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SOUVENIRS

D'UN DIPLOMATE

Paris. Imprimerie J. Cathy, 3, rue Auber.

DE BACOURT

SOUVENIRS

D'UN DIPLOMATE

LETTRES INTIMES SUR L'aMÉRIQUE

PUBLIÉES AVEC UNE INTRODUCTION 1' A R

LA COMTESSE DE MIRABEAU

^W PARIS

CALMANN LEVY, ÉDITEUR

ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES

; j , RUE A U B E R , ?> 1891

Droits de reproduction et de traduction réservés.

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M. DE BACOURT

J'ai trouve ces pages sur l'Amérique parmi les papiers de M. de Bacourt, mon oncle.

Quand il était ministre plénipotentiaire à Was- hington, chaque paquebot partant pour la France emportait ses récits et ses appréciations. Plus tard, ces lettres collectionnées avec soin lui furent rendues, et elles font si bien connaître les Etats- Unis tels qu'ils étaient, il y a quarante ans, que j'ai cru devoir les publier.

Ce qui m'a particulièrement frappée en les copiant, c'est que la forme républicaine était loin d'offrir un résultat satisfaisant dans ce pays qui n'avait cependant à lutter contre aucun sou- venir monarchique, contre aucun parti, contré aucun courant contraire. Cette nation nouvelle- ment née, émancipée au lendemain de l'oppression

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Il M. DE BAC OC UT

et de la servitude, libre, riche, iiidé[)eiidanLe, pn.raU triste, mécontente, et inspire un sentiment pénible; tout en suivant avec curiosité ce peuple qui se forme et se constitne, on se sent mal à l'aise dans ce vaste et beau pays dont les seules [las- sions, — très contradictoires, sont l'amour de l'or et l'amour de la liberté.

liien ne porte à la sympathie, rien n'inspire la oonliance, rien n'attire l'admiration! On voit les représentants de la nation se jeter réciproquement des injures en plein visage; se battre à coups de poings et à coups de couteaux dans les rues, dans les lieux publics, et au congrès même; le ministre des affaires étrangères s'enivre dans un repas offert au corps diplomatique par le président des Etats-Unis, et le savoir vivre ne se rencontre nulle part dans cette société sans sommet.

Je pense devoir rappeler ici la personnalité et la carrière de celui qui écrivait ces lettres, et dont le souvenir se trouve, par un singulier hasard, uni à deux gi'andes ligures historiques: « Mirabeau et Talleyrand. »

en 1804, entré dans la diplomatie en 182i>, il était ambassadeur à Turin quand il envoya, au lendemain de la révolution de Février, sa démis- sion à M. de Lamartine. Il ne se rallia depuis à aucuns pouvoirs, les uns lui semblant trop près de l'anarchie, et les autres trop voisins de l'ar-

M. DE BAGOURT m

bitraire. Sa retraite prématurée l'ut pour lui un grand sacritice, car il prenait à « la chose pu- blique » l'intérêt vif et constant que beaucoup de gens ne prennent qu'à leurs propres affaires, mais il ne voulut transiger ni avec ses convictions, ni avec ses affections politiques.

Au début de sa carrière, il avait connu à la Haye le comte de la Marck, prince d'Arenberg, auquel Mirabeau écrivait le 17 juillet 1790 :

« Voilà, mon cher comte, deux [)aquets que vous ne remettrez qu'à moi quoi qu'il arrive, et qu'en cas de mort, vous communiqueriez à qui prendra assez dintérêt à ma mémoire pour la défendre. »

Le comte de la Marck lui répondit :

« Le zèle le plus exclusif saura, à défaut de toute autre qualité, choisir ceux qui seront dignes de parler de vous. »

Quarante ans plus tard, il coniiait la défense <( du grand tribun », à M. de Bacourt qui durant sa carrière active et errante, ne put s'en occuper, et ce ne fut qu'en 1851 que parut la Correspondance de Mirabemi, dont, en 1848, j'avais épousé le petit neveu, sans que mon oncle qui déjà me traitait en fille adoptive, ait en rien contribué à ce mariage; mais cette singulière coïncidence lui lit prendre encore plus à cœur la mission qui lui était confiée.

IV M. DE BACOURT

La Correspondance de Mirabeau établit d'une manière nette et précise ses sentiments et ses con- victions. Cet homme, qui n'avait commis que des fautes et qu'on traitait en criminel, avait chère- ment acquis le droit de combattre les lois arbi- traires dont il fut victime. Il voulut d'abord mettre des bornes au pouvoir, sans limite et sans contrôle, en vertu duquel il avait passé la plus grande partie de sa vie dans les prisons de l'État. Plus tard, il est vrai, il chercha à enrayer la Ré- volution et à poser les bases d'un gouvernement constitutionnel, mais il ne s'est pas « vendu » ainsi qu'on l'en a accusé, puisqu'en essayant de sauver la monarchie expirante, il n'obéissait qu'à ses propres convictions. Il avait fait 89, mais ne voulait pas 93.

Traqué par ses créanciers, obligé d'écrire au jour le jour les livres et brochures dont il leur jetait le prix, forcé de se soustraire sans cesse à leurs poursuites, torturé par de misérables en- traves matérielles, il n'avait ni la liberté de son temps, ni la liberté de son esprit ; et ce fut dans ces circonstances, et pour rentrer en pleine pos- session de son génie, qu'il accepta de la cour le payement de ses dettes.

En se laissant décharger des chaînes qui pe- saient sur sa vie, il ne songeait certes ni à faire fortune, ni même à taxer son éloquence, et une

M. DE BAGOURT V

lettre adressée à mademoiselle de Nelira affirme d'une manière éclatante son indifférence complète pour ses intérêts personnels, car, au milieu des plus cruelles difficultés pécuniaires, il répondait à sa maîtresse qui lui demandait en était un de ses procès :

« J'ai bien autre chose à faire que de penser à toutes ces bagatelles ! Savez-vous dans quelle situation nous sommes? Savez-vous que l'agio- tage est à son comble ? Savez-vous que bientôt il n'y aura plus un sol dans le trésor public? »

Et quand il écrivait cela, sa propre bourse ne contenait plus un liard! Ce cri de détresse est bien la preuve irrécusable que Mirabeau avait l'amour passionné de Ja patrie et le dédain de l'argent.

Aussitôt après la publication des lettres de Mi- rabeau, M. de Bacourt s'occupa des mémoires de Talleyrand.

Il avait été, en 1830, envoyé en mission à Lon- dres près de l'illustre diplomate qui représentait alors la France en Angleterre. A peine M. de Tal- leyrand l'eùt-il entrevu qu'il demanda à le con- server, et il le lit promptement passer au rang de premier secrétaire d'ambassade. Le prince avait encore une haute entente des choses, la finesse de jugement et la persévérante volonté devant la- quelle tant de puissances durent plier, mais l'âge ne lui permettant plus de se livrer au travail, son

VI M. DE BACOURT

jeune secrétaire auquel, d'un seul mot, il faisait comprendre ses vues, devint pour lui un complé- ment nécessaire. Beaucoup de chefs n'eussent pas avoué cela, mais M. de Talleyrand le dit haute- ment au roi Louis-Philippe en lui recommandant mon oncle, et durant une absence de quatre mois qu'il fut obligé de faire pour cause de santé, Jl contia à ce diplomate de vingt-huit ans la direc- tion absolue des affaires qui se traitaient à Lon- dres, et qui, à cette époque, étaient les plus im- portantes de l'Europe.

Quelques années plus tard, quand le prince, depuis longtemps retiré à Paris, sentit approcher le terme de son existence, il fît appeler près de lui M. de Bacourt qui partagea avec toute sa fa- mille le soin de le réconcilier avec l'Eglise; cha- cun s'y employa de tout son cœur et de toute son âme, et celui qui avait, pendant un demi-siècle, mené l'Europe, jeta, pour la première fois de sa vie peut-être, un regard hors des frontières de ce monde ; au même instant, une enfant « belle comme le jour » vêtue de blanc et enveloppée d'un long voile, venait s'agenouiller à ses pieds en lui demandant sa bénédiction. C'était la fille du baron do Talleyrand, madame Stanley, qui allait faire sa première communion. L'évêque d'Autun, profondément ému, la bénit. En quelques minutes, sa conversion s'était accomplie !

M. DE BACOURT vu

Au milieu des défaillances de ses afïections dynastiques, une chose apparaît d'une façon écla- tante dans la vie de M. de Talleyrand, c'est qu'il s'attacha, toujours et avant tout, à conserver ou à rendre à son pays sa force et sa splendeur. Il sut, en toutes circonstances, servir utilement et puis- samment la France, et lorsqu'elle était envahie par l'Europe, ce fut un succès merveilleux de lui faire rendre, au congrès de "Vienne, ses frontières intactes. C'est bien ce grand et habile diplomate qui méritait véritablement d'être appelé « le libé- rateur du territoire ».

Par son testament, en date du dO janvier 1834, M. de Talleyrand avait institué pour légataire universelle et exécuteur testamentaire, sa nièce, madame la duchesse de Dino, née princesse de Courlande, en lui enjoignant de la manière la plus formelle de ne publier ses mémoires que trente ans après sa mort. Par deux codiciles, en date du 13 mai 1837, et du 17 mars 1838, le prince chargea M. de Bacourt de remplacer madame la duchesse de Dino dans le cas elle ne survivrait pas au délai de trente années, et il léguait à ses deux exécuteurs testamentaires le droit de reculer la publication de ses mémoires s'ils le jugeaient nécessaire.

M. de Talleyrand mourut le 18 mai 1838, et ma- dame la duchesse de Dino, devenue duchesse de

viii M. DE BACOURT

Talleyrand et de Sagan, le 19 septembre 1862; mais, longtemps avant sa mort, elle avait remis à mon oncle tous les papiers du prince.

Ce fut un travail considérable que de relier les différentes parties de ces mémoires, car M. de Tal- leyrand, chaque fois qu'un événement en valait la peine, se contentait d'écrire ce qui se passait, puis jetait cela pêle-mêle avec des notes sur les uns et sur les autres.

M. de Bacourt, voulant appuyer les récits du prince sur des documents authentiques, a parcou- ru plusieurs fois l'Europe entière pour retrouver dans les archives des légations des preuves inu- tiles à sa propre conviction, mais nécessaires à l'histoire, et, ayant le pressentiment d'une fin prochaine, il travaillait parfois, dans les derniers temps de sa vie, jusqu'à dix heures par jour pour ne pas laisser sa tâche inachevée.

Ma mère, légataire universelle et exécuteur tes- tamentaire de son frère, fut chargée par lui de remettre les Mémoires du prince de Talleyrand à messieurs Châtelain et Paul Andral qui, depuis dix-sept ans, en sont dépositaires. L'article du tes- tament de mon oncle relatif à ce dépôt se termine ainsi : « J'impose comme condition expresse à mes- sieurs Châtelain et Andral qu'aucune publica- tion tirée de ces papiers ne pourra être faite, en aucun cas , avant l'année 1888, ajoutant

M. DE BACOURT Lt

ainsi un terme de vingt ans à celui de trente fixé par le prince de Talleyrand. »

Une somme de dix mille francs était, en outre, léguée par M. de Bacourt à MM. Châtelain et An- dral pour les indemniser des soins que pouvaient leur coûter la garde et la publication des Mé- moires de M. de Talleyrand.

On voit, d'après cette explication formelle, que les dépositaires de ces mémoires n'ont pas le droit d'en publier une seule ligne a^nt l'année 1888, et, par conséquent, les bruits qui, à différentes reprises, ont couru annonçant la mise sous presse prématurée de ce dépôt, ne pouvaient avoir aucun fondement.

Il ne m'appartient pas d'expliquer aujourd'hui les motifs qui ont porté mon oncle à imposer ce long retard, mais je constate qu'en cela il a fait

'■ abnégation complète de tout intérêt personnel, car cette publication faite en son vivant, ou immédia- tement après sa mort, eût attaché une grande no- toriété à son nom.

Durant les années qu'il passa dans la retraite, il s'occupa donc de ces différents travaux qui exigè- rent, ainsi que je l'ai dit, de nombreux et longs voyages; puis d'illustres amitiés l'appelaient au&si

/^ à l'étranger.

/ De 1835 à 1840, il avait été ministre de France à

\ Carlsruhe ; le grand-duc lui témoignait un vérita-

\ \ n

X M. DE BACOURT

ble attachement, et il était aussi ijarticulièremeiil bien accueilli par la grande-duchesse douairière Stéphanie, tante de Napoléon III, lequel, interné alors à Carlsruhe, se trouvait sous la surveillance du ministre de France, et contraint de venir de temps à autre à la légation faire constater sa pré- sence. Nul ne prévoyait, en ce temps-là, que le prince qui vivait ainsi péniblement dans une triste dépendance monterait un jour sur le trône qu'il avait essayé d'ébranler par des conspirations aux- quelles on donnait le nom «d'échaufïburées». La bar- que qui portait « César et sa fortune » paraissait alors bien loin du rivage.

Resté en relations avec la maison régnante de Bade, M. de Bacourt allait souvent à Goblentz près de la grande-duchesse Stéphanie, et il s'y trouva même quand sa petite-fille, la princesse Caroline Wasa, refusa de devenir impératrice des Français. C'était cependant le rêve de la grande-duchesse, et le très vif désir de Napoléon III qui eut avec la petite princesse une entrevue à Bade; mais elle trouva son cousin « trop vieux » !

Elle avait alors dix-huit ans, et l'empereur qua- rante-quatre. — Puis elle ne voulait pas, <3lle, descen- dante des rois de Suède dépossédés par Napo- léon r"", épouser un Bonaparte. Une couronne impériale semblait être pourtant pour une prin- cesse exilée, a une véritable occasion » : mais, ne

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se laissant ni éblouir ni influencer, elle résista à toutes les instances avec une rare énergie.

Un an après, elle épousait le prince de Saxe, et elle est encore aujourd'hui reine de ce petit royaume.

La grande-duchesse Stéphanie avait, en 1849, présenté M. de Bacourt au prince et à la princesse de Prusse qui habitaient le château de Goblentz une grande partie de l'année. Celui qui devait être, plus tard,, un très puissant monarque, se tenait, à cette époque, éloigné de la politique, souvent même de la cour, et, tant que son frère put régner, il se contenta d'être le premier sujet du roi. Mon oncle, admis pendant quinze ans dans l'intimité de l'empereur d'Allemagne, vit grandir le prince héré- ditaire, et sa charmante sonirla duchesse de Bade; il avait un profond attachement pour la maison de Prusse, et si quelque chose peut nous consoler de sa perte prématurée, c'est dépenser que la douleur d'assister à la guerre de 1870 lui fut épargnée.

Je désire que ces lettres sur l'Amérique rappel- lent M. de Bacourt au souvenir de ses amis; il les écrivait sans se douter qu'elles seraient un jour publiées; en les transcrivant, il me semblait l'en- tendre causer et le voir encore parmi nous, car on retrouve, à chaque page, l'originalité non cherchée qui rendait amusant le moindre récit. Il avait une intelligence supérieure, le don de répartie, une

XII M. UE BACOLHT

grande facilité de travail, une fermeté de juge- ment que rien ne faisait dévier, et cette pénétration rapide et sûre qui, dans la carrière diplomatique, assure le succès; il devait aussi à son esprit juste et éclairé la faculté de prévoir les événements, et cette faculté s'appliquait avec une égale précision aux choses de la vie privée, et aux questions poli- tiques de la France et de l'Étranger. On remar- quera dans cette correspondance de 1840 à 1842, qu'il entrevoyait, quinze ans à l'avance, le drame sanglant qui devait plus tard diviser le nord et le sud de l'Amérique en deux camps les haines et les rivalités firent oublier les intérêts communs d'une môme patrie.

D'un physique très agréable dans sa jeunesse, il conserva toujours une rare élégance; distingué, simple et naturel, non seulement il savait plaire, mais il savait aussi se faire aimer; tout en s'efla- (;ant avec une extrême réserve, il ne passa jamais inaperçu, et avant d'être «quelque chose )),il était « quelqu'un ».

Il eut le talent de s'élever sans s'attirer la moin- dre inimitié. On recourait souvent à son crédit ; il fut généreux et dévoué, mais n'accorda, en aucune circonstance, son appui à qui ne méritait pas son estime. Avant tout, il était droit et ferme, et le prince de Talleyrand écrivait au roi Louis-Phi- hppe : <( Je connais peu de gens dont l'esprit puisse

xM. DE BAGOU RT xiii

être comparé à celui de M. de Bacoiirt, et je n'en ai jamais rencontré de plus honnête. »

Un seul mot, d'une justesse frappante, dit joyeu- sement par lui, remplaçait souvent un conseil, et atteignait beaucoup mieux le but. Ici même oîi j'écris ces lignes, j'entrai, il y a environ trente- cinq ans, chez lui, la cravache à la main, en esca- ladant une fenêtre du rez-de-chaussée, et je lui dis, d'un air trop crâne probablement : « Voulez- vous venir vous promener avec moi, mon oncle ? » Il me répondit : « Volontiers, mon neveu ! »

Il avait toujours eu pour ma mère une affection particulièrement grande, et mon père, avant de devenir son beau-frère, était son ami le plus aimé et le plus vénéré. Nous vivions tous ensemble quand il n'était pas à l'étranger, et j'ai pu, durant toute ma vie, apprécier à leur haute valeur son caractère, son intelligence et son cœur. 11 man- querait quelque chose à ce portrait si je ne disais que ses croyances furent toujours fermes et sa mort admirablement chrétienne.

Je suis certaine qu'aucun de ceux qui l'ont connu ne trouveront exagérés les éloges que m'inspirent son souvenir et la tendresse filiale que j'avais pour [lui.

Comtesse de Mirabeau.

Cossesseville, l»^"* juin 1882.

SOUVENIRS

D'UN DIPLOMATE

Londres, 24 mai 1840.

Je viens de voir M. Guizot ; j'ai trouvé ce petit ambassadeur très bien installé dans son mag-nilique hôtel, content de sa situation, de la marche des afï'aires, de tout le monde et de toutes choses, mais se plaignant toutefois d'une espèce d'isolement dont le grand mou- vement de Londres lui laisse l'impression. J'entends dire qu'il a ici quelque succès de bel esprit, mais que personne ne cherche à se lier avec lui. C'est à Uolland House et chez madame Stanley, femme d'Edward Stanley

.â^: : ,1 'SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

assez radical, qu'il va le plus souvent. On a trouvé d'assez mauvais goût qu'il ait demandé à madame Stanley de lui donner à dîner avec O'Gonnell.

Londres est encore. plus animé qu'il y a cinq ans; les boutiques, plus resplendissantes; c'est un luxe , une magnificence qui efface tout ce que peut offrir Paris, oîr le luxe est ce- pendant si grand ! . . . Je serais tenté de croire avec M. Guizot qu'un pays oii tous les genres de prospérités sont développés à un tel degré est bien loin d'une révolution, si d'autres signes ne venaient pas exciter mon inquiétude. C'est comme en France une mauvaise ré- colte compromettrait l'existence du gouver- nement.

D'ailleurs, ici, la reine est en butte à la mal- veillance, le gouvernement sans force mo- rale, le ministère en minorité au Parlement, au moins une fois par mois ; le radicalisme fait des progrès lents mais certains, et l'aris- tocratie perd chaque jour de son influence au profit de la classe moyenne qui est ambitieuse et agitée. Enfin l'Angleterre a, once moment^

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 3

des embarras assez sérieux à démêler avec le Portugal, l'Espagne, Naples, TEgypte, la Grèce^ la Chine et les Etats-Unis.

Sa politique extérieure est dirigée par un homme remuant, habile, il est vrai, mais qui se jette sans cesse dans de nouvelles difficul- tés avant de s'être tiré de celles provoquées par son imprudente légèreté : ses collègues le sentent, le savent, mais il faudrait pour y remédier qu'un d'eux prît la direction des af- faires extérieures, et ils sont, ou trop indo- lents, ou incapables de le faire. Voilà l'idée que j'ai prise de l'état de ce pays depuis mon arrivée; je me suis engagé à vous communi- quer toutes mes impressions, fausses ou justes, au risque de revenir sur elles si quelque chose les modifie plus tard.

J^ai dîné avec lady Burghersh chez la pau- vre petite comtesse Bathyani; la conversation n'a guère roulé que sur les petites sottises de la société de Londres, et surtout sur celles de lady Jersey. Lord William Russel, qui vient d'être assassiné, était son beau-frère, ce qui lui faisait déplorer, il y a quelques jours,

4 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

devant la duchesse de Glocester, la nécessité dans laquelle elle se trouvait de mettre de côté son deuil pour aller au drawincj-room. La bonne duchesse de Glocester conte cela à la reine, qui charge sa tante de dire à lady Jer- sey qu'elle comprend son embarras et qu'elle la dispense du drawing-room. Lady Jersey, furieuse de ne pouvoir aller à la cour, cher- che à persuader à la duchesse de Glocester, qui s'aperçoit trop tard qu'elle a été dupe, que malgré la permission de la reine, elle doit à sa fille, la comtesse Sarah, de la mener au drawiiuj-room ; c'était, dit-on, fort comique, et il a bien fallu, à son grand regret, renon- cer à revenir sur sa première démarche.

II

26 mai d840.

J'ai vu lord Grey assez a^gre sur les affai res et ne prenant pas son parti de vieillir. Je suis retourné chez M. Guizot : il a un grand aplomb et mène son affaire haut la main; il ma montré, mais sans me la lire, une lettre de Thiers, en douze pages. Il m'a passé par l'esprit qu'ils pourraient bien s'en- tendre tous deux pour tromper celui qui devrait être leur maître. M. Guizot est fort poli pour moi, me fait de grands com- pliments sur les souvenirs que j'ai laissés à Londres, mais il me demande si souvent quand je partirai, que je serais tenté de croire que ma présence l'importune. Je dois dîner chez lui aujourd'hui.

III

27 mai 1840.

Le dîner à l'ambassade de France, de la façon de Louis Esbrat, était fort bon, le cou- vert assez élégant, mais le tout ensemble ne ressemblait pas plus à ce que cela était du temps de M. de Talleyrand que les deux am- bassadeurs ne se ressemblent. M. Guizot cause, tâche de donner du mouvement à la conversation, vante son vin, a l'air d'un con- naisseur en le buvant et en l'offrant, mais tout cela est appris, and is not genuine.

IV

28 mai 1840.

J'ai été chez lady Palmerston, qui est rajeu- nie et plus en train. Elle m'a parlé avec in- quiétude de l'arrivée de madame de Lieven ; elle dit que Bulow en est agité au point d'en être nerveux et malade. Lord Palmerston, avec lequel j'ai passé deux heures, a été franc et net dans les explications qu'il m'a données sur les affaires d'Amérique et de Buenos-Ayres que j'avais à traiter avec lui ; il a accepté mes bons offices en Amérique, et m'a dit qu'il m'enverrait une lettre pour M. Fox, ministre d'Angleterre à Washington, dans laquelle il exprimerait ce qu'il pense de moi, de façon à

8 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

établir entre nous les meilleurs rapports. 11 m'a expliqué avec clarté, et, je crois, avec sin- cérité, les causes de refroidissement qui se sont élevées, depuis deux ans, entre la France et l'Angleterre. Je suis fort satisfait de cette entrevue dont les résultats me seront utiles de Tautre côté de l'Atlantique.

J'ai dîné chez monsieur Ellis, qui a pour Thiers une vraie tendresse, lequel, dit-il, s'en- tend avec Guizot comme les deux doigts de la main.

29 mai 1840.

J'ai cru devoir rendre compte à monsieur Guizot de ma conversation avec Lord Pal- merston. Son premier mot a encore été de me demander quand je partais. Il cache mal le plaisir que lui fait le rejet d'un million par la Chambre des députés pour l'érection d'une statue à Napoléon; il y voit une défaite pour le ministère et s'en réjouit; en tout, il s'est un peu laissé aller dans la conversation, et m'a dit que monsieur Thiers, avec sa nature, ne pourrait jamais résister à la gauche, et qu'il serait entraîné par elle. C'est un mauvais moment à passer; il faut que l'eau gâtée s'é-

1.

10 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

coule. Il accepte des compliments sm^ l'héri- tage qui ne saurait lui manquer à la chute de son ami, avec lequel « il est comme les deux doigts de la main ». Il attend la princesse de Lieven au quinze de juin, ne se montre pas _gêné de son arrivée, et veut même paraître étonné des terreurs de Brunow et de Bulow dont il parle avec moquerie; enfin, il espère arranger les affaires d'Orient, et, après ce triomphe, rentrer en France en vainqueur et monter au capitole !

YI

Clifton, près Brislol, 3 juin 1840.

J'ai quitté Londres hier, et je suis bien revenu de mon admiration pour les voitures publiques d'Angleterre ; c'est tout au plus bon pour les commis voyageurs pressés et se portant bien. De Londres à Bath nous avons traversé un ravissant pays, nommé à juste titre le jardin de l'Angleterre. Je suis ici dans une petite auberge située au bord de l'Avon, à cent pas du bassin se trouve le Great Western; on m'avait proposé un appartement ayant vue sur ce bassin ; je l'ai refusé ; je verrai toujours trop tôt le bâtiment qui m'emporte là-bas,

VII

Globe Hôtel, New-York, 19 Juin 1840.

Je n'ai trouvé nul plaisir à faire la traversée, et je crains que vous n'en trouviez pas beau- coup plus à en lire le récit que je reprends du point de départ. Avant de quitter l'Angleterre j'ai voulu voir les environs de Clifton, si renommés pour leurs sites pittoresques. La petite rivière de F Avon, après sa sortie de Bristol, entre dans une gorge de sept milles de long dont chaque rive est formée par des rochers à pic. On construit un pont suspendu aussi hardi que celui de Fribourg pour com- muniquer d'une rive à l'autre, et en attendant qu'il soit terminé, on fait une traversée

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 13

aérienne dans des paniers glissant sur des chaînes.

Nous nous sommes embarqués le 4 juin à l'embouchure de l'Avon, oii le Great Western était à l'ancre. Le général Chatry de la Fosse, qui a accompagné son fils jusque-là, pleurait à chaudes larmes. Le Great Weste?m est un magnifique bâtiment de deux cent vingt-six pieds de long sur cinquante-quatre de large et d'une profondeur de quarante-neuf pieds. La machine à vapeur est de la force de quatre cent cinquante chevaux. Il est imposant à voir loin et de près. Maintenant, nous' allons, si vous le permettez, pénétrer dans l'intérieur, et vous jugerez s'il est aussi agréable à habi- ter. Le pont est divisé en trois parties : l'avant, occupé par l'équipage, les gens de service, les domestiques, etc., etc.; le centre, oiiest la ma- chine etce que j'appellerai la ménagerie; et en- fin l'arrière, oi^i les passagers ont un assez vaste espace pour se promener. Sous le pont d'arrière se trouve un grand salon dont le centre est vitré pour éclairer la salle à manger qui est dessous; c'est autour de ces deux pièces que

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sont les cabines des passagers. La machine et la ménagerie absorbent le centre. Les cabines des domestiques, celles des gens de l'équipage et les cuisines remplissent le dessous du pont d'avant. Tout cela est bien divisé, gran- diose à voir ; mais Dieu garde les malades ner- veux d y habiter. Dans l'espace que je viens de décrire se trouvaient entassés quatre-vingt- cinq passagers, hommes, femmes et enfants; quatre-vingt-douze personnes de l'équipage, dont vingt-cinq nègres ou mulâtres renommés ajuste titre pour leur fâcheuse odeur; enfin, deux vaches, douze cochons, dix moutons, vingt-cinq poules et autant de canards, d'oies et do dindons, dont pas un n'a été tué pendant la traversée étant destinés pour le retour. Figurez-vous tout cela buvant, mangeant, dor- mant, criant, chantant, bêlant, beuglant ; ajou- tez-y le bruit de la machine et celui des ma- nœuvres ; enfermez-vous en imagination dans une cabine de sept pieds de long, sept pieds de haut et sept pieds de large, et vous aurez une juste idée des plaisirs du voyage. Ce n'est rien encore quand le temps est calme ; mais si

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la mer est grosse, la moitié de tout ce monde est malade, sans exception des animaux; cela devient alors un séjour infernal.

Nous avons levé l'ancre le 4 juin à quatre heures de l'après-midi, et descendu le canal de Bristol bordé d'un côté par l'Irlande, et de l'autre par les rochers escarpés et verdoyants du Devonshire et de Cornwall. En sortant du canal de Bristol nous avons rencontré le vent nord-ouest qui nous était contraire, et qui a soufflé sans interruption jusqu'à hier au soir, rendant notre voyage plus rude parce que le bâtiment en était plus secoué ; mais le Great Western qui, on peut le dire, marche contre vent et marée, ne se laisse arrêter par rien, et le quatorzième jour nous sommes entrés dans le port de New-York.

Le 10 au soir la mer devint houleuse, et la nuit fut épouvantable ; j'eus au moins le plai- sir de voir une véritable tempête. Le 13, nous rencontrâmes un bâtiment pêcheur français de Saint-Malo^ qui était depuis quatre mois en mer; la rencontre d'un bâtiment quelconque est un grand événement, étant une distraction

16 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

d'un quart d'heure au milieu de la plus assom- mante monotonie. Le 16, un cri d'alarme re- tentit tout à coup, la machine s'arrêta bientôt ; une stupeur générale s'empara de tout le monde ; on se précipitait hors des cabines ; les uns criaient au feu, les autres disaient que la machine allait sauter. L'angoisse était grande. En définitive, un pauvre matelot, en arran- geant des cordages, était tombé à la mer ; le bâtiment, dans toute sa longueur, avait passé sur lui sans le toucher : un vrai miracle ! On jeta un canot à la mer, et comme il nageait fort bien, il fut promptement repêché. Le tout dura à peine un quart d'heure, grâce à l'admi- rable discipline anglaise.

Le 18, nous prîmes à bord un pilote amé- ricain, et cette nuit, vers une heure, nous sommes entrés dans le port de New- York pour y débarquer à cinq heures du matin.

VIII

New- York, 20 juin 1840.

Il m'a semblé très doux de me reposer dans un lit, après avoir passé quinze nuits dans une espèce de cercueil. Je conclus du voyage que je viens de faire, d'abord, que je suis un fort mauvais marin, et ensuite que la mer est un triste élément et la vie maritime parfaitement insipide. L'imagination des poètes peut trouver dans l'immensité des eaux et du ciel des beautés que je n'y ai pas vues, mais je vous déclare que le lever et le coucher du soleil, la lune et les étoiles, n'ont rien de plus beau sur mer que sur terre.

Hier, en débarquant avec M. de la Fosse, dont, soit dit en passant, j'ai été très content

18 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

pendant la traversée, nous nous sommes rendus chez le consul général, M. de la Forest; il était absent; il a fallu chercher le vice-consul, un petit imbécile qui a si mal managed notre affaire, que nous n'avons pu avoir nos effets que tard dans l'après-midi. Je passerai probablement une semaine ici pour traiter différentes affaires. Je n'ai encore vu de la ville que la partie que j'ai traversée en al- lant chez le consul et en venant à l'hôtel. La première impression n'est pas favorable : les maisons sont laides, et bâties en briques avec des aei'os à la façon anglaise ; il y a partout des trottoirs en pierre de taille, et le milieu des rues est pavé en mauvais cailloux, ce qui le rend insupportable pour les voitures ; beau- coup de rues sont plantées d'arbres ; l'aspect est celui d'une grande ville de province an- glaise modifiée un peu à la hollandaise ; il y règne le mouvement d'une population mar- chande de trois cent mille âmes.

IX

New-York, 21 juin 1840.

Je ne puis parvenir à calmer mes spirits; je ressens une tristesse profonde et regrette déjà l'autre partie du monde qui me semble la meilleure. Je suis allé à la batterie, seule chose que je fusse curieux de voir dans New-York, et cela en mémoire de M. de Talleyrand et de son aventure avec M. de Beaumetz sur cette batterie. C'est un ancien ouvrage de fortification qui forme la pointe sud de la presqu'île sur laquelle est située la ville de New- York. Cette batterie est aujour- d'hui couverte d'un amphithéâtre en planches peintes dans lequel on donne quelquefois des

20 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

représentations équestres et autres, et qui, le reste du temps, forme un café public ; c'est du plus mauvais goût, et cela gâte un emplace- ment curieux. Du haut de la plate -forme, la vue est étendue : une des rives de la pres- qu'île est baignée par la rivière du Nord ou de l'Hudson, et l'autre par ce qu'on appelle la rivière de l'Est, mais qui est réellement un bras de mer sortant du golfe de Long Island ; les deux rivières vienneiit mêler leurs eaux devant la batterie, et forment ensuite la rade de New-York qui est parsemée de jolies îles verdoyantes au delà desquelles on aperçoit les coteaux boisés et habités de New-Jersey. Une quantité innombrable de bâtiments de tous genres couvre les deux quais : celui de FHudson est réservé aux embarcations qui naviguent par les canaux et les rivières dans l'intérieur des Etats-Unis, et celui de l'Est reçoit les bâtiments arrivant ou partant pour tous les points du globe. Les navires, à voiles, à vapeur, de toutes formes, allant et venant dans tous les sens sont la beauté réelle de New- York.

SOUVENIRS DUN DIPLOMATE 21

En descendant de la batterie, on entre dans un petit square dont les arbres sont rongés par Finfluence des vents de mer. De ce square part la grande rue de New- York, Broadway, qui court parallèlement aux deux rivières, et à distance égale de chacune d'elles, pendant trois milles ; des rues transversales vont de Broaw^day aux quais de chaque rivière, et c'est ainsi qu'est établie toute la ville qui s'étend assez loin sous cette forme, et s'agrandit chaque jour. En 1731, cette grande cité com- merciale conaptait huit mille âmes ; mainte- nant elle en a trois cent mille. Broadway est la rue principale ; c'est que sont toutes les boutiques, les belles maisons, et les étabhs- sements importants ; mais tout ici donne l'idée d'une ville sacrifiée aux affaires : il n'y a pas un monument, pas une maison bien bâtie qui ne soit gâté par quelque chose d'étroit et de mauvais goût. A l'exception des nègres et négresses salement vêtus , on ne ren- contre que des gens, hommes ou femmes, convenablement habillés sans qu^on puisse faire de distinction dans les costumes de ceux

22 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

qui sont plus ou moins riches. Les hommes sont de cette race anglaise forte et robuste mais sans grâce ; j'ai vu beaucoup de rousses, sans apercevoir jusqu'à présent ces beautés amé- ricaines tant vantées.

New-York, 22 juin 1840.

J'ai déjà un échantillon du climat américain; à mon arrivée il faisait froid, et, sans transi- tion, nous avons passé à une chaleur acca- blante. Je suis allé hier à la messe dans une église qui a Tair d'un temple protestant; elle était remplie à étouffer, sans doute à cause de la Fête-Dieu. Le service se fait bien, à l'excep- tion des chants dont la musique est absolu- ment mondaine. Personne ici ne fait de visites le dimanche, quoique New-York ne soit pas une ville aussi puritaine que Boston, on fermait, il y a peu d'années encore, les rues avec des chaînes les dimanches et jours de

24 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

fêtes, pour empêcher les voitures de circuler. La quantité d'étrangers qui habitent New -York en modifient un peu les mœurs. Si j'en crois ce que M. Berger, un médecin que j'ai vu ce matin, m'a raconté, le puritanisme amé- ricain aurait peu de valeur. Il m'a assuré qu'il n'y avait pas, en ce moment, à New-York, quatre personnes, même des plus haut placées, qui n'aient fait banqueroute ou qui ne soient sur le point de le faire, et, malgré cela, tous tiennent le même train, sans rien changer aux habitudes contractées dans la prospérité.

J'ai eu la visite d'un de mes nouveaux col- lègues à Washington, M. de Nordin, chargé d'affaires de Suède : il ma fait un assez triste tableau de Washington le corps diplo- matique ne peut trouver de ressources qu'en lui-môme, et le whist paraît être le seul plaisir qu'il prenne. M. de la Forest, le consul qui arrivait de Philadelphie, est aussi venu chez moi : c'est un ci-devant jeune homme, gros et faisant l'élégant ; il s'est mis à mes ordres, et s'annonce comme complaisant. Nous verrons.

XI

New-York, 23 juin 1840.

J'ai été chez M. de la Forest lui parler de plusieurs affaires que je suis chargé de suivre et de protéger. Le consul est décidément un bon homme, mais une tête sans cervelle, tel qu'on me l'avait dépeint. Nous avons fait ensemble une tournée de visites. J'ai remis chez MM. Martinet et John Livingston, pa- rents de Bresson, des lettres dont il m'avait chargé pour eux; ce sont des gens honorables. J'ai aussi porté à M. Goodhue les lettres de Baths; c'est un des hommes les plus riches de New-York, et solide, ce qui est ici chose excep- tionnelle. En le quittant j'ai passé chez M. Ja-

26 RS D'UN DIPLOMATE

mes J ,i de la maison Prime Word et

King-, .respondant des Hottinguer. Ce M. Ja- mes King a un frère aîné, Charles King, très distingué par son esprit et dont j'ai fait aussi la connaissance . Ils sont tous deux fils d'un M. King que M. de Talleyrand avait beaucoup connu, qui avait été l'ami de Washington, et pendant toute la présidence duquel il avait été ministre d'Amérique à Londres. Depuis la mort du général Washington tous les King fig-urent dans l'opposition, qu'on appelle ici whicjf c'est-à-dire aristocratique ; c'est celle qui soutient que la forme du gouvernement actuel est trop démocratique, qu'on a défiguré l'œuvre de Washington et de ses amis , les fondateurs de la République. MM. King figu- rent donc parmi les principaux de ce parti, qui est très violent contre le gouvernement. On s'accorde à reconnaître leur mérite personnel. M. James King, qui est le chef de la maison, m'a engagé à dîner chez lui après-demain, à la campagne à deux lieues de New-York, et à y conduire M. de la Fosse.

J'ai dîné à mon hôtel avec M. de la Fosse,

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 27

et, le soir, M. de la Forest est venu pour

nous conduire chez M. et madame F ,

c'est, à ce qu'il dit, la seule famille française respectable habitant New-York ; c'est au mi- lieu de cette famille qu'il passe sa vie. Le mari paraît venj mdgar, la femme, qui est mieux, et qui doit avoir été jolie, est petite-nièce de M. de Sèze. Ils ont cinq grandes filles et deux garçons. D'après le dire du consul ce sont tous gens charmants qui n'ont que le tort d'être très pauvres. Une des cinq jeunes filles a chanté d'une façon remarquable; elle a eu le même maître que madame Malibran, qui a débuté à New-York. Ces dames m'ont raconté les prouesses de la comtesse Merlin, qui a fait beaucoup parler d'elle en chantant, et sans chanter; elle est partie pour la Havane, an- nonçant l'intention de passer l'hiver prochain aux Etats-Unis .

XII

New-York, 26 juin 1840.

J'tii été avantrhier faire, avec M. de la Fosse, un détestable dîner, très cher, chez le meilleur restaurateur de New-York, et, le soir, pour nous distraire, nous avons été à Niblo's Garden, le Tivoli de cette ville, fort au-dessous de la chaumière du Montparnasse.

La campagne de M. King est située dans l'état de New-Jersey ; dans le parc, assez étendu, à la façon anglaise, la pomme de terre remplace le plus souvent les gazons ; il faut toujours que l'Américain reparaisse un peu , même dans son luxe. La maison, bâtie en belles pierres grises, est un pavillon

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 29

carré entouré d'une galerie soutenue par des colonnes ; à la suite de la maison, on pénètre dans des serres , organisées à l'an- glaise. L'intérieur de la maison est distribué et meublé également à l'anglaise. On voit que tous les modèles viennent de là, mais amoindris dans l'exécution. Jusqu'à présent l'Amérique et les Américains me donnent l'idée d'une Angleterre et d'Anglais de second et third rate; surtout en descendant plus bas que la famille chez laquelle je dînai hier, et qui passe pour la plus aristocratique du pays.

La maîtresse de la maison, âgée de qua- rante ans, est fanée comme on l'est en Europe à soixante ; on devine cependant qu'elle a être jolie. Madame Duer, sa fille, est grasse et fraîche , mais sa belle-sœur, miss Duer, âgée de vingt ans et ressemblant à madame de Marescalchi, est déjà complètement étiolée. Elle passait, il y a dix-huit mois, pour la beauté, non seulement de New- York, mais de tous les Etats-Unis. Il paraît que tel est le cas des femmes américaines : généralement très

2.

30 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

jolies de seize à dix-huit ans , elles perdent bientôt leurs dents, leur teint, et, à vingt ans, elles semblent en avoir le double. L'extrême variabilité du climat en est, dit-on, la cause. Les autres convives du dîner étaient MM. John et Charles King" , frères du maître de la mai- son, M. Duer, son gendre, et père, beau vieillard de soixante -dix ans; M. Astor; enfin M. de la Forest, M. de la Fosse et moi. Tous ces messieurs, fort bien sans doute, mais encore xVnglais de la seconde classe ; et cependant ils sont les g€ntieme?i\G i^lusra^Tied de ce pays. On voit qu'ils veulent être bien, mais on sent que ce n'est pas leur façon habi- tuelle et qu'ils se contraignent, à l'exception cependant de M. Duer, le père, qui, à la po- litesse des anciens temps, joint une physio- nomie et des manières distinguées. lia connu les officiers français qui vinrent en Amérique avec M. de Lafayette il y a cinquante ans; il a vu M. de Talleyrand; enfin c'est un homme d'une autre époque, et le temps marche vite en Amérique. Le seul plaisir que j'éprouve depuis mon arrivée dans ce pays, c'est de voir

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que M. de Talleyrand y a laissé de profonds souvenirs. A mon retour à New-York, je verrai M. Galatin, qui vit encore; il a quatre- vingts ans, et parle beaucoup, dit-on, de M. de Talleyrand. Revenons au dîner, qui était en- core un très mauvais dîner anglais, poivré à outrance ; le couvert élégant et le service mal fait, ce qui parait général en Amérique dans les Etats l'esclavage est aboli. Ici, on a la plus grande peine à trouver et à garder des domestiques, ou plutôt des aides, « helps,)) comme on les nomme. On a bu modérément, et les gentlemen sont restés peu de temps seuls après le départ des dames ; mais je crois que la présence de trois Frenchmen a contribué à hâter la sortie de table. Dans ce dîner aristo- cratique, tous les convives étaient de l'oppo- sition, le gouvernement étant pris dans la pure démocratie.

En sortant de table, on m'a conduit dans le jardin, j'ai joui d'une vue admirable : du haut d'une montagne couverte de beaux arbres, à deux cents pieds au-dessus de la rivière de l'Hudson, on aperçoit dans toute sa

32 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

longueur la presqu'île de New- York, et, dans le lointain, la rivière de l'Est et Long Island ; à gauche, dix milles du cours de l'Hudson, qui descend majestueusement d'un pays bien boisé, et à droite toute la baie de New-York animée par des centaines de bâtiments de toutes grandeurs ; ce tableau était éclairé par un soleil éclatant, auquel se joignait une agréa- ble brise de mer.

A neuf heures, j'ai pris congé en regagnant le bac qui sert à passer la rivière du Nord, nous avons traversé une forêt remplie de rbododendrums en fleurs qui croissent ici dans les bois, et de gazons sur lesquels scin- tillaient une espèce de mouches que l'on appelle lucioles, et dont les ailes sont dorées. La soirée était superbe ; le ciel, d'une pureté inconnue en Europe, s'est peu à peu éclairé d'étoiles infiniment plus brillantes que dans nos climats. Avant de rentrer, nous avons fait

une visite chez madame F qui me paraît

tenir singulièrement au cœur de M. de la Forest.

Je pars demain pour Philadelphie; de

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j'irai à Baltimore on je passerai la journée du 30, et j'arriverai à Washington le {"juil- let. — J'allais oublier une anecdote caracté- ristique de l'Amérique qu'on contait hier à table : Une fille de mauvaise conduite s'était mariée, il y a deux ans, à New- York, et con- tinuait son genre de vie précédent. Son père, en parlant d'elle, dit qu'elle était « un mau- vais sujet» ; elle l'a poursuivi en diffamation, et vient d'obtenir, par la sentence du jury, des dommages et intérêts de mille dollars, cinq mille francs. On prétend qu'elle a prié son père de continuer à mal parler d'elle.

XIII

Philadelphie, 27 juin 1840.

Jusqu'à présent, je ne suis nullement char- mé de la façon de voyager aux Etats-Unis, et encore moins de larrangcment des auberges, belles en apparence, oii il règne un air de pro- preté élégante qui séduit au premier aperçu, mais on manque du confort le plus élémen- taire. Au milieu d'assez beaux meubles, on ne trouve nulle part ni un bon fauteuil, ni une table de nuit, ni enfin d'autres objets de pre- mière nécessité pour la toilette et le bien-être. Si on les demande, on s'entend répondre grossièrement qu'il n'y en a pas et que per- sonne ne se sert de ces choses-là. Les dômes-

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tiques sont insolents; les voyageurs américains ne leur donnant jamais aucune gratification, ils servent en conséquence. /

Hier, je me suis transporté avec toute ma colonie, car nous sommes cinq: M. de la Fosse, moi et nos domestiques, au bord de ITIudson, un bateau à vapeur nous a pris et conduits de l'autre côté de la rivière^ dans l'Etat de New-Jersey. Il faut, en débarquant, se précipiter pour trouver des places dans les cars du rail-road qui aboutit à la rivière ; cette opération se fait avec toute la rudesse améri- caine qui n'a de considération pour personne, \ excepté pour les femmes qui ont un car à part. Les chemins de fer américains sont peu solides, et sujets à de fréquents accidents; ils ont le mérite d'aller très vite, mais cet avan- tage est compensé par une infinité d'inconvé- nients : d'abord par la mauvaise organisation des chemins mêmes, et des machines, chauffées par du bois dont la flamme répand partout des charbons qui mettent souvent le feu aux ponts de bois qu'on traverse ; ces petits char- bons pénètrent dans les cars, de sorte qu'on

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est noir comme des charbomiiers quand on en sort. La rapidité avec laquelle on voyage ne permet de s'arrêter ni pour manger ni pour quoi que ce soit. Une autre particularité qui tient sans doute à la forme tant vantée du gouvernement, c'est l'absence totale de toute police, et la certitude d'être entouré de voleurs; je dis la certitude, car il y a dans tous les coins de tous les établissements des affiches contenant ces mots : « Beware of the picJxpockets, » et « l'administration ne garantit contre aucun vol. » Il ne faut pas oublier non plus que tous les Américains qui sont chiquent et crachent sans interruption autour d'eux, et qu'on trouve difficilement à se tirer de toutes ces saletés. Un Français, qui avait voyagé avec moi sur le Great Western, a été dépouillé de son portefeuille et de tout son argent sur ce même chemin de fer que je parcourais hier, et j'ai remarqué que les Amé- ricains, avisés sur ce danger, ont les poches de leurs habits ouvrant intérieurement, et non en dehors, comme c'est la coutume par- tout.

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Tout le pays que nous avons parcouru est humide, parsemé de flaques d'eau, plat, entouré de rivières, mal cultivé, et chétif d'apparence; il est, pendant l'hiver, toujours inondé, et ne s'améliore qu'en approchant de Philadelphie, grande ville de deux cent qua- rante mille âmes, qui passe pour la plus belle de l'Union. Les maisons y sont en effet un peu mieux bâties qu'à New- York, mais tou- jours en briques rouges; les trottoirs aussi sont en briques ; il y a quelques beaux mo- numents en granit. L'aspect de la ville est moins remuant et moins marchand qua New-York; c'est la capitale scientifique du pays; on dit que la société, s'occupant moins du commerce, y est plus agréable qu'ailleurs.

J'avais fait retenir des appartements à l'hôtel de l'Union par notre consul M. Maurice d'IIauterivc, gendre de M. la Forest; je m'at- tendais à être bien établi et je n'ai trouvé qu'un mauvais petit bed room dans lequel j'écris sur mes genoux; on me promet a parlour pour le courant de la journée. Je suis allé chez M. d'IIauterive, qu'on dit être

3

38 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

consul distingué mais homme peu aimable ; je m'en suis déjà aperçu; j'ai trouvé chez lui M. Pageot, jusqu'ici notre chargé d'affaires à Washington ; il dit être venu à ma rencontre et me garantit un très bon accueil du gouver- nement, du corps diplomatique, et de la petite société, offrant d'ailleurs peu de ressources.

Tout Philadelphie était en mouvement pour voir Fanny Elssler, qui dansait le soir. Elle loge dans le même hôtel que moi. J'ai été très satisfait de sa danse, mais ce qui m'a au moins autant amusé, c'était de voir une salle de spec- tacle comble, et d'entendre les applau- dissements furieux et plus redoublés qu'à Londres et à Paris, et cela, à Philadelphie, la capitale des quakers; des quakers pas- sionnés pour la danseuse Fanny Elssler. La salle n'est ni grande, ni bien distribuée; il y avait au premier rang beaucoup de très jolies personnes, toutes jeunes et si uniformé- ment vêtues, qu'on aurait pu les croire sœurs si elles avaient été en moins grand nombre.

XIV

28 juin 1840.

J'avais envie de me fixer immédiatement à Washington, mais M. Pageot m'affirme qu'il serait très dangereux, dans l'état de santé oi^i je suis, d'y passer les trois prochains mois, tant la chaleur y est accablante ; je le regrette, car cette vie d'auberge m'est odieuse. J'ai fait une visite à madame Pageot, longue Amé- ricaine d'une taille démesurée, maigre et montrant outre mesure de mauvaises dents; son mari l'a épousée, il y a quelques années, à cause de sa grande beauté. En faisant sa connaissance j'ai pris, en même temps, congé d'elle; elle restera à Philadelphie jusqu'à son

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départ pour l'Europe, qui aura lieu le 1" août par le steani hoat le Bristish Queen; son mari m'accompagne à Washington pour me remet- tre la légation.

M. H. Raincy, l'avocat le plus distingué de Philadelphie, ancien membre du Congrès au- quel Bâtes m'avait recommandé, est venu me voir et m'a beaucoup parlé de notre cher Labouchère.

J'ai visité l'hôtel de ville et la salle a été signé, le 4 juillet 1779, le fameux acte d'indé- pendance des colonies révoltées contre l'An- gleterre. On y voit une statue en bois du général Washington et deux grands por- traits en pied, l'un de Franklin, l'autre du général Lafayette. La plupart des signataires de l'acte d'indépendance étaient des hommes vertueux qui croyaient agir pour le bonheur de leur patrie. Depuis lors, les temps et les hommes sont bien changés ici comme chez nous-, les nobles et généreuses illusions de l'Assemblée constituante sont remplacées par les petitesses de la Chambre des députés.

En rentrant dans mon auberge, j'ai de-

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mandé à voir mademoiselle Elssler ; elle m'a fort obligeamment exprimé ses regrets de n'avoir pas fait la traversée avec moi. Ses succès aux États-Unis lui sont, je crois, très profitables. De près, elle est extrêmement passée, et son sourire est gâté par de fort vilaines dents. Elle reste encore pendant une semaine à Philadelphie, et donnera ensuite quatre représentations à Washington, oii je la reverrai. Je pars demain à 6 heures du matin en steam hoat pour Baltimore.

XV

Baltimore, 29 juin 1840.

Vous voyez que je continue à avancer dans mon voyage vers ma capitale, je serai rendu après-demain à midi. Je veux, avant de re- prendre mon récit, vous remercier d'une invi- tation reçue à New-York, et dont j'avais étourdiment oublié de vous parler. Le jeune Alexandre Ilamilton, que vous avez vu à Yalençay, m'a apporté, la veille de mon départ, une très aimable lettre de son père m'enga- g-eant à aller passer quelques jours à Nevis, campagne dans laquelle il réside à vingt-cinq milles de New-York sur les bords de l'IIudson; il m'écrit que, sans une indisposition, il serait

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 43

venu lui-même me voir à New-York aussitôt la réception de votre lettre, ayant le plus vif désir d'exécuter the ivishes of his illustrions friend the duchess. J'ai beaucoup remercié le jeune Hamilton, qui est parfaitement gentil, * vif, et qui parle très bien français ; à mon retour à New- York, j'irai à Nevis. La famille Hamilton est, en mémoire du général, fort considérée dans ce pays. Celui que vous avez connu en France et qui était un grand ami de M. Van Buren s'est brouillé avec lui, et est devenu un de ses plus acharnés opposants par suite de sa destitution de la place de collec- teur des douanes à New-York, il avait com- mis quelques malversations, ce qui, au reste, ici, n'ôte rien à la considération; et ce qui, au contraire, en donne beaucoup, c'est le mil- lion de francs qu'il a amassé pendant les cinq ans qu'il a occupé sa place. Sa famille et son intérieur sont très agréables, dit-on ; merci donc encore de votre bienveillante introduc- tion.

Avant-hier dimanche, je suis allé à Phila- delphie dans une église bâtie exactement sur

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le même plan que celle que j'avais vue à New- York ; c'est le plan général de toutes les égli- ses ici : un long bâtiment plat ; de chaque côté des galeries soutenues par des colonnes en bois; au fond, un seul autel sans chœur, et l'orgue au-dessus de la porte d'entrée. Le ser- vice se fait très bien à Philadelphie ; les chants sont moins mondains qu'à New-York, et les hommes aussi nombreux que les femmes.

M. d'Hauterive est venu me prendre pour vi- siter la ville, qui est fort belle, et le serait da- vantage sans la couleur trop vive des briques rouges ; tous les encadrements des portes et fe- nêtres sont en marbre blanc, ainsi que tous les perrons ; les rues régulières et à angles droits sont plantées d'arbres. J'ai vu Washington square, qui est le square élégant, puis Fran- cMin square, qui est le populaire , fort joli d'ailleurs, parsemé de jets d'eau et de très beaux arbres ; la bourgeoisie qui s'y pro- menait malgré la solennité du dimanche, ne W' paraissait pas trop gourmée. J'ai vu aussi un superbe marché couvert, d'un mille et demi de long, remarquablement bien tenu. Philadel-

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phie ressemble à mes chères villes de Hol- lande : même régularité, de la verdure partout et cette, tranquillité de tombeau. M. d'Hau- terive dit que la société y est vraiment dis- tinguée ; il m'a parlé d'une femme de beau- coup d'esprit portant le nom grotesque de «Cigogne! » Créole française d'origine, elle s'est retirée ici après les désastres de nos colo- nies et y a établi une pension où, depuis trente ans, sont élevées toutes les jeunes filles de la première classe. Elle tient le haut bout de la société, donne fêtes et dîners ; tout cela, bien entendu, en dehors de son pension- nat qui va toujours son train, et dont elle s'oc- cupe dans ses moments perdus. Mon prédé- cesseur M. Pontois allait souvent chez elle, et comme elle a témoigné le désir de me voir, il est convenu que je lui serai présenté à mon prochain passage à Philadelphie.

Je me suis embarqué hier à bord d'un vapeur, comme on dit à Paris. M. Pageot m'accompagnait ; nous avons descendu la Delaware jusqu'à Freench Town, petite bourgade nous avons quitté notre bateau

3.

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pour prendre un rail-road, qui nous a conduits, en une heure à Elk Town, autre petite bour- gade située sur les bords de la Chesapeake, baie célèbre dans les fastes de l'indépen- dance américaine. Là, nous nous sommes embarqués de nouveau, et nous avons suivi la Chesapeake jusqu'à Baltimore. Tous ces trans- vasements se font avec une rapidité et un ordre incroyables; aucun bruit, et aucun em- barras; les bateaux sont, en outre, excellents et bien tenus. .,>.:?

J'ai, durant le trajet, beaucoup causé avec M. Pageot qui me met au courant des détails de ma légation et de l'organisation de ma maison ; il parait que la plus grande difficulté de la mission, c'est de trouver matière à dépêches. M. Pageot a un esprit sage, mais alourdi par dix ans de séjour en Amérique; il s'en retourne en Europe très mécontent de la longue durée de son exil. Il a continué hier sa route pour Washington, il a l'obligeance de préparer mon logement à l'auberge, et je me suis arrêté ici dans un grand hôtel qu'on appelle « Exchange liouse » , bâti par Jérôme

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Bonaparte, fils de mademoiselle Patterson, qui habite Baltimore, il est marié.

x\près le dîner j'ai recule comte de Menou, ancien secrétaire de la légation de France à Washington, destitué sous la Restauration pour n'avoir pas écrit une seule fois à son gouvernement pendant dix-huit mois qu'il était chargé des affaires aux Etals-Unis. Il est réduit à la misère, et s'occupe comme il peut pour vivre; je lui ai promis l'appui que tous mes prédécesseurs lui ont donné; il a un esprit original, connaît bien le pays, et m'a déjà fourni de bons renseignements. Dans la soirée, il m'a mené voir la ville, qui contient plus de cent mille âmes. Moins belle que Phi- ladelphie, et située en amphithéâtre, elle pos- sède quelques grands monuments, entre autres la colonne élevée au général Washington par l'Etat de Maryland. Cette colonne, en mar- bre blanc, surmontée de la statue du général, ressemble à un tuyau d'orgue. Une autre colonne a été érigée en l'honneur des Améri- cains tués près de la ville, en 1814, dans la guerre contre les Anglais. L«i eathédrak, très

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vantée, est épouvantable ; c'est une espèce de mosquée avec dôme en rotonde et minarets disgracieux, le tout, moitié granit et moitié briques, formant un ensemble de plat monté. L'architecture est, aux États-Unis, d'un goût détestable.

Dans ce moment, les désastres financiers sont, à Baltimore, à leur comble, et les gens riches hier, aux abois aujourd'hui! Cette ville est le siège d'un archevêché, il s'y trouve un séminaire de sulpiciens, et un couvent de la Visitation. Tantôt, après avoir fait ma visite à Farchevêque, je visiterai ce séminaire; ce projet dont j'ai parlé à M. de Menou l'a étonné ; il m'a dit que cela produirait un très bon effet; je lui ai répondu que ce n'était pas mon but, mais mon goût personnel, ce qui a redoublé son étonnement.

L'État de Maryland, dans lequel je suis maintenant, est un État à esclaves ; aussi les nègres y sont-ils plus nombreux et plus polis que dans les États l'esclavage est aboli ; j'ai peine à m'accoutumer à ces figures noires et huileuses ; elles m'inspirent une répulsion

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injuste peut-être, mais à coup sur invincible.

J'ai vu hier un animal fort curieux qu'on nomme le « paresseux » ; il tient du chat et du singe, et par conséquent n'est pas beau; il grimpe sur un arbre, en mange toutes les feuilles, puis se laisse tomber par paresse, et ne sort de son engourdissement que lors- qu'il est presse par la faim; celui que j'ai vu avait l'air très cross d'être enchaîné. Je vois ici des arbres magnifiques qui ne sont en Europe que de chétifs arbustes, tels que le catalpa, l'érable à sucre, le rhododendron, etc.. etc..

Sans ma mauvaise santé, je m'intéresse- rais vivemment à toutes ces choses nou- velles pour moi, mais la souffrance décolore tout, et je me sens aussi c?'oss que « le pares- seux » , et retenu comme lui par une chaîne dont le poids m'accable.

Les hôtels sont partout en Amérique d'un prix excessif; en ne faisant rien d'extraordi- naire, je ne parviens pas à dépenser moins de cent francs par jour.

XVI

Baltimore, 30 juin 1840.

Je viens de chez l'archevêque, qui m'a très bien reçu; c'est un bel homme de quarante ans à peine qui a les meilleures façons que j'aie encore vues à aucun Américain. Ancien sulpicien, il a passé, il y a dix ans, deux an- nées à Issy près de Paris, parle très bien fran- çais, et s'est informé avec intérêt de la fin chrétienne de M. de Talleyrand à laquelle il ne paraissait pas, d'abord, ajouter foi. Mais il a ensuite paru charmé de ce que je lui en ai dit, et m'a prié de le répéter au directeur de son séminaire que je dois visiter ce soir, et qui attache, paraît-il, beaucoup d'impor-'

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tance à cette affaire. Nous avons aussi parlé de M. de Forbin-Janson, qui est depuis huit mois aux Etats-Unis. J'ai profité de cette circonstance pour prier l'archevêque d'enga- ger M. de Janson à modérer son langage sur la France et son gouvernement actuel, car j'ai su qu'à New-York, et à la Nouvelle- Orléans, il s'est exprimé en chaire de la manière la plus violente contre nous, nous accusant d'être athées par ordre. L'archevêque a très bien pris ce que je lui en ai dit, et m'a répondu : « M. de Janson est un homme d'esprit, mais un peu ardent ; il a tort de mêler la politique à ses sermons ; c'est ce que j'évite toujours dans ce pays cependant chacun, même les prêtres, a le droit de dire ce qu'il pense. Pour moi, en Amérique, et aussi bon républicain que qui que ce soit, je ne vais pas voter aux élections, et ne cherche jamais à influencer mes ouailles au sujet de leurs votes; il n'y aurait que dans le cas on vou- drait attenter à la liberté de mon culte que je saurais réclamer mes droits de citoyen améri- cain. J'ai déjà engagé M. de Forbin-Janson

32 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

à se modérer, mais il n'est pas étonnant qu'il s'écarte quelquefois de son sujet, car il prêche trop ; figurez-vous qu'il a prêché deux cents fois en quatre mois. Il a d'autant plus tort d'attaquer le roi des Français que ce sou- verain se montre favorable à la religion, et n'a fait, depuis qu'il règne, que d'excellents choix d'évêques, etc., etc.. «

L'archevêque m'a parlé aussi des progrès du catholicisme en Amérique et même dans les Etats de Massachusetts, il n'y avait pas dix familles catholiques il y a trente ans ; il s'y trouve maintenant plus de quarante églises catholiques et un évêque h Boston, la ville la plus puritaine des Etats-Unis. Il y a partout de nombreuses conversions et presque tous les émigrés Irlandais et Allemands sont catho- 1 liques ; les progrès se font sentir aussi dans les Etats de la Nouvelle-Angleterre oii les protestants sont cependant d'une ardeur à outrance ; en un mot, il y a déjà aux Etats-Unis quatorze cvêques, et on parle de la création de deux nouveaux sièges : la population catho- lique atteindra bientôt le chiffre d'un million j

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE li3

d'àmcs. L'augmentation des évêques et la construction des Eglises sont des faits d'au- tant plus remarquables que les revenus du clergé et toutes les dépenses du culte sont couvertes par les souscriptions et la location des bancs d'Eglises.

L'archevêque m'a conduit dans sa cathé- drale, dont l'intérieur est d'aussi mauvais goût que l'extérieur, mais il est très fier de ce mo- j nument qui a coûté beaucoup d'argent aux catholiques.

Je viens de rentrer cuit et bouilli ! Ah ! quelle chaleur sous « ce beau ciel ! »

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XVII

Wasliington city, 2 juillet 1840,

Cette fois, c'est de ma capitale ou pour mieux dire de mon futur jjénitentianj que je vous écris.

Avant-hier, avant de quitter Baltimore, j'ai été prendre le comte de Menou et nous som- mes allés au séminaire de Saint-Sulpice, qui se compose de dix prêtres, dont cinq français, et de treize élèves. Le collège qui est à côté et qui en est une dépendance est dirigé par les mêmes prêtres et compte trois cents élè- ves, dont la moitié sont protestants. L'abbé Chauch, qui est à la tête de ce collège, est à Baltimore. C'est un homme distingué

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do conversation et de manières. Le séminaire a été fondé en 1791 par cinq sulpiciens fran- çais venus aux États-Unis pour fuir les persécu- tions ; ils ont eu à lutter contre mille difficultés qu'ils ont surmontées avec un grand courage, et plus tard ils ont été en mesure de fonder le collège, plus prospère que le séminaire, pour lequel ils ne peuvent recruter que des étran- gers, les Américains ayant peu de g-oiit pour la vie contemplative; leur activité fébrile ne s'accommode pas d'une existence uniforme et plus que paisible.

Le principal du séminaire est un abbé Del- nol; dans le Vivarais, il est venu ici il y a vingt-cinq ans ; moins distingué que Fabbé Chauch, je le crois très fin sous son enve- loppe assez commune. C'est lui qui s'intéres- sait tant à la fin chrétienne de IvL de Talley- rand, et qui savait déjà ce que j'en avais dit le matin à monseigneur Eccleston, Farche- vêque : il en était ravi et parlait avec atten- drissement de Saint-Sulpice de Paris, de l'abbé

Garnier, de M. Emmery, etc Tous ces

bons prêtres m'ont montré foi*t en détails

ne SOUVENIRS d'un diplomate

leur séminaire, le collège et leur petite cha- pelle de style gothique, qui vaut infiniment mieux que la cathédrale. Ils m'ont conté un fait assez singulier, relatif à l'établissement des évêchés catholiques aux Etats-Unis : le promoteur de la fondation du premier siège a été Jefferson, qui, disent-ils, était «un impie». Remarquant que tous les catholiques améri- cains prenaient leur direction près du clergé catholique anglais, même après la séparation des États-Unis de la métropole, il y vit de graves inconvénients, et se trouvant ministre à Paris, en 1789, après avoir fait adopter son opinion au gouvernement américain, il fut autorisé à négocier avec le nonce du pape à Paris et obtint l'érection de Baltimore en évêché; c'est ainsi qu'elle est devenue plus tard la métropole des\Etats-Unis, et qu'elle compte bientôt quinze suffragants.

D'après ce que m'a dit M. de Menou, l'ar- chevêque s'est montré fort satisfait de ma visite, qu'il attribue à un but politique, à une instruction donnée par le roi; j'ai prié M. de Menou de l'assurer que ma démarche n'avait

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été que le résultat de mes sentiments per- sonnels.

J'ai quitté Baltimore hier, et le rail-road nous a amenés en deux heures et demie à Washington, à travers un joli pays boisé et plus habité que ce que j'avais vu jusqu'alors. M. Pageot et le comte de Montholon, mon attaché payé, m'attendaient et m'ont conduit à Gadsbifs hôtel, je me suis installé pour une quinzaine de jours. M. Pageot a écrit au secrétaire d'Etat, M. Forsyth, pour lui deman- der quand il voudrait me recevoir : une heure après, il a reçu pour réponse que M. Forsyth me recevrait aujourd'hui à midi. C'est à la suite de cette audience que je saurai le jour de la présentation de mes lettres de créance au président.

J'avais invité à dîner MM. Pageot et de Montholon ; ce dernier a des manières simples, douces et polies et sa conversation est très sensée; il est encore plus maigre que moi. Mon prédécesseur, M. Pontois, prétendait que le titre de comte de M. de Montholon le plaçait, lui, Pontois, dans une

58 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

position inférieure aux yeux des Améri- cains, très impressionnés, paraît-il, par les titres. -fe

Après diner, au moment je sortais avec ces messieurs, j'ai rencontré à ma porte le baron de Mareschall, ministre d'Autriche, qui venait très obligeamment et contre l'usage me faire la première visite, et m'engager à dîner pour aujourd'hui avec toute ma légation. Il s'est souvenu de m'avoir vu, il y a deux ans, chez la princesse Schonbourg, qui a bien voulu, ainsi que la comtesse Appony, lui écrire d'une manière aimable sur moi; aussi m'a-t-il témoigné avec naturel et rondeur le désir d'entretenir avec moi des relations inti- mes; c'est, dit-on, l'homme le plus distingué du corps diplomatique de Washington ; il paraît âgé de cinquante ans et a beaucoup servi comme militaire et comme diplomate ; il est dans le duché de Luxembourg à l'époque ce pays était autrichien. Nous avons visité la ville, qui ne se compose en réalité que d'une seule rue, nommée l'avenue de Pensylvanie, qui va de Test à l'ouest : elle

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 59

a trois milles de long ; à une de ses extrémi- tés se trouve le capitole, le plus beau monu- ment des États-Unis ; à l'autre extrémité est la maison du président, entourée de toutes les administrations. L'avenue de Pensylva- nie est coupée par des rues transversales dans chacune desquelles il y a à peine cinq ou six maisons bâties ; d'autres rues rayon- nent vers la maison du président, mais elles ne sont pas plus avancées dans leur con- struction que les rues transversales ; de sorte que de tous les côtés, en faisant cinq cents pas, on se trouve dans la campagne. L'avenue est plus large de moitié que la rue de la Paix; elle est plantée et garnie de trottoirs en briques; le milieu macadamisé, et jamais ar- rosé, est un terrible amas de poussière Fêté, et un cloaque l'hiver. Les autres rues ne sont pas pavées non plus, mais ont des trottoirs. L'aspect de la ville est assez joli en cette saison à cause de la verdure, mais quand les arbres sont dépouillés de leurs feuilles ce doit être encore plus triste que Carlsruhe ; les maisons à un seul étage > et toutes en

60 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

briques rouges, ont une apparence mesquine ; elles sont beaucoup trop éparpillées pour les vingt-cinq mille habitants qu'elles con- tiennent.

«^

(I i/-

XVIII

\ . ..^-^"' Washingloii, 3 juillet 1840.

Il est très difficile de se caser dans ce charmant pays; les maisons terminées sont occupée par leurs propriétaires, ou des locataires anciennement inscrits, entrent en jouissance à la sortie des ouvriers con- structeurs ; l'installation de mon prédécesseur ne peut me convenir à aucun point de vue ; il n'y a pas de marchands de meuhles, et je ne puis ni en acheter ni en louer, de sorte qu'il faudra me contenter de loger en garni en me faisant fournir « les vivres ». 11 y a ici deux Français qui pratiquent Tindustrie de tenir ainsi pension particulière procurant gîte

62 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

et nourriture à des familles sans asiles, ou à un pauvre diable comme moi qui ne sait se fourrer. Un de ces hommes a une bonne maison, mais, ayant fait fortune, il est inso- lent, négligent et sale; la maison de l'autre est petite, mal meublée; mais comme sa fortune est à faire et que j'aurai le plaisir d'y contribuer, il sera probablement docile et attentif ; je penche pour ce dernier qui se nomme Galbrun. J'avais fait hier un arrangement avec un loueur « d'équipages » pour me fournir le mien; le marché était absolument conclu, et ce matin il est venu me dire que je ne devais compter sur lui qu'en ajoutant un tiers en plus au prix convenu ; dans ce pays, on reprend la parole donnée sans aucune cérémonie ; il n'y a de- respecté que ce qui est signé.

Nous avons été hier avec M. Pageot chez M. Forsyth, le Palmerston d'ici, qu'on s'ac- corde à trouver très raide, peu poli, et géné- ralement moqueur; il m'a cependant bien reçu, essayant de surmonter la froideur de son naturel peu aimable ; mais il était facile devoir

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que cela lui coûtait. Après avoir fait une visite à M. Vail que vous avez connu à Londres et qui va partir pour Madrid, je suis allé dîner chez le baron de Mareshall, qui avait invité to meet me : M. Forsyth, le secrétaire d'État; M. Fox, le ministre d'Angleterre, homme bizarre qui a, dit-on, beaucoup d'es- prit, mais qui affecte une grande excentricité : assez jeune, il paraît, par sa toilette et son maintien, avoir au moins cinquante ans ; le ministre de Russie, M. Bodisco, une véritable espèce, que j'ai connu jadis à Stockholm; au rebours de M. Fox, il cherche à se rajeunir : je l'avais laissé, il y a dix-huit ans, avec des cheveux gris, et je le retrouve avec une che- velure noire et frisée et des favoris et mous- taches imprégnés d'une épaisse teinture; il vient, à soixante ans, d'épouser une Améri- caine de seize ans ! Grand bien lui fasse ! C'est en somme un monsieur ridicule, vulgaire et dégoûtant ; on m'a dit qu'il avait grand'peur de moi, ce qui ne m'étonne pas, puisqu'il sait que je connaisses antécédents; M. Martini, minis- tre des Pays-Bas, homme inoffensif et very

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indiffèrent ; Gwïixi M. Yail et ma légation. On a joué au whist après le dîner et, en rentrant chez moi, j'ai trouvé une lettre m'annonçant que le président me recevrait le lendemain à deux heures.

XIX

Washington, 4 juillet 1840.

C'est aujourd'hui la grande fête nationale, le jour anniversaire de la proclamation de l'indépendance ; il y a de cela soixante-quatre ans. On la célèbre dans toute l'Amérique, si ce n'est avec une pompe convenable, du moins avec un bruit prodigieux; on prétend même que, ce jour-là, New-York n'est pas sûr, mais ici c'est moins bruyant et sans danger.

J'étais hier avant deux heures chez le pré- j sidentdans la maison qu'on appelle Execution Za/^KUO Mansion, job palais entouré d'un jardin à l'anglaise et d'une grille en fer; les apparte- ments sont vastes et bien décorés. Le secré-

4.

66 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

taire d'Etat qui devait me présenter était en retard, et peu de minutes après mon arrivée j'ai vu entrer M. Van Buren, que j'ai eu quelque peine à reconnaître tant il est engraissé. Il avait un simple habit noir, un pantalon gris et des bottes; j'ai alors été tout à fait consolé de n'avoir pas mon uniforme, qui n'est point encore arrivé.

Après la cérémonie des discours, M. Van Buren m'a donné une poignée de main, et me conduisant vers un canapé, il ma dit être charmé de me recevoir n'ayant pas oublié notre rencontre à Londres. Il m'a ensuite demandé de vos nouvelles avec grands détails, me ques- tionnant aussi sur les derniers instants de M. de Talleyrand dans les termes les plus obli- geants. L'audience a été longue, et M. Van Buren s'est exprimé à merveille sur le roi, la France, etc.. M. Pageot, présent à ma réception, m'a dit n'en avoir pas vu une seule aussi aimable depuis dix ans qu'il est ici. J'ai fait mes visites par cartes à tous les membres du Congrès. La réélection du président se fera dans cinq mois ; on prétend que celle do

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M. Van Buren serait une calamité pour le pays, parce qu'il est le chef du parti ultra démo- cratique ; ce qu'il y a de sûr, c'est que le pays est dans le plus déplorable état sous le rapport financier. J'oubliais de vous dire qu'on appelle ici M. Van Buren le Talleyrand américain ; il faut croire que cela le flatte, car en me parlant de notre cher prince il a répété au moins dix fois loonderful man. M. Van Buren est re- connu pour fort habile, mais plus en ce qui concerne sa position personnelle que dans la direction des affaires du pays.

XX

Washington, 5 juillet 1840.

Je ^dens de conclure avec Galbrun, qui se vante d'avoir travaillé pendant deux ans dans les cuisines de M. de Talleyrand sous les ordres de Louis Esbrat; il se charge, en me louant sa maison, de me nourrir, chauffer, éclairer, etc., ainsi que M. de la Fosse et tous nos domestiques, pour trois cents dollars par mois ; je serai à peine convenablement, mais sans soucis de ménage; je ne pourrai entrer que dans trois mois chez Galbrun; d'ici là, il faut accepter la vie d'auberge.

J'ai fait hier une quarantaine de visites avec M. Pageot, au corps diplomatique et à une par-

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tie des membres du Sénat auxquels il est d'usage que les ministres étrangers fassent, dans ce pays, la première visite. Je n'ai trouvé que M. Martini et M. Bodisco, qui habitent à Georgetown, petite ville faisant partie de AVashington dont elle est proprement le port, mais qui cependant en est éloignée de deux mil- les. J'ai vu aussi M. Clay, sénateur, chef du parti de l'opposition, le grand orateur de ce pays, et dont les penchants sont très français. Je n'ai pu, dans une entrevue de quelques minutes, juger que son extérieur, qui est celui à'unfw- mer anglais. Il m'a fort bien reçu et engagé à aller le voir pendant l'été à sa campagne, qui est à six cents milles dans le Kentucky.

Je suis allé à une soirée chez M. Paulding; je n'y suis resté qu'une demi-heure, mais cette demi-heure a suffi pour dix ou douze introductives^ les plus ennuyeuses corvées d'un début diplomatique : il faut tâcher de retenir les figures, puis les noms, puis mettre ces noms sur ces figures ; c'est insipide et surtout préoc- cupant par la crainte des mistakes. J'y ai vu madame Bodisco, quia la beauté du diable et

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Fair niais. M. et madame Paulding, le maître et la maîtresse de la maison, sont de vieilles gens parfaitement insignifiants, et le reste de la société m'a paru comme dans les autres villes américaines : English j^eople of second and third rate. Je reviendrai peut-être de cette première impression quand j'aurai causé avec quelques personnes distinguées et que je péné- trerai sous les premières écorces.

La petite église catholique, dont je suis un des paroissiens, est très neat et bien tenue ; la messe, à laquelle je viens d'assister, quoique basse, a duré plus d'une heure à cause d'un petit sermon et du grand nombre des commu- niants dont la moitié, au moins, nègres et négresses. La légation de France a, dans cette église, un banc qu'on paye annuellement; huit jours avant mon arrivée, le curé a envoyé tou- cher le semestre du prix du banc chez M. Pageot, en faisant dire par le bedeau que le banc ne me serait d'aucune utilité puisque j'étais protes- tant; ils avaient lu cela dans un journal. Sur l'assurance du bedeau, M. Pageot le crut et en fit part à quelques personnes ; vous voyez que

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les nouvelles, fausses ou vraies, se propagent de la même façon des deux côtés de l'Atlan- tique. A cette occasion, je vous dirai que M. de la Fosse est calviniste ; mais nous n'au- rons pas ensemble de querelles religieuses.

Nous avons dans le milieu du jour des cha- leurs accablantes, et, matin et soir, une fraî- cheur glaciale.

*'

XXI

Washiiig-loii, 6 juilluL 1840.

J'ai continué mes visites aux membres du Sénat; j'ai été reçu par M. Benton, fougueux démocrate, un des principaux soutiens de l'administration et l'ami particulier de M. Van Buren; il est instruit, éloquent et habile, dit-on; sénateur de l'Etat de Missouri, qu'on a formé d'une portion de la Louisiane, dont la population est en partie française ; ses terres sont près de Saint-Louis, il va passer ses vacances at a tJiousamhnilea d'ici : bagatelle! Il m'a beaucoup parlé de l'état moral et reli- gieux de cette ancienne population française de la Louisiane, qui paraît avoir suivi une

^*^.-

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 73

route opposée à celle du Canada, encroûtée dans ses habitudes et ses mœurs d'il y a soixante ans; celle de la Louisiane, au con- traire, est devenue habile au milieu des An- glo-Américains, et plus riche, plus morale et plus honnête, elle rivalise d'activité avec eux. M. Bentonm'adit aussi que dans tous les Etats nouveaux qui se forment dans l'Ouest, il y a une immense quantité de conversions parmi les protestants qui cherchent, en se rattachant à l'unité catholique, à sortir de l'état de doute 011 l'éparpillement indéfini des sectes protes- tantes les a jetés. Les jeunes protestants sont élevés dans des collèges calholiques; leurs parents les confient en toute sécurité à la pro- bité libérale et éclairée du clergé catholique américain.

J'ai visité la ville plus en détails; l'exté- rieur de la maison du président est ce que j'ai vu de mieux aux Etats-Unis ; ce joli palais a une façade en rotonde à colonnes donnant sur le jardin et sur la campagne. On découvre de une partie assez étendue du cours du PoiomsiC ; \e pleasure g roiaid csi hien planté.

14 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

bien tenu et ouvert au pulolic ; le tout a fort bon air, et on voit très peu la prétendue ville de Washington, qui n'est vraiment ni ville ni village: ce sont des maisons jetées à droite et à gauche dans des alignements fictifs ; tout cela a un air désolé, misérable, qui, môme avec de la verdure, fait pitié! Jugez de ce que ce sera par la pluie, la neige et la gelée.

XXII

Washington, 7 juillet 1840.

A mesure que j'avance je ne découvre au- tour de moi quinconvénients et désagréments sans la moindre compensation. Plus tard, lorsque je serai plus au fait des affaires et des mœurs du pays^je pourrai vous rendre compte des observations qu'elles m'inspireront, mais je crains encore de porter des jugements trop précipités ; je ne veux pas imiter en cela mes compatriotes qui, au bout de huit jours, ont tout jugé, et habituellement tout con- damné.

Voici le quarante-cinquième jour que le paquebot portant mes caisses est parti du

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Havre, et je n'en ai pas la moindre nouvelle. 11 paraît qu'excepté au printemps, et parfois en automne, les vents favorables poussent les paquebots en vingl-cinq jours, on ne peut, le reste de Tannée, compter sur rien de régulier pour ceux à voiles venant du Havre.

M. Pageot est tellement blessé de l'oubli dans lequel on la laissé languir ici sans lui donner le moindre témoignage de satisfaction, qu'il vieut de se décider à envoyer sa démis- sion dans des termes très vifs. Je le prêche, je cherche à l'adoucir, mais vainement. Je rends toute justice à sa capacité et à ses services; il connaît le pays comme personne; sa corres- pondance est excellente; il s'est tiré de cir- constances difficiles, maiB tout cela ne suffit pas pour obtenir justice : il faut des chances heureuses pour avancer, et parfois aussi il en faut de mauvaises comme celle qui m'a poussé ici.

Je suis allé au Congrès. Le Capitole, il tient ses séances, est un beau monument situé sur une éminence; il domine une grande

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étendue de la jolie vallée du Potomac et se compose de trois parties distinctes, qui se tiennent cependant : au centre est une ro- tonde dont la coupole vitrée éclaire l'intérieur; l'entrée principale conduit directement dans cette rotonde dont les proportions sont très belles. En face de la grande porte se trouve la bibliothèque: à droite la salle du Sénat; à gauche celle des représentants. La distribu- tion des deux salles est la même, en petit, que celle de notre Chambre des députés; les orne- ments sont simples et de bon goût. Dans la salle du Sénat, un seul portrait, celui du général Washington ; dans l'autre, il s'y trouve égale- ment, mais ayant pour pendant le général La Fayette ; quels que soient les torts qu'on ait pu reprocher à La Fayette, voir son portrait à une pareille place est à coup sur un hom- mage très honorable pour lui.

Dans la rotonde, il y a douze encadre- ments prêts à recevoir des tableaux, mais jus- qu'à présent quatre seulement sont rem- plis. Le premier tableau représente la décla- ration de l'acte d'indépendance, en 1776; le

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second, la défaite de Saratog-a, en 1777, oii le général anglais Bourgayne remit son épée au général Washington; le troisième, une revue après la victoire d'York Town; les troupes françaises et américaines occupent les deux côtés du tableau, les Français avec leurs co- cardes blanches et leur drapeau blanc ayant à leur tête le maréchal de Rochambeau ; les Américains commandés par M. de La Fayette ; au centre le général Washington; le qua- trième enfin représente la séance du Congrès dans laquelle le général Washington se démet du commandement de l'armée. Comme pein- tures ces tableaux ne sont ni meilleurs ni plus mauvais que la plupart de ceux que nous avons vus ensemble à Versailles il y a trois mois.

Les deux Chambres étaient en séance : le Sénat, qui se compose de cinquante-deux membres, est très convenable ; la Chambre des représentants Test un peu moins ; je ne parle pas de Fusage de garder le chapeau sur la tète, importé d'Angleterre, mais beaucoup de membres ont les jambes en l'air, et d'au-

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très, étendus, dorment comme dans leur lit. Ce qui m'a le plus choqué, c'est le bruit d'un crachement perpétuel ; cette sale habitude est commune aux membres des deux Chambres, comme à tous les hommes de ce pays ; tous crachent partout et sur tout, ce qui tient à une plus vilaine habitude encore, colle de chiquer; je n'ai guère vu que le président qui en soit exempt. On dit que, dans le Sénat, il y a plu- sieurs orateurs distingués ; aucun ne parlait hier, mais je pourrai les entendre l'hiver prochain, car il paraît que les séances du Congrès sont ici la grande, l'unique distrac- tion.

Au Sénat, j'ai été introduced à M. Bu- chanan, ancien minisire d'Amérique on Russie, qui se souvient d'avoir dîné à Lon- dres avec le prince de Ta'leyrand, vous et moi, chez la princesse de Lieven. J'y ai fait aussi la connaissance de mon collègue le ministre de Prusse, M. de Rotin, arrivé depuis deux jours. Il m'a dit fort aimablement avoir reçu une dépèche de M. de Werther, qui le féli- cite des relations qu'il sera dans le cas d'avoir

vl_^

80 SOUVENIRS DUN DIPLOMATE

avec moi, et qui ajoute que je laisse des regrets à Carisruhe : ce sentiment est bien réciproque.

La bibliothèque du Capitole, composée de vingt mille volumes, est h la disposition du corps diplomatique.

En me promenant dans la ville, j'ai ren- contré M. de Maresball; k Fuser, il me plaît moins ; il est commère et moqueur ; c'est peut-être l'effet de ce séjour énervant et décourageant, et cela me fait peur pour moi- même.

XXIII

Washington, i\ juillet 1840.

J'ai fait hier une visite à mon curé, Amé- ricain de naissance, mais élevé à Liège; rentré en Amérique pendant la Révolution française, il vint à Washington, qu'on com- mençait à bâtir, et, Jugeant que ce point pourrait devenir une ville importante, il acheta, de son argent, un terrain considérable ; de- puis trente-cinq ans, à l'aide des souscriptions catholiques, il a élevé sur ce terrain : une jolie église , un presbytère , un petit hôpi- tal oii des sœurs de charité donnent des secours aux malades , et enfin, une école cinquante enfants pauvres sont gratuitement

82 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

élevés. Cet abbé Matteus me paraît être un très brave bomme, sans autre distinction que celle de la cbarité, mais qui est peut-être la première de toutes. Il m'a dit qu'il y avait maintenant à Wasbinglon trois églises et plus de six mille catholiques ; c'est le tiers de la population.

Le soir, j'ai assisté au dîner du président. On s'est mis à table à sept heures, et on en est sorti à dix! Quelle corvée! Comme le dîner était pour moi, j'avais la place d'hon- neur, quoique tout le corps di[)lomatique fût présent ; c'est une politesse qu'on fait ici aux arrivants. Quand on a annoncé le dîner, le président m'a pris par le bras, et m'a conduit dans la salle à manger, fort belle pièce bien ornée, puis m'a fait asseoir à sa droite. La table, de quarante couverts, aurait pu suffire à cent vingt convives. Le service, pour l'Amé- rique, était élégant et le dîner bon. Le cui- sinier français a conté mon valet de chambre un fait curieux que voici : di^puis quelques mois que l'élection du président est la grande question à l'ordre du jour, il se

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 83

présente sans cesse chez lui des gens qui viennent, sans façon, demander à déjeuner ou à diner, et qui menacent de voter contre lui si on ne les satisfait pas. Le cuisinier dit qu'il a toutes les peines du monde à les con- tenter, et qu'ils lui renvoient parfois ce qu il leur sert en commandant autre chose sous prétexte que c'est mauvais; aussi, mon valet de chambre disait-il gravement : « Il paraît que ce n'est pas très agréable d'être prési- dent ! »

M. Yan Buren a été parfaitement aimable pour moi; il m'a dit qu'il restait tous les soirs chez lui et serait charmé de m'y voir souvent. Il est veuf avec quatre fils : l'aîné est marié ; sa femme est aux eaux. M. Yan Buren, fils d'un cabaretier, et ayant lui- même porté la balle, a acquis de l'usage d'une manière étonnante ; il est poli et a une cer- taine aisance qui le rend supérieur, comme homme du monde, à ceux de ses compatrio- tes que j'ai vus jusqu'ici.

Il y avait à ce dîner, outre le corps diplo- matique, le cabinet, les chefs de la haute

84 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

administration, et plusieurs sénateurs de ropposition, entre autres M. Glay, qui en est le chef. J'ai fait la connaissance de M. Woad- bury, ministre de la marine : insignifiant ; et celle de M. Poinsett, ministre de la guerre, qui me plaît assez ; il connaît l'Europe et parle bien français ; je le préfère infiniment à M. Forsyth, goguenard, et difficile en affaires, dit-on.

La soirée était magnifique, et le tableau qui se développe devant la maison du Prési- dent splendide sous les lueurs argentées d'un admirable clair de lune :1e ciel est, dans ce pays, d'une pureté inconnue dans notre hémisphère.

XXIV

Washington, 12 juillet 1840.

J'ai fait hier chez M. Bodisco le plus stu- pide dîner du monde et probablement une fort sotte figure. Invités pour sept heures, nous nous sommes mis à table à huit, après avoir vu le maître de la maison entrer et sortir plusieurs fois comme s'il préparait lui-même l'exécrable repas qu'il avait la bonté de nous offrir. Il nous a ensuite entassés, au nombre de trente-six, dans une très petite salle à manger nous avons suffoqué jusqu'à onze heures du soir. J'étais assis entre madame Forsyth, qui me parlait anglais, et sa fille, madame Shaaff, qui me parlait fran-

86 SOUVENIRS D'UxN DIPLOMATE

çais, toutes deux en même temps! Moi j'étais trop mal à mon aise pour parler une langue quelconque. Ce dîner était la perfec- tion du ridicule : la table, un vrai magasin de porcelaines, de cristaux et de bronzes sans aucune valeur ni bon goût, étalés comme or- nements, et n'ayant pour la plupart aucun but d'utilité. Les convives se moquaient sans con- trainte du maître de la maison, et chacun prenait en pitié la malheureuse enfant deve- nue la femme de ce vilain vieillard.

Ayant épuisé tout ce que j'avais apporté de lectures pour ma route de Paris ici, j'ai prié M. do Montholon de me prêter un livre, et il m'a apporté le voyage en Amérique de M. de Chateaubriand, qui s'est embarqué à Saint- Malo, le 6 mai 1791, avec les cinq sulpiciens fondateurs de l'établissement que j'ai visité dernièrement. L'ouvrage n'a pas grande valeur comme voyage, et je serais tenté de croire, avec M. de Tocqueville qui me l'a dit, que M. de Chateaubriand n'a pas vu tous les lieux qu'il décrit, et particulièrement le Mis- sissipi, dont il fait de si pompeux tableaux.

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 87

Je suis allé chez M. Miollet, et je ne l'ai pas trouvé. C'est l'homme sur lequel je compte le plus ici, quoique je n'aie encore échangé qu'un coup de chapeau, dans la rue, avec lui. Mathématicien et astronome, il était, à l'Ob- servatoire de Paris, rival de M. Arago; il quitta la France à la révolution de Juillet, les uns disent par opinion, les autres par déran- gement de fortune ; quoi qu'il en soit, il s'est retiré aux Etats-Unis, oii il a acquis beaucoup de considération; il a fait des travaux impor- tants pour le gouvernement américain et per- sonne ne connaît mieux que lui le pays, qu'il a parcouru dans tous les sens, vivant dans les bois au milieu des Indiens. On le dit fort inté- ressant à entendre. Voilà le savant, et l'homme est estimé encore plus haut : modeste, simple, obhgeant, chacun ambitionne de l'acquérir pour ami dans la vie, et pour guide dans les affaires; en un mot, il jouit d'un grand renom et d'une estime exceptionnelle.

J'ai été hier au soiy voir Fanny Elssler dan- ser la tarentule et la cachucha ; elle a dansé à ravir et a été applaudie avec frénésie.

88 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

En causant ce matin avec M. de la Fosse de M. de Chateaubriand, il m'a dit avoir vu une lettre bien singulière de ce grand géniey tout entière de sa main, signée et adressée à M. de Talleyrand, alors au congrès de Vienne; écrite par conséquent entre le mois d'octobre 1814 et le mois de mars 1815. Dans cette lettre assez longue, M. de Cha- teaubriand se plaignait de la marche du gou- vernement, mais surtout de l'ingratitude de ce gouvernement à son égard, et il annonçait l'intention d'entrer au service dune puis- sance étrangère comme diplomate, pensant que ce moyen lui réussirait mieux pour faire fortune. A cette lettre était jointe la réponse de M. de Talleyrand, très courte, écrite de sa main; plutôt un simple accusé de réception ne faisant aucune mention du projet annoncé d'entrer au service d'une puissance étrangère. M. de la Fosse, qui a rencontré ces lettres en lisant la correspon- dance du congrès de Vienne lorsqu'il était employé au ministère des affaires étrangères, en 1835, trouva celle de M. de Chateaubriand

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 89

si extraordinaire qu'il la montra h un ou deux de ses jeunes collègues et la porta ensuite à M. de Yiel-Castel, qui ignorait son existence et en fut très frappé ; c'était M. de Yiel-Castel qui avait la garde du carton dans lequel elle était. Quelques jours après, M. de la Fosse voulant continuer la recherche des pièces contenues dans ce volume, recher- cha la lettre pour la relire ; elle avait disparu . Il supposa alors et pense encore aujourd'hui que M. de Yiel-Castel, qui avait eu des rela- tions avec M. de Chateaubriand, lui aura remis cette lettre, ou l'aura gardée pour lui comme pièce curieuse.

XXV

Washington, 17 juillet 1840.

J'ai dîné avant-hier chez M. Forsyth : poi- vre, sauces épicées de mille parfums amé- ricains et chaleur atroce! Ici Flicure habituelle des dîners est quatre heures, mais quand on invite quch^u'un on ne dîne qu'à sept heures -par fas/iw?î! Le service dans un repas de céré- monie se fait très lentement, faute d'un nombre suffisant de domestiques, et il en résulte qu'on reste trois et quatre heures à table. J'étais à la place d'honneur près de la maîtresse de la maison et ayant sa belle-fille de l'autre côté; il me tarde de perdre mon rôle de débutant

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 91

pour être plus à mon aise dans quelque coin obscur de la table.

Je vous écris enfin de cliez moi; j'y suis très mal; je manque de mille choses nécessai- res mais inconnues ici; ma maison est une échelle à perroquet; toutes sont bâties sur le même modèle incommode et disgracieux; néanmoins je suis at home, et heureux d'être momentanément délivré de cette odieuse vie d'auberge.

J'ai vu hier madame de Montholon, qui relève de couches; sa figure, plutôt douce que jolie, est déjà flétrie comme celles de toutes les jeunes femmes américaines, et elle n'a pas vingt ans.

Je suis allé aussi chez le président, qui paraît soucieux; il a probablement de mauvaises nouvelles de son élection. M. Pageot, qui quitte aujourd'hui Washington, a pris congé de lui.

Fanny Elssler a passé chez moi tandis que j'étais sorti; elle continue à donner des repré- sentations suivies avec fureur.

J'ai fait la connaissance d'un ingénieur civil

92 SOUVENIRS DUN DIPLOMATE

fort distingué, M. Robrinon, ami de Michel Chevalier, qui m'avait donné une lettre pour lui; il habite ordinairement Philadelphie.

Je commence à mettre en ordre les livres de la Chancellerie; tout cela est en très mau- vais état, et je voudrais laisser les archives dans l'ordre j'ai mis celles de Londres et de Carlsruhe.

XXVI

Washington, 18 Juillet 1840.

Je viens de voir Faimy Elssler qui s'est pourvue d'une espèce de duèg-ne dont elle pourrait bien se passer, car la pauvre fille est trop détruite pour avoir besoin d'un porte-res- pect. J'ai tort de dire pauvre, car elle a fait ici de superbes affaires, si belles que, depuis qu'elle sait son engagement rompu avec l'Opéra de Paris par la retraite de M. Duponchel, elle est fort tentée de passer un an en Amérique; elle irait, dans ce cas, cet biver à la Nouvelle- Orléans, à la Havane et empocherait autant d'argent qu'elle le pourrait. Figurez-vous qu'elle a été présentée en forme au président

94 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

ainsi qu'à tous les ministres rassemblés pour la recevoir. Cela me paraît d'un ridicule achevé ! Elle est ravie de Taccueil que tout ce monde lui fait, et dit assez drôlement que ce qui l'a le plus surprise c'est de trouver à M. Van Buren des manières aussi distinguées que celles du prince de Metternich.

A un dîner chez le ministre de Belgique, j'ai vu M. King, sénateur de l'État d'Alabama et vice -président du Sénat ; M. Calhoun , autre sénateur, et enfin M. Gilpin, attorney général.

J'ai fait aussi la connaissance de l'ex- cellent et remarquable Miollet, dont la con- versation est un livre charmant à feuille- ter; il a passé quatre ans chez les Indiens et parle d'une façon très intéressante de ces po- pulations malheureuses.

XXVII

Washington, 21 juillet 1840.

Je suis allé ce matin faire mes adieux à Fanny Elssler, qui part pour Baltimore; elle m'a conté Fétat de ses amours. C'est M. de la Valette qui est Famant en faveur, mais comme il est à Pau en ce moment, Je crois qu'il a un peu tort. Avant de partir, il l'avait recom- mandée à un Américain de ses amis , M. Wickofî, qui Fa accompagnée aux États-Unis et la suit partout. Elle m'a parlé de la Valette comme de son amant et de Wickoff comme de son ami ; j'ai pris tout cela pour bon.

J'ai été deux fois hier au Congrès ; on a y siéger toute la nuit, et la session finit aujour-

96 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

d'hiii. Je tremble qu'elle ne finisse très mal pour nous : le gouvernement a proposé un bill par suite duquel nos soieries, affranchies de tous droits depuis plusieurs années dans ce pays, payeraient dix pour cent d'entrée. Si ce bill passe, cela fera pour moi un très mauvais début de mission, quoique je sois arrivé depuis trop peu de temps pour qu'on puisse m accuser de négligence.

XXVIII

Washington, 23 juillet 1840.

J'ai assisté à la clôture du CongTës dont la session est définitivement terminée sans que le terrible bill sur nos soieries ait été adopté, mais il le sera sans aucun doute à la session prochaine. Je viens d'écrire une longue dépèche pour rendre compte de tout ce que j'ai pu recueillir, et annoncer mon projet de voyager pendant deux mois. M. de la Fosse m'a ex- primé le désir de ne pas m'accompagner dans mes excursion:-), et je pars seul.

J'ai reçu aujoiu^d'hui mes premières lettres d'Europe après cinquante-sept jours d'at- tente.

6

XXIX

Philadelphie, 26 juillet 1840.

Je suis parti hier de Washington par le railroad, qui m'a conduit en trois heures à Baltimore, Fanny Elssler donnait une représentation ; on dit que cette belle a épousé M. Wickoff. Ce serait un excellent match pour elle; c'est à la vérité un bâtard, mais il a soixante mille livres de rente. Je suis arrivé ici de bonne heure, et je repars demain.

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XXX

New-York, 28 juillet 1840.

Je suis dans une ville que je n'aime pas ; je fais des choses qui ne m'amusent pas, et je suis mal installé dans un pied-à-terre je me déplais!

Je me suis promené hier au soir dans les rues de cette bruyante cité, et j'ai d'abord rencontré une procession de plus de mille démocrates, c'est-à-dire partisans de M. Van Buren, braillant à tue-tète et obstruant les rues. Je me suis sauvé vers la batterie dans l'espoir d'y admirer le coucher du soleil dans la mer. J'y étais à peine arrivé, qu'une dispute s'est élevée entre quelques hommes mis comme

100 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

des gentlemen, car tout lo monde ici est éga- lement bien mis. Gela ne les a pas empêchés de se prendre aux cheveux et de se battre comme des portefaix qu'ils étaient sans doute ; il s'est formé un rassemblement considérable et je me suis hâté de fuir ce vilain spectacle.

J'irai demain à New-Brighton, en face de New-York, pour y passer deux ou trois jours avec M. et madame Pageot jusqu'à leur départ pour l'Europe ; on y va par eau en une demi- heure.

XXXI

Xew-York, 29 juillet 1840.

Statten Island, nous sommes installés, qu'on nomme le Pavillon de New-Brighton, serait, môme en Europe, un magnifique établissement; je n'ai vu, dans aucune des watering places que j'ai visitées, rien de sem- blable ; c'est une suite de charmants pavillons bâtis sur la plage en face de New- York, et de chacun desquels on jouit d'une admirable vue sur la rade. Les salons, salles à manger et chambres à coucher sont très bien, la nour- riture bonne ; la compagnie seule est médiocre. J'y ai cependant trouvé quelques relations pos- sibles: on m'a présenté à madame d'Argaiz,

6.

^ta2,\^;^ r :SOUyEKlT\S D'UN DIPLOMATE

femme du ministre d'Espagne, qui a quarante ans et encore do fort beaux yeux noirs ; on la dit habile, intrigante et spirituelle; elle passe l'été ici avec ses enfants, mais l'hiver elle tien- dra maison ouverte à Washington ; son mari est neveu d'x'Vlava. Il y a aussi un général d'Alvear, ministre de la République de Buenos- Ayres et chargé d'affaires du Brésil. Je me suis promené avec M. et madame Pageot toute la soirée sur la plage par une nuit étoilée in- connue aux Européens. Madame Pageot, am- bitieuse comme une Américaine, souffre des retards qu'éprouve la carrière de son mari ; c'est elle qui lui fait donner sa démission, et elle veut en faire un député de l'opposition.

XXXII

New-Brighton, 31 juillet 1840.

Malgré la beauté du site, cette vie décousue des eaux m'est odieuse. Tous ces visages in- connus, les enfants qui crient dans toute la maison, les misses qui ont la rage de jouer du piano, tout cela constitue un vacarme et un mouvement, selon moi, parfaitement dé- plaisant. Nous avons été hier, après le dîner, faire une promenade en voiture, M. et ma- dame Pageot, M. de Menou et moi ; nous avons suivi le bord de la mer jusqu'au télégraphe qui signale l'arrivée des bâtiments venant à New-York. La vue de ce point est admirable : à gauche le lieu dit Quarantaine,

104 SOUVENIRS DUN DIPLOMATE

une vingtaine de navires de commerce à l'ancre, venus du midi, attendent leur per- mis d'entrer; en face, l'île de Long Island, boisée et découpée ; au milieu de la mer, le fort llamilton, qui défend l'entrée de la rade ; à droite, la pleine mer; derrière nous, l'île de Statten Island, sur laquelle se trouvent le pa- villon de New-Brighton et une infinité de villas et cottages, tout cela entouré de verdure.

Le genre de vie que mènent les Américains dans un lieu comme celui-ci est vraiment singulier : les femmes restent dans leurs cham- bres pendant la matinée; quelques hommes vont à leurs affaires à New- York ; les autres dorment ou jouent au billard; à dîner, oîi quatre-vingts personnes se réunissent, on se hâte d'achever le repas, qui ne dure pas plus d'une demi-heure; puis les femmes rentrent dans leurs chambres jusqu'à l'heure du thé, et, pendant cet intervalle, les hommes vont boire, fumer et jouer dans des espèces de cafés qu'on appelle ici bar-rooms. Et, cependant, cette manière de vivre n'empêche pas les Amé- ricains d'être, je crois, d'assez bons maris.

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 105

traitant leurs femmes avec soin ; on leur cède toujours en tous lieux les meilleures places; à table elles ont les meilleurs morceaux ; tout cela se fait sans affectation, à titre de droit et non d'hommage ; on est pour elles d'une politesse incontestable, mais sans recherches dans la forme.

Plus je vois d'Américains, plus je me mêle à eux et plus je trouve difficile de les juger à cause de la variété des types. L'Américain du Nord est très différent de celui du Midi : j'entends ici seulement le nord et le midi des Etats-Unis. L'Américain du Nord, celui qu'on appelle Yankee^ a le type anglais, auquel se joint la finesse et l'habileté du juif; ce mélange de fierté, de froideur et de raideur britannique avec l'astuce hébraïque fait du Yankee un être à part; les Yankees sont Anglais dans l'âme, en dépit du mépris que ceux-ci profes- sent pour eux. Ils vont en Angleterre puiser leurs goûts, leurs mœurs, leurs habitudes, leurs modes, et jusqu'à leurs antipathies contre la France et les Français. Beaucoup plus civilisés que leurs compatriotes du Sud,

106 SOUVExMRS D'UN DIPLOMATE

ils admettent facilement une aristocratie et tous les genres de supériorité admis par les Anglais, et, dans ce qu'on appelle les Etats de la Nouvelle-Angle terre, il suffirait de peu de changements pour y établir une forme de gouvernement tout à fait semblable à celle de la vieille Angleterre. Dans les Etats du Sud, au contraire, les penchants sont français, et, je le dis avec peine, ils sont très mauvais, en ce sens que ce sont nos penchants révolu- tionnaires qu'ils ont adoptés ; c'est ce qu'ils aiment en nous. Ils sont vaniteux et jaloux de la civilisation supérieure du Nord, qu'ils désirent écraser par les principes de l'extrême démocratie. Telles sont les deux races distinc- tes, quoique mêlées, qui occupent tout le ter- ritoire qui s'étend sur le littoral du nord au sud des Etats-Unis. Mais il y a une troisième race qui se forme dans l'ouest au delà des monts Alleghaay, sur les bords de l'Ohio, du Mississipi, du Missouri; celle-là a aussi un caractère à part et qu'il serait difficile de dé- crire dès à présent : c'est un composé d'émi- grés des Etats du Nord et du Sud, d'Irlandais

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 107

et d'Allemands. Elle est appelée, dans mon opinion, à jouer aux Etals-Unis le rôle prin- cipal, à dominer, dans quelques années, les deux autres. Il serait difficile de dire d'avance ce qu'elle deviendra, car elle se compose jusqu'à présent d'un mélange trop hétérogène pour qu'on puisse s'en faire une idée exacte; mais parmi les éléments divers qui peuvent et qui doivent s'y développer, je considère l'élément catholique comme un de ceux qui pourront y exercer l'inflaence la plus mar- quée.

11 me semble qu'en général tous ceux qui ont écrit sur l'Amérique et les Américains n'ont pas assez fait la part du temps et des circonstances. La race anglo-américaine est, à mes yeux, chargée d'une espèce de mission providentielle, celle de peupler et de civiliser cet immense continent ; elle marche à l'ac- compHssement de cette tâche sans se préoccu- per de tout ce qui peut l'entraver, et c'est ce qui explique les anomalies si faciles à remar- quer et à critiquer, mais il est injuste de s'arrêter aux détails ; il ne faut voir que l'en-

108 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

semble, et cet ensemble est grand, majestueux, imposant!

N'est-il pas imposant, en effet, de voir une population de trois millions, il y a soixante ans, et rassemblée alors sur le littoral de l'Atlantique, atteindre aujourd'hui le chiffre de dix-huit millions, et se répandre bientôt jusque sur les bords de l'océan Pacifique?

Le seul tort des Américains est de ne pas borner leurs prétentions au succès que je viens d'indiquer et de vouloir toujours, en se com- parant aux nations européennes, réclamer la supériorité, en tous genres, sur elles. C'est leur grand ridicule qui rend facile la tâche de tous les écrivains venus ici pour les blâmer.

Je me résume en disant que j'admire l'Amé- ricain restant Américain, et que je ne puis m'empecher de sourire de pitié en voyant celui qui considère FEurope comme infé- rieure à son pays naissant.

XXXIII

New-York, 2 août 1840.

M. de la Forest m'a proposé hier d al- ler dire un dernier adieu aux Pageot à bord du British Qiieen encore en rade. J'ai eu la soUise d'accepter, et à peine sur ce grand bâtiment en tout semblable au Ch-eat Westeni, et sur lequel j'ai retrouvé trois de mes com- pagnons de voyage retournant déjà en Europe, je me suis senti pris d'une si douloureuse émotion, que je me suis sauvé le plus vite possible, et aujourd'hui je suis encore sous l'impression d'une mortelle tristesse. J'ai posi- tivement ce que nos soldats français appellent « le mal du pays».

7

110 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

Hier au soir, pour essayer de secouer mes spiiits, j'ai été prendre M. de Menou, et nous avons été ensemble chez le vieux M. Gallatin que j'étais curieux de voir en ayant souvent entendu parler à M. de Talle}Tand. Il m'a fort bien accueilli; c'est un beau vieillard de quatre-vingts ans qui a conservé la plénitude de ses facultés morales. Vous vous souvenez sans doute de sa remar- quable figure aux traits fins et prononcés et de sa physionomie pleine de finesse. Il a causé avec une grande facilité de la France, de T Angle- terre, des Etats-Unis, des affaires passées et présentes; beaucoup aussi et très bien de M de ïalleyrand.

Je dois dire à ce propos que la seule chose qui m'attache à ce pays, c'est la considé- ration universelle qu'on témoigne à M. de Talleyrand, dont la mémoire est honorée en toute occasion, non seulement par ceux qui l'ont connu, mais aussi par ceux qui en ont entendu parler. Ce n'est pas pour flatter mes propres sentiments qu'on s'exprime ainsi en ma présence, car ici on ne se gène pour rien

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 111

et devant persoune. M. Gallaliii disait hier, avec une grande vérité, qu'un des traits les plus remarquables du caractère de M. de Talleyrand, c'est qu'au milieu de tous les événements si divers de sa vie, il est resté tou- jours excellent Français, aimant la France avant tout et par-dessus tout ; et il nous a cité à l'appui de cet éloge un fait relatif à la Louisiane qui s'est passé pendant le séjour de M. de Talleyrand aux Etats-Unis, et par conséquent à une époque il était exilé et persécuté par son pays.

XXXIV

New-York, 7 août 1840.

Je sais maiiileiiaiit ce qu'est un orage en Amérique; nos orages d'Europe ne peuvent en donner l'idée. Nous en avons eu un hier qui a commencé à onze heures du matin et ([ui ne s'est terminé qu'à dix lieures du soir. Le tonnerre, effroyable par son bruit et l'ébranlement qu'il cause, succédait sans in- terruption à des éclairs semblables à un immense incendie ; on ji'avait pas le temps de se reconnaître ! La foudre est tombée sur le clocher d'une église, sur deux bâtiments dans le port, et dans une île près de la ville, elle

SOUVENIRS DUN DIPLOMATE 113

a tué deux enfants. La pluie torrentielle a fait crouler plusieurs maisons.

Je suis allé, ces jours derniers, àPaterun, lieu charmant il y a des chutes d'eau et une manufacture d'armes. J'y ai trouvé M. de Menou, qui m'a mené chez son ami, M. Coït, propriétaire de la presque totalité de la petite ville de Paterun, qui compte cinq mille habi- tants et trente manufactures posées sur toutes les chutes d'eau de la plus jolie rivière du monde, qui a gardé son nom du temps des Indiens : the Passaie river. Je préfère les noms indiens à ceux dont les Américains ont baptisé la plupart de leurs villes, et qu'ils ont pris dans les temps anciens et modernes de l'Europe tels que Rome, Carthage^ Florence, Syracuse, Paris, Havre de Grâce, mêlés à des noms indiens, ce qui produit le plus grotesque assemblage.

M. Coït nous a conduits d'abord à la manu- facture d'armes on fait des carabines et des pistolets d'après une nouvelle invention fort remarquable qui permet de tirer sept coups de feu en quinze secondes sans changer

\\\ SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

d'arme, puis à une fabrique de toile à voiles en coton, à une autre de papier, et enfin à une quatrième oii l'on fait des machines à vapeur. Le site est pittoresque et ravissant, Je sol couvert de saules pleureurs qui trem- pent leurs branches dans \^ pretty Passaie, de catalpas et de sycomores; les arbres, de même espèce que nous voyons en Europe, ne res- semblent en rien aux arbres géants qui se développent dans ces contrées.

M. Coït, après m avoir présenté à sa femme et à ses filles et invité à dîner, m'a fort cour- toisement engagé à venir passer quelques jours chez lui.

M. Mollien, notre consul général à la Ha- vane, est ici en ce moment, et il sort de chez moi. C'est un voyageur célèbre qui a visité l'intérieur de l'Afrique et les deux Amé- riques ; il réside, depuis six ans, à la Havane, et il est tellement accoutumé à la chaleur, qu'il se plaint du froid ici oii on étouffe. H m'a parlé de la comtesse Merlin, qu'il a vue se rem- barquer pour l'Europe. Avant de quitter la Havane, elle a donné un grand concert public

SOUVENIRS DUN DIPLOMATE 11j

dans la salle de spectacle, plus grande que celle de l'Opéra à Paris ; elle chantait pour les pauvres ; malgré le prix exorbitant des places la salle était remplie par curiosité de la part des uns, et par obligation pour d'autres; toute la noblesse du pays lui étant apparentée se trou- vait forcée d'y aller, et la recette s'est élevée à trente mille francs. Malgré cet empressement , son chant n'a pas été admiré ; cela n'a pas été jusqu'aux sifflets, mais des murmures cou- vraient parfois ses cris et ses chevrotements. Son voyage lui a d'ailleurs été favorable ; elle a tiré de son frère une reconnaissance de deux cent mille francs, et reçu pour cinquante à soixante mille francs de cadeaux de sa fa- mille. C'est un ancien usage à la Havane de faire des cadeaux à une fille qui se marie, ou dans des circonstances particulières comme celle d'un grand voyage ; tous les parents, même les plus éloignés, donnent alors de l'or et des bijoux.

M. Mollien fait un tableau séduisant de la Havane , seule colonie qui soit prospère aujourd'hui. C'est le plus beau joyau de

IIG SOUVENIRS DUN DIPLOMATE

la couronne d'Espagne et, chaque mois, elle fournit de deux à trois cent mille francs à la reine pour ses épingles. L'île est riche et heureuse, et à côté des richesses qui permet- traient un grand luxe, la vie y est fort simple. La chaleur empêche de sortir de huit heures du malin à six heures du soir, mais les maisons étant voûtées, on ne souffre pas de la tempé- rature cuisante ; elles sont surmontées de ter- rasses sur lesquelles on se promène pendant les nuits fraîches et ravissantes. Les habitants se divisent en trois classes : les Espagnols peu agréables ; les créoles charmants, et les nègres traités avec tant de bonté qu'ils font pour ainsi dire partie de la famille ; aussi sont-ils doux, obéissants et dévoués jusqu'au fana- tisme. Aux Etats-Unis, c'est tout le contraire, on les a abrutis et dégradés par le mépris et les mauvais traitements, de sorte qu'ils sont grossiers et méchants.

XXXV

New-York, Il août d840.

J'ai dîné hier chez le docteur Berger avec sa femme, sa fille âgée de quatorze ans, et trois ou quatre Français, fleur des pois de la colonie française fort nombreuse et assez mal com- posée. Fanny Elssler a fait les frais de la con- versation; figurez-vous qu'à Baltimore, les jeunes gens de la ville ont, à la sortie d'une de ses représentations, dételé ses chevaux et traîné sa voiture jusqu'à son auberge. Elle arrive demain à New- York, et on organise une sérénade monstre de cent cinquante mu- siciens Allemands qui joueront pendant toute la nuit sous ses fenêtres, et qui seront escor-

7.

M8 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

tés par les souscripteurs à cheval, portant des torches. Les Américains prétendent prouver par tous ces actes de démence qu'ils ont aussi bon goût que les Européens et qu'ils savent rendre justice au talent.

Il faut aussi que je vous conte un trait ca- ractéristique qui peint la nation au milieu de laquelle j'ai le plaisir de résider. En sortant, il y a quelques jours, de chez le restaurateur je dîne, il pleuvait et je pris un cabriolet de place, une espèce de citadine à deux roues ; j'avais mon parapluie à la main et le cocher m'a prié de le lui prêter, ce que j'ai fait de bon cœur tout en notant ce petit acte de li- berté démocratique.

J'ai reçu hier la visite de M. Wickoff, le beau de Fanny Elssler ; il venait, de sa part, me prière de passer chez elle; j'y suis allé et je l'ai trouvée se faisant peindre; elle dési- rait me voir pour me demander ma protection auprès de M. Mollien qu'elle retrouvera à la Havane elle compte passer l'hiver prochain. Elle ne retournera à Paris qu'au printemps ; elle a déjà gagné quatre-vingt mille francs

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 119

en trois mois, et en gagnera certainement trois fois autant en continuant de parcourir les principales villes des Etats-Unis. C'est une vraie rage pour elle ! Ils sont comme des for- cenés quand elle danse.

Elle m'a montré une lettre du feu roi de Prusse écrite il y a cinq mois, et dans laquelle il la priait de venir à Berlin pour qu'il puisse la revoir une fois encore avant de mourir.

XXXVI

xNew-York, da aoiK 1840,

J'ai été hier au théâtre du parc voir Fanny danser dans le ballet de la Tarentule et ensuite la Craco vienne. La belle Ehsler, comme la nomment les journaux américains, a très bien dansé, mais le reste du ballet était pitoyable : de vrais grotesques dont le voisinage doit la gêner.

Le soir la sérénade des Allemands devait avoir lieu, mon valet de chambre a voulu l'entendre, et il s'est rendu sous les fenêtres d'Elssler avec le propriétaire de notre maison, mais le peuple américain n'ayant pas trouvé

SOUVENIRS DUN DIPLOMAT?: 121

la sérénade de son goût est venu, avec des torches, mettre les Allemands en fuite et brûler pupitres et musique ; voilà comment on entend la liberté dans cet étrange pays.

XXXVII

New-York, 17 août 1840.

Hier matin, après avoir eu la visite de notre consul, M. de la Forest, revenu de Philadelphie, oii il était allé chez sa fille, madame d'IIauterive, je suis parti avec lui pour Hoboken, village situé sur la hauteur en face de New-York, se trouve une auberge considérée comme lieu de plaisance et dans laquelle résident une trentaine de voyageurs avec lesquels nous avons dîné ; parmi eux je citerai une madame Anderson, assez jolie, ayant habité pendant deux ans Paris ; son mari y était secrétaire de la légation d'Amérique; le reste était composé de négo-

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 123

ciants français et américains installés pour quelques semaines avec leurs familles; tout cela fort commun, bien entendu, mais moins cependant que la même classe de gens en Europe.

Après le dîner, M. de la Forest m'a conduit dans une jolie petite maison, vrai cottage anglais dans un nid de fleurs^, appartenant à une famille américaine qui y donne l'hospitalité à deux filles de madame F...; cette petite- nièce de M. de Sèze est l'amie intime de notre consul, et une de ses filles est la fiancée de M. de la Forest fils, vice-consul à Carracas. C'est par ce mariage que le père explique son intimité dans la maison F..., tandis que la colonie française d'ici explique le mariage par lïntimité des parents. Tout cela a donné lieu à beaucoup de scandale, à des carica- tures et articles de journaux; ce qu'il y a de sûr, c'est que madame de la Forost, retournée on France depuis trois ans, s'oppose tant qu'elle peut au mariage de son fils avec ma- demoiselle F... Quoi qu'il en soit, nous avons pris ces deux demoiselles, assez laides, dans

12i SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

notre voiture et nous avons fait avec elles une promenade de douze milles dans un fort joli pays, côtoyant tantôt la rivière du nord, tantôt une petite rivière nommée l'IIaekewai.

Ici, les jeunes filles, si renommées pour leur beauté, n'ont pas Fair sain; leurs manières sont déplaisantes ; elles sont coquettes à froid, et agacent les hommes sans dissimuler leur désir de trouver un mari, et sans paraître se soucier de rencontrer en lui autre chose qu'un associé. Quant aux femmes, elles sont toutes fanées, fripées , finies , après deux ans de mariage. La dame à laquelle appartient e cottage que nous avons visité, hier était, paraît-il, charmante à vingt ans ; elle en a vingt-six, et c'est une affreuse ruine décharnée et couperosée.

Nous avons reçu des nouvelles de Londres du 3 par un bateau à vapeur nommé VAcadia, qui est venu de Liverpool à Halifax en douze jours et, de là, à Boston en trente-six heures. C'est bien court quand on pense qu'il y a douze cents lieues à parcourir, et bien long

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quand on songe que cette distance nous, sépare de la patrie.

La guerre entre la France et l'Angleterre est ici le tojnc de toutes les conversations et de tous les articles des journaux. Sans nous donner précisément tort, on se moque des fanfaronnades de nos gazettes qui n'aboutis- sent à rien, dit-on, et qui jettent du ridicule sur le gouvernement français. On ajoute que si nous faisons réellement la guerre ce sera pour une affaire qui ne nous intéresse que médiocrement et, comme à l'ordinaire, pour des idées chevaleresques sans profit définitif. Les Américains sont des gens positifs, s'atta- chant aux corps et non aux ombres. Au reste j'avais déjà remarqué que, dans ce pays, on fait peu de cas de nous : tout en nous faisant de belles phrases d'admiration, on ne nous a pas conservé la moindre reconnaissance des secours que la France a fournis dans la guerre de l'Indépendance; et l'indemnité des vingt- cinq millions, payée il y a cinq ans, a achevé de nous perdre dans leur opinion ; ils ont vu que nous pouvions toujours être dupés.

120 SOUVEN'TRS D'UN DIPLOMATE

Ce qu^il y a de singulier, c'est qu'ils crai- gnent les Anglais dont les écrivains ne ces- sent de se moquer d'eux, et malgré cela leurs goûts et leurs penchants les portent vers l'Angleterre. Cela s'explique à la vérité par une même origine, une communauté de mœurs, de religion, de coutumes et d'habitudes ; mais la révolution de 1776, la paix de 1783, la guerre de 1812, sembleraient devoir placer une insurmontable barrière entre ces deux nations, si on songe surtout au mépris avec le- quel les Anglais traitent les Américains. Eh ! bien, les Américains n'admirent et n'imitent que John Bull; aussitôt qu'ils ont un peu d'argent, ils veulent avoir une maison mon- tée à l'anglaise. Il ne faut, d'ailleurs, pas perdre de vue que c'est en Angleterre et en Ecosse seulement qu'ils peuvent trouver moyen do satisfaire leur vanité de naissance ; la première chose que fait un Américain dès que sa fortune est assurée, c'est d'aller en Angleterre chercher des titres pour prouver qu'il descend de telle ou telle famille anglaise, et, à son retour, il fait graver les armoiries

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de cette famille sur son argenterie. Il y a plus d'un contraste dans cette nation au ber- ceau qui passe par une époque de transi- tion.

Je viens de relire avec soin l'ouvrage de M. de Tocqueville : « De la démocratie en Amérique. » Les deux derniers volumes me paraissent inférieurs aux premiers. Dans ceux- ci, il y a un exposé généralement clair, net, exact, à de faibles erreurs près, du méca- nisme de la constitution des Etats-Unis, soit fédérale, soit particulière à chacun des Etats composant la fédération. Il y a, de plus, une peinture fidèle du caractère américain à l'épo- que surtout l'auteur la faisait, car ce carac- tère tend sans cesse à se modifier par mille causes qu'il serait trop long d'énumérer ; il suffira de mentionner l'émigration qui jette chaque année cent mille Européens sur le continent américain. Je reconnais donc pour vrai le portrait que M. de Tocqueville fait de l'habitant do la Nouvelle-Angleterre, du Yankee pur et aussi celui do l'habitant du Sud, du Yirginien, du Géorgien, propriétaire

128 SOUVENIRS DUN DIPLOMATE

d'esclaves, et vivant au milieu de l'esclavage des noirs. Mais, évidemment, dans les deux derniers volumes de son ouvrage publiés cinq ans après son départ des Etats-Unis, on voit que la démocratie américaine n'est plus qu'un cadre dans lequel l'auteur a voulu faire en- trer des idées plus ou moins justes, des réflexions parfois neuves, le plus souvent assez anciennes, sur l'état moral et politique (le la France. Ce qui, à mon avis, gâte l'ou- vrage de M. de Tocqueville et lui ôte une partie de l'importance qu'il a voulu lui don- ner, c'est la comparaison qu'il cherche à éta- blir entre la démocratie des Etats-Unis el celle de la France. Cette comparaison me pa- raît un jeu d'esprit sans portée, les points fondamentaux, essentiels de comparaison manquant, ou différant absolument. Ainsi, pour parler d'abord des Etats-Unis, on sait qu'ils doivent le principe de leur organisation actuelle à une persécution religieuse qui a poussé sur le continent américain des puri- tains anglais et écossais; que ces hommes, en s'y établissant, ont pris pour base de leurs

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inslitutions les préceptes de rËvangile inter- prétés à leur façon. C'est l'explication de la constitution américaine actuelle modiliée soit par le caractère particulier des Angio- Américains, soit par les institutions provin- ciales et municipales que les puritains avaient apportées avec eux de la mère patrie. En prenant ce fil pour se guider dans l'examen de la constitution américaine, on trouve aisé- ment la route pour arriver à Fépoque actuelle. On aperçoit successivement les changements qu'apportent l'accroissement de la popula- tion; le besoin de secouer le joug de la métro- pole; la révolution de 177G qui en est le résultat; les efforts des hommes distingués qui cherchent vainement à diriger cette révo- lution, à atténuer ses plus mauvaises consé- quences ; puis, plus tard, l'émigration des })opulations irlandaises, allemandes, françai- ses; le défrichement et la civilisation de rOuest; le développement subit et excessif des fortunes particulières par la création des banques ; enfin la ruine de ces banques qui a conduit à celle des fortunes privées, et on ar-

130 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

rive ainsi à l'état actuel moral et politique des Etats-Unis. On peut écrire des volumes et commenter à Finfmi ces événements, on en reviendra toujours à cette conclusion-ci : c'est que la mission de peupler et de civiliser le continent américain a été une mission pro- videntielle échue à la race anglo-américaine; que c'est un fait à part dans l'histoire, et du- quel on ne peut rien conclure pour le reste du monde ; que les conséquences ne peuvent en être que transitoires et ne s'appliquer qu'à ce seul fait, et qu'il est invraisemblable qu'à mesure que les Etats-Unis se peupleront et se civiliseront, ils rentreront dans la voie com- mune aux autres nations qui ont passé sur la terre, seulement en gardant les traits par- ticuliers qui appartiennent à chacune d'elles, et font distinguer un Russe d'un Anglais, un Espagnol d'un Allemand.

Mais comment pourrait-on comparer un tel état de choses avec celui de la France? De la France, cotte monarchie, la plus ancienne de l'Europe, qui, après avoir traversé le régime do Ja féodalité, celui du despotisme éclatant

SOUVENIRS DUN DIPLOMATE 131

de Louis XIY et du despotisme avilissant de Louis XY, est arrivée à l'année 1789, la ré- forme radicale de sa constitution a tourné en révolution. Cette révolution a tout détruit, il est vrai, institutions, mœurs, croyances; elle a bouleversé la propriété, mais a-t-elle modifié le caractère national autant qu'on le suppose? Cette passion de l'égalité qu'elle a développée à un si haut degré n'est-clle pas un désir d'écraser les classes supérieures pour se met- tre à leur place, plutôt qu'une volonté raison- née d'égaliser les conditions humaines? Les Français n'ont-ils pas toujours le même pen- chant à se distinguer, la même soif de gloire militaire? Et ce penchant pour les distinctions, cette soif de gloire militaire n'est autre chose que le goût des supériorités appliquées à soi- même, et qu'un sentiment aristocratique ayant un but personnel. Chacun a la volonté de se placer au-dessus de ses semblables, voilà le secret des révolutions. Celle de 1789, en vou- lant tout détruire, n'a pu effacer l'histoire des dix-huit derniers siècles; elle ne peut pas em- pêcher les Souvenirs et les traditions de se

132^ SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

perpétuer; elle ne peut pas faire que la France, entourée d'autres pays les sentiments aris- tocratiques sont encore en honneur, n'y trouve sans cesse des points de comparaison qui, s'ils excitent la haine des uns, entretiennent aussi l'ambition des autres.

Pour me résumer, je dis que l'état démo- cratique qu'on nous donne comme définitif ne me paraît être qu'un état de transition, et que, en tous cas, on ne peut comparer celui qui existe aux Etats-Unis à celui de la France. La démocratie américaine marche, selon moi, vers des démarcations aristocratiques, et peut-être même vers une monarchie tem- pérée. La démocratie française marche vers je ne sais quoi, mais, dans mon opinion, plu- tôt vers le despotisme que vers la République. Quoi qu'on fasse, l'égalité absolue des condi- tions est un rêve qui ne peut être appliqué en principe d'une manière durable. Elle est contre la nature des choses et contre la na- ture de l'humanité ; le riche est un aristocrate pour le pauvre; le savant pour l'ignorant, l'homme fort pour l'homme faible, et je ne

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE lirs

vois de régime égalitaire possible que chez une nation composée de citoyens pauvres, faibles et ignorants au même degré; ce ne serait plus alors une nation, ce serait un ras- semblement, une aggloméi'ation d'esclaves qui deviendraient bientôt la proie de leurs voisins.

XXXVIII

New-York, 23 août J840.

Ayant établi ici mon quartier général pour tout le temps des grandes chaleurs, je me suis fait recevoir du Club, afin d'étudier plus à mon aise le caractère des gens au milieu desquels je suis condamné à vivre ; je puis, en outre, dîner plus tranquillement qu'ail- leurs.

Je suis allé avant-hier avec M. de Menou visiter, à une des extrémités de New-York, un quartier qui devait être le plus élégant de la ville, mais dont les constructions sont restées en suspens par suite de la crise finan- cière qui dure, dans ce pays, depuis quatre

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ans. C'est une chose assez singulière à voir que tous ces bâtiments inachevés ; on dirait que le travail a été arrêté tout à coup, par la baguette d'un enchanteur malfaisant. Ces maisons terminées seraient plus grandes, mais non plus belles que celles des autres quartiers : ce sont toujours les mêmes briques bien rouges; les mêmes persiennes bien vertes, et les mêmes portes bien blanches; le tout est parfaitement laid. Il n'y a que l'Uni- versité, d'architecture gothique, etleWashing- ton-square qui soient moins mal que le reste. Et cependant quel parti on aurait pu tirer d'une ville placée entre deux fleuves qu'on aperçoit presque toujours à droite et à gauche à l'extrémité de chaque rue ! C'est une situa- tion unique et admirable ! Et pas une curio- sité à voir; pas un monument qu'on puisse citer.

J'ai rencontré hier sur la batterie le baron de Mareshall arrivé la veille et le comte de Colombiano, chargé d'affaires de Sardaigne, un de mes collègues que je ne connaissais pas encore; il est, comme moi, maladif et habite

130 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

Washington le moins qu'il peut ; il m'a paru agréable et bien élevé. Nous nous sommes promenés en regardant venir un magnifique orage : Thorizon s'assombrissait progressi- vement, et, à la fin, la rade était dans une obscurité profonde, embrasée de temps à autre par des éclairs ressemblant plutôt à des érup- tions volcaniques qu'à nos pauvres petits éclairs d'Europe. Nous sommes rentrés chez nous au bruit formidable du tonnerre amé- ricain, espérant de la fraîcheur pour aujour- d'hui; mais il n'en a rien été, et j'ai même fait la nuit dernière la fâcheuse connaissance des mosquiles, qui ne prennent leurs ébats que dans les chaleurs excessives ; ils m'ont pour- suivi sans relâche.

J'ai vu le superbe bateau à vapeur the Pré- sident, dont le pont a trois cents pieds de lon- gueur, mais les ^cco/7^mof/«^2o;?s intérieures sont loin de valoir celles du Great Western. Si je retourne en Europe, ce ne sera certainement que sur un navire anglais; la rapacité des Américains et la négligence des Français n'of- frant aux passagers ni bien-être, ni sécurité.

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 137

J'ai aussi vu ici quelque chose de fort curieux : c'est un artiste qui fait des portraits par le daguerréotype ; cela est affreux et ne donne que les traits sans aucune expression ni ombres; on peut dire que c'est le squelette du visage, noir et effrayant, mais il n'en est pas moins vrai que cette reproduction fixée sur une glace est une invention étrange, et si on parvenait à la perfectionner, ce serait une invention utile; les portraits, consolation de l'absence, seraient alors probablement à la portée de toutes les bourses. Nous nous sommes fait ^2>e?*, c'est l'expression employée, M. Mol- lien et moi ; nous sommes épouvantables et paraissons âgés décent ans; l'opération a duré cinq minutes à peine.

XXXIX

New-York, 29 août 1880,

Je suis parti hier à huit heures du matin avec M. de la Forest, pour Roccaway, les bains de mer le plus à la mode du pays. Après avoir traversé en bac la rivière de l'Est, nous avons débarqué à Brooklyn-city, une de ces villes tracées et dont quelques maisons seulement sont bâties, le reste ayant été suspendu à la suite des désastres financiers. Brooklyn est en face de New-York dans l'île de Long Island; nous y avons pris le chemin de fer; nous sommes arrivés, en une heure, à travers une jolie colline boisée, à un beau village, Jama- sia, destiné aussi à devenir une ville ; le rail- road, qui n'est pas achevé, finit là, et nou^

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 139

avons faire encore huit milles, dans un mauvais char-à-bancs, au milieu d'un pays marécageux absolument sauvage, avant d'at- teindre le pavillon de Roccaway.

Ce pavillon placé aux bords de l'Océan con- tient des accomm odations pour cent personnes ; la plage est nue, triste, monotone ; pas un arbre ; pas un buisson ; les bains sont mal organisés et le logis inhabitable; voilà les watering places tant vantées ! Il m'a fallu y subir une masse énorme de nouvelles con- naissances, entre autres madame Cigogne, dont je vous ai déjà cité le nom ridicule, et sa fille, mademoiselle Adèle Cigogne, créoles de Saint-Domingue ayant émigré aux Etats- Unis lors de la révolte de l'île ; elles ont fondé à Philadelphie, ainsi que je crois vous l'avoir dit, une pension de jeunes filles qui est fort renommée. Mademoiselle Cigogne est une personne de cinquante ans, admirablement belle encore ; elle joint à des traits parfaite- ment purs et réguliers la physionomie par- lante des créoles; avec cela beaucoup d'esprit! On dit que l'amour a [passé par là, et tout

140 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

clans cette belle femme porte à croire que cet u on dit » est la vérité. Il paraît qu'elle a eu une grande passion pour un Espagnol du Sud qui, après avoir mis son attachement à l'é- preuve lui avait promis mariage. Mais, devenu président de sa République, il a oublié ses serments et contracté une autre alliance. Ma- demoiselle Cigogne est restée inconsolable. Ces dames m'ont fort engagé à aller les voir à Philadelphie, ce que je ferai avec le plus grand plaisir, cette superbe vieille fille étant une des femmes les plus agréables que j'aie jamais rencontrées.

Le comte de Grasse s'est fait présenter à moi quoique légitimiste ; c'est le fils de l'ami- ral de Grasse ; sa sœur a épousé un M. de Pau, dont la fille est madame Mortimer Livingston, et dont le fils est marié à made- moiselle Tborn. J'ai fait aussi la connaissance de M. et de madame Mortimer Livingston; celle-ci distinguée et mélancolique, et de ma- dame Davies de Philadelphie, laide à faire fujr, mais intelligente et artiste.

J'ai enfin vu madame Jérôme Bonaparte,

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miss Patterson, grosse femme dont le vi- sage a conservé les restes d'une merveilleuse beauté, mais dont le regard est complètement dépourvu d'expression ; on dirait un modèle d'atelier en plâtre, boursoufflé. On la dit bonne femme, et moi je la proclame mortel- lement ennuyeuse; elle arrive de Paris et m'a parlé des Pontécoulant comme de ses amis intimes.

A deux heures, on s'est mis à une table de cent vingt couverts, et après le dîner les femmes ont pris part au jeu de quilles installé sous un hangar clos de trois côtés. Là, j'ai vu un singulier spectacle : les gentlemen ont ôté leurs habits et leurs gilets, et se sont mis, dans cette tenue, à jouer avec ces dames qui n'en paraissaient nullement choquées, pas plus que de leurs cigares dont elles recevaient la fumée en plein visage. Une jeune fille passant pour une des plus grandes beautés de New- York, et cantatrice amateur renommée, se fai- sait remarquer par son entrain libre, et ses ma- nières avec les gentlemen en manches de che- mises. Je n'ai point encore l'œil fait à tout cela-

142 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

Fanny Elssler a donné sa dernière repré- sentation à New- York ; c'était « son béné- fice ». Elle a fait à la fin un petit speach en anglais qui a eu un prodigieux succès. Jamais vainqueur après la victoire ne fut en aucun temps, je crois, acclamé comme elle.

XL

New-York, 2 septembre 1840.

Je me suis embarqué, hier, à sept heures du matin pour aller à Newis, chez M. Hamilton, qui m'attendait à la descente du bateau à vapeur et m'a conduit à sa maison, située sur une hauteur, et j'étais arrivé à dix heures. C'est une jolie habitation distribuée et meu- blée à l'anglaise, mais construite en bois, ce qui ne doit pas être chaud dans la mauvaise saison. La vue est féerique : elle embrasse trente milles du cours de l'Hudson, magni- fique fleuve, qui, en face de Newis, a trois milles de largeur; des rochers à pic qu'on nomme les Palissades bordent pendant huit

14i SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

milles la rive opposée; l'IIudson est couvert d'embarcations de tous genres : bateaux h vapeur et voiles blanches; l'horizon est^ de tous côtés, fermé par des montagnes peu élevées, riantes et boisées, et parsemées de cottages entourés de fleurs. L'IIudson est sou- vent comparé au Rhin; le premier l'emporte par la largeur et la majesté de son cours, mais le second, riche des traditions qui man- quent à l'autre, doit rester fier de ses ruines féodales.

M. Ilamilton m'a présenté à sa femme et à ses quatres filles : rainée se nomme ma- dame Shugler, laide, parlant bien français ; la seconde, madame Bowdwins, n'a prononcé un mot en aucune langue^et m'a constamment regardé; la troisième, miss Mary, est égale- ment silencieuse ; la quatrième, miss Angé- lique, vive, animée, très gentille; au total, avec le petit Alexandre, que vous connaissez, et qui n'était pas là, c'est une famille agréable ; ils m'ont comblé de politesses, et je serais bien aise de les revoir à Washington^, ils comptent passer deux mois l'hiver prochain.

SOUVENIRS DUN DIPLOMATE liii

Après le Ihc matinal, M. Ilamilton m'a mené chez mesdames Jones, ses voisines, qui nous ont conduits au bout de leur parc, chez M. Washington Irving-, que M. Hamilton vou- lait inviter à diner avec moi, mais il venait de partir pour New-York. M. Irving n'est pas marié et vit avec ses quatre 'nièces, qui nous ont reçus : pas une seule n'est Jolie, mais leurs physionomies et manières sont obligeantes. La maison est ravissante : c'est Ilolland-house en tout petit : des plantes grimpantes ontside; des livres et des conforts inside. Nous sommes re- venus à Newis, à pied, le long d'un coteau boisé, par une route en corniche suspendue au- dessus de FHudson. J'oubliais de vous dire que Washington Irving est le littérateur ac- tuellement le plus en renom aux Etats-Unis; il m'eût été agréable de le voir.

A deux heures, un bon dîner bien servi, et, à quatre, j'ai quitté Newis et mes aimables hôtes.

XLI

Boston, o septembre 1840.

Je suis parti avant-hier, à six heures du ma- tin, de New-York avec M. de laForestet deux des demoiselles F...; l'une est la future belle- fille de notre consul, et l'autre doit aussi se marier prochainement. Le bateau à vapeur nous a conduits sur la rivière de l'Est jusqu'à New-Haven, nous sommes arrivés à une heure ; nous avons pris immédiatement le rail- road et, deux heures après, nous étions à Hartford, notre première couchée. Après le dîner, nous avons parcouru la ville se trouve un chêne qui a, dit-on, cinq cents ans ; il est creux, et on y a caché, il y a deux

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cents ans , une charte donnée par le roi d'An- gleterre qui voulut plus tard la retirer. Cet arbre est appelé the charter oak. J'en ai rapporté un gland. Hartford est une des villes savantes des Etats-Unis; son université est réputée ; il y en a aussi une fort célèbre à New-Haven; la troisième est à Cambridge, à un mille de Boston. Les Etats les plus ancien- nement fondés sont ceux qui cultivent le plus les sciences. New-Haven et Hartford sont les deux capitales de l'Etat de Connecticut un des plus riches et des plus avancés delà Nouvelle- Angleterre; les Chambres de TEtat s'assem- blent alternativement dans lune ou l'autre ville.

Nous avons visité une maison d'aliénés ad- mirablement tenue; une folle m'a demandé d'où je venais, et sur ma réponse que je venais de New- York, elle m'a dit avec un accent mé- lancolique : / know it but I am for ever ont of tJie ivorld. Le médecin m'a cependant dit qu'elle était en voie de guérison.

Nous avons quitté Hartford hier à huit heures du matin parle stage; c'était la pre-

148 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

mière fois que j'usais en Amérique de ce moyen de transport qui ne vaut guère mieux ici qu'en France ; le pays que nous avons tra- versé est charmant et rappellerait l'Angleterre s'il était peuplé; après avoir passé , sans nous y arrêter, par des lieux appelés Berlin, Windsor, Grafton et Newton, nous sommes arrivés à Springfield, oi^i nous avons dîné, et ensuite un rail-road magnifique nous a fait faire qualre- vingt-dix milles en cinq heures, en traversant un pays bien cultivé. Un beau coucher de soleil nous a permis de jouir de la splendide vue de Boston; la ville, bâtie en amphithéâtre, 's'étend sur les bords de la mer; elle compte cent vingt mille habitants en y comprenant les quatre à cinq petites villes qui en dépendent et qu'on nomme Broaklin, Cambridge , Charles- town, etc. Boston est la plus ancienne ville des États-Unis; elle a été fondée il y a deux cents ans, aussi les rues sont plus étroites et les maisons plus hautes que dans les villes récem- ment bâties; c'est une belle ville anglaise.

Le Consul de.France, M. Isnard, auquel ou avait écrit mon arrivée, m'avait heureusement

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE U9

retenu des chambres, sans quoi il eût été im- possible de s'en procurer, car un meeting poli- tique contre M. YanBuren, qui doit avoir lieu le 10 de ce mois, attire ici plus de soixante mille étrangers. Fanny Elssler et l'indis- pensable Wickofî sont logés dans le même hôtel que nous. Je suis destiné à les rencon- trer partout.

XLII

Boston, 6 septembre 1840.

Il n'a pas cessé de pleuvoir hier durant toute la journée. Les petites F... ont lu et travaillé depuis le matin jusqu'au soir; elles sont bien élevées et not too 77iush trou- hlesome. Nous avons été, M. de la Forest et moi, faire une visite à mademoiselle Elssler, qui était very anxious au sujet de sa première représentation, qui a lieu demain. Le corps du ballet et les musiciens de Boston sont, à ce qu'il paraît, fort reculés, et ne pouvaient répé- ter ni dans la soirée d'hier, ni pendant la journée d'aujourd'hui à cause de la sévérité puritaine du dimanche.

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE loi

J'ai profilé d'une éclaircie dans le ciel pour aller voir the state hoiise, grand bâtiment dans lequel se réunissent le Sénat et la Chambre des représentants de l'Etat de Massachusetts dont Boston est la capitale. Du haut de la coupole de ce bâtiment on a un magnifique panoroma de Boston et de ses environs; cette ville est située sur une péninsule, entourée de tous côtés par la mer et reliée par des ponts et des digues à différentes parties du continent 011 se trouvent des espèces de faubourgs : d'abord South Boston renfermant des manu- factures et des établissements publics ; puis Cambridge, est Howard Collège, la plus célè- bre université des Etats-Unis, avec six cents élèves; Chaiiestown, sont la prison d'Etat, l'hospice des aliénés, le namj gard^ et Bun- ker s Hills, monument élevé en mémoire d'une victoire remportée sur les Anglais le 17 juin 1776. Il y a à Boston une quantité considéra- ble de magasins, de dépôts, de boutiques ; des quais au bord desquels viennent aborder d'innombrables vaisseaux de toutes les parties du monde et quatre chemins de fer. Au centre

i:i2 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

de la ville se trouve une superbe promenade, très bien plantée, et, près de là, un jardin botanique naissant dont on dispute le terrain à la mer. Les maisons qui entourent cette promenade sont bâties en granit, et dans plu- sieurs rues les area sont remplies de fleurs. Enfin, pour compléter le cbarme de cette ville, on n'y voit pas comme dans les autres villes des États-Unis, des cochons circuler librement dans les rues. 11 est certain qu'ici tout l'en- semble est plus comme il faut qu'ailleurs ; la société se compose d'une sorte d'aristocratie financière bien élevée, religieuse et honnête; on compte cinquante-deux églises dans la ville et les faubourgs, dont quatre catholiques. Le marché est tenu avec une recherche et un luxe remarquables; il a un quart de mille de longueur, est chauffé, éclairé au gaz, et le^ dames de la halle sont vêtues avec une certaine élégance.

XLIII

Boston, 7 septembre 1840,

Le temps a passé d'une extrême chaleur à la gelée. Nous avons visité hier Mount Aiibum Cimetery, qui rappelle le Përe-Lachaise ; ce cimetière est orné d'arbres superbes et de jolies avenues ; toutes portent le nom de l'es- pèce d'arbres dont elles sont plantées : Cedar avenue, Poplar avenue, Azelia avenue; les tombes à droite et à gauche sont placées en alignement comme des maisons dans une rue; j'ai remarqué celle de Spurzhein, le disciple de Gall, mort à Boston en 1832.

En quittant le cimetière, nous avons été à Iresh Pond qui ressemble à l'étang de Saint-

9.

o

\U SOUVENIRS D'UN DIPLOxMATE

Gratien dans la vallée de Montmorency. De là, à l'université qu'on nomme Howard Col- lège : un monsieur Howard en ayant été le fondateur. Ici presque tous les établissements publics sont dus à de riches particuliers ; c'est même un des traits honorables du Yankee, dont la charité n'est cependant pas exempte d'ostentation. L'université occupe une grande étendue de terrain, les constructions sont bel- les et les jardins charmants.

Nous nous sommes ensuite rendus dans la partie de la ville qu'on nomme Gharlestown ; c'est qu'est commencé le monument de Bun- ker's liise, sur la place même où, au début de la g-uerre de l'Indépendance, trois cents Améri- cains se sont défendus pendant douze heures contre dix mille Anglais. Le monument doit se composer tout simplement d'un obélisque en granit au milieu d'une pelouse d'où l'on jouit d'une admirable vue ; faute de fonds, l'obélis- que est resté au tiers de sa hauteur, mais un meeting à'american ladies doit avoir lieu ces jours-ci dans le but de pourvoir à l'achève- ment du monument. Non loin de se trou-

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE luo

vait le couvent des Bénédictines que la popu- lace de Boston a forcé, pillé et brûlé il y a trois ans, parla simple curiosité de voir ce qui sy passait et sur .des récits absurdes. L'Evê- que de Boston, à la suite de cet événement, a renvoyé les religieuses à leur maison princi- pale du Canada ; puis il a réclamé une indem- nité de la ville de Boston et de la Législation de Massachusetts; sur le refus qui lui en a été fait, il a déclaré qu'il laisserait subsister les ruines telles qu'elles sont ; le terrain appar- tenant au culte catholique, il en a le droit, mais cette résolution tourmente fort les protes- tants, parce que tous les étrangers, étonnés de voir ces ruines, en demandent l'explica- tion.

Après le dîner, je me suis promené dans les rues, qui, à cause du dimanche, étaient presque désertes; cependant les chaînes qui autrefois fermaient toutes les issues pour em- pêcher les voitures de circuler le dimanche, ne se tendent plus qu'autour des églises. Bos- ton est parfaitement propre ; il est défendu de déposer la moindre ordure sur la voix publi-

1S6 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

que; on les garde dans Fintérieur des maisons, chaque matin l'administration municipale les fait enlever à ses frais ; enfin il y a une amende de vingt-cinq francs pour ceux qui fument dans les rues.

XLIV

Boston, 10 septembre 1840.

Le seul tort de Boston, à mes yeux, mais il est grand, c'est que la population de cette q ville élégante et charmante déteste les Fran- çais, et, qui pis est, les méprise; les Bosto- niens ont conservé contre la France les pré- jugés invétérés des Anglais d'il y a deux siècles, et, à la longue, cela rendrait mon séjour ici insupportable.

Nous sommes allés à Salem, joli petit port de mer près duquel les premiers Pilgrins du temps de Charles I" ont débarqué en venant en Amérique; toute la côte est hérissée de rochers. 11 y a, à Salem, un musée maritime

158 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

formé, depuis quarante ans, par un club dont tous les membres doivent justifier qu'ils ont doublé le cap Horn et le cap de Bonne-Espé- rance; d'où il résulte que presque tous sont capitaines de vaisseau ; ils s'engagent à rap- porter un objet ancien quelconque de leurs voyages et à le déposer au club ; c'est ainsi que le musée s'est rempli.

Les dames de Boston tiennent aujourd'hui un bazar dont le produit est destiné à l'achè- vement du monument de Bunker s Hise. Un « monsieur » a donné à ce bazar une tabatière qu'il prétend avoir achetée à la vente du prince de Talleyrand à Paris; c'est une méchante boîte de Brunswick écornée et ayant prodi- gieusement servi. On se propose de l'acheter pour l'olTrir à un vieux major Russell, qui a quatre-vingt-quatre ans et qui dit avoir été très lié avec M. de ïalleyrand; je n'ai pas voulu ôter à cette boîte sa valeur en disant que M. de Talleyrand ne prenait pas de tabac.

XLV

New-York, 11 septembre 1840.

Nous sommes arrivés hier à midi par le rail-road à Providence, capitale du petit Etat de Rhode Island; c'est une ville de vingt mille âmes parfaitement située sur la rivière Provi- dence à trente-cinq milles de la pleine mer. A six heures du soir nous étions à Stonington, joli port sur l'Océan ; nous avons pris le steamer, et, à huit heures du matin, nous ar- rivions à New-York. A midi nous partions pour faire une excursion sur la rivière de l'Hudson. Après avoir visité Barnham House et Stikers Boy, nous sommes arrivés à Monal- ton City, puis à Macomb's Dam sur la rivière

IGO SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

de l'Est, et enfin nous avons vu le Croton's, aqueduc qui est en construction pour faire arriver de l'eau bonne à boire à New-York, il n'y en a pas une goutte ; cet aqueduc aura vingt-huit lieues de longueur, et ne sera ter- miné que dans trois ou quatre ans.

En rentrant à New-York, j'ai visité un dio- rama établi par des Français qui m'avaient demandé mon patronage.

XLVI

New-York, 14 septembre 1840.

Je suis allé, ce matin, à six milles d'ici voir l'emplacement et les préparatifs d'un nouveau cimetière qui ressemblera à un magnifique parc Anglais ; les Américains ont grand soin de leurs morts ; comme j'en faisais la remarque en les en louant, il m'a été dit que, chez eux, ce n'est point une question de sentiment, mais d'amour-propre. Sur le point le plus élevé de ce cimetière, qui portera le nom de « green- wood cimetery », se trouve une plate-forme, sur laquelle on se propose de placer un mo- nument à la mémoire du général Washington ; la vue que, de cette plate-forme, on a sous

162 SOUVENIRS D'UxN DIPLOMATE

les yeux, est certainement la plus belle qui existe dans le monde entier !

J'ai ensuite été à bord d'un vaisseau de ligne américain, le Noi^th Caroline, école pour les jeunes mousses; on m'avait, de Paris, demandé des renseignements sur cette école, et, je les ai puisés à la source.

J'ai aussi ^dsité le Penitentiary dont la situation est tellement charmante qu'on l'a nommé Moimt pleasanfs Penitentiary . C'est une espèce de forteresse placée au milieu d'une île isolée de la rivière de l'Est ; il s'y trouve en ce moment trois cents hommes et quatre cent cinquante femmes travaillant peu ; c'est plutôt une maison d'amélioration que de cor- rection ; seize gardiens suffisent pour tenir en respect ces sept ou huit cents prisonniers. L'homme qui me conduisait n'a pas manqué de me dire, en bon Américain, que, chez nous, il faudrait un régiment de ligne pour contenir tous ces condamnés ; il m'avait affirmé que la presque totalité de ces malfaiteurs étaient Allemands, et il a été assez confus de voir que tous ceux auxquels j'adressais la parole dans

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 163

leur prétendu dialecte ne me comprenaient pas, et me disaient en anglais être Américains. Mon conducteur m'a confié que les femmes étaient beaucoup plus difficiles à gouverner que les hommes; elles essaient le pouvoir de leurs charmes sur leurs geôliers ; toutes ont d'affreuses figures de coquines sur lesquelles le vice est beaucoup plus accentué qu'en Europe ; le bon docteur Bénit que j'avais em- mené avec moi les examinait au point de vue phrénologique avec un très vif intérêt.

XLVII

Philadelphie, 24 septembre 1840.

Nous sommes partis de New-York le 49, sur un grand bateau à vapeur qui nous a conduits à South Amboy nous avons pris un chemin de fer qui nous a amenés à Bordentown sur la Delaware ; c'est à la porte de cette jolie petite ville que se trouve la propriété de Joseph Bo- naparte. Le steamboat descendant la Delaware nous a menés à Philadelphie en passant par Bristol dans l'Etat de Pensylvanie et Burlin- gton dans l'État de New-Jersey.

J'ai dîné le lendemain de mon arrivée ici chez notre consul, M. d'Hauterive ; il n'y avait que lui, sa femme, et un docteur Laroche, ci^éole

SOUVENIRS DUN DIPLOMATE Ibo

de Saint-DomingTie et neveu de madame Cigo- gne. Madame d'Hauterive paraît être une pe- tite femme douce et bonne; élevée au Sacré- Cœur de Paris, elle ne m'a guère parlé que de monseigneur de Quélen, de madame de Marbœuf et de madame de Gramont. Après le dîner, nous avons été tous ensemble chez ma- dame Gigogne dont la maison a fort bon air; c'est très original de voir une maîtresse de pen- sion posée et installée de cette manière. On a, durant toute la soirée, raconté des anecdotes divertissantes sur les quakers ; ces dames ne sont pas bégueules du tout.

J'ai vu la Bourse, curieuse par sa distribu- tion ; il s'y trouve une grande salle oii on trouve les journaux de toutes les parties du monde ; tout ici a un aspect plus comme il faut qu'à New-York.

Je suis allé avec M. d'Hauterive voir, à trois milles de la ville, un barrage dans la rivière Shuylkill, à l'aide duquel l'eau s'élève dans des réservoirs par le moyen d'une admirable machine ; de là, elle est conduite dans des tuyaux de fonte jusqu'à Philadelphie

166 SOUVENIRS D UN DIPLOMATE

et elle est distribuée dans chaque maison : c'est un superbe ouvrage d'art exécuté d'une manière grandiose.

Un peu plus loin nous avons visité les con- structions du collège Girard. Girard, ouviûer de Bordeaux, qui a fait une immense fortune, a légué en mourant une somme de trente millions de francs pour faire des embellisse- ments à la ville de Philadelphie et il a tracé lui-même le plan de ce collège qui doit être entièrement bâti en marbre blanc ; il a fixé tous le* détails sous peine de nullité de legs s'ils n'étaient pas exactement exécutés.

Nous avons encore été, ce même jour, au Laurel Hill cimetei^, dont l'aspect n'a rien de sévère ni de religieux : cela ressemble à un jardin préparé pour réjouissances publiques.

J'ai parcouru les magasins de Philadelphie aussi bien fournis que ceux do Londres et de Paris; il y a surtout de magnifiques porce- laines de Chine antiques.

On m'a présenté à deux vieillards fort intéressants. M. du Ponceau, qui a quatre- vingt-quatre ans, est sourd et aveugle, mais

SOUVENIRS D'UN DlPl.o.MATE Ifil

raconte avec infiniment d'esprit et de verve les choses les plus divertissantes, et M. Vau- ghan, petit homme de quatre-vingts ans, qui ne s'en croit que quarante, parvient, dit-on, à le faire croire aux dames. Vert et galant I

J'ai visité Tétablissemenldes aveugles, dirigé d'après des procédés français et allemands,! et parfaitement tenu. Le directeur a cru me faire honneur en faisant exécuter par ses aveugles la Marseillaise à mon entrée dans leur salle ; ils l'ont tellement bien jouée, que j'avoue avoir pris plaisir à l'entendre. Il se trouve un jeune homme élevé à Paris, et qui a de- mandé l'hospitalité dans cette maison. 11 est venu, il y a huit ans, aux Etats-Unis pour faire fortune, et il y parviendra, paraît-il, tout aveugle qu'il est ; il travaille dans un éta- blissement commercial sur les bords du Mis- sissipi, et c'est pour les affaires de sa maison qu'il se trouve momentanément ici. Ce pauvre garçon ma fort intéressé, et aussi diverti en me racontant ses etforts pour empêcher le directeur de faire jouer la Marseillaise.

Le docteur Bénit est en extase depuis notre

168 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

visite au Pensylvaiiia llospital, fondé par Penn ; on y reçoit dans trois corps de bâti- ments différents les blessés, les femmes en couche, et les fous. Tout cela est tenu avec des recherches inconnues en Europe :1a literie est éblouissante de propreté ; les costumes des malades élégants, le linge très fin ; des tapis dans toutes les chambres et même dans les escaliers ; Fair renouvelé est de plus em- baumé par des parfums très doux et agréables. On s'installerait avec plaisir pour y être confortablement. J'ai trouvé, parmi les fous, un Français, le capitaine Poirier, chevalier de Saint -Louis, officier de la légion d'honneur ; il a servi dans le So""" de ligne, servait autrefois mon frère ; quand je le lui ai nommé, il s'en est parfaite- ment souvenu et a causé très raisonnable- ment avec moi pendant un quart d'heure ; il avait été, sous la Restauration, soupçonné de relations avec des conspirateurs et mis à demi-solde, et il vint aussitôt dans un pays libre pour s'y plaindre à l'aise de sa patrie ; il s'est exalté en se plaçant en victime, si bien

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 169

que la tète lui a tourné et que le consul de France a été obligé de le faire enfermer dans cette maison d'aliénés le gouvernement français paye, depuis sept ans, sa pension.

10

XLVIII

Philadelphie, 26 septemhre 1840.

,1e me suis levé avant-hier de grand matin pom^ voir en grande activité le superbe mar- ché de High Street, qui a un mille de longueur; il est couvert et parfaitement aménagé ; presque tous nos fruits et légumes d'Europe sont à côté des fruits et légumes d'Amé- rique. Les pêches, d'une grosseur prodigieuse, sont moins bonnes que les nôtres ; dans les jardins cultivés peu soigneusement, tout est en abondance et à très bon marché. Il y a beaucoup plus d'hommes que de femmes faisant les acquisitions de vivres ; aux Etats- Unis, les bonnes ménagères de la classe

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 171

moyenne restent chez elles le plus possible et ne confient pas à leurs aides, c'est ainsi qu'on nomme les serviteurs, le soin de ménager l'argent de la maison, de sorte qu'on voit des hommes parfaitement bien mis tenant, d'une main, des légumes dans un mouchoir, et, de l'autre, un gigot par le manche.

J'ai déjeuné avec mes deux aimables vieil- lards ; on a causé du temps passé, des guerres d'Amérique, auxquelles tous deux ont pris une part active. Le vieux Vaughan, secrétaire de la légation de Franklin, a été présenté à la reine Marie-Antoinette ; les dames de Versailles s'écriaient avec étonnement : « Ah ! ils sont vêtus comme en Fi'ance. » Elles s'attendaient sans doute à voir des Hurons. Ils m'ont montré la bibliothèque de l'Athenseum, au milieu de laquelle ils vivent et m'ont promis de me donner une lettre de Franklin et une de Penn, le fondateur de la Pensylvanie et de Philadelphie.

J'ai vu dans un ancien cimetière le tombeau de Franklin ; sur une pierre tumulaire cou-

172 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

chée par terre sont simplement gravés ces mots :

« BENJAMIN AND DEBORAH FRANKLIN, 1790. »

Le mari et la femme sont morts la même année.

Le musée chinois de Philadelphie est la plus curieuse chose qui puisse exister en ce genre ; il se compose de groupes de chinois de grandeur naturelle et tellement bien faits, qu'on les croit vivants; les costumes, la pose, tout est d'une vérité frappante, et autour d'eux, les meubles et objets qu'ils fabriquent sont arrangés de façon à figurer un intérieur chi- nois.

Je suis allé hier, toujours avec le docteur Bénit, visiter à une lieue d'ici l'Alms House, dépôt de mendicité qui a coûté cinq millions de francs à établir et qui coûte chaque année de sept à huit cents mille francs d'entretien pour loger et nourrir quinze cents pauvres qui se trouvent installés comme s'ils avaient chacun dix mille livres de rente. Ces gens sont cependant arrivés presque tous par Tin- conduite et l'intempérance et portent l'em- preinte de la dégradation; mais un gouverne-

SOUVENIRS DUN DIPLOMATE 173

ment égalitaire ne saurait payer trop cher le luxe dont il entoure tous ces vieux liber- tins.

De ce splendide édifice, nous sommes allés, sur la rive gauche du Shuylkill, au « Naval Ilospital » ; le secrétaire de la maison, qui a eu Tobligeance de nous conduire partout, nous en a démontré l'inutilité; cet établissement, qui devait être l'Hôtel des invalides de la marine pour tous les Etats-Unis, car il appar- tient au gouvernement fédéral, peut contenir deux cents vieux marins, mais il y en a au plus une vingtaine, les vieux marins préfé- rant boire et vivre dans la misère plutôt que de jouir de tout le bien-être possible à la con- dition de mener une vie réglée. Dans cet hôpital, l'argent a été gaspillé en pure perte, et le plan mal combiné; Louis XIY, aux Inva- lides , et l'Angleterre à Greenwich ont fait mieux que cela.

10.

XLIX

Philadelphie, 28 septembre 1840.

M. Vaughan, qui est venu me voir hier matin, m'a conté toutes sortes d'anecdotes sur M. de ïalleyrand, M. de Liancourt, M. de Beaumetz, M. de Noailles et le roi Louis- Philippe qu'il voyait tous les soirs chez M. Bingham, père de lady Ashburton; c'était le frère de M. Yaughan qui recevait à Lon- dres les lettres de M. de Talleyrand et les lui transmettait en Amérique. Vaughan m'a déve- loppé plusieurs projets de spéculations que M. de Talleyrand voulait tenter aux Etats- Unis et qui avaient grandes chances de réus- site. Il m'a mené à l'Institut Franklin, il y

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 175

a un musée de mécaniques et on fait tous les jours des cours; les mécaniciens, et même les ouvriers, peuvent s'instruire là, moyen- nant une petite contribution annuelle.

Nous avons été ensuite au State Peniten- tiary, institution fameuse on a établi pour la première fois the solitarij confinement. MM. de ïocqueville et de Beaumont la décrivent minutieusement dans leur ouvrage sur le système pénitentiaire; ils y ont passé quinze jours à demeure. C'est une forteresse dans le genre de Vincennes d'un amful aspect ; on m'a tout montré en détail et on m'a laissé causer librement avec les prisonniers astreints au plus rigoureux silence ; tous ceux auxquels j'ai parlé ont protesté de leur innocence.

J'ai vu aussi the home of refuge foi' the juvé- nile delinqiients ; on corrige là, avec assez de succès, filles et garçons au-dessous de dix- huit ans.

Le soir je suis allé chez madame Gigogne, j'ai trouvé une douzaine de personnes; on m'a conté que le roi Louis-Philippe, lorsqu'il était à Philadelphie, faisait la cour à une miss

176 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

Perkins, qui ressemblait beaucoup à notre reine Amélie.

M. Toland m'a mené ce malin voir Man- sion House qui fut la demeure de M. Bingham et n'est aujourd'hui qu'un hôtel garni; puis il m'a conduit au fond d'un méchant cul-de-sac il m'a montré la chétive maison d'un bou- langer allemand nommé Brescht; c'est qu'a demeuré M. de Talleyrand pendant toute la durée de son séjour à Philadelphie.

Hier soir je suis allé à la bibliothèque de rAthena3um; c'est le salon de réception du vieux Vaughan; il y réunit du monde tous les vendredis pour causer, et l'hiver pour jouer au whist. J'y ai rencontré le vieux du Ponceau, qui m'a entrepris sur M. de Tal- leyrand, débitant mille sottises qu'il tenait de Joseph Bonaparte, lequel trouve bon de mettre quelques-unes des folies de son frère le grand Empereur sur le compte de M. de Tal- leyrand; j'étais heureusement en fond de con- troverse, et j'ai rétabli la vérité.

J'ai fait à l'Athenœum la connaissance de M. Bidole, dont le nom a retenti dans le monde

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE m

financier européen : président de la Banque des États-Unis, il a lutté pendant plusieurs années contre le général Jakson.

Je comptais partir demain, mais les la Forest et d'Hauterive m'ont tant prié de rester pour entendre une grand'messe de Haydn chantée en partie par madame d'Hauterive que, par politesse, je me suis décidé à rester.

Baltimore, 30 septembre 1840.

La grand'messe en musique de madame d'Hauterive et consorts a duré près de quatre heures, grâce à un jésuite qui a fait un ser- mon d'une heure et demie en l'honneur de saint Ignace de Loyola. C'était l'anniversaire de la naissance du saint, dont il nous a pitoya- blement raconté l'histoire; il a, en outre, lon- guement parlé des infortunes, des succès et des prospérités des jésuites. J'ai appris que, dans les temps passés, ils ont été au nombre de trente mille ! Quelle milice I aujourd'hui il n'en reste que le dixième.

J'ai quitté Philadelphie hier, h luiit heures

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 179

du matin, par le chemin de fer qu'on nomme (( Susquehana rail-road » ; à quatre milles de Philadelphie, il y a un plan incliné de cent cin- quante-sept pieds d'élévation sur lequel on remorque les wagons à l'aide de cordes à pou- lies; les voyageurs fout pour la plupart l'ascension à pied, ni plus ni moins que s'ils étaient en diligence. On redescend ensuite dans une ravissante vallée que nous avons suivie pendant soixante-dix milles, jusqu'à Golombia, j'ai couché. Cette vallée, ou pour mieux dire cette immense et délicieuse plaine, est la partie la plus riche et la plus belle de la Pensylvanie; elle est ondulée, boisée et cultivée; il n'y a ni ville ni villages, mais des habitations jetées au milieu delà verdure dans des situations charmantes. Ce pays a été ferti- lisé et peuplé par des émigrés allemands : quelques-uns, à la troisième génération, par- lent encore la langue allemande. Lanscaster, qu'on traverse à une petite distance de Colombia, est entièrement peuplée d'Alle- mands.

En partant ce malin, j'ai aperçu une ligne

180 SOU\EMRS D'UN DIPLOMATE

de montagnes; c'est le commencement de la chaîne des monts Alleghanys qui sépare les états du littoral de ceux de l'ouest ; nous avons traversé la Susquehana sur un pont de bois d'un mille et demi entièrement couvert. Ce pont fait grand honneur à l'ingénieur américain qui l'a construit. Nous avons passé près de la ville d'York, puis suivi une route toute différente de celle d'hier, mais non moins jolie dans son genre : bois, prairies, rochers, ruisseaux, nature pittoresque, éclai- rée par un merveilleux soleil dorant les feuil- les jaunissantes ; c'est en jouissant de ce charmant tableau que je suis arrivé à Balti- more.

LI

Washington, o octobre 1840.

Je viens de faire ma première visite à M. Forsyth, qui est malade, nerveux et maus- sade ; les préparatifs de l'élection ne sem- blent pas devoir tourner favorablement pour l'administration actuelle, et cela contribue encore à le rendre hargneux ; c'est un homme intelligent qui n'emploie son esprit qu'à ten- dre des pièges dans la conversation, et qui, toujours goguenard, affecte de ne jamais par- ler sérieusement ; il est à la fois fatigant et déplaisant.

Je suis allé aussi chez le président M. Van Huren, qui est établi dans une campagne à

M

J82 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

quatre milles d'ici. Il est également souffrant et a l'air pareillement déconfit ; je regrette que sa réélection prenne une aussi mauvaise figure : il vaut mieux le garder que de risquer un inconnu. D'ailleurs, je le crois bien disposé pour la France et il est fort aimable pourmoi. Il est d'une politesse parfaite : c'est la par- faite imitation d'un gentleman.

LU

Washington, 10 octobre 1840.

Le 6, nous sommes partis, à neuf heures du matin, M. de Lafosse, M. de Montholonet moi, pour Alexandrie, nous avons déjeuné; puis, après deux heures de route par des chemins abominables, nous sommes arrivés à la porte du parc de Mount Vernon ; nous avons tra- versé à pied ce parc fort mal tenu et on nous a d'abord refusé l'entrée de la maison. J'ai en^ voyé ma carte et nous avons, alors, été immédiatement reçus par mistress Washing- ton, veuve d'un neveu du général Washington. Cette dame, très polie, s'est empressée de

18f SOUVENIRS DL'N DlPLoMATK

nous otïrir d'abord des rafraîchissements que nous n'avons pas acceptés, puis elle nous a montré, avec un empressement non moins obligeant, une clef de la Bastille et une vue de cette prison prise au moment de sa démolition; ces deux objets ont été envoyés en 1789 au général Washington par le général Lafayette. Elle nous a fait voir ensuite un buste du gé- néral Lafayette, également donné par lui, et celui du général Washington pris sur lui- même après sa mort ; un portrait gravé du roi Louis XYI; la bibliothèque du général Wash- ington et la Bible qu'il lisait le plus souvent. Voilà les curiosités et reliques qui sont en sa possession. Elle nous a, après cette revue, donné une négresse sale et huileuse pour nous conduire à la tombe du général, placée au bout du jardin dans un bas-fond; c'est tout bonnement un caveau en briques devanl lequel est une voûte défendue par une double grille ; sous cette voûte deux tombes en mar- bre blanc ; sur l'une le nom du général sur- monté de ses armoiries; sur l'autre, les noms de sa friunie. Une insrriplioii [ilacée sur nue

sou V KM lis DLN 1) I IM.oM A T K INo

(les faces de la tombe du général indique que ce sarcophage a été donné par un marbrier de Philadelphie à la famille du défunt. Tout cela est aussi shabby que possible : le parc est abandonné aux mauvaises herbes, le tom- beau mesquin et disgracieux, la maison dé- labrée ; tous les objets indiqués plus haut sont sales et en pauvre état; mistress Washington est d'aspect minable. Le pays devrait faire quelque chose pour une enceinte que la plus simple reconnaissance rend sacrée à ses yeux, et pour une famille dont le dénûment évident est pour les États-Unis le stigmate de l'ingra- titude. Mount Vernon, situé sur les bords du Potomac, est dans une position admirable; la maison domine la contrée, et, en face d'elle, S'élève le fort Washington, très imposant. Il faudrait peu de chose pour rendre à la retraite du général Washington et à son tombeau la dignité qui leur sont dus. Il fut le plus grand homme du pays, et le seul éclat histo- rique de l'Union américaine, les États-Unis doivent leur existence, leur prospérité à son génie, et il dort oublié derrière d'incultes

180 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

broussailles, à l'ombre de sa demeure bientôt en ruines!

Voici maintenant une histoire qui est par- faitement vraie, peu connue, et peu honorable pour les Anglais. Après la paix fatale de i7o3, par laquelle la France céda une grande partie du Canada, et enti;e autres TAcadia, àj l'Angleterre, le gouvernement anglais com.- mença par changer le nom d'Acadia en celui de Nouvelle Ecosse, qu'elle porte encore maintenant, puis, en 1755, il fut publié un ordre enjoignant à tous les habitants, sans exception, de se rendre, le 5 septembre, dans des lieux qu'on indiquait sur divers points de la contrée ; ils s'y rendirent en effet, très loin de se douter de ce dont il s'agissait, et pour éviter, d'ailleurs, les peines sévères dont on menaçait ceux qui manqueraient à l'appel. On teur signilia aux différentes réunions un décret du gouvernement britannique décla- rant toutes leurs propriétés, de quelque nature qu'elles fussent, confisquées au profit de la couronne d'Angleterre; que, seulement, on leur permettait d'emporter leur argent comp-

rîOUVENIHS DL'N DIPLUMATR 187

tant et leurs vêtements, et qu'ils eussent à se préparer à quitter le pays pour être trans- portés à cinq ou six cents milles de dans la partie la plus reculée du Canada. Le jour du départ, c'est-à-dire cinq jours aprës la publication, le 10 septembre, les troupes furent mises en mouvement pour contraindre les récalcitrants ; on s'empara d'abord des hommes jeunes et vigoureux et on les fit marcher dans un premier convoi; les femmes, les vieillards et les enfants suivirent plus tard; les plus déterminés s'enfuirent au fond des forêts les plus reculées, près des rives du fleuve Saint-Jean, inexplorées jusqu'alors. Prières, larmes, supplications, rien ne put arrêter les exécuteurs de cet ordre barbare, et dix-huit mille Français furent ainsi arra- chés à leurs terres bien cultivées et fertiles, dépouillés de leurs propriétés, séparés de leurs familles, car on les divisa par bandes, sans tenir compte des liens qui les unissaient, et transportés dans des provinces éloignées; ils furent dispersés avec l'humiliation, la pau- vreté et le désespoir pour compagnons, au

188 SOLVENIHH ï)'V}i DlPl.U.MATi:

milieu des populations protestantes, hostiles à leur religion, à leur pays, à leurs mœurs , usages, etc., sans rien savoir du sort les uns des autres et sans la moindre espérance de jamais se revoir.

Un fait curieux se rattache à cette lamen- table histoire : quelques uns de ces malheu- reux se sauvèrent sur les bords de la rivière Saint-Jean, ainsi que je viens de vous le dire, et il n'en fut plus question. Cinquante ans se passèrent jusqu'à ce que, l'Angleterre et les Etats-Unis se querellant sur leurs frontières du Canada, il devint nécessaire d'explorer les contrées mentionnées dans le traité de 178.3 par lequel l'Angleterre a reconnu l'indépen- dance des Etats-Unis. En 1803, enfm, des ingénieurs anglais et américains se rendirent sur les rives de la rivière Saint-Jean pour chercher les traces de la limite fixée par le traité ; c'est encore cette même limite dou- teuse qui fait aujourd'hui l'objet des discus- sions entre ces deux pays et qui menace de le» mettre en guerre. Quel fut donc l'éton- nement de ces ingénieurs en rencontrant, au

milieu des forêts qu'on croyait absolumenl désertes, une population de mille à douze cents Français, dont l'existence était ignorée du monde entier; ils avaient conservé leurs usages, leur religion, et, pendant un demi- siècle, le clergé catholique du Canada leur avait envoyé des prêtres, en gardant si bien le secret de leur retraite que jamais, ni en Angleterre, ni aux États-Unis, on ne s'était douté de leur existence. Après qu'ils furent découverts, quelques-uns rentrèrent dans leurs bois, ils sont encore; d'autres passèrent du côté des États-Unis ou entrèrent dans les possessions anglaises.

J'ai été hier chez M. Poinsett, ministre de la guerre, fort intelligent et sensé ; c'est lui que Je regretterai le plus dans l'administration actuelle, qui paraît décidément perdue; tout semble annoncer la défaite de M. Yan Buren et le succès du général Harrison. Ce change- ment sera sans influence sur la politique exté- rieure du pays, mais en aura probablement une très fâcheuse sur l'organisation financière ; chaque parti ne semble pas s'en préoccuper et

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n'a d'autre souci que de triompher sans comp- ter ce que pourra coûter à lui-même son propre triomphe : c'est ainsi qu'on entend ici Tamour de la patrie.

7

LUI

Washington, 19 septembre 1840.

Malgré la tristesse qui y règne, Washington €St si peu paisible la nuit qu'on a peine à y dormir; on entend un perpétuel vacarme, et cela tient à ce que presque tous les habitants ont des vaches et des cochons, mais pas d'éta- bles. Ces animaux circulent nuit et jour dans la ville, et viennent seulement matin et soir chercher un peu de nourriture chez leurs propriétaires; on voit alors les femmes traire les vaches sur les trottoirs, en éclaboussant de lait les passants. La circulation nocturne de toutes ces bêtes qui cherchent à s'abriter pro- duit un sabbat infernal auquel prennent part

192 SOUVENIRS D'UN UIPLoMATK

les chiens et les chats qui parfois leur livrent bataille. Un Américain auquel j'exprimais mon étonnement de ce sing-ulier usag^e, et particu- lièrement de la liberté accordée aux pourceaux dans toutes les villes des Etats-Unis, m'a ré- pondu que rien n'était plus avantageux et plus salubre, vu que, sans le secours de ces animaux qui mangent tout, les villes seraient encombrées d'immondices de toutes sortes.

J ai été voir avec M. de la Fosse les chutes du Potomac ; nous avons suivi pendant quatre heures les chemins les plus rocailleux; les roches encaissées et sombres sont d'un effet saisissant, mais les chutes pauvres ; des filets d'eau limpide sillonnent les imposantes masses noires. Le sentier qui conduit aux chutes est dangereux, il faut passer d'une roche sur l'autre au moyen de planches peu solides, et au travers de bois touffus remplis de serpents.

On m'a annoncé hier au soir, au moment j'allais me coucher, le colonel Achille Murât, fils aine de l'ancien roi de Naples; il a épousé une Américaine et habite la Floride: il était à

S'OUVENIRS D'IN DIPLO.MATf: 19:1

Paris Tannée dernière et a vu le roi ; il veut retourner en France pour y suivre des récla- mations, et m'a prié d'annoncer son arrivée à mon gouvernement. Ce n'est assurément pas une tournure royale que la sienne; il est petit, gros, ventru, et porte des lunettes d'or; il a beaucoup plus l'aspect d'un notaire que d'un prince. On le dit néanmoins fort énergique ; il est colonel de milice, a été avocat, juge de paix, greffier, et a eu, à travers ces carrières variées, de nombreux duels. L'Etat de la Floride est, m'a-t-il dit, ravagé depuis quatw à cinq ans par une bande de douze à quinze cents Indiens qui tiennent toute l'armée des Etats-Unis en échec. On appelle cette tribu la tribu des Séminoles; elle est renommée pour sa férocité; ces sauvages commettent toutes sortes d'atrocités, et on ne sait jamais ils sont ; ils tombent à l'improviste sur les babitations des planteurs et massacrent tout sans pitié. Les habitants se barricadent toutes les nuits, et M. Murât a pris le parti de faire monter la garde à tour de rôle à ses nègres. 11 a laissé sa femme seule chez lui dans cette

m SOUVENIRS D'UN DlPLUMATt

situation et il sera plus d'un an absent ; il dit en plaisantant que jusqu'ici elle a été son lieu- tenant, mais qu'elle passe capitaine. La plu- part des planteurs ont fait venir de la Ha^ vane des chiens limiers d'une taille gigantes- que, d'une grande finesse d'odorat et connus pour leur amour du carnage; ils mangent les Indiens! Charmant pays à habiter!

Je suis allé il y a deux jours pour la pre- mière fois au bal, à Washington, chez madame Meade, la catholique la plus considérée ici. Je suis fort peu édifié des soirées améri- caines; la maîtresse de la maison, est poHe,, mais parfaitement commune ; elle a trois , filles dont une s'est mariée il y a quinze jours; toutes ces femmes sont mal habillées, mal élevées, et mal peignées ; ce sont des Anglaises de third rate. Je ferai une exception, une seule, à l'égard de la belle-fille du président Van Buren, dont j'ai fait la connaissance à ce bal; en tous pays elle passerait pour une aimable femme, gracieuse d'aspect et distin- guée de manières. Le corps diplomatique était là, et ]a meilleure société àe Washing-

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 19r.

ton. Les appartements de réception se coin-' posaient de deux salons réunis par une im- mense porte ou cloison mobile fort en usage ici, et d'une galerie longue et étroite, ressem- blant assez à un corridor, tapissée d'affreux tableaux, à l'extrémité de laquelle une mu- sique de guinguette était perchée sur une estrade ; tout cela pitoyable et à peine éclairé ; pour rafraîchissements des glaces et du vin de Madère , rien de plus ; tant pis pour ceux qui pouvaient avoir faim ; je m'empresse de vous dire que je n'étais pas de ce nombre. Telle est la maison la plus fashionable de Wash- ington.

On parle beaucoup ici du procès Lafarge et Léotaud. Vous ne sauriez croire à quel point l'éclat que nous donnons à ces sortes d'affaires nous fait de tort à l'étranger, et tout particulièrement dans un pays démocra- tique comme celui-ci ; on s'arrache les jour- naux français. Pénétrer ainsi par une plaie vive au cœur de notre société est une réjouis- sance pour ces gens qui voudraient anéantir les distinctions sociales quand elles ne sont

1% SfH'VENllli> DIX DIPLOAIATK

pas à leur profit; ils désirent pour la plupart se rattacher à la noblesse anglaise, mais ils n'admettent pas les illustrations des autres nations ; leur grande attraction dans TafTaire Lafarge, ce n'est pas l'assassinat du mari bourgeois par sa femme bourgeoise, c'est l'histoire des diamants, dont il sort une boue qui salit les noms de Nicolaï et de Léotaud. Ils se souviennent encore et parlent avec un malin plaisir de l'aftaire Morel, et de ces tur- pitudes, grâce à Dieu fort rares, ils tirent con- clusion que l'état de nos mœurs est effroyable et que nos filles sont très mal élevées I C'est pénible à entendre loin de la patrie.

LTV

Wasliin;ilon. 28 octobre 1840.

Lo roi m'ayant chargé déporter des paroles de souvenir et d'amitié au général Masson, qui habite la campagne à douze milles d'ici, j'y suis allé, il y a trois jours, avec M. de Mon- tholon. Ce vieux général était le cicérone du roi dans cette partie des Etats-Unis, il y a quarante et quelques années. C'est sa femme qui nous a d'abord reçus, puis il est venu lui- même suivi de ses six filles, habillées de noir. Tout ce monde a été fort aimable, et ce qui est étonnant, prodigieux, énorme, on m'a pressé rester h dîner, politesse inconnue aux Américains, qui n'admettent qui que ce soit à

m SOUVENIRB DIS I) 1 IM.O.M ATJ;

•^ /leur table sans avoir, de longue main, préparé ) la mise en scène et mis sous les armes nègres " et négresses. Une invitation impromptu était donc une preuve de grande bienveillance, J'ai refusé, mais en promettant de revenir une autre fois. Le bon général, qui a soixante- quinze ans, ma bien prié de remercier le roi de son gracieux souvenir; il était transporté de joie et de reconnaissance.

J'ai passé une soirée en tête-à-tête avec ce pauvre président Van Buren, qui considère son élection comme perdue, ce qu'il attribue à la corruption et aux fraudes électorales ; il a S raison, mais il oublie que son parti avait em" ployé les mêmes moyens à une autre époque. Je suis allé un soir aussi chez M. Paulding, le ministre de la marine, pour le remercier des renseignements qu'il m'avait donnés, et je l'ai trouvé entouré de gens qui n'avaient certes pas bon air. La conversation a roulé uni- quement sur les séductions des jeunes misses américaines dont, au dire de ces braves gens, tous les étrangers ne peuvent manquer de devenir amoureux. Ici un pauvre diable de

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 199

célibataire comme moi ne peut aller nulle part sans entendre ce refrain tentateur.

M. MioUet m'a montré, hier matin, une très belle carte des sources du Mississipi à laquelle il travaille depuis plusieurs années. Il m'a appris que la Caroline avait reçu son nom des Français qui y ont fait le premier établis- sement colonial sous le commandement de l'amiral Coligny, et qui l'appelèrent Caroline à cause du roi Charles II; quant à la Virginie, elle a pour étymologie la virginité de la reine Elisabeth d'Angleterre ! ! !

Je suis allé hier soir chez M. Poinsett, ministre de la guerre; il a beaucoup voyagé et n'a pas l'entêtement de ses compatriotes sur les perfections uniques de la constitution américaine, dont la réputation reçoit cepen- dant de rudes attaques de tous côtés : le livre de M. de Tocqueville court grand risque de n'être bientôt plus qu'un roman fabuleux. Les journaux retentissent des fraudes élec- torales les plus scandaleuses; les deux partis qui luttent s'accusent réciproquement avec des preuves irrécusables. La corruption mo-

;>U(I SOLVKNIUS DUN I) I IM.O.M A TK

raie est au niveau de la corruption politique : c'est un spectacle curieux d'assister à la des- truction graduelle de toutes ces belles insti- tutions qu'on veut nous imposer en Europe au moment elles déclinent déjà après une courte épreuve de soixante ans.

LV

Washington, '2 novembre 1840.

>ious sommes dans la grande semaine électorale, et nous saurons dans huit jours qui sera président des Etats-Unis. Vous ne pouvez vous imaginer ce qu'est la fièvre qui s'est emparée de tous ; c'est de la passion po- litique dans toute son effervescence, de la rage I Le parti Van Buren a démoli avant- hier, à Philadelphie, la maison dans laquelle se tenait le quartier général du parti opposé. 11 n^existe pas la moindre police aux Etats- Unis, de sorte que la populace peut se porter k tous les excès imaginables sans crainte de répression; le temps fera peut-être sentir le

202 SOUVENIRS U'UN DIPLOMATE

besoin d'une force armée, et du jour cette force armée aura la prépondérance dans le pays, ce sera la fin de la constitution ac- tuelle. Aussi je crois que si on a raison de dire qu'en Europe les rois s'en vont, on pourra dire un jour qu'en Amérique les ré- publiques s'en iront aussi. Je me console bien mieux de l'un que de l'autre.

LVI

VVashiriL'ton, 10 novembre 1840.

•■G

Mon ami Van Buren est battu et le général Harrison triomphe; l'élection ne sera cepen- dant régulièrement terminée que dans quinze jours, et le nouveau président n'entrera en fonctions que le 4 mars 1841. Je suis, pour mon compte personnel, fâché de ce résultat^ qui, en outre, sera préjudiciable au pays. Le parti qui occupe en ce moment le pouvoir est ce qu'on appelle le parti démocratique ; il était dirigé par M. Van Buren et ses amis avec modération et sagesse, mais, devenant de l'opposition, il ne mettra plus de bornes à

SOUVENIRS liVS OlHLO.MAïK

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I

sa violence. Le parti whig qu'on appelle ici celui de l'aristocratie, quelle aristocratie, mon Dieu ! se divisera dès qu'il tiendra le pouvoir, et la machine gouvernementale se trouvera en face d'une démocratie furibonde. Pour vous donner une idée de la constitution américaine, voici ce qui va se passer à la suite de la nouvelle élection : d'ici au 4 mars prochain ce sera M. Yan Buren qui tiendra la présidence, ce qui ne laisse pas que de lui faire faire assez sotte fig'ure vis-à-vis les gens qui lui ont enlevé le pouvoir. Le Congrès, dans lequel il a la majorité, se réunira le 1" dé- cembre ; il n^^ sera naturellement rien pré- senté pouvant aider l'administration suivante, qui, en arrivant le 4 mars, trouvera, d'abord, le trésor vide, et sera dans l'impossibilité de rien faire avant le 1" décembre 1841, car le Congrès est irrévocablement dissous le 4 mars, et on ne peut en réunir un nouveau avant le 1" décembre suivant, puisqu'il faut en élire les membres dans l'intervalle. Il me semble que l'ancienne maxime, de roi est mort, vive le roi! », est préférable à ces lacunes dans

SOL'VEMRS 1) UN JJIPLOMATE :10o

le pouvoir qui ouvrent une si large porte à tous les désordres. Une telle constitution est vicieuse dans ses conséquences comme dans son principe , n'en déplaise aux théories plus ou moins spécieuses de M. de Tocque- ville.

M. Yan Buren soutient sa défaite avec dignité, et comme on dit ici avec foHitude. Le général Harrison, le nouveau Président, est dans l'Etat de Virginie, qui passe pour être l'Etat modèle sous le rapport des purs principes républicains, unis à une bonne éducation, à l'instruction, aux belles maniè- res. C'est en un mot la patrie des gentlemen. Notez, je vous prie, que je ne suis ici que rap- porteur de l'opinion publique et que je ne garantis pas la qualité desdits gentlemen. M. Harrison a quitté de bonne heure la Vir- ginie, pour aller, comme font tous les pau- vres diables de ce pays-ci, chercher fortune dans les Etats de l'Ouest; il s'est alors fixé dans celui de l'Ohio; plus tard, il est entré dans l'armée et s'y est assez distingué pour devenir général, ce qui ne signilie, du reste,

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206 SOUVENIRS D'UN DIlPLOMAïE

pas grand'chose en Amérique ; il a servi sans succès, en 1812 et 1814, contre les Anglais; ensuite contre les Indiens, et son grand exploit est une victoire remportée sur eux dans un endroit nommé Tippecanœ ; il perdit cent cinquante hommes, et en tua trois cents aux ennemis. C'est de que vient à ce vain- queur le brillant surnom de héros de Tippe- canœ I C'est le titre de toutes les chansons, de tous les morceaux de prose et de vers qu'on fait à foison, depuis un an, en son honneur. Le général Jackson, prédécesseur de M. Van Buren, renvoya Harrison dans ses foyers, oti. nouveau Cincinnatus, il a conduit la charrue : il est même, soit dit en passant, devenu greffier de son village* Le parti opposé à Van Buren n'osant pas produire les hommes dis- tingués qu'il compte dans son sein et dont les talents offusquent les démocrates, a tiré le général Harrison de son obscurité pour en faire un candidat à la présidence, et, à dater de ce jour-là, il est devenu un grand per- sonnage, et ses faits et gestes sont regar- dés comme importants ^ amérkaïnement

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 207

parlant. Ainsi il a dit qu'il estimait plus son log cahin, - maison construite avec des ti'oncs d'arbres, que les palais des rois, et le log cabin est devenu l'emblème du parti; on en peint sur tous les drapeaux ; partout il sert d'enseignes ; on a été jusqu'à en construire un au milieu de Washington; c'est que, depuis six mois, se réunissent les partisans du nouveau président et qu'on braille discours et chansons. Il a dit aussi qu'il ne buvait que du hard cider gros cidre et non les fo- reign wines de l'aristocratie ; depuis lors, il n'est pas convenable de s'enivrer autrement qu'avec du gros cidre, et on a vanté cette boisson en prose et en vers. Il a encore dit que son log cabin n'avait pas de serrure et que tous les bons démocrates pouvaient y entrer à tQute heure, qu'ils y trouveraient tou- jours bpn accueil; alors l'hospitalité :hani- sonnienne est devenue proverbiale ! Vous dire ce que toutes les pauvretés que je viens de vous citer ont, depuis un an, inspiré de stu- pidités serait impossible. Je n'ai rien vu, rien lu, rien entendu, le log cabin^

l'OS SOIVKMIJS DLN I) I I>IJ> M A T K

/tard cider ne fussenl rites; los modes sont à la Tippecanoe, et les Américaines tiennent à honneur de placer sur leur dos ou leur tête un objet ayant pour patron l'illustre vain- queur. Enfin, grâce à toutes ces choses vrai- ment risibles, ce général oublié hier est élu aujourd'hui, et précisément à cause de sa médiocrité qu'on juge inoffensive il va occu- per la première position et gouverner le pays pendant quatre ans. Les opinions sont parta- gées sur la conduite qu'il tiendra; les uns disent que, nouveau Sixte-Quint, il jettera ses béquilles, et que, repoussant ceux qui l'ont porté au pouvoir, il gouvernera seul avec une capacité qui étonnera l'univers : les autres, et c'est le plus grand nombre, disent que c'est un homme vaniteux, sans esprit et sans talenl, qui sera le jouet des flatteurs, et que ceux qui voudront le gouverner, en luttant entre eux, feront le malheur du pays. On le dit, du reste, assez bonhomme, passablement vulgaire et ayant la manie de citer les Grecs et les Ro- mains qu'il connaît à peine, mais qu'il pense être de bon goût de paraître savoir,

SOUVENIRS J)'i;.\ DIPLOMATE 209

\ûus sommes enfouis sous les neiges : au même degré de latitude que Lisbonne, nous avons en hiver la température de Suède, et, en été, celle des tropiques.

12.

LVII

Washington, 25 novembre 4840.

Je viens d'accepter un dîner chez M. Seaton, propriétaire et éditeur du Daily National Intelligencer, le journal de l'opposition de Washington qui est un des meilleurs journaux des États-Unis, et qui sera le journal princi- pal de l'administration Harrison. M, Seaton est aussi maire de la ville ; son journal s'est toujours montré moins hostile à la France que les autres, et, il y a six ans, dans le temps de nos démêlés avec les États-Unis, il a plu- sieurs fois ouvert ses colonnes à notre léga- tion ; je n'ai donc pas voulu, en le blessant par un refus, ôter à ma mission un auxiliaire

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 211

utile ; puis, enfin, dans ce pays, les gentlemen les plus distingués sont presque tous journa- listes.

Je suis allé hier matin chez les ministres de la guerre et de la marine, que j'ai trouvés dans l'amertume de leur défaite ; ils disent que le monde est devenu ingouvernable, dans les pays qui ont adopté des formes constitu- tionnelles surtout, et d'autres choses du même genre, prouvant que les hommes sensés des deux hémisphères reconnaissent que les in- stitutions constitutionnelles ne sont qu'une forme particulière de la folie humaine.

LViir

AVashingloii, 8 dérembre 18iO.

J'ai donné, il y a huit jours, un grand dînei' pour M. Forsyth, le secrétaire d'Etat, qui m'a envoyé ses excuses au moment de se mettre à table, et alors que nous l'attendions depuis plus d'un quart d'heure ; il paraît que, sous ce rapport, les Américains ne font pas plus que sous beaucoup d'autres usage de la poli- tesse ; on m'a assuré qu'ils ne refusaient une invitation qu'à la dernière minute.

Notre consul à Lima s'est fait avec le gouvernement péruvien une forte querelle ; il a provoqué le ministre des affaires étrangères en duel, et celui-ci, sachant que M. Saillard,

SOUVENIRS D'UN DIPLoM ATK L>|:i

noire consul, a déjà tué trois hommes, n'a ac- cepté la rencontre que sous la condition toute espagnole qu'elle aurait lieu à cheval et à la lance. Le président de la République, inter- venant, a mis le ministre aux arrêts et placé une sentinelle à la porte du consul, qui a protesté et menacé de faire bloquer les ports (le la république. L'affaire en était aux dernières nouvelles: nous nous créons des difficultés partout.

J'ai recueilli deux faits que je vous livre comme esquisses des mœurs américaines ; l'un s'est passé à l'université de Richmond, ca- pitale de l'État de Virginie : une sédition éclata, il y a six ans, dans cette université, et chaque année l'anniversaire en est célébré par les élèves qui se portent, ce jour-là, le 12 no- vembre, à toutes sortes d'excès ; dernièrement ils n'ont pas manqué leur fête, se sont dégui- sés, ont été frapper auxportes des professeurs, et entre autres à celle d'un M. Dairs, l'un des plus distingués du collège ; au moment il paraissait à sa porte, un élève lui a tiré à bout portant un coup de pistolet qui l'a tué raide

\u^

214 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

Malgré tous les cris d'horreur qu'on jette con- ^1 tre ce crime, il est fort probable que le jeune

C criminel ne sera pas condamné.

/ L'autre histoire est aussi sanglante que celle-ci : Un homme d'une classe aisée a tué un ouvrier avec lequel il avait une discussion; n^is çn prison, il a offert une somme de six mille dollars pour être provisoirement en li- berté, et aussitôt il a quitté le pays ; il s'est rendu dans les provinces de l'Ouest oii il a acheté des terres ; il deviendra un riche pro- priétaire, et peut-être dans quelques années membre du Congrès pour l'Etat dans lequel il s'est lixé. Cela s'est déjà vu. Ces faits sont évidemment le résultat de l'enfance d'une so- ciété, et prouvent que des pays civilisés ne doivent pas copier celui-ci.

4e rn'étais rendu hier à midi au Capitole pp.\ir assister à l'ouverture du Congrès, qui n'a pas eu lieu, le mauvais temps ayant empêché les députés d'arriver à Washington ; les routes son\ enfoncées sous les neiges, et, même dans les^ rues, il est tx^ès difficile de circuler. Un trf^in a été arrêté pendant vingt-quatre heures

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 215

sans pouvoir ni avancer ni reculer ; les voya- geurs sont restés exposés à un froid glacial et privés de nourriture ; ailleurs un membre du Congrès, glissant sur le marchepied, est tombé entre les rails ; le convoi a passé sur lui sans lui faire de mal ; il était tombé en long sous le train et la tête dans un trou, ce qui l'a pré- servé, i La manie du suicide semble avoir pris \ depuis quelque temps un caractère épidémi- / que dans le nord des États-Unis : étrangers et nationaux en sont atteints. Nous avons appris, il y a une quinzaine de jours, la mort violente et volontaire d'un Français et d'un créole de Saint-Domingue, établis dans ce pays, ils étaient dans l'aisance ; la semaine dernière les journaux de New-York ont enre- gistré au nombre des suicides inexpliqués celui d'un vieillard de soixante-treize ans, M. Nathaniel Prince, Tune des sommités financières de la ville: les journaux de Phila- delphie y ont répondu par l'annonce de la mort d'une jeune fille de dix-huit ans, belle, sage, riche, et fiancée, qui s'est scié la

216 SOUVEMJIS D'I}}^ DIPLOMATE

gorge avec un rasoir ébréché, après avoir tenté deux fois de s'empoisonner avec du laudanum et de Tarsenic. L'esprit public s'est ému de ces scènes de destruction; la presse a cher- ché un remède à cette maladie sociale; un journal d'Albany et un autre de New-York se sont rencontrés dans la pensée de faire revivre contre les cadavres des suicidés la réprobation civile et l'anathème religieux dont les frappaient autrefois quelques nations. Ils proposent que le corps soit déclaré in- digne de sépulture et qu'il demeure exposé, de par la loi, à l'abandon et à l'infamie. C'est un remède violent dont je n'examinerai pas la légitimité philosophique dans un pays la liberté est de principe si général qu'elle semble devoir comprendre et consacrer logi- quement celle de se tuer à sa guise. Je suis persuadé que si demain cette proposition s'agitait au Congrès il se trouverait des logi- ciens quila combattraient comme attentatoire à la liberté individuelle garantie par la con- stitution. Le suicide pourrait alors devenir une alfairo d'opposition, et la maladie morale est

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 217

déjà assez dangereuse pour qu'on ne l'aggrave pas de complications politiques; en refusant une tombe au suicide, il ne faut pas lui éle- ver une tribune.

Mais quelles sont les causes du suicide aux États-Unis? Y a-t-il dans cette maladie dont tant de personnes diverses sont atteintes un symptôme commun qui puisse aider à en déterminer le caractère? Je le crois. Les victimes de cette déplorable monomanie appartiennent toutes à la classe la plus élevée, jouissant d'un bien-être matériel évident; or ne trouve donc à leur mélancolie d'autre motif qu'un mystérieux ennui. L'ennui! c'est-à- dire l'indifférence^ l'égoïsme qui troublent l'Américain dans ses fortunes les plus heu- reuses; il doit cette terrible plaie morale à son éducation, à ses habitudes domestiques et sociales. La société américaine est soumise au principe de l'individualisme. « Le profit! » tel est le but poursuivi par toutes leurs ambi- tions. Pour l'atteindre les hommes associent leurs efforts, sans jamais mêler leurs senti- ments; ne confondant aucune émotion, ils ne

13

218 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

mettent que leurs calculs en commun; les âmes restent isolées; rien ne survit au partage du gain; après lui, tout pacte se rompt.

La seule condition possible de satisfaction pour l'Américain est une activité sans relâ- che ; dès qu'il se repose, soit parce que sa fortune est faite, soit parce qu'il se sent fléchir sous le poids de l'âge, il devient triste et malheureux. Il reste alors seul et immobile au milieu d'une société mouvante dans laquelle il ne compte plus ; il s'affaisse sous son inutilité, et surtout sous l'indifférence et l'inattention des autres. Sa vie, c'était son comptoir ; en abdiquant celui-ci, il abdique celle-là. Spéculateur, il avait des intéressés ; ces intéressés étaient, non ses amis, mais ses compagnons ; entre eux et lui, il y avait cette liaison du champ de bataille commercial qui est, elle aussi, une espèce de fraternité. Le jour il prend son congé, l'Américain, ce soldat du trafic, prend ses invalides. L'inac- tivité de l'âge, chez lui, ne trouve môme pas sa compensation dans la jouissance des ri- chesses acquises ; car, aux États-Unis, la

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 219

seule jouissance, la seule distinction, la seule occupation possible, c'est la mise en œuvre continuelle de cette fortune ; rendue im- mobile, elle perd tout son prix. Les com- merçants retirés meurent de leur délaisse- ment, de leur immobilité au milieu de Tac- tivité de tous. Ils ne retrouvent pas même dans leur famille l'importance perdue au dehors. La paternité est en Amérique sans prestige, et la vieillesse sans couronne. Au- tour d'elle, nul ne s'empresse ; la pensée des enfants est ailleurs, car il leur faut, à leur tour, travailler et spéculer pour agrandir le patrimoine acquis, et surtout pour en jouir. Entre l'Américain et l'avare il y a tout à la fois une ressemblance et une différence : tous deux ont métallisé leur félicité terrestre en la plaçant dans l'or, mais, pour l'un, cette félicité est dans l'entassement des écus, et, pour l'autre, dans le besoin continuel de les remuer. Cette matérialisation de toutes jouis- sances a frappé de glace la société améri- caine en général, et la société conjugale en particulier. Une femme mariée, aux Etat^v

220 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

Unis, n'est qu'une machine à enfants, un objet de cire, enveloppé de velours ; elle a le droit de la maternité, et celui de dépenser l'argent gagné par son mari, mais elle ne compte pour rien au-delà de ces deux choses ; on est poli pour elle, mais en lui faisant sentir son infériorité. Cette sécheresse dans les rela- tions sociales a-t-elle ses dédommagements dans le sanctuaire du foyer? Je ne sais, mais j'ai grand'peur que, chez le négociant, l'amour soit étouffé par les préoccupations du trafic et de la politique. On s'occupe un peu des jeunes filles ; on en parle parce qu'elles sont une chose à se procurer, à prendre, mais la femme n'a pas de place dans la société américaine. La perspective du lien conjugal dépouillé de poésie et de tendresse est faite pour effrayer celle qui va le contracter, et il n'y a qu'en iVmérique oii les jeunes filles se tuent sans chagrin d'amour et les grisettes ont le spleen. Il n'y a guère que non plus les vieillards riches et considérés cherchent à abréger le peu de jours qui leur sont comp- tés !

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 221

Au lieu d'assombrir par des pénalités lé- gales la vie déjà si sombre de l'Américain, au lieu de rembrunir encore cette prose écrite sur un Barème d'un côté, et de l'autre sur une bible puritaine, qu'ils y jettent, s'il leur est possible, quelques reflets de joyeuse vie, un peu de poésie et de passion !

Il n'y a, en vérité, qu'à errer un dimanche, soit à la campagne, soit dans les rues de New-York, ou de toute autre ville des États- Unis, et à considérer le silence glacial de ces flots d'habitants, promenant leurs bouches closes et leurs faces tristes, pour comprendre que ces gens-là trouvent la vie gaie comme un enterrement.

LIX

WasUinf^ton, 25 décomlirc 1840.

Deux ]] euros avant la séance de la Cham- bre des représentants, et lorsqu'il n'y avait heureusement personne dans la salle, le lustre est tombé et s'est brisé en mille piè- ces ; c'était une énorme machine qui avait coûté vingt-cinq mille francs, et venait d'être posée ; ce fait démontre le peu d'habileté des ^ ouvriers du pays, qui ne savent rien faire de

complet ni de bien.

J'ai été chez M. Bancroft, nouvellement arrivé de Boston; c'est un grand ami et corres- pondant de M. Guizot, et un des eminent litte- rarij c/?r^mc^^rs des Etats-Unis, dont il écrit en

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 223

ce moment l'histoire. Je l'ai invité à dîner, et il trouvera chez moi des personnes de son opi- nion, car il est partisan de l'administration actuelle, démocrate ou lacofoco, comme on dit ici, et mes autres convives sont justement tous pris dans cette nuance.

Je suis frappé de la différence dans la longueur des jours entre l'Europe et l'Amérique ; l'été dernier ils me semblaient moins longs qu'en France, maintenant ils me paraissent moins courts; cela s'explique parla différence de dix degrés de latitude ; mais c'est très sensible.

J'ai fait hier, chez le ministre d'Autriche, deux nouvelles connaissances; celle de M. Cal- houn, qui est un des personnages célèbres de ce pays ; il a été chef d'un parti qu'on nommait les multifiers et qui menaçait, il y a huit ans, de séparer les Etats du sud de ceux du nord en rompant l'Union actuelle ; ce monsieur Calhoun est du petit nombre de ceux qui nous sont favorables dans nos ques- tions commerciales, et qui s'opposent à ce que les soieries et vins de France soient chargés

22i SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

de droits trop considérables. Il est sénateur de la Caroline du Sud oii les dispositions sont meilleures pour la France que dans les autres États.

J'ai fait, en second lieu, la connaissance de M. Sumter, représentant aussi de la Caroline du Sud ; j'étais, à table, son voisin; il m'a, à ma grande surprise, remercié de mes bons procédés pour sa grand'mère maternelle, et je n'ai pas été moins étonné en apprenant qu'il est le petit-fils de la vieille marquise de Lage et le frère de madame de Fontenay. Il est très bien, pour un Américain, et j'espère qu'il défendra nos intérêts commerciaux.

M. Van Buren a fait son discours au Congrès dans les meilleurs termes, ayant le bon goût de ne faire aucune allusion à sa défaite ; le chant du cygne est pour lui un chant de victoire, tant il s'est tiré habilement de ce méchant pas.

J'ai voulu visiter un bazar do charité tenu par les « dames élégantes » de la ville ; ce n'était curieux que par la saleté, la misère et la mauvaise tenue ; la moitié des boutiques

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 22o

étaient remplies de comestibles et ces dames servaient de l'oie, du jambon, du thé, du café /^ ,

et des gelées. C'est digne des Américains, qui passent à boire et à manger tout le temps qu'ils ne passent pas à compter.

Yoici une nouvelle citation qui vous fera connaître encore le ton de la société au milieu de laquelle j'ai le plaisir et l'honneur de vivre. Un M. de Muhlenberg, Allemand d'origine, mais et élevé ici, y est dans une haute posi- tion, puisqu'il vient de passer à Vienne trois ans en qualité de ministre des Etats-Unis ; un de ses amis lui demande, devant moi, ce qu'il pense du prince de Metternich. Il réfléchit et ne répond d'abord pas ; l'ami insiste, et alors il lui dit: «Vous voulez savoir ce que je pense du prince de Metternich? eh bien, c'est un cochon ! »

J3.

LX

Washington, i^^ janvier 1841.

Je suis allé, il y a quelques jours, à une soirée chez un monsieur Gadsby, propriétaire do riiôtel oii je suis descendu à mon arrivée ici, et qu'il a cédé à son fils ; c'est un vieux drôle qui a fait fortune dans le commerce des esclaves, ce qui n'empêche pas la société de Washington de se précipiter chez lui, et je dépopula- riserais fort mon gouvernement si je m'abste- nais de frayer avec ces sortes de gens. La maison de ce monsieur est la plus belle de la ville, très bien meublée, parfaitement dis- / tribuée ; mais quelle société, mon Dieu! Cela mo cause une espèce d'ahurissement de me

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 227

trouver au milieu de ces hommes et de ces femmes, qui sont tous à Fenvi plus mal élevés les uns que les autres. Je n'avais jamais songé à l'importance du rôle que joue la politesse dans les relations sociales, mais à présent j'affirme qu'elle en est la base fondamentale et la plus indispensable condition. Les femmes, ridiculement habillées, restent tout autour du salon, pendues au bras de leurs maris. C'est peut-être fort moral, mais assurément très grotesque ; il n'y a pas de petites gens de province en France qui n'aient meilleur air que cela. Pour changer cet aspect, il faudrait que les Américains, et les Américaines surtout, / vinssent à Paris et à Londres et que ce monde étrange fût admis dans la société, ce qui me j paraît difficile. Alors il nous imiterait, car, tout en étant orgueilleux à outrance, il a tous les instincts du singe pour copier, et il se laisse diriger et impressionner par les masses, tandis que de pauvres Européens, isolés comme nous, ne leur font l'effet que de maniaques / agissant d'une façon différente de la leur. .

Vous me demandez quelle est la ville des

228 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

Etats-Unis que j'habiterais avec le moins de déplaisir? C'est, sans comparaison, Philadel- phie ; Boston est trop froid; New-York trop bruyant et hante par des aventuriers venus de tous les points du globe pour y chercher fortune ou asile ; Baltimore est triste comme un tombeau, tandis que Philadelphie a un air de grandeur, de propreté, un cachet comme il faut, qui en font une ville à part ; on y trouve des ressources matérielles en tous genres, et même une espèce de société qui paraît agréa- ble. Quant à Washington, ce n'est ni une ville, ni un village, ni la campagne; c'est un chan- tier de construction jeté dans un endroit de désolation et dont le séjour est intolérable.

J'ai été hier à une soirée chez le ministre de Russie et j'ai été présenté à madame Webs- ter, femme d'un personnage important, ou du moins d'un homme qui fait beaucoup de bruit; c'est l'avocat célèbre de Boston et l'orateur le plus renommé du Sénat, l'homme politique le plus remuant et enfin l'ami de tous les ban- quiers et gens de finance ayant quelques démêlés avec la justice ; c'est leur défenseur,

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 229

pour cause, dit-on. Il est grand partisan de l'Ang-leterre, et par conséquent anti-français ; on le désigne pour ministre des affaires étran- gères sous le futur président Harrison ; il passe pour brusque, capricieux, volontaire et mal élevé. Cela me promet d'agréables relations diplomatiques. Bâtes m'avait donné une lettre pour lui; je la lui ai envoyée dès mon arrivée ici, mais jusqu'à présent je n'ai pas eu l'occasion de faire sa connaissance.

LXI

Washington, 12 janvier 1841.

On m'avait annoncé la réception publique cfu jour de Fan chez le Président comme étant si grotesque que je comptais sur quelque chose de divertissant, mais il n'en a rien été ; je suis arrivé à l'heure indiquée, onze heures du ma- tin, avec MM. de Montholon et de La Fosse ; après quelques minutes d'attente on nous a fait passer dans un second salon se trou- vaient M. Van Buren, entouré de ses deux fils, des ministres, des femmes et enfants de ceux-ci; après le iiliake hands de rigueur et quelques mots de politesse à chacun, dont M. Van Buren s'est fort bien tiré, nous avons

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 231

VU arriver plusieurs hommes dont quelques- uns avaient, à la véritç, assez mauvaise tour- nure et qui semblaient embarrassés de se trouver dans un aussi beau salon.

C'est qu'il est établi qu'au premier de janvier, le peuple souverain a le droit d'entrer chez Je Président comme chez lui, et il y a quelques années, on voyait, ce jour-là, jus- qu'aux cochers de fiacre qui, en amenant les personnages considérables chez le Président, montaient à leur suite et faisaient, le fouet à la main, le tour des salons. Rien de semblable n'a eu lieu ; tout s'est passé sans couleur locale ; c'était terne et bourgeois , voilà tout. Le corps diplomatique y faisait une assez triste figure, étant seul en uniforme, et la foule qui circu- lait dans les salons venait nous examiner comme si nous étions des bêtes curieuses.

Je suis allé à un bal chez M. Forsyth, le secrétaire d'Etat des affaires étrangères; cette soirée avait assez bon air comparativement à celles auxquelles j'ai assisté précédemment. On valse peu et on valse mal; les quadrilles sont disgracieux et la danse n'est jamais ani-

232 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

mée. J'ai vu la beauté la plus renommée de Washington^ miss Mason, grande, blonde, blanche, traits réguliers, mais habillée comme les poupées à vingt-cinq sous qu'on vend dans les foires de province.

Je suis allé hier chez le Président lui remet- tre la lettre du Roi qui lui annonce la nais- sance du duc de Chartres ; nous avons causé longuement des affaires d'Europe dont il ne comprend pas un mot. Si je ne connaissais l'ignorance de l'Europe sur les Etats-Unis, je serais surpris de celle que je trouve ici sur notre vieux monde. .Nous sommes revenus aux intérêts américains; sur ce terrain-là, M. Yan Buren est remarquable, et d'autant plus piquant qu'il ressent avec aigreur l'échec qu'il vient de subir.

Les affaires de ce pays prennent un aspect qui pourrait attirer sur lui les regards de l'Europe : il existe, depuis longtemps, des questions en suspens entre les Etats-Unis et l'Angleterre au sujet de leurs frontières res- pectives ; plusieurs collisions ont eu lieu entre les horderers Anglais et Américains, et, en ce

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moment, on en redoute une nouvelle qui peut-être entraînerait les deux gouvernements à la guerre ; quoique ce soit une opinion assez répandue, je ne crois pas que les choses en arrivent là. Lord Palmerston et son représen- tant, M. Fox, traitent du reste les Américains avec une hauteur et une insolence dont l'Europe a vu des échantillons; la nouvelle administra- tion, qui entrera au pouvoir le 4 mars, est toute anglaise de cœur; elle se hâtera sans doute de faire les concessions qui pourront assurer le maintien de la paix.

Je viens de recevoir une invitation pour un iveddiiig bail chez le général Macomb ; il y a sous le cachet un nœud de satin blanc; sin- gulier usage!

Il m'a fallu aller hier au Congrès pour y entretenir quelques membres de l'Assemblée de plusieurs affaires intéressant ma légation, car, ici, les affaires diplomatiques ne se trai- tent pas comme ailleurs oii nous les commu- niquons au ministre des affaires étrangères pour en suivre ensuite le cours avec lui seul. Ici, au contraire, le ministre des affaires

234 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

étrangères soumet les questions qu'il doit traiter avec chaque Légation, au Président qui décide s'il doit les admettre ; quand il se prononce pour l'affirmative, il les transmet au Sénat, et à la Chambre des représentants, d'où elles sont envoyées aux différents comités qu'elles peuvent concerner; le chairmariy ou président du comité, en fait le rapport à la chambre qui, alors, vote pour ou contre ces conclusions du chairman. Il en résulte que l'agent diplomatique est obligé de voir, d'a- bord, le ministre des affaires étrangères pour lui expliquer l'affaire; puis le chairman, afin de le décider à s'occuper de la question, et de l'y rendre favorable, et ensuite il faut voir chacun des membres de la Chambre les plus importants en particulier pour essayer de les convaincre. Ce sont d'interminables longueurs; j'ai trouvé trois affaires en suspens depuis trois ans, et Je voudrais bien les terminer durant la prochaine session.

J'ai revu M. Clay, le grand homme du pays qui va encore grandir puisqu'il sera, dit-on, le directeur du général Harrison, et candidat

SOUVENIRS D'UN DIPLOxMATE 235

de son parti pour lui succéder dans quatre ans à la présidence. Il a cherché à être très aimable pour moi, probablement à cause de la réputation d'anti français de son parti; je ne l'avais vu qu'une fois, au mois de juillet, et il m'a répété, chez le ministre de Russie, ce qu'il m'avait dit alors, c'est qu'il avait reçu un très mauvais accueil des Bourbons de la branche aînée, lorsqu'il vint à Paris, en 1814. N'est-il pas charmant de voir un démo- crate se souvenir avec un pareil chagrin, au bout de vingt-six ans, d'avoir été mal reçu par un Roi! Il s'est du reste hâté de faire un grand éloge du Roi actuel, rendant hommage à sa haute intelligence, à ses idées libérales, et le « trouvant digne de gouverner une ré- publique »

LXII

Washington, 22 janvier 1841.

J'ai dîné hier, chez le ministre d'Autriche, avec le célèbre M. Webster ; il es,i ponipous au dernier point, et embarrassé ; je persiste dans l'opinion que tous les hommes distingués de ce pays seraient en Angleterre des hommes de second et même de troisième ordre. Ils se donnent ces airs d'importance propres aux riches brasseurs de la cité de Londres; ils en ont la vanité, la vulgarité et les ridicules. Quant à M. Clay, il a un autre type, c'est celui du gentleman f armer.

Je suis allé au Wedding party du général

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 237

Macomb : foule comprimée dans deux petits salons ; fort mauvaise compagnie et musique détestable. Je ne parle pas des glaces fondues qui coulaient partout, et du vin chaud dont l'odeur était fortement répandue: je n'y ai pas goûté.

J'ai rencontré chez le colonel Totten, direc- teur en chef des travaux militaires, ancien collègue et ami du général Bernard, un couple assez curieux : le général et la générale Gaims, comme on dit ici. Le mari est un des nombreux candidats pour la présidence à venir; depuis trois mois, il va de ville en ville faire des lectures, ou discours, sur la guerre, et sur les moyens de défense des Etats-Unis. C'est chose assez simple dans ce pays-ci, mais, ce qui ne l'est pas plus ici qu'ailleurs, c'est de voir la femme succéder à son mari à la tribune pour y faire des lectures on the blés- sings of peace. Madame la générale Gaims est une petite femme dont la tète atteint à peine le coude de son mari, auquel elle est restée pendue toute la soirée ; elle est laide à faire peur, rousse et tigrée; de plus, elle a pour

238 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

coiffure des petits anneaux collés sur la tête et sur le front. C'est un vrai monstre. Il y aurait eu de quoi rire de cette sing-ulière figure si l'habitude et la puissance du rire pouvaient se conserver dans ce maussade pays.

J'ai eu hier quelques personnes à dîner chez moi, entre autres M. Calhoun qui va se trou- ver en opposition avec la future administra- tion ; il est plus comme il faut que ses collè- gues du Sénat, et a, à mes yeux, le mérite d'être ennemi déclaré d'un tarif élevé de droits sur nos vins et nos soieries. M. Hunster était aussi de mes invités ; il est très influent en Virginie oii, en ce moment, on crie fort contre la France à cause du monopole sur les tabacs qui doit, dit-on ici, en diminuer la consom- mation. J'ai essayé de prouver le contraire à M. Hunster et quoiqu'il se soit montré satis- fait de mes explications, je l'ai trouvé a venj vulgar personnage. Je vous citerai encore un de mes convives, membre influent de la Chambre ; cet homme agréable et distingué s'est j durant tout le temps du dîner, mouché dans sa serviette I II a fallu être aimable pour

SOUVENIRS DUN DIPLOMATE 239

tous ces sauvages, car ce sont des leaders desquels dépendent en grande partie les inté- rêts commerciaux que-j'ai à défendre.

LXIII

Washington, 7 février 1841.

J'ai dîné dernièrement chez M. Van Buren avec trente personnes parmi lesquelles j'ai été frappé de trouver les deux principaux chefs de l'opposition actuelle, MM. Clay et Webs- ter, les deux ennemis les plus acharnés de M. Yan Buren, et ceux qui, certainement, ont le plus contribué à sa chute. Le dédaigneux M. Webster s'est enfin humanisé à mon égard et il est venu à moi avec une certaine cour- toisie; j'étais sûr qu'en me tenant sur la réserve je l'amènerais à être convenable ; il en est, à cet égard, des Américains comme

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 241

des x\.nglais, il faut ne se montrer aimable que lorsqu'ils font les premiers frais.

On a ressenti un tremblement déterre assez marqué, il y a peu de Jours, à New-York, et comme il a coïncidé, par hasard, avec le jour et l'heure du départ du général Harrison de sa demeure, qui est à trois cents lieues de New-York, pour se rendre à Washington, les journaux s'empressent de crier au miracle.

M. Clay a fait un discours au Sénat pour repousser l'accusation d'être hostile à la France ; il y a introduit un pompeux éloge du roi Louis-Philippe, « qui a l'honneur d'être (( l'élu du peuple et qui n'est pas un de ces (( rois idiots régnant par le droit absurde de « la légitimité. » Malheureusement M. Clay, après cet éloge fort développé, n'en a pas moins parlé contre nos soieries et nos vins sur les- quels il veut faire augmenter les droits, et je crains fort qu'il ne l'emporte dans quel- ques mois, quand son parti sera au pouvoir et qu'il aura la majorité au Congrès.

J'ai aussi entendu un braillard parlant con- tre notre système de douanes; j'ar tout lieu

14

242 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

de croire que je serai battu, mais je ne suc- comberai pas sans défenseurs ; j'ai fourni de bonnes armes à nos amis, et ils ont recruté des appuis dans les rangs opposés, entr'autres un M. Wise, orateur de talent et quia parlé l'autre jour pendant quatre heures en notre faveur.

J'ai voulu faire une visite à M. et à madame Charles Hill, qui demeurent à Textrémilé de la ville; ma voiture s'est enfoncée jusqu'à l'essieu dans les neiges et terres détrempées ; il a fallu en sortir, et la faire retirer de en déblayant cette terre glaise qui s'attache comme de la colle. Je ne sais comment on pourra arriver chez les Ilill qui donnent un bal lundi prochain; à la vérité on compte sur le clair de lune pour ne pas se rompre le col. Voilà on en est à Washington les rues ne sont ni pavées, ni balayées, ni éclairées.

Chez madame Woodbury, je suis allé au bal, l'éclairage d'un quinquet à trois becs paraissant insuffisant, on avait entouré ce quinquet d'un cerceau sur lequel étaient plantées des bougies ; cet attirail s'est écroulé

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au bout d'une demi-heure et les débris en sont tombés sur les danseurs sans heureuse- ment mettre le feu aux robes des misses.

Yoici un incident parlementaire qui vaut la peine d'être cité : un député de FOhio, M. Duncan, s'étant permis de mettre en question la gloire et le courage du général Ilarrison, M. Johnson, député du Maryland, demanda s'il n'y avait pas lieu de rappeler à l'ordre un individu qui, après avoir été lui- même flétri dans cette enceinte de l'épithète de coward, osait accuser le général Harrison de couardise. >I. Duncan n'entendit pas cette personnalité injurieuse, mais, le lendemain, l'ayant vue reproduite dans un journal, il monta à la tribune et s'écria : « Je déclare « que jen'aipas entendu les paroles attribuées « à M. Johnson et je demande au président « si elles sont parvenues jusqu'à lui? » Le pré- sident ayant répondu négativement, M. Dun- can reprit : « Alors si ces paroles ont été pro- « noncées, elles l'ont été bien bas afin que « personne ne pût les entendre, et celui qui « n'a pas osé me les dire en face est non seu-

244 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

(( lement un vil menteur, mais encore un « faquin, une canaille, un lâche, un infâme ! » M. Johnson feignit de ne pas entendre cette violente apostrophe, prononcée au milieu du bruit; mais le lendemain, les journaux l'ayant aussi consignée dans leur compte rendu, M. Johnson protesta contre le procès-verbal de la séance précédente et demanda la radia- tion des injures qu'il soutenait n'avoir pas été dites par M. Duncan. Celui-ci ne s'étant pas trouvé présent, la réclamation de M. John- son a été accueillie, et la Chambre a passé à l'ordre du jour sur le scandale. M. Duncan a transporté la lutte dans les journaux ces messieurs se renvoient des insultes plus for- tes encore s'il se peut que celles articulées à la tribune. Yoilà conduisent les formes gra- cieuses de la démocratie.

Nous nous sommes tous réunis chez le mi- nistre de Russie pour aviser à ce qu'il y aurait à faire pour nous à l'arrivée du géné- ral Harrison qu'on, attend ces jours-ci. J'ai opiné pour qu'on mît seulement des cartes chez lui, disant que faire plus avant le jour

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE S45

de rinauguration serait une espèce d'insulte, et certainement un manque de délicatesse comme procédé envers M. Van Buren. J'ai été fort surpris que tout le monde se soit rangé à mon avis, car mes collègues sont Harrisonniens, et je suis à peu près le seul de mon bord. Enfin c'est arrêté comme je l'ai proposé.

14.

LXIV

Washington, 21 février 1841,

Je suis allé pendant vingt minutes à un grand bal appelé ici the assemhlij^ qui a lieu tous les quinze jours, il y en a quatre dans l'hiver; j'ai souscrit comme tous mes collè- gues ; ces quatre plaisirs ne coûtent que cent francs à chacun de nous. C'est toujours la même société, ou pour mieux dire le même rassemblement, mais cette fois dans une salle trop grande on grelottait ; le vent y souf- flait de façon à faire fumer les lampes.

Il y a eu aussi un grand bal donné par sous- criptions au général Harrison auquel le corps

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diplomatique était invité. Comme c'était une affaire do parti, j'ai dit à ceux de mes collègues qui m'ont consulté que je n'irais point; il ne peut y avoir pour nous, jusqu'au 4 mars, qu'un seul président des Etats-Unis : M. Van Buren. Je crois que les ministres de Russie et de Belgique seuls, se sont rendus à ce bal.

levais, de temps à autre, au Congrès pour me rendre compte de l'inutilité de tous ces bavardages ; c'est pitoyable ! En ce moment on en est au chapitre des économies, et nul gouvernement n'est aussi cher que celui-ci ; chaque Etat en particulier a les frais d'un g"ouvernement complet, et, en outre, le g"Ou- vernement fédéral coûte beaucoup d'argent ; chaque membre du Congrès^ sénateur ou représentant, coûte, d'abord, huit dollars par vingt milles à parcourir pour se rendre de sa résidence à Washington, et la plupart de ces messieurs ont douze, quinze cents, et dix- huit cents milles à faire ; on les paie de même pour retourner, puis ils reçoivent chacun huit dollars par jour; c'est à peu

248 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

près quarante-deux francs : ils sont au nombre de trois cent cinquante, et siègent pendant huit ou neuf mois. Ajoutez à cela les dépenses d'entretien des bâtiments, l'éclairage, le chauffage, les frais de tous genres qui sont énormes et qui produisent, joints aux appoin- tements et voyages, un total de plus de cinq millions pour le sénat et les représentants! Je vous assure qu'ils ne font pas de la besogne pour ce prix-là.

Pour tuer le temps, beaucoup plus lent dans son cours h Washington qu'ailleurs, je fais de longues dépêches qui malheureusement n'ont pas le mouvement et la variété des correspondances d'Europe, car, en Europe, les intérêts de toutes les grandes puissances se compliquent; elles concertent entr'elles leurs démarches, et la politique européenne est pour ainsi dire un grand mécanisme chaque ressort a son but et sa fonction. L'Amérique n'offre rien de semblable; tous les États y sont trop occupés de leur propre situation pour intervenir dans les affaires des autres gouvernements, et les Etats-Unis se

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sont rendus indépendants de la politique européenne. Quand il s'agit de reconnaître à l'étranger un nouveau souverain, ou un nouvel ordre de choses, ils consultent leurs intérêts, et ne suivent point d'autres exemples : ainsi, eux seuls ont, autrefois, reconnu don Miguel roi de Portugal. Ils aiment, ou font semblant d'aimer les gouvernements favo- rables à leurs principes, mais ne rompent '" '^-^^^ point avec ceux dont le système est différent, TV^-A-^-^lU et, sans approuver les théories politiques, ils tirent avantage de leurs relations et recon- naissent les pouvoirs qui leur semblent af- fermis.

Mais si l'esprit d'isolement les Etats- Unis ont cherché jusqu'à présent à se main- tenir en tout ce qui concerne les questions d'équilibre, ou le mode de gouvernement et les systèmes d'alliance des nations euro- péennes laisse un champ moins riche à une correspondance diplomatique, et ne permet pas de s'engager dans des questions aux- quelles ce pays-ci reste étranger, la situation intérieure des États-Unis est par elle-même

250 SOUVENIRS D'Ux\ DIPLOMATE

assez remarquable pour fournir des sujets variés d'observation. C'est, en effet, un grand spectacle que celui d'un État qui, n'ayant encore que la durée d'un demi-siècle, a quin- tuplé sa population, s'est étendu des côtes de l'Atlantique à l'Océan Pacifique, et des grands lacs du Canada jusqu'au golfe du Mexique; qui a multiplié sa navigation et ses moyens de communication intérieure, s'est créé une marine respectable, a porté son commerce dans toutes les parties du monde, etc., etc.. En ne considérant les Etats- Unis que sous ce point de vue, on aurait de très curieux sujets d'étude, mais je ne me reconnais pas la capacité de m'élever au rôle d'observateur clairvoyant et prophétique.

LXV

Washington, 10 mars 1841.

Faiiny Elssler fait tellement fureur à la Havane, qu'au jour de son bénéfice, les dames de la Havane lui ont offert une bourse con- tenant cinquante mille piastres, deux cent cinquante mille francs. On lui a donné un bal elle s'est rendue dans un char cou- vert de fleurs. Toute la ville était en délire ; on acclame la « divina Fanny ! »

J'ai été voir M; Van Buren chez M. Gilpiii, l'ancien attorney général chez lequel il s'est retiré en quittant le palais delà présidence; il y restera jusqu'à son départ pour New-

252 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

York d'où il ira s'établir chez lui à la cam- pagne.

Une scène étrange s'est passée hier; elle donne une juste idée des american nianners. Tout le corps diplomatique devant être pré- senté au nouveau président, nous nous sommes tous réunis préalablement chez le ministre d'Angleterre M. Fox, moins toutefois notre collègue de Russie qui a fait le malade pour avoir plus tard une audience à lui tout seul. De là, nous nous sommes rendus au palais de la présidence; on était convenu avant du discours que M. Fox ferait au président en notre nom à tous. Arrivés au white house, comme on appelle la maison du président, le nouveau secrétaire d'Etat, M. Webster, qui est fort emprunté dans ses fonctions, est venu prendre tous ses arran- gements avec M. Fox, après quoi nous nous sommes tous placés par rang d'ancienneté, le long d'une des murailles du salon, et après une trop longue attente pour un pays le chef du gouvernement n'a pas le droit de se faire attendre, le vieux général est entré, suivi

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE i>o3

de tous les membres de son cabinet qui mar- chaient en file et se sont tenus ainsi derrière lui; il s'est avancé vers M. Fox que M. Webster lui a nommé. M. Fox lui a lu son adresse; alors le président a tiré ses lunettes et a lu, à son tour, sa réponse. Puis, après avoir fait shake hands avec le ministre d'Angleterre, il a marché d'un bout à l'autre de notre ligne, M. Webster lui nommant chacun de nous, et lui, nous donnant à chacun shahe hands sans dire un mot. Cette cérémonie terminée, il est retourné dans la pièce d'où il était sorti, et il a ramené à son bras mistress Harrison, veuve de son fils aîné, qu'il a présentée au corps diplomatique en masse. M. Webster, qui suivait, nous a ensuite présenté mistress Finley, mère de cette mistress Harrison, dans les termes suivants : Gentleynen, I intro- duce to 7J0U mistress Finley, the lady who attends mistress Harrison, et notez que cette bonne dame qui attends the others, prend soin des autres, est aveugle. Puis, tout à coup, une foule de monde s'est précipité dans le salon : c'étaient les femmes, sœurs, filles,

254 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

cousines et amies du président et de tous ses ministres qu'on nous présentait, et vice versa ^ au milieu d'une confusion incroyable ; la plupart des hommes qui accompagnaient ces dames étaient en redingote.

Il est évident que le pauvre corps diplo- matique avait été destiné d'avance à servir de pâture à la curiosité de tous ces badauds mâles et femelles ; ce que voyant, après avoir échangé quelques mots avec madame Web- ster, la femme de mon nouveau chef, je me suis sauvé chez moi.

Une autre scène valant celle-ci s'est pass 'e au State department foreujn office; elle m'a été racontée par M. Martini, le chargé d'af- faires de Hollande. Croyant qu'il était plus régulier de faire la première visite au secré- taire d'État à son ofhce, il s'y rendit il y a quelques jours; on l'introduisit dans le ca- binet de M. Webster, qui était entouré d'une douzaine d'hommes, ses amis politiques. Après lui avoir dit : Eow do tjoii do, M. Webster le conduisit dans une pièce voisine dont la porte était ouverte et lui dit : There are the

SOUVENIRS D UN DIPLOMATE 2o5

ladies. M. Martini trouva effectivement madame ^yebste^ et dix autres dames qui lui dirent qu'elles étaient venues pour examiner le state départ nient ; après quoi elles s'en allèrent par une porte qui donnait sur le corridor laissant M. Martini seul ; il se dé- cida alors à rentrer dans le cabinet de M. ^yebster, lequel, continuant à causer avec ses amis, n'eût pas Tair de s'apercevoir de sa présence, et M. Martini se retira sans même avoir pu s'acquitter de la communication offi- cielle pour laquelle il était venu. Cela donne une idée des gens auxquels nous avons affaire et de l'étiquette du gouvernement amé- ricain. ' '

LXVI

Washington, 28 mars 1841.

Je vais quelquefois au Sénat, et j'y vois et entends des choses inimaginables. Il donne en ce moment des séances qu'on appelle de Vexecutif, parce que les sénateurs confirment les nominations faites par le président Har- rison, qui vient de changer tous les membres du cabinet et changera la plupart des princi- paux fonctionnaires du pays, et toutes les nominations qu'il fera doivent être confirmées par la majorité du Sénat. La première question dont on s'est occupé a été le changement de l'imprimeur du gouvernement, et cela a donné lieu à une discussion de la plus grande violence

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 2o7

qui a duré cinq jours. Un des sénateurs les plus respectables, M. King, d'Alabama, homme de l'ancienne majorité, ayant défendu le caractère privé de l'ancien imprimeur vive- ment attaqué par M. Glay, celui-ci a voulu y voir une attaque personnelle contre lui- même, et s'est écrié que ce que venait de dire M. King était faux, lâche, infâme! M. King a répHqué n'avoir rien à répondre à de telles paroles, mais il a envoyé un cartel à M. Clay, L'autorité du district est intervenue entre eux, et leur a fait donner caution qu'ils ne se bat- traient pas dans le district. Cet incident par- lementaire donne une idée du ton qui règne au Sénat, le premier corps du pays, réputé pour ses lumières et la considération dont il jouit. Notez encore que M. Glay est âgé de soixante-quatre ans , qu'il est depuis trente- quatre ans dans les affaires publiques, et estimé l'homme le plus éminent des Etats- Unis; M. King est âgé de soixante ans; il est sénateur et avait rempli plusieurs fonctions importantes.

Il y a, à New- York, une madame Restell

2'Î8 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

qui vend des poudres pour faire avorter « dames et demoiselles » . Une femme expi- rante, mistress Purdy, a avoué à son mari que sa maladie était la conséquence d'un traitement que lui avait fait subir madame Restell, non seulement en lui faisant avaler ses poudres, mais encore en faisant pratiquer sur elle, parmi complice, une opération k la suite de laquelle elle sentait venir la mort. Ce n'est que sur ce fait, et après que cette victime eut rendu le dernier soupir, que madame Restell vient d'être arrêtée ; le jury avait, jusque-là, rejeté très légèrement toutes les accusations , et depuis plusieurs années elle fait publique- ment cet infâme métier, publiant dans les journaux des annonces aussi étranges qu'in- décentes, mettant sa science à la disposition des dames et demoiselles « qui craignent de perdre leur honneur ou leur beauté par des couches illicites, ou trop fréquentes ». De pareilles choses sont d'autant plus inimagi- nables qu'elles ont lieu dans un pays affichant une grande pruderie. Lés journaux de New- York disent qu'on a trouvé chez madame

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 259

Restell cinq ou six cents lettres de « dames et demoiselles » de la ville et des autres pro- vinces, lui demandant des conseils et la remer- ciant de ses services.

LXVII

Washing-ton, 2 avril 1841.

Notre nouveau président est malade, et son état a tellement empiré depuis hier, qu'on craintpour sa vie. Aucun président n'étantjus- qu'ici mort au pouvoir, le poste de vice-prési- dent a toujours été considéré comme insigni- fiant, et celui qui occupe en ce moment cette prétendue sinécure n'a été nommé que sur le refus de plusieurs autres; il va probable- ment se trouver président pour quatre années, ainsi que l'ordonne la constitution, et cet avè- nement imprévu occupe fort le pays. Ce chan- gement n'aura aucune influence sur nos rela- tions, et n'empêchera pas la session extraor-

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 261

dinaire du congrès. Le vice-président se nomme M. Tyler; il est de l'État de Virginie, l'administration du général Harrison avait trouvé des contradicteurs, mais on croit géné- ralement qu'il suivra plutôt les tendances harrisoniennes que celles de la Virginie.

15.

LXVIII

Washinf:>ton, o avril 1841.

Le général Harrison est mort hier; il avait commencé sa présidence le 4 mars : son règne a duré un mois tout juste, et le pauvre vieil- lard n'a eu que des soucis et des tracasse- ries pendant ce mois de responsabilité. Sa mort remet en question tout ce qui avait été résolu entre les chefs du parti vainqueur, et le parti vaincu, celui de M. Van Buren, va se retrouver en mouvement. L'enterrement aura lieu après- demain et, bien entendu, le corps diplomatique est invité.

LXIX

Washington, 12 avril 1841.

On s'est réuni le 7, à la présidence, pour la cérémonie funèbre ; le cortège a fait au pas quatre milles; au cimetière, la cérémonie et Féloge funèbre se sont convenablement passés, ce qui est à noter en ce pays, oii tout est, en général, fort étrange. Le tout des obsèques a duré cinq heures.

M. John ïyler est veuf, mais il a un fils marié, et c'est la femme de ce fils qui fera les honneurs de la présidence. Cette jeune femme, anciennement actrice, a joué sur le théâtre de Washington, sous le nom de miss Cooper: j'ai eu l'imprudence de dire qu'elle représentera

2r, SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

très bien, et le lendemain elle en était informée. Quel singulier pays que celui où, des planches, une femme passe sur l'espèce d'échafaudage servant de trône à la république !

J'ai fait une visite à M. Southard, vice- président du Sénat qui, d'après la constitution américaine, remplacerait M. Tyler en cas de mort de celui-ci ; c'est un homme d'un certain âge qui a de meilleures manières que les Américains de la nouvelle génération.

LXX

Washington, 2o avril 1841.

Tout le corps diplomatique, en uniforme, est allé présenter ses hommages pour la première fois au président. En l'absence de M. Fox, malade, c'est M. Bodisco qui a porté la parole. M. Tyler a fait une réponse très convenable, puis s'est approché de chacun de nous, et, en nous donnant une shake hand, nous a adressé quelques mots; voici à peu près textuellement ce qu'il m'a dit : « Je suis charmé, Monsieur, de faire connaissance avec le ministre de France , de ce pays auquel nous devons beaucoup, et auquel nous sommes unis par les liens de la reconnaissance. J'at-

266 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

tacherai un prix tout particulier à entretenir de bonnes relations avec vous, Monsieur, qui avez eu l'avantage de vivre dans des rapports intimes avec le diplomate le plus distingué du monde entier et de tous les temps. Le roi Louis-Philippe et le prince de Talleyrand ont, pendant leur séjour dans ce pays-ci, obtenu le droit de cité, et l'Amérique est fiëre de les compter parmi ses citoyens. «

Je vous rapporte les propres paroles du président et j'espère que vous en serez satis- faite. Quant à moi je suis heureux chaque fois que je me retrouve sous la protection d'un nom et d'un souvenir que je cliéris et que je respecte. M. Tyler s'est tiré de cette audience à la satisfaction de tous ; sans qu'il soit un homme de génie, on le tient généralement pour fort supérieur au général Harrison.

LXXI

Washington, 7 mai 1841.

Je suis allé à une fête assez étrange qu'on appelle le may hall et qui est donnée par M. Carusi, le maître de danse de toutes les jeunes filles de la ville ; il tient une école pu- blique et, au mois de mai, chaque année, ces de- moiselles ont l'habitude d'élire une d'entre elles «reine ». Ce n'est ni sa beauté, ni son talent comme danseuse qui lui valent cette royauté ; c'est son amabilité pour ses compagnes, en un mot sa popularité parmi les petites filles de six à seize ans. Celle qui trônait l'autre soir était fort laide, et fille d'un médecin qui paraissait enchanté. Le bal a commencé à huit heures .

26S SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

peu après, la reine a fait son entrée triom- phale, on avait tendu des cordes dans toute la longueur de la salle pour défendre la ligne du cortège. A un signal donné, la musique a joué une marche nationale, les portes se sont ouvertes et le cortège a défilé ; d'abord les plus petites marchant en cadence deux par deux, puis un petit hoy de deux pieds de haut portant sur un coussin de velours la couronne blanche de la reine; celle-ci suivait appuyée assez disgracieusement sur les bras de deux de ses compagnes, et, derrière elle, toute la troupe, par rang de taille allant en décroissant. On a ainsi conduit la reine jusqu'au bas de l'estrade préparée pour elle au fond de la salle; elle en a franchi les marches, aussitôt couvertes par tous les petits personnages de cette petite cour. Alors une jeune fille aussi laide que la reine s'est approchée de cette jeune majesté et lui a fait un speech approprié à la circon- stance, et auquel la reine a répondu ; après quoi l'orateur a attaché la couronne blanche sur la tête de la souveraine agenouillée devant elle, qui s'est ensuite relevée pour aller s'as

.SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 269

seoir sur un fauteuil placé au haut de l'estrade et figurant un trône ! Un trône en Amérique ! Le coup d'œil était d'ailleurs satisfaisant ; ces têtes blondes couronnées de roses avaient un aspect de jeunesse et de gaieté formant un heureux et rare contraste avec la maussaderie américaine.

J'ai dîné avant-hier chez le général Ma- comb, à côté de la jeune madame ïyler, belle- fille du président, ci-devant l'actrice Gooper; on vante sa beauté et son élégance, mais c'est tout à fait à tort. Les toilettes des Amé- ricaines sont de très mauvais goût, et la mode me semble ici ce qu'elle était en France il y a vingt ans. Madame Tyler n'a rien, ni dans son langage, ni dans ses manières,, qui rappelle la femme de théâtre ; elle n'avait d'ailleurs, paraît-il, embrassé cette carrière que pour obéir au vœu de sa famille, et tout à fait à contre-cœur. Elle est simple, naturelle, et, sans grand esprit, elle a un gentil ramage, débitant des petites choses qui ne sont pas ennuyeuses ; elle ne connaît encore personne h Washington et je l'ai fait parler de William-

■rn) SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

l)iir^', petite ville de TÉtat de Virginie qu'elle habitait depuis trois ans ; elle se plaint de ce que, dans ce pays, les femmes mariées ne sont invitées nalle part, et de ce que jamais un hache lo?' n'ose leur parler : elle prétend que, hors de Washington et de New-York, le sort des femmes américaines ressemble à celui des parias. Elle a bien quelques préjugés de son pays, entre autres celui de croire que les Américains parlent un anglais plus pur que les Anglais eux-mêmes, et elle a eu bien soin d'ajouter « que les Anglais de hif/hfashio7i de Londres ». Au total, c'est une petite femme qui paraît bon garçon.

Je viens d'apprendre que Mqr de Forbin- Janson, ancien évoque de Nancy, et prédica- teur errant aux Etats-Unis, va fonder une église française et un hôpital français. J'ai envoyé au turbulent évêque ma modeste offrande personnelle de cinq cents francs et j'écris à Paris pour réclamer le concours du gouvernement ; les souscriptions du roi et do la reine feraient ici un très bon effet, et je vais aviser.

Lxxir

Washington, 18 mai 1841.

Le président Tyler vient d'ordonner un jeûne national de vingt-quatre heures, à l'oc- casion de la mort du général Harrison, son prédécesseur. Ne trouvez-vous pas que, dans une république protestante, c'est une singu- lière idée de faire jeûner toute une nation à l'occasion de la mort du premier magistrat ; cela me semble une mortification tout à fait arbitraire, et sans utilité dans un pays oii le protestantisme n'admet pas l'efficacité des prières pour les morts. Ce jeûne officiel ne s'explique que par le désir passionné de faire do l'effet et de séparer d'un esprit religieux

/ 212 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

qui, à la vérité, a servi de base aux premières petites républiques de la Nouvelle-Angleterre, mais qui, depuis, s'est fort attiédi.

M. et madame Bâtes arrivent de Londres; après douze ans d'absence, ils ont désire revoir leur patrie. Ce sont les deux premiers visages de connaissance que je revois depuis mon arrivée ici. Ils prétendent que tout est changé en mal en Amérique, et je crois que les habitudes européennes qu'ils ont adoptées ont tout simplement une grande influence sur leurs impressions actuelles. Madame Bâtes trouve les auberges sales, la manière de voya- ger insupportable , les habi tants mal élevés ; son mari ajoute que les gens dans les affaires sont devenus rogues, rascaU^ et que le pays est plus cher que l'Angleterre ; voilà le juge- ment de deux Américains, intelligents et rai- sonnables, sur leur patrie.

LXXIII

Washington, 6 juin 1841.

Pour éviter la trop grande chaleur, je sors dès six heures du matin, et aujourd'hui j'ai rencontré à cette heure indue miss Meade, une des heautés de la société de AVashington, seule dans la rue, allant ou revenant de je ne sais où. Mœurs faciles !

Nous étions convoqués hier soir par M. Martini pour jouir de la heauté du clair de lune; il nous donnait une petite fête char- mante sur sa terrasse, et le corps diplomatique s'y était rendu à pied ; mais un orage épou- vantable est venu fondre sur maîtres de mai- son et invités avec une rapidité si foudroyante

■21'i SOUVENIRS D*UN DIPLOMATE

que nous avons été, en un instant, trempés jusqu'aux os ; nous nous sommes sauvés sous une pluie torrentielle et à la lueur des éclairs, pour nous sécher chacun chez soi. Cet orage n'a pas eu l'avantage de rafraîchir le temps ; il n'y a aucun moyen de se promener à Fomhre : les rues sont si larges, les maisons si basses, et les arbres si rares que partout on est dévoré parle soleil.

Je reviens de chez M. Clay, le grand homme du pays, qui tient en ce moment la majorité du Congrès dans sa main, et c'est par lui que se décident toutes les questions de cette session qui ne sont toutes que des ques- tions financières. Cette fois encore, il s'est montré très bienveillant pour la France, très admirateur de notre roi, et très obligeant pour moi; mais, malgré ses belles paroles, j'ai senli le fond de sa pensée, qui est toujours ceci: « Nous avons grand besoin d'argent et nous ne pouvons en demander qu'à nos douanes ; tous les objets qui entrent aux Etats-Unis payent des droits, excepté les soieries et les vins franc^ais, qui scmtdes objets de luxe; il faut

SOUVENIRS D'UN DlPLOMATi: 275

donc qu'ils subissent la loi générale; adoucir la mesure est tout ce qu'on peut obtenir. » Ce qui m'est démontré, et ce qui, je l'espère, le sera en France, c'est que ces droits sont im- posés par nécessité, et non par hostilité.

J'ai été dernièrement témoin d'une scène qui mérite d'être citée : je m'étais rendu chez le secrétaire du Trésor, ou ministre des fi- nances ; je fus conduit dans un salon d'at- tente où un mendiant déguenillé vint me demander l'aumône ; après un quart d'heure d'antichambre en pareille compagnie, je suis entré dans le cabinet de M. Ewing, qui s'est excusé poliment de m'avoir fait atten- dre; il a de bonnes manières , ce qui est d'autant plus à remarquer qu'il est Fenfant de ses œuvres : à dix-huit ans, il ne savait ni lire ni écrire, et il faut que sa nature soit vrai- ment supérieure pour, d'un tel point de dé- part, être arrivé au poste qu'il occupe mainte- nant. Nous avions à peine échangé quelques paroles que Irois de ses collègues, M. Crittu- den, garde des sceaux, M. Bell, ministre de la guerre, et M. Badger, minisire de la marine

^76 SOUVENIRS DUN DIPLOMATE

sont entrés; M. Badger fumait un cigare qu'il n'a pas éteint; M Bell s'est couché sur un canapé en mettant ses pieds sur un des bras, et nous présentant ainsi ses semelles; quant à M. Crittuden, comme il avait trop chaud, il a ôté son habit, et tiré de sa poche un rou- leau de tabac qu'il a mis dans sa bouche pour chiquer. Ils ont tous pris avec moi un ton badin, et il m'a bien fallu le prendre aussi avec eux pour ne pas blesser des gens très influents dans nos questions commer- ciales.

J'ai visité le « patent office » ce matin; c'est un établissement primitivement destiné à ren- fermer les modèles des machines pour les- quelles le gouvernement a donné des patentes, mais on a fini par y entasser le mélange le plus incroyable de toutes sortes de choses : des coquillages, des costumes de sauvages, des oiseaux, des poissons empaillés, et pêle- mêle des traités signés par les Etats-Unis avec Louis XVI, et contresignés par M. de Tal- leyrand ; puis des modèles d'uniformes, des collections de boutons , des peaux de bêtes ,

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 211

des insectes ! C'est le musée le plus ori- ginal que j'aie jamais vu.

On a voté à la veuve du général llarrison une année de traitement du président comme indemmité de son déplacement ; c'est vingt- cinq mille dollars, cent vingt mille francs.

10

LXXIV

Wasliiiiyloii, 21 juin 1841.

Le comte de Menou est venu me prendre et m'a présenté à une de ses amies, miss Ilarper, nièce de mistress Caton, mère de la marquise de Wellesley et de la duchesse de Leeds, petite-nièce de Mgr Goroll, premier arche- vêque de Baltimore, mort en odeur de sain- teté; sa famille et celle des Ilarper sont les meilleures du pays; miss Emilie Ilarper a été élevée au Sacré-Cœur de Paris; elle paraît être une jeune lille très pieuse et désirant que chacun soit édifié au sujet de sa piété. Elle habite l'hiver Baltimore avec sa mère, veuve, et Tété une très belle villa dans File de New-

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 279

Port ; elle est en ce moment seule ici chez une amie de sa mère, mistress Graham, veuve aussi, et mère d'un fort beau garçon qui, dit-on, pourrait bien épouser miss Harper. Le comte de Menou tenait beaucoup à me présenter dans cette maison, il paraît être comme chez lui. Tout ce monde a bon air et parle bon français.

LXXV

Washington, 29 juin 1841.

Le général Macomb est mort, et le corps diplomatique a été convié à son enterrement. On nous a placés à la queue du cortège quoique nous fussions en uniformes, ce qui accentuait encore l'inconvenance du procédé.

Je suis allé au théâtre pour la première fois depuis que je suis aux Etats-Unis, car je ne compte pas comme représentations les ballets de Fanny Elssler. C'est abominable; je me suis enfui après les deux premiers actes d'Hamlet. Rien de plus sinistrement grotesque que ce jeu faux, à effets forcés et tirades magnétisantes.

LXXVI

Washington, 5 jaillel 1841.

C'était hier Tanniversaire de la déclaration de l'indépendance des Etats-Unis ; mais comme cela tombait un dimanche, on a remis à aujourd'hui la célébration de la fête annuelle, et depuis cinq heures du matin je suis éveillé par le bruit incessant du canon et des pétards; c'est la façon des Américains de témoigner leur satisfaction ; pour eux le tapage person- nifie la joie!

J'étais allé avant-hier au Sénat des scènes scandaleuses avaient eu heu la veille ; on en était aux apologies, aux excuses et aux pro- ie.

282 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

messes de modération; tout cela est aussi ridicule que dégoûtant.

J'ai donné à dîner, vendredi dernier, à un M. Barbezat, négociant français et agent con- sulaire de France à Galwerston, dans la nou- velle république du Texas; cette république, qui compte cent cinquante mille habitants, est un vrai repaire de bandits. Les descriptions que M. Barbezat m'a faites des mœurs, coutu- mes et violences des Texiens m'ont porté à bénir mon étoile de ne m'avoir conduit qu'ici. Les États-Unis semblent un paradis à qui vient du Texas, on ne peut sortir sans être armé jusqu'aux dents; le gouvernement lui- même n'est représenté que par une bande de brigands revêtus du pouvoir; cela n'est, d'ailleurs, pas étonnant quand on pense que presque toute la population du Texas se com- pose de gens qui ont fui les Etats-Unis pour s'y soustraire à l'action de la justice, et d'une justice aussi lente que douce.

LXXVII

Wasliing-lon, 17 juillet 1841.

J'avais, depuis longtemps, le désir d'aller à llarper's Ferry, à cent milles d'ici, et je suis parti avant-hier à cinq heures du matin avec M. de la Fosse, le docteur Bénit et M. Hul- mann, le secrétaire de la légation d'Autriche. M. Jefîerson, dans un petit ouvrage intitulé Notes on Vh^ginia, livre fort en vogue ici, pré- tend que la vue de Harper's Ferry vaut la peine de traverser l'Atlantique. Il n'y avait pas moyen d'être à vingt-cinq heues d'un pareil lieu sans le visiter. Ce site est remarqua- blement beau. Au pied d'une montagne qui s'élève dans un renfoncement, les deux ri-

2S4 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

vières du Potomac et du Shenandoali viennent joindre leurs eaux; Fune formant des cascades avant la jonction, et l'autre coulant lentement autour d'îles charmantes. A l'horizon, de tous côtés, de hautes montagnes rocheuses. Malheu - reusement ce magnifique spectacle est gâté de jour en jour davantage par les progrès de la civilisation. Dès 1794, le général Washing- ton y avait établi une fabrique d'armes, la plus ancienne des Etats-Unis; depuis quarante ans on a bâti un grand nombre de maisons, et, en ce moment, on y creuse un canal et on ouvre un chemin de fer qui conduiront de Baltimore à la rivière de l'Ohio, plus de trois cent cinquante milles de distance à travers les monts Alleghany. Tous ces travaux changent l'aspect de cette contrée que j'aimais à me figurer telle qu'elle était il y a un siècle, habitée par de paisibles Indiens. Je les voyais au milieu de cette nature sauvage vivant de chasse et de pêche, tandis qu'aujourd'hui le bruit industriel y résonne fort mal. Il y a sur une des montagnes un rocher en saillie sur lequel M. JefTerson a écrit la description du pays et

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 285

qui a, en souvenir de cela, reçu le nom de Jefferson's Roch. Lorsqu'il fut élu président des Etats-Unis, un détachement de troupes stationné à Harper's Ferry, apprenant qu'il voulait les licencier, essaya en vain de détruire ce rocher.

La manufacture d'armes est un établisse- ment très médiocre ; on y fabrique des fusils qui coûtent fort cher, comme toutes choses aux Etats-Unis la main-d'œuvre est d'un prix très élevé. L'auberge qui reçoit les voyageurs venant admirer ce point de vue célèbre est une épouvantable gargote, mais, lorsqu'on a su qui nous étions, on a cherché à nous servir le mieux possible, car, malgré leur prétendue passion pour l'égalité, les Américains sont très empressés à l'égard des \ gens qu'ils supposent importants, le plus sou- \ vent pour les rançonner, mais parfois aussi par vanité, se trouvant satisfaits d'avoir affaire à ce qu'ils appellent « des personna- ges ».

LXXVIIT

Washington, 11 août 1841.

Les journées étant d'une chaleur accablante, on se promène le soir et durant une partie de la nuit ; c'est ce moment qui est particulière- ment choisi par les orateurs en plein vent, et j'ai vu l'autre nuit un membre de le société de tempérance, que j'avais rencontré dans les sa- Ions de Washington, prêchant sur une tribune installée à l'aide de deux tonneaux et trois planches; il donnait delà cours à son élo- quence en braillant comme un énergumène. Quelles singulières mœurs !

Il V a eu dernièrement 2:^rande rumeur à

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE :>87

Washington, une crise ministérielle : trois membres du cabinet avaient donné leur dé- mission au président, qui a eu le talent do les ramener le lendemain à des sentiments de conciliation.

Le bill qui nous est hostile a été voté hier; l'affaire est sans remède ; le Sénat suivra l'exemple de la Chambre. On s'est occupé de moi au Congrès : un membre, M. Adams, a soulevé une question de privilège à propos de la communication d'un mémoire sur le commerce que j'avais faite au secrétaire du Trésor et qu'il avait envoyé à un comité de la Chambre. Je savais bien que ce n'était pas la forme voulue, et que ma communication au- rait dû passer parle secrétaire d'Etat qui est ministre des affaires étrangères, mais celui-ci m'avait, dès le début, adressé à son collègue du Trésor, et comme j'avais une raison par- ticulière pour préférer cette voie, je m'en étais servi ; on ne saurait donc me blâmer justement. Quant à MM. les secrétaires d'Etat et du Trésor, ils s'en tireront comme ils pourront; c'est leur aifaire. Au reste la

288 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

discussion a cela de bon pour la France qu'elle prouve qu'on s'occupe ici des intérêts du commerce français, quoi qu'en disent quel- ques journaux qui accusent le gouvernement français et ses agents de nonchalance et d'ignorance. Tout ce fracas démontre combien il est difficile et désagréable de négocier avec les Américains, dont les institutions sont si mal combinées qu'on ne sait même pas par qui ni comment faire les communications officielles. Le président, chez lequel j'ai été me plaindre de ce bruit, m'a fait très poliment des excuses de ce qu'on avait mêlé mon no»,^ à une ques- tion qui m'est parfaitement étrangère, et il a fortement blâmé M. Adams d'avoir provoqué la chose.

Les affaires se compliquent; on dit le pré- sident décidé à mettre son veto sur le bill qui crée une banque nationale ; si cela s'ef- fectue, tous les partis actuels se dissoudront pour se reformer sur d'autres bases. Une cari- cature très répandue représente le président assis devant une table, tenant une plume à la main, prêt à signer un grand papier placé

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 289

devant lui, et dessus est écrit : To sign, or not to sigii, that is the question.

Un grand bateau à vapeur a pris feu sur le lac Erié, et a péri; sur deux cents passagers, trente seulement ont été sauvés.

n

LXXIX

Washington, 14 août 1841,

Les journaux annoncent que la frégate la Belle-Poule, commandée par le prince de Join- ville, est attendue à New-York. J'espère que cette arrivée n'aura pas lieu avant huit jours, car en ce moment la grande crise appro- che, je ne pourrais quitter Washington. C'est après-demain qu'on attend le veto du prési- dent sur le bill de la banque qui va créer une certaine agitation dans le pays; il y a longtemps que rieri de si grave ne s'est passé aux États-Unis, et il m'est impossible d'aban- donner mon poste dans un pareil moment.

Un homme de l'État d'Ohio a écrit aU

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 291

maire de Washington que cette ville était menacée d'un affreux tremblement de terre qui serait précédé d'un événement assez remarquable ; au moment même oii le maire lisait cette lettre, une trombe d'eau a détruit la plus grande partie du marché public et endommagé plusieurs maisons; on a consi- déré cela comme le signe précurseur indiqué par l'auteur de la lettre, et la nuit dernière toute la population nègre, et même beaucoup de blancs, sont allés coucher à une certaine distance de Washington. Quant à moi, je suis resté tranquillement dans mon lit, comme bien vous pensez, et j'ai cependant couru un dan- ger réel quoique d'un genre très différent de celui qu'on redoutait : nous avons été tous plus ou moins empoisonnes par du vert-de- gris.

LXXX

Washington, 17 août 1841.

Un grand nombre de représentants et beau- coup de curieux envahissaient hier la salle du Sénat. Le message du président annonçant son veto au bill de la banque a été lu au milieu d'une grande agitation ; il y a eu des applaudissements et un sifflet; l'homme au sifflet était ivre, et au lieu de l'arrêter, comme d'abord on voulait le faire, on s'est borné à l'expulser de la salle. La séance n'avait certes rien d'imposant; on avait l'air plus goguenard qu'irrité, et la foule s'est dissipée sans bruil. Le soir même je me suis rendu

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 29.3

chez le président pour lui annoncer que j'allais attendre à New- York le prince de Join- ville. J'ai trouvé M. Tyler excédé de l'état fiévreux du pays et de tout ce qui se passe.

LXXXI

Philadelphie, 27 août 1841.

J'ai été si malade à la suite de notre empoi- sonnement que je n'ai pu quitter Washington qu'hier matin; heureusement mon jeune prince n'est point à Ngw-York. Je ne puis faire un pas sans rencontrer Fanny Elssler; je la croyais repartie pour l'Europe, et je la trouve ici, elle va danser.

LXXXII

New-York, 29 août 1841.

On ne sait rien deV avrixée delà Belie-Poiiie ; je vais donc me hâter de faire, avant que la saison soit plus avancée, mon excursion au Niagara, et profiter de la présence du docteur Bénit pour ne pas m'y rendre seul ; le moment de son départ pour TAmérique du sud appro- che malheureusement; je regretterai beau- coup cet excellent homme.

LXXXIII

Albam', l'''' septomhre 1841.

J'ai quitté New-York ce matin à six heures, sur un superbe bateau à vapeur qui m'a conduit ici en dix heures par la rivière du Nord, l'une des plus belles des Etats-Unis,

LXXXIV

Syracuse, 2 sopleml)rc 1841.

Que dites-vous de ce nom pompeux ? Beau- coup d'autres aussi prétentieux se rencontrent à chaque pas aux Etats-Unis. Depuis septlieures du matin que j'ai quitté Albany, j'ai, tout en faisant cent soixante milles, traversé des villes et villages nommés Schenestady, Amsterdam, Francfort, Palatine, Rome, Manheim, Onesda, Manlius, Uttica, et tout cela pour arriver à Syracuse, oii je me trouve fort mal établi; mais je ne saurais vous dire tout le plaisir que j'ai éprouvé hier en suivant le cours de l'Hudson : c'est beaucoup plus beau que le lihin; il est vrai de dire que ce fleuve du

17.

298 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

nouveau monde n'a pas les souvenirs histo- riques de celui qui vous plaît tant par ses ruines et ses légendes. Les faits qui se ratta- chent aux rives de FHudson sont d'un genre différent ; j'ai passé devant la place le major André, qui espionnait les républicains, a été pendu ; plus loin, on m'a montré le lieu oii Arnold avait eu son rendez-vous avec l'officier anglais. Albany est une très belle ville bâtie en amphithéâtre ; il s'y trouve plusieurs palais, pour le Congrès, pour les cours de justice, le gouvernement, car Albany est la capitale de l'État de New-York, et renferme quarante mille habitants.

Nous avons traversé ce matin la ravissante vallée du Mohawek River, qui s'élargit et se res- serre en tous sens et sous toutes les formes, pré- sentant aux regards les tableaux les plus pitto- resques ; parfois les défilés sont si étroits,' que les quatre différentes voies de communication se touchent, car il y a, suivant un cours paral- lèle, la rivière, un superbe canal, un chemin de fer et une route ; tantôt le pays est sauvage et absolument inhabité, tantôt on aperçoit près

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 299

des cascades de la rivière des scieries et des moulins. Cette vallée du Mohawek renferme la partie poétique de l'histoire des Indiens; c'est que résidaient les tribus des Oneïdas, des Ounwdagas, des Oswegas; près de est le lac Cayuga, et non loin le lac Ontario, sur lequel je m'embarquerai ce soir. Mais j'ai tort de vous parler des poétiques souvenirs des Indiens, à vous qui avez si peu d'enthousiasme pour M. de Chateaubriand. De cette race^, il reste de malheureuses épaves et j'ai rencontré ce matin à Oneïda cinq pauvres Indiennes de la tribu des Oneïdas; elles offraient aux voyageurs, de l'air le plus suppliant, de petits ouvrages en perles. Les Américains examinaient, marchandaient, n'achetaient rien et s'en allaient en disant : « Toutes ces choses sont inutiles, et ce peuple ne saura jamais / gagner sa vie. » L'Américain est sans pitié ^1 pour les Indiens, et c'est en les traitant ainsi / qu'il fait des sorties philanthropiques sur la \ manière dont nous faisons la guerre en Algé- rie.

LXXXV

Galaraci House (Niagara Falls), 5 septembre 1841.

J'y suis donc enfin parvenu, à ce lieu si renommé. Je l'ai va, contemplé, admiré, mais non sans peine, comme vous en jugerez par le récit suivant. Avant-hier j'ai quitté Syra- cuse dans un canal-hoat qui n'est autre qu'une espèce de galiote semblable à celles qui allaient autrefois de Paris à Saint-Gloud; c'est-à-dire un des moyens de transport les plus lents, les plus ennuyeux et les plus fatigants qu'on puisse imaginer. Nous étions au nombre de quarante personnes entassées par une chaleur étouffante dans le plus petit espace possible, nous coudoyant et nous gênant mutuellement.

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 301

C'est ainsi que, de neuf heures du matin à six heures du soir, nous avons suivi le canal d'Aswega, qui côtoie le lac de ce nom, et le Senecca-River. Le pays est dune âpreté saisis- sante : des arhres et de l'eau. Au moment nous arrivions à Oswega, la pluie tombait à torrents, le tonnerre grondait, les éclairs sup- pléaient à la lumière du jour qui finissait ; il a fallu faire un mille à pied dans une boue pro- fonde pour atteindre le bateau à vapeur, appelé United States, qui nous attendait sur le lac Ontario. Nous y sommes arrivés crottés et trempés. Le lac était si agité que nous éprou- vions presque tous le mal de mer ; il a cent soixante-dix milles de longueur sur soixante de largueur et deux cents pieds de profondeur ; la tempête produisait un très bel effet.

J'ai trouvé à bord M. Miollet et son com- pagnon de voyage, M. Ducatel de Baltimore, qui avait été retenu trois jours à Oswega par un accident grave. En voyageant sur le canal- boat, étant sur le pont du bateau, il ne s'était pas baissé assez vite pour passer sous un pont, et il a eu le bras fracassé ; heureux encore

302 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

de n'avoir pas été tué. Ce brave homme n'est pas précisément douillet car il continue son voyage avec le bras emmaillotté dans un ap- pareil, et le continuera avec M. Miollet le long du Mississipi ; nous nous séparerons pro- bablement ce soir.

Notre trajet, qui devait seterminer à6 heures du matin, s'est prolongé jusqu'à midi grâce au temps orageux, et nous sommes enfin arri- vés à Lewiston sur la rivière Niagara, nous avons pris une voiture qui nous a conduits en deux heures au Niagara Fall. Le temps étant redevenu superbe, nous avons immédiate- ment descendu cent quatre-vingts marches, et nous nous sommes trouvés au bord de la rivière Niagara d'oî^i on n'aperçoit que la I chute du côté américain, répondant si peu à mon attente que je regrettais déjà d'avoir entrepris ce voyage fatigant ; mais bientôt mon admiration a dépassé ce que je croyais possible d'éprouver. Nous avons gagné en balelet l'autre rive, celle des Anglais, oi^inous avojis trouvé un factionnaire en habit rouge ; ïious étions sur le territoire britannique.

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Nous avons gravi à travers des rochers et des cliemins affreux la hauteur parallèle à celle que nous avions descendue sur la rive opposée. Arrivés sur le sommet, on nous a fait voir les lieux célèbres du pays : d'abord le champ de bataille les Américains ont battu les Anglais en 1813; puis, une source d'hydrogène qui s'enflamme au contact d'une lumière, et enfin le Table Rock^ le point d'oii on voit le mieux la chute.

C'est le spectacle le plus magnifique, le plus grandiose, le plus solennel, le plus gigantesque, que j'aie vu de ma vie! Après soixante-quinze pieds de cascades, la rivière arrive à un fer à cheval de rochers d'où elle se précipite d'une hauteur de cent soixante pieds avec des bouillonnements, des vapeurs et un bruit dont rien ne peut donner l'idée. Une eau verte et brillante comme l'émeraude s'avance rapide vers la chute, et se perd dans des flots d'écume blanche comme la neige; et, de ces masses d'écume, qui rejaillissent du gouffre, sortent des nuages de vapeur qui ne laisseraient rien apercevoir si un arc-en-

304 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

ciel permanent, pendant le coucher du soleil, ne venait, en traversant ces nuages Llan- châtres, éclairer tous les points. En un mot, c'est splendide et sublime ! Je ne saurais dépeindre cette scène dans sa mag^nificence, ni l'impression profonde qu'elle cause. L'hu- manité y disparaît entièrement devant une toute-puissance surhumaine.

Il a fallu quitter ce spectacle unique plus tôt que nous ne l'eussions voulu, car on est obligé de repasser sur la rive américaine avant le coucher du soleil, sous peine de rester on se trouve jusqu'au lendemain. Nous nous sommes cependant arrêtés un instant pour voir un serpent h sonnettes en vie, enfermé dans une caisse en verre au travers de laquelle on entend parfaitement le bruit qu'il fait en secouant sa queue ; c'est semblable au frottement de deux crécelles.

J'ai vu aussi les casernes habitées par les six cent cinquante soldats anglais qui gardent ce point de la frontière ; les ofliciers, presque tous mariés, habitent avec leurs femmes de petites maisons en bois jetées çà et autour

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de la caserne. Quel sort pendant cinq ou six mois de l'année, quand l'hiver ne leur laisse d'autre horizon que le ciel et la neige !

Nous avons traversé de nouveau le Niagara sur notre petit batelet à un quart de mille au plus de la chute, et à deux cents pieds au- dessus du terrible gouffre.

LXXXVI

Buffalo on Llie lake Erie, 5 septembre 1841.

Après vous avoir écrit ce matin, j'ai repris mon guide, master Ilooker, qui depuis vingt- cinq ans fait ce métier, et, accompagné du docteur Bénit et de mon valet de chambre, j'ai été au Goat's Island, île qui sépare la chute du Niagara en deux et qui appartient au côté américain. Cette île est couverte d'ar- bres magnifiques et offre d'admirables points de vue. J'ai descendu deux cents marches dans une tour en bois pour arriver tout à fait au bord inférieur de la chute, puis il a fallu encore faire un demi-mille h travers des pierres et rochers et au milieu des vapeurs de Teau;

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 307

je me suis lancé sur une roche au-dessous de la chuté et abritée de telle sorte que, de cet endroit, on voit tomber les torrents devant soi, sans aucun danger, si ce n'est celui de prendre un bain, tant l'écume en s'évaporant rend l'atmosphère humide. C'était superbe de se trouver ainsi au-dessous de cette gigan- tesque chute, mais a little fricjhtful.

Nous sommes arrivés à quatre heures du soir à Buffalo, située près du lac Erié. Cette ville ne comptait, il y a vingt ans, qu'une trentaine de maisons ; aujourd'hui la popula- tion est de quarante mille habitants. On a surnommé Bulï'alo the queen of the lakes. Le fait est que son importance présente et future ne sera pas une des moindres merveilles des Etats-Unis, et sa situation est ravissante.

LXXXVII

Bocliesler, 6 septembre 1841.

Je suis parti ce matin à sept heures de Buf- falo dans une diligence; nous y étions entas- sés neuf, les uns sur les autres. Nous nous sommes arrêtés à Batavia pour dîner à trois heures, et à cinq nous étions ici, après avoir traversé une des plus jolies parties de TEtal de New-York.

LXXXVIII

Utlica, 7 septembre 1841,

Nous avons fait hier cent cinquante-cinq milles en chemin de fer, à travers la contrée des lacs, côtoyant ceux de Canaudaigna, Se- neca, Gayuga, Owasco, Skuneatcles et Oneïda, Tun plus Joli que l'autre, tous portant leurs noms indiens, tandis que les villes sont ridi- culement nommées Genève, Waterloo, Lodi, Victor, Palmyre, Byron, Vienne ; tout ce pays serait idéal s'il était civilisé selon nos idées et non à la façon américaine, la plus désagréable de toutes. Nous nous sommes arrêtés à Au- burn, célèbre par sa prison, et nous y avons diné, mais est le côté vraiment pénible des

310 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

f excursions en Amérique, c'est qu'il est impos- sible'de manger les choses atroces qui sont N servies : viandes cormcfîs^ épicées, marinées / dans des sauces épouvantables ; pas moyen de ( se procurer une côtelette, ni même un œuf.

LXXXIX

\lbany, 8 septembre 1841.

Je viens de parcourir la ville d'Albany, bâtie en amphithéâtre sur l'Hudson ; l'aspect en est grandiose. En rentrant demain à New-York, j'aurai fait cent milles anglais, ou quatre cents lieues de France, en neuf jours, en couchant chaque soir dans une aubers^e, sauf la nuit passée sur le lac Ontario. C'est merveilleux de rapidité, mais très pénible en raison de la mauvaise organisation des moyens de trans- port et des gîtes.

xc

New-York, 14 septembre 1841.

Il s'est passé une horrible scène ici ; c'est le général Alvear, père de la victime, qui me l'a racontée lui-même. Le 6 de ce mois, M. Alvear, jeune homme de mœurs très douces et d'une parfaite éducation , dont le père est un des représentants des Etats du Sud, se trouvait dans le jardin Niblo, assis avec plusieurs autres jeunes gens de New- York, lorsqu'un individu, qu'on a su depuis se nommer M. Suydam, lui porta, par derrière, trois coups de poignard, lui coupant les lèvres et lui mutilant horriblement toute la partie inférieure du visage. Le jardin de Niblo est le

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 31o

Tivoli de New-York, et presque tous les Amé- ricains portent secrètement des poignards de poche. A cette lâche attaque, M. Alvear, sur- pris, poussa un cri et essaya d'arrêter son as- sassin, qui s'était éloigné sans qu'aucun des spectateurs de cette épouvantable scène eût cherché à s'interposer. Pas un homme de la police ne se mit à la recherche du meurtrier. Plus tard, un des amis de M. Alvear ayant retrouvé M. Suydam et lui ayant demandé le motif de sa cruauté, il lui répondit : « C'est qu'Alvear courtisait ma femme. Mais pour- quoi ne vous êtes-vous pas vengé en homme d'honneur? Parce que, reprit Suydam, je sais qu'à ses yeux je ne suis pas un gentle- man, mais un hlack leg, et qu'il n'aurait pas voulu se battre avec moi. » Les journaux amé- ricains ont tous raconté cet attentat avec un ton de plaisanterie, et ils expliquent la légèreté de leur rédaction en se moquant de M. Alvear, sous prétexte qu'il avait écrit une série de let- tres amoureuses à mistress Suydam. Il paraît cependant que cette dame était réputée pour accueillir favorablement des déclarations beau-

13

\Z^'^' ^** SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

/ coup plus compromettantes que celles qui se 1 peuvent faire par lettre , et que M. Suydam / n'était qu'un mari de contrebande et joueur de I profession. Ce qu'il y a de fort triste pour M. Alvear, c'est que cette effroyable correction conjugale était imméritée, un de ses amis étant le véritable coupable. Quoi qu'il en soit, tout cela est hideux et couvre la société américaine d'un vernis de barbarie dont les mœurs sau- vages offrent à peine l'exemple.

On écrit de Washington que les affaires s'y brouillent beaucoup. Le président Tyler vient de mettre son veto contre un nouveau bill; c'est très vigoureux et, dans mon opinion, fort sage. Tous les ministres, à l'exception de M. Webster, ont donné leur démission à la suite du second veto du président, qui a immé- diatement nommé des remplaçants à la place des démissionnaires. Le Congrès s'est ajourné avant-hier, mais après avoir malheureusement voté le fameux bill qui, pendant six mois, m'a causé tant de soucis et donné tant de peines. Je suis battu, archi battu, comme je le pré- voyais, et je m'attends à un grand récri en

Uy^

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 315

France, mais comme j'ai la conviction d'avoir fait tout ce que je pouvais humainement, je ^ reste calme d'esprit. Il s'est passé des scènes scandaleuses dans le Congrès ; on s'y est dit ' les plus gros mots, et on en est ensuite venu aux soufflets et aux coups. Quel drôle de monde, ou, pour mieux dire, quel monde de drôles !

Pour rajuster les choses, un comité nommé ad hoc a proposé de mettre à une amende de cent dollars tous les membres qui diraient des injures, et d'expulser ceux qui en vien- draientaux mains. Quelles mœurs! Mon Dieu, qu'ai-je donc fait pour être obligé de vivre avec de tels gens? Notez que celui qui a frappé le premier est un de ceux qui, dans mes dernières questions de douane, m'a été le plus utile. De quel cœur j'accueillerais mon rappel, dùt-on m'accréditer près la République de Saint-Marin. Tout, chez le s Américains, me révolte : leurs opinions, leurs manières, leurs habitudes, leur caractère ! M. de Talleyrand disait souvent que la société américaine man- quait de base parce que le sens moral n'existe

p

316 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

pas chez elle; je suis de plus en plus frappé de la justesse de cette observation. Une autre condition sociale manque également aux Amé- ricains, c'est l'esprit de famille, que leur ar- deur de locomotion a achevé de détruire. Tous les hommes ici ne sont occupés que d'expé- dients, et ne vivent que de cela ; pour eux, un coquin n'est qu'un homme habile s'il sait se mettre à l'abri de la justice.

M^' de Forbin-Janson vient de partir après s'être brouillé ici avec tout le monde ; son église sort à peine de terre; l'achèvera qui voudra.

i.-^..

XCI

New-York, 17 septembre 1841.

En rentrant de ma promenade, j'ai vu dans la rue une longue procession de francs- maçons qui, ici, mettent autant de soin à éta- ^ 1er leurs rubans et emblèmes, que leurs ^ confrères d'Europe en prennent à les cacher ; 1 plus de six cents hommes bien vêtus compo- saient cette procession. La franc-maçonnerie existe aux Etats-Unis sur une très grande échelle; c'est une institution presque politique, qui sert en même temps de distraction à des gens qui en ont si peu, et aussi de distinctions à ces fougeux démocrates qui, en dépit de leur prétendu amour de l'égalité, recherchent tout ~^~^^ --- 18.

318 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

ce qui peut les faire paraître supérieurs les uns aux autres.

M. Radgers, banquier qui fait de grandes affaires avec la France, m a montré en détail les deux principaux monuments de New-York, le Custom House et la Bourse ; ce dernier édifice est construit uniquement en fer et en granit.

XCII

New- York, 20 septembre 1841.

Un bateau à vapeur qui a touché à Hali- fax nous apprend que le prince de Joinville a quitté cette ville le 16, pour se rendre ici. Nous l'attendons à chaque instant.

XCIII

# New-York, 21 soplombre i84i.

Le prince de Joinville, que nous attendions depuis si longtemps, était hier au soir en vue du port, et sera sans doute dans quelques heures ici ; il s'est fait précéder par le brick le Cassard.

Le commandant de ce brick est venu hier chez notre consul pour y chercher des paquets envoyés de France pour notre prince, qui, pa- raît-il, a l'intention de passer six semaines aux États-Unis ; après un repos de cinq à six jours à New- York, il laissera la 7j>W/e-/^oî^/p et le Cassard, il voyagera dans l'intérieur du pays.

XCIV

New-York, 22 septembre 1841.

Notre jeune prince est enfin arrivé hier; nous lui avions envoyé un bateau à vapeur pour le remorquer parce qu'il n'y avait pas de vent, et nous sommes allés, M. de la Forest et moi, sur un autre bateau à vapeur, l'atten- dre à la quarantaine nous supposions qu'il serait retenu. Au moment nous y arrivions il passait avec sa belle frégate, et a suivi son chemin sans être arrêté ; il nous a fallu re- brousser le nôtre et nous ne sommes arrivés à INew-York qu'un peu après lui. Nous sommes montés à bord de la Belle-Poule ; le prince nous a reçus d'une façon charmante, et nous

322 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

a retenus à dîner. Il était quatre heures et nous devions dîner à cinq; dans l'intervalle, le prince m'a pris à part et m'a dit que, la première fois qu'il était venu aux Etats-Unis, il avait été à Washington, et il avait agi de manière à être renvoyé aujourd'hui de France en Amérique, pour réparer son méfait. M. Van Buren, président à cette époque, lui ayant demandé le temps qu'il devait rester h Wash- ington, il lui avait répondu qu'il repartirait le lendemain ; néanmoins M. Yan Buren l'a- vait invité à dîner pour le lendemain, et il ne s'était pas cru oldigé d'accepter. De là, mé- contentement et cancans traversant l'Atlanti- que. Le prince était parti laissant à M. Pon- tois le soin de l'excuser ; mais à son arrivée h Paris il avait reçu un fameux galop, c'est son mot, et le roi avait incontinent décidé qu'il retournerait aux États-Unis rien que pour y accepter à dîner. En conséquence, il veut, avant tout, commencer par aller à Washington, et y rester le temps nécessaire pour ne plus être « grondé ».

Cela fait, il compte voir les vaisseaux fran-

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 323

çais qui sont à Norfolk, s'enfoncer ensuite dans l'intérieur des terres, visiter l'Ohio, le Missis- sipi, etc., etc.

Il m'a conté tout cela avec entrain, gaieté, me traitant avec beaucoup de bonté. C'est posi- tivement un Prince Charmant. Son excel- lente musique a joué pendant tout le temps du dîner des airs français que j'avais bien du plaisir à entendre. Sa frégate est un magni- fique bâtiment, et j'éprouvais une joie vive, mêlée d'attendrissement, à me sentir en Finance et entouré de matelots parlant français. Mal- heureusement j'étais plus malade encore que de coutume; Son Altesse Royale, qui s'en est aperçu, a donné l'ordre à son médecin de venir me voir ce matin, et j'attends en ce mo- ment même le docteur Guillard.

xcv

New-York, 24 septembre 1841-

Je me suis trouve hier chez M. de la Forest, oii le prince n'a pas tardé avenir ; nous avons pris ses ordres pour les réceptions des con- suls et de tous les Français, qui auront lieu ce matin à bord de la Belle-Poule.

Je lui ai présenté mon attaché, M. de Mon- tholon, qu'il veut bien agréer comme compa- gnon dans son voyage de l'intérieur. Nous avons fait sur la carte l'itinéraire, mais je crains que la saison, déjà avancée, ne raccour- cisse cette excursion. Je suis de plus en plus ravi de notre jeune prince qui joint à une grande dignité la simplicité la plus complète ;

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 32o

il charme tous ceux qui ont l'honneur de l'ap- procher. """^ Je lui ai parlé du désir que m'avaient ex- primé M. et madame Rives de lui faire leur cour à hord de sa frégate (M. Rives était mi- nistre d'Amérique à Paris en 1830); il a préféré aller lui-même chez madame Rives, qui en sera folle de joie, et à laquelle cette visite occasionnera beaucoup d'envieux.

19

'~^

XCVI

Washington, 28 septembre 1841.

Je suis parti de New-York le 25 pour précéder ici le prince, qui arrive demain, mais j'ai été désagréablement retenu à Philadelphie par l'hypocrisie puritaine qui ne permet pas de voyager le dimanche. J'étais cependant fort pressé d'arriver à Washington, j'ai à pré- parer la réception de Son Altesse Royale. J'ai réglé ce matin avec M. Fox, le doyen du corps diplomatique, la question de la visite que ce corps doit lui faire. J'ai été aussi chez le Pré- sident, déjà prévenu de l'arrivée du prince, et qui, d'après les indications que je lui avais fait

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 327

parvenir de New-York, s'attendait aie recevoir. Il s'estmontré facile, empresse et désireux d'être agréable à Son Altesse Royale. M. Webster, le secrétaire d'Etat au département des affaires étrangères, a quitté Washington hier matin. Je ne regrette pas ce manque de convenance, car il est prétentieux, ennuyeux, et nous aurait gênés. Il y a parmi les nouveaux membres du cabinet un M. L égare qui parle bien français, qui est aimable et remplacera avantageuse- ment M. Webster près du prince pendant son séjour ici.

Voici une naïveté charmante de miss Tyler, fille du Président, et assez jolie, soit dit en pas- sant. A peine lui a\ais-je, hier, souhaité le bonsoir, qu'elle m'a demandé d'un air fort contrarié : « Est-il vrai, monsieur, que le prince de Joinville soit engagé avec une princesse des Pays-Bas? » Cela était dit du ton d'une personne qui verrait ses prétentions renversées. Je me suis empressé de la rassurer en lui certifiant que mon prince, très beau garçon, était absolument libre, et que toutes les Américaines pouvaient prétendre à son

328 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

cœur. Quoique je n'aie pas parlé de sa main, je ne serais pas du tout surpris que Fidée de plaire au prince et de se faire épouser fût en- trée dans l'esprit de celte aimable personne.

XCVII

Washington, 30 septembre 1841.

Son Altesse Royale est arrivée hier à onze heures du matin avec ses cinq officiers : M. Lu- geol, capitaine, commandant le hrick le Cas- sard;M. Touchard, aide-de-camp; M. Fabre, lieutenant de vaisseau à bord de la Belle-Poule; M. Ger vais, élève de première classe, et M.Rous- sin, fils de l'amiral, élève de deuxième classe.

J'attendais le prince au chemin de fer et je l'ai conduit dans ma voiture à l'hôtel ses appartements étaient retenus; je lui ai rendu compte de toutes les dispositions prises pour la durée de son séjour ici qui, à sa grande sa- tisfaction, pourra se réduire àtrente-sixheures.

330 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

Je Tai suivi chez le Président, les officiers et ces messieurs de la légation se sont égale- ment rendus. Cette séance s'est assez mal passée ; le prince était, à ce qu'il m'a dit lui- même, plus sourd qu'à Fordinaire; il parle an- glais timidement et fort lias, en sorte qu'il entendait à peine le Président, qui ne le com- prenait guère. Son Altesse Royale, et nous tous, dînons tantôt chez M. Tyler.

Le prince avait dîné hier chez moi avec toute sa suite et la légation ; il paraissait satis- fait de passer quelques heures sans représen- tation. Il a causé de fort bonne humeur et de fort bonne grâce ; il est vraiment doué d'une remarquable intelligence, qui s'applique à tout sans efforts. Il a bien voulu me dire que les événements étant menaçants, et donnant la crainte d'une rupture immédiate entre l'An- gleterre et les Etats-Unis, il avait, pendant la durée de son voyage dans l'intérieur des terres, placé la frégate et le brick sous mes ordres en laissant à ses officiers, pour instruc- tions. Tordre de se diriger d'après mes con- seils.

XCVIII

Washington, \'^^ octobre 1841.

Le prince vient de partir pour Baltimore en me disant qu'il avait été content de son séjour ici et des efforts que j'avais faits pour le rendre le moins fatigant et le moins long possible. Je lui avais présenté hier, à deux heures, le corps diplomatique. Rien de particulier à dire sur cette séance, si ce n'est que lord Prudhoe, frère du duc de Northumberland, et un autre Anglais dont je n'ai pas retenu le nom, qui se trouvaient h Washington , ayant demandé à être présentés à Son Altesse Royale, sont venus h cette audience en redingote et fort mal tenus, ce qui assurément était bien plus

332 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

,^ns le goût américain que dans les habitudes anglaises. Ils étaient plus tard en fracs au dîner du Président.

Ce dîner s'est beaucoup mieux passé que je ne l'espérais. Il n'a duré qu'une heure et demie. Miss Tyler a persisté dans ses naïvetés et m'a déclaré qu'elle avait lost her heart pour mon prince , auquel j'ai répété celte phrase significative, et, par reconnaissance, il s'est décidé à causer avec miss Tyler, quoique ayant commencé par me dire que sa timidité ne lui permettait pas de parler aux femmes.

La grande soirée qui a suivi le dîner a été ridicule et ennuyeuse. Heureusement le prince Fa prise avec sa gaieté naturelle, s'amusant des toilettes fort étranges de ces dames et supportant avec patience l'indiscrétion de tous ceux qui voulaient lui être présentés, ainsi que la familiarité de leurs manières et de leur lan- gage. Enfm, à dix heures, il est rentré chez lui, charmé d'avoir fini cette corvée pour laquelle, par ordre royal et paternel, il avait traversé l'Atlantique.

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 333

J'aurai l'honneur de revoirie prince à New- York, il reviendra dans trois ou quatre semaines retrouver la Belle-Poule.

19.

9k.

XCIX

Philadelphie, i2 octobre 4841.

Me Yoici en route pour New- York. J'ai fait beaucoup de visites ici aujourd'hui. La ville est fort agitée par des élections qui ont lieu en ce moment; elles tournent en faveur du parti démocratique , c'est-à-dire de M. Van Buren, battu l'année dernière.

Je suis retourné dans la maison habitée par M. de Talleyrand pendant son séjour à Phila- delphie ; elle est située dans Third-street North, en face du City Hôtel. C'était, il y a cinquante ans, le quartier élégant, et main- tenant c'est celui des marchands. Le rez-de- chaussée était habité jadis par un boulanger

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 335

nommé Brescht, qui vit encore, mais n'y de- meure plus. Je ne puis regarder cette maison sans émotion.

Je vous écris au bruit des cris inhumains, des hurlements féroces du mob, qui prend ainsi part aux élections.

New- York, 17 octobre 1841.

M. de la Forest m'a conduit chez deux dames qui avaient obligeamment exprimé le désir de faire ma connaissance; Fune s'ap- pelle Madame B , Fautre mistress M...

La première est fille du général Rewbel, venu dans ce pays, il s'est marié en même temps que Jérôme Bonaparte. Madame est veuve, riche, aimable, fort jolie; elle s'ennuie ici et désire retourner en France, elle s'est beaucoup amusée. Mistress M... est la femme d'un chirurgien; elle a aussi vécu longtemps en France, son mari était allé pour sa santé, et tous deux ont été présentés

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 337

aux Tuileries par le général Cape. Le prince de Joinville, qui les y avait vus, a passé derniè- rement deux soirées chez mistress M... On as- sure ici qu'il trouve miss M... fort à son gré ; cela a fait un certain bruit dans la ville et va rendre la famille ires fashiotiable. Mistress M... se propose d'offrir un bal au prince à son retour.

J'ai accompagné hier le baron de Mares- chall visiter \q packet-ship sur lequel il s'em- barque demain pour retourner en Europe. Heureux mortel !

J'ai aussi été voir le capitaine Charner, commandant la Belle-Poule en l'absence du prince. J'ai visité la frégate dans tous ses dé- tails, et je l'ai fort admirée. Une seule chose me paraît en décadence, c'est la discipline des officiers, auxquels le prince laisse, je crois, un peu trop de liberté, dans la crainte proba- blement de paraître plus exigeant qu'un chef ordinaire. Leur tenue s'en ressent.

J'ai dîné avant-hier chez M. et madame Mor- timer Livingston. Leur maison est charmante ; c'est la seule vraiment élégante et de bon goût

338 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

que j'aie vue aux Etats-Unis. Ils ont quatre- vingt mille livres de rente et sont, comme fa- mille, les premiers du pays. M. Livingston est aussi bien élevé, aussi poli que s'il n'était pas Américain. Sa femme n'est pas jolie, mais elle a le désir de plaire et elle y réussit. Ils ont voyagé et savent causer. Madame B..., amie intime de madame Livingston, était la seule femme invitée à ce dîner ; ces dames se sont retirées au dessert, et, une heure après, nous avons été les rejoindre au salon.

Je viens de finir l'ouvrage de MM. de Toc- queville et de Beaumont sur le système péni- tentiaire aux Etats-Unis, livre qui a eu tant de succès en Europe et qui a obtenu le prix Mon- thyon. Je dirai de cet ouvrage, comme de la Démocratie de M. de Tocqueville , et des écrits de Michel Chevalier : ce sont des livres intéressants, mais fort peu exacts. Tout est arrangé par les auteurs pour plaire à une certaine catégorie de lecteurs européens. Ces messieurs commettent mille erreurs dans leurs affirmations et se prononcent sur des choses qu'ils n'ont pas vues ou qu'ils ont vues avec

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 339

le projet arrêté de les faire servir à blâmer /

nos institutions, notre administration fran- /

çaise, et à se faire ainsi une popularité à bon / marché.

CI

New-York, 22 oclobre 1841,

M. Coppinger, riche négociant de New- York, et Français de naissance, est venu me Yoir ce matin, tenant sous le bras l'album d'une jeune miss ; il me l'apportait de sa part, quoique je n'eusse pas l'honneur de la connaître, et venait me demander d'y mettre mon nom à la suite de toutes les illustrations américaines qui s'y trouvent déjà inscrites. J'ai refusé le plus poliment possible de me donner le ridicule d'y figurer; mais, en par- courant cet album, une inscription étrange est tombée sous mes yeux. Vous savez qu'après l'échautTourée de Strasbourg, Louis-Bonaparte

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 341

a été transporté d'abord au Brésil, puis à New- York, d'où il est retourné en Europe. Pen- dant qu'il était ici, la dame de l'album l'ayant prié d'y mettre son nom, il a jugé à propos de le faire précéder de vers fameux qui de- vaient, selon lui, peindre sa position, et voici comment la citation est écrite sur l'album :

» Le premier qui fut roi, fut un soldat heureux ; » Qui sert bien son pays n'a pas besoin d'aïeux !

» Louis-Napoléon Bonaparte. »

» (RACINE.) .)

)) Neic-York, 10 Juin 1837. «

Comment trouvez-vous ce prince français qui donne à Racine ce qui appartient à Vol- taire?

Le nom de la propriétaire de l'album est miss Ward , fille d'un général de milice, membre du Congres; je ne connais pas plus le père que la fille. /

Les Français établis ici me causent assez d'ennuis; mon prédécesseur, M. Pontois, vi- / vait très familièrement avec eux. Ils s'éton- /

342 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

nent que je ne suive pas ses exemples. Les uns prétendent que je leur dois la première visite, les autres m'invitent à des dîners et soirées sans avoir même jeté une carte à ma porte. A tout prendre, ce sont des gens assez peu recommandables que de mauvaises affaires ont, pour la plupart, amenés aux Etats-Unis, ils cherchent et trouvent fortune. Je n'ai donc aucune envie de les voir plus qu'il n'est stric- tement nécessaire, et j'ai déclaré que je ren- ^î" drais les visites qui me seraient faites, mais que

je n'irais, le premier, chez qui que ce soit, et que je n'accepterais d'invitations que chez les personnes ayant d'abord cherché à faire con- naissance avec moi.

/w

GII

New-York, 1 '''' novembre 1841.

Je suis retourné chez mistressM... C'est une bonne grosse femme qui a l'aspect d'une house- keejjei' anglaise. Miss Louisa, sa fille, ne me paraît pas aussi jolie que le prétend monsei- gneur le prince de Joinville. Mistress M... m'a fait voir les préparatifs du bal qu'elle compte offrir au prince à son retour et que, d'avance, il a accepté.

Il se passe ici un événement fâcheux : l'é- vêque catholique de New-York est âgé, in- firme et en enfance ; on lui a donné pour coad- juteur un M. Hughes, créé à cet effet évêque in jmrtihn^ de Barianopolis. M. Hughes, Irlan-

344 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

dais d'orig-ine, a la tête vive et le zèle impru- dent, ce qui vient de lui faire commettre une faute très nuisible aux intérêts du catholicisme dans cette contrée. Tous les ans, la législa- tion de New-York vote des fonds qu'on dis- tribue aux écoles primaires, toutes dirigées ici par des protestants. Les catholiques ont ré- clamé contre cette mesure exclusive et de- mandé une partie de ces fonds pour les écoles fondées par eux. Cette réclamation avait été prise en considération par quelques personnes influentes qui soutiennent les catholiques, re- connaissant qu'ils payent leur part dans l'impôt à l'aide duquel on entretient les écoles, et que, par conséquent, il est juste qu'ils aient aussi part dans la distribution. Depuis ce temps l'évêque Hug-hes a insisté dans les assem- blées religieuses pour que justice soit rendue à ses coreligionnaires. S'il s'en était tenu là, rien de mieux, et il est certain qu'il aurait obtenu prochainement ce qu'il demandait; mais voici ce qu'il a imaginé de faire : les élections générales pour la nomination d'un tiers de la Législature ayant lieu demain,

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 3i5

M. Hughes a convoqué, il y a trois jours, un meeting, plus politique que relig"ieux, il a tenu un discours incendiaire, dans lequel, ne se bornant plus aux généralités, il a désigné douze candidats à élire parce qu'ils s'étaient engagés à voter pour la distribution des fonds aux catholiques. Il a ainsi enflammé tous ses auditeurs, pauvres ouvriers irlandais la plupart, qui, dans leur exaltation, se sont livrés à des scènes fort regrettables. Le len- demain, tous les journaux ont jeté feu et flammes contre l'évêque , qu'ils accusent d'excitation à la guerre civile. Les douze can- didats désignés par ce violent prélat ont pro- testé contre cette désignation, et il est pro- bable que, s'ils sont élus, ils s'abstiendront de voter en faveur des catholiques; de plus, ces agissements insensés du clergé produisent un elï'et déplorable.

cm

New-York, 3 novembre 1841.

Nous avons eu hier des nouvelles de notre jeune prince qui, ainsi que je le prévoyais, n'a- vance pas aussi vite qu'il le voulait dans ses voyages. Ils ont eu des temps épouvantables, de la neige, un froid excessif, et pas assez d'eau dans les lacs et les rivières pour faire marcher promptement les bateaux à vapeur. Heureuse- ment que toute la bande joyeuse se porte bien. M. deMontholon m'écrit de Saint-Louis qu'ils espèrent être de retour à New- York vers le 22 ou le 23.

Le docteur Guillard, le médecin de la Belle- Poule était déjà attaché au prince lors de son

SOUVENIRS D'UN DlPLOiVIATE 3i7

voyage à Sainte-Hélène; le général Bertrand, comme vous le savez, s'y trouvait également. Causant un jour ensemble des souvenirs de l'Empire, le général dit au docteur, qui, d'a- près le préjugé vulgaire, croyait le contraire, qu'il était parfaitement faux que M. de Talley- rand eût trahi l'empereur Napoléon, et que, dans leurs rapports réciproques, l'Empereur seul avait eu tort. Certes le témoignage du général Bertrand allant à Sainte-Hélène cher- cher les cendres de l'Empereur, et lorsque M. de Talleyrand mort, il n'y avait aucun intérêt à le ménager, a un poids réel.

CIV

New- York, 20 novembre 1841.

Notre jeune prince est arrivé hier en bonne santé, satisfait de son voyage et pressé de repartir. Il s'est cependant résigné à accepter l'invitation au bal des Bostoniens: il n'aurait pu s'y refuser sans les blesser extrêmement. Il ira donc, après-demain mardi, à Boston, re- viendra ici vendredi matin, dînera ce jour-là avec tous les Français qui lui offriront un fes- tin, et^ le soir, il aura le bal de mistress M.... Samedi, il accepte le diner de la municipalité de New- York ; dimanche il appareillera, et moi je retournerai à Washington.

Son Altesse Royale m'a beaucoup remercié

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 349

de lui avoir donné M. de Monlholon pour guide, et parait content de tout ce que j'ai arrangé pour son voyage et son séjour ici ; ainsi toutmarche bien jusqu'à présent excepté moi qui ai grand'peine à me mouvoir et qui ne peux même pas suivre ce matin le prince à la messe ; le docteur Giiiilard ne veut pas que je songea l'accompagner non plus à Bos- ton et me défend de sortir aujourd'hui.

20

cv

New- York, 22 novembre 1841.

Hier en sortant de la messe, le prince de Joinville a eu la bonté de venir me voir; il a causé pendant uiie heure sur toutes choses avec une rare finesse d'observation ; rien ne lui échappe, rien ne s'efface de sa mémoire ; à son âge, et avec les façons les plus simples et beaucoup de gaieté, il a déjà une valeur personnelle qui fait prévoir un avenir brillant.

CVI

ISew-York, 24 novembre 1841.

Ayant été hier vers midi à bord de \di Belle- Poule pour offrir mes hommages au prince, il m'a retenu pour l'aider à recevoir mesdames Livingston et de Pau qui sont venues saluer Son Altesse Royale et visiter le bâtiment. J'ai ensuite accompagné le prince jusqu'au bateau à vapeur qui Fa emmené, ainsi que ses douze officiers et M. de Montholon, à Boston ; ils reviennent tous ici après-demain.

CVII

New-York, 26 noveni])re 1841.

Mon jeune prince vient d'arriver de Boston; il est enchanté, et, d'après ce que me dit M. de Montholon, tout s'est en effet très bien passé. J'ensuis d'autant plus charmé que c'est moi qui ai particulièrement insisté pour que l'invilation fût acceptée; le prince résistait beaucoup, désirant fort éviter cette corvée.

C'est aujourd'hui notre grande journée : le dîner des Français à cinq heures, et à neuf le bal de madame M...

CVIII

New- York, 27 novembre 1841.

Le festin offert par les Français a eu lieu dans la salle d'une grande auberge qu'on ap- pelle Astor House. Elle était décorée avec des drapeaux tricolores et la musique de la Belle- Poule, qui est excellente, a joué à merveille quoique un peu bruyamment. Les toasts ont été généralement assez bêtes, et les façons dos convives laissaient à désirer. Le prince avait à sa gauche le président du banquet, M. Chegaray , vieil infirme qui portait les toasts, et à sa droite le maire de New- York, près du- quel je me trouvais, ayant, de l'autre côté, un alderman. C'est ainsi colloque qu'il a fallu

20.

354 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

passer trois heures. Le prince, sorti à huit heures et demie, est venu ensuite chez moi avant de se rendre au bal de madame M... La rue que j'habite étant dépavée, il fallait sans cesse quitter et reprendre les voitures par une pluie battante et avec des trottoirs mouil- lés et boueux.

La maison de mistress M... était bien arran- gée et remplie par la fashion do New-York. Cette fête fait événement et occasionne mille propos, commérages et plaisanteries. La pau- vre mistress M... va se trouver brouillée avec les uns et moquée par les autres; c'est au point qu'on prétend qu'elle sera obligée de quitter New- York ! Voyez quelle récompense de s'être donné tant de peines ! Après avoir examiné tous les salons, et ceux qui les rem- plissaient, avoir reconnu que si tout était in- finiment mieux qu'à \\''ashington, il y avait encore beaucoup à reprendre à la toilette exagérée des femmes et aux façons vulgaires des hommes, je suis rentré à onze heures chez moi, le prince ayant bien voulu m'engager h aller me reposer.

CIX

New-York, 28 novembre 1841.

J'ai suivi hier Son Altesse Royale au dîner de la corporation ; nous y sommes arrivés à six heures ; on ne s'est mis à table qu'à sept, et le dîner a fini à dix. Il était mauvais et avait lieu dans une salle empestée par l'odeur du gaz et la fumée du tabac. Les toasts ont commencé au dessert ; le maire qui les portait les a tous exprimés de la manière la plus flat- teuse pour le prince et pour la France; il était assis à la droite de Son Altesse Royale et moi à sa gauche. Lord Morpeth, qui se trouvait à New-York, et qui avait été invité, était près du maire. Après tous les toasts officiels

356 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

peu agréables pour l'Angleterre à cause des souvenirs qu'ils rappelaient, la santé de lord Morpeth a été portée. Il a saisi cette occa- sion pour, dans un remerciement fort bien tourné, faire des allusions fines et spirituelles qui repoussaient jusqu'à un certain point ce que les toasts officiels avaient eu de désa- gréable pour lui en qualité d'Anglais. Il a eu beaucoup de succès, mais le véritable, le grand et sincère succès, reste à notre jeune prince qui, pendant tout son séjour ici, a été admira- ble de tact, de bon goût et de convenance.

Après le dîner, nous nous sommes rendus à un petit bal impromptu que madame Living- ston avait proposé au prince, la veille, chez mistress M..., qu'il avait accepté, et il s'est mis à danser et à jaser avec miss M....; puis, à deux heures du matin, nous l'avons reconduit à l'embarcadère, oii nous lui avons fait nos adieux, car il appareillait à cinq heures du matin.

Il m'a dit les choses les plus obligeantes, m'ordonnant d'aller le voir à Paris il espé- rait bientôt se retrouver avec moi. Il a chargé

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 357

M. de Montholon de remettre un très joli bracelet à sa femme, a laissé des souvenirs à trois ou quatre personnes et des secours pour les pauvres.

ex

Philadelphie, 30 novemhre 1841.

Je suis destiné à rencontrer Fanny Elsller à Philadelphie ; voici la quatrième fois que je m y trouve avec elle. Nous demeurons dans le même hôtel, et je viens d'aller la voir. Elle m'a conté qu'elle était ici pour affaires, mais que M. Wickoff, son ami, dît-elle, d'au- tres disent son amant et quelques-uns même son mari, étant tombé malade, elle attendait qu'il fût guéri pour aller finir son engagement à New -York.

Elle ne retournera pas enEurope cette année et attend sa sœur Thérèse avec laquelle elle ira passer l'hiver à la Havane et à la Nouvelle-

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 339

Orléans. Elle veut aller ensuite en Angleterre et en Allemagne, car elle n'ose plus rentrer en France, elle est condamnée à payer soixante mille francs à TOpéra de Paris. Yoilà tout le ramage de cette bonne fille ; je l'ai trouvée pâle et changée. Elle vient d'être malade à Boston.

CXI

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Washington, 3 décembre 1841»

Me voici rentré dans ma prison, qui me paraît plus triste et plus horrible que jamais. J'y péris de froid, malgré les cheminées à la Franklin et les peaux de buffalo que je fais clouer sur les murailles. Une visite que j'ai faite au secrétaire d'Etat, M. Webster, aussi^^oz/^/^o^/^ dans ses formes et aussi Anglais dans l'âme que jamais, m'a fort peu consolé. J'ai aussi été chez le Président lui renouveler les remer- ciements du prince de Joinville ; mais la con- versation avec ce brave homme, d'un très [K3- tit esprit, est lourde et fatigante. Miss Tvlor, sa

SOUVENIRS J) UN DlPLOArATE ;{(U

lille rsl plus prôleiitieuse el i»liis ridicule de- puis que des rêves de grandeur ont traversé sa cervelle.

«*

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CXII

WasliingLon, 22 décembre 1841.

Tout Washington est occupé depuis avant- hier d'un vol considérable commis au Patent Office situé à cent pas de chez moi. On avait enfermé dans une des salles de cet établisse- ment toutes les curiosités qui appartiennent au gouvernement et entre autres toutes les tabatières ou autres présents diplomatiques faits aux agents américains et qu'une loi leur défend d'accepter pour eux personnellement. Des voleurs se sont introduits en plein jour dans cette salle et ont tout emporté ; ils ne sont point arrêtés et ne le seront probablement

SOUVENIRS DUX DIPLOMATE 363

pas, vu la singulière organisation de la police, \ ou, pour mieux dire, vu la complète absence de x

ce qui doit garantir la propriété publique ou privée.

CXIII

Wasliin^ton, 13 janvier 1842.

Je reviens du (Congrès je voulais enten- dre un discours fort annoncé de M. Clay, mais qui paraît indéfiniment ajourné. C'estle grand M. Clay qui avait fait élire, il y a dix-huit mois le pauvre général Harrison comme président, après s'être fait donner par lui l'assurance qu'il ne garderait la présidence que pendant quatre ans, ayant l'espoir de lui succéder alors; mais M. Tyler ayant succédé, au bout d'un mois au pauvre général et ayant aussitôt, par un vote très hardi, arrêté une loi proposée par M. Clay dont celui-ci espérait un grand accrois-

SOUVENIRS U'UN DIPLOMATE :{(iu

sèment de popularité, il s'en est fait un enne- mi acharné ; donc le grand Clay n'a plus son- gé qu'à se venger du président actuel, et il veut proposer au Congrès des changements dans la constitution tendant à restreindre le pouvoir du président, et à diminuer la durée de la pré- sidence ; le chef de FEtat n'aurait plus qu'un veto suspensif au lieu du veto définitif; le mi- nistre du trésor serait élu par le congrès, ce qui le rendrait indépendant du président ; tou- tes ces propositions révolutionnaires tendant à affaiblir le pouvoir exécutif sont dictées par la vengeance ; si elles étaient adoptées, elles détruiraient l'harmonie et la balance des pou- voirs qui, dans l'opinion des auteurs de la constitution, devaient garantir son main- tien et la tranquillité du pays. Yoilà donc le patriotisme et les vertus civiques des grands citoyens américains; ils songent à sejprocu- rer eux-mêmes autorité, puissance, emplois, tout comme les grands hommes de nos mo- narchies constitutionnelles cherchent à obte- nir tout cela; les uns prennent et les autres demandent, voilà toute la différence.

36G SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

Quant au résultat des institutions démocra- tiques sur Fétat financier du pays, le voici : il y a huit ans que les Etats-Unis ont payé Jusqu'au dernier sou de leur dette nationale, et le fait a été proclamé en Europe comme étant la plus admirable conséquence de la forme du gouvernement ; mais, après ces huit années, les Etats-Unis ont de nouveau contracté une dette de douze cents millions de francs; cinq do ces Etats veulent déclarer qu'ils ne paieront pas cette dette; la banque de Philadelphie vient de faire une banqueroute de cent cinquante millions de francs, et cinq cents banques dans les autres parties du pays vont en faire autant. Tous les travaux publics, dont on a fait tant de bruit, avaient été entrepris avec de l'argent d'Europe qu'on refuse de rembourser; il en résulte que la plupart de ces entreprises, qui ne sont qu'é- bauchées restent inachevées. Quant au gou- vernement fédéral, dont le siège est à Wash- ington, il est en déficit de soixante-dix mil- lions de francs pour l'année 1842. Il essaye inutilement d'emprunter h six du cent, et est

(Lic^U /J

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 367

obligé d'offrir sept et huit. Les huit années qui ont produit de tels désastres n'ont cepen- dant été marquées par aucune dépense extra- ordinaire; l'armée, pour une population de dix-sept millions d'habitants , n'est que de dix mille hommes ; la marine est si médiocre qu'elle ne pourrait se mesurer avec aucune marine d'Europe ; enfin le seul extra à signaler a été une guerre en Floride contre huit cents Indiens Séminoles, qu'on n'a pas pu réduire après huit années de lutte, et cette guerre a coûté cent cinquante millions de francs par suite des honteuses dilapidations de ceux qui ont été employés à la diriger. Voilà la situa- tion de ce grand et beau pays dont les révo- lutionnaires et les imbéciles ont, en France, tant vanté les institutions économiques et fra- ternelles ; ce résultat financier, et l'état général du pays^ qui n'offre aucune sécurité, prouvent d'une manière éclatante que la démocratie est impuissante pour gouverner.

Je suis allé hier, à cinq heures, dîner chez le président : quarante hommes; point de femmes; elles n'ont paru qu'après le repas.

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368 SOUVENIRS DUN DIPLOMATE

J'étais placé entre M. Spencer et M. Webster; ce dernier s'est départi à son insu de la dignité de contrebande dans laquelle il enveloppe ha- bituellement sa triste médiocrité; le vin de Madère, dont il a fait un beaucoup trop fré- quent usage , Fa rendu non seulement ai- mable, à la manière américaine _sWten(l, mais encore d'une tendresse touchante; il m'a pris le bras dans ses deux mains et m'a dit ; « Mon cher Bacourt, j'ai ce soir un plaisir ') infini à vous voir; j'en ai beaucoup plus que » les autres jours ; je ne sais pas pourquoi ! » Je ne vous ai peut-être pas témoigné jus- » qu'à présent assez d'amitié, mais si vous le » voulez bien, nous deviendrons une paire » d'amis; vous verrez que je suis bon compa- » gnon; venez chez moi tous les jours, sans » façon; cela me fera plaisir, mon cher » Bacourt, car, en vérité, je vous trouve » charmant. » Cette flatteuse déclaration m'é- tait faite avec une langue pâteuse et, oserai-je vous le dire, avec des hoquets qui rendaient tout à fait désagréable le voisinage trop im- médiat du ministre des affaires étrangères. Et

SOLVEMRS DUX DIPLOMATE 3fi9 X

ceci se passait à la table du chef de l'État, à un repas offert aux représentants de toutes ^ les puissances européennes I /

CXIV

Washin^'lon, 25 janvier 18i2.

^ J'ai entendu hier, au Congrès, le discours de M. Clay , ce fameux discours annoncé comme un événement depuis trois semaines, mais il n'a eu aucun succès; fiasco complet! Lord Morpetlî, qui assistait à cette séance, aui'a pu juger de l'éloquence des grands orateurs amé- ricains, et de l'anarchie qui règne dans ce pa- radis qu'on appelle République ! Le Congrès offre chaque jour aux regards les scènes les plus dégoûtantes. Après sept semaines de ses- sion , ils ne peuvent s'entendre sur aucun point; dans l'intérieur de la Chambre des re-

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 311

présentants, on se dit les plus grossières in- jures; au dehors les membres se battent sou- vent dans la rue à coups de poing; c'est un spectacle aussi inouï que révoltant !

cxv

Washinfj^loii, 3 lévrier 184-2.

Le vieux M. Adams a soulevé hier au Cou- Q;vhs une tempête épouvantable ; cet homme, qui a soixante-douze ans, a été président des l^]tats-Unis pendant quatre ans, et, n'ayant pu être réélu pour un second terme, il a gardé rancune au genre humain. Après avoir occupé la plus haute situation, il a brigué l'honneur secondaire de redevenir membre du Congrès, et c'est comme représentant de son Etat que, depuis plusieurs années, il agite tout le pays par la terrible question de l'abolition de l'es- clavage, qui met en fureur tous les repré- sentants du Sud, on Tesclavaiie existe, ou il

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE n^'J

est presque indestructible, et , en tous cas^ les bruits d'abolition ne peuvent qu'ex- citer les esclaves contre leurs maîtres et ame- ner la guerre civile. Cet état de choses donné, M. Adams s'est avisé, il va dix jours, de pré- senter à la Chambre une pétition qui lui avait été transmise par quelques habitants d'une petite ville du Massachusetts, demandant la dissolution de l'Union , sous le prétexte que l'esclavage qui existe dans les Etats du Sud est une cause permanente d'hostilité entre le Nord et le Sud. C'était la première fois que ce grand mot de dissolution de l'Union était prononcé pour ainsi dire officiellement dans le Congrès, aussi a-t-il excité les plus violents orages. On a proposé de déclarer que la pé- tition était un acte de haute trahison, que M. Adams mériterait d'être chassé de la Chambre pour Tavoir présentée, mais que par considération pour son ùge, pour la situation qu'il a occupée dans le pays, la Chambre, après avoir prononcé son vote de censure sur lui, le livrait aux remords de sa conscience. Depuis huit séances, on discute ces différentes

\p

IV

:n4 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

propositions avec une grossièreté de langage dont rien ne peut donner l'idée à ceux qui n'ont pas assisté à ces scènes scandaleuses, et dégradantes pour le gouvernement et la nation. Pour ma part, je suis enchanté de tout ce mischief qui fait tort à M. Adams, le seul homme dont j'ai eu politiquement à me plaindre dans ce pays-ci, et qui, en outre, dégrade encore les institutions démocratiques dont l'Amérique a achevé de me dégoûter. Lord Morpethne houge pas du Congrès; les membres, très iiers de voir un lord anglais au milieu d'eux, le font asseoir dans leurs rangs, et il paraît y être quite at home !

CXVI

Washington, 4 février 1842.

J'ai rencontré hier un monsieur et une dame Bayard qui ont l'effronterie de se dire descendants du chevalier Bayard, ignorant sans doute qu'il a eu le bon esprit de ne jamais se marier. Ces ridicules Américains se sont adjugés des armoiries avec la devise: « Sans peur et sans reproche ! » Me promenant ce matin avec M. do Montholon, il m'a montré deux misses de seize à dix-sept ans, mesdemoi- selles Bayard, qui étaient au bras de deux jeunes gens.

On faisait dernièrement à une mère quel- ques observations sur cette singulière liberté

TiC^ SOUVENUES D'UN DIPLOMATE

qui permet aux jeunes filles de courir les champs seules avec des jeunes gens, d'être toujours à caqueter dans les coins tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre. Lanière, tout en coji- venant des inconvénients de la chose, répondit qu'il était hors du pouvoir maternel de l'em- pécher, à moins de tenir les jeunes lilles abso- lument recluses et sans communication avec les autres personnes de leur âge, et que, dans ) ce cas, il fallait s'alleiidre à les voir se révolter, devenir indépendantes et intraitables. Ici huit niles sur dix se marient contre le gré de leurs parents, et, dans les pensions protestantes, les enlèvements ne sont pas rares; aussi les [tensions catholiques, la tenue est infini- ment meilleure, commencent à être recherchées même par les parents protestants.

CXVII

Washington, lo févrioi' 18i'?.

J'ai été faire (les visites à iiiislress Kennedy et à mitress Winthrop ; les maris sont mem- ])res de la (.hambre des représentants et du (^omité du commerce chargé des affaires qui m'intéressent; ce sont les deux hommes le plus comme il faut de cet étrange monde américain. Les- Kennedy sont de Baltimore et les Winthrop de Massachusetts un de leurs aïeux était gouverneur, il y a deux cents ans.

On prétend que ces messieurs sont très sen- sibles aux visites que les ministres étrangers font à leurs femmes. J'ai aussi été chez le se- crétaire du Trésor pour l'entretenir de nos

:]1S SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

affaires commerciales qui sont, je vous l'avoue, ma constante préoccupation; le Congrès pa- raît enfin disposé à discuter cette question; je m'y donne des peines infinies; mais, jusqu'à présent toutes les chances tournent contre mes efforts à cause des grands besoins d'ar- gent du gouvernement américain qui le por- tent à hausser les droits sur tous les produits étrangers. J'ai toutefois été assez satisfait de mon entretien avec le secrétaire du Trésor.

CXVIII

Washington, 17 février 1842.

Washington-Irwing vient d'être nommé mi- nistre en Espagne; c'est un homme d'esprit et bien élevé.

Il y a, en ce moment, aux Etats-Unis une célébrité littéraire qui Jouit en Angleterre et ici d'une grande popularité: c'est Charles Dic- kens; sa littérature toute démocratique lui vaut un brillant accueil. On lui offre des fêtes dans toutes les villes qu'il traverse ; à New-York, on a donné un bal de cinq mille personnes pendant lequel on représentait en tableaux vivants les principales scènes de ses romans. C'est une sorte de démence chez les

:]8() SOUVENlllS D'UN DIPLO.MATl'

Améiicains, extrêmes en toutes choses. Les journaux conviennent qu'on en fait plus pour ce Dickens qu'on n'en a fait pour M. de la Fayette, Fanny Ellsler et le prince de Join- ville ; c'est dans cet ordre que les noms sont placés dans le journal que je cite.

Le curé catholique, M. Matheus, m'a appris que la sœur de M. Tyler, le président, était ca- thoHque, et qu'elle habitait Washington elle tient une Boarding flouse, c'est-à-dire une pension bourgeoise, ressource commune des veuves pauvres de ce pays-ci.

Le président a tant d'égards pour les catho- liques que le bruit court qu'il va embrasser cette religion ; je ne le crois pas.

J'ai reçu hier une lettre de notre consul à Philadelphie ; elle peint tellement bien la situa- tion de l'État de Pensylvanie que je vous la transcris ; notez qu'il y a à peine six ans Phi- ladelphie jouissait d'une prospérité inouïe.

« Xous sommes dans une situation épou- )' vantable ; la confiance est entièrement dé- » truite; nos législateurs ignorants et corrom- » pus ne veulent rien faire pour tirer leurs

80UVENI11S I)L"N D11>L(L\1ATE :{Si

» malheureux commettauts de Fabime de mi- » sëre et d'ignominie ils les ont plongés ; » les personnes auxquelles nous réclamons » ce qui nous est nous rientau nez : « Quand » on nous paiera, nous répondent-elles, nous » vous paierons. » Mais quand elles ont des bil- » lets de banque dont il est de leur intérêt de se » défaire promptement, elles s'empressent de » payer d'avance, et si une heure après avoir » reçu ces billets qu'on ne peut passer, on les » rapporte, elles disent avec le plus grand sang- » froid: « Que voulez-vous? Quand nous vous » les avons donnés, il ne fallait pas les pren- » dre ! » On assure d'ailleurs que c'est la der- » nière fois que la Pensylvanie paye les inté- » rets de sa dette. Le plus grand nombre des » créances de cet Etat sont souscrites par des » étrangers, ce qui donne beaucoup de force ; » à la doctrine de i'ppudiation, doctrine à la \ » mode ici, et consistant à renier ses dettes. » Je conseille à mes compatriotes français de » faire passer en France tout ce qu'ils pour- » ront réaliser, n'importe à quel prix. Toutes » les banques sont perdues ; la populace veut

382 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

» amener à son niveau tous ceux qui possèdent )) quelque chose. Si les affaires de l'Union ne » sont pas mieux dirigées que celles des Etats ; » si Fignorance, l'esprit de parti, la cupidité, » Fégoïsme empêchent le Congrès d'adopter » des mesures convenables, si enfin la mau- » vaise foi des habitants de ce pays attire une » guerre étrangère, que deviendrons-nous? » Voilà le tableau d'un pays dont on a porté aux nues l'organisation ; c'est même pour l'avoir proclamé sublime que M. de Tocque- \ille est de toutes les académies, et Michel Chevalier comblé de places et d'honneurs.

c:

WashinKlon, 1°^- avi-il 1842.

Les dernières nouvelles arrivées d'Europe ont eu ici un grand retentissement ; la décla- ration de Lord Aberdeen, appuyée par les sept pairs les plus habiles dans la jurispru- dence, établissant que les nègres ti'ouvés à bord du navire la Créole ne doivent pas être restitués aux Etats-Unis, est considérée par beaucoup de gens, et par presque tous les journaux, comme une espèce de déclaration de guerre.

Les débats de la Chambre des députés de France sur le droit de visite, et le refus de ratifier le traité du 20 décembre signé par

yS4 sou VK M lis h" UN DIPLOMATE

les cinq grandes puissances ;ui([iiel noire gouvernement a été obligé de se soumettre, ont produit aussi une non moins grande sen- sation. Ces nouvelles circonstances rendroiil la mission de Lord Ashburton encore plus difficile; on l'attend ici (fun jour à Pautre.

[jua grande nouvelle agite également Wash- ington , c'est le commencement des hosti- lités entre la république du Mexique et (•elle du Texas, (^ette dernière est un vrai nid de bandits de toutes les nations, mais particu- lièrement des ]^]tats-Unis ; quand on parle ici d'un voleur, d'un assassin, d'un banquerou- tier qui a disparu, on dit ((u'il a mis sur ses cartes; G. 1'. T.[f/on('to Tr.ras,) comme nous mettons: P. I*. C. Eh! bien, cette ho- norable républiqu<' dont la 1^'rance a été la première à reconnaître rindépendance, el cela, grâce aux conseils de M. Pofitois, mou prédécesseur, est (M1 ti'nin de guerroyer contre; le Ah^xicjue.

J'ai été entendre le discours d'adieu dt; M. Clay qui se relire du Sénal ajjri'S y avoii- siégé pendaul Ircnle-six ans. (Vêtait l'occasion

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SOL'VEMIIS D'LN I) I IM>(» M A T K

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défaire un beau discours; à mon avis, le sien a été quitc a failurc ; il a cherclié à être touchant, et il a ideurniché d'une façon ridi- cule ; c'était le radotage d'un vieillard fatigué, rien de plus. Cependant ses partisans se sont crus obligés de pleurer aussi tandis que ses adversaires riaient de la façon la plus inso- lente. Je suis allé le voir le lendemain : il affecte d'être d'une humeur charmanle, veut jouçr au rat se retirant dans son fromage, mais laisse deviner assez maladroitement qu'il ne renonce pas à l'espoir d'être élu président dans trois ans.

cxx

Washington, 18 avril 1842:

i)ji n'a pas idée de ce que la moindre chose donne de peine ici ; l'argent est loin de suf- fire pour se procurer même les objets les plus simples; ainsi pour une caisse que j'avais à expédier en France, il m'a fallu aller d'abord chez un menuisier commander la caisse, puis acheter de la toile chez un marchand de voiles pour navires ; de là, chez un autre homme pour la faire goudronner, et enfin. chez un quatrième pour l'emballage. J'en étais im- patienté jusqu'à la colère, d'autant que tous ces gens ont l'air d'exercer leurs industries par condescendance pour le public, et si on

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!/ V SOUVENIRS eI'UX DTPL03IATE 3S1

leur fait faire une commande par un domes- tique, ils n'en tiennent aucun compte.

J'ai revu avec bonheur Lord Ashburton, qui, après une longue et pénible traversée, \ est enfin arrivé. Il m'a rappelé un mot de } M. de Talleyrand, qui disait en parlant, il y | a cinquante ans, des Etats-Unis que (( c'était \ un géant au berceau » ; il pourrait dire aujour- ! d'hui que le géant a passé du berceau à la / décrépitude. ^

Il y a eu, à New- York, une émeute à l'oc- casion des élections municipales ; à la suite de cette émeute, on a saccagé la maison de l'évêque Hughes pour le punir d'avoir pris une part trop vive aux questions politiques, mais cet évèqiie n'est que coadjuteur, et le titulaire, Mgr Dubois, qui a quatre-vingt- trois ans, n'a été nullement respecté par le moh^ malgré son grand âge et ses infir- mités. Les autorités sont arrivées deux heures après le pillage.

Un affreux accident a eu lieu avant hier à Baltimore : on essayait un nouveau bateau h vapeur, cent personnes étaient à bord ; la

;jS8 SOUVENIRS D'UN DIPLOAJATK

machine a sauté; plus des trois quarts ont péri et le reste est mutilé ! So much for the^^^^ american prudence !

Les affaires du tarif vont très mal ; les besoins du Trésor sont si grands qu'on mettra, pour les satisfaire, des droits plus considé- rables encore sur les marchandises étrangères que ceux mis l'année dernière ; les soieries et les vins de France en souffriront beaucoup ; et cependant si les choses tournent comme on le dit en ce moment, ce seront encore les produits français qui seront les moins mal- traités. Mais il était écrit que je ne rencontre- rais que des désagréments dans ce pays-ci ; c'est ainsi que la poste de New-York vient de m'apporter une autre nouvelle fort maussade : les négociants français de New-York sont, en général, d'abominables coquins échappés de France et vivant ici de fraude. Ils se sont ameutés contre moi à l'occasion cfune lettre que j'ai fait adresser dernièrement à un des plus mauvais; ils ont tenu un meethm pour formuler contre moi une plainte qu'ils veulent envoyer à la ('hambre des députés, et dans la-

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE :m

quelle il m'accusent de leur refuser aide et protection. Cependant, au dire général, aucun de mes prédécesseurs ne s'est occupé plus que moi des intérêts privés des Français établis aux Etats-Unis. Je vais être obligé de révéler à mon gouvernement leurs turpitudes. Je suis tombé ici dans un vrai buisson d'épines.

CXXI

Washington, 9 juin 1842.

En trois jours, onze incendies à Washing- ton ! Evidemment fruit de la méchanceté. Ce qui révèle l'origine de ces sinistres, c'est que plusieurs de ces maisons étaient isolées et inhabitées, et qu'on n'y avait pas fait de feu depuis l'hiver.

Le président du Comité des voies et moyens de la Chambre des représentants, auquel j'a- vais demandé quelques instants d'entretien, m'ayant donné son heure, je m'y suis rendu exactement. Il avait, à ma grande surprise, fixé ce rendez-vous à huit heures du matin ;

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 391

mais mon étonnement fut plus grand encore quand, arrivant chez lui, et croyant le voir en tête-à-tête, je le trouvai entouré par neuf membres du Conseil, dont pas un ne m'était connu, et il m'a fallu, pendant une heure, discuter en anglais avec ces neuf gaillards sur toutes les questions délicates concernant ma mission. J'ai été examine d and cross exa- mined. J'ignore quelle impression j'aurai pro- duite sur ces individus, mais eux, à coup sur, ne m'ont pas fait l'effet de gentlemen.

Nous venons d'avoir de tels froids que par- tout on faisait du feu. Et cela, au mois de juin, dans un pays situé sous la même lati- tude que Naples et Lisbonne. Du reste, ce froid excessif sera peut-être utile pour com- battre la fièvre jaune qni commençait à sévir à New-York.

M. de la Fosse est revenu de la Havane et de Saint-Domingue ; ses récits sont fort inté- ressants et valent la peine que je prends à les lui arracher, car, avec beaucoup d'esprit, il est très concentré, et n'aime point à discourir; est-ce paresse ou défiance de lui-même, je

392 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

n'en sais rien ; toujours est-il que si des se- crets d'Etat sont jamais trahis, les soupçons ne devront pas se porter sur lui. Il a cepen- dant le don d'observation, et me conte des choses incroyables de cette nation noire, de ses sentiments et pratiques religieuses, de ses mœurs et coutumes. C'est une républi- que de singes, et rien de plus. M. de la Fosse a échappé par miracle au dernier tremblement de terre qui vient de faire périr quinze mille personnes à Saint-Domingue.

J'ai vu, chez le président, le portrait de M. Guizot par llealy, peintre américain qui a séjourné à Paris, ainsi que la copie qu'il faite pour notre roi d'un portrait du général Washington. M. Guizot ayant écrit une in- troduction pour les ouvrages du général Wasbington, dont il a traduit les oeuvres, les Américains résidant à Paris ont voulu avoir son portrait et l'ont fait peindre par Ifealy, puis ils l'ont envoyé ici au Président pour qu'il le fit placer bon lui semblerait ; il vient de le donner à l'Institut national des sciences. Noire roi paye cinq mille francs à

SOUVENIRS D'L'X DIPLOMATE liW.i

M. Ilealy pour être revenu dans son pays co- pier le portrait du général Washington, indé- pendamment du prix de la copie qui n'aura pas de peine à être meilleure que le détestable original. Le portrait de Guizot m'a paru très réussi; malheureusement il est en pied, ce qui fait ressortir la petite taille du grand minisire, député, auteur et orateur I

La générosité du roi envers M. llealy a fait très bon effet ici; les journaux n'ont pas été parcimonieux àa flourùh à cette occasion.

CXXII

Washin^'ton, 30 juillet 1842.

Je me suis rendu chez le Président pour lui porter une lettre du Roi ; au lieu de me re- cevoir dans un salon, comme de coutume, on m'a fait monter au premier étage et fait en- trer dans une salle oii se tenait tout le Con- seil réuni ; cette réception m'a paru étrange ; elle l'était en effet, même dans un pays tous les usages sont singuliers. Je ne suis resté que le temps nécessaire pour remettre aux mains de M.Tylerla lettre de mon souverain, et je me suis retiré en souhaitant au prési- dent et à son conseil un heureux résultat de leurs délibérations. En rentrant, j'ai dit à

SOUVENIRS J)'UN DIPLOMATE 395

M. de la Fosse que, sans aucun doute, il se préparait quelque chose de grave; en effet, deux heures après, la Chambre des représen- lants recevait un message du Président lui annonçant qu'il mettait son veto sur un bill provisoire relatif au tarif qu'elle avait soumis à sa sanction deux Jours avant. Cette espèce de coup d'Etat peut avoir les plus sérieuses conséquences ; il constate une scission com- plète entre le Président et la majorité du Con- grès. La guerre civile éclatera-t-elle ? Elle existe déjà dans le petit Etat de Rhode-Island; les deux armées y sont en présence ; la loi martiale y est proclamée, et tout cela sous les murs d'une ville qui se nomme Providmice, nom plein d'à-propos dans une guerre civile.

GXXIII

AN'asliiniiton, 6 Juillet 1842.

La journée du 4 juillet, anniversaire de la déclaration de l'indépendance des Etals-Unis, s'est passée fort bruyamment, mais sans trou- bles ; la situation politique et linancière du pays, si déplorable en ce moment, aura fait faire des réflexions sur cette indépendance tant vantée depuis soixante-dix ans, et je suis convaincu que plus d'un homme rai- sonnable aura maudit si ce n'est l'indépen- dance elle-même, du moins les institutions qui en ont été la conséquence.

.le viens de Vm) dans le Journal des Débats, la urande discussion sur le droit de visite

SOUVEXUIS l)L"\ DIPLOMATE :m

dans la(juelie la prosomplioii peu iiilelligente du maréchal Sébastiani s'est grandement ré- vélée. Il a voulu imiter M. de ïalleyrand et signer des protocoles sans instructions ; cette discussion sur les traités de 1831, 1833 et 1834 m'a rappelé des circonstances qui m'ont fait admirer une fois de plus la supériorité d'esprit et la prévoyance de M. de Talleyrand, toujours opposé au but do ce traité, c'est- à-dire au droit réciproque de visite entre la France et l'Angleterre. On le savait si bien, qu'en 1831 et 1833, époques oii il signait tant de traités et de conventions entre la France et l'Angleterre, on ne lui a jamais proposé ceux- qui ont été conclus, en cachette de lui, à Paris entre lord Granville et le général Sé- bastiani, celui-ci désirant sans doute prou- ver que ce n'était pas M. do Falleyrand qui faisait tout à Londres. Je me souviens encore do la colère et du blâme do M. de Talleyrand lorsque le traité de 1831 lui fut communiqué après coup ; il ne voulut même pas en accuser réception ; son jugement si sûr lui faisait pré- voir les conséquences pénibles de ce traité.

23

398 SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

La situation du pays va se compliquer encore ; le veto du Président a excité la rage de ses ad- versaires qui veulent le mettre en accusation ; cette folie ne peut aboutir à rien de sérieux.

Nos soieries ont été un peu moins maltrai- tées que je ne le redoutais ; mais, en revanche, nos vins sont menacés d'une cruelle façon. Malgré la liberté qu'on me laisse à Paris, je ne puis partir qu'après la signature du traité que lord Ashburton négocie et qu'après le vote sur le tarif.

Voici encore deux bateaux américains qui ont sauté : l'un sur le Mississipi ; soixante- deux personnes ont péri ; l'autre sur l'un des lacs du Nord; on a déjà retrouvé quarante^ cinq cadavres ; la majorité des victimes dans les deux endroits sont de pauvres émigrés allemands qui affluent en ce moment aux Etats-Unis. L'émigration européenne a été l'année dernière de plus de cent mille âmes, et on suppose qu'elle s'élèvera à cent cinquante mille cette année-ci.

Il faut qu'on soit bien malheureux, en Europe !

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 399

Je viens de recevoir une lettre de monsei- gneur Chauch, évêque de Natchez; il me de- mande de prier le roi de lui donner un tableau et la reine une cloche pour la cathédrale qu'il bâtit. Je transmettrai sa demande qui, sans aucun doute, sera accueillie avec la bonne g-râce accoutumée.

CXXIV

Wasliinglon, 25 juillet 1842.

Le traité entre lord Ashburton et le gou- vernement américain étant délinitivemenl accompli, cela rend mon départ plus aisé, et j'espère m'embarquer à New-York, le M août, abord du Great ]Vester?i; je partirai d'ici lo 30, et j'irai respirer pendant dix jours, avant de faire la traversée, l'air plus sain de New- York. Je bénirai le ciel quand je sentirai l'Océan se placer entre moi et ce triste séjour.

J'ai fait une longue tournée de visites d'a- dieu ; partout on me dit: ((Quoi! vous partez! Quand reviendrez-vous ? Mais vous ne revien-

SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE 401

drez pas I C'est très mal de nous quitter, sur- tout sans emmener a7i A?7ie?nca?i Wife. » Ce dernier propos m'a été répété par tous, ce qui donne idée du goût américain.

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P4RIS, IMP. p. MOUILLOT, 13-15, ^U.il VOLTAIRE. 28511.

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