir. Je les remerciai en leur montrant le tour du ruban coupé et rajusté; elles l’apprirent et l’exécutèrent fort bien en peu d’instants, el en me quittant elles bondirent comme des bi: ches échappées au filet du chasseur. Pauvres enfants, qu'il faut peu de chose pour jeter la joie dans vos âmes! VOYAGE AUTOUR DU MONDE, 159 La journée était belle, point trop brûlante, car la brise de mer souf- {lait avec violence. Pour mettre à profit Le temps qui me restait, je m'a- cheminai vers le volcan éteint, qui, sur la droite d'Anourourou, se des- sine en gigantesque pain de sucre d'une grande régularité; chemin fai- sant, je trouvai mon ami Gaudichaud qui suivait la même route, et, bras dessus bras dessous, nous nous encourageâmes dans notre entre- prise, car, afin d’abréger la longueur du trajet, nous venions d’arrêter que nous grimperions le côté le plus rapide. Telle était la réputation d'homme merveilleux que je m'étais acquise à Anourourou, que de la grande place de la capitale où s’agitait la foule joyeuse, un grand nombre de garcons et de filles se jetèrent sur nos pas et voulurent nous accompagner jusqu’au sommet du cratère. Le pied du mont est défendu par d'énormes blocs de lave que les cen- dres n’ont pas revêtus ; mais, à quelques mètres de hauteur, la pente devient de difficile accès, car les cendres, par couches immenses, glissent sous les pieds et vous entraînent. Cependant, à mesure qu'on gravit, le sol devient plus ferme; mais on ne trouve là presque aucun arbuste pour vous venir en aide, ou si vous en saisissez un levant sa tête épineuse, vous avez à craindre qu'il ne cède sous le poids et ne vous occasionne une chute extrêmement dangereuse, car elle ne s’arrêterait qu'à la barrière de roches volcaniques qui forme un cirque au pied du mont. Gaudichaud et moi nous escaladions toujours assez loin l'un de l’autre et nous nous interrogions souvent, afin de nous donner du courage. La fatigue nous épuisait ; nous allions avec une lenteur irritante, tahtôt ac- croupis, plus fréquemment ventre à terre, et fâchés déjà d’avoir com- mencé l’œuvre périlleuse. Pour ma part, j'avoue que j'en étais à maudire ma témérité, et je suis convaincu que mon camarade, dont je regardais de temps à autre la figure ruisselante et blème, ne maudissait pas moins que moi notre fatale résolution. Nous eûmes un moment de halte, pen- dant lequel la voix de Gaudichaud, arrivant souffreteuse jusqu'à mon oreille, me fit entendre quelques syllabes mêlées de soupirs, qu'à mon tour je répétais en écho fidèle. — Eh bien! me disait-il, c’estdur, n’est-ce pas ? — Je ne sais pas si c’est dur, mais c’est cruellement rapide. — Tellement que je n'ose pas regarder derrière moi. — Ni moi non plus. — Oh ! si je pouvais rétrograder ! — Mais voyez donc comme ces coquins montent facilement! — Ce sont des écureuils. — Mieux que cela, des lézards; ils se fichent de nous à qui mieux mieux. — [ls ont beau jeu pour cela; mais ils seraient charmants s'ils vou- laient nous aider. 160 4. . SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. — On ne se donne pas la main iei comme à une promenade: n imni- porte, je vais essayer de leur demander ce service. + Les Sandwichiens nous comprirent à merveille, eLils furent surpris de nous voir en appeler à leur prestesse et à leur légèreté. Is se mt 6 il derrière nous, nous poussèrent de leurs mains, de leur tête, dé leu épaules et nous atteignimes enfin le sommet. Gaudichaud, rende haut avant moi, s'était assis à demi épuisé, el je n’arrivai que pour lui prêter secours, car il se trouva mal et perdit connaissance. Après une demi-heure d'inquiétude, je vis mon ami ressaisir ses forces, et nous nous promimes bien de chercher, pour descendre, une pente un. moins rapide. À nos côtés, les bons Sandwichiens échangeaient des cards moqueurs, et je suis bien sûr que nous aurions beaucoup Mn À leur estime’si je n’avais résolu de reprendre le rang qui m’appartenäi en faisant quelques tours d’escamotage. Jamais, à coup sûr, Comte, Bosco ou Conus n’a travaillé devant un public plus curieux et plus ébahi, ni sur un théâtre aussi élevé et aussi solide. Le paysage qui se déroulait à nos, yeux était triste et sévère. Au pied du mont;:une; mivière pareille à unix uban bleu serpentant sur une robe verte; un peuiplugletn, dés. cases ‘d'Anourourou etla maison blanche de Marini-assisc sur Jun: moritidule ; à droite et à gauche des plaines unies, des:platéat régulterssà Fhorizon, un pic neigeux !, et, pour raviver oitieli drs-toues-de palmiers, des cocotiers et des nee désertes de è | péraschr istrsle reste, nu; abandonné à la stérilité par l’insouciance des habitants d’ Anourourou. Quant au volcan qui s’est dressé près de la capitale, on dirait qù r'il a pris naissance à une demi-lieue de là, que les feux souterrains, n'ayant pas eu la force de percer la dure enveloppe qui les retenait captifs, ont agi horizontalement dans une ligne di- recte, et que trouvant enfin une issue sur l'endroit où pèse le cône rapide, ils se sont élancés et ont cessé dès lors leurs ravages mystérieux et profonds. Sans nous perdre un instant de vue, les Sandwichiens nous accompa- gnèrent au retour comme ils l'avaient fait au départ, et nous arrivâmes pêle-mèêle sur la place publique, où on se livrait avec une ardeur in- croyable à des jeux dont il faut bien que je vous parle, puisqu'ils rem- plissent les trois quarts de la vie si active de ces braves gens. Des paris de cocos, de régimes de bananes, de pastèques, de brasses d’étoffes, avaient lieu dans chaque exercice, et il est vrai de dire que la justice la plus sévère distribuait seule l'enjeu au vainqueur. Ici, c'étaient des hommes placés en rond autour d’une grande boule de pierre unie et graissée, sur laquelle chaque jouteur, à son tour s’é- i Voir les notes à la fin du volume. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 161 lançait en essayant de s'y maintenir en équilibre, d’abord sur les deux pieds, pendant l’espace d’une minute à peu près, mesurée par un homme frappant régulièrement de petits coups de baguette sur une planche creuse pour marquer le temps. Au batteur tout pari était sévèrement défendu, afin qu'on ne püt pas même suspecter sa bonne foi dans le plus ou moins de rapidité imprimée à sa baguette. Les deux premiers vainqueurs, à ce jeu qui faisait si grotesquement culbuter la plus grande partie des parieurs, devaient, s'ils ne consentaient point à partager les enjeux, lutter entre eux, mais sur un seul pied; et celui qui, après trois épreuves consécutives, se tenait debout pendant un plus grand nombre de coups de baguette, s'emparait de la masse, et se hâtait d’aller offrir quelque chose au batteur sur la planche creuse, lequel acceptait après un rude frottement de nez. Les femmes étaient exclues de cet exercice, fort divertissant, je vous l'atteste; et quand j'eus demandé la permission d'entrer en lice, il y eut 11. 91 162 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. un si grand éclat de rire et lant de cris joyeux, que peu s’en fallut que je ne reculasse devant l'épreuve. Cependant je m’élançai, comptant sur mon adresse assez bien reconnue, el il ne m'en coûte pas d’avouer que de tous les jouteurs je fus sans conteste le plus maladroit et le plus lourde- ment jeté sur le gazon. Ces braves gens se montrèrent si heureux de m'avoir vaincu, leur orgueil les rendit si gais, que je reconnus qu'il y au- rait eu de la cruauté à l'emporter sur eux. Une défaite rapporte quelque- fois beaucoup plus qu'une victoire. Quant à moi, j'en fus quitte pour une douzaine d’hamecons que je distribuai çà et là, et deux couteaux que je présentai à un de ces heureux insulaires qui s'était fait une en- torse en glissant sur la pierre. Ici, donner c'est acquérir; l’ingratitude n’est pas comprise à Wahoo, et pour un bienfait vous en recevez mille. Un autre jeu fort intéressant, et auquel les habitants d’Anourourou déploient une adresse qui tient du prodige, consiste à faire franchir dans un sentier poli, sous des cerceaux de fil d’archal placés à deux pieds l’un de l’autre, un grand espace à un fuseau, dont le bout qui est en avant et part le premier est ferré. Des juges échelonnés sur la route in- diquent le cerceau où le fuseau a cessé de courir dans la direction voulue, et le vainqueur est celui qui fait franchir à l'instrument un plus grand nom- bre de petites portes étroites qu'on ne peut attaquer qu’en se courbant jusqu'à terre. Quelques-uns de ces fuseaux, faits en bois de sandal, sont courbes, et alors la ligne à parcourir est courbe aussi à une certaine distance, et j'ai vu un de ces projectiles lancé avec tant d'adresse par un jeune lutteur de treize où quatorze ans, qu'il parcourut sous les cer- ceaux un quart de cercle au moins sans la plus légère déviation et sans avoir besoin de l'irrégularité du sol. Ici encore j'entrai en lice, et ma défaite, que les jouteurs eurent la délicatesse et la modestie de croire volontaire, les dota de deux ou trois étuis et d’une belle paire de ciseaux qu'on joua au même exercice, et qui furent gagnés par le drôle de treize à quatorze ans. ILest un troisième jeu fort curieux à voir et pour l'exécution duquel il faut une grande adresse d’équilibriste. Essayons de nous faire com- prendre. Deux hommes ou deux femmes, et le plus souvent une femme et un homme de la même taille, se placent debout en face l’un de l’autre d’abord pied contre pied et les deux mains superposées sur le front, la paume en dehors. Les deux jouteurs échangent dans cette posture deux ou trois coups de tête ou plutôt deux ou trois coups de mains, puisque le front est protégé par elles; puis ils s'éloignent de plusieurs pouces, prononcent à demi-voix quelques paroles, et à une syllabe articulée plus haut, ils se laissent aller l’un vers l’autre sans que les pieds bougent, et front sur front, de telle sorte que les deux individus forment déjà un À extrèmement peu ouvert. À laide d’un mouvement de reins assez pro- noncé, on se redresse eton continue de parler à voix basse sans que les VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 163 mains quittent jamais le front. On s'éloigne encore, on retombe, PA devient plus ouvert, et l'on continue ainsi jusqu'à une assez grande di- slance, en se laissant aller en avant comme deux béliers en lutte. Mais, pour que les pieds ne puissent en glissant nuire à l'adresse des jouteurs, deux grosses pierres sont placées derrière les Lalons comme point de ré- sistance. J'ai vu deux jeunes habitants d'Anourourou former ainsi entre eux, front sur front, un angle excessivement obtus, et se redresser pourtant à l’aide d’un mouvement de reins vigoureusement articulé, qui décu- plait la force des deux adroits et robustes lutteurs. Le dessin pourra, au reste, donner une idée plus exacte de ce genre fortoriginal de divertis- sement, auquel je prenais un très-grand plaisir. Je vous défie de vous arrêter froidet sans le plus vif intérêt en face de cet homme aux formes athlétiques, posé debout sur une grande pierre dont une partie en talus lui sert de point d'appui, qui va se laisser tomber de tout son poids en se cramponnant des deux mains sur une corde tendue, sans que ses reins plient, sans que sa Lête cesse d’être redressée, sans que ses jarrets se courbent, sans que ses pieds changent de place. C’est là un des jeux les plus curieux des Sandwichiens ; c'est un de ceux qui donnent le plus de force et d’élasticité aux membres. Étonnez-vous après cela de trouver dans cet archipel des natures puissantes capables 164 SOUVENIRS D UN AVEUGLE. de lutter contre la lave des volcans toujours prête à les dévorer, contre la turbulence des flots toujours prêts à les engloutir. Nous sommes des pygmées à côté de ce peuple géant. Mais si ces délassements, ces distractions d’un peuple qui comprend si bien le plaisir, sont curieux à voir, il en est d’autres bien autrement merveilleux à observer et qui vous pénètrent de la plus vive admira- tion : je veux parler des luttes sérieuses de l'Océan contre ces natures bizarres, que des années de graves observations ne vous dévoileraient qu'imparfaitement. Ici, que la brise de mer souffle violente et par ra- fales, dès que la houle écumeuse se rue avec fracas contre la chaîne de brisants qui barricade le port, il faut suivre cet essaim de jeunes femmes à la démarche fière, à la tête levée, au regard plein d'animation, s’a- cheminant d’un pas ferme vers la solide barrière que la nature a opposée au courroux des flots. Les voilà, ces filles si bien façonnées pour d’au- tres jeux, debout sur les rocs envahis, se regardant avec le sourire sur les lèvres, les unes portant sur leurs épaules la petite planche nommée paba dont je vous ai déjà parlé; les autres, armées seulement de leur courage, piétinant d’impatience, comme pour se plaindre de la tiédeur de l'ouragan ou de la mollesse de la vague. Celle-ci se dresse de toute sa hauteur ; accourue du large, elle monte, bondit, ouvre sa gueule prête à tout dévorer, et la jeune fille d’Anourourou, loin de s’effrayer de la VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 165 colère impuissante de l'Océan, s'élance à son tour sous la voûte marine, incapable de la faire reculer, et se montre bientôt victorieuse loin du lieu qu'elle a quitté, luttant, avec son élégance et sa grâce accoutumées, contre la fureur des éléments déchaïnés. Celles, moins audacieuses ou moins habiles, qui ont cherché un appui sur la paba, deviennent, en pleine mer, plus intrépides, et nagent quelquefois fort avant, assises ou couchées sur leur lit plat et à la surface si bien taillée en carène, avec le bec assez légèrement relevé pour que la vue ne se fatigue pas à le chercher. C'est un spectacle étourdissant, je vous l’atteste, que celui dont je vous parle et dont j'aimais tant à jouir ; c'est un merveilleux tableau que celte mer moutonneuse et bruyante sur laquelle jouent, ainsi qu’on le ferait dans un pré, des femmes gracieuses, pleines de santé et de vie, comme si elles étaient lasses de leur bonheur, comme si elles voulaient fatiguer la constance du ciel qui les protége. Dès que la nuit arrive ou dès que le plaisir de la nage les a satisfaites, les ardentes naïadesse réunissent sur une seule ligne, et, heureuses d’a- voir vaincu, elles se livrent à la lame voyageuse, qui vient les rejeter sur la plage. A quoi bon vous dire encore les émotions de l'Européen témoin stu- péfait de tant de prodiges? En serez-vous plus avides de voyages? En ai- merez-vous moins vos fades allées et les joies écrasantes de vos cités enfumées? Est-ce comprendre les explorations que de les lire? Croyez- moi, Ô mes amis casaniers, croyez-moi, la vie est dans le mouvement; hâtez-vous : la façon dont je vous conte ces choses-là est si tiède, si dé- colorée! Allez visiter Lahéna et Anourourou, puisque le ciel n’a pas éteint votre vue, et revenez, si vous en avez le courage, dire au pauvre aveugle qu'il a bien vu jadis, que ses souvenirs sont fidèles, et que la civilisation, en pénétrant dans les pays qu’il a autrefois parcourus, ne les a pas encore déshérités de leur beau ciel, de leurs dômes si frais de ver- dure, de leurs hospitalières demeures, et de la bonté de leurs mœurs primitives. J’aime toujours ce que j'ai tant aimé une fois. XVI ILES SANDWICH Wahoo.— Petit et moi. — Course à la pêcherie de perles de Pah-ah. Comment expliquer les deux contrastes qui viennent de frapper mes regards, quand on les comprend à peine? Vous avez vu les naturels d'Owhyée, en tout semblables aux volcans qui mugissent sous leurs pieds et sur leurs têtes, toujours prêts à s’élancer, à la moindre menace de la catastrophe. | À deux pas de là, Mowhée, calme et presque endormie, des hommes, des femmes, des enfants, laissant doucement glisser la vie, sans songer âu jour qui vient de mourir, sans s'occuper de celui qui va naître, noncha- lamment étendus sous leurs éternels parasols de verdure, et respirant à l’aise la brise de mer qui ne leur fait jamais défaut. Et maintenant encore, à deux pas de Mowhée, une île, Wahoo, peuplée de Sandwi- chiens d’une autre nature, d’une autre humeur, ou plutôt d’une race d'hommes donnant un perpétuel démenti, par leurs mouvements, aux êtres qui les entourent. À Mowhée, le bonheur, c’est le repos; à Wahoo, il n’est que dans l’activité; là-bas, on sourit quand on clôt la paupière ; ici, quand on l’ouvre après le sommeil ; d’une part, toute marche semble une tâche lourde et pénible; de l’autre, toute course devient un amuse- ment. Le bruit du canon ferait tomber en défaillance les habitants de VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 167 Lahéna; ceux d'Anourourou l'écouteraient avec délices; le chant, la danse, sont inconnus au premier village; au second, la parole est une musique, la danse une marche. {l y a deux mille lieues entre les deux iles; il y en a plus encore entre Mowhée et Owhyée; mais la cause de ces différences, quien indiquera l’origine? Depuis quand existent donc ces illogiques contrastes, faisant mentir toutes les hypothèses, imposant silence à toutes les théories? On dirait vraiment que si, par exception, la principale île des Sandwich à nourri dans son sein quelques hommes au caractère joyeux, à l'humeur pacifique, quelques femmes àpres aux plaisirs bruyants ou au repos du corps et de l'âme, tous se sont élancés un beau jour au milieu des flots, les uns pour habiter Lahéna la suave, la douce, la solitaire; les autres pour peupler Anourourou, la vive, l’en- jouée, l'heureuse aussi comme sa voisine, mais avec une couleur plus tranchée. Au surplus, si l'aspect d'Owhyée vous étonne d’abord et vous glace d'épouvante, si la vue de Mowhée vous afflige au premier coup d'œil et vous réjouit plus tard en face de Lahéna, la situation riante d'Anourou- rou, encadrée dans de belles collines médiocrement élevées et laissant aux regards de petites échappées ouvertes à un lointain vaporeux, vous force à vous mettre de moitié dansles plaisirs de cette île fortunée, où na- guère encore eut lieu, comme à Mowhée, une sanglante bataille, de la- quelle sortit vainqueur le grand Tamahamah. Anourourou est plus qu'un village, plus qu'une ville; c’est une ca- pitale. Il y a là des huttes, des cabanes, des hangars, des temples, trois ou quatre maisons européennes, deux comptoirs américains, une plaine unie, émaillée, deux larges et profondes rivières, l’une au nord, l’autre au sud ; un volcan éteint, jaune et rapide comme une meule de blé, un ciel d'azur, une rade large, sûre, spacieuse, et une barre avec une belle ouverture par laquelle les navires menacés peuvent se mettre à couvert de toute bourrasque, de toute tempête, dans un port tranquille et abrité. Le mouillage de Wahoo se nomme Pah; on laisse tomber l'ancre à qua- tre encàblures de la ville et à deux de la chaîne de brisants dont je vous ai parlé. Les pointes en forme de croissant de Liahi et de Laïloa ne garantissent que faiblement la baie des vents les plus fréquents dans ces contrées in- tertropicales; mais comme la sortie est facile, comme l'entrée du port l’est également, le mouillage de Wahoo sera toujours regardé comme le plus attrayant de tout l'archipel. Par suite de l’apathie qui fait le fond du caractère sandwichien, on doit s'attendre à trouver à Wahoo une grande partie du sol inculte £t d’un rapport à peu près nul. Ainsi en est-il. Peu de cultures, des plan- lations négligées, des champs abandonnés à la générosité seule de la terre, point de limites d’une propriété à l'autre, point de lois protectrices 1GS SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. pour la garantie du possesseur, et tout cela encore aux portes mêmes de la ville, tout cela adossé pour ainsi dire, aux cabanes ; car l’insou- siance des habitants est telle, qu'ils ne veulent point aller chercher au loin ce qu'ils peuvent trouver sous leurs pas. Les courses et le travail vo- leraient trop d'heures au plaisir, et c’est le plaisir seul qui fait leur vie. Dans Anourourou, sur les places publiques de cette joyeuse cité, vous trouvez à chaque instant du jour une foule assez compacte de gens allant à droite et à gauche, rien que pour aller; des hommes forts et lestes jouant à des tours d'adresse; de jeunes filles courant après vous pour . vous inviter à je ne sais plus quelles distractions du pays; des guerriers avec leurs casques originaux, parés comme en un jour de fête ; et tout cela plein de force et de sève, le sourire à la bouche, l’ardeur à l'œil, la souplesse dans les membres. La population entière d’Anourourou est sans cesse à la veille d’un évènement imprévu; on dirait qu’elle sort à peine d’une catastrophe récente, et si l’on ne l’étudiait pas avec atten- tion, on serait tenté de la supposer dans l’anxiété de quelque sinistre désastre. Loin de là pourtant : cette turbulence qui la tient en haleine est dans les mœurs, dans les usages, dans le sang de ce peuple à part. Il est bon, généreux, attentif, hospitalier, mais parleur, questionneur, indiscret. Vous êtes accueilli dans chaque case avec un empressement qui va jus- qu'à la violence; mais une fois là, vous devez vous attendre à un flux de paroles dont un roulement de tambour peut seul vous donner une idée exacte. Le naturel de Wahoo veut tout apprendre, tout savoir; je dis plus, il sait tout, et il demande à chacun la confirmation de ce qu'il sait déjà. Le parler est pour lui d’une nécessité absolue; sa langue est en activité, soit qu'il se trouve avec vous, soit qu'il se promène seul : on jurerait qu'il en a plusieurs. Il vous demandera comment s’appelle un bouton, comment on le fait et à quoi il sert; il vous voit coiffé d’un chapeau, et il comprend certes pourquoi on le place sur la tête : eh bien! à Anourourou chaque individu vous demandera le nom du chapeau; et quand il aura achevé sa longue série de questions, il les recommencera, comme s’il avait oublié tout ce que vous venez de lui dire. La vie des na- turels de Wahoo est une fièvre perpétuelle. Mais ce qu'il y a de bizarre et de curieux dans tout cela, c’est que les chefs, qui, en certaines occasions, savent établir tant de différence entre eux et le peuple, se mêlent ici à la foule, rient, chantent, cabriolent avec tous, et proposent des paris d’hamecons, de clous, de cocos, de brasses d’étoffes, aux jeux intéressants que je vous ai déjà fait connaître. Le gouverneur d’'Anourourou surtout, frère de Kraïmoukou, ivre dès le matin avec l’ava, ivre à midi, le soir et la nuit avec l’ava, et qui, par parenthèse, voulut aussi se faire baptiser par notre abbé, était le plus ardent des joueurs et des parieurs, et dans ses zigzags perpétuels VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 169 sur la plage ou sur la pelouse, il tombait cent fois, et ne parvenait à se tenir debout quelques instants sur ses pieds qu’à l’aide de cinq ou six es- claves, dont l’un armé d’un vaste parasol chinois, et un autre d’un éventail de plumes, protégeaient le colosse abruti contre les insectes et les rayons d’un soleil trop ardent. Que de fois, en dépit de ma volonté opposée, je me suis vu forcé d’ac- cepter un pari de ce hideux Silène, avec lequel il y avait profit à perdre, afin de ne pas trop l’irriter, en l’'appauvrissant, contre ses sujets dociles, sur lesquels il faisait souvent tomber les effets de sa colère toujours dan- gereuse et souvent fatale. Le gouverneur d’'Anourourou est le seul véritable fléau de l'île. I est chrétien aujourd'hui : peut-être comprendra-t-il enfin que la continence est une demi-vertu. Je suis de ceux que l’uniformité des plaisirs fatigue, et si j'aime les contrastes dans la nature, je les aime encore plus dansles sentiments ou les passions. Il y à tant de joies à Anourourou qu'elles me débordèrent un beau jour et que je résolus de m'en affranchir, ne fût-ce que pour quelques heures. Un matin donc que de légers nuages voilaient le ciel, je me levai avant le soleil, je descendis à terre, muni d’une ample provision de petits ob- jets d'échange, et, m'acheminant à tout hasard vers l’intérieur de l'île, j'allai à la recherche des aventures. Ai-je besoin de vous dire que Petit portait mon bagage ? A peine les habitants réveillés d’Anourourou nous virent-ils nous éloi- gner de la ville que, dans le but tout bienveillant de nous être agréables, plus encore que poussés par un désir d'intérêt et de curiosité, ils se mirent de la partie et nous servirent en même temps d’escorte et de guides. Je savais qu'à trois ou quatre lieues de la capitale, à l'embou- chure d’une rivière fortlarge, on pêchait desperles; c’est de ce côté-là que je portai mes pas. De temps à autre j'amusais mes compagnons de course par mes jongleries, et Petit, de fort bonne humeur avec de semblables camarades, leur disait sans se soucier d’être compris : — C’est un luron celui-là; s’il le voulait, il nous avalerait tous ainsi que des goujons. Êt comme les Sandwichiens riaient fort des paroles inu- tiles du matelot : — Vous le voyez, monsieur Arago, continuait-il, ils me comprennent à merveille : ça ferait d'excellents gabiers. Cependant je prononçai au plus grand Sandwichien de notre escorte le mot pah-ah ! il me fit entendre qu'il savait fort bien ce que je voulais lui dire, etilse mit fièrement en tête pour nous guider. La gaieté de ces braves gens était si franche, si bruyante, que je résolus de leur prouver ma confiance en leur livrant tous les objets dont je m'étais muni et qui pesaient déjà sur le dos de Petit, Je leur abandonnai aussi mon fusil, deux pistolets, mon sabre, mes provisions de bouche, et je ne pourrais IL, 22 170 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. vous dire combien la bande joyeuse se trouva flaltée de mon procédé tout politique. O voyageurs ! ne vous faites que rarement précéder par les me- naces et l'artillerie. La meilleure sauvegarde des explorateurs est presque toujours la confiance et la bonne foi. Vous pouvez être dupes et dévalisés sans doute ; mais c’est là le seul danger à peu près que vous ayez à courir. — C'est égal, me dit Petit en grommelant, je ne peux pas m'empé- cher de vous dire, monsieur Arago, que vous venez de faire une lourde bêtise. En quoi donc? — On donne à garder à tout le monde les munitions de guerre, mais on ne se défait jamais de ses provisions de bouche, Le vin, l'eau-de-vie, c'est trop tentant; une faiblesse est bientôt faite. — Laisse donc, ma confiance nous rapportera quelque chose. — Elle ne vous rapportera pas deux bouteilles au lieu d’une. Cependant nous avancions toujours à travers quelques bouquets assez touffus de bois de sandal et des plaines incultes qu'il serait aisé d’embel- lir, et de temps à autre les naturels nous priaient de nous détourner de notre chemin pour aller frapper du pied quelques légers monticules re- couverts de galets, dernière demeure d’un ami ou d'un frère. avais toutes les peines du monde à obtenir de mon coquin de matelot ces sin- euliers témoignages de regret, et il est difficile de se faire une idée exacte de la bouffonnerie du drôle à exécuter les piétinements qu'on lui deman- dait avec instances. Les habitants d’Anourourou, tout entiers à la vie animée et turbulente qui les galvanise, ne veulent pas même auprès d'eux un seul des*objets qui pourraient porter quelque atteinte à cette folie de chaque jour, que j'avais tant de peine à comprendre. Après une marche assez monotone de deux heures, nous arrivâmes à un groupe de cabanes élevées dans une espèce de cirque bordé de roches volcaniques, entre lesquelles croissent, élégants et vigoureux, quelques cocotiers dominant d’autres grands végétaux pleins de sève. Nous fimes halte, et tandis que les naturels, assis sous les arbres, essayaient la ré- pétition des tours d’'escamotage qu'ils m'avaient vu faire, j'entrai dans une cabane déserte etje me reposai à côté de Petit; mais, dans la crainte d'être vaincu par le sommeil et de ne pouvoir exécuter ma course en une seule journée, je me levai bientôt et retournai vers mes heureux compagnons de route. Le matelot, qui ne perdait presque jamais de vue le sac des provisions, s’en approcha tout doucement, et, après avoir vi- sité les bouteilles : — Ce sont des farceurs, me dit-il du ton de cette colère qui le possé- dait quand mon pauvre domestique Hugues se trouvait par hasard à mes côtés, — Quoi donc? VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 171 — Ces gredins, ces misérables, ce sont des voleurs! — (}u'ont-ils fait? — ÏIs ont vidé à demi une bouteille de vin, et, pour nous tromper, ils ont achevé de la remplir avec de l’eau. Qu'est-ce que je vous disais pourtant ! — Peut-être es-tu dans l'erreur. — Dans l'erreur, moi! allons done ! je m'y connais ; je n'ai pas la berlue; le vin est pâle comme la mort : l’eau fait cet effet sur tout le monde. — Je te dis que tu te trompes. — Si vous ne voulez pas vous en rapporter à mes veux, rapportez- vous-en à mon gosier, qui ne peut pas se tromper, lui. Jugez-en. Petit avala une demi-gorgée du vin baptisé et la rejeta avec dégoût. Je fus convaincu à cette épreuve. — Eh bien ! reprit-il, me croirez-vous maintenant ? — Îl n'y à plus moyen de douter. — Oh! si je connaissais l’'ivrogne ! — Je te défends de bouger. — C’est cela, il faut se laisser égorger sans taper sur rien; il faut se laisser boire le sang et dire encore merci. Ils n'ont pas avalé la poudre, les scélérats ; ils n’ont pas avalé la lame du sabre, mais le vin! Oh !'tenez, je les méprise maintenant autant que je les estimais. C’est fini, en arrivant à bord, je conte ça à Marchais; nous faisons une descente à leur Anou- rourourourou, et gare dessous! Cependant le chef de la troupe, c’est-à-dire le plus grand de tous, témoin de la bruyante querelle que me faisait Petit, se leva du milieu de ses compagnons et vint nous en demander la cause. Feus beau or- donner à Petit de se taire, de garder un silence généreux, le sacripant fit Lant par ses gestes et ses menaces qu'il parvint à expliquer fort net- tement la cause de sa mauvaise humeur ou plutôt de sa rage. A cette confidence, le chef irrité poussa un cri aigu, auquel répondi- rent tous les Sandwichiens en se levant, et nous fûmes ici témoins d’une scène fort plaisante d’abord, mais qui se termina bientôt d’une manière assez dramatique. Placé au centre d’un cercle de quatorze hommes, auxquels il venait d'imposer silence, le chef, qui s'appelait Kroukini, se mit à les haran- guer d’une facon fort sévère, en se frappant de temps à autre avec une extrème violence la tête et la poitrine. Cela fait, il s'approcha de chacun d'eux, se fit respirer sur la bouche, et dès qu'il paraissait convaineu de l'innocence de celui qui se trouvait soumis à l'épreuve, il lui serrait af- fectueusement la main, et deux nez se frottaient vigoureusement l’un contre l’autre. Au neuvième il s'arrêta tout à coup après la bouffée ordi- naire, fit recommencer le Sandwvichien, articula hautement et briève- 172 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. ment quelques sons aigus, appela auprès de lui chaque individu de la troupe pour appuyer sa certitude, et quand ils se furent montrés d'accord sur sa culpabilité, l'individu désigné sortit des rangs, entra dans le cercle, baissa la tête et se croisa les bras, tandis que les autres, piétinant et bourdonnant une chanson à trois notes, sans accord ni mesure, semirenL à tourner, d'abord avec lenteur, et enfin avec une extrême rapidité, tantôt de gauche à droite, Lantôt de droite à gauche. Espérant que ce serait là la seule punition infligée au coupable, je rentrai dans ma case avec Petit, qui disait qu’à ce prix il n’était pas mal- aisé d’avaler cinq ou six bouteilles de vin. Mais il y avait à peine un quart d'heure que j'y étais entré que des cris violents arrivèrent jusqu'à moi. Je me levai brusquement, je sortis, et je vis le malheureux Sand- wichien, le dos courbé, recevant les coups énergiques et multipliés de ses camarades, armés d’arêtes de cocoliers, et tournant toujours autour de la pauvre victime, meurtrie et déchirée. de m’élançai aussitôt, et, franchissant le cercle étroit, je me plaçai à côté du coupable, j'élevai ma main droite sur sa tête et m'écriai : Tabou! tabou ! Aussitôt et comme par enchantement tout le monde s’arrêta, les arêtes tombèrent, le calme se rétablit, et le malheureux, se jetant à genoux, souleva mon pied droit, le plaça sur sa tête, voulant par là m’apprendre que désormais il était mon esclave. — Eh bien! me dit Petit, ce sont de bons enfants, peut-être même un peu trop bons. — Que conclus-tu de tout ceci? lui demandai-je. — Qu'ils ont des bras bien vigoureux. — C’est tout? — Je ne vois pas autre chose. — Et que le vol chez eux est sévèrement puni. — Ah! oui, le vol du vin. — Tous les vols. — Si l’on pouvait taper sur ce polisson de Rives avec la même ru- desse ! — À t’entendre, on te croirait méchant. — Vous savez bien que je suis un vrai mouton; mais ce marsouin-là nous a trop indignement enfoncés. Au reste, monsieur Arago, vous êtes, vous, dans ces deux affaires, le plus coupable de tous. — Comment me prouveras-tu cela? — Ce n’est pas difficile. N’avez-vous pas voulu faire le gentil avec les deux tendres épouses cuivrées du farceur de Bordeaux? Et comme le nain savait fort bien ce qui lui reviendrait de vos aimabilités, il a pris la chose comme il convenait, et avec elle il a pris aussi les chemises, les pantalons, les mouchoirs que vous lui présentiez par paris à la préfec- ture, ainsi que dit Hugues en latin. En second lieu, si vous aviez donné VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 1 à garder à ce pauvre Sandwichien deux petits barils d'eau filtrée, au lieu de deux bouteilles de vin, pas une goutte n'aurait manqué à l'appel. On tutoie la liqueur rouge, on respecte le liquide de canard. Tenez, moi, qui me pique, Dieu merci, de probité et de vertus de toute espèce, eh bien ! je ne répondrais pas de vous rendre intact un flacon de schnick, quand mème vous m'ordonneriez de me tenir de lui à longueur de deux gaites. — Oh!tues un franc ivrogne, et je ne serais pas assez niais de t’ex- poser à la tentation. — Vous feriez fort mal; vous ne me rendriez pas justice, car, foi d'homme... j'y succomberais. Cependant nous nous étions remisen marche; je remarquai que le vo- leur de mon vin avait humblement pris la queue de la caravane, et que personne ne lui adressait plus la parole. — Va, dis-je à Petit, va lui tenir compagnie et tâche de le consoler. — Oui, je vas lui faire de la morale, lui apprendre que lorsqu'on à entamé une bouteille, faut achever, et que, si on l’a puni si rudement, c'est parce qu'il s'était permis de baptiser le nectar. — Petit, tu mourras dans l’impénitence finale. — Là-dessus, monsieur Arago, je suis enchanté de me trouver par- faitement d'accord avec vous. Nous arrivàmes enfin à l'embouchure de la rivière où se faisait, avec assez d'insouciance la pêche des huîtres ; mais comme les cabanes de l'établissement se trouvaient sur la rive opposée, il fallut traverser la ri- vière de Pah-ah. Or, je vous l'ai dit, je ne sais pas nager, et il n'y avait malheureusement près de nous aucune pirogue. — Vous voilà pincé, monsieur, me dit mon matelot; ça vous apprendra à ne pas apprendre. J'expliquai au chef de mes joyeux camarades le motif de ma rési- stance; mais aussitôt, grimpant sur un arbre, il en détacha une assez forte branche, la descendit, la prit par un bout, plaça à l’autre extrémité un de ses amis grand et vigoureux, m'invita à m'accrocher au milieu, et me donna à entendre que je n'avais rien à craindre. — Courage done, me disait Petit; vous verrez qu'avec un peu de bonne volonté vous saurez un jour quelque chose; risquez-vous, et puis ne suis-je pas là, moi? Enhardi par la confiance de mon drèle, je me déshabillai donc et saisis presque en tremblant la branche solide, tandis que, faisant un seul pa- quet de mes vêtements, un des Sandwichiens le plaça sur sa tête eb s’é- lança dans la rivière. Je délibérais encore, lorsque Petit, qui était der- rière moi, me heurta violemment de l'épaule, me fit faire un plongeon et me dit en riant : — Enfoncé !il n'y a que le premier pas qui coûte ; barbotez mainte- 174 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. nant; Peau est salée en diable... c'est égal. Tapez done du pied ! Dieu que vous êtes mollasse ! on nage comme on marche ; ça s’apprend tout seul. Si vous pouviez regarder, vous verriez comme c’est beau : nous avons l'air d’une bande de marsouins poursuivis par des requins. Dessinez- nous done, monsieur Arago, ça fera un tableau magnifique ! J'entendais à peine les railleries de Petit, tant je tremblais dans ma peau que les forces ne vinssent à manquer à mes hardis et intelligents nageurs ; mais de pareils hommes sont faconnés à de plus étonnants prodiges, et avant d'atteindre la rive opposée je pus reprendre courage et m'aider un peu, afin de les soulager. — À la bonne heure ! s’écria le brave matelot, qui ne me perdait pas de l'œil, voilà que vous faites des progrès; on dirait une grenouille; vous y prenez goût, Lant mieux : c’est si bête de ne savoir pas nager! au- tant vaut n’aimer ni le vin ni l’eau-de-vie ; Ça vous corrigera, j'espère, de vos trois vilains défauts. Nous avions pris pied, et j'avoue que j'en fus enchanté, car il y a une horrible fatigue à naviguer d’une manière si incommode. Ni mes effets ni mon calepin n'avaient recu la plus petite goutte d’eau, et l’on peut dire qu'à l’égal des Carolins, les naturels des Sandwich étonnent par leur admirable adresse à se jouer de la fureur des vagues.de la mer. Le village de Pah-ah est composé de huit cabanes où se reposent le soir, de leurs fatigues quotidiennes, douze habiles plongeurs à un quart de lieue à peu près au large; et dans une circonscription d’une lieue au plus, ils plongent une trentaine de fois en un jour par douze, quinze ou vingt brasses, fouillent les roches madréporiques, remontent avec quel- ques huîtres qu'il leur est défendu d'ouvrir, et les envoient ensuite au gouverneur de Wahoo, qui les visite et en adresse les richesses à Owhyée. La qualité de ces perles de Pah-ah est rarement supérieure; elles sont en général faiblement teintées de bleu ; mais on en trouve parfois d’une eau extrèmement pure, et il est certain que le produit de cette pêche pourrait devenir considérable si on la faisait d’une facon plus commode et plus active. Quelques beaux cocotiers, deux plantations assez étendues de choux caraïbes, une large allée de palma-christi, un champ de pas- tèques : voilà la colonie. Après un frugal repas, où furent consommés par mes camarades, Petit et moi, les restes déjà fort entamés de nos provisions; après avoir re- connu, par plusieurs largesses fort peu coûteuses, les politesses des bons pêcheurs, j'ordonnai le départ. Mais les Sandwichiens n'avaient pas encore épuisé leurs forces, ils se mirent à danser, comme si le soleil se fût voilé pour eux, comme s'ils se fusssent éveillés depuis un moment d'un sommeil tranquille, et je ne saurais vous dire quel plaisir j'éprou- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 175 vai à les voir jouer au cheval fondu. Je me mis de la partie en me rappe- lant mes jeux de collége, et pourtant je me gardais bien d’imiter mes lurons jusqu’au bout, car, échelonnés verticalement à la rivière, apres avoir franchi le dernier dos, le sauteur tombait dans l’eau et venait rapi- dement gagner le rivage. — Encore un bonheur que vous avez à regretter, me disait Petit ; si une catastrophe vous arrive un jour, je ne suis pas sûr d'être assez fort pour nous sauver tous deux. — Sais-tu bien, Petit, que ce que tu me dis là est un grand témoi- gnage d'amitié ? — Voyez-vous, monsieur Arago, si vous doutiez le moins du monde de la mienne, je vous aplatirais comme une morue. — Donne-moi ta main. — Oh! ma main! ma tête! mon cœur ! tout est à vous; tenez, vous m’ordonneriez dans un moment de colère de boire une bouteille de bor- deaux ou un verre de cognac, que je crois, foi d'homme ! que je me risquerais. Je te connais et je ne doute pas de La sincérité. — C'estcomme ca. La pirogue de l'établissement nous porta de l’autre côté de la rivière; nous retournâmes à Anourourou par une route plus longue, mais aussi plus variée, Nous longeämes le rivage, où sont élevées çà et là plusieurs cabanes où vivent, à l'exemple des habitants de Lahéna, quelques fa- milles heureuses, et nous arrivämes le soir aux premières maisons de la capitale. J'appelai près de moi tous mes compagnons, si gais, si pleins de bonté ; je plaçai à terre autant de lots qu'il y avait d'individus, et, com- mençant par le chef de la troupe, je lui dis qu'il n'avait plus qu'à choi- sir. Celui-ci prit le tas contenant des hamecons, une petite scie et une lime; le second choisit deux couteaux et un rasoir; le troisième s’élanca sur une chemise rayée de matelot; les autres s'emparerent du reste, se- lon leur caprice, et quand vint le tour du Sandwichien voleur, il saisit timidement sa part et la porta au chef, qui l'accepta sans hésiter. Je voulus lui faire observer que ce serait m'affliger, mais ses camarades me firent entendre que là-dessus leur loi était précise, et qu'il ne pouvait agir autrement. Je me soumis donc, à mon grand regret; mais le len- demain sur la plage je retrouvai l’homme fustigé, qui me tendit la main et me dit que rien ne s’opposait plus désormais à mes générosités à son égard. Îe lui fis cadeau d’un mouchoir, et il bondit avec une joie sem- blable à celle qu'avaient montrée la veille les braves gens qui s'étaient offerts avec tant de désintéressement à m'accompagner à la pêche de Pah-ah. Cependant, pour ne rien perdre de çe qui pourrail offrir quelques 176 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. détails curieux et intéressants, je refusai d'aller rejoindre Marini, qui m'attendait, etje me rendis sur la place publique, sans cesse battue et visitée par les heureux naturels de ce lieu de délices. C’étaient des cris de joie à réjouir l'âme; c’étaient des sauts, des gambades, des danses sans convulsions comme celles d’Atoaï, mais avec des sourires et des caresses. Ici, l’on jouait au cerceau ; là, on jouait à la boule; plus loin, à l'équilibre ; tandis que les femmes, plus réveillées encore par une brise du large qui aidait le flot à monter, se dirigeaient joyeuses vers les récifs du port. Et pourtant il y avait par là aussi sur les physionomies quelque chose de gêné, d'emprunté que je n’avais pas remarqué jusqu'alors. Que s'é- tait-il donc passé ? Mon coquin de matelot, que je trouvai adossé à une cabane, se chargea de me l'expliquer. — Que fais-tu là, avec cet air piteux ? — Je me repose. — Tu viens de courir ? — Non, je viens de me battre, ou plutôt je viens d'être battu. — Pourquoi donc ? — Est-ce que je le sais? [ls étaient d’abord quinze ou vingt qui m’en- touraient, qui me pressaient, mais sans me faire aucun mal; moi j'ai donné une torgnole au plus hardi, au meilleur voilier ; alors le drôle, qui avait six pieds au moins, m'a saboulé d’une façon si sterling que j'ai pris en cinq ou six minutes une quinzaine de billets de parterre, et que ma chemise n’est plus une chemise, ni mon pantalon un pantalon. Il n’y à que mon nez qui y ait gagné quelque chose; voyez, on dirait que j'en ai quatre au moins; il me fait l'effet d’une patate première qualité. Ce ne devrait pas être permis de taper comme ça; on est dur, c’est vrai; on est façonné à la douleur ; mais un marieau ne devrait tomber que sur une enclume… — Viens, mon garcon, je vais me faire raconter le motif de cette rixe, et je parie d'avance que tu as tort. — Je n’ai jamais eu tort, moi; ils m'ont cerclé, j'ai souqué et gare dessous; les plus voisins disaient : Assez. — Je le savais bien que tu avais fait des tiennes : n'importe, viens toujours. — C’est difficile ce que vous me demandez là; je ne peux pas bouger; je suis moulu, aplati, quoi; et si je ne pleure pas, c’est que je n’ai de larmes que quand on me fait mal au cœur. — Tiens, me voici assis à Lon côté; compte-moi l’affaire franchement, en vrai matelot. — C'est court. Vous rappelez-vous, monsieur Arago, un certain ser- mon que je prononçai à Guham aux imbéciles habitants d'Agagna, à qui —} VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 17 je parvins à faire avaler quelques farces de saints, de martyrs, de vierges el autres apôtres ? — Oui. Eh bien? — N'est-ce pas que j'étais magnifique et pour le moins vingt fois plus beau que l'abbé de Quélen, qui, soit dit en public, est fort laid? — Je m'en souviens. — Et moi aussi, car j'y gagnai de quoi me soûler pour deux mois au moins. Eh bien! tout fier de mon truc et de la grâce de ma parole, j'ai voulu essayer tout à l'heure ici la même cérémonie; je me suis hissé sur une cabane avariée ; j'ai prèché ; j'ai montré à ce peuple cuivré les belles images de la Mère de Dieu, dont le cœur était percé de sept on huit pointes de gaffes, ainsi que des rosaires bénits par son altesse impé- riale monsieur le pape; plus, un tas de vaudevillistes figurant pas mal les douze apôtres se soûlant à table. Eh bien ! vous le croirez à peine, ces marsouins ne m'ont pas compris, et, au lieu de me donner en échange des nattes et de l’ava, ils m'ont largué deux ou trois bordées de coups d'aviron à cinq feuilles, et j'ai coulé bas, j'ai sombré..…... v'là tout. — J'étais bien sûr que tu avais cherché querelle à ces braves gens. — C'est ca, parce que j'ai essayé de les convertir. — Mais mon garcon, ils ne comprennent pas ta langue. — Ce sont des pékins, je parlais pourtant bon francais. — Îl valait mieux leur parler mauvais sandwichien. — Le moyen, je vous le demande; il y a de quoi se démembrer la mâchoire à essayer leur plus petite syllabe; si Marchais avait navigue dans mes eaux, nous aurions brisé les leurs... Saisissez-vous, monsieur Arago”? — Oui, oui, tu seras toujours un drôle et un querelleur ; mais viens, je veux te rapatrier avec eux. — Que j’amène mon pavillon en face de ces gabares! — Obéis, tais-toi, ou je te conduis à bord. Petit se leva tout endolori; nous traversämes la place publique, et, à ma vue, les bons naturels s’'empressèrent autour de nous. Tous parlaient à la fois avec des gestes multipliés; ils voulaient ssns doute me faire en- tendre qu'ils avaient été provoqués, et me donnaient à l'envi des témoi- gnages d'affection que je comprenais à merveille. Le plus grand surtout, le marteau de Petit, luttait de zèle et de prévenances. — Le voilà, dit mon matelot ; voyez, monsieur, s'il est permis d’avoir un poing de cette force ; ii abattrait un grand mât. — Sa figure pourtant est bien douce. — Je vous assure que ses mains ne le sont pas. — Allons, dis-je à Petit, il te donne un noble exemple: il me de mande la permission de frotter son nez contre le Lien; accepte, et je te promets une demi-bouteille en arrivant à bord. s #0 23 178 SOUVENIRS D'UN AVEUGLES: — Monsieur Arago, ca vaut deux bouteilles comme un liard, — Tu les auras. — Alors, qu'il frotte. qRit à he, 4! |A \ ‘ed La réconciliation eut lieu; les excellents Sandwichiens se mirent de nouveau à danser en nous accompagnant, et ilne fut pasdifficile de me convaincre que la générosité et l’oubli des injures sont les vertus qu'ils pratiquent avec le plus d'amour. XNTI ILES SANDWICH © YVahoo.— Marchais et Petit. — Commerce. — Pèche de Liahi. —Honne foi 1° des naturels, — Coup d'œil général. — Encore Marini. Depuis plusieurs jours, Marchais était consigné à bord; je ne me rap- pelle plus pour quelle faute; mais jé parierais encore aujourd'hui beau- coup contre peu que c'était pour avoir aplati un ou deux de ses meil- leurs camarades. Bref, le brave matelot n’était pas descendu à terre, et comme le liquide était fort rare sur la corvette, comme nous avions en- core d'immenses traversées à faire avant de pouvoir nous en procurer, el que la pauvreté, qui rend égoïste presque autant que l’opulence, faisait garder à chacun sa faible ration de vin et d’eau-de-vie, il s'ensuivait que l'intrépide Marchais n'avait pu encore, depuis notre arrivée, oublier une seule fois dans l’orgie ses longues fatigues et ses pénibles travaux de chaque jour. Petit, seul dans l'équipage, donnait parfois sa part à celui qu'il aimait tant, et Marchais ne l’acceptait que parce qu'il savait à merveille qu'il était en mesure de rendre tôt ou tard à son généreux ami, en coups de poings, ce que celui-ci lui avancait en boisson. Mais, hélas! les rations étaient si mesquines, et la langue pavée de lave des deux vauriens était si peu sensible à la saveur du petit verre, que mieux eût valu souvent qu'on ne vint pas, à l'aide d'un pareil appàt, 180 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. leur rappeler l'amertume de leur position et la misère Loujours croissante de leur vie de bord. Cela ne pouvait durer plus longtemps, pour peu que nous linssions à conserver nos deux lurons. Marchais séchait sur pied comme une fleur sans rosée (c’est la première fois qu'on le compare à une fleur), et son frère en infortune penchait aussi la tête par sympathie. (jue faire, à bon Dieu ! dans une si fâcheuse position? Ce qu'on avait déjà fait plus de cinquante fois depuis notre départ de France : s'adres- ser à celui qui n'avait jamais entendu un de leurs soupirs sans y répon- dre par un serrement de main etautre chose... De ces deux bienfaits dont je poursuivais mes excellentes canailles, le premier était le plus apprécié sans doute, mais je vous assure pourtant que le second avail une valeur immense. Un matin done que de la dunette je dessinais Anourourou, je vis Pe- Ut, appuyé sur le grand mât, qui me faisait signe d’aller àlui; el moi, dont les ressources s’épuisaient, je feignais de ne pas le comprendre. L'un de nous devait à la fin se lasser à la manœuvre, et comme je vis bien quece ne serait pas lui, j’aimai mieux en finir avec ce manège téle- graphique et accoster le drôle. — Voyons, que me veux-tu encore ? — Tenez, cela est infâme à vous; vous ne vous apercevez plus de rien maintenant ; on aurait beau mourir à bord de faim et de soif, que c’est pour vous comme si l’on était plein jusqu'aux écubiers. — Mais, coquin, ne L'ai-je pas trouvé hier encore ivre à terre? — Moi, oui, c'est vrai ; mais lui ! lui!!... Est-ce qu'il est permis de se souler tout seul? — 11 me semble que tu n'attends pas toujours lon camarade pour te donner ce plaisir. — C'est encore vrai, et voilà ce qui me met en colère contre moi. fai des remords, parce que j'ai de la conscience ; je veux me punir, me corriger, — ‘Tu ne te soùleras plus ? — Quelle bêtise ! je ne me soülerai plus seul; voilà tout. — Etc’est pour me faire celte confidence que tu m'as dérangé de mon travail ? — Oui, vous pouvez v compter à présent; vous êtes averti; ça doit vous suffire. — À merveille ! — Mais, une autre fois, songez mieux à votre devoir, ou Ça ne se pas- serait pas ainsi. — de m'en souviendrai, vaurien. — de laissai là le sacripant, lorsqu'un élau vigoureux, serrant mon poignet, me cloua à ma place. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. — Doucement, j'ai deux mots à vous dire ausst. — C'était donc un guet-apens, une conspiration ? — Possible, et puisque vous vous êtes laissé prendre, vous m'enten- drez, moi, Marchais. — Parle. — My voici. Vous rappelez-vous, monsieur Arago, le jour où, amarré au gaillard d'avant, Lévèque m'administra sur le dos vingt-cinq coups de garcette? — Oui, parce que Lu avais rossé un de tes amis. — Pas vrai, j'en avais rossé deux. — Après. — Après? J'en rossai un troisième. — Continue. — Je vous entendis, ce jour-là, vous approcher de Lévêque et lui dire tout bas : Frappe doucement, et tu auras une bouteille de rhum. — C'est vrai. — Eh bien ! Lévêque, qui comprenait la grandeur de la chose, fit ce que vous voulûtes, en dépit mème de M. Lamarche, présent à laction, et qui au total n’est pas si méchant qu'il s'en vante, et que vous attirâtes de l’autre bord pour lui montrer un requin qui n'y élait pas. — Mais tout cela est passé depuis si longtemps... — Tout cela ne passera jamais, monsieur, et Petil et moi, nous nous en souviendrons toute notre vie. — Au delà de toute la vie, acheva Petit. — Soit, je vous en remercie ; mais où voulez-vous en venir avec cette vieille histoire ? — Où? le voici. Quand on est bon une fois, il faut l'être longtemps, il faut l'être toujours ; sans cela on donnerait à croire que la bonté n'é- lait qu'une fièvre. — J'espère, drôles, vous avoir prouvé à tous deux... — Attendez. C’est dans les heures fatales qu'il importe de prouver ce que l’on vaut, et l'heure fatale a sonné depuis bien des quarts d'heure. Mon corps est sec, ma poitrine brûlante ; il n’y a plus moyen d'y tenir : je meurs, si vous ne m’humectez; la lampe a besoin d'huile, le torse à besoin de liqueur... — Cela m'est impossible, tout à fait impossible; mon coffre est vide. — dJele sais, dit Petit en soupirant. — Et jene dois recevoir quelques provisions que la veille de mon départ. — D'ici là, on m'aura f..….. à l’eau. — Que puis-je faire pour empêcher ce malheur? — Prier M. Lamarche, qui, au total, vaut mieux que lui-même, de lever ma consigne, et de me permettre de descendre à terre avec mon bon ami Petil. 12 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. — (u’y ferez-vous”? — Le commerce. — Le commerce de quoi”? — De tout. — Mais vous n'avez rien. — Raison de plus. La misère est la maman de l’industrie; nous trou- verons... — En cherchant querelle, én vous battant. — Foi de gabiers, nous serons sages. — Allons, je vais tout arranger pour cela. — Monsieur Arago, recevez notre bénédiction. Mon ami Lamarche entendit raison; il se relâcha en ma faveur de sa sévérité habituelle, et, bras dessus bras dessous, heureux et reconnais- sants, Petit et Marchais descendirent à terre dans une pirogue, en me jurant encore qu'ils ne chercheraient querelle à personne. Deux heures plus tard, je me fis descendre aussi pour une visite que j'avais promise à Marini, et le premier objet que j’aperçus étendu sur la plage, à gauche, ce fut Marchais, auprès duquel Petit, paisiblement as- sis, mâchait sa pincée de tabac. C’était le pendant fidèle de Marcus-Sex- tus pleurant sa fille sur son lit mortuaire. Je courus à lui. — Eh bien? — Eh bien ! plus personne : le voilà chou, carotte, drome, tronc d’ar- bre, tout ce que vous voudrez. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 183 — Comment s'est-il soûlé? — Nous avons fait ie commerce. — Explique-toi. — C'est facile. Nous n'avions rien, comme vous savez; mais vous nous aviez dit que ces braves gens avaient un bon cœur et de l'ava déli- cieux ; je connaissais la moitié de ces deux choses. Or, qu’ai-je imaginé? Jai dit deux mots à Marchais, qui m'a compris : je lui ai lié les deux mains derrière le dos à l’aide de sa ceinture, et je l'ai conduit avec des bourrades (qu'il me rendra probablement plus tard) jusqu'à l'endroit que vous voyez. Là, il a un peu gigoté, un peu pleurniché, pour la chose de rire, et ces bons drôles sont venus; ils nous ont entourés avec pitié ; ils nous ont demandé si nous avions besoin d’eux ; je leur ai fait compren- dre que Marchais avait soif, qu'on ne lui donnait rien à boire à bord depuis huit jours, et que, s'ils étaient généreux, ils ne le laisseraient pas mourir ainsi. Là-dessus, l’ava est arrivé, filant huit ou dix nœuds... Ft voilà Marchais. — Pas mal imaginé. Et toi? — Moi, je suis un héros, monsieur ; l'amitié a été plus forte que l'i- vrognerie. Si j'avais fait comme mon ami, Dieu sait ce qui serait arrivé: j'ai mieux aimé mettre en panne, et ouvrir l’œil au bossoir pour lui. — Allons, tu es toujours un brave. — Connu; mais j'aurai ma revanche, et pas très-tard. En attendant. comme le camarade en a assez, si on pouvait le ramener à bord de la corveite... — Tu as raison ; va l'accompagner. — Oh! non; j'ai mon commerce à faire aussi, moi, là-bas, sur la place publique. Je fis jeter Marchais dans une pirogue; je le confiai à quatre Sandwi- chiens qui m'étaient connus. Petit se mêla à la foule des joueurs qui en- combraient la place, et moi, je me rendis chez Marini pour les rensei- gnements que j'avais encore à recueillir, et qu'il m'avait promis avec tant de bienveillance. Si je ne vous ai point encore parlé du commerce des îles Sandwich, c'est qu'en vérité on ne fait rien ou presque rien ici pour mettre à prôfit les richesses immenses qu'on pourrait tirer d’une terre si variée et si fé- conde. Owhyée, sous ce rapport, n'offre guère de ressources aux spécu- lateurs; mais Atoïaï, Mowhée et Wahoo pourraient, en fort peu d’an- nées, devenir de belles et florissantes colonies. Les Américains ne l'i- gnorent pas, eux qui, rivaux heureux des Anglais dans une grande par tie du monde, savent si avantageusement s'établir partout où les profits sont à peu près certains. [n'y à guère que la France qui n'ait presque jamais su tirer parti de ses possessions d'outre-mer, el qui regarde ses colonies comme une plaie. INA SOUVENIRS D'UN AV EUGLE. Quatre Américains de Boston et de Philadelphie, dans leurs explora- Lions commerciales au sein des océans, s'arrétèrent un jour à Wahoo, ct lirent quelques excursions dans l'intérieur de l'île. Ils y virent des forêts riches de bois de construction, de teinture et surtout de sandal, dont ils savaient que les Japonais et les Chinois fa- connaient de jolis colifichets, et qu'ils achetaient fort cher. Leur plan fut bientôt arrêté, et depuis dix ans qu'ils l'ont mis à exécution, leur fortune s’est considérablement accrue, malgré les difficultés sans nom- bre que présentent toujours les premières bases d’un établissement à former. Tamahamah laissa faire les Américains, espérant trouver plus tard chez eux un appui contre l'ambition anglaise, qui convoitait déjà l’ar- “chipel tout entier, et, de son côté, la Grande-Bretagne laissa faire, bien convaincue qu'au moment opportun les comptoirs établis chan- seraient de maîtres, et que les dollars seraient remplacés par les gui- nées. Dans ces luttes ardentes, remarquez bien que notre rôle, à nous, à loujours été celui d’observateur, el que nous avons eu l'air de dédaigner ce que nous savions bien qu'il eût été difficile d'empêcher. Ne me dites pas que je calomnie mon pays, car je vous montrerais la carte du monde pour soumettre votre incrédulité. Au surplus, on n'a pas fait à Wahoo ce qu'on aurait pu y faire. Ces trois petits comptoirs américains, qui pourraient s'occuper de commerce, ne s'occupent, à proprement par- ler, que de contrebande. de ne vous dis pas que les profits soient moins erands, je vous dis seulement qu'ils sont moins honorables ; et cela im- porte fort peu aux banquiers de Wahoo. Voici en quoi consiste toute leur industrie : ils ont, dans un des ports de la côte ouest d'Amérique, un correspondant ou deux, qui profitent de la belle saison pour mettre à la voile, chargés de pelleteries achetées à peu de frais; leurs navires ein- glent vers le Japon, la Chine et le Bengale ; ils font échelle à Wahoo avant de remonter Vers le nord, laissant aux Sandwich des vivres, du vin, des liqueurs et quelques étoffes; puis, complétant leur cargaison avec du bois de sandal, ils touchent à lédo, à Kanton, à Makao, à Cal- cutta ; ils courent les caravanes, emportant les riches pelleteries, et, gor- sés de roupies, les navires voyageurs redescendent à Maurice, glissent devant le cap de Bonne-Espérance, et regagnent leur pays pour recom- mencer ce trajet par le cap Horn. Mais le bois de sandal, que coûte-t-il aux Américains? Rien, c'est-à- dire peu de chose. Un de leurs navires est continuellement dans la rade de Pah. Dès que la cargaison est complète, il y à repos et calme aux comptoirs ; sitôt que l'exportation s’est effectuée, les Américains vont faire une visite au gouverneur; ils lui offrent quelques douzaines de bou- teilles de vin et d’eau-de-vie, ils le jettent à terre pour le ressaisir à son VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 185 réveilet lui procurer lesmèmes délassements. Pendant ce temps, des Sand- wichiens, qui ne comprennent pas trop pourquoi on atlache tant de prix à un certain bois inutile pour eux, sont expédiés dans les montagnes et abattent les forêts; des femmes robustes chargent leurs épaules des dévas- lations trimestrielles, ou en forment des radeaux qui descendent le long des rivières; mais, comme Tamahamah avait établi un droit sur ces den- rées, que Riouriou l’a maintenu, qu'il deviendrait lourd à subir, et que les Américains veulent s’en affranchir de gré ou de force, ceux-ci, à l’ap- proche de la nuit, où la caravane arrive sur la côte, réunissent, dans un large festin, les seconds et troisièmes chefs d’Anourourou, les grisent, comme ils Pont fait de Kraïmoukou cadet; leur donnent pour les paris du lendemain quelques brasses de mauvaise toile bleue, et le briek en station plonge un peu plus sa coquille dans les eaux pour se délester quand les vieux amis viendront mouiller à contre-bord. Tout ceci est mesquin, n'est-ce pas? Tout ceci est petit et misérable? Eh bien ! ces mi- sères, ces petitesses et ces mesquineries donnent des richesses. Tout cela fait ce qu'on nomme opulence et bonheur dans notre stupide Europe. Je voudrais bien pouvoir vous dire que les Américains de Wahoo com- prennent le commerce comme nos Laffilie, car ils nous recevaient avec une grande distinction; mais la reconnaissance pour les procédés a ses bornes, et je dois la vérité tout entière à mes lecteurs, puisque je la leur ai promise; que c’est un pacte de conscience entre eux et moi, et que c'est à ce prix seul que nous avons consenti à voyager de compagnie. La bonne foi est la meilleure sauvegarde de tous. Jai parlé de perles pêchées à Pah-ah ; mais il y a encore à la pointe Liahi une autre pêcherie, moins importante que la première, et de la- quelle cependant on pourrrait recueillir de grands avantages si on l’ex- ploitait avec d’autres ressources et avec plus d'activité. Les hommes que le gouvernement de Tamahamah y employait étaient des coupables aux- quels on infligeait ce châtiment pendant un certain nombre de jours, de mois, d'années ; selon la gravité de leur faute, ils étaient condamnés à plonger dix, douze, quinze, vingt, trente ou cent fois par jour, par un fond d’un certain nombre de brasses; et à chaque excursion sous-marine, ils étaient tenus de rapporter, sinon une ou plusieurs huîtres, du moins un galet, une herbe, un fucus, témoins irrécusables de leur visite au fond des eaux. Toutefois il y avait châtiment plus sévère pour le plon- geur qui, après trois épreuves, ne revenait pas avec une huître au moins à la surface. Riouriou ne pense plus à Pah-ah ni à Liahi. Vous diriez, à la vie que mènent les étrangers au milieu de cette po- pulation toujours debout, presque toujours haletante, que chaque acte de plaisir ou de joie est pour eux une affaire de commerce, tant il y a d'ardeur à saisir l’occasion favorable au passage. Et ne croyez pas au moins que celte âpreté que je signale ait des conséquences telles que la IL. 21 FSG SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. bonne foi des trafiquants puisse être contestée; il n’en est point ainsi. Dans les amusements comme dans le négoce, on joue cartes sur table; le filou serait puni par une réprobation générale, de sorte qu'il est exac- tement vrai de dire que tout bénéfice est une récompense plus encore qu'un bonheur. On croirait que les Carolines se réfléchissent sur les Sandwich. Apprenez un tour de passe-passe à un habitant d’Anourourou, il vous offrira, un instant après, quelque objet en échange de votre complai- sance; etsi vous refusez par générosité, faites-lui bien comprendre que ce n'est ni par dédain, ni parce que ce que l’on vous offre est trop mes- quin, car on aurait des injures et de la colère à vous jeter à la face. Après notre pénible ascension au volcan, Gaudichaud et moi nous offri- mes plusieurs bagatelles à ceux des naturels qui nous avaient, dans no- Lre trajet, hissés, pour ainsi dire, sur leurs épaules. Tous refusèrent avec dignité, disant que le service ne valait pas une récompense, et que plus lard peut-être ils se rendraient dignes de recevoir quelque chose. Un seul d’entre eux, nous ayant tendu la main, reçut un petit couteau et deux hamecons; mais ses camarades s’en étant aperçus, ils forcèrent le men- diant à une prompte restitution, et lui refusèrent la permission de nous accompagner jusqu'au port. C’est à l’aide des petits détails qu’on par- vient à bien se rendre compte de la physionomie morale des hommes. Aux châtiments publics ordonnés par les lois, il n'y à jamais foule à Anourourou, et Marini m'a assuré que, quoique en plein jour et au mi- lieu d’une place publique, le coupable subissait parfois sa peine sans un seul spectateur pour le flétrir ou l’encourager de sa présence. Les bois de construction qu’on trouve dans l’intérieur de tout l’archi- pel sont d’une qualité supérieure, et la plupart sont précieux pour la mâture. Les Américains de Wahoo le savent bien, ainsi que les Anglais d'Owhyée et d’Atoïaï, car ils font payer cher aux navires entamés par avaries, les réparations qui leur sont nécessaires. Quant aux bois de teinture, le commerce en est infiniment négligé, el les insulaires ne s’en servent que pour les bizarres bariolages des étoffes et les couches dont ils prétendent embellir leurs ignobles idoles. Je ne sais si les petits oiseaux dontles plumes rouges servaient à parer les chefs de Tamahama ont émigré en d’autres climats, ou si la guerre qu'on leur a faite les a rendus plus rares ou plus sauvages ; toujours est- il qu'on ne voit presque plus de ces magnifiques vêtements dans tout l'archipel, et qu’on les vend maintenant fort cher aux étrangers. Jadis les manteaux, les casse-tête, les éventails, les casques, les étoffes de palma- christi, étaient de véritables objets de commerce, qui valaientaux natu- rels de la poudre, des fusils, des canons, des sabres, et beaucoup de ba- gatelles et curiosités européennes; aujourd’hui les musées sont trop bien approvisionnés de ces curieux ornements et armes, pour que nous alia- L_ VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 187 chions le même prix à leur possession. Notre indifférence n'aurait-elle pas découragé les habitants de cet archipel? Au surplus, je dois à la vérité de dire que jusqu’à présent les Sandwi- chiens sont de tous les peuples de la terre le moins propre à tout com- merce et à tout négoce. Ainsi que les bons Carolins, dont le souvenir me poursuit avec tant de bonheur, ils ont trop de loyauté dans l'âme, trop de désintéressement, peut-être aussi trop peu d’ambition et de désirs à satisfaire. La coquetterie des femmes n'a besoin de rien emprunter au dehors, et nos belles étoffes sont sans aucun prix à leurs yeux. Elles trouvent sous leurs pieds et sous leurs mains tout ce qui chatouille leur vanité, des fleurs, des fruits, des os, de la verdure, et quand elles ne se jugent pas assez belles ainsi, elles couvrent leurs corps de dessins bizarres et capricieux qui ne laissent pas quelquefois d’avoir un certain charme. Icilemotsuperfluestinconnu,parcequelemotpauvretéy estincompris. Et maintenant que conclure de l'aspect général de cet archipel? Com- ment formuler une opinion précise sur ces hommes si diversement taillés au moral et au physique? Ÿ a-t-il dans tout cela un avenir de grandeur et de prospérité, ou les bras se lèveront-ils à la fois pour lutter contre une civilisation usurpatrice et ja refouler au delà des mers! Rien dans le présent ne peutservir de règle pour la solution de questions aussi graves: rien ne peut indiquer la route à suivre pour donner à ces bons naturels des idées de progrès, qui exigent des études et un travail toujours lourd à qui a l'habitude non moins pesante du désæuvrement et de la paresse. Et puis, que donnerez-vous, par exemple, aux heureux habitants de Lahéna en échange de leur fraîche nature, de leurs jours sereins, de leurs nuits si suaves? N’aimeront-ils pas mieux votre abandon, votre oubli que votre visite, que vos funestes présents? Oh! ne les réveillez pas ! laissez-les à leur sommeil tranquille et pur; et que le voyageur trouve comme moi sous les doux ombrages des cocotiers et des palma- christi ces mêmes hommes si bienveillants, ces mêmes femmes si géné- reuses, que j'ai si bien étudiés, si bien compris! Accepteront-ils aussi votre civilisation tracassière, ces joyeux indigènes d’Anourourou, à qui le ciel n’a sans doute donné tant de force et de vie qu'afin qu'ils pussent un jour se laisser doucement aller à la tombe, sans rien avoir pris des étrangers qui viennent les visiter ? Mais s’ils perdaient leurs jeux, leurs danses, leurs luttes avec les flots, leur activité de chaque heure, ils mour- raient, et la mort pour eux c’est le sommeil, dont ils ne veulent pas, le sommeil, leur plus mortel ennemi ! Nous avons salué Atoïaï sans la visiter; c’est un regret qu'il faut que je dévore et que je joins à tant d’autres. C’est de là, en effet, que vin- rent aux Mariannes les individus que nous avons trouvés à Guham, ces hommes à l'aspect si farouche et aux mœurs si douces, ces femmes aux allures guerrières, à la voix relentissante, bacchantes frénétiques dans LS88 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. leurs joies. C'est donc encore un peuple à part, un peuple opposé à celui de Mowhée, à celui de Wahoo, mais plus rapproché de celui d'Owhyée, dont il est séparé par un plus grand espace. Que de bizarreries, que de contrastes dans le monde échappant à la logique, donnant un démenti éclatant à toutes les probabilités! C’est qu'aussi dans un pays comme celui dont je vous parle, il suffit d’un homme pour changer tous les hommes, il suffit de la parole seule d’un chef pour faire mouvoir et agir les masses. Quand la volonté fait loi, où est la règle ? Quand le caprice, si inconstant dans toutes les âmes, force les évènements, sur quelles ba- ses asseoir une conjecture? Tamahamah s'était retiré derrière un rem- part d'hommes forts et de valeureux guerriers; Riouriou n’a pas même un ami sur lequel il puisse compter. Est-ce le climat qui a changé? Sont- ce les courages qui se sont ramollis? les bras qui se sont énervés? Non, un chef à remplacé un autre chef; un roi lâche succède à un roi belli- queux : voilà tout. N'aurais-je pas résolu le problème que je cherche? Oh! si tandis qu’on s'occupe en Europe de tant et de si graves futilités, une généreuse ambi- tion prenait au cœur nos rois, nos empereurs, nos autocrates, et qu'ils voulussent, dans un même besoin d'humanité, porter enfin un coup fa- tal, non aux paisibles habitants de quelques archipels où l’on impose sans Lrop de succès notre culte ou nos usages, mais aux farouches anthro- pophages de certaines contrées, et leur imposer le culte de l’ordre et de la paix ; si, d’abord par la parole, plus tard par le fer et le bronze, on portait la mort et la dévastation dans certains pays où tout étranger sans défense est massacré et dévoré, nous n’aurions plus à pleurer tant de destruction, nos navires toucheraient sans crainte aux îles Fitgi, à celles des Amis, au sol des Papous, à quelques îlots malais, à laNouvelle- Zélande et à Ombay surtout, qui ne serait plus un lieu d’épouvante, une relâche funèbre, où la trahison et la mort sont le prix de la confiance et de la bonne foi. Hélas! ma voix est si faible, nul ne s’approchera pour l'entendre, et les navires voyageurs se verront longtemps encore éxposés aux horribles massacres de nos plus braves officiers et de nos plus intrépides matelots. Et maintenant, c’est une lutte entre les Américains de Wahoo et les Anglais d’Atoïaï et d'Owhyée; c’est un démêlé particulier et mesquin, en attendant qu'il devienne une guerre sérieuse et générale. Ce qui ar- rivera, eh! bon Dieu! c’est facile à prévoir. Lorsqu'un établissement, formé à l'une des îles de cet archipel, offrira à l’avarice, à la cupidité ou à l'industrie une branche productive, ou une richesse nationale dans la- venir, deux ou trois grands navires sortiront de Plimouth ou de la Ta- mise, franchiront bord à bord l'Atlantique, doubleront le cap Horn, comme pour une promenade amie; puis, remontant vers le nord-ouest, ils viendront aux Sandwich, laisseront tomber l'ancre, ouvriront leurs é VOYAGE AUT OUR U MONDE. 189 sabords, hisseront leurs pavillons ornés du léopard, etle commodore dira : Ceci est à moi, car je suis le plus fort. Ainsi ont-ils déjà fait pour une grande partie des établissements des deux Indes; ainsi ont-ils fait pour notre belle et triste Ile-de-France; ainsi feront-ils tant que nous aurons la faiblesse de les laisser faire. C’est qu’en vérité {Lest bien douloureux, pour tout homme qui porte dans son cœur l’amour de son pays, de passer chétif et presque inconnu devant les archipels océaniques, lorsqu’en Europe le premier rôle, le plus beau, le plus glorieux, nous a si longtemps et si vainement été disputé. C’est qu’il y a là un deuil à briser l’âme, quand vous arrivez sur uneterre à demi civilisée, dans une contrée presque sauvage, de prononcer à haute et intelligible voix le mot Français, et de le laisser retentir sans échos! Ici les mots Anglais, Américain, Hollandais, Russe, sont connus; les deux nobles syllabes Français ne l’étaient pas. Il n’y à de vrai soleil dans le monde que celui qui projette ses rayons sur toute la surface de la terre. Nul n’est grand et fort qui ne l'est que chez soi ; la voix la plus éclatante est celle qui porte le plus loin, et l'on ne croit guère à la gloire qui meurt dans son berceau. Je le répète donc, de peur qu’on n’ait pas bien saisi le sens de mes pa- roles, ce groupe d'îles si bien placées pour servir d'échelle aux navires venant du cap Horn ou de la côte ouest d'Amérique, pour aller en Chine ou dans les Indes-Orientales, n’est maintenant qu’une relâche utile à cer- tains approvisionnements ; mais quand l’industrie aura parlé, il deviendra peut-être une des plus riches et des plus puissantes colonies du monde. Nous nous sommes éloignés d'Owhyée comme d’un spectacle impo- sant, majestueux et terrible à la fois, qu’on serait au désespoir de n'avoir pas observé, alors qu’on en a mesuré toute la grandeur. Nous avons salué Mowhée comme on quitte un ami plein de bonheur, en adressant au ciel des vœux fervents pour que nulle colère des flots et des hommes ne vienne tuer tant d'ivresse et de calme; puis nous dimes adieu à Wahoo, le cœur serré, l'âme attristée et endolorie du tableau de cette popula- tion qui comprend la vie de plaisir, mais au milieu de laquelle la spécu- lation américaine est déjà venue jeter un voile sombre pour le présent, terrible peut-être dans l'avenir. Je partis le dernier ; je quittai Anourourou, prodigue envers les insu- laires de la presque totalité de mes colifichets, et je versai bien de la re- connaissance dans les cœurs. Il n’y avait pas dans cette capitale vingt individus qui n’eussent appris à prononcer mon nom. En m'embarquant dans la pirogue qui devait me porter à bord, une main vigoureuse pressa la mienne. — Adios, senor Arago, adios ! — Adios, Marini; mais parlons francais pour que vous ne croyiez pas quilier en même lemps un ami elune patrie. à. 190 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. — Vous êles done véritablement mon ami? — Ne vous l’ai-je pas déjà dit? — Je pensais que la pitié seule. — Vous m'avez assuré que parfois vous vous étiez senti consolé dans vos confidences. — C’est vrai. + La pitié blesse et ne console pas. — Parlerez-vous de moi apres votre départ ? — Comptez-y. — (Jue direz-vous? — Je dirai que j'ai vu à Wahoo un Espagnol né à Mataro, officier de la bande redoutable de Pujol, un des hommes les plus braves, les plus sévères, les plus cruels de la Catalogne, qui a toujours nourri tant de courages. Je dirai que cet homme, poursuivi dès son enfance par la fa- talité, s’est trouvé jeté, jeune encore, au milieu d’un essaim de bandits, dont le viol, le pillage et le meurtre étaient l'occupation de chaque jour: Mais j'ajouterai que cet homme, ce Francisco Marini, établi à Wahoo, une des îles Sandwich, m'a juré un jour dans un lieu désert, en invo- quant le ciel, notre seul témoin, que ses mains étaient toujours restées pures du sang innocent, — Vous ajouterez cela, senor ! — Je vous le promets. — Eh bien! vous direz la vérité. Adios, senor Arago; pensez à moi si jamais vous revoyez votre imposant Canigou. — Adios, senor Marini. Je penserai souvent et longtemps à vous. L’'Espagnol s’assit sur le rivage, et ne quitta la place que lorsque la nuit nous eut séparés pour toujours. Pauvre exilé ! quel moraï garde aujourd’hui tes restes ! quelle hideuse statue pèse sur tes cendres ! X VITI EN MER Tristesse. — Ile Pilstard. — ïle Rose, De tous les fléaux qui pèsent sur la pauvre humanité, le plus mortel et le plus corrosif sans douie, c’est la tristesse, si horrible, si poignante à celui qui succombe. Lorsque ce sentiment (car c’en est un) vous prend à l'âme, e’est le clou rougi qui pénètre et déchire les chairs, c’est l’ongle aigu qui creuse; et si, pour essayer un remède, vous jetez une plainte au dehors, celle-ci meurt sans écho. Hélas! ce ne sont pas les gémissements qui vous ren- dront à la vie calme et paisible; au contraire, ils viendront en aide au mal. Ce qui tue dans les commotions, ce n’est ni le rauquement du tigre, ni le roulement du tonnerre, ni le mugissement de la vague écu- meuse, ni la voix terrible de la cataracte; ce qui tue, c’est la griffe qui ouvre la plaie, c’est l'éclair qui se tait dans l’espace, c’est la gueule de la lame qui absorbe et engloutit, c’est le remou qui étouffe le dernier soupir; ce qui tue, c’est le silence, et la tristesse est toujours silencieuse. Hélas! ce mal est un mal d’autant plus formidable qu'il porte en lui un découragement qui épuise la vigueur sans la soumettre à l'épreuve, qui énerve et glace à la fois, et ne vous laisse de forces viriles que pour souffrir. LD 192 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. La colère peut être un Dar, la vengeance une ivresse, toutes les passions des hommes une consolation; la tristesse est toujours une dou- leur ; elle vous abandonne à la merci des tiraillements les plus horribles, et vous prive de toutes les plus douces consolations des nobles cœurs; elle trouve l'enfance sans grâce, la beauté sans prestige, les eaux sans limpidité, les fleurs sans parfum, le ciel sans azur, la tendresse mater- nelle sans magie. La nature entière n’a qu'une teinte pour la tristesse; elle n’a qu'une seule et monotone musique en présence de laquelle vous vous traînez, faible, endolori, comme si vous échappiez aux étreintes d'un dévorant cauchemar. La tristesse est en soi, je le sais, et pourtant elle se fait jour à travers tous les pores ; elle se répand sur tout ce qui vous entoure ; mais elle effleure les surfaces sans les pénétrer, et vous êles d'autant plus malheureux, que dans cette crise fatale nulle consola- lion ne vous est offerte, nulle pitié ne vous est acquise : « C’est un fou, c'est un maniaque, dit-on de toutes parts; la maladie s’en ira comme elle est venue. » La fièvre aussi passe, et en attendant elle vous brûle, elle vous torture. On plaint celui qu’elle maîtrise; plaignez donc aussi celui que la tristesse à saisi dans ses étaux dentelés. Jécris ces lignes au moment où mon âme devrait, je le comprends, s’ouvrir à l'espérance, qui est une joie : le vent souffle régulier ; la mer est belle; j'ai fait les trois quarts de ma longue course; j'ai échappé à mille dangers; tout semble me présager un retour prochain. Eh bien! ce qui pour les hommes dont je suis entouré est un espoir, presque une certitude, est pour moi seul un présage funeste, une cata- strophe. Hier, j'étais le plus joyeux de nous tous; hier, je vivais autant dans l'avenir que dans le passé; hier, je jetais mes folies au vent, et le matelot insouciant me portait envie; aujourd'hui, me voilà sombre, taciturne, presque méchant, car la tristesse, qui est venue à moi sans ma volonté, m'a violemment saisi à la gorge. La tristesse et la véritable bonté sont incompatibles; comme personne ne la plaint, elle ne plaint personne, et l’homme bon est l’homme charitable. Je viens de quitter un pays où cette maladie de l'âme est inconnue. La joie est à Wahoo dans les jeux, dans les occupations les plus frivoles, dansles querelles, peut-être aussi dans le sommeil. Oh ! je me sentis heu- reux, plein de force et de vie, au sein de cetle population d'enfants com- prenant que le plaisir est un bienfait qu'il ne faut jamais laisser échapper. Je me rappelle tous les incidents de nies promenades, de mes courses, de mes excursions ; Anourourou, Lahéna, sont là comme deux sœurs aimées, là, sous mes yeux, comme deux souvenirs consolants, comme deux ports tranquilles après les tempêtes de l’âgeet despassions.…: Et pourtant Lahéna et Anourourou me fatiguent, nr'importunent; je m'en veux de penser encore à leurs fraîches allées, à leurs cases si paisi- VOYAGE AUTOUR . M 193 bles, à leurs habitants si hospitaliers. Jen suis à comprendre comment j'ai pu me plaire sur ces deux terres fécondes, riantes et fortunées, et je m'irrite contre mon bonheur passé, comme si j'avais perdu quelque chose à être heureux. Pourquoi suis-je devenu méchant? Mon âme s’est-elle flétrie sans cause? Non, je suis triste, voilà tout, et qui me sourit m'outrage. Oh! si vous étiez triste comme moi, je le serais bien moins, je vous jure. Oui, j'ai complété les trois quarts de mes pénibles courses à travers toutes les régions ; je me suis promené sur des ter- rains arides, sur des gazons frais, sur des cônes brülants; j'ai étudié et décrit des mœurs sauvages et des natures bienfaisantes ; j'ai lutté contre mille privations, contre mille périls se renouvelant sans cesse; j'ai vu disparaître pour toujours dans les eaux quelques-uns de mes plus chauds compagnons de voyage, et un grand nombre de mes plus braves et de mes plus chers matelots; maintenant je touche presque du pied cette Europe à qui cependant j'avais cru adresser un adieu éternel; j'arrive, il ne me reste plus que six à huit mille lieues à franchir, et la tristesse s’est glissée dans mes veines, et la tristesse, rongeuse comme une désaf- fection, vient de me saisir pour m'abandonner quand il plaira à Dieu, car Dieu seul est puissant pour combattre et vaincre cette puissance rivale, contre laquelle s’épuiseraient en vain les efforts les plus héroïques des hommes. Ah! c’est que, plus on approche du but désiré, plus on craint de ne pouvoir l’atteindre; c’est qu'on se retrempe aux obstacles, c’est que l nergie naît des difficultés, et qu’alors qu'on à vaincu toute barrière À ficile, on tremble de se voir arrêter dans sa course par le galet de la route ou le ruisseau qui la traverse. La tristesse ne naît guère dans le péril ; elle ne visite que l’homme assoupi ou désæuvré.… Et puis encore, vous avez laissé là-bas, au jour de votre départ, une patrie, des amis dévoués, des frères pleins de tendresse, une mère tout amour... Qui vous dit, hélas ! que vous retrouverez au retour cette pa- trie, ces amis, ces frères, cette mère? Qui vous assure que leur affection ne s’est point affaiblie dans l'éloignement, que d’autres affections n’ont pas remplacé celles que vous gardez toujours dans votre sein? Qui peut vous apprendre que l’infortune n'a pas frappé tout ce que vous aviez aimé, tout ce que vous aimez encore ? Et ces déchirements d’un pays que vous avez quitté fort et puissant, qui viendra vous dire qu'ils ont cessé leur marche, que les vieilles gloires ne sont pas flétries, que le trône les a protégées, que les haines ne les ont point souillées de leur souffle impur ? Mais une seule de ces pensées peut imprimer sur votre front la tris- ‘tesse et le découragement ; une seule de ces sombres pensées peut déco- lorer les riants tableaux au milieu desquels vous vous êtes si souvent trouvé jeté ; et quand toutes, comme des fantômes, viennent se ruer à la LE 95 194 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. fois dans votre esprit terrifié, où saisir la force de les combattre et de les dompter? Je vous l'ai dit, la tristesse est mortelle, Et pourtant, on rit autour de moi; le navire sur les eaux unies glisse, hardiment poussé par une brise ronde et régulière ; iln'y a plus de ma- lades dans les batteries jayeuses; il y a des chants sur le pont, et de la mer à courir... Eh bien ! encore, c’est tout cela réuni qui redouble cette tristesse à laquelle je succombe. Si, là ou là, il y avait des ennemis à combattre, des roches aiguës à éviter, un peuple à étudier, des recherches à faire, oh! alors peut-être, contraint par le sentiment du devoir ou la violence des événements et des choses, je lutterais avec profit contre le mal intime qui me dévore. Mais rien, rien que la monotonie d’une navigation sans colère, sans in- cidents, sans péripétie, sans dénouement tragique. Dieu! que le bon- heur est lourd à porter! Silence! Terre ! terre devant nous! Tout le monde est là, accoudé sur le bastingage, les veux à l'horizon, luttant d’ardeur à qui saluera le premier la roche, la plaine ou le mont dont l'Océan fatigue incessamment le pied isolé. Est-ce une île nouvelle queles feux sous-marins ont soulevée? Est-ce une terre habitée par des peu- plades farouches? un sol généreux où les naturels exercent les pieux de- voirs de l'hospitalité? Eh! que m'importe ! la tristesse s’est plongée dans mon âme ; ce qui occupe, ce qui amuse, ce qui intéresse les autres me trouve sans émotion, et c’est à peine si j'interroge l'horizon qui se ré- M. Ne vous ai-je pas appris déjà que Dieu seul était le dominateur de la tristesse! Terre! crie le matelot en vigie ; chacun se place à son poste; je me place au mien, car j'ai aussi un devoir à remplir ; mais ce devoir, auquel je me livrais hier encore avec tant d’ardeur, il me pèse maintenant; ce n’est plus un délassement, un plaisir, c’est un fardeau sous lequel je suc- combe. Faurais voulu qu’on m'eüt laissé dans mon état de torpeur, pres- que d’anéantissement. Ce que l’on fait avec dégoût, on le fait toujours mal. À tous les jeux, à tous les travaux, à toutes les fêtes, il faut que l'esprit et le cœur soient de la partie; toute impulsion vient de là. Quand il s'échappe de la joie au dehors, c’est que l'âme est trop pleine pour la garder, et ce n'est, hélas! que pour la tristesse que nous trouvons en nous de l'espace. Elle se loge dans tous les recoins de nous-mêmes. Plus il yen a, moins elle s'échappe; c’est le corps du malheureux mis à la torture dans un cachot étroit : ses efforts secouent les murs de sa prison sans les élargir. Cependant je dois me soumettre aussi à la règle qui m'est tracée, et, comme l’esclave à la tâche, je m'incline sous le fouet et la verge de fer. Un petit point, d'abord imperceptible, se dresse là-bassur les eaux, et monte verticalement ainsi que le ferait le grand mât d’un navire; à ses VOYAGE AUTOUR 195 côtés, une seconde pyramide apparaît, puis une troisième à peu près de la même hauteur... C'est peut-être une escadre qui croise au sein du vaste Océan. Non, c’est à coup sûr une flotte immense, car voilà de nou- veaux mâts qui grimpent à la surface, et se placent en cercle autour d'une masse imposante, comme le feraient. vingt vaisseaux autour du vaisseau amiral dont ils attendraient les ordres. La brise souffle fraiche ; nous approchons de nos amis; nous saurons probablement des nouvelles de notre patrie absente depuis si longtemps, et voilà que chez moi le sentiment qui me brise les membres semble s'a- moindrir. Mais l'illusion est de courte durée, la joie est fugitive ; le vau- tour ne quitte pas ainsi sa proie, et la tristesse reprend toute son éner- gique puissance. Ce ne sont plus navires à la mer, ce sont des roches aiguës jetées là par la main de Dieu dans un accès de poétique humeur. Figurez-vous un gigantesque cirque formé d’aiguilles colossales, taillées eomme le fe- rait un sculpteur qui dresserait un obélisque sur un monolithe, toutes debout, telles que des soldats à leur poste d'honneur, prêts à défendre leur drapeau. Au centre est une masse compacte, point aiguë, celle-là, mais onduleuse, et formant l’exacte silhouette d’un berceau avec sa tête élevée, son oreiller arrondi, ses pieds qui descendent par une pente douce, et ses flancs bordés et inclinés à pic. On fait plus que de regarder, or, admire. Nous approchons encore, et nous pouvons étudier tous les ius petits détails de cet admirable caprice de la nature. L'île, c’est Pilstard ; je vous l'ai dit, un grand berceau. Les clochers pointus sont des pyramides élancées de roches dont la base noirâtre est sans cesse battue des flots, et dont la cime, refuge éternel de myriades d'oiseaux voyageurs, garde une teinte blanche qui de loin complète lil- lusion, figurant à merveille le jeu des hautes voiles d’un navire. Chacune de ces roches a plus de trois cents pieds d’élévation, plusieurs en ont le double, et l’île entière est protégée par cette escadre granitique qui dit aux assaillants de se tenir au large, car un navire atoujours tort de venir se heurter contre leurs arêtes en forte saillie, dont le courroux des tem- pêtes n’a pu même user les aspérités. Nous voici presque en travers. Maintenant c’est le berceau qui nous occupe. Tous les rares voyageurs qui ont vu Pilstard disent que l'ile est inhabitée, qu’elle est inhabitable, qu'il n’y à pas, qu'il ne peut y avoir de source d’eau douce. Voilà cependant, ce me semble, un rideau de co- côtiers au pied de la montagne; je vois encore une verdure assez fraiche, des touffes assez vigoureuses pour que je ne donne pas à l'eau du ciel, fort rare dans ces régions intertropicales, la puissance de les alimenter. Là aussi, plus haut, sur les flancs, je crois distinguer des sillons, et ces sillons ont tant de régularité qu'on les dirait tracés par la main des hommes. Qui sait? peut-être que les voyageurs ont menti, Qui sail? LA 196 sous D UN AVEUGLE. . peut-êtré que plus tard des rivières et des sources jaillissantes, qu'il se- rait curieux d'étudier, ont percé la croûte du sol. Mais le navire marche, et le soleil, qui descend à l'horizon, va bientôt effacer devant nous ce superbe panorama, dont mes regards ne peuvent s'arracher.... Silence! silence! car, pour bien voir, il faut parfois bien écouter. Silence! voyez là-bas, derrière un des clochers, un canot qui se meut, qui chemine..... Non, c’est un rêve... oui, c’est une réalité. toutes les longues-vues Font saisi, toutes les bouches le proclament : il y a un canot; le doute est impossible; le voilà qui met le cap sur nous et fait force de rames; il est monté par trois hommes; deux seulement na- gent avec ardeur; le troisième, debout sur l'arrière, nous fait signe d'attendre; il agite en l'air un morceau d’étoffe blanche. et la corvette suit sa route... O mon Dieu! si je pouvais descendre à terre! J'en de- mande la permission au commandant : elle m'est refusée; il sait, lui, mieux que moi, s'il y à du danger à mettre en panne, et sa responsabi- lité est plus grande que la mienne. Eh! qu'importe le danger ! qu’im- porte un péril plus menaçant encore! Il y a là une île qu’on dit inhabi- table : un canot s’en détache; ce canot est monté par trois hommes qui viennent à nous, qui nous font peut-être des signaux de détresse, qui nous font à coup sûr des signaux d'amitié. Oh! mettez en panne, et ten- dez la main à des amis; portons secours à des malheureux, Qui sait si ce ne sont pas des naufragés qui attendaient un navire sauveur? Qui sait depuis combien d'heures, depuis combien de jours, de mois, d'années, ils sont là, livrés peut-être aux angoisses de la faim et de la soif? Qui sait combien de temps encore ils attendront l’occasion si heureuse, si ines- pérée qu'ils tentent de saisir? Qui nous dit que ce ne sont pas les tristes et seuls débris échappés à une catastrophe horrible? Oh! que ne don- nerais-je pas pour les voir de près, pour les entendre, pour leur serrer la main, et les arracher à ce coin de terre si éloigné de tout continent, si tristement abandonné loin de tout archipel ! Mais je vous le répète, je ne commande pas la corvette, moi; notre capilaine sait son devoir, et le navire court toujours. Enfin nous mettons en panne, loin, bien loin de Pilstard la poétique, la mystérieuse, la regrettée; le soleil s’est caché, la nuit est venue; la pirogue ou le canot n'a pas osé, dans les ténèbres, poursuivre sa route aventureuse ; il a cherché à regagner son île, son refuge : nous le per- dons de vue; les clochers aigus disparaissent petit à petit sous le voile qui les couvre; tout s’efface derrière nous ; le chemin nous est tracé et ouvert de l'avant; nous orientons de nouveau, et nous saluons de nos regrets. Pilstard l'inhabitable, d’où pourtant s'étaient détachés pour nous voir trois hommes, trois infortunés sans doute, qui nous demandaient appui et protection. Dieu leur soit en aide ! Cette fièvre lente qui me consumait et tuait chez moi jusqu'à l'espé- L …* Los VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 197 rance, céda enfin à une volonté au-dessus des volontés humaines, et je repris ma gaieté habituelle. Selon moi, le seul remède véritablement efficace à la tristesse intime et profonde de l'âme est la tristesse de tout ce qui nous entoure. Manger à côté d’un affamé, c’est redoubler sa faim ; rire à côté de la douleur, c’est augmenter ses tiraillements, c’est insulter à la torture, et toute torture outrage et brûle. Les travaux de chaque jour ne me trouvèrent plus si indolent, si rétif; tout mon avenir s’embellit de mes beaux jours passés; je tendais déjà la main à mes amis d'Europe, que je n’espérais plus revoir, et ie rêvais de bonheur et de gloire. J'en étais au premier pas de cette guérison miraculeuse, où la nostal- gie jouait sans doute le rôle le plus corrosif, lorsque j'entendis frapper doucement contre les parois sonores de ma cabine. — Est-ce vous, docteur ? — Oui. — Entrez, je ne dors pas. — Tant mieux, me voici. — Comment! c'est toi, mon brave matelot! — Oui, c’est moi, mille sabords! qui viens vous dire que je vous méprise. — Assieds-toi, mon brave garcon. — Non, je suis mieux debout, car je veux gesticuler à mon aise, et puis je pourrais défoncer ce coffre, ousqu'il y a du vin,. du rhum et de l’eau-de-vie.. N'est-ce pas qu'il y a encore de l’eau-de-vie?... Si je le défonçais, ce serait un grand malheur dont je ne me consolerais jamais. — Eh bien! reste debout et dis-moi pourquoi tu me méprises. — Parce que vous êtes une poule mouillée, parce que vous avez man- qué d'énergie : l'énergie, voyez-vous, c'est un cabestan qui fait de la force par force, c’est une arme qu'il ne faut pas laisser tomber à terre; sans ça vous êtes f...lambé. « — Tu t'es donc aperçu que le marasme m'avait saisi au cœur? — Je ne sais pas si c’est ce gredin de M. Marasme ou un de ses cou- sins; mais pour ce qui est de la chose, c’est que vous étiez déjà maigre comme une demi-ration, jaune comme un sapajou de Chinois et triste comme une batterie où la dyssenterie vient s'asseoir. Ça nous faisait tellement bisquer, voyez-vous, que ce matin j'en ai f...iché une pile à Hugues, votre domestique, et que son frère, qui est venu à son secours, en a recu les éclaboussures. — Quel vaurien tu es! — Oh! ça, je ne dis pas non; je vous aime trop pour disputer là- dessus avec vous; mais pour ce qui regardé votre spline, comme ils di- sent, il ne faut pas que ca recommence, si vous ne voulez pas que nous vous f...ichions à l'eau. L) 198 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. — Quelle amitié ! — C'est la vraie, c’est la solide! Remarquez, du reste, que je ne jure plus. — Tu frises le juron un peu encore. — Ah! f...ichtre, on ne guérit pas tout d’un coup. Les B..... et les Dr eie sont dans la langue française et surtout dans la langue du matelot. — Aussi je te remercie de tes efforts. — Bravo! mais il ne s’agit pas de ça; je venais, au nom de mes ca- marades, vous ordonner de nous visiter quelquefois sur le gaillard d’a- vant, pour écouter nos gaudrioles, les aventures de Marchais, celles de Chaumont et puis aussi les miennes. Votre tristesse, monsieur Arago, nous en donnait un lantinet à tous, et puisqu'il ne nous reste plus que quinze à dix-huit mille lieues à faire, il faut rire. — Tu remercieras tes camarades. — Ils étaient si chose de vous voir les joues creuses, les yeux morts et la parole fiévreuse, que moi-même je n’ai pas osé, depuis plus de quinze jours, venir vous demander seulement une demi-bouteille de vin; et pourtant c’est bien peu de chose. — Tu as fait ton devoir. — J'y ai manqué, monsieur : mon devoir eût été de vous en demander une entière. — Mais, mon ami, ma cave se vide. — Je ne le sais que de reste, f...ichtre! Plus on perd d'amis, plus on s'attache à ceux qui demeurent. Alors, monsieur Arago, je suis venu vous consoler et vous gronder à la fois ; rendez-moi la pareille : appelez- moi ivrogne, et versez. — Tu sais comment on ouvrele coffre; essaie encore. — Ce n'est pas plus difficile que ça, voyez. Une seule, n’est-ce pas? Oui: — Deux? eh bien! soit. — Je t'ai dit une seule. — Oh! vous avez dit deux. Tenez, je vais le demander à Vial, qui est là-haut sur la grande hune; il doit avoir entendu. Merci. Cré coquin! quel bonheur de naviguer avec des marins de votre espèce ! — J'en ai pourtant assez de ta navigation. —. Laissez donc, vous ditesça à cause des jours de tristesse que vous ve- nez de passer ; mais je vous en préviens, si Ça vous arrive encore, Si nous vous voyonssur le pont ousur la dunette, la tête baissée, le front pâleetles lèvres boudeuses, foi de gabier, foi de Petit, je ne viens plus vous deman- der une seule goutte de vin d'ici à la fin de la campagne. Vous verrez ! Quelques instants après, je remontai sur le pont et je vis quatre des meilleurs lurons de l'équipage faisant la conversation avec mes deux fla- cons de vin, et je souris au tableau. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 199 La bienfaisance ne serait-elle pas le plus puissant remède à opposer à la tristesse de l'âme ? Mais la corvette poursuivait sa route, et, selon toute probabilité, notre première relâche sera à Otahiti. Nous avions, en effet, le cap sur les îles de la Société, et nous saluions déjà de la main cette Pointe de Vénus si joyeusement visitée pour Bougainville. — Allons-y donc! le but n’est pas là encore ; mais le chemin parcouru nous donne des forces pour l’a- venir. — Terre! terre ! crie la vigie. Nous consultons la carte : la carte est muette, et il n’y à pas de terre devant nous. La voilà pourtant ; elle monte, ellese dessine maintenant: nous faisons une découverte !, Oh! si c'était une île comme Bornéo, comme Sumatra, seulement comme Timor! si c'était un archipel nou- veau, une colonie comme on en rêvait une au quinzième siècle ! si c'était un continent échappé depuis peu du fond des abimes! La voilà! La terre découverte se déploie dans toute sa majesté : elle a, ni plus ni moins, un quart de lieue de diamètre. Et c’est pour cela que nous regardons notre découverte comme fort importante pour la marine. Un navire s'ouvresur une terre vaste et fé- conde, mais les hommes y vivent; le vaisseau se perd sur un rocher isolé ; la mort plane sur tout l'équipage, et le rocher devient une tombe. L'ilot est entouré de récifs sur lesquels la vague se promène avec fracas; la cime est couronnée de quelques arbustes, et les flancs déchiquetés semblent vaincus par les ouragans océaniques. Un nombre considé- rable d'oiseaux pélagiens viennent chercher un refuge sur cette terre isolée, et les navires voyageurs veilleront bien à ne pas la heurter dans leur route. Quel nom donnerons-nous à notre decouverte? Le nom est trouvé. Rose est la patronne de la femme courageuse qui achève avec nous ce long pèlerinage, cette jeune et vertueuse épouse dont tant de larmes ont accompagné le départ, dont tant de joies ont salué l’arrivée: Pauvre voyageuse ! qui a survécu si peu de temps à l'épreuve qu'elle avait ac- ceplée avec tant de dévouement ! L'île s’appellera île Rose, et c’est en effet le nom qu'elle porte dans les nouvelles cartes marines. Elle vient de s’effacer dans les flots; elle est seule, basse, désolée, sommet presque invisible de quelque montagie sous-marine dont le pied repose dans le centre de la terre. Tout a disparu, ainsi que l’arc-en-ciel solaire qui semblait auréoler notre frêle découverte ?. Nous avons à notre gauche les archipels des Amis et de la Société, les îles Fitgi, où vivent des peuplades farouches; nous cherchons un des nœuds du méridien 1 Voir les notes à la fin du volume. > Idem. : 200 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. magnétique !, et nous cinglons vers cette Nouvelle-Galles du Sud, sur laquelle se pavane l'Europe, mais dont l'intérieur sauvage est encore inconnu. Quel puissant intérêt dans ces nouvelles études ! 1, Voir les notes à la fin du volume. XIX EN MER HKois. — Princes. — Famors. — Rajohs. Puisque c'est une race privilégiée, consacrons-lui un chapitre spécial. C’est bien le moins, lorsqu'on a de sévères pensées à jeter au dehors, qu'on le fasse avec politesse. La courtoisie est une demi-vertu, et j'aurais embrassé de grand cœur ce noble ou ce bâtard de noble qui, en menaçant un homme du peuple, lui dit : — Prends garde, drôle, que je ne t’applique sur le dos vingt-cinq coups de ma canne à pomme d'or. N’en croyez rien pourtant : je n'aurais pas embrassé ce faquin; seu- lement j'aurais souri à sa menace tout aristocratique. Les Montmorency, les Noailles, avaient des façons plus courtoises, et ils ne se montraient fiers de leurs blasons que parce qu'ils y jetaient eux-mêmes un nouvel éclat. Si l’impertinence est pardonnable, c’est seulement quand elle va du petit au grand, du faible au fort. Je dis pardonnable : c’est avouer, par conséquent, qu'elle est toujours une faute. Prendre un ton trop humble en parlant à qui domine, cest se rape- tisser sans grandir l'idole. Vous aurez beau avoir six pieds, vous paraî- trez mesquin si vous vous courbez. L'égalité parfaite n'est point dans la position : elle n’est que dans les Il. 26 202 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. sentiments. Ne mesurez jamais la valeur des hommes à l’espace qu'ils occupent : vous seriez coupable de trop de sottises. Remarquez encore que d'ordinaire la hauteur du langage est en raison inverse de la hauteur des principes. Cela est logique. Celui qui com- mande par la noblesse de ses procédés n’a pas besoin, pour être obéi, de l'insolence de ses paroles. Je méprise l’impertinent par nature; l’impertinent par calcul m'in- spire le dégoût. Que si vous trouvez dans ce chapitre, d’ailleurs si court, quelques expressions à brüle-pourpoint, ne m'en punissez pas avec trop de colère ; la faute n’en est pas à moi seul. Le vent de la mer a tout changé en moi, mœurs et habitudes. De- mandez : j'étais un petit chérubin, un ange de douceur et de bonté dans ma jeunesse; la marine m'a gâté; j'ai pris des allures d'indépendance et de rudesse, dont il faut tenir compte seulement à cet élément maudit, qui me promène depuis si longtemps etsi rudement d’un climat à l’autre. Rester naïf et pur après tant d'épreuves était une tâche au-dessus de mes forces : j'ai dû succomber. Et puis encore, j’essaierais peut-être quelque nouvel effort en faveur de ce qui aurait besoin d'indulgence et de pitié; mais je veux avoir mon franc parler à l'égard de chefs, de rois, de tamors, de dominateurs, de despotes, c’est-à-dire d'êtres à part, d'hommes privilégiés, omnipotents, demi-dieux, devant lesquels la foule passe agenouillée. Permettez-moi done de me placer aussi dans les exceptions et de me tenir debout en présence de qui a l'habitude de baisser la tête pour en- tendre. Quand il le veut, le nain se met au niveau du géant. La route est belle et régulière; les vents sont constants et d’une tié- deur mesurée; l’ennui règne à bord : que faire? Écrire. Mon titre est trouvé. Les baleines, les marsouins, les souffleurs, les bonites et les dorades se taisent à la surface des eaux; aucun nuage aux flancs ténébreux, aux contours bizarres, ne vient nous visiter en passant et nous envoyer ses fraîches ondées; tout est dans un accord parfait, dans une harmonie assoupissante, et les mollusques phosphorescents eux-mêmes, qui na- guère, pendant les nuits les plus sombres, éclairaient souvent l’espace comme des gerbes de feu, ont éteint leur pâle lumière pour ne pas trou- bler cette quiétude de la nature, qui énerve, glace, désespére. Il faut lutter pourtant contre un ennemi si redoutable; il faut essayer de le vaincre pour ne pas être écrasé. Que faire pour cela? Je vous lai dit : écrire. 0 Phéniciens ! c’est de nous surtout, pauvres enfants jetés en pâture aux flots océaniques, que vous devez recevoir et accepter les plus suaves parfums ; C'est nous qui devons vous dresser vos plus somptueux aulels. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 203 La pensée ne serait rien si on ne pouvait la traduire, et c’est vous, inven- teurs de cet air merveilleux De peindre la parole et de parler aux yeux, c'est vous qui avezrétréci ce monde immense, en rapprochant, à l'aide de vos caractères, peuples et amis séparés les uns des autres par le dia- mètre de la terre. Écrivons. Aussi bien n’ai-je pas tout dit encore sur certains hommes étudiés déjà au milieu de mes courses aventureuses et des périls les plus imminents. En toute chose, d’ailleurs, il faut conclure. J'ai dit les mœurs : tirons la conséquence. La comparaison m’y aidera ; rien n'est bien jugé quand il l’est dans l'isolement. Chez nous, Européens, qui vivons sur une terre privilégiée de civili- sation et de progrès, qu'est-ce qu'un roi? Un roi est, à peu d’exceptions près, le fils d’un roi, et voilà tout. Est-ce beaucoup? est-ce peu ? Là n’est pas la question, ou plutôt là est une question nouvelle que je ne veux pas résoudre. Mais ce roi, ce fils de roi, et le fils de ce fils, en savent-ils plus, en sauront-ils plus que les autres hommes qui ne sont ni rois ni fils de rois ? Il y a à parier mille contre un qu'ils en sauront moins, car ils au- ront eu moins de temps pour apprendre; ou, si on leur à appris quelque chose, c’est précisément ce qu'il eût été sage et prudent de leur laisser ignorer. L'intelligence, ce rayon du ciel qui va à l'âme, frappe aussi sur l'âme des rois, quand ils en ont une. Ce qui leur manque donc, ce n’est pas la lumière, mais bien les occasions de la répandre au dehors. Tant de gens autour d'eux, mais plutôt agenouillés que debout, sont sans cesse occupés de penser pour eux, qui ne daignent pas se donner la peine de penser par eux-mêmes! Rien n’est commode comme une besogne faite. Notez bien que je ne vous parle pas des rois entêtés, qui, en général, ne font que des sottises bien lourdes, bien dangereuses et presque tou- jours ineffacables ; car ces rois, voyez-vous, sont comme de certains ani- maux rétifs, d'autant plus emportés vers la droite ou la gauche, qu'on veut, à leur profit, les diriger vers le côté opposé. Pour moi, je ne sais pas encore si j'aimerais mieux un maître Lêtu qu'un maître bête, car j'a- vais oublié de vous dire qu’un roi de notre pays est un maitre. Vous le savez maintenant aussi bien que moi. Mais dans un grand nombre de pays que j'ai parcourus et étudiés, il n’en est pas ainsi, mes frères. Un roi, c'est un chef, comme en Æurope, et ce chef, c'est le plus fort, le plus grand, ou le plus intrépide, ou le 20% SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. plus prudent, ou le plus intelligent et le plus sage. Ceci n’est pas un rêve, je vous latteste; ceci est une belle et bonne vérité qui a résisté et résistera longtemps encore à nos efforts pour l'étoufrer. Suivez-mol. L'intérieur du Brésil a des chefs ; ces chefs commandent à des hommes réunis en bourgades, en villes, en camps, en masses mouvantes; ils ordonnent les marches, les haltes ; ils décident de la paix et de la guerre; ils ont, dans les délibérations, la voix plus haute que les hommes de la même tribu, car, eux, ils ont passé par toutes les épreuves et en ont triomphé avec grandeur d'âme. — Tu as, toi, fait une action d'éclat: eh bien! viens ici, et que nous tracions sur ta figure ou sur ton corps quelques lignes profondes qui, en creusant tes chairs, diront ton courage. Si tu grimaces au mo- ment de l'opération, si tes doigts se crispent, si tes dents se serrent, retire-toi : tu n’es pas digne d’être chef; tu obéiras, puisque tu ne sais pas commander à la douleur, puisque tu lui cèdes et qu’elle te fait trem- bler. Un chef de Païkicés a plus de mille ciselures sur ses chairs, et pas une, même de celles qui ont été faites sur les parties les plus délicates, ne l’a vu sourciller. Oh! cet homme-là peut commander maintenant, et il commande en effet. Si chez nous il fallait être roi à force d’égrati- gnures, quel bouleversement, grand Dieu! La douleur physique est comme le froid : la première décourage de toutes les autres. Les Mondrueus et les Bouticoudos ne procèdent pas autrement que les Païkicés à la nomination de leurs chefs : c’est celui d’entre eux dont la case est le plus richement tapissée de crânes ennemis; c’est celui qui a le plus de chevelures dans son butin; c’est à celui-là qu’on se fait un devoir d’obéir. Je comprends à merveille les rois de cette sorte. Voyez encore les Gaouchos, ces intrépides dompteurs de jaguars, ces maîtres de l’espace, qui, armés de leur terrible lacet et de leurs boules, s’enfoncent dans les solitudes des plaines et des forêts. Quel est le chef? Ou ils n’en ont pas, ou ils ne se courbent que devant le plus agile, de- vant le plus intrépide, eux si insolemment debout et vaniteux en face des Européens ou des hommes civilisés de l'Amérique, chez lesquels ils vien- nent vendre le produit de leur chasse miraculeuse. Voyez, voyez, plus loin, partant de Rio-de-la-Plata jusqu’au détroit de Magellan, jusqu'à l'île de l'Ermite, ces minotaures fabuleux, tou- jours ou presque toujours à cheval, traversant les immenses pampas et faisant comme les Gaouchos, mais moins audacieusement, une guerre de chaque jour aux tigres, aux lions et aux autruches de leur pays en- core inconnu. Demandez-leur quel est leur chef, demandez-leur s'ils en ont un et à quelles conditions ils l'ont accepté ; ils vous diront : — Notre chef, à nous, est celui qui ne tombe jamais de cheval, qui le guide le mieux de la voix et de l'éperon dans les déserts où seuls nous VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 205 pouvons vivre. Notre chef, à nous, c'est le plus habile nageur, c'est le plus fort d’entre les plus forts, c’est surtout le plus brave. Les Patagons, cette race d'hommes formant sur la terre une race à part, mais que certains voyageurs ont eu tort de représenter comme des géants de sept ou huit pieds, quoique ce soit en effet le peuple le plus grand du globe; les Patagons, que n'ont pu corrompre ni tenter les mœurs efféminées de nos villes si indolentes, suivent la règle commune des nations indomptées, et s'ils se donnent un chef dans une expédition hasardeuse, le choix tombe toujours sur celui qui ose dire et sait prouver qu'il est le plus courageux et le plus habile. Courons du sud au nord de l'Amérique, allons d’un pôle à l’autre. Ne vous a-t-on pas dit les chants de mort des Canadiens non civilisés, alors que, prisonniers et enchaînés, les vainqueurs procèdent par d’hor- ribles tortures à leurs vengeances si raffinées, pour la paix éternelle de leurs frères tués dans les combats? Ceci n’est pas la tradition douteuse, c’est l'histoire des temps modernes, c’est l'histoire des hommes d’au- jourd’hui. Que font les peuples farouches de la Cafrerie ? Ce que font les nomades indigènes du Brésil. Si dans une rencontreun guerrier se distingue plus que le chef qu’on avait déjà choisi, sa bravoure est pesée dans la ba- lance, et quand le fléau penche de son côté, c'est lui qui, pour une ex- pédition prochaine, sera à la tête des combattants. Les Cafres sont des hommes de rapine et de guerre; vous comprenez que si c'était un pays de science, le même usage y serait adopté; on nommerait chef le plus lettré. Et si, en remontant l'Afrique vers son centre, vous visitez ces peupla- des sauvages qui forment entre elles tant de nuances qu'on ne les dirait plus enfants de la même terre, que trouvez-vous toujours? La puissance entre les mains du plus éprouvé. Mais qui donne cette puissance ? qui décide de la plus grande valeur de celui qu'on investit du pouvoir? Est- ce un seul individu ? sont-ce plusieurs? Non, c’est la bourgade entière. Ce n’est le plus grand nombre qu'alors que tous ont dit leur opinion. Entre deux ou trois concurrents le choix est bientôt fait, et l’on n’en vient ja- mais aux mains pour nommer le chef. On s'assemble dans une plaine ; chaque compétiteur se place sur un point différent ; les partisans de lun et de l’autre le suivent; celui qui l'emporte est reconnu, on lui obéit. A la Nouvelle-Hollande, sur la terre de deuil nommée presqu'île Pé- ron, je vous l’ai dit, je crois, les quinze ou dix-huit malheureux indi- gènes qui vinrent rôder autour de nos tentes semblaient obéir au plus âgé d’entre eux. Ne serait-il pas sage d'en conclure que c'était le plus prudent et le plus expérimenté? Les rajahs qui règnent en vrais despotes sur les féroces habitants de Savu, de Solor, de Denka, de Dao, de Rottie et de Timor même, sont 206 SOUVENIRS D UN AVEUGLE, des courages éprouvés dans plus d’une bataille, quoique chez la plupart, grâce peut-être au contact de l'Europe, qui vient s'asseoir et trôner à leur côté, on trouve déjà une teinte de civilisation qui les appauvrit et qui leur enlève leur caractère primitif. Certes, au respect que les anthropophages d’Ombay témoignaient au vieux rajah accroupi sous le multipliant où il s'était flatté de goûter à la tendreté de mes membres et de ceux de mes camarades, je ne fais nul doute que son bras alors si grêle, et qui s'appuya si gracieusement sur mon épaule, n'ait, au temps de sa vigueur, dépecé quelques ennemis ou voyageurs moins heureux que moi. Le roi de Guébé, ce capitan-sapajou si leste, si oseur, si bavard, si intrépide, sous la parole duquel ses sujets courbent si humblement la tête; ce hideux prince, que Petit regardait avec tant de bonheur, n'é- tait-il pas le plus intrépide de tant d'hommes intrépides? Ne comprenait- il pas le commandement? Avait-il l'air seulement de prendre avis de ses ministres? Ne leur imposaitil pas silence d’un mot, d’un geste, d’un: regard, sans se soucier le moins du monde de leur déplaire ou de les hu- milier? Si jamais prince m'a donné une idée exacte du pouvoir absolu, c’est bien ceteffronté chef de forbans, balayant avec ses belles caracores les mers des Moluques, et allant peut-être étaler son insolence sous les canons et le pavillon des comptoirs européens. Non, ce n'est ni le ha- Sard ni la naissance qui l'ont nommé chef de Guébé; non, il ne se main- tient pas à son poste à l’aide de ses ancêtres, à moins que ses ancêtres n'aient été toujours comme lui. S'il règne, s’il gouverne, s’il fait à son gré trancher des têtes ou jeter des hommes et de jeunes filles à la mer, si on lui obéit, en un mot, c'est qu'il est sans doute, ainsi qu'il nous l’a prouvé, le plus intelligent de tous; c’est que, dans les occasions péril- leuses, il est le premier à son poste, et paie de sa personne anssi bra- vement et plus bravement que ceux qui l’ont nommé etle maintiennent leur capitan. Je n'ai vu ni à Waigiou ni à Rawack aucun chef, aucun tamor, aucun rajah, aucun capitan. À Rawack, il ne doit y avoir de concurrence que pour l’asservisse- ment; l'intelligence est du luxe pour qui n’aspire qu’à obéir. Le premier indigène de ces contrées qui s’avisera d’avoir une idée saine de mo- rale et qui essaiera de la faire comprendre, sera traité de fou et châtié, ou déclaré Dieu et adoré à genoux. Hélas! l’époque de la métamor- phose de ce groupe d'îles ne se devinait même pas dans les siècles à venir. Que vous dirai-je des Carolins, dont j'aime tant à parler, et sur les- quels mes souvenirs se reposent avec amour? C’est ici surlout que mon système trouve une exacte application. Tout tamor est un homme su- périeur; il n’est point tamor s’il n’est pas tatoué des pieds à la tête ; il VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 207 n'est point tatoué, s'il n’a guidé un pros mieux que ses frères au milieu des brisants, s’il ne sait pas le cours des étoiles, si sa force et son habi- leté ont été trouvées en défaut dans diverses circonstances. Le tamor des Carolines a sur le corps des dessins gracieux qui ont dû le faire souffrir sans doute, mais moins pourtant que ne doivent le faire ceux des Nouveaux-Zélandais et des sauvages brésiliens ; tandis que chez ceux-ci ces dessins extérieurs attestent des cruautés et des massacres, chez les Carolins, ce manteau si élégant est une annale vivante qui dira tous les bienfaits, le savoir, l'adresse, la force, l'intelligence. A la bonne heure, de pareilles archives. Les Sandwich me viennent encore en aide. Ici, comme dans tous les archipels déjà parcourus, c’est la force qui gouverne. Mais l'Europe s’est montrée sur ces hautes terres, où le bois de sandal est une productive spéculation. Grâce aux navires voyageurs de nos contrées, les premières institutions s’effacent, et le souvenir même de Tamahamah ne restera que gravé sur les dos, les bras et les poitrines de ses sujets oublieux et dégradés. Ainsi donc, quand vous avez dit tamor, chef ou rajah, vous avez si- gnalé le plus capable. Le mot est l'éloge, le titre est la qualité. Faudra-t-il que l'Europe avance ou recule pour arriver au point où en sont les peuples sauvages? Est-ce en effet reculer ou avancer que de s'affranchir d’une loi qui blesse la raison ? On répond à cela : La loi existe, vous devez la respecter et courber la tête. Eh! qui vous parle de se ruer dessus et de la briser? Je dis seule- ment qu’elle me semble absurde, et qu’elle me le semble davantage de- puis que j'ai étudié les usages et les mœurs de tous les peuples de Ja terre. Tout ceci est-ce de la philosophie? Non, certes, c’est de l’histoire; ce ne sont point des faits douteux, et je n’écris que pour les constater ; dès qu'il s’agit de voyages surtout, le doute c’est l'erreur. Je complète donc. Selon ma pensée, plus on entre dans la civilisation, moins les rois me semblent dignes d’être rois. Le droit divin est une belle chose que je ne comprends pas, et qu'on aurait bien de la peine à me faire comprendre, tant je suis rétif à la logique de certaines gens. A la bonne heure, le droit de succession. Ce sont là de ces principes que la plus épaisse intelligence peut saisir. Vous êtes un homme de génie, et vous régnez, n'importe par quel code ; votre fils est un sot, et vous remplace à votre mortou à votre abdication. Qui osera dire que cela n’est ni sage ni rationnel ? Quelques esprits faux peut-être, et il y en a tant dansle monde, en me comptant ou sans me compter ! Mais s’il est vrai, comme j’ai eu l’impertinence de l’avancer, que plus vous entrez dans la civilisation, plus vous trouvez de rois efféminés, est- il vrai aussi que plus vous vous en éloignez, plus vous rencontrez des 208 SOUVENIRS:.D UN. AVEUGILE: rois forts, intrépides, indomptés? Les faits sont là pour constater cette vérité. Ce qui fait les rois en Europe, c’est la paresse des autres hommes; ce qui les défait, c’est leur colère. Or, la colère étant un état anormal, il est aisé d'expliquer pourquoi les révolutions qui sapent les trônes sont très-rares, quoique depuis l'invention de nos monarchies on puisse en constater un assez bon nombre. Je vous compte des billevesées peut- être; je vous dis là de ces sophismes tellement absurdes qu'ils vous font lever les épaules de pitié et de mépris. Que voulez-vous! c’est le résultat de mes longues courses, de mes stériles études, de mes infructueuses re- cherches, et probablement aussi de ce soleil de plomb qui pèse sur ma tête. Les circonstances seules sont comptables de ma déraison. Allez-vous. châtier, à Bicêtre on à Charenton, le fou qui blesse ou tue? Ce serait de la cruauté et non de la justice, et les lois de cette civili- sation que vous aimez tant veulent la justice pour tous. Quand l'aigle plane au ciel, l’espace se fait libre pour laisser toute son: indépendance à son royal dominateur; quand la baleine parcourt son empire, tous ses sujets lui ouvrent un large passage pour ne pas gêner -ses mouvements de colosse ; quand le lion rugit dans le désert, tous ses. sujets se taisent etse courbent en signe d’esclavage ; quand le boa sil- lonne de ses immenses anneaux la forêt ténébreuse, les victimes dont il se repaît beuglent et tombent déjà vaincues par la frayeur. On dirait vraiment, à voir cet ordre immuable de choses, que la terre n’a été peu- plée que pour le délassement de quelques êtres qui ne sont forts que parce que les faibles n’ont pas osé se réunir pour les combattre. La force, de tout temps et dans tous les pays, a presque toujours été: orgueilleuse et brutale. C’est que la force aime à s’essayer, afin de se don- ner la victoire, et le fort qui s’essaie écrase le faible. Les lois de la pe- santeur ne reçoivent nulle part un démenti. J'ai dit, en commençant ce chapitre, qu'en toute chose il fallait con- elure. Ne suis-je pas conséquent avec mes principes? X X EN MER Quel est le plus beau pays du monde? On m'a souvent posé plusieurs questions fort difficiles à résoudre, par cela surtout que chacun les résoudrait à sa manière, selon ses humeurs, ses caprices, ses passions. Îl n'y a guère que les vérités mathématiques qui ne trouvent point de contradicteurs, et encore la logique lutte-t-elle parfois avec assez de bonheur pour en rendre quelques-unes obscures ou douteuses. Quelest, selon vous, m'a-t-on demandé, le plus beau pays du monde? Puis, par extension : Quel lieu de la terre préféreriez-vous habiter? — Oh ! messieurs, vous n'avez pas réfléchi. Allez inviter le Lapon à venir à Paris, vantez-lui la beauté de nos édi- fices, le luxe, les plaisirs de cette capitale du monde, et vous verrez ce que vous répondra le chasseur de castors. Ne n'est-il pas arrivé de présenter un tableau délicieux de ma patrie à des hommes habitant un sol marâtre, et de voir sourire de pitié à la proposition d’une émigration chez nous, des infortunés poursuivis par toutes les privations et les misères ? — Il y à des gens fort riches dans mon pays, disais-je un jour aux heureux habitants de Lahéna”? — Diînent-ils deux fois? me répondit-on. — Non, mais ils dinent mieux. : — Cela n’est pas possible: vous vous moquez de nous. LL. 21 210 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Pour des hommes, en effet, qui n’ont que très-peu de mets à opposer à leur appétit, et qui n'en connaissent pas d’autres, le luxe de la table doit être incompris. — Venez chez nous, disais-je une autre fois à un de ces bons et géné- reux Carolins dont je vous ai tant parlé ; notre pays est si riche que vous ne fatiguerez plus votre vie à la recherche d’une nourriture qui vous est si souvent disputée par le courroux de l'Océan. — Avez-vous beaucoup de cocotiers? me répondit celui à qui je m’a- dressais. — Nous n’en avons pas un seul. — Pauvres malheureux, que je vous plains! Ainsi de chaque peuple, ainsi presque de chaque individu. La vie est sympathique au sol qui nous à vus naître ; la vie de l’homme mûr et de la vieillesse est faconnée d’après la vie de l'enfance, et il en est des goûts et des habitudes comme des affections, dont on craint tant de changer. Jai entendu un jour un petit enfant à qui l’on offrait, pour le désen- nuyer, la lecture d’un livre qu'il ne connaissait pas : — Non, non, j'aime mieux Télémaque, que je sais presque par cœur. Îl court çà et là une trivialité, une jocrisserie qui pourtant, à mon sens, ne manque pas de raison : Que je suis heureux de ne pas aimer les épinards, car si je les aimais j’en mangerais, et je ne peux pas les souf- frir. Je n’ose presque pas vous dire que cette stupidité me paraît pleine de logique dans le sens exact et sévère du mot, et je n’oserais non plus vous traduire ma pensée, parce que je ne serais pas là pour l'appliquer à votre réponse. Eh, bon Dieu! Fontenelle n’a-t-il pas dit qu'il est des bêtises qu’un homme d'esprit achèterait fort cher? Je gage que si j'avais proposé à un Malais de Timor de venir en Eu- rope, ilse fût empressé de me demander si les crics se trempaient mieux chez nous que chez eux, et s’il y avait au moins, pour le déterminer, beaucoup de crocodiles dans nos mers et dans nos rivières. Quant au farouche Ombayen, il aurait voulu savoir, avant de me suivre, si le sang d’un Français avait plus de saveur que le sang d’un compatriote, et si nos crânes élaient des coupes plus solides que ceux de leurs amis. N’avons-nous pas vu les sauvages naturels de la presqu'île Péron, épouvantés de notre arrivée, tremblants à notre approche, nous ordonner avec menaces de fuir, et craindre plus que la mort que nous ne vinssions les arracher à leur sol inhospitalier ? Voltaire a dit : Plus je vis l'étranger, plus j'aimai ma patrie. Voltaire n'avait pas voyagé; mais il savail que toutes les affections se VOYAGE AUTOUR DU MONDE. DE logent dans le cœur, et que les yeux ne sont que le miroir qui reflète ces affections ou ces sympathies. Sans contredit, il y a sur notre planète des terres fortunées pour les- quelles la brise est parfumée et le ciel tout amour. Là, des ruissaux pé- tillants qui glissent frais et limpides ; ici, des prairies émaillées; là, des fruits délicieux pesant sur des arbres au feuillage élégant, qui vous pro- tégent de leurs mobiles toitures ; à vos pieds, un sol que la colère des volcans n’ébranle jamais; sur la tête, des myriades d'oiseaux aux plus riches couleurs vous bercant doucement dans un concert de cris gais ou plaintifs et toujours variés; autour de vous, des essaims nombreux d'in- sectes ailés, d'inconstants et joyeux papillons vous frôlant de leurs ailes diaphanes, comme pour saluer votre bienvenue; partout, en un mot, la variété de la terre, embellie encore par le murmure des eaux et les éma- nations balsamiques de l'air. Oh! allons habiter ce ravissant et suave Eldorado, auquel nul autre séjour ne peut être comparé; vite, vite, hâtons-nous, voguons versle Bre- sil, vers cetteterre privilégiée dont Alvarès Cabral a doté le monde ancien. — Mais vous ne m’aviez pasdit que là aussi vivait un peuple abàtardi, sans cesse agité par des commotions politiques; vous m’aviez caché que là aussi l’esclave abruti, courbé sous le fouet noueux, ne pouvait, sans péril pour ses jours, dire, même à demi-voix, le nom de sa patrie ab- sente; vous ne m'aviez pas appris que de hideux serpents, de monstrueux lézards, venaient, hôtes incommodes et dangereux, visiter souvent votre domicile, et vous épouvanter de leur cri funèbre et de leur dent enve- nimée. Il fallait me révéler tout cela au moment du départ, je me serais bien gardé de quitter ma ville natale et de sillonner l'Atlantique à tra- vers tant de périls, et de m'en aller à plus de deux mille lieues de mes amis et de ma famille. Vite, vite encore, rendons-nous sur le port et partons avec une illusion détruite. Je vous réponds moi, que si, sur cette terre d’épreuve et de fatigue, vous voulez le bonheur des élus, vous mourrez avec le regret d’avoir cherché l'impossible. Mais si le calme el la richesse du sol brésilien, si la fraicheur de ses nuits et la douce cha- leur de ses soirées n’ont pas assez de magie pour vous relenir, si vous demandez une vie moins monotone, plus turbulente, plus incidentée, quittez le Brésil, et suivez-moi au cap de Bonne Espérance, à l'extré- mité méridionale de l'Afrique toute sauvage. Là encore, une ville délicieuse, des promenades charmantes, de su- perbes allées dans un jardin public, d’où vous pouvez entendre, sans en être épouvantés, le glapissement de l'hyène hypocrite et haletante et le rauquement du tigre, mêlés aux ténébreux rugissements du lion, dont vous êtes séparés par de solides et épaisses murailles ; là encore se presse, dans des foudres monstrueux, le délicieux vin de Constance, dont l'Eu- rope est si avide; el tandis que, de votre riant balcon, vous suivez de D1® SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. l'œil les voiles éclatantes du navire voyageur qui vous cherchait aussi, lui, pour vous fuir plus tard, afin d'entrer dans un nouveau monde, vous entendez à vos pieds, dans la rue silencieuse, les claquements si curieux de la langue cafre qui chante le bonheur sous le sarrau de l'esclave; et votre oreille tinte bientôt aussi aux grognements sourds du hideux Hot- tentot, qui rit le premier de son crétinisme et de son avilissement. Savez-vous bien que tout ce que je vous dis là est fort curieux à voir et à observer, surtout lorsque, après l'étude, vous pouvez tout à votre aise, dans des appartements meublés à l’européenne, vous reposer dou- cement de vos légères fatigues, et vous croire encore au sein des peuples les plus civilisés du monde ? — Oui, vous avez raison maintenant; partons pour Table-Bay : là est le bonheur, puisque là seulement sont le calme, le repos et la variété à la fois. Mais gare! gare ! à présent ; le ciel se couvre, des flots d’une pous- sière tourmentée tourbillonnent dans tous les sens, le feuillage des arbres frémit, la Croupe-du-Lion s’est effacée sous un quadruple réseau de va- peurs brûlantes, la Tête-du-Diable vomit des flocons fantastiques qui se ruent, comme des escadrons ailés, sur le sommet de la montagne de la Table; {a nappe est mise, tout se voile, tout se tait un moment. et puis vient le chaos avec ses désordres, la tempête avec ses mugissements, l'ouragan avec ses écrasantes rafales, et les troncs noueux, arrachés du sol pour être vomis çà et là, et les toits enlevés, et les maisons saccagées, et les buffles écrasés sous des ruines, et des ravins comblés, et les mornes aplatis, et la mer refoulée, et les cadavres mutilés des navires étendus sur la plage crevassée. Le météore a passé : le lion et le tigre ressaisissent leur fureur vaincue, l'hyène se lève péniblement de sa couche d’ossements rouges de sang, l'Océan rentre dans son lit, les habitants respirent à l’aise, et la ville se repeuple en attendant une nouvelle secousse, une nouvelle catastrophe. Voulez-vous choisir le cap de Bonne-Espérance pour votre demeure ha- bituelle? — Non, il y a trop de misère et de deuil à la fois : j'aime mieux une ville moins riante, une rade moins visitée, des esclaves moins sou- mis, des chants moins bizarres. L’ouragan est un port trop incommode ; sa brutalité est trop vorace. Quand le sol tremble sous ses atteintes, comment voulez-vous que les hommes se rassurent? Laissez-moi fuir la ville du Cap; ce n’est pas là mon pays de prédilection. Je vous ai ditles riants paysages de l'Ile-de-France et les sauvages as- wects de Bourbon ; vous connaïssez les mœurs douces et hospitalières de ces généreux créoles, pour qui la vie orientale serait encore un fardeau ; Je vous Jes ai montrés sous leurs varangues à sveltes colonelles de bois peint en vert, ou sous leurs tendres allées de lataniers-et de bananiers, pensifs, attristés, rêveurs, inaccessibles à tout bonheur trop violent, ‘crasés Sous {la peine la plus légère, se plaçant à demi assoupis au balan- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 213 cement régulier du palanquin, au chant de l’esclave en sueur. Voulez- vous de Bourbon et de l'Ile-de-France avec leurs productions équatoriales el leurs demeures européennes? Il y a là cette variété que vous cherchez et qui vous plait tant. Eh! ne vous ai-je pas dit aussi le terrible raz-de-marée qui gronde, menace et tue? Ne vous ai-je pas fait entendre les roulements de la fou- dre, moins bruyants, moins désastreux que ceux de l'ouragan, qui s’em- pare de tout, brise et mutile tout, joue avec tout, et couvre tout d’un voile funèbre? Oh! jele vois, vous n’acceptez pas ces deux colonies, et vous désirez plutôtretourner à votre pays, moins calme et moins agité. Rétrogradons. Peut-être eussiez-vous préféré vous arrêter à Gibraltar, avec ses bou- ches béantes de bronze, ses habitants si énervés, son mont si aride? Est-ce que vous seriez tentés par les Baléares, jadis indomptées, au- jourd’hui esclaves abruties, où, sous de belles allées d'orangers, la pa- resse respire et s'endort? ou par Ténériffe aux pavés de lave, aux mu- railles de lave, aux remparts de lave, à la population dévotement liber- tine, qui prie etse vend à la fois, et vit si tristement près de son pic neigeux et de son volcan éternel? Non, sans doute; si vous avez des désirs de bonheur, vous ne les as- souvirez pas au milieu de la mollesse et de la dépravation; vous ne les accomplirez pas loin de toute civilisation, sous le froc de moines et de religieux de tous ordres, chaussés ou déchaussés, la tête rasée ou les cheveux longs, crasseux et plats, qui absolvent volontiers le crime lors- qu'il se courbe, et lancent l’anathème contre la philosophie qui se redresse. Tout ce qui tient à l'Afrique est sauvage, ignorant ou corrompu, quoique les îles soumises à l'Espagne soient un archipel africain. Je ne vous parle point de la Nouvelle-Galles du Sud, où une ville eu- ropéenne s’est élevée sur le sol fertile occupé naguère par des huttes sauvages, cité grande et belle où les vices et le crime se sont purifiés, où les arts ont un culte, et les sciences de fervents apôtres. C’est un ravis- sant speciacle, sans doute, que celui de ces palais, de ces riantes de- meures, de ces vastes hôpitaux, de ces admirables jardins, qui sont ve- nus à l’antipode de la mère-patrie révéler les lumières fécondes de la civilisation à des peuplades farouches qui n’ont voulu ni la comprendre ni l’accepter. Je ne vous en parle pas encore, car, là aussi, il y a des déserts, des pluies, des serpents noirs, les plus dangereux des reptiles ; ceux-là seuls qui osent attaquer et poursuivre l'homme. Est-ce que vous seriez tentés de vous arrêter à la Nouvelle-Zélande, pays indompté, où le massacre est un jeu et Panthropophagie un délas- sement? L'île Campbell, terre la plus rapprochée de l’antipode de Paris, n'offre rien de curieux à voir et à étudier, si ce n'est les énormes montagnes 214 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. de glaces que les ouragans polaires poussent jusque dans des zones moins tourmentées. Le cap Horn aura-til vos préférences et votre amour, lui qui chasse au loin les navires explorateurs et qui ne reçoit la visite que des tour- mentes australes? Ne fuiriez-vous pas comme nous au plus vite les îles Malouines, dont le sol froid et tourbeux n’a pu nourrir aucun végétal et où peuvent vivre seuls les phoques et les pingouins, dont je vous dirai plus tard l'existence si curieuse ? Est-ce le Paraguay qui sourira à vos désirs: le Paraguay avec ses plaines immenses, ses myriades de chevaux sauvages domptés par les Gaouchos, qui, eux, n’ont été domptés par aucun peuple; le Paraguay, où le jaguar fait entendre ses rauquements funèbres, et où se promène, insatiable comme l'incendie, le bruyant et dévastateur pampero, qui a rasé Lant d'édifices et brisé tant de navires ? Encore une fois, non, ce ne sont pas là des pays pour lesquels on re- nonce à une patrie. J'ai fait passer devant vos regards effrayés les mornes solitudes de la presqu'île Péron, la triste et froide stérilité des iles d'Irck-Hatigs.… et de Doore, et les dunes de sable et de grès des terres désolées d'Endracht et d'Edels ; ce n’est pas là bien certainement que vous essaieriez d'établir votre domicile, à moins pourtant qu’une torture de tous les jours où une lente agonie au milieu des déchirantes convulsions de la soif ne fût né- cessaire à votre esprit malade. Peut-être serez vous tentés par l'aspect de Solor, de Kéra et de Simao, où les boas monstrueux se jouent à l’air, immenses balanciers suspendus aux hautes branches par quelques anneaux de leur queue vigoureuse, ou sifflent et s’élancent à travers les bois et les bruyères, rapides comme les flèches des Malais. Qui sait? les hommes sont si bizarres dans leurs caprices? N’a-t-on pas vu naguère deux Anglais, riches, heureux, jeunes, pleins d'avenir, instruits et honorés, s’élancer dans un canot, et se livrer au courant du Niagara et tourbillonner avec l’effrayante cataracte, pour s'assurer si, en effet, le gouffre n’épargnait personne? Un sage géologue d'Edimbourg ne s'est-il pas fait descendre, 1 y a peu d'années, dans le cratère de l’Etna, d’où il n’a plus reparu à la surface? Pourquoi le boa ne serait-il pas, pour quelques-uns, un visiteur bien reçu, alors que les Malais bâtissent leurs cases à Solor, à Kéra ou à Simao, et que leur vie y coule heureuse jusqu'à une vieillesse avancée ? Timor vous épouvante, et je me flatte que vous détournerez les yeux et votre pensée d’'Ombay la sanglante, où l’anthropophagie est peut-être une religion. Diély avec'ses bois infestés de reptiles, Koupang avec ses mœurs farouches, Batouguédé avec ses cônes noirâtres, creux et so- nores, n’ont laissé dans voire âme aucune image assez rianlte pour que vous les regrettiez, et je ne pense pas qu'Ambovne, où la dyssenterie à VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 215 si cruellement établi sa puissance, ou Obie, que j'oubliais parce qu'elle est oubliée au milieu de l'Océan, ou Boulaboula, autour de laquelle le flot passe et repasse en fugitif, ou Pissang, que la végétation seule en- vahit, conviennent à vos goûts. Ce qu'il vous faut, ce que vous cher- chez, ce que vous voulez, c’est une terre de repos et d'amour. Oh !'alors, fuyez vite tous ces pays que je vous signale : le deuil et la mort les envi- ronnent. La rade de Rawack a beau refléter, paisible, un ciel d'azur, ce n’est pas là ce qui pourra combler vos vœux; respirer n'est pas vivre, et le so- leil qui brüle et torréfie n'est plus un astre bienfaisant. Certes, les habitants si hospitaliers, si généreux des Carolines, sont déjà vos amis; mais leurs îles sont tristes, unies, monotones; il n’y a là ni émotions fortes, ni péripéties qui ravivent, ni catastrophes qui déchi- rent; le bonheur tiède y est d’une uniformité à laquelle on doit être fa- conné dès l'enfance; sans cela nul de vous ne pourrait le supporter etil deviendrait un véritable supplice. Je craindrais pour vous les belles Mariannes, les mœurs bienveillantes de ces nobles et vigoureux Tchamorres que le sang espagnol n’a pu abâtardir ; je vous verrais, ainsi que je l'étais moi-même à (Guham, prêt à vous reposer pour toujours des fatigues et des vanités de la vieille Eu- rope. Voilant le côté hideux du tableau, je ne vous ai pas fait traverser à mes côtés Assan, Toupoungan, Maria-del-Pilar, Humata, lieux terri- bles, habités par la lèpre, qui prend toutes les formes pour vous saisir, vous briser, vous dissoudre. Oh! sans la lèpre, Guham et ses rideaux de cocotiers, Guham et ses bois odoriférants vous retiendraient au milieu de vos courses, et, retirés sous la case paisible, vous vous ririez parfois de la colère des volcans, inhabiles à vous frapper au milieu de vos joies si pures et de vos naïves amours. Et pourtant, à Guham, la tête molle- ment appuyée sur les genoux d’une nouvelle Mariquitta, si la jeune fille a faconné des cœurs à l’image du sien, vous seriez encore poursuivis par les regrets, pour peu que vous vous fussiez reposés pendant quelques jours sous les riantes plantations de Lahéna la suave, ou au sein de l’ardente population d’Anourourou la vive, la turbulente. Vous cher- chez un coin de terre où vous puissiez vivre el mourir sans fatigue, sans inquiétudes, sans tempêtes politiques ou tempêtes de l'âme ? Je vous l'ai signalé. Ne craignez aucun obstacle pour vos passions, on ne refuse rien à Lahéna, parce qu’on sait qu'un refus affligerait et que toute affliction est incomprise sur ce délicieux coin de terre, où toute volonté est exau - cée par le ciel et par les hommes. Prenez-y garde, pourtant, Wahoo a plus d'attraits encore; et, dans tous les cas, si le calme de la première de ces îles engourdissait un peu vossens, eh bien ! vous pourriez en quelques heures leur rendre leur sou- plesse et leur énergie au milieu de celte population si active, si gaiement 916 SOUVENIRS D UN AVEUG LE. lracassière que je vous ai présentée, De ces deux séjours, prenez celui que vous voudrez, où plutôt laissez faire au hasard, et si vous n’habitez pas le sol le plus riche du monde, du moins vivrez-vous au sein du peu- ple le plus heureux de la terre. Mais dire adieu à la civilisation, au pays où les arts et les sciences ont leurs autels; mais ne plus revoir ces superbes monuments de nos années de triomphes et de gloire; mais ne plus entrer dans l’arène ouverte à toutes les ambitions, à toutes les intelligences; ne plus couronner son front d'aucune palme, ne plus sentir battre son cœur aux mots si doux de patrie et de liberté, alors que jeune encore la vie cireule active dans les veines, alors que tout s’agite, se meut antour de vous pour de nou- velles conquêtes morales ou industrielles qui dotent un siècle! Oh! tout cela ne peut se perdre dans les délices des Capoues mo- dernes ; tout cela est trop magique et trop puissant pour qu'on ait ja- mais le lâche courage de n'y prendre aucune part, ou par ses efforts, ou par son enthousiasme. 1 y a de la gloire pour qui applaudit à la gloire. Quel est le plus beau pays du monde ? est donc encore une question mal posée, et par conséquent impossible à résoudre. Voici des plaines, des torrents, des cascades, des forêts, des montagnes. Qu'aimez-vous mieux ? Choisissez. Voici un climat brûlant, un sol tempéré, un ciel de glace, une mer sans cesse tourmentée ; voyez, que préférez-vous? Etes- vous Lapon, Espagnol, Papou, Mariannais, Zélandais? Apprenez-le- moi, si vous voulez'que je préviennne votre réponse. L’inconstance des hommes est sans puissance contre les exigences des climats en harmonie avec la nature du sang qui coule dans leurs veines, et il est des néces- sités qu'il faut subir, quelque volonté qu’on témoigne d’abord de les secouer. Croyez-moi, nous sommes encore moins esclaves de nos passions que de l'habitude; l'habitude est notre plus inséparable amie et notre enne- mie la plus constante; l'habitude est une seconde existence que nous recevons comme la première sans que nous ayons le pouvoir de nous y opposer. Pour bien saisir ces vérités, que je traduis ici entre mille autres qui se croisent et se heurtent en ce moment dans ma tête, il faudrait que vous eussiez voyagé comme moi. Vous êtes resté stationnaire ? Oh ! alors prenez mes paroles comme un fait accompli, vous êtes inhabile à me combattre età me vaincre. Qu'est-ce que je vous demande? Ce que vo- tre esprit paresseux est dans l'usage d'accorder. Ne vous-êtes vous pas interdit toute lutte avec la réflexion? Voyager c’est penser, et vous ne quittez pas votre fauteuil. On ne voyage pas seulement pour courir le monde. En visitant chaque jour des pays nouveaux, le corps peut être immobile alors que la tête VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 217 embrasse tout l'univers ; celui-ci interroge les ressorts de l'architecture de l'homme, celui-là le siége de ses appétits, un troisième fouille dans l’histoire des âges et se bâtit un monde nouveau sur le monde englouti par les siècles. L’un étudie la philosophie des peuples pour se faire une loi selon la raison ; l’autre, plus audacieux, va arracher les secrets de Dieu sur le trène même où il siége au milieu de ses globes de feu, dont la couleur, la marche et la grandeur ne sont plus pour lui un mystère. Ceux-là voyagent aussi, et leur course est longue et laborieuse, je vous jure. Hélas! l’aveugle seul devrait reposer sa vie sous les bananiers de Lahéna! car c’est un horrible tourment, voyez-vous, que celui de l’homme de progrès et d’ambition, qui sent que tout marche et grandit autour de lui, quand lui seul est stationnaire, et qui ne peut faire un pas sans tomber dans l’abîime ou se broyer le front contre un obstacle. L’aveugle est le valet de son valet, l’esclave de son chien, le jouet de tout le monde. À son aspect, l'amitié meurt, la tendresse s’en va, et le mot pitié se pose seul sur les lèvres et dans le cœur. L’aveugle ne devrait avoir ni amis, ni frères, ni mère... alors peut- être aurait-il assez de raison et de logique pour sentir que l’inutile est partout un vice, et que tout vice est un mensonge dans l'harmonie du monde Quelle est la patrie de l’aveugle? La tombe. XXI EN MER Ponentais. — Levantins. J'aurai des partisans et des contradicteurs ; c’est le lot de quiconque émet hautement son opinion. Vais-je allumer des querelles? je ne le crois pas. Vais-je faire naître des discussions? cela est certain. Quand l’'amour-propre est en jeu, il devient fort difficile que l’irritation ne fer- mente pas dans une forte poitrine, et l’on sait si le matelot est de nature inflammable quoique vivant au milieu des eaux! Il y a vingt questions à résoudre à côté de celle que je vais poser. Que vaut-il mieux : entre- prendre un long voyage avec un équipage homogène ou avec des mate- lots de caractères opposés? Vous qui êtes plus habiles et plus expéri- mentés que moi, prononcez, faites un livre là-dessus ; ce sera, je vous le jure, un livre fort utile à consulter, un livre qui aura cours dans toutes les parties du monde ; car le matelot n’est, à proprement parler, d'aucun pays, ou plutôt il est de tous. Eh bien! je me trompe dès mon début. Le matelot, le vrai matelot n’est pas seulement d’un royaume, d’une province, d’une ville, il est d’un bourg, il appartient à telle famille, il est fils de tel père. La gé- néalogie du matelot comme je le comprends est pour son bien-être pré- sent un brevet honorable ou un titre de réprobation; son parchemin à VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 219 lui c'est le nom de son village, c’est le nom de son frère ou de son père; et cela est si vrai qu’en parlant de sa maison ( car c’est une noble maison que celle d’un excellent matelot), il ne manque jamais dans ses narra- tions de se dire, à l'exemple des héros d'Homère, fils de Surcouff, ou frère de Bavastro, ou cousin et neveu de Paul et de Thomas. Le matelot se pare de toutes les gloires de son père, et il s’écrie en parlant de lui : « En v'là un qui en a filé des rubans de queue ! En v'là un qui a mordu dans du cuir salé!» Et le bonnet du conteur ne couvre plus sa tête, et dans ses yeux ardents roulent de chaudes larmes. Ainsi le vrai, le plus beau patrimoine du matelot, ce sont les services de son père. Quels sont les meilleurs matelots? quelle est la navigation qui con- vient le mieux aux uns et aux autres ? En général, un matelot de dix- neuf à trente ans vaut-il plus ou moins qu'un matelot de trente à qua- rante-cinq ? Je vous assure que ces simples questions ont une haute portée, et que celui qui les résoudrait logiquement aurait rendu un grand service à la marine. J'entends à ma droite un vieux capitaine me dire que nulle de ces ques- tions ne fait plus doute, et que tout vieux marin sait à quoi s’en tenir. Jai à ma gauche un jeune officier qui se rit de mon ignorance et me prouve par A +B que j’enfonce une porte ouverte. Le premier s’est prononcé en faveur des Ponentais, le second a donné la victoire aux Levantins. Vous voyez donc bien que, puisque vous n'êtes pas d'accord vous- mêmes, un grand nombre d’autres peuvent ne pas l'être aussi et que le problème reste encore à résoudre. Et d’abord doit-on choisir un marin pour juger un marin? Au premier coup d’œil, cela semble tout naturel : c'est un peintre qui juge un tableau, c'est un architecte qui juge un monument, c’est un bottier qui apprécie une chaussure. Et pourtant, en y réfléchissant un peu, on serait tenté de croire que ce qui vous avait paru au premier coup d'œil tout clairement résolu est réellement illo- gique. Vous allez vous prononcer entre un matelot de Brest et un matelot de Toulon. — D'où êtes-vous? — De Brest. — Taisez-vous, je vous défie d’être pur de toute prévention, J'en dis autant à vous, capitaine des ports de la Méditerranée. Nul ne doit être juge dans sa propre cause. Mais alors que faire? Prendrez-vous pour arbitre un citoyen de Paris ou d'Orléans? Pourquoi pas, si ce citoyen, échappé aux travaux du cabinet, aux boues des rues, aux querelles des cochers, aux bateaux qui remontent la Seine ou à ceux qui la descen- dent jusqu'à Rouen, à parcouru les mers, étudié les climats et les 220 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. hommes, ses habitudes d'observation le rendent, sans qu'il s'en doute, observateur ; lui aussi est peintre, et il court d'autant moins de danger de se tromper qu'il n’a nul penchant à flatter, nulle passion à satisfaire. Ce n'est pas ma cause que je plaide ici, c’est celle des matelots en géné- ral; je consens à la perdre, pourvu que vous vous donniez la peine de la gagner. Il est souvent ridicule d’avoir raison pour soi seul. Jetez vos rayons au large et faites que chacun s’en éclaire. Je suis incapable de manœuvrer une yole, et cependant j'ai fait le tour du monde. À vingt ans à peine j'avais sillonné la Méditerranée dans tous les sens sur le brick l'Adonis, commandé par le brave capitaine Lebas, et c’est à grand’peine si j'ose monter sur une barre de perroquet, ce que j’ai néanmoins tenté une fois, et il m'en souvient. Les opérations les plus simples à l'effet d'orienter un navire, c’est tout au juste si je les comprends ; jamais je n’ai essayé de prendre un ris ou de carguer une brigantine. Je défie un seul demes compagnons de voyage d’assurer et de soutenir devant moi qu'il m'ait aperçu à cheval sur le beaupré. Nul ne vous soutiendrait que je sache amarrer fortement une drisse, ni que je sois capable de faire le plus simple des quinze ou vingt nœuds que tout matelot sait par cœur et les yeux fermés. C’est tout au plus si, au mo- ment d’une bourrasque, on aurait daigné me mettre une corde à la main pour larguer au coup de sifflet convenu, ou si, sur la dunette, j'ai su tenir adroitement le loch, incertain mème, en l’écrivant, de l’ortho- graphe du mot; eh bien! en dépit de ces concessions, que je vous fais aussi larges que possible et auxquelles je vous permets de donner plus de latitude encore, en dépit de cette ignorance dela marine que je puis avouer sans honte, je maintiens que l’homme qui passe quelques années sur un navire bariolé de marins de tous pays est plus capable de les juger, alors qu'il s’est donné la peine d'observer, que l'officier même, en pré- sence duquel ils se travestissent assez souvent. Telle mer convient à tel équipage, telle navigation convient à tel autre, c’est là un point qu'on n’a nul besoin de débattre. Tout capitaine qui fera un long voyage dans la Méditerranée, au milieu des Archipels, dans le Bosphore, sur les côtes d'Afrique, préférera, soyez-en sûr, le matelot levantin au matelot du nord ou de l’ouest. Cette turbulence ré- trécie des lames, cette diversité de position si fréquente qui a fait dire aux vieux loups de mer que la Méditerranée était un plat à barbe dans lequel on ne pouvait virer de bord sans avoir le beaupré à terre, cette nature végétale qui s'élève des côtes et lui rapelle sans cesse son pays, cette température à peu près égale à laquelle il est habitué, son costume chéri, qu'il retrouve si fréquemment, son idiome même, dont un grand nombre de mots ont tant d’analogie avec ce parler bref, rapide, éner- gique, dont il fait son idole, tout céla lui laisse croire qu'il n’est qu'à deux pas de sa famille, qu'il peut la revoir du bord, qu'il n’a qu'à élever VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 291 la voix pour s'en faire entendre, et que, s’ila quelques sous dans sa po- che, il peut entrer joyeux dans le cabaret qu'il a quitté la veille. L'inconstance du Levantin est d'ailleurs devenue proverbiale; et s’il se plaît tant dans la navigation méditerranéenne, c’est, je vous le ré- pète, que du haut du mât il est rare qu'il n'aperçoive pas à l'horizon une terre à peu de choses pres semblable à celle où se rattachent tous ses souvenirs d'enfance. Le matelot levantin depuis Nice jusqu’en decà de Marseille crie et jure dès qu'il se réveille jusqu'au moment ou il s'as- soupit. Dans ses rêves il jure encore, car les rêves ne sont guère que le reflet de la vie réelle. IT jure dans la colère et dans le calme; il jure en vous remerciant du service que vous venez de lui rendre et il jure sur le refus dont vous venez de l’affliger. L'amitié que vous promettra un ma- telot de Toulon se formulera par un serrement de main ou un grand coup de poing sur l'épaule escorté d’un terrible juron. Il jure et fait rage quand sa pitance est grêle et qu'il se voit condamné à la demi-ration ; il jure et fait rage si les vivres sont abondants et le vin d'excellente qua- lité; on dirait que son existence est une colère permanente. Eh! bon Dieu, il est gai, il est heureux, el il jure plus vigoureusement que ja- mais én apercevant sur le rivage qu'il va atteindre sa mère ou sa zentille 229 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. dulcinée, qu'il aborde avec un gros et sonore juron. Le Levantin né sourd-muet devine ce langage, et il jure lui aussi entre ses lèvres et dans sa poitrine. À vingt pas de distance, vous pouvez aisément et fidèlement traduire le langage animé du Levantin. Il a deux parlers, lui, la parole et le geste; il craint de ne pas vivre assez ; il double ses heures ; il a hâte de finir ce qu'il commence parce qu'il a autre chose à faire. S'il parle d’un homme à cheval, d’un escadron au galop, vous entendez le bruit des coursiers ; s’il est question d’une bourrasque, vous voyez les flots écu- meux se ruer sur la plage; vous ne perdez pas une seule qualité, une seule protubérance de la belle qu'il courtise; s’il a fait une excellente ribote, vous êtes aviné avec lui; s’il rame, vous entendez le bruisse- ment des avirons absents, et quand il dit que dans un pugilat il a eu l'œil poché ou le nez écrasé, soyez sûr qu’il va devenir victime involon- taire de sa narration. Le matelot levantin est sobre par excellence : de l'ail, du biscuit, une tranche de bœuf, voilà ce qu'il aime, et vous lui rendez le plus signalé des services en lui permettant de temps à autre de se préparer une ma- telotte ou une bouillabeysse nationale. Le Levantin est bavard, vaniteux, rancunier; si pour une manœuvre difficile vous donnez la préférence à un Ponentais, soyez convaincu qu'il y aura, tôt ou tard, pour ce fait seul, pugilat entre les deux cham- pions. Ce qu'il vante surtout en lui, c’est la qualité qu’il ne possède pas, persuadé qu’on a déjà distingué celles par où il brille. — Tu ne sauras donc jamais serrer une voile? — C’est moi que ze la serre le mieux du bord, — Tu ne vaux pas un sou à la barre. — Z'y vaux un million de milliards. Le Ponentais vous dit tout simplement, quand vous lui demandezson pays : Je suis de Brest, de Rochefort, ou de la Rochelle, tandis que le Levantin tire vanité de sa patrie. — Qu'es-tu ? — Matelot. — De quel pays? — De la Seyne ou de Toulon. — En France? — Non, en Provence. La Provence est en effet un sol à part ; elle a des mœurs à part, des habitudes qui lui sont propres, et s’il importe peu à un marin de Brest qu'on le croie méridional, le méridional de Toulon ou de Marseille se trou- vera presque offensé qu'on puisse se méprendre sur le lieu de sa naissance. Est-ce là une noble vanité ou un orgueil ridicule? Ce n’est pas à moi de résoudre la question. | VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 225 Un jour que, dans un gros temps, un Ponentais tenait le gouvernail d'une main assurée, et que l'officier de quart le complimentait, un de nos matelots levantins haussait les épaules en pitié et lançait des regards de fureur contre celui qu’on avait l'air de lui préférer. — Pourquoi cette colère et ces gestes? lui dit l'officier. — Parce que. — Tu n'as pas une meilleure raison à donner? — C'est la bonne. C’est la plus bonne, la plus meilleure. — J'en demande pourtant une autre. — C'est vrai, vous faites là des mamours à ce gabier, et il vous fait des embardées qu'on ne sait seulement pas où est la route. — C'est que la lame est haute. — Et quand elle le serait comme dix montagnes, on ouvre l'œil et on pique droit. Si z'étais à la barre, ze me sargerais de mettre le beaupré dans le trou d’une aiguille. — Place-toi à la barre, je veux connaître ton savoir-faire. — À la bonne heure, je vous estime. Le Toulonnais prit le gouvernail d’une main robuste; mais, l’expé- rience lui manquant, les embardées étaient immenses. — Eh bien! lui dit son rival, ce trou d’aiguille, tu ne le trouves guère. — Ze le Serche, lui répondit le Levantin sans se déconcerter. Le mot est devenu traditionnel. Le matelot ponentais se distingue du levantin par son flegme et son mutisme. Je ne vous dirai pas qu'il est plus brave que l’autre, mais je crois qu’il l’est plus longtemps. Le premier, c’est le salpêtre qui pétille, éclate et tombe ; l’autre, le flot de lave qui envahit et brüle; le Toulon- nais se lasse vite ; le Breton, moins bouillant, a une colère de plus longue durée. Ceci n’est, quant aux travaux du bord, que pour les cas excep- tionnels. Dans les jours paisibles comme dans ceux où les menaces de la mer sont vives, quoique sans tourmente, le matelot des côtes ouest de la France fait son devoir en homme qui sait que c’est là son métier, que la tâche ne lui est pas tant imposée par ses chefs que par sa propre cons- cience, et, s’il pense au salaire, il est capable de redoubler d’ardeur afin de prouver que ce salaire même est bien gagné, bien conquis. Lui, par exemple, quand il jure, c’est qu'on a blessé son orgueil de marin; quand il jette à l’air ses énergiques paroles qui ne disent quelque chose que par la violence avec laquelle elles bondissent, c’est qu’une manœuvre a été gauchement exécutée et qu'il a honte d’avoir si mal compris, si mal secondé les ordres donnés. Le juron du Ponentais est comme une sorte de réprobation de sa conduite, c’est un reproche brutal qu'il s'adresse, et, pour peu que vous feigniez d'être de son avis, il va appliquer sur sa propre joue uu vigoureux soufflet : ne craignez pas que 221 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. le Levantiñ en agisse de même ; si la sose va mal, c’est le voisin qui re- cevra l’atout, et son poing fera l'office du marteau. Les amateurs des bouchons des ports de Brest, de Rochefort ou de la Rochelle ne se grisent ni plus ni moins que ceux de Toulon, de Mar- seille ou de la Seyne ; seulement, comme ÿ{s portent mieux la voile, car leurs vins ne sont pas aussi capiteux que ceux du midi, on les croirait plus disposés à hanter les cabarets, cause première et fatale de la décré- pitude précoce des marins de tous les pays. Au surplus, l’économie n’est la vertu dominante d'aucune des deux 2 espèces dont j'esquisse le caractère, et j'ai entendu Lévêque, un des plus habiles contre-maîtres de notre bord, répondre à un homme qui lui demandait si sa bourse était bien garnie : «J'ai vingt-quatre bouteilles, » voulant dire qu’il avait douze francs et que la bouteille de vin se vendait cinquante centimes. Ces hommes-là comptent par bouteilles, litres, chopines, comme on compte chez nous par francs, sous et deniers. Ce Lévêque était un type aussi curieux peut-être que Petit et Marchais, mais àpre comme une étrille et taciturne comme un chartreux. de vous le ferai connaître un jour. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 29; Quand une querelle s'engage entre Bretons et Normands, il est pos- sible qu'il n'y ait point rixe, j'en dis autantdes luttes entre nos matelots méditerranéens; mais si de gros mots sont échangés entre Toulonnais et Bretons, oh! soyez sûr alors que le combat sera long et rude ; placez- vous à l'écart des deux champions, car les éclaboussures vont au large et elles font plus que taches simples sur les habits. Pour des gens taillés de lasorte, pour des charpentes soudées de bitume, pour de semblables natures toutes cimentés de goudron, un œil poché est une caresse, un nez aplati est une croquignole, une mâchoire ébranlée un léger coup de vent qui ne chavirerait pas la plus petite vole. Mais quand ils y vont tout de bon; quand il y à injure grave à laver et qu'ils se mesurent en pré- sence de témoins qui font cercle en se croisant les bras; quand ils ont déposé leur veste sur un buisson, de peur que l'humidité ou la poussière ne la détériore; quand ils ont retroussé leurs manches, crache deux fois dans leurs battoirs de fer et rejeté leur chique, oh! c'est un roulement de coups de poing à démâter une frégate, c'est une cascade qui s'en- gouffre dans de profonds souterrains, c'est une nuée de blanchisseuses actives à leur besogne, c’est le retentissement de deux chevaux au galop ; on ne sait pas au juste qui reçoit et qui donne; le sang jaillit, les vêtements volent en lambeaux, les cheveux flottent à l'air, la sueur et l’'écume se font jour à travers les pores, et, au milieu de tout cela, pas un cri, pas un juron, pas une plainte, pas un soupir qui accuse la dou- leur. Enfin un homme tombe... tout est fini... Est-ce lui qu'on entoure? Non. D'abord le vainqueur pour les félicitations, plus tard le vaincu pour les doléances. à Je vous ai dit la petite lutte; mais iln’est pas rare qu'après ce combat particulier, une bataille générale n'ait lieu; bataille rangée, mêlée ter- rible, sanglante, acharnement infernal contre lequel une population entière s'’arme vainement, et presque toujours terminé par des juge- ments et des condamnations capitales. Que d’autres vous les racontent; moi, je reviens à ma théorie pour l’appuyer, en dépit des tristes exem- ples que j'ai cités. Les discussions de bord entre Ponentais et Levantins roulent presque toujours sur les fatigues et les dangers des diverses navigations aux- quelles chacun d’eux est le plus souvent exposé. D’après le premier, les Océans offrent des périls infiniment plus grands que la Méditerranée, et il raconte à ce sujet, dans le seul but d'humilier son rival, des choses assez peu vraisemblables. S'il parle de la hauteur deslames, il ne manque jamais de faire le raisonnement suivant, qui semblerait tout d’abord fort logique : — Qu'est-ce que la Méditerranée? Vous le savez, un plat à barbe, un simple plat à barbe; or donc, ce susdit plat à barbe étant trois mille fois plus petit que le bassin où nous naviguons, il s'ensuit tout naturelle- lL. 29 > 226 SOUVENIRS D'UN AYEUGLE. ment que celle mer où vous barbotez, c'est absolument un coup de poing donné par un criquet de mousse qui joue, à côté d'une giffle ad- ministrée par Marchais en colère; ça ne se compare pas, ça n’est pas de la même famille ; un petit verre d’eau douce ne peut se mesurer avec un baril d'eau-de-vie, une yole se brise en miettes contre un trois-ponts, et votre Méditerranée est un crachat de notre Océan. A ces belles phrases jetées sur le gaillard d'avant, où la logique des mots est si précise, le Levantin commence par se mordre les lèvres, puis il mâche son tabac avec plus de vivacité que de coutume; il roule ses deux ardentes prunelles, se gratte le front, salive cinq ou six fois, et, posé sur ses hanches et se croisant les bras comme Spartacus, il répond (je vous fais grâce des jurons d'usage) : — Sais-tu bien, mon petit ami, que tu blagues à merveille, et que, si on t'écoutait, la Méditerranée ne serait bonne qu'à porter des puces dans des coquilles de noix? Eh bien ! ze te dis, moi, matelot de Toulon, que ton Oc-céan estun hipproprotrame qui n’est bon qu'à remplir de la place. I fait du bruit, c'est vrai, mais voilà tout. Il crie, il se gonfle comme un ballon, il se fait des bosses comme un sameau, il s’agite comme un phoque, comme un éléphant de mer; mais il y a toujours de l’eau devant soi et on peut filer ses nœuds pendant trois mois sans rien craindre. Tout colosse n'écrase pas, et il y a de petits animaux plus danzereux que les plus grands. La Méditerranée, vois-tu, c’est un cha- cal, c’est un petit tigre qui mord et déchire; ses lames sont courtes, mais razeuses en diable; c'est une poêle, zen conviens, auprès de votre immense marmite d’'Oc-céan; mais leau qui bout dans une poêle ne tarde pas à s'échapper et le poisson s'y roussit tout de même. Nous n'avons pas comme vous de longs rubans de queue à suivre, et quand le vent souffle à décorner des bœufs, à faire plier le pouce en dehors, nous sommes {ouzours en alerte et l'œil ouvert au bossoir, car la terre est là, devant, derrière, à côté, partout, et. enfoncé! voilà. Z'ai connu un brick qui, par un mistral carabiné sur les côtes d'É- zyple, à fait une nuit, sans s'en apercevoir, trois lieues dans le sable. Que penses-tu de ça”? — Tu dis que tu as vu un brick faire trois lieues dans le sable sans seulement s'en douter? — Ze Vai dit et ze le répète. — Je te crois, parce que tu le répètes. Où ça? .— Sur les côtes d'Ézyple, c'était en 1809 ou 1814. — L'année n’y fait rien. — Si fait, si fait! C'était le # mars ou le 19 octobre. — Le jour n'y fait rien. — Si fait! si fait. Que réponds-tu à cela, Loi? VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 297 — Je réponds que j'ai vu dans une des îles du grand Océan Pacifique une chose mille fois plus curieuse et plus extraordinaire. — Une blague. — Une vérité. — Dis. — Tu ne me croirais pas. — C'est égal, dis fouzours. — Eh bien! j'ai vu près de Wahoo un insulaire qui mangeail du lard autres légumes avec l'oreille. — Avec la bouche, qui allait sans doute jusqu'à l'oreille? — Non, sans la bouche et avec l’oreille seule. — Ah ca! tu veux nous en conter? — Comment, gredin, je te fais grâce de trois lieues et tu ne veux pas me faire gràce de deux pouces? Et l'auditoire de rire, et moide transcrire ces ocre sans cesse re- nouvelées, car chaque matelot veut absolument avoir eu affaire à un en- nemi plus redoutable ou avoir vu des choses plus étonnantes, de peur que sa propre gloire n’en soit amoindrie. Revenons à la question première. Je pense donc que ce qu'il faut choi- sir de préférence pour les longs voyages, c’est un équipage hétérogène. Les sévères lois du bord suffisent pour arrêter toute colère qui s'échappe et punir tout quinteux agresseur. Mais parfois aussi il y a des révoltes complètes dans les navires, et le moyen le plus sûr de les prévenir et de les rendre impossibles, c’est de diversifier un équipage. Comment être d'accord, alors que tout le monde a une manière de voir et de penser à soi? Or, dès qu'il n'y a plus harmonie, il y a dénonciation, et l'autorité reprend ses droits. Le code maritime est terrible, et je conviens qu'il doit l'être; tant de responsabilité pèse surle capitaine! Le mauvais vouloir d’un seulhomme peut causer la perte de tous, et la mer, qui se referme sur vous, garde religieusement ce dont elle s'empare. Aussi, n'est-ce pas à ce code re- doutable que je veux toucher; mais les punitions pour des fautes légères sont-elles toujours logiquement ordonnées? Non, sans doute. Qu'est-ce qu'un matelot? Un être jeté dans ce monde pour travailler et souffrir. Pour lui, jamais de repos certain, jamais de course tranquille. Le mate- lot a un langage à lui, des manières à lui, une démarche qui lui est propre; s’il chemine debout et verticalement au sol, il tombe; il faut qu'il apprenne à boiter, à rouler comme un tonneau ou plutôt commeson navire ; il est contraint d'aller au pas avec son brick ou sa corvelte, si je puis m'exprimer ainsi, sous peine de se briser une épaule ou de s’ou- vrir le crâne contre un bordage; le matelot couche suspendu dans un morceau de toile heurtant sans cesse contre un autre qu'un troisième pousse, ballotté par un quatrième; le repos du matelol est un choc per- nd e 228 SOUVENIRS D UN AVEUGLE. pétuel. Dès que le voilà dans son lit balancé, le retentissement sonore du porte-voix, pareil à la trompette du jugement dernier, l'appelle sur le pont : car ce peut être aussi son heure dernière, celle qui vient de com- mencer. Î n'est pas encore sec de la bourrasque dont il n’a reçu qu'une partie, mais celle-ci charriait avec elle des vents impétueux, et il faut que le pauvre malheureux remonte pour grimper sur une vergue qui le promène à l'air entre deux eaux, celle de l'Océan et celle qui tombe du ciel; et lorsque, épuisé, moulu, brisé, il retourne à sa couche déserte, le tintement d’une cloche le ressaisit de nouveau pour lui dire que l'heure du repos est passée et que son poste est là-haut, sous la brise froide et mugissante. Merci d’un pareil métier ! Laissez-moi cocher de fiacre, pos- Lillon, mineur ou geôlier, la profession du matelot (car il dit que c’en est une) m'épouvante et me glace; qu'on me ramène aux carrières! Eh bien! si un homme à commis la moindre faute, s’il a gauchement amarré une manœuvre, si le pied lui glisse et qu’il n'arrive pas assez vite à un bout de vergue, on le punit en le privant de sa faibie ration de vin, de son chétif verre d’eau-de-vie, qu'il a coutume d’avaler, l'infortuné, en une demi-aspiration. Des privations de vivres et de boissons aux matelots, cela est horrible, cruel; cela est injuste, cela est inhumain. Des coups de garcette à un matelot! Non, mille fois non! Déchirez ces deux feuilles du code; le matelot est un soldat; il est plus qu’un soldat, car il souffre davantage ; utilement et autant que lui il sert sa patrie. Ne frappez done pas plus le matelot que le soldat. Mettez le matelot indiscipliné aux fers, vous n’en manquez pas à bord; placez-le en faction sur les barres de perroquet ou de cacalois; mais, je vous le répète, laissez-lui sa ration entière, Car il a besoin de toutes ses forces pour faire mouvoir el pour faire manœuvrer cette lourde et immense machine qui vous porte en si peu de temps d’un bout du monde à l’autre. N'est-ce pas, capitaines, que je parle comme un pékin ? (le me sers de votre langage.) N'est-ce pas que cela est bien ridicule à moi, citadin effé- miné, de défendre un pareil système ? N'élevez pas tant la voix, mes- seigneurs les loups de mer, comme on vous appelle, et comme vous aimez à vous faire appeler ; une législation nouvelle surgira peut-être bientôt pour donner plus d'autorité à mes paroles; vous serez bien forcés alors de laisser au matelot le lard salé, le biscuit et l’eau-de-vie qui peuvent à peine soutenir sa misère. A l’exemple-du marin inhabile qui tient la barre d’une main mal as- surée, je viens de faire une trop large embardée, par une digression qu'on me pardonnera, je pense. En parlant du matelot, c’est son intérêt qu'il faut d’abord envisager, c’est la plaie qui le ronge qu'il est néces- saire de montrer du doigt, ain qu'on la cicatrise. Cependant revenons un peu Sur nos pas. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 229 L'équipage de l'Uranie se composait d'éléments hétérogènes et même discordants. Nous avons eu des matelots anglais, nous en avons eu de ca- talans, forts, vigoureux, mais écrasés par la paresse; nous avons eu des laliens pleins de bon vouloir, mais maladroits, incapables; c'étaient les exceptions de la corvette : la masse se composait de jeunes marins de Brest, de La Rochelle, de Rochefort et de Bordeaux, et d’un nombre plus grand de matelots toulonnais ou provençaux. Les maîtres étaient tous du port de Toulon. Mais quels maîtres ! l'élite des hommes forts de caractère et éprouvés dans mille circonstances. Là, Bonnet, maître d'équipage, leste encore, quoique âgé de quarante- cinq ans, ayant fatigué la mer plus qu'il n'avait été fatigué par elle, sévère pour les autres, parce qu'on l'avait été pour lui, mais juste envers tous, car la justice est dans le cœur de toutes les nobles âmes. Là, maitre Rolland, bloc de granit carré par la tête et par la base, laissant venir les événements, incapables de le briser, inhabiles à l'é- mouvoir, ne parlant jamais à haute voix, ne donnant jamais une parole de trop, et contant ses aventures, ses naufrages, ses visites à tous les Océans, ses caravanes dans tous les déserts de l'Afrique, avec un air de paisible fanfaronnade qui lui allait à merveille; car ce qu'il vantait en lui était, en effet, la qualité première de son mérite. Maître Rolland, lors de notre naufrage, nourrit à lui seul, par sa chasse et ses courses noc- turnes, tout l'équipage de l’Uranie, etau moment où le navire s'enfonçait dans les flots, il mâchait paisiblement sa pincée de tabac, et nous disait du ton le plus flegmatique : Moi seul ze ne mourrai pas, et vous, vous mourrez tous comme des siens. Rolland n’a jamais compris qu'on ne püt pas dire indifféremment chien ou sien, el, par une étrange bizarrerie, il ne man- quait jamais de nous répéter qu'il venait de suivre un chentier fort rocail- leux, et qu'il avait aperçu un santier de bois magnifique. Changer la na- ture de maître Rolland, c’eût été renverser la grande pyramide de Cécrops. Maître Rolland s'était trouvé à plus de vingt combats, et dans presque tous il avait recu quelque estafilade. — Z’en veux à ce coquin de bronze, nous disait-il souvent, z'ai de la rancune contre lui; il ne m'a zamais épargné. A Alzéziras, pif! un coup de gaffe sur l'épaule, que z'en souffre quand il faithumide, et il fait si souvent humide en mer! À Ouessant, pouf! un biscaïen qu'il m'a fra- turé la zambe gausse; devant Alzerrr, pan !un éclat de bois qu'il n'en- tame une côte, à droite du brave commandant Collet; à Trafalgar, boum ! un baril qu'il saute et qu'il me zelte la tête la première contre une caro- nade ; à la Pointe-à-Pitre, v'lan ! un coup de sabre m'enlève le petit doigt de la main droite, que ze n’ai zamats pu le remplacer. C’est embêtant en diable de servir de cible aux ennemis! Ainsi, répondions-nous à Rolland, vous en avez donc assez du métier de marin? 230 SOUVENIRS D UN AVEUGLF. — Assez? non; ze ne mourrai pas du Lout, ou 3e mourrai à mon poste, et mon poste est dans une batterie, à commander le feu de tribord et de bahord, et à envoyer de belles et bonnes drazées à l'ennemi. Une bat- Lerie, ce sera mon tombeau, à moins qu'on ne se batte plus, et alors ze donnerai ma démission. A côté de ces deux hommes si intrepides, pivotait, grêle et vieux, maitre Fouque, véritable loup de mer, animal amphibie, prêt à tout, in- fatigable, ardent, fidèle à son poste, faisant régulièrement son service, comme une antique horloge que le temps n’a pas rouillée, et voyageant sans doute pour la dernière fois afin d'apporter quelques écus à sa bonne ménagère, et de réaliser une petite économie pour acheter un terrain où il voulait, disait-il, ensevelir sa vieille mère centenaire, dont il ne parlait jamais qu'avec de grosses larmes, Oublierai-je Balthazard, ce maître calfat, qui, le jour de notre désas- tre, nous disait, la sonde à la main, en pensant à son devoir plutôt qu’à la catastrophe : Douze pieds d'eau; nous en avons encore pour une heures # Eh bien! autour de ces hommes de fer se trouvaient groupés d’autres hommes non moins durs, non moins intrépides, qu’un premier sifflet lançait au haut des mâts, qu'un sifflet nouveau jetait sur le pont, et qu'une parole échappée au porte-voix faisait bondir, une minute après, à chaque extrémité des vergues. Cet équipage, je vous l’ai dit, était composé de matelots de divers ports; mais, en général, Toulon en avait fait les frais. Les désertions furent nombreuses, et plus d’une fois on se vit contraint de presser les navires de commerce, dont les hommes, je ne sais pour quel motif, refusaient d'entreprendre avec nous une si glorieuse cam- pagne. La cause de ces mécontentements, je l’ignore, et, la saurais-je, je ne vous la dirais pas. Puis vint la mort, qui éclaireit les rangs, et à chaque cadavre qui passait par les sabords, Rolland, le maître canonnier, comptait à haute voix : Dix, onze, douze! Cela était fort lugubre, je vous l’atteste. Nous avons joué de malheur; la dyssenterie et le scorbut nous visitè- rent avec trop de persévérance; mais aussi, au milieu de tant de calami- tés, le courage ne faillit à personne, et le vénérable abbé de Quélen di- sait les prières des agonisants sur des hommes qui voyaient arriver leur dernière heure sans trembler. N'importe, le tableau était sombre; une batterie où ràlent des mourants est chose douloureuse à parcourir, et rien n’est triste comme une bière qui marche : le silence et le bruit, l’im- mobilité éternelle et le mouvement! Pourtant, malgré tout cela, il y a des gens qui refusent encore de s’a- venturer sur les flots pour un voyage de circumnavigation. Pauvres fous! si vous saviez combien vous perdez à ne pas tenter l’entreprise ! Vue de Sidney (Nouvelle-Hollande). : XXII NOUVELLE = HOLLANDE Terre de Cumberland.— Nouvelle-Galles du Sud. — Grain. — Sidney- Cow.— Pays exceptionnels. —Colonisation. La brise soufflait rondelette, trois quarts largue'; toutes nos voiles portaient ; nous filions hardiment nos dix nœuds ; nous sentions déjà que nous nous rapprochions de pays moins brûlants, et, si les courants de la veille ne nous avaient pas été contraires, nous devions, selon toute probabilité, voir la terre de la Nouvelle-Hollande avant le coucher du so- leil. Nos jeunes élèves de marine savaient trop bien la valeur de leurs observations pour que nous fussions en doute sur le résultat promis, el nos regards avides ei curieux cherchaient déjà à l'horizon cette terre si intéressante, si riche et si àpre à la fois, dont on raconte tant de mer- veilles en Europe. Il faut peu de jours en mer pour s’apercevoir qu'on change de zone, et quoique nulle végétation ne vienne à votre aide, la nature desflots, la couleur de l'atmosphère, le passage des oiseaux voyageurs, vous indi- quent les différences. L'étude de la mer n’est pas moins révélatrice de ces variations; et, de temps à autre, en avançant vers des latitudes plus élevées, nous découvrions, pareil à un flot noir et pelé que le caprice de la lame recouvrait ou laissait à nu, le dos immense de quelque baleine vagabonde, venue jusque-là pour se reposer sans doute de ses combats de chaque jour avec les tempêtes polaires. Les montres marines avaient dit vrai. Devant nous, déchirant un DRE SOUVENIRS D'UN AVEUSLE. brouillard assez épais, une terre se déploie, s'élargit comme pour tout envahir, se lève et monte, se colore et devient tranchée, afin que nous puissions en étudier tous les trésors et toutes les pauvretés à la fois. C’est la Nouvelle-Hollande, c’est la terre de Cumberland, terre poétique par ses mystères intérieurs, terre précieuse par ses bienfaits présents et sa fortune à venir, terre grande et féconde, car elle a servi naguère à la solution d’un problème moral vainement cherché jusque-là. Oh! ne laissons passer devant nous sans le disséquer aucun de ces plateaux dont les pieds nus plongent dans la mer, et dont les têtes, tan- tôt chauves, tantôt couronnées d'une belle végétation, forment déjà ces bizarres contrastes que nous nous attendons à voir à chaque pas. C’est qu'ici tout est étude, même l’uniformité; c’est qu'ici tout est phénomène, même le naturel; ce n’est point l'Europe, ce n’est point l'Asie; l'Afrique et Amérique n’ont pas un rot, n'ont pas un arbuste, n’ont pas une feuille semblable à ceux qu'on trouve à la Nouvelle-Hollande, continent sans pareil, disent les Anglais, et ils ont raison. C’est un monde à part que celui devant lequel nous glissons avec une rapidité désespérante pour notre curiosité. Là, des végétaux vigoureux étendant au loin leurs bras gigantesques dont nous n'avons trouvé la silhouette sur aucun continent, dans aucun archipel; ici, des arbustes capricieux inconnus à nos naturalistes; plus près de nous, des racines grimpantes imitant les sinuosités onduleuses d’un serpent se chauffant au soleil; et puis, à l'air, des oiseaux aux cris bizarres, aux plumages bariolés, harmonieux ou discordants ; et puis encore des criques taillées d’une facon étrange, au fond desquelles les eaux poussent un mugisse- ment que vous croyez n'avoir entendu dans aucune partie du globe. L’œil et l'imagination sont en extase perpétuelle; le pinceau échappe des mains, lant il craint de mal traduire les fantastiques prodiges d’un esprit en dé- mence. ün général, les premiers plans du paysage, depuis que la côte s’est of- ferte à nous, sont pelés, nus, âpres elzigzagués par quelque rigole d’une végétation souffreteuse. Le second plan se pare de plus de richesses; c’est déjà de l'opulence. Mais dans le lointain se dressent quelques plateaux imposants sur lesquels le faste de la nature est étalé avec une indécente profusion. Quel pays à étudier ! que nos heures vont passer lentes et rapides ! Le jour baisse, la nuit nous couvre de ses voiles, les mornes de la côte se dessinent en masses noirâtres sur un horizon violacé, et çà et là des feux brillants et superposés vous disent que ces déserts, où nulle habitation ne s’est encore montrée à nos regards, ont cependant leurs sauvages vi- siteurs et leurs hordes nomades. La terre, le ciel, les eaux, les hommes, tout va nous occuper, tout va s'emparer de nous dans cette Nouvelle- Galles du Sud que nous allons bientôt fouler du pied. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 233 Mais là-bas un feu plus éclatant que les autres projette jusqu’à nous ses rayons périodiques. Le fanal protecteur se montre, s’efface par inter- valles égaux, el ici commence la solution de la grande question morale proposée à l'Angleterre et résolue par elle seule. Encore quelques heures, et le pavillon français flottera dans la rivière de Sidney ; encore quel- ques heures, et nous entendrons des voix amies, et nous retrouverons l'Europe à l'antipode de l'Europe. Nous savions que l'entrée du port était étroite, que des brisants à la pointe nord la rendent quelquefois dangereuse, que les courants par un vent peu fraisspouvaient nous drosser, et la corvette dut se tenir pru- demment el attendre le lever du soleil. Dès qu'il parut sur l'ho- - rizon, la brise garda le silence ; puis, par de timides bouffées, elle es- sayait de nous remorquer jusqu’au port. Nous avancions si peu, si peu, que nous eùmes bientôt à craindre qu'une nuil nouvelle ne vint encore nous visiter au large. Hélas ! nous n’étions pas au bout de l'épreuve, et au- tour de ce pays si riche en phénomènes, tout doit être terrible, solennel, inattendu , incompréhensible. La joie pourtant régnait à bord. Tout à coup la brise se tait, les voiles coiffent les mâts, la flamme papillon- nante retombe immobile comme un long serpent sans vie,-le disque du soleil se blafarde, semble s'élargir et jeter autour de lui des rayons cou- pés comme les éclairs qui sillonnent la nue. A terre, tout est calme, si- lencieux, mais la verdure prend une teinte douteuse ; on dirait qu'elle est voilée d'un réseau farineux et qu'elle attend une catastrophe, tandis que sur la mer, naguère bondissante, de petits jets phosphorescents mon- tent et pétillent ainsi que le ferait l’eau d'un vase qui commence à bouil- lir. C’est du repos, si vous voulez, mais le repos de la masse et un mou- vement fiévreux de tous les détails; on voit cà et là bondir, comme s'ils étaient poursuivis par un ennemi vorace, de petits poissons qui montent, tourbillonnent, et retombent comme frappés de vertige. A l'air, vous voyez les oiseaux à tire-d’aile prendre tous la même direction, passer sur la corvette avec des cris sinistres, et gagner la côte, où tout s’effaçait, alors que le jour commencait à paraître à peine. Chacun de nous, atten- tif à de si tristes présages, interrogeait tous les points de l'horizon, et cherchait à deviner d'où partirait la rafale meurtrière, car l'ouragan était prédit, quoique le baromètre gardât encore le silence. Le ciel était pur, l'air tempéré ; pourtant de nos fronts découverts tombait une sueur brûlante, et nos corps, agités par des commotions électriques, se mou- vaient par saccades irrégulières et multipliées. Les matelots veillaient et se tenaient prêts au premier signal. Vial, Marchais, Barthe, Lévêque, Chaumont et Petit levaient leurs regards intrépides vers la flèche des mâts, qu'ils devinaient qu'on allait caler ; et ce dernier surtout, si dra- matique au moment du danger, disait entre ses dents : Ah! gredin ! ah! drôle ! tu veux nous faire peur, chien! nous t’attendons: pèse sur 11. 30 234 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. nous si ça t’amuse, je Le réponds de m'amuser plus que toi. Qu'est-ce que Lu fais donc là-haut avec tes zigzags de feu? Envoie-nous ca, et je te dirai merci quand j'en aurai le temps. Marchais, passant à côté de lui au moment de la harangue, lui appliqua ce que vous savez où vous sa- vez, et Petit, sans détourner la tête, dit : V'Ià que ca commence, alerte ! Le capitaine non plus ne s’y trompa point, et ces brèves paroles reten- tirent : Ferme les sabords, ferme les écoutilles, amène et eargue toutes les voiles ! laisse porter !.… Il était temps. L'espace fut envahi en un clin d'œil. Autour du soleil obseurci, que vous auriez pris pour une lune à son lever au milieu d’é- pais brouillards, se dressaient des masses bizarres; des nuages dessinaient mille fantasques contours; ils se ruaient les uns sur les autres, se con- fondaient, se brisaient et se séparaient er rugissant; la foudre se jouait dans leurs flancs ténébreux et lançait au loin ses mille langues enflam- mées, propageant à l'horizon un embrasement général ; e’était un fracas pareil à celui de mille cascades dévorantes, des gerbes en feu, des bat- teries sans cesse en activité, des détonations à ébranler le monde... Et le navire fuyait appuyé sur les flots par le souffle le plus impé- tueux, et des torrents d’une pluie pressée criblaient le matelot attaché à sa manœuvre, et l'ouragan nous dépassait pour aller plus loin porter ses ravages. Toute la journée et toute la nuit nous nous vimes forcés de fuir la côte hospitalière où une heure plus tard nous aurions trouvé un salutaire abri. Aujourd'hui nous avons soixante lieues à faire encore avant de sa- luer de nouveau le fanal indicateur. Ainsi la mer a ses caprices, ainsi partout la déception à côté de l'espérance et du bonheur. Cependant une heureuse navigation nous promit bientôt la relâche tant désirée ; nous cinglâmes de nouveau vers le port Jackson, et rien ne s’opposa plus désormais à l'achèvement des travaux auxquels nous nous consacrions depuis si longtemps. Disons d’abord l'effet général, plus tard les détails ne nous échapperont pas. L’impression du moment est celle que doit choisir l'écrivain qui veut faire partager ses émotions, et il y à toujours quelque chose de faux dans les relations écrites au mi- lieu des méditations du cabinet. Je vous ai dit une terre triste, décrépite, dévastée, la partie ouest de la Nouvelle-Hollande ; voici sur le même continent un sol riche, fort et puissant, que la main des hommes a interrogé avec un succès vraiment miraculeux, et destiné Lt ou tard à assurer la fortune de tous ceux qui viendront y asseoir leurs espérances. Oh! quand après une longue et douloureuse traversée, le navigateur se trouve, pour ainsi dire, en face d'un ciel bleu et paisible, d’une terre jeune et riche, il croit sortir d’un rêve douloureux, et il semble plus or- gueilleusement encore défier les éléments qu'il vient de soumettre. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 955 La petite île de Campbell estle point de terre le plus rapproché de l’an- tipode de Paris. Après elle, c’est la Nouvelle-Zélande, puis Van Diemen, puis la Nouvelle-Hollande, protectrice naturelle de cet archipel appelé Océanie. Six mille lieues vous séparent de votre patrie ; n'importe, le cœur vous bat comme si vous revoyiez, après un long exil, le clocher de votre village, le toit attristé de votre vieille mère. La nuit, des feux dis- tancés comme les signaux guerriers des antiques Écossais sur leurs mon- tagnes si poétiques, et allumés sur les flancs de la côte coupée d’anses profondes, vous disent que vous allez fouler une terre vierge, que vous allez vivre avec des sauvages. Le soleil se lève, et avec lui toutes les riantes idées qui rafraïchissent la tête et font battre le cœur. Voici l'Eu- rope, voici mon pays, mes compatrioles, mes amis, mes frères sans doute! Jai rêvé une absence. A gauche, en entrant dans la rivière Sidney, un fanal, d'une élégance extrême et d’une solidité à défier le frottement du temps, vous apprend que la belle architecture est connue et fêtée dans ces climats. Vous avancez, et de tous côtés vos yeux surpris, émerveillés, comtemplent de fraiches plantations, de vastes jardins avec leurs pavillons et leurs al- lées de platanes ou de pins d'Italie. Du sein de ces masses colossales de verdure sortent comme par enchantément des bâtisses élégantes, co- quettes, des maisons comme nos’ châteaux de plaisance, des châteaux comme nos palais; et puis encore, si vous interrogez à l’aide de votre ‘ 236 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. longue-vue les sentiers de ces sites enchanteurs, vous découvrez, assises sous un chène vert, adossées à un élégant meuble de campagne, quelques personnes heureuses et parées, se livrant an plaisir de la lecture ou aux charmes d'une conversation familière, tandis que tout près de là une troupe joyeuse de bambins, vêtus comme si l’on avait choisi pour eux, à Paris, les modes de la veille, jouent ainsi qu'ils le feraient dans les mono- tones et régulières allées des Tuileries ou du Luxembourg. Paris est ici, mais Parisrajeuni etendimanché, Paris avec le mois de mai et un ciel bleu. Lorsque Cook, le plus intrépide, le plus naïf, le plus vrai, le plus con- sciencieux des navigateurs, eut découvert cette partie Est de la Nouvelle- Hollande, si opposée en tout à toute la partie Ouest, il se sentit heureux de trouver une rade aussi belle, aussi sûre que celle qu'il appela Botany- ay. Mais, plus tard, après la découverte de la rivière qui aujourd'hui baigne Sidney, la baie botanique perdit de sa magnificence, et le port où l’on croit encore en Europe que sont envoyés les déportés de la Grande - Bretagne, ne fut plus qu’une vaste rade abandonnée aux naturels, et où l’on a élevé depuis deux fabriques assez mesquines de drap et de cha- peaux. Cependant l'habitude, cette despote impérieuse, conserve encore chez nousses priviléges, et l’on dit toujours en Europe : l'établissement de Botany-Bay. Excepté ce qu'on a depuis peu emprunté à nos climats, iei tout est au pays et rien qu'au pays. On dirait même que les nuages, en passant sur celte terre si vaste el si diversement dotée, changent de nature et de des- tinalion. Quand il grêle, ce ne sont ni des grains ronds, ni carrés, ni po- lygonaux ; ce sont des plaques de glace, larges souvent comme la main, ettombant avec la rapidité d’une pierre lancée par un bras robuste. Après un orage, vous trouvez parfois dans les troncs des arbres, incrustés à un ou deux pouces de profondeur, plusieurs de ces terribles projectiles contre lesquels les plus solides toitures sont des sauvegardes à peine suffisantes. Là encore une chaleur de 32 degrés de Réaumur à quelque- fois mis le feu aux arbustes desséchés de la campagne, et, comme on ne trouverait pas dans toute celte partie du continent un seul morceau de calcaire, le hasard a voulu que des rivières mises à sec par quelque com- motion terrestre laissassent sur le sol des couches immenses de coquillages qui, broyés, forment un ciment des plus solides. Ici la nature humaine est particulière au pays, et n’a pas la plus légère ressemblance avec les individus de toute autre région. La Nouvelle-Zé- lande, si voisine, produit une race forte, belliqueuse, admirable dans sa structure. Ici, hommes et femmes sont à peine au-dessus des singes. lei encore, mais ici seulement, des ornithorhynques, des opposums, des kan- guroos ; on y trouve pourtant des cygnes, mais ils sont noirs, el vous n’en trouvez de noirs sur aucune autre partie du globe... Oh ! que d’é- tudes à faire sur cette terre d'horreur et de consolation à la fois! L'on VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 2911 a cru longtemps que les débordements dévaslateurs qui envahissaient parfois les plateaux les plus élevés étaient le produit de marées extraor- dinaires occasionnées par une mer intérieure, et l’on se fondait, pour cette supposition, sur le non-succès des voyageurs à la recherche de lem- bouchure de quelques rivières. Aujourd'hui le doute n'existe plus; de nombreux courants d’eau ont été découverts et remontés à une grande distance ; mais il n'en est pas moins certain que l'intérieur de la Nouvelle- Hollande a de vastes espaces inondés, où les rivières et les torrents rou- lent leurs flots diversement nuancés, et s'ouvrent enfin un passage après une lutte terrible, surtout à l'époque des pluies et des tempêtes. M. Oxley est, jusqu'à ce jour, l'explorateur qui a donné à la science géographique les plus précieux documents sur ces phénomènes méditer- ranéens ; c’est depuis ses savantes excursions que les montagnes Bleues, au delà desquelles les Anglais ont déjà des établissements utiles, ne sont plus des sommets infranchissables et meurtriers. Venons maintenant à Sidney; mais ne vous attendez pas à une des- cription détaillée de la ville; vous croiriez vous promener dans les belles et larges rues de Bordeaux ou de Marseille. Des facades charmantes, des péristyles pleins d'élégance et de goût, des hôtels, des palais, des hôpitaux admirables; puis, dans les rues et sur les places publiques, des femmes mises avec luxe, des tournures parisiennes, de beaux el riches uniformes, des chevaux magnifiques, des équipages somptueux. Vous êtes à Paris, vous habitez Londres, vous n'avez pas quitté l'Europe. Rétrogradons de quelques années, mais de peu d'années seulement, car ici tout est prodige. Des bandes de voleurs dévastaient les rues de Londres ; des filles dé- pravées infestaient les carrefours, les places publiques et les promenades; des brigands armés pillaient et égorgeaient les voyageurs sur les grandes routes; des escrocs, des fripons avec leur infâme code écrit, se glissaient dans les familles et y jetaient bientôt l’épouvante et le deuil; et les po- tences étaient de stériles enseignements, et les prisons gorgées de mal- faiteurs devenaient insuffisantes à la sûreté des citoyens. Tout à coup une pensée grande, noble, généreuse, fermente dans une tête ; elle germe, ellese fait jour, elle éclate, et des paroles comme celles que je vais vous dire sont accueillies avec transport par l'Angleterre re- connaissante : Là-bas, là-bas, près de l’antipode de la Grande-Bretagne, le plus hardi navigateur des temps anciens et modernes a trouvé une terre fé- conde, un ciel généreux ; eh bien ! je vous demande ce ciel et cette terre pour les misérables que la loi frappe ici sans les corriger; je vous les demande aussi en faveur de ceux que la justice a rendus dangereux pour la société. 238 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Là-bas vivent des hordes sauvages et inhospitalières; jetez autour d'elles ces cœurs avilis, dont la clémence des hommes n’a pas encore désespéré; eréez un code redoutable sous lequel ils seront forcés de courber la tête, el envoyez avec ces courages malheureusement éprou- vés les volontés d’auires hommes énergiques qui ne reculeront, au profit de tous, devant aucun sanglant sacrifice; que ceux à qui vous aurez fait grâce ici, pour leur donner le pouvoir d'aller régénérer un sol abrupte, ne trouvent plus ni pardon ni miséricorde pour de nouvelles fautes ; que de ce sol que votre générosité leur abandonnera d’abord comme un bienfait, plus tard comme une récompense, poussent à l'air les richesses européennes dont nous voulons doter cette nouvelle et fé- conde patrie; qu'enfin, après le temps des épreuves, chaque déporté, riche des produits qu'il aura acquis par son travail, puisse revoir la mé- tropole, où sa présence alors sera sans danger, car l'habitude de ce tra- vail laura rendu à la probité, car un long exil aura fait renaître en son âme le saint amour de son pays, dont nul homme n'est jamais dés- hérité. Un cri d’admiration retentit dans les Trois-Royaumes-Unis, les prisons se dégorgèrent, les potences furent plus rarement dressées aux regards de la populace avide, les rues et les carrefours de Londres n’exhalèrent plus de fétides émanations, les chaises de poste voyagèrent la nuit sans escorte, et l’on respira plus librement dans les familles. Mais aussi de ce jour seulement pointèrent sur la Tamise étonnée les mâts de quelques vaisseaux préparés pour de longues traversées, et plus tard ils levèrent l'ancre, lestés de vagabonds, de malfaiteurs, de bri- gands, de filles perdues, sur lesquels pesaient des bras de fer impi- toyables. L’Atlantique fut traversée du nord au sud, le cap Horn doublé; de l’est à l’ouest le vaste Océan-Pacifique sillonné, vit les baleiniers de toutes les nations saluer avec respect les grands vaisseaux réformateurs ; et après quelques mois de voyage, l'ancre anglaise tombait de nouveau dans une rade belle, large, parfumée, en face d’une riche végétation, en présence d’une nature d'hommes dont nul voyageur n’avait encore soup- conné l'existence. Mais à côté de là s'était montrée du large une crique profonde, on l’in- terrogea. On crut d’abord trouver une rivière, et Cook le premier s'était laissé prendre. N'importe, un superbe port se déployait aux yeux avec une majesté imposante, et tout au bout un bassin spacieux et tranquille, pour la sécurité des navires. Là aussi une côte bizarrement accidentée disait tout le parti que la naissante colonie pourrait tirer de ses caprices. On se reposa. Les naturels, épouvantés, se sauvèrent dans les bois; les déportés descendirent et marchèrent enfin sur un sol paisible; on leur dit de bâtir des cabanes pour se garantir des feux du jour et des froids VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 239 de la nuit; ils obéirent à la nécessité, et ce fut le premier jour de la plus belle, de la plus riche, de la plus puissante colonie du monde. Qui donc a élevé ces riches el somptueux hôtels? Des coupables que les lois anglaises avaient frappés de réprobation. Qui done a tracé ces jardins magnifiques rappelant si bien les plus beaux pares de l'Europe ? Des voleurs chassés de la métropole, à qui la nécessité et peut-être le remords ont donné du génie. Qui est chargé, dans ce pays tout excep- tionnel, de réprimer, de prévenir et de châtier les délits des escrocs? Des vagabons qui ont compris enfin que la société est l'harmonie, Il y a à Sidney des écoles publiques où l'austérité des mœurs est prè- chée par des bouches jeunes et fraiches; eh bien! ces bouches faisaient entendre naguère, au pays d’où on les a exilées, des paroles honteuses dont le souvenir s’efface dans de nouveaux et saints devoirs. Partout ici un contraste perpétuel entre la vie passée et la vie présente ; partout une lutte chaque jour entre le vice qui avait courbé et la vertu qui redresse, et d’où celle-ci sort presque toujours victorieuse. On dirait qu'un nou- veau baptême a régénéré cette population de bandits et de filles éhontées:; on dirait qu'il y a divorce éternel entre les deux natures européenne et hollandaise : ce sont les deux extrémités d’un diamètre. Mais la corruption n’est pas toujours vaincue, elle marche toujours la tête haute en dépit des châtiments et des supplices. Le coupable incorrigible ne croit plus à l'efficacité des paroles du coupable qui lui prèche le repentir; il s'irrite au contraire des lecons de morale tombées de lèvres jadis impures, et rien, en effet, ne doit être plus poignant pour un cœur avili que le retour au bien de celui qui a été de moitié dans ses hontes et dans ses crimes. Aussi, qu'a fait le lé- gislateur? Il a placé au milieu de ces hommes chassés de leur patrie d’autres hommes à la conscience droite, à la vigilance active, à l’hon- neur intact, qui, dès leur arrivée dans la nouvelle colonie, ont eu le droit de parler haut et de lancer de terribles anathèmes contre les re- doutables ennemis du repos public; vous voyez à Sidney, occupant les principaux emplois, distributeurs des grâces, régulateurs intègres de chaque propriété, des magistrats, des militaires, des législateurs, des ingénieurs, des astronomes, montrant à tous que les arts et les sciences sont frères de l’industrie, et que la vraie gloire d’un peuple est sa pros- périté. Je vous dirai plus tard quelques-uns des noms si recommandables auxquels la colonie de Sidney doit une partie de son éclat. Aujourd’hui, je suis dans l’admiration de tout ce qui frappe mes regards, et j’ai peine à comprendre tant de prodiges opérés en si peu d'années. Jai dit autre part : livrer une colonie aux Anglais, c’est signer sa ruine. Je n'étais pas illogique avec mes paroles d'aujourd'hui. Tout pays qui a subi longtemps un pouvoir ne change pas de maître sans une cer- 240 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. laine irrilation, sans une certaine honte, car c’est le changement sur- tout qui prouve la servitude. Aussi vaut-il toujours mieux la même chaîne aux pieds ou au cou, alors même que lanneau est vieux et rouillé, qu'un fer nouveau et poli. Lorsqu'une colonie change de maître, c'est-à-dire de lois, il est impossible que dominateurs et vaincus, maîtres et valets, ne nourrissent pas les uns contre les autres une antipathie, une haine que le temps peut bien affaiblir, mais qu'il n’a jamais la force de détruire. I y aurait un grand livre à faire sur cette vérité, que je ne crois pas qu'on ait dite avant moi ; on le publiera un jour. Mais ici, au port Jackson, le cas n’est point applicable ; l'Angleterre a découvert le pays, l'Angleterre s’en est emparée par le droit des na- tions et de la force, elle y a jeté des hommes à elle, des mœurs à elle, un code à elle; l'Angleterre n’a point eu de rivale à combattre et à sou- mettre ; elle avait les coudées franches à son arrivée, car un seul coup de fusil tiré par elle mettait en fuite les hordes sauvages qu'elle dépossé- dait. L’Angleterre n’a rien eu à détruire pour édifier, elle a été maï- tresse absolue dès le premier pas sur ce sol riche et puissant; l'Angle- terre devait enrichir le monde d’une ville, d’une capitale, d’une colonie destinée sans doute à jouer un rôle important dans l'histoire générale des peuples. XXIII NOU VELLE-HOLLANDE Le port Sackson. — Courses dans l'intérieur. — Bucl entre un sauvage et un serpent noir. — Habitation de M. @xley. Je vous dis, moi, que le bonheur est plus lourd à porter que linfor- tune, et qu'il y a plus de véritables malades d'esprit dans l'opulence que dans la misère. Le malheur sans remède est celui qu’on brave avec le plus de courage. Les richesses sont, il est vrai, une puissante égide contre les tracasseries humaines; mais c’est par cela même que vous possédez le remède en vos mains que vous avez tout à craindre qu'il ne vous échappe. Et puis encore rien n’est ambitieux comme la prospérité: de là, la soif des grandeurs; rien n’est humble comme la détresse; de là, la résignation, qui est une vertu, et toute vertu soulage. Les premières pages de ma relation sur cette terre curieuse vous ont sans doute appris que là aussi l'Europe civilisée était représentée digne- ment et qu'il ne tenait qu'au voyageur de se croire à Londres ou à Paris. Eh bien! les joies du premier regard se sont effacées, elles me pèsent, elles m'obsèdent, et je me les reproche comme une faiblesse. [ est des cas où le mouvement est le repos. Ne suis-je done venu si loin que pour m'assoupir sur les coussins soyeux de nos salons parfumés, et n’ai-je bravé tant de climats meurtriers, n’ai-je affronté tant de périls que pour IL. 31 212 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. tourner sans cesse autour du cercle étroit dans lequel se sont essayés mes premiers pas dans la vie? A Allons donc! le monde est un livre immense dont il est imprudent de tourner une page sans aller jusqu'au bout. Est-ce que vous vous plaisez aux émotions d’un drame dont vous ne connaîtrez jamais le dé- nouement? Le but est tout ce que nos vœux cherchent à l'horizon. La monotonie, c’est la satiété; la variété, c’est le plaisir. Ainsi pensé-je, moi, esprit à part, exception malheureuse, qui ne me plais que dans les difficultés de la route, qui n'ai jamais calculé de péril qu’alors que tout retour était impossible sans combat. Voyageurs, essayez de ma méthode, et je vous réponds que vous aurez des souvenirs pour réchauffer votre vieillesse. Lorsqu'on veut bien voir, il faut étudier les choses et les hommes de près, de très-près; la silhouette et la masse des objets ne les rappellent qu'imparfaitement, et si vous me dites que malgré leur distance incommensurable les étoiles n’ont plus rien de caché pour nous de leur course dans l'espace, je vous répondrai, moi. que la nature de ces corps nous est peut-être inconnue, et que, puisque nous ne pouvons aller à eux, l'œil de la science à été contraint de les rapprocher de nous à l’aide du télescope, pour arriver à toute certitude. Au surplus, l’occasion qui se présentait de nouveau à mon impatience élait trop favorable; la cité européenne ne m'intéressait plus qu'à demi, puisque à quelques pas de là les vastes forêts m'offraient leur solitude, et les déserts leur mystérieux silence. M. Oxley, qui, comme ingénieur et comme savant, avait déjà fait plusieurs courses dans l’intérieur de la Nouvelle-Hollande, et chez qui j'avais été accueilli avec une grande cordialité, m'offrit de me conduire jusqu’à une de ses habitations, jetée à cent cinquante milles de Sidney et voisine du torrent de Kinkham, dont les dévastations sont si redoutables. Facceptai avec empressement, et accompagné de M. Demestre, né, je crois, en Bretagne, et naturalisé An- glais, ainsi que de deux autres officiers supérieurs de la garnison, nous nous préparèmes à l’excursion projetée. Quand les Anglais font une politesse, elle est complète dans ses mi- nutieux détails : je n’eus à m'occuper de rien. Une belle calèche à deux chevaux reçut M. Oxley et les deux officiers; moi, je me plaçai à côté de M. Demestre dans un élégant tilbury. La journée était magnifique, la route large et unie; les émanations des forêts qui la bordent nous arrivaient fraîches et suaves, et mon ar- dente curiosité ne laissait pas un moment de répit à l’infatigable com- plaisance de M. Demestre, qui avait déjà vingt fois traversé ce pays. Point de ruisseaux au bord de la route, et cependant partout une végé- lation vigoureuse et imposante; de temps à autre, une nuée de perro- quets verts et bariolés, de perruches et de cacatois, répondaient au rou- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 943 lement sourd de nos voitures par des cris aigus, étourdissants, tandis que plus près nous entendions parfois le plaintif soupir du kanguroo, qui d’un seul bond franchissait sur ses longues pattes de derrière les haies les plus élevées. A la bonne heure! me voici encore une fois loin de toute civilisation. Mais le jour glisse à travers les arbres de la forêt réveillée; les objets se dessinent, non plus comme des fantômes enfants d’une imagination indécise, mais tels que l'œil doit les voir quand la brume ou les ténè- bres se dissipent. J'ai toujours été tiède à un plaisir ordinaire, j'ai tou- jours été sans émotion aux faibles catastrophes. De la joie et de la tris- tesse à pleins bords, un amour jusqu’au délire, une amitié jusqu’à la fièvre, des tempêtes, des ouragans, des naufrages, voilà la vie que le ciel m'a faite, et je dors au bruit qui réveille le monde. Je voulais du désert, de son calme éternel, de sa séculaire solitude, quand, après six heures d’un trot allongé, j’aperçus, dorées déjà par un soleil chaud et brillant, des maisons bâties à l’européenne. M. De- mestre s'attendait à un cri de joie, lorsqu'il n’entendit qu'un soupir de regret: — Eh quoi! vous ne vous sentez pas heureux? — Pas le moins du monde. — Vous aimez pourtant les contrastes. — Ceci est un désenchantement. — Pourquoi? l'Europe à l’antipode de l'Europe est une merveille, ce me semble... Soyez tranquille, au surplus, le revers de la page est là aussi. Nous voici arrivés, nous sommes à la Nouvelle-Liverpool. Les deux équipages s'étaient arrêtés à la porte d’une assez belle au- berge où M. Oxley commanda notre déjeuner; puis il écrivit quelques lignes el envoya un convict vers un vaste édifice bâti au bord de la ri- vière du roi George, avec ordre de faire diligence. La place que le con- vict avait à traverser est immense, et le lieu vers lequel il se dirigeait est un magnifique hôpital d'où arriva un instant après, au grand galop, sur un cheval anglais pur sang, M. Lazzaretto, chirurgien en chef de la ville, gai, heureux de notre visite, amusant, grand causeur, grand man- geur surtout, racontant les mille aventures de sa vie, les mille dangers de ses courses, avec une vivacité, avec un style pittoresque de l'effet le plus étourdissant. M. Lazzaretto avait parcouru en amateur tous les em- pires et royaumes du monde, il avait traversé toutes les mers, étudié presque tous les archipels, et il se sentait heureux d’avoir 1à à son côté un homme attentif, avide, qui ne perdait rien de ses narrations si va- riées, si simples et si instructives à la fois. M. Lazzarelto el moi nous nous liâmes, dès ce jour, d’une amitié sin- cère, el je vous laisse à penser si notre joie fut vive, si nos embrasse- 2h4 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. ments furent fraternels lorsqu’à quelques années de là, par un beau soir d'automne, nous nous trouvâmes face à face à Paris, sur la terrasse des Feuillants. — J'ai dansé avec ce monsieur sous le Pont-Neuf, dit-il à une dame à laquelle il donnait le bras; permettez-moi d’être à lui le reste de la journée. C’en est fait, me dit-il encore tristement en me quittant le soir, je suis las, j’ai assez de mes voyages, je deviens casanier, je repars après demain pour la Cochinchine; mais après cela, je me repose. — Bon voyage, mon ami; je ne désespère pas de vous revoir dans le Thibet et sur l'Himalaya. — Je vous y donne rendez-vous. L'amitié n’est bien comprise que par ceux qui ont voyagé longtemps côte à côte, qui ont partagé les mêmes fatigues et couru les mêmes dangers. Pendant qu'on attelait, mes compagnons de voyage me firent par- “courir la ville, composée de deux cent cinquante ou trois cents maisons, situées autour de la place, propres et bien bâties. La rivière George, qui la baigne, est profonde et large ; ses bords sont élevés, et l'on n’y des- cend, à côté de l'hôpital, que par un vaste escalier en bois de plus de trente marches. Elle peut avoir ici vingt-cinq pieds de profondeur. Liver- pool ne mérite pas d’autres détails. Il fallut partir. — Ah! vous aimez une terre primitive, me dit M. Demestre; pré- parez votre admiration. Les chevaux s'élancèrent, nous dîmes adieu de la main à M. Lazzaretto, et nous nous engouffrâmes dans les bois. Quel spectacle, bon Dieu! quelle imposante majesté! quel silence solennel! quelle végétation robuste, vigoureuse, variée !... Dans le Brésil et dans les Moluques, vous ne pénétrez au sein des forêts qui les revêtent qu’à l’aide de la hache ou de la flamme, eten foulant aux pieds les couches épaisses de feuilles mortes et de branches abattues par les orages, sous lesquelles vous entendez bruire et glisser les monstrueux serpents qui y ont établi leur empire. Ici, les dômes de verdure sont à une hauteur incommensurable, et à peine, au pied de ces gigantesques eucalyptus qui parent le sol, aper- cevez-vous çà et là quelque touffe élevée d’un pied au plus, où repose, toujours éveillé, toujours prêt à donner la mort à tout ce qui respire, le terrible serpent noir, plus redoutable mille fois que le lion et l’hyène d'Afrique ou le tigre affamé du Bengale. Mais entre les arbres, distancés presque partout, comme pour favoriser les audacieuses incursions des voyageurs, un gazon frais et vert vous dit de pousser plus loin vos re- cherches scientifiques. J'avais déjà vu le Brésil et ses forêts vierges, les Moluques et ses dômes flottants de verdure, la presqu'île Péron et ses plateaux désolés ; VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 245 . j'avais été témoin de ces calmes imposants de l'Océan Pacifique où se dessinent les lames creuses comme les profondes vallées des Pyrénées et des Alpes; j'avais subi les rafales écrasantes qui s’échappent du canal de Mosambique et vous poussent souvent avec rage jusqu'aux glaces aus- trales.…. eh bien ! ces graves phénomènes avaient disparu ou s’effaçaient petit à petit de ma mémoire. Le tumulte des flots tourbillonnés par les ouragans ne vaut pas le silence solennel qui vous entoure ici, alors que les roues de nos #quipages cessent d’écraser le gazon et que les chevaux font une halte inattendue : on croit assister au premier jour de la créa- tion. Je ne disais pas une parole, mon cœur battait fort, ma poitrine était haletante, mes regards avides plongeaient dans l'immensité de ces forêts éternelles, et ne s’arrêtaient que sur un lointain vaporeux, envahi sans relâche par le gigantesque eucalyptus, auprès duquelle magique parasol du pin de Norfolk étendait ses bras velus et protecteurs. Ecoutez, écou- tez !.. Rien à vos pieds, rien au-dessus de vous, rien sur vos têtes; le feuillage est trop haut pour que le bruit du vent qui glisse au sommet arrive jusqu'à vous... Maintenant, faites entendre la détonation d’une arme à feu; c’est une saturnale de sorcières, c’est un chaos de voix, de sifflements et de cris à fendre la tête ; c’est le roulement d’une cascade, c'est le réveil d’une nuée de bêtes fauves... Des essaims innombrables de perruches et de perroquets gris, verts, jaunes, poussent des cris assour- dissants que les échos répercutent au loin et qui réveillent leurs frères effrayés; les hautes branches des géants séculaires, heurtées en tous sens, gémissent, se brisent et tombent. La monstrueuse fourmi à la piqüre àcre et profonde s’agite et perce son nid colossal, tandis que, non loin de vous, frappé pour la première fois de stupeur, le serpent noir déroule ses anneaux gélatineux, ouvre sa gueule hideuse où dort encore le venin mortel, et parcourt d’un seul jet un vaste espace, ainsi que le ferait une flèche lancée par une main robuste... Oh! tout cela tient du prodige ! tout cela est si grave, si imposant, si sublime, qu'on n'ose pas, alors que le silence est de retour, demander une seconde épreuve... car on n'aime à sentir que ce que l’on peut décrire, etles langues sont impuissantes à faire comprendre de tels phénomènes. Mes compagnons de voyage étaient heureux de mon admiration ; moi, je demeurais stupéfait, anéanti, je respirais à peine. Cependant un nou- vel et terrible épisode, parfaitement en harmonie avec les profondes émotions qui m'agitaient, vint ajouter un nouveau reflet à ce que cette scène imposante avait déjà de grandeur et de majesté. A la détonation de notre arme, un déporté de Liverpool qui était venu jusqu'ici sans doute pour échapper à quelque correction, et que la faim tourmentait peut-être dans ces solitudes, hâta sa marche, nous at- teignit et nous demanda humblement laumône. Nous lui jetâmes quel- ques petites pièces de monnaie, et tandis qu'il se baissait pour les ra- 240 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. masser en nous remerciant par un regard plein de reconnaissance et de joie, un bruissement se fit entendre, une touffe de gazon s’agita au pied d’un arbre, et, rapide comme un dard, un serpent noir s’en échappa, mordit en passant Ile malheureux déporté au-dessous du genou, et dis- parut au loin. — Pitié !... oh! pitié !... s'écria l’infortuné, qui avait détaché sa cein- ture ; au nom du ciel, un rasoir, un couteau, un sabre ! Sans perdre une minute, M. Demestre lui jeta un rasoir de sa trousse; le déporté s’en saisit, se Coupa, avec un Courage surprenant, un énorme morceau de chair qui tomba sur le gazon, etse dirigea, en poussant d’affreux gémis- sements, vers la Nouvelle-Liverpool. — [Il mourra à cent pas de là, me dit M. Demestre; c’est un cadavre pour l’opossum. Nous nous remimes en route et nous fimes six lieues encore, d’un seul élan, toujours au milieu de ces forêts éternelles, sans que l'aspect en fût modifié. La calèche de M. Oxley s'arrêta enfin, nous la rejoi- unimes, et deux domestiques nous préparèrent à diner, après avoir frappé de leurs longues gaules les touffes d’arbustes les plus rapprochées de nous. À un petit quart de lieue de là, le jour arrivait plus vif et plus dégagé sur le sol. — De cette clairière, me dit M. Oxley, on apercoit les montagnes Bleues. — Oh! dès lors j'y vais, car j'ai hâte de saluer ces chaînes si mysté- rieuses qui ont lassé tant de courages et vaincu la constance de tant d’explorateurs. — Prenez garde! veillez autour de vous! reprit M. Oxley ; les sau- vages viennent quelquefois jusqu'ici, et, si vous ne craignez pas leurs sagaies, redoutez du moins les attaques du serpent noir; vous savez au- jourd’hui ce que c’est qu'un tel ennemi. J'avais passé mes jambes et mes cuisses dans une espèce de pantalon en tôle assez grossièrement façonné, mais qui pouvait me garantir des morsures des serpents; je m'étais muni d'un briquet, d’un pistolet et d’une baguette de fusil en fer, arme redoutable qui brise d’un seul coup les anneaux des reptiles etles arrête au milieu de leur rapide élan. Puis, mon calepin sous le bras, je me mis en route. À peine avais-je fait une centaine de pas que je vis s'approcher de moi, d’un air piteux et craintif, un sauvage absolument nu, tenant dans sa large main une demi-dou- zaine de sagaies et un casse-têle grossièrement façonné. Je tirai mon sabre et lui fis signe de ne pas approcher; mais lui, triste et souffrant, me donna à comprendre par ses gestes qu'il tombait d'inanition et qu'il me demandait quelque nourriture. Je lui ordonnai de ne pas bouger et je retournai auprès de mes compagnons de voyage; Je pris dans une ser- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 241 vielte quelques débris de volaille, deux côtelettes, un gros morceau de pain, et me remis en route. Ces malheureux, aussi difformes que les naturels de la presqu'île Péron, s’échappent parfois des profondessolitudes où ils se sont relégués, et viennent jusqu’au port Jackson, audacieux et nus, se rire de la civili- sation, qui les entoure sans les séduire. Les Anglais, insouciants à leurs visites, les laissent, au sein d’épouvantables orgies, se livrer, dans les rues-æt sur les places publiques, des combats où le sang coule à flots. La race de ces hommes s'éteint petit à petit; encore une vingtaine d'années, et la partie Est de la Nouvelle-Hollande en sera tout à fait dé- peuplée. Je rejoignis bientôt le malheureux, à qui je montrai les richesses que je lui apportais; mais je le vis, l'œil animé, les muscles en mouve- ment, me faire signe de ne pas bouger, de ne pas faire de bruit et de regarder l'endroit qu'il m'indiquait avec le bout aigu d'une de ses sa- gaies. — Hisso, hisso, me disait-il tout bas, hisso ! et ses dents craquaient, et on eût dit un soldat impatient de combattre. Javais appris que ce mot hisso signifiait serpent noir. Je jetai les yeux vers l'endroit désigné, et je vis en effet, étendu sur le tronc d'un magnifique eucalyptus, déraciné sans doute par la foudre, un énorme serpent noir dont une partie du corps passait sous une bande d’écorce soulevée. Je tirai mon sabre, et, à tout hasard, je jetai du petit plomb dans le canon de mon pistolet. Mais le sauvage, devinant mon intention, me fit Comprendre que tous mes préparatifs étaient en pure perte, el que, si je voulais le laisser faire, il tuerait le hisso. Je ne demandais pas mieux, car, franchement, j'allais battre en retraite. Cependant ras- suré par l’immobilité du reptile, qui dormait au soleil, et vivement piqué par la curiosité, je restai encore. Le sauvage me demandait pour- tant quelque chose et trépignait comme s’il eût marché sur un sol brüû- lant. Je lui montrai un couteau, un canif, ma baguette de fusil, mon pistolet, que je me serais bien gardé de lui abandonner... rien ne lui convenait. Enfin, il toucha du doigt ma cravate, je lui présentai mon mouchoir, et il me fit entendre que c'était cela dont il avait besoin. Il s’en saisit avec empressement, me fit signe de m'éloigner de quelques pas encore, ce à quoi je consentis de grand cœur, et je me tins en ha- leine, le cœur palpitant, les yeux fixes et la baguette de fusil à la main. Lui, le sauvage, enveloppa ses doigts et une partie de son poignet à l’aide du mouchoir, essaya le jeu de ses doigts et de son poignet, tourna sur ses talons, s’accroupit à demi, et s’avança avec la plus grande pru- dence vers le redoutable hisso. Je crus un instant que c'en était fait du sauvage; son audace et son sang*froid me donnaient la fièvre... Arrivé près du tronc renversé, le naturel se couche, s’allonge, avance contre 248 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. l'ennemi qu'il allait combattre, le saisit fortement par la queue et se re- lève. Le serpent se redresse à son tour, mais, retenu par la couche d’é- corce sous laquelle il s'était à demi réfugié, il se replie. Le naturel avait prévu lous ces mouvements, il recule en serrant toujours sa victime, et dès qu’elle s’est dégagée de l’écorce, dès qu’elle va s'élancer, mordre et tuer, mon intrépide sauvage agite ses bras el fait lourner le serpent comme s’il faisait tournoyer une fronde. J'étais dans la stupeur, Immo- bile et fasciné. Le sauvage trépignait OUIONES et poussait des hurlements pareils à ceux d’une hyène qui vient de s'emparer d'un élan. Après avoir fait tournoyer le reptile pendant deux ou trois minutes au moins, et sur- tout après avoir remarqué que sa résistance à obéir au mouvement de rotation était anéantie, le sauvage s’approcha de l’eucalyptus abattu, et, par un dernier et vigoureux effort, il le frappa de la tête du serpent, qui resta étendu sur la place. — Il est mort? dis-je avec un geste en rapport avec mes paroles. Le naturel me fit signe que non et que l’ennemi ne tarderait pas à se re- dresser s’il ne se hâtait de lui trancher la tête. Là-dessus, il me demanda mon couteau ou mon sabre, je lui donnai le couteau; il s’approcha du reptile, qui remuait encore, posa son talon sur la tête, et en trois coups il la sépara du tronc. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 249 J'étais dans la stupeur, d’une audace à laquelle rien ne peut être com- paré, quand on songe que toute blessure du serpent noir est mortelle. Cependant le sauvage, fier de son triomphe, plus fier peut-être en- core de mon admiration, se mit à danser, à trépigner, à rire et à hurler en même temps; il gambadait autour de sa victime, il la poussait du pied et l’insultait en feignant d'en être mordu, tandis que moi, adossé à un arbre, je cherchais à saisir les grotesques poses de cet être si bizarre et si courageux. Cette étrange scène si chaude, si dramatique, durait de- puis près d’une demi-heure, mais le dénouement en fut inattendu. Le sauvage continua ses gambades joyeuses; il courut de nouveau vers le serpent, le saisitde ses deux mains, le passa comme une cravatte autour de son cou, revint, se rapprocha à moi, me sourit d’une façon hideuse en brandissant ses sagaies, s'empara de la serviette et des pro- visions qu'elle renfermait, prit le couteau qui avait achevé l'ouvrage, le leva, le jeta en l'air, le ressaisit, hurla de nouveau, bondit d'arbre en arbre plus vigoureusement que jamais, s’éloigna, revint encore, prit sa course et disparul pour toujours dans le fond des bois, me laissant pour toute récompense de ma générosité la tête du reptile, dont il n'avait que faire. Je rejoignis mes compagnons de voyage, qui venaient déjà vers moi, je leur contai mon aventure, eten m'engageant de plus de circonspection à l'avenir, ils m’estimèrent heureux d’être quitte de mon imprudence pour la perte d’un mouchoir, d’un couteau et des provisions de bouche dont j'avais déjà fait le sacrifice. Les chevaux furent attelés, nous poursuivimes notre chemin à tra- vers la forêt toujours imposante, et dans tout le trajet nous ne vimes que trois serpents devant nous, lesquels ne fuirent point à notre approche, mais ne cherchèrent pas non plus à nous attaquer. L'habitation de M. Oxley est située sur le sommet d'un délicieux pla- teau dont le pied est planté d'arbres européens, mêlés à de grands végé- taux indigènes, et formant par cet assemblage le plus curieux spectacle. C'est le casualina, qui mêle ses rameaux gracieux à la pomme colorée ; c’est le pin de Norfolk et ses rameaux chevelus, du milieu desquels tombent des grappes de raisin dont la vigne est plantée à côté de son tronc lisse et élégant; c’est la poire se jouant au milieu des jeunes euca- lyptus, protecteurs bienvenus des melons et des fraises qui poussent à leurs pieds; partout encore des fleurs odorantes dont le parfum s’exhale au loin, partout un jardin délicieux tel qu’en rêvait le Tasse. Après cette première inspection qui me jelait dans l’extase, j’entendis la voix de M. Demestre; on m’appelait pour souper. Ici encore, non- seulement l’aisance, mais le luxe, non-seulement la profusion, mais la prodigalité, et le gastronome s’accommoderait fort bien d’un exil où tant de distractions lui seraient offertes. À deux heures du matin la mai- Il. 32 250 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE son élait silencieuse, valets et maitres dormaient d'un profond som- meil. À cinq heures, j'étais déjà debout et prêt à recommencer mes ex- CUrSIOns. M. Oxley m'entendit et me fil prier de passer dans son appartement. — Je comprends votre impatienle curiosité, me dit-il; mais prenez garde ! la curiosité est souvent fatale à celui qui ne sait pas la contenir. Vous voyez l'Europe autour de nous; mais là aussi est la Nouvelle-Hol- lande, c’est-à-dire une terre sauvage, d'énormes fourmis dévorantes, des serpents qui donnent la mort, des torrents qui s'emparent de la cam- pagne et entraînent tout sur leur passage. La grêle tue dans ces climats exceptionnels, et le sauvage habitant des déserts tue aussi dès qu'il manque de vivres, qu'il se sent le plus fort et qu'il est sûr de l'impunité. J'écoutais ces sages conseils; mais je n’en ins nul compte, tant le désir de voir me poussait à la recherche de choses inconnues. Aussi, dès le lendemain de mon arrivée chez M. Oxley, où tant de soins, de préve- nances et de luxe m'avaient rappelé l'Europe et les brillants salons de Paris, je me décidai à une course dans l’intérieur des bois, séduit que je fus par tout ce qu’on m'en disait de magique et de merveilleux. Plu- sieurs des sauvages, à qui le généreux ingénieur donnait asile, la nuit, dans ses écuries et ses greniers, devaient me servir de guides ; mais deux seuls furent fidèles à leur promesse, et je me mis en route avec eux après que M. Oxley m'eut engagé à beaucoup de prudence et de circon- spection. XXIN Z © (== (CE y LLES- HOLLANDE,. Torrent de Kinkham. — Attaque d’un nid de fourmis. — Je franchis le torrent. —Solitudes. - Deux déportés.— Inondation.— Jeux et exercices des sauvages. — Retour à “igdney. J'avais vu de l'observatoire de l'habitation de M. Oxley le lit du tor- rent de Kinkham; c’est de ce côté d’abord que je dirigeai mes pas, car c'est là surtout qu'on m'avait fortement invité à ne pas me rendre, puisque ce torrent est la limite tracée dans la colonie pour les courses des convicts. Tout déporté qui le traverse est regardé comme déserteur et ennemi : quelques-uns d’entre eux, voulant se soustraire au châtiment qu'ils ont mérité, le franchissent en dépit des lois, se jettent dans les solitudes éternelles qui se trouvent au delà, vont à la recherche des hordes sau- vages, dont ils partagent d’abord la misère; et plus tard, poussés par la vengeance et la faim, ils se mettent à la tête d’une expédition guerrière, ils se ruent avec des cris farouches sur les habitations sans défense, el mettent tout à feu et à sang. Aussi, le déporté convaincu d’avoir fran- chi le torrent de Kinkham est condamné, par cela seul, à la peine de mort. Farrivai à son lit de roches après une heure de marche à travers quel- ques bois vierges et de belles et riches plantations dépendantes du chà- teau de M. Oxley. Parvenu là, je fis mine de vouloir pousser plus loin, mais mes deux guides épouvantés me donnèrent à comprendre qu'ils ne 952 SOUVENIRS D UN AVEUGLE. m'accompagneraient pas, que cela leur était défendu expressément, qu'on les tuerait s'ils allaient au delà, et que moi-même je m'exposais à de grands périls si j’exécutais mes projets. I n'en fallut pas davantage pour me décider. Au surplus, je saisis cette occasion pour recommander aux voyageurs la règle invariable que je me suis tracée dans chacune de mes expéditions hasardeuses. Ce à quoi l’on doit d’abord s'attacher, c’est à se débarrasser le plus tôt possible des plus grandes difficultés. Ce n’est point le départ qui est à craindre, c’est le retour. Les premiers obstacles sont d'autant plus décourageants qu'on ne s’est pas encore faconné aux épreuves. Le découragement n’est mortel que lorsqu’à l'ho- rizon se dressent les aspérités.. Dès que l'élan vous a poussé au delà de l'obstacle principal, vous devez regarder le reste comme vaincu, et le souvenir de votre premier succès vous vient en aide pour triompher avec profit de tous les autres incidents de la lutte. Le combat effraie moins que la bataille ; l’homme que la tempête accueille au jour de son départ est tout prêt aux rafales de ses traversées à venir. Le torrent était là, sous mes pieds, d’une largeur de cent pas au plus, pavé de roches lisses, polies, attestant la rapidité et la fréquence des avalanches. Un léger filet d’eau, murmurant à peine à travers les rigoles et les anfractuosités des couches schisteuses, passait presque inaperçu, tandis que les bords du lit à pic, déchirés et creusés, disaient la violence des eaux descendant des montagnes. D'un côté, des terrains déjà dé- blayés et prèts à recevoir les richesses végétales de nos climats; de l'autre VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 253 côté, une nature vierge et des géants séculaires portant leurs têtes che- velues jusqu'à la région des nuages, qu'ils retenaient dans leur course. Irai-je ou n'irai-je pas au delà du torrent? fut la première question que j'adressai. La seconde fut celle-ci : Qu'’ai-je à gagner à braver le péril dont on m'a menacé? La réponse à la seconde de ces deux questions fut la solution de la première, et le vague de mes craintes me détermina à l’entreprise. Si l’on m'avait dit que je serais attaqué par des sauvages, par des bêtes fauves, par des serpents noirs, à coup sûr je serais resté au rivage; mais reculer devant l'incertitude des dangers et peut-être devant des fantômes, voilà ce à quoi je ne pus me décider. Le torrent devait être franchi. Je me disposais déjà à descendre la côte presque à pic, lorsque la clarté brillante d’un feu peu éloigné et une longue colonne de fumée noire montant en spirale frappèrent mes regards à peu de distance du lieu où j'avais fait halte. À la bonne heure! m'écriai-je, comme pour me donner du courage, j'aime mieux cela, j'aime mieux le bruit que le si- lence, et les hommes que la solitude. Allons de ce côté. Je me dirigeai donc vers le point lumineux grossissant à chaque in- stant, et je fus témoin là d'un spectacle que je n’oublierai de ma vie. Onze sauvages, parmi lesquels deux femmes seulement, maigres comme des squelettes, après avoir abattu des branches sèches en très-grande quantité et les avoir placées autour d’un monticule de trois pieds de haut et de quatre à peu près de diamètre, préparaient d'autre bois menu qu'ils tenaient en réserve pour alimenter la flamme. À mon aspect ils s’arrê- tèrent tout court, se réunirent en un seul groupe et parurent délibérer sur le parti qu'ils avaient à prendre à mon égard. F'allai franchement à eux, bien certain que ma confiance les flatterait. Je leur tendis la main. Ils me regardèrent d’un air stupide et m’adressèrent des paroles écla- tantes auxquelles je n'avais garde de répondre, vous savez pourquoi. Je prononcai cependant le nom de M. Oxley, fort-connu dans le voisi- nage; ils le répétèrent à voix basse, semblèrent se calmer, et continue- rent leur opération commencée comme si je n'étais pas là. Le cercle de feu se rétrécissait, rapproché petit à petit du monticule à l’aide des sa- gaies et quelquefois même à l’aide des pieds et des mains dés sauvages. Quand la flamme faiblissait, un nouveau secours lui était donné, et des cris rauques remplissaient les airs. Cependant on s'arrêta encore, trois sagaies lancées avec une grande vigueur percèrent le monticule assiégé, et des crevasses faites par cette arme s’échappèrent d'énormes fourmis que le feu ne tarda point à faire rentrer dans leur gîte. À chaque instant l'incendie se concentrait, et bientôt les sagaies n'eurent pas besoin d'être lancées pour ouvrir la demeure souterraine des animaux dévasta- teurs auxquels on fait ici une guerre à outrance. Les casse tête se joi- gnaient aux sagaies, les longues branches de bois sec ajoutaient aussi à »,54 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. la destruction de l'édifice, qui ne fut bientôt plus qu'un monceau de ruines, et le feu continuait toujours. Dès qu'il arriva au pied de la four- milière, on l’entretint plus violent que jamais, et les sauvages satis- faits $ assirent paisiblement autour : une heure après l'œuvre fut ac- complie. La horde se leva, s'ouvrit une route jusqu'au tertre renversé, en chassa au loin la terre calcinée, et s’empara d'une boule énorme de cada- vres agglomérés formant une sorte de mastie noir, sur laquelle elle se Jela avec une gloutonnerie qui soulevait le cœur ; je crus même un in- slant que ces malheureux affamés semblaient craindre que je ne leur demandassent ma part du hideux repas, et lorsque je m'éloignai de ce spectacle d'horreur, chacun des convives se hâta moins de dévorer sa pitance. Hélas ! telle est pourtant la principale nourriture de ces misérables sauvages de la Nouvelle-Hollande que la civilisation effraie et qui trai- nent une si triste vie au milieu des immenses forêts que le ciel leur a données pour demeure. Après avoir été témoin de cette scène de dégoût et de pilié, je repris le chemin du torrent, dont je m'étais un peu éloi- gné, et je me décidai en route à ne plus délibérer en présence de l’ob- stacle. Ainsi, sans réflexion aucune, je me glissai le plus doucement possible jusqu'au lit du torrent, que je traversai à pied sec, et Je me trou- vai bientôt à l’autre bord. Là seulement je m'arrétai, inquiet, irrésolu, presque tremblant ; mais ne vous hâtez pas de me condamner. Ne vous est-il done jamais arrivé d’être étonné de l'audace d'une résolution alors que le suecès l'avait couronnée? Quand le péril est imaginaire, c'est avant l'épreuve que la peur vous saisit, vous abat, et le rire lui succède; mais quand le danger est réel, il arrive presque toujours que les hommes de cœur l’affrontent et qu'ils ne tremblent qu'après l'avoir soumis. Les deux guides que M. Oxley m'avait donnés ne voulurent point, malgré mes offres et mes menaces, m'accompagner au delà du torrent, et me donnèrent à entendre que s'ils m’obéissaient on les mettrait à mort. À un pareil argument je n'avais rien à répondre, et je m'élancai seul. D'un autre côté, je l'ai dit, tout déporté convaincu d’avoir franchi le torrent était, par ce seul fait, condamné à être pendu, car on en avait vu à la tête de hordes sauvages, venir après les inondations, mais plus terribles qu’elles, se précipiter sur les habitations sans défense et ré- pandre partout la dévastation et la mort. Je n'étais point déporté, la sé- vérité de la loi ne pouvait m’atteindre, et je voulais voir. Devant moi se dressait une vaste plaine de gazon plantée d’'eucalyptus du port le plus majestueux; elle était bordée par une colline boisée comme la plaine, silencieuse, solennelle comme le désert, de l’autre côté de laquelle serpentait une vallée profonde, ombragée aussi richement que VOYAGE AUTOUR DU MONDE. D) le sol que je venais de parcourir. Je m'assis, et je me dis avec un senii- ment d'orgueil qui a sa puérilité : Jamais, sans doute, pied européen n'a foulé cette terre ignorée, jamais personne avant moi ne s'est livré ici à la méditation, au recueillement, à l'étude du magnifique tableau aussi ancien que le monde, dont le cadre n'est nulle part et dont les détails sont aussi curieux que la masse. Ce serait bien le cas de placer ici quel- que triste et lugubre épisode taillé de manière à jeter sur moi l'intérêt de mes lecteurs; de dire, par exemple, qu'une bande farouche de sau- vages me harcela de ses sagaies et de ses casse-tête, qu'un terrible ser- pent noir me menaça de sa dent meurtrière, et qu'un essäim innombrable de fourmis rongeuses m'entoura de ses mille réseaux et me blessa de ses mille dards; puis un miracle serait venu à mon aide pour me rendre au monde. Mais, je l'ai dit, je ne sais pas mentir en présence des faits, je les raconte tels que je les ai vus; je n'ai nullement besoin de recourir aux merveilles de la fable pour remplir la vie aventureuse que l'enfer ou le ciel a voulu me faire. Et puis, d’ailleurs, le sang n’est pas toujours la tragédie ; le drame qui émeut ou terrifie est souvent dans l'absence du drame, et l’aéronaute qui tombe du haut des airs intéresse et glace bien plus quand il tourbil- lonne dans l’espace que lorsque ses os ont été broyés par la chute. Aïnsi donc rien de ce qui m'avait été prédit ne m'arriva, et pourtant j'avais recu des menaces de tous côtés. Si j'avais eu plus de cœur que je n’en eus, en effet, j'aurais pu, par exemple, m'assurer d’où venait un certain bruit lointain que je supposais partir de l’autre côté de la colline sur la- quelle je planais en ce moment. Ce bruit arrivait par intervalles à peu près égaux, par saccades tantôt faibles, tantôt en bruyantes modulations. Mais je n’osai point, et j'en suis encore réduit aux conjectures. Si j'avais eu plus de cœur, je me serais avancé jusqu’à un troisième plateau éloi- gné de moi d’une lieue au plus, et formant peut-être le premier ou le dernier échelon de ces collines si riches que l’industrie anglaise saura bien atteindre et peupler. Mais, je l'avoue encore une fois, j'eus peur, et je restai en place au lieu d'avancer. Le jour marchait; un soleil écla- tant pesait sur.les hautes cimes des arbres, et il me semblait que je l'ar- rêterais dans sa course en m'arrêtant moi-même. J'écrivais mes impressions : je disais que parmi les branches des arbres des myriades de perroquets, de cacatois, de perruches de toutes couleurs, voltigeaient et se jouaient loin de toute atteinte meurtrière; je disais aussi qu'à mes pieds, et parmi le gazon frais et riant, pointaient les pe- tites feuilles et les gracieuses étamines de mille jolies fleurs, les unes in- odores, les autres parées de leur suave parfum; celles-ci blanches ou roses, celles-là bleues ou diaprées, douces à fouler, charmantes à étudier… lorsqu'un bruit plus prolongé que ceux qui m'avaient déjà privé de mon courage ordinaire, fixa mon attention. Une lourde secousse se fit bientôt 2506 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. entendre plus sombre, plus rapprochée. À l'instant, je fus debout; je visitai, inquiet, l’amorce de mes deux pistolets, et je jetai un regard in- vesligateur de lous côtés. Rien ne fixa mon attention; mais le haut feuillage bruit avec un fracas terrible; c'était la pluie, c’étaient des gouttes d'une grosseur prodigieuse qui traversaient les couches épaisses des eucalyptus. Le retentissement, e’était le tonnerre marchant à grands pas vers le lieu qui me servait d'asile. Les paroles menaçantes de M. Oxley retentirent bien plus fort à mes oreilles ; je savais tout ce qu'on m'avait raconté de surprenant du tor- rent de Kinkham envahissant les plaines de ses flots vagabonds, et je le voyais déjà se dressant devant moi, s’opposant à ma fuite et me punis- sant de ma témérité. Je me mis à courir de Loute la force de mes jarrets, sans me soucier le moins du monde des monticules sur lesquels je posais un pied imprudent, et qui pouvaient fort bien être les nids meurtriers des fourmis dangereuses contre lesquelles la flamme seule a de la puis- sance. Éloigné de toute habitation protectrice, j'avais des ailes ; en une heure je fis le trajet que j'avais parcouru le matin en quatre fois plus de temps. L'’ouragan grondait, l'éclair sillonnait la nue, la pluie tombait rapide et froide, les arbustes courbaient la tête, et, vaincu par la peur, j'arrivai sur les bords escarpés que j'avais si douloureusement franchis le matin. Je n’eus pas de peine à atteindre le lit, dont le filet d’eau était déjà prodigieusement grossi, mais que je traversai encore à pied sec. Arrivé sur l’autre bord, je m'arrêtai; il me sembla que je n'avais plus d'obstacles à vaincre. Je tournai mes regards vers les lieux solitaires que je venais de quitter, et je fus honteux des craintes qui m'en éloignaient. La peur, dit-on, n’a ni jambes ni oreilles; on assure qu'elle énerve, qu'elle paralyse, qu’elle tue toute sage résolution, qu’elle glace en un instant le sang dans les veines: je vous proteste, moi, que la peur ne fait pas tous ces prodiges, et qu'elle donne aux jarrets une vigueur et une vélocité incomprises jusque-là. Je m’estimai heureux, je vous l'avoue, que nul ne fût à mes côtés pour être témoin de mes angoisses; et si je les avoue avec tant de franchise aujourd'hui, c’est que quelques années ont passé là-dessus, et que depuis lors j'ai acquis le droit de dire à haute voix sans rougir : Tel jour j'ai été un poltron. Le torrent grossissait toujours ; ses ondes jaunâtres bouillonnaient sur les roches, mais je ne croyais plus déjà aux redoutables phénomènes dont mes compagnons de voyage avaient voulu m'effrayer. Toutefois je renonçai à mon retour vers les solitudes, et je repris tristement le che- min qui devait me conduire chez M. Oxley, où l’on était sans doute fort inquiet de ma longue absence. J'avais fait quelques pas à peine dans un taillis assez épais, lorsqu'une douce voix de femme fixa mon attention ; je me dirigeai de ce côté avec empressement, et je me trouvai bientôt en VOYAGE AUTOUR DU MONDE. NT face d’une petite maisonnette bâtie en bois entremêlé de terre glaise, et ayant pour toiture un triple rang d’écorces d'arbres fort bien liées les unes à côté des autres. Je m'approchai avec précaution; la porte était entrebâillée : je frappai un petit coup, et, remplie d’effroi, la maîtresse du logis s’avanca. — Grand Dieu! s'écria-t-elle en anglais dès qu'elle m'eut aperçu, qui êtes-vous”? que voulez-vous? — assurez-vous, madame, je suis un Francais voyageur. — Je parle aussi cette langue. — Tant mieux; l'orage m'a saisi dans ma course au-delà du torrent. et comme la pluie tombe en abondance, je vous demande quelques in- stants d’hospitalité. —0Oh! vous pouvez vous reposer, monsieur; maintenant jen’ai plus peur. Cette femme, belle, mais très-pàle, avait une trentaine d'années : le haut de son corps était voilé seulement par une chemise d'homme bou- tonnée au col, et depuis les reins jusqu'à la cheville elle portait une Jupe d'indienne propre et nouée par un ruban bleu. Ses bas et ses souliers at- testaient un long service, et sa belle chevelure blonde était emprisonnée dans une gaze blonde mais flétrie ; un collier de cheveux ornait son cou élégant; ses jolies petites mains se cachaient sous des gants usés, et des boucles d’or pendaient à ses oreilles. Au total, c'était la pauvreté, mais non la misère; c'était aussi la beauté, mais une beauté vaincue par la souffrance, et cet ensemble plein de grâce et de magie inspirait autant de respect que d’attendrissement. Dans un coin de l'appartement, com- posant toute la demeure isolée, se dressait un lit bas, propre, avéc un 11. 33 J58 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. drap blanc eUun oreiller, Llandis qu'à terre deux couvertures de laine prolégeaient deux enfants qui me regardaient avec de grands veux bleus pleins d’une naïve expression de curiosité. Quelques assiettes de terre élaient posées sur une planche fixée au mur de l'habitation ; une brouette dormait auprès d’une malle et d’un grand vase en faïence gardant en- core une partie des aliments préparés sans doute pour la journée. Deux chaises délabrées complétaient ameublement. Dès que mon inspection fut achevée, je demandai pardon à la gra- cieuse dame de l'embarras que je lui causais, et la priai de me permettre d'embrasser ses jolis enfants, dont le plus âgé avait six ans et le plus jeune quatre tout au plus. — Très-volontiers, monsieur, car ils sont fort sages. — Alors, madame, vous me permettrez de leur offrir quelques baga telles de mon pays. — Ne le faites pas, ils seraient capables d'accepter. — C'est pour cela que j'insiste. — Ah! voilà bien de la bonté. — Non, madame, c’est de l’intérêt. — Je vois que vous ignorez de quel père ils sont les enfants. Je ne veux pas le savoir, surtout si leur confidence peut leur être nuisible. — Faites donc, monsieur, et que le ciel vous en récompense La Je fouillais dans mes poches, lorsqu'un bruit de pas précipités arriva: jusqu’à moi. — C'est lui! s’écria la femme. — Qui, lui? — Mon mari, Atkins. Un homme blond, mais haut et fort, se présenta à la porte, qu'il ouvrit brusquement. À mon aspect, il s’arrêta stupéfait, fronça le sourcil, plongea son regard dans le mien, le tourna vers sa femme, et sa figure grave reprit le calme qu’elle avait perdu. A la bonne heure, dit-il; mais qui êtes-vous ? — Un Français voyageur arrivé depuis peu de jours à Sidney, et venu dans ces solitudes avec M. Oxley pour les étudier. Fachève ma prome- nade autour du monde. — C’est bien. Avez-vous de l’argent ? Je feignis de n’avoir pas entendu la question. — Avez-vous de l'argent? reprit-il avec plus de force. — Je crois avoir quatre ou cinq piastres tout au plus dans ma bourse. — Tant mieux. — Pourquoi cela? — Parce que vous les remporterez, et que je vous prouverai ainsi que j'ai renoncé à mon ancien métier. — Vous, monsieur ? VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 259 — Oui, moi. Vous voyez devant vous un voleur d'Amsterdam , de Londres et de Paris. Paris est la ville la plus commode du monde pour les industriels qui savent lexploiter ; Amsterdam vaut beaucoup moins; mais Londres est détestable. Déjà riche de mes escroqueries, je voulus y continuer mon commerce... et me voici. — Je ne croirai jamais. — Vous avez tort. Ce n’est point par fanfaronnade que je vous dis ces choses, c’est parce qu'il ne faut pas plus voler l'estime des honnêtes gens que leur or. Mes aveux, d’ailleurs, sont la conséquence de mes fautes et de mon repentir. Tous mes camarades, ou presque tous, vous jureront qu'on les a injustement condamnés; moi, je vous dirai, monsieur, que l’on m'a fait grâce en m'envoyant pendant quinze ans ici. Je bénis mes juges et leur clémence, puisque sans eux je n'aurais pas connu cet ange de bonté que vous voyez là, qui me console de mes fatigues, qui adoucit l’amertume de mes remords, et qui m'a déjà donné ces deux pauvres pe- tites créatures que vous avez la bonté de caresser. — Combien y a-t-il de temps que vous êtes dans ce pays? — Six ans; encore quatre, et je reverrai ma patrie. Je travaille, mon- sieur, je travaille avec une ardeur infatigable, et je saurai bien profiter des bénéfices de notre code en faveur de ceux d’entre nous qui perdent sur cette terre les vices ou les crimes qui les y ont amenés. — Ne voudriez-vous pas que je parlasse au gouverneur de notre ren- contre si imprévue, de notre conversation si intime? — Merci, merci; ce que je désire, c’est que mon retour en Europe soit le prix d’un droit et non d’une faveur. — C’est de la grandeur d’âme. — C’est de la justice, voilà tout ; j'ai été voleur pendant dix ans, il me faut dix ans d’expiation. N'est-ce pas, ma femme ? — Oui, mon ami. — Et maintenant, monsieur, que l'orage est moins violent, partez, je vous le conseille ; vous voyez d'ici le château de M. Oxley. hâtez vos pas. Nous, délogeons vite et emportons nos bagages. — Pourquoi cette activité? — Je vois-que vous ne connaissez pas le torrent de Kinkham. — Adieu donc, monsieur ; mais j’ai promis une bagatelle à chacun de vos enfants; souffrez que je m’exécute. — Si vous avez promis, tenez votre parole; mais point d'argent : on croirait peut-être que c’est un cadeau forcé. Je donnai aux marmots un joli étui avec des aiguilles et du fil, un cou- teau, deux mouchoirs, un beau foulard que je portais au cou, et je re- pris le chemin de l'habitation de M. Oxley, après avoir affectueusement serré les mains aux pauvres exilés. — Ah! vous voilà, me dirent mes nouveaux amis en m'apercevant 260 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. trempé jusqu'aux 0s; vous faites de jolies choses; j’ai envoyé six sau- vages et quatre domestiques à votre recherche. — Craigniez-vous donc qu'on ne m'arrêtât dans ces déserts ? — Je craignais pour vous, me dit M. Oxley, le torrent que vous me sembliez fort curieux d'étudier. — J'en arrive, en effet. — Vous ne l'avez pas franchi? — Oh! j'ai été bien au-delà. — Eh bien! mettons-nous à table. Il était quatre heures et demie. À six heures, le repas fut achevé. — Maintenant, poursuivit mon généreux amphitryon, approchez-vous de la croisée ; jetez un regard sur la campagne. Quel spectacle ! Plus de terres à nu, plus de végétation, plus de champs avec leurs richesses, plus de cabanes de proscrits ; &’étaitun lac, une mer immense qui couvrait la cime des arbres nés dans les vallées. — Que dites-vous du tableau”? — Je dis que tout ce qu'on voit ici est merveilleux, incroyable. — Ce n'était pourtant qu'un orage de pluie. — Il yen a donc de plus redoutables? — Avant votre départ, vous en verrez peut-être où la grêle joue un rôle important. — Mais on doit fuir alors une terre aussi inhospitalière. — Non pas; l’on doit se mettre à l'abri du danger, et c’est ce que nous faisons quand nous sommes sages. — Je serai sage à l'avenir. La pluie cessa de tomber, et, après une partie de cartes, M. Oxley me pria de regarder de nouveau la campagne. Les eaux se retiraient comme poussées par une puissance surnalu- relle ; une heure les avait élevées jusqu'aux hautes collines, une heure les enfermait dans leur lit. Chaque minute les refoulait vers les bas ter- rains voisins du rivage de la mer, et-dès lors on eût dit que c'était la vé- gétation qui montait pour ressaisir le sol envahi qu'on n’osait plus lui disputer. — Eh quoi! m'écriai-je, vous ne venez pas à mes côtés pour admirer un pareil tableau ? — Nous en sommes rassasiés. Le lendemain, au déjeuner, je parlai de ma singulière entrevue avec le déporté... — Ah! vous l'avez vu? — Oui; quel est cet homme? — Le coquin le mieux converti de la terre. — Sans ironie ? — Sans ironie. Vous a-t-il dit que dans une des dernières inondations VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 261 du torrent, il avait sauvé la vie, au péril de ses jours, à deux sauvages qui se noyaient? —. Non. — Vous a-t-il dit que lors d'une irruption de quelques convicts à la tête des naturels, il était venu, lui, se poster au devant de ma porte, el que, secondé par mes valets, il parvint à mettre en fuite la horde sau- vage, après s'être emparé de leur chef? — Non. — C'est qu'il cache toutes ses belles actions. Il n'y a pas de déporté ici qui travaille avec une ardeur égale à la sienne. — Etsa femme? — Un ange de charité et de dévouement ; déportée ici pour immora- lité, elle s’est régénérée en posant le pied sur cette terre. — Le torrent les a chassés de leur habitation ; où vont-ils? — S'abriter à une lieue d'ici, sur un terrain que je leur ai donné el dont je leur réserve les revenus. Ils se réfugient aux jours des dévasta- tions dans une jolie maison qu'ils ont bâtie sur une hauteur voisine, et s'ils ne viennent pas chez moi, c’est par discrétion. Atkins ne se doute pas de ce qui l'attend aujourd'hui. — ()u’est-ce donc? — La nouvelle de son élargissement et de celui de sa femme, que je lui apporte, et que j'ai ordre de ne lui donner que pour la fête de notre souverain. — Il refusera. — Îl acceptera, car je lui parlerai de sa femme et de ses enfants qu'il aime avec passion. Tenez, je parie que c’est lui que j'entends, car mes chiens accourent sans aboyer. Atkins entra et salua avec respect ; sa jolie femme nous fit une révé- rence honteuse, et, sans autre préambule, M. Oxley lui donna à lire la note du gouverneur. Le brave déporté se jeta à genoux, baisa le papier précieux, sur lequel tombaient de grosses larmes, et se releva pour em- brasser sa femme et ses enfants. — N'est-ce pas que vous obéirez? lui dit M. Oxley. — Hélas ! suis-je assez honnête homme ? — Vous allez vous mettre à table avec nous. — Votre présence et votre parole purifient. Quinze jours avant de quitter le port Jackson, je vis s'embarquer, sur un beau trois-mâts de Plymouth, Atkins et sa famille, que le capitaine, par ordre supérieur, avait déjà pris sous sa protection immédiate. Atkins doit être maintenant à Londres. S'il lit ces pages, il verra que l'étranger avec lequel il a dîné à l’antipode de Paris ne l’a point oublié. — Maintenant que vous avez vu quelques-uns de nos phénomènes ter- restres et météorologiques, me dit M. Oxley le lendemain de cette jour- 262 SOUVENIRS D UN AVEUGLE. née si bien remplie, je ne veux pas que vous quittiez mon habitation sans connaître aussi un peu les hommes qui parcourent ces solitudes, et qui s'effacent petit à petit, surtout depuis que nos armes à feu les pri- vent des ressources qu'ils se procuraient parfois avant notre conquête. Tout n’est pas gain dans la victoire de la civilisation, et les vaincus qui veulent rester libres de nos lois ont tout à redouter de leur résistance. Voyez, les sauvages habitants de ces contrées ne fréquentent presque plus les rivages de la mer où nous avons quelques établissements, ai- mant mieux la faim et la solitude des forêts qu'une nourriture abon- dante et les habitudes que nous voudrions leur donner; c’est une race d'êtres exceptionnels comme le sol qui les porte; ils ne tiennent d'aucun peuple, et ils diffèrent encore plus de leurs voisins que de tous les autres hommes. Quelles formes hideuses et mesquines! Les singes leur sont infiniment supérieurs pour la grâce et l'intelligence. Et toutefois, vous allez voir. M. Oxley fit entendre un coup de sifflet, et je vis sortir d’un hangar un sauvage absolument nu, armé de plusieurs sagaies, de deux casse- tête courbés comme nos sabres de hussard, et d’une petite hache propre à manier d’une seule main. Cet homme vint à nous; c’était un chef, un roi, tout ce que vous voudrez ; il commandait à d’autres hommes taillés comme lui, brutes comme lui, farouches comme lui. Pourquoi comman- dait-il? Je ne sais, et M. Oxley n’en savait pas plus que moi. On lui dit quelques mots, on lui fit quelques signes, etil disparuten courant et en laissant là ses armes, qui auraient pu s'opposer à la rapidité de ses mou- vements. Au bout d’une demi-heure il fut de retour avec cinq de ses su- Jets les plus dégoûtants, bien qu'ils le fussent moins encore que la jeune fille qui les accompagnait, et dont les mamelles fouettaient le bas-ventre. Je ne me suis pas engagé à vous montrer toujours les filles sautillantes d’Anourourou ou les suaves dormeuses de Lahéna. — Vous allez être témoin d’un spectacle curieux, me dit M. Oxley; tenez, voici un eucalyptus fort élevé, fort droit et fort lisse ; les bras ne peuvent le saisir, tant son diamètre est grand; pensez-vous qu’un de ces hommes, en cinq ou six minutes, soit capable d’en atteindre la cime ? — Cela me paraît incroyable. — Eh bien! cela est. — Quand je l'aurai vu, j'en douterai encore. — Aussi, n’ai-je été convaincu, moi, qu'après la centième épreuve. M. Oxley fit venir à ses côtés un de ces naturels, le plus jeune en ap- parence; il lui montra un mouchoir qu’il déposa à terre en lui disant qu'il lui appartiendrait si dans cinq minutes l’arbre était escaladé. Le sauvage poussa un cri de joie, se jeta à terre, se releva, saisit la petite hache dont je vous ai parlé, se plaça contre le tronc de leucalyptus, le 2 VNOVAGELAUROUR! DUCMONDE. 263 mesura de l'œil avec une sorte de dédain, poussa un nouveau cri el se init à l'œuvre. En trois coups, une entaille fut pratiquée à deux pieds du sol, entaille à peine suffisante pour servir à l'orteil de point d'appui. Une seconde entaille plus haute de deux pieds fut faite de la même manière, el, après avoir gravi ces deux échelons, le sauvage, par un Coup vigou- reux, planta la hache dans le tronc de l'arbre au-dessus de sa tête. Placé verticalement, il allongea le bras droit, saisit le manche de l'instrument comme point d'appui, se hissa, se cramponna, se colla, pour ainsi dire, à l’aide des plis et des aspérités de son ventre et de sa poitrine, ainsi que le ferait un lézard ou un limaçon, se tint de la sorte suspendu, pratiqua de nouvelles entailles pareilles aux premières, y fixa d'abord un pied, puis l’autre, replanta/la petite hache, s’élança de nouveau, et tout cela avec plus de rapidité peut-être que je ne vous le raconte, monta, tou- jours collé, toujours identifié à l'arbre, et en atteignit les hautes bran- ches à l’aide des mêmes moyens, en quatre minutes et demie. — Allons, me dit M. Oxley, il v a mis de lamour-propre. Pourrez- 264 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. vous traduire, expliquer, faire comprendre ce que vous comprenez à peine après l'avoir vu? — Je l'essaierai. — On ne vous croira pas. — J'inviterai les incrédules à entreprendre le voyage; cela seul en vaut la peine. — Voyez maintenant descendre cet homme, poursuivit M. Oxley, et touchez ensuite sa poitrine. Un nouveau coup de sifflet retentit; le sauvage se plaça debout contre le tronc, se laissa glisser, tenant toujours la tête penchée à droite ou à gauche, en s’arrêtant par intervalle comme pour amortir l’âcreté du frot- tement, et en un instant il fut auprès de nous. Je joignis un mouchoir à celui qu'il venait de gagner, et le naturel bondit comme un chevreuil. La peau de sa rude poitrine ne portait aucune empreinte de déchirure. Les autres sauvages nous demandèrent si nous voulions qu'ils nous mon- trassent également leur adresse. — Ne les gâtons pas, me dit M. Oxley, à moins que vous ne veuillez vous convaincre que la femme n’est pas moins leste et moins habile que l’homme. — Deux épreuves, en effet, ne sont pas de trop pour que je croie avoir vu. La femme monta donc aussi, et en six minutes moins quelques secondes l'opération fut achevée. — N'est-ce pas que tout cela est phénoménal? me dit M. Oxley. Les curieuses expériences une fois terminées, l'Anglais, qui compre- nait si bien les lois de la politesse et de l'hospitalité, me proposa d'assis- ter à un exercice fort amusant, mais précédant presque toujours ou quelque rixe sanglante ou quelque duel à mort. — Je vous ferai grâce du dénouement, me dit-il; mais le prélude vous distraira.. 00 Une ligne fut tracée à terre; les jouteurs, côte à eôte, se placèrent au-dessus, et, armés de leurs petits casse-tête recourbés, ils imitèrent un combat en frappant doucement les armes les unes contre les autres. Puis, à un signal donné par M. Oxley, le premier sauvage en tête de la ligne poussa un grand cri, se baissa, et lança au loin en l'air son casse-tête peint en rouge. L’arme ne monta qu'après avoir parcouru une certaine distance avec un mouvement de rotation fort rapide, et quand elle fut parvenue à sa plus grande hauteur, elle revint sur ses pas, ainsi que ré- trograde sur le tapis d’un billard une bille touchée d'une certaine ma- nière, ainsi que le fait un cerceau que l’on jette au loin et qui rétrograde vers la main qui a su le lancer, Mais, dans ces deux derniers cas, la résistance du sol ou du tapis fait comprendre la manœuvre, landis que j'ai vainement essayé de me l'expliquer dans l’espace avec le casse-tête. Ce sont là de ces jeux bizarres qu'on voit sans chercher à les définir, VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 265 el je vous assure que j y acquis en peu de jours une si grande habileté, que nul sauvage du pays n'aurait été de force à lutter avec moi. Dès qu'une rixe a lieu, dès qu'un duel à été proposé et accepté, les deux adversaires font ce que je viens de vous dire, et celui des deux qui ramène le plus près de la ligne tracée à terre le casse-tête courbé, a la- vantage du premier coup. Cela équivaut au pile ou face de nos cartels. Au surplus, je vous parlerai plus en détail, une autre fois, des mœurs farouches de ces hommes hideux à voir, hideux à étudier, et fuyant toute civilisation comme vous fuiriez, vous, toute terre d'anthropo- phagie. Cependant l'inspection de M. Oxley étant achevée, le départ fut or- donné, et nous parcourûmes de nouveau ces imposantes solitudes sur les- quelles brilleront peut-être un jour d’industrieuses et grandes cités. Arrivés à Liverpool, nous fimes halte, et je me rendis à l'hôpital pour serrer de nouveau la main au docteur Lazzaretto et lui demander des nouvelles du déporté mordu après notre premier départ de cette ville. Le joyeux docteur me retint quelques instants et me fit visiter l’établis- sement confié à ses soins. Tout y était propre, tout y respirait l’ai- sance. La santé devait venir souvent visiter l'hôpital de la Nouvelle- Liverpool. — À propos, dis-je à M. Lazaretlo, ne pourriez-vous me donner des nouvelles d’un malheureux déporté mordu par un serpent noir il y à cinq jours? — Mais s'il a été mordu par un serpent noir, il est mort; je n'ai pu ‘ encore en sauver aucun ici. Le venin de ce reptile à une activité telle qu'en deux minutes un homme tombe comme frappé de la foudre, et ce qu'il y à de plus terrible à penser, c’est que le serpent noir n'attend pas qu'on le provoque pour mordre; il altaque lout ce qui respire, et tout ce qui respire est son ennemi. On m'a assuré que les naturels possèdent un remède efficace contre ce redoutable venin, mais je ne le crois pas; jusqu'à présent mes recherches et mes invesligations ont été sans résul- lat à cet égard. Peut-être le serpent noir ne veut-il pas de la chair hui- leuse de ces sauvages. — Savez-vous, lui dis-je, que cet homme dont je veux vous parler montra un grand courage? — Comment? — Il se fitsanter un énorme morceau de chair à l’aide d’un rasoir. — Attendez. C’est celui-là? Eh bien ! il n’est pas mort : c’est le seul qui jusqu à présent ait résisté à la dent du reptile. — Il est guéri? — Venez. Nous entrâmes dans le jardin, qui s'étend depuis l'édifice jusqu'à la rivière du roi George. IL. 34 266 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Accoudé à un arbre et comme plongé dans la méditation, le déporté était à, laciturne, sombre, regardant couler l'eau. Je le reconnus et j'allai à lui. —- Bonjour, lui dis-je d’une voix que je tächai de rendre caressante. — ÂAllez-vous-en au diable! me répondit-il d’un ton farouche eten me regardant avec des yeux étincelants. M. Lazzaretto m'entraîna et me dit : — Voilà tout ce que j'ai obtenu jusqu'ici ; ce n'est pas un beau résul- tat. Cet homme est fou. Nous rejoignimes nos camarades, qui allaient se mettre à table, et, après un repas dont la gaieté de M. Lazzaretto fit une partie des frais, nous remontàmes en voiture et renträmes à minuit à Sidney. En une heure, nous changeâmes d’hémisphère; en une heure, nous nous assimes sur les deux extrémités d'un immense diamètre : d’une part, l’abrutissement dans ce qu'il a de plus abject; de l’autre, la civilisation dans ce qu'elle à de plus noble el de plus consolant. XXV NOUVELLE - HOLLANDE Mæurs des sauvages. — Duels. — Mariages — Galanteries de l'époux. — Férocité des naturels. — Leur mort. Jai parfaitement compris la sauvagerie des naturels de la presqu'île Péron, parce que là, sur cette terre de misère et de mort dont je vous ai tant parlé, il n’y a rien dans les airs ni dans les eaux qui puisse même laisser l'espérance d’une journée sans travail, sans fatigue, sans dou- leur. Tout être vivant a besoin de nourriture ; eh bien ! sur celte pres- qu'ile de malheur, de désespoir, Pinfortuné que l'enfer y a jeté dans sa colère doit être rude, farouche, àcre, comme tout ce qui entoure et le cercle. Il n'y a près de là ni fertilité, ni ruisseaux, ni bourgades, ni villes, ni civilisation, et tout y est incompris, excepté la soif et la famine. Mais ici, près du port Jakson, sur une terre magnifiquement parée, sous un ciel généreux, quoique fantasque, en présence du luxe et des bienfaits d’une grande et noble cité, ce que nul ne saurait expliquer, c'est l'exi- stence des hordes sauvages qui vivent et hurlent dans les bois et sur les montagnes, sans que rien de ce qui fait chez nous la vie commode et heu- reuse ait jamais pu les tenter. Est-ce habitude, paresse, soif de toute indépendance, qui jette ces êtres si étranges dans les vastes solitudes? Est-ce la longue habitude de vagabondage qui leur a fait regarder en mépris les utiles demeures que nous nous bâtissons”? ou voudraient-ils, avec leur stupide dédain, nous convaincre qu'ils se croient nos égaux, Sinon nos maîtres ? 268 SOUVENIRS D UN AVEUGLE. Ce triste problème, résolu seulement par quelques milliers d’indivi- dus, fera reculer tout esprit penseur, toute saine philosophie : c’est la ci- vilisation vaincue et méprisée, les privations préférées à l'abondance, c’est la douleur lemportant sur tout bien-être et foulant aux pieds le re- mède moral offert à toutes les misères du corps et de l’âme. L’idiotisme et la folie ne procéderaient pas autrement. C’est qu'en effet, à voir ces charpentes osseuses, anguleuses, disloquées, ces bras, ces jambes, ces épaules étiques, ces fronts déprimés, rétrécis, ces yeux petits et sans animation, ce nez aussi large que la bouche, cette bouche mordant les oreilles, et ces pieds el ces mains si larges et si plats, on devine aisé- ment que rien de ce qui approche de l'intelligence ne peut se loger par là, et que l’on a presque tort d'appeler hommes de pareilles machines mouvantes. Le mandrill, le jocko, lorang-outang, marchent aussi sur deux pieds; ils sont autrement hommes que ceux qui passent là or- gueilleusement à mes côtés, sans seulement détourner la tête pour me voir. On permet à ces sauvages de venir à Sidney ; on les autorise, je ne sais pourquoi, à se promener dans la ville nus, absolument nus, ainsi que leurs femmes, encore plus hideuses que leurs frères et leurs maris, s’il est possible. Les uns et les autres entrent dans les habitations, pré- sentent quelquefois une peau de kanguroo ou de serpent, tendent la main, reçoivent en échange deux ou trois verres d’eau-de-vie, puis voilà qu'une sanglante saturnale commence. Les vapeurs se sont emparées du cerveau, des cris éclatants emplissent les airs, des chants farouches s’é- chappent de poitrines haletantes, des contorsions frénétiques ont lieu, des trépignements fiévreux frappent le sol, deux athlètes se présentent, ils se crachent des injures à la face, ils se heurtent de leurs bras, de leurs épaules, de leurs fronts, ils échangent une bave verdâtre, mousseuse, et, armés de leurs casse-tête, ils se placent sur la même Bgne, ils le lan- cent à l'air comme je vous l'ai dit lors de ma course au torrent de Kink- ham, et celui des deux combattants qui le ramène plus près de la ligne tracée est proclamé vainqueur. Alors le vaincu, sans autre façon, se pose en face de son ennemi, courbe la tête, étudie, en levant un peu les yeux, les mouvements de son adversaire, dont le bras tient l’arme fatale prête à tomber, cherchant à tromper l'attention de celui qui veut lui ou- vrir le crâne. Si le coup est'porté dans le vide, c’est au tour du premier à se soumettre à l'épreuve, et ainsi de suite jusqu’à ce que l’un des deux tombe mort sur le sol. Après le duel, les hommes et les femmes s'emparent du cadavre, le chargent sur leurs épaules, l'emportent, vont le jeter loin de la ville, ou dans les flots, ou dans une fosse de deux pieds de profondeur, sur laquelle frères et sœurs frappent du pied pour niveler la terre. I n'y à là, pour le présent, ni larmes, ni prières, ni émotion. I n°y à là, pour VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 269 l'avenir, ni deuil, ni tristesse, ni désespoir. Tout souvenir est mort. La terre à tout recouvert, tout effacé. Un homme a disparu de la peuplade, c'est tou. Quel est donc le but des Anglais en permeltant, en encourageant, en excitant quelquefois ces hideuses luttes”? Font-ils de ces hommes ce qu'on fait des chiens hargneux? Veulent- ils, dans leur insouciance coupable, en laisser éteindre la race? Veulent- ils qu'ils se détruisent les uns les autres? Je comprends leur mépris, je m'explique leur dégoût; mais l'humanité n’a-t-elle pas aussi ses devoirs, et de pareils tableaux devraient-ils enfin être offerts au milieu d’une cité belle, florissante et policée? L Je dinais un jour chez une des familles les plus riches et les plus con- sidérées du pays. Au dessert, un signal fut donné par le maître de la maison, deux valets descendirent, emportant avec eux une bouteille de rhum, et, un instant après, un horrible tumulte éclata dans une cour voisine. Les dames se levérent, prirent place à une croisée et m'in- vitèrent à profiter de l’occasion qui m'était si galamment offerte ; je les suivis donc, et deux combats, pareils à celui que je viens de vous conter, eurent lieu sans que le cœur de ces dames en fût ému le moins du monde, sans que leur front rougit des hideuses nudilés de ces hor- ribles bêtes fauves qu’on venait d’enivrer. C'était une des réjouissances de la soirée, c'était un divertissement qu'on m'avait gracieusement préparé. Le 970 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Après la fête on emporta deux cadavres, etle {hé fut servi au milieu des éclats de rire de l'assemblée. Si les femmes ne se provoquent pas, ainsi que les hommes, à ces duels meurtriers, c’est qu'elles n’ont pas souvent la permission de boire des liqueurs Sspiriltueuses, car, victimes dociles de la volonté de leurs maris, elles ne recoivent que ce que ceux-ci veulent bien leur aumôner, etla tendresse de ces brutes ne va jamais jusqu'au sacrifice d'une goutte de rhum ou d’un morceau de viande dont les chiens mêmes ne vou- draient pas. Quand homme est repu, sa femme prend timidement sa chéUive part. Malheur à elle si elle acceptait ce que vient offrir la géné- rosité européenne ! Elle ne le refuse pas, mais elle le garde pour le don- ner à son mari ou à son frère, et celui-ci ne daigne pas seulement la remercier par un mot ou par un sourire; chacun a cru faire son devoir. C'est le lion qui s’est donné sa part, c’est le tigre qui se vautre dans le sang dont il ne veut plus et dont pourtant il défend l’approche à tout rival. Le sauvage de la Nouvelle-Galles du Sud est la personnification du crélinisme, de la làcheté, de la bassesse et de la férocité réunis. Dans l'intérieur des terres, il se nourrit de larves, d'insectes, de fourmis, de serpents et de quelques kanguroos blessés ; jugez done de sa joie lorsque, sous le hangar où on l’abrite, on lui apporte quelques aliments capables d’apaiser la faim de chaque jour! Voir accroupis, autour d’un gros morceau de viande sanguinolente, huitou dix sauvages de ces con- trées, c’est le spectacle le plus triste, le plus douloureux et le plus ef- . frayant que l’on puisse imaginer. Vous entendez, au milieu des craque- ments de dents et des reniflements sonores, un grognement perpétuel, semblable à celui d’une meute de loups affamés à qui les chasseurs veu- lent disputer leur proie. Vous croiriez entendre le glouglou fétide de ces égouts putréfiants dans lesquels s'engouffrent les immondices d’un char- nier qu'on purifie. Je vous lai dit, les femmes ont les restes, les os, quand les os et les restes ne sont pas emportés par ces bêtes fauves, cruelles et voraces. Ainsi, vous le voyez, tout est gracieux, suave, touchant, dans les mœurs et les habitudes de ce peuple qui n’est point un peuple, de ces hommes qui ne sont point des hommes. Je vous les ai montrés accroupis à leurs festins ; assistez maintenant au mariage; d’autres tableaux viendront apres. L'épouse était jeune, disait-on, c’est possible; mais je ne crois pas qu'il y ait jamais chez eux de la jeunesse, car on est laid, hideux, dé- crépit en naissant. Ses larges mamelles flottaient sur son ventre, et jene sais si elle avait des bras, des cuisses et des jambes ; cependant cela doit être, quoique j'eusse bien de la peine à les apercevoir. C'était, au sur- plus, la reine adorée de la bande composée d’une vingtaine d'individus, VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 271 el la gracicuseté de ses élégantes manières, parfaitement harmoniée avec les doux contours de ses formes physiques, pouvait se comparer aux mouvements d'un de ces sales animaux à longues soies que vous voyez se vautrer si amoureusement dans les bourbeuses basses-cours de nos fermiers bas-bretons. Que de rivalités elle avait dû allumer dans le sein du troupeau d'esclaves empressés autour d'elle! Eh bien ! le marié était mieux, beaucoup mieux, sans Comparaison. Une tête monstrucuse, des yeux percés avec une vrille, mais inégaux, les cheveux collés en mèches avec je ne sais quel puant mastic, un nez plus large que vous ne pouvez l'imaginer, une bouche dont je n’ose pas vous dire la colossale dimension, des dents d'un vert magnifique, un torse velu, chétif, osseux, Zigzaguc de plaies, de coutures ; des bras décharnés, des pieds et des mains hors de toute proportion, et tout cela répandant au loin un délicieux parfum de bouc ou de bête fauve, propre à donner la plus haute idée de la galante coquetterie du futur enorgueilli de tant d'avantages. La troupe hurlante se Lenait assise ou couchée dans un hangar aban- donné aux insectes dévorants du pays. Elle se leva à un signal donné par le plus âgé d'entre eux, sans doute le père de la fiancée, et prit le che- min d’une petite crique située derriere le magnifique jardin du Louver- neur de Sidney. Je l'accompagnai sans y être invité, mais je soupcon- nais trop le genre de bonheur qui m'attendait pour ne pas braver la chaleur du jour et l'ennui de la route. On ne peut d’ailleurs trop se hà- ter de jouir de semblables tableaux, dont on craindrait de perdre le plus pelit détail. ; La horde joyeuse el farouche s'arrêta sur une pelouse où se dressaient quelques gracieux casuarinas. Elle fit halte à un cri éclatant du vieillard dont je vous ai parlé, el, après un repos de plusieurs minutes, le su- perbe fiancé se leva, prit la main de sa timide beauté, la placa debout devant lui au milieu du cercle formé par ses camarades agenouillés, et grommela quelques sons gutturaux qui devaient être sans doute pour l'épouse des garanties d’un bonheur à venir. Cela fait, l'époux s'agila violemment, eracha sur la figure de l’heureuse fille adorée (je suis fidèle dans mon récit); puis, avec le pouce et l'index de la main droite. il prit de la poudre rouge dans une petite vessie, en traca quelques larges raies sur le front, le nez et jusqu'au nombril de celle qu'il allait posséder, el continua son manége à l’aide d'un nouveau crachat et d'une poudre blanche, zébrant ainsi sa chaste moitié. Celle-ci, toute glorieuse, fit le tour de l'assemblée et se montra vaniteusement parée de ses plus beaux ornements. Il y eut encore un moment de silence et de méditation. C'était bien le moins que l’admiration ft jeter au dehors quelques paroles dites à voix basse au Voisin; peut-être élaitce un sentiment général de jalousie qu'on avail en vain tenté d'étouffer, Qui le sait? qui le saura jamais”? 9792 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, Jusque-là, le hideux avait seul joué son rôle, et ma tâche d'observa- Leur n'était que triste el nauséabonde; mais ces nobles hommes ne s'arrêtent pas en si beau chemin, dès qu'ils ont pris leur élan de galan- Lerie. À un troisième signal, l'époux se mit à piétiner, tout le monde en fil autant, excepté moi, honteusement chassé de la fête; puis les deux époux, en se tenant par la main, s’éloignèrent de quelques pas et se pla- cèrent à côté du tronc d’un casuarina, la femme adossée à la tige, l’homme en face. Celui-ci ira d’une sorte de sac un petit morceau de bois rouge, de la grosseur et de la longueur du petit doigt, prit une pierre polie, épaisse de deux pouces et large de quatre ou cinq; il ap- puya la belle tête de sa reine sur l'arbre, appliqua le petit bâton sur ses deux dents incisives supérieures, le retint entre le pouce et l'index de la main gauche, comme s'il eûl voulu planter un clou, et, de la droite, avec une vigueur qui faisait honneur à sa courtoisie, il frappa dessus un erand coup de pierre, el sa femme se trouva embellie de deux dents de moins. La bouche fut remplie de sang; mais la courageuse vierge ne poussa a * VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 273 pas un seul cri, ne donna pas le moindre signe de souffrance ; tout cela fut ravissant, plein de magie. On n'était encore que fiancé. Le mariage se conclut quelques instants après, sans alcôve, sans rideaux, sans mystère, et je m'échappai avant que la horde sauvage s’apercüt de mon départ, avant qu’elle eût fait la moindre attention à ma présence. Je vous ai dit la noce, il faut bien que je vous dise l'accouchement et la naissance. Tous les degrés de la vie de ces êtres ont besoin d’être dé- crits par le voyageur qui a compris sa mission. Dès que le mariage à été consommé, la femme est la propriété du mari, mais hon pas uniquement du mari seul en ce qui concerne l'union intime. Ce sont là des formalités secondaires dont le tendre époux ne s’occupe point, c'est une tâche à remplir qui lui devient lourde à porter, et il n’est pas rare qu'après la célébration du mariage, les deux con- joints, comme on dit chez nous, ne se rapprochent que pour satisfaire à d’autres conditions, imposées cette fois par des lois dont nul ne peut s'affranchir. Si, par exemple, on a tué une bête fauve, un kanguroo, un ornithorhynque, eh bien! c’est la femme qui a ie privilége exclusif de porter la victime sur ses épaules. Pour peu qu’elle fasse mine de se plaindre, le cher époux a la faculté de lui administrer quelque bon coup de casse-tête sur les reins, et il faut bien que la femme se courbe devant de pareils arguments. A la vérité, c’est l'époux seul qui peut frapper; les autres, amis ou amants, faisant partie de l’escorte, doivent s’en abste- nir; mais ne vous mettez pas en peine, le devoir est rempli avec une ri- gueur édifiante, et pas n’est besoin d’en appeler à l’obligeance d’un sup- pléant pour que la femme marche, plie et tombe, accablée sous le lourd fardeau. Qu'elle en ait deux à traîner avec elle, que la brutalité ait obtenu les bénéfices d’un amour pur et sacré, c’est-à-dire que la jeune femme soit enceinte et que l’époque de ses couches approche, c’est encore là ce dont on ne doit point s'occuper sérieusement. La grossesse est la conséquence naturelle du mariage ; la femme sa- vait bien que cela devait arriver ; dès lors elle a accepté toutes les con- ditions de son nouvel état. Croyait-elle jouir seulement des avantages de l’union? Se flattait-elle que ie revers de la médaille ne lui serait ja- mais offert, et qu'on se ferait assez galant pour lui cracher tous les jours à la figure, pour la barioler, pour l’embellir, et qu'on aurait la com- plaisance de lui abattre des dents de temps à autre? Allons donc ! on à beau faire, il y a de l'humanité partout, et chacun a ses jours de tristesse dans la vie, même la femme enceinte des sauvages naturels de la Nou- velle-Galles du Sud. À Mais le jour arrive pourtant où la douleur force la horde à faire halte. On s’arrête, car enfin il ne faut pas qu'une race d'hommes privilégiée Il. 39 an D* 274 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. disparaisse de la terre par sa propre volonté: on s'arrèle, une femme va devenir mère, et le surlendemain deces heures de douleur elle verra ses devoirs doubler et sa tâche devenir autrement pénible. Dans les expédi - lions guerrières, à travers les bois et les montagnes, c'est encore elle qui portera pour d’autres les cadavres des animaux servant de pâture et dont elle aura la plus petite part, les sagaies et les casse-tête de son mari, et l'enfant dont le père lui est parfaitement inconnu. Heureuse créa- ture !.….. Je parle de la mère. Enfin des cris de douleur se font entendre, on s'arrête sur un lit de galets ou de roches ; en quelques moments on pourrait atteindre une pe- louse où la torture serait moins àcre, mais on estlà, on y reste; ce qui va se passer ne regarde qu'une personne : il n'est ni logique ni humain que tous se déplacent en sa faveur. Je ne dois pas cependant, historien infidèle, enlaidir le tableau et jeter trop d’odieux sur les hommes que j'étudie si minutieusement afin de vous les faire connaître, vénérer et bénir. Ils sont là, debout d’abord, s’assurant par leurs regards que la dou- leur triomphe de la force et du courage ; puis, dès qu'ils sont bien con- vaincus par les cris déchirants, ils s’accroupissent autour de la victime, frappent des mains, trépignent contre les galets, poussent à l'air des cris éclatants, et se persuadent ainsi que la femme ne souffre pas puisqu'ils ne peuvent plus l'entendre. | Là se bornent leurs fonctions, et si elles ne sont pas trop lourdes à exercer, du moins est-il juste d’avouer qu'ils les remplissent avec un zèle et une charité au-dessus de tout éloge. Un enfant est là, sur la terre; si près du lit de douleur, nulle rivière protectrice ne coule, nulle anse n’offre son salutaire abri; on emporte la petite créature, et on attend pour la tremper dans les eaux que la chose soit aisée. Dès que l'étang, le marais ou le torrent s’est offert, l'enfant ; est plongé à plusieurs reprises, et le voilà déclaré homme, c'est-à-dire qu'il compte dès lors seulement parmi la horde et qu’il touchera sa pâture dès que la mère aura cessé de le nourrir. Mais celle-ci a-t-elle la même cruauté que le reste de la troupe, et ses entrailles sont-elles muettes aux cris et aux souffrances de son enfant? Non, et je trace ce mot-là avec bonheur. La tendresse maternelle de ces femmes si infortunées peut se comparer à tout ce qu'ont de plus chaud, de plus violent, les passions humaines. Ce sont des soins de tous les instants, des inquiétudes, des larmes de tous les jours, de toutes les nuits. Si un cri d'attaque retentit sur la tête de la horde farouche surprise dans son sommeil, et que des ennemis affamés se ruent selon leur habi- Lude contre des hommes sans défense, avant de saisir ses armes, la mère s'empare de son enfant, le suspend sur son dos à l’aide d’une peau VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 275 de kanguroo dont elle s’est fait une sorte de havresac, et soyez convaincu alors qu’elle ne recevra de blessures qu'en face. Mais si dans la sanglante mêlée son enfant est tué, oh! alors, il fault des victimes à sa rage; oh !'alors, il y aura du sang et des cadavres au- tour d'elle; la lionne à qui on vient d’arracher ses petits n’est pas plus terrible, l'hyène ne se vautre pas avec plus de plaisir sur les débris de ses victimes. C'est la fureur dans ce qu'elle a de plus effrayant, c'est la férocité dans ce qu'elle a de plus terrible, c’est aussi le délire dans ce qu'il a de plus noble et de plus généreux, et il est rare qu'après avoir perdu son nourrisson dans une mêlée, on ne retrouve pas après le carnage deux cadavres couchés, l'un protégeant l’autre contre-la dent des bêtes fauves ou celle du vainqueur. Je vous ai dit la grêle charpente de cette race d'hommes, et vous avez dû en conclure que ce qui les distingue ce n’est point la force physique. Eh bien! les besoins de la vie, contre lesquels ils sont forcés de lutter sans cesse, leur ont donné pour certains exercices une puissance qu'on serait loin de leur supposer. Les Sandwichiens ne sont peut-être pas plus adroits qu'eux à lancer leurs sagaies, et j'ai vu ici deux sauvages à peine âgés de quinze ou seize ans, excités par l’appât d’un mouchoir que j'avais promis au vainqueur, viser contre le tronc d’un arbre situé à plus de trente pas de distance, l’atteindre presque toujours, et y laisser de profondes traces de la rapidité du dard. Une autre fois, dans le jar - din de M. Mackintosch, un des officiers les plus distingués de la garnison de Sidney, j'ai vu quelques sauvages, renommés pour leur adresse, s'es- sayer à faire passer leurs sagaies dans un trou de deux pouces de dia- mètre percé à une planche fixée à terre, approcher constamment du but, et l’un d’eux même, après un certain nombre d'épreuves, parvint à faire traverser le trou de bout en bout avec son arme lancée à vingt-cinq pas de distance. Leur adresse à se servir de leur casse-tête est merveilleuse aussi; ils le jettent en l’air à une hauteur prodigieuse; ils lui font faire mille curieuses évolutions, et, placés fort loin l’un de l’autre, deux jou- teurs se renvoient leurs armes circulaires comme nous le faisons, nous, avec des volants et à l’aide de nos raquettes. Intrépides à la course, fé- roces dans les combats, surtout dès qu'une liqueur enivrante s’est em- parée de leur cerveau, ils n’ont aucune énergie contre les Européens, qui les dominent et que cependant ils ont l'air de dédaigner. Ainsi que je vous l'ai dit, de près surtout, craignez d'attaquer un de ces sauvages, S'il est armé de son casse-tête et surtout de son casse-tête recourbé; mais si vous vous trouvez en présence de quatre ou cinq de ces individus désarmés et disposés à vous combattre, ne fuyez pas, allez à eux; d'un coup de poing vous êtes sûr de renverser celui que vous pourrez atteindre, et il ne serait pas surprenantque le choc fit tomber son voisin, Fai essavé 276 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. ma force un jour contre trois des plus vigoureux jeunes hommes d’une bande de ces naturels, et je n’eus pas grand’peine à les jeter tous trois à terre, quoiqu'on ne m'ait jamais cité pour un bien vigoureux athlète. Vous savez Comment naissent, vivent et se marient ces êlres de mal- heur qui ont Lant de ressemblance avec les naturels de la presqu'île Pé- ron, et qui différent tant de toutes les autres races. Il faut bien que vous sachiez aussi comment ils meurent, pour que le tableau soit complet. Hélas ! j'aurai tout dit en quelques lignes, et la tâche de l'historien n’est pas plus longue que difficile à remplir. Dès qu'un homme a rendu le dernier soupir, ses amis, ses parents, ses frères, son père et sa mère aussi se groupent autour du cadavre, le tâtent tour à tour pour se bien assurer que tout secours devient inutile; et, cela fait, sans douleur, du moins sans larmes, chacun vaque à ses fonctions : celui-ci à l’aide de son casse-tête, de ses sagaies et de ses ongles, creuse la terre; celui-là va chercher de petites branches d’ar- bres ; un troisième arrache du sol des herbes et du gazon, et tous re- tournent auprès du cadavre. On lui dresse un lit à l’aide des dépouilles dont je viens de vous parler, on l’étend dessus, on l'entoure à demi de feuilles et d'herbes, on le lie à l’aide de cordes ou de lambeaux de à 07 = RETI peau, on place à ses côtés ses casse-tête et ses sagaies, on jette le tout dans la fosse, qu'on recouvre de terre, et sur laquelle la troupe bondit VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 277 afin de niveler le terrain, et rien ne reste de l'homme absent, pas même le souvenir. De ce que l’on devient après la mort, ces braves gens ne s’en sont jamais occupés, et, s'ils ont une religion, ce dont je doute fort, elle ne leur enseigne et ne leur prescrit rien à cet égard. C’est bien assez des travaux et des préoccupations de leur vie. Quelques philosophes, étudiant les mœurs des hommes dans les rêves de leur imagination, n’ont pas craint d'avancer, oubliant qu'une trop vive lumière éblouit au lieu d'éclairer, que tout peuple primitif avait un dieu, et que ce n'était qu’en avançant dans la civilisation que le doute commençait à surgir. Les naturels de la Nouvelle-Galles du Sud donnent un éclatant démenti à cette opinion, que de récents voyages avaient déjà beaucoup ébranlée. Pour deviner et se faire un dieu, il faut supposer à l’homme une certaine intelligence, et le peuple dont je vous parle a tout juste l'instinct de la brute. Je crains encore de l'ennoblir. \XVI NOU VELLE-HOLLANDE M. Field. — Descripiion de Sidney. — Fêtes européennes. — Marchais, Petit et moi dans les forêts. — Combat de sauvages. J'ai visité des pays entièrement sauvages; j'ai vu aussi des îles où la civilisation, tour à tour dominatrice et vaincue, offrait un bizarre con- traste à l’admiration et la laissait dans le doute sur l'issue de la querelle que le temps ne faisait qu'envenimer. Il n’en est pas de même ici; le sauvage se coudoie tous les jours avec l’homme des cités, et chacun reste libre de ses actions comme de ses pensées. , Est-ce un bienfait pour les uns et pour les autres? Je ne le crois pas: et si jamais la violence des missionnaires a dû être pardonnée, c’est alors surtout qu'il s’agit d’arracher à toutes les misères, à tous les abrutisse- ments, des malheureux, des hommes farouches à qui les barreaux d’une prison vaudraient mille fois mieux que l'indépendance au sein des bois et des montagnes. Je dis encore que, dût-on employer la rigueur des châtiments, il se- rait sage, il serait moral de fermer l’entrée de Sidney à ceux de ces na- turels qui s'y présenteraient sans vêtements, car c’est un spectacle vrai- 4 \ | l 1h ombat de Sauvages de la Nouvelle-Hollande. C VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 279 ment hideux que celui de tant d'hommes et de femmes absolument nus au milieu d'une population faconnée sans doute à de pareils travaux, mais auxquels les jeunes filles européennes ne s’habituent pas, à coup sûr, sans un profond sentiment de dégoût. Puisque la faim chasse des déserts ces hordes féroces, tâchez encore que la main qui leur donne la nourriture leur impose aussi des devoirs de reconnaissance. Le gouverneur de la colonie n'aurait qu'un mot à dire pour obtenir le résultat moral dont on semble fort peu s'inquiéter. Il n'y à pas de sau- vage à qui tout citoyen de Sidney refusàt un morceau d’étoffe pour voiler ses reins, et il n’est pas d’ailleurs un seul de ces êtres isolés et si à plaindre qui ne püt se procurer, avant de pénétrer dans la ville, un lambeau de peau de kanguroo dont l'usage lui serait prescrit avec sévérité. Je comprends que, pour des hommes taillés de la sorte, pour ces êtres à part, auxquels l’immensité des solitudes semble encore mesquine et rétrécie, Lout vêtement est un obstacle et même un fardeau. A l’audace de quiconque ne veut ni un mur pour s'abriter contre l'intempérie des climats, ni un asile pour se protéger contre les bêtes fauves et les ser- pents, hôtes inhospitaliers des forêts, il faut cependant des barrières ca- pables d’amortir l’ardeur des vagabondages. Aussi leur donnerais-je toute latitude à cet égard loin de la ville, mais je serais inflexible envers celui qui y pénétrerait vêtu seulement de ses sagaies et de ses casse-tête. Pendant un séjour d’une semaine que je fis dans la délicieuse maison de campagne de M. Field, dont le souvenir m'estsi précieux, je voulus essayer de vêtir le chef d'une bande de mal- heureux indigènes qui vinrent rôder comme des dogues affamés autour de l'habitation, et je le couvris d’une ceinture faite à l’aide d'une vieille chemise, et d’un habit encore assez confortable que je passai moi-même au farouche naturel, qui ne se prêta qu'en grommelant à ma eharitable complaisance. Il n’y eut pas de folies et de gambades que ne fissent ses camarades en voyant ainsi accoutré celui dont le corps n’avait jamais été souillé par aucun vêtement; et cependant, plus reconnaissant que je n'aurais dû le soupçonner, celui-ci revint quinze jours après, l’habit tout en lambeaux, en m'offrant avec une certaine joie la tête d’un ennemi qu'il avait tranchée dans sa dernière excursion. Je dus paraître ingrat et ridicule à cet homme en refusant avec dé- dain sa hideuse et sanglante offrande. M. Field s’amusa beaucoup de ma générosité toute candide, et m'assura que la reconnaissance de pareils êtres ne se trahissait jamais que par de semblables cadeaux. 280 SOUVENIRS D'UN AVEUG LE. Au reste, dans cette délicieuse habitation bâtie à l’européenne et par- faitement entourée de jardins, où s’élevaient, seuls, les arbres de nos pays, le noble planteur avait fait construire un vaste hangar au profit des naturels, qui s'y rendaient en foule aux approches des temps ora- geux ; il m'a assuré que, si près de la ville, on ne devait rien craindre de la férocité native de ces hommes, etque jamais il n'avait eu à leur re- procher le moindre vol. Explique qui pourra de telles singularités. De la maison de plaisance de M. Field à la ville, il n’y a guère qu'une lieue de distance, qu'on parcourt sur une route large, bordée d'arbres d’une hauteur prodigieuse. Partout ici l’eucalyptus plane sur ses voisins et sert de refuge aux myriades d'oiseaux criards que l'instinct de leur conservation pousse au milieu de leurs têtes hautes et chevelues. Je fai- sais souvent cette promenade délicieuse ; mais mon devoir me retenant un jour à la ville, je profitai de quelques heures de latitude pour en étu- dier l'aspect principal du milieu de la rade, où je me fis transporter par un canot de sauvage fait à l’aide d’un tronc d'arbre. J'aurais pu, certes, utiliser une embarcation du bord, mais je n’aime pas à faire comme tont le monde. | VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 281 Sidney-Cow, capitale du comté de Cumberland, est assise en partie sur une plaine et en partie sur une douce colline dominant le côté sud de la rivière, de telle sorte qu'elle se présente en amphithéâtre circulaire et offre un coup d'œil ravissant. Les principaux édifices se dessinent d’une manière originale, bizarre et grandiose, sur les anciens bâtiments en bois, qui disparaissent petit à petit, remplacés par d’élégantes et solides maisons en pierre de taille, ornées de coquettes sculptures et parées de balcons sveltes, légers et d’un goût vraiment remarquable. On dirait que les plus suaves habitations de nos parcs royaux ont été copiées par les architectes venus à Sidney au profit de la fashion anglaise, qui peut bien se croire ici à quelques milles de Londres. D'abord se dresse, à gauche, imposant et dominateur, le palais du gouvernement, sagement ordonné, avec ses larges croisées où l’air cir- cule en liberté, et paré, sur ses deux ailes, d’une végétation puissante, qui lui donne un air de jeunesse tout à fait joyeux. Sa vaste cour et son péristyle sont un ornement et une protection à la fois. Derrière cette de- meure magnifique, dont les appartements sont très richement décorés, s'étend un pare délicieusement planté des plus riches productions végé- tales des deux hémisphères. Après le parc s'étend un jardin anglais où vous voyez, se jouant parmi les arbustes, les cygnes noirs si gracieux. si coquets, si pleins d'élégance, et qu’on ne retrouve dans aucun autre pays du monde. Auprès de lui, le kanguroo, appuyé sur ses deux lon- gues pattes de derrière et sur sa queue, dont il se sert comme d’un solide trépied, franchit les haies d’un seul bond sans les effleurer, en appelant à lui d’un cri plaintif ses petits sans force, qu'il abrite dans sa poche protectrice. Et ces charmilles odorantes, d’où s’exhalent les plus suaves parfums, et où brillent, rivales généreuses, les plus belles fleurs des plus heureux climats ; puis, sur un plan plus éloigné, s'offre aux re- gards une magnifique caserne bätie en pierre et en briques, étalant sa longue file d'ouvertures bien ordonnées ; tandis que, presque à côté, par l'effet de la perspective, on admire une immense colonnade sous laquelle se proménent de pauvres malades qui cherchent à ressaisir la vie près de leur échapper. C'est surtout à l'édification de ce magnifique hôpital qu'on a apporté les soins les plus attentifs et les plus généreux. Tournez encore vos re- gards vers la gauche en franchissant un grand espace occupé par de charmantes habitations semées, pour ainsi dire, au milieu des riants bosquets ; vous vous arrêtez en face d’une grande bâtisse en briques, légèrement circulaire, servant d’écurie, et pouvant au besoin être ar- mée et appropriée à la défense de la ville. Si maintenant vous vous tournez vers l'entrée du port, vous vous arrêtez en présence d’un fanal élevé, d’une construction élégante, solide et noble, disant leur route aux navires voyageurs par des feux éclatants paraissant et s’effacant à LR 36 289 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. intervalles égaux, afin qu'on ne puisse pas les confondre avec les feux allumés sur les montagnes voisines par les naturels sauvages qui y ont élabli leur bivouac. Revenez, Je vous prie, près du débarcadère pavoisé de tant de flammes onduleuses: devant vous encore se montre un édifice grave, carré el sans ornements, c’est le temple des prières; en deçà s'élèvent de riches magasins servant d’entrepôt aux marchandises, tandis que de l’autre côté de l’anse se -pavane, dans des eaux toujours limpides, un solide quai avec ses anneaux de fer, ses grues, ses machines et ses larges dalles, auprès desquelles les navires de toutes dimensions peuvent être abattus en carène sans le moindre danger. Un grand nombre d’autres édifices publics et de maisons particulières embellissent encore ce paysage vrai- ment magnifique, et nul ne croirait que cette ville, déjà si belle, si flo- rissante, est à peine l'ouvrage de quelques années. Dans le quartier neuf, les rues sont larges, alignées, mais non pa- vées avec soin, ce qui, au temps des pluies, les rend d’un abord difficile et désagréable. Quant au vieux quartier, bâti surle penchant rapide d’un coteau, le piéton seul peut se promener dans les sentiers qui règnent au- près des maisons, eLil est aisé de prévoir qu'avant peu de temps il sera détruit, si lon ne cherche à niveler le terrain, ce qui, en certains en- droits, nécessiterait un travail et des soins infinis. Mais, dans le quartier de la fashion, du luxe dans les rues, du luxe aussi dans les grandes maisons, de légers titburys qui traversent les places publiques, de beaux équipages qui les sillonnent avec rapidité, des chevaux, des courses, des apprêts de chasses générales, auxquelles on nous invite avec la plus franche cordialité ; on est si empressé à nous plaire qu'il ne tiendrait qu'à nous de croire que notre présence a toul ravivé. Les banquiers et les négociants luttent entre eux de politesse avec les plus honorables planteurs pour nous faire assister à des repas somptueux, à des soirées pleines de goût et d'élégance : c’est pour nous une fête de chaque jour, un plaisir de chaque heure. Là, M. Wolstoncraft, riche négociant; ici, M. Peper, capitaine du port; d’une autre part, M. Field, rivalisent d’empressement et font les honneurs de leurs réunions avec une aisance et une aménité qui prou- vent leur usage du grand monde. M. Macquarie, gouverneur de ces possessions, veut avoir son tour, et la gaieté la plus franche règne à ses délicieux soupers ; les officiers de la garnison ne sont pas en reste, et les Loasts à notre heureuse arrivée, à notre heureux retour, sont coupés par des couplets improvisés, par des chansons joyeuses, et toutes sortes de vins coulent à flots pressés, et les flacons pleins faisant le tour de la table, arrivent vides à leur poste, et les paroles se croisent, et les san- tés se multiplient, la déraison se met de la fête, les langues s’'empâtent, les veux regardent sans voir ou voient double, des sons inarticulés se LA VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 283 heurtent au milieu de l’orgie qui a levé la tête, les cristaux sont bri- sés, les tables renversées et avec elles les verres, les plats, les fruits, les liqueurs et les convives : tous tombent ivres morts sur le carreau, tous, excepté moi, à qui-un pareil bonheur ou un pareil malheur n'es! jamais arrivé. | è Le lendemain matin, chacun se releva de sa couche solide, on se serra la main sans honte, parce que la gaieté avait présidé aux libations, et l’on se promit une revanche qu'on prit une seconde fois, une troi- sième, puis une quatrième, et que l’on clôtura pourtant la veille de uotre départ. Tout cela est bien gai, bien amusant, bien curieux sans doute à six mille lieues de sa patrie; mais que tout cela est mesquin et prosaïque en presence des vastes et solennelles forêts dont la ville est environnée, en présence des hordes farouches qui les traversent et dont il faut bien que je vous parle encore ! Puisque les hommes et les choses se croisent ici à chaque pas, per- mettez-moi de les imiter dans mes récits: ce n’est pas moi qui ai fait ces contrastes auxquels je suis forcé de me soumettre. Et d’abord, un nou- veau coup d'œil sur la végétation puissante qui entoure Sidney. Les environs de la ville ne sont pas très-riants, quoique assez bien cultivés. Quelques maisons de campagne cependant, bâties avec élé- gance et embellies de jardins, qu'enrichissent les arbres fruitiers d'Eu- rope, fixent l'attention des voyageurs. Parmi les végétaux transplantés de nos climats, le pêcher et le chêne sont ceux qui ont donné les résul- tats les plus satisfaisants. Le premier produit des fruits excellents et y pousse sans efforts ; le second y devient aussi beau que dans nos plus belles contrées, et, si j'en crois notre botaniste, il y acquiert même des qualités plus précieuses pour les constructions. Les autres arbres qui ombragent le sol sont le figuier, le poirier, le pommier et l'oranger, tous utiles, tous offrant des garanties aux habitants dans les temps de disette. Lorsque le soleil se couche et que l'observateur, placé sur un édifice élevé, tourne ses regards vers la campagne, il jouit d’un spectacle vrai- ment intéressant. Du milieu de ces forêts profondes, qui naguère n'a- vaient été foulées que par les pieds des sauvages, s’élancent, poussées par les vents, des colonnes immenses de fumée, au milieu desquelles brille une flamme vive qui éclaire au loin l'horizon. Toutes les nou- velles concessions ne sont défrichées que par le feu. D'abord, un vieux tronc résiste à ses atteintes; petit à petit son humide enveloppe se sèche, pétille, se carbonise et excite elle-même l'incendie; les branches sont dévorées et font tomber avec elles les branches voisines, qui communi- quent bientôt la flamme aux végétaux les plus éloignés. Mais comme ces embrasements doivent se répéter très-souvent, et que le propriétaire 284 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. d'un terrain est ienu de garantir les possessions adjacentes, il commence par faire circonscrire avec la hache l’espace qu'il veut cultiver. Parvenu à cette limite, le feu, ne trouvant plus d’aliment, s'arrête, meurt, et ses cendres bienfaisantes donnent la vie aux terres qu’il vient ainsi d'épurer. J'avais déjà parcouru et assez bien étudié les côtés est, ouest et sud de Sydney, où j'avais trouvé partout une riche végétation souvent sac- cagée pour des plantations récentes; mais la partie nord m'’étail encore inconnue, et j'y résolus une excursion avec mon fidèle Petit, qui n’était pas descendu. une seule fois à terre, pour cause de maladie. — À la bonne heure, me dit-il avant de quitter la corvette, vous n’ou- bliez pas vos vieux amis au bord du fosse. Tenez, je parie qu’une course àterre me fera du bien. Y a-t-il du vin par là? — Que L'importe? — |] m'importe si fort, que s'il y en a, je ne pars point, de peur d’être tenté. — Eh bien! sois tranquille ; tu peux venir, il n’y en à pas. — Vrai? — Très-vrai. — Alors je reste; une promenade sur terre me ferait mal; le docteur n’a défendu toute fatigue. — Adieu donc; mais avec moi, mon brave, tu as tort de déguiser ta pensée, car lorsqu'il n'y à pas de vin dans un pays, j'en ai toujours quelques gouttes au service de ceux que j'aime. — En ce cas, je me décide, monsieur Arago : cet imbécile de doc- teur ne sait ce qu'il dit. Parce que j'ai la fièvre, il m’ordonne du quin- quina, comme si une bouteille de vin ou de rhum ne me ferait pas plus de bien. — Le docteur est plus sage que moi; mais je me risque. — C'est ça, et si vous m'en croyez, comme Marchais a été un bon garcon pendant ma maladie, vous seriez bien gentil de l’emmener avec nous. On dit qu'ils sont bien méchants les sapajous de ce pays, et vous savez si Marchais a le poing dur. L — Parbleu, tu as raison, appelle ton camarade. Marchais accourut. — Monsieur Arago nous emmène tous deux à terre. — Monsieur Arago n’a qu'à commander, je suis là pour lui obéir. — Je le sais, mon brave. — Voulez-vous que j'aille f.... une pile à Hugues, Chaumont et Du- verger? Voulez-vous que j'aille recevoir une raclée de Vial? Dites, et je suis prêt. — Je dis que tu mourras dans l’impénitence finale. — Connu! Mais quelle bonne idée avez-vous eue de me faire des- cendre à terre ? VOYAGE AUTO UR DU MONDE. 285 — C’est ton ami Petit qui me l’a suggérée. — Toi, mon chéri ! c’est toi! Toute bonne action mérite récom- pense. Et Petit se trouva à demi étendu sur la drome par une gentillesse de Marchais. — Mon garcon, tu sais que je ne suis pas encore bien rétabli, tu de- vrais y aller moins fort. — C'est juste, je te revaudrai ça une autre fois, celle-ci ne compte pas. Nous partimes bien disposés à fouiller partout, mais décidés pourtant à rentrer dans la ville avant la nuit, car j'avais parlé du serpent noir, et mes deux lurons jugèrent prudent comme moi de ne pas s'attaquer à un pareil adversaire. — S'il avait des bras, des cheveux, des poings et des épaules, à la bonne heure, me disait Marchais, mais des anneaux, des dents poin- tues comme des aiguilles et du venin. Allons, allons donc, on a bien fait de l’appeler serpent, ca veut dire méchant et traître. Si j'en trouve un, je l’écrase sous mon talon. — Si tu en trouves un, tu feras volte-face. — Je n’en sais rien, je verrai. — Et moi j'espère que nous n’en verrons pas. — Et moi je m'en bats l'œil. Nous nous fimes descendre de l’autre côté de la rade, beaucoup plus abrupie que les points opposés, et nous ne tardâmes pas à nous enfoncer dans les bois. Ici, comme ailleurs, un gazon frais et louffu s'étendant d'un arbre à l’autre; on dirait des plantations ordonnées pour les médi- iations du sage ou pour des promenades joyeuses; et pourtant pas un ruisseau ne murmure, pas une source ne révèle la sève de ces géants sé- culaires qui pèsent sur le sol, l'ombragent et l'embellissent. — Est-ce que ca durera longtemps comme ça? me dit Petit, dont les forces trahissaient le courage. — Je n’en sais rien, ton ami Marchais te le dira mieux que moi. — D'après les signes que j'apercois, répondit Marchais, je suis sûr que ce bois va jusqu’au bout de la forêt. — Tu le crois? — Je parie une bouteille de vin. — Je ne veux pas. Depuis deux heures nous avancions wujours et nous allions faire halte pour attaquer un poulet bien solidement amarré dans mon havresac, lorsque nous crûmes entendre un bruit lointain. — Ce sont des chiens qui se battent, me dit Marchais. — Ce sont des matelots qui se soûlent, répondit Petit. — Ce sont des sauvages, répliquai-je, tenons-nous sur nos gardes. — Alerte! et une chique neuve, dit Marchais. ‘ 286 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, — Alerte! et une bouteille pleine, riposla Petit; quand on a faim, rien n'est bon comme de boire. — Tu veux dire quand on à soif? — Je veux dire ce que j'ai dit. Là-dessus je ne puis faire erreur. Nous nous assimes sur l'herbe, et après un repas réglé par moi, nous reprimes la route interrompue, au grand mécontentement de Petit, qui erommelait tout bas contre l’ordonnance du docteur et contre ma sévé- rité inaccoutumée ; mais le bruit qui avait frappé nos oreilles promettant à Marchais une occasion probable de rixe, il poussa son camarade par les épaules et nous arrivàämes une demi-heure après à une clairière où une vingtaine de naturels debout et fort agités hurlaient à haute voix et semblaient délibérer sur une entreprise périlleuse. — Ça se dit des hommes! s’écria Marchais, ca ressemble comme deux gouttes de vin aux crapauds que nous avons vus à la presqu'île Péron. — C’est la même race. — Au ventre près pourtant. — Peut-être qu'ils n’ont pas déjeuné. Allons à eux. — Oui, mais sois prudent. — Monsieur Arago, vous me faites injure; la prudence, c’est mon faible. — Je ne le sais que trop, drôle. Les sauvages nous avaient entendus et cessèrent de parler ; ils se pla- cèrent en rond, prirent conseil d’un des leurs qu'ils avaient entouré, laissèrent leurs armes à terre et vinrent nous rejoindre. — Tiens, ils ont du cœur, dit Marchais mâchant plus vite son tabac entre ses gencives dépouillées. Ah !'ils en veulent! Mon petit Petit, à bas ta veste, trousse ta manche et imite-moi. — Ils viennent en amis, soyez sages, gredins. — Je le veux bien, mais s’ils bougent, s'ils portent la main plus haut que le coude, j'en apiatis vingt pour ma part. — Ils ne sont que dix-neuf. — J'en aplatirai un deux fois, ça fera le ebihptes Arrivés à six pas de nous, les indigènes firent halte, et l’un d’eux nous adressa la parole, puis un second parla plus haut, puis un troi- sième qui n'en finissait pas. Mais Petit lui fit signe de se taire et il ré- pondit : — Vous êtes de fières buses de ne pas planter la vigne : tant que vous ne planterez pas la vigne, vous ne récolterez pas de vin, et tant que vous ne récolterez pas de vin, vous ne saurez pas parler français. Voilà! Après cette énergique harangue, bien comprise par les indigènes, ils nous tournèrent les talons et allèrent reprendre leurs armes. — 1 paraît que tu les as beaucoup amusés, dit Marchais à Petit: si Lu m avais laissé faire, ils m'auraient mieux compris. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 287 — ‘Tu connais done leur langue ? — de connais la langue universelle, c’est celle qu'on débite à coups de poing. “ — Mais que font-ils là-bas? — Tiens v'là qu'ils filent leur nœud; naviguons dans les mêmes eaux. En effet, nous suivimes cette bande, et un quart d'heure après, nous en trouvâmes une seconde qui se rejoignit à la première avec de grands témoignages de satisfaction. Les nouveaux venus parlèrent de nous à leurs camarades, et après un moment de repos, ils continuèrent leur route vers le nord. J'avais grande envie de rétrograder, tant l'humeur querelleuse de Marchais me donnait de craintes, mais ma curiosité l’em- porta et je suivis la trace des naturels. Ils gravirent une petite colline où s’élevaient quelques misérables huttes faites avec des écorces d'arbres, et se postèrent en embuscade sur les principales hauteurs. Bientôt un cri général de la bande retentit dans les airs, et un second eri lointain répondit à cet appel. Au même instant, les bras s’agitèrent, les sagaies furent mises en mouvement, les casse-tête voltigèrent et la horde farouche s’accroupit dans l’attente d’une sanglante action. — Approcherons-nous? dis-je à mes compagnons de voyage. — Ca dépend de vous, répondit Petit. — C’est une question et une réponse de capon, répliqua Marchais; il faut y aller, voilà, et si c’est nécessaire, nous nous mettrons de la partie. — Eloigne-toi d’un seul pas, et je te jure que tu ne descendras plus à terre avec moi. — Mais, monsieur Arago, qu'est-ce que je risque? ilne me reste plus une seule dent. — Îl nous en reste à nous, gredin ! — Puisque je partais seul. — Ne sommes-nous pas tes amis, et si tu l'engages, crois-tu que nous restions inactifs? — Cette raison me décide, je n’en aplatirai que deux ou trois. — Éssaie-le et tu auras de mes nouvelles. Nous gravimes donc la colline, mais à quelques vinglaines de pas des naturels, qui ne tournaient même pas la tête de notre côté. Dans le vallon formé par notre plateau et un plateau voisin, la horde opposée s'arrêta et dépêcha une femme aux ennemis. Arrivée à moitié chemin de la colline, elle poussa un cri et s'arrêta. Une femme de la première bande alla vers elle, et toutes deux, armées de casse-tête, se parlèrent à voix basse, poussèrent ensemble un nouveau cri, et les na- turels de notre bord descendirent dans le vallon. Les deux armées ”-marchèrent lune contre l’autre et $’arrêtèrent, sè- 288 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. parées seulement de quelques mètres. Celle qui venait d'arriver avait quelques guerriers de plus, mais ils se retirèrent un instant après une sorte d'inspection, et chacun des sauvages put se choisir un adversaire. D'abord des gambades, puis des cris farouches, puis des coups frappés sur les armes, ce fut ensuite une mêlée générale. — C’est comme moi, dit Marchais, quand je crache dans mes mains avant d’aplatir, ça donne de la force et de l'énergie. Bon! les voilà appa- reillés.. Feu maintenant de tribord et babord! En avant! Vive la Répu- blique ! Le combat avait commencé. Les sagaies lancées avec vigueur fendaient les airs, et nul combattant ne tombait. Mais les champions s’approchèrent ; ce fut alors un acharnement, une rage, une frénésie, un délire dignes de l'enfer. Les corps tombaient et se relevaient ressuscités par la vengeance; le sang ruisselait, les crânes étaient ouverts, les côtes brisées, et les dents même jouaient un rôle de destruction dans cette horrible scène de carnage. — Savez vous que ce sont de vrais gabiers, de francs lurons! s’écria Marchais, qui trépignait d'impatience. Ca s'appelle taper dur; je les es- time maintenant. Mais il y a un côté qui est enfoncé, il en reste peu et ils ne bougent pas, ils ne f..... pas le camp; je les estime plus que les autres. Ma foi, monsieur Arago, vous direz ce que vous voudrez, je vais leur prêter main-forte, ça me fend le cœur. Marchais s’élanca; Petit le suivit en dégaïnant son sabre, et je me dis- posais à voler sur leurs pas, lorsque, par réflexion, tirant un pistolet de ma ceinture, je le déchargeai en l'air. Au même instant le combat cessa, les guerriers se séparèrent, et à un second coup ilS s’enfuirent chacun d’un côté opposé au fond des bois. — Faisons comme eux, dis-je à Marchais et à Petit, qui s'étaient aussi arrêtés au bruit de la détonation. Allons-nous-en, nous ne serions d'aucun secours aux blessés, et ce champ de bataille ne doit pas être chose curieuse à voir. — C'en est fait, répliqua Marchais avec indignation, ils sont moins braves que je ne croyais; ce sont des Hugues, puisqu'un coup de pistolet les fait si vite virer de bord. — C'est égal, dit Petit, ça n'allait tout de même pas mal, et j’ai eu grand’pitié surtout d’une femme qui s’est relevée deux fois et qui est tombée trois : c'était une lionne.… Notre retour s’effectua sans aucun autre incident, nous ne rencon- trâmes sur notre chemin ni sauvage ni serpent, et nous arrivâmes à Sid- ney avant le coucher du soleil. Sur le port, je trouvai M. Field et sa fa mille ; je m’empressai d'aller les rejoindre, et je leur racontai le combat dont je venais d’être témoin. e VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 289 — Vous voyez donc bien, me répondit le riche planteur, que nous n'avons pas besoin de chasser ces bêtes fauves, elles se détruisent entre elles, et en peu de temps on n'en trouvera qu'au delà des montagnes Bleues. Cependant, avant de faire embarquer mes deux braves matelots, je les présentai à M. et à madame Field, qui leur firent un excellent accueil, car j'avais déjà parlé de leur amitié et de leur dévouement pour moi. — Vous êtes deux braves garcons, il faut venir nous voir si vous des- cendez encore à terre. — Nous n’y manquerons pas. — J'ai de bonnes choses à vous offrir. — Quoi donc, sans trop d’indiscrétion? — Des pommes excellentes, des pêches sucrées et des oranges fort douces. — Oh! ma foi, nous nous plaisons trop à bord, la terre nous ennuie. — J'ai aussi dans ma cave de bon vin de Bordeaux. — Nous viendrons vous voir; M. Arago nous donnera votre adresse, et nous aimons trop. les honnêtes gens pour leur faire défaut. — Quelques jours après, Marchais et Petit, étendus à terre dans une des allées du jardin de M. Field, ne surent plus pendant quelques heures s'ils étaient en France ou à la Nouvelle-Hollande; faibles ce jour-là, ils avaient succombé à une attaque contre six bouteilles de bor- deaux. XX VII NOUVELLE - HOÔLLANDE Vingt-quatre heures d'un roi zélandais. I y a là, au sud à peu près de la Nouvelle-Hollande, non loin de là terre de Van-Diémen, vers les glaces polaires, une île petite, boisée, montagneuse, sauvage à l’intérieur, farouche sur les côtes, une île ser- vant parfois de point de relâche aux navires baleiniers fatigués de leurs longues excursions, mais dont ils feraient bien de s'éloigner comme d’un repaire de brigands contre lesquels toutes les nations civilisées devraient lancer leur colère afin d’anéantir ses anthropophages habitants, que rien n’a pu encore corriger de leur insatiable ardeur de rapine, de massacres et de chair humaine, Cette île de malheur, de deuil et de désespoir, c’esl la Nouvelle-Zélande. Là, point de sécurité pour le matelot qui descend à terre afin de renouveler son eau épuisee; là, point de quiétude pour le savant explora- teur, qui ne peut s'éloigner du rivage. La mort est dans les paroles ras- surantes du naturel hypocrite, elle est dans ses témoignages d’affection, elle est dans ses caresses. Le Nouveau-Zélandais se déclare dès l’âge de trois ans l'ennemi mor- tel de tout etranger qui osera’fouler sa terre inhospitalière. Quand il vous épargne un jour, n’en faites point honneur à sa générosité, mais soyez sûr que vous auriez été immolé s’il n'avait eu à craindre de san- glantes représailles. 11 n’y a pas de saison où cette Nouvelle-Zélande de VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 291 malheur ne soit le théâtre de quelque horrible massacre; il n'y en à pas où l'Europe ne retentisse de scènes de dévastation et de meurtre ; et pour- tant l'Europe insouciante laisse faire ; elle s'émeut un jour, elle lance un méprisant et ridicule anathème contre les cannibales de ces mers de l’Australasie, elle engage ses pauvres voyageurs à beaucoup de prudence, à une grande circonspection, et toutestdit et fait, et les Nouveaux- Zélandais, impunis, continuent leur œuvre de sang. L'Europe civilisée a bien autre chose à faire, ma foi, que de songer à ses enfants exilés au profit du commerce el de la science ; les Zélandaïs sont trop loin de nous, nous n'avons pas la vue assez perçante, et c’est tout au plus si nous la laissons tomber à nos pieds, tant nous nous con- centrons dans notre insolent égoïsme. Mais ces hommes de là-bas sont-ils donc assez forts pour lutter contre une volonté de châtiments qui viendrait de nous? Ont-ils hérissé leurs plateaux de batteries formidables? Ont-ils élevé de redoutables cita- delles? Possèdent-ils des armées expérimentées, des généraux ha- biles? Non, ces hommes féroces n’ont que du courage, ou plutôt de la cruauté. é Ils sont comme l’hyène d'Afrique, comme le tigre de Nubie. Leurs demeures se dressent là, sur la plage. Dès qu’un navire vient mouiller dans une de leurs rades, les indigènes sortent en foule de leurs cases de jones, de tissus et d’écorces d’arbres, ils se jettent dans des pi- rogues, se rendent à bord, sautent, dansent, sourient et proposent des échanges, ils fraternisent, vous jurent amitié et vous invitent à leurs fêtes. L’équipage enchanté descend à terre, s'endort, et ne se réveille plus. Puis vient le pillage du navire, et les Nouveaux-Zélandais le cou- lent bas et se trouvent possesseurs d'armes meurtrières à opposer aux nôtres, et chaque jour le triomphe de la civilisation et de l'humanité de- vient plus périlleux. Que servent, hélas! de sages et énergiques prédi- cations ? Depuis bien longtemps déjà on a écrit ces choses avec de san- glants caractères, et ces chosessi impies n’en ont pas moins leurs cours, et la Nouvelle-Zélande n’en est pas moins la plus puissante nation du globe, puisque nulle autre n'ose s’attaquer à elle. Que faudrait-il pour- tant afin de la soumettre? Deux bricks de guerre, six canons, des fusils, de la poudre et trois compagnies de voltigeurs. Vous qui gouvernez, et qui de votre caisse royale versez généreusement cent écus (je dis beaucoup) dans la triste demeuré de la veuve du matelot égorgé aux terres australes en travail- lant à la prospérité de votre pays, dites un mot, un seul, proposez une expédition d’anéantissement contre cette terre lointaine que je vous si- gnale, demandez des hommes de bonne volonté, et vous les verrez ac- courir et s'enrôler avec courage, en criant Vive la sainte-alliance des peuples ! | 292 SOUVENIRS D'UN AVEUGLEF. Qu'arrivera-t-il alors ? Que là-bas, si près de l’antipode de Paris, les navires explorateurs et les baleiniers de tous les pays, qui ont besoin de repos, trouveront au sein de ces mers orageuses, et sous ce ciel glacé témoin de tant de désastres, un abri tranquille contre le courroux des éléments et contre celui des hommes, plus à redouter encore. Mais, je le répète, il y a neuf mille lieues d’un bout à l’autre du diamètre de la terre, et la voix et le bronze ne franchissent cette distance que par sou- bresauts; on s’arrêterait eu route, car toute tiédeur est inconstante et craint la fatigue : c’est bien assez des ennemis de chaque jour qui vous poursuivent dans vos ménages princiers ; demeurez clos et insouciants chez vous, et laissez faire à l’anthropophagie. Les détails de ses hideux repas occupent vos soirées, et vous avez raison de vous plaire aux drames qui hurlent et éclatent à l’antipode de vos jardins et de vos palais. Faisons de l’histoire, puisque la morale n’est pas comprise. Chaque village de la Nouvelle-Zélande à un chef ou deux, à qui l’on obéit aveuglément. S'il veut qu’on fasse grâce, on fait grâce; s’il veut qu'on tue, on tue; une fois sur mille on fait grâce au prisonnier à la Nouvelle-Zélande. Les chefs de chaque village, avant de devenir chefs, doivent donner des preuves de courage et d’adresse. De plus, ils ont à subir des tatouages horribles sans témoigner la moindre douleur, sans grimacer, sans froncer le sourcil. A l’aide d’un os aigu de poisson, on creuse (on creuse!) de profondes rigoles sur le front de celui qui se sent digne de commander, on les fait avec une régularité extrême, on les enjolive, on dessine toujours profonds des ornements et des vignettes du meilleur goût. Quand le front est tout déchiré, quand il n’est plus qu'une plaie, quand la figure, le corps et le sol sont ensanglantés, on jette un peu d’eau là-dessus, puis une sorte de mastie noir qui empêche la peau de se rejoindre, qui garantit l’éternelle existence des sillons, et si l’homme a été ferme, s’il a souri aux déchirements de l'instrument aigu, il est proclamé sous-chef d’abord. Puis les opérateurs continuent leur œuvre, ils ouvrent la pommette, ils y tracent des cercles, des ondu- lations pour leur donner un pendant sur l’autre côté; ils s'adressent ensuite au nez, qu'ils couvrent de bigarrures, ils trouent les joues, le menton, le dessous des lèvres, ainsi que le dessus, et enfin ils plongent leur os jusque sur la peau qui protége les yeux. Oh! alors, pourvu que le martyr, qui rougirait de se croire martyr, ait familièrement causé avec ses voisins pendant le labourage de sa face, dont on ne devine plus aucune forme, il est proclamé chef omnipotent de la bourgade, il com- mande aux autres, et il a la meilleure part d’un festin de chairs palpi- tantes. Tant que le mastic est entre les rigoles, la figure humaine n’a plus rien d’humain ; sitôt qu’il tombe et que les bouffissures s’affais- QI sent, les dessins se montrent plus nets, et j'ai presque honte d’avouer VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 293 que je me suis senti plein d’admiration pour le décorateur el pour le patient. Cet homme, ce chef, ce roi que j'ai dessiné au port Jackson, que j’ai suivi, étudié dans sa vie nomade de vingt-quatre heures, celui de qui je tiens, par M. Woltsoncraft, les détails que je vous donne, m'a toujours étonné et souvent effrayé. Il s'était aperçu que je suivais ses pas, et quoiqu'il en parût très-fâché aux premiers moments, il ne s’en inquiéta plus dans la suite, et se conduisit comme si je n'étais pas pres de lui. Au surplus, je me hâte d'ajouter qu'il était entièrement nu, armé seulement d’un magnifique casse-tête en silex, emmanché de la façon la plus so- lide, et d’une autre pierre grise pendue à ses flancs et taillée en forme de spatule, et que moi, qui savais ce que j'avais à redouter de sa mau- vaise humeur et de sa colère, je tenais cachés sous mon habit deux ex- cellents pistolets et un bon poignards ce n'était pas trop, je vous l’at- teste, pour imposer à un gaillard si admirablement charpenté et d'une taille de cinq pieds dix à onze pouces. : Ce chef s'appelait Bahabé, selon le dire d'un valet zélandais de M. Woltsoncraft qui nous avait servi d’interprête dans les diverses questions que nous lui adressämes. Ce chef était renommé parmi les siens pour ses brigandages et ses assassinats. On le disait à haute voix à Sidney, on le croyait, on en était sûr, et Tahabé parcourait paisible- ment les belles rues de la cité, où l’on ne faisait presque point attention à lui. Un navire anglais s’en était chargé; la curiosité seule l'avait, di- sait-il, engagé à entreprendre ce petit voyage, et il attendait le départ d’un autre navire pour s’en retourner dans son pays : c'était peut-être une visite d'inspection pour des projets de conquête. La première fois que je me trouvai en face de cet homme aux formes athlétiques, à la démarche de souverain, au regard de vautour, je m'arrêtai frappé de stupéfaction. Je crois qu'il s’en aperçut, car il me sembla remarquer en lui un sourire d’ironie et un léger mouvement d’épaules par lequel on exprime partout le mépris. Je le suivis pourtant à une vingtaine de pas de distance, et je l’étudiai avec une de ces attentions religieuses qui ne laissent rien à faire à l'imagination. La morale aussi peut s’apprécier au compas. Il sortit de la ville, je l’accompagnai encore, et dans la crainte qu'il ne s’aperçut de mon assiduité, j'ouvris mon calepin pour lui laisser croire que j'étais occupé à dessiner et non à épier ses démarches. Il y avait là, sous une belle allée de chênes verts, une petite maison- nette charmante, close par une haie, derrière laquelle se pavanaient plusieurs coqs au milieu de leur docile sérail. Le Zélandais monta sur un banc après s'être emparé de deux pierres, visa un des volatiles, l’a- battit du premier coup, sépara ou plutôt brisa de ses doigts nerveux deux planches de la haie, s’introduisit dans l’enclos, s’'empara de la vic- 294 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. time, et sortit comme s'il avait fait la chose du monde la plus simple et la plus naturelle. La tuerie, l’effraction et le vol achevés, le Zélandais s’achemina tran- quillement vers une allée voisine que bordait la route, s’accroupit contre un tronc, pluma à demi le coq si traîtreusement mis à mort, et le man- gea tout cru. Cela fait, il essaya de s'endormir ; mais quelques instants après, ayant entendu un léger grignotement près de lui, il tourna la tête du côté d’où venait le bruit, vit un énorme rat qui cherchait sa pà- Lure, détacha de ses flancs le casse-tête en forme de spatule, le lança d’un bras vigoureux contre l'animal rongeur et le tua sur la place. Puis il se leva, flaira sa seconde victime et la rejeta derrière lui à une très- grande dislance. J'avais cru remarquer que le chef tatoué, avant de dévorer le coq dont il ne restait plus que les dépouilles, avait prononcé quelques paroles à voix basse, ainsi qu'avant de jeter le gros rat; mais je ne puis l’affir- mer. À quel dieu de sang de pareils hommes pourraient-ils adresser leurs prières, et ces prières mêmes, les feraient-ils dans un autre mo- ment que celui d’un pillage ou d’un massacre ? î Jusque-là les allures du roi sauvage avaient été lentes, mesurées, graves; il y eut ici un moment d'irrésolution, après lequel, levant fière- ment la tête et tournant deux ou trois fois ses talons, de chaque main il saisit un casse-tête, les frappa l’un contre l’autre à plusieurs reprises, poussa une sorte de grognement sourd et prolongé, et se mit à marcher à grands pas vers un petit bois encore à peu près vierge jeté au sud de Sidney ; il y pénétra, s’adossa un instant après contre un arbre et essaya de dormir, ce que je soupconnai en lui voyant fermer les yeux. Je m'approchai alors d’assez près pour le dessiner ; mais j'en étais à peine à moitié de mon travail qu'il rouvrit les yeux comme s’il s'était senti violemment heurté; il m’aperçut, fronça le sourcil et vint à moi d’un air décidé. Jeus un moment de frayeur; mais je l’attendis pourtant en posant ma main droite sur la crosse d’un de mes pistolets de poche, tout prêt à répondre à son attaque ou même à la prévenir. Je crois qu'il s’'apercut de ma défiance, car il posa ses armes à terre à quatre pieds de moi, se plaça en souriant à mon côté, s’appuya avec fa- miliarité sur mon épaule, et me fit signe de lui montrer mon travail. J'ouvris l'album, je lui fis voir des paysages qu'il ne comprit pas (c'était peut-être la faute de l’artiste), des figures au crayon dont il n'eut pas l’air de savoir te qu’elles représentaient, mais il poussa une excla- mation de plaisir et d’ironie très-facile à expliquer dès qu'il eut aperçu une figure coloriée d’un naturel de la Nouvelle-Galles du Sud, qu'il regarda longtemps avec des yeux où se peignaient le mépris et le dégoût. Pour me remercier de mon obligeance, il se plaça immobile devant moi VOYAGE AUTOUR :DU-MONDE. 29% en paraissant m inviter à achever mon travail commencé. Je n'eus garde de laisser échapper une si favorable occasion, et à force de regarder sa tête si horriblement balafrée, je vous jure que je lui trouvai le caractère le plus énergique. Quand il s’apercut que j'avais fini, le roi alla re- prendre à terre ses deux casse-tête, et sans me dire un seul mot, sans me faire un seul geste, il s’enfonça dans les bois, ne se donnant pas même la peine de regarder derrière lui pour s'assurer si je le suivais. Je le suivis pourtant; mais à peine eus-je fait quelques centaines de pas que je commençai à me repentir de mon imprudence : aux brusques mouvements qu'il fiten m’apercevant, je m'arrêtai tout court et me tins sur la défensive. Avec de pareils promeneurs il y a toujours péril à at- taquer, car si vous manquez votre premier coup, ils ne manquent jamais ceux qu'ils portent, eux, et vous devez vous estimer fort heureux si vous en êtes quitte pour la fracture de quelque membre. En arrivant en ma présence, le Zélandais, offensé de ma ténacité, qu'il aurait pu tout aussi bien prendre pour une courtoisie, m’adressa une harangue, fort énergique sans doute, pendant laquelle ses doigts se crispaient, ses dents claquaient avec violence, mais je ne compris à tout ce flux de paroles rien, sinon que je lui ferais grand plaisir de le laisser seul. Jaime fort les bonnes et élégantes manières; celles du roi zélandais me touchèrent profondément, et je me mis en devoir de prouver par une prompte retraite que je les avais parfaitement appréciées. J'aurais pu, certes, me montrer rebelle à cette prière que je regardais comme un ordre, car mes pistolets et mon poignard étaient d’assez sûres sauvegardes; mais, vainqueur ou vaincu, je n'aurais rien appris par cette lutte : je rebroussai donc chemin comme un poltron que je n'étais point. Cependant, honteux de mon obéissance, je résolus de revenir sur mes pas, de pénétrer de nouveau dans la forêt, de m'y promener, et, si je rencontrais le farouche Zélandais, de faire peu d'attention à lui et de poursuivre ma route. À tout événement, je visitai l’amorce de mes pis- tolets', puis, selon mon habitude, après m'être donne du cœur par quel- ques injurieuses paroles que je m'adressai à haute voix, je me mis en marche. Au bout d’une demi-heure je vis en effet le roi debout, encore adossé contre un magnifique casuarina, et mâchant avec ardeur la chair sanguinolente d’un petit animal que je ne reconnus point, et qu'il avait sans doute tué d’un coup de pierre, Il poussa un second grognement plus retenlissant que le premier, rejeta loin de lui les restes de son hi- deux repas et se dirigea hardiment de mon côté. Il fit halte, je lui adres- sai quelques paroles qu’il devait prendre pour des témoignages d’amitié, tant je mis de douceur à les prononcer ; mais comme le colosse sauvage n’en tenait nul compte et qu’il prenait en m approchant une attitude 296 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. menacante, je saisis un de mes pistolets el lui fis signe de s'arrêter. A la vue de mon arme, il s'arrêta en effet, me regarda d’un œil féroce, articula quelques sons brefs et éclatants, posa à ses pieds son magnifique casse-tête emmanché, me montra le second taillé en spatule, et me donna à comprendre qu'il voulait l’échanger contre mon pistolet. Je répondis de mon mieux à sa proposition; je lui dis d’une façon fort intelligible que j'acceptais l'échange, et comme il approchait encore pour le conclure, je déchargeai le coup en l'air. À cette action, toute de prudence et non de peur, mon perfide sauvage parut se récrier, gam- bada d’une manière menaçante, rompit le traité et s’éloigna pour res- saisir le grand casse-tête laissé à terre. Je m'étais attendu à tout cela; j'avais saisi mon second pistolet, et de crainte qu'il ne le prît pour le premier, dont il n’avait en ce moment plus rien à redouter, je les lui montrai tousles deux, bien déterminé, au moindre signal d'attaque, à faire feu sur la poitrine du monarque ciselé. Tout régicide, là-bas, mérite bien de l'humanité. A l’aspect de mes armes et à l’attitude décidée que j'avais prise, le Zélandais s'arrêta de nouveau, me sourit aussi gracieu- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 207 sement quille put, ce qui, entre nous, ne fut pas fort attrayant, abandonna encore son arme principale, me présenta la pierre polie el bleue, et entama une seconde fois le marché rompu. Facceptaison offre, il me donna d'abord son casse-tête, je lui remis ensuite l'arme, alors peu dangereuse, et, presque côte à côte, comme deux amis d'enfance, nous nous enfoncâmes dans le bois. Bientôt quelques huttes en écorces frappèrent nos regards ; nous x allâmes ; elles étaient abandonnées et formaient sans doute le village de quelque tribu vagabonde d’indigènes. Ce silence, cette solitude, paru- rent fort contrarier le Zélandais, qui en témoigna son dépit en enfon- cant ces misérables demeures à coups de pied et de casse-tête. Je le laissai faire, car le dégât pouvait aisément se réparer en moins d’une heure; l'édification d’un village ne coûte pas plus que cela dans ce pays. Mais un bruit que je n'entendis pas d’abord fixa l'attention de mon fougueux compagnon de voyage, auprès duquel j'étais retenu par un double sentiment d’orgueil et de curiosité. Il me fit signe de le suivre, il s’élanca d’un pas rapide, et nous nous trouvâmes bientôt près d’un second village plus étendu que le premier, où les huttes étaient au nom- bre de vingt-trois, dont une quatre fois plus vaste que les autres, et haute de sept à huit pieds. | LE , JS 298 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Le Zélandais se cacha derrière un arbre ; je l'imitai; et déjà fâché de m'être imprudemment aventuré dans une recherche si téméraire, j’al- tendis pourtant de cette embuscade le résultat des espérances du chef cannibale, dont les projets m'étaient assez clairement démontrés. Des sauvages parurent bientôt au nombre de vingt-deux, tous gesti- culant et parlant à haute voix, tous dans un état d’agitation extrême. Ils s'accroupirent, sans doute pour délibérer; ils parlèrent alors lun après l’autre, et le Nouveau-Zélandais, les couvant de son œil fauve, al- lait s’élancer, quand un second bruit arriva jusqu’à nous. Le chef se cacha encore, moi je fis quelques pas en arrière afin de me préparer plus aisément à la retraite que je méditais, mais sans néan- moins perdre de vue les cases des naturels. Eux aussi s'étaient levés au bruit que les échos leur avaient apporté, et tous renouvelèrent les pré- paratifs de combat dont j'avais été témoin au nord de Sidney lors de ma dernière course avec Petit et Marchais. Le bruit approchait, et déjà le sol tremblait sous les pas de la horde sauvage. Elle arriva, se placa bravement en face des huttes, el commença à agiter ses casse-lête el ses sagales. La lutte allait commencer, le sang allait couler, les côtes et les crânes allaient être brisés... Toulà coup le Nouveau-Zélandais, dontles narines ouvertes et les rapides aspirations disaient l’ardente colère, s’élança comme un tigre, poussa un cri formidable, se rua sur la horde étonnée, abattit un des combattants et s’arrêla. Tout avait disparu, tout élait devenu silencieux et solennel autour de la bourgade. Il y avait deux minutes à peine deux armées étaient là en efferves- cence, prêtes à se déchirer, à se détruire; maintenant deux hommes seuls, un debout, terrible, cruel, féroce, l'autre à terre, se tordant sous la douleur et rendant le dernier soupir. Je m'élançai, je pris la fuite, je n’assistai point au dégoûtant repas qui se fit sur le champ de bataille. Le soir je me rendis chez M. Wlos- loncraft pour lui raconter mes aventures de la journée, et je commençais mon récit en nous mettant à table, lorsque le roi zélandais, se présenta, me reconnut et me tendit la main ; je retirai la mienne. — Ne recevez done pas cet anthropophage, dis-je au négociant, c’est ‘un brigand! — Je le sais bien. — Illvient de tuer un homme. — Je m'en doute, un indigène ? — Oui. — || aurait bien fait de les tuer tous ; il nous aurait épargné bien des ennuis et bien des dégoûts. — Et yoilà les principes que vous proclamez ici? ‘ VOYAGE AUTOUR DU MONDE, 299 — Je voudrais bien savoir sien Europe on a cessé de traquer les loups dans les forêts. — Mais ici ce sont des hommes. — Ce sont des hyènes ; il ne leur manque que la force de ces animaux. Si un naturel de la Nouvelle-Galles du Sud vous trouve endormi, il vous luera. Celui-ci du moins attaque des gens éveillés qui peuvent se défen- dre. Dinons. Le Zélandais fut invité à s'asseoir et refusa. Il était tout à fait repu. XXVIII NOUVELLE: HOL FF 2 22 O (a Phénomènes météorologiques. —Campsinaustral —Voyages de M, Oxley dans l’intérieur de la Nouvelle-Galles du Nord. Péron, si logique d'ordinaire dans la solution de ses divers problèmes météorologiques, qu'il a étudiés avec une profonde science dans son voyage aux terres australes, me paraît s'appuyer sur des bases bien fra- giles pour constater la contradiction qui règne ici, sur certains phéno- mènes célestes, avec les effets remarqués en d’autres climats. Dans sa conviction intime que tout, sur la terre de Cumberland, est contraire aux lois connues et consacrées par tous les pays du monde, il s'étonne, par exemple, queles vents d’ouestet de nord-ouest, qui soufflent ici une partie de l’année avec une grande régularité, ne soient pas im- prégnés d’une haute température, etil ne peut expliquer cette singula- rité qu'à l’aide d’une théorie formulée d'avance, mais, par malheur, fausse en tout point quant à l'application à en faire aux caractères topo- graphiques du pays qui nous occupe. Si la Nouvelle-Galles du Sud n'’é- lait pas une terre à part, les vents d'ouest devraient être froids, puisque avant d'arriver à Sidney et sur la côte ils viennent de traverser les mon- tagnes Bleues, qui devraient les avoir notablement rafraîchis. Ainsi s'exprime à peu près M. Péron. Ne dirait-on pas, en vérité, que la chaîne des plateaux dont il parle a, comme les Alpes, les Pyrénées et les Andes d'Amérique, des cimes neigeuses, des glaciers éternels, et que son étendue en largeur doit don- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 301 ner le temps au souffle qui les visite et les balaie de se vêtir des frimas”? Qui ne croirait, à entendre le savant et zélé naturaliste-physicien, que ces montagnes Bleues, dont on à parlé si diversement dans les premières relations des voyages en ces contrées découvertes par l’intrépide Cook, n'ont été longtemps inaccessibles, infranchissables, que par le chaos des avalanches qui s’engouffraient dans les profondeurs des vallons, après être descendues de la haute région des nuages? Hélas! les cimes qu'on à vues trôner sur le monde pendant un grand nombre d'années ont dù courber leur orgueilleuse tête depuis que la science les a me- surées de son œil classificateur, et si le géant n’est pas devenu pygmée, du moins le Chimborazo s'est-il incliné en face de l'Illimanie, le Canigou et le Pie du Midi devant la Maladetta et la Malahita, le Pic des Açores à côté de celui de Ténériffe, le Mont-Blanc en présence du Mont-Rose; et il n’y a pas jusqu'à l'Hymalaya qui ne se soit affaissé, humble vassal, pour rendre hommage au nouveau pic du Thibet, que le condor seul bat de son aile infatigable. Toutes les races de rois ont eu leurs périodes de grandeur et de de- cadence ; l’homme est dégénéré, et le lion même rugit souvent aujour- d'hui sans déchirer : les montagnes Bleues n’ont pas échappé à la règle générale ; elles se sont soumises de force à cette loi de dépression et de décadence qui régit le monde, et l’on va bien s'étonner quand je dirai avec vérité à ceux de mes lecteurs encore dans l'incertitude, qu'en gé- néral cette chaîne de plateaux, courant à peu près du nord au sud, à rarement plus de six cents mètres de hauteur, et que les eimes les plus élevées n'en ont que neuf cents. Faut-il s'étonner, d'après cela, que les vents qui les traversent ne portent pas le caractère que Péron, dans sa logique, voudrait leur donner, surtout si l’on se rappelle que Sidney est située par 36° de la- titude ? Tout édifice dont la base n'est pas solide s'écroule tôt ou tard, et Péron s'est trompé, non parce qu'il a été illogique, mais parce qu'il est parti d'un principe évidemment faux. Les démentis donnés par les faits à M. Péron sont constatés dans toutes les relations scientifiques ; lui-même les cite en toute humilité dans son mémorable ouvrage, et nous aurions peine à croire aux terribles phénomènes qui se déroulent à nos yeux s'ils ne nous étaient certifiés par les voyageurs le plus en garde contre l’exa- gération. Citons le plus exact d'eux tous : « Dans le mois de février 1791, dit Collins, la plupart des torrents et des ruisseaux étaient à sec ; on fut obligé de creuser le lit de la rivière de Sidney, qui pouvait à peine fournir aux besoins de la ville. Le 10 et le 11, la chaleur devint si forte qu'à Sidney-Towvn le thermomètre à l'ombre s’éleva jusqu'à 105° de Fareinhet (32° 4 de Réaumur) ; à Ros- 302 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE:. Hill, la chaleur fut ,lellement excessive que des milliers de grandes chauves-souris en périreni. Dans quelques parties du port, la terre était couverte de différentes espèces d'oiseaux, les uns déjà suffoqués, et les autres réduils aux abois par la chaleur ; plusieurs tombaient morts en volant. Les sources qui n'étaient pas encore taries furent tellement in- fectées par le grand nombre de ces oiseaux et des chauves-souris qui, venus pour s'y désaltérer, avaient expiré sur leurs bords, que l’eau, pen- dant plusieurs jours,en fut corrompue.Le vent soufflaitalors du nord-ouest, eUil fit beaucoup de mal aux jardins, consumant tout ce qui se trouvait devant lui. Les personnes que des affaires indispensables appelaient au dehors, déclarèrent qu'il était impossible de tenir pendant cinq minutes la face tournée du côté d’où venait ce vent. » « Novembre 1791. « L’excessive chaleur, durant ce mois, rendit beaucoup de monde malade. Le 4, un convict qui, sans avoir la tête couverte, attendait M. Withe dans le passage de sa maison àsa cuisine, fut frappé d’un coup de soleil qui le priva presque aussitôt de la parole, du mouvement, el, en moins de vingt-quatre heures, de la vie. Le thermomètre, à midi de ce jour-là, se soutenait à 95° 0 K. (28° 0 R.), et le vent était au nord- ouest. « À celte même époque, notre eau se trouvait non-seulement altérée, mais encore tellement réduite par l’évaporation, que le gouverneur donna l’ordre qu'aucun navire ne pût en faire au ruisseau de la ville, et, en outre, pour remédier ensuite à ce mal, autant du moins que l’état de la colonie pouvait le permettre, il arrêta que toutes pierres de taille em- ployées à la construction des édifices publics ou particuliers seraient prises dans le lit du ruisseau de manière à former des espèces de citernes capables de conserver une assez grande quantité d’eau pour en fournir un supplément aux citoyens durant la saison chaude. » « Décembre 1794. « La température, durant ce mois, fut très-forte; le 5, la chaleur fut étouffante ; le vent soufflait avec violence du nord-ouest. La contrée, comme pour ajouter à l’ardeur dévorante de l’atmosphere, était en feu de toutes parts. A Sidney, l'herbe et les broussailles qui se trouvaient derrière la colline de l’ouest de la crique avaient pris feu, et l'incendie, excité par le vent chaud qui soufflait avec force, se propageait rapide- ment et dévorait tout avec une incroyable furie. Déjà une maison élait brûlée ; toute la crête du coteau était couverte de flammes qui mena- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 303 caient la ville d'une entière destruction. Heureusement les efforts réunis de la garnison et des habitants parvinrent à arrêter les progrès de cette terrible conflagration. La crainte du danger avait contraint tous les in- “dividus à sortir de leurs maisons : à peine on pouvait respirer ; la cha- leur était insupportable; la végétation souffrait beaucoup; les feuilles de la plupart des plantes potagères étaient réduites en poudre, et le ther- momètre à l'ombre se soutenait à 1009 0 F. (320 2 R.). À Paramatta, à Tangabée, la chaleur n’était pas moins excessive; tout le pays était pa- reillement en feu, et quelques habitations devinrent la proie des flammes. Pendant ce jour d’alarmes, le tonnerre se fit entendre à diverses reprises dans le lointain, et, sur le soir, il tomba quelque pluie qui rafraîchit un peu l’atmosphere. «L'action de ce vent redoutable se fit sentir jusqu'à la hauteur de l'île Maria, et par conséquent à plus de 250 lieues de distance du port Jackson; car, à la même époque où le vent de nord-ouest dévastait ainsi la colonie anglaise, le navire américain The Hope éprouvait aux envi- rons de l’île Maria une horrible tempête excitée par ce même vent. Le temps était sombre, pesant et très-chaud, L’atmosphère paraissait comme remplie d’une épaisse fumée. » « Août 1794, « Le vent brûlant de terre nous visita le 25 pour la première fois dans cette saison, soufflant jusqu'au soir avec beaucoup de violence; alors il fut remplacé, comme il arrivail ordinairement après ces jours si chauds, par le vent du sud. » Comme on le voit, il y a ici harmonie parfaite entre la terre et le ciel, et désaccord complet avec ce qui se passe en d’autres climats. Toutefois, sans accuser la véracité de Collins, ne serait-il pas possible de trouver d’autres causes plus probables: que celles qu'il donne à ces incendies immenses qui plongeaïent la colonie dans la terreur, et ne serail-on pas fondé à croire que, profitant du deuil et de l’effroi des habitants, des malfaiteurs ou des sauvages auraient mis eux-mêmes le feu aux planta- tions, espérant le pillage ou la liberté au milieu du désordre ? Quoi qu'il en soit, on ne se persuade pas aisément que 32° 2 de Réaumur puissent incendier les arbres, el si cela a été bien constaté, c’est un argument de plus en faveur des hommes qui ont écrit de si étranges choses sur la Nou- velle-Galles du Sud. Mais rapprochons-nous encore, et disons une excursion périlleuse en- treprise par M. Oxley dans l’intérieur des terres, par ordre de M. Mac- quarie, gouverneur de la contrée. L'habile officier de marine m'a com- muniqué plusieurs lettres qu'il adressail alors à M. Macquarie, et si je 304 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. n'en publie que deux, c'est que je suis soumis aux exigences de mon livre, aux promesses que j'ai faites à mes lecteurs, à qui je dois d’autres précieux documents. Voici donc la relation de M. Oxley, que j'ai traduite sur les originaux : LETTRE DE J, OXLEY, REVENANT DE SA PREMIÈRE EXPÉDITION, AU GOUVERNEUR MACQUARIE. « Bathurst, 30 août 1817. « Monsieur, « J'ai l'honneur d'informer Votre Excellence de mon arrivée à Bat- hurst hier soir, avec les personnes formant l'expédition de l’ouest, que Votre Excellence a jugé à propos de placer sous mes ordres. « Votre Excellence est déjà informée de ce que j'ai fait jusqu’au 30 avril. Les bornes d’une lettre ne me permettent pas de m'’étendre sur les détails de tout ce qui s’est passé pendant dix-neuf semaines, et comme j'aurai l'honneur de voir Votre Excellence dans quelques jours, j'espère qu'en attendant cette époque, elle aura la bonté d'accepter le récil som- maire que je lui offre ici. | « Je continuai à suivre le cours de la rivière Lachlan, avec mes ba- eaux, jusqu'au 12 mai; le pays descendait rapidement, jusqu’à ce que les eaux de la rivière, s’élevant de niveau avec lui et se divisant en beaucoup de branches, nous présentèrent la terre inondée à l’ouest et au nord-ouest, et nous empêchèrent d'avancer davantage dans cette di- rection ; la rivière elle-même se perdit au milieu des marais : elle n'avait, jusqu’à cet endroit, reçu aucune autre augmentation d'eau d'aucun côlé; mais, au contraire, elle se dissipait constamment en marécages el L] lagunes. « L'impossibilité d'aller plus avant avec les bateaux étant évidente, je me déterminai, après une müre délibération, à les hâler hors de la rivière, et, nous dépouillant de tout ce qui ne nous était pas indispen- sable, à continuer notre route avec les chevaux chargés des provisions tirées des bateaux, et à nous diriger vers l’ouest, de manière à cou- per tout courant qui pourrait provenir des eaux divisées de la rivière Lachlan. « Conformément à ce plan, je quittai la rivière le 17 mai, en me di- rigeant dans l’ouest vers le cap Northumberland, direction qui me sem- blait la plus propre au but que je me proposais. Je ne détaillerai pas ici les difficultés et les privations que nous éprouvâmes en traversant un pays nu et désolé, et qui ne nous offrit d'autre eau que celle que la VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 305 pluie avait déposée dans les trous et les fentes de rochers. Je continuai à m'avancer ainsi jusqu'au 9 juin, époque où ayant perdu deux chevaux exténués de fatigue et de besoin, et voyant que les autres étaient dans un élat déplorable, je changeai notre route vers le nord, le long d’une suite de collines élevées s'étendant dans cette direction, attendu qu'elles seules nous offraient le moyen de nous procurer de l’eau jusqu’au mo- ment où nous pourrions rencontrer quelque courant. Je continuai à marcher de la sorte jusqu'au 23 juin, jour où nous rencontrâmes de nouveau une eau courante que nous eûmes d’abord quelque difficulté à reconnaître pour le Lachlan, car elle était plus large que la branche de cette rivière que nous quittâmes le 17 mai. « Je n’hésitai pas un moment à suivre son cours, non que la nature du pays ou son apparence indiquât en aucune manière qu'elle deviendrait navigable, mais je ne voulais pas qu'il restât le moindre doute sur lexis- tence d’une rivière qui se serait jetée vers l'ouest dans la mer, entre les limites qui m’étaient indiquées dans mes instructions. « de continuai à suivre les bords de cette eau courante jusqu’au 9 juillet. Je trouvai qu’elle avait pris une direction vers l’ouest, et avait traversé un pays entièrement plat, nu au dernier point, et qui par mo- ments était évidemment tout à fait sous l’eau. Jusqu'à cet endroit, la rivière avait diminué par degrés et étendu ses eaux sur des lagunes sta- gnantes, sans recevoir aucune eau courante tributaire que nous con- nussions durant toute l'étendue de son cours. Les bords n'avaient pas plus de (rois pieds de haut, et les marques que nous voyions sur les buissons et les arbriSseaux indiquaient que quelquefois la rivière s’éle- vait de deux ou trois pieds de plus, et rendait tout le pays marécageux et entièrement inhabitable. « I devenait inutile d'avancer davantage vers l’ouest dans le cas même où cela eût été possible, attendu qu'il n’y avait ni colline ni émi- nence de terre à la portée de notre vue, qui n’était bornée que par un horizon éloigné; nous ne voyions point de bois, à moins qu'on ne puisse donner ce nom à quelques petits arbres à gomme qui étaient sur le bord même des lagunes. L'eau, dans le lit du marais (nom qui convient main- tenant), était stagnante; ce lit avait environ vingt pieds de large, et les têtes d'herbes rui y poussaient montraient qu'il pouvait avoir trois pieds de profondeur. | « Cette manière inattendue et vraiment singulière dont se termine une rivière que nous avions espéré avec raison devoir nous conduire à une conclusion bien différente nous remplit des sensations les plus pé- nibles. Nous étions à plus de cinq cents milles dans l’ouest de Sidney et presque par sa latitude, et pour nous avancer si loin, nous avions éprouvé pendant dix semaines des fatigues continuelles. La partie la plus proche de la côte, vers le cap Bernoulli, si elle eût été accessible, Il, 39 306 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. élait éloignée de plus de cent quatre-vingts milles. Nous avions démon- tré de manière à n’en pouvoir douter qu'aucune rivière ne pouvait tom- ber dans la mer entre le cap Otway et le golfe de Spencer, du moins au- cune rivière tirant ses eaux de la côte orientale, et que le pays situé par le parallèle de 34° de longitude S. et par le méridien de 1470 à0 de lon- gitude était inhabitable, et n'offrait aucun espoir de pouvoir un jour y former un établissement. « Dès lors il devint de mon devoir de rendre les ressources qui nous restaient aussi utiles à la colonie que notre position nous le permettait. Ces ressources étaient bien diminuées : un accident qui était arrivé à un de nos bateaux, au moment où notre expédition partit, nous avait privés d'un tiers de nos provisisions sèches, dont nous avions été dans le prin- cipe fournis pour dix-huit semaines seulement, et nous avions consé- quemment vécu quelque temps avec une modique ration de deux quarts de farine par chaque homme par semaine. Retourner au dépôt par la même route que nous avions prise en venant eût été une chose aussi inutile qu’impossible ; et considérant sérieusement l'intention des in- structions de Votre Excellence, je résolus, après une délibération très- müre, de revenir par la route qui me semblait devoir être la plus conforme aux vues de Votre Excellence, si elle avait été témoin de notre situation actuelle. « Remontant donc la rivière de Lachlan, je recommencçai à l’observer depuis l'endroit où nous la reconnümes le 22 juin, avec l'intention de suivre ses bords jusqu’à ce que sa liaison avec les marais où nous la quit- tâmes le 17 mai fût établie d’une manière évidente, et de déterminer si quelques courants d’eau avaient échappé à notre recherche. La liaison avec tous les points déterminés auparavant fut complétée entre le 19 juillet et le 3 août. Dans l’espace parcouru durant cet intervalle, la rivière s'était divisée en plusieurs branches et formait trois beaux lacs qui, avec un autre situé près de l'endroit où se termina notre voyage dans l’ouest, étaient les seules pièces d’eau considérables que nous eus- sions vues jusqu'alors, et j'estimai que la rivière, depuis l’endroit où elle fut d’abord reconnue par M. Évans, avait parcouru, en comprenant tous ses détours, une étendue de plus de douze cents milles, longueur qui est sans exemple, lorsqu'on considère que la rivière coule sans rece- voir aucun auxiliaire, et que sa source primitive constitue toute la quan- tité d’eau qu'elle a dans cette étendue. € En la traversant à cet endroit, mon intention était de me diriger dans le nord-est pour couper le pays, et pour déterminer, s’il était pos- sible, la situation de la rivière Macquarie, qui, bien évidemment, n’a- vait jamais joint le Lachlan. Cette direction nous conduisit à travers un pays aussi mauvais qu'aucun de ceux que nous avions jusqu'alors tra- versés, et également-dépourvu d’eau, dont le besoin personnel nous mit VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 307 dans une grande détresse. Le 7 août, la scène commença à changer, et le pays prit un aspect bien différent. Nous quittions alors le voisi- nage du Lachlan, et nous avions passé au nord-est de la haute suite de collines qui par ce parallèle bornent la contrée située au nord de cette riviere. « Le pays, au nord-ouest et au nord, était haut et ouvert avec une bonne terre forestière. Le 10, nous eûmes la satisfaction de rencontrer le premier courant d’ean se dirigeant vers le nord. Cette vue renouvela notre espoir de rencontrer bienlôt la rivière Macquarie, et nous conti- nuèmes la même route en inclinant quelquefois vers l’est jusqu’au 19, en traversant une riche et belle contrée bien arrosée. Nous vimes dans cet espace de temps neuf courants d’eau qui poussaient au milieu de riches vallées, et dont la direction était vers le nord; le pays de tous côtés était assez haut et ouvert, et généralement aussi beau qu'on peul se l’imaginer. « Nous ne doutions plus que ces courants ne se jetassent dans la Mac- quarie, et notre principal souhait était de voir cette rivière avant qu'elle reçût cet aliment. Le 19, nous eûmes l'agrément de rencontrer une nou- velle rivière arrosant un fort beau pays, et que j'aurais eu bien du plai- sir à supposer être celle que nous cherchions. Le hasard nous conduisit le long de ce courant pendant environ un mille; nous fûmes alors surpris de le voir se joindre avec une rivière venant du sud, d’une largeur et d’une grandeur telles que nous ne pouvions douter qu'elle ne fût cette ri- vière que nous avions si longtemps cherchée avec anxiété. Dans le triste état de nos ressources, nous ne pümes résister à La tentation que nous offrit un si beau pays, de rester deux jours à la jonction de ces deux ri- vières, pour examiner ses environs dans toute l'étendue possible. « Nos observations augmentèrent la satisfaction que nous avions d’a- bord éprouvée. Aussi loin que notre vue pouvait s'étendre, el de tous côtés, nous apercevions un pays riche et pittoresque, d’une grande éten- due, produisant en grande quantité la pierre à chaux, l’ardoise, le bon bois de construction, et toutes les ressources enfin que l’on peut désirer dans un terrain non cultivé. « Il n'existe point de meilleur sol, attendu qu'une belle rivière, de première grandeur, procure le moyen de transporter au loin les produc- tions. A l’endroit où nous quittèmes cette rivière, son cours se dirigeait vers le nord, et nous nous trouvions alors au nord du parallèle du port Stéphens, car nous étions par 3209 32° 45” de latitude S. et par 1480 52° de longitude E, « Il me sembla que la rivière de Macquarie avait pris une direction nord-nord-ouest depuis Bathurst, et qu’elle devait avoir reçu d’im- menses accroissements d’eau dans son cours depuis cet établissement. Nous vimes cette rivière à une époque bien propre à nous faire juger 308 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. exactement de son importance lorsqu'elle n’était ni élevée au-dessus de sa hauteur ordinaire par des débordements ni resserrée dans ses limites naturelles par les sécheresses d'été. On pourra se former une idée de sa grandeur après qu'elle à recu les courants d’eau que nous avions traver- sés, outre ceux qu'elle est susceptible de recevoir encore de l’est (qui, d’après la hardiesse et la hauteur du pays, doivent être, ce me semble, au moins en aussi grand nombre que ceux qui viennent du sud), quand on saura qu'à cet endroit elle surpassait en largeur et en profondeur apparente le Hawkesbury à Windsor, et que beaucoup de ses bras étaient plus grands et plus étendus que celui que l'on admire sur le fleuve Népeau, depuis le Warragamba jusqu'aux plaines Ému. « Résolus de nous tenir aussi près que possible de la rivière pendant le reste de notre route vers Bathurst, et tâchant de déterminer au moins dans l’ouest quelles sont les eaux qui s’y jettent, nous continuâmes le 22 à la remonter entre le point de départ et Bathurst; nous traversàmes les sources d’une foule d'eaux courantes, qui toutes se jetaient dans la Macquarie; deux de ces courants étaient presque aussi larges que cette rivière elle-même à Bathurst. Le pays d’où toutes ces eaux tirent leur source était montagneux et irrégulier, et paraissait également l'être sur la côte orientale de la Macquarie. « Telle était la physionomie du pays jusque dans le voisinage immé- diat de Bathurst ; mais à l’ouest de cette étendue de montagnes, la terre était couverte de collines peu élevées, et produisant de lherbe, ainsi que de belles vallées arrosées par des ruisseaux prenant leur source sur le côté occidental des montagnes qui, dans le côté oriental, jettent leurs eaux directement dans laMacquarie. Ces courants, situés sur le côté occi- dental, me semblèrent se joindre à celui que j'avais pris au premier abord pour la Macquarie, et se jeter, lorsqu'ils se sont joints, dans cette rivière au point où nous la découvrimes d’abord le 19 du courant. Nous arrivèmes hier soir ici, sans qu'aucun homme faisant partie de l’expédi- tion eût éprouvé le moindre accident depuis notre départ, après avoir parcouru, depuis Bathurst, un espace d'environ mille milles entre les parallèles de 34° 30° S. et de 32° S., et entre les méridiens de 1492 29° 30” E. et de 143! 30’ E. « Ma lettre, datée du 22 juin dernier, a fait connaître à Votre Excel- lence les grandes espérances que m'avait fait concevoir l'apparence de la rivière Macquarie, à l’égard de la manière dont elle se termine; je m'at- tendais à la voir se jeter dans des eaux intérieures ou s'étendre jusqu’à la côte. Quand j'écrivis cette lettre à Votre Excellence, je ne prévoyais certainement pas que quelques jours de plus nous conduiraient à son extrémité navigable. « Le 28 juin, ayant tracé son cours, sans la plus petite diminution où addilion, à environ soixante-dix milles dans le nord-nord-ouest, une VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 309 pelite brise soufflant sur la rivière, celle-ci déborda, et, quoique nous en fussions à environ trois milles de distance, le pays était tellement plat que bientôt le terrain où nous nous trouvions fut couvert d’eau. Nous avions, quelques jours auparavant, voyagé sur une terre si basse que nos hommes qui étaient dans les bateaux, trouvant le pays submergé, avancèrent lentement ; circonstance qui me mit à mème de leur envoyer l'ordre de retourner au poste que nous avions quitté le matin, où le terrain était un peu plus élevé. Ce poste n'étant nullement sûr, il fut dé- cidé que les chevaux , avec les provisions, regagneraient la dernière terre élevée que nous avions quittée, et qui était à seize milles de distance. Comme il me paraissait que la masse d’eau de la rivière était trop impor- tante pour être beaucoup diminuée par le seul débordement de ses eaux, je résolus de prendre le grand bateau et de tàcher, à l’aide de cette em- barcation, de découvrir le point où elles se déchargeaient. « Le 2 juillet je descendis la rivière dans le canot, et dans le cours de la journée je fis environ trente milles vers le nord-nord-ouest. Pen- dant une étendue de dix milles, nous ne vimes, à strictement parler, aucune terre, car le débordement faisait du pays environnant une véri- table mer. Les bords de la rivière étaient encombrés de bois de construc- tion, el beaucoup d'espaces étendus que nous voyions étaient non-seule- ment couverts de roseaux ordinaires, mais encore d'arbres très forts. Le 3 juillet, le principal canal était très resserré, mais très profond, et sur les bords il y avait depuis douze jusqu’à dix-huit pouces d'eau. Le cou- rant conserva pendant environ vingt milles la même direction que la veille; ensuite nous perdimes de vue la terre et les arbres; le canal de la rivière tournait à travers les roseaux, parmi lesquels l’eau avait en- viron trois pieds de profondeur. Il continua de la sorte pendant environ quatre milles, lorsque, sans aucun changement ultérieur dans la lar- geur, la profondeur et la rapidité du courant d'eau, et au moment où j'espérais vivement entrer dans le lac depuis longtemps désiré, il éluda tout à coup notre plus longue poursuite, en s'étendant de toutes parts du nord-ouest au nord-est, sur la plaine de roseaux qui nous entourait. La rivière variait de profondeur depuis plus de vingt pieds jusqu'à moins de cinq pieds, et coulait sur un fond de vase bleue tenace; le courant avait presque la même rapidité qu'à l'endroit où l’eau était resserrée entre les bords de la rivière. Ce point de jonction avec les eaux inté- rieures, c’est-à dire le lieu précis où la Macquarie cesse d’avoir la forme d'une rivière, est situé par 30° 45° de latitude S., et par 147° 10° de lon- gitude E. « Assurer positivement que nous étions sur le bord du lac ou de la mer dans laquelle cette grande masse d’eau se décharge, pourrait avec raison êlre regardé comme une conclusion qui n'est basée que sur des conjectures ; mais si l’on peut hasarder, d’après les apparences actuelles, 310 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. une opinion que notre route postérieure tendit plus fortement à confir- mer, j'ai l'entière confiance que nous étions dans le voisinage immédiat d'une mer intérieure, très probablement peu profonde et diminuant par degrés, ou comblée par les immenses dépôts des eaux qui s'y jettent du haut des teres élevées qui, Sur ce singulier continent, semblent ne pas s'étendre au delà dequelques centaines de milles des côtes maritimes, attendu qu'à l’ouest de ces étendues de terre qui servent de bornes (et qui, d'après les observations que j'ai été à même de faire, me paraissent parallèles à la direction de la côte), il est impossible de découvrir une seule colline ou autre éminence sur cet espace qui semble n'avoir point de bornes, excepté ces points isolés, sur lesquels nous restâmes jusqu’au 28 juillet. Les rocs et les pierres qui s’y trouvent sont d'une espèce dis- lincte de ceux que l’on voit sur les ranges ! dont nous avons parlé plus haut. «J'espère que Votre Excellence croira que, bien convaineu de la haute importance de la question à résoudre sur la formation intérieure de cette grande contrée, j'ai pris le plus grand soin d’éloigner tout motif de conjecture, en faisant les observations les plus scrupuleuses sur la nature du pays. Quoique ces faits me prouvent que l’intérieur est couvert d'eau, cependant j'ai pensé qu'il était de mon devoir de ne négliger au- cune mesure tendant d’une manière quelconque à éclaircir directement ce doute. Il était physiquement impossible de gagner le bord de ces eaux en faisant un cireuit autour de la partie inondée du pays sur la côte sud- ouest de la rivière, car nous nous convainquimes que c'était un marais privé de végétation, affectant une forme polygonale et n'offrant pas le moindre flot vers lequel nous puissions nous diriger. D’après les obser- valions faites durant ma première expédition, j'étais convaincu qu'il n'était point probable qu'il s’en trouvât dans cette direction. IL restait encore à explorer le pays inondé situé dans le nord-est; et lorsque, le 7 juillet, je retournai aux tentes, que je trouvai dressées sur la terre haute ci-dessus mentionnée, et de laquelle nous pouvions voir les mon- tagnes à la distance de quatre-vingts milles à l’est, le pays intermédiaire élant entièrement uni, M. Evans (mon lieutenant) fut envoyé en avant pour entreprendre cette opération. , «Le 18 juillet, M. Évans revint, n'ayant pas pu continuer sa route vers le nord-est pendant plus de deux journées; il fut arrêté par des eaux Coulant dans la direction du nord-est, au travers de roseaux éle- vés, et qui très probablement étaient celles de la rivière Macquarie, at- tendu que durant son absence ce fleuve s'était élevé à une telle hauteur qu'il nous entourait entièrement, ét venait jusqu'à quelques toises de Range. Je connais peu la vraie signification déce mot anglais. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 311 la tente. M. Evans S'avanca ensuite davantage vers l’est, et {à une dis- tance de cinquante milles de la rivière Macquarie, il en traversa une autre beaucoup plus large, mais moins profonde, se dirigeant vers le nord. Mais, poussant encore plus vers l’est, il alla présque jusqu'à la base des montagnes vues de la tente, et, retournant par une route plus méridionale, il trouva le pays un peu plus sec, quoique aussifpeu élevé. Les instructions discrétionnaires qu'il a plu à Votre Excellence de me donner me laissant le choix de la route que je jugerais le plus convenable de suivre pour revenir au port Jackson, je résolus d'essayer de gagner la côle maritime en me dirigeant vers l’est eten m'avancçant le long de la base des monts dont j'ai déjà parlé, par lesquels j'espérais encore être conduit aux autres eaux intérieures que cette partie de la Nouvelle-Galles méridionale pouvait contenir. Ld « Nous quittèmes ce poste le 30 juillet; nous étions par 30° 18° de la- titude S.etpar 1479 31° dé longitude E4, et nous nous dirigions vers la côte. Le 8 août nous arrivâmes à la haute suite de montagnes vers la- quelle nous avions fait route. Étant à la pointe la plus élevée de cette chaîne, nous eûmes un horizon sans bornes. Depuis le sud-ouest jus- qu'au nord, ce n’était qu'un pays uni, ressemblant à l'Océan par son étendue, mais sans qu'on pût distinguer de l’eau en aucune partie, tan- dis que les cimes les plus élevées de la chaîne des montagnes étaient en vue à la distance de plus de cent vingt milles. «En partant de ce point, conformément à la résolution que j'avais prise en quittant la rivière Macquarie, je me dirigeai vers le nord-est ; mais , après avoir rencontré de nombreuses difficultés, parce que le pays était une immense lagune entremêlée de sable mouvant, jusqu’au 20 août, et trouvant que j'étais entouré de marais, je fus, malgré moi, forcé de me diriger plus vers l’est, ayant prouvé par ma propre expé- rience, que le pays ne pouvait être traversé suraucun point s’écartant de la chaîne de montagnes qui borne l'intérieur. Quoique des parties sèches de terre alluviale et unie s'étendent depuis leur base occidentale jusqu'à une distance que j'estime excéder cent cinquante milles, je suis con- vaincu que ces eaux couvrent l'intérieur du pays. Ayant dirigé notre route plus vers l’est, nous ne tardàmes pas à nous trouver dans un pays d’une physionomie bien différente, et formant un contraste remarquable avec celui qui nous avait oecupés si longtemps. * « Un grand nombre de beaux courants d’eau, se dirigeant vers le nord, arrosaient une riche et belle contrée, que nous parcourûmes jus- qu'au 7 septembre, jour où nous traversämes le méridien de Sidney et la terre la plus élevée qui soit connue dans la Nouvelle-Galles méridionale, nous trouvant alors par 31° de latitude S.; ensuite nous fûmes considé- rablement embarrassés et retardés par de très hautes montagnes. Le 20 septembre, nous gagnâmes le sommet le plus élevé de cette chaîne DA > SOUVENIRS D'UN AVEUG LE. étendue, et là nous eùmes le plaisir de voir l'Océan à cinquante milles de distance, Le pays à nos pieds avait la forme d’une vallée triangulaire, dont la base s’étendait le long de la côte, depuis les Trois-Frères, dans le sud, jusqu'à la terre haute, située au nord du cap Fumeux (Smoky cape). Nous eûmes de plus la satisfaction de trouver que nous étions près de la source d’une large rivière se dirigeant versla mer. En descendant la montagne, nous-suivimes le cours de ce grand courant d’eau, augmenté par beaucoup d’autres qui venaient s'y joindre, jus- qu'au 8 octobre, jour où nous arrivämes sur le rivage situé près de l'entrée du port, où cette rivière venait se jeter. Nous avions traversé, depuis le 18 juillet, un pays d'environ cinq cents milles détendue de l’ouest à l’est. « L'entrée de ce port est située par 31° 25° 45” de latitude S., et par 1520 51° 54” de longitude E., et avait déjà été remarquée par le capi- taine Flinders; mais la distance à laquelle il fut obligé de se tenir de la côte ne lui permit pas de découvrir que cette entrée était navigable. Notre plus grande attention fut donc dirigée vers ce point important; et quoique le manque de canot nous empêchât de déterminer compléte- ment la profondeur du canal, cependant il parut qu'il.y avait au moins trois brasses, à marée basse, et que le passage était sûr, quoique étroit, entre les. sablesmouvants des deux côtés. Ayant poussé mes remarques jusqu’à me convaincre qu’à l’aide de ce port le beau pays environnant les bords de la rivière pouvait être un jour utile à la colonie, je pris la liberté de le nommer port Macquarie, en l'honneur de Votre Excellence , qui la première encouragea cette expédition. « Le 12 octobre, nous quittâmes le port Macquarie pour nous diriger vers Sidney, et quoique aucune carte ne puisse être plus soignée dans son esquisse et dans ses points principaux que celle du capitaine Flin- ders, cependant nous netardâmes pas à éprouver combien peu l’on doit compter sur les meilleures cartes marines pour l'indication de tous les passages elentrées qui se trouvent sur une longue étendue de pays. La distance à laquelle son bâtiment se tint ordinairement de cette parle de la côte que nous dûmes traverser ne lui permit pas d’apercevoir des ouvertures qui, quoique de peu de conséquence sans doute pour la navi- gation, présentaient cependant les plus graves difficultés aux voya- geurs par terre, et dont j'aurais hésité à essayer le passage sans nul secours du côté de la mer, dans le cas où elles eussent été indiquées. Dans l’état actuel des choses, nous devons notre conservation et celle de nos chevaux à la rencontre d’un petit canot que la Providence nous fit découvrir sur le rivage, et que les hommes portèrent avec la plus grande gaieté sur leurs épaules pendant plus de quatre-vingt-dix milles, nous mettant ainsi à même de vaincre des obstacles que sans cela nous n’eussions jamais pu surmonter. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 313 «IL y à peu de jours encore, j'espérais avoir la satisfaction d'annon- cer que nous élions de retour de notre expédition sans qu'aucun accident füt arrivé aux personnes qui en font partie ; mais le caractère des na- turels qui habitent le long de la côte nord est tellement cruel et perfide, que toute notre prudence ne put empêcher un de nos hommes (William Blake) d'être grièvement blessé par eux. Cependant, grâce aux soins ha- biles du docteur Harris (qui nous a accompagnés comme volontaire, et duquel, dans cette occasion, ainsi que dans tout le cours de notre voyage, nous avons reçu des secours très importants), j'espère que son rétablisse- ment n'est plus douteux. » Comme on le voit, le savant et courageux Oxley croit à l'existence pos- sible d’une mer intérieure à la Nouvelle-Hollande ; d’autres explorateurs géologues combattent cette opinion. À qui restera la victoire? Le temps seul en décidera. H. 10 NNIX NOUVELLE = HMOLLANDE A sen frère. Huit ou dix jours après notre arrivée au port Jackson, j'écrivis à un de mes frères la lettre suivante, dans laquelle je ne parlais encore que de cette Europe australe qui nous présentait déjà tant de merveilles et nous offrait de si précieuses consolations. Un navire anglais partant de Sidney se chargea de ma missive. Îl alla d’abord en Chine, toucha à Chandernagor, mouilla à Calcutta, à Maurice, au cap de Bonne-Espé- rance, à Sainte-Hélène et à Plymouth, de sorte que ma lettre arriva à l'Observatoire de Paris onze mois après son départ, et qu'elle fut reçue à table par moi, qui la donnai de la main à la main à mon frère, lequel se hâta plaisamment de me rassurer sur l'état de ma santé. Je retrouve ce curieux document sous ma main, et je le confie à mon livre, tel que je l'écrivis alors. Les deux circonstances dont je parle sont, je crois, assez exceptionnelles pour mériter la petite place qu’elles ocuperont au milieu de tant de faits plus graves et plus impor- tants. « Mon cher frère , « ÎLest minuit chez toi, il est près de midi dans le lieu d’où je L'écris; tu sais cela parfaitement, toi qui lis si bien dans ce mouvement perpé- tuel de tous ces mondes, au milieu desquels celui que nous habitons joue un rôle si chétif et si merveilleux à la fois. Un navire anglais porte ma lettre: il te dira combien nous nous estimons heureux de toucher bientôt au terme de nos longues et périlleuses caravanes. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 1105) « Nous avons visité sans doute bien des pays curieux, mais nul ne me le paraît autant que celui-ci. Je crois, en vérité, que je rêve, et que Sidney-Cow est une cité française. Verrai-je autrement demain ? Je l'i- gnore ; mais il faut bien que je te dise ce que je vois aujourd'hui et com- ment je le vois. « On vient m'apprendre à l'instant que le navire qui devait mettre à la voile ce soir même ne lèvera l’ancre que dans quelques jours. Eh bien ! tant mieux, ma lettre sera plus longue; je connais ta vive amitié pour moi, et tu aimeras d'autant plus à m'entendre que je te parle de plus loin. Les affections grandissent par la distance; plus le soleil nous re- garde obliquement, plus notre ombre prend de l'étendue. Je pourrais, si j'en avais le loisir, tirer de là une comparaison toute poétique ; mais tu es trop dans le positif pour ne pas me demander autre chose, et tu ne larderais pas d’ailleurs à me répondre que je pars d’un principe faux, puisque le soleil est plus près de nous l'hiver que lété. « Quoi qu'il en soit, mon ami, tu connais la violence et la sincérité de mes sentiments de tendresse, et le diamètre de la terre a beau me sépa- rer de toi, il me semble que tu es encore à mes côtés pour m'entendre et me donner la main. « T'écrire, c’est te parler ; écoute : « Je viens de faire une promenade ravissante au milieu de Paris el dans les environs; mon cher ami, c’est à ne pas y croire. Les orangers des Tuileries embaumaient, les roses el les lilas du Luxembourg répan- daient au loin de suaves émanations, et comme je voulais ce jour-là des émotions et des plaisirs de toutenature, je me suis fait emporter rapide- ment sous les somptueuses allées de Saint-Cloud, où la brise se joue avec tant de liberté et où l’on sent la vie glisser par tous les pores. « Au surplus, comme une joie ne me semble complète que lorsqu'elle est partagée, je n’ai pas voulu faire seul ces courses ravissantes. De nou- veaux amis que le ciel m'a donnés m'ont conduit comme par la main au milieu de ces promenades que je ne connaissais pas encore. C’estM. Peeper, qu'on serait tenté de croire vaniteux, tant il étale de luxe dans sa de- meure princière, si toutes ses attentions ne témoignaient de la plus cordiale et de la plus franche délicatesse ; c'est M. Wolsoncraft, qui parle du commerce de tous les pays du monde en spéculateur, et qui ne recule pas devant les difficultés les plus ardues des sciences exactes ; c'est M. Withe, dont le bon goût et l'élégance se dévoilent jusque dans les plus petits détails de ses politesses; c’est aussi M. Macquarie, gouverneur de la Nouvelle-Galles-du-Sud, qui s'efface noblement en faveur de ses visiteurs et de ses convives; c’est encore M. Oxley, savant explorateur, infatigable, intrépide alors qu'il s’agit de découvertes utiles, et M. De- mestre, naluralisé Anglais, mais gardant du pays qui la vu naître les joviales eLgracieuses manières. 316 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. « Et au milieu de tout cela, des dames pleines d’une exquise bonté, d'une bienveillance parfaite, et à qui nul art d'agrément ne semble étran- ger. Celle-ci dessine, celle-là joue du piano, cette autre danse par co- quetterie, une quatrième chante pour achever une séduction. Je n'ai quitté pendant une semaine ni les magnifiques salons de la Chaussée- d'Antin ni les vastes appartements du faubourg Saint-Germain. Décidé- ment, Paris est enchanteur; il fait oublier les riantes campagnes qui l'entourent, et tu conviendras avec moi qu'une fraiche guirlande de dames vaut mieux qu'une couronne de camélias. « Cependant une excursion loin du tumulte de fa grande cité fut con- sentie par nous tous, et ce qui m'a le plus surpris alors au milieu de mes extases, C'a été de trouver jetés comme un enchantement, parmi les végétaux européens dont le port et la forme me sont si bien connus, ceux des climats les plus opposés et des terres les plus lointaines. Ainsi, le casuarina et ses folioles si sveltes, si légères, si dociles aux moindres vents, s’abrite sous un chêne vert quand gronde l’orage. Tout près de là, l’eucalyptus s’enorgucillit de sa taille gigantesque et courbe le front pour voir, bien au-dessous de lui, la cime aiguë du pin d'Italie, humilié d’un si offensant voisinage; et puis on se repose sous les bras chevelus du pin de Norfolk, qui s'étendent çà et là, immenses parasols, ainsi qu'un patriarche bénissant de sa main la foule prosternée. « Ce n’est pas tout encore : des myriades d'oiseaux, que.je ne soup- connais point dans nos contrées, remplissaient les airs et les animaient de leurs cris éclatants ; des cygnes noirs nous invitaient à caresser leur soyeux plumage ; des kanguroos s’élancaient au-dessus des haies comme pour insulter à la légèreté du cerf et du chevreuil; lému glapissait ; l’ornithorynque, las de ses courses terrestres, se cachait au fond des eaux; le vorace opossum cherchait une proie facile à dévorer, et l’on eût dit, en se voyant entouré de tant de merveilles, que l'arche de Noé venait d'ouvrir ses cabines pour repeupler la terre purifiée. « Le soir du dernier jour de cette semaine si bien remplie, il y eut courses de chevaux, et jamais le Champ-de-Mars n’en vit de plus bril- lantes, jamais il n’en vit où, dans des loges décorées avec élégance, on eût souri à de plus gracieux visages, à de plus fraîches toilettes. « Tout cela, mon ami, me fait admirer cette capitale des arts et de la civilisation, où toutes les gloires se donnent rendez-vous, où toutes les illustrations se heurtent, où tous les plaisirs débordent; tout cela me rendait fou d'ivresse, de surprise, et rien n'eût manqué à mon bonheur si Lu avais été là pour le partager. «Je m'assoupis, accablé par tant de prodiges... et je me réveillai après quelques heures de repos; et, plus calme, plus réfléchi alors, je m'aperçus que ce n’était point la Nouvelle-Hollande que j'avais vue à Paris, mais bien Paris que j'avais retrouvé à la Nouvelle-Hollande. » XXX EN MER Les Religions, Maintenant qu'il ne me reste plus peut-être de pays sauvages à vi- siter, jetons un regard investigateur sur la masse de certains faits re- cueillis avec une rigoureuse exactitude, et servant peut-être à donner une juste idée de la lenteur des conquêtes morales entreprises par les nations civilisées. Ya-t-il dans tout ceci insouciance ou dédain, ruse ou politique? y a-t-il impuissance ou générosité? Ce sont là de bien sérieuses études à faire, ce sont là de bien graves questions à résoudre. Si le présent est compromis par l’état permanent des choses, qu’on ne cherche plus à modifier, l’avenir est plus menacé encore, et c’est en faveur surtout de cet avenir douteux et terrible que je voudrais le retentissemeut d'une voix forte et éloquente. Mais qui se lèvera pour protester contre un passé si tiède? Quel mis- sionnaire assez prudent, assez pieux et assez fervent à la fois se dressera pour frapper au cœur ces religions cruelles et _absurdes qui tiennent encore plongées dans l'erreur tant de nations si bien disposées à l’o- béissance ? Ce qui fait leur abrutissement, c’est votre apathie; soyez zélés, vous les trouverez dociles à leur tour. Is veulent aujourd’hui se régénérer, ces hommes courbés sous vos baïonnettes où tremblant devant vos fou- dres de guerre. Encore un pas sans le secours de ce qui pourrait les con- 318 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Lraindre par la peur, el vous les verrez venir à vous comme des troupeaux soumis. La menace ne domptle que pour un Lemps ; la persuasion est une puissance éternelle. Ce qui a tué la plus sainte et la plus douce des religions dans toutes les parties du globe, c’est la violence. Ne me parlez pas, dans de trop rares exceptions, d'un jeune prédicateur. L'intolérance ev le fanatisme l’escortent dans presque toutes ses missions; il ne veut pas, lui, des triomphes obtenus par la patience ; il se hâte d'en finir avec ses travaux apostoliques, car il n'a point encore passé par les épreuves d'une vie lente et pénible; il s'irrite contre toute résistance, il s’'indigne de tout obs- Lacle, et la colère s'échappe dangereuse de toute poitrine qui veut et qui a la force pour appuyer sa volonté. Croyez-moi; la jeunesse est peu propre aux prédications religieuses ; elle n’a pas assez de foi pour s’aider de la charité, et il faut avoir déjà souffert pour comprendre la douleur. Nous avons trouvé à Bourbon un jeune évêque in parlibus en route pour la Chine et le Japon, où il allait, disait-il, faire briller le flambeau de la vérité chez les cannibales de ces deux immenses empires. — Mais, lui répliquai-je, il n’y a pas de cannibales en Chine; il n'y en à pas dans le Japon. — Que sont donc, je vous prie, ces peuples qui ne croient pas en Jésus-Christ? — Ils sont Japonais et Chinois. — Vous voyez done bien que j'ai raison. — Je vois tout le contraire, monseigneur. — Au surplus, monsieur, ma mission est de convertir, el, si je rends une seule âme au Dieu des chrétiens, je suis payé de toutes mes peines. — Îl me semble qu'on peut espérer un plus beau résultat avec de la patience. La patience. est sans efficacité, monsieur; la patience, c'est la fai- blesse. — Les apôtres avaient une autre morale, ce me semble. — Les temps ne sont plus les mêmes : autrefois on ne croyail point parce que la vérité n’avait pas encore brillé ; aujourd’hui, qui ne croit pas est impie, car le catholicisme parle assez haut pour être entendu de ious. — Avec cette résolution si bien arrêtée, monseigneur, vous avez à craindre le martyre. — Ce qu'un autre craindrait, moi je le souhaite. Les vœux de l’évêque furent exaucés, et, peu de jours après son ar- rivée à Macao, sa tête, enfermée dans une cage de fer, était hissée au haut d’un mâtsur une place publique. Chaque époque a été marquée par la couleur de ses prédications. Les VOYAGE AUTOUR DU: MONDE. 319 premières conquètes religieuses se firent péniblement, avec efforts, mais du moins sans que le glaive vint en aide à la foi. C’est que tout essai est limide et qu'on avance lentement sur un terrain que l’on ne connaît pas. Et puis encore, détruire, à l'aide de la violence, les mœurs, les usages consacrés par les siècles ne pouvait pas être l'ouvrage d'un jour. A ces premières tentatives, qui ne furent pas sans résultat, succéde- rent de nouvelles irruptions de prêtres, de moines et de jésuites, qui regardaient toute lenteur comme une défaite, et firent parler les menaces et les supplices. Ne pas obéir aveuglément, c'était résister. se révolter : or, tout révolté est ennemi, et tout ennemi doit être mis à mort. Le fa- natisme n'a pas d'autre logique. Ce n’est pas tout : dans leur zèle aveugle et stupide, les missionnaires d'alors, pleins d'orgueil autant que de sottise, au lieu de prêcher la mo- rale, prêchaient les mystères. Ce qu'ils ne comprenaient pas eux-mêmes, ils cherchaient à le faire comprendre aux autres, et toute conscience était domptée par les tortures. Le monde n'est point peuplé de Guati- inosins; il faut bien confesser et croire sous les tenailles et sur des char- bons ardents. « Pardonne à tes ennemis, et ne fais point à autrui ce que tu ne veux « pas qui te soit fait ; » ou bien : « Fais à autrui ce que tu veux qu'on « Le fasse, » voilà de ces paroles dont tout peuple, dont tout individu comprend la morale. Avec elles seules on pouvait tout oser, tout sou- mettre et vaincre même : dans la lutte, nulle crise n'eût été à redouter. On a beau dire, la force ne doit être employée que contre la résistance, et l’inaction n’est pas de l'hostilité. Au lieu de cela que fit-on? Ce que j'ai fait, moi, pour mon édification personnelle, pour me donner tort ou raison dans les principes que je soumets à votre logique. Ecoutez; ceci est une lecon fort grave, je vous assure. Je vous ai dit, je crois, que dans le grand salon du gouverneur de Guham il y avait accrochée au mur une image endolorie de la Vierge Marie, mère de Jésus. Un jour que, fraternellement assis entre un tamor carolin et sa femme, nous cherchions mutuellement à recueillir des no- tions sur les mœurs et les usages de nos deux pays, je montrai à mes bons et dociles camarades l’image révérée des chrétiens. Ils me deman- dèrent pourquoi, en passant devant cette belle figure, quelques habi- tants saluaient en ôtant leur chapeau, J'allais répondre, sans être trop certain de me faire comprendre, lorsque don Luis de Torrès, qui parlait un peu la langue des Carolins, vint à mon aide. Je lui répétai la ques- tion qui venait de m'être adressée d’une manière non équivoque, et je priai mon interprète de rapporter exactement mes réponses, ce qu'il me promit en souriant. — (ju’est-ce que cette femme ? — La mère de notre Dieu. \ 320 SOUVENIRS D ON: -AVEUGIE. — Pourquoi pleure-t-elle ? — Parce que les hommes ont mis son fils à mort. — Les hommes, chez vous, sont donc plus forts que leurs dieux ? Je me pinçai les lèvres. — Mais ce Dieu, dans son amour pour nous, s’est fait homme, afin de nous sauver de la mort. — Eh bien ! alors qu'il a été homme, il a été plus fort que Dieu : done Dieu ne pouvait le mettre à mort, comme vous dites. Je crois que vous voulez vous moquer de nous. — Nous parlons très-sérieusement ; mais ceci est mystère. — Qu'est-ce qu'un mystère ? — Une chose qu'on ne comprend pas. — Et vous croyez à ce que vous ne comprenez pas ! c’est impossible. Je faisais la grimace, et cependant je poursuivis mes recherches, ou plutôt J'ajoutai à mon instruction. — Savez-vous, lui dis-je, que notre religion est toute du ciel ? — Eh bien ! pourquoi restez-vous sur la terre ? — Parce qu'il nous à été ordonné d'attendre. — Avez-vous un dieu ou plusieurs dieux ? — Un seul, mais un seul en trois personnes. — Je ne comprends pas. — Ni moi non plus; mais je crois ce que je vous dis là. — Et moi je ne crois pas que vous le croyiez. Je tremblais qu'il ne me convertit, et nous gardàmes quelque temps le silence, mes deux Carolins en se regardant d’un air malicieux, moi en sifflotant pour me donner de l'aplomb. Je poursuivis. — Adam, notre père à tous, mangea une pomme à laquelle on lui avait défendu de toucher, et dès lors ses fils, ses petits-fils, ses descen- dants jusqu'à la dernière génération furent condamnés à brüler éternel- lement. — C’est impossible, ou ce Dieu que vous me faites si bon est un Dieu bien méchant. — La preuve qu'il est bon, c'est qu'il s’est fait homme pour nous sauver tous. — Bah! ainsi donc vous serez tous sauvés après votre mort? — Non, il n’y en aura que fort peu. — C'était bien la peine de se faire homme pour cela? Pauvre missionnaire ! Le Carolin battait trop bien le système que j'avais adopté pour ne pas se plaire à cette controverse, qu'il me fut désormais impossible d’éluder; aussi continua-t-il ses questions avec une sorte d’impertinence contre laquelle il me fut défendu de protester. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 321 — Comment votre Dieu s'est-il fait homme? — En descendant du ciel et en venant sur la terre, où il a souffert autant que nous et plus que nous. — Quand on aime bien, on peut souffrir pour ceux qu'on aime; là, votre Dieu est un bon Dieu. Mais où est-il donc descendu? — En Égypte : c'est un pays fort éloigné du vôtre. — Nous n’en avons jamais entendu parler. Et c’est cette femme que voilà qui l’a mis au monde? — Oui. — Vous m'avez dit que c'était une vierge! — Je ne vous ai pas trompé. — Les vierges accouchent donc dans ce pays? — Celle-là seule. C’est encore un mystère de notre religion. Le Carolin et sa femme se prirent à rire jusqu'aux larmes; ils sautè- rent, gambadèrent pendant quelques instants, et, me frappant douce- ment sur l'épaule, le tamor inconverti me dit qu'il ne s'était aperçu qu'à la fin que je ne lui parlais pas sérieusement. Don Luis de Torrès voulut se fâcher contre cette irrévérence, qu'il ap- pelait une impiété, et j’eus beaucoup de peine à lui faire entendre que nous seuls étions blämables dans cette querelle toute théologique que nous avions provoquée. Comprenez-vous maintenant le peu de succès de certaines missions évangéliques, et les scènes de deuil et de carnage qui ont dû ensanglanter la terre alors qu'on eut affaire à des hommes d’un naturel féroce et indompté ? Revenons sur nos pas. Les Indes Orientales étaient visitées que F Amérique restait inconnue à l'Europe. Là, c'élaient des soldats intrépides qui voulaient de la gloire à tout prix; ici, ce fut d’abord un monde de merveilles à étudier; puis vint l’appât des richesses, puis encore les études morales, et enfin le fa- natisme religieux, le plus dangereux de tous les fanatismes. Le Mexique, le Pérou, le Chili, le Paraguai, avaient une religion. Après avoir adoré les serpents, les crocodiles, les jaguars, ces peuples plus rationnels se prirent à adorer le soleil, la lune, les fleuves, les ar- bustes bienfaisants; car si la peur est mère de presque toutes les religions du globe, l'humanité seule les raffermit et les consolide. Cependant il y eut lutte entre les nouveaux dieux et les anciens. On est généralement dévot dans le malheur ; à chaque catastrophe, on im- molait des victimes humaines au dieu méchant, et l'on ne revenait à l’autre que lorsque le fléau avait cessé. Ces deux puissances du monde une fois créées, on les garda pour la satisfaction de tous, et les siècles marchèrent. Mais l'Europe se rua sur l'Amérique, et nos prêtres arrivèrent en s'écriant : © Voici un troi- sième Dieu, plus fort, plus grand, plus humain que les vôtres ; accep- 11. 11 322 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. tez-le, ou nous vous immolons à sa colére. » Le Dieu des chrétiens, présenté sous de pareils auspices, devint le foupan (lonnerre) des indi- gènes de ces nouveaux royaumes, et le sang coula, et le glaive fit son of- fice, et des populations entières disparurent. Le canon donna pourtant raison au Christ : on se soumit, on pria selon les rites venus d'ici, et, dans le silence des nuits, dans les solitudes des plaines et des montagnes, on égorgea par représailles. La ferveur du catholicisme céda le pas à l’ardeur des richesses, car le fanatisme est une crise, et toute crise violente a peu de durée. Des éta- blissements de commerce furent commencés sur les lointaines plages, et tout resta imparfait dans les premières tentatives pour une conversion religieuse. L'Amérique intérieure est encore toute sauvage et idolâtre. En Afrique, les malheurs furent moins grands, les disciples plus rares. Ah! c’est que le prédicateur n'avait pas pour ses lecons des dômes de verdure, une brise embaumée, des peuples humains et généreux, mais bien un soleil de plomb, une terre marâtre, et que le prêtre se lasse lui- même d'un martyre de chaque jour... Qu'est aujou.d’hui cette Afrique, inconnue, je ne dis pas seulement dans ses déserts de sable, mais encore sur ses côtes boisées et visitées par tant de navires? Nul ne le sait. Les océans eurent leur tour. Quand on vit que la Chine et le Japon ne voulaient à aucun prix changer de croyance, ces deux puissants em pires furent abandonnés : on ne se heurte pas longtemps contre un co- losse sans se repentir de sa témérité ou de sa folie. L'intrépide Cook ouvrait mille mondes à la curiosité et à l’enthou- siasme. Dites-moi si Cook songea lout d’abord à changer l'aspect moral du pays dont il dotait l'Europe civilisée? Non, non ; il décrivait les mœurs, et il disait à son retour dans sa glorieuse patrie : ai vu cela, j'ai fait cela ; c’est à vous maintenant à ürer tout le parti possible des trésors que je vous apporte. C’est que Cook n'était qu'historien et phi- losophe. Remarquez en passant que de tous les peuples de la terre, le peuple anglais est le plus tolérant pour ce qui regarde les idées religieuses. Son fanatisme à lui, c’est la soif des richesses, c’est l’ardeur de la possession. Soyez tout ce que vous voudrez dans vos mœurs, dans vos habitudes, mais payez tribut, donnez vos roupies, vos pataques, vos quadruples, et gardez vos dieux. Si vos idoles étaient en or, nous prendrions vos idoles ; elles sont en bois, nous n’en voulons pas. Rien n'est positif comme un homme de chiffres, et la logique du cof- fre-fort est celle qui parle le plus haut. La France suivit l'Angleterre dans ses excursions lointaines; mais la France est trop frivole; elle a tout vu, tout observé, tout décrit, et elle ne possède rien. Il faut bien être conséquent avec soi-même. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 323 L'Espagne et le Portugal eurent leur tour; chacune de leurs décou- vertes fut la source des plus odieux massacres; la faiblesse se courba; des ruisseaux de sang rougirent la terre, et il n'y eut pas d’autre engrais pour les productions qui venaient attester en Europe la fécondité des pays vaincus. Mais si les peuples chez lesquels on portait, sous tant de formes, le flambeau de la foi se distinguaient entre eux par mille nuances opposées, leur religion avait aussi des caractères distincts et nécessitaient des mo- difications dans la manière de lutter contre la résistance. Chez ceux-ci, c'était le désespoir de la rage qu'il fallait vaincre ; chez ceux-là, c’étaient l’apathie, l’insouciance; ici les incrédules étaient armés, là ils étaient sans armes ; tantôt le climat se présentait favorable aux prédicants, tantôt il leur était hostile ou fatal ; et l’on comprend dès lors comment la reli- gion importée devait obtenir en certains endroits un prompt succes, tandis que dans d’autres le progrès se faisait si lentement. Toutefois, les premières difficultés vaincues, les obstacles devinrent moins grands dans la suite; les idiomes s’étudièrent et s’apprirent; la parole ouvrit des voies sûres de communication; les pensées purent se confondre, et l’on donna du moins des motifs compris aux persécutions etaux massacres. Dès que les peuplades surent ce qu’on leur demandait, ce qu’on exi- geait d'elles, quelques-unes se laissèrent guider dans la nouvelle route qui leur était ouverte, et les hommes qui jusque-là avaient vécu divisés se réunirent dans les mêmes camps, sous les mêmes tentes, les uns pour enseigner, les autres pour s’instruire. Moins il y a d'obstacles à surmonter, plus la persécution perd de sa violence. Celle-ci c’est le vent qui passe sans murmure sur la plaine, et se rue bruyant et terrible contre les hautes cimes et les vastes forêts; c’est la source paisible qui gazouille sur l'herbe et le sable, et qui bouil- lonne et gronde au milieu des roches vigoureuses qui veulent s'opposer à sa route. C’est une chose bien bizarre et bien singulière que les images des dieux dans toutes les parties du monde sauvage. C’est une curieuse observation que celle dont, sans exception aucune, je puis garantir la parfaite exac- titude. Chaque nation vierge de l’intérieur des vastes continents, chaque archipel des océans divers, chaque ile isolée a ses autels et son culte, ses dieux protecteurs et ses dieux irrités. Eh bien ! je n'ai pas vu une seule idole qui ne füt représentée la bouche ouverte et prête, pour ainsi dire, à mordre ou à avaler. Peut-être, dans la suite de mes investigations, parviendrai-je à trou- ver une cause à cette singularité si remarquable. Au surplus, par un grand et rare bienfait du ciel, il existe dans lO- céan Pacifique des archipels qui ont échappé jusqu'à ce jour aux lenta- 324 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. tives et aux persécutions des missionnaires, et il est douloureux d’avoir à constater que ce sont les peuples les plus doux, les plus généreux, les plus bienfaisants du monde. Puissent les Carolins vivre éternellement dans la religion qu'ils se sont créée ! le culte de l’humanité ne peut déplaire au dieu de l'univers. Voilà déjà pourtant bien des dogmes sur cette planète siétroite, si imper- ceptible qu’elle compte à peine parmi les globes jetés dans l’immensité ; voilà bien des systèmes se donnant tous des démentis positifs, se com- battant, se détruisant les uns les autres, et au milieu desquels chaque disciple se croit seul bien éclairé par sa raison et sagement inspiré de Dieu. Et toutefois il y en a mille autres encore plus irrationnels, plus en contradiction, si c’est possible, et dont je ne veux pas vous parler. Voyez les Kamstchadales, qui ont, dit-on, un dieu différent pour cha- que village, peut-être un dieu distinct pour chaque hutte. Voyez les Tchutskis, qui adorent aujourd’hui l'idole qu'ils renverse- ront demain. Voyez les Patagons, s’inelinant devant les déserts qu’ils habitent et sillonnent, et se fabriquant un dieu à l’aide de celui qu'ils avaient d’a- bord et de celui des chrétiens qu'il retrouvent dans les établissements européens où ils viennent apporter les peaux des jaguars vaincus dans des luttes ardentes. Voyez les Lapons, accroupis devant leurs fétiches ; les Indous, tour- noyant dans leurs immenses pagodes. it l’intérieur de l'Afrique, avee ses divers dieux bariolés de rouge et de noir, de vices et de vertus. Et le centre des deux Amériques, beaucoup plus connu, où les mas- sacres ont été sans puissance contre les croyances d’une religion pri- mitive. ît les Nouveaux-Zélandais, à qui l’on ne connaît point de dieu. Et les naturels de la Nouvelle-Galles-du-Sud et de la presqu'île Péron, qui à coup sûr n’en ontpas. Oh! tout cela est effrayant pour celui qui se prétend éclairé seul dans la vraie route au sein de si profondes ténèbres. Cela est pourtant bien bizarre que les hommes fassent des dieux pour les adorer plus tard. Hs sont créateurs, et puis ils se disent enfants de leur créature ! Qu'est-ce qu'on appelle raison humaine ? Hélas! que me répondriez-vous encore si je vous rappelais tous ces combats à outrance, toutes ces guerres si sanglantes dont l'Europe civi- lisée à toujours été le théâtre pour défendre ou anéantir telle ou telle re- ligion? Ici l'on croit tout à fait, là on croit un peu, autre part on croit moins; l’un veut un dieu avec tel pouvoir ou telle forme, l’autre pré- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 325 tend au contraire lui ôter ce pouvoir ou cette figure que son voisin lui donne. Luther, Calvin, Zwingle, ont fait une religion à eux, hautement prèchée dans tous les temples à côté d’une religion ennemie; les papes, les patriarches, ont un dogme opposé l’un à l’autre ; les Russes parlent autrement que nous; nous prions autrement que les Espagnols; nulle part l’ordre, l'harmonie; en tout lieu la ferme volonté de dominer, d’é- craser, Jamais celle de s'instruire, de s’éclairer. D'où cela? C'est que tous les hommes ont la folie, l’insolent orgueil d'expliquer ce qui est inexplicable ; c'est que création et immensilé sont deux mys- tères devant lesquels il faut courber le front, et que celui-là seul a raison qui dit Je doute, et qui adore Dieu sans chercher à le comprendre. La vraie religion de tout homme est celle dans laquelle il est né. L'apostat ne mérite point de Dieu. NXXI EN MER Des Inngues. — Comment se sont peuplés les archipels. — L'équipage. Ce fut une grandeet noble pensée que celle de l’homme qui osa cher- cher la solution du problème dont le résultat était de réduire toutes les langues européennes en une seule. Mais Henri IV avait rêvé une chose impossible. L'Europe était trop peuplée; le caractère des nations trop distinct, trop tranché; toutes avaient trop d’orgueil national pour faire volontiers le sacrifice qu'on avait exigé d'elles au profit d’une seule, quoiqu’en réalité le bénéfice eût été pour toutes. Mais ce que l’on eût essayé sans efficacité dans le monde civilisé aurait pu, je crois, s’entre- prendre, avec apparence de raison, parmi les peuplades qui parcourent l'intérieur des vastes continents, et au milieu des archipels de toutes les mers, surtout si, en pénétrant chez elles, on s'était fait précéder par des bienfaits plutôt que par des menaces. La bienveillance est la plus sûre des persuasions. Aujourd’hui toute tentative serait infructueuse; les be- soins ont grandi les vocabulaires ; il faudrait trop désapprendre pour se régénérer ; il y a déjà trop de rivalités, trop de haines entre les indigènes voisins, pour que ni les uns ni les autres consentissent jamais à s’ef- facer. Vous voyez que la civilisation apporte parfois des obstacles avec elle. Comme je veux que le livre que j'écris ne soit pas une distraction pas- sagère; comme j'espère, avant tout, qu'il sera de quelque utilité aux explorateurs, je compte publier à la fin de mon dernier volume un voca- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 327 bulaire exact de tous les pays que j'ai parcourus; et quelque arides que soient ces pages aux yeux de ceux qui n'aiment des voyages que les puis- santes émotions, j'ose croire encore que tous me tiendront compte des constants efforts que j'ai faits, de la patience qui m'a été nécessaire, des dangers que j'ai bravés pour rendre ce pénible travail aussi complet que possible. Au surplus, peu de pages suffiront à cette tâche, qui n’est pas sans utilité générale : qui sait où le sort doit vous pousser un jour ! Il n’y à peut-être pas de lecteur qui ne se soit vingt fois demandé com- ment je pouvais me faire comprendre des peuplades sauvages que je vi- sitais, et comment je pouvais être compris de celles surtout dont l’intel- ligence devait être si peu développée. La chose est pourtant la plus simple du monde, et quelques lignes suffiront pour l'explication d’un fait qui paraît d'abord assez étrange. Je suppose, par exemple, que j'aie une expédition à tenter chez les Hottentots, chez les Caffres. Qu’ai-je à faire d’abord? De m'enquérir de leurs mœurs, de m'assurer des difficultés de la route et de preparer mes objets d'échange, car ici le commerce est un sacrifice pour l’Européen, et tout sacrifice est une victoire. Mais la colonie que je quitte pour m'enfoncer dans les solitudes est voisine des lieux que je veux visiter. Celle-là a déjà fait des conquêtes d'hommes, ne fût-ce que parmi les vaincus ou les mécontents. Ces hommes à demi sauvages, à demi façonnés aux habitudes nouvelles qu'on leur impose, sont arrivés avec leur idiome ; je vais à leur recherche, je les questionne dans la langue que leurs maîtres leur apprennent petit à petit, et peu de jours, quelquefois peu d'heures me suffisent pour en savoir autant qu'eux-mêmes. C'est que le vocabulaire de ces peubles est très-borné, c’est que les mots sont l’expression plus encore des besoins que de la pensée, et nous pos- sédons parfois dans une seule chambre plus d'objets qui tous ont un nom distinct, qu’ils n’en ont, eux, sur le sol qu'ils parcourent. Des nattes, des huttes, des pagaïes, des casse-tête, des arcs, et puis les noms de quelques oiseaux, de quelques quadrupèdes, des fleuves ou des ruisseaux, des arbustes ou des poissons... vous savez tout, vous pou- vez voyager chez les Hottentots ou chez les Caffres. IL vous est aisé de faire comprendre vos besoins, sinon vos vœux; puis encore avec des gestes, un peu de physionomie et beaucoup de patience, vous arrivez à votre but. Ce n’est pas tout: la phrase, la période, n'existent point chez les peuples non civilisés : c’est le luxe des passions et des besoins qui a fait peut-être le luxe du langage ; tout se ressent du contact, lout s’im- prègne du frottement. Quand les Orientaux veulent parler, c’est un fleuve qui se déroule; les Kamstchadales et les Nouveaux-Zélandais n’ont point de périodes à l’usage de leurs besoins. Eh bien! cette simplicité de langage, si je peux m'expliquer ainsi , 328 SOUVENIRS D UN AVEUGHLE: vous pouvez, comme je vous l'ai dit, l'amoindrir encore à l’aide de l’el- lipse, dont certes pas un pays sauvage n'a connu le mot ni la significa- tion. Ainsi, au lieu de dire : «Je vous donne un couteau, si vous me don- nez une volaille,» vous dites en montrant votre objet d'échange, qui parle autant que vos lèvres: € Moi, couteau; loi, volaille, satou pisso, salou ayan.» Voyez comme tout se simplifie ! EL qui est venu à notre aide dans cette facon si simple de procéder? Qui? les sauvages eux-mêmes en arrivant chez nous, c'est-à-dire dans les cités ou les établissements européens. Les pronoms, les négations, les régimes disparaissent, avec eux, ils soumettent la langue à leur apti- tude, et cela suffit. — Maître, pas vouloir. — Moi, pas courir. — Moi, manger. — Moi, pas tuer blanc. — Grandes forêts à pays à moi. — Toi bon, moi bon. — Si toi là, moiici..…. Ces abréviations constituent les idiomes primi- tifs de tousles peuples de la terre, et nous en avons gâté la pureté en les enrichissant. Le luxe est corrupteur. Ainsi donc, je m'explique les difficultés qu'ont eues à vaincre les pre- miers navigateurs; mais aujourd'hui, à peu de choses près , il est aisé de se faire comprendre de toutes les peuplades du globe, car toutes ont vu des Européens, et dans nos établissements vous trouvez presque tou- jours quelques individus des archipels ou des îles isolées que vous allez visiter. En comparant entre eux les divers vocabulaires publiés par un grand nombre d’explorateurs, on remarque parfois des différences si grandes qu'il est impossible qu'elles ne soient pas le résultat d'erreurs qu'il est pourtant utile de rectifier. Et d’ailleurs chaque navigateur écrit avec la prononciation qui lui est propre. Or, les lettres, chez les Anglais, les Russes, les Portugais et les Français, n'ayant pas la même valeur, on comprend déjà les modifications légères; mais il est des mots tout à fait différents, tout à fait opposés dans ces dictionnaires imprimés dans un but d'utilité générale, et je crois avoir mis dans mes recherches un si grand scrupule d'attention à bien traduire que je suis certain qu'avec son aide on ne se trouvera jamais en défaut. Permettez-moi de citer, au sujet de ces vocabulaires, une petite anec- dote assez curieuse; la morale en est aisée. Dans un des archipels du grand Océan Pacifique, un capitaine dont j'ai oublié le nom, assis au milieu d’un grand nombre d’insulaires, leur demandait les noms de tous les objets qui frappaient ses regards et les traduisait à l'instant sur le papier. Coco, rima, pirogue, mer, femme, lle, cuisse, bras, jambe, roi, avaient été parfaitement expliqués sans que les naturels parussent s’offenser de cette espèce d'investigation, qui pourtant leur semblait une puérilité. Mais, lassés au jeu, ils résolurent de ne pas S'y prêter davantage en refusant de nouveaux éclaireissements. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 329 Le capitaine n'avait pas achevé son travail, et, comptant toujours sur la même obligeance de la part de ses instituteurs, il leur demanda comment s’'appelaient les yeux, les dents; celui à qui il s’adressait lui répondit par une phrase qui signifiait {w nous ennuies, et le capitaine de se hâter de mettre en regard du mot dent la phrase : tu nous ennuies. Puis, avec la même confiance, il demanda la traduction des mots orages, Dieu, frère, amour ; et ceux-ci de lui répondre avec le même sang- froid : Tu es bien fatigant, va te promener, fais-nous le plaisir de te taire. Or, vous comprenez que les navigateurs qui se sont basés là-des- sus ont été bien accueillis lorsqu'en présentant un couteau ou en mon- trant le ciel ils auront dit à ces pauvres insulaires ébahis : Va te promener ou Fais-nous le plaisir de te taire. C’est une chose extrêmement remarquable que le rapport qui existe entre le langage de certains peuples et les caractères de leurs habitudes et de leurs passions. Mais c’est aussi une chose fort curieuse que les dif- férences d’idiomes entre les peuplades féroces voisines les unes des autres. Ainsi, par exemple, le langage des Parkicés est net, coupé, tranchant : celui des Mondrucus, lent, pénible, sourd; les Bouticoudos sont graves dans leurs manières ; ils le sont aussi dans leur langage, sans gestes, sans grimaces, mais gâté sans doute par le ridicule morceau de bois qu'ils fixent à leur lèvre inférieure. Les Hottentots bourdonnent une sorte de grognement qui dénonce l’abrutissement de la servitude. Il y a de la honte et de la misère à la fois dans ces sons tristes et dolents qui s’échappent d'un gosier lourd et fétide. Cela sent l’idiotisme de la brute, et à le voir et à l'entendre, on est surpris que le Hottentot marche à deux pieds comme vous et moi. Le langage des Caffres est intraduisible à l’aide de nos caractères; il se compose de syllabes brèves et gutturales coupées par un claquement perpétuel de la langue contre le palais, comme font les cavaliers qui veulent stimuler le pas de leur monture. Et ce qui ajoute à cette étrangeté fantastique, c’est la rapidité des gestes et des mouvements de la tête et du corps des interlocuteurs ; cela amuse, cela divertit, cela étonne, et ilserait peut-être vrai de dire que la langue caffre est composée de paroles accentuées et de grimaces. Une demi-dou- zaine de ces hommes trapus, forts, braves, cruels, sur un théâtre de Paris, enrichiraient une direction, s'ils s’y livraient à une conversation animée. f'abandonne cette idée à nos modernes spéculateurs. Mais ce qu'il faut voir surtout dansla ville du Cap, c’est le Caffre ou le Hottentot armé de son instrument de musique, cherchant l’encoignure d’un mur ou d’une porte, se tenant là, debout, trépignant, faisant vi- brer d’un doigt frénétique les petits boyaux qu'il a assujettis à son bam- bou, à son écaille ou à sa calebasse, et entonnant un chant de guerre ou d'amour. Oh! cela est admirable, cela est étourdissant! la musique est aussi une langue. IL. 32 330 j SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Le parler des malheureux naturels de la presqu'ile Péron est éclatant, composé surtout des voyelles a et é ; on dirait des coquillages heurtés contre des coquillages ; etici ce n’est pas, je vous l’alteste, le souvenir de celte terre marâtre, formée de coquilles brisées, qui aide à ma com- paraison si exacte. I y à beaucoup à parier que le vocabulaire de la presqu'île Péron ne se compose pas de plus de trente ou quarante mots. I n’en faut pas da- vantage pour énumérer leurs richesses et leurs passions, et leurs senti- ments doivent se résumer en peu de syllabes. À Timor, la langue est heurtée, farouche ; les mots arrivent à l'oreille avec des sons imprévus, et les voyelles de notre alphabet s’entre-cho- quent avec une variété âcre et brutale. On dirait, non pas le roulement du tonnerre, mais les éclats de la foudre. Les mœurs timoriennes se re- flètent làcomme dans un miroir. Ombay est un écho sonore de Timor; il ne faut pas plus séparer ces deux peuples que ne l’a fait la nature, qui les à placés face à face, for- mant un détroit de quatre lieues de large et qui semble les rapprocher encore par le caractère identique de leurs riches vallons et de leurs sommets de lave âpres et torréfiés. Ombay n’est autre que Timor ra- jeunie. L'idiome des indigènes de Rawack, de Waïggiou et de la terre des ’apous se ressent de ce sol riche et fécond, et de la nature de son climat étouffant ; c’est un fouillis perpétuel sans nul repos, et l’on croirait que les phrases ne se composent que d’un seul mot, ou plutôt que chacun de leurs mots est une longue phrase. Le tchamorre est trop poétique, trop prodigue de figures, trop riche d'images ; il devait succomber sous la puissante domination espagnole, qui l’écrase déjà dans la majestueuse harmonie de sa langue abâtardie aux Mariannes. Quant à celle des Carolins, je ne sais si l'heureux naturel des bons et généreux habitants de cet archipel fortuné à fait ou confirmé seulement mon opinion : toujours est-il que j'ai trouvé chez ce peuple, le plus heu- reux de la terre, une grâce, une suavité, une harmonie, qui arrivent sans effort à mon âme. Ce sont des modulations pleines de charme, c’est une musique ravissante: on dirait une caresse, une prière au ciel; deux amis, deux amants, ne doivent pas s'adresser autrement de douces con- fidences, et rien ne serait plus aisé que de noter le parler de ces êtres hospitaliers, chez lesquels les pieux sentiments de l'enfance semblent vivre jusqu'à la vieillesse la plus avancée. Les îles Sandwich viennent encore à l'appui de ma théorie; e’est tan- tôt l'âpreté du sol et Lantôt sa richesse et sa fécondité. À Owhyée, quoique la langue soit la même qu'à Mowhée et à Wahoo, il y a plus de rudesse, et pour ainsi dire plus de forfanterie que chez ses VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 331 voisines. Les mêmes articulations se présentent, mais là elles saillent brusquement, d’une manière sonore et rapide; ici elles se font jour avec moins d'emportement. C’est que, dans la principale des îles de cet archi- pel, la lave des volcans écrase la végétation, et que, dans les autres, la ri- chesse du sol emporte sur les secousses de la terre et la fureur de ses cratères à demi éteints. Vous savez comme le parler créole est doux et limpide, comme le malgache est fatigant, l’idiome des Oras languissant et timide: je m'é- taie de ces remarques, faites avant moi par tous les explorateurs, pour soutenir mon système, el si de par le monde quelque exception vient le combattre, je m'en servirai, moi, pour fortifier cette règle générale, que les idiomes sauvages, comme les langues européennes, malgré les mo- difications apportées par la civilisation sans cesse en progrès, ne font que l’appuyer et le corroborer. Et quand je plaiderais une erreur, quelle en serait la censéquence? La voici : J'aurais tort, done mon adversaire aurait raison. Qu'est-ce que je de- mande ? Que la raison triomphe, n'importe Ja bouche qui la proclame. C’est du choc des opinions que jaillit la clarté. Et maintenant que j'ai émis quelques unes de mes pensées sur les di- vers idiomes des peuples jetés au milieu des vastes océans, essayons de trouver comment se sont peuplés les archipels de toutes les parties du monde : c’est déjà quelque chose que d'indiquer une route utile à parcourir. D'où sont venus les hommes qui les premiers ont habité les terres sé- parées des continents? C’est là une question difficile à résoudre, et c’est là pourtant une question grave, importante, vitale, que la science n’a pas assez étudiée, peut-être parce que la science n'aime pas à procéder de l’inconnu au connu. Toutefois, en fouillant avec soin dans les codes antiques qui ont régi les grandes nations dont le territoire borde les océans, il ne serait pas impossible de trouver, par le rapport qui existe entre leurs lois primitives et celles sous lesquelles vivent aujourd'hui les peuplades des archipels océaniques, la solution curieuse de ce problème si plein d'intérêt. Il y a peu de fleuves dans le monde dont la source n'ait été découverte par les explorateurs. Est-ce que l’origine d’un peuple est moins instruc- tive ou moins importante à connaître? Je ne le pense pas. C’est déjà une chose assez étrange de voir ainsi peuplées toutes les îles de l'Océan Pacifique, hormis celles en si petit nombre oùla vie physique est une impossibilité; mais, ces cas exceptionnels constatés, étudions les faits généraux. Que lesîles voisines des continents aient reçu leurs habitants de la 332 SOUVENIRS D UN AVEUGLE. terre ferme, nul doute, car il est probable que le courroux des flots ou des secousses souterraines les ont découpées, et ouvert entre elles et leur mère, le canal qui les sépare. Peut-être aussi, avant de recevoir les êtres qui les peuplent, la catastro- phe d’où elles étaient nées avait-elle eu lieu, el ne se sont-elles animées qu'après l'événement. Mais il n’en est pas de même de ces terres immenses, de ces sommets élevés dont la base est cachée au fond des abimes, et qui sont séparés de tout continent par l’immensité des mers. Je comprends à merveille que les habitants des archipels peu éloi- gnés les uns des autres aient la même origine, quelque variété que vous trouviez parfois dans la charpente des hommes et dans les productions de la nature; j'admets volontiers que les îles des Amis, celles de la So- ciété et celle Fitji, par exemple, offrent des rapports tels qu’il ne serait peut-être pas difficile d’assigner l’époque assez précise de leur divorce physique et moral. Mais, encore une fois, ce sont là des faits particuliers, inhabiles à combattre la thèse générale que j’avance, à savoir: que, se- lon mille probabilités, la Chine et le Japon ont peuplé tout l'Océan Pa- cifique jusqu’au nord de la Nouvelle-Hollande, terre exceptionnelle, vé- gétation à part, nature morte et vivante, qui ne ressemble à aucune au- tre nature, faisant une disparate plus tranchée avec les grandes terres qui l’avoisinent qu'avec celles dont la séparent de vastes mers. La terre de Van Diémen appartient sans contredit à la Nouvelle-Hol- lande. Les naturels de la Nouvelle-Galles du Sud sont les frères de ceux de Van Diémen; mais là à côté, non loin des glaces australes, vous voyez la Nouvelle-Zélande peuplée d'hommes forts, vigoureux, taillés en athlètes, industrieux, guerriers, farouches et indomptés, tandis qu'ici autour de ces villes belles et opulentes que l'Angleterre à si heureuse- ment semées au profit de son commerce, vivent et meurent des êtres noirs, Crépus, faibles, sans intelligence , et bientôt près de disparaître de la surface de ce mystérieux continent, où ils auraient dû puiser un peu d'énergie au sein de la civilisation qui venait les régénérer. Au premier regard jeté sur les Philippines, vous êtes soudainement frappé de la ressemblance physique de leurs habitants avec les Chinois. C’est la même coupe de figure, les mêmes allures dans la démarche, les mêmes mœurs à peu près, la même teinte dans la peau, la même pa- resse et une adresse pareille pour les arts mécaniques. Puis vinrent les Espagnols avec leur teint cuivré, qui se mêla au teint jaune des premiers habitants. Ici commence la variété, ici se remarque la première différence, d’a- bord dans le physique et plus tard dans le moral, car ces dernières con- quêtes sont lentes à s’affermir. ies îles Sandwich, immense archipel peuplé des hommes les plus VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 333 forts et les plus beaux de cet océan, échelonnent les Philippines avec les Mariannes et l'archipel des Amis. Les émigrations volontaires de la Chine pour les Philippines, celles involontaires ou forcées par les caprices des vents, amenèrent des habitants sur ces sommets volcaniques, au-dessus desquels planent, géants énormes, le Moiona-Kah, le Mowna-Laé et le Mowna-Roah, plus imposents que Ténériffe; mais ici la Chine doit moins se faire sentir, quoique certains caractères particuliers la rappel- lent encore : ce sont les mêmes pommettes élevées et en saillie, la même coupe des yeux, la même mollesse dans les mœurs; mais aussi, il y à plus de sauvagerie dans le caractère, et une couleur plus foncée sur la peau : c’est de l’ocre terreux, c’est le jaune chinois délayé avec le brun espagnol. Quant au naturel parfois si farouche des indigènes de cesîles, ne se- rait-il pas possible d'en trouver la source dans l’âpreté sauvage du sol difficile et tourmenté où ils sont venus s'établir? Croyez-vous donc que les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, si fréquents dans l'archipel, ne retrempent point les âmes? Si l’homme recule épouvanté en présence du premier péril qui le menace, soyez sûr qu'il ressaisit l'é- nergie à de nouvelles épreuves, et vous remarquerez avec moi que les êtres les plus intrépides du monde sont ceux qui habitent une terre ma- râtre, car alors il y a lutte ardente de tous les jours, et l'énergie seule fait le vainqueur. Ajoutez à cette considération le passage sur cet archi- pel d’un roi puissant et magnanime qui a osé, dans un beau mouvement d'indépendance et de colère, créer un code protecteur de tous les inté- rêts, et saper même les fondements d’une religion barbare qui ordon- nait en certaines circonstances de stupides mutilations et d'horribles sacrifices humains. Tamahamah a ravi la force à ses prêtres détrônés, et les victimes aux idoles. Venez maintenant vers des régions plus tempérées, vers des terres plus calmes : le caractère des indigènes se modifie de nouveau sans perdre toutefois la couleur de son origine. Ce sont les îles des Amis et de la Société, où l’ardeur de la rapine pousse souvent les naturels au meurtre; mais les richesses de la végéta- tion, la beauté du ciel, le calme des eaux, devaient apporter une modi- fication sensible dans les mœurs de ces peuples, et en les comparant aux Sandwichiens, on les trouve en effet plus tranquilles, plus tièdes, plus affadis, si ce n’est pourtant dans les erises meurtrières surgissant entre eux et les navires voyageurs qui viennent les visiter. On comprend que, dans ces luttes sanglantes, le caractère, imprégné pour ainsi dire du cli- mat, doit se colorer plus fortement et ressaisir les teintes qu'il avait perdues. Mais les Moluques subiront-elles les mêmes lois, et ne trouvera-t-on pas dans le caractère cruel des Malais un argument victorieux contre 334 SOUVENIRS D UN AVEUGLE, celle puissance physique que j'altribue à la nature des zones limpides et parfumées”? Non, certes, les Malais ne sont devenus méchants et féroces que par la persécution. La DE européenne s’est ruée sur eux comme sur des ennemis, et ce qu'on aurait pu obtenir par la persuasion et les bien- faits ne l’a été que par la violence et le massacre, Le moyen de répondre au canon par la bienveillance et la générosité ! Nul n'est impunément vainqueur, et le sang coule partout où s’assied la tyrannie. Ce que vous appelez cruauté n’est qu'une légitime vengeance ; les meurtres que vous nommez assassinats ne sont que de justes repré- sailles, et si vous possédez encore, c’est que votre bronze a la voix re- tentissante, que vous êtes réellement usurpateurs, et qu’une longue ser- vitude énerve et abrutit, L'empire chinois est, on le sait, le plus peuplé du globe. Renfermé en lui-même, il traite les autres peuples en sauvages, et, vaniteux par na- Lure, il se croit le plus industrieux et le plus civilisé de la terre. En cela, la politique et le commerce européen semblent leur donner raison, car nous allons tous chez eux chercher des porcelaines, des encres, des couleurs, des soieries et des futilités, tandis qu'ils ne viennent jamais chez nous nous demander un seul de nos produits industriels. Aussi se prétendent-ils, avec assez de logique, plus puissants que les autres peu- ples, dont les stériles comptoirs ne florissent guère en un pays où il ne leur est permis de négocier que dans un espace de quelques toises. Ne me dites pas que, s'ilen est ainsi, la faute en est aux Chinois, seuls, qui n’ont aucune marine, Car je vous répondrais que ce que vous! appelez une faute est un acte souverain de RER de prudence et de fierté, puisque la Chine prouve par là qu'elle n’a pas besoin d'appui étranger, et que son isolement même fait sa force. Par une loi sévère et dans le même esprit, je ne sais plus quel prince de ce royaume voulut que toutsujet absent de son pays pendant quinze jours ne püt y être admis de nouveau que sous des peines fort cruelles. Quel dut être le résultat de cette rigueur? Que les capitaines des tjoun- kas occupés de la pêche sur les côtes, chassés quelquefois par les vents contraires, Couraient au large et ne reparaissaient plus dans la mère Le Il n’en faut peut-être pas davantage pour comprendre comment se sont d’abord peuplées les nombreuses îles au sud de la Chine et du Japon, empires rivaux de gloire, de splendeur et de tyrannie. Et ce n’est pas seulement à l’aide de ces caractères physiques et mo- raux des divers peuples océaniques qu’il deviendrait peut-être aisé d’é- tablir leur origine d'une facon victorieuse, mais l'étude des langues el des idiomes des archipels serait à la philosophie un secours plus sûr encore. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 335 En suivant la marche des temps, les progrès des colonies et la distance de chacune d'elles au continent, vous trouvez parfois des rapports si in- Limes, des ressemblances si frappantes, des dérivés si certains, que vous manquez de logique pour les combattre. Les circonférences s’imprègnent toujours des couleurs jetées au centre. Il est toutefois des problèmes dont la solution est si cffrayante pour l'intelligence qu'on se hâte de reculer devant la difficulté, de crainte qu'elle ne détruise ce que votre raison avait d'abord et franchement ac- cepté. Oh! ce que je vais vous dire tient du prodige, car le hasard seul ne fait pas de ces miracles. Les Tupinambas et les Bouticoudos, sauvages habitants de l'intérieur du Brésil, ont, je vous l’ai dit, contracté de singulières habitudes : les uns se tatouent d’une façon toute particulière, comme les Païkicés leurs voisins; les autres font descendre le cartilage de leurs oreilles, dont ils se servent ainsi que d’une poche, jusque sur les épaules. Cela est cruel et stupide à la fois, cela blesse toute saine pensée, n'est-ce pas? Eh bien ! les Carolines et Timor sont éloignés du Brésil de presque tout le diamètre de la terre, et cependant les oreilles des Carolins sont percées comme celles des Bouticoudos ; ils les nouent absolument de la même manière, pour garder les objets qu'ils peuvent ainsi porter, et chez les Malais de Timor, comme chez les Païkicés, le mot maison se traduit par rouma; sacré, par pamali. seulementles Malais disent rowma-pamali, tandis que dans l’intérieur du Brésil on dit souma-pakali. L'analogie est frappante. Ai-je résolu une question? Non, sans doute, et tel n’a pas été le but de ce chapitre. Pour la solution du problème que je propose, il fau- drait une longue étude de détails, trop stérile dans un livre comme le mien ; il faudrait surtout une palience et un savoir que je suis loin de posséder, et, avant tout, un temps plus libre et moins occu pé de la masse des objets qui m’entourent. Ce que j'ai voulu, c’est que d’autres explorateurs, n'importe sur quelles bases, élevassent un nouveau systéme et ouvrissent de nouvelles voies à l'étude morale du globe. L'histoire des hommes en particulier est l’histoire des peuples en général. Pourquoi done l'histoire des ar- chipels ne serait-elle pas celle des continents et des générations qui leur ont donné naissance ? Les siècles, en passant leur sombre manteau sur Lant de natures diverses, ont tout modifié, Lout changé peut-être. Eh bien ! que la philosophie et la science fouillent au milieu de ce chaos pour y débrouiller la vérité; c’est une tâche au-dessus de mes forces. Et d’ail- leurs, dussé-je rétrograder dans l'opinion toute bienveillante de ceux qui consentent à me lire, j'avoue franchement que j'aime cent fois mieux apprendre qu'enseigner. 336 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Le triste souvenir des bancs classiques m'a guéri de lout pédantisme, La route est belle, quoique le ciel soit vêtu d’une teinte grise annon- çcant les régions polaires; nous allons peut-être bientôt naviguer dans les montagnes de glaces. Encore un regard sur ces hommes de fer qui m'entourent et qui achèvent avec moi cette pénible et glorieuse cam- pagne. On se faconne à toutes les douleurs, excepté aux douleurs morales. Sylvio Pellico, Andryane, Trenck, Latude et mille autres infortunés dont les noms se pressent si sombres dans ma mémoire, sont des exem- ples frappants de cette force, de cette énergie, de cet héroïsme, qui se retrempent dans les tortures des cachots et des privations. La nature humaine est heureusement ainsi faite : les premières at- teintes du mal qui vous frappe sont plus aiguës que celles qui vont lui succéder, ou du moins vous paraissent-elles ainsi; c’est comme le pre- mier soleil de printemps, comme la première gelée d'hiver. Si Dieu l’a- vait voulu autrement, Dieu se serait montré cruel à la création, et, certes, la dose des enchantements et des vicissitudes est encore assez grande pour qu'il ne soit pas trop déraisonnable de se demander si la vie ne nous à pasété donnée dans un accès d'humeur bilieuse. Qui donc n’a pas blasphémé dans l’infortune ? Fairemarqué, dans le long et pénible voyage dontj'écris l’histoire, que le courage des hommes grandissait à chaque catastrophe. Nous sommes si orgueilleux que nous regardons le malheur plutôt comme un enemi que comme un compagnon de route, et vous savez que la résistance ne naît que de l’obstacle. Nous avons déjà assez éprouvé de tribulations pour que les mers ora- geuses qui nous restent à parcourir ne nous laissent point en perspective plus de fatigues que de jouissances; les désertions ont été nombreuses, ainsi que les funérailles. Eh bien! nous jetons aujourd’hui un cadavre à la mer, que l'équipage l’apprend à peine le lendemain, avec une insou- ciance qui tiendrait de la cruauté si le cœur pouvait être mis en cause dans cette sorte de marasme moral qui naît de la lassitude et de la rési- gnation plutôt que de l’égoïsme. Je me rappelle l’aspect lugubre du navire au dernier adieu muet de Prat-Bernon, aux derniers tiraillements de Merlino, aux dernières et solennelles paroles de Laborde. Quinze ou dix-huit mois ont passé depuis lors sur nos têtes, et nous n'avons dans l’âme que la grandeur de la rési- gnation. | Je ne sais si je suis une exception en tout dans cette vie de sybarite que veulent se faire les hommes, mais je vous avoue que rien de ce qui afflige dans les privations que nous éprouvons à chaque pas ne m'émeut, ne me louche... Je me trompe pourtant, je souffre quand l’eau est rare et peu limpide; mais hors de là, que le biscuit soit bon ou mauvais, que VOYAGE AUTOUR DU MONDE. J31 nous n’ayons sur notre table qu'un morceau de lard salé, peu m'im- porte, je vous jure ; le cœur n’est pas de la partie, je vis, je vis heureux. Mais peu d'hommes sont taillés sur mon triste modèle, et je n’en con- nais guère qui ne sachent pas se faire une distraction ou un plaisir de ce qui passe inaperçu à mes côtés ou devant mes yeux. Le caprice et le mauvais vouloir des vents et de la mer ont souvent dérangé nos calculs, donné un démenti à nos prévisions. Eh bien! ce qui, dès le début de la campagne, eût peut-être excité les murmures, ce qui à coup sûr eût fait naître un funeste mécontentement, n’inspire au- jourd’hui que des railleries et une sorte de colère qui dit qu'on est prêt à lutter contre de nouvelles privations. En face d’une maigre ration de viande et d’une demi-ration d’eau, le matelot regarde le matelot le sou- rire du dédain sur les lèvres, et vous l’entendez, dans son énergique et pittoresque langage, lancer la mordante saillie contre les ennemis les plus redoutables des hommes, la faim, la soif. Ce n’est pas que les vivres et l’eau nous aient jamais absolument man- qué; mais, après tant de fatigues et de combats contre les éléments, les poitrines éprouvées font bien de se radouber, comme on disait hier en ma présence à la planche de Marchais, et un morceau de lard n’est pas un ragoût bien fortifiant, alors même qu'il est assaisonné par un violent appétit. Ce n'est pas avec vous, messieurs les marins, que je veux tenter une discussion sur les avantages ou les désavantages d’un voyage de cireum- navigation par l’est; vous en savez là-dessus beaucoup plus que moi sans doute, et cependant je ne vois aucun inconvénient, même pour mon amour-propre, à vous dire ce que je pense sur cette question fort impor- tante. Nous sommes tous intéressés à ce qu’elle soit bien résolue. Je ne vous parle pas de ces voyages où les points de vos relâches vous sont marqués d'avance, où telle ou telle ville vous est indiquée au dé- part pour que votre pavillon s’y montre, afin de rassurer les courages abattus, ou pour faire taire les mécontentements; je ne veux pas non plus que, luttant avec obstination contre les vents irrités, vous exposiez le salut du navire pour satisfaire à une volonté qui n'avait pas prévu l'obstacle; mais si toute latitude vous est offerte en partant, si le sort de l'équipage est livré à votre bon vouloir, à votre expérience, s’il n°v à pas nécessité rigoureuse pour vous de toucher plutôt là que là, je dis, moï, dussiez-vous me donner un démenti par l'exemple des navires ex- plorateurs qui en général ont fait le tour du monde en suivant une route opposée, qu'il me semble préférable que vous couriez de l’ouest à l’est, si vous avez bien choisi l’époque du départ. Ce que je considère avant tout ici, c’estle moral de l’équipage avec le- quel vous naviguez; ce que je veux, moi, ce que je voudrais du moins, c'est son bien-être avec les tristes conditions de son état. _ es XXXII CAP HORN Ouragan. Depuis notre départ de la Nouvelle-Hollande, le vent nous avait pous- sés avec une si gracieuse courtoisie que nous n’eûmes pas un seul in- stant à craindre, dans notre passage à travers les monts de glaces, de nous voir drossés par ces rapides courants qui entrainent du pôle, et les en détachent, ces masses énormes contre lesquelles se sont ouverts tant de navires. Au contraire, quoique toujours sous ce ciel gris et morne, si fréquents dans les régions élevées, nous fûmes poussés presque tou- jours vent arrière, et si la présence des bancs glacés ne nous avait pas forcés, la nuit, à une attention de chaque instant, cette longue traver- sée, qui d’un seul coup nous faisait franchir l'Océan Pacifique de l’ouest à l’est, eût été une des plus paisibles et des moins fatigantes pour lé- quipage. Cependant la fringante corvelte cinglait toujours, ayant sous sa quille de cuivre plusieurs millies de brasses d’eau, et s’avancait, majestueu- sement parée de presque toutes ses voiles, vers le cap Horh, dont le nom seul rappelle une des nuits les plus orageuses du monde, et dont les rocs menacants ont vu tant de naufrages, étouffé tant de sanglots. Doubler ce cap redoutable était pour nous un jour de fête ; nous tou- chions, pour ainsi dire, au terme de notre pénible et laborieuse cam- pagne, nous apercevions déjà là-bas, là-bas, à l'horizon, cette Europe, dont plus de trois années nous séparaient, et nous sillonnions de nouveau l'Atlantique, dont nous avions gardé un doux souvenir. MN || TIR * LS lempêie au cap Horn. r : * « ï \ , + N [LA SS " À ' \ e y } i : } ; P w 1 ' VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 341 Aussi tout eélait joie à bord, car tout était espérance, el si nos cal- culs se trouvaient exacts, nous devions, dans la journée même, voir la côte sud d'Amérique, vers laquelle nous avancions toutefois avec pru- dence. Terre! criela vigie attentive. Et chacun de nous est bientôt debout pour cette nouvelle émotion. Quelques pas séparent le gaillard d’arrière du gaillard d’avant d’un na- vire; certes, vous ne voyez pas mieux de la poulaine que du couronne- ment, et cependant, par un instinct qu'on ne peut expliquer, dès que la terre se dessine devant vous, il vous est fort difficile de ne point dépas- ser le grand mât et même celui de misaine, pour mieux observer , pour mieux étudier le paysage qui va se dérouler à vos yeux. C’est ainsi que, lorsqu'un navire donne une grande bande, vous ne pouvez vous empè- cher d'appuyer fortement du côté opposé, comme si vous aviez le pouvoir de l’équilibrer. La terre se dressait bizarre, fantasque, et, par un bonheur inouï, le soleil nous inondait de ses rayons les plus purs. L'air était rayonnant, rayonnante était la côte, variée par mille reflets et par des ombres di- versement jetées; plusieurs oiseaux visiteurs, venant des cimes de la Terre-de-Feu jusqu’à la portée de notre voix, poussaient un criets’'en re- tournaient après avoir salué notre bienvenue, tandis que le gigantesque albatros nous quittait d’une aile rapide et allait chercher un horizon plus vaste pour son aile infatigable. Accoudé sur le bastingage et le crayon à la main, pour saisir au pas- sage les ouvertures des criques profondes dans lesquelles le flot se jouait sans menace, j'écoutai un instant la conversation de mes deux chers ma- telots, dont j'allais bientôt me séparer, et jy trouvai, comme par le passé, du plaisir et de l’amertume à la fois. — Sais-tu, Marchais, que nous arrivons ? — Oui, mon brave, et cela est triste. On est là, on file des nœuds sans se fatiguer, on gagne ses 18 ou 36 francs, qu’on boit d'avance, et un beau jour tout disparaît, plus rien, plus personne, plus de vent, plus de ris à prendre, plus de taloches à donner. — Oh! pour ça, Marchais, il faudrait qu'il n’y eût plus ici-bas ni des Hugues ni des Petit. Mais ce n’est pas ce que je voulais dire. — (jue voulais-tu dire ? — Que cette boule n’est déjà pas si grande qu'on la fait, et que nous en avons achevé le tour en bien peu de temps, sans avoir, comme ils di- saient en partant, la tête en bas. — Ce sont des farceurs. — De vrais farceurs. — De faux farceurs. — EUM. Arago ! C'est lui qui peut se dire aussi farceur que les autres. 342 SOUVENIRS D UN AVEUGLE. — Plus farceur, cent mille millions de millions de fois, et tout de mème bon enfant, quoiqu'il n'ait plus une goutte de liquide à nous verser. — Si fait, mes enfants, il y en a encore à votre service ; mais achevez vos confidences, elles m'amusent. — Tu disais done, Petit, qu'il est petit comme un criquet, ce monde où pourtant tu as bien souffert. — de ne dis pasle contraire. En ai-je mangé de la misère ! — En as-iu bu, surtout ? — de ne dis pas. EL au bout de tout cela, quoi? — Oui, quoi? je tele demande. — C'est moi qui te lai demandé le premier. — Eh bien ! redevenir matelot à trois francs de plus par mois, c'est-à> dire six bouteilles de liquide, ça ne vaut pas la peine. — Et puis les années viennent. — Elles viennent bien plus vite pour nous que pour les pousse-cail loux, qui sont toujours sûrs de diner et de mourir tranquilles, tandis que nous, la vieillesse nous empoigne à la course, et quand nous ne pouvons plus rentrer un bout-dehors ou prendre un ris aux huniers, on nous dit merci, et à l'hôpital. — Sais-Llu que c’est triste Lout de même? — Sais-tu que c'est plus liste mille fois? — Oui, je méprise la mer; Uens, je la noie dans ce crachat. Et moi, je lui dis adieu pour toujours, car enfin on à une fa- mille, un père qui a soif parfois, et quand le gousset est à sec, on le mène boire. — Petit, tu dis une bêtise. — Parle. — Tu dis que nous avons un père, une famille... Qui sait? — Tu as raison, Marchais, v’là que le cœur me bat, peut-être ny aura-t-il plus personne à la maison, peut-être même n’y aura-t-il plus de maison. — Chien de métier! — Gredin de métier! — De la marine, tiens, je n’en veux plus. — Ni moi. — Renoyons la mer, recrachons-lui dessus. — Ça va; bois, coquine! — Aussi bien, elle nous laisse en repos depuis si longtemps ! — Elle cale, elle a vu que nous n’étions pas des gens à effrayer, elle devient raisonnable. — Du tout, elle devient embêtante. — Marchais, nous devrions derechef noyer la mer. + VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 343 — Ça va; tiens, tiens. « Tout le monde à son poste pour le mouillage! » La côte se présentait toujours avec ses variétés si pittoresques, avec ses anses défendues par des rochers à pic pareils à ceux qui nous avaient déjà frappés à Pilstard ; ce sont autant d'écueils avec lesquels il serait fort imprudent de jouer; et tandis que nous pouvons distinguer les nuances les plus douces de cette nature grandiose, plus loin, sur la terre ferme, des colonnes de fumée montant verticalement nous avertissent de la présence de ces Pa- tagons qu'on a déchus de leur taille gigantesque, mais qui n’en sont pas moins des hommes à part, des natures privilégiées. Une cascade descendant en nappe blanche d’un morne élevé venait d'être dépassée; déjà se présentait à notre vue la large ouverture que nous cherchions avec lant d’impatience : c'était, selon toute probabilité, notre dernière relâche, et nos cœurs se délectaient à l'aise... Nous v voilà... mouille! vite, mes calepins, mes pinceaux, et à terre! Chacun de nous se prépare, chacun de nous attend avec impatience que les ca- nots soient mis à flot. Tout à coup la brise se tait, et la mer se tait avec elle, comme si la main de Dieu venait de s’apesantir sur les eaux. Le baromètre est en- core muet. (jue se passe-t-il donc autour de nous? le ciel esttoujours d’a- zur, les ombrages toujours riants.….. Tout à coup d’ardents flocons de fumée s'échappent de la côte, tour- mentés par une force invisible; des nuages arrondis se ruent sur les mornes grondants, se déchirent dans les aspérités des blocs granitiques, reviennent sur leurs pas, dociles à l'impulsion qu'ils reçoivent, et s'é- chappent un instant après pour se perdre au loin à l'horizon, qu'ils em- brassent et obscurcissent. La terre se voile; la mer, loin de clapoter, ainsi que nous l’avions déjà remarqué dans les raz-de-marée, s’enfle avec majesté; elle bondit, elle menace, elle se dresse comme une montagne, tend le câble, soulève la corvette, la fait retomber de tout son poids, et tord l'ancre de fer au fond des eaux. Tout est triste et solennel dans cette manace de là nature; tout est effrayant devant nous, autour de nous: les préparatifs de notre descente sont suspendus, nous sommes tous sur le pont, l'œil cloué à la terre, qui s’efface, prend une teinte cuivrée, et rien ne nous dit encore que l’ouragan veuille se déclarer. « Le navire chasse! Nous chassons sur les rochers! » crie la voix du maître, qui a l'œil sur le plomb de sonde qu'il vient de jeter... « Coupe le câble! » Le cable est coupé, et le chaos commence. Une mi- nute, une seule minute d’hésilation, et nous étions perdus; un seul in- slant de retard, et nous tombions brisés, broyés contre les blocs redou- tables qui nous emprisonnaient. Par un bonheur inouï, par une habile manœuvre, nous parvinmes 44 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. cependant à sortir de l’anse appelée du Bon Succès, et qui faillit devenir notre tombe. Ici l'ouragan commenca ses ravages et son œuvre de destruction ; ici commenca la lutte la plus ardente que jamais navire ait eue à soutenir. L’ancre était perdue au mouillage que nous venions de quitter, nul espoir de la ravoir ne nous restait, et la fuite devant la rafale fut la seule res- source qui nous devint possible. La mer tourbillonnait selon le caprice du vent, qui faisait en se jouant et en un_clin d'œil le tour de la boussole; c'étaient des vagues rudes comme des montagnes, rapides et bondissantes comme des avalanches, larges et profondes comme d'immenses vallées; une mer à part au mi- lieu de tant de mers déjà parcourues, nous prenant par les flancs et nous jetant d’un seul bond sur le dos d’une lame éloignée, nous ressaisissant infatigable, et nous couvrant de bout en bout pour nous écraser de tout son poids... Et au milieu de tous ces chocs, de toutes ces cascades, la corvette criait, prête à s'ouvrir; les cordages sifflaient et la foudre grondait. dans l'espace; mais était-ce le rugissement des vagues, les éclats du ton- nerre, le sifflement des manœuvres qui étouffaient la voix et rendaient la scène plus lugubre? Que faire, quand chaque homme cramponné à un cordage était plus souvent sous l’eau que dessus? À qui obéir, quand Lout commandement devenait inutile? L'Océan, tantôt sombre comme les ténèbres, tantôt éclatant comme un incendie, n'était plus un ennemi contre lequel il fallût tâcher de lutter; c'était un maître, un dominateur devant qui nous n'avions plus qu’à courber la tête. À chaque secousse de sa colère nous croyions que c'était toujours le dernier cri de sa me- nace, et lorsque, après avoir été lancés dans l’abîme, nous nous trou- vions encore debout, nous ne Lardions point à voir s’avancer une vague nouvelle, qui nous enlevail comme un flocon d'écume pour nous vomir plus tard contre une vague rivale. Nous étions sans puissance, sans volonté, attendant qu'une dernière secousse’ finit nos angoisses ou qu'une lame nous engloutit dans son pas- sage. Un matelot se précipite; c'était Oriez, déporté échappé du port Jackson; seul de tout l'équipage, il avait osé grimper et interroger l’ho- rizon.… il nous fait signe que la terre est là, là, devant nous, qu'il l’a vue, et qu'elle va nous briser. C’est notre dernière heure. Chacun de nous cherche à voir, à la lueur des éclairs, si en effet la terre que nous ecroyions longer est bien là pour recevoir nos cadavres; on croit la voir, on croit la reconnaître à la lumière de la foudre... C’en est done fait, et la mort nous saisit au milieu de l’ouragan. On essaie de manæuvrer, de jeter à l'air un bout de voile : la voile n’est plus qu’une charpie... Adieu done à la vie qui nous échappe, car voilà une ligne VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 345 blanche devant nous, sur laquelle nous courons sans pouvoir l’éviter…. Alors une lame immense nous prend sous la quille et nous fait traver- ser l’obstacle sans le toucher... Qu'était-ce donc? Cependant la colère des flots et celle des vents étaient loin de s’apaiser ; mais le navire, vainqueur déjà de tant d’horribles ébranlements, sem- blait ne vouloir pas se lasser encore de la lutte, et de temps à autre re- dressait sa têle orgueilleuse. D'après nos calculs, le détroit de Lemaire devait être dépassé, et puis- qu'il nous restait de la mer à courir, le danger s'effacait. Le ciel aussi paraissait fatigué de tant de fureurs, et les nuages ne tourbillonnaient plus indécis entre dix vents opposés. Parfois aussi une teinte bleue, douce comme un sourire, jetait l’espé- rance dans nos cœurs, et la régularité de la marche des masses vésicu- laires qui roulaient vers l'horizon et passaient à notre zénith, rapides comme l'éclair, nous disait que la colère de la nature était une colère dans l’ordre des événements, et qu'il ne fallait plus maintenant que de la persévérance pour en triompher. «Des hommes à la hune!.….. » À ce cri sorti du porte-voix et jeté sur les manœuvres, les plus intrépides gabiers, Marchais d’un côté, Petit de l'autre; font assaut d’ardeur avec Barthe, plus leste qu'eux tous et qui les dépassait à l'escalade. Il est là-haut ; son regard d'aigle interroge l’es- pace; ilne voit point de terre; il fait signe au commandant que la mer est libre; et tandis que Marchais, à tribord comme Barthe, le menace du poing, une secousse inattendue de la corvette lui fait manquer son point d'appui et le jette à travers les haubans. « Un homme à la mer! un homme à la mer !... » Petit s’est élancé, et le voilà en un instant sur le couronnement, prêt à voler au secours de son camarade... Rien! rien! EL le cœur du brave matelot se gonfle, et ses yeux se mouillent de lar- mes, et de rapides sanglots s'échappent de sa poitrine... — Pauvre ami, s’écrie-t-il, mon courageux Marchais, tu penses à moi, j'en suis sûr... montre-moi donc ta tête, et je me f... à l’eau pour mourir avec toi... Oh! mon Dieu, que n’es-tu derrière moi avec tes bottes ferrées ! Quoi! plus de coups de pied de Marchais! c’est horrible à penser, ca brise l’ânie.. Et puis, faites-vous des tendresses! Chien de métier ! chienne de vie! je ne veux plus aimer personne. J'étais près de Petit et je lui serrai la main avec affection. — Ah! oui, me dit-il d’une voix étouffée, je veux vous aimer encore, vous, mais pas d’autres. Et dire que mon intrépide Marchais n’est plus ! N'est-ce pas une infamie à la mer d’avoir avalé un pareil homme ! Assez de chagrin comme ca, je sais ce qu’il me reste à faire. — Jl te reste à vivre pour le pleurer. — Du tout, il me reste à mourir pour le suivre. — Petit, tu as encore ton vieux père. de ES [LE 346 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. — Ah! c'est vrai, fit le matelot. Nulle trace de sang ne s'était montrée à la surface des flots, que nous pouvions déjà interroger, et il était probable que quelque violent coup à la tête avait tué Marchais avant que la mer s’en fût emparée. On inscri- vait déjà sur le registre le triste dénouement d’une vie si pleine, lors- qu'un gémissement sourd frappa les oreilles de Barthe, qui amarrait une drisse. Il s'élance, il se penche sur labîime, la lame le couvre etil reste à son poste. — À moi! à moi! s'écrie-t-il enfin d'une voix haletante, à moi ! ma- telots, Marchais est ici! On se presse, on se porte. Marchais, soutenu par ses vêtements ac- crochés entre deux poulies, avait les reins à demi brisés, et la lame qui le saisissait et l’abandonnait tour à tour allait l'enlever pour la dernière fois, lorsque Barthe d’un bras vigoureux s'en empare et l’entraîne. Mais ayant à lutter contre tant d'obstacles, il allait succomber à la tâche si Petit et Chaumont ne lui eussent prêté main forte. Tous se trouvèrent bientôt sur le pont. Le docteur accourut; les blessures de Marchais n'étaient point dan- vereuses; il n'avait que des contusions incapables d'entamer sa charpente granitique. Et Petit riait, et il jetait au ciel ses plus gros jurons de reconnais- sance, et il tapait Hugues, qu'il embrassait en même temps... — Eh bien, mon brave Marchais, te voilà done encore; tu pourras done m'en distribuer toujours! Quel bonheur!... Va, mon garçon, ne l'en fais pas faute; je suis là pour les recevoir; et je ne m'en plaindrai plus. Oui, mille sabords. Dieu est bon ! Marchais lui serrait la main avec une rudesse toute fraternelle, et deux âmes souriaient an bonheur. Cependant le docteur ordonna qu'on apportât au pauvre écloppé un verre d'eau-de-vie, que celui-ci avala tout d’un trait. — Hum! gredin, dit Llout bas Petit en s’approchant de lui, tu es un farceur, tu Les jeté à l'eau exprès! X'X X Pt Il y eut longtemps encore turbulence dans les airs et sur les flots, mais les derniers soupirs de la tempête nous laissèrent respirer, et nous pümes enfin livrer nos voiles aux vents. Plus l'ouragan avait pesé avec rage sur le navire en péril, plus nous mettions d'ardeur à l’insulter, car désormais seul il pouvait nous atteindre, et la terre, son auxiliaire re- doutable, n’était plus là devant nous pour lui venir en aide. Avides d’un peu de repos, nous mîmes bientôt le cap sur la Patago- nie, et nous regardions comme un bonheur cette relàche, qui devait, selon toute probabilité, nous offrir quelques curieux épisodes. Tant de ridicules fables ont couru sur cette race d'hommes excep- tionnels, auprès desquels nous ne serions que des mirmidons, on a ra- conté tant de merveilles sur la vie nomade de ces géants humains, que nous pressions de nos vœux les plus fervents le moment où nous de- vions laisser tomber l’ancre sur une des nombreuses rades de leur côte si rétive à toute civilisation. La brise continuait à nous être favorable; les courants nous aidaient dans notre route, et nous devions, selon toute apparence, voir la terre le lendemain même au lever du soleil. Hélas ! l'ordre de virer de bord fut donné, et avec lui s’envolèrent toutes nos espérances de bonheur. Nous 348 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. fimes voile vers les Malouines, et, après avoir jeté la sonde à plusieurs reprises sans trouver fond, nous reviràämes de bord et nous mîmes de nouveau le cap sur l'Amérique pour reprendre bientôt la route aban- donnée et la continuer jusqu'à notre dernière relâche. Quelques obser- valions sur la profondeur de la mer et sur la direction des courants dans ces parages avaient sans doute été prescrites à notre commandant ; mais nous, qui n'étions pas toujours dans le secret de ses travaux, nous ne pouvions que nous plaindre d’une hésitation si hostile à notre impatience. La marine n'étant autre chose qu'une guerre permanente contre tous les éléments, nous savions déjà, par les rudes épreuves que nous avions su- bies, qu'ilfallait saisir aux cheveux toutesles occasions favorablesoffertes aux navigateurs. Et puis encore, épuisés par une traversée de plus de deux milie lieues, nous sentions vivement le besoin du repos, surtout après des courses de plus de trois années. De tristes pensées nous assaillirent, et sans en accuser personne, nous nous livrâämes à de sinistres pressentiments. Esclaves des circonstances au milieu desquelles notre vie se trouve jetée par une puissance plus forte que notre pouvoir, il nous arrive sou- vent que, soit instinct, soit appréhension que rien n’explique, nous de- vinons la catastrophe qui va nous frapper. … Peut-être aussi est-il vrai de dire que nous ne constatons dans notre souvenir que les faits réalisés, et qu’alors ils occupent un grand espace dans notre mémoire. Toujours est-il que, dansla circonstance où nous nous trouvions, il y eut tristesse el découragement à bord, et qu’il ne fallut rien moins que la vue de la terre, que nous apercümes deux jours après, pour chasser de notre esprit les sombres pensées qui s’y étaient logées en dépit de notre volonté. Le 12 mai, les terres Falkland se dressèrent devant nous. lei les dates ne sont point effacées. Une brume épaisse nous dérobait la côte, que de légères et rapides éclaircies nous montraient àpre, bizarre, sans végé- tation ; mais ce devait être là notre dernière ou avant-dernière relâche : nous nous retrouvions dans cette Atlantique si connue, et qui nous avait si bien accueillis à notre départ, et la joie se dessinait sur tous les visages. Nous pouvions déjà tendre la main à nos amis de là-bas; nulle terre, nul continent ne se posait entre nous et ne nous restait à vi- siter ; il n’y avait plus que de la mer à courir, et les flancs de notre ro- buste Uranie avaient mille fois prouvé qu'ils ne craignaient pas le choc des vagues irrilées. Nos livres de voyage étaient consultés afin que chacun de nous püt se faire d'avance une idée exacte des plaisirs qui nous attendaient. De pa- triotiques discussions surgissaient; les uns appelaient Falkland le groupe d'îles que nous allions visiter; les autres le nommaient archipel des Malouines, soutenant qu'il était constaté qu'elles avaient été décou- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 349 vertes par un pêcheur de baleine de Saint-Malo, et l'on comprend que toute justice ne présidail pas à la solution de la question en litige. Mais les Anglais nous avaient trop longtemps montré leurs richesses des deux mondes ; ils avaient trop orgueilleusement étalé à nos regards humiliés leurs vastes et magnifiques établissements indiens, pour que nous ne fussions pas naturellement portés à leur disputer ce groupe d'’ilots, dont au reste ni nous ni eux n'avions pris possession solennelle, Est-on jamais disposé à faire aumône à l’opulent? Quant à moi, je disais alors et j'écris aujourd'hui que nous courions sur les Malouines, et que nous cherchions avec une impatience extraordinaire celte baie des Français qui devait, hélas ! être le froid sépulcre de notre corvette eptr'ouverte. Le 13, la côte se dégagea du réseau compacte des nuages qui la voi- laient, et nous pümes à notre loisir en étudier les mille caprices. Elle était basse, nue, coupée de petites criques, etsur les premiers plans s'é- levaient des roches isolées où des myriades de pingoins et de plongeons, debout et immobiles, semblaient insensibles à notre arrivée chez eux; nous les punimes plus tard de leur insolente impolilesse; nous fimes une sanglante thébaïde de ces roches isolées et de cette terre silen- cieuse, et il y eut bien des jours de deuil dans les familles de ces hôtes inhospitaliers. Mais n'anticipons pas sur les événements qui vont se presser autour de nous. Dans ces latitudes élevées, le caprice du ciel est hostile aux naviga- teurs : il devient rare qu’un jour pur soit sans combat. De gros nuages passaient et repassaient incessamment sur les mornes pelés dont nos yeux embrassaient toute la silhouette, et, le soir du 12, nous nous trouvàmes jetés si près dela côte, que sans une habile et ra- pide manœuvre de M. Guérin, nous allions nous échouer. Toute la nuit fut consacrée à louvoyer et à nous tenir au large ; mais le lendemain, lo soleil s'étant levé dans toute sa splendeur, nous pûmes nous rapprocher et chercher enfin la baie protectrice qui devait nous abriter. Partout ici des eaux fatiguées par de récentes tempêtes, partout une mer inquiète, querelleuse, et une côte si profondément tailladée qu'on voit bien que les flots ont joué le principal rôle dans ces déchire- ments. Les oiseaux amphibies, gravement assis sur les pitons les plus rap- prochés de nous, ne cessaient ni ieurs cris ni leurs stupides et réguliers mouvements de têle; nous pouvions, sans le secours de nos lon- gues-vues, suivre leurs lentes évolutions, et sur la plage de sable nous remarquions aussi d'énormes taches noires qui ne pouvaient être que des phoques ou des éléphants de mer, auxquels nous nous prometlions bien de faire une guerre à outrance. Chacun de nous se taillait sa be- 390 SOUVENIRS D UN AVEUG LE. sogne, chacun de nous Fréparaitses armes et comptait d'avance ses vic- Limes, ainsi qu'on le fait toutes les fois qu'on va combattre un ennemi qui ne sait pas se défendre : ainsi se dit-on brave alors que lon n'est que cruel. Mais là-bas, dans le lointain, la terre fait défaut, une large baie se dessine et nous présente une ouverture facile, la brise est soutenue, nous allons vent arrière toutes bonnettes dehors, qu'on ne tarde pas à rentrer, et nous courons lestement vers le port. M. Bérard commandait le quart ; le capitaine vient sur le pont et prend en main le porte-voix. A notre droite, formant la pointe nord de la baie, des brisants se montrent et bruissent contre une roche détachée de terre; près d'elle une seconde roche moins élevée lève sa tête, et près de celle-ci une troisième surgit couverte sans doute par les hautes marées ; nous les évitons, et toutes les cartes sont muettes sur d’autres récifs : il fallait donc laisser courir. La brise mollit un peu, et nous filions toujours nos huit nœuds de la facon la plus régulière, I était quatre heures ; l’Uranie, dressant sa tête avec fierté, semblait se pavaner dans ses allures d'indépendance, et le fond de là rade nous ouvrait son large et tranquille bassin. Tout à coup, crac!... le navire s'arrête incrusté sur une roche et: se penche. Le silence le plus profond règne parmi nous. Immobile ! immobile ! et la mer fouette les flancs de la corvette, et chacun se regarde de ce regard qui veut dire Tout est fini, et un énorme débris de la quille flotte autour de nous. À cet aspect, un triste murmure se fait entendre. Silence ! dit le sifflet du courageux maître d'équipage, et tout se tait de nouveau, excepté le flot vagabond, qui n'a d'ordres à recevoir que de Dieu seul. : L’infatigable maître calfat monte tenant la sonde à la main : — L'eau nous gagne, capitaine; le navire est en péril ; il faut armer à h les quatre pompes royales. — Aux pompes! s’écrie le capitaine. EL nous voilà tous à l'ouvrage. Cependant nous ne pouvions rester plus longtemps dans cette horrible position, et tandis qu'une partie de l'équipage lutte avec une ardeur infatigable contrele terrible élément qui nous dévore, l’autre met à l’eau la grande embarcation ainsi que l’yole et le petit canot; on oriente les voiles de manière à masquer partout, afin de faire pirouetter la corvette, de la faire culer et de la détacher ainsi de la roche qui la retient captive. Le succès couronna cette man œuvre, et nous cheminâmes, mais sans trop d'espérance pour l'avenir, car le progrès des eaux était effrayant. Une pompe se brise, on la répare; un mât crie, on le consolide; la corvette, envahie, donne une bande af- freuse, on ne s’en émeut point, et chacun à son poste ne songe qu'au devoir qui lui est imposé. Le maître calfat monte de nouveau sur le pont, et d’une voix calme et solennelle, il annonce que tout espoir est anéanti, VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 3 L'arrêt fatal est connu, chacun se le répète tout bas à l'oreille, chacun peut compter les instants qui lui restent à vivre, car l’eau s’est emparée du faux-pont et menace déjà la batterie. Mais c'est alors seulement que tout effort devient inutile, que le courage semble se raviver plus grand, plus insolent contre le désastre. Ce n’est ni la fièvre ni le délire, ce n'est pas un désespoir, c’est de la joie ou quelque chose qui lui ressemble, qui lui tient de près. On ne parle plus, on chante, on jure, on blasphème en riant ; c'est bâbord qui gagne tribord, c’est tribord qui gagne bàâbord. Cette phrase mise en musique sert d’abord de thème et de refrain aux hommes em- ployés aux pompes ; mais à ce thème innocent succèdent bientôt des cou- plets gaillards et ces suaves romances de matelots comme vous n’en connaissez pas, vous qui n'avez pas navigué avec un Petit ou un Mar- chais. Mais dans ces moments qui épuisaient tant de force, que faisait mon ami Petit? Rien, absolument rien : paisiblement accoudé sur le bastin- gage, il voyait d’un œil froid s’enfoncer la corvette en mâchant son éporme pincée de tabac. Je me trouvai un instant auprès de lui et lui assénai un énorme coup de poing entre les deux épaules, — Eh bien ! gredin, lui dis-je, tu ne pompes pas”? — À quoi bon? — Fais comme tes camarades. — Pas si bête. — Tu as peur, misérable ! — Peur! peur! j'ai peur, moi! me dit Petit en grinçant des dents et en me montrant la mer avec mépris : si c'était du vin, vous verriez si j'ai peur. — Eh bien! viens, ma chambre n’est pas encore pleine ; avec de la patience, tu pourras en arracher peut-être quelque chose, et tu travail- leras après. — Oh! après, plus rien, plus personne. Cependant Petit descendit et parvint à grand’ peine à s'emparer de deux bouteilles de cognac, remonta tout trempé sur le pont, appela Mar- chais, et tous deux en se serrant la main se dirent adieu entre deux copieuses libations. Mais nous cinglions vers le mouillage; le navire emportait dans sa plaie le bloc madréporique, qui était encore un obstacle au passage des eaux ; le sillage le fit tomber, la batterie se trouva bientôt attaquée. — Qu'on sauve la poudre! crie une voix. s La poudre était sauvée par les soins de maître Rolland, qui tenait l'œil ouvert sur tous les besoins, et qui l'avait abritée dans la chambre de l’aumônier en prière. Les pores amaigris, dévotement gardés comme dernière provision, roulaient d'un bord à lautre ; quelques-uns d’entre JD SOUVENIRS D UN AVEUGLE. nous saisissaient les pauvres quadrupèdes par la queue, les pattes ou les oreilles, et les jelaient pêle-mêle dans les embarcations que nous trai- nions à la remorque, et où l'abbé de Quélen s'était déjà fait descendre. « Est-ce qu'on embarque ici tous les cochons du bord? » s’écria-t il enfin, craignant de couler bas. Ce plaisant quiproquo, que je saisis à la volée et que je me hâtai de faire courir, redoubla l'activité des travailleurs, qui en firent le refrain d’un couplet improvisé, je crois, par Hugues, le moins gai de nous tous, mais qui se reltrempait au contact de tant de no- bles cœurs. Toutefois Marchais n'avait pas dit son mot sacramentel; l’intrépide gabier avait pourtant encore quelque chose à faire : il s'agissait de sa- voir où était la plaie du navire, afin de s'assurer si on pouvait y appli- quer un cataplasme, selon son énergique expression. Le commandant fit mettre en panne ; Marchais se jeta à l’eau à trois sous par lieue, comme il disait ; il plongea, visita la carène, reparut de l'autre bord et s'écria : — Le trou est sur la joue, on peut le boucher. A l'instant même, deux matelas sont placés sur le pont; on les coud l’un à l’autre, on les double d’un prélart pour opposer un plus sûr ob- stacle aux flots, et l’infatigable Marchais plonge encore une fois, tenant une amarre à la main, et applique les matelas sur la brèche du navire, tandis qu'on les assujeitit de chaque porte-hauban. Cette manœuvre au- dacieuse nous protégea pendant quelques instants; mais c'en étail fait, nous étions perdus sans ressource ; l’eau nous avait trop pro- fondément envahis ; il fallut céder à la fatigue et au destin. Les bras tombèrent de lassitude, et, sans que l'énergie en fût abattue, on cessa de travailler. Ainsi s'abandonne à sa chute le malheureux piéton saisi par l’avalan- che qui s’élance des cimes les plus élevées des Alpes et des Pyrénées. Mais pendant la durée de ce drame si terrible, que faisait à bord la jeune et pieuse dame qui avait bravé tant de fatigues? Elle priait, mais sans faiblesse ; elle pleurait, mais sans lcheté. On avait sauvé des soutes quelques centaines de biscuits, et la pauvrette, dans la chambre de laquelle ils venaient d’être jetés, les arrimait avec un soin tout evangé- lique; elle aurait cru faire en y touchant un larcin impie à tous ces hommes de fer qui luttaient avec tant de courage depuis près de douze heures, et on la voyait de temps à autre aller là, à sa petite croisée, chercher à saisir une espérance sur les traits des matelots qui passaient et repassaient, chargés de quelque utile buiin arraché aux flots. Hélas! que de fois, épouvantée d’un de ces jurons frénétiques dont le matelot se sert si poétiquement pour peindre ses colères et ses joies, elle retirait brusquement sa jolie tête et poussait au ciel une naïve et suave exelama- lion de terreur ! VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 353 — Bah !'bah lui dis-je en jetant quelques pistolets dans son apparte- ment, laissez faire ces braves gens; ils vous tireront d'affaire, madame : ce sont des anges sous la rude enveloppe des démons; ils parlent de vous, ils s’en inquiètent, et vous n'avez rien à craindre d'eux, ni pour le pré- sent ni dans l'avenir. — Mais ces hideuses chansons ? — Ils pensent que vous ne les comprenez pas. — L'impiété se devine. — Ce que vous nommez impiété, c’est de la bravoure. — Elle pourrait avoir d’autres formes. — Les matelots, madame, ne sont point vêtus de mousseline, de gaze et de dentelle ; il faut de l'harmonie en tout. — Ainsi vous les approuvez? — de fais plus, je les imite, je les excite, je cherche à les inspirer, j'improvise, et ils retiennent. — Quelle horrible mémoire ! —Avec du calme, nous mourrons tous; aveccette effervescence, nous serons tous sauvés. — Que Dieu vous entende ! Où est M. l'abbé de Quélen? — Il est en compagnie des cochons arrachés à la mer. — Quelle méchante plaisanterie ! — C'est la vérité, madame; la vérité seule est coupable. Voyez là- bas, dans le grand canot; il prie, le brave homme; il lève la main pour nous bénir; il fait son métier. — Que je le plains! — Il est le moins à plaindre du bord; il a fait son temps, et s’il meurt, il mourra en état de grâce, tandis que nous. — Espérons en la sainte Vierge. — Et en la sainte pompe, madame. La nuit était venue, sombre et silencieuse, et nous plongions à chaque instant dans l’abîme. On mouilla pourtant. M. Duperrey eut ordre d’aller dans le petit canot chercher un point de la côte où lUranie püt être jetée sans s'ouvrir. H revint et nous pilota; mais les courants rapides nous drossèrent, et, après quelques moments d’hésitation, le solide trois-mâts, avec qui nous avions sillonné toutes les mers, tomba sur le flanc pour ne plus se relever. La catastrophe avait eu lieu; les hommes, aux abois, se reposaient de tant d’inutiles fatigues, et l’on attendait le jour avec une vague espérance mêlée de terreur. Mais cette terreur, si naturelle alors que nous nous cramponnions avec peine sur les bordages du navire à demi coulé, elle ne se montra sur aucun visage pendant les douze heures de lutte ardente que nous eûmes à soutenir contre les flots qui nous envahissaient, Comment se rappeler tant d'épisodes drôlatiques, au milieu du choc 11. 45 394 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. rapide de loutes les paroles incandescentes qui se croisaient, se heur- laient d'un bord à l'autre, de l'avant à l'arrière de la corvette? À chaque instant c’élail une nouvelle bravade à la mort : celui-ci as- surait qu'il se noyail pour la troisième ou quatrième fois, el qu'il était faconné à la chose; celui-là s’écriait qu'il était bien aise de boire à la srande tasse, en compagnie du commandant et de l'abbé; un troisième disait qu'un bouillon de canard ne valait pas le diable, et qu'il était sûr de vomir après en avoir avalé deux ou trois barriques ; un autre, plus mutin et plus insolent encore, assurait qu'il lui lardait de fraterniser avec les citoyens de l'Océan, afin de savoir si on faisait bonne chère chez eux. Marchais, àmon côté, de temps à autre me disait à l'oreille : — Soyez tranquille, je nage pour deux. Et Petit, son intrépide ami, me regardait en souriant et me dit aussi : — Vous n'êtes pas trop à plaindre de lévénement, vous, mon- sieur Arago; vous aimez l’eau comme nous aimons le vin, el ça ne vous semblera pas lourd à digérer; au surplus, voilà une cage à poules; il faut vous y cramponner de toutes vos forces quand nous ferons le dernier plongeon, et vous verrez que nous parviendrons peut-être encore à vous pousser jusqu'à terre, où pourtant je crains bien qu’on ne trouve point de cabarets. Toutefois je dois ajouter, pour être exact, qu'il y eut un peu de dés- ordre pendant quelques instants, et que l’insubordination s’ensuivit. Les vivres arrachés au naufrage ne furent pas loujours respectés, et nos économies particulières surtout devinrent l’objet des minutieuses per- quisitions des incorrigibles fourrageurs du bord. Aux ordres et aux me- naces des chefs, quelques-uns répondirent que nul n’était chef au mo- ment de mourir, et que le matelot valait le capitaine, s’il ne valait pas davantage. — Que fais-tu là? dit M. Lamarche à Chaumont, qui vidait en sa pré- sence une bouteille de bordeaux volée au coffre du lieutenant. — J'essaie. — Quoi donc? — Si ce vin rouge est meilleur que le vin blanc qu'on va nous verser. — Et toi, cria Bérard à un canonnier qui dérobait quelques biscuits, pourquoi voles-tu ces biscuits? — Pour les tremper dans la sauce qui nous attend. Mais, sans menaces, sans chätiments, l’ordre se rétablit bientôt, et chacun gagna bravement son poste d'honneur, et chacun donna l'exemple d’une noble résignation, à l’approche du terrible dénoûment dont nous étions menacés. Nous citerions ici des noms, comme on le fait dans un bulletin mili- taire après une bataille ; mais il n’y a pas eu d'exception parmi nous, et matelots et officiers doivent être placés sur la même ligne. XXXIV ILES MALOUINES Chasse à l'éléphant. — Le sucre de M. de Quélen. Nous nous tenions tous penchés sur la corvette immobile et à moitié engloutie ; nous nous parlions alors à voix basse, sans animation, sans désespoir, mais avec ce sentiment calme de résignation que tout homme de cœur éprouve au sein de l'infortune qui vient de le frapper alors qu'il a tout fait pour la prévenir. Un seul instant venait d’anéantir nos plus douces espérances, un seul instant venait de nous punir de notre bon- heur passé; el moi, qui écris ces lignes, je perdais dans cette cata- strophe le fruit de plus de trois ans de fatigues, de recherches et de sacrifices : une collection d'armes et de costumes de tous les pays du monde, mes richesses botaniques, minéralogiques, mes vêtements, mon linge, mes belles collections d'oiseaux, d'insectes, et, ce qui m'était plus sensible encore, douze ou quinze albums dont le double n'avait pas été remis au commandant. Mais c’est à peine si nous songions alors aux justes regrets qui traver- saient notre pensée; le présent et l'avenir seuls devaient nous occu- per, et nous attendions avec anxiété le lever du jour pour juger de toute l'horreur de notre position. Petit à petit, la côte se dessina, nos yeux se fatiguaient en vain à y chercher des arbres, de la végétation, quelque trace du passage ou du séjour des hommes; plus les objets se dressaient nettement à nos regards, plus le découragement s'emparait 396 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. de nous ; et quand il nous fut permis d’embrasser sans fatigue le sinistre paysage qui se déroula à nous de toutes parts, nul n’osa compter sur un retour dans sa patrie. Du sable devant nous, du sable à nos côtés, des collines pierreuses sur unsecond plan, et d'autres collines plus âpres encore dans le lointain. Sous nos pieds, une mer turbulente, même dans le silence des vents; sur cette mer plusieurs îlots couronnés de jones; derrière nous, le froid reflet de ce que nous avions déjà vu, un sol tourbeux entre le sable et quel- ques roches du rivage et les hauteurs plus éloignées, et sur tout cela, pas un arbre, pas un arbuste, pas une touffe de gazon. Notre cœur se serra. Mais l’œuvre n’était pas complète, la faim commençait à se faire sentir, l'équipage épuisé avait besoin de reprendre des forces, et on dut songer tout d’abord à alléger le navire de nos objets les plus pré- cieux. On descendit donc à terreles biscuits mouillés échappés au naufrage, les quatre porcs sauvés de la mort, la poudre, les fusils et quelques voiles dont nous avions besoin pour dresser des tentes. Malade, très- souffrant depuis mon départ du port Jackson, je fis partie du second convoi qui toucha le sol des Malouines, et j'y arrivai avec une casquette en peau de kanguroo, un méchant habit, un pantalon déchiré, un sou- lier et demi et un manteau de roi zélandais, que je tenais de l'amitié de M. Wolsencraft. Je me couchai sur une voile humide; une pluie fine et glacée nous pénétrait jusqu'aux os, et pourtant j'allais m’assoupir après tant de fati- gues, lorsque mon domestique et le cuisinier de l'état-major, qui s'étaient éloignés après leur descente, revinrent haletants et en toute hâte. — Monsieur Arago, nous sommes perdus! — Nous avons de la poudre. — Quel affreux pays ! — Avec du courage, des munitions et Robinson Crusoé, on ne meurt Jamais de faim nulle part. — Que peut tout cela contre ce que nous venons de voir ? — (ju’avez-vous vu ? — Là-bas, près du rivage, dans une anse, un animal gros comme la corvette. — Un peu moins, n'est-ce pas? — Un peu plus, monsieur. — La peur grossit les objets. — La faim les rapetisse. — Nous allons étudier ce monstre; accompagnez-nous. — Îlest là-bas, à une demi-lieue d'ici en suivant la côte; allez-y tout seul, VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 357 — Non, j'aurai peut-être besoin de secours. Dubaud et Adam vont m'accompagner. — Volontiers. Nous partimes donc tous trois : l’un armé d’un excellent fusil à deux coups, l’autre d’un bon fusil de munition et d’un briquet effilé, et moi tout simplement appuyé sur un gros bâton. En effet, arrivés à l'endroit indiqué, dans une crique à sec mais at- teinte par les fortes marées, à cinquante pas du flot, nous vimes un monstrueux éléphant de mer qui, à notre approche, tourna lourdement la tête de notre côté, puis ne fit aucun autre mouvement. Dubaud passa d’un bord, Adam resta à sa place, et je pris le milieu; nous nous ap- prochâmes en même temps de l’immense amphibie, dont le dos noirâtre était déchiqueté. Adam lui tira deux balles dans l'œil, presque à bout portant; Dubaud déchargea son arme contre sa tête, et moi, à coups de bâton, je frappai la trompe du monstre, qui poussa un sourd et long gémissement, mais qui ne bougea pas, ce qui nous donna à penser qu’il était venu là, selon les mœurs et les habitudes des animaux de cette classe, mourir de vieillesse. Après notre glorieuse expédition, nous retournâmes au camp, el comme déjà un grand nombre de matelots, qui avaient vainement tenté de relever la corvette, murmuraient contre les cruelles atteintes de la faim sans que rien s’offrit pour la satisfaire, je mandai au commandant, resté à bord, le résultat de la capture faite par Adam, Dubaud et moi, et des ordres furent donnés pour qu’on dépecât la victime. On se rendit donc à la crique de l'éléphant; à grands coups de sabre on enleva de larges tranches de chair pelée, on les chargea sur les épaules, on les jeta dans la marmite du bord, descendue lors du pre- mier voyage, on alluma des feux avec de la tourbe noire et l’on espéra 358 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. en Pavenirs ear, pendant cel intervalle, j'avais pris le chemin opposé à la crique, je m'eélais trouvé arrêté par un ruisseau assez abondant, el j'avais découvert encore une belle source d'eau fraiche et limpide que l'équipage appela dans la suite le café de M. Arago, par l'habitude que j'avais prise de m'y désaltérer après chaque repas. [l y avait dix- sept heures que l'équipage n'avait mangé ; les forces s'épuisaient, et l’on fit à chaque homme une copieuse distribution de chair d’éléphant de mer, noir, puant l'huile et coriace. Nous n'avions point de vinaigre, point de sel, point de pain, et si l’on croit que ce repas nous fut douloureux. on aura raison, Car la plupart de nos matelots en furent malades, et les meilleurs estomacs seuls s'y habiluèrent dans la suite. Après le vautour, qui embaume la charogne, le mets le plus révoltant que nous ayons mangé est, sans contredit, l'éléphant de mer, et je ne crois pas que nos Grignon, nos Véfour et nos Véry pussent jamais en faire quelque chose de supportable. Cependant nous avions là des vivres pour deux semaines au moins, et le second jour, en allant à la crique chercher la pitance, les hommes de corvée trouvèrent sur les débris du monstre un vol d'aigles, dont six furent abattus, ce qui ajouta provisoi- rement à nos ressources et retrempa notre courage chancelant. Les tentatives pour relever la corvette ‘furent toujours infructueuses ; l'équipage v épuisa ses forces el nous dûmes bientôt renoncer à toute es- pérance de ce côté. EL pourtant la mauvaise saison qui avançail pouvait nous trouver là. A celle époque de malheur, les pingoins, auxquels :nous pensions, les plongeons, hissés sur les roches, les phoques et les lions de mer quittent la terre. Qu'’allions-nous devenir? Des tentes furent dressées, une pour le commandant, l'autre pour l'état-major, une troisième pour les élèves, et la quatrième, immense, commode, pour les maîtres et équipage. La poudre fut mise à l’abri de tout échec, sous un tas de voiles, der- rière une dune à côté du camp, ainsi que les balles, les pistolets, les fusils et les sabres arrachés au naufrage. L'image sainte de la Vierge avait été sauvée ainsi que les vêtements de prêtre et les vases sacrés. Un autel fut dressé contre une dune; l'abbé de Quélen dit une messe en action de grâces, chanta un Te Deum, et tout l’équipage à genoux, le front découvert, assista à la cérémonie avec le plus profond recueillement. Une heure après, il y eut bien quelques quolibets de matelots jetés aux vents, mais on ne les continua point, tant la situation était critique pour tous. Le 15, une mer houleuse fit pencher la corvette sur les roches, l’incrusta plus profondément, l'ouvrit de toutes parts, et quelques caisses flottèrent sur les eaux. L'une d’elles m'apparlenait; un canot fut lancé portant, comme on le pense bien, Pelit et Marchais, qui, aidés de leurs camarades, firent des efforts VOYAGE*AUTOUR. DU:MONDE. 39 inouis pour la remorquer à terre, eL ils Y parvinrent après une lutte ar- dente de plus de trois heures. — Eh bien! me dit Petit haletant el trempé, êtes-vous content de voire chérubin ? — Vous êtes des anges. — Ah! vous y venez donc à la fin ! — On n’est pas plus brave ni plus dévoué. — Il ne s'agit pas de ça, il est queslion de saborder cette malle, de fouiller dedans et de s'assurer si elle ne cache pas dans ses soutes quel- ques flacons de spiritueux. — Je suis sûr du contraire. — L'inspection est ordonnée, vous devez obéir. Le hasard est parfois si bon, et vous êtes si souvent comme le hasard ! La malle fut ouverte : elle ne contenait que du linge, des cahiers et des vêtements usés. — Ce n'est pas ce que j'avais de mieux, dis-je à mes matelots, mais c'est égal, vous allez profiter de la capture. — Vous vous f..….… de nous! répondit Marchais; s'il y avait eu du vin, vous n'en auriez pas bu une goutte; il n’y a que du linge, gardez tout. Nous ne souffrons jamais à l'extérieur, nous; c’est le dedans qui est en- dommagé. — Cependant, mes amis. — Cependant c’est comme ça; tâisez-vous ou je me fâche. — Ne l’aplatis pas, poursuivit Petit en entraînant son camarade Mar- chais ; si nous nous sauvons d'ici, il aura bien des choses à réparer : quelles bosses ! — Je vous les promets, mes amis. — À la bonne heure! Marchais me serra amicalement la main, et je ne pus m'en servir de toute la journée. Des chasses furent organisées ; les oies sauvages tom- bèrent sous le plomb des tireurs; et telle est la voracité des aigles bruns de ces climats, que lorsqu'un chasseur, pour ne pas trop charger ses épaules, enfouissait à son départ, sous de la terre recouverte de galets, une partie du butin tué, souvent, à son retour, il trouvait sa victime à demi dévorée. I nous arrivait parfois aussi qu’en portant à nos mains un plongeon, ou un canard, ou une oie, l’aigle audacieux qui planait sur nous s’arrê- tait, descendait lentement, et prenant son rapide essor, nous heurtait de son aile en cherchant au passage à nous enlever notre capture. Vicis: situdes humaines! que de fois, embrochés au même fer, aigles et ca- nards, jaunissant au même feu, étaient servis côte à côte sur le même plat. Là seulement il y avait égalité parfaite entre eux; là seulement. nous qui ne jugions plus les victimes sur la force et la puissance, nous 300 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. dédaignions le roi des airs pour l’humble sujet qui tremblait jadis en sa présence. La mort nivelle Lout, la mort n’a point de priviléges et ne s'occupe point à classer ceux qu'elle frappe. Aigle ou colombe, esclave ou des- pote, se taisent alors qu’elle parle, et plus tôt ou plus tard, selon ses ca- prices, hommes,'bêtes fauves, cités et empires, s’effacent de la terre pour ne plus reparaître. Nous étions cent vingt-un, tous d'autant plus pleins de voracité que nous craignions de manquer bientôt de vivres. Aussi que de soins ne nous donnions-nous pas pour augmenter nos ressources ! Près de mon café j'avais remarqué une longue traînée de feuilles vertes à laide des- quelles il me sembla possible de fabriquer une excellente salade. Jen fis part à Gaudichaud, qui m’accompagna : c'était de l’oseille; désormais, pendant quelque temps du moins, nous eûmes deux services pour nos repas. Mais les élèves de marine, tous jeunes, tous affamés, voulurent aller au-delà du bonheur que je leur avais procuré : ils mêlèrent d’autres feuilles aux premières afin d'augmenter la ration, et un beau matin, après leur déjeuner, on les vit courbés à terre, vomissant avec d’intolé- rables douleurs et se tordant comme des corps empoisonnés. L'oseille perdait de son crédit, tant on redoutait la fatale influence du voisinage. Jusque-là l'édification complète du camp, qui exigeait le zèle de tout le monde, ne nous avait guère permis de lointaines excursions; nous savions que les pêcheurs de baleines, après avoir doublé le cap Horn, venaient souvent se reposer aux Malouines ; nous n'ignorions pas qu'il y avait d’autres rades que celle où nous étions venus nous perdre, et nous nous flattions de voir, du haut de la montagne pierreuse qui s'élevait au sud, quelque navire protecteur que nos signaux auraient appelé. Une de ces courses fut ordonnée pour le lendemain; mais pendant la nuit un coup de vent terrible passa sur nous, renversa nos tentes, nous forca à réparer les dégâts et nous retint toute la journée auprès des dunes de sable. Nous avions recruté, je ne sais plus dans quel pays, un matelot nommé Clément, lequel, dévot par frayeur, superstitieux par crétinisme, était le bouc émissaire de ses camarades, qui pourtant, vers la fin de la campagne, le laissèrent vaquer à ses momeries. Dès le jour du naufrage, comme il nous l’avoua plus tard, il avait fait vœu, si le ciel nous sau- vait, de gravir pieds nus et en chemise la montagne, et cela avant la fin du mois. Notre pénitent trouvant l’occasion favorable, puisque le temps était à l'orage, partit au lever du soleil et se dirigea, d’abord bien couvert, du côté du plateau. Là seulement il se déshabilla, posa sa veste, son VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 361 pantalon, son chapeau et ses souliers à terre, et commença son ascen- sion, après s'être prudemment armé de son grand eustache pour lutter sans doute contre les fantômes et les farfadets. Le froid piquait; le pauvre hère grelottait de tous ses membres et se. demandait parfois s’il n’était pas ridicule de s’infliger de semblables pé- nitences, qui ne rapportaient rien au Créateur et faisaient tant souffrir la créature. Mais la terreur, plus forte que le doute, le poussait en avant; ses pieds se déchiraient sur des cailloux aigus, ses dents cla- quaient avec force, et sa chemise, déjà si étriquée, jouet docile de la brise capricieuse, transformait en véritable chair de poule la peau rude et velue du malheureux. Le voyage s’accomplit pourtant jusqu’au bout, et la religion, presque vêtue comme la vérité, plana majestueuse sur une des cimes les plus éle- vées des Malouines. Là fut dite une prière fervente, là un vœu sacré fut accompli. Laissons donc le ridicule de côté, et gardons-nous bien de jeter l'ironie sur le matelot qui avait tenu sa parole à Dieu après le danger. Clément se remit en route pour le camp, espérant, le honteux, que nul n’aurait connaissance de sa sainte excursion. Mais le ciel en ordonna autrement. Entre le dernier mont et le lieu où il avait déposé ses vêtements se trouvait une petite prairie où il crut entendre le bruit de quelques pas. Ah! mon Dieu! que fera-t-il? IL écoute encore... Il ne s'était pas trompé. On marche, on pousse de profonds soupirs, on exhale de sourds gémissements ; c’est une âme en peine qui a besoin d’un Pater... Et le Pater se récite à genoux. Une telle posture est commode pour les em- buscades, et Clément en profite; caché derrière un roc, il se redresse un peu; il lève la tête, risque un œil, puis .deux, les ouvre ébahis et s'écrie : — Un cheval! C'en était un, en effet, malade, blessé, qui venait rendre le dernier sou- pir dans ce lieu retiré. Il tomba. Clément se leva alors, et avant d’en- treprendre l’acte de courage auquel il était près de succomber, il récita un nouveau Pater, invoqua son bon ange gardien et s'élança avec bra- voure vers le quadrupède expirant. Il en eut bon marché, le frappa d’abord à la gorge, sans que la bête donnât le moindre signe de douleur; il lui creva les yeux, le tigre qu'il était, et enfin, comme gage de son triomphe, il lui coupa la queue, s’en fit un trophée, et se dirigea vers le camp, fier comme Jason après sa conquête de la toison d’or. Un bifteck de cheval nous était plus utile en cette occurrence qu'un sac de quadruples. Le héros ne sentit plus le froid pendant la bataille; mais, son triomphe LE 16 302 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, achevé, la brise le lui rappela, et voilà le vainqueur à la recherche de ses vêtements, trop longtemps oubliés. Il court à droite, à gauche, in- terroge les pierres, les cavités, revient, retourne sur ses pas et fait mille et mille détours qui l’épuisent. Soins inutiles : il ne voit rien; et comme la nuit approche et que pen- dant les ténèbres les gnomes et sorcières hurlent e& dansent leur infernal sabbat, il fallait bien, bon gré, mal gré, retourner au camp, vêtu seule- ment de la chemise et de la queue du cheval. L'entrée d'Alexandre à Babylone n’eut pas plus de retentissement. Les matelots entourent le pieux cénobite, qui ressemblait, à s’y mé- prendre, à l’un de ces niais servants des églises dévotement occupés à trousser les longues soutanes des vicaires et des curés; ils le poussent, le reprennent, se le renvoient comme un ballon, se le restituent comme un volant, et ne le laissent en repos que lorsqu'il n’a d’autre siége que le sable humide et froid; tous alors s’accroupissent pour écouter son ré- cit, et le belliqueux Clément est forcé d’avouer toute la vérité. De temps à autre, Marchais lui caressait l’omoplate, et la narration se trouvait interrompue par de rudes soubresauts; mais, quand le matelot fut arrivé à l’histoire du cheval, on écouta sans rien dire, on se réjouit de la cap- ture, et l’on s’estima d’autant plus heureux que la tempête de la veille n'avait permis aucune chasse. Les aigles nous avaient appris déjà ce que nous devions redouter de VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 303 leur voracité : il fallait donc leur disputer sans retard la proie sur la- quelle ils se ruaient peut-être déjà, et une course nocturne fut ordonnée sur-le-champ pour aller dépecer l'animal. Toute gloire est coûteuse, et Clément, éreinté, dut guider ses cama- rades. — De quel côté le cadavre? s’écria Petit, toujours prêt à toute corvée. — Du côté de la montagne. — Mais la montagne est diablement longue. — C’est vers la droite. — As-tu fait quelque remarque ? — Oui, un nuage noir, là-bas, qui... que... tiens ! je ne le vois plus. Marchais parla de la main, et peu s’en fallut que Clément ne püt con- tinuer la course. Il arriva pourtant au pied de la montagne; mais les ténèbres étaient devenues épaisses : le cheval ne fut pas trouvé, et par une juste mais tardive compensation, Clément retrouva ses vêtements et s’en couvrit en toute hâte. Notre joie fut courte, comme vous pouvez le penser : nous n'avions rien à manger pour le lendemain. Mais avant le jour le matelot patient alla à la recherche de sa victime, la retrouva bientôt à merveille, cette fois, et revint de nouveau annoncer cette heu- reuse nouvelle. En un moment les chasses s’organisèrent,. Il y eut gala. À la vérité, nous manquions de pain, de vin, de biscuits, Car nous respections comme chose sacrée les débris arrachés à la mer : nous n’a- vions ni sel ni épices; mais une tranche de cheval sauvage est chose fort appétissante, je vous jure, dans un désert, surtout quand la faim fait crier les entrailles, et nous chantâämes pendant le repas quelques-uns des plus gais refrains de Désaugiers, le bon vivant par excellence, et pendant la nuit nous fûmes visités par de doux rêves. De ce moment aussi notre malheur nous parut moins effrayant. Il devait y avoir des chevaux dans l’île, et des projets d’excursion furent mis à exécution dès le lendemain même. Un second coup de vent, plus violent encore que le premier, nous visita le lendemain ; la mer était re- foulée, le sable nous fouettait d’une facon cruelle, et tous nos efforts réunis ne purent empêcher les tentes d’être renversées, ainsi que les meubles et les autres objets qu’elles abritaient. Peu s’en fallut qu’au sein de ce chaos horrible nous ne nous crussions encore au cap Horn, traqués par la redoutable tempête cause de notre désastre. Je jouai ce jour-là à M. de Quélen un tour de passe-passe assez ori- ginal, et, dût-il m'en garder rancune dans sa cellule de chanoine au cha- pitre de Saint-Denis, où il se prélasse fort mollement, dit-on, il faut que je le raconte. 364 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Les détails font l’histoire. L'orage pesait sur nous de toute sa force; chacun de nous était à sa besogne, et l'abbé à la sienne aussi, un livre de prières à la main, sous la tente ronde du commandant. Parmi les objets que le prévoyant apôtre de Dieu avait sauvés du naufrage se trouvait une belle jarre de sucre, gardée je ne sais plus pour quels besoins. On la convoitait bien du re- gard; mais M. de Quélen avait l’œil ouvert sur son doux trésor, et il était Ià comme sous une triple serrure. Nous avions trouvé, en fouillant la terre, une petite herbe produisant une graine de la grosseur d’une groseille, fort douce à l’odorat et au goût. En cherchant bien, nous pouvions en récolter un verre par jour, et d'ordinaire nous en envoyions le fruit délicat à madame Freycinet, qui, la pauvrette ! recevait ces témoignages d'affection avec la plus vive re- connaissance. Cette graine pendait à une imperceptible tige entourée de feuilles, lesquelles, mises en fusion, donnaient un thé assez agréable. Avec du sucre, ce thé eût semblé une bonne fortune ; mais, hélas! l’abbé seul avait du sucre. Nous comptions parmi nous cinq volontaires : Jean- neret, Dubos, Paquet, Taunay et Fleury; ces braves jeunes gens étaient de toutes les corvées difficiles : actifs, laborieux, intelligents, pleins d'intrépidité et philosophes surtout, ils supportaient leur malheur avec un courage vraiment stoïque; mais leur gaieté me faisait mal, car elle naissait de leur mauvaise fortune. Je les aurais plaints moins amère- ment s'ils s'étaient sentis plus à plaindre, et mon amitié pour eux me fit commettre un larcin. — Eh bien! leur dis-je en entrant chez eux le matin même de la ter- rible bourrasque, comment cela va-t-11? — Comme le temps, fort bien. — Je suis fixé. Que mangez-vous là ? Nous mangeons des os de vautour en nous bouchant le nez. — Vous n'avez plus de cheval? — La ration était si petite! — C'est vrai. Et du thé? — Nous en avons. — Si nous avions aussi du sucre. — Oh! alors nous chanterions Hosannah. — Vous chanteriez, vrai? — Nous vous le jurons. — Eh bien! vous chanterez. Je me rendis sous la tente de l'état-major. Mon matelas touchait à celui de l'abbé de Quélen, et nos têtes étaient séparées par la jarre tant convoité. Je la renversai de manière à ce que la précieuse poudre ne s’é- chappât point avec trop d’abondance; j'en remplis ma casquette, j'en fourrai dans mes poches, dans une chaussette, et, cela fait, je jetai de VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 365 l’eau autour de la jarre, afin qu’on la rendit responsable du vide opéré. En deux outrois bonds, j'arrivai sous la tente des volontaires impatients, je livrai le produit de mes rapines, et je volai (pas de quiproquo, je vous prie), je volai chez madame Freycinet, qui écoutait une lecture pieuse. — Eh! vite, vite, monsieur l'abbé! votre jarre est renversée ; le sucre s'en va; si vous tardez, tout est perdu. La lecture ne fut pas achevée, et M. de Quélen courut sinistre. Pauvre Rayol (c’était le domestique de l'abbé)! que d’injures reçus-tu ce jour-là, surtout que de menaces t’accablèrent! mais, va, elles tom- baient aussi sur mon cœur, et j'en souffris autant que toi. Le soir, je contai l'aventure aux volontaires, et le thé leur parut dé- licieux. Vous voyez que les pauvres naufragés ont leurs moments de bonheur. * XXXV ILES MALOUINES Chasse aux pingoins. — Mort d'une baleine. — Bépart. — Arrivée au Rio-de-la-Plata. — Pampéro. Le malheur sans remède est celui qu’on supporte le mieux, et main- tenant que l'espoir de relever la corvette est anéanti à jamais, il nous semble que nous sommes, en effet, moins à plaindre. L’incertitude est un tourment de chaque minute; elle ne vous laisse d'énergie que pour la saisir dans ce qu’elle a de poignant, car c’est toujours ce que vous craignez le plus de voir arriver qui vous obsède et vous brüle. L’incer- titude est plus une faiblesse qu’un sentiment; ce sont, si vous voulez, deux forces à peu près égales qui vous pressent dans un étau sans que vous puissiez résister à l’une d'elles. L’incertitude est toujours un malheur, la résignation à une catastrophe est une veriu, et toute vertu console. Cependant le premier cheval si vaillamment tué par le poltron Clé- ment nous donna à penser que l’intérieur de l’ile en cachait encore, et des courses lointaines furent ordonnées. L’éléphant de mer était presque épuisé, ses chairs fétides ne nous ins- piraient plus que du dégoût, et quoique le pingoin soit une des plus épouvantables viandes huileuses et puantes que l'on puisse trouver, il fallut bien, de gré ou de force, que nous l’engloutissions dans notre esto- mac creusé par le besoin et que rien ne pouvait rassasier. Les oies étaient devenues tellement sauvages, nous en avions immolé une si grande quantité que nous dûmes bientôt les regarder comme une ressource perdue. Les plongeons, les phoques et les lions de mer nous venaient parfois en aide; mais la saison avancée chassait déjà de la VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 3067 terre les oiseaux amphibies, et les autres animaux étaient fort difficiles à tuer. Un jour, sur le rivage, nous tirâmes à bout portant quinze balles sur la tête, sur le corps et dans la gueule d’un phoque, nous brisâmes deux baïonnettes dans ses flancs, et il nous échappa encore. Ce ne fut que le lendemain que le flot vomit son cadavre sur la grève. Le faquin nous avait donné tant de mal que nous n’en laissâmes aucun débris aux aigles ou aux vautours. Que cela est lâche d’insulter un ennemi mort! La guerre aux plongeons était toute simple. Perchés comme des niais sur les roches, contre lesquelles le flot venait expirer, ils nous atten- daient si longtemps et avec tant de confiance, que nous les abattions fort souvent à coups de pierres, et que cette ressource était une des plus efficaces dans notre disette. Cependant le veuvage les rendit plus prudents et plus circonspects dans la suite, et les insolents nous évitèrent comme avaient fait les oies. Je vous ai dit qu'on s'était préparé à la chasse aux chevaux; elle eut lieu en effet, mais d’abord sans espérance, quoique nous sussions que les Espagnols, qui tentèrent une première fois de s'établir dans cet archipel, avaient continué leur œuvre de reproduction, selon leur noble habitude, en y jetant les quadrupèdes utiles d'Europe. Nous les trouvâmes enfin, ou plutôt ils vinrent nous chercher. Un matin, un bruit sourd, comme le roulement lointain du tonnerre, fixa notre attention. Tout à coup un magnifique troupeau de coursiers double une anse profonde, s’é- lance sur un terrain plus élevé, bondit et s’arrête à l'aspect imprévu de notre camp. Devant lui, en avant garde, un magnifique bai brun venait de hennir; sa crinière s’agitait, sa queue était en mouvement, ses na- seaux s’ouvraient et se fermaient avec une extrême rapidité. A l’appro- che du fougueux escadron sans cavaliers, nous nous étions tous jetés ventre à terre, mais l’un de nous se levant fut aperçu ; le quadrupède trompette, effrayé, hennit encore, fit volte-face, et le terrain tourbeux retentit de nouveau sous les pas des chevaux, qui dévorèrent l’espace. C'était un coup d'œil admirable. Le lendemain de cette heureuse rencontre, maître Rolland, infati- gable à terre comme il l'avait été à bord pendant toute la campagne, et Oriez, déporté à la Nouvelle-Hollande, mais échappé du port Jackson et venu chez nous à la nage, homme de résolution s’il en fut jamais, charpente de fer insensible à la rigueur des climats, invaineu par les fatigues et les privations, attaché de cœur et d'âme jusqu'au fanatisme à l'équipage qui l'avait accueilli en frère, partirent pour l’intérieur de l’île. A trois lieues du camp, ils tuèrent un cheval. Oriez se mit aussitôt en route par un temps horrible, et traversa les terres tourbeuses sans nuls chemins tracés et dans lesquelles il s’enfonçait parfois jusqu’à la ceinture; il arriva au camp à neuf heures du soir, guidé sans doute par 308 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. son instinct tout amical; il dit le résultat de sa chasse, demanda des hommes, se mit à leur tête, et arriva à trois heures du matin près de sa victime, qui servait d'oreiller à son camarade Rolland. Il fit dépecer la bête; chaque homme en chargea ses épaules: Oriez en prit la plus lourde part, retourna sur ses pas, sauva ainsi les provisions, et, sans prendre un seul moment de repos, il repartit en nous disant : À demain. Cet Oriez avait été fait prisonnier par les Anglais, il s'échappa d’un de ces hideux pontons historiques contre lesquels toute civilisation a longtemps protesté, se jeta dans un canot, mit le cap sur la France, fut poursuivi par une chaloupe armée, se battit vaillamment, tua deux hommes, fut reconduit au port Jackson, jugé et condamné à une déportation de quinze années. Il était là depuis quatre ans, dans l’intérieur des terres; mais ayant appris qu'un navire français allait mettre à la voile pour l'Europe, ils’aventura, lui, il traversa des monts, des forêts, des hordes sauvages couchant à l’air, vivant de rats, d'insectes, de serpents, et, après des fatigues inouïes, il arriva en vue de Sidney. I nagea jusqu’à une petite île d’où j’allai un jour dessiner la côte; il vint à nous avec confiance. Les matelots de l’Uranie lui serrèrent la main, lui donnèrent des vivres, des consolations ; Oriez pleura de bonheur, et chaque matin je lui faisais apporter de façon ou d’autre quelques provisions pour ses besoins de la journée. La veille de notre départ, quelqu'un de ma connaissance lui procura les moyens de nous rejoindre, et désormais il fut des nôtres durant toute la traversée du vaste Océan Pacifique. Pendant le terrible ouragan du cap Horn, lors de notre naufrage, maintenant et toujours, Oriez s’est montré brave jusqu’à la témérité, patient jusqu’au martyre ; et lorsque plus tard, arrivé à Monté-Vidéo, nous lui avons donné un noble certificat constatant son courage et son dévouement, il nous demanda la permission d'aller rejoindre l’armée des indépendants, où sans doute il aura trouvé la mort, puisque nul bulletin militaire de ces pays ne nous a porté en Europe le bruit des beaux faits d'armes dont il était capable plus que personne. Oriez et Rolland, pen- dant presque tout le temps de notre séjour aux Malouines, ont été nos plus infatigables chasseurs, et il est exactement vrai de dire que sans eux nous serions tous morts de faim. Jusque-là nous avions vécu de phoques, de pingoins, de plongeons, d’un éléphant de mer, d’un taureau tué par Oriez et des chevaux espagnols; mais ceux-ci nous firent défaut en traversant à la nage le détroit qui sépare l’île où nous étions d’une île voisine, et nous n’en vimes bientôt plus. D’autres ressources furent invoquées, et nous nous rejetâmes avec une nouvelle ardeur sur les pingoins huileux et coriaces. La chasse en était des plus amusantes. Écoutez : entre la première et la seconde baie esl VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 3069 un ilot bas, tourbeux, entièrement couronné de pelits jones fins et ser- rés, s'élevant jusqu'à une hauteur de quatre ou cinq pieds. Les bords de cel flot, que nous avons appelé l'île aux Pingouins, sont défendus par des rochers noirs et lisses, sur lesquels viennent, pendant la journée, se pavaner lourdement au soleil les phoques et les lions, qui regagnent les eaux à l'approche des ténebres. Le jour de notre naufrage, des braie- ments échappés de cette terre nous firent croire que des ânes y avaient été abandonnés, tant le eri de ces oiseaux ressemble à la voix harmo- nieuse du quadrupède aux longues oreilles; mais nous fûmes bientôt dés- abusés, et nous nous vengeàmes d'une facon cruelle. La faim nous talonnait, et, comme je vous l'ai dit, le terrible ana- thème fut lancé sur les pingouins, et nous résolûmes de nous venger sur eux-mêmes du dégoût qu'ils nous inspiraient. La rage nous les faisait déchiqueter avee une sorte d'ardeur qu'on eût dit du plaisir, et cette chair infecte ne nous semblait passable qu'en haine des individus. Au reste, nous n'avions plus guère que cette ressource; il fallait bien ne pas se laisser mourir de faim. Si nous avions eu du cuir de vieilles bottes à meltre à la broche et sous la dent, peut-être que les pingouins auraient été épargnés. Notre misère causa leur désastre. à = CS Or donc, armés de pelles, de bâtons, de fusils avec leurs baïonnettes, de crocs, de pinces, de gaffes, nous nous rendions chaque matin, à Il, 47 310 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. tour de rôle, dans cette île de malheur, et nous emportions, deux heures après, les cadavres de cent ou cent cinquante ennemis contre lesquels nous nous étions rués comme des tigres et des léopards. Les voilà. Rangés par pelotons de quatre, huit, douze ou vingt, debout sur leurs pattes et leur petite queue, ils nous voient arriver sans quitter leur place, comme si nous venions leur faire une visite de politesse, comme s'ils nous attendaient pour nous fêter. Is tournent bêtement leur tête à droite, à gauche, en poussant un léger croassement qu'il nous serait loisible de prendre à la rigueur pour un compliment ou une politesse. Nous pourrions les toucher de la main, et ils ne bougent pas : c’est la bêtise à son apogée, et ils méritent d'être immolés pour ce crélinisme seul. Les bâtons sifflent et frappent, les pinces enfourchent, les baïon- nettes, les crocs percent ces dures enveloppes ; alors seulement les pin- gouins S'agitent, se relèvent, retombent, veulent fuir et poussent leur dernier gémissement. Le sang inonde le gazon, el le champ de bataille a l'air d'un charnier. Mais nous songeons au lendemain, et, vainqueurs prudents, nous crai- gnons que ceux qui vivent encore n'émigrent pour d’autres lieux plus solitaires. Nous courons çà et là sur le sol, qui résonne comme un tam- bour ; les victimes sont traquées dans leurs tannières, et là encore quel- ques-unes meurent avec un courage digne des beaux temps de Rome et de Sparte. Les vétérans surtout recoivent dans les flancs le fer aigu sans pousser le moindre gémissement, afin de laisser croire qu'il n'y a per- sonne au gite, tandis que les jeunes, moins aguerris, plus accessibles à la douleur, croassent et rendent le dernier soupir au milieu de leur fa- mille éplorée. Oh! vraiment nous avons été d’une cruauté sans éxemple. Oh! vrai- ment nous avons bien mérité le triste sort sous lequel nous allions suc- comber, et c’est sans doute en prévision de notre barbarie que la corvette s’est arrêtée dans sa course contre la roche sous-marine. Hélas ! les pingouins nous menacèrent bientôt aussi de nous aban- donner à notre malheur, el, sans pitié aucune, ils désertèrent petit à petit le paisible domicile où nous étions venus les poursuivre et les im- . moler. Nos courses à l’île dévastée étaient fréquentes, nous étions souvent contraints d'y aller deux fois par jour, et la saison autant que le fer de nos lances faisait une sombre thébaïde de cette terre en deuil. Un matin que, près des roches lisses, deux de mes amis et moi donnions la chasse à un lion de mer, le jet rapide d’une baleine appela notre attention et frappa nos regards; deux baleineaux la suivaient et semblaient jouer avec elle. Tout à coup, soit désespoir, soil allégresse, elle s’élance vers la plage avec la rapidité du boulet et se fait prisonnière elle-même entre VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 311 deux roches formant un large canal. On la vit aussi du camp, et nous voilà les uns et les autres à la rencontre du monstrueux cétacé. Privé presque d'eau, son immense gueule s'ouvrait convulsivement, et ses évents lançaient à l’air une eau rare et sablonneuse. Nous l’entouràmes, nous déchargeâmes sur elle plus de cinquante coups de fusil sans qu'elle parût s’en apercevoir, et nous craignions beaucoup qu'à la marée haute elle ne nous échappât. — Vite, vite, un gros filin et un grappin ! s'écria Barthe, de Bordeaux, un de nos plus intrépides gabiers; la commère nous appartient; si l’on se hâte, je me charge de l’enchaîner. | On court au camp; le filin et le grappin arrivent, et, armé d'une hache, Barthe se hisse sur un rocher, de là sur un autre, approche du monstre, s'élance sur son dos, s’assied là comme sur un fauteuil, taille, coupe, plonge dans les chairs et fait un énorme sabord sur la baleine aux abois, qui s’agite, se débat, se tourmente et fouette la mer de sa ter- rible queue flottante. — Arrive donc, s'écriait-on de toutes parts à Barthe, arrive donc, ou elle te chavire. — J'ai dit que j'aurais la bête, je l'aurai, je la veux, je la tiens. — Mais, gredin, lui criait Petit, si elle se retourne, elle va l'avaler. — Elle nese retournera pas, mon garçon; elle atrop de plaisir à te voir. Barthe acheva bravement son ouvrage; le grappin fut enfoncé dans la large plaie, puis solidement amarré à un rocher de la côte, et nous at- tendimes le flot. Il monta petit à petit; le monstre s’agita plus librement; dès qu'il eut assez d’eau pour ses allures, il fit mouvoir sa queue, brisa le filin comme un cheveu, et prit le large. — C'était bien là peine de manœuvrer si habilement, dit Barthe dés- appointé ; il faut donc des câbles pour retenir de pareils colosses ? — J'avais apporté ma ligne, poursuivit Marchais; mais la gredine de baleine a hissé ses perroquets et nous à enfoncés. — Allons done, c’est Petit qui l'aura effarouchée. Comment ne pas fuir à l'aspect de cette frimousse de carotte? — Tu disais tout à l'heure qu’elle ne se retournait pas de peur de ne plus me voir. — Oui, d'abord, par curiosité, mais à la fin ça lasse. — C’est bon; une autre fois je m’effacerai. Petit ne reçut point de taloches de Marchais, et il regarda celte excep- tion comme un bonheur inouï dans les fastes de sa vie de misère, Nous allions nous en retourner au camp, lorsque la mer se souleva avec violence, non loin des roches, et pour la seconde fois, la baleine s'élança sur la plage, à dix brasses de sa première station, et tomba sur le côté pour ne plus se relever. 2 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Ainsi avait fait notre corvetle bien-aimée, qui s'enfonçait chaque jour de plus en plus dans le sable, et à laquelle nous allions dire bientôt un éternel adieu. Jetons donc un dernier regard sur cette terre si fatale à nos espérances décues. Bougainville avait en vain tenté un établissement aux Malouines. Au bout de la seconde baie, il avait fait bâtir deux énormes fours, existant encore, et près d'eux on voit trois grandes bâtisses privées de toitures, qui furent jadis des maisons. Mais tous ses efforts pour y faire germer les grands végélaux, qu'on alla chercher au cap Horn et sur la terre des Palagons, furent infructueux. L’immense agglomération d'herbes marines, sous lesquelles on entend bouillonner l’eau, n’a permis à aucun arbre d'y prendre racine, et il est à craindre que toute nouvelle tentative de colonisation de ect archipel n'ait pas un plus heureux résultat, Cependant les Malouines seront ltou- jours un excellent lieu de relàche pour les pêcheurs de baleines, en decà ou au-delà de la Terre des États, et pour les chasseurs de phoques à crins ou à poils, qui pourront y faire d'excellentes récoltes. Hélas !n'au- ront-elles été funestes qu'à nous seuls? Cependant les vents du sud nous apportaient déjà leurs froides giboulées, et nous tremblions à l’idée de passer l'hiver sur cette terre de désolation, sans aucune certitude pour notre nourriture. L'un cherchait une dune compacte pour établir sa case, qu'il assujet- tissait par la pensée à l’aide de naltes soutenues par des débris d’avirons: l'autre convoitait pour refuge les deux fours bâtis par Bougainville; un troisième creusait le sol près du rivage, et plaçait l’ouverture de sa lanière en opposition avec les vents les plus constants, tandis que le plus grand nombre, incertain sur lPavenir, se laissaient aller de lPavant et attendait avec courage l'heure du désespoir, car la faim nous serrait souvent la gorge et nous creusait l’estomac. Notre chaloupe, qu'on avait pontée, et que notre intelligent Duperrey devait commander, était prête à prendre la mer avec Bérard et quel- ques habiles matelots pour aller chercher des secours à Monté-Vidéo ou à Buénos-Ayres ; mais la course était longue; mais les mers australes sont tempétueuses, et nous ne regardions pas l'audace et l'expérience de M. Duperrey comme une sauvegarde sur laquelle nous dussions beau- coup nous étayer. Je vous jure que notre position assombrissait bien des visages et las- sait bien des constances. Que faire pourtant contre la rigueur du froid qui courait après nous, et contre les horreurs de la faim qui chaque jour commencait à nous tirailler? Robinson Crusoé, que je lisais à haute voix tous les soirs à l'équipage attentif, le rassurait de temps à autre; mais le grognement sourd qui se faisait en nous aux heures où l’on à Fhabi- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 312 lude de diner ou de déjeuner nous forçait à quitter le livre, et la nuit se passait sans sommeil. Lorsque, le lendemain, nous allions à la cambuse, que nous deman- dions ce qu'il y avait de provisions à notre usage, et qu'on nous répon- dait : «Il y a deux canards et une oie, » je vous proteste que nous trou- vions la ration de chacun fort mesquine, car nous étions cent vingt-un pour le partage de cette pitance. Des chasses s'organisaient à l'instant, mais, hélas l'elles étaient si sou- vent infructueuses que le découragement se faisait jour, même après les paroles les plus rassurantes de maître Rolland, habitué, disait-il, à mourir de faim, comme il s'était déjà habitué à mourir noyé. Mais un jour vint pourtant où les émotions de tous furent ardentes, spontanées. On éprouve ces choses-là, on ne les écrit pas; on les sent, on ne peut pas lestraduire. Oriez arriva le matin au camp, où chacun se regardait avec des yeux éteints. — Trois chevaux tués! s’écria-t-il; en route et bombance! Lui et Rolland avaient, en effet, abattu trois magnifiques coursiers, et presque tout l'équipage se mit en marche pour aller découper les vic- times et en charger les délicieux débris sur le dos. Au retour, je fus un des trainards, avec mon bon et malheureux ami Taunay, dévoré depuis, au Rio-Grande du Brésil, par un crocodile. Nous nous perdimes au mi- lieu des terres tourbeuses, où ‘le pauvre garçon, moins vigoureux que moi, plongeait sans appui et m’appelait pour lui prêter main-forte. — Je n’en peux plus, me dit-il enfin à onze heures environ; arrêlons- nous. — Mais, mon garcon, la nuit sera rude; nous ne pouvons la pas- SÉFACL — Laissez-moi donc seul; je succombe. — je te tiendrai compagnie, mon ami, couchons-nous. de portais la tête d’un cheval; elle me servit d'oreiller. Taunay s’as- soupit sur un entre-côte, et nous attendimes le jour; mais, le froid nous saisissant, je secouai le pauvre pilotin volontaire, et je le forcai à me suivre en le traîinant après moi. Nous nous perdimes encore, nous fimes mille tours et détours, et nous allions recommencer une nouvelle halte, lorsqu'une odeur fétide, venue par une bouffée du nord, nous guida : c'était la baleine morte au rivage; nous nous dirigeàâmes vers son Ca- davre, et nous atteignimes le camp à trois heures du matin. Taunay tomba sous sa tente et ne reprit ses forces que quarante-huit heures après. Au lever du soleil, il y avait des sourires surtoutes les figures; il y avait des paroles de reconnaïssance pour notre bonne étoile, qui sem- blait vouloir nous protéger encore, et nous devinmes dévots comme le malheur. Quel repas! quelle orgie ! quel délire ! trois chevaux ltrois che- vaux succulents, sans sel, sans pain, cuits sur la tourbe, à une fumée 314 SOUVENIRS D UN AVEUGLE. noire! Oh! la joie nous débordail! Le lendemain, cela devait être à re- commencer, et le surlendemain encore. Le marin et 1e naufrage ne voient jamais plus loin que cela. Or, comme les vivres encombraient nos maga- sins, et que désormais nous pouvions, sans crainte pour nos appétits gloutons, nous livrer à tous les plaisirs de gens abandonnés sur une côte déserte et glaciale, nous nous occupâmes avec un zèle tout nouveau du soin de pourvoir à notre sûreté personnelle pour l’époque si rapprochée de notre hivernage; chacun étalait les richesses volées aux flots, en homme qui n’a rien perdu; et, orgueilleux dans notre misère, nous comptions et recomptions à haute et intelligible voix les vêtements qui devaient bientôt nous être d’un si grand secours. Alors des trocs se firent entre nous. Nos fortunes, étalées sur la plage, changeaient de maître vingt fois par jour : celui-ci donnait un calecon pour un soulier dépa- reillé, celui-là une timbale pour un morceau de savon, un troisième ses rasoirs pour une paire de gants fourrés, un quatrième son couvert d’ar- gent pour un paletot. Hélas! je n'avais rien à donner, moi, en échange de ce qui m'eût été bien nécessaire, et j'en étais toujours à user mon manteau de sauvage zélandais, ma casquette de kanguroo et mon soulier et demi. Mais mon ami Lamarche vint à mon aide et me gratifia de deux chemises, brodées, ma foi, comme pour un jour de noces. Guérin me fit accepter sans effort un gilet qui m'eût vigoureusement serré les flancs à l’époque où je dinais d'habitude, mais dans lequel je me promenais alors, et je recus encore, par-ci, par-là, quelques bribes dont je m’ajus- tai assez bien pour ressembler passablement à un vieux brocanteur ou marchand d'habits après une fructueuse journée. Je ris aujourd'hui de tous ces souvenirs ; mais, à l'heure de mon naufrage. j'en riais plus fort encore, tant je suis inaccessible à certaines douleurs. Tout ce qui ne vient pas de l'âme m'effleure sans me blesser, et je ne comprends de vé- ritables peines que celles du cœur. Nous achevions nos échanges de la matinée, lorsqu'une voix que, malgré la rudesse de son intonation, nous primes pour celle d’un chérubin, s’écria : Navire ! navire! à l'entrée de la rade! Aussitôt tout est empaqueté, emballé, jeté au hasard. Les infirmes se soulèvent avec effort, les blessés se traînent péniblement sur leurs jambes malades ; ceux-ci accourent au rivage, ceux-là gravissent les dunes de sable qui avoisinent le camp; on hisse un pavillon au haut d'un mât, tandis que les plus agiles vont chercher le commandant, qui, faible depuis quelques jours, était allé faire une petite promenade. Il arrive, un canon est chargé, il part... Que son bruit est faible ! On en tire un second, qu'on bourre avec force, et nous avons l'espoir d'être entendus. Cependant un canot est poussé vers le rivage; dans un instant il est lancé ; on y jette quelques légères provisions; les plus robustes des ma- telots le manœuvrent, commandés par M. Fabré, qui largue toutes les VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 319 voiles et fait encore jouer l'aviron. Nous ne craignons pas qu’il reste en route, et quand même le navire cinglerait au large, nous sommes sûrs que M. Fabré ne rétrogradera que lorsque tout espoir sera perdu. Le navire a disparu... Oh! pourquoi n’avons-nous pas placé de pa- villon de détresse à l'entrée de la baie? Pourquoi n’y avons-nous pas en- voyé un poste? Point de regrets : la voile libératrice paraît de nou- veau, et notre canot va l’atteindre ; les voilà près l’un de l’autre; le cœur nous bat, nos yeux se fatiguent à suivre leurs mouvements... l’é- tranger cargue ses voiles... Fabré l’a atteint : nous sommes sauvés. Dieu! nous te rendons grâces. Que de conjectures ne faisons-nous pas avant qu ils entrent! qu'ils sont lents à arriver! Enfin nous pouvons leur parler. Le navire est une goëlette appartenant à un capitaine américain ap- pelé Horn, qui est dans une île voisine, occupé de la pêche des phoques avec un bâtiment de quatre ou cinq cents tonneaux. Le patron, qui nous communique ces détails, ne peut pas encore s'engager avec nous; mais il prie notre commandant de lui donner un officier qui partira avec lui et qui s’entendra avec son capitaine. M. Dubaud est nommé, et quelque pénible et fatigant que doive être ce voyage, il reçoit avec joie l’ordre qui lui est donné, et il part. Il a des instructions écrites, il parle fort bien l'anglais, il a de l'esprit, il va plaider la cause du malheur : il réussira. à C’est maintenant que la chasse va être pour nous une occupation agréable. Nous ne ménageons plus la poudre : nous sommes riches, un vavire est là, et nous n'avons plus à trembler sur le sort de nos amis; nous sommes d'une gaieté folle ; nous allons sur les récifs chercher quel- ques huîtres, malheureusement remplies de trop de perles, et nous aban- donnons les sinistres préparatifs commencés pour passer l'hiver dans cet affreux pays. Encore quelques jours, et nous le quittons.… En voilà déjà six que nous attendons Dubaud, et il ne paraît pas! Si lui-même avait fait naufrage ! Si... Une voile paraît à l'entrée de la baie; uotre grand canot vole chercher des nouvelles. Ce n'est pas le navire que nous altendons; celui-ci, battu par la tempête au cap Horn, et con- traint de rétrograder pour une voie d’eau qu'il était urgent de boucher, est venu chercher un refuge aux Malouines. Le capitaine a des formes aimables; ses passagers s'estiment heureux de nous avoir rencontrés. Nous envoyons nos ouvriers à leur bord; les avaries sont réparées : à l’arrivée de notre ami Dubaud, nous allons partir. est bien singulier ce sentiment indéfinissable qui nous porte à re- grelter un pays où nous avons éprouvé tant de malheurs. Cette pauvre Uranie, couchée sur les rochers, nous attendrit; ces débris de notre corvelle, que nous laissons disséminés sur la plage; ces belles oies, veuves aujourd'hui de tant de compagnes; c2s canards, ces plongeons, 310 : SOUVENIRS D UN AVEUGLE, ces phoques el même ces pingouins que nous avons si cruellement lrai tés : nous allons nous séparer de Loul cela, sinon avec peine, du moins avec une sorte d’atlendrissement. Ah! consolons-nous vite ; nous rever- rons une mère, une famille, des amis, une patrie. Voilà Dubaud; sa mission estremplie avec talent et courage; mais il a fait inutilement un voyage pénible. Nous dédommageons de ses frais le capitaine Horn, et nous partons avec le navire américain. C’est à Monté- Vidéo qu'il sengage aujourd'hui à nous conduire. Naguère nous étions très-contents de lui; maintenant il a déjà perdu de notre amitié et de notre considération ; il profite de nos désastres ; nous lui achetons sa cor- velte : nous sommes chez nous. Avec quelle ardeur on vire au cabeslan ! Les chants du maielot n’ont plus rien de sinistre; les barres se brisent sous les robustes poitrines ; l'ancre est à pic; nous dérapons : nous voilà en route. L’Uranie montre encore ses flancs déchirés; tous les regards la saluent comme un vieil ami qu'on abandonne sur une terre lointaine; tous les cæurs se serrenl aux soubresauts meurtriers que lui impose la houle. Nous côtoyons l’île aux pingouins, déserte aujourd'hui par nos massacres, eLoù aurait peut être eu lieu, huit jours plus lard, quelque épouvantable festin de chair humaine. Nous voici à l'entrée de la rade; nous visitons du regard la roche fatale qui nous a si cruellement arrêtés au milieu de nos joies, el nous mettons le cap sur le Paraguai. Avant d'entrer dans le Rio-de-la-Plata, nous perdons un de nos mâts, comme si nous devions être punis, dans le présent et dans l’avenir, de notre bonheur passé; mais nous naviguons toujours, et nous jetons enfin l'ancre dans celle rivière américaine, aussi large que les nôtres sont lon- gues, en attendant que le jour nous permette de chercher à l'horizon les clochers de la ville devant laquelle nous ferons probablement notre der- nière halte. Quelle nuit! bon Dieu! Le temps était sombre, froid ; les nuages gris passaient sur nos têtes avec la rapidité de la flèche : tout à coup le vent S'abaisse, gronde, menace, lonne, éclate, et le terrible pampéro vomit sur nous sa rage et sa fureur; le sifflement des cordages, le roulement des vagues se confondent et font un chaos impénétrable da monde où nous sommes tortures. Toutes les ancres s’édentent à de,si violentes rafales ; les mâts crient, la mer n'est plus qu'un lac de feu, Lant sa phosphorescence est mira- culeuse; nous tourbillonnons dans un brasier, et lorsque l'éclair dé- chire les flancs où il s’est allumé, les flots pâlissent, et l'enfer est au ciel. Le pampéro passa; la foudre Lomba trois fois autour du navire sans l'atteindre, et le jour même, nous arrivämes à Monté-Vidéo. — As-tu vu ça? dit Petit à Marchais. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 311 — Non. — As-tu entendu ? — Non. — Ils disent que c'est une rivière. — Ils disent ce qu'ils veulent. Ce n’est pas naviguer, Ça; ce n’est pas courir la mer. L'eau, le ciel, le feu, la terre, qui font cause commune pour nous enfoncer. Tiens, ça est injuste, ça est lâche; on ne se met pas ainsi Cinq ou six Contre un; nous ne sommes pas de calibre à résis- ter : notre carcasse y restera. — Je suis moulu. — Et moi brisé. — Et pas une goutte de vin dans le coffre de M. Arago ! — C'est vrai, pas une seule. — Ah! ah! voici un canot! il apporte des vivres! dn pain! — Du pain! quel bonheur! à mon Dieu! du pain! Dieu! que la navi- gation est une belle chose ! — Du pain! — Du pain ! Une heure après, huit matelots se tordaient sur le pont, torturés par une indigestion de pain, qu'ils n'avaient point avalé avec assez de sagesse. Je mangeai du pain aussi, moi, du pain seul. Je n'ai fait de ma vie un plns délicieux repas. X XXVI PARAGU AI Monté Vidéo. — Le général Brayer. — Trois jaguars et le Gaoucho. Que le cœur est à l'aise ! que le sang circule frais et en liberté! quel jour de fête pour nous tous qui n'avions pas espéré un retour si prompt, une relâche si sûre ! Naguère sur une terre déserte, sans cesse en pré- sence de notre belle corvette ensablée, pleins de tristesse pour le présent, remplis d’effroi pour Pavenir, sans abri, presque sans nourriture, sous un ciel menaçant et glacé. Aujourd'hui, une rivière paisible sur laquelle se balance mollement le navire qui nous à tous arrachés à une mort affreuse, une cité devant nos yeux ravis, une civilisation, des hommes vêtus comme nous (mieux que nous, hélas!), des femmes élégamment parées, des navires dans la rade, mouillés presque contre les remparts qui protégent la ville, des édifices européens étalant aux yeux une architecture régulière, des tours hautes et solides, des clochers élancés, le commerce, les arts, l’indus- trie. Et, la nuit, comme pour remplacer le bruissement des vagues qui viennent de se taire, le roulement lointain de la cité réveillée par la- moureuse mandoline, la sérénade moins discrète, la voix sonore des hor- loges s’interrogeant et se répondant, et le bruit monotone des chariots roulant sur le pavé et venant approvisionner les marchés. Puis encore, des lumières passant et repassant aux croisées; les oiseaux de nuit à l'aile lourde et paresseuse venant nous visiter et jetant un râle sinistre à l'aspect de nos mâts où siffle la brise. Tout cela, je vous jure, nous tenait en extase sur le pont, lout cela VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 319 nous réportait avec bonheur vers ce passé lointain dont nous avions eu si souvent à nous plaindre, tout cela nous faisait presque bénir le nau- frage qui, sans un miracle du ciel, nous aurait tous engloulis. L'’insolence dans le bonheur est chose si naturelle, que nous nous ra- contions d’un ton méprisant les divers épisodes de notre pénible cam- pagne, dont nous avions manqué être les victimes, comme des jeux d’en- fants qui ne devaient plus rester dans notre mémoire. Les vivres, qui nous avaient parfois fait défaut, nous paraissaient d'une nécessité si peu absolue que nous osions vanter la chair huileuse des pingouins et les membres fétides des vautours tués et dévorés aux Malouines. Il y avait là, pour nos besoins du lendemain, du pain délicieux, des viandes suc- culentes, et les longues privations centuplaient pour nous les jouissances qui nous attendaient. Aussi le jour nous surprit-il dans ces douces causeries d'amis ayant porté la peine ensemble, ayant entendu côte à côte les hurlements de la tempête, ayant visité, sans se quitter un seul instant, tous les pays du monde. Croyez-moi, la joie de l’arrivée serait beaucoup moins grande si la route avait été belle, si le ciel s'était toujours montré d'azur. Cependant les hauts remparts et les flèches des églises commencèrent à se dorer, les jalousies des maisons s'ouvrirent les unes aprèsles autres, comme si on eût voulu nous voir plus à l'aise, et les bateaux se déta- chèrent de la plage pour nous apporter des fruits, des légumes, et sur- tout du pain, dont nous étions privés depuis plus de six mois. La glou- tonnerie vainquit la prudence; dix à douze matelots faillirent périr à ce premier repas, et si le docteur n’y avait mis bon ordre par une sévérité à laquelle nous füûmes forcés de nous soumettre, il serait encore arrivé de grands malheurs à bord, tant le pain chaud qu'on nous appor- tait nous parut délicieux, tant nous miîmes de voracilé à nous en ras- sasier. Le soleil était sur l'horizon depuis une heure au plus, et déjà la ville cessait de nous occuper. L'inconstance des hommes se reflèle sans doute de celle de l'élément qui le porte. Dès que le matelot est embarqué, il jure, il fait rage contre l’état qu'il a embrassé, et à peine est-il dans le port qu'il redemande à haute voix, avec jurons, les tempêtes contre les- quelles il aime tant à mesurer ses forces. Pauvres de nous! La campagne qui entoure Monté-Vidéo est si triste, si égale, si plane, si aride, que sans les silhouettes des édifices de la ville, et cinq ou six arbres au plus, à de grandes distances les uns des autres, les navires auraient bien de la peine à voir, dans une clarté douteuse, où commence la terre, où finit la mer. Cela est triste à voir, combien cela doit être triste à parcourir, alors surtout que le soleil pèse sur vous ou que le redoutable pampéro mugit à travers les broussailles, tourmente et fatigue l’espace de mille tourbillons de poussière ! 380 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. — Décidément, disaient quelques matelols, mieux vaul encore notre mer querelleuse, qui nous permet d'avancer, que celle mer de sable où, pour faire quatre pas en avant, il faut toujours en faire un au moins en arrière. Dans un espace de plus de six lieues de diamètre, les terres qui entou- rent Monté-Vidéo sont si régulièrement ondulées, qu'on dirait que la mer les a quittées depuis peu de siècles, et elles sont en même temps si basses, qu'on croirail qu'elle va les ressaisir à sa première irritation. Si nous n'avions été forcés par notre devoir, nous serions restés à bord de la Physicienne (c'est ainsi que nous avions baptisé notre nouveau na- vire); mais Lamarche, qui avait été envoyé à terre pour saluer le brave général Letor, nous rapporta tant et de si intéressantes nouvelles d'Eu- rope, que nous n’eûmes point de repos, et que chacun de nous fit ses pré- paratifs pour aller à la curée qui nous était offerte. Nous attendions dans une immense salle que le consul français vint nous prendre pour nous présenter au gouverneur, quand entra, le front haut, la démarche fière, le regard altier, un personnage sur lequel nos veux se portèrent avec le plus vif intérêt. — C'est un Français, dis-je à Lamarche, assez bas pour être entendu à quelques pas. — Qu'est-ce qui vous le fait supposer? répondit l'inconnu en s’avan- cant vers moi d’un pas noble et grave. — Je supposais alors, monsieur, ce dont je suis certain maintenant. — Vous n'avez pas répondu à ma première question. — C'est que vous devez être habitué à entendre ce que je voulais dire. — Le malheur gravé sur le front, n'est-ce pas? — Oui, le malheur et la dignité. — Vous paraissez avoir beaucoup souffert aussi, vous? — Un voyage autour du monde, un naufrage, les angoisses de la faim, la perte de notre corvette; mais nous voici presque arrivés au terme de nos fatigues. — J'ai été plus rudement frappé que vous, messieurs, et sans avoir tant couru, mon corps à plus souffert: Les tortures morales écrasent vite : c’est la lame qui use le fourreau. L’exil, messieurs, est un tourment de Loutes les heures. — Vous êtes donc un exilé? — Je suis le général Brayer. — Et moi, l’ami de votre fils, m'écriai-je en lui serrant la main. Après nos troubles politiques, les braves généraux Brayer et Fraissinet se virent obligés de quitter leur patrie, et ce fut à Monté-Vidéo qu'ils se retirèrent pour échapper à un jugement dont ils avaient quelque raison de redouter les suites. L'époque était féconde en holocaustes. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 381 Le général Brayer nous donna des nouvelles récentes de Là France ; il nous apprit l'assassinat du due de Berri, tué le jour même de notre naufrage sur les Malouines, et il nous fit part des espérances qu'il nourrissait de revoir bientôt sa patrie, où, en effet, il ne larda pas à rentrer. Le général Letor nous reçut avec une bienveillance toute particulière : nous lui demandâmes sa protection pour les gens de l'équipage de la Paz, que nous avions été forcés de ramener au Paraguai, et toutes promesses nous furent faites par lui pour le prochain approvisionnement de notre navire. La ville de Monté-Vidéo est petite, mais propre, aérée, coquette. Toutes ses rues sont tirées au cordeau et courent nord et sud et est et ouest. Des balcons élégants embellissent presque toutes les maisons, el nous trouvons dans celles où nous sommes accueillis cette politesse céré- monieuse qui ressemble un peu à l'étiquette, mais qui n’est une sorte d’apparat que pour ceux qui sont étrangers aux mœurs un peu fières de la nation espagnole. Au surplus, certains usages de la mère-patrie se gardent ici avec un respect qu'on dirait de la tendresse plutôt que de l'habitude. La sieste s’y fait avec une ponctualité des plus régulières, et le costume espagnol n'y subit aucune modification, pas même celles que la différence du eli- mat aurait pu nécessiter. J'ai hâte d'ajouter que tout ce que la belle Andalouse à de magique dans le maintien, d'effronterie dans le regard, de suave désinvolture dans la démarche, de dangereuses perfidies dans le sourire, se trouve ici chez les jeunes femmes avec un luxe de raffinement auquel doivent suc- comber tous les étrangers. Jugez de ce que durent éprouver de pauvres naufragés qui depuis sept mois au moins n'avaient pas vu figure hu- maine | Monté-Vidéo est encore pour nous une relâche sur laquelle nos sou- venirs se reposeront avec le plus de bonheur. Si les églises de cette demi- capitale n'ont pas le luxe etla majesté de celles d’Espagne, je puis vous assurer que les fidèles qui les fréquentent se‘distinguent dans la manière vraiment merveilleuse dont ils savent tuer les heures de calme et de recueillement qui leur sont imposées. Nulle part au monde mains plus petites, plusélégantes, plusdéliées, n’agitèrent plus gracieux éventails; ce sont des passes en avant, en profil, donnant de l’air à la gorge, à la joue; ce sont des voltiges sans cesse renouvelées, proposant ou acceptant un rendez-vous du dévot amant caché derrière un pilier gothique, et venu là pour adorer un autre dieu que celui qui pare le maître-autel. A peine (el ceci sans exagération aucune) entend-on la voix glapissante du prêtre qui psalmodie une oraison, tant le bruissement de l’ivoire contre l’ivoire, de l’ébène contre l'ébène réveille les échos assoupis sous la voûte sainte. 382 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Si l’on était médisant, on dirait que les jeunes femmes de Monté-Vidéo ne vont à l’église que pour tenter la sainteté des élus, bien sûres qu’elles sont de la faiblesse des pauvres mortels. 1° Monté-Vidéo appartient aux Portugais, et il est pourtant vrai de dire que c’est une ville espagnole, car tout s’y est imprégné de ce peuple, mœurs, costumes et langage. S'il y a ici moins de bigotisme qu’en Espagne, c’est qu’on y rencontre aussi beaucoup moins de prêtres, de moines, de capucins, toute propor- tion gardée d’ailleurs. Les processions, les cérémonies religieuses, les dévotes mascarades y ont lieu avec moins de luxe, et j'ai trouvé que le respect du peuple pour tout habit ecclésiastique n'avait point ce carac- tère d’idiotisme et de servilité qu’on remarque chez les citoyens de la mère-patrie. C’est qu'il y a loin de là-bas ici; c’est que lorsque le pam- péro souffle dans la rivière, les navires courent grand risque de sombrer ou d’être vomis en débris sur la plage; c’est qu'aussi le pays dont nous parlons est sans cesse agité par des commotions politiques, et que le calme va mieux aux hommes de paix et de quiétude que les tourmentes auxquelles ils sont souvent forcés de prendre part malgré eux-mêmes. Le VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 393 commerce est nul à Monté-Vidéo, les arts et les sciences n'y comptent guère de fervents apôtres : sous ce rapport, le Brésil est parfaitement re- présenté aux bords de la Plata. Sur les deux rives de cet immense fleuve, presque aussi large que nos rivières sont longues, ont été bâties, à peu près en face l’une de l’autre, deux villes rivales qui peuvent bien se donner la main comme de bonnes voisines, mais qui gardent entre elles une rancune, une jalousie dont il faut que tôt ou tard la plus faible soit écrasée. Buénos-Ayres est beaucoup plus grande que Monté-Vidéo : jumelles espagnoles, la première n'a pas changé de maître, la seconde est maintenant sous la domination portugo-brésilienne, et de là cette colère méprisante des en- fants ibériens, qui veulent bien se déchirer entre eux par des guerres intestines, mais qui ne comprennent pas la domination étrangère. En cela encore l'Espagne se reflète bien plus à Buénos-Ayres qu’à Monté- Vidéo. La ville est protégée du côté de la rivière par des remparts assez so- lides, deux fortins et ce qu’on nomme la citadelle. Du côté de la terre elle est beaucoup moins bien défendue, et il ne faudrait pas de grands efforts stratégiques pour s’en emparer. Hélas ! on garde de pareilles conquêtes par vanité, comme un vieux vêtement dans une armoire ; mais de quelle utilité peuvent-elles être aux vainqueurs? Je crois, moi, que le roi d'Espagne s’est enrichi de cette perte, et qu'il a pu sans regrets compter une ville de moins sur le sol américain. Le so- leil se couche maintenant sur ses États. Peu de temps avant notre arrivée à Monté-Vidéo, il s'était passé dans la ville même un fait assez dramatique, consacré aujourd'hui par un ta- bleau admirablement peint, dû à la palette d’un des meilleurs vitriers du pays, et décorant une petite auberge de la rue San-Salvador. Trois jaguars voyageant de compagnie arrivèrent pendant la nuit aux portes ouvertes de la cité, et les franchirent sans que les sentinelles criassent : Qui vive?et leur demandassent leurs passe-ports; loin de là, elles se barricadèrent dans leurs corps-de-garde et ne donnèrent l'alerte que lorsque les trois importuns visiteurs se furent élancés au centre de la ville assoupie. Ils erraient çà et là, cherchant pâture, quand aux pre- miers cris furent reveillés quelques personnes en appelant d'autres au secours. Parmi celles-ci se trouvait un intrépide Gaoucho, qui se mit sur-le-champ à la tête de la foule armée de fourches, de bâtons, de bro- ches et de piques, et se dirigea vers le lieu où il supposait que s'étaient réfugiées les bêtes féroces. Dans les rues étroites, le cheval et le lacet étaient devenus inutiles; mais le brave indigène, habitué à ne pas fuir en présence de tels adversaires, demande un fusil, qu’on s’empresse de lui donner, et le voilà, en avant de tous, appelant à grands cris les redoutables tigres. 384 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. La terreur élait partout grandie encore par les exagéralions de la mul- itude enfermée dans les demeures; les uns avaient vu passer une demi- douzaine de Ligres trainaut dans leur gueule des lambeaux de cadavres ensanglantés ; d'autres en avaient compté une vingtaine grimpant le long des murs : &’élait une éruption générale, une attaque méditée par ces maîtres du désert pour s'emparer de la ville; c'était une punition infligée aux Gaouchos, qui leur font une guerre de chaque jour. Aussi ces mille imprécations volaient-elles déjà de bouche en bouche contre ces impies vainqueurs de bêtes féroces, coupables d’avoir occasionné de si terribles représailles. [l ne s'agissait de rien moins que de les lapider, de les brûler vifs. et pendant ce temps, le brave Gaoucho, agile comme le cerf, intrépide comme le lion, demandait de tous côtés où était le péril. Deux des jaguars avaient pénétré dans la citadelle et s'étaient élancés dans la campagne par un rempart peu élevé, tandis que le troisième, traqué de passage en passage, cherchait une victime assurée. Le Gaoucho arrive. A son aspect, les plus courageux des habitants armés ouvrent leurs rangs avec empressement ; les plus timides reprennent courage. Voilà le tigre et son ennemi en présence. Tous deux se regardent d’une prunelle ar- dente, tous deux prêts à s'attaquer, à se défendre comme deux adversaires qui se sont longtemps cherchés. Le tigre, furieux et rusé, s’accroupit; le Gaoucho marche vers lui un genou à terre, il appuie son arme sur l'épaule, il va faire feu... une porte s'ouvre, la bête féroce s’élance, et déjà sous ses ongles de fer une femme, une mère, a le sein déchiré. Elle venait de se réveiller, portant son enfant dans ses bras; elle veut fuir. d’un bond elle est saisie, et, se livrant seule en pâture à la bête furieuse, elle avait précipité son enfant derrière son lit. L’effroi était dans toutes les âmes, mais le Gaoucho s'était élancé aussi comme un dard; il se place terrible et haletant sur la porte même de la maison, et par un cri retentissant il appelle à lui attention du jaguar, dont la gueule béante allait ouvrir une poitrine. La bête surprise s'arrête, elle rauque sourdement, elle s’indigne qu’on ose l’attaquer, elle ride la peau de ses lèvres rudes et poilues, elle étale à l’air ses dents aigués et tranchantes, et le Gaoucho, calme alors, ose détacher du fusil sa main droite pour faire signe à la foule effrayée que l'ennemi lui appartient. La femme, presque morte et dont le sang coulait par cinq ou six plaies, dit enfin au Gaoucho d’une voix presque éteinte : — Tuez-moi, tuez-moi, mais sauvez mon enfant. — Ne bougez pas! répond le Gaoucho. Et se levant pour présenter plus de surface à la faim de la bête irritée, ilse tient prêt; le tigre se précipite et tombe frappé dans son vol... — Mort! crie le Gaoucho, mort le picaro! il ne déchirera plus per- sonne. Qu'on secoure la mère... Îl s'en alla tranquillement sans presque faire attention aux bénédic- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 280 tions de la foule qui l'avait accompagné, sans même vouloir garder la peau de sa victime. Qu'en aurait-il fait ? elle ne portait pas écrit sur son cou que le tigre avait été tué dans la ville au moment où il allait dévorer une femme, et l’intrépide Gaoucho ne livrait au marché que ceux qu'il avait vaincus à l’aide de son lacet, car eux, du moins, ne montraient de blessures que celles faites sous le ventre par ie poignard. Je vis un jour cet homme dans un café où il prenait un verre d’eau sucrée. Îl était petit, maigre; maisil avait dans le regard une telle viva- cité, son geste était si rapide, sa parole si brève, qu'il devenait impossible à tout observateur attentif de douter de l'énergie de cette charpente os- seuse. [I me raconta les mille dangers de sa vie agitée avec un choix d’ex- pressions si pittoresques, qu'il était aisé de se convaincre que son lan- gage il l’'avaitpuisé dansles luttes fréquentes qu'il avait eues à soutenir. C'était de la sauvagerie, mais une sauvagerie empreinte de grandeur et de magnanimité; c'était la peinture fidèle des passions, c'était le portrait de l'âme. Le départ pour la chasse, l’âpre solitude du terrain à parcourir, l’ar- deur et l’obéissance du coursier dompté, le premier cri de la bête féroce qu'on va combattre, l'espérance de la victoire, le duel et ses vicissi- Il. 49 380 SOUVENIRS D UN AVEUGLE. tudes, le triomphe et ses joies, tout était décrit avec un calme énergi que qui vous remuail jusqu'au fond des entraiiles. — Mais, lui dis-je enfin quand il eut achevé sa trop brève narralion, vous avez eu peur pourtant lorsque pour la première fois vous vous êles trouvé en présence du ligre ? — C'est vrai, j'ai eu peur de le manquer. — Étiez-vous seul? . — Seul. — Votre père chassait-il aussi le Uigre? — Mon père n’a pas eu de rivaux dans cel amusement. — Est-ce un amusement pour vous? — Non, mais un besoin. On est né chasseur de Ligres comme on est né marchand de briques; nous avons une lâche à remplir, Llant mieux pour celui d’entre nous qui s'en acquitte avec le plus de bonheur ou d'adresse. — Jouissez-vous d’une grande réputation parmi vos camarades ? — Il ne m'appartient pas sans doute de parler de moi d’une facon très avantageuse, mais je suis sûr que, si vous questionniez qui que cesoit dans la ville, on vous dirait de Luis Cabrera ce que je n'ose pas vousdire, moi. — L'on m'a raconté votre admirable conduite lorsque trois jaguars sont entrés ici ; il paraît que vous êtes aussi exercé au fusil qu'au lacet ? — Oh! je ne pouvais pas manquer le tigre, la femme allait mourir ; il est des occasions où le cœur vise mieux que l'œil. — Savez-vous bien que ces paroles sont sublimes? — Je ne m’en doutais pas, mais elles sont vraies : je suis sûr que j'ai frappé la bête à l'endroit précis où j'ai visé. Pauvre femme ! — L'avez vous revue? — Elle m'a cherché, et ila bien fallu subir ses remerciements et sa reconnaissance. Les ongles avaient profondément pénétré, le sang cou- lait en abondance, deux secondes de plus, et c’en était fait. — Ami, je vous vénère et vous admire à l’égal d’un boulanger du Cap- de-Bonne-Espérance qui, comme vous, est noble, humain, intrépide, et qui chasse les lions ainsi que vous chassez les tigres. — |l est bien heureux. On dit queles lions de là-bas sont autrement redoutables que nos jaguars. Je voudrais bien en essayer. — Vous seriez vaincu si vous n’aviez que votre lacet. — Bah! bah! nul n’en connaît la puissance s’il ne sait le lancer. Nulle vigueur ne peut résister aux nœuds qui vous emprisonnent et au rapide mouvement qui suit la capture. Les masses seules sont inattaqua - bles avec notre arme, et le rhinocéros, l’hippopotame et l'éléphant sont les seuls quadrupèdes en présence desquels je consentisse à refuser le combat, Nos lions d'Amérique sont des biches que nous dédaignons, tandis que le jaguar est parfois, je vous l’atteste, un morceau fort dur à digérer. Le tigre du Bengale n’a pas des mouvements plus rapides, et, VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 381 une chose qui vous surprendra fort el que je puis cependant vous ga- rantir, c'est que, lorsqu'il est en l’air, lancé de toute l’élasticité de ses membres, le jaguar change de route et parvient, par ce mécanisme que vous n’expliquerez point, à éviter le lacet fatal. Un des derniers tigres que j'ai vaincus s'était posé presque ventre à terre sur le sol, mais sa tèle et ses pattes de devant s’appuyaient sur une grosse pierre lisse; j'e- tais à dix pas de lui, faisant tournoyer mon arme; je cabre mon cheval, la bête furieuse s’élance visiblement à ma droite, et c’est à gauche de ma monture qu’elle passe. Son mouvement avait été si rapide, il Le porta si loin et il l’étourdit tellement, que j'eus le temps de ressaisir mon lacet. Or, monsieur, je n’ai jamais manqué deux fois de suite mon adversaire. Je crois que c’est le plus gros jaguar qu’on ait tué dans le Paraguay. — Votre père vous a-t-il donné des leçons ? — Oui, ici, dans un enclos, pour me montrer comment on devait manœuvrer ; mais dans le désert, personne ne m'accompagne et ne m a jamais accompagné. Ces choses, voyez-vous, ne s'apprennent pas; il faut avoir du sang rouge et chaud dans les veines, un bon cheval entre les jambes, un cœur qui ne batte pas trop vite et du calme. On à beau pourtant se bien cuirasser contre la peur au moment du départ, on n’est pas toujours maître de se modérer, et le vrai courage ne vient souvent qu'au moment du péril. — Avez-vous tué le premier jaguar que vous avez chassé ? — Jamais je n’en ai pris un plus adroitement; il est vraide dire aussi que mon père m'avait donné son cheval favori, et que nulle bête au monde n'a plus d'intelligence que cet ami, ce compagnon de toutes mes courses. On m'offrirait trois mille piastres de Bep, que je ne le donnerais pas. — Votre cheval s'appelle Bep ? — Oui, nous ne leur donnons qu'un nom d’une syllabe, afin que le commandement leur arrive plus vite et qu'ils ne puissent se méprendre sur nos ordres. — Tout ce que vous medites est merveilleux. — Tout ce que je vous dis est la chose du monde la plus simple et la plus naturelle. Si vous aviez des tigres aux environs de Paris, on y chas- serait les tigres. — Oui, si nous avions des Gaouchos. L'homme dont je vous parle n’a jamais bu de vin, jamais d'eau-de-vie ou de rhum, jamais de liqueurs; il ne mange jamais que des viandes rôties, des légumes bouillis; mais il m'a assuré qu’il lui serait impossible de vivre une heure dans la journée sans avoir une cigarette à la bouche. Il fume aussi parfois quand il combat le jaguar, el vous fumez, vous, messieurs (je ne dis pas nous), quand vous allez à la chasse au lapin : vous voyez qu'il n'y à pas tant de différence qu'on le dit entre un Euro- péen et'un Gaoucho, XXXVII BRÉSIL Le Gaouecho Il est petit, trapu, maigre, osseux, anguleux ; on dirail un homme inachevé, et c’est pourtantle plus complet des hommes. Si vous l’étudiez, vous ne tardez pas à vous apercevoir que tout est vigueur, résolution, intrépidité, intelligence chez lui. Il parle peu et par monosyllabes : mais son langage est tout dans ses veux. Là est sa parole à lui, là est sa puissance. Le Gaoucho étonne du premier abord, et l’on se dit : « Voilà une char- pente qui s'écroule, qui va tomber. » . Le Gaoucho marche, et vous trouvez la force et la vie où vous n’aviez aperçu que la faiblesse et la mort. Il faut regarder parler un Gaoucho et non l'entendre pour le juger ; il faut surtout le regarder quand il vous dit certaines choses relatives à ses déserts, à ses plaines, à ses forêts, aux terribles ennemis qu'il a l’habi- tude de combattre. Le Gaoucho alors n’est pas seulement un homme comme vous et moi, c’est un maître, un dominateur; il a dix coudées au-dessus des têtes communes, et il plane sur nous comme l'aigle sur l’espace. Quand le Gaoucho est calme, c’est le lion qui s’est repu, c’est la cata- racte que lhiver a arrêtée dans sa chute. Mais que sa faim se réveille, mais que le soleil brise la glace. oh ! alors le désert est envahi, et comme tout fuit ettremble devant la cataracte ou le lion, tout tremble aussi de- vant le Gaoucho. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 389 Le Gaoucho touche au Patagon par le climat, par les mœurs et par l'audace, et pourtant il en est l’antipode par la forme; car celui-ci est grand, taillé en athlète, imposant, parleur; celui-ci semble vouloir ani- mer les solitudes qu’il traverse ; l’autre, au contraire, se met en harmo- nie avec elles et ne daigne répondre qu’au rauquement du jaguar ou à la voix de la tempête ; mais alors c’est le jaguar lui-même qui à peur, et non le Gaoucho, car le Gaoucho à auprès de lui deux amis formidables, avec lesquels il ne redoute aucune puissance au monde, deux amis qui ne le quittent jamais dès qu'il part pour des. terres inconnues aux autres hommes : son cheval, son lacet. Le cheval du Gaoucho est petit et maigre aussi; mais, comme son maî- tre, il est tout nerfs, tout vigueur, et ses regards jettent des flammes, ainsi que ses naseaux. Le coursier du Gaoucho s'imprègne de la nature de celui qui l’a dompté ; il obéit en esclave à son éperon, à sa main, à sa parole, car il se rap- 390 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. pelle son dernier jour de liberté et ses vains efforts pour la reconquérir. Rien ne tue le courage comme une défaite. Le cheval du Gaoucho n'est pourtant pas un de ces esclaves dociles, abrutis, qui se courbent et se taisent quand on leur ordonne de se taire ou dese courber, un de ces êtres privés de vouloir par l'habitude de la servitude et des chaînes, prêts à tout et principalement à la bassesse, à la turpitude. Non. Le cheval qui porte le Gaoucho est l'ami surtout de celui qu’il porte. Ce sont deux forces au lieu d’une, c’est une seule volonté au lieu de deux. Que le Gaoucho, en présence du jaguar, l’aiguillonne de l’éperon ou de la voix, le coursier ne fuit pas, car il devine, il comprend, il sait que sa honte serait celle de son maître, etsi son maître et son ami succombe dans la lutte, il succombera avec lui, il mourra auprès de lui. On ne parle jamais du Gaoucho sans parler de son cheval : plus il à eu de peine à le soumettre, plus il l'estime, plus il l'aime et le caresse. Le Gaoucho répudierait celui qui se serait soumis sans résistance. On peut avoir été vaincu par le Gaoucho sans être avili; l’ardeur de l'attaque et de la défense prouve deux courages. Ne voyagez pas avec un lâche : celui-ci ne prendra jamais rien de vous, et vous, vous pouvez parfois, sans le vouloir, prendre quelque chose de lui. Rien n’est contagieux comme les maladies de l’âmé, et la peur est la plus communicative de toutes. : On m'avait souvent parlé des Gaouchos en Europe et dans mes voyages; on m'en avait beaucoup parlé surtout au Brésil, lorsque j’assistai, de- vant le palais de Saint-Christophe, au dramatique duel d’un Pauliste avec un lancier polonais ; mais je me tenais en garde contre toute exa- gération, et je jugeais le Gaoucho comme ces fantômes nés d’une imagi- nation vagabonde et puérile, qui se rapetissent à mesure qu’on les ap- proche. Lorque, plus tard, je me suis trouvé auprès d'eux, il a bien fallu les étudier, chercher à les comprendre, et je n'étais pas homme à en laisser échapper l’occasion. Dès le premier jour de mon arrivée à Montévidéo, je m’enquis auprès d’un cafetier s’il y avait des Gaouchos dans la ville. — |l yen a toujours, me dit la personne à qui je m'étais adressé ; ils arrivent et s’en vont. — Que viennent-ils faire ici ? — Vendre des peaux de jaguars. — Elles valent ? — Quatre où cinq piastres. — Qui tue ces tigres d'Amérique ? — Les Gaouchos. — Avec leurs fusils? VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 391 — Avec leurs lacets et leurs couteaux. — Et c'est pour quatre ou cinq piastres qu'ils affrontent de si grands dangers? — Ces dangers, monsieur, n'existent point pour eux, et fussent-ils réels, le Gaoucho irait encore à la chasse du tigre, comme vous allez. chez vous, à la chasse du lapin. — Le Gaoucho aime done beaucoup l'argent? — Lui! qu'en ferait-il? Il n'a pas de gîte à payer, pas de valets à nourrir, pas de maîtresses à acheter; il vit au désert et couche à la belle étoile ; il mange du cheval, du tigre, de l'autruche; il boit de l’eau, et ne demande des piastres en échange de ses peaux de jaguars que pour remplacer sa couverture usée, ou son lacet, ou son manteau, ou la lame brisée de son poignard. Nulle vie au monde n'est pareille à la vie du Gaoucho, et si vous m'en croyez, monsieur, vous ne partirez pas d'ici sans avoir étudié ces êtres exceptionnels, qu'on ne peut cependant bien connaître qu'après les avoir suivis dans les plaines et les forêts. — Je ne les y accompagnerai pas. — Je ne vous le conseille pas non plus. Le soirmèême de cette conversation, j'appris que, dans un vaste enclos de la ville, plusieurs Gaouchos avaient donné rendez-vous à un capitaine de navire chargé de porter des chevaux au cap de Bonne-Espérance, et que ces intrépides dompteurs de coursiers en avaient conduit un trou- peau. Je me rendis sur-le-champ au lieu où se faisait le marché, et le capitaine acheta trente-deux bêtes magnifiques au prix de deux piastres chacune ; encore le Gaoucho s’engageait-il à les transporter à bord du navire, mouillé en rade à une grande distance de la ville. On voyait là quatre-vingt-dix ou cent chevaux pressés dans un coin, serrés les uns contre les autres dans la prévision du sort qui les attendait. Le marché venait d'être conclu, et il n'y avait plus alors qu'un choix à faire : pour cela, il fallait juger les chevaux à la course, et le Gaoucho se chargea de l’opération. Chacun de nous s’éloigna, se plaça sur une hauteur, et le Gaoucho, seul dans l'arène, poussa un cri en agitant son terrible lacet. Favais oublié de dire qu'avant tout il était lui-même monté à cheval, et que son arme favorite était fortement bouclée à la bande de cuir qui lui servait de selle, et posée elle-même sur une cou- verture de laine toute bariolée et parfaitement sanglée sous le ventre du cheval. Le lacet du Gaoucho est une courroie élastique longue de quinze à dix-huit brasses, dont les deux extrémités sont assujetties au coursier. Ille prend en main par le milieu à peu près, de manière à ce que ses mouvements ne soient pas gênés, et de telle sorte que deux nœuds cou- lants au moins se dessinent à la partie qui flotte le plus loin. Quand le lacet est en repos, les nœuds sont naturellement fermés; dès qu'on le fait tournoyer, l'ouverture se dessine, et on ne le lance que lorsque le 392 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. mouvement de rotation la tient constamment ouverte au-dessus de la tête. Tout cela tient du prodige, tout cela étonne, écrase; Lout cela est, et tout cela semble la chose la plus simple du monde au Gaoucho. Le reste de l'armement se compose d’un chapeau à immenses bords retenu sous le menton par un large ruban rouge ou noir, d’une pièce d’étoffe ronde ornée de dessins brodés, au milieu de laquelle on a prati- qué un trou pour le passage de la tête ; d’une veste en raline ou en ve- lours, avec force boutons de métal; d’une culotte légère descendant jusqu’au genou, de deux bottes faites à l’aide de la peau retournée de la jambe d’un cheval et laissant les doigts en liberté; l'orteil seul se cram- ponne à l’étrier, qui est excessivement petit, et sur chaque côté exté- rieur de ces bottes si bizarres est pratiquée une gaîne solide dans la- quelle repose, avant et après le combat, un poignard admirablement trempé. Ainsi bâti, ainsi accoutré, le Gaoucho est le maître du monde. Les cu- rieux et les assistants qui m’entouraient ne témoignaient presque point de surprise, tant l'habitude émousse les sentiments. Moi, j'étais dans l'enthousiasme, rien qu'aux préparatifs de la lutte facile qui allait s'engager. Favais vu le Gaoucho à terre ; on l’eût dit fatigué, endormi ; mais dès qu'il se fut élancé sur son cheval, qui est, si j'ose m'exprimer ainsi, son élément, il me parut ranimé comme sous la pile de Volta, et ses muscles tremblaient moins de plaisir que d’impatience. Je compris dès lors que ce n’était pas un enclos qu'il fallait à de pareils hommes, et je trouvai l’immensité des déserts trop rétrécie au gré de leur courage. Sitôt que le vaste enclos fut libre, le Gaoucho poussa un grand cri, suivi d’un sifflet aigu, et son coursier hennit, et ses oreilles se dressè- rent, et ses jarrets nerveux frappèrent le sol à coups précipités ; quant aux autres, ils s’élancèrent tous en même temps au galop et firent mille évolutions diverses, tandis que le redoutable lacet tournoyant en l'air altendait une victime. — Lequel voulez-vous ! criait le Gaoucho au capitaine de navire. — Le gris pommelé. — Celui qui se cache au milieu des autres? C’est bien lui, n'est-ce pas ? — Oui. — Le voilà. Le lacet était lancé, et le gris pommelé, qui baïissait la tête, se sentait arrêté dans son élan. — Les autres chevaux sauvages poursuivaient leur course ; lui seul serré par le nœud fatal, tentait de vains efforts pour les suivre, car le coursier du Gaoucho, qui savait son métier, et qui avait été docile à un nouveau signal de son maître, résistait de toute sa puissance el neutra- lisait par son instinct et par sa volonté les mouvements du captif. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 393 Mais ce n'était pas tout : le cheval acquis pouvait lutter encore, il fallait le jeter à terre et l’enchaîner à tout jamais. Ainsi fit le Gaoucho. IL était à pied alors et tenait dans la main une corde de trois brasses à trois brasses et demie, aux extrémités de laquelle se trouvaient deux lourdes boules en fer; il les fit tournoyer sur sa tête, comme il l'avait fait du lacet, poussa un nouveau cri propre à effrayer son prisonnier à demi libre encore; celui-ci se précipita, et au milieu de son élan, que le cheval du Gaoucho n’empêcha pas cette fois, la corde et les deux boules lancées entre ses jarrets l’abattirent, sans qu'il lui fût possible de se relever. La vente dura une heure à peu près, et pendant tout ce temps le Gaoucho lança trente-quatre fois le lacet et ne manqua qu'une seule fois le cheval visé; quant aux boules, elles firent exactement leur office, et dès qu’elles tournoyaient, c'en était fait de celui contre lequel elles ve- naient s’entortiller. Le boa ne serre pas plus solidement la proie qu'il vient d'atteindre. On n'avait dit, et j'avais lu sans y ajouter foi, que lors des premières conquêtes des Espagnols en Amérique, il arrivait souvent qu'une senti- nelle postée sur les bastions de terre qui protégeaient le camp retran- ché, voyant venir auprès d'elle un Gaoucho sans arme à feu, se dressait pour admirer la rapidité de ses mouvements ; mais celui-ci, arrivé près d'elle, lançait la fataie courroie et enlevait le soldat, surpris au milieu de son extase. Aujourd’hui je crois à la vérité du récit, et je regarde le Gaoucho armé de son lacet comme infiniment plus à redouter que le plus habile tireur armé de son fusil. Dans le vaste enclos où s'était faite la vente des chevaux sauvages, il arriva deux fois que le coursier abattu se cassa une jambe dans sa chute; le Gaoucho alors s’approcha de lui, posa attentivement sa main gauche sur le poitrail de la victime, tira son poignard de la gaîne, en frappa l’animal, qui tomba mort deux minutes après. Un cheval coûte ici deux ou trois piastres, il en coûte quatre ou cinq pour en louer un pendant toute une journée, parce qu'avec lui on est tenu de vous fournir de selle, de bride et d’éperons. Au surplus, ne montez les chevaux du pays que si vous êtes un habile écuyer; ils ont encore trop de leur vieille liberté dans leur récent esclavage pour ne pas en essayer de temps à autre aux dépens de celui qui leur fait sentir le frein et l’aiguillon. Sont-ils indigènes ou datent-ils des premières conquêtes des Espagnols”? La question est diversement jugée par les voyageurs. Toutefois, il me semble difficile de supposer que leur propagation ait été si rapide, puisqu'on trouve dans les pampas qui entourent Monté- Vidéo et Buénos-Ayres des myriades de ces animaux sauvages, et que la Patagonie n’est peut-être pas moins riche sous ce rapport que les bords du Rio-de-la-Plata et les solitudes du Paraguay. Il. 50 394 SOUVENIRS D UN AVEUGLE. D'un autre côté, l'effroi que les Indiens éprouvaient à l'aspect des coursiers amenés par les armées de Cortez et de Pizarre plaiderait Popi- nion contraire ; car, pourquoi du sud de l'Amérique quelques-uns de ces quadrupèdes ne se seraient-ils pas élancés vers l'équateur et même vers le nord? C’est d’ailleurs une de ces questions de peu d'importance dont la solution peut rester douteuse sans que l'histoire morale des peuples y perde quelque chose. Mais quittons ces jeux d'enfant du Gaoucho et suivons-le, là-bas, près du cimetière de Monté-Vidéo, assez près du rivage, où l’attendent d’au- tres distractions, où il va se livrer à d’autres délassements. Chez lui, le calme c’est la mort; la vie qu'il s’est faite le déborde, il faut qu'il s’agite avec violence pour que le désœuvrement n’attiédisse pas ses forces, et lorsqu'il repese, ses ennemis reposent aussi. Voici donc cinq ou six de ces hommes extraordinaires, assis d’abord sur le tertre qui borde la route sablonneuse, et agitant diverses questions tandis que leurs chevaux paissent le gazon dans le pré voisin. I s’agit de paris, d’enjeux : ce soir ce seront des piastres, une autre fois ce seront des qua- druples; la partie sera modérée si les courses ne le sont pas. Il paraît que toute émulation sommeille aujourd'hui dans leur âme ou qu'ils ont envie de succomber au sommeil. N'importe, le Gaoucho ne restera pas longtemps dans cet état anormal, et peut-être qu'à la lutte qui se pré- pare il se réveillera avec toute son énergie. Un tuyau de faïence est posé à terre sur un caillou horizontal; ce tuyau, de dix pouces de grosseur, porte douze piastres, car chacun des joûteurs en a mis deux; puis ils se séparent et jouent à la plus courte paille, qui est le jeu universel, à qui commencera la course; cela fait, chaque homme appelle d’un cri et d’un coup de sifflet son coursier, et celui-ci dresse l'oreille, bondit, et vient se frotter amicalement à son maître. “ Les cavaliers sont en place; ils s’éloignent, ils s'échelonnent, et le premier s’élance. Le cheval n’a point de selle, l'homme se cramponne de ses jarrets aux flancs du quadrupède, qu'il dirige de la voix seule ou plutôt de la parole. Ils passent au grand galop à côté du tuyau, et le ca- valier, en se courbant jusqu'à terre, doit enlever un certain nombre de piastres sans renverser le bois ou le tuyau de faïence sur lequel elles re- posaient ; le petit instrument tombe, l'argent est remis en place, et c'est au second cavalier à commencer la course. Ceci, c’est pour se mettre en train, pour prendre élan, pour se dé- 4 gourdir. Après ces jeux tout bénins, qui pourtant auraient offert quelque dan- ger, même à nos écuyers les plus habiles, les Gaouchos, emportés par leur colère contre un jeune lutteur de dix-neuf ans à peine qui avait en- levé presque toutes les piastres, lui proposèrent le jeu des boules, que VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 395 celui-ci accepta avec une insolence toute martiale ; ses rivaux vaincus lui gardaient visiblement rancune, lui lancaient des regards de colère, et semblaient attribuer son succès au hasard plutôt qu'à l'adresse ; mais le jeune Antonio sifflottait et se préparait tranquillement à une nouvelle victoire. Ici la lutte offre les plus grands dangers, non pas qu’on y perde la vie, mais il y a presque toujours quelques membres fracturés, et l’on com- prend que de pareils exercices ne doivent être inventés que pour des hommes de fer. Ce ne furent plus des piastres qu'on mit au jeu, mais bien des quadruples, et l’on voyait cependant que c'était moins l'appât du gain qui excitait la fougue des combattants que le besoin du triomphe. La coalition contre le jeune homme était tlagrante; tous les lutteurs se donnèrent la main avant de monter sur leurs coursiers, et nul ne la présenta à Antonio, qui, du reste, ne se montra guère sensible à cette impolitesse, qu'il savait bien être de la rancune. Le terrain sur lequel la course allait s'exécuter est un peu sablonneux, uni, droit, resserré. Un homme placé à moitié chemin au bord de la route attend le passage du coursier en agitant le lacet à boules au-dessus de sa tête. Sitôt que le cheval, emporté de toute la rapidité de ses jarrets, passe auprès de lui, le lacet est lancé, le coursier s’abat, et l'adresse du cava- lier consiste à tomber debout, à cinq, dix ou quinze pas de là, sans tou- cher à terre de ses mains ou de ses genoux. Celui que le choc et la chute portent le moins loin est proclamé vainqueur, etici, comme au premier exercice, ce fut encore Antonio qui gagna le pari. Tous s’exécutèrent assez gracieusement, excepté un vieux brutal, maigre et laid, qui, fu- rieux de sa défaite, se répandit d’abord en injures, puis en menaces, et acheva par donner un soufflet au jeune homme. Celui-ci s’en appliqua à l'instant même un autre sur la joue opposée et dit à son agresseur : — Tiens, c’est pour toi! Puis, tirant ses deux poignards de ses jarrets : — Je gage cet or que je viens de gagner que tu ne recommenceras pas. — Tu es trop jeune. — C'est que tu ne serais plus trop vieux. Quant à cet or, à ces pias- tres, voilà le cas que j'en fais. Et il les jeta au loin dans la plaine, où nul des lutteurs n’alla les chercher. Les Gaouchos se retiraient, lorsque celui dont je vous ai parlé, et qui pouvait avoir de soixante à s)ixante-cinq ans, s’approchant de son che- val, qui s'était rudement blessé, le gourmanda, le menaça, le frappa du poing, lui tira violemment l'oreille, et enfin le perça au poitrail de son poignard aigu. La pauvre bête tomba et expira quelques instants après. : — Veux-tu le mien, maintenant, lui dit le jeune Gaoucho. 396 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE — Tope! — À une condilion pourtant. — Laquelle ! — C'est que tu me reprendras le soufflet que tu m'as donné. — Je le veux bien. Et le vieux Gaoucho appliqua de sa droite sur sa propre joue un vigou- reux soufflet, après lequel les deux adversaires échangèrent une cordiale accolade. F’appris quelques jours plus tard à Monté-Vidéo que le jeune Antonio Rosa, qui m'avait paru si noble, si généreux, si plein d'adresse, était déjà sorti vainqueur de trois luttes avec les jaguars, et qu'il passait pour l’un des plus habiles laceurs qu’on eût jamais vus. Un soir que le temps était horrible et que je m'étais trouvé avec lui dans un café, il me pria de l'accompagner au désert, à une chasse au jaguar ; il me fit un si magnifique tableau des dangers à courir, il me parla avec tant de calme du terrible moment où les deux adversaires sont en présence, que je me décidai... à le laisser partir tout seul. Et maintenant, c’est à l'exercice le plus difficile et peut-être aussi le plus périlleux. Il s’agit de dompter un de ces chevaux sauvages aux jar- rets fins et nerveux, embrassant l’espace avec la rapidité de la pensée, d'autant plus rétifs au joug qu'ils ont eu de plus vastes plaines à parcou- rir, d'autant plus indociles à la voix de l’homme qu'ils ont souvent été réveillés aux ténébreux rauquements du jaguar. La lutte est sanglante, terrible, ardente des deux côtés. Il s’agit de l'esclavage d’un coursier ou de la mort d’un homme : l’un et l’autre ac- ceptent le sort qui les attend, el vous comprenez s'il y aura du cou- rage et des efforts des deux côtés. Quand le Gaoucho a lacé et abattu un cheval loin d'un lieu propre au combat qu'il a provoqué, il le fait con- duire ou porter hors de la ville, afin que le péril qu'il va courir ne me- nace que lui. — Où va ce cheval lié par les pattes et par le cou? dis-je un jour à un de mes nouveaux amis de Monté-Vidéo. — Près des glacis. — Est-ce qu'on va l’abattre? — On va le dompter. — Qui? — Ce petit homme qui suit le chariot. — En viendra-t-il à bout? — C'est un Gaoucho. — Le connaissez-vous ? — Nous le connaissons tous ici. — Est-il renommé? — C'est un des plus célèbres. S'il manque un jaguar une fois. il ne lui est jamais arrivé de le manquer une seconde. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 397 — Îl a l'air bien tranquille ! — Aussi l’est-il en effet, et pourtant je suis sûr que la querelle sera vive. —. À quoi jugez-vous cela? — Ce cheval a été essayé déjà par deux Gaouchos habiles qui ont re- noncé à la tâche et qui vont être témoins du combat. — J'en serai témoin aussi, moi, car je les accompagne. — Je ne vous quitte pas; mais tenons-nous bien à l'écart. — À vousentendre, on dirait un taureau furieux. — C'est plus que cela, mon cher monsieur. — Eh bien ! nous verrons. — Alerte, alerte ! En ce moment le dur licol qui serrait à denu la tête est dénoué ; les courroies qui retenaient les jambes captives sont enlevées à la fois par deux hommes qui se sauvent après l'opération, et le Gaoucho qui va lutter se tient debout, touchant le ventre de son ennemi.Celui-ci, que l'esclavage de ses jarrets avait rendu immobile, essaie encore, mais sans effort, un mouvement de liberté.Ciel! ses pieds jouent, il doute et re- commence, ses naseaux s’enflent, ses yeux s’animent, il se dresse comme frappé de verlige en sentant sur son dos un poids inaccoutumé. 4 4 fine 1 je ) \l NUL Il bondit pour être plus libre, et le fardeau retombe avec lui. Le fou- 398 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. gueux coursier n'a ni selle ni couverture, le cavalier a gardé ses éperons. Point de frein à sa bouche, point de guides à la main. Il y a un moment de calme, de réflexion; chacun des deux lutteurs S'étudie, s'observe, se mesure. Celui qui est dessus saisit la crinière fiot- tante, celui qui est dessous cherche par de rapides chocs à secouer ce nou- vel obstacle; mais cet obstacle est le bras d’un Gaoucho, et à moins qu'il ne soit brisé ilne lâchera pas prise. Cette immobilité des deux adversaires n’est point du repos, comme je crois vous l’avoir déjà dit tout à l'heure : c’est de la rage, mais une rage qui fermente, bouillonne, sans avoir encore éclaté; c’est le silence de l'atmosphère qui précède l'ouragan, c’est le mutisme de Pair et des flots qui précède le redoutable raz de marée, c’est la chaleur lourde qui pèse sur les fronts avant que le Vésuve ou l'Eina ouvre ses fournaises bouillonnantes. Le cheval veut être seul, le Gaoucho ne le veut pas; il a besoin d’un compagnon, il laura, car il l’a résolu, car il Pa promis, car il Pa juré. Un hennissementse fait entendre, puis un cri lui répond; c’est comme un appel, un défi accepté. Le cheval se dresse verticalement, le Gaou- cho ne tombera que si le cheval tombe aussi; eh bien! le cheval se roule à terre, et tandis qu'il fait un demi-tour à droite, le Gaoucho collé à lui fait un demi-tour en sens contraire et évite d’être foulé sous la masse. A ce jeu le cheval se lasse plus tôt que le cavalier; aussi le devine-t-il et essaie-t-il une nouvelle manœuvre. Il est le maître de l’espace, lui; voyons si l’homme qui veut le vaincre pourra résister à ses élans. Sui- vez-le de bien loin; mais gare ! ce n’est pas une course, c’est un déver- gondage, un délire bachique : il saute, il rue, il tournoie, il s’allonge, se rapetisse, il s'élance dans un fossé, gravit une côte, se précipite de nouveau vers la base, et 1l roule sur le gazon ou sur les cailloux... Le Gaoucho est fait à ces violences, à ces fureurs, et n’abandonne pas la crinière, et de ses épcrons aigus il déchire les flancs du coursier. Encore debout tous les deux, encore un temps de repos. La terre ne peut venir en aide au fougueux quadrupède, il s'élance dans les eaux et veut noyer son adversaire. Le Gaoucho est plus dominateur là qu'autre part. Il faut revenir sur la plage, où la lutte recommence avec une nouvelle colère, avec de nouveaux efforts, et toujours le dos du coursier reçoit le maître. Enfin, les yeux s’abattent, les naseaux se ferment, le cœur bat moins violemment, les jarrets se taisent, la main du Gaoucho donne un der- nier mouvement : le cheval, à demi vaincu, obéit pour la première fois, il part; le Gaoucho se baisse et ramasse à terre le frein qu'il y a fait dé- poser, il s’allonge, il le présente à la bouche, on n'ose pas lui résister : il à un compagnon, il règne au désert. L'horizon est large, tant mieux pour le Gaoucho, qui étouffe dans un cercle trop étroit. A lui point de sentiers battus, point de routes frayées ; VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 399 tout ce qui impose des lois lui est odieux, et peut-être n'irait-il pas dans ses immenses solitudes si on le lui ordonnait. Le Gaoucho et le Patagon sont les seuls hommes vraiment libres sur la terre. Deux couteaux, son manteau de ratine ou de laine, son lacet, des cigarettes, un briquet, de l’amadou, son coursier et son courage, voilà les seuls compagnons du Gaoucho qui va partir pour la chasse au jaguar, moins grand que le tigre du Bengale, mais aussi vorace et plus leste peut-être. Quand le Gaoucho a faim, ils’élance contre un troupeau de chevaux sauvages dont les plaines du Paraguay sont inondées. Il en lace un, l’a- bat, lui coupe un morceau de chair sur la cuisse, donne la liberté à la bête blessée, allume du feu, et dîine d’un succulent bifteck. S'il a sommeil, il s'étend à terre, pose sa tête sur une pierre ou sur la carcasse blanchie d’un cheval, et dort la bride d’une main et le poignard de l’autre, à côté de son fidèle et vigilant compagnon. Sa boisson, c'est de l’eau. | Cependant le rauquement du tigre se fait entendre, et le Gaoucho, qui jusque-là avait laissé faire à son coursier, veut être maïtre à son tour ; celui-ci devine et comprend qu'il doit obéir, que son règne est passé, et qu'il n’y a pour lui de salut que dans l'esclavage. Chacun à son tour règne et trône : dans le calme c'est le cheval, dans la tempête c'est le Gaoucho. Au cri du tigre répond le cri prolongé de celui qui vole à sa pour- suite ; l'écho les guide l’un vers l’autre. Soyez tranquille, ils se sont en- tendus une fois, ils ne se quitteront plus désormais que l'un ou l'autre ne soit victime. Le cri du jaguar se rapproche, et les crins du coursier sont hérissés, et les yeux perçants du Gaoucho fouillent de tous côtés. Voyez comme il caresse les ondulations de son lacet redoutable, comme il s'étaie sur ses étriers, comme il essaie la liberté de ses bras! Lui aussi à répondu au second appel de la bête féroce, lui aussi a voulu lui épargner la moitié du chemin etil a pris le galop. Les voilà tous les deux face à face, à peu de distance l’un de l’autre, œil sur œil, menace contre menace, ongle contre poignard. Le tigre s'étonne qu'on ose l’attendre; le Gaoucho s’indigne qu'on ose le combattre. Il ne dit plus rien maintenant, sinon quelques holà! hé donc! hé! hé ! tout bas à l'oreille de son cheval piétinant, qui comprend les intonations, les soupirs de son maître. Dès que dix ou quinze pas seulement séparent les deux adversaires, le Gaoucho, qui sait son mé- tier, fait tournoyer sa fatale courroie d'une main, tandis que de l’autre il force le cheval à se dresser. Le tigre à vu le maître et le poitrail du coursier, il part comme un éclair; mais le lacet a volé à sa rencontre, et le triple nœud le serre par le cou ou par les flancs. Le cheval a fait volte- 100 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. face, il s'élance alors de toute la vigueur de ses jarrets, traînant après lui la bête féroce, qui n'a ni le temps ni la force de résister, qui ne peut se débattre ni se délier, Le Gaoucho retourne la tête, suit ses mouvements, et s'il s'aperçoit que le lacet à parfaitement rempli son devoir, il descend de son cheval, s’élance sur le tigre, et lui perce le cœur d’un ou de deux coups de poignard. Ainsi finit cette lutte. Mais il arrive parfois que le tigre esquive le lacet et saute sur le poitrail du cheval. Oh! alors le combat est terrible. Armé de ses deux couteaux, le Gaoucho frappe à coups redoublés la bête furieuse, qui lâche prise et respire un moment à l’aise pour recommencer l'attaque. Le Gaoucho ressaisit son arme favorite, caresse son cheval cruelle- ment déchiré, et le guide de nouveau vers son ennemi. La lutte n’est plus égale, le tigre est blessé, et le Gaoucho ne manque jamais deux fois de suite sa victime; mais il fait peu de cas d’un pareil triomphe, car dans le premier choc il a blessé le tigre sur le dos; sa peau ainsi percée n’a presque plus de prix à ses yeux, et elle atteste sa ma- ladresse si elle atteste son courage. Un Gaoucho ne retourne jamais à Monté-Vidéo sans porter avec lui deux ou trois peaux de tigre. C’est comme vous, intrépides chasseurs européens, qui vous pavanez d’orgueil après un terrible et périlleux car- nage de deux féroces lapins et d’un redoutable faisan. Lequel de vous ou du Gaoucho a le plus raison dans sa vanité? ‘OITourf-ON] oi 71538 MA%0U PERS Qu ET 0 ut EMMOTE AXXVIII BRÉSIL Rio-Janciro. On n’a jamais tout dit en parlant d’un pays aussi beau, aussi merveil- leusement fécond que celui dont je vous ai fait connaître la capitale se mirant dans les eaux les plus limpides du monde, et les environs, que j'ai si souvent étudiés avec tant d'amour. Notre séjour à Rio-Janeiro avait été trop vivement coloré de ces petits incidents qui remplissent la vie, pour que nos vœux ne nous appelassent pas une seconde fois au milieu de cette population de blancs si paresseuse, au milieu de cette mesquine agglomération de noirs si actifs sous la chi- cotte déchirante. Et d’ailleurs, ce qui amuse et intéresse dans un voyage, ce n’est pas seulement la comparaison d’un sol à un autre, mais encore celle d’un pays avec le même pays, alors que trois années peuvent en quelque sorte vous indiquer les progrès de l’industrie, des arts et de la civilisation. Ceci n’est pas seulement une ville, ce n’est pas une île jetée au milieu des océans : ceci est un vaste empire, ceci est un continent où fleurissent de grandes cités, et l’on est bien aise de comparer les impres- sions premières aux impressions récentes, afin de s'assurer Mon avait bien vu d’abord, et de rectifier les erreurs nées du dégoût qui flétrit ou de l’enthousiasme qui égare et embellit. Rio-Janeiro a quelques maisons de plus; ses rues sont toujours droites, excepté la rue Droite, comme je vous l'ai déjà dit. Ses pauvres noirs n’ont pas changé de nature; leurs fatigues sont les mêmes, leurs lor- IL. o1 402 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. tures n’ont pas varié, où bien les modifications qu'on y a apportées les ont rendues plus cruelles. Là encore j'aperçois des négriers de retour et des négriers en partance avec leur pavillon royal à Partimon; là aussi, les mêmes figures de prêtres et de moines gonflés pendant mon absence, et d’autres petits moinillons, trottillant dans les rues avec leurs fraîches joues basanées, mais dures au toucher, car leur nourriture saine et abon- dante vient en aide à la paresse au sein de laquelle on les fait vivre. Rio- Janeiro se couronne toujours de son bel aqueduc, de son Corcovado si chevelu, de ses Orgues dans un lointain bleu et de ses admirables plan- tations d’orangers qui embaument les airs sans cesse tourmentés par les myriades folâtres des plus riches papillons du monde, changeantde praya à toute heure, comme pour vous inviter à ne pas vous assoupir sous les larges parasols des bananiers au fruit si onctueux et si suave. Comment! rien ne sera donc changé dans cette grande capitale qui attire à elle les navires voyageurs de l’univers! Je verrai toujours ces rues non pavées, gardant les eaux des pluies et celles des maisons, si pauvrement assainies! Je trouverai sur mes pas, chaque nuit, cet essaim de hideuses créatures enveloppées dans un large manteau noir, disant tout bas de loin, ou tout haut de près, des choses que je suis forcé d'entendre et que je serais honteux d’avoir com- prises ! Je passe devant la prison auprès de laquelle on fustige si rudement les esclaves dont on dit avoir à se plaindre; puis voilà le même poteau que j'ai vu une fois; il est un peu usé, mais le sang le nivelle et remplit le vide fait par la corde. De la croisée à barreaux où étouffent les prison- niers, descend encore une bourse dans laquelle le passant jette parfois une pièce de monnaie. Je me garde bien de me laisser aller au piége, car la sentinelle vigilante qui se promène au pied du mur décrépit est là pour veiller au départ-du bienfaiteur, et c’est peut-être la même qui un jour, il y à trois ans de cela, délesta la sébile du malheureux pour s’ap- proprier la chétive aumône que jy avais versée. Combien faut-il donc de temps aux légisiateurs, aux princes, pour étouffer les abus, pour châtier la corruption et protéger le malheur? Hélas! les générations se chassent les unes les autres, et l’oppresseur frappe et écrase, et l’opprimé courbe le dos et tombe. Je vous le dis, étude des hommes est une douleur de chaque instant, et mille fois on voudrait oublier pour ne pas avoir à haïr. Le cœur se lasse à la torture, et je comprends que l'aspect des misères humaines rende méchant et cruel. Voici pourtant un changement que je m'empresse de signaler pour ne pas trop enlaidir le tableau. Un institut scientifique à l'instar de celui de France fut érigé par dean VE, il y a de cela cinq ou six ans. M. Le- breton arriva au Brésil comme directeur de cette société savante et ar- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 40: listique; avec lui M. Taunay, sculpteur habile, et son frère, paysagiste du premier mérite. Ils arrivèrent à Rio sur la foi de pompeuses pro- messes. C'était un pays à régénérer, une nouvelle nature à traduire sur la toile ; les deux artistes que je viens de nommer étaient en tout capa- bles de donner aux Portugo-Brésiliens ce goût des arts qui fait glisser la vie si douce et si limpide, et il devait y avoir, pour celui qui avait en- richi tant de musées, ample moisson de gloire et de quadruples au sein du Brésil, que ses pinceaux ont traduit avec tant de fidélité. Hélas ! je le trouvai découragé de la tiédeur portugaise, établi dans une maison- nette blanche et charmante située sur un plateau contre lequel tom- baient les flots mugissants de la délicieuse cascade appelée Petite-Tijuka. Quant à son frère, dont l'arc de triomphe du Carrousel garde les pré- cieuses compositions, il était là aussi, oublié du peuple et des grands, + 404 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. qui ne comprenaient pas qu'on püt traduire avec du plâtre et du marbre blanc des figures noires ou basanées. Les bases de l'institut national avaient été bien établies ; chacun les avait acceptées et voulait se montrer docile aux réglements apportés par M. Lebreton. Le vaste local dans lequel devaient se tenir les séances était prêt à notre premier passage à Rio. Eh bien! j'ai hâte d'ajouter qu'aujourd'hui tout est mort. J'avais sauvé du naufrage quelques bagatelles apportées de pays lointains; un Espagnol nommé Cogoï, bijoutier dans la rue do Ouvidor, me pria de lui montrer surtout deux têtes de rois zélandais fort riche- ment tatouées et d’une conservation parfaite. Je cédai à ses instances, et, le lendemain, quand j'allai les réclamer, cet impudent voleur me soutint, en présence de deux ou trois de ses commis, que je les lui avais échangées contre une douzaine de petits brillants, un beau peigne en aigues marines et plusieurs autres objets en filigrane. Je crus d’abord que c'était une plaisanterie à l’aide de laquelle on voulait essayer un troc; mais les coquins persistèrent hautement dans leur dire, et je vis bien dès lors que les deux têtes étaient perdues pour moi. La mienne est natu- rellement calme et posée ; mon bras et ma main sont à l'unisson de ma tête; le cœur me battant fort de colère et d’indignation, je fis tomber sur la joue gauche du bijoutier voleur un de ces énergiques soufflets à poing fermé qu'on se rappelle bien loin dans la vie, car la mâchoire en est ébranlée et l’on garde un vide forcé entre les dents. Le voleur cria, les commis n'osèrent point bouger, mais ils sortirent, ainsi que le maître; les voisins accoururent; j'expliquai de mon mieux l'affaire aux curieux, et ceux-ci, pris à témoin du châtiment que j'avais infligé, lequel était tracé avec du sang sur le menton et les vêtements du misé- rable, avaient tant de respect pour maître Cogoï qu'ils lui rirent au nez, me félicitèrent de ma vigueur et m'invitèrent à voix basse à recom- mencer mes exercices de pugilat. Deux hommes de la police survinrent; je demandai à être conduit chez un magistrat, et l’on me mena près de la place de Rocio, dans les appartements du colonel Caille, Roussil- lonnais de naissance, ancien ami de toute ma famille, actuellement à Paris. — Je suis instruit de tout, me dit-il en me voyant entrer. Il vous faut renoncer à vos deux têtes zélandaises, mon cher Arago; elles ont été vendues hier soir par ce fripon de Cogoï à M. Young, Anglais fort riche, qui en a fait cadeau au musée, ou qui du moins les a déjà pro- mises. — Mais je ne les ai pas vendues, moi, et je veux les reprendre. — Notre argent est bon, acceptez-le en échange de ces deux objets fort curlieux. — Mais Cogoï ne m'offre point d’argent. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 405 — Le premier ministre, Thomas-Antonio Villanova-e-Portugal, vous en donnera... J'ai ordre de vous prier d’aller le voir demain matin à son hôtel. — J'irai. — Apportez-lui quelques autres objets de vos voyages et vous vous en trouverez bien. — Au Brésil, les ministres protégent donc les voleurs, puisque vous ne me parlez plus de Cogoi? — Mon cher ami, vous l'avez frappé chez lui, sur la joue; sa mà- choire disloquée atteste votre violence, et si vous saviez combien les lois brésiliennes sont sévères pour ces sortes de délits, vous laisseriez Cogoï en repos et prendriez les pataques portugaises. — Je verrai donc demain votre premier ministre. Thomas-AntonioVillanova-e-Portugal me reçut avec une extrème bonté; il accepta un ornithorynque, un opossum, un oiseau de paradis et quel- ques beaux coquillages que je lui offris; puis, en prenant congé de moi, il me pria de passer le lendemain chez son secrétaire particulier. — Son Altesse Royale Léopoldine, me dit celui-ci, désire que vous vous présentiez au château de Saint-Christophe dans la journée. — J'aurai cet honneur. — En attendant, monsieur, je suis chargé de vous offrir de la part de notre premier ministre un compte de reis (7,200 fr.), et vous avez la fa- culté de choisir dans notre musée les deux plus riches boîtes d'insectes et de papillons, que le directeur a ordre de vous livrer; de plus, Cogoï est tenu de vous donner le peigne, les diamants et les autres objets qu'il prétend avoir échangés contre vos têtes. Si ce marché d’une si singulière espèce ne vous convient pas, dites, monsieur, nous serons trop heureux de vous satisfaire comme vous le désirerez. — Je suis trop heureux aussi, monsieur, de trouver auprès de vous _ assez de politesse pour me faire oublier la lâcheté d’un voleur. — L'occasion de le châtier ne se fera pas attendre, et je vous réponds de la saisir avec empressement. Le soir même je me rendis au château de Saint-Christophe, où l'é- pouse de don Pédro, sœur de Marie-Louise, me reçut avec une bien- veillance extrême. Sans exagération aucune, elle était vêtue comme une vraie gitana, aux pantoufles près : une sorte de camisole froncée rete- nait des jupes tombantes d’un côté à l’aide de quatre ou cinq grosses épin- gles, et ses cheveux en désordre attestaient l'absence du coiffeur ou de la camériste depuis huit jours au moins. Point de colliers, point de pierres aux oreilles, pas une bague aux doigts. La camisole altestait un long usage; la jupe était fripée et blessée en plusieurs endroits. Eh bien ! cette femme m'imposa dès les premières paroles, comme me l'avait an- noncé M. Bellart, mon introducteur. Elle parlait le francais avec tant de 406 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. pureté, elle trouvait dans sa bonté naturelle tant de bienveillance, ses habitudes de souffrance lavaient rendue si parfaitement bonne, que je ne savais comment lui témoigner ma reconnaissance de son aménité. Elle me pria de lui raconter les détails du vol de Cogoï, et quand j’eus achevé, elle me demanda comme une grâce de lui laisser les deux têtes zélandaises. J’y consentis de grand cœur et j’ajoutai que j'en avais déjà fait le sacrifice. — ]1 m'en faut une pour le musée de Vienne, me dit l'excellente Léo- poldine. Laquelle me donnez-vous? Je ne veux la devoir qu’à vous seul. — Madame n’a qu'à choisir. — Alors je prends celle dont le profil ressemble à celui d'Henri IV. Merci. Vous avez encore, continua-t-elle, quelques autres curiosités à me montrer. — Ft à vous offrir, madame. Léopoldine accepta une coiffure de Kamschadale faite en intestins de poissons, un petit kanguroo, deux ou trois casse-têtes, un beau cric ti- morien et un oiseau de paradis avec ses pattes. — Voilà qui est fort curieux, me dit-elle; vous m'obligez beaucoup, et je serais désolée de ne pouvoir rien faire qui vous fût agréable. — Je suis trop payé, madame, par la bienveillance avec laquelle vous avez daigné m'accueillir. Le lendemain je reçus la croix du Christ. Mes titres à cette haute fa- veur valent bien, je crois, ceux de tant de héros français décorés du ruban rouge, qu'ils prétendent avoir gagné à la prise de quelque citadelle ou par des services importants qu’ils mettent toute leur gloire à cacher. Jeus l'honneur de revoir plusieurs fois l'excellente Léopoldine, avec qui je dessinais souvent aux environs de Saint-Christophe, et je ne me lassais point d'admirer la grâce de cette malheureuse princesse si cruel- lement traitée par son royal époux, et sitôt enlevée à l'amour des Bré- siliens. Un jour que, dans son cabinet, nous dessinions un bouquet de fleurs placé dans un vase, don Pédro passa, et s'adressant à moi d’un ton brusque : — On m'a dit que vous étiez fort au billard. — On vous à dit vrai, monseigneur. — Vous êtes modeste. — Il n’y a pas de gloire à bien bloquer une bille, et j'avoue franche- ment que je suis très-fort sur les carambolages. — Gagnez-vous Bellart? — Bellart est un enfant. — Je le gagne aussi, moi. — Je le crois sans peine. de lui donne dix points. — Fanfaronnade ! VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 407 — Et je le gagne encore, à moins que je n’y mette de la complaisance. — Voulez-vous que je vous donne une lecon? — j'allais, monseigneur, vous en proposer une. — Eh bien ! je l’accepte. — Laissez-vous gagner quelques parties, me dit tout bas Léopoldine; mon mari est fort irritable. — Pardon, madame, mais il ne faut point flatter les princes, même dans les futilités. Je veux garder ici mes habitudes sauvages. Deux hauts personnages occupaient le billard, qui nous fut à l'instant livré. Un chambellan prit la marque et compta les points. Düt l'ombre irritée de don Pédro m'en garder rancune , je dois dire que de son vi- vant le prince élait de cinquième ou sixième force au noble jeu, et qu’en vérité je pouvais le traiter comme un gamin. À chacun de mes-caram- bolages qu'il ne comprenait pas, il s’écriait tout en colère : C’est un hasard! et moi de sourire et de ne pas mollir en face de ses emporte- ments. Ma vanité ne voulait accorder à mon maladroit adversaire aucune satisfaction d’amour-propre, et c’est tout au plus s’il faisait dix à douze points par partie. Le chambellan aurait bien voulu reculer mon signet sur la marque et avancer celui du prince furieux, mais j'étais d’un rigo- risme de mémoire à tuer toute mauvaise foi, et il fallait bien céder à l’é- vidence des faits. La lutte durait depuis une heure et demie, et la victoire ne changeait pas de drapeau; don Pédro jurait comme un vrai charretier, et, à l’en croire, tous mes coups étaient des raccrocs. A la dernière partie cepen- dant, il avait treize points et moi neuf (mon malheur m'a laissé toute ma mémoire). Il vise, fait un beau carambolage et dit : Dix-sept. — Pardon, monseigneur; quinze, répliquai-je. — Dix-sept. — Votre altesse avait treize points seulement. — J'en avais quinze. — Je soutiens que vous n’en aviez que treize, et je puis vous les rap- peler. — J'en avais quinze, n’est-ce pas? dit-il au garson paré de sa clef d’or. Celui-ci, contraint par la force de la vérité, n’osa pas donner raison au prince, et dit du ton le plus soumis : Il pourrait se faire que Votre Altesse royale eût quinze points en effet; cependant je n’en ai compté que treize. Le prince s’élance comme un dogue, lève la queue et en donne un coup violent sur le chambellan, qui laisse la marque sur le tapis, s’in- cline, baise la main de don Pédro et sort. — À un autre jour ma revanche, me dit le mauvais joueur en s’en allant sans me saluer. 4 La revanche ne fut point prise. 108 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Je ne vous dirai pas ici la conduite du prince pendant toute cette partie de billard où son amour-propre fut si rudement froissé, car vous croiriez assister à une scène de mauvais sujets dans un des plus méchants estaminets de nos faubourgs. On ose à peine raconter tout bas ces choses à l'oreille d’un ami. Peu de temps après cette partie de billard, qui pour moi fut un événe- ment, puisque je vis à quel prix on avait droit au Brésil de porter une clef de chambellan derrière son habit brodé, et que je pus encore juger par moi-même de la douce aménité du prince royal, il y eut course de taureaux à Saint-Christophe à propos de je ne sais plus quel anniver- saire. Plusieurs des officiers de l’Uranie et moi, nous nous rendîmes par la grande et la petite rade à cette fête, où s'étaient aussi donné rendez- vous les hauts seigneurs du royaume. Et avant la mesquine tuerie qui laissa tant de cœurs froids et secs, y compris celui du bon et noble mo- narque Jean VI, nous attendimes dans une cour du palais que la foule se précipitàt sur les estrades et dans les loges. Un officier d'ordonnance descendit et nous dit d’un ton passablement discourtois qu’il avait recu l'ordre du prince royal de venir nous inviter à ôter nos chapeaux. En jetant les yeux autour de nous, il nous fut aisé de nous convaincre que nous étions une humiliante exception,et que l’ordre de don Pédro n’avait été donné que pour nous blesser. Aussi répondîmes nous à l’envoyé que les officiers français, en grande tenue et avec le hausse-col, pouvaient, même à l’église, garder leur chapeau sur la tête, et que d’ailleurs, puis- que nous nous promenions dans une cour du château, loin de tout membre de la famille royale, il nous semblait impossible de manquer en quoi que ce füt aux convenances et à l'étiquette. Au surplus, ajoutàmes- nous, tout le monde ici garde le chapeau sur la tête, et vous trouverez bon, monsieur, que nous fassions comme tout le monde. Notre réponse fut portée sur-le-champ au prince, qui nous expédia peu d’instants après un de ses grands officiers pour nous engager à obéir aux premières invitations ou à nous retirer. Cette dernière proposition fut agréée, et nous nous jetâmes au milieu de la foule qui obstruait les abords du cirque. Je trouvai mon ami Bellart arrivant avec quelques riches négociants et planteurs, et je lui racontai notre mésaventure. — Eh! parbleu, me répondit-il, pourquoi done jouez-vous si bien au billard? Vous vous promèneriez partout ici le front haut et couvert du feutre,sivous ne saviez point caramboler et faire un bloc de longueur. Je me tins pour bien convaincu que je serais toujours un détestable courtisan, et que j'aurais bien de la peine à m'habituer à certains airs d'insolence, moins blessants encore chez les petits que chez les grands. Les fanfares commencèrent; en un moment les galeries furent assié- gées et envahies. Nous cherchâmes à pénétrer dans une loge touchant à VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 409 celle de la famille royale; mais un officier de garde nous dit : On ne passe pas. À une loge plus éloignée, la même réponse nous fut faite d’un ton un peu plus brusque; comme on nous répétait ce refrain brutal à une troisième, un officier s’élança et dit à la sentinelle : Laissez passer ces messieurs : des officiers français ont le droit de se montrer partout el partout les premiers. — Ne craignez-vous pas, monsieur, que votre politesse ne vous coûte cher ? — C’est possible; mais j'ai combattu les Français en Portugal, j'ai été fait prisonnier par eux, et le souvenir de leur noble et généreuse conduite à mon égard ne sortira jamais de ma mémoire. Sans amis, presque sans vêtements, je reçus pendant ma longue cap- tivité de nombreux secours, et je n’appris que fort tard, alors qu'il me fut impossible de rendre les bienfaits que j'avais reçus, que c'était le chef de bataillon Foy qui me tendait dans l'ombre une main si généreuse. Vous voyez donc bien, messieurs, que j’acquitte bien faiblement la dette de la reconnaissance. Hélas ! ce brave officier fut forcé de se cacher quelques jours après le service qu'il nous avait rendu, pour échapper à la sévérité d’un jugement qui l’aurait envoyé aux présides. Nous apprimes avant notre départ que sur un navire de commerce il avait quitté le Brésil et s'était embarqué pour Bourbon. Don Pedro est mort. Eugène, François, Michelet, Paysan, peuvent sans crainte partir pour le Brésil et y donner des lecons de billard. É il | 52 XXXIX RETOUR Le général Hogendorp.— Départ du Brésil. — Jeux des peuples.— Arrivée en France. J'ai dit adieu au général Hogendorp, que j’ai trouvé dans sa case, seul avec son fidèle serviteur. Je lui ai encore apporté du pain, car il n’en a pas; j'ai écouté trois fois dans la même soirée, et sans en être fatigué, le récit de ses belles campagnes ; je me suis laissé dire les injustices et les malheurs passés, et quand j'ai voulu parler de l'avenir, quand j'ai fait entrevoir la possibilité d’un retour dans une patrie ingrate : — Taisez-vous, m'a répondu en me serrant la main ce noble débris des plus vaillantes armées du monde ; taisez-vous, il n’y a pas de patrie pour moi, ou plutôt, ma patrie c’est cette case de bois où nous sommes à la gêne, ces quelques pieds de cafier, ces orangers et ce noir. Les hommes, mon cher Arago, n’aiment pas à réparer une injustice, car c’est avouer qu'ils ont eu tort. EL puis, ai-je servi mon grand empereur avec dévouement et fidélité? Oui, sans doute, je le jure sur ma vieille épée de soldat. Que feraient de moi ceux qui gouvernent maintenant la France? Et puis encore, je ne veux pas plus d’eux qu'ils ne voudraient de moi. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 411 Ainsi done, plus de sol natal pour le vétéran proscrit; ce que j'attends de vous, c’est la publication du mémoire justificatif que je vous confie. Me le promettez-vous ? — Général, il contient de bien graves accusations contre de puis- sants personnages. — Qu'ils fassent comme moi, qu'ils se défendent et prouvent leur innocence. Je suis sorti de Hambourg comme jy étais entré, pauvre et probe; à eux de dire à haute voix devant moi ce que je ne crains pas de dire en leur présence. S’il le faut, je répondrai à leur réponse; mais je les connais, ils se tairont. — Et s'ils parlent? — Je me présenterai alors, me dit le loyal Hogendorp en se levant avec un emportement tout viril. Je les verrai face à face, et la France saura qui a menti, d'eux ou de moi. — Eh bien! général, je publierai votre mémoire, mais à une condi- tion. | — Laquelle ? — C’est que le haut personnage que vous accusez le plus pourra se défendre. — Cela est juste, — Ainsi donc, s’il est mort? — Brülez alors ces papiers, et que les cendres des calomniateurs ne soient pas souillées. Je n’ai point publié le mémoire du général Hogendorp. Hélas! le pauvre exilé n’a pas survécu longtemps à ses ennemis; il repose là-bas, près de sa case déserte, au pied du Corcovado, où je vais souvent par la pensée jeter un dernier adieu d'ami sur sa tombe isolée. Jai dit adieu aussi à MM. Taunay, cette famille d’artistes pleins de ta- lent, qu'on ne peut voir sans aimer, et qu’on aime tant alors qu'on les a connus. J'ai couru à Saint-Christophe, et je me suis incliné devant la noble Léopoldine, qu’une mort affreuse a si tôt enlevé à l'amour de ses sujets, et accompagné sur la rade par quelques amis de collége établis au Bré- sil, entre autres par M. Laforge, première flûte et premier hautbois de la chapelle royale, fils de mon maitre de musique à Perpignan, je m’'em- barquai dans une pirogue et jerejoignis le bord, d'où je ne devais plus descendre que pour toucher le sol de ma patrie. L'on virait déjà au cabestan, et en un moment nous dérapâmes au bruit du canon. Bientôt nous perdimes de vue la Gloria, l’ermitage vénéré de Notre-Dame-de-Bon-Voyage, les hauts édifices de la cité royale; nous glissämes à côté du fort Villegagnon et du Pain-de-Sucre ; nous lon- geàmes le Goulet; une heure après, le Géant-Couché se déployait à nos yeux avec ses bizarres contours... etle Brésil d’Alvarez Cabral s'effaça k 12 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. comme l'avaient déjà fait tant d’autres pays dont nous ne gardions qu'un doux souvenir. Et maintenant que la France est là-bas, à l'horizon, maintenant que la Lraversée est longue et monotone, encore un regard vers le passé, encore une théorie à soutenir, je ne suis pas dans l'habitude de me croiser les bras quand le vent souffle régulier, quand le navire poursuit sa route sans SeCOUSSES. J'ai déjà dit, il n’y a pas longtemps, que le parler des hommes se re- flétait de leur caractère , j'ajoute encore que leurs yeux sont une image parfaite de leur humeur. On a beau dire, les mœurs ne se développent en réalité que dans les occasions solennelles. Pour bien juger les hommes, il ne faut pas les étudier assoupis ou malades. Quand l'orage gronde, la nature s’agite autour de lui, quand une catastrophe se prépare et que les passions surgissent à la surface, à la bonne heure ! l’homme se montre alors tel qu’ilest, c’est alors seulement qu'il peut être compris et ana- lysé. Le repos du lion est comme le sommeil de la marmotte : quand tous les deux se réveillent, il y a contraste, et le moment est venu de dire ce qu'est le roi des forêts et ce qu'est l’hôte inoffensif des montagnes. Ainsi des peuples. ? VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 113 Mais, comme les révolutions morales et politiques qui bouleversent les provinces et les empires ne se succèdent pas avec la rapidité des années, comme sur quelques-uns les siècles passent sans secousses violentes, il s'ensuivrait que peu d'écrivains et de philosophes seraient appelés à dire l'histoire des temps et des hommes au milieu desquels ils se sont vus jetés. Cela est vrai, cela est logique : aussi n'est-ce pas toujours le contempo- rain qui voit le mieux les choses, sans compter tant de sentiments divers qui le font agir et le forcent souvent à penser. Nul n'échappe aux in- fluences ; et comme l’amitié et la haine ne se donnent pas volontairement, pourquoi, à défaut de ces combats généraux qui arment des peuples, ne les étudierons-nous pas dans les exceptions où l’effervescence n’est pas à son paroxysme ? N'y a-t-il pas souvent dans les royaumes, dans les villes, des jours marqués pour les joies et les douleurs? Choisissons done ces jours, et si nous ne sommes pas entièrement dans la vérité, du moins nous avons fait un pas vers elle. Acceptons le progrès et écrivons : Les cartes et le sommeil, une borne et parfois aussi une promenade grave el silencieuse au petit pas, sous une couverture de laine, par un soleil torréfiant, sont les seuls jeux des habitants de Gibraltar, de ceux surtout que n’absorbent pas les affaires du commerce. La nature des jeux ne dit-elle pas le caractère des hommes? Toutefois il est juste d'ajouter que le couteau, qui joue un grand rôle dans les distractions espagnoles, dort assez calme ici à la manche ou àla ceinture : tout est bien harmonié! Quels jeux encore à Gibraltar, quel événement assez imprévu, assez extraordinaire, auront la puissance d’arracher à son oreiller de pierre, au coin d’une rue, le paysan écrasé sous le poids de son repos? C’est à peine si le canon annonçant une ap- proche de guérillas couronnant les montagnes voisines donnera un peu de souplesse à ses membres endoloris, et s’il brillera un peu de vie dans ses prunelles sans animation. Chaque dimanche, la garnison rangée, bien propre, bien parée, va étaler son brillant uniforme sur l’esplanade plan- tée d'arbres rabougris vers la pointe sud du rocher, ou exécuter quelques manœuvres militaires au camp de Saint-Roch, célèbre par tant de com- bats. Eh bien ! revues, parades ou tableaux de guerre se font sans spec- tateurs, et la musique des régiments anglais jouerait la Tragala au lieu du God save the King, qu’elle n’obtiendrait pas plus de succès. Si un navire de haut bord, avec son pavillon à l’air, glisse dans le dé- troit et salue la rade de ses vingt-un coups de canon d'usage, le sommeil citadin de Gibraltar n’en est pas troublé. Alors qu’une escadre est signalée, à peine le malingre et fier Espagnol daigne-t-il relever la tête pour-en compter les navires et le soir en dire le nombre à sa femme, afin d’avoir quelque chose à narrer. Sous de tels fardeaux, quels peuvent donc être les jeux favoris des k14 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. habitants de Gibraltar? Hélas ! vous le savez déjà : ils bavent sur des cartes boueuses, jouent une manille, etse disputentsur un neufles réaux à l'aide desquels ils comptaient passer une journée de gala. Le gala d’un travailleur de Gibraltar, c’est un gros morceau de pain, un débris de morue salée, un oignon, une gousse d'ail et l’eau pure de la fontaine. L'eau pure est la meilleure boisson de ces hommes, qui, ainsi que vous le voyez, tiennent beaucoup du baudet, du moins pour la sobriété. C’est déjà quelque chose. Jetez un regard sur cette bande de paresseux qui arpentent les rues dallées de Ténériffe et celles où l’on piétine dans la boue. N'est-ce pas que vous les croyez pleins de force et de vie? Habiles et intelligents, ils ne tourbillonnent que pour aller s’accroupir à une église où doit retentir une parole sévère contre les paresseux et les libertins. Puis on se cou- doie de nouveau sur les places publiques afin de baiser le plus tôt possible le manteau ou la robe crasseuse d’un capucin chaussé ou déchaussé; puis enfin on se rend sur le port, où l’on compte les navires au mouil- lage. C’est tout. Santa-Cruz, où les jeunes filles attendent de pied ferme le voyageur européen, est représentée par ces jeux; ennui, dévotion, désæuvrement et libertinage. Les Portugais ont fait Portugais les Brésiliens, et leurs Jeux sont des onces roulants sur des tapis verts, puis des courses de taureaux et l’a- mour du far niente planant sur tout cela. Ce sont encore les anciennes mœurs lusitaines, modifiées par un climat plus chaud. Les jeux des Bouticoudos sont des exercices d’adresse ou des luttes ardentes à la course : c’est que les Bouticoudos tirent leur nourriture de la vélocité de leurs pas et de celle de leurs flèches. Voyez s'amuser ces hommes à la lèvre trouée, et vous trouverez sans effort ce besoin de guerre qui les tourmente. Le Païkicé, dans ses délassements, joue avec les crânes des victimes dont ilse nourrit; on dirait qu'il s’étudie à couper la tête des hommes, sorte de passe-temps qui lui a valu le nom qu’il porte, et qui veut dire tranche-tête. Le Païkicé qui s’amuse vous rappelle involontairement le tigre ou l’hyène jouant avec le cerf qu'il tient sous ses griffes. Le Tupinambas est le frère du Païkicé et ne se plaît pas moins que celui-ci à caresser les restes mutilés de ses ennemis de tout genre. Le Mundrucus complète le tableau de cette partie du Brésil, si curieuse pourtant à étudier, et où la civilisation échoue dans toutes’ses tentatives de progrès. Siles Albinos n’ont point de jeux, c’est qu'ils n’ont pour ainsi dire point de vie. Mais ce sont surtout les Cafres qui corroborent mon opinion; chez eux tout est farouche, et surtout leurs jeux. Ces hommes durs et cruels ont une joie qui ressemble à une rage, et des caresses pareilles à des mor- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 415 sures. Dans leurs jeux quotidiens? ils ne s’exercent qu à dompter des buffles, à leur apprendre le métier de la guerre, et à enlever à la course une effigie de tête humaine hissée sur un pieu. J'aime mieux me trouver face à face d’un Cafre en colère que d’un Cafre qui ritetjoue : quand on est prévenu, on se tient sur la défensive. À quoi s'amuse le Hottentot, si sale, si puant? Ce qui occupe le plus sérieusement ses loisirs, c’est la dissection des hippopotames qui vien- nent mourir de vieillesse sur le bord des fleuves. Il faut bien que le co- quet parfume son corps élégant de la graisse de l’amphibie qui le pare et dont il se nourrit. Visiter un Hottentot dans sa hutte, c’est comprendre sa vie. Les Jeux des créoles sont de suaves lectures, des chants tristes et mé- lancoliques, une promenade solitaire sous les palmiers élevés, un amour mystérieux et le balancement du palanquin. N'est-ce donc pas là cette vie sans secousses que je vous ai décrite? N'est-ce pas cette existence de passion profonde et cachée qui reculerait devant un plaisir bruyant, de crainte qu'on ne vint le lui disputer? On lapiderait à Bourbon et à l’Ile- de-France celui qui oserait proposer comme objet de délassement un combat de dogues ou une course de taureaux. À quoi s'amusent les Malais ? Quels sont leurs jeux ? Des combats, des querelles. Quand le Malais n’aiguise pas son cric, c’est qu'il le cache pour une vengeance, c’est qu'il ne veut pas réveiller sa victime. Et les Ombayens? quel est aussi leur jeu favori? Les Malais, leurs frères, sont d’innocentes brebis auprès d'eux. L'espace qui sépare un village d’un autre est un champ de bataille et de carnage. N’allez pas étudier les jeux des Ombayens, croyez-moi. Je m’estime trop heureux de pouvoir à coup sûr vous donner ce salutaire avis. Les jeux des Guébéens sont des tours de passe-passe, des essais de filouterie, des expériences de fripons. S'ils réussissent, c’est bien, le tour est fait; si le vol est découvert, ils vous disent que c’est un jeu de leur pays et que leur intention a été incomprise. Vous vous rappelez comme je vous ai parlé de leur capitan? C’est bien, je vous l’atteste, le_ plus bandit de tous ces bandits devant lesquels les populations fuient épou- vantées. À Waiggiou, à Rawack, à la terre des Papous, nous n’avons pas re- marqué que les naturels se livrassent à des Jeux dans les loisirs que leur permettait la pêche. [ls sont trop brutes, en effet, pour imaginer quelque chose qui puisse les aider dans la vie, la varier, sinon l’embellir, la ren- dre heureuse. Ne vous ai-je pas dit que les indigènes de Rawack étaient sans passions? Mon système acquiert ici une force nouvelle. Je l'ai dit aussi, ce me semble, le peuple carolin est un peuple à part, une heureuse exception dans ce monde de misère, de làcheté et de four- berie ; la mémoire se repose avec bonheur sur tout ce qui rappelle ce qu’il VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 416 a de bon, de généreux ; le voyageur se plaît au récit des divers épisodes dont il a été témoin, car sa tâche, à lui, en disant la vérité, est de racon- ter des faits qui reposent l’âme et la font délicieusement rêver. Ne vous étonnez donc pas si, après vous avoir déjà présenté ces nobles cœurs, je reviens encore à eux, à de semblables confidences. Je me flatte que le voyageur et le philosophe $'arrêteront, le premier pour constater l'exactitude des récits que je lui aurai faits, le second afin d'y puiser d’utiles enseignements pour l'histoire morale des peuples que la civilisa- tion a appauvris à la fois de ses bienfaits et de ses périls. Il y ades tableaux qu’on ne doit pas laisser indécis, de peur qu'on ne soupçonne le doute de les avoir esquissés, et le peuple dont je vous parle fait trop disparate avec les autres peuples de la terre pour que je consente à lui enlever ses couleurs primitives, si franches, si tranchées. N’ai-je pas dit bien des ridicules, bien des vices, bien des horreurs? L’archipel des Carolines est un lieu de repos dans ma longue campa- gne. Dès que je cherche à interroger le passé pour y trouver quelque consolation à mon infortune présente, Tinian s'offre à ma pensée. J'ai visité cette île mystérieuse avec des hommes pour qui la prière est une habitude et l’amitié une religion. Ces pages sont un pas rétrograde dans le récit de mes voyages, puisque nous avons traversé l'archipel des Ca- rolines avant celui des Mariannes; mais nous ne possédions d’abord que des conjectures et plus tard nous avons acquis des convictions. C'est sur- tout dans l’histoire de pareils hommes qu’il n’est pas permis de mentir. Je poursuis donc et j'achève. Vous avez vu les jeux des bons Carolins, leurs danses si gaies, si ani- mées ; vous les avez suivis avec moi dans leurs exercices de chaque jour, de chaque heure. N’est-il pas vrai encore que toutes ces joyeusetés d’en- fant sont le miroir fidèle de leurs âmes si généreuses? Là, en effet, est une vie de bonheur; celle qu’ils se font à travers les récifs et au milieu des tourmentes est encore un reflet de leur caractère. Ce n’est jamais pour conquérir qu'ils s’élancent dans leurs pros-volants, mais pour leurs besoins, et, jouteurs infatigables au profit d’une existence difficile, ils ne jouent avec les périls qu’alors qu'ils offrent un but d'utilité. Aux Mariannes, ainsi qu'aux îles Sandwich, nous retrouverons encore les jeux des naturels parfaitement en rapport avec leur humeur ; à Diély et à Koupang, l'hypocrisie des Chinois, leur goût incessant pour la fri- ponnerie, se retrouvent dans les exercices de boules et de quilles, dans leurs allures tortueuses, qui sont les seuls jeux pour lesquels ils se pas- sionnent. Partout, en un mot, les amusements des hommes servant à analyser leur caractère, partout des rapports intimes entre les mœurs et les Jeux. Est-ce que l'Europe fait exception à cette règle générale? Je ne le pense pas : vous pouvez appliquer aussi bien que moi ma théorie, et VOYAGE’ AUTOUR DU MONDE. 417 vous Ja trouverez logique dans tous les résultats, en dépit même de la ci- vilisation, qui modifie, gâte et travesti. Ne vous ai-je pas montré les Sandwichiens dans leurcolère et dans leur calme? Ne les avez-vous pas compris, ces hommes à part, alors que les témpêtes de leur océan ou les menaces de leur Mowna-Kaak les ré- veillaient de leur assoupissement habituel? Oui, sans doute. Eh bien! les jeux'des naturels des Sandwich sont encore un fidèle reflet de leur caractère. Chez eux un seul de leurs divertissements exige un peu de calcul, un seul de leurs délassements veut un peu de réflexion. Ilsjouent aux dames, non pas sur un damier, mais dans de petits trous sur le terrain, avec des pierres blanches et noires; hors de là ils n’ont de jeux que des luttes contre les vagues furieuses qui se ruent sur le ri- vage envahi ; ils ne se redressent que lorsque les laves sur lesquelles ils s’'endorment bouillonnent à leurs pieds et font trembler le sol. Puis sur une boule qu’ils ont graissée, ils cherchent à se maintenir en équilibre comme s'ils avaient sans cesse à craindre de se voir renversés; puis en- core ils ont les fuseaux qui leur apprennent à mesurer la distance que doit parcourir une sagaie et donnent de la souplesse à leurs bras énervés par un soleil trop brûlant. Qu'est-ce que leur danse, cette danse si fa- rouche qu'on dirait un combat à mort, une mêlée ardente, une orgie bachique, un assassinat, un carnage? Et tout cela, par intervalles, comme une secousse, comme une convulsion.. et assis dans la posture de gens qui demandent du repos et de la quiétude; tout cela, image par- faite du sol qui les nourrit. Ainsi donc, vous l’avez vu, partout la terre et les hommes en harmonie parfaite, partout où le sol s’irrite et menace, les passions humaines se font jour avec spontanéité et suivent pour ainsi dire les sinuosités les pentes, les variations des plages, des crêtes, des montagnes, où elles naissent, où elles fermentent, où elles se développent; ce sont là de ces observations que tout voyageur a mission de constater lorsqu'elles frap- pent sa raison, ce sont là des jalons utiles à l’histoire générale de l’es- pece humaine. Il importe plus qu'on ne croit qu’une masse imposante de faits vienne se grouper sous les yeux du législateur ou du naturaliste, car c'est à eux surtout qu'il appartient de tirer de sages conséquences de ces grandes vérités de tous les pays et de toutes les époques. Ma doctrine est prêchée, j'attends des apôtres. Au reste, ce ne sera pas la première religion plaidée dans le désert. Que si vous me reprochez une utopie, je vous dirai que là-bas, à l’ho- rizon, pointe un cône aigu dont je crois reconnaître l’arête rapide. C’est le pic isolé de Ténériffe !, à la tête couronnée de neige et de feu ; il monte, 1 Voir les notes à la fin du volume. LE PE 418 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. il grandit, il plane sur l'abime et projette au loin sur les flots son ombre gigantesque. Le voilà dans toute sa majesté ; nous marchons, et lui, ce géant atlan- tique, s’affaisse, se rapetisse, plonge et disparaît comme il l'avait déjà fait une fois. Hélas! ainsi de toutes les grandeurs du monde. Mais la brise fraîchit et devient carabinée ; bientôt la rafale nous en- voie ses colères, et nous nous abritons quelques instants sous le colosse des Açores, volcan étouffé, mais toujours menaçant, et portant ses laves bouillonnantes jusqu'aux réservoirs ouverts des Canaries, à travers une mer incessamment clapoteuse. Le pic des Açores fait comme son frère, il disparaît. L’ouragan vomit toujours ses bruyantes haleines, et nous craignons bientôt de monter à cheval sur l'Angleterre. L’horizon est rétréci, tant la lame est haute; nul navire ne se montre, nul ne peut nous dire si les courants nous ont dros- sés et si nous ne sommes pas poussés vers les brisants difficiles de ces mers orageuses. | Dans un coup de tangage un peu trop violent, je fus enlevé du banc de quart et lancé sur la drome. — Sans moi, me dit Petit, dans les bras duquel je tombai, vous vous ouvriez le crâne. Vous me devez donc une récompense. — Dix bouteilles de beaune sont promises à qui le premier découvrira la terre. — La voilà. — Où? — Là-bas. — Je ne la vois pas. — Mais je la vois, moi, et cela suffit. — Ça ne suffit pas, et mes dix dernières bouteilles appartiennent de droit au plus alerte. — La terre crève les yeux, monsieur Arago, vous me devez le liquide. Le lendemain on découvrit les îles anglaises Wight, et en virant de bord on salua la terre de France. — Eh bien! me dit Petit, vous avais-je menti? J'attends les flacons. — Les voilà, mon brave et fidèle matelot ; voilà aussi les piastres qui me restent, quelques effets, plusieurs chemises assez propres et de plus la main d’un ami. — Oh! sacredieu! voilà votre meilleur cadeau, et je vais y coller mes lèvres. En ferez-vous autant à Marchais? — Ne m'oubliez pas tous deux dans vos malheurs. — C'est dit, je vais pleurer et boire. La terre se dessinait dans les brouillards, et la mer était aux nues. Nous tirâmes sur un caboteur qui vint à nous et nous dit que nous ne pour- rions pas gagner le Havre, mais qu'il se chargeait de nous piloter jusqu'à VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 419 Cherbourg. Nous naviguâmes dans ses eaux, et quelques heures après nous laissâmes tomber l’ancre dans une rade française. Des pilotes arri- vent; ils nous parlent notre langue; peu s’en faut qu’on ne nous appelle par notre nom. Je descends à terre avec M. Lamarche... Je touche mon pays natal ; les battements de mon cœur m'étouffent; le sang me suffoque.…... j'ai be- soin de repos, et le repos m’accable. Déjà de retour !... et mon absence n’a duré que quatre ans! Dieu ! que la terre est petite ! Je me réveille dans un lit moelleux. Je suis en France! Je vais revoir ma mère! mes frères! mes amis!.… Hélas ! ai-je encore des amis, des frères, une mère? Dieu ! que laterre est grande ! Dieu ! que mon absence a été longue! XL VOCABULAIRES DE QUELQUES-UNS DES PEUPLES QUE NOUS AVONS VISITÉS. J'ai pensé avec raison que les vocabulaires de quelques peuples sau- vages ne seraient pas inutiles dans un ouvrage comme le mien. Le voya- geur qui visite les régions lointaines n’a que trop de peine à inspirer de la confiance à des hommes presque toujours disposés à l'attaque dès qu'ils se jugent les plus forts, et le plus souvent encore empressés à le fuir quand ils se supposent les plus faibles. J'ai remarqué mille fois que le meilleur moyen de les apprivoiser était de se mêler à leurs jeux, de partager leurs exercices et, en quelque sorte, d'adopter leur genre de vie. Dès que je répétais une de leurs grimaces, dès que j'imitais un de leurs mouvements, je les voyais, plus jaloux de me plaire, se presser autour de moi et me montrer de nouveaux mouvements et de nouvelles gri- maces. Leur langage surtout, si difficile à rendre avec nos sons, était la chose qu'ils se plaisaient le plus à nous enseigner; et que de fois les avons-nous vus sauter de joie ou rire avec malignité dès que nous saisis- sions ou es{ropiions un de leurs mots ou une de leurs phrases. La gaieté a rarement été funeste : aussi MM. Gaimard, Gaudichaud, Bérard et moi VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 421 sommes-nous toujours revenus de nos courses aventureuses, étonnés de notre bonheur après avoir satisfait notre curiosité. Dès que nous voulions quelque chose et que les sauvages s’opposaient à ce qu'elle eût lieu, loin de les menacer de notre colère ou de les séduire par des promesses, auxquelles ils sont rarement portés à ajouter foi, nous feignions d’abord de ne pas être trop affligés de leurs refus, nous dansions ou mangions avec eux, et bientôt, comme si nous étions de leur famille, tous nos désirs étaient satisfaits. C’est ainsi qu’à Ombay nous avons recueilli des détails très-curieux et visité un village dont les habi- tants ont peut-être dévoré une centaine d'Européens. Mais ces avan- tages, quelque grands qu'ils soient pour les voyageurs, ne sont rien en comparaison de ceux que peuvent en retirer le botaniste, le zoologiste ou l’entomologiste : un arbre, une plante, un poisson, un animal quelcon- que, tout est recherché par eux dans des lieux surtout où la nature n’a pas encore été interrogée, et, pour que rien n'échappe à leur œil scruta- teur ou à leurs observations scientifiques, ils ont souvent besoin d’avoir recours à CeUx qui connaissent par expérience ce qu'eux-mêmes cher- chent à étudier. Dès lors, comment pouvez-vous réussir avec le secours incertain des gestes? Un mot seul met au courant le sauvage; vous re- cueillez des détails et vousles rapportez dans votre patrie. Nous avons conservé dans ces vocabulaires l'orthographe française. Il y à bien dans le langage des sauvages quelques sons que nos caractères ne peuvent pas rendre exactement, mais nous y avons placé les lettres qui nous en donnaient plus approximativement l’idée. Nous avons trouvé dans les vocabulaires des navigateurs anglais tant d'imperfection que, même avec leur secours, nous étions souvent dans l’impossibilité de nous faire comprendre. Cela tenait probablement aussi à la différence de pro- nonciation qui existe entre leur manière et la nôtre. Owhyhée, Whahoo et Mowhée, par exemple, se prononcent ici comme en Angleterre : Ohahi, Houhahou et Mohouï. Nous avons évité toutes les difficultés de ce genre dans nos vocabulaires, et le seul moyen de se faire entendre est de prononcer toutes les lettres que nous avons employées. SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. NOUVELLE - HOLLANDE. À la partie ouest de la Nouvelle-Hollande, nous avons eu si peu de rapports avec les quinze ou dix-huit sauvages qui se sont montrés, que nous n'avons pu, malgré les témoignages de bienveillance par lesquels nous cherchions à les rassurer, apprendre que ce mot : Averkadé. Allez-vous-en. OMBAY, à quatre lieues de la pointe nord de Timor. Nez. Imouni. Troisième. Assidélaï. Yeux. Mmirko. Quatrième. Guémala. Front ou Tête. Imocila. Cinquième. Vakilessé. Bouche. Ibirka. Queue, Imbilataka. Dents. Vessi. Ruban de queue. Preki. Menton. lrakata. Bracelet. Bankoulou. Cheveux. Inibatalaga. Ceinture du eric. Kaboulou. Peigne. Dakara. Anneau qu'ils met- Oreille. Iverlaka, tent au bas de la Cou. Tameni. jambe. Léla. Collier. Poupou. Cric. Péda. Poitrine. Tercod. Fusil. Kéta. Ventre. Tékapana. Arc. Mossa. Postérieur. Tissoukou. Corde de l'arc. Gagapé. Parties sexuelles de Flèche. Dota. la femme. Glessi Bout de la flèche. Pina. Sein. Ami. Fleur qu’ils portent à Epaules. lklessimé. la queue ou à l'o- Bras. Tbarana. reille. Satantoun. Avant-bras. Itana. Mouchoir. Linsou. Main. Ouiné. Corbeau. Adola. Doigt. Tétenkiiéi. Bouclier. Banou. Pouce. Setenkoubassi. Nom de la rivière ou Index. Assidélaï. nous fimes de l’eau. lra. Médius. Léri. Non du village que Annulaire. Guémala. nous visitèmes. Bitoka. Petit doigt. Attenkilessé. Nom du village non Cuisse. Iténa. visité, voisin du Jambe. Iraka. premier. Madama. Mollet. Ipäkana. Nom du rajah de Bi- Genou. Icicibouka. toka. Sicman. Pied. Makalata. Sacré. Pamali. Gros orteil. Vakoubassi. Volaille. Ayan. Deuxième. Léri. Couteau. Pisso. Les noms de nombre sont semblables à ceux de Timor. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 42 Tête. Front. Sourcils. Œil. Yeux. Paupières. Cils. Nez. Bouche. Lèvres. Dents. , Langue. Menton. Joue. Oreille. Barbe. Moustaches. Cheveux. Cou. Poitrine. Mamelle. Trait: Ventre. Nombril. Estomac. Dos. Postérieur. Parties sexuelles de la femme. Mont de Vénus. Union intime sexes. Epaule. Bras. Coude. Main. Doict, Pouce. Or. Barrique. Petit doigt. Ongle. Cuisse. Jambe. Genou. Pied. Talon- Orteil. Peau. Pouls. Homme. Femme. Anthropophage. Jeune. Vieux. Borgne. Aveugle. Lèpre. Rhume. des NATURELS DE GUÉBÉ. Kouto et Koutor. Kaliour. Bilinghi et Bilbilin- ghi. Tam et Tad. Tadji. Touana Kaplour, Tad et Kaplour, Kasseignor. Kapiour. Kapioudjais. Kapioudji. Mamalo. Alod-Galor. Affofto. Kassigna. Djangout. Kassohouné Kalignouné. Kokor. Kacnor et Katnor. Soussé. Soussé. Siahora. Figilo. Naor. Moulor. Pipor. Fid. Fobiit. Ohi-Ohi. Vialor. Kamer. Kapchouor. Fadlor. Kakahor. Kakahor-Pial. Plaran. Pipa. Kakahor-Kali. Kassiébor. à Kapiar et Kafiar, Kichor. Kallar-Toublor. Ilihahor. Kaplouhor. Kahom. Kinot. Houté. Gnat et Sgniat. Piné et Mapina. Kron. Mandjaman. Bukali. Babaïap. Takapali. Matal. Ohio. | Plaie. Petite vérole, Chapeau. Mouchoir. Pantalon. Tunique. Bracelet de coquille. Perle. Couteau. Chaise. Bague. Natte. Aiguille. Corde. Epingle. Tête d'épingle. Gouvernail. Feu. Fer. Fumée. Pagaie ou rame. Mer. Eau douce. Pirogue. Couteau pour fendre les cocos. Argent. Roupie. Table. Miroir. Rasoir. Scie. Banc. Entonnoir. Cuiller. Bouton doré. Serviette. Idoles en bois. Peigne en bois. Bonjour, salut. Fumer. Manger. Uriner. Réveiller quelqu'un. Soleil. Chien. Phallanger. Oiseau. et OEil. Tête. Aile. Patte. Ongle. Queue. Plume. Caroncule d'une es- pèce de tourte. relle. Jabat. Pare: Sarahou et Chapeou. Tahoula. Chanac. Chinsoun. Babila. Moustika. Sout. Trapessa Aliali. Dab. Liainé. Gouminalada. Balou Koutom. Béguéné. Poné. Tassi. Aër omissi. Arouéré. 1 Soubéré. Salaka. Kikitoné, Méza. 1 Mistigué. Soutsakatal. Gargadi. Banko. Sanaka. Sahoul et Gahoul. Kaki. Amout. Hé. Assi. Tabéa. Sorop. Tanané. Pami. Peguigne. Astouol. Kobbli., Doh. Mani. Kapiou, Inéta. Kouto. Balmo Kalahou. Kassiébahou. Sopigo. Plouko, Kognio. 124 (Œuf d'oiseau. Œuf de la poule noi- re. Nid. Cassican. Epervier à blanc. Tourterelle à caron- cule noire. Hirondelle de mer. Corbeau Martin-Pêcheur. Calar de Waiggiou. Autre Calar. Ara noir, perroquet à trompe. Perruche de Timor. Cacatoës. Perroquet Papou. Grand perroquet de la Nouvelle-Gui- née. Lori tricolore. Petite poule noire. Pigeon de Rawack. Pigeon couronné de Banda. Pluvier. Corlieu !. Oralier blanc de Boni Fou brun. Petite hirondelle de ventre Rawack. Petit oiseau gris- blanc. Petit oiseau gris- blane de Risang. Tortue de rivière. Tortue de mer. Gros lézard de Ra- wack. Petit lézard à queue annulée. Gecko. Grand serpent. Petit serpent, Poisson. Squale rousselte. Raie torpille. Raliste à grande ta- che noire. Nautile. Moule. Cône dont on fait des bracelets. Œufs de Léda. Amphinome. Crabe. Crabe à taches rou- _ geatres. Crabe moucheté de jaune. Gérarcin rou ). Crabe brun sans ta- ches. ( tourlou- SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Mané. Pléviné lesso. Penou. Oukouakou. Ouapinébat. Ouapiné. Sapané. Samalahi. Salba. Massouabou et Baro. Massouahahou. Mani-Falkoumé. Saklik. Akia. Ambilio. ÂAlian-Ha. Lori. Blériné. Bioutiné. Manébi. Sikiakel. Sikiakel. Siahou. Mani-Galegalet. Blefré. Kalabissan. Kalibassan. Féhéléhi. Béguébégué. Besté. Sessefré. Kassidiof. Bai Bai. Hin et Hiné. Kafagaï. Famé. Soume. Guig. Ampouloumé. Bilibili. Boul. Niefñ. Kaf. Kaf-Bali. Kaf-Kabéi. Ka-Hou. Kaf-Boussé. Pagure. Scyllare. Angouste. Araignée. Charancon noir. Capricorne. Sauterelle. Cigale. Libellule. Papillon. Chenille noire. Simulie (moustique). Asterie-Ophiure. Oursin. Oursin miliaire. Oursin à baguettes. Holotburie. Noix muscade. Bacis. ou deuxième enveloppe. Brou, ou première enveloppe. Grenade. Fruit du jambosier rouge. Fruit vénéneux fourni par un arbrisseau du genre Ximenia, et nommé pistache par nos marins. Tacca. Giraumord. Mais. Tabac. Banane. Fucus. Sagou. Jonc (genre Canna). Piment. Champignon. Espèce de pomme, fournie par un arbre du genre Cynometra. Escalier. Non. Ecaille. Danser. Madame. Assez. Cigare. Petit-fils. Ile Rawack. bonne Pisang ou île des Ba- naniers. Aiguade de Waig- giou. Croix en bois qui sert à tordre le fil, Je ne sais pas. J'en ai. Bougie. Cire. Kaougané. Kalioul. Besséou. Plaou. Nanipa. Kava-Ouahoa. Kassipiaou. Cinianel. Socmohoua. Calabib. Goyop. Nini. Tehiléoï. Baoussan. Tata: Tassikapiou. Moko. Sémékao et kao. Alan- Boun-Ha et Bouga. Alagan. Dalma. Gog. Fofolahoui. Oueiemé. Bactil. Cassella. Tabaco (s. d. Portu- gais ). Pisang. Rohémé. Of et Jof. Kabo. Baltian. Essiné. Imoui. Loiné. Né. Hounaf. Densar. Gnogna. Ura. Nomhou. Tchoutchou. Rahouch ou bien Ra- houchi. Poulo-Pisang. Sahoury. Kaïouhahé. Trada-Kao. Bagnia. Liliné. Malamé. Poudre à canon. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. DIX Sept. Huit. Neuf. Dix. Onze. Douze. Treize. Vingt. Vingt-un. Vingt-Deux. Trente. Trente-un. ALIFOUROUS, où INDIGÈNES DE WAIGGIOU. Tête. Kagala. Petit doigt. Kouantilminki. Cheveux. Sénoumébouran. Mameiles. Mansou. Nez. Soun. Poitrine. Ignegarini. Cils. Inekarneï. Creux de l'estomac. Tovampini. Yeux. Jadjiemouri. Ventre. Sonani. Barbe. Gangapouni. Nombril. Assilini. Dent. Oualini. Dos, Kouaneténi. Joue. Gangafoni, Fesse. Séni. Lèvres. Ganganini. Postérieur. Sénédokaouri, Menton. Gambapi. Cuisse. Affoloni. Cartilage. Shyroïde-Kadjiahou-| Genou. Konkapoki. ni. Jambe. Konkanfaï. Nuque. Kadjiekoumi. {Mollet. Barmor. Epaule. Poupouni. Pied. Kourgnai. Bras. Kapiani. Talon. Konkabiouli. Bracelet en rotin. Houali. Malléole. Kolabeni. Avant-bras. Konkaboni. Gros orteil. Kouantilul. Main. Konkafaleni. Deuxième orteil. Kouantibipali. Pouce. Kontidal. Troisième. Kouantipoulo. ; Index. Konkantili. Quatrième. Kouantibipali. Médius. Kouantipoulo. Cinquième. Kouantilminki. Annulaire. Kouantiripali. Peau (tissu cutané). Rip. PAPOUS P Tête. Vrouri. Cils. Kabour. Front. Anderé et Andané. [Narine. Inécénonipokir. Sourcils. Bilbiliné, Bouche. Soidon. Œil. Tadeni et Grarour. [Lèvres. Clanii et Sfadoné. Paupières, Karnéou et Neinka-| Dent, Nacoëré, mor. Langue, Ramaré, IL. »1 VOYAGE Ouba et Passané. Pissa. Pilou. Pittoul. Pifrat. Pilimé. Pounoum. Piit. Poual. Pissiou. Otcha. Outinésa. Outinélou. Outinétoul. Affalou et Talankia. Affalou-Talampissa. Affali-Talampilou. Affatoul et Laxa. Laxa-Pissa. AUTOUR DU Trente-deux. Quarante. Cinquante. Soixante. Soixante-dix. Quatre-vingts. Quatre-vingt-dix. Cent. Deux cents. Mille. Deux mille. Trois mille. Quatre mille. Cinq mille. Six mille. Sept mille. Huit mille. Neuf mille. MONDE. Laxa-Pilou Affat. Affalimé. Affounoum. Affatit. Affaoual. Affassiou. Outinetcha. Outinelou. Chalansa. Chalanlou. Chalantoul. Chalanfat. Chalounlimé. Chalannoum. Chalanfit. Chalanoual. Chalanssiou. 426 Joue. Oreille, Trou de l'oreille pour les pendants, Barbe, Moustaches, Favoris: Cheveux. Cou. Poitrine. Mamelle. Sein de femme. Lait. Ventre. Ombilie. Estomac, Dos. Postérieur. Parties sexuelles de de la femme. Union intime sexes. Bras. Main. Doigt. Ongle. Cuisse. Genou. Jambe. Pied. Talon. Plante du pied, Orteil. Sang. Homme. Homme sauvage Femme. Dame ou femme d’une Ancérandia et rampoua-Bassar. condition rieure. Femme enceinte. Papou. des supé- Boucles d'oreilles. Bracelet fait avec une coquille. Bracelet ordinaire. Bracelet de bambou Romandae et Loulou tressé et coloré. Collier. Peigne. Perle. Bague. Sorte quilles, ete. Vêtement. Bouton. Pantalon. Mouchoir. Linge. d'amulette bois, cheveux, co- en SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, Fofer et Gaïaloé, Kananié, Kananik etfVeste. Kanik. Knini-Nekir. Ourevoure et Oure- boure. Ourebourouet Oure- boure. Souroumbourahéné. Sonébrahéné. Sassouri et Satouko- éré. Andersi. Sous et Soussou. Soussou-Bassar. Sous-Dourou. Snéouar. Snépouéné. Sansinédi. Kobrousséna. Kodoné. Fidon. Koffroné. Braminé. Konef. Urampiné. Urampiné-Baï. Oïzop. Onépouer. Oïzof. Oïbahémé. Oékouraé. Oévahémé. Oépiné. Riki. Snone, Sénokakou et Arané. Senosoup. Biéné. Snonaréba, Papoua. Kouménéta Séméfar et Saméfar. Kabraï. Loulouï. Bambroné et Barian- boné. ASix. Moustikan et Mous- tika. Chapeau. Saraou et Tiaptro. Sansou-Drabakene. Ceinture d'écoree de figuier, Maré. Soulier. Sopatou et Soiop, Bas. Caous. Are. Mariai et Mariaiïa. Corde de l'arc. Cabrai. Flèche. Ekoï, Eïkoï et Cohi. Sabre. Inoï. Fusil. Snapan. Pistolets. Poëstik. Canon. Padaïe. Tambour des Papous. Sandip. Foënes, ou fourches à deux ou trois branches. Collo-Ho et Manoura. Hache. Mouécanè. Couteau. Inof, Ainoé et Inoë, Ciseau, Inei-Boutoun. Scie. Gargadi. Cuiller. Rovezausec. Gobelet. Parascoet. Bouteille. Maé et Négui. Miroir. Fanimê et Faniné. Chaise. Calapessa. Bol en porcelaine. Bèné et Béhèné. Sac de vaccois. Camé. Petit sac de feuilles de cocotier que les Papous portent suspendu à l’épau- le gauche. « Kapane. Bambou dans lequel on porte de l’eau. Padarène. Bougie. ° Mala, Malaam «ct Massam. Plume. Mambour. Natte. Haëret lar. Cafetière. Guénessa. Fiole. Farascaï. Clef. Koutiné. Petite vérole, Para. Plaie. Kankoun. Lèpre, Babarai. Brülure. Paré. Pros. Ouai. Boucle de fer de la corvette. Garmont. Pagaie. Taborefs. Corde. Rivé. Ligne de pêche. Karaféré. Fil de laiton où pend l’hameçon. Kassénouar. Coin pour fendre le bois. Assosser. Aiguille à coudre. Ouarious, Marious. Tête de l'aiguille. Pouéné. Aoumis etKapanague| Pointe de l'aiguille. Réri. Arion, Nonandébène. Sansoun. Cati. Sansoun-Souga. Touara. Caïon. Epingle. Kannivar. Pavillon. Barbar et Sagarati. Caractère, lettre, écri- ture. Fas. Maison. Rouma. Escalier. Kaonèke. Ami. Bali. Manger, Dan et Lani. Boire. Dormir. Mourir. Monter. S'en aller. Hisser. Amener. Nager. Pagayer. Rire. Danser. Chanter. Attendre. Sentir. Fumer. Faire. Faire du feu. Mer. Pluie. Soleil. Eclair. Tonnerre. Nuage. Tombeau. Qui est mort. Coup de poing. Coup de pied. Soufflet. Comment vous por- lez-vous ? Bien. Venez ici. Heure. Jour. Son, bruit. Or. Argent. Feu. Eau. Eau douce. Terre végétale. Sable. Homme d’une condi- tion supérieure. Madame. Je vous remercie. Assez. Plusieurs. Joli, beau, bon. Mauvais. Grand. Boiteux. Je ne veux pas. Non. Oui. Cigare. Moi. Toi. Clou. Ecaille. Singe. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. Kiné. Ténef, Kokive et Ké- nef. Ténef. Kabéré. Koubram. Vassio. Vakiou Dasse. Vorosco. Combrivé. Kokévé. Dicé. Vassifaré. Nas. Adéné-Tabaco. Assièné. Assièné-Afor. Sorèné. Méker. Rias. Samar et Nauki. Kadadou. Rep-Meker. Rouma-Papo-Vemar. Vemar. Kankouroui Ka- toub, Rossopoumi. Mouni. et Navié-Rapeiï ? Vié-Rapeï. Gnamaniné et Kama- ricini. Lefo. Ari. Poun. Blaouéné. Likitone. Afor, For et Foro. Ouar. Kokiné. Iéné-Sarop léné. Snombéba. Ra-Hinéserénédia. Aravairi. Rovarapé. Iboën. Narié. Tarada et Trada. Rebah. . Guéna-Douef. Beciva. Marisimba et Nama. Issia. Ou-Hi. Aïa. A-Ou. Pakou. Mis. Rouk. Chauve-souris. Chien. Chienne. Phalanger. Cochon. Buffle. Epervier. Epervier blane. Cassican. à ventre Corbeau. Oiseau de paradis, Martin-Pêcheur. Calaou de Waiggiou. Ara noir. Perruche de Timor. Cacatoë blanc. Lori tricolore. Coq. Poule. Petite gallinacée noi- re. Pigeon couronné de Banda. Huppe du couronné. Colombar à caroncu- le noire. Tourterelle. Tourterelle à calotie purpurine. Pluvier. Corlieu gris. 2 pigeon Crabier blane. Oiseau. Œuf. Patte. Aile. Queue. Tortue d’eau douce. Tortue de mer. Gros lézard de Ra- wack. Petit lézard. Poisson. Nautile. Cône. Tridaene. Tridacne de moyenne grandeur. Grand tridacne. L'animal du tridacne. Œuf de Léda. Coquille univalve. Pagure. Myriapode pieds ). Charancçon. Sauterelle. (mille 127 Rabout. Nofam et Nofané. Nofam-Biéné, Rambane. Baine. Kobo. Man. Man-Oupo. Mankahok et Manga- Ouki. Manbobek. Maëfor et Kati. Mankinétrous. Mandahouéné. Sakiéné. Manésouba. Manbéaher. Magniourou et Ma- niauri. Mazaukéhéné. Mazaukéhéné-Biéné. Bourou- Mankério. Manbrouk. Cun -Héi. Manroua. Ampahéné. Manobo. Mangrènegrène. Manciviené et Anci- biné. Manoubène. Bourou. Bolor et Samour. Guénor et Bramime. Boure. Pouraï. Manguiné. Ouané et Oa-6o. Kalabet. Mantikti. Iné et lénè. Korokorbeï et Kokor- bai. Sagahouli. Katobeï. Sarir. Siambéba et Koïam. Katob. Orbeï-Orbei. Orbei-Koïan. Kaïnoux. Obané. Mourémoure. Ampéné. 1 Depuis le Bengale jusqu'aux îles Sandwich, presque tous les peuples disent oui en aspirant et en levant la tête, tandis qu’en Europe on la baisse. 428 Cigale. Fourmi. Papillon. Oursin. Holoturie. Tabac. Eponge. Multipliant (arbre) *. Giraumon. Papaye. Jamrose rouge. Muscade. Macis, ou enveloppe. Ail. Gingembre. Haricot. Jonc. Fruit charnu d'un ar- bre du genre Cy- espèce nometra, de pomme. Coco. Jeune coco. Pierre de coco ?. deuxième SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Rédegni. Riz. Mancara. Oignon. Apop et Albéoat, Casuarina,. Serrégaline. Ananas. Piname. Sucre. Tabaco. Bambou. lène. Un. Nounou. Deux. Tabou, Laboui et|Trois. Bactil. Quatre. Papaïe. Emi-Ohi. Cinq. Masséfo et Nasfor. |Six. Sept. Huit. Monremoure. Neuf. Bava. Dix. Ravesané. Onze. Avrou. Douze. Treize. Vingt. lar. Soul. Trente. Sarai. Cent. Saraï-Kamoure. lête. Cheveux. Front. Sourcils. Œiül. Cils. Paupières. Poils ou cheveux. Nez. Narine. Bouche. Dent. Dent molaire. Langue. Lèvre. Lèvre supérieure. Lèvre inférieure. Menton. Oreille. Cou. Larynx. Nuque. Poitrine Ventre. Nombril. Dos. Colonne épinière. CHAMORRES, où Oulou. Gapoun-Oulou. Ha-i. Babali. Mata. Poulou chalam lam. Chalam lam. Poulou. Goui-iné. Madoulou Goui-iné. Pachoud. Nifiné. Akakam. Oula. Aman. Aman houlou. Aman papa. Achaï (mouillez). Talan-ha. Agaga. Famagniou-ann. Toun--ho. Ha-ouf. Touyan. Apouya. Tatalou. Tolan-Talou. Pénoëré. Jas. Bava. Imouïi. Rainassi. Goula. L Ambober.