SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES (première sérik) IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE : jo ex. sur papier des Manufactures Impériales du Japon, numérotés de i à ^o. 80 ex. sur papier de Hollande de Van Gelder Zonen, numérotés de ^i à 1 10. 1-125 MA J.-H. FABRE SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES (première série) ÉTUDES SUR L'INSTINCT ET LES MŒURS DES INSECTES ÉDITION DÉFINITIVE ILLUSTRÉE DIXIEME MILLE PARIS LIBRAIRIE DELAGRAVE I 5, RUE SOUKFLOT, I 5 MDCCCCXXIII Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays. PREFACE Je dois me résoudre à donner au public une édition définitive de mes Souvenirs Entomologiques. Brisé par l'âge et privé de tous mes moyens de travail par le déclin de fnes forces, V affaiblissement de ma vue et la presque impossibilité de me -mouvoir, je me sens incapable, même en supposant que ma vie se prolonge, de plus rien y ajouter désormais. Le premier volume de cet ouvrage a paru en iSjg et le dixième et dernier en igio. Les deux études isolées qui ont été récemment publiées, le Ver luisant et la Che- nille du chou, devaient former les premières assises du onzième volume que je n'ai pu encore qu'ébaucher. Pendant cette longue période de près de quarante ans, de nombreux travaux se sont multipliés sur ces impor- tantes questions, auxquelles j'ai été un des premiers à ouvrir la voie; mais aucun fait, à ma connaissance, n'est venu ébranler la solidité de mes observations sur VI PRÉ FA CE les instincts^ tout au moins dans leurs conchtsions essen- tielles. Le Transformisme^ en particulier , qni croyait expli- quer, par l 'intervent loti de rintelligence, un grand nombre d'actions accomplies par les insectes, ne semble avoir justifié en rien ses prétentions. Le domaine de l'Instinct est régi par des lois qui échappent à toutes nos théories. C'est donc avec les mêmes convictioîts inébranlables que je maintiens les idées que je n'ai cessé de soutenir et de défendre. Dans cette nouvelle édition, pour laquelle mon éditeur n'a rien voulu épargner, je me suis appliqué, de concert avec mon fils, Paul Fabre, à combler une lactme qu'on avait reprochée aux éditions précédentes. Celle-ci sera enrichie de près de 200 planches photographiques repré- sentant la plus grande partie des pei'sonnages et des scènes qui font l'objet de ces études. La plupart ont été prises sur le vif, exactement d'après nature. Pour un petit nombre d'entre elles, cependant, il a dû être pro- cédé à de véritables reconstitutions. Il y a certains sujets, en effet, qu'il eut été de la plus grande difficulté de pho- tographier directement dans la nature, par exemple le Cerceris géant, qu'il ne m'a plus été donné de revoir depuis mes premières investigations. Pour ceux-ci, je me suis attaché à les replacer, avec toute Vexactitude du souvenir, dans la vérité de leur milieu et de leurs habi- tudes, de telle façon que le lecteur aura du moins F illu- sion la plus complète de la réalité. PRÉFACE VII Enfin,, le plus dévoué des disciples^ mon historio- graphe et mon ami, le Z)' G.-V. Legros, a pris à tâche de compléter V ouvrage par un Index, travail considé- rable qui permettra au lecteur de trouver d'emblée tous les renseignements qu'il pourra désirer et qui constituera un véritable répertoire analytique des Souvenirs Ento- mologiques. Un siî}iple coup d'œil jeté sur ce vaste tableau d'ensemble fera voir, en même temps, que d'inductions et de déductions, que de relations à n'en plus finir, il est possible de tirer de l'étude approfondie de la petite bête. C'est avec regret que je me vois contraijit d'interrompre ces études, qui ont été l'unique consolation de ma vie. Le inonde de la Bête est un des plus fertiles en contem- plations de toutes sortes et, s'il m'était donné de retrou- ver un reste d'énergie, dussé-je même revivre encore plusieurs longues existences, jamais je n'arriverais à en épuiser l'intérêt, J.-H. Fabre Lrs dessins schématiques d'insectes, qui accompagnent le tcxlc de la présente édition, ont été exécutés soit à la grandeur natu- relle, soit avec réduction et, dans ce cas, l'échelle qui figure sur le dessin indique les proportions de cette réduction. L'Edition Définitive Illustrée des Souvenirs Entomologic[ues comportera dix séries formant un volume chacune: un om^ième volutne sera consacré à l'Index. (N. des É.) SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES I LE SCARABÉE SACRÉ Les choses se passèrent ainsi. Xous étions cinq ou six : moi le plus vieux, leur maître, mais encore plus leur compeignon et leur ami; eux, jeunes gens à cœur cha- leureux, à riante imagination, débordant de cette sève printanière de la vie qui nous rend si expansifs et si désireux de connaître. Devisant de choses et autres, par un sentier bordé d'hyèbles et d'aubépines, où déjà la Cétoine dorée s'enivrait d'amères senteurs sur les co- rymbes épanouis, on allait voir si le Scarabée sacré avait fait sa première apparition au plateau sablonneux des Angles', et roulait sa pilule de bouse, image du monde pour la vieille Egypte; on allait s'informer si les eaux vives de la base de la colline n'abritaient point, sous leur tapis de lentilles aquatiques, de jeunes Tritons, dont les I. Village du Gard, t-n face d'Avignon. I. I Q SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES branchies ressemblent à de menus rameaux de corail; si l'Épinoche, l'élégant petit poisson des ruisselets, avait mis sa cravate de noces, azur et pourpre; si, de son aile aiguë, l'Hirondelle, nouvellement arrivée, effleurait la prairie, pourchassant les Tipules, qui sèment leurs œufs en dan- sant; si, sur le seuil d'un terrier creusé dans le grès, le Lézard ocellé étalait au soleil sa croupe constellée de taches bleues; si la Mouette rieuse, venue de la mer à la suite des légions de poissons qui remontent le Rhône pour frayer dans ses eaux, planait par bandes sur le fleuve en jetant par intervalles son cri pareil à l'éclat de rire d'un maniaque; si... mais tenons-nous en là; pour abréger, disons que, gens simples et naïfs, prenant un vif plaisir à vivre avec les bêtes, nous allions passer une matinée à la fête ineffable du réveil de la vie au printemps. Les événements répondirent à nos espérances. L'Épi- noche avait fait sa toilette; ses écailles eussent fait pâlir l'éclat de l'argent; sa gorge était frottée du plus vif vermil- lon. A l'approche de l'aulastome, grosse sangsue noire mal intentionnée, sur le dos, sur les flancs, ses aiguillons brus- quement se dressaient, comme poussés par un ressort. Devant cette attitude déterminée, le bandit se laisse honteusement couler parmi les herbages. La gent béate des Mollusques, Planorbes, Physes, Limnécs, humait l'air à la surface des eaux. L'Hydrophile et sa hideuse larve, pirates des mares, tantôt à l'un, tantôt à l'autre en pas- sant tordaient le cou. Le stupide troupeau ne paraissait pas même s'en apercevoir. Mais laissons les eaux de la plaine et gravissons la falaise qui nous sépare du plateau. Là-haut, des moutons pâturent, des chevaux s'exercent LE SCARABEE SACRE aux courses prochaines, tous distribuant la manne aux bousiers en liesse. Voici à l'œuvre les Coléoptères vidangeurs à qui est dévolue la haute mission d'expurger le sol de ses immon- dices. On ne se lasserait pas d'admirer la variété d'outils dont ils sont munis, soit pour remuer la matière sterco- rale, la dépecer, la façonner, soit pour creuser de pro- fondes retraites où ils doivent s'enfermer avec leur butin. Cet outillage est comme un musée technologique, où tous les instruments de fouille seraient représentés. Il y a là des pièces qui semblent imitées de celles de l'indus- trie humaine; il y en a d'autres d'un type original, où nous pourrions nous-mêmes prendre modèle pour de nouvelles combinaisons. Le Copris espagnol porte sur le front une vigoureuse corne, pointue et recourbée en arrière, pareille à la longue branche d'un pic. A semblable corne, le Copris lunaire adjoint deux fortes pointes taillées en soc de charrue, Copris lunaire. Bub.is bub.i'.e. Miiîut.iure t\ pl:ilj. issues du thorax; et, entre les deux, une protubérance à arête vive faisant office de large ràcloir.Le Bubas bubale et le Bubas bison, tous les deux confinés aux bords de la Méditerranée, sont armes sur le front de deux robustes SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Onthophage taureau. cornes divergentes, entre lesquelles s'avance un soc hori- zontal fourni par le corselet. Le Minotaure typhée porte, sur le devant du thorax, trois pointes d'araire, parallèles et dirigées en avant, les latérales plus longues, la mé- diane plus courte. L'Onthophagc taureau a pour outil deux pièces longues et courbes qui rappellent les cornes d'un taureau ; l'Onthophagc four- chu a pour sa part une fourche à deux bran- ches, dressées d'aplomb sur sa tête aplatie. Le moins avantagé est doué, tantôt sur la tête, tantôt sur le corselet, de tubercules durs, outils obtus que la patience de l'insecte sait toutefois très bien utiliser. Tous sont armés de la pelle, c'est-à- dire qu'ils ont la tête large, plate et à bord tranchant; tous font usage du râteau, c'està— dire qu'ils recueil- lent avec leurs pattes antérieures dentelées. Comme dédommagement à sa besogne ordurièrc, plus d'un exhale l'odeur forte du muse, et brille sous le ventre du reflet des métaux polis. Le Géotrupe hypocrite a par dessous l'éclat du cui- vre et de l'or; le Géotrupe stercoraire a le ventre d'un violet améthyste. Mais, en général, leur coloration est le noir. C'est aux régions tropicales qu'ap- partiennent les bousiers splendidement costumés, véritables bijoux vivants. Sous les bouses de chameau, la Haute- Egypte nous présenterait tel Scarabée qui rivalise avec le vert éclatant de l'émcraudc; la Guyane, le Brésil, le Sénégal, nous montreraient tels Copris d'un rouge métallique, Géotrupe hypocrite. LE SCARABÉE SACRÉ 5 aussi riche que celui du cuivre, aussi vif que celui du rubis. Si cetécrin de l'ordure nous manque, les bousiers de nos pays ne sont pas moins remarquables par leurs mœurs. Quel empressement autour d'une même bouse ! Jamais aventuriers accourus des quatre coins du monde n'ont mis telle ferveur à l'exploitation d'un placer californien. Avant que le soleil soit devenu trop chaud, ils sont là par centaines, grands et petits, pêle-mêle, de toute es- pèce, de toute forme, de toute taille, se hâtant de se tailler une part dans le gâteau commun. Il y en a qui travaillent à ciel ouvert, et ratissent la surface; il y en a qui s'ouvrent des galeries dans l'épaisseur même du mon- ceau, à la recherche des filons de choix ; d'autres exploitent la couche inférieure pour enfouir sans délai leur butin dans le sol sous-jacent; d'autres, les plus petits, cmiettent à l'écart un lopin éboulé des grandes fouilles de leurs forts collaborateurs. Quelques-uns, les nouveaux venus et les plus affamés sans doute, consomment sur place; mais le plus grand nombre songe à se faire un avoir qui lui permette de couler de longs jours dans l'abondance, au fond d'une sûre retraite. Une bouse, fraîche à point, ne se trouve pas quand on veut au milieu des plaines stériles du thym; telle aubaine est une vraie bénédiction du ciel ; les favorisés du sort ont seuls un pareil lot. Aussi les richesses d'aujourd'hui sont-elles prudemment mises en magasin. Le fumet stercoraire a porté l'heureuse nou- velle à un kilomètre à la ronde, et tous sont accourus s'amasser des provisions. Quelques retardataires arrivent encore, au vol ou pédestrement. Quel est celui-ci qui trottine vers le monceau, crai- 6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES gnant d'arriver trop tard? Ses longues pattes se meuvent avec une brusque gaucherie, comme poussées par une mécanique que l'insecte aurait dans le ventre; ses petites antennes rousses épanouissent leur éventail, signe d'in- quiète convoitise. Il arrive, il est arrivé, non sans cul- buter quelques convives. C'est le Scarabée sacré, tout de noir habillé, le plus gros et le plus célèbre de nos bou- siers. Le voilà attablé, côte à côte avec ses confrères, qui, du plat de leurs larges pattes antérieures, donnent à petits coups la dernière façon à leur boule, ou bien l'enrichissent d'une dernière couche avant de se retirer et d'aller jouir en paix du fruit de leur travail. Suivons dans toutes ses phases la confection de la fameuse boule. Le chaperon, c'est-à-dire le bord de la tête, large et plate, est crénelé de six dentelures angulaires rangées en demi-cercle. C'est là l'outil de fouille et de dépèce- ment, le râteau qui soulève et rejette les fibres végétales non nutritives, va au meilleur, le ratisse et le rassemble. Un choix est ainsi fait, car pour ces fins connaisseurs, ceci vaut mieux que cela; choix par à peu près, si le Scarabée s'occupe de ses propres victuailles, mais d'une scrupuleuse rigueur s'il faut confectionner la boule maternelle, creusée d'une niche centrale où l'œuf doit éclore. Alors tout brin fibreux est soigneusement rejeté, et la quintessence stercoraire seule cueillie pour bâtir la couche interne de la cellule. A sa sortie de l'œuf, la jeune larve trouve ainsi, dans la paroi même de sa loge, un aliment raffiné qui lui fortifie l'estomac et lui permet d'attaquer plus tard les couches externes et grossières. Pour ses besoins à lui, le Scarabée est moins difficile, LE SCARABEE SACRE 7 et se contente d'un triage en gros. Le chaperon dentelé éventre donc et fouille, élimine et rassemble un peu au hasard. Les jambes antérieures concourent puissamment à l'ouvrage. Elles sont aplaties, courbées en arc de cercle, relevées de fortes nervures et armées en dehors de cinq robustes dents. Faut-il faire acte de force, culbuter un obstacle, se frayer une voie au plus épais du monceau, le bousier joue des coudes, c'est-à-dire qu'il déploie de droite et de gauche ses jambes dentelées, et d'un vigou- reux coup de râteau déblaie une demi-circonférence. La place faite, les mêmes pattes ont un autre genre de tra- vail : elles recueillent par brassées la matière râtelée par le chaperon et la conduisent sous le ventre de l'insecte, entre les quatre pattes posté- rieures. Celles-ci sont conformées pour le métier de tourneur. Leurs jambes , surtout celles de la dernière paire, sont longues et fluettes, légèrement courbées en arc et ter- Scarabée sacré. minées par une griffe très aiguë. Il suffît de les voir pour reconnaître en elles un compas sphérique, qui, dans ses branches courbes, enlace un corps globu- leux pour en vérifier, en corriger la forme. Leur rôle est, en effet, de façonner la boule. Brassée par brassée, la matière s'amasse sous le ven- tre, entre les quatre jambes, qui, par une simple pression, lui communiquent leur propre courbure et lui donnent une première façon. Puis, par moments, la pilule dé- grossie est mise en branle entre les quatre branches du double compas sphérique; clic tourne sous le ventre du bousier et se perfectionne par la rotation. Si la couche 8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES superficielle manque de plasticité et menace de s'écailler, si quelque point trop filandreux n'obéit pas à l'action du tour, les pattes antérieures retouchent les endroits défec- tueux; à petits coups de leurs larges battoirs, elles tapent la pilule pour faire prendre corps à la couche nouvelle et emplâtrer dans la masse les brins récalcitrants. '' Par un soleil vif, quand l'ouvrage presse, on est émer- veillé de la fébrile prestesse du tourneur. Aussi la beso- gne marche-t-cUe vite : c'était tantôt une maigre pilule, c'est maintenant une bille de la grosseur d'une noix, ce sera tout à l'heure une boule de la grosseur d'une pomme. J'ai vu des goulus en confectionner de la grosseur du poing. Voilà certes sur la planche du pain pour quelques jours. Les provisions sont faites; il s'agit maintenant de se retirer de la mêlée et d'acheminer les vivres en lieu oppor- tun. Là commencent les traits de mœurs les plus frap- pants du Scarabée. Sans délai, le bousier se met en route; il embrasse la sphère de ses deux longues jambes posté- rieures, dont les griffes terminales, implantées dans la masse, servent de pivots de rotation; il prend appui sur les jambes intermédiaires, et faisant levier avec les bras- sards dentelés des pattes de devant, qui tour à tour pressent sur le sol, il progresse à reculons avec sa charge, le corps incliné, la tête en bas, l'arrière-train en haut. Les pattes postérieures, organe principal de la mécanique, sont dans un mouvement continuel; elles vont et viennent, déplaçant la griffe pour changer l'axe de rotation, main- tenir la charge en équilibre et la faire avancer par les poussées alternatives de droite et de gauche. A tour de ■U2 ce u < en LjJ QQ < ce < u en u] LE SCARABF.E SACRÉ 9 rôle, la boule se trouve de la sorte en contact avec le sol par tous les points de sa surface, ce qui la perfectionne dans sa forme et donne consistance égale à sa couche extérieure par une pression uniformément répartie. Et haidi! Ça va, ça roule; on arrivera, non sans encombre cependant. Voici un premier pas difficile : le bousier s'achemine en travers d'un talus, et la lourde masse tend à suivre la pente; mais l'insecte, pour des motifs à lui connus, préfère croiser cette voie naturelle, projet audacieux dont l'insuccès dépend d'un faux pas, d'un grain de sable troublant l'équilibre. Le faux pas est fait, la boule roule au fond de la vallée; l'insecte, culbuté par l'élan de la charge, gigottc, se remet sur ses jambes et accourt s'atteler. La mécanique fonctionne de plus belle. — Mais prends donc garde, étourdi; suis le creux du vallon, qui t'épargnera peine et mésaventure; le che- min y est bon, tout uni; ta pilule y roulera sans effort. — Eh bien, non : l'insecte se propose de remonter le talus qui lui a été fatal. Peut-être lui convient-il de regagner les hauteurs. A cela je n'ai rien à dire; l'opinion du Scarabée est plus clairvoyante que la mienne sur l'opportunité de se tenir en haut lieu. — Prends au moins ce sentier, qui, par une pente douce, te conduira là-haut. — Pas du tout, s'il se trouve à proximité quelque talus bien raide, impossible à remonter, c'est celui-là que l'en- têté préfère. Alors commence le travail de Sysiphe. La boule, fardeau énorme, est péniblement hissée, pas à pas, avec mille précautions, à une certaine hauteur, toujours à reculons. On se demande par quel miracle de statique une telle masse peut être retenue sur la pente. Ah! un 10 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES mouvement mal combiné met à néant tant de fatigue : la boule dévalle entraînant avec elle le Scarabée. L'escalade est reprise, bientôt suivie d'une nouvelle chute. La ten- tative recommence, mieux conduite cette fois aux pas- sages difficiles; une maudite racine de gramen, cause des précédentes culbutes, est prudemment tournée. Encore un peu, et nous y sommes; mais doucement, tout douce- ment. La rampe est périlleuse et un rien peut tout com- promettre. Voilà que la jambe glisse sur un gravier poli. La boule redescend pêle-mêle avec le bousier. Et celui-ci de recommencer avec une opiniâtreté que rien ne lasse. Dix fois, vingt fois, il tentera l'infructueuse escalade, jusqu'à ce que son obstination ait triomphé des obstacles, ou que, mieux avisé et reconnaissant l'inutilité de ses efforts, il adopte le chemin en plaine. Le Scarabée ne travaille pas toujours seul au charroi de la précieuse pilule : fréquemment, il s'adjoint un con- frère; ou, pour mieux dire, c'est le confrère qui s'adjoint. Voici comment d'habitude se passe la chose. — Sa boule préparée, un bousier sort de la mêlée et quitte le chan- tier, poussant à reculons son butin. Un voisin, des der- niers venus, et dont la besogne est à peine ébauchée, brusquement laisse là son travail et court à la boule roulante, prêter main forte à l'heureux propriétaire, qui paraît accepter bénévolement le secours. Désormais, les deux compagnons travaillent en associés. A qui mieux mieux, ils acheminent la pilule en lieu sûr. Y a-t-il eu pacte, en effet, sur le chantier, convention tacite de se partager le gâteau ? Pendant que l'un pétrissait et façon- nait la boule, l'autre ouvrait-il de riches filons pour en LE SCARABÉE SACRÉ ii extraire des matériaux de choix et les adjoindre aux pro- visions communes? Je n'ai jamais surpris pareille collabo- ration; j'ai toujours vu chaque bousier exclusivement occupé de ses propres affaires sur les lieux d'exploitation. Donc, pour le dernier venu, aucun droit acquis. Serait-ce alors une association des deux sexes, un cou- ple qui va se mettre en ménage? Quelque temps, je l'ai cru. Les deux bousiers, l'un par devant, l'autre par der- rière, poussant d'un même zèle la lourde pelote, me rappelaient certains couplets que moulinaient dans le temps les orgues de Barbarie. « Pour monter notre mé- nage, hélas! comment ferons-nous. — Toi devant et moi derrière, nous pousserons le tonneau. » — De par le scalpel, il m'a fallu renoncer à cette idylle de famille. Chez les Scarabées, les deux sexes ne se distinguent l'un de l'autre par aucune différence extérieure. J'ai donc soumis à l'autopsie les deux bousiers occupes au charroi d'une même boule; et, très souvent, ils se sont trouvés du même sexe. Ni communauté de famille, ni communauté de travail. Quelle est alors la raison d'être de l'apparente société! C'est tout simplement tentative de rapt. L'empressé con- frère, sous le fallacieux prétexte de donner un coup de main, nourrit le projet de détourner la boule à la pre- "mière occasion. Faire sa pilule au tas demande fatigue et patience; la piller quand elle est faite, ou du moins s'im- poser comme convive, est bien plus commode. Si la vigi- lance du propriétaire fait défaut, on prendra la fuite avec le trésor; si l'on est surveillé de trop près, on s'attable à deux, alléguant les services rendus. Tout est profit en 13 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES pareille tactique; aussi le pillage est-il exercé comme une industrie des plus fructueuses. Les uns s'y prennent sournoisement, comme je viens de le dire; ils accourent en aide à un confrère qui nullement n'a besoin d'eux, et sous les apparences d'un charitable concours, dissimulent de très indélicates convoitises. D'autres, plus hardis peut- être, plus confiants dans leur force, vont droit au but et détroussent brutalement. A tout instant des scènes se passent dans le genre de celle-ci, — Un Scarabée s'en va, paisible, tout seul, roulant sa boule, propriété légitime, acquise par un travail con- sciencieux. Un autre survient au vol, je ne sais d'où, se laisse lourdement choir, replie sous les élytres ses ailes enfumées et, du revers de ses brassards dentés, culbute le propriétaire, impuissant à parer l'attaque dans sa posture d'attelage. Pendant que l'exproprié se démène et se remet sur jambes, l'autre se campe sur le haut de la boule, position la plus avantageuse pour repousser l'assaillant. Les brassards plies sous la poitrine et prêt à la riposte, il attend les événements. Le volé tourne autour de la pelote, cherchant un point favorable pour tenter l'assaut; le voleur pivote sur le dôme de la citadelle et constam- ment lui fait face. Si le premier se dresse pour l'escalade, le second lui détache un coup de bras qui l'étend sur le dos. Inexpugnable du haut de son fort, l'assiégé déjoue- rait indéfiniment les tentatives de son adversaire si celui- ci ne changeait de tactique pour rentrer en possession de son bien, La sape joue pour faire crouler la citadelle avec la garnison, La boule, inférieurement ébranlée, chancelle et roule, entraînant avec elle le bousier pillard, qui s'es- LE SCARABÉE SACRÉ ij crime de son mieux pour se maintenir au-dessus. Il y parvient, mais non toujours, par une gymnastique préei- pitéc qui lui fait gagner en altitude ce que la rotation du support lui fait perdre. S'il est mis à pied par un faux mouvement, les chances s'égalisent et la lutte tourne au pugilat. Voleur et volé se prennent corps à corps, poitrine contre poitrine. Les pattes s'emmêlent et se démêlent, les articulations s'enlacent, les armures de corne se choquent ou grincent avec le bruit aigre d'un métal limé. Puis celui des deux qui parvient à renverser sur le dos son adver- saire et à se dégager, à la hâte prend position sur le haut de la boule. Le siège recommence, tantôt par le pillard, tantôt par le pillé, suivant que l'ont décidé les chances de la lutte corps à corps. Le premier, hardi flibustier sans doute et coureur d'aventures, fréquemment a le dessus. Alors, après deux ou trois défaites, l'exproprié se lasse et revient philosophiquement au tas pour se confectionner une nouvelle pilule. Quant à l'autre, toute crainte de surprise dissipée, il s'attelle et pousse oîi bon lui semble la boule conquise. J'ai vu parfois survenir un troisième larron qui volait le voleur. En conscience, je n'en étais pas fâché. Vainement, je me demande quel est le Proudhon qui a fait passer dans les mœurs du Scarabée l'audacieux paradoxe : > Qui oserait troubler les béatitudes d'un pareil ban- a8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES quet? Mais le désir d'apprendre est capable de tout, et cette audace, je l'ai eue. J'inscris ici le résultat de mes violations de domicile. — A elle seule, la pilule presque en entier remplit la salle; la somptueuse victuaille s'élève du plancher au plafond. Une étroite galerie la sépare des parois. Là se tiennent les convives, deux au plus, un seul très souvent, le ventre à table, le dos à la muraille. Une fois la place choisie, on ne bouge plus; toutes les puissances vitales sont absorbées par les facultés diges- tives. Pas de menus ébats, qui feraient perdre une bou- chée, pas d'essais dédaigneux, qui gaspilleraient les vivres. Tout doit y passer, par ordre et religieusement. A les voir si recueillis autour de l'ordure, on dirait qu'ils ont conscience de leur rôle d'assainisseurs de la terre, et qu'ils se livrent avec connaissance de cause à cette merveilleuse chimie qui de l'immondice fait la fleur, joie des regards, et l'élytre des Scarabées, ornement des pelouses printanières. Pour ce travail transcendant qui doit faire matière vivante des résidus non utilisés par le cheval et le mouton, malgré la perfection de leurs voies digestives, le bousier doit être outillé d'une manière par- ticulière. Et, en effet, l'anatomie nous fait admirer la prodigieuse longueur de son intestin, qui, plié et replié sur lui-même, lentement élabore les matériaux en ses circuits multipliés et les épuise jusqu'au dernier atome utilisable. D'où l'estomac de l'herbivore n'a rien pu retirer, ce puissant alambic extrait des richesses qui, par une simple retouche, deviennent armure d'ébène chez le Scarabée sacré, cuirasse d'or et de rubis chez d'autres bousiers. LE SCARABÉE SACRÉ 39 Or cette admirable métamorphose de l'ordure doit s'accomplir dans le plus bref délai : la salubrité générale l'exige. Aussi le Scarabée est-il doué d'une puissance digestive peut-être sans exemple ailleurs. Une fois en loge avec des vivres, jour et nuit il ne cesse de manger et de digérer jusqu'à ce que les provisions soient épui- sées. La preuve en est palpable. Ouvrons la cellule où le bousier s'est retiré de ce monde. A toute heure du jour nous trouverons l'insecte attablé, et, derrière lui, appendu encore à l'animal, un cordon continu grossiè- rement enroulé à la façon d'un tas de câbles. Sans expli- cations délicates à donner, aisément on devine ce que ledit cordon représente. La volumineuse boule passe, bouchée par bouchée, dans les voies digestives de l'insecte, cède ses principes nutritifs, et reparaît du côté opposé filée en cordon. Eh bien, ce cordon sans rupture, souvent d'une seule pièce, toujours appendu à l'orifice de la filière, prouve surabondamment, sans autres obser- vations, la continuité de l'acte digestif. Quand les pro- visions touchent à leur fin, le cable déroulé est d'une longueur étonnante : cela se mesure par pans. Où trouver le pareil de tel estomac qui, de si triste pitance, afin que rien ne se perde au bilan de la vie, fait régal une semaine, des quinze jours durant sans discontinuer. Toute la pelote passée à la filière, l'ermite reparaît au jour, cherche fortune, trouve, se façonne une nouvelle boule et recommence. Cette vie de liesse dure un à deux mois, de mai en juin; puis, quand viennent les fortes ^ chaleurs aimées des Cigales, les Scarabées prennent leurs 3.0 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES quartiers d'été et s'enfouissent au frais dans le sol. Ils reparaissent aux premières pluies d'automne, moins nombreux, moins actifs qu'au printemps, mais occupés alors apparemment de l'œuvre capitale, de l'avenir de leur race. II LA VOLIÈRE Si l'on recherche dans les auteurs quelques renseigne- ments sur les mœurs du Scarabée sacré en particulier, et sur les rouleurs de pilules de bouse en général, on trouve que la science en est encore aujourd'hui à quelques-uns des préjugés ayant cours du temps des Pharaons. La pilule, cahotée à travers champs, contient, dit- on, un œuf; c'est un berceau où la future larve doit trouver à 1? fois le vivre et le couvert. Les parents la roulent sur le sol accidenté pour la façonner plus ronde; et quand, par les chocs, les cahotements, les chutes le long des pentes, elle est conve- nablement élaborée, ils l'enfouissent et l'abandonnent aux soins de la grande couveuse, la terre. Ces brutalités de la première éducation m'ont toujours paru peu probables. Comment un œuf de Scarabée, chose si délicate, si impressionnable sous sa tendre enve- loppe, résisterait-il aux commotions du berceau roulant? Il y a dans le germe une étincelle de vie que le moindre attouchement, un rien, peut dissiper; et les parents j3 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES s'avisent de le cahoter des heures et des heures par monts et vallées! Non, ce n'est pas ainsi que les choses se passent; la tendresse maternelle ne soumet pas sa progé- niture au supplice du tonneau de Régulus. Il fallait cependant autre chose que des considérations logiques pour faire table rase des opinions reçues. J'ai donc ouvert par centaines les pelotes roulées par les bousiers; j'en ai ouvert d'autres extraites des terriers creusés sous mes yeux; et jamais, au grand jamais, je n'ai trouvé ni loge centrale, ni œuf dans ces pilules. Ce sont invariablement de grossiers amas de vivres, façonnés à la hâte, sans structure interne déterminée, de simples munitions de bouche avec lesquelles on s'enferme pour couler en paix quelques jours de bombance. Les bousiers mutuellement se les jalousent, se les pillent avec une ardeur qu'ils ne mettraient certainement pas à se dérober de nouvelles charges de famille. Entre Scarabées, le vol des œufs serait une absurdité, chacun ayant assez à faire pour assurer l'avenir des siens. Donc sur ce point désor- mais aucun doute : les pelotes que l'on voit rouler aux bousiers jamais ne contiennent d'œufs. Pour résoudre la question ardue de l'éducation de la larve, ma première tentative fut la construction d'une ample volière, avec sol artificiel de sable et provisions de bouche fréquemment renouvelées. Des Scarabées sacrés y furent introduits au nombre d'une vingtaine, en société de Copris, de Gymnopleures et Onthophages. Jamais expérience entomologique ne me valut autant de déboires. Le difficile était le renouvellement des vivres. Mon propriétaire avait écurie et cheval. Je gagnai la con- LA VOLIÈRE 53 fiance du domestique, qui rit d'abord de mes projets, puis se laissa convaincre par la petite pièce blanche. Chaque déjeûner de mes bêtes me coûtait vingt-cinq centimes. Budget de bousier n'avait jamais sans doute atteint un pareil chiffre. Or, je vois encore, je verrai toujours Joseph qui, le matin, après le pansement du cheval, dressait un peu la tête par-dessus le mur mitoyen des deux jardins et, tout doucement, faisant porte- voix de la main, me criait : hé! hé! J'accourais recevoir un plein pot de crottin. La discrétion des deux parts était néces- saire, vous allez voir. Un jour le maître survient, de for- tune, au moment de l'opération; il s'imagine que tout son fumier déménage par-dessus le mur et que je détourne au profit de mes verveines et de mes narcisses ce qu'il réserve pour ses choux. Vainement j'essaie d'expliquer la chose : mes raisons paraissent plaisanteries. Joseph est houspillé, traité de ceci, traité de cela, et menacé d'être congédié s'il recommence. On se le tint pour dit. Il me restait la ressource d'aller sur la grande route cueillir honteusement, à la dérobée, dans un cornet de papier, le pain quotidien de mes élèves. Je l'ai fait et je n'en rougis pas. Quelquefois le sort me favorisait : un âne apportant au marché d'Avignon les produits maraî- chers de Château-Renard ou de Barbentane, déposait son offrande en passant devant ma porte. Telle aubaine, aussitôt recueillie, m'enrichissait pour quelques jours. Bref, rusant, guettant, courant, faisant de la diplomatie pour une bouse, je parvins à nourrir mes captifs. Si le succès est attaché aux entreprises faites avec passion, avec amour que rien ne rebute, mon expérience devait 34 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES réussir; elle ne réussit pas. Au bout de quelque temps, mes Scarabées, consumés de nostalgie dans un espace qui ne leur permettait pas les grandes évolutions, se laissè- rent misérablement mourir sans me livrer leur secret. Les Gymnopleures et les Onthophages répondirent mieux à mon attente. En moment opportun, je profiterai des renseignements par eux fournis. Avec mes essais d'éducation en volière étaient menées de front les recherches directes, dont les résultats étaient loin de ce que je pouvais désirer. Je crus nécessaire de m'adjoindre des aides. Précisément, une joyeuse bande d'enfants traversaient le plateau. C'était un jeudi. Oublieux de l'école et de l'affreuse leçon, une pomme dans une main, un morceau de pain dans l'autre, ils venaient du village voisin, les Angles; ils s'en allaient tout là-bas gratter la colline pelée où viennent s'amortir les balles de la garnison dans les exercices du tir. Quel- ques morceaux de plomb, de la valeur d'un petit sou peut-être pour la récolte entière, étaient le mobile de la matinale expédition. Les fleurettes roses des géraniums émaillaient les pelouses qui se hâtaient d'embellir un moment cette Arabie pétrée; le motteux oreillard, mi- partie blanc et noir, ricanait en voletant d'une pointe de rocher à l'autre; sur le seuil de terriers creusés au pied des touffes de thym, les grillons emplissaient l'air de leur monotone symphonie. Et les enfants étaient heureux de cette fête printanière; plus heureux encore des richesses en perspective, du petit sou, prix des balles trouvées, du petit sou qui leur permettrait d'acheter, le dimanche sui- vant, à la marchande établie devant la porte de l'église, •y o > < LA VOLIERE Î5 deux berlingob^ à la menthe, deux gros berlingots de deux liards pièce. J'aborde le plus grand, dont la mine éveillée me donne bon espoir; les petits font cercle tout en mangeant leur pomme. J'expose la chose, je leur montre le Scarabée sacré roulant sa boule; je leur dis que dans cette boule, enfouie quelque part en terre, je ne sais où, doit quel- quefois se trouver une niche creuse et dans cette niche un ver. Il s'agit, en fouillant ça et là au hasard, en sur- veillant les manœuvres du Scarabée, de trouver la boule habitée par le ver. Les boules sans ver ne doivent pas compter. Et pour les allécher par une somme fabuleuse, qui détournât désormais au profit de mes recherches le temps consacré à quelques liards de plomb, je promis un franc, une belle pièce toute neuve de vingt sous, pour chaque boule habitée. A l'énoncé de cette somme, il y eut des écarquillements d'yeux d'une adorable naïveté. Je venais de bouleverser leurs conceptions sur le numéraire, en cotant à ce prix fou la valeur d'un crottin. Puis, pour confirmer le sérieux de ma proposition, quelques sous furent distribués en manière d'arrhes. La semaine sui- vante, à pareil jour, à pareille heure, je devais me retrouver aux même lieux, et fidèlement remplir les con- ditions du marché envers tous ceux qui auraient fait la précieuse trouvaille. La bande bien endoctrinée, je con- gédiai les enfants. « C'est pour tout de bon, disaient-ils entre eux en s'en allant; c'est pour tout de bon! Si nous pouvions gagner une pièce chacun !» Et le cœur gonflé de douces espérances, ils faisaient tinter les sous d'arrhes dans le creux de la main. Les balles aplaties étaient 36 SOUVENIRS ENTOMOLO GIGUES oubliées. Je vis les enfants se disséminer dans la plaine et chercher. Au jour dit, la semaine d'après, je revins au plateau. Je ne doutais pas du succès. Mes jeunes collaborateurs avaient dû parler à leurs camarades du commerce si lucratif des pilules de bousier, et montrer les arrhes pour convaincre les incrédules. Je trouvai, en effet, sur les lieux un groupe plus nombreux que la première fois. A mon arrivée, ils accoururent, mais sans élan de triom- phe, sans cris de joie. Je voyais déjà les choses prendre une mauvaise tournure. L'appréhension n'était que trop fondée. Au sortir de l'école, à bien des reprises, ils avaient cherché sans rien trouver de conforme à ce que je leur avais décrit. Il me fut présenté quelques pelotes trouvées en terre avec le Scarabée; mais c'était simple- ment des amas de vivres, ne contenant pas de ver. De nouvelles explications sont données, et la partie remise au jeudi suivant. L'insuccès fut le même. Les chercheurs découragés n'étaient déjà plus qu'en petit nombre. Une dernière fois, je fais appel à leur bonne volonté, toujours sans résultat. Enfin, j.e dédommageai les plus zélés, ceux qui avaient tenu bon jusqu'au bout, et le pacte fut rompu. Je ne devais compter que sur moi seul pour des recher- ches qui, très simples en apparence, étaient réellement d'une difficulté extrême. Aujourd'hui même, après bien des années, les fouilles faites en lieux opportuns, les occasions épiées en temps favorables ne m'ont pas encore donné un résultat net et suivi. J'en suis réduit à raccorder entre elles des obser- vations tronquées, et à combler les lacunes par l'analogie. LA VOLIERE 57 Le peu que j'ai vu, combiné avec les renseignements que m'ont donné en volière d'autres bousiers, Gymnopleures, Copris et Onthophages, se résume dans l'exposé suivant : La boule destinée à l'œuf ne se confectionne pas en public, dans le pêle-m.êle du chantier d'exploitation. C'est une œuvre d'art et de haute patience, qui demande recueillement et soins minutieux, impossibles au sein de la foule. On entre en loge pour méditer ses plans et se mettre à l'ouvrage. La mère se creuse donc un terrier à un décimètre ou deux dans le sable. C'est une assez vaste salle communiquant au dehors par une galerie bien moindre en diamètre. L'insecte y introduit des matériaux de choix, roulés sans doute sous forme de pilule. Les voyages doivent être multiples, car, sur la fin du travail, le contenu de la loge est hors de proportion avec la porte d'entrée et ne pourrait être emmagasiné en une seule fois. J'ai en mémoire un Copris espagnol qui, au moment de ma visite, achevait une pelote de la grosseur d'une orange au fond d'un terrier ne communiquant au dehors que par une galerie où le doigt pouvait tout juste passer. Il est vrai que les Copris ne roulent pas de pilules et ne font pas de longues pérégrinations pour transporter les vivres au logis. Ils creusent directement un puits sous l'ordure; et, brassée par brassée, ils entraînent à recu- lons la matière au fond du souterrain. La facilité de l'approvisionnement et la sécurité du travail, sous l'abri de la bouse, favorisent des goûts luxueux, qu'on ne peut trouver, au même degré, chez les bousiers adonnés à la rude profession de rouleurs de pilules; cependant, pour peu qu'il y revienne à deux ou trois fois, le Scarabée )8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES sacré peut s'amasser des richesses que jalouserait le Gopris espagnol. Ce ne sont encore là que des matériaux bruts, amalgamés au hasard. Un triage minutieux est tout d'abord à faire : ceci, le plus fin, pour les couches internes dont la larve doit se nourrir; cela, le plus grossier, pour les couches externes non destinées à l'alimentation et faisant seule- ment office de coque protectrice. Puis, autour d'une niche centrale qui reçoit l'œuf, il faut disposer les matériaux, assise par assise, d'après l'ordre décroissant de leur finesse et de leur valeur nutritive ; il faut donner con- sistance aux couches, les faire adhérer l'une à l'autre ; enfin, feutrer les brins filamenteux des dernières, qui doivent protéger le tout. Comment, dans une complète obscurité, au fond d'un terrier qui, encombré de vivres, laisse à peine la place pour se mouvoir, le Scarabée vient-il à bout d'œuvre pareille, lui si gauche d'allures, si raide de mouvements? Quand je songe à la délicatesse du travail accompli et aux grossiers outils de l'ouvrier, pattes anguleuses bonnes pour éventrer le sol et au besoin le tuf, l'idée me vient d'un éléphant qui s'aviserait de tisser de la dentelle. Explique qui voudra ce miracle de l'indus- trie maternelle : quant à moi, j'y renonce, d'autant plus qu'il ne m'a pas été donné de voir l'artiste en ses fonctions. Bornons-nous à décrire le chef-d'œuvre. La pilule où l'œuf est renfermé a généralement le volume d'une moyenne pomme. Au centre est une niche ovalaire d'un centimètre environ de diamètre. Sur le fond est fixé verticalement l'œuf, cylindrique, arrondi aux deux bouts, d'un blanc jaunâtre, du volume à peu près LA VOLIERE 59 d'un grain de froment, mais plus court. La paroi de la niche est crépie d'une matière brune verdâtre, luisante, demi-fluide, vraie crème stercorale destinée aux premières bouchées de la larve. Pour cet aliment raffiné, la mère cueillerait-elle la quintessence de l'ordure? L'aspect du mets me dit autre chose, et m'affirme que c'est là une purée élaborée dans l'estomac maternel. Le pigeon ramollit le grain dans son jabot et le convertit en une sorte de laitage qu'il dégorge ensuite à sa couvée. Selon toute apparence, le bousier a les mêmes tendresses : il digère à demi des aliments de choix et les dégorge en une fine bouillie, dont il enduit la paroi de la niche où l'œuf est déposé. A son éclosion, la larve trouve de la sorte une nourriture de digestion facile, qui lui fortifie rapide- ment l'estomac et lui permet d'attaquer les couches sous- jacentes, auxquelles manque ce raffinement de prépara- tion. Sous l'enduit demi-fluide est une pulpe de choix, compacte, homogène, d'où tout brin filandreux est exclu. Par delà viennent des assises grossières, où les fibres végétales abondent; enfin l'extérieur de la pelote est com- posé des matériaux les plus communs, mais tassés, feutrés en coque résistante. Un changement progressif dans le régime alimentaire est ici manifeste. En sortant de l'œuf, le tout débile ver- misseau lèche la fine purée sur les murs de sa loge. Il y en a peu, mais c'est fortifiant et de haute valeur nutritive. A la bouillie de la tendre enfance succède la pâtée du nourrisson sevré, pâtée intermédiaire entre les exquises délicatesse du début et la nourriture grossière de la fin. La couche en est épaisse et suffisante pour faire du ver- 40 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES misseau un robuste ver. Mais alors aux forts la nourriture des forts, le pain d'orge avec ses arêtes, le crottin naturel plein d'aiguilles de foin. La larve en est surabondamment approvisionnée; et toute sa croissance prise, il lui reste une couche formant cloison autour d'elle. La capacité de l'habitacle s'est agrandie à mesure que grossissait l'habi- tant, nourri de la substance même des murailles ; la petite niche primitive à parois très épaisses est maintenant une grande cellule à parois de quelques millimètres d'épaisseur ; les assises intérieures de la maison sont devenues larve, nymphe ou Scarabée suivant l'époque. Finalement la pilule est une solide coque, abritantdans sa loge spacieuse le mytérieux travail de la métamorphose. Pour continuer, les observations me manquent : mes actes de l'état-civil du Scarabée sacré s'arrêtent à l'œuf. Je n'ai pas vu la larve qui, du reste, est connue et décrite dans les auteurs' ; je n'ai pas vu davantage l'insecte par- fait encore renfermé dans la chambre de sa pilule, avant toute pratique des fonctions de rouleur et de fouisseur. Et c'est précisément là ce que j'aurais surtout désiré voir. J'aurais voulu trouver le bousier dans sa loge natale, récemment transfiguré, novice de tout travail, pour examiner la main de l'ouvrier avant sa mise à l'ouvrage. La raison de ce souhait, la voici : Les insectes ont chaque patte terminée par une sorte de doigt ou tarse, comme on l'appelle, composé d'une suite de fines pièces que l'on pourrait comparer aux phalanges de nos doigts. Un ongle en croc termine le 1. Voir Mulsant, Coléoplcres de France, Lamellicornes. LA VOLIERE 41 tout. Un doigt à chaque patte, telle est la règle; et ce doigt, du moins pour les Coléoptères supérieurs, notamment pour les bousiers, comprend cinq phalanges ou articles. Or, par une exception bien étrange, les Scarabées sont privés de tarses aux pattes antérieures, tandis qu'ils en possèdent de fort bien conformés, avec cinq articles, aux deux autres paires. Ils sont manchots, estropiés : ils manquent, aux membres de devant, de ce qui, dans l'insecte, représente fort grossière- ment notre main. Pareille anomalie se retrouve chez les Onitis et les Bubas, également de la famille des bousiers. L'entomologie a depuis longtemps enregistré ce curieux fait sans pou- voir en donner une satisfaisante explication. oiivieri. L'animal est-il manchot de naissance; vient-il au monde sans doigts aux membres antérieurs? Ou bien est-ce par accident qu'il les perd une fois qu'il se livre à ses travaux pénibles? Aisément on concevrait pareille mutilation comme une suite de la rude besogne de l'insecte. Fouiller, creuser, râteler, dépecer tantôt dans le gravier du sol, tantôt dans la masse iilandreuse du crottin, n'est pas œuvre oii des organes aussi délicats que les tarses puissent être engagés sans péril. Circonstance plus grave encore : quand l'insecte roule à reculons sa pilule, la tête en bas, c'est par l'extrémité des pattes antérieures qu'il prend appui sur le terrain. Que pourraient devenir dans ce con- tinuel frottement contre les rudesses du sol les faibles doigts de l'insecte, aussi menus qu'un bout de fil? Inutiles, pur embarras, un jour ou l'autre ils devraient 49 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES disparaître, écrasés, arrachés, usés au milieu de mille accidents. A manier de lourds outils, à soulever de pesants fardeaux, nos ouvriers, trop souvent, hélas! s'estropient; ainsi s'estropierait le Scarabée en roulant sa pelote, faix énorme pour lui. Ses bras manchots seraient noble certificat, attestant vie laborieuse. Mais ici des doutes sérieux aussitôt surviennent. Ces mutilations, si elles sont en réalité accidentelles et la conséquence d'un pénible travail, doivent être l'excep- tion et non la règle. De ce qu'un ouvrier, de ce que plu- sieurs ouvriers auront la main broyée dans les engre- nages d'une machine, ce n'est pas à dire que tous les autres seront aussi manchots. Si le Scarabée souvent, très souvent même, perd les doigts antérieurs à son mé- tier de rouleur de pilules, quelques-uns au moins doivent se trouver qui, plus heureux ou plus adroits, ont con- servé leurs tarses. Consultons donc les faits. J'ai observé en très grand nombre les espèces de Scarabées qui habitent la France : le Scarabée sacré^ commun en Provence ; le Scarabée semi- ponctué, qui s'éloigne peu de la mer et fréquente les plages sablonneuses de Cette, de Palavas et du golfe Juan; enfin le Scarabée à large cou, beaucoup plus répandu que les deux autres et qui Scarabée à large cou. remonte la vallée du Rhône au moins jusqu'à Lyon. Enfin mes observations ont porté sur une espèce africaine, le Scarabée à cicatrices, recueilli aux environs de Constantine. Eh bien, le manque de tarses aux pattes antérieures s'est trouvé, pour les quatre LA VOLIÈRE 4) espèces, un fait constant, sans exception aucune, du moins dans la limite de mes observations. Le Scarabée serait donc manchot d'origine; ce serait chez lui parti- cularité naturelle et non accident. Une autre raison d'ailleurs apporte un supplément de preuves. Si l'absence des doigts antérieurs était une muti- lation accidentelle, suite de violents exercices, il ne manque pas d'autres insectes, de bousiers notamment, qui se livrent à des travaux d'excavation encore plus pénibles que ceux du Scarabée, et qui devraient alors, à plus forte raison, être privés des tarses de devant, appendices sans usage, embarrassants même quand la patte doit être un robuste outil de fouille. Les Géotrupes, par exemple, qui méritent si bien leur nom, signifiant troueur de terre, creusent dans le sol battu des chemins, au milieu de cailloux cimentés d'argile, des puits verti- caux tellement profonds qu'il faut, pour en visiter la cellule terminale, faire emploi de puissants instruments de fouille, et encore ne réussit-on pas toujours. Or, ces mineurs par excellence, qui s'ouvrent aisément de longues galeries dans un milieu dont le Scarabée sacré pourrait à peine entamer la surface, ont leurs tarses antérieurs intacts, comme si perforer le tuf était œuvre de délica- tesse et non de violence. Tout porte donc à croire qu'ob- servé, novice encore, dans la cellule natale, le Scarabée se trouverait manchot et semblable au vétéran qui a couru le monde et s'est usé au travail. Sur cette absence de doigts pourrait se baser un rai- sonnement en faveur des théories à la mode aujourd'hui, concurrence vitale et transformation de l'espèce. On 44 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES dirait : Les Scarabées ont eu d'abord des tarses à toutes les pattes, conformément aux lois générales de l'organi- sation chez les insectes. D'une façon ou de l'autre, quel- ques-uns ont perdu aux pattes antérieures ces appendices embarrassants, plus nuisibles qu'utiles; se trouvant bien de cette mutilation qui favorisait le travail, ils ont prévalu peu à peu sur les autres, moins avantagés; ils ont fait souche en transmettant à leur descendance leurs moi- gnons sans doigts, et finalement l'antique insecte doigté est devenu l'insecte manchot de nos jours, A ces raisons je veux bien me rendre si l'on me démontre d'abord pour quels motifs, avec des travaux analogues et bien autre- ment rudes, le Géotrupe a conservé ses tarses. Jusque-là, continuons à croire que le premier Scarabée qui roula sa pilule, peut-être sur la plage de quelque lac où se bai- gnait le Palœotherium, était privé de tarses antérieurs comme le nôtre. III LE CERCERIS BUPRESTICIDE Il est pour chacun, suivant la tournure de ses idées, certaines lectures qui font date en montrant à l'esprit des horizons non encore soupçonnés. Elles ouvrent toutes grandes les portes d'un monde nouveau où doivent désor- mais se dépenser les forces de l'intelligence : elles sont l'étincelle qui porte la flamme dans un foyer dont les matériaux, privés de son concours, persisteraient indéfi- niment inutiles. Et ces lectures, point de départ d'une ère nouvelle dans l'évolution de nos idées, c'est fréquem- ment le hasard qui nous en fournit l'occasion. Les cir- constances les plus fortuites, quelques lignes venues sous nos yeux on ne sait plus comment, décident de notre ave- nir et nous engagent dans le sillon de notre lot. Un soir d'hiver, à côté d'un poêle dont les cendres étaient encore chaudes, et la famille endormie, j'oubliais, dans la lecture, les soucis du lendemain, les noirs soucis du professeur de physique qui, après avoir empilé diplôme universitaire sur diplôme et rendu pendant un 46 SOUVENIRS ENTOM OLO GIOUES quart de siècle des services dont le mérite n'était pas méconnu, recevait pour lui et les siens i 600 fr., moins que le gage d'un palefrenier de bonne maison. Ainsi le voulait la honteuse parcimonie de cette époque pour les choses de l'enseignement. Ainsi le voulaient les pape- rasses administratives : j'étais un irrégulier, fils de mes études solitaires. J'oubliais donc, au milieu des livres, mes poignantes misères du professorat, quand, de for- tune, je vins à feuilleter une brochure entomologique qui m'était venue entre les mains je ne sais plus par quelles circonstances. C'était un travail du patriarche de l'entomologie à cette époque, du vénérable savant Léon Dufour, sur les mœurs d'un Hyménoptère chasseur de Buprestes. Certes, je n'avais pas attendu jusque-là pour m'intéresser aux insectes; depuis mon enfance, Coléoptères, Abeilles et Papillons étaient ma joie ; d'aussi loin qu'il me souvienne, je me vois en extase devant les magnificences des élytres d'un Carabe et des ailes d'un Machaon. Les matériaux du foyer étaient prêts; il manquait l'étincelle pour les embraser. La lecture si fortuite de Léon Dufour fut cette étincelle. Des clartés nouvelles jaillirent : ce fut en mon esprit comme une révélation. Disposer de beaux Coléoptères dans une boîte à liège, les dénommer, les classer, ce n'était donc pas toute la science ; il y avait quelque chose de bien supérieur : l'étude intime de l'animal dans sa structure et surtout dans ses facultés. J'en lisais, gonflé d'émotion, un magnifique exemple. A quelque temps de là, servi par ces heureuses circonstances que trouve tou- jours celui qui les cherche avec passion, je publiais mon LE CERCERIS BURRESTICIDE 47 premier travail entomologique, complément de celui de Léon Dufoiir. Ce début eut les honneurs de riiislilut de France; un prix de physiologie expérimentale lui fut décerné. Mais, récompense bien plus douce encore, je recevais bientôt après la lettre la plus élogieusc, la plus encourageante de celui-là même qui m'avait inspiré. Le vénéré Maître m'adressait du fond des Landes la chaleu- reuse expression de son enthousiasme, et m'engageait v^ivement à continuer dans la voie. A ce souvenir, mes vieilles paupières se mouillent encore d'une larme de sainte émotion. O beaux jours des illusions, de la foi en l'avenir, qu'êtes-vous devenus? J'aime à croire que le lecteur ne sera pas fâché de trouver ici, en extrait, le mémoire point de départ de mes propres recherches, d'autant plus que cet extrait est nécessaire pour l'intelligence de ce qui doit suivre. Je laisse donc la parole au Maître, mais en abrégeant '. «Je ne vois dans l'histoire des Insectes aucun fait aussi curieux, aussi extraordinaire que celui dont je vais vous entretenir. Il s'agit d'une espèce de Cerceris qui alimente sa famille avec les plus somptueuses espèces du genre Bupreste. Permettez-moi, mon ami, de vous associer aux vives impressions que m'a procurées l'étude des mœurs de cet H3^ménoptère. « En juillet 1839, un de mes amis qui habite la cam- I. Pour le mémoire complet, consulter /l«//i7/c?5 ^^5 Sciences natu- relles, 2® série, tomeXV. Observations sur les métamorphoses du Cer- ceris bupresticida, et sur l'industrie et l'instinct entomologique de cer Hyménoptère, par M. Léon Dufour (Lettre adressée à M. Audouin). 48 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES pagne, m'envoya deux individus du Buprestis bifasciata, insecte alors nouveau pour ma collection, en m'apprenant qu'une espèce de Guêpe qui transportait un de ces jolis Coléoptères l'avait abandonné sur son habit et que, peu d'instants après, une semblable Guêpe en avait laissé tomber un autre à terre. « En juillet 1840, étant allé faire une visite, comme médecin, dans la maison de UuprcbUs bilasciala. ' mon ami, je lui rappelai sa capture de l'année précédente, et je m'informai des circonstances qui l'avaient accompagnée. La conformité de saison et de lieux me faisait espérer de renouveler moi-même cette conquête; mais le temps était ce jour-là, sombre et frais, peu favorable, par conséquent, à la circulation des Hymé- noptères. Néanmoins, nous nous mîmes en observation dans les allées du jardin, et ne voyant rien venir, je m'avisai de chercher sur le sol des habitations d'Hymé- noptères fouisseurs. « Un léger tas de sable, récemment remué et formant comme une petite taupinière, arrêta mon attention. En le grattant, je reconnus qu'il masquait l'orifice d'un con- duit qui s'enfonçait profondément. Au moyen d'une bêche, nous défonçons avec précaution le terrain, et nous ne tardons pas à voir briller les élytres éparses du Bu- preste si convoité. Bientôt ce ne sont plus des élytres isolées, des fragments que je découvre; c'est un Bupreste tout entier, ce sont trois, quatre Buprestes qui étalent leur or et leurs émeraudes. Je n'en croyais pas mes yeux. Mais ce n'était là qu'un prélude de mes jouissances. BUPRESTES LE CERCERIS BUPRESTICIDE 49 « Dans le chaos des débris de l'exhumation, un Hymé- noptèrc se présente et tombe sous ma main : c'était le ravisseur des Buprestes, qui cherchait à s'évader du milieu des victimes. Dans cet insecte fouisseur, je recon- nais une vieille connaissance, un Cerceris que j'ai trouvé deux cents fois en ma vie, soit en Espagne, soit dans les environs de Saint-Sever. « Mon ambition était loin d'être satisfaite. Il ne me suffi- sait pas de connaître et le ravisseur et la proie ravie, il me fallait la larve, seul consommateur de ces opulentes pro- visions. Après avoir épuisé ce premier filon à Buprestes, je courus à de nouvelles fouilles, je sondai avec un soin plus scrupuleux; je parvins enfin à découvrir deux larves qui complétèrent la bonne fortune de cette campagne. En moins d'une heure, je bouleversai trois repaires de Cerceris, et mon butin fut une quinzaine de Buprestes entiers avec des fragments d'un plus grand nombre encore. Je calculai, en restant, je crois, bien en deçà de la vérité, qu'il y avait dans ce jardin vingt-cinq nids, ce qui faisait une somme énorme de Buprestes enfouis. Que sera-ce donc, me disais-je, dans les localités où, en quel- ques heures, j'ai pu saisir sur les fleurs des alliacées jus- qu'à soixante Cerceris, dont les nids, suivant toute appa- rence, étaient dans le voisinage et approvisionnés, sans doute, avec la même somptuosité. Ainsi mon imagina- tion, d'accord avec les probabilités, me faisait entrevoir sous terre, et dans un rayon peu étendu, des Buprcstis bifasciata par milliers, tandis que, depuis plus de trente ans que j'explore l'entomologie de nos contrées, je n'en ai jamais trouvé un seul dans la campagne. I. 4 50 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES « Une fois seulement, il y a peut-être vingt ans, je ren- contrai, engagé dans un trou de vieux chêne, un abdomen de cet insecte revêtu de ses élytres. Ce dernier fait devint pour moi un trait de lumière. En m'apprenant que la larve du Buprestis bifasciata devait vivre dans le bois de chêne, il me rendait parfaitement raison de l'abondance de ce Coléoptère dans un pays où les forêts sont exclusi- vement formées par cet arbre. Comme le Cerceris bupresticide est Cerceiis bupresticide. rare dans les collines argileuses de cette dernière contrée, comparativement aux plaines sablon- neuses peuplées par le pin maritime, il devenait piquant pour moi de savoir si cet Hyménoptère, lorsqu'il habite la région des pins, approvisionne son nid comme dans la région des chênes. J'avais de fortes présomptions qu'il ne devait pas en être ainsi; et vous verrez bientôt, avec quelque surprise, combien est exquis le tact entomolo- gique de notre Cerceris dans le choix des nombreuses espèces du genre Bupreste. « Hâtons-nous donc de nous rendre dans la région des pinspourmoissonner de nouvelles jouissances. Le chantier d'exploration est le jardin d'une propriété située au milieu de forêts de pins maritimes. Les repaires de Cerceris furent bientôt reconnus ; ils étaient exclusivement prati- qués dans les maîtresses allées, où le sol, plus battu, plus compact à la surface, offrait à l'Hyménoptère fouisseur des conditions de solidité pour l'établissement de son domicile souterrain. J'en visitai une vingtaine environ, et LE CERCERIS BUPRESTICIDE 51 je puis le dire, à la sueur de mon front. C'est un genre d'exploitation assez pénible, car les nids, et par consé- quent les provisions, ne se rencontrent qu'à un pied de profondeur. Aussi, pour éviter leur dégradation, il con- vient, après avoir enfoncé dans la galerie des Gerceris un chaume de graminée qui sert de jalon et de conducteur, d'investir la place par une ligne de sape carrée dont les côtés sont distants de l'orifice ou du jalon d'environ sept à huit pouces. Il faut saper avec une pelle de jardin, de manière que la motte centrale, bien détachée dans son pourtour, puisse s'enlever en une pièce, que l'on renverse sur le sol pour la briser ensuite avec circonspection. Telle est la manœuvre qui m'a réussi. « Vous eussiez partagé, mon ami, notre enthousiasme à la vue des belles espèces de Buprestes que cette exploita- tion si nouvelle étala successivement à nos regards empressés. Il fallait entendre nos exclamations toutes les fois qu'en renversant de fond en comble la mine, on mettait en évidence de nouveaux trésors, rendus plus éclatants encore par l'ardeur du soleil, ou lorsque nous découvrions, ici des larves de tout âge attachées à leur proie, là des coques de ces larves toutes incrustées de cuivre, de bronze, d'émeraudes. Moi qui suis un entomo- phile praticien, et depuis, hélas! trois ou quatre fois dix ans, je n'avais jamais assisté à un spectacle si ravissant, je n'avais jamais vu pareille fête. Vous y manquiez pour en doubler la jouissance. Notre admiration, toujours progres- sive, se portait alternativement de ces brillants Coléoptères au discernement merveilleux, à la sagacité étonnante du Cerceris qui les avait enfouis et emmagasinés. Le croiriez- 5» SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES VOUS, sur plus de quatre cents individus exhumés, il ne s'en est pas trouvé un seul qui n'appartînt au vieux genre Bupreste. La plus minime erreur n'a point été commise par notre savant Hyménoptère. Quels enseigne- ments à puiser dans cette intelligente industrie d'un si petit insecte! Quel prix Latreille n'aurait-il pas attaché au suffrage de ce Cerceris en faveur de la méthode natu- relle*. « Passons maintenant aux diverses manœuvres du Cer- ceris pour établir et approvisionner ses nids. J'ai déjà dit qu'il choisit les terrains dont la surface est battue, com- pacte et solide; j'ajoute que ces terrains doivent être secs et exposés au grand soleil. Il y a dans ce choix une intel- ligence, ou, si vous voulez, un instinct qu'on serait tenté de croire le résultat de l'expérience. Une terre meuble, un sol uniquement sablonneux seraient, sans doute, bien plus faciles à creuser : mais comment y pratiquer un orifice qui pût rester béant pour le besoin du service, et une galerie dont les parois ne fussent pas exposées à s'ébouler à chaque instant, à se déformer, à s'obstruer à la moindre pluie ? Ce choix est donc rationnel et parfai- tement calculé. « Notre Hyménoptère fouisseur creuse sa galerie au moyen de ses mandibules et de ses tarses antérieurs qui, à cet effet, sont garnis de piquants raides, faisant l'office de râteaux. Il ne faut pas que l'orifice ait seulement le I . Les 450 Buprestes exhumés appartiennent aux espèces suivantes : Biiprestis octo-guttata; B. hifasciata; B. pruni ; B. tarda; B. bi- guttata; B. iiiicans; B. flavo maculaia; B. chiysostigina ; B. novem- maculata. LE CERCERÎS BUPRESTICIDE 5) dirimèti'c du corps du mineur; il faut qu'il puisse admettre une proie plus volumineuse. C'est une prévoyance admi- rable. A mesure que le Cerceris s'enfonce dans le sol, il amène au dehors les déblais, et ce sont ceux-ci qui forment le tas que j'ai comparé plus haut à une petite taupinière. Cette galerie n'est pas verticale, ce qui l'aurait infaillible- ment exposée à se combler, soit par l'effet du vent, soit par bien d'autres causes. Non loin de son origine, elle forme un coude; sa longueur est de sept à huit pouces. Au fond du couloir, l'industrieuse mère établit les ber- ceaux de sa postérité. Ce sont cinq cellules séparées et indépendantes les unes des autres, disposées en demi- cercle, creusées de manière à posséder la forme et pres- que la grandeur d'une olive, polies et solides à leur intérieur. Chacune d'elles est assez grande pour contenir trois Buprestes, qui sont la ration ordinaire pour chaque larve. La mère pond un œuf au milieu des trois victimes, et bouche ensuite la galerie avec de la terre, de manière que, l'approvisionnement de toute la couvée terminé, les cellules ne communiquent plus au dehors. «Le Cerceris bupresticide doit être un adroit, un intré- pide, un habile chasseur. La propreté, la fraîcheur des Buprestes qu'il enfouit dans sa tanière, portent à croire qu'il les saisit au moment où ces Coléoptères sortent des ga,lerics ligneuses où vient de s'opérer leur dernière méta- morphose. Mais quel inconcevable instinct le pousse, lui qui ne vit que du nectar des fleurs, à se procurer, à travers mille difiicultés, une nourriture animale pour des enfants carnivores qu'il ne doit jamais voir, et à venir se placer en arrêt sur les arbres les plus disseo}- 54 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES blables, recelant dans les profondeurs de leurs troncs les insectes destinés à devenir sa proie? Quel tact entomolo- gique plus inconcevable encore lui fait une rigoureuse loi de se renfermer, pour le choix de ses victimes, dans un seul groupe générique et de capturer des espèces qui ont entre elles des différences considérables de taille, de configuration, de couleur? Car voyez, mon ami, combien peu se ressemblent : le B. biguitata à corps mince et allongé, à couleur sombre; le B. octo-giittata, ovale- oblong, à grandes taches d'un beau jaune sur un fond bleu ou vert; le B. micans, qui a trois ou quatre fois le Buprcsiis biguttata. Buprestis octo-cuttata. volume du B. biguttata et une couleur métallique d'un beau vert doré éclatant. « Il est encore, dans les manœuvres de notre assassin des Buprestes, un fait des plus singuliers. Les Buprestes enterrés, ainsi que ceux dont je me suis emparé entre les pattes de leurs ravisseurs, sont toujours dépourvus de tout signe de vie; en un mot, ils sont décidément morts. Je remarquai avec surprise que, n'importe l'époque de l'exhumation de ces cadavres, non seulement ils conser- vaient toute la fraîcheur de leur coloris, mais ils avaient les pattes, les antennes, les palpes et les membranes qui LE CERCEIUS BUPRESTICIDË 55 unissent les parties du corps, parfaitement souples et flexibles. On ne reconnaissait en eux aucune mutilation, aucune blessure apparente. On croirait d'abord en trouver la raison, pour ceux qui sont ensevelis, dans la fraîcheur des entrailles du sol, dans l'absence de l'air et de la lumière; et pour ceux enlevés aux ravisseurs, dans une mort très récente. « Mais observez, je vous prie, que lors de mes explora- tions, après avoir placé isolément dans des cornets de papier les nombreux Buprestes exhumés, il m'est souvent arrivé de ne les enfiler avec des épingles qu'après trente- six heures de séjour dans les cornets. Eh bien! malgré la sécheresse et la vive chaleur de juillet, j'ai toujours trouvé la même flexibilité dans leurs articulations. Il y a plus : après ce laps de temps, j'ai disséqué plusieurs d'entre eux, et leurs viscères étaient aussi parfaitement conservés que si j'avais porté le scalpel dans les entrailles encore vivantes de ces insectes. Or, une longue expérience m'a appris que, même dans un Coléoptère de cette taille, lorsqu'il s'est écoulé douze heures depuis la mort en été, les organes intérieurs sont ou desséchés ou corrompus, de manière qu'il est impossible d'en constater la forme et la structure. Il y a dans les Buprestes mis à mort par les Cerceris quelque circonstance particulière qui les met à l'abri de la dessiccation et de la corruption pendant une et peut-être deux semaines. Mais quelle est cette circon- stance? » Pour expliquer cette merveilleuse conservation des chairs qui, d'un insecte plongé depuis plusieurs semaines 56 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES dans l'inertie d'un cadavre, fait une pièce de gibier ne se faisandant pas et se tenant aussi fraîche qu'à la minute même de sa capture, pendant les plus fortes chaleurs de l'été, l'habile historien du chasseur de Buprestes suppose un liquide antiseptique, agissant à la manière des prépa- rations usitées pour conserver les pièces d'anatomie. Ce liquide ne saurait être que le venin de l'Hyménoptère, inoculé dans le corps de la victime. Une petite gouttelette de l'humeur venimeuse accompagnant le dard, stylet destiné à l'inoculation, ferait office d'une sorte de sau- mure ou de liqueur préservatrice pour conserver les chairs dont la larve doit se nourrir. Mais quelle supério- rité n'aurait pas sur les nôtres le procédé de l'Hyméno- ptère en matière de conserves alimentaires ! Nous saturons de sel, nous imprégnons des âcretés de la fumée, nous enfermons dans des boîtes de fer-blanc hermétiquement closes, des aliments qui se maintiennent mangeables, il est vrai, mais sont loin, bien loin, des qualités qu'ils avaient à l'état de fraîcheur. Les boîtes de sardines noyées dans de l'huile, les harengs fumés de la Hollande, les morues réduites en une plaque raccornie par le sel et le soleil, tout cela peut-il soutenir la comparaison avec les mêmes poissons livrés à la cuisine alors qu'ils frétil- lent encore? Pour les viandes proprement dites, c'est encore pire. Hors de la salaison et du boucanage, nous n'avons rien qui puisse, même pendant une période assez courte, maintenir mangeable à la rigueur un morceau de chair. Aujourd'hui, après mille tentatives infructueuses dans les voies les plus variées, on équipe à grands frais des navires spéciaux, qui, munis de puissants appareils NID DU CERCERIS BUPRESTICIDE LE CERCERIS BUPRESTICIDE 57 frigorifiques, nous apportent cangelées et soustraites à l'altération par l'intensité du froid, les chairs des mou- tons et des bœufs abattus dans les pampas de l'Amérique du Sud. Comme le Cerceris prime sur nous par sa méthode, si prompte, si peu coûteuse, si efficace! Quelles leçons nous aurions à prendre dans sa chimie transcen- dante! Avec une imperceptible goutte de son liquide à venin, il rend à l'instant même sa proie incorruptible. Que dis-je! incorruptible! C'est fort loin d'être tout! Il met son gibier dans un état qui empêche la dessiccation, qui laisse aux articulations leur souplesse, qui maintient dans leur fraîcheur première tous les organes tant inté- rieurs qu'extérieurs; enfin il met l'insecte sacrifié dans un état ne différant de la vie que par l'immobilité cada- vérique. Telle est l'idée à laquelle s'est arrêté L. Dufour, devant l'incompréhensible merveille des Buprestes morts que la corruption n'envahit pas. Une liqueur préservatrice, incomparablement supérieure à tout ce que la science humaine sait produire, expliquerait le mystère. Lui, le maître, habile parmi les habiles, rompu aux fines ana- tomies; lui qui, de la loupe et du scalpel, a scruté la série entomologique entière, sans laisser un recoin inexploré; lui, enfin, pour qui l'organisation des insectes n'a pas de secrets, ne peut rien imaginer de mieux qu'un liquide antiseptique pour donner au moins une apparence d'ex- plication, à un fait qui le laisse confondu. Qu'il me soit permis d'insister sur ce rapprochement entre l'instinct de la bête et la raison du savant pour mieux mettre en son jour, en temps opportun, l'écrasante supériorité deTanimal. 58 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES Je n'ajouterai que peu de mots à l'histoire du Cerceris bupresticide. Cet Hyménoptère, commun dans les Landes, ainsi que nous l'enseigne son historien, paraît être fort rare dans le département de Vaucluse. Il ne m'est arrivé que de loin en loin de le rencontrer en automne, et toujours par individus isolés, sur les capi- tules épineux du Chardon-Roland (Eryngium cam~ pestre), soit aux environs d'Avignon, soit aux environs d'Orange et de Carpentras. Dans cette dernière localité, si favorable aux travaux des Hyménoptères fouisseurs par son terrain sablonneux de mollasse marine, j'ai eu la bonne fortune, non d'assister à l'exhumation de richesses entomologiques telles que nous les décrit L. Dufour, mais de trouver quelques vieux nids, que je rapporte sans hésiter au chasseur de Buprestes, me basant sur la forme des cocons, le genre d'approvisionnement et la rencontre de l'Hyménoptère dans les environs. Ces nids, creusés au sein d'un grès très friable, nommé safre dans le pays, étaient bourrés de débris de Coléoptères, débris très reconnais- sablés et consistant en élytres déta- chés, corselets vidés, pattes entières. Or ces reliefs du festin des larves se rapportaient tous à une seule espèce ; et cette espèce était encore un Bupreste, le Bupreste géminé (Spiiœnoptera geniinata). Ainsi de l'ouest à l'est de la France, du département des Landes à celui de Vaucluse, le Cerceris reste fidèle à son gibier de prédilection; la longitude ne change rien à ses pré- Bupreste géminé. LE CERCERIS BUl'RESTICIDE. 59 férences; chasseur de Buprestes au milieu des pins mari- times des dunes océaniques, il reste chasseur de Buprestes au milieu des yeuses et des oliviers de la Provence. Il change d'espèces suivant les lieux, le climat et la végé- tation, qui font tant varier les populations entomolo- giques; mais il ne sort pas de son genre favori, le genre Bupreste. Pour quel singulier motif? C'est ce que je vais essayer de démontrer. IV LE GERCERIS TUBERCULE La mémoire pleine des hauts faits du chasseur de Buprestes, j'épiais l'occasion d'assister à mon tour aux travaux des Cerceris; et je l'épiai tellement que je finis par la trouver. Ce n'était pas, il est vrai, l'Hyménoptère célébré par L, Dufour, avec ses somptueuses victuailles, dont les débris exhumés du sol font songer à la poudre de quelque pépite brisée sous le pic du mineur dans un placer aurifère; c'était une espèce congénère, ravisseur géant qui se contente d'une proie plus modeste, enfin le Cerceris tubercule ou Cerceris majeur, le plus grand, le plus robuste du genre. La dernière quinzaine de septembre est l'époque où notre Hyménoptère fouisseur creuse ses terriers et enfouit dans leur profondeur la proie destinée à ses larves. L'emplacement pour le domicile, toujours choisi avec discernement, est soumis à ces lois mystérieuses si variables d'une espèce à l'autre, mais immuables pour une même espèce. Au Cerceris de L. Dufour, il faut un 63 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES sol horizontal, battu et compact, tel que celui d'une allée, pour rendre impossibles les éboulements, les défor- mations qui ruineraient sa galerie à la première pluie. Il faut au nôtre, au contraire, un sol vertical. Avec cette légère modification architectonique, il évite la plupart des dangers qui pourraient menacer sa galerie; aussi se montre-t-il peu difficile dans le choix de la nature du sol, et creuse-t-il indifféremment ses terriers soit dans une terre meuble légèrement argileuse, soit dans les sables friables de la mollasse ; ce qui rend ses travaux d'excava- tion beaucoup plus aises. La seule condition indispen- sable paraît être un sol sec et exposé, la plus grande partie du jour, aux rayons du soleil. Ce sont donc les talus à pic des chemins, les flancs des ravins, creusés par les pluies dans les sables de la mollasse, que notre Hymé- noptère choisit pour établir son domicile. Semblables conditions sont fréquentes au voisinage de Carpentras, au lieu dit le Chemin creux; c'est là aussi que j'ai observé en plus grande abondance le Gerceris tubercule et que j'ai recueilli la majeure partie des faits relatifs à son histoire. Ce n'est pas assez pour lui du choix de cet emplace- ment vertical : d'autres précautions sont prises pour se garantir des pluies inévitables de la saison déjà avancée. Si quelque lame de grès dur fait saillie en forme de cor- niche; si quelque trou, à y loger le poing, est naturelle- ment creusé dans le sol, c'est là, sous cet auvent, au fond de cette cavité, qu'il pratique sa galerie, ajoutant ainsi un vestibule naturel à son propre édifice. Bien qu'il n'y ait entre eux aucune espèce de communauté, ces LE CHEMIN CREUX A CARPEiNTRAS LE CERCERIS TUBERCULE 65 insectes aiment cependant à se réunir en petit nombre; et c'est toujours par groupes d'une dizaine environ au moins que j'ai observé leurs nids, dont les orifices, le plus souvent assez distants l'un de l'autre, se rappro- chent quelquefois jusqu'à se toucher. Par un beau soleil, c'est merv^cille de voir les diverses manœuvres de ces laborieux mineurs. Les uns, avec leurs mandibules, arrachent patiemment au fond de l'excavation quelques grains de gravier et en poussent la lourde masse au dehors; d'autres, grattant les parois de leur couloir avec les râteaux acérés des tarses, forment un tas de déblais qu'ils balaient au dehors à reculons, et qu'ils font ruisseler sur les flancs des talus en longs filets pulvérulents. Ce sont ces ondées périodiques de sable rejeté hors des galeries en construction, qui ont trahi mes premiers Cerceris et m'ont fait découvrir leurs nids. D'autres, soit par fatigue, soit par suite de l'achèvement de leur rude tâche, semblent se reposer et lustrent leurs antennes et leurs ailes sous l'auvent naturel qui, le plus souvent, protège leur domicile; ou bien encore restent immobiles à l'orifice de leur trou, et montrent seulement leur large face carrée, bariolée de jaune et de noir. D'autres enfin, avec un grave bourdonnement, voltigent sur les buissons voisins du Chêne au Kermès, où les mâles, sans cesse aux aguets dans le voisinage des ter- riers en construction, ne tardent pas à les suivre. Des couples se forment, souvent troublés par l'arrivée d'un second mâle qui cherche à supplanter l'heureux posses- seur. Les bourdonnements deviennent menaçants, des rixes ont lieu, et souvent les deux mâles se roulent dan'^. 64 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES la poussière jusqu'à ce que l'un des deux reconnaisse la supériorité de son rival. Non loin de là, la femelle attend, indifférente, le dénoûment de la lutte; enfin elle accueille le mâle que les hasards du combat lui ont donné, et le couple, s'envolant à perte de vue, va chercher la tran- quillité sur quelque lointaine touffe de broussailles. Là se borne le rôle des mâles. De moitié plus petits que les femelles, et presque aussi nombreux qu'elles, ils rôdent çà et là, à proximité des terriers, mais sans y pénétrer, et sans jamais prendre part aux laborieux travaux démine et aux chasses, peut-être encore plus pénibles, qui doi- vent approvisionner les cellules. En peu de jours, les galeries sont prêtes, d'autant plus que celles de l'année précédente sont employées de nou- veau après quelques réparations. Les autres Cerceris, à ma connaissance, n'ont pas de domicile fixe, héritage de famille transmis d'une génération à l'autre. Vraie Bohême errante, ils s'établissent isolément où les ont conduits les hasards de leur vie vagabonde, pourvu que le sol leur convienne. Le Cerceris tubercule est, lui, fidèle à ses pénates. La lame de grès qui surplombe et servait d'auvent à ses prédécesseurs, il l'adopte à son tour; il creuse la même assise de sable qu'ont creusée ses ancêtres, et ajoutant ses propres travaux aux travaux antérieurs, il obtient des retraites profondes qu'on ne visite pas toujours sans difficulté. Le diamètre des gale- ries est assez large pour qu'on puisse y plonger le pouce, et l'insecte peut s'y mouvoir aisément, même lorsqu'il est chargé de la proie que nous lui verrons saisir. Leur direction, qui d'abord est horizontale jusqu'à la profon- LE CERCERrs TUBERCULE 65 deiir de un à deux décimètres, fait subitement un coude, et plonge plus ou moins obliquement tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre. Sauf la partie horizontale et le coude du tube, le reste ne paraît réglé que par les diffi- cultés du terrain, comme le prouvent les sinuosités, les orientations variables qu'on observe dans la partie la plus reculée. La longueur totale de cette espèce de trou de sonde atteint jusqu'à un demi-mètre. A l'extrémité la plus reculée du tube se trouvent les cellules, en assez petit nombre, et approvisionnées chacune avec cinq ou six cadavres de Coléoptères. Mais laissons ces détails de maçonnerie, et arrivons à des faits plus capables d'exciter notre admiration. La victime que le Cerceris choisit pour alimenter ses larves est un Curculionide de grande taille, le Cleomis opJitlialmicHs. On \'oit le ravisseur arriver pesamment chargé, portant sa victime entre les pattes, ventre à ventre, tête contre tête, et s'abattre lourdement à quel- que distance du trou, pour achever le reste du trajet sans le secours des ailes. .., Alors l'Hyménoptère traîne péniblement ophthaimicus. sa proie avec les mandibules sur un plan vertical ou au moins très incliné, cause de fréquentes culbutes qui font rouler pêle-mêle le ra\ isseur et sa victime jusqu'au bas du talus, mais incapables de décourager l'infatigable mère qui, souillée de poussière, plonge entin dans le terrier avec le butin dont elle ne s'est point dessaisie un instant. Si la marche avec un tel fardeau n'est point aisée pour le Cerceris, surtout sur un pareil ï- 5 66 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES terrain, il n'en est pas de même du vol dont la puissance est admirable, si l'on considère que la robuste bestiole emporte une proie presque aussi grosse et plus pesante qu'elle. J'ai eu la curiosité de peser comparativement le Cerccris et son gibier : j'ai trouvé pour le premier 150 milligrammes, pour le second, en mo3'enne, 250 milligrammes, presque le double. Ces nombres parlent assez éloquemment en faveur du vigoureux chasseur; aussi ne pouvais-je me lasser d'admirer avec quelle prestesse, quelle aisance, il repre- nait son vol, le gibier entre les pattes, et s'élevait à une hauteur où je le perdais de vue, lorsque traqué de trop près par ma curiosité indiscrète, il se décidait à fuir pour sauver son précieux butin. Mais il ne fuyait pas toujours, et je parvenais alors, non sans difficulté pour ne pas blesser le chasseur, en le harcelant, en le culbutant avec une paille, à lui faire abandonner sa proie dont je m'emparais aussitôt. Le Cerceris ainsi dépouillé cherchait çà et là, entrait un instant dans sa tanière, et en sortait bientôt pour voler à de nouvelles chasses. En moins de dix minutes, l'adroit investigateur avait trouvé une nouvelle victime, consommé le meurtre et accompli le rapt, que je me suis souvent permis de faire tourjier à mon profit. Huit fois, aux dépens du même individu, j'ai commis coup sur coup le même larcin; huit fois avec une constance inébranlable, il a recommencé son expédi- tion infructueuse. Sa patience a lassé la mienne, et la neuvième capture lui est restée définitivement acquise. Par ce procédé, ou en violant les cellules déjà appro- visionnées, je me suis procuré près d'une centaine de LE CERCERIS TUBERCULE 67 Curculioiiides; et mulgré ce que j'avais droit d'attendre, d'après ce que L. Dufour nous a appris sur les mœurs du Cerceris bupresticidc, je n'ai pu réprimer mon éton- ncment à la vue de la singulière collection que je venais de faire. Si le chasseur de Buprestes, sans sortir des limites d'un genre, passe indistinctement d'une espèce à l'autre, celui-ci, plus exclusif, s'adresse invariablement à la même espèce, le Cleoniis ophtliçilmiciis. Dans le dénombrement de mon butin, je n'ai reconnu qu'une exception, une seule, et encore était-elle fournie par une espèce congénère, le Cleonus alternans, espèce queje n'ai pu revoir une seconde fois dans mes fréquentes visites aux Cerceris. Des recherches ultérieures m'ont fourni une seconde exception, le Bothynoderes a/bidus; et voilà tout. Une proie plus savoureuse, plus succulente, suffit- elle pour expliquer cette prédilection pour une espèce unique? Les larves trouvent-elles, dans ce gibier sans variété, des sucs mieux à leur convenance et qu'elles ne trouveraient pas ailleurs ? Je ne le pense pas; et si le Cer- ceris de L. Dufour chasse indistinctement tous les Buprestes, c'est que, sans doute, tous les Buprestes ont mêmes propriétés nutritives. Mais les Curculionides doivent être en général dans le même cas; leurs quali- tés alimentaires doivent être identiques, et alors ce choix si surprenant n'est plus qu'une question de volume, et par suite d'économie de fatigue et de temps. Notre Cerceris, le géant jde ses congénères, s'attaque de préfé- rence au Cléone ophthalmique parce que ce Charançon est le plus gros de nos contrées et peut-être aussi le plus fréquent. Mais si cette proie préférée vient à lui manquer, 68 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES il doit se rabattre sur d'autres espèces, seraient-elles moins grosses, comme le prouvent les deux exceptions constatées. Du reste, il est loin d'être le seul à gibo3^cr aux dépens de la gent porte-trompe, les Charançons. Bien d'autres Cerceris suivant leur taille, leur force et les éventualités de la chasse, capturent les Curculionides les plus variés pour le genre, l'espèce, la forme, la grosseur. On sait depuis longtemps que le Cerceris areiiaria nourrit ses larves de semblables provisions. J'ai reconnu moi- même dans ses repaires les Sitona lineata, Sitonatibialis, Cneorhinus hispidîis, Brachyderes graciUs, Geonenius flabeUipes^ OtiorJiyndnis inaleficus. Au Cerceria aurita, on a reconnu pour butin VOtiorhynchus rauciis et le Phytononms punctatus. Le garde-manger du Cerceris Ferreri m'a montré les pièces suivantes : Phytonomus 7nurinus, PJiytonomtis punctattis, Sitona lineata, Cneo- rhinus hispidîis, Rhynchites betuleti. Ce dernier, rou- leur des feuilles de la vigne sous forme de cigares, est parfois d'un superbe bleu métallique, et plus ordinaire- ment d'un splendide éclat cuivreux doré. Il m'est arrivé de trouver jusqu'à sept de ces brillants insectes pour l'approvisionnement d'une cellule; et alors la somptuosité du petit amas souterrain pouvait presque soutenir la com- paraison avec les bijoux enfouis par le chasseur de Buprestes. D'autres espèces, notamment les plus faibles, s'adonnent au menu gibier, dont le petit volume est suppléé par l'abondance des pièces. Ainsi le Cerceris quadricincta entasse dans chaque cellule jusqu'à une trentaine à'Apion gravidum', sans dédaigner, lorsque LE CERCERIS TUBERCULE 69 l'occasion s'en présente, des Curculionides plus volumi- neux, tels que Sitona lineata, Phytonomus murinus. Pareil approvisionnement en petites espèces est encore le lot du Cerceris labiata. F-i-^ lo plus petit des Cerceris de ma région, le Cerceris JuIU\ pour- chasse les plus petits Curculionides, Apion gravidum et Briichus granariiis^ gibier proportionné au frêle giboyeur. Pour en finir avec ce relevé des victuailles, ajou- tons que quelques Cerceris suivent d'au- tres lois gastronomiques et élèvent leur Apion gravidum. famille avec des Hyménoptères. Tel est le Cerceris ortiata. De tels goûts sortant de notre cadre, passons outre. Voilà donc que sur huit espèces de Cerceris dont les provisions de bouche consistent en Coléoptères, sept sont adonnées au régime des Charançons et une à celui des Buprestes. Pour quelles raisons singulières les dépré- dations de ces Hyménoptères sont-elles renfermées dans des limites si étroites? Quels sont les motifs de ces choix si exclusifs? Quels traits de ressemblance interne y a-t-il entre les Buprestes et les Charançons, qui extérieurement ne se ressemblent en rien, pour devenir ainsi également la pâture de larves carnivores congénères? Entre telle et telle autre espèce de victime, il y a, sans doute aucun, des différences de saveur, des différences nutritives que les larves savent très bien apprécier ; mais une raison autrement grave doit dominer toutes ces considérations I. Voir aux notes la description de cette espèce, nouvelJe pour l'entomologie. 70 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES gastronomiques et motiver ces étranges prédilections. Après tout ce qui a été dit d'admirable par L. Dufour Sur la longue et merveilleuse conservation des insectes destinés aux larves carnassières, il est presque inutile d'ajouter que les Charançons, autant ceux que j'exhu- mais que ceux que je prenais entre les pattes des ravis- seurs, quoique privés pour toujours du mouvement, étaient dans un parfait état de conservation. Fraîcheur des couleurs, souplesse des membranes et des moindres articulations, état normal des viscères, tout conspire à vous faire douter que ce corps inerte qu'on a sous les yeux soit un véritable cadavre, d'autant plus qu'à la loupe même il est impossible d'y apercevoir la moindre lésion ; et, malgré soi, on s'attend à voir remuer, à voir marcher l'insecte d'un moment à l'autre. Bien plus : par des chaleurs qui, en quelques heures, auraient desséché et rendu friables des insectes morts d'une mort ordinaire, par des temps humides qui les auraient tout aussi rapide- ment corrompus et moisis, j'ai conservé, sans aucune précaution et pendant plus d'un mois, les même individus, soit dans des tubes de verre, soit dans des cornets de papier; et, chose inouïe, après cet énorme laps de temps, les viscères n'avaient rien perdu de leur fraîcheur, et la dissection en était aussi aisée que si l'on eût opéré sur un animal vivant. Non, en présence de pareils faits, on ne peut invoquer l'action d'un antiseptique et croire à une mort réelle ; la vie est encore là, vie latente et pas- sive, la vie du végétal. Elle seule, luttant encore quelque temps avec avantage contre l'invasion destructive des forces chimiques, peut ainsi préserver l'organisme de LE CERCERIS TUBERCULE 71 la décomposition. La vie est encore là, moins le mouve- ment; et l'on a sous les yeux une merveille comme pourraient en produire le chloroforme et l'éther, une merveille reconnaissant pour cause les mystérieuses lois du système nerveux. Les fonctions de cette vie végétati\'e sont ralenties, troublées sans doute; mais enfin elles s'exercent sourde- ment. J'en ai pour preuves la défécation qui s'opère, normalement et par intervalles chez les Charançons, pendant la première semaine de ce profond sommeil qu'aucun réveil ne doit suivre, et qui, cependant, n'est pas encore la mort. Elle ne s'arrête que lorsque l'intestin ne renferme plus rien, comme le constate l'autopsie. Là, ne se bornent pas les faibles lueurs de vie que l'animal manifeste encore; et bien que l'irritabilité paraisse pour toujours anéantie, j'ai pu cependant en réveiller encore quelques vestiges. Ayant mis dans un flacon, contenant de la sciure de bois humectée de quelques gouttes de benzine, des Charançons récemment exhumés et plongés dans une immobilité absolue, je n'ai pas été peu surpris de les voir un quart d'heure après remuer leurs pattes. Un moment j'ai cru pouvoir les rappeler à la vie. Vain espoir! ces mouvements, derniers vestiges d'une irrita- bilité cjui va s'étemdre, ne tardent pas à s'arrêter, et ne peuvent pas être excités une seconde fois. J'ai recom- mencé celle expérience depuis quelques heures jusqu'à trois ou quatre jours après le meurtre, toujours avec le même succès. Cependant le mouvement est d'autant plus lent à se manifester que la victime est plus vieille. Ce mouvement se propage toujours d'avant en arrière : les 73 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES antennes exécutent d'abord quelques lentes oscillations, puis les tarses antérieures frémissent et prennent part à l'état oscillatoire ; enfin les tarses de seconde paire, et en dernier lieu ceux de troisième paire, ne tardent pas à en faire autant. Une fois l'ébranlement donné, ces divers appendices exécutent leurs oscillations sans aucun ordre, jusqu'à ce que le tout retombe dans l'immobilité, ce qui arrive plus ou moins promptement. A moins que le meurtre ne soit très récent, l'ébranlement des tarses ne se communique pas plus loin, et les jambes restent immobiles. Dix jours après le meurtre, je n'ai pu obtenir par le même procédé le moindre vestige d'irritabilité; alors j'ai eu recours au courant voltaïque. Ce dernier moyen est plus énergique, et provoque des contractions musculaires et des mouvements là où la vapeur de benzine reste sans effet. Il suffit d'un ou deux éléments de Bunsen dont on arme les rhéophores d'aiguilles déliées. En plongeant la pointe de l'une sous l'anneau le plus reculé de l'abdomen, et la pointe de l'autre sous le cou, on obtient, toutes les fois que le courant est établi, outre le frémissement des tarses, une forte flexion des pattes, qui se replient sur l'abdomen, et leur relâchement quand le courant est interrompu. Ces mouvements, fort énergiques les premiers jours, diminuent peu à peu d'intensité et ne se montrent plus après un certain temps. Le dixième jour, j'ai encore obtenu des mouvements sensibles; le quinzième, la pile était impuissante à les provoquer, malgré la souplesse des membres et la fraî- chcurdes viscères. J'ai soumis comparativement à l'action K NID DU CERCERIS TUBERCULE LE CERCERIS TUBERCULE 73 de la pile des Coléoptères réellement morts, Blaps, Saperdes, Lamies, asphyxiés par la benzine ou par le gaz sulfureux. Deux heures au plus après l'asphyxie, il m'a été impossible de provoquer ces mouvements, obtenus si aisément dans les Charançons qui sont déjà depuis plusieurs jours dans cet état singulier, intermé- diaire entre la vie et la mort, où les plonge leur redou- table ennemi. Tous ces faits sont contradictoires avec la supposition d'un animal complètement mort, avec l'hypothèse d'un vrai cadavre devenu incorruptible par l'effet d'une liqueur préservatrice. On ne peut les expliquer qu'en admettant que l'animal est atteint dans le principe de ses mouve- ments; que son irritabilité brusquement engourdie s'éteint avec lenteur, tandis que les fonctions végétatives, plus tenaces, s'éteignent plus lentement encore et main- tiennent, pendant le temps nécessaire aux larves, la con- servation des viscères. La particularité qu'il importait le plus de constater, c'était la manière dont s'opère le meurtre. Il est bien évident que l'aiguillon à venin du Cerceris doit jouer ici le premier rôle. Mais où et comment pénètre-t-il dans le corps du Charançon, couvert d'une dure cuirasse, dont les pièces sont si étroitement ajustées? Dans les individus atteints par le dard, rien, même à la loupe, ne trahit l'assassinat. 11 faut dcnic constater, par un examen direct, les manœuvres meurtrières de rH3'ménoptère, problème devant les difficultés duquel avait déjà reculé L. Dufour, et dont la solution m'a paru quelque temps impossible à 74 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES trouver. J'ai essayé cependant, et j'ai eu la satisfaction d'y parvenir, mais non sans tâtonnements. En s'envolant de leurs cavernes pour faire leurs chasses, les Cerceris se dirigeaient indifféremment, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, et ils rentraient chargés de leur proie suivant toutes les directions. Tous les alentours étaient donc indistinctement exploités; mais comme les chasseurs ne mettaient guère plus de dix minutes entre l'aller et le retour, le rayon du terrain exploré ne parais- sait pas devoir être d'une grande étendue, surtout en tenant compte du temps nécessaire pour découvrir la proie, l'attaquer et en faire une masse inerte. Je me suis donc mis à parcourir, avec toute l'attention possible, les terres circonvoisines, dans l'espoir de trouver quelques Cerceris en chasse. Dite après-midi consacrée à ce travail ingrat a fini par mé convaincre de l'inutilité de mes recherches, et du peu de chances que j'avais de surpren- dre sur le fait quelques rares chasseurs disséminés çà et là, et bientôt dérobés aux regards par la rapidité du vol, surtout dans un terraiti difficile, complanté de vignes et d'oliviers. J'ai renoncé à ce procédé. En apportant moi-même des Charançons vivants dans le voisinage des nids, ne pourrais-je tenter les Cerceris par une proie trouvée sans fatigue, et assister ainsi au drame tant désiré? L'idée m'a paru bonne, et dès le lendemain matin j'étais en course pour me procurer des Cleonus oplithalmicus vivants. Vignes, champs de luzerne, terres à blé, haies, tas de pierres, bords des chemins, j'ai tout visité, tout scruté; et après deux mortelles journées de recherches minutieuses, j'étais possesseur, oserai-je le LE CERCERIS TUBERCULE 75 dire, j'étais possesseur de trois Charançons, tout pelés, souillés de poussière, privés d'antennes ou de tarses, vétérans écloppés dont les Cerccris ne voudront peut-être pas! Depuis le jour de cette fiévreuse recherche oi^i, pour un Chîirançon, je me mettais en nage dans des courses folles, bien des années se sont écoulées, et malgré mes explo- rations entomologiques presque quotidiennes, j'ignore toujours dans quelles conditions vit le fameux Cléone, que je rencontre par-ci, par-là, vagabondant au bord des sentiers. Puissance admirable de l'instinct! Dans les mêmes lieux, en un rien de temps, c'est par centaines que nos Hyménoptères auraient trouvé ces insectes, introu- vables pour l'homme; il les auraient trouvés frais, lustrés, récemment sortis sans douté de leurs coques de n3''mphe! N'importe, essayons avec mon pitoyable gibier. Un Cerceris vient d'entrer dans sa galerie avec la proie accou- tumée; avant qu'il ressorte pour une autre expédition, je place un Charançon à quelques pouces du troii. L'insecte va et vient; quand il s'écarte trop, je le ramène à son poste. Enfin le Cerceris montre sa large face et sort du trou : le cœur me bat d'émotion. L'Hyménoptère arpente quelques instants les abords de son domicile, voit le Cha- rançon, le coudoie, se retourne, lui passe à plusieurs reprises sur le dos, et s'envole sans honorer ma capture d'un coup de mandibule, ma capture qui m'a donné tant de mal. J'étais confondu, atterré. Nouveaux essais à d'autres trous; nouvelles déceptions. Décidément ces chasseurs délicats ne veulent pas du gibier que je leur offre. Peut-être le trouvent-ils trop vieux, trop fané. Peut-être^ en le prenaht entre les doigts, lui ai-je corn- 76 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES muniqué quelque odeur qui leur déplaît. Pour ces raf- finés, un attouchement étranger est cause de dégoût. Serai-je plus heureux en obligeant le Cerceris à faire usage de son dard pour sa propre défense? J'ai enfermé dans le même flacon un Cerceris et un Cléone, que j'ai irrités par quelques secousses. L'Hyménoptère, nature fine, est plus impressionné que l'autre prisonnier, épaisse et lourde organisation ; il songe à la fuite et non à l'at- taque. Les rôles même sont intervertis : le Charançon, devenant l'agresseur, saisit parfois du bout de sa trompe une patte de son mortel ennemi, qui ne cherche pas même à se défendre, tant la frayeur le domine. J'étais à bout de ressources, et mon désir d'assister au dénoûment n'avait fait qu'augmenter par les difficultés déjà éprouvées. Voyons, cherchons encore. Une idée lumineuse survient, amenant avec elle l'es- poir, tant elle entre d'une façon naturelle dans le vif de la question. Oui, c'est bien cela; cela doit réussir. Il faut offrir mon gibier dédaigné au Cerceris au plus fort de l'ardeur de la chasse. Alors, emporté par la préoccu- pation qui l'absorbe, il ne s'apercevra pas de ses imper- fections. J'ai déjà dit qu'en revenant de la chasse, le Cerceris s'abat au pied du talus, à quelque distance du trou, où il achève de traîner péniblement sa proie. Il s'agit alors de lui enlever cette victime en la tiraillant par une patte avec des pinces, et de lui jeter aussitôt en échange le Charançon vivant. Cette manœuvre m'a parfaitement réussi. Dès que le Cerceris a senti la proie lui glisser sous le ventre et lui échapper, il frappe le sol de ses LE CERCERIS TUBERCULE 77 pattes avec impatience, se retourne, et apercevant le Charançon qui a remplace le sien, il se précipite sur lui et l'enlace de ses pattes pour l'emporter. Mais il s'aperçoit promptemcnt que la proie est vivante, et alors le drame commence pour s'achever avec une inconcevable rapidité. L'Hyménoptère se met face à face avec sa victime, lui saisit la trompe entre ses puissantes mandibules, l'assu- jettit vigoureusement; et tandis que le Curculionide se cambre sur ses jambes, l'autre, avec les pattes antérieures, le presse avec effort sur le dos comme pour faire bâiller quelque articulation ventrale. On voit alors l'abdomen du meurtrier se glisser sous le ventre du Cléonc, se recourber, et darder vivement à deux ou trois reprises son stylet venimeux à la jointure du prothorax, entre la première et la seconde paire de pattes. En un clin d'œil, tout est fait. Sans le moindre mouvement convulsif, sans aucune de ces pandiculations des membres qui accom- pagnent l'agonie d'un animal, la victime, comme fou- droyée, tombe pour toujours immobile. C'est terrible en même temps qu'admirable de rapidité. Puis le ravisseur retourne le cadavre sur le dos, se met ventre à ventre avec lui, jambes de çà, jambes de là, l'enlace et s'envole. Trois fois, avec mes trois Charançons, j'ai renouvelé l'épreuve; les manœuvres n'ont jamais varié. Il est bien entendu que chaque fois je rendais au Cer- ceris sa première proie, et que je retirais mon Cléone pour l'examiner plus à loisir. Cet examen n'a fait que me confirmer dans la haute idée que j'avais du talent redoutable de l'assassin. Au point atteint, il est impos- sible d'apercevoir le plus léger signe de blessure, le 78 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES moindre épanchcment de liquides vitaux. Mais ce qui a surtout le droit de nous surprendre, c'est l'anéantissement si prompt et si complet de tout mouvement. Aussitôt après le meurtre, j'ai en vain épié sur les trois Charan- çons opérés sous mes yeux des traces d'irritabilité; ces traces ne se manifestent jamais en pinçant, en piquant l'animal, et il faut les moyens artificiels décrits plus haut pour les provoquer. Ainfîi, ces robustes Cléones qui, transpercés vivants d'une épingle et fixés sur la fatale planchette de liège du collectionneur d'insectes, se seraient démenés des jours, des semaines, que dis-je, des mois entiers, perdent à l'instant même tous leurs mouve- ments par l'effet d'une fine piqûre qui leur inocule une invisible gouttelette de venin. Mais la chimie ne possède pas de poison aussi actif à si minime dose; l'acide prus- sique produirait à peine ces effets, si toutefois il peut les produire. Aussi n'est-ce pas à la toxicologie mais bien à la physiologie et à l'anatomie qu'il faut s'adresser, pour saisir la cause d'un anéantissement si foudroyant; ce n'est pas tant la haute énergie du venin inoculé que l'im- portance de l'organe lésé qu'il faut considérer pour se rendre compte de ces merveilleux faits. Qu'y a-t-il donc au point où pénètre le dard ? UN SAVANT TUEUR L'Hyménoptère vient Je nous révéler en partie son secret en nous montrant le point qu'atteint son aiguillon. La question est-elle avec cela résolue? Pas encore, et de bien s'en faut. Revenons en arrière : oublions un instant ce que la bète vient de nous apprendre, et proposons-nous à notre tour le problème du Cerceris. Le problème est celui-ci : Emmagasiner sous terre, dans une cellule, un certain nombre de pièces de gibier qui puissent suffire à la nourriture de la larve provenant de l'œuf pondu sur l'amas de vivres. Tout d'abord cet approvisionnement paraît chose bien simple; mais la réflexion ne tarde pas à y découvrir les plus graves difficultés. Notre gibier à nous est abattu par exemple d'un coup de feu : il est tué avec d'horribles blessures, L'Hyménoptère a des délicatesses qui nous sont inconnues : il veut une proie intacte, avec toutes ses élégances de forme et de coloration. Pas de membres fracassés, pas de plaies béantes, pas de hideux éventre- 8o SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES ments. Sa proie a toute la fraîcheur de l'insecte vivant; elle conserve, sans un grain de moins, cette fine poussière colorée, que déflore le simple contact de nos doigts. L'insecte serait-il mort, serait-il réellement un cadavre, quelles difficultés pour nous s'il fallait obtenir semblable résultat! Tuer un insecte par le brutal écrasement sous le pied est à la portée de tous; mais le tuer proprement, sans que cela y paraisse, n'est pas opération aisée, où chacun puisse réussir. Combien d'entre nous se trouve- raient dans un insurmontable embarras s'il leur était proposé de tuer, à l'instant même, sans l'écraser, une bestiole à vie dure qui, même la tête arrachée, se débat longtemps encore! Il faut être entomologiste pratique pour songer aux moyens par l'asphyxie. Mais ici encore, la réussite serait douteuse avec les méthodes primitives par la vapeur de la benzine ou du soufre brûlé. Dans ce milieu délétère, l'insecte trop longtemps se démène et ternit sa parure. On doit recourir à des moyens plus héroïques, par exemple aux émanations terribles de l'acide prussique se dégageant lentement de bandelettes de papier imprégnées de cyanure de potassium ; ou bien encore, ce qui vaut mieux, étant sans danger pour le chasseur d'in- sectes, aux vapeurs foudroyantes du sulfure de carbone. C'est tout un art, on le voit, un art appelant à son aide le redoutable arsenal de la chimie, que de tuer proprement un insecte, que de faire ce que le Cerceris obtient si vite, avec son élégante méthode, dans la supposition bien gros- sière où sa capture deviendrait en réalité cadavre. Un cadavre! mais ce n'est pas là du tout l'ordinaire des larves, petits ogres friands de chair fraîche, à qui UN SAVANT TUEUR 8i gibier faisandé, si peu qu'il le fût, inspirerait insurmon- table dégoût. Il leur faut viande du jour, sans fumet aucun, premier indice de la corruption. La proie néan- moins ne peut être emmagasinée vivante dans la cellule, comme nous le faisons des bestiaux destinés à fournir des vivres frais à l'équipage et aux passagers d'un navire. Que deviendrait, en effet, l'œuf délicat déposé au milieu de vivres animés; que deviendrait la faible larve, vermis- seau qu'un rien meurtrit, parmi de vigoureux Coléoptères remuant des semaines entières leurs longues jambes épe- ronnées. Il faut ici, contradiction qui paraît sans issue, il faut ici de toute nécessité l'immobilité de la mort et la fraîcheur d'entrailles de la vie. Devant pareil problème alimentaire, l'homme du monde, possédât-il la plus large instruction, resterait impuissant; l'entomologiste pra- tique lui-même s'avouerait inhabile. Le garde-manger du Cerceris défierait leur raison. Supposons donc une Académie d'anatomistes et de physiologistes : imaginons un congrès où la question soit agitée parmi les Flourens, les Magendie, les Claude Ber- nard. Pour obtenir à la fois immobilité complète et longue durée des vivres sans altération putride, la première idée qui surgira, la plus naturelle, la plus simple, sera celle de conserves alimentaires. On invoquera quelque liqueur préservatrice, comme le fit, devant ses Buprestes, l'illustre savant des Landes; on supposera d'exquises vertus anti- septiques à l'humeur venimeuse de l'Hyménoptère, mais ces vertus étranges resteront à démontrer. Une hypothèse gratuite, remplaçant l'inconnu de la conservation des chairs par l'inconnu du liquide conservateur, sera peut- I. 6 83 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES être le dernier mot de la savante assemblée, comme elle a été le dernier mot du naturaliste Landais. Si l'on insiste, si l'on explique qu'il faut aux larves non des conserves, qui ne sauraient avoir jamais les propriétés d'une chair encore palpitante, mais bien une proie qui soit comme vive malgré sa complète inertie, après mûre réflexion, le docte congrès arrêtera ses pensées sur la paralysie. — Oui, c'est bien cela! Il faut paralyser la bête; il faut lui enlever le mouvement mais sans lui enlever la vie. — Pour arriver à ce résultat le moyen est unique : léser, couper, détruire l'appareil nerveux de l'insecte en un ou plusieurs points habilement choisis. Abandonnée en cet état entre des mains à qui ne seraient pas familiers les secrets d'une délicate anatomie, la question n'aurait guère avancé. Comment est-il disposé, en effet, cet appareil nerveux qu'il s'agit d'atteindre pour paralyser l'insecte sans le tuer néan- moins? Et d'abord, où est-il? Dans la tête sans doute et suivant la longueur du dos, comme le cerveau et la moelle épinière des animaux supérieurs. — En cela grave erreur, dirait notre congrès : l'insecte est comme un animal ren- versé, qui marcherait sur le dos; c'est-à-dire qu'au lieu d'avoir la moelle épinière en haut, il l'a en bas, le long de la poitrine et du ventre. C'est donc à la face inférieure, et à cette face exclusivement que devra se pratiquer l'opé- ration sur l'insecte à paral3''ser. Cette difficulté levée, une autre se présente, autrement sérieuse. Armé de son scalpel, l'anatomiste peut porter la pointe de son instrument où bon lui semble, malgré des obstacles qu'il lui est loisible d'écarter. L'Hyménoptère UN SA VANT TUEUR 83 n'a pas le choix. Sa victime est un Coléoptère solidement cuirassé; son bistouri est l'aiguillon, arme fine, d'extrême délicatesse, qu'arrêterait invinciblement l'armure de corne. Quelques points seuls sont accessibles au frêle outil, savoir les articulations, uniquement protégées par une membrane sans résistance. En outre, les articulations des membres, quoique vulnérables, ne remplissent pas le moins du monde les conditions voulues, car par leur voie pourrait tout au plus s'obtenir une paralysie locale, mais non une paralysie générale, embrassant dans son ensemble l'organisme moteur. Sans lutte prolongée, qui pourrait lui devenir fatale, sans opérations répétées qui, trop nom- breuses, pourraient compromettre la vie du patient, l'Hyménoptère doit abolir en un seul coup, si c'est pos- sible, toute mobilité. Il lui est donc indispensable de porter son aiguillon sur des centres nerveux, foyer des facultés motrices, d'où s'irradient les nerfs qui se distri- buent aux divers organes du mouvement. Or, ces foyers de locomotion, ces centres nerveux, consistent en un certain nombre de noyaux ou ganglions, plus nombreux dans la larve, moins nombreux dans l'insecte parfait, et disposés sur la ligne médiane de la face inférieure en un chapelet à grains plus ou moins distants et reliés l'un à l'autre par un double ruban de substance nerveuse. Chez tous les insectes à l'état parfait, les ganglions dits thora- ciques, c'est-à-dire ceux qui fournissent des nerfs aux ailes et aux pattes et président à leurs mouvements, sont au nombre de trois. Voilà les points qu'il s'agit d'atteindre. Leur action détruite d'une façon ou d'une autre, sera détruite aussi la possibilité de se mouvoir. 84 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES Deux voies se présentent pour arriver à ces centres moteurs avec l'outil si faible de l'Hyménoptère, l'aiguil- lon. L'une est l'articulation du cou avec le corselet; l'autre est l'articulation du corselet avec la suite du thorax, enfin entre la première et la seconde paire de pattes. La voie par l'articulation du cou ne convient guère : elle est trop éloignée des gan- glions, eux-mêmes rapprochés de la base des pattes qu'ils animent. C'est à l'autre, uniquement à l'autre, qu'il faut frapper. — Ainsi dirait l'Académie où les Claude Bernard éclaireraient la question des lumières de leur profonde science, — Et (face ventrale). c'cst là, précisément là, entre la pre- mière et la seconde paire de pattes, sur la ligne médiane de la face inférieure, que l'Hyménoptère plonge son stylet. Par quelle docte intelligence est-il donc inspiré? Choisir, pour y darder l'aiguillon, le point entre tous vulnérable, le point qu'un physiologiste versé dans la structure anatomique des insectes pourrait seul déter- miner à l'avance, est encore fort loin de suffire : l'Hymé- noptère a une difficulté bien plus grande à surmonter, et il la surmonte avec une supériorité qui vous saisit de stupeur. Les centres nerveux qui animent les organes locomoteurs de l'insecte parfait sont, disons-nous, au nombre de trois. Ils sont plus ou moins distants l'un de l'autre; quelquefois, mais rarement, rapprochés entre eux. Enfin, ils possèdent une certaine indépendance d'action, de telle sorte que la lésion de l'un d'eux UN SA VANT TUEUR 85 n'amène, immédiatement du moins, que la paralysie des membres qui lui correspondent, sans trouble dans les autres ganglions et les membres auxquels ces derniers président. Atteindre l'un après l'autre ces trois foyers moteurs, de plus en plus reculés en arrière, et cela par une voie unique, entre la première et la seconde paire de pattes, ne semble pas opération praticable pour l'aiguil- lon, trop court, et d'ailleurs si difficile à diriger en de pareilles conditions. Il est vrai que certains coléoptères ont les trois ganglions thoraciques très rapprochés, con- tigus presque; il en est d'autres chez lesquels les deux derniers sont complètement réunis, soudés, fondus ensemble. Il est aussi reconnu qu'à mesure que les divers noyaux nerveux tendent à se confondre et se centralisent davantage, les fonctions caractéristiques de l'animalité deviennent plus parfaites, et par suite, hélas! plus vulné- rables. Voilà vraiment la proie qu'il faut aux Cerceris. Ces Coléoptères à centres moteurs rapprochés jusqu'à se toucher, assemblés même en une masse commune et de la sorte solidaires l'un de l'autre, seront à l'instant même paralysés d'un seul coup d'aiguillon; ou bien, s'il faut plusieurs coups de lancette, les ganglions à piquer seront tous là, du moins, réunis sous la pointe du dard. Ces Coléoptères, proie éminemment facile à paralyser, quels sont-ils? Là est la question. La haute science d'un Claude Bernard planant dans les généralités fondamen- tales de l'organisation et de la vie ici ne suffit plus; elle ne pourrait nous renseigner et nous guider dans ce choix cntomologiquc. Je m'en rapporte à tout physiologiste sous les yeux de qui ces lignes pourront tomber. Sans 86 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES recourir aux archives de sa bibliothèque, lui serail-il possible de dire les Coléoptères où peut se trouver pareille centralisation nerveuse; et même avec la biblio- thèque, saura-t-il à l'instant où trouver les renseignements voulus? C'est qu'en effet, nous entrons maintenant dans les détails minutieux du spécialiste; la grande voie est laissée pour le sentier connu du petit nombre. Ces documents nécessaires, je les trouve dans le beau travail de M. E. Blanchard, sur le système nerveux des insectes Coléoptères '.J'y vois que cette centralisation de l'appareil nerveux est l'apanage d'abord des Scarabéiens; mais la plupart sont trop gros : le Cerceris ne pourrait peut-être ni les attaquer, ni les emporter; d'ailleurs beaucoup vivent dans des ordures où l'Hyménoptère, lui si propre, n'irait pas les chercher. Les centres moteurs très rapprochés se re- trouvent encore chez les Histériens, qui vivent de matières immondes, au milieu des puanteurs cadavériques, et doivent par conséquent être abandon- nés; chez les Scolytiens, qui sont de trop petite taille; et enfin che2 les Buprestes et les Charançons. Quel jour inattendu au milieu des obscurités primitives du problème ! Parmi le nombre immense de Coléoptères sur lesquels sembleraient pouvoir se porter les dépréda- tions des Cerceris, deux groupes seulement, les Cha- rançons et les Buprestes, remplissent les conditions Système nerveux des Buprestes. I. Annales des sciences naturelles, 3<^ série, tome \. UN SAVANT TUEUR 87 indispensables. Ils vivent loin de l'infection et de l'or- dure, objets peut-être de répugnances invincibles pour le délicat chasseur; ils ont dans leurs nombreux repré- sentants les tailles les plus variées, proportionnées à la laille des divers ravisseurs, qui peuvent ainsi choisir à leur convenance; ils sont beaucoup plus que tous les autres vulnérables au seul point oi\ l'aiguillon de l'Hy- ménoptère puisse pénétrer avec succès, car en ce point se pressent, tous aisément accessibles au dard, les centres moteurs des pattes et des ailes. En ce point, pour les Charançons, les trois ganglions thoraciques sont très rapprochés, les deux derniers même sont contigus; en ce même point, pour les Buprestes, le second et le troisième sont confondus en une seule et grosse masse, à peu de distance du premier. Et ce sont précisément des Buprestes et des Charançons que nous voyons chasser, à l'exclusion absolue de tout autre gibier, par les huit espèces de Cerceris dont l'approvisionnement en Coléo- ptères est constaté! Une certaine ressemblance intér rieure, c'est-à-dire la centralisation de l'appareil nerveux, telle serait donc la cause qui, dans les repaires des divers Cerceris, fait entasser des victimes ne se ressem- blant en rien pour le dehors. Il y a dans ce choix, comme n'en ferait pas de plus judicieux un savoir transcendant, un tel concours de difficultés supérieurement bien résolues, que Ton se demande si l'on n'est pas dupe de quelque illusion invo- lontaire, si des idées théoriques préconçues ne sont pas venues obscurcir la réalité des faits, enfin si la plume n'a pas décrit des merveilles imaginaires. Un résultit scien- 88 SOUVENIRS ENTOMOLÔGIOUES tifique n'est solidement établi que lorsque l'expérience, répétée de toutes les manières, est venue toujours le con- firmer. Soumettons donc à l'épreuve expérimentale l'opé- ration physiologique que vient de nous enseigner le Cerceris tubercule. S'il est possible d'obtenir artificielle- ment ce que l'Hyménoptère obtient avec son aiguillon, savoir l'abolition du mouvement et la longue conserva- tion de l'opéré dans un état de parfaite fraîcheur ; s'il est possible de réaliser cette merveille avec les Coléoptères que chasse le Cerceris, ou bien avec ceux qui présentent une centralisation nerveuse semblable, tandis qu'on ne peut y parvenir avec les Coléoptères à ganglions dis- tants, faudra-t-il admettre, si difficile que l'on soit en matière de preuves, que l'Hyménoptère a, dans les ins- pirations inconscientes de son instinct, les ressources d'une sublime science. Voyons donc ce que dit l'expéri- mentation. La manière d'opérer est des plus simples. Il s'agit, avec une aiguille, ou, ce cjui est plus commode, avec la pointe bien acérée d'une plume métallique, d'amener une gouttelette de quelque liquide corrosif sur les centres moteurs thoraciques, en piquant légèrement l'insecte à la jointure du prothorax, en arrière de la première paire de pattes. Le liquide que j'emploie est l'ammoniaque; mais il est évident que tout autre liquide ayant une action aussi énergique produirait les mêmes résultats. La plume métallique étant chargée d'ammoniaque comme elle le serait d'une très petite goutte d'encre, j'opère la piqûre. Les effets ainsi obtenus diffèrent énormément, suivant que l'on expérimente sur des espèces dont les UN SAVANT TUEUR 89 ganglions thoraciques sont rapprochés, ou sur des espèces où ces mêmes ganglions sont distants. Pour la première catégorie, mes expériences ont été faites sur des Scarabéiens, le Scarabée sacré et le Scarabée à large cou; sur des Buprestes, le Bupreste bronzé; enfin sur des Charançons, en particulier sur le Cléone que chasse le héros de ces observations. Pour la seconde catégorie, j'ai expérimenté sur des Carabiques : Carabes, Procustes, Chlaenies, Sphodres, Nébries; sur des Longicornes : Saperdes et Lamies; sur des Mélasomes : Blaps, Scaures, Asidcs. Chez les Scarabées, les Buprestes et les Charançons, l'effet est instantané ; tout mouvement cesse subitement, sans convulsions, dès que la fatale gouttelette a touché le scentres nerveux. La piqûre du Cerceris ne produit pas un anéantissement plus prompt. Rien de plus frap- pant que cette immobilité soudaine provoquée dans un vigoureux Scarabée sacré. Mais là ne s'arrête pas la res- semblance des effets produits par le dard de l'Hymcno- ptère et par la pointe métallique empoisonnée avec de l'ammoniaque. Les Scarabées, les Buprestes et les Cha- rançons piqués artificiellement, malgré leur immobilité complète, conservent pendant trois semaines, un mois et même deux, la parfaite flexibilité de toutes les articula- tions et la fraîcheur normale des viscères. Chez eux, la défécation s'opère les premiers jours comme dans l'état habituel, et les mouvements peuvent être provoqués par le courant voltaïque. En un mot, ils se comportent, abso- lument comme les Coléoptères sacrifiés par le Cerceris; il y a identité complète entre l'état où le ravisseur 90 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES plonge ses victimes et celui qu'on produit, à volonté, en lésant les centres nerveux thoraciques avec de l'ammo- niaque. Or, comme il est impossible d'attribuer à la gout- telette inoculée la conservation parfaite de l'insecte pen- dant un temps aussi long, il faut rejeter bien loin toute idée de liqueur antiseptique, et admettre que, malgré sa profonde immobilité, l'animal n'est pas réellement mort, qu'il lui reste encore une lueur de vie, maintenant quel- que temps encore les organes dans leur fraîcheur nor- male, mais les abandonnant peu à peu pour les laisser enfin livrés à la corruption. Dans quelques cas d'ailleurs, l'ammoniaque ne produit l'anéantissement complet des mouvements que dans les pattes; et alors, l'action délé- tère du liquide ne s'étant pas sans doute étendue assez loin, les antennes conservent un reste de mobilité ; et l'on voit l'animal, même plus d'un mois après l'inoculation, les retirer avec vivacité au moindre attouchement : preuve évidente que la vie n'a pas complètement abandonné ce corps inerte. Ce mouvement des antennes n'est pas rare non plus chez les Charançons blessés par le Cer- ceris. L'inoculation de l'ammoniaque arrête toujours sur le champ les mouvements des Scarabées, des Charançons et des Buprestes; mais on ne parvient pas toujours à mettre l'animal dans l'état que je viens de décrire. Si la blessure est trop profonde, si la gouttelette instillée est trop forte, la victime meurt réellement et, au bout de deux ou trois jours, on n'a plus qu'un cadavre infect. Si la piqûre est trop faible, au contraire, l'animal, après un temps plus ou moins long d'un profond engourdisse- UN SAVANT TUEUR 91 ment, revient à lui, et recouvre au moins en partie ses mouvements. Le ravisseur lui-même peut parfois opérer maladroitement, tout comme l'homme, car j'ai pu con- stater cette espèce de résurrection dans une victime atteinte par le dard d'un Hyménoptère fouisseur. Le Sphex à ailes jaunes, dont l'histoire va bientôt nous occuper, entasse dans ses repaires de jeunes Grillons préalablement atteints par son stylet venimeux. J'ai retiré de l'un de ces repaires trois pauvres Grillons, dont la flaccidité extrême aurait dénoté la mort dans toute autre circonstance. Mais ici encore ce n'était qu'une mort apparente. Mis dans un flacon, ces Grillons se sont conservés en fort bon état, et toujours immobiles, pendant près de trois semaines. A la fin, deux se sont moisis, et le troisième a partiellement ressuscité, c'est-à- dire qu'il a recouvré le mouvement des antennes, des pièces de la bouche et, chose plus remarquable, des deux premières paires de pattes. Si l'habileté de l'Hyménoptère est parfois en défaut pour engourdir à jamais la victime, peut-on exiger des grossières expérimentations de l'homme une réussite constante! Chez les Coléoptères de la seconde catégorie, c'est-à- dire chez ceux dont les ganglions thoraciques sont dis- tants l'un de l'autre, l'effet produit par l'ammoniaque est tout à fait différent. Ce sont les Carabiques qui se mon- trent les moins vulnérables. Une piqûre qui aurait pro- duit chez un gros Scarabée sacré l'anéiuitissement instantané des mouvements ne produit, même chez les Carabiques de médiocre taille, Chlaenie, Nébrie, Calathe, que des convulsions violentes et désordonnées. Peu à peu 9a SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES l'animal se calme, et, après quelques heures de repos, il reprend ses mouvements habituels, ne paraissant avoir rien éprouvé. Si l'on renouvelle l'épreuve sur le même individu, deux, trois, quatre fois, les résultats sont les mêmes, jusqu'à ce que, la blessure devenant trop grave, l'animal meure réellement, comme le prouvent son dessè- chement et sa putréfaction, qui surviennent bientôt après. Les Mélasomes et les Longicornes sont plus sensibles à l'action de l'ammoniaque. L'inoculation de la goutte- lette corrosive les plonge assez rapidement dans l'immo- bilité et, après quelques convulsions, l'animal paraît mort. Mais cette paralysie, qui aurait persisté dans les Scarabées, les Charançons et les Buprestes, n'est ici que momentanée : du jour au lendemain, les mouvements reparaissent, aussi énergiques que jamais. Ce n'est qu'autant que la dose d'ammoniaque est d'une certaine force que les mouvements ne reparaissent plus; mais alors l'animal est mort, bien mort, car il ne tarde pas à tomber en putréfaction. Par les mêmes procédés, si efficaces sur les Coléoptères à ganglions rapprochés, il est donc impossible de provoquer une paralysie complète et persistante chez les Coléoptères à ganglions distants; on ne peut obtenir tout au plus qu'une paralysie momen- tanée se dissipant du jour au lendemain. La démonstration est décisive : les Cerceris ravisseurs de Coléoptères se conforment, dans leur choix, à ce que pourraient seules enseigner la physiologie la plus savante et l'anatomie la plus fine. Vainement on s'efforcerait de ne voir là que des concordances fortuites : ce n'est pas avec le hasard que s'expliquent de telles harmonies. VI LE SPHEX A AILES JAUNES Sous leur robuste armure, impénétrable au dard, les Coléoptères n'offrent au ravisseur porte-aiguillon qu'un seul point vulnérable. Ce défaut de la cuirasse est connu du meurtrier, qui plonge là son stylet empoisonné et atteint du même coup les trois centres moteurs, en choi- sissant les groupes Charançons et Buprestes, dont l'appa- reil nerveux possède un degré suffisant de centralisation. Mais que doit-il arriver lorsque la proie est un insecte non cuirassé, à peau molle, que l'Hyménoptère peut poi- gnarder ici ou là indifféremment, au hasard de la lutte, en un point quelconque du corps? Y a-t-il encore un choix dans les coups portés? Pareil à l'assassin qui frappe au cœur pour abréger les résistances compromettantes de sa victime, le ravisseur suit-il la tactique des Cerceris et blesse-t-il de préférence les ganglions moteurs? Si cela est, que doit-il arriver lorsque ces ganglions sont distants entre eux, et agissent avec assez d'indépendance pour que la paralysie de l'un n'entraîne pas la paralysie des autres? 94 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES A ces questions va répondre l'histoire d'un chasseur de Grillons, le Sphex à ailes jaunes (Sphex flavipennis). C'est vers la fin du mois de juillet que le Sphex à ailes jaunes déchire le cocon qui l'a protégé jusqu'ici et s'en- vole de son berceau souterrain. Pendant tout le mois d'août, on le voit communément voltiger, à la recherche de quelque gouttelette mielleuse, autour des têtes épi- neuses du chardon-roland, la plus commune des plantes robustes qui bravent impunément les feux caniculaires de ce mois. Mais cette vie insouciante est de courte durée, car, dès les premiers jours de septembre, le Sphex est à sa rude tâche de pionnier et de chasseur. C'est ordinaire- ment quelque plateau de peu d'étendue, sur les berges élevées des chemins, qu'il choisit pour l'établissement de son domicile, pourvu qu'il y trouve deux choses indis- pensables : un sol aréneux facile à creuser et du soleil. Du reste, aucune précaution n'est prise pour abriter le domicile contre les pluies de l'automne et les frimas de l'hiver. Un emplacement horizontal, sans abri, battu par la pluie et les vents, lui convient à merveille, avec la condition cependant d'être exposé au soleil. Aussi, lors- qu'au milieu de ses travaux de mineur, une pluie abon- dante survient, c'est pitié de voir, le lendemain, les galeries en construction bouleversées, obstruées de sable et finalement abandonnées. Rarement le Sphex se livre solitaire à son industrie; c'est par petites tribus de dix, vingt pionniers ou davan- tage que l'emplacement élu est exploité. Il faut avoir passé quelques journées en contemplation devant l'une de ces bourgades, pour se faire une idée de l'activité LE SPHEX A AILES JAUNES 95 remuante, de la prestesse saccadée, de la brusquerie de mouvements de ces laborieux mineurs. Le sol est rapide- ment attaqué avec les râteaux des pattes antérieures : canis instar^ comme dit Linné. Un jeune chien ne met pas plus de fougue à fouiller le sol pour jouer. En même temps, chaque ouvrier entonne sa joyeuse chanson, qui se compose d'un bruit strident, aigu, interrompu à de très courts intervalles, et modulé par les vibrations des ailes et du thorax. On dirait une troupe de gais compa- gnons se stimulant au travail par un rythme cadencé. Cependant le sable vole, retombant en fine poussière sur leurs ailes frémissantes, et le gravier trop volumineux, arraché grain à grain, roule loin du chantier. Si la pièce résiste trop, l'insecte se donne de l'élan avec une note aigre qui fait songer aux ahans ! dont le fendeur de bois accompagne un coup de hache. Sous les efforts redoublés des tarses et des mandibules, l'antre ne tarde pas à se dessiner; l'animal peut déjà y plonger en entier. C'est alors une vive alternative de mouvements en avant pour détacher de nouveaux matériaux, et de mouvements de recul pour balayer au dehors les débris. Dans ce va-et- vient précipité, le Sphex ne marche pas, il s'élance, comme poussé par un ressort : il bondit, l'abdomen pal- pitant, les antennes vibrantes, tout le corps enfin animé d'une sonore trépidation. Voilà le mineur dérobé aux regards; on entend encore sous terre son infatigable chanson, tandis qu'on entrevoit, par intervalles, sesjambes postérieures, poussant à reculons une ondée de sable jusqu'à l'orifice du terrier. De temps à autre, le Sphex interrompt son travail souterrain, soit pour venir s'épous- 96 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES seter au soleil, se débarrasser des grains de poussière qui, en s'introduisant dans ses fines articulations, gênent la liberté de ses mouvements, soit pour opérer dans les alentours une ronde de reconnaissance. Malgré ces inter- ruptions, qui d'ailleurs sont de courte durée, dans l'inter- valle de quelques heures la galerie est creusée, et le Sphex vient sur le seuil de sa porte chanter son triomphe et donner le dernier poli au travail, en effaçant quelques inégalités, en enlevant quelques parcelles terreuses dont son œil clairvoyant peut seul discerner les inconvénients. Des nombreuses tribus de Sphex que j'ai visitées, une surtout m'a laissé de vifs souvenirs à cause de son ori- ginale installation. Sur le bord d'une grande route s'éle- vaient de petits tas de boue retirée des rigoles latérales par la pelle du cantonnier. L'un de ces tas, depuis long- temps desséchés au soleil, formait un monticule conique, un gros pain de sucre d'un demi-mètre de haut. L'em- placement avait plu aux Sphex, qui s'y étaient établis en une bourgade comme je n'en ai jamais depuis rencon- tré de plus populeuse. De la base au sommet, le cône de boue sèche était criblé de terriers, lui donnant l'aspect d'une énorme éponge. A tous les étages, c'était une animation fiévreuse, un va-et-vient affairé, qui mettait en mémoire les scènes de quelque grand chantier lorsque le travail presse. Grillons traînés par les antennes sur les pentes de la cité conique, emmagasinement des vivres dans le garde-manger des cellules, ruissellement de poussière hors des galeries en voie d'excavation, poudreuses faces des mineurs apparaissant par intervalles aux orifices des LE SPHEX A AILES JAUNES 97 couloirs, continuelles entrées et continuelles sorties, par- fois un Sphex en ses courts loisirs gravissant la cime du cône pour jeter peut-être, du haut de ce belvédère, un regard de satisfaction sur l'ensemble des travaux; quel spectacle propre à me tenter, à me faire désirer d'em- porter avec moi la bourgade entière et ses habitants! Essayer était même inutile : la masse était trop lourde. On ne déracine pas ainsi un village de ses fondations pour le transplanter ailleurs. Revenons donc au Sphex travaillant en plaine, dans un sol naturel, ce qui est le cas de beaucoup le plus fréquent. Aussitôt le terrier creusé, la chasse commence. Mettons à profit les courses lointaines de l'Hyménoptère, à la recherche du gibier, pour examiner le domicile. L'emplacement général d'une colonie de Sphex est, disons-nous, un terrain horizontal. Cependant le sol n'3^ est pas tellement uni, qu'on n'y trouve quelques petits mamelons couronnés d'une touffe de gazon ou d'armoise, quelques plis consolidés par les maigres racines de la végétation qui les recou\Te; c'est sur le flanc de ces rides qu'est établi le repaire du Sphex. La galerie se compose d'abord d'une portion horizontale, de deux à trois pouces de profondeur et servant d'avenue à la retraite cachée, destinée aux provisions et aux larx^es. C'est dans ce vestibule que le Sphex s'abrite pendant le mauvais temps; c'est là qu'il se retire la nuit et se repose le jour quelques instants, montrant seulement au dehors sa face expressive, ses gros yeux effrontés. A la suite du vestibule survient un coude brusque, plongeant plus ou I- 7 98 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES moins obliquement à une profondeur de deux à trois pouces encore, et terminé par une cellule ovalaire d'un diamètre un peu plus grand et dont l'axe le plus long est couché suivant l'horizontale. Les parois de la cellule ne sont crépies d'aucun ciment particulier; mais, malgré leur nudité, on voit qu'elles ont été l'objet d'un travail plus soigné. Le sable y est tassé, égalisé avec soin sur le plancher, sur le plafond, sur les côtés, pour éviter des éboulements, et pour effacer les aspérités qui pourraient blesser le délicat épiderme de la larve. Enfin cette cellule communique avec le couloir par une entrée étroite, juste suffisante pour laisser passer le Sphex chargé de sa proie. Quand cette première cellule est munie d'un œuf et des provisions nécessaires, le Sphex en mure l'entrée, mais il n'abandonne pas encore son terrier. Une seconde cellule est creusée à côté de la première et approvisionnée de la même façon, puis une troisième et quelquefois enfin une quatrième. C'est alors seulement que le Sphex rejette dans le terrier tous les déblais amassés devant la porte, et qu'il efface complètement les traces extérieures de son travail. Ainsi, à chaque terrier, il correspond ordinaire- ment trois cellules, rarement deux, et plus rarement encore quatre. Or, comme l'apprend l'autopsie de l'in- secte, on peut évaluer à une trentaine le nombre des œufs pondus, ce qui porte à dix le nombre des terriers néces- saires. D'autre part, les travaux ne commencent guère avant septembre, et sont achevés à la fin de ce mois. Par conséquent, le Sphex ne peut consacrer à chaque terrier et à son approvisionnement que deux ou trois jours au plus. On conviendra que l'active soqtiole n'a pas un LE SPHF.X A AILES JAUNES 99 moment à perdre, lorsque, en si peu de temps, elle doit creuser le gîte, se procurer une douzaine de Grillons, les transporter quelquefois de loin à travers mille difficultés, les mettre en magasin et boucher enfin le terrier. Et puis d'ailleurs, il y a des journées où le vent rend la chasse impossible, des journées pluvieuses, ou même seulement sombres, qui suspendent tout travail. On conçoit d'après cela que le Sphex ne p.nit donner à ses constructions la solidité peut-être séculaire que les Cerceris tubercules donnent à leurs profondes galeries. Ces derniers se trans- mettent d'une génération à l'autre leurs demeures solides, chaque année plus profondément encavées, qui m'ont mis tout en nage lorsque j'ai voulu les visiter, et qui même, le plus souvent, ont triomphé de mes efforts et do mes instruments de fouille. Le Sphex n'hérite pas du travail de ses devanciers : il a tout à faire et rapidement. Sa demeure est la tente d'un jour, qu'on dresse à la hâte pour la lever le lendemain. En compensation, les larves, recouvertes seulement d'une mince couche de sable, savent elles-mêmes suppléer à l'abri que leur mère n'a pu leur créer : elles savent se re\'êtir d'une triple et quadruple enveloppe imperméable, bien supérieure au mince cocon des Cerceris. Mais voici venir bruyamment un Sphex qui, de retour de la chasse, s'arrête sur un buisson voisin et soutient par une antenne, avec les mandibules, un \olumineux Grillon plusieurs fois aussi pesant que lui. Accablé sous le poids, un instant il se repose. Puis il reprend sa cap- ture entre les pattes, et par un suprême effort, franchit d'un seul trait la largeur du ra\in qui le sépare de son îoo SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES domicile. Il s'abat lourdement sur le plateau où je suis en observation, au milieu même d'une bourgade de Sphex. Le reste du trajet s'effectue à pied. L'Hyméno- ptère que ma présence n'intimide en rien, est à califour- chon sur sa victime, et s'avance, la tête haute et fière, tirant par une antenne, à l'aide de ses mandibules, le Grillon qui traîne entre ses pattes. Si le sol est nu, le transport s'effectue sans encombre; mais si quelque touffe de gramen étend en travers de la route à parcourir, le réseau de ses stolons, il est curieux de voir la stupé- faction du Sphex lorsqu'une de ces cordelettes vient tout à coup à paralyser ses efforts ; il est curieux d'être témoin de ses marches et contre-marches, de ses tentatives réitérées, jusqu'à ce que l'obstacle soit surmonté, soit par le secours des ailes, soit par un détour habilement cal- culé. Le Grillon est enfin amené à destination, et se trouve placé de manière que ses antennes arrivent préci- sément à l'orifice du terrier. Le Sphex abandonne alors sa proie, et descend précipitamment au fond du souter- rain. Quelques secondes après, on le voit reparaître, montrant la tête au dehors, et jetant un petit cri allègre. Les antennes du Grillon sont à sa portée; il les saisit et le gibier est prestement descendu au fond du repaire. Je me demande encore, sans pouvoir trouver une solu- tion suffisamment motivée, pourquoi cette complication de manœuvres au moment d'introduire le Grillon dans le terrier. Au lieu de descendre seul dans son gîte pour reparaître après, et reprendre la proie quelque temps abandonnée sur le seuil de la porte, le Sphex n'aurait-il pas plus tôt fait de continuer à traîner le Grillon dans sa LE SPHEX A AILES JAUNES loi galerie, comme il le foit à l'air libre, puisque la largeur du souterrain le permet, ou bien de l'entraîner à sa suite et pénétrant lui-même le premier à reculons? Les divers Hyménoptères déprédateurs que j'ùpu observer jusqu'ici entraînent immédiatement, sans aucun préliminaire, au fond de leurs cellules, le gibier retenu sous le ventre à l'aide des mandibules et des pattes intermédiaires. Le Cerceris de L, Dufour commence à compliquer ses manœuvres, puisque, après avoir momentanément déposé son Bupreste à la porte du logis souterrain, il entre tout aussitôt à reculons dans sa galerie pour saisir alors la victime avec les mandibules et l'entraîner au fond du clapier. II y a encore loin de cette tactique à celle qu'adoptent en pareil cas les chasseurs de Grillons. Pour- quoi cette visite domiciliaire qui précède invariablement l'introduction du gibier? Ne se peut-il pas qu'avant de descendre avec un fardeau embarrassant, le Sphex ne juge prudent de donner un coup d'œil au fond du logis pour s'assurer que tout y est en ordre, pour chasser au besoin quelque parasite effronté qui aurait pu s'y introduire en son absence? Quel est alors ce parasite? Divers Diptères, mou- cherons de rapine, des Tachinaires surtout, veillent aux portes de tous les Hyméno- ptères chasseurs, épiant le moment favora- ble de déposer leurs œufs sur le gibier d'au- Tachinairc. trui ; mais aucun ne pénètre dans le domi- cile et ne se hasarde dans des couloirs obscurs oi\ le pro- priétaire, s'il venait par malheur à s'y trouver, leur ferait peut-être chèrement payer leur audace. Le Sphex, tout I02 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES comme les autres, paie son tribut aux rapines des Tachi- naires; mais ceux-ci n'entrent jamais dans le terrier pour commettre leur méfait. N'ont-ils pas d'ailleurs tout le temps nécessaire pour déposer leurs œufs sur le Grillon? S'ils sont vigilants, ils sauront bien profiter de l'abandon momentané de la victime pour lui confier leur postérité. Quelque danger plus grand encore menace donc le Sphex, puisque sa descente préalable au fond du terrier est pour lui d'une si impérieuse nécessité. Voici le seul fait d'observation qui puisse jeter quelque jour sur le problème. Au milieu d'une colonie de Sphex en pleine activité, colonie d'où tout autre Hyménoptère est habituellement exclu, j'ai surpris un jour un giboyeur de genre différent, un Tachytes nigra^ transportant un à un, sans se presser, avec le plus grand sang-froid, au milieu de la foule où il n'était qu'un intrus, des grains de sable, des brins de petites tiges sèches et autres menus matériaux, pour bou- cher un terrier de même calibre que Tachytes nigra. Ics tcrricrs voisius du Splicx. Ce tra- vail était fait trop consciencieusement pour qu'il fût permis de douter de la présence de l'œuf de l'ouvrier dans le souterrain. Un Sphex aux démar- ches inquiètes, apparemment légitime propriétaire du terrier, ne manquait pas, chaque fois que l 'Hyménoptère étranger pénétrait dans la galerie, de s'élancer à sa pour- suite; mais il ressortait brusquement, comme effrayé, suivi de l'autre qui, impassible, continuait son œuvre. J'ai visité ce terrier, évidemment objet de litige entre fc"î ai C LU OJ 2 3 D .' VERSANT NORD DU MONT-VENTOUX UNE ASCENSION AU MONT VENTOUX 217 avait inspiré dans la matinée quelques vagues craintes, amène soudainement un convoi de nuages se résolvant en pluie. Avant d'y avoir pris garde, nous sommes enve- loppés d'une épaisse brume pluvieuse, qui ne permet d'y voir à deux pas devant soi. Par une fâcheuse coïncidence, l'un de nous, mon excellent ami Th . Delacour, s'est écarté à la recherche de l'Euphorbe saxatile, l'une des curiosités végétales de ces hauteurs. Faisant porte-voix de nos mains, nous réunissons en un appel commun l'effort de nos poitrines. Personne ne répond. La voix se perd dans la masse floconneuse et dans la sourde rumeur de la nuée tourbillonnante. Cherchons donc l'égaré puis- qu'il ne peut nous entendre. Au milieu de l'obscurité du nuage, il est impossible de se voir l'un l'autre, à la dis- tance de deux ou trois pas, et je suis le seul des sept qui connaisse les localités. Pour ne laisser personne à l'aban- don, nous nous prenons par la main, et je me mets moi-même en tête de la chaîne. C'est alors, pendant quelques minutes, un véritable jeu de Colin-Maillard, qui n'aboutit à rien. Delacour, sans doute, lui-même habitué du Ventoux, en voyant venir les nuages, aura profité des dernières éclaircies pour gagner à la hâte l'abri du Jas. Gagnons-le nous-mêmes au plus tôt, car déjà l'eau nous ruisselle à l'intérieur des vêtements tout aussi bien qu'à l'extérieur. Le pantalon de coutil est collé sur la peau comme un second épiderme. Une grave difficulté s'élève : les va-et- revient, tours et retours de nos recherches, m'ont mis dans l'état d'une personne à qui l'on bande les yeux et que l'on fait, après, pirouetter sur les talons. J'ai perdu toute orientation; 3i8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES je ne sais plus, absolument plus, de quel côté est le flanc sud. J'interroge l'un, j'interroge l'autre : les avis sont partagés, très douteux. Conclusion : aucun de nous ne saurait affirmer où est le nord, où est le sud. Jamais, non,jamais, jen'ai compris la valeur des points cardinaux comme en ce moment-là. Tout autour de nous est l'in- connu de la nuée grise; sous nos pieds, nous distinguons tout juste la naissance d'une pente d'ici et d'une pente de là. Mais quelle est la bonne? Il faut choisir et se préci- piter de confiance. Si par malheur nous descendons la pente nord, nous courons nous fracasser dans les préci- pices dont la vue seule tantôt nous inspirait reff"roi. Pas un n'en reviendra peut-être. J'eus là quelques minutes de poignante perplexité. Restons ici, disaient la plupart; attendons la fin de la pluie. Mauvais conseil, répliquaient les autres, et j'étais du nombre; mauvais conseil : la pluie peut durer long- temps, et mouillés comme nous le sommes, aux premières fraîcheurs de la nuit nous gèlerons sur place. Mon digne ami Bernard Verlot, venu tout exprès du Jardin des Plantes de Paris pour faire avec moi l'ascension du Ven- toux, montrait un calme imperturbable, s'en remettant à ma prudence pour sortir de ce mauvais pas. Je le tire un peu à l'écart, afin de ne pas augmenter la panique des autres, et lui dévoile mes terribles appréhensions. Un conciliabule est tenu à nous deux : nous cherchons à suppléer par la boussole de la réflexion l'aiguille aimantée absente. « Quand les nuages sont venus, lui disais-je, c'est bien par le sud? — C'est parfaitement par le sud. — Et, quoique le vent fût presque insensible, la pluie UNE ASCENSION AU MONT VENTOUX 219 avait une légère inclinaison du sud au nord? — Mais oui : j'ai constaté cette direction tant que j'ai pu me reconnaître. N'avons-nous pas là de quoi nous guider? Descendons du côté d'où vient la pluie. — J'y avais songé, mais des doutes me prennent. Le vent est trop faible pour avoir une direction bien déterminée. C'est peut-être un souffle tournant, comme il s'en produit au sommet de la montagne lorsque des nuages l'enveloppent. Rien ne me dit que la direction première se soit con- servée, et que le mouvement de l'air n'arrive maintenant du nord. — Je partage vos doutes. Et alors? — Alors, alors, voilà le difficile. Une idée : si le vent n'a pas tourné, nous devons surtout être mouillés à gauche puis- que la pluie a été reçue de ce côté tant que n'a pas été perdue notre orientation. S'il a tourné, la mouillure doit être à peu près égale de partout. Que l'on se tâte et décidons. Ça y est- il? — Ça y est. — Et si je me trompe? — Vous ne vous tromperez pas, » En deux mots les collègues sont mis au courant de la chose. Chacun se palpe, non au dehors, exploration insuffisante, mais sous le vêtement le plus intime; et c'est avec un soulagement indicible que j'entends déclarer à l'unanimité le flanc gauche bien plus mouillé que l'autre. Le vent n'a pas tourné. C'est bien : dirigeons-nous du côté de la pluie. La chaîne se reforme, moi en tête, Verlot à l'arrière-garde pour ne pas laisser de traînard. Avant de se lancer : « Eh bien, dis-je encore une fois à mon ami, risquons-nous l'affaire? — Risquez; je vous suis. » — Et nous piquons aveuglément une tête dans le redoutable inconnu. «ao SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Vingt enjambées n'étaient pas faites, vingt de ces enjambées dont on n'est pas maître sur les fortes pentes, que toute crainte de péril cesse. Sous nos pieds ce n'est pas le vide de l'abîme, c'est le sol tant désiré, le sol de pierrailles, qui croulent derrière nous en longs ruisselle- ments. Pour nous tous, ce cliquetis, signe de terre ferme, est musique divine. En quelques minutes est atteinte la lisière supérieure des hêtres. Ici l'obscurité est plus forte encore qu'au sommet de la montagne : il faut se courber jusqu'à terre pour reconnaître où l'on met les pieds. Comment, au sein de ces ténèbres, trouver le Jas, enfoui dans l'épaisseur du bois? Deux plantes, assidue végéta- tion des points hantés par l'homme, le Chénopode Bon- Henri et l'Ortie dioïque me servent de fil conducteur. De ma main libre, je fauche dans l'air, tout en cheminant. A chaque piqûre ressentie, c'est une ortie, c'est un jalon. Verlot, à l'arrière-garde, s'escrime aussi de son mieux et supplée la vue par la cuisante piqûre. Nos compagnons n'ont guère foi en ce mode de recherche. Ils parlent de continuer la descente furibonde, de rétrograder, s'il le faut, jusqu'à Bédoin. Plus confiant dans le flair bota- nique, qu'il possède si bien lui-même, Verlot se joint à moi pour insister dans nos recherches, pour rassurer les plus démoralisés et leur démontrer qu'il est possible, en interrogeant de la main les herbages, d'arriver au gîte malgré l'obscurité. On se rend à nos raisons; et peu après, de touffe d'ortie en touffe d'ortie, la bande arrive au Jas. Delacour y est, ainsi que le guide avec nos bagages, abrités à temps de la pluie. Un feu flambant et des vête- X O H Z LU (fi > ^ z -^ o u j UNE ASCENSION AU MONT VENTOUX 221 ments de rechange ont bientôt ramené l'habituelle gaieté. Un bloc de neige, apporté du vallon voisin, est suspendu dans un sac devant le foyer. Une bouteille reçoit l'eau de fusion; ce sera notre fontaine pour le repas du soir. Enfin la nuit se passe sur une couche de feuillage de hêtre, qu'ont triturée nos prédécesseurs; et ils sont nom- breux. Qui sait depuis combien d'années n'a pas été renouvelé ce matelas, aujourd'hui devenu terreau! Ceux qui ne peuvent dormir ont pour mission d'entretenir le foyer. Les mains ne manquent pas pour tisonner, car la fumée, sans autre issue qu'un large trou produit par l'écroulement partiel de la voûte, emplit la hutte d'une atmosphère à fumer des harengs. Pour obtenir quelques bouffées respirables, il faut les chercher dans les couches les plus inférieures, le nez presque à terre. On tousse donc, on maugrée, on tisonne, mais vainement essaie- t-on de dormir. Dès deux heures du matin tout le monde est sur pied, pour gravir le cône terminal et assister au lever du soleil. La pluie a cessé, le ciel est superbe et promet une admirable journée. Pendant l'ascension, quelques-uns éprouvent une sorte de mal au cœur, dont la cause est d'abord la fatigue et en second lieu la raréfaction de l'air. Le baromètre a baissé de 140 millimètres; l'air que nous respirons est d'un cinquième moins dense, et par conséquent d'un cin- quième moins riche en oxygène. Dans l'état de bien-être, cette modification de l'air, trop peu considérable, passe- rait inaperçue; mais venant s'ajouter aux fatigues de la veille et à l'insomnie, elle aggrave notre malaise. On monte donc avec lenteur, les jarrets brisés, le souffle »33 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES haletant. De vingt pas en vingt pas, plus d'un est obligé de faire halte. Enfin nous y voici. On se réfugie dans la rustique chapelle de Sainte-Croix, pour reprendre haleine et combattre le froid piquant du matin par une accolade à la gourde, dont cette fois on épuise les flancs. Bientôt, le soleil se lève. Jusqu'aux extrêmes limites de l'horizon, le Ventoux projette son ombre triangulaire, dont les côtés s'irisent de violet par l'effet des rayons diffractés. Au sud et à l'ouest s'étendent des plaines brumeuses, où, lorsque le soleil sera plus haut , nous pourrons distinguer le Rhône, ainsi qu'un fil d'argent. Au nord et à l'est s'étale sous nos pieds une couche énorme de nuages, sorte d'océan de blanche ouate d'où émergent, comme des îlots de scories, les sommets obscurs des montagnes infé- rieures. Quelques cimes, avec leurs traînées de glaciers, resplendissent du côté des Alpes. Mais la plante nous réclame; arrachons -nous à ce magique spectacle. L'époque de notre ascension, en août, était un peu tardive; pour bien des plantes, la floraison était passée. Voulez-vous faire une herborisation vrai- ment fructueuse? Soyez ici dans la première quinzaine de juillet, et surtout devancez l'apparition des troupeaux sur ces hauteurs : où le mouton a brouté vous ne récolte- riez que misérables restes. Encore épargné par la dent des troupeaux, le sommet du Ventoux est en juillet un vrai parterre; sa couche de pierrailles est émaillée de fleurs. En mes souvenirs apparaissent, toutes ruisselantes de la rosée du matin, les gracieuses touffes d'Androsace villeuse, à fleurs blanches avec un œil rose tendre; la Violette du mont Cenis, dont les grandes corolles bleues UNE ASCENSION AU MONT VENTOUX 235 s'étalent sur les éclats de calcaire; la Valériane Saliunque , qui associe le suave parfum de ses inflorescences et l'odeur stercoraire de ses racines; la Globulaire cordi- foliée, formant des tapis compacts d'un vert cru semés de capitules bleus; le Myosotis alpestre, dont l'azur rivalise avec celui des cieux; l'Iberis de Candolle, dont la tige menue porte une tête serrée de fleurettes blanches et plonge en serpentant au milieu des pierrailles; la Saxi- frage à feuilles opposées et la Saxifrage muscoïde, toutes les deux serrées en coussinets sombres, constellés de corolles roses pour la première, de corolles blanches lavées de jaune pour la seconde. Quand le soleil aura plus de force, nous verrons mollement voleter d'une touffe fleurie à l'autre un superbe Papillon à ailes blan- ches avec quatre taches d'un rouge carmin vif, cerclées de noir. C'est le Parnassius Apollo, hôte élégant des solitudes des Alpes, au voisinage des neiges éternelles. Sa chenille vit sur les Saxifrages. Bornons là cet aperçu des douces joies qui attendent le naturaliste au sommet du mont Ventoux, et revenons à l'Ammophile hérissée, blottie en nombre sous l'abri d'une pierre lorsque la nuée pluvieuse est venue hier nous envelopper. Parnassius Apollo. XIV LES ÉMIGRANTS J'ai raconté comment, sur les crêtes du mont Ventoux, vers l'altitude de i 800 mètres, j'avais eu une de ces bonnes fortunes entomologiques qui seraient riches de conséquences si elles se présentaient assez fréquemment pour se prêter à des études suivies. Malheureusement mon observation est unique, et je désespère de jamais la renouveler. Je ne pourrai donc étayer sur elle que des soupçons. C'est aux observateurs futurs de remplacer mes probabilités par des certitudes. Sous l'abri d'une large pierre plate, je découvre quel- ques centaines d'Ammophiles (Ammophila hirsuta), amoncelées les unes sur les autres et d'une manière presque aussi compacte que le sont les Abeilles dans la grappe d'un essaim. Aussitôt la pierre levée, tout ce petit monde velu se met à grouiller, sans tentative aucune de fuir au vol. Je déplace le tas à pleines mains, nul ne fait mine de vouloir abandonner le groupe. Des intérêts communs semblent les maintenir indissoluble- 1. 15 226 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES ment unis; pas un ne part si tous ne partent. Avec tout le soin possible, j'examine la pierre plate qui ser- vait d'abri, le sol qu'elle recouvrait ainsi que les environs immédiats : je ne découvre rien qui puisse me dire la cause de cette étrange réunion. Ne pou- vant mieux faire, j'essaie le dénombre- ment. J'en étais là quand les nuages sont venus mettre fin à mes observations et nous plonger dans cette obscurité dont je viens de dire les anxieuses suites. Aux Ammophiie hérissée, premières gouttcs dc pluie, avant d'aban- donner les lieux, je m'empresse de re- mettre la pierre en place et de réintégrer les Ammophiles sous leur abri. Je m'accorde un bon point, que le lecteur confirmera, je l'espère, pour avoir eu la précaution de ne pas laisser exposées à l'averse les pauvres bêtes dérangées par ma curiosité. L'Ammophile hérissée n'est pas rare dans la plaine, mais c'est toujours une à une qu'elle se rencontre au bord des sentiers et sur les pentes sablonneuses, tantôt livrée au travail d'excavation de son puits, tantôt occupée au charroi de sa lourde chenille. Elle est solitaire, comme le Sphex languedocien; aussi était-ce pour moi profonde surprise que de trouver, presque à la cime du Ventoux, cet Hyménoptère réuni en si grand nombre sous l'abri de la même pierre. Au lieu de l'individu isolé, qui jusqu'ici m'était connu, s'offrait à mes regards une société popu- leuse. Essayons de remonter aux causes probables de cette agglomération. Par une exception fort rare chez les Hyménoptères LES EMIGRANTS 2:7 fouisseurs, l'Ammophile hérissée nidifie dès les premiers jours du printemps : vers la fin de mars si la saison est douce, au plus tard dans la première quinzaine d'avril, alors que les Grillons prennent la forme adulte et dépouil- lent douloureusement la peau du jeune âge sur le seuil de leur logis, alors que le Narcisse des poètes épanouit ses premières fleurs et que le Pro3'er lance, dans les prai- ries, sa traînante note du haut des peupliers, l'Ammophile hérissée est à l'œuvre pour creuser le domicile de ses larves et l'approvisionner; tandis que les autres Ammo- philes et les divers Hyménoptères déprédateurs en général, ne font ce travail qu'en automne, dans le courant de sep- tembre et d'octobre. Cette nidification si précoce, devan- çant de six mois la date adoptée par l'immense majorité, suscite aussitôt quelques réflexions. On se demande si les Ammophiles qu'on trouve occu- pées à leurs terriers, dans les premiers jours d'avril, sont bien des insectes de l'année; c'est-à-dire si ces printaniers travailleurs ont achevé leurs métamorphoses et quitté leurs cocons dans les trois mois qui précèdent. La règle générale veut que le fouisseur devienne insecte parfait, abandonne sa demeure souterraine et s'occupe de ses larves dans la même saison. C'est en juin et juillet que la plupart des Hyménoptères giboyeurs sortent des galeries où ils ont vécu à l'état de larves; c'est dans les mois sui- vants, août, septembre et octobre, qu'ils déploient leurs industries de mineur et de chasseur. Semblable loi s'applique-t-elle à l'Ammophile hérissée? La même saison voit-elle la transformation finale et les travaux de l'insecte? C'est très douteux, car rH)''méno- 228 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES ptère, occupé au travail des terriers en fin mars, devrait alors achever ses métamorphoses et rompre l'abri du cocon dans le courant de l'hiver, au plus tard en février. La rudesse du climat en cette période ne permet pas d'admettre telle conclusion. Ce n'est point quand l'âpre mistral hurle des quinze jours sans discontinuer et con- gèle le sol, ce n'est point quand des rafales de neige succèdent à ce souffle glacé, que peuvent s'accomplir les délicates transformations de la nymphose et que l'insecte parfait peut songer à quitter l'abri de son cocon. Il faut les douces moiteurs de la terre sous le soleil d'été pour l'abandon de la cellule. Si elle m'était connue, l'époque précise à laquelle l'Ammophile hérissée sort du terrier natal me viendrait ici grandement en aide; mais, à mon vif regret, je l'ignore. Mes notes, recueillies au jour le jour, avec cette confusion inévitable dans un genre de recherches presque constamment subordonnées aux chances de l'impréNU, sont muettes sur ce point, dont je vois toute l'im- portance aujourd'hui que je veux coordonner mes maté- riaux pour écrire ces lignes. J'y trouve mentionnée l'éclo- sion de l'Ammophile des sables le 5 juin, et celle de l'Ammophile argentée le 20 du même mois; rien, dans mes archives, ne se rapporte à l'éclosion de l'Ammophile hérissée. C'est un détail non élucidé par oubli. Les dates données pour les deux autres espèces rentrent dans la loi générale : l'apparition de l'insecte parfait a lieu à l'époque des chaleurs. Par analogie, je rapporte à la même époque la sortie de l'Ammophile hérissée hors du cocon. LES EMIGRANTS 329 D'où proviennent alors les Ammophiles que l'on voit travailler à leurs terriers en fin mars et avril? La con- clusion est forcée : ces Hyménoptères ne sont pas de l'année actuelle, mais de l'année précédente; sortis de leurs cellules à l'époque habituelle, en juin et juillet, ils ont passé l'hiver pour nidifier aussitôt le printemps venu. En un mot, ce sont des insectes hivernants. L'expérience confirme en plein cette conclusion. Pour peu qu'on se livre à des recherches patientes dans les bancs verticaux de terre ou de sable bien exposés aux rayons du soleil, là surtout où des générations de divers Hyménoptères récolteurs de miel se sont succédé d'année en année et ont criblé la paroi d'un labyrinthe de couloirs, de manière à lui donner l'aspect d'une énorme éponge, on est à peu près sûr de rencontrer, au cœur de l'hiver, bien tapie au chaud dans les retraites du banc ensoleillé, l'Ammophile hérissée, soit seule, soit par groupes de trois ou quatre, attendant inactive l'arrivée des beaux jours. Cette petite fête de revoir, au milieu des deuils et des froids de l'hiver, le gracieux Hyménoptère qui, aux premiers chants du Proyer et du Grillon, anime les pelouses des sentiers, j'ai pu me la procurer autant de fois que je l'ai voulu. Si le temps est calme et le soleil un peu vif, le frileux insecte vient sur le seuil de son abri se pénétrer avec délices des rayons les plus chauds ; ou bien encore il s'aventure timidement au dehors et parcourt pas à pas, en se lustrant les ailes, la surface du banc spon- gieux. Ainsi fait le petit lézard gris, quand le soleil com- mence à réchauffer la vieille muraille, sa patrie. Mais vainement on chercherait en hiver, même aux 230 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES abris les mieux défendus, les Cerceris, Sphex, Philantshe, Bembex et autres Hyménoptères à larves carnassières. Tous sont morts après le travail d'automne, et leurs races ne sont plus représentées, dans la froide saison, que par les larves, engourdies au fond des cellules. Ainsi donc, par une exception fort rare, l'Ammophile hérissée, éclose à l'époque des chaleurs, passe l'hiver suivant, abritée dans quelque chaud refuge; et telle est la cause de son apparition si printanière. Avec ces données, essayons d'expliquer le groupe d'Ammophiles observé sur les crêtes du mont Ventoux. Que pouvaient faire sous l'abri de leur pierre ces nom- breux Hyménoptères amoncelés? Se proposaient-ils d'y prendre leurs quartiers d'hiver, et d'attendre, engourdis sous le couvert de la dalle, la saison propice à leurs travaux? Tout en démontre l'invraisemblance. Ce n'est pas au mois d'août, au moment des fortes chaleurs, qu'un animal est pris des somnolences de l'hiver. Le manque de nourriture, suc mielleux lapé au fond des fleurs, ne peut non plus être invoqué. Bientôt vont arriver les ondées de septembre, et la végétation, un moment suspendue par les ardeurs caniculaires, va prendre vigueur nouvelle et couvrir les champs d'une floraison presque aussi variée que celle du printemps. Cette période de liesse pour la majorité des Hyménoptères ne saurait être, pour l'Animophile hérissée, une époque de torpeur. Et puis, est-il permis de supposer que les hauteurs du VentouK, balayées par des coups de mistral déraci- nant parfois hêtres et sapins; que des cimes où la bise fait LES EMIGRANTS ?3t pendant six mois tourbillonner les neiges; que des crêtes enfin, enveloppées la majeure partie de l'année par la froide brume des nuages, soient adoptées, comme refuge d'hiver, par un insecte si ami du soleil? Autant vaudrait le faire hiverner parmi les glaces du cap Nord. Non, ce n'est pas là que l'Ammophile hérissée doit passer la mauvaise sai- son. Le groupe observé n'y était que de passage. Aux premiers indices de la pluie, qui nous échappaient à nous, mais ne pouvaient échapper à l'insecte, éminemment sen- sible aux variations de l'atmosphère, la bande en voyage s'était réfugiée sous une pierre, et attendait la fin de la pluie pour reprendre son vol. D'où venait-elle? Où allait- elle? En cette même époque d'août, et principalement de septembre, arrivent chez nous, sur les terres chaudes de l'olivier, les caravanes des petits oiseaux émigrants, descendant par étapes des pays où ils ont aimé, des pays plus frais, plus boisés, plus paisibles que les nôtres, où ils ont élevé leur couvée. Ils arrivent presque à jour fixe, dans un ordre invariable, comme guidés par les fastes d'un calendrier d'eux seuls connu. Ils séjournent quelque temps dans nos plaines, riche étape où abonde l'insecte, exclusive nourriture de la plupart; motte par motte, ils visitent nos champs, où le soc du labourage met alors à découvert dans les sillons une foule de vermisseaux, leur régal; à ce régime, promptement ils gagnent croupion matelassé de graisse, grenier d'abondance, réserve nutri- tive pour les fatigues à venir; enfin, bien pourvus de ce viatique, ils poursuivent leur descente vers le sud, pour se rendre aux pays sans hiver, où l'insecte ne manque 933 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES jamais : l'Espagne et l'Italie méridionales, les îles de la Méditerranée, l'Afrique. C'est l'époque des joies de la chasse et des succulentes brochettes de Pieds-noirs. La Calandrelle, le Crèou^ comme on dit ici, est la première arrivée. A peine le mois d'août commence, qu'on la voit explorer les champs caillouteux, à la recherche des petites semences de Setaria, mauvaise gra- minée qui infeste les cultures. A la moindre alerte, elle part avec un aigre clapotement de gosier assez bien imité par son nom provençal. Elle est bientôt suivie du Tarier, qui butine paisiblement de petits charançons, des criquets, des fourmis, dans les vieux champs de luzerne. Avec lui commence l'illustre série des Pieds- noirs, honneur de la broche. Elle se continue, quand septembre est arrivé, par le plus célèbre, le Motteux vulgaire ou Cul-blanc, glorifié de tous ceux qui ont pu apprécier ses hautes qualités. Jamais Becfigue des gour- mets de Rome, immortalisé dans les épigrammes de Martial, n'a valu l'exquise et parfumée pelote de graisse du Motteux, devenu scandaleusement obèse par un régime immodéré. C'est un consommateur effréné d'insectes de tout ordre. Mes archives de chasseur naturaliste font foi du contenu de son gésier. On y trouve tout le petit peuple des guérets : larves et charançons de toutes espèces, criquets, opatres, cassides, chrysomèles, grillons, forfi- cules, fourmis, araignées, cloportes, hélices, iules et tant d'autres. Et pour faire diversion à cette nourriture de haut goût, raisins, baies de la ronce, baies du cornouiller sanguin. Tel est le menu que poursuit sans repos le Motteux, lorsqu'il vole d'une motte de terre à l'autre, LES EMIGRAXTS 231 avec ce faux air de papillon en fuite que lui donnent les pennes blanches de sa queue étalée. Aussi Dieu sait à quel prodige d'embonpoint il s'élève. Un seul le surpasse dans l'art de se faire gras. C'est son contemporain d'émigration, autre passionné consom- mateur d'insectes : le Pipit des buissons, ainsi que le dénomment absurdement les nomenclateurs, tandis que le dernier de nos pâtres n'a jamais hésité à l'appeler le Grasset, l'oiseau gras par excellence. Ce nom seul ren- seigne à fond sur le caractère dominant. Aucun autre n'atteint pareille obésité. Un moment arrive où chargé de coussinets de graisse jusque sur l'aile, le cou, la naissance du crâne, l'oiseau figure une petite motte de beurre. A peine peut-il, le malheureux, voleter d'un mûrier à l'autre, où il halette dans l'épaisseur de la feuillée, à demi étouffé de gras-fondu, victime de son amour du charançon. Octobre nous amène la svelte Lavandière grise, mi- cendrée, mi-blanche, avec un large hausse-col de velours noir sur la poitrine. Le gracieux oiseau, trottinant, hochant la queue, suit le laboureur presque sous les pas de l'attelage, et cueille la vermine dans le sillon tout frais. Vers la même époque arrive l'Alouette, d'abord par petites compagnies envo3^ées en éclaireurs ; puis par bandes sans nombre, qui prennent possession des champs de blé et des terres en friche, où abondent les semences de Setaria, leur nourriture habituelle. Alors, dans la plaine, au milieu de la scintillation générale des gouttes de rosée et des cristaux de gelée blanche appendus à chaque brin d'herbe, le miroir lance ses éclairs inter- 2 54 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES mittents sous les rayons du soleil du matin; alors la chouette, lancée par la main du chasseur, fait sa courte volée, s'abat, se redresse avec de brusques haut-le-corps et des roulements d'yeux efifarés ; et l'Alouette d'arriver, d'un vol plongeant, curieuse de voir de près la brillante machine ou le grotesque oiseau. Elle est là, devant vous, à quinze pas, les pattes pendantes, les ailes étalées, en manière de Saint-Esprit. C'est le moment : visez et feu! Je souhaite à mes lecteurs les émotions de cette ravis- sante chasse. Avec l'Alouette, souvent dans les mêmes compagnies, nous vient la Farlouse, vulgairement le Sisi. Encore une onomatopée qui traduit le petit cri d'appel de l'oiseau. Nul ne donne avec plus de fougue sur la chouette, autour de laquelle il évolue dans un balancement conti- nuel. Ne poursuivons pas davantage la revue des émi- grants qui nous visitent. La plupart ne font ici qu'une halte; ils y séjournent quelques semaines, retenus par l'abondance des vivres, des insectes surtout; puis forti- fiés, riches d'embonpoint, ils poursuivent leur voyage vers le sud. D'autres, en petit nombre, pour quartiers d'hiver adoptent nos plaines, oii la neige est très rare, où mille petites graines sont à découvert sur le sol, même au cœur de la rude saison. Telle est l'Alouette, qui exploite les champs de blé et les friches; telle est la Farlouse qui préfère les luzernières et les prairies. L'Alouette, si commune dans presque toute la France, ne niche pas dans les plaines de Vaucluse ; elle y est remplacée par l'Alouette huppée, le Cochevis, ami de la grande route et du cantonnier. Mais il n'est pas néces- LES ÉMIGRANTS 335 saire de remonter bien avant dans le nord pour tromer les lieux favoris de ses couvées : le département limi- trophe, la Drôme, est déjà riche en nids de cet oiseau. Il est alors fort probable que, parmi les vols d'Alouettes venant prendre possession de nos plaines pour tout l'automne et tout l'hiver, beaucoup ne descendent pas de plus loin que la Drômc. Il leur suffit d'émigrer dans le département voisin pour avoir plaines sans neige et menues semences assurées. Semblable émigration à petite distance me paraît être la cause du rassemblement d'Ammophiles surpris vers la cîme du Ventoux. J'ai établi que cet Hyménoptère passe l'hiver à l'état d'insecte parfait, réfugié dans quelque abri, où il attend le mois d'avril pour nidifier. Lui aussi, comme l'Alouette, doit prendre ses précau- tions contre la saison des frimas. S'il n'a pas à redouter le manque de nourriture, capable qu'il est de supporter l'abstinence jusqu'au retour des fleurs, il lui faut du moins, à lui si frileux, se garantir des mortelles atteintes du froid. Il fuira donc les cantons neigeux, les pays où le sol profondément se gèle; il se réunira en caravane émigrante à la manière des oiseaux, et franchissant monts et vallées, ira élire domicile dans les vieilles murailles et les bancs sablonneux que réchauffe le soleil méridional. Puis, les froids passés, la bande regagnera, en totalité ou en partie, les lieux d'où elle était venue. Ainsi s'expliquerait le groupe d'Ammophiles du Ventoux. C'était une tribu émigrante, qui, venue des froides terres de la Drôme pour descendre dans les chaudes plaines de l'olivier, avait franchi la profonde et large vallée du 3}6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Toulourenc et, surprise par la pluie, faisait halte sur la crête du mont. L'Ammophile hérissée, pour se soustraire aux froids de l'hiver, paraîtrait donc soumise à des émi- grations. A l'époque où les petits oiseaux voyageurs commencent le défilé de leurs caravanes, elle entrepren- drait, elle aussi, son voyage d'un canton plus froid dans un canton voisin plus chaud. Quelques vallées traversées, quelques montagnes franchies, lui feraient trouver le climat désiré. J'ai recueilli deux autres exemples de réunions extra- ordinaires d'insectes à de grandes hauteurs. En octobre, j'ai trouvé la chapelle du sommet du mont Ventoux couverte de Coccinelles à sept points, la bête à bon Dieu du langage populaire. Ces insectes, appliqués sur la pierre tant des parois que de la toiture en dalles, étaient si serrés l'un contre l'autre, que le grossier édifice prenait, à quelques pas, l'aspect d'un ouvrage en globules de corail. Je n'oserais évaluer les myriades de Coccinelles qui se Coccinelle "^ ^ à sept points, trouvaient là en assemblée générale. Ce n'est certainement pas la nourriture qui avait attiré ces mangeuses de pucerons sur la cime du Ventoux, pres- que à deux kilomètres d'altitude. La végétation y est trop maigre, et jamais Pucerons ne se sont aventurés jusque-là. Une autre fois, en juin, sur le plateau de Saint-Amans, voisin du Ventoux, à une altitude de 734 mètres, j'ai été témoin d'une réunion semblable, mais beaucoup moins nombreuse. Au point le plus saillant du plateau, sur le bord d'un escarpement de roches à pic, se dresse una croix avec piédestal de pierres de taille. C'est sur les LES ÉMIGRANTS 257 faces de ce piédestal et sur les rochers lui servant de base que le même Coléoptère du Ventoux, la Coccinelle à sept points, s'était rassemblé en légions. Les insectes étaient pour la plupart immobiles; mais partout où le soleil donnait avec ardeur, il y avait continuel échange entre les arrivants, qui venaient prendre place, et les occupants du reposoir, qui s'envolaient pour revenir après un court essor. Là, pas plus qu'au sommet du Ventoux, rien n'a pu me renseigner sur les causes de ces étranges réunions en des points arides, sans Pucerons, et nullement faits pour attirer des Coccinelles; rien n'a pu me dire le secret de ces rendez-vous populeux sur les maçonneries des hauteurs. Y aurait-il encore ici des exemples d'émi- gration entomologique? Y aurait-il assemblée géné- rale, pareille à celle des Hirondelles avant le jour du départ commun? Était-ce là des points de convocation, d'où la nuée des Coccinelles devait gagner canton plus riche en vivres? C'est possible, mais c'est bien aussi extraordinaire. La bête à bon Dieu n'a jamais guère fait parler d'elle pour sa passion des voyages. Elle nous semble bien casanière quand nous la voyons faire bou- cherie des poux verts de nos rosiers et des poux noirs de nos fèves; et cependant, avec son aile courte, elle va tenir réunion plénière, par myriades, au sommet du Ventoux, où le Martinet ne monte qu'en des moments de fougue effrénée. Pourquoi ces assemblées à de telles hauteurs? Pourquoi ces prédilections pour les blocs d'une maçonnerie? XV LES AMMOPHILES Taille effilée, tournure svelte, abdomen très étranglé à la naissance et rattaché au corps comme par un fil, costume noir avec écharpe rouge sur le ventre, tel est le signale- ment sommaire de ces fouisseurs, voisins des Sphex par leur forme et leur coloration, mais bien différents par leurs mœurs. Les Sphex chassent des Orthoptères, Cri- quets, Éphippigères, Grillons; les Ammophiles ont pour gibier des chenilles. Ce changement de proie fait prévoir à lui seul de nouvelles ressources dans la tactique meur- trière de l'instinct. Si le mot ne sonnait convenablement à l'oreille, volon- tiers je chercherais querelle au terme d'Ammophile, signi- fiant ami des sables, comme trop exclusif et souvent erroné. Les véritables amis des sables, des sables secs, poudreux, ruisselants, ce sont les Bembex, giboyeurs de Mouches; mais les chasseurs de Chenilles, dont je me propose ici l'histoire, n'ont aucune prédilection pour les sables purs et mobiles; ils les fuient même comme trop sujets à des r^o SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES éboulements qu'un rien provoque. Leur puits vertical, qui doit rester libre jusqu'à ce que la cellule ait reçu les vivres et l'œuf, exige un milieu plus ferme pour ne pas s'obstruer avant l'heure. Ce qu'il leur faut, c'est un sol léger, de fouille facile, où l'élément sablonneux soit cimenté par un peu d'argile et de calcaire. Les bords des sentiers, les pentes à maigre gazon exposées au soleil, voilà les lieux préférés. Au printemps, dès les premiers jours d'avril, on y voit l'Ammo- phile hérissée {Ammophila hirsuta)] quand viennent septembre et octobre, on y trouve l'Ammophile des sables f>4. sabiilosa), l'Am- mophile argentée (A. argentata), et l'Am- Ammopbile soyeuse. mopliilc soycuse {A. holosericea). Je con- denserai ici les documents que les quatre espèces m'ont fournis. Pour toutes les quatre, le terrier est un trou de sonde vertical, une sorte de puits, ayant au plus le calibre d'une forte plume d'oie, et une profondeur d'environ un demi- décimètre. Au fond est la cellule, toujours unique et con- sistant en une simple dilatation du puits d'entrée. C'est, en somme, logis mesquin, obtenu à peu de frais, en une séance; la larve n'y trouvera protection contre l'hiver qu'à la faveur de la quadruple enceinte de son cocon, imité de celui du Sphex. L'Ammophile travaille solitaire à son excavation, paisiblement, sans se presser, sans de joyeux entrains. Comme toujours, les tarses antérieurs servent de râteaux et les mandibules font office d'outils de fouille. Si quelque grain de sable résiste trop à l'arra- chement, on entend monter du fond du puits, comme LES AMMOPHILES 241 expression des efforts de l'insecte, une sorte de grince- ment aigu produit par les vibrations des ailes et du corps tout entier. Par intervalles rapprochés, l'Hyménoptère apparaît au jour avec la charge de déblais entre les dents, un gravier, qu'il va, au vol, laisser choir plus loin, à quelques décimètres de distance, pour ne pas encombrer la place. Sur le nombre des grains extraits, quelques-uns, par leur forme et leurs dimensions, paraissent mériter attention spéciale: du moins l'Ammophile ne les traite pas comme les autres : au lieu d'aller les rejeter au vol loin du chantier, elle les transporte à pied et les dépose à proximité du puits. Ce sont là matériaux de choix, moel- lons tout préparés qui serviront plus tard à clore le logis. Ce travail extérieur se fait avec des allures compassées et une diligence grave. L'insecte, hautement retroussé, l'abdomen tendu au bout de son long pédicule, se retourne, vire de bord tout d'une pièce, avec la raideur géométrique d'une ligne qui pivoterait sur elle-même. S'il lui faut rejeter à distance les déblais jugés encom- brants, il le fait par petites volées silencieuses, assez souvent à reculons, comme si l'Hyménoptère, sortant de son puits la tête la dernière, évitait de se retourner afin d'économiser le temps. Ce sont les espèces à ventre lon- guement pédicule, comme l'Ammophile des sables et l'Ammophile soyeuse, qui déploient le mieux dans l'action cette rigidité d'automate. C'est si délicat, en effet, à gouverner, que cet abdomen se renflant en poire au bout d'un fil : un brusque mouvement pourrait fausser la fine tige. On marche donc avec une sorte de précision géomé- trique; s'il faut voler, c'est à reculons pour s'épargner I. 16 £il2 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES des virements de bord trop répétés. Au contraire, l'Ammophile hérissée, dont le pédicule abdominal est court, possède en travaillant à son terrier, la désinvolture, la prestesse des mouvements qu'on admire chez la plupart des fouisseurs. Elle est plus libre d'action, n'ayant pas l'embarras du ventre. Le logis est creusé. Sur le tard, ou même tout simple- ment lorsque le soleil s'est retiré des lieux oii le terrier vient d'être foré, l'Ammophile ne manque pas de visiter le petit amas de moellons mis en réserve pendant les travaux de fouille, dans le but d'y choisir une pièce à sa convenance. Si rien ne s'y trouve qui puisse la satisfaire, elle explore le voisinage et ne tarde pas à rencontrer ce qu'elle veut. C'est une petite pierre plate, d'un diamètre un peu plus grand que celui de la bouche du puits. La dalle est transportée avec les mandibules, et mise, pour clôture provisoire, sur l'oriiice du terrier. Demain, au retour de la chaleur, lorsque le soleil inondera les pentes voisines et favorisera la chasse, l'insecte saura très bien retrouver le logis, rendu inviolable par la massive porte; il y reviendra avec une Chenille paralysée, saisie par la peau de la nuque et traînée entre les pattes du chasseur ; il soulèvera la dalle que rien ne distingue des autres petites pierres voisines et dont lui seul a le secret; il introduira la pièce de gibier au fond du puits, déposera son œuf et bouchera définitivement la demeure en balayant dans la galerie verticale les déblais conservés à proximité. A plusieurs reprises, l'Ammophile des sables et l'Ammophile argentée m'ont rendu témoin de cette LES AM MO PHI LE S 243 clôture temporaire du terrier, lorsque le soleil baisse et que l'heure trop avancée fait renvoyer au lendemain l'approvisionnement. Les scellés mis au logis par l'Hymé- noptère, moi aussi je renvoyais au lendemain la suite de mes observations, mais en relevant d'abord la carte des lieux, en choisissant mes alignements et mes points de repère, en implantant quelques bouts de tige comme jalons, afin de retrouver le puits lorsqu'il serait comblé. Toujours, si je ne revenais pas trop matin, si je laissais à l'Hyménoptère le loisir de mettre à profit les heures du plein soleil, j'ai revu le terrier définitivement bouché et approvisionné. La fidélité de mémoire est ici frappante. L'insecte, attardé à son travail, remet au lendemain le reste de son œuvre. Il ne passe pas la soirée, il ne passe pas la nuit dans le gîte qu'il vient de fouir, il abandonne le logis, au contraire; il s'en va, après en avoir masqué l'entrée avec une petite pierre. Les lieux ne lui sont pas familiers; il ne les connaît pas mieux que tout autre endroit, car les Ammophilesse comportent comme le Sphex languedocien, et logent leur famille un peu d'ici, un peu de là, au gré de leur vagabondage. L'Hyménoptère s'est trouvé là par hasard ; le sol lui a plu et le terrier a été creusé. Mainte- nant l'insecte part. Où va-t-il? Qui le sait; peut-être sur les fleurs du voisinage, où, aux dernières lueurs du jour, il léchera, dans le fond des corolles, une goutte de liqueur sucrée, de même que l'ouvrier mineur, après les fatigues de la noire galerie, cherche le réconfort de la bouteille du soir. Il part, entraîné plus ou moins loin, de station en station à la cave des fleurs. La soirée, la nuit, 244 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES la matinée se passent. Il faut cependant revenir au terrier 3t compléter l'œuvre ; il faut y revenir après les marches et contremarches de la chasse du matin, et les essors de fleur en fleur des libations de la veille. Que la Guêpe regagne son nid et l'Abeille sa ruche, il n'y a rien là qui m'étonne : le nid, la ruche, sont des domiciles perma- nents, dont les voies sont connues par longue pratique; mais l'Ammophile, pour revenir à son terrier après si longue absence, n'a rien de ce que pourrait donner l'habitude des lieux. Son puits est en un point qu'elle a visité hier, peut-être pour la première fois et qu'il faut retrouver aujourd'hui, lorsque l'insecte est totalement désorienté et de plus embarrassé d'un lourd gibier. Ce petit exploit de mémoire topographique s'accomplit néanmoins, parfois avec une précision dont je restais émerveillé. L'insecte marchait droit à son terrier comme s'il eut depuis longtemps battu et rebattu tous les petits sentiers du voisinage. D'autres fois, il y avait de longues hésitations, des recherches multipliées. Si la difficulté s'aggrave, la proie, charge embarras- sante pour la hâte de l'exploration, est déposée en haut lieu, sur une touffe de thym, un bouquet de gazon, où elle soit en évidence pour être retrouvée plus tard. Ainsi allégée, l'Ammophile reprend ses actives recherches. J'ai eu, tracé au crayon, à mesure que cheminait l'insecte, le croquis de la voie suivie. Le résultat fut une ligne des plus embrouillées, avec courbures et angles brusques, branches rentrantes et branches rayonnantes, noeuds, lacets, inter- sections répétées, enfin un vrai labyrinthe dont la compli- cation traduisait au regard les perplexités de l'insecte égaré. LES AMMOPHILES 245 Le puits retrouvé et la dalle levée, il faut revenir à la Chenille, ce qui ne se fait pas toujours sans tâtonne- ments, lorsque les allées et venues de l'Hyménoptère se sont par trop multipliées. Bien qu'elle ait laissé sa proie convenablement visible, l'Ammophile paraît prévoir l'embarras de la retrouver quand le moment sera venu de la traîner au logis. Du moins, si la recherche du gîte se prolonge trop, on voit l'Hyménoptère brusquement inter- rompre son exploration du terrain et revenir à la Chenille, qu'il palpe, qu'il mordille un moment, comme pour s'affir- mer que c'est bien là son gibier, sa propriété. Puis l'insecte accourt de nouveau, en toute hâte, sur les lieux de recherche, qu'il abandonne encore une seconde fois, sil le faut une troisième, pour rendre visite à la proie. Volontiers, je verrais dans ces retours répétés vers la Chenille, un moyen de se rafraîchir le souvenir du point de dépôt. Ainsi se passent les choses dans les cas de grande complication ; mais d'ordinaire, l'insecte revient sans peine au puits qu'il a creusé la veille, sur l'emplacement inconnu où l'ont conduit les hasards de sa vie errante. Pour guide, il a sa mémoire des lieux, dont j'aurai plus tard à racon- ter les mer\'eilleuses prouesses. Pour revenir moi-même, le lendemain, au puits dissimulé sous le couvercle de la petite pierre plate, je n'osais m'en rapporter à ma mémoire seule : il me fallait notes, croquis, alignements, jalons, enfin toute une minutieuse géométrie. Le scellé provisoire du terrier avec une dalle, comme le pratiquent l'Ammophile des sables et l'Ammophile argentée, me paraît inconnu des deux autres espèces. Je 246 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES n'ai jamais vu du moins leur logis protégé d'un couvercle. Cette absence de clôture temporaire semble s'imposer du reste à l'Ammophile hérissée. A ce qu'il m'a paru, celle-ci, en effet, chasse d'abord sa proie et fouit après son terrier non loin du lieu de capture. La mise en magasin des vivres étant de la sorte possible à l'instant même, il est inutile de se mettre en frais d'un couvercle. Quanta l'Ammophile soyeuse, je lui soupçonne un autre motif pour ignorer l'emploi de la provisoire fermeture. Tandis que les trois autres ne mettent qu'une seule Chenille dans chaque ter- rier, elle en met jusqu'à cinq, mais beaucoup plus petites. De même que nous négligeons de fermer une porte à passages fréquents, de même l'Ammophile soyeuse néglige peut-être la précaution de la dalle pour un puits où elle doit descendre, au moins à cinq reprises, dans un bref laps de temps. Pour toutes les quatre, les provisions de bouche des larves consistent en Chenilles de Papillons nocturnes. L'Ammophile soyeuse fait choix, mais non exclusif, des Chenilles fluettes, allongées, qui marchent en bouclant le corps et en le débouclant. Leur allure de compas, qui cheminerait en s'ou- Chenille arpenteuse. vrant et se fermant tour à tour, leur a fait donner le nom expressif de Chenilles arpenteuses. Le même terrier réunit des vivres à coloration très variée; preuve que l'Ammophile chasse indifféremment toutes les espèces d'arpenteuses, pourvu qu'elles soient de petite taille, car le chasseur lui-même est bien faible, et sa larve ne doit pas faire copieuse consommation malgré les cinq LES AMMOPHILES 247 pièces de gibier qui lui sont servies. Si les arpenteuses manquent, l'H3^mônoptère se rabat sur d'autres Chenilles tout aussi menues. Roulées en cercle par l'effet de la piqûre qui les a paralysées, les cinq pièces sont empilées dans la cellule; celle qui termine la pile porte l'œuf, pour lequel ces provisions sont faites. Les trois autres ne donnent qu'une seule Chenille à chaque larve. Il est vrai qu'ici le volume supplée au nombre : le gibier choisi est corpulent, dodu, capable de suffire amplement à l'appétit du ver. J'ai retiré, par exemple, des mandibules de l'Ammophile des sables, une Chenille qui pesait quinze fois le poids du ravisseur; quinze fois, chiffre énorme si l'on considère quelle dépense de force ce doit être pour le chasseur que de traîner semblable gibier, par la peau de la nuque, à travers les mille difficultés du terrain. Aucun autre Hyménoptère soumis avec sa proie à l'épreuve de la balance, ne m'a montré pareille disproportion entre le ravisseur et son butin. La variété presque indéfinie de coloration dans les vivres exhumés des terriers ou reconnus entre les pattes des Ammophiles établit encore que les trois déprédateurs n'ont pas de préférences et font prise de la première Chenille venue, à la condition qu'elle soit de taille convenable, ni trop grande ni trop petite, et qu'elle appartienne à la série des Papillons nocturnes. Le gibier le plus fréquent consiste en Che- nilles à costume gris, ravageant le collet des plantes sous une mince couche de terre. Ce qui domine l'histoire entière des Ammophiles, ce qui appelait de préférence toute mon attention, c'est la 248 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES manière dont l'insecte se rend maître de sa proie et la plonge dans l'état inoffensif réclamé par la sécurité des larves. Le gibier chassé, la Chenille, possède en effet une organisation fort différente de celle des victimes que nous avons vu sacrifier jusqu'ici : Buprestes, Charan- çons, Criquets, Ephippigères. Chenille de papillon nocturne. L'animal SC COmpOSC d'uUC Séric d'anneaux ou segments simi- laires, disposés bout à bout; trois d'entre eux, les pre- miers, portant les pattes vraies, qui doivent devenir les pattes du futur Papillon; d'autres ont des pattes mem- braneuses ou fausses pattes, spéciales à la Chenille et non représentées dans le Papillon; d'autres enfin sont dépourvus de membres. Chacun de ces anneaux possède son noyau nerveux, ou ganglion, foyer de la sensibilité et du mouvement : de sorte que le système de l'innerva- tion comprend douze centres distincts, éloignés l'un de l'autre, non compris le collier ganglionnaire logé sous le crâne et comparable au cerveau. Nous voilà bien loin de la centralisation nerveuse des Charançons et des Buprestes, se prêtant si bien à la para- lysie générale par un seul coup de dard ; nous voilà bien loin aussi des ganglions thoraciques que le Sphex blesse l'un après l'autre pour abolir les mouvements de ses Grillons. Au lieu d'un point de centralisation unique, au lieu de trois foyers nerveux, la Chenille en a douze, séparés entre eux par la distance d'un anneau au suivant, et disposés en chapelet à la face ventrale, sur la ligne médiane du corps. De plus, ce qui est la règle générale NID ET COCON DE L'AMMOPHILE Ammophile hérissée. Son cocon. Ammophile des sables. Son cocon. LES AMMOPHILES 349 chez les êtres inférieurs où le même organe se répète un grand nombre de fois et perd en puissance par sa diffu- sion, ces divers noyaux nerveux sont dans une large indépendance l'un de l'autre : chacun anime son segment de son influence propre et n'est qu'avec lenteur troublé dans ses fonctions par le désordre des segments voisins. Qu'un anneau de la Chenille perde mouvement et sensibilité, et les autres, de- meurés intacts, n'en resteront pas moins longtemps encore mobiles et sensibles. Ces données suffisent pour montrer le haut intérêt qui s'attache aux procédés meur- triers de l'Hyménoptère en face de son Système nen-eux gibier. des Chenilles. Mais si l'intérêt est grand, la difficulté d'obser\ation n'est pas petite. Les mœurs solitaires des Ammophiles, leur dissémination une à une sur de grandes étendues, enfin leur rencontre presque toujours fortuite, ne permettent guère d'entreprendre avec elles, pas plus qu'avec leSphex languedocien, des expérimentations médi- tées à l'aN'ance. Il faut longtemps épier l'occasion, l'atten- dre avec une inébranlable patience, et savoir en profiter à l'instant même quand elle se présente, enfin au moment où vous n'y songiez plus. Cette occasion, je l'ai guettée des années et encore des années; puis un jour, tout à coup, la voilà qui se présente à mes yeux avec une faci- lité d'examen et une clarté de détail qui me dédommagent de ma longue attente. Au début de mes recherches, j'ai pu assister une paire jfcjo SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES de fois au meurtre de la Chenille, et j'ai vu, autant que le permettait la rapidité de l'opération, l'aiguillon de l'Hyménoptère s'adresser une fois pour toutes, soit au cinquième, soit au sixième segment de la victime. Pour confirmer ce résultat, la pensée m'est venue de constater encore l'anneau piqué sur des Chenilles non sacrifiées sous mes yeux et dérobées aux ravisseurs occupés à les traîner au terrier; mais ce n'est pas à la loupe que je devais recourir, aucune loupe ne permettant de découvrir sur une victime la moindre trace de blessure. Voici le pro- cédé suivi. La Chenille étant parfaitement tranquille, j'explore chaque segment avec la pointe d'une fine aiguille; et je mesure ainsi sa dose de sensibilité par le plus ou moins de signes de douleur que manifeste l'ani- mal. Si l'aiguille pique le cinquième segment ou le sixième jusqu'à le transpercer même de part en part, la Chenille ne bouge pas. Mais si, en avant ou en arrière de ce segment insensible, on en pique même légèrement un second, la Chenille se tord et se démène, avec d'autant plus de violence que le segment exploré est plus éloigné du point de départ. Vers l'extrémité postérieure surtout, le moindre attouchement provoque des contorsions désor- données. Le coup d'aiguillon a donc été unique, et c'est le cinquième anneau ou le sixième qui l'a reçu. Que présentent donc de particulier ces deux segments pour être ainsi, l'un ou l'autre, le point de mire des armes du meurtrier? Dans leur organisation, rien; mais dans leurs position, c'est autre chose. En laissant de côté les Chenilles arpenteuses de l'Ammophile soyeuse, je trouve, dans le gibier des autres, l'organisation suivante, en LES AMMOPHILES 25 r comptant la tête pour premier segment : trois paires de pattes vraies placées sur les anneaux deux, trois, et quatre; quatre paires de pattes membraneuses placées sur les anneaux sept, huit, neuf et dix; enfin une dernière paire de pattes membraneuses placées sur le treizième et dernier anneau. En tout huit paires de pattes, dont les sept premières forment deux groupes puissants, l'un de trois, l'autre de quatre paires. Ces deux groupes- sont séparés par deux segments sans pattes, qui sont pré- cisément le cinquième et le sixième. Maintenant, pour enlever à la Chenille ses moyens d'évasion, pour la rendre immobile, l'Hyménoptère ira-t- 11 darder son st3det dans chacun des huit anneaux pour\us d'organes locomoteurs? Prendra-t-il surtout ce luxe de précautions quand la proie est petite, toute faible? Non certes : un seul coup d'aiguillon suffira; mais il sera donné en un point central, d'où la torpeur produite par la gouttelette venimeuse puisse se propager peu à peu, dans le plus bref délai possible, au sein des segments munis de pattes. Le segment à choisir pour cette unique inoculation n'est donc pas douteux : c'est le cinquième ou le sixième, séparant les deux groupes d'anneaux locomo- teurs. Le point indiqué par les déductions rationnelles est donc aussi le point adopté par l'instinct. Disons enfin que l'œuf de l'Ammophile est invariable- ment déposé sur l'anneau rendu insensible. En ce point, et en ce point seul, la jeune larve peut mordre sans provoquer des contorsions compromettantes; où la piqûre de l'aiguille ne produit rien, la morsure du ver- misseau ne produira pas davantage. La proie restera 352 SOUVENIRS EXTOMOLOGIQUES ainsi immobile jusqu'à ce que le nourrisson ait pris des forces et puisse, sans danger pour lui, s'attaquer plus avant. Dans mes recherches ultérieures, les observations se multipliant, des doutes me vinrent, non sur les consé- quences auxquelles j'étais arrivé, mais sur leur extension générale. Que de faibles arpenteuses, que des Chenilles de taille médiocre aient assez d'un seul coup d'aiguillon pour devenir inofifensives, surtout lorsque le dard atteint le point si propice qui vient d'être déterminé, c'est chose d'elle-même fort probable et d'ailleurs démontrée soit par l'observation directe, soit par l'exploration de la sensibi- lité au moyen d'une aiguille. Mais il arrive à l'Ammophile des sables et surtout à l'Ammophile hérissée, de capturer des proies énormes, dont le poids, ai-je dit, atteint une quinzaine de fois celui du ravisseur. Ce gibier géant sera-t-il traité comme la fluette arpenteuse? pour dompter le monstre et le mettre dans l'impossibilité de nuire, suftira-t-il d'un seul coup de stylet? L'affreux ver gris, s'il fouette de sa vigoureuse croupe les parois de la cel- lule, ne mettra-t-il pas en péril soit l'œuf, soit la petite larve? On n'ose se figurer, en tête à tête dans l'étroite chambre du terrier, la débile créature qui vient d'éclore et cette espèce de dragon assez libre encore de mouve- ments pour rouler et dérouler ses tortueux replis. Mes soupçons s'aggravaient par l'examen de la Chenille sous le rapport de la sensibilité. Tandis que le menu gibier de l'Ammophile so3'euse et de l'Ammophile argen- tée se débat avec violence lorsque l'aiguille le pique autre part que sur l'anneau atteint par le dard de l'Hyméno- LES AMMOPHILES 353 ptère, les grasses chenilles de l'Ammophile des sables, et surtout de l'Ammophile hérissée, demeurent immobiles quel que soit l'anneau stimulé, au milieu, en avant, en arrière, n'importe. Avec elles, plus de contorsions, plus de brusques enroulements de croupe; la pointe d'acier ne provoque, comme signe d'un reste de sensibilité, que de faibles frémissements de peau. Ainsi que l'exige la sécu- rité de la lar\'e approvisionnée de cette monstrueuse proie, il y a donc ici abolition à peu près totale de la faculté de se mouvoir et de sentir. Avant de l'introduire dans le terrier, l'Hyménoptère en a fait une masse inerte, mais non morte. Il m'a été donné d'assister à l'œuvre de l'Ammophile opérant de son bistouri la robuste Chenille; et jamais la science infuse de l'instinct ne m'a montré chose plus émouvante. Avec un de mes amis que la mort, hélas! devait bientôt m'enlever, je revenais du plateau des Angles, tendre des embûches au Scarabée sacré pour mettre à l'épreuve son savoir faire, quand une Ammo- phile hérissée se montre à nous, fort affairée, à la base d'une touffe de thym. Aussitôt tous les deux de nous coucher à terre, très près de l'Hyménoptère en travail. Notre présence n'intimide pas l'insecte, qui vient un moment se poser sur ma manche, reconnaît ses deux visi- teurs pour inoffensifs puisqu'ils sont immobiles et re- tourne à sa touffe de thym. Vieil habitué, je sais ce que veut dire cette familiarité audacieuse : l'Hyménoptère est préoccupé de quelque grave affaire. Attendons et nous verrons. L'Ammophile gratte le sol au collet de la plante, elle »54 SOUVEXIRS ENTOMOLOGIOUES ■extirpe de fines radicelles de gramen, elle plonge la tête sous les petites mottes soulevées. Avec précipitation, elle accourt un peu d'ici, un peu de là autour du thym, \'isitant toutes les failles qui peu\ent donner accès sous l'arbuste. Ce n'est pas un domicile qu'elle se creuse; elle est en chasse de quelque gibier logé sous terre ; on le voit à ses manœuvres, rappelant celles d'un chien qui cher- cherait à déloger un lapin de son clapier. Voici qu'en «flfet, ému de ce qui se passe là-haut et traqué de près par TAmmophile. un gros Ver gris se décide à quitter son site et à venir au iour. C'en est fait de lui : le chas- seur est aussitôt là, qui le happe par la peau de la nuque et tient ferme en dépit de ses contorsions. Campé sur le dos du monstre, l'Hj^ménoptère recourbe l'abdomen, et méthodiquement, sans se presser, comme un chirurgien connaissant à fond l'anatomie de son opéré, plonge son bistouri à la face ventrale, dans tous les segments de la victime, du premier au dernier. Aucun anneau n'est laissé sans coup de stylet; avec pattes ou sans pattes, tous y passent, et par ordre, de l'avant à l'arrière. Voilà ce que j'ai xu avec tout le loisir et toute la faci- lité que réclame une obser\'ation irréprochable. L'H3^mé- noptère agit avec une précision que jalouserait la science; il sait ce que l'homme presque toujours ignore; il connaît l'appareil ner\-eux complexe de sa victime, et pour les gangUons répétés de sa Chenille réservée ses coups de poignard répétés. Je dis : il sait et connaît; je devrais dire : il se comporte comme s'il savait et connaissait. Son acte est tout d'inspiration. L'animal, sans se rendre nullement compte de ce qu'il fait, obéit à l'instinct qui LES AMMOPHILES 255 le pousse. Mais cette inspiration sublime, d'oia vient-elle? Les théories de l'atavisme, de la sélection, du combat pour l'existence, sont-elles en mesure de l'interpréter raisonnablement? Pour moi et mon ami, ce fut et c'est resté une des plus éloquentes révélations de l'ineffable logique qui régente le monde et guide l'inconscient par les lois de son inspiration. Remués à fond par cet éclair de vérité, nous sentions l'un et l'autre rouler sous la paupière une larme d'indéfinissable émotion. XVI LES BEMBEX Non loin d'Avignon, sur la rive droite du Rhône, en face de l'embouchure de la Durance, se trouve l'un de mes points favoris pour les observations que je vais rap- porter. C'est le bois des Issarts. Que l'on ne se méprenne pas sur la valeur de ce mot, le bois éveillant en général dans l'esprit l'idée d'un sol matelassé d'un frais tapis de mousse, et l'idée du couvert d'une haute futaie d'où descend un demi-jour tamisé par le feuillage. Les plaines brûlées, où grince la Cigale sur le pâle olivier, ne con- naissent pas ces délicieuses retraites remplies d'ombre et de fraîcheur. Le bois des Issarts est un taillis de chênes verts, à hauteur d'homme, clairsemés par maigres touffes qui tempèrent à peine à leur pied les ardeurs du soleil. Lorsque, par les jours caniculaires de juillet et d'août, je m'établissais des après-midi en quelque point du taillis favorable à mes observations, j'avais pour refuge un grand parapluie qui, plus tard, vint, de la manière la plus I. 17 258 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES inattendue, me prêter un concours bien précieux sous un autre rapport, ainsi que mon récit l'établira en temps opportun. Si j'avais négligé de me munir de ce meuble, embarrassant pour une longue course, la seule ressource contre une insolation était de me coucher tout au long derrière quelque butte de sable; et lorsque les artères étaient par trop en ébullition dans les tempes, le mo3''en suprême consistait à m'abriter la tête à l'entrée de quel- que terrier de lapin. Telles sont les sources de fraîcheur au bois des Issarts. Le sol non occupé par les bouquets de végétation ligneuse est à peu près nu et se compose d'un sable fin, aride et très mobile, que le vent amoncelle en petites dunes partout où les souches et les racines des chênes verts forment obstacle à sa dissémination. La pente de ces dunes est en général bien unie, à cause de l'extrême mobilité des matériaux, qui s'éboulent dans la moindre dépression et rétablissent d'eux-mêmes la régularité des surfaces. Il suffit de plonger le doigt dans le sable et de le retirer pour amener aussitôt un éboulis qui comble la cavité et rétablit les choses en l'état primitif, sans laisser de trace visible. Mais à une certaine profondeur, variable suivant l'époque plus ou moins reculée des dernières pluies, le sable conserve un reste d'humidité qui le main- tient en place, et lui donne la consistance nécessaire pour être creusé de légères excavations sans affaissement des parois et de la voûte. Un soleil ardent, un ciel magnifi- quement bleu, des pentes sablonneuses qui cèdent sans la moindre difficulté aux coups de râteau de rH3^méno- ptère, du gibier en abondance pour la nourriture des LES BEMBEX 259 larves, un emplacement paisible que ne trouble presque jamais le pied du passant, tout est réuni en ce lieu de délices des Bembex. Assistons à l'œuvre de l'industrieux insecte. Si le lecteur veut prendre place avec moi sous le para- pluie, ou profiter de mon terrier de lapin, voici le spec- tacle auquel il est convié vers la fin de juillet. Un Bem- bex (B. rostrata) brusquement survient, je ne sais d'où, et s'abat sans recherches préalables, sans hésitation aucune, en un point qui, pour mes regards, ne diffère en rien du reste de la surface sablonneuse. Avec ses tarses antérieurs qui, armés de robustes rangées de cils, rappellent à la fois le balai, la brosse et le râteau, il tra- vaille à déblayer sa demeure souterraine. L'insecte se tient sur les quatre pattes postérieures, les deux de der- rière un peu écartées; celles de devant, à coups alter- natifs, grattent et balaient le sable mobile. La précision et la rapidité de la manœuvre ne seraient pas plus grandes si quelque ressort animait le moulinet des tarses. Le sable, lancé en arrière sous le ventre, franchit l'arcade des jambes postérieures, jaillit en un filet continu semblable à celui d'un liquide, décrit sa parabole et va retomber à deux décimètres plus loin. Ce jet poudreux, toujours éga- lement nourri, des cinq et des dix minutes durant, démontre assez l'étourdissante rapidité des outils en action. Je ne pourrais citer un second exemple de pareille prestesse, qui n'enlève rien néanmoins à la grâce déga- gée, à la liberté d'évolution de l'insecte, avançant et reçu- aéo SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES lant d'un côté puis de l'autre, sans discontinuer la para- bole de son jet. Le terrain creusé est des plus mouvants. A mesure que l'Hyménoptère creuse, le sable voisin s'éboule et comble la cavité. Dans l'éboulis sont compris de menus débris de bois, des queues de feuilles pourries, des grains de gra- vier plus volumineux que les autres. Le Bembex les enlève avec les mandibules et les porte plus loin à recu- lons; puis il revient balayer, mais toujours peu profon- dément, sans tentatives pour s'enfoncer en terre. Quel est son but en ce travail tout à la surface? Il serait impos- sible de le dire d'après ce premier coup d'œil? mais ayant passé bien des journées avec mes chers Hyménoptères, et groupant en un faisceau les données éparses de mes observations, je crois entrevoir le motif des manœuvres actuelles. Le nid de l'Hyménoptère est là certainement, sous terre, à quelques pouces de profondeur; dans une logette creusée au sein du sable frais et fixe se trouve un œuf, peut-être une larve que la mère approvisionne au jour le jour de mouches, invariables victuailles des Bembex dans leur premier état. La mère, à tout moment, doit pouvoir pénétrer dans ce nid, portant au vol, entre les pattes, le gibier quotidien destiné au nourrisson, de même que l'oiseau de proie pénètre dans son aire ayant dans les serres la venaison destinée aux petits. Mais si l'oiseau rentre chez lui, sur quelque corniche de rocher inaccessible, sans autre difficulté que celle du poids et de l'embarras du gibier capturé, le Bembex ne peut le faire qu'en se livrant chaque fois à la rude besogne de LES BEMBEX 361 mineur et en ouvrant à nouveau une galerie qui s'ob- strue, se clôt d'elle-même par le fait seul de l'éboulement du sable à mesure que l'insecte progresse. Dans cette demeure souterraine, la seule pièce à parois immobiles, c'est la cellule spacieuse qu'habite la larve, au milieu des débris de son festin de quinze jours ; le vestibule étroit, où la mère s'engage pour pénétrer dans l'appartement du fond ou pour sortir et aller en chasse, s'écroule chaque fois, du moins dans la partie antérieure creusée au milieu d'un sable très sec, que des entrées et des sorties répétées rendent plus mobile encore. Chaque fois qu'il entre et chaque fois qu'il sort, l'Hyménoptère doit par conséquent se frayer un passage au sein de l'éboulis. La sortie ne présente pas de difficulté, le sable eût-il la consistance qu'il pouvait avoir au début, lorsqu'il a été remué pour la première fois : l'insecte est libre dans ses mouvements, il est en sécurité sous l'abri qui le couvre, il peut prendre son temps et faire agir sans pré- cipitation tarses et mandibules. C'est une tout autre affaire pour la rentrée. Le Bembex a l'embarras de sa proie, que les pattes retiennent serrée contre le ventre; le mineur est ainsi privé du libre usage de ses outils. Circonstance bien plus grave : d'effrontés parasites, vrais bandits en embuscade, sont tapis ici et là aux environs du terrier, guettant la difficultueuse rentrée de la mère pour déposer à la hâte leur œuf sur la pièce de gibier, à l'instant même où elle va disparaître dans la galerie. S'ils réussissent, le nourrisson de l'Hyménoptère, le fils de la maison périra aifamé par de goulus commen- saux. ses SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Le Bembex paraît au courant de ces périls ; aussi des dispositions sont-elles prises pour que la rentrée s'effectue promptement, sans obstacles sérieux, enfin pour que le sable obstruant la porte cède à la seule poussée de la tête aidée d'un rapide coup de balai des tarses antérieurs. Dans ce but, les matériaux aux abords du logis subissent une sorte de tamisage. En des moments de loisir, lorsque le soleil s'y prête, et que la larve pourvue de vivres ne réclame pas ses soins, la mère passe au râteau le devant de sa porte; elle écarte les menus débris de bois, les gra- viers trop forts, les feuilles qui pourraient se mettre en travers et barrer le passage au moment périlleux de la rentrée. C'est à pareil travail de tamisage que se livre, avec tant de zèle, le Bembex que nous venons de voir à l'œuvre : pour rendre l'accès du logis plus facile, les matériaux du vestibule sont fouillés, épluchés minutieu- sement et purgés de toute pièce encombrante. Qui nous dira même si, par sa vive prestesse, sa joyeuse activité, l'insecte n'exprime pas à sa manière la satisfaction mater- nelle, le bonheur de veiller sur le toit de la cellule qui a reçu le précieux dépôt de l'œuf. Puisque l'Hyménoptère se borne à des soins de ménage extérieurs, sans chercher à pénétrer dans le sable, tout est en ordre au logis et rien ne presse. En vain nous attendrions ; l'insecte, pour le moment, ne nous en appren- drait pas davantage. Examinons alors la demeure sou- terraine. En raclant légèrement la dune avec la lame d'un couteau, au point même oii le Bembex se tenait de préférence, on ne tarde pas à découvrir le vestibule d'en- trée, qui, tout obstrué qu'il est dans une partie de sa LES BEMBEX 263 longueur, n'est pas moins reconnaissable à l'aspect parti- culier des matériaux remués. Ce couloir, du calibre du doigt, rectiligne ou sinueux, plus long ou plus court, suivant la nature et les accidents du terrain, mesure de deux à trois décimètres. Il conduit à une chambre unique, creusée dans le sajble frais, dont les parois ne sont crépies d'aucune espèce de mortier qui puisse prévenir les ébou- lements et donner du poli aux surfaces raboteuses. Pourvu que la voûte tienne bon pendant l'éducation de sa larve, cela suffit : peu importent les effondrements futurs lorsque la larve sera renfermée dans le robuste cocon, espèce de coffre-fort que nous lui verrons construire. Le travail de la cellule est donc des plus rustiques : tout se réduit à une grossière excavation, sans forme bien déterminée, à plafond surbaissé et d'une capacité qui donnerait place à deux ou trois noix. Dans cette retraite gît une pièce de gibier, une seule, toute petite et bien insuffisante pour le vorace nourrisson auquel elle est destinée. C'est une mouche d'un vert doré, un Lucilia Cœsar, hôte des chairs corrompues. Le Dip- tère servi en pâture est complètement immobile. Est-il tout à fait mort? n'est-il que paralysé? Cette question s'élucidera plus tard. Pour le moment, constatons sur le fianc du gibier un œuf cylindrique, blanc, très légère- ment courbe et d'une paire de millimètres de longueur. C'est l'œuf du Bembex. Comme nous l'avions prévu d'après la conduite de la mère, rien ne presse en effet au logis : l'œuf est pondu et approvisionné d'une première ration proportionnée aux besoins de la débile larve qui doit éclore dans les vingt-quatre heures. De quelque â64 SOUVENIRS ENTOMOLOGîOUES temps, le Bembex ne devait pas rentrer dans le souter- rain, se bornant à faire bonne garde aux environs, ou peut-être creusant d'autres terriers pour y continuer sa ponte, œuf par œuf, chacun dans une cellule à part. Cette particularité de l'approvisionnement initial avec une pièce de gibier unique et de petite taille n'est pas spéciale au Bembex rostre. Toutes les autres espèces se comportent de même. Si l'on ouvre une loge de Bembex quelconque, peu après la ponte, on y trouve toujours l'œuf collé sur le flanc d'un Diptère, qui forme à lui seul l'approvisionnement; en outre, cette ration du début est invariablement de petite taille, comme si la mère recher- chait des bouchées plus tendres pour le faible nourrisson. Un autre motif d'ailleurs, celui des vivres frais, pourrait bien la guider dans ce choix, ainsi que nous l'examine- rons plus tard. Ce premier service de table, toujours peu copieux, varie beaucoup de nature suivant la fréquence de telle ou telle autre espèce de gibier aux environs du nid. C'est tantôt un Lucilia Cœsar, tantôt un Lucilia Cœsar. Stomoxys ou quelque petit Eristale, tantôt un délicat Bomb3^1ien habillé de velours noir; mais la pièce la plus fréquente est une Sphérophorie, à ventre fluet. Ce fait général, sans exception aucune, de l'appro- visionnement de l'œuf avec un Diptère unique, ration infiniment trop maigre pour une larve douée d'un vorace appétit, nous met déjà sur la voie du trait de mœurs le plus remarquable chez les Bembex. Les Hyménoptères dont les larves vivent de proie entassent dans chaque LES BEMBEX 365 cellule le nombre de victimes nécessaires à l'éducation complète; ils déposent l'œuf sur l'une des pièces et clôturent la loge où ils ne rentrent plus. Désormais la larve éclôt et se développe solitaire, ayant devant elle, du premier coup, tout le monceau de vivres qu'elle doit consommer. Les Bembex font exception à cette loi. La cellule est d'abord approvisionnée d'une pièce de venai- son, unique toujours, de faible volume, sur laquelle l'œuf est pondu. Cela fait, la mère quitte le terrier qui se bouche de lui-même; d'ailleurs, avant de se retirer, l'insecte a soin de ratisser le dehors pour égaliser la sur- face et dissimuler l'entrée à tout regard autre que le sien. Deux ou trois jours se passent; l'œuf éclôt et la petite larve consomme la ration de choix qui lui a été servie. La mère cependant se tient dans le voisinage ; on la voit tantôt lécher pour nourriture les exsudations sucrées des têtes du Panicaut, tantôt se poser avec délices sur le sable brûlant, d'où elle surveille sans doute l'extérieur du domicile. Par moments, elle tamise le sable de l'entrée; puis elle s'envole et disparaît, occupée peut-être ailleurs à creuser d'autres cellules, qu'elle approvisionne de la même manière. Mais si prolongée que soit son absence, elle n'oublie pas la jeune larve si parcimonieusement servie; son instinct de mère lui apprend l'heure où le vermisseau a fini ses vivres et réclame nouvelle pâture. Elle revient donc au nid, dont elle sait admirablement retrouver l'invisible entrée; elle pénètre dans le souter- rain, cette fois chargée d'un gibier plus volumineux. La proie déposée, elle quitte de nouveau le domicile et attend au dehors le moment d'un troisième service. Ce 266 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES moment ne tarde pas à venir, car la larve consomme les victuailles avec un dévorant appétit. Nouvelle arrivée de ia mère avec nouvelle provision. Pendant deux semaines à peu près que dure l'éduca- tion de la larve, les repas se succèdent ainsi, un à un, à mesure qu'il en est besoin, et d'autant plus rapprochés que le nourrisson se fait plus fort. Sur la fin de la quinzaine, il faut toute l'activité de la mère pour suffire à l'appétit du goulu, qui traîne lourdement son ventre au milieu des dépouilles dédaignées, pattes, anneaux cornés de l'abdomen. A tout moment, on la voit rentrer avec une récente capture; à tout moment, ressortir pour la chasse. Bref, le Bembex élève sa famille au jour le jour, sans provisions amassées d'avance, comme le fait l'oiseau apportant la becquée à ses petits encore au nid. Des preuves multipliées qui mettent en évidence ce genre d'éducation, bien singulier pour un Hyménoptère alimen- tant sa famille de proie, j'ai déjà cité la présence de l'œuf dans une cellule oia ne se trouve, pour provision, qu'un petit Diptère, toujours un seul, jamais plus. Une autre preuve est la suivante, qui n'exige pas un moment spécial pour être constatée. Fouillons le terrier d'un Hyménoptère qui fait les pro- visions de ses larves à l'avance : si nous choisissons le moment où l'insecte pénètre chez lui avec une proie, nous trouverons dans la cellule un certain nombre de victimes, approvisionnement commencé, jamais alors de larve, pas même d'œuf, car celui-ci n'est pondu que lorsque les vivres sont au grand complet. La ponte faite, la cellule est close, et la mère n'y revient plus. LES BEMBEX 367 C'est donc uniquement dans des terriers où les visites de la mère ne sont plus nécessaires qu'il est possible de trouver des larves à côté des vivres plus ou moins entassés. Visitons, au contraire, le domicile d'un Bem- bex, au moment où celui-ci entre avec le produit de sa chasse. Nous sommes certains de trouver dans la cellule une larve, plus grosse ou plus petite, au milieu de débris de vivres déjà consommés. La ration que la mère apporte maintenant est donc destinée à la continuation d'un repas qui dure déjà depuis plusieurs jours et doit continuer encore avec le produit des chasses futures. S'il nous est donné de faire cette fouille sur la fin de l'éducation, avantage que j'ai eu aussi souvent que je l'ai désiré, nous trouverons, sur un copieux monceau de débris, une grosse larve ventrue, à laquelle la mère apporte encore des victuailles fraîches. Le Bembex ne cesse l'approvisionnement et ne quitte pour toujours la cellule que lorsque la larve, distendue par une bouillie alimentaire d'aspect vineux, refuse le manger et se couche, toute rebondie, sur le hachis d'ailes et de pattes du gibier dévoré. Chaque fois qu'elle pénètre dans le terrier, au retour de la chasse, la mère n'apporte qu'un seul Diptère. S'il était possible, au moyen des débris contenus dans une cellule où l'éducation est finie, de compter les victimes servies à la larve, on saurait combien de fois au moins l'Hyménoptère a visité son terrier depuis la ponte de l'œuf. Malheureusement ces reliefs de table, mâchés et remâchés en des moments de disette, sont pour la plupart méconnaissables. Mais si l'on ouvre une cellule s68 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES dont le nourrisson soit moins avancé, les vivres se prê- tent à l'examen, quelques pièces étant encore entières ou presque entières, les autres, plus nombreuses, se trouvant à l'état de tronçons assez bien conservés pour être déterminés. Tout incomplet qu'il est, le dénombre- ment obtenu dans ces conditions frappe de surprise, en montrant quelle activité doit déployer l'Hyménoptère pour suffire au service d'une pareille table. Voici la carte de l'un des menus observés. En fin septembre, autour de la lar\'e du Bembex de Jules {B. Julii)\ parvenue à peu près au tiers de la taille qu'elle doit définitivement acquérir, je trouve le gibier dont suit le détail, — 6 Echinomyia rubescens, deux entiers et quatre dépecés; 4 Syrphus corollœ, deux au complet, deux autres en pièces; 3 Gonia atra, tous les trois intacts et dont un apporté à l'instant même par la mère, ce qui m'a fait découvrir le terrier; 2 Pol- lenia ru/îcollis, l'un intact, l'autre entamé; i Bombylius réduit en marmelade; 2 Echinomyia inter- media^ à l'état de débris; enfin 2 Pollenia floralis ^ encore à l'état de débris. Total : 20 pièces. Voilà certes un menu aussi abon- dant que varié; mais comme la larve n'a guère que le tiers de la grosseur finale, la Echinomyia ^^^^^ complète du fcstiu pourrait bien s'éle- jntermedia, ^ ^ ver à une soixantaine de pièces. La vérification de ce somptueux chifi"re peut s'obtenir sans difficulté aucune : je vais remplacer moi-même le I. Voir les notes pour la description de cette espèce nouvelle. LES BEMBEX 269 Bembex dans ses soins maternels et fournir à la larve des vivres jusqu'à satiété. Je déménage la cellule dans une petite boîte de carton, que je meuble d'une couche de sable. Sur ce lit est déposée la larve, avec tous les égards dûs à son délicat épiderme. Autour d'elle, sans oublier un débris, je range les provisions de bouche dont clic était pourvue. Enfin je reviens chez moi, la boîte toujours à la main pour éviter des secousses qui pourraient renverser le logis sens dessus dessous et mettre en péril mon élève pendant un trajet de plusieurs kilomètres. Quelqu'un qui m'eût vu, sur la route poudreuse de Nîmes, exténué de fatigue et portant à la main, avec un soin religieux, le fruit unique de ma pénible course, un vilain ver faisant ventre d'un monceau de mouches, eût certes bien souri de ma naïveté. Le voyage s'accomplit sans encombre : à mon arrivée, la larve continuait paisiblement de manger ses Diptères, comme si de rien n'était. Le troisième jour de la captivité, les vivres pris dans le terrier même étaient achevés; lever, de sa bouche pointue, fouillait dans le tas de débris sans rien trouver à sa convenance; les parcelles saisies, trop arides, lambeaux cornés et dépourvus de suc, étaient rejetées avec dégoût. Le moment est venu pour moi de continuer le service alimentaire. Les premiers Diptères à ma portée, tel sera le régime de ma prisonnière. Je les tue en les pressant entre les doigts, mais sans les écraser. La première ration se compose de 3 Eristalis tenax et de I Sarcophaga. En vingt-quatre heures, tout était dévoré. Le lendemain, je sers 2 Éristales et 4 Mouches domestiques. Il y en eut assez pour la journée, mais pas 270 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES de reste. Je continuai de la sorte pendant huit jours^ donnant chaque matin au ver ration plus copieuse. Le neuvième, la larve refuse toute nourriture et se met à filer son cocon. Le relevé de ses huit jours de bombance se chiffre par le nombre de 62 pièces, composées princi- palement d'Éristales et de Mouches domestiques; ce qui, joint aux 20 pièces trouvées entières ou en débris dans la cellule, forme un total de 82. Il est possible que je n'aie pas élevé ma larve avec la sobriété hygiénique et la sage épargne qu'eût observées la mère ; il y a eu peut-être du gaspillage dans des vivres servis quotidiennement en une seule fois et abandonnés à l'entière discrétion du ver. En quelques circonstances, j'ai cru reconnaître que les choses ne se passent pas ainsi dans la cellule maternelle, car mes notes relatent des faits dans le genre du suivant. — Dans les sables des alluvions de la Durance, je mets à découvert un terrier oix l'Hyménoptère {Bembex oculata) vient de pénétrer avec un Sarcophaga agricola. Au fond du clapier, je trouve une larve, de nombreux débris et quelques Diptères com- plets, savoir : 4 Sphœrophoria scripta, i Onesia viaruin, et 2 Sarcophaga agricola dont fait partie celui que le Bembex vient d'apporter sous mes yeux. Or, il est à remarquer qu'une moitié de ce gibier, les Sphœrophories, est tout au fond de la cellule, sous la dent même de la larve; tandis que l'autre moitié est encore dans la galerie, sur le seuil de la cellule, et par conséquent hors des atteintes du ver, incapable de se déplacer. Il me paraît donc que la mère dépose provisoirement ses captures, lorsque la chasse abonde, sur le seuil de la cellule, et LES BEMBEX 271 forme un magasin de réserve où elle puise à mesure qu'il en est besoin, surtout en des jours pluvieux pendant lesquels tout travail chôme. Ainsi pratiquée avec économie, la distribution des vivres préviendrait des gaspillages que je n'ai pas su éviter avec ma larve, trop somptueusement traitée peut- être. J'abaisse donc le chiffre obtenu et je le réduis à une soixantaine de pièces, de taille médiocre, comprise entre celle de la Mouche domestique et de VEristalis tenax. Tel serait à peu près le nombre de Diptères servis par la mère à la larve lorsque la proie est de médiocre volume, ce qui a lieu pour tous les Bembex de ma région, excepté le Bembex rostre (B. rostrata)^ et le Bembex bidenté (B. bidentataj, qui affectionnent particulièrement les Taons. Pour ceux-ci le chiffre des victimes serait d'une à deux douzaines, suivant la grosseur du Diptère qui varie beaucoup d'une espèce à l'autre du genre Taon. Pour ne plus revenir sur la nature des vivres, je donne ici rénumération des Diptères observés dans les terriers des six espèces de Bembex qui font le sujet de ce travail. 1° Bembex olivacea Rossi. — J'ai vu cette espèce à Cavaillon, une seule fois, avec des Lucilia Cœsar pour approvisionnement. Les cinq espèces suivantes sont communes aux environs d'Avignon. 2° Bembex ociilata Jur. — Le Diptère sur lequel l'œuf est pondu consiste le plus souvent en une Sphérophorie, Spliœrophoria scripta surtout; parfois en un Geron gibbosus. Les provisions ultérieures comprennent : Stomoxys calcitraits, Pollenia riificollis^ PoUe^tia rtidis, Pipiza nigripes^ Syrphus corollœ, Onesia viarum^ 272 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Calliphora vomitoria, Echinomyia intermedia, Sarco- phaga agvicola, Miisca doinestica. L'approvisionnement habituel consiste en Stomoxys calcitrans, dont j'ai bien des fois trouvé de 50 à 60 individus dans un seul terrier. 3° Bembex tarsata Lat. — Celui-ci dépose également son œuf sur le Spliœrophoria tarsata. Il chasse ensuite : AntJirax flava, Bombylms iiitiduhis, Eristalis œneus, Eristalis sepulchralis, Merodon spinipes , Syrphns coroUœ, Helophihts trivittatus, Zodion notatum. Son gibier de prédilection consiste en Bombyles et en Anthrax. 4" Bembex Julii (sp. nov.). — L'œuf est déposé soit sur un Sphœrophoi'ia, soit sur un Polonia floralis. Les vivres sont un mélange de Syrphus coroUœ, Echinomyia rubescens, Echinomyia intermedia, Gonia atra, Pollenia floralis, Pollenia ruflcollis, Clytia pelhicens, Lucilia Ccesar, Dexia riistica, Bombyliiis. 5° Bembex rostrata Fab. — Celui-ci est par excellence un consommateur de Taons, Il pond son œuf sur un Syr- phus corollœ, sur un Lucilia Cœsar] puis il sert à sa larve exclusivement du gros gibier appartenant aux diverses espèces du genre Tabaniis. 6° Bembex bidentata V. L. — Encore un passionné chasseur de Taons. Je ne lui ai pas reconnu d'autre gibier, et j'ignore sur quel autre Diptère il pond son œuf. Cette variété de provisions démontre que les Bembex n'ont pas ^e-, goûts exclusifs et s'attaquent indifféremment à toutes les espèces de Diptères que leur offrent les hasards de la chasse. Il paraît y avoirnéanmoins quelques prédilections. Ainsi une espèce consomme surtout des Bombyles, une seconde des Stomoxys, une troisième et une quatrième des Taons. XVII LA chassp: aux diptères Après ce relevé des vivres des Bembex sous forme de larve, il convient de rechercher le motif qui peut faire adopter par ces Hyménoptères un mode d'approvisionne- ment si exceptionnel parmi les fouisseurs. Pourquoi, au lieu d'emmagasiner au préalable une quantité suffisante de vivres sur lesquels l'œuf serait pondu, ce qui permet- trait de clore, immédiatement après, la cellule et de n'y plus revenir; pourquoi, dis-je, l'Hyménoptère s'astreint-il à ce labeur d'aller et revenir sans cesse, pendant une quinzaine de jours, du terrier aux champs et des champs au terrier, s'ouvrant chaque fois avec etfort un chemin dans le sable éboulé, soit pour chasser aux environs, soit pour apporter à la larve la capture du moment? C'est ici, avant tout, une question de fraîcheur de vivres, question capitale, car le ver refuse absolument tout gibier faisandé, envahi par la pourriture : comme aux vers des autres fouisseurs il lui faut de la chair fraîche, et toujours de la chair fraîche. 274 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES Nous venons de voir, au sujet des Cerceris, des Sphex et des Ammophiles, comment la mère résout le problème des conserves, alimentaires, le problème qui consiste à déposer par avance dans la cellule la quantité nécessaire de gibier et à le maintenir des semaines entières dans un parfait état de fraîcheur, que dis-je, presque à l'état de vie, bien que les victimes soient immobiles ainsi que l'exige la sécurité du vermisseau qui en fait pâture. Les ressources les plus savantes de la physiologie accom- plissent cette merveille. Le stylet à venin est dardé dans les centres nerveux une seule fois, ou bien à diverses reprises, suivant la structure de l'appareil d'innervation. Ainsi opérée, la victime conserve les attributs de la vie, moins l'aptitude à se mouvoir. Examinons si les Bembex font usage de cette profonde science du meurtre. Les Diptères retirés d'entre les pattes du ravisseur entrant dans son terrier ont, pour la plupart, toutes les apparences de la mort. Ils sont immobiles; rarement, sur quelques-uns, peut-on constater de légères convulsions des tarses, derniers vestiges d'une vie qui s'éteint. Les mêmes apparences de mort complète se retrouvent habituellement chez les insectes non tués en réalité, mais paralysés par l'habile coup de dard des Cerceris et des Sphégiens. La question de vie ou de mort ne peut alors se décider que d'après la manière dont se conservent les victimes. Mis dans de petits cornets de papier ou dans des tubes de verre, les Orthoptères des Sphex, les Chenilles des Ammophiles, les Coléoptères des Cerceris gardent la flexibilité de leurs membres, la fraîcheur de leur colora- LA CHASSE AUX DIPTÈRES 275 tion et l'état normal de leurs \'iscères pendant des semaines et des mois entiers. Ce ne sont pas des cadavres, mais des corps plongés dans une torpeur qui n'aura pas de réveil. Les Diptères des Bembex se comportent tout autrement. Les Eristales, les Syrphes, tous ceux enfin dont la livrée présente quelque vive coloration, perdent en peu de temps l'éclat de leur parure. Les yeux de certains Taons, magnifiquement dorés avec trois bandes pourpres, pâlissent vite et se ternissent comme le fait le regard d'un mourant. Tous ces Diptères, grands et petits, enfouis dans des cornets où l'air circule, se dessè- chent en deux ou trois jours et deviennent cassants; tous, préservés de l'évaporation dans des tubes de verre où l'air est stagnant, se moisissent et se corrompent. Ils sont donc morts, bien réellement morts lorsque l'Hyménoptère les apporte à la larve. Si quelques-uns conservent encore un reste de vie, peu de jours, peu d'heures terminent leur agonie. Ainsi, par défaut de talent dans l'emploi de son stylet ou pour tout autre motif, l'assassin tue à fond ses victimes. Étant connue cette mort complète du gibier au moment où il est saisi, qui n'admirerait la logique des manœuvres des Bembex? Comme tout se suit méthodiquement, comme tout s'enchaîne dans les actes de l'Hyménoptère avisé ! Les vivres ne pouvant se conserver sans pourriture au delà de deux ou trois jours, ne doivent pas être emmagasinés au grand complet dès le début d'une édu- cation qui durera pour le moins une quinzaine; force- ment la chasse et la distribution doivent se faire au jour le jour, peu à peu, à mesure que le ver grandit. La pre- 276 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES mière ration, celle qui reçoit l'œuf, durera plus longtemps que les autres; il faudra plusieurs jours au naissant ver- misseau pour en manger les chairs. Il la faut par consé- quent de petite taille, sinon la corruption gagnerait la pièce avant qu'elle fut consommée. Cette pièce ne sera donc pas un Taon volumineux, un corpulent Bomb3'le, mais bien une menue Sphérophorie, ou quelque chose de semblable, tendre repas pour un ver si délicat encore. Viendront après et par ordre croissant les pièces de haute venaison. En l'absence de la mère, le terrier doit être clos pour éviter à la larve de fâcheuses invasions; l'entrée néan- moins doit pouvoir s'ouvrir très fréquemment, à la hâte, sans difficulté sérieuse, lorsque l'Hyménoptère rentre, chargé de son gibier et guetté par d'audacieux parasites. Ces conditions feraient défaut dans un sol consistant, tel que celui où d'habitude s'établissent les Hyménoptères fouisseurs : la porte, béante par elle-même, demanderait chaque fois un travail pénible et long, soit pour être obstruée avec de la terre et du gravier, soit pour être désobstruée. Le domicile sera, par conséquent, creusé dans un terrain très mobile à la surface, dans un sable fin et sec, qui cédera aussitôt au moindre effort de la mère et, en s'éboulant, fermera de lui-même la porte, ainsi qu'une tapisserie flottante qui, repoussée de la main, livre pas- sage et se remet en place. Tel est l'enchaînement des actes que déduit la raison de l'homme et que met en pratique la sapience des Bembex. Pour quel motif le ravisseur met-il à mort le gibier saisi, au lieu de le paralyser simplement? Est-ce défaut LA CHASSE AUX DIPTÈRES 277 d'habileté dans l'emploi de son dard? est-ce difficulté provenant soit de l'organisation des Diptères, soit des manœuvres usitées pour la chasse? Je dois avouer tout d'abord que mes tentatives ont échoué pour mettre un Diptère, sans le tuer, dans cet état d'immobilité complète où il est si facile de plonger un Bupreste, un Charançon, un Scarabée, en inoculant, avec la pointe d'une aiguille, une gouttelette d'ammoniaque dans la région ganglionnaire du thorax. L'insecte expérimenté difficilement devient immobile; et quand il ne remue plus, la mort réelle est arrivée, comme le prouve la prochaine corruption ou la dessiccation. Mais j'ai trop de confiance dans les res- sources de l'instinct, j'ai été témoin de trop de problèmes ingénieusement résolus pour croire qu'une difficulté insurmontable pour l'expérimentateur puisse arrêter la bête. Aussi, sans mettre en doute le talent meurtrier des Bembex, volontiers j'inclinerais vers d'autres motifs. Peut-être le Diptère, si mollement cuirassé, si peu replet, disons le mot, si maigre, ne pourrait, une fois paralysé par le dard, résister assez longtemps à l'évapo- ration et se dessécherait pendant deux à trois semaines d'attente. Considérons la fluette Sphérophorie, première bouchée de la larve. Pour suffire à l'évaporation, qu'y a-t-il en liquide dans ce corps? Un atome, un rien. Le ventre est une fine lanière; ses deux parois se touchent. Des conserves alimentaires peuvent-elles avoir pour base un tel gibier, dont l'évaporation tarit en quelques heures les humeurs, lorsque la nutrition ne les renouvelle pas? C'est au moins douteux. Passons au mode de chasse pour achever de jeter 378 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES quelque lumière sur ce point. Dans la proie retirée d'entre les pattes des Bembex, il n'est pas rare d'observer des indices d'une prise faite à la hâte, sans ménagements au hasard d'une lutte désordonnée. Le Diptère a parfois la tête tournée sens devant derrière, comme si le ravis- seur lui eût tordu le cou; ses ailes sont chiffonnées; sa fourrure, quand il en possède, est ébouriffée. J'en ai vu avec le ventre ouvert d'un coup de mandibules, et de, pattes emportées dans la bataille. D'habitude, cependant- la pièce est intacte. N'importe : vu la nature du gibier, doué d'ailes promptes à la fuite, la prise doit se faire avec une bruss querie qui ne permet guère, ce me semble, d'obtenir la paralysie sans la mort. Un Cerceris en face de son lourd Charançon, un Sphex aux prises avec le Grillon corpu- lent ou l'Ephippigère ventrue, l'Ammophile qui tient sa Chenille par la peau de la nuque, ont tous les trois la partie belle avec une proie trop lente pour éviter l'attaque. Ils peuvent prendre leur temps, choisir à l'aise le point mathématique où le dard doit pénétrer et opérer enfin avec la précision d'un physiologiste qui sonde du scalpel le patient étendu sur la table de travail. Mais pour les Bembex, c'est bien une autre affaire : à la moindre alerte, la proie prestement décampe, et son vol défie celui du ravisseur. L'Hyménoptère doit fondre à l'improviste sur son gibier, sans mesurer l'attaque, sans ménager les coups, comme le fait l'Autour chassant dans les guérets. Mandibules, griffes, dard, toutes les armes doivent con- courir à la fois à la chaude mêlée pour terminer au plus vite une lutte où la moindre indécision laisserait à l'attu- LA CHASSE AUX DIPTERES 379 que le temps de fuir. Si ces prévisions sont d'accord avec les faits, la capture des Bembex ne saurait être qu'un cadavre ou du moins une proie blessée à mort. Eh bien, ces prévisions sont justes : l'attaque du Bembex se fait avec une fougue que ne désapprouverait pas l'oiseau de proie. Surprendre l'Hyménoptère en chasse n'est pas chose aisée; vainement on s'armerait de patience pour épier le ravisseur aux environs du terrier : l'occasion favorable ne se présenterait pas, car l'insecte s'envole au loin, et il est impossible de le suivre dans ses rapides évolutions. Ses manoeuvres me seraient sans doute inconnues sans le concours d'un meuble dont certes je n'avais jamais attendu pareil service. Je veux parler de mon parapluie, qui me servait de tente contre le soleil au milieu des sables du bois des Issarts. Je n'étais pas seul à profiter de son ombre; ma société était habituellement nombreuse. Des Taons d'espèces diverses venaient se réfugier sous le dôme de soie, et se tenaient, paisibles, qui d'ici, qui de là, sur l'étoffe tendue. Leur compa- gnie me faisait rarement défaut lorsque la chaleur était accablante. Pour tromper mes heures d'inaction, j'aimais à voir leurs gros yeux dorés, qui reluisaient comme des escarboucles à la voûte de mon abri ; j'aimais à suivre leur grave marche quand un point trop échauffé au plafond les obligeait de se déplacer un peu. Un jour : pan! La soie tendue résonne comme la mem- brane d'un tambour. Quelque gland peut-être vient de tomber d'un chêne sur le parapluie. Bientôt après, coup a8o SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES sur coup : pan! pan! Un mauvais plaisant viendrait-il troubler ma solitude et lancer sur le parapluie des glands ou de menus cailloux? Je sors de ma tente, j'inspecte le voisinage : rien. Le même coup sec se reproduit. Je porte mes regards au plafond et le mystère s'explique. Les Bembex du voisinage, consommateurs de Taons, avaient découvert les riches victuailles qui me faisaient société, et pénétraient effrontément sous l'abri pour piller au pla- fond les Diptères. Les choses se passaient à souhait, je n'avais qu'à laisser faire et à regarder. De moment en moment, un Bembex entrait brusque comme l'éclair, et s'élançait au plafond de soie, qui résonnait d'un coup sec. Quelque chose se passait là-haut de tumultueux, où l'œil ne distinguait plus l'attaquant de l'attaqué, tant la mêlée était vive. La lutte n'avait pas une durée appréciable : l'Hyménoptère se retirait tout aussitôt avec une proie entre les pattes. Le stupide trou- peau de Taons, à cette soudaine irruption qui les décimait l'un après l'autre, reculait un peu tout à la ronde, sans abandonner le perfide abri. Il faisait si chaud au dehors! pourquoi s'émouvoir? Il est clair qu'une telle soudaineté dans l'attaque et une telle promptitude dans l'enlèvement de la proie ne permettent pas au Bembex de régler le jeu de son poi- gnard. L'aiguillon remplit son office sans doute, mais il est dirigé sans précision vers les points que les hasards de la lutte mettent à sa portée. Pour donner le coup de grâce à leurs Taons mal sacrifiés, et se débattant encore entre les pattes du ravisseur, j'ai vu des Bembex mâchonner la tête et le thorax des victimes. Ce trait à lui seul démontre LA CHASSE AUX DIPTERES 281 que l'Hyménoptère veut un vrai cadavre et non une proie paralysée, puisqu'il met si peu de ménagement à termi- ner l'agonie du Diptère. Tout considéré, je pense donc que, d'une part, la nature du gibier trop prompt à se des- sécher, et d'autre part les difficultés d'une attiique aussi rapide, sont cause que les Bembex servent à leurs larves une proie morte, et les approvisionnent par conséquent au jour le jour. Suivons l'Hyménoptère quand il rentre au terrier avec sa capture maintenue sous le ventre entre les pattes. En voici un, le Bembex tarsier (B. tarsata) qui arrive chargé d'un Bombyle. Le nid est placé au pied sablon- neux d'un talus vertical. L'approche du chasseur s'an- nonce par un bourdonnement aigu, qui a quelque chose de plaintif, et ne discontinue tant que l'insecte n'a pas mis pied à terre. On voit le Bembex planer au haut du talus, puis descendre suivant la verticale avec beaucoup de lenteur et de circonspection, tout en faisant entendre son bourdonnement aigu. Si quelque chose d'insolite vient à se révéler à son perçant regard, il ralentit la des- conte, plane un moment, remonte, redescend, puis s'en- fuit prompt comme un trait. Après quelques instants, le -\'oici revenu. En planant à une certaine élévation, il a l'air d'inspecter les lieux, comme du haut d'un observa- toire. La descente verticale recommence avec la plus circonspecte lenteur; enfin l'Hyménoptère s'abat sans indécision aucune, en un point que rien à mes yeux ne distingue du reste de la surface sablonneuse. Le piaule- ment plaintif à l'instant cesse. L'insecte, sans doute, a pris terre un peu au hasard, 282 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES puisque l'œil le plus exercé ne saurait distinguer un point de l'autre sur la nappe de sable; il s'est abattu par à- peu près aux environs du logis, dont il va maintenant rechercher l'entrée, masquée, lors de la dernière sortie, non seulement par l'éboulement naturel des matériaux mais encore par les scrupuleux coups de balai de l'Hymé- noptère? Mais non : le Bembex n'hésite pas du tout, il ne tâtonne pas, il ne cherche pas. On s'accorde à voir dans les antennes des organes propres à diriger les insectes dans leurs recherches. En ce moment de la rentrée au nid, je ne vois rien de particulier dans le jeu des antennes. Sans lâcher un seul moment son gibier, le Bembex gratte un peu devant lui, au point même où il a pris pied, pousse du front et entre tout aussitôt avec le Diptère sous le ventre. Le sable s'éboule, la porte se ferme, et voilà l'Hyménoptère chez lui. En vain, des centaines de fois, j'ai assisté au retour du Bembex dans son domicile; c'est toujours avec un éton- nement nouveau que je vois le clairvoyant insecte retrou- ver sans hésitation une porte que rien n'indique. Cette porte, en effet, est dissimulée avec un soin jaloux, non maintenant après l'entrée du Bembex, car le sable, plus ou moins bien éboulé, ne se nivelle pas par sa propre chute et laisse tantôt une légère dépression, tantôt un porche incomplètement obstrué; mais bien après la sortie de l'Hyménoptère, car celui-ci, partant pour une expé- dition, ne néglige jamais de retoucher le résultat de l'éboulement naturel. Attendons son départ, et nous le verrons, avant de s'éloigner, balayer les devants de sa porte et les niveler avec une scrupuleuse attention. La LA CHASSE AUX DIPTERES 283 bête partie, je défierais l'œil le plus perspicace de retrouver l'entrée. Pour la retrouver, lorsque la nappe sablonneuse était de quelque étendue, il me fallait recou- rir à une sorte de triangulation ; et, que de fois encore, après quelques heures d'absence, mes combinaisons de triangles et mes efforts de mémoire se sont trouvés en défaut! Il me restait le jalon, le fétu de graminée implanté sur le seuil ae la porte, mo3'en non toujours efficace, car l'insecte, en ses continuelles retouches à l'extérieur du nid, trop souvent faisait disparaître le bout de paille. XVUI UN PARASITE. — LE COCON Je viens de montrer le Bcmbex planant, chargé de sa capture, au-dessus du nid, puis descendant d'un vol vertical, très lent, et accompagné d'une sorte de piaule- ment plaintif. Cette arrivée circonspecte, hésitante, pourrait faire croire que l'insecte examine de haut le terrain pour retrouver sa porte, et cherche, avant de prendre pied, à bien se remémorer les lieux. Mais un autre motif est en jeu, ainsi que je vais l'exposer. Dans les conditions habituelles, lorsque rien de périlleux n'attire son attention, l'Hyménoptère survient brusque- ment, d'un vol impétueux, et, sans planer avec piaule- ment, sans hésiter, s'abat aussitôt sur le seuil de sa porte ou très près. Toute recherche est inutile, tant sa mémoire est fidèle. Informons-nous donc des causes de cette arrivée hésitante à laquelle je viens de faire assister le lecteur. L'insecte plane, descend lentement, remonte, s'enfuit et revient, parce qu'un danger très grave {menace le nid. a86 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Son bourdonnement plaintif est signe d'anxiété : il ne le fait pas entendre quand il n'y a pas péril. Quel est alors l'ennemi? Serait-ce moi, assis pour l'observer? Mais non : je ne suis rien pour lui, rien qu'une masse, un bloc, indigne sans doute de son attention. L'ennemi redoutable, l'ennemi terrible, qu'il faut éviter à tout prix, est là, à terre, bien immobile sur le sable, à proximité du domicile. C'est un petit Diptère, de très pauvre appa- rence, de tournure inoffensive. Ce moucheron de rien est l'effroi du Bembex, L'audacieux bourreau des Diptères, lui qui tord si prestement le cou aux Taons, colosses repus de sang sur le dos d'un bœuf, n'ose entrer chez lui parce qu'il se voit guetté par un autre Diptère, vrai pygmée qui fournirait à peine une bouchée à ses larves. Que ne fond-il sur lui pour s'en débarrasser ?L'Hymé- noptère a le vol assez prompt pour l'atteindre; et si petite que soit la prise, les larves ne la dédaigneront pas, puisque tout Diptère leur est bon. Mais non : le Bembex fuit devant un ennemi qu'il mettrait en pièces d'un seul coup de mandibules; il me semble voir le chat fuir, affolé de peur, devant une souris. L'ardent chasseur de Diptères est chassé par un autre Diptère, et l'un des plus petits. Je m'incline sans espérer jamais comprendre ce renverse- ment des rôles. Pouvoir se débarrasser sans difficulté d'un ennemi mortel, qui médite la ruine de votre famille et qui en deviendrait le régal, pouvoir cela et ne pas le faire quand l'ennemi est là, à votre portée, vous guet- tant, vous bravant, c'est le comble de l'aberration chez l'animal. Aberration n'est pas du tout le mot; disons UN PARASITE. — LE COCON 287 plutôt harmonie des êtres, car, puisque ce misérable Diptère a son petit rôle à remplir dans l'ensemble des choses, faut-il encore que le Bembex le respecte et fuie lâchement devant lui, sinon, depuis longtemps, il n'y en aurait plus au monde. Traçons ici l'histoire de ce parasite. Parmi les nids des Bembex, il s'en trouve, et très fréquemment, qui sont occupés à la fois par la larve de l'Hyménoptère et par d'autres larves, étrangères à la famille et goulues com- mensales de la première. Ces étrangères sont plus petites que le nourrisson du Bembex, en forme de larme et de couleur vineuse due à la teinte de la bouillie alimentaire que laisse entrevoir la transparence du corps. Leur nombre est variable : une demi-douzaine souvent, parfois dix et davantage. Elles appartiennent à une espèce de Diptère, ainsi qu'il résulte de leur forme et comme le confirment les pupes que l'on rencontre à leur place. L'éducation en domesticité achève la dé- monstration. Élevées dans des boîtes, sur une couche de sable, avec des mouches Mihogramme. que l'on renouvelle chaque jour, elles deviennent des pupes, d'où, l'année d'après, sort un petit Diptère, un Tachinaire du genre Miltogramme. C'est le même Diptère qui, embusqué aux environs du terrier, cause au Bembex de si vives appréhensions. La terreur de l'Hyménoptère n'est que trop fondée. Voyez, en effet, ce qui se passe au logis. Autour du monceau de vivres, que la mère s'exténue à maintenir en quantité suffisante, sont attablés, en compagnie du nourrisson a88 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES légitime, six à dix convives afFamés, qui, de leur bouche aiguë, piquent au tas commun, sans plus de réserve que s'ils étaient chez eux. La concorde paraît régner à table. Je n'ai jamais vu la larve légitime se formaliser de l'indiscrétion des larves étrangères, ni celles-ci faire mine de vouloir troubler le repas de l'autre. Toutes, pêle-mêle, prennent au tas et mangent tranquilles, sans chercher noise aux voisines. Jusque-là tout serait pour le mieux s'il ne survenait grave difficulté. Si active que soit la mère nourrice, il est clair qu'elle ne peut suffire à pareille dépense. Il lui fallait d'incessantes expéditions de chasse pour nourrir une seule larve, la sienne; que sera-ce si elle doit ali- menter à la fois une douzaine de goulues? Le résultat de cet énorme accroissement de famille ne peut être que la disette, la famine même, non pour les larves du Diptère qui, plus hâtives dans leur développement, devancent la larve du Bembex et profitent des jours où l'abondance est encore possible, vu le très jeune âge de leur amphytrion; mais bien pour celui-ci, qui atteint l'heure de la méta- morphose sans pouvoir réparer le temps perdu. D'ail- leurs, si les premiers convives, devenus pupes, lui lais- sent la table libre, d'autres surviennent tant que la mère pénètre dans le nid et achèvent de l'affamer. Dans les terriers envahis par de nombreux parasites, la larve du Bembex est effectivement bien inférieure pour la grosseur à ce que supposerait le tas de vivres con- sommés, et dont les débris encombrent la cellule. Toute flasque, émaciée, réduite à la moitié, au tiers de la taille normale, elle essaie vainement de tisser un cocon LE TERRIER DU BEMBEX Bembex emportant un taon. Tachinaires aux aguets. Nid et cocon du Bembex. UN PARASITE. — LE COCON 2S9 dont elle ne possède pas les matériaux de soie; elle pciit en un coin du logis parmi les pupes de ses convives plus heureux qu'elle. Sa fin peut être plus cruelle encore. Si les vivres manquent, si la mère nourrice tarde trop de revenir avec de la pâture, les Diptères dévorent la larve du Bembex. Je me suis assuré de cette noire action en élevant moi-même la nichée. Tout allait bien tant que les vivres abondaient; mais, si par oubli ou à dessein, la ration quotidienne était supprimée, le lende- main ou le surlendemain, j'étais sûr de trouver les larves du Diptère dépeçant avec avidité la larve du Bembex. Ainsi, lorsque le nid est envahi par les parasites, la larve légitime doit fatalement périr, soit de faim, soit de mort violente; et tel est le motif qui rend si odieuse au Bembex la vue des Miltogrammes rôdant autour de son logis. Les Bembex ne sont pas les seules victimes de ces parasites : tous les Hyménoptères fouisseurs indistincte- ment ont leurs terriers dévalisés par des Tachinaires, des Miltogrammes surtout. Divers observateurs, notam- ment Lepeletier de Saint- Fargeau, ont parlé des manœu- vres de ces effrontés Diptères; mais aucun, que je sache, n'a entrevu le côté si curieux du parasitisme aux dépens des Bembex. Je dis si curieux, car, en effet, les condi- tions sont bien différentes. Les nids des autres fouisseurs sont approvisionnés à l'avance, et le Miltogramme dépose ses œufs sur les pièces de gibier au moment où elles sont introduites. L'approvisionnement terminé et son œuf pondu, l'Hyménoptère clôture la cellule, où désormais éclosent et vivent ensemble la lars^e légitime I. 19 390 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES et les larves étrangères, sans jamais être visitées dans leur solitude. Le brigandage des parasites est donc ignoré de la mère et reste impuni faute d'être connu. Avec les Bembex, c'est bien toute autre chose. La mère rentre à tout moment chez elle, pendant les deux semaines que dure l'éducation; elle sait sa géniture en compagnie de nombreux intrus, qui s'approprient la majeure partie des vivres; elle touche, elle sent au fond de l'antre, toutes les fois qu'elle sert sa larve, ces affamés commensaux qui, loin de se contenter des restes, se jet- tent sur le meilleur; elle doit s'apercevoir, si bornées que soient ses évaluations numériques, que douze sont plus que un; les dépenses en victuailles dispropor- tionnées avec ses moyens de chasse l'en avertiraient d'ailleurs; et cependant, au lieu de prendre ces hardis étrangers par la peau du ventre et de les jeter à la porte, elle les tolère pacifiquement. Que dis-je : elle les tolère? Elle les nourrit, elle leur apporte la becquée, ayant peut-être pour ces intrus la même tendresse maternelle que pour sa propre larve. C'est ici une nouvelle édition de l'histoire du Coucou, mais avec des circonstances encore plus singulières. Que le Coucou, presque de la taille de l'Épervier, dont il a le costume, en impose assez pour introduire impu- nément son œuf dans le nid de la faible Fauvette; que celle-ci, à son tour, dominée peut-être par l'aspect terrifiant de son nourrisson à face de crapaud, accepte l'étranger et lui donne ses soins, à la rigueur cela com- porte un semblant d'explication. Mais que dirions-nous de la Fauvette qui, devenue parasite, irait, avec une UN PARASITE. — LE COCON 291 superbe audace, confier ses œufs à l'aire de l'oiseau de proie, au nid de l'Épervier lui-même, le sanguinaire mangeur de Fauvettes; que dirions-nous de l'oiseau de rapine qui accepterait le dépôt et tendrement élèverait la nichée d'oisillons? C'est précisément là ce que fait le Bembex, ravisseur de Diptères qui soigne d'autres Diptères, gibo3^eur qui distribue la pâture à un gibier dont le dernier régal sera sa propre larve éventrée. Je laisse à d'autres plus habiles le soin d'interpréter ces étonnantes relations. Assistons à la tactique employée par le Tachinaire dans le but de confier ses œufs au nid du fouisseur. Il est de règle absolue que le moucheron ne pénètre jamais d;ins le terrier, le trouvât-il ouvert et le propriétaire absent. Le madré parasite se garderait bien de s'engager dans un couloir où, n'ayant plus la liberté de fuir, il pourrait payer cher son impudente audace. Pour lui, l'unique moment propice à ses desseins, moment qu'il guette avec une exquise patience, est celui où rH3nTiénO' ptère s'engnge dans la galerie, le gibier sous le ventre. En cet instant là, si court qu'il soit, lorsque le Bembex ou tout autre fouisseur a la moitié du corps engagée dans l'entrée et va disparaître sous terre, le Miltogramme accourt au vol, se campe sur la pièce de gibier qui déborde un peu l'extrémité postérieure du ravisseur, et tandis que celui-ci est ralenti par les difficultés de l'entrée, l'autre, avec une prestesse sans pareille, pond sur la proie un œuf, deux même, trois coup sur coup. L'hésitation de 1 ' Hymen opté re, empêtré de sa charge, a la durée d'un clin d'œil ; n'importe : cela suffit au 292 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES moucheron pour accomplir son méfait sans se laisser entraîner au delà du seuil de la porte. Quelle ne doit pas être la souplesse de fonction des organes pour se prêter à cette ponte instantanée ! Le Bcmbex disparaît, introdui- sant lui-même l'ennemi au logis; et le Tachinaire va se tapir au soleil, à proximité du terrier, pour méditer de nouvelles noirceurs. Si l'on désire vérifier que les œufs du Diptère ont été réellement déposés pendant cette rapide manœuvre, il suffit d'ouvrir le terrier et de suivre le Bembex au fond du logis. La proie qu'on lui saisit porte en un point du ventre au moins un œuf, parfois plus, suivant la durée du retard éprouvé à l'entrée. Ces œufs, de très petite taille, ne peuvent appartenir qu'au parasite; d'ailleurs, s'il restait des doutes, l'éducation à part dans une boîte donne pour résultat des larves de Diptère, plus tard des pupes et enfin des Miltogrammes. L'instant adopté par le moucheron est choisi avec un discernement supérieur : c'est le seul où il lui soit permis d'accomplir ses desseins sans péril, sans vaines pour- suites. L'Hyménoptère, à demi engagé dans le vestibule, ne peut voir l'ennemi, si audacieusement campé sur l'arrière-train de la proie; s'il soupçonne la présence du bandit, il ne peut le chasser, n'ayant pas sa liberté de mouvements dans l'étroit couloir; enfin, malgré toutes ses précautions pour faciliter l'entrée, il ne peut dispa- raître toujours sous terre avec la célérité nécessaire, tant le parasite est prompt. En vérité, voilà l'instant propice et le seul, puisque la prudence défend au Diptère de pénétrer dans l'antre où d'autres Diptères, bien plus vigoureux que lui, servent de pâture à la larve. Au UN PARASITE. — LE COCON 29 ^ dehors, en plein air, la difficulté est insurmontable, tant est grande la vigilance des Bembex. Donnons un instant à l'arrivée de la mère lorsque son domicile est surveillé par des Miltogrammes. Quelques-uns de ces moucherons, tantôt plus, tantôt moins, trois ou quatre d'habitude, sont posés sur le sable, dans une immobilité complète, tous le regard tourné vers le terrier, dont ils savent très bien l'entrée, si dissimulée qu'elle soit. Leur coloration d'un brun obscur, leurs gros yeux d'un rouge sanguinolent, leur immobilité que rien ne lasse, bien des fois m'ont mis en l'esprit l'idée de bandits qui, vêtus de bure et la tête enveloppée d'un mouchoir rouge, attendraient en embus- cade l'heure d'un mauvais coup. L'Hyménoptère arrive chargé de sa proie. Si rien d'inquiétant ne le préoccu- pait, à l'instant même il prendrait pied devant la porte. Mais il plane à une certaine élévation, il s'abaisse d'un vol lent et circonspect, il hésite ; un piaulement plaintif, résultant d'une vibration spéciale des ailes, dénote ses appréhensions. Il a donc vu les malfaiteurs. Ceux-ci pareillement ont vu le Bembex; ils le suivent des yeux comme l'indique le mouvement de leurs têtes rouges; tous les regards convergent vers le butin convoité. Alors se passent les marches et les contre-marches de l'astucv; aux prises avec la prudence. Le Bembex descend d'aplomb, d'un vol insensible ; on dirait qu'il se laisse mollement choir, retenu par le parachute des ailes. Le voilà qui plane à un pan du sol. C'est le moment. Les moucherons prennent l'essor et se portent tous à l'arrière de l'Hyménoptère; ils planent à sa 894 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES suite, qui plus près, qui plus loin et géométriquement alignés. Si, pour déjouer leur dessein, le Bembex tourne, ils tournent aussi avec une précision qui les maintient en arrière sur la même ligne droite; si l'Hyménoptère avance, ils avancent; si l'Hyménoptère recule, ils recu- lent; mesurant leur vol, tantôt lent ou stationnaire, sur le vol du Bembex, chef de file. Ils ne cherchent nulle- ment à se jeter sur l'objet de leur convoitise; leur tactique se borne à se tenir prêts, dans cette position d'arrière- garde qui leur épargnera des hésitations d'essor pour la rapide manœuvre de la fin. Parfois, lassé de ces obstinées poursuites, le Bembex met pied à terre; les autres, à l'instant se posent sur le sable, toujours en arrière, et ne bougent plus. L'Hymé- noptère repart avec des piaulements plus aigus, signe sans doute d'une indignation croissante ; les moucherons repartent à sa suite. Un moyen suprême reste pour dévoyer les tenaces Diptères : d'un élan fougueux, le Bembex s'envole au loin, avec l'espoir peut-être d'égarer les parasites par de rapides évolutions à travers champs. Mais les astucieux moucherons ne donnent pas dans le piège : ils laissent partir l'insecte et prennent de nouveau position sur le sable autour du terrier. Quand le Bembex reviendra, les mêmes poursuites recommenceront, jusqu'à ce qu'enfin l'obstination des parasites ait épuisé la pru- dence de la mère. En un moment où sa vigilance est en défaut, les moucherons sont aussitôt là. L'un d'eux, le mieux favorisé par sa position, s'abat sur la proie qui va disparaître, et c'est fait : l'œuf est pondu. Il est ici de pleine évidence que le Bembex a le sen- UiY PARASITE. — LE COCON 295 timent du danger. L'Hyménoptèrc sait ce qu'a de redou- table, pour l'avenir du nid, la présence de l'odieux moucheron; ses longues tentati\-es pour dévoyer les Tachinaires, ses hésitations, ses fuites, ne laissent sur ce point l'ombre d'un doute. Comment se fait-il donc, nie demande rai -je encore une fois, que le ra\'isseur de Diptères se laisse harceler par un autre Diptère, p;ir un bandit infime, incapable de la moindre résistance, et qu'il atteindrait d'un élan s'il le voulait bien? Pourquoi, un moment débarrassé de la proie qui le gêne, ne fond- il pas sur ces malfaiteurs? Que lui faudrait-il pour exter- miner la calamiteuse engeance du voisinage du terrier? Une battue, pour lui affaire de quelques instants. Mais ainsi ne le veulent pas les lois harmoniques de la con- servation des êtres; et les Bembex se laisseront toujours harceler, sans que jamais le fameux combat pour l'exis- tence leur apprenne le moyen radical de l'extermina- tion. J'en ai vu qui, serrés de trop près par les mouche- rons, laissaient tomber leur proie et précipitamment s'enfuyaient affolés, mais sans aucune démonstration hostile, quoique la chute du fardeau leur laissât pleine liberté de mouvements. La proie lâchée, si ardemment convoitée tout à l'heure par les Tachinaires, gisait à terre, à la discrétion de tous, et nul n'en faisait cas. Ce gibier en plein air était sans valeur pour les moucherons, dont les larves réclament l'abri d'un terrier. Il était sans valeur aussi pour le Bembex soupçonneux, qui, de retour, le palpait un moment et l'abandonnait avec dédain. Une interruption momentanée de surveillance lui avait rendu la pièce suspecte. 396 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES Terminons ce chapitre par l'histoire de la larve. Sa vie monotone ne présente rien de remarquable pendant les deux semaines que durent son repas et sa croissance. Puis arrive la construction du cocon. Le parcimonieux développement des organes sérifiques ne permet pas au ver une demeure de soie pure, composée, comme celle des Ammophiles et des Sphex, de plusieurs enceintes qui superposent leurs barrières pour défendre la larve et plus tard la nymphe de l'accès de l'humidité, dans un terrier peu profond et mal protégé, quand viennent les pluies de l'automne et les neiges de l'hiver. Cependant le terrier des Bembex est dans des conditions plus mau- vaises que ne l'est celui du Sphex, puisqu'il est situé à quelques pouces de profondeur dans un sol des plus per- méables. Aussi, pour se créer un abri suffisant, la larve supplée, par son industrie, à la petite quantité de soie dont elle dispose. Avec des grains de sable artistement assemblés, cimentés entre eux au moyen de la matière soyeuse, elle se construit un cocon des plus solides, où l'humidité ne peut pénétrer. Trois méthodes générales sont employées par les Hyménoptères fouisseurs dans la confection de l'habi- tacle où doit s'effectuer la métamorphose. Les uns creu- sent leurs terriers à de grandes profondeurs, sous des abris; leur cocon est alors composé d'une seule enceinte, assez mince pour être transparente. Tel est le cas des Philanthes et des Cerceris. D'autres se contentent d'un terrier peu profond, dans un sol découvert; mais alors, tantôt ils ont assez de soie pour multiplier les assises du cocon, comme le font les Sphex, les Ammophiles, les UN PARASITE. — LE COCON 297 Scolies; tantôt, la quantité de soie étant insuffisante, ils ont recours au sable agglutiné, ainsi que le pratiquent les Bembex, les Stizes, les Palares. On prendrait le cocon des Bembéciens pour le robuste noyau de quelque semence, tant il est compact et résistant. Sa forme est cylindrique, avec une extrémité en calotte sphérique et l'autre pointue. Sa longueur mesure une paire de centi- mètres. A l'extérieur, il est légèrement rugueux, d'aspect assez grossier; mais en dedans la paroi est glacée d'un fin vernis. Mes éducations en domesticité m'ont permis de suivre dans tous ses détails la construction de cette curieuse pièce d'architecture, vrai cofîre-fort où se bravent en sécurité les intempéries. La larve repousse d'abord autour d'elle les débris de ses vivres et les refoule dans un coin de la cellule ou compartiment que je lui ai ménagé dans une boîte avec des cloisons de papier. L'emplacement nettoyé, elle fixe aux diverses parois de sa demeure des fils d'une belle soie blanche, formant une trame aranéeuse, qui maintient à distance l'encombrant monceau des restes alimentaires, et sert d'échafaudage pour le travail suivant. Ce travail consiste en un hamac suspendu loin de toute souillure, au centre des fils tendus d'une paroi à l'autre. La soie seule, magnifiquement fine et blanche, entre dans sa composition. Sa forme est celle d'un sac ouvert à un bout d'un large orifice circulaire, fermé à l'autre et ter- miné en pointe. La nasse des pêcheurs en donne une assez fidèle image. Les bords de l'ouverture sont main- tenus écartés et toujours tendus par de nombreux fils qui en partent et vont se rattacher aux parois voisines. 298 SOUVENIRS ENTOUOLOGIOUES Enfin le tissu de ce sac est d'une finesse extrême, qui permet de voir par transparence toutes les manœuvres du ver. Les choses depuis la veille se trouvaient en cet état, lorsque j'ai entendu la larve gratter dans la boîte. En ouvrant, j'ai trouvé ma captive occupée à ratisser, du bout des mandibules, la paroi de carton, le corps à moitié hors du sac. Déjà le carton, était profondément entamé, et un monceau de menus débris était amassé devant l'orifice du hamac pour être utilisé plus tard. Faute d'autres matériaux, le ver aurait sans doute fait emploi de ces râtissures pour sa construction. J'ai jugé plus à propos de la servir suivant ses goûts et de lui donner du sable. Jamais larve de Bembex n'avait con- struit avec des matériaux aussi somptueux. Je versai à la prisonnière du sable à sécher l'écriture, du sable bleu semé de paillettes dorées de mica. La provision est déposée devant l'orifice du sac, situé lui-même dans une position horizontale, ainsi qu'il convient pour le travail qui va sui\^re. La larve, à demi penchée hors du hamac, choisit son sable presque grain par grain, en fouillant dans le tas avec les mandibules. Si quelque grain trop volumineux se présente, elle le saisit et le rejette plus loin. Quand le sable est ainsi trié, elle en introduit une certaine quantité dans l'édifice de soie en le balayant de sa bouche. Gela fait, elle rentre dans la nasse et se met à étendre les matériaux en couche uniforme sur la face inférieure du sac! puis elle agglutine les divers grains et les enchâsse dans l'ouvrage avec de la soie pour ciment. La face supérieure UN PARAS/TE. — LE COCON 299 se bâtit avec plus de lenteur : les grains y sont portés un à un et aussitôt fixés avec le mastic soyeux. Ce premier dépôt de sable n'embrasse encore que la moitié antérieure du cocon, la moitié se terminant par l'orifice du sac. Avant de se retourner pour travailler à la moitié postérieure, la larve renouvelle sa provision de matériaux et prend certaines précautions afin de ne pas être gênée dans son œuvre de maçonnerie. Le sable extérieur, amoncelé devant l'entrée, pourrait s'ébouler dans l'enceinte et entraver le constructeur dans un espace aussi étroit. Le ver prévoit l'accident : il agglutine quelques grains et fabrique un rideau grossier de sable qui bouche l'orifice d'une manière bien imparfaite, mais suffit pour empêcher l'éboulement. Ces précautions prises, la larve travaille à la moitié postérieure du cocon. De temps à autre, elle se retourne pour s'approvisionner au dehors ; elle déchire un coin du rideau qui la protège contre l'envahissement du sable extérieur, et par cette fenêtre, elle happe les matériaux nécessaires. Le cocon est encore incomplet, tout ouvert à son gros bout ; il lui manque la calotte sphérique qui doit le clore. Pour ce travail final, le ver fait une abondante provision de sable, la dernière de toutes; puis il repousse le tas amoncelé devant l'entrée. A l'orifice, une calotte de soie est alors tissée et parfaitement raccordée à l'embouchure de la nasse primitive. Enfin sur cette fondation de soie les grains de sable, tenus en réserve à l'intérieur, sont déposés un à un et cimentés avec la bave soyeuse. Cet opercule terminé, la larve n'a plus qu'à donner le dernier fini à l'intérieur de l'habitacle, et à glacer les parois 300 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES d'un vernis qui doit protéger sa peau délicate contre les rugosités du sable. Le hamac de soie pure et l'hémisphère qui plus tard le ferme ne sont, on le voit, qu'un échafaudage destiné à servir d'appui à la maçonnerie de sable et à lui donner une régulière courbure; on pourrait les comparer aux cintres en charpente que les constructeurs disposent pour bâtir un arceau, une voûte. Le travail fini, la charpente est retirée, et la voûte se soutient par son propre équilibre. De même, quand le cocon est achevé, le support de soie disparaît, en partie noyé dans la maçonnerie, en partie détruit par le contact de la terre grossière; et aucune trace ne reste de l'ingénieuse méthode suivie pour assembler en édifice d'une parfaite régularité des matériaux aussi mobiles que le sable. La calotte sphérique formant l'embouchure de la nasse initiale est un travail à part, rajusté au corps principal du cocon. Si bien conduits que soient le raccordement et la soudure des deux pièces, la solidité n'est pas celle qu'obtiendrait la larve en maçonnant d'une manière con- tinue l'ensemble de sa demeure. Il y a donc sur le pour- tour du couvercle une ligne circulaire de moindre rési- stance. Mais ce n'est pas là vice de structure; c'est, au contraire, nouvelle perfection. Pour sortir plus tard de son coffre-fort, l'insecte éprouverait de graves difficultés, tant les parois sont résistantes. La ligne de jonction, plus faible que les autres, lui épargne apparemment bien des efforts, car c'est en majeure partie suivant cette ligne que se détache le couvercle, lorsque le Bembex sort de terre à l'état parfait. UN PARASITE. — LE COCON 301 J'ai appelé ce cocon cofifre-fort. C'est, en efifet, pièce très solide, tiint à cause de sa configuration que de la nature de ses matériaux. Éboulements et tassements de terrain ne peuvent le déformer, car la plus forte pression des doigts ne parvient pas toujours à l'écraser. Peu importe donc à la larve que le plafond de son terrier, creusé dans un sol sans consistance, s'effondre tôt ou tard; peu lui importe même, sous sa mince couverture de sable, la pression du pied d'un passant; elle n'a plus rien à craindre du moment qu'elle est enclose dans son robuste abri. L'humidité ne la met pas davantage en péril. J'ai tenu des quinze jours des cocons de Bembex immergés dans l'eau sans leur trouver, après, la moindre trace d'humidité à l'intérieur. Que ne pouvons-nous disposer pour nos habitations d'un pareil hydrofuge! Enfin, par sa gracieuse forme d'œuf, ce cocon semble plutôt le pro- duit d'un art patient que celui d'un ver. Pour quelqu'un non au courant du m.ystère, les cocons que je fis con- struire avec du sable à sécher l'écriture, eussent été des bijoux d'une industrie inconnue, de grosses perles con- stellées de points d'or sur un fond bleu lapis, destinées au collier d'une élégante de la Polynésie. XIX RETOUR AU NID L'Ammophile forant son puits à une heure tardive de la journée, abandonne son ouvrage après en avoir fermé l'orifice avec le couvercle d'une pierre, s'éloigne d'une fleur à l'autre, se dépayse, et sait néanmoins revenir le lendemain avec sa Chenille au domicile creusé la veille^ malgré l'inconnu des lieux, souvent nouveaux pour elle; le Bembex, chargé de gibier, s'abat, avec une précision presque mathématique, sur le seuil de sa porte, obstruée de sable et confondue avec le reste de la nappe sablon- neuse. Oii mon regard et ma mémoire sont en défaut, leur coup d'œil et leur souvenir ont une sûreté qui tient de l'infaillible. On dirait qu'il y a dans l'insecte quelque chose de plus subtil que le souvenir simple, une sorte d'intuition des lieux sans analogue en nous, enfin une faculté indéfinissable que je nomme mémoire, faute d'autre expression pour la désigner. L'inconnu ne peut avoir de nom. Afin de jeter, s'il est possible, un peu de jour sur ce point de la psychologie des bêtes, j'ai institué une série d'expériences que je vais exposer ici. 304 " SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES La première a pour objet le Cerceris tubercule, le chasseur de Cléones. Vers dix heures du matin, je prends douze femelles occupées, dans le même talus, dans la même bourgade, soit à l'excavation, soit à l'approvision- nement des terriers. Chaque prisonnière est enfermée à part dans un cornet de papier, et le tout est mis dans une boîte. Je m'éloigne de l'emplacement des nids de deux kilomètres environ, et je relâche alors mes Cerceris, en ayant soin d'abord, pour les reconnaître plus tard, de les marquer d'un point blanc au milieu du thorax, avec un bout de paille trempé dans une couleur indélébile. Les Hyménoptères s'envolent à quelques pas seulement, dans toutes les directions, qui d'ici, qui de là; ils se posent sur des brins d'herbe, se passent un moment les tarses antérieurs sur les yeux comme éblouis par le vif soleil qui leur est brusquement rendu, puis prennent l'essor les uns plus tôt, les autres plus tard, et se dirigent tous, sans hésitation aucune, en ligne droite vers le sud, c'est-à-dire dans la direction de leur domicile. Cinq heures plus tard, je reviens à l'emplacement commun des nids. A peine arrivé, je vois deux de mes Cerceris à marque blanche travaillant aux terriers ; bientôt un troi- sième survient de la campagne avec un Charançon entre les pattes; un quatrième ne tarde pas à le suivre. Quatre sur douze, en moins d'un quart d'heure, c'était assez pour la conviction. Je jugeai inutile de prolonger mon attente. Ce que quatre ont su faire, les autres le feront s'ils ne l'ont déjà fait; et il est bien permis de supposer que les huit absents sont en course pour raison de chasse, ou bien retirés dans les profondeurs de leurs galeries. Ainsi, RETOUR AU NID 305 transportés à deux kilomètres, dans une direction et par une voie dont ils ne pouvaient avoir eu connaissance au fond de leur prison de papier, mes Cerceris étaient revenus, en partie du moins, à leur domicile. J'ignore à quelle distance les Cerceris prolongent leurs domaines de chasse; et il peut se faire que, dans un rayon de deux kilomètres, le pays leur soit plus ou moins connu. Non suffisamment dépaysés au point où je les avais transportés, ils auraient alors regagné leur domicile par l'habitude acquise des lieux. L'expérience était à renou- veler, avec un éloignement plus grand et un lieu de départ qu'on ne pût soupçonner être connu de l'Hyménoptère. Au même groupe de terriers où j'ai puisé le matin, je prends donc neuf Cerceris femelles, dont trois venant de subir la précédente épreuve. Le transport se fait encore dans l'obscurité d'une boîte, chaque insecte reclus dans son cornet de papier. Le point de départ choisi est la ville voisine, Carpentras, à trois kilomètres environ du terrier. Je dois relâcher mes bêtes, non au milieu des champs, comme la première fois, mais en pleine rue, au centre d'un quartier populeux, où les Cerceris, avec leurs mœurs rustiques, n'ont certainement jamais pénétré. Comme la journée est déjà avancée, je diffère l'épreuve, et mes captifs passent la nuit dans leurs prisons cellu- laires. Le lendemain matin, vers les huit heures, je les marque sur le thorax d'un double point blanc pour les distinguer de ceux de la veille n'en portant qu'un seul; et je les rends à la liberté, l'un après l'autre, au milieu de la rue. Chaque Cerceris relâché monte d'abord verticalement 5o6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES entre les deux rangées de façades, comme pour se dégager au plus vite du défilé de la rue et gagner les larges horizons; puis, dominant les toits, il s'élance tout aussitôt, et d'un fougueux essor, vers le sud. Et c'est du sud que je les ai apportés dans la ville ; c'est au sud que se trouvent leurs terriers. Neuf fois, avec mes neuf prisonniers, rendus libres l'un après l'autre, j'eus ce frappant exemple de l'insecte qui, totalement dépaysé, n'hésite pas dans la direction à suivre pour revenir au nid. Quelques heures plus tard, j'étais moi-même aux terriers. Je vis plusieurs des Cerceris de la veille, recon- naissables à leur point blanc unique sur le thorax; mais je n'en vis aucun de ceux que je venais de relâcher. N'avaient-ils su retrouver leur domicile? Étaient-ils en expédition de chasse, ou bien se tenaient-ils cachés dans leurs galeries pour y calmer les émotions d'une telle épreuve? Je ne sais. Le lendemain, nouvelle visite de ma part; et cette fois, j'ai la satisfaction de trouver à l'ouvrage, aussi actifs que si rien d'extraordinaire ne s'était passé, cinq des Cerceris à double point blanc sur le thorax. Trois kilomètres au moins de distance, la ville avec ses habitations, ses toitures, ses cheminées fumeuses, choses si nouvelles pour ces francs campagnards, n'avaient pu faire obstacle à leur retour au nid. Enlevé à sa couvée, et transporté à des distances énormes, le Pigeon promptement revient au colombier. Si l'on voulait proportionner la longueur du trajet au volume de l'animal, combien le Cerceris, transporté à trois kilomètres et retrouvant son terrier, serait supérieur au Pigeon! Le volume de l'insecte ne fait pas un centi- RETOUR AU NID y,-j mètre cube, et celui du Pigeon doit bien égaler le déci- mètre cube, s'il ne le dépasse pas. L'Oiseau, un millier de fois plus gros que l'Hyménoptère, devrait donc, pour rivaliser avec celui-ci, retrouver le colombier à une distance de 3 000 kilomètres, trois fois la plus grande longueur de la France du nord au sud. Je ne sache pas qu'un Pigeon voyageur ait jamais accompli pareille prouesse. Mais puissance d'aile et encore moins lucidité d'instinct ne sont pas qualités se mesurant au mètre. Le rapport des volumes ne peut ici se prendre en considéra- tion ; et l'on ne doit voir dans l'insecte qu'un digne émule de l'oiseau, sans décider à qui des deux revient l'avantage. Pour revenir au colombier et au terrier, lorsqu'ils sont artificiellement dépaysés par l'homme, et transportés à de grandes distances, en des régions non encore visitées par eux et dans des directions inconnues, le Pigeon et le Cerceris sont-ils guidés par le souvenir? Ont-ils pour boussole la mémoire, quand, parvenus à une certaine hauteur, d'où ils relèvent en quelque sorte le point, ils s'élancent, de toute leur puissance d'essor, du côté de l'horizon où se trouvent leurs nids? Est-ce la mémoire qui leur trace la route dans les airs à travers des régions qu'ils voient pour la première fois? Évidemment non : il ne peut y avoir souvenir de l'inconnu. L'Hymé- noptère et l'Oiseau ignorent les lieux où ils se trouvent; rien ne peut les avoir instruits de la direction générale suivant laquelle s'est effectué le déplacement, car c'est dans l'obscurité d'un panier clos ou d'une boîte que le voyage s'est accompli. Localité, orientation, tout leur est inconnu; et cependant ils se retrouvent. Ils ont donc pour 3o8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES guide mieux que le souvenir simple : ils ont une faculté spéciale, une sorte de sentiment topographique, dont il nous est impossible de nous faire une idée, n'ayant en nous rien d'analogue. Je vais établir expérimentalement combien cette faculté est subtile, précise, dans le cycle étroitde ses attributions, et combien aussi elle est bornée, obtuse, s'il lui faut sortir des habituelles conditions où elle s'exerce. Telle est l'inva- riable antithèse de l'instinct. Un Bembex, activement occupé de l'alimentation de sa larve, quitte le terrier. Il y reviendra tout à l'heure avec le produit de sa chasse. L'entrée est soigneusement bouchée avec du sable, que l'insecte y a balayé à reculons avant de partir ; rien ne la distingue des autres points de la surface sablonneuse; mais ce n'est pas là du tout une difficulté pour l'Hyménoptère, qui retrouve sa porte avec un tact que j'ai déjà fait ressortir. Méditons quelque perfidie, modifions l'état des lieux pour dérouter la bête. — Je recouvre l'entrée d'une pierre plate, large comme la main. Bientôt l'Hyménoptère arrive. Le changement profond qui s'est fait en son absence sur le seuil du logis, paraît ne lui causer la moindre hésita- tion; du moins le Bembex s'abat tout aussitôt sur la pierre, et cherche un moment à creuser, non au hasard sur la dalle, mais en un point qui correspond à l'orifice du ter- rier. La dureté de l'obstacle l'a promptement dissuadé de cette entreprise. Il parcourt alors la pierre en tous sens, la contourne, se glisse par-dessous et se met à fouiller dans la direction précise du logis. La pierre plate est trop peu pour dérouter la fine RETOUR AU NID 309 mouche : trouvons mieux que cela. Afin d'abréger, je ne laisse pas le Bembex continuer ses fouilles, qui, je le vois, aboutiraient promptement au succès; je le chasse au loin avec le mouchoir. L'absence assez longue de l'insecte effrayé me permettra de préparer à loisir mes embûches. Quels matériaux maintenant employer? En ces expéri- mentations improvisées, il faut savoir tirer parti de tout. Non loin, sur le chemin, est le crottin frais d'une bête de somme. Voilà du bois pour faire flèche. Le crottin est recueilli, mis en morceaux, émietté, puis répandu en une couche d'au moins un pouce d'épaisseur, sur le seuil du terrier et des alentours, dans une étendue d'un quart de mètre carré environ. Voilà certes une façade d'habitation comme jamais Bembex n'en connut de pareille. Colora- tion, nature des matériaux, effluves stercoraux, tout concourt à donner le change à l'Hyménoptère. Prendra- t-il cela, cette nappe de fumier, cette ordure, pour le devant de sa porte? — Mais, oui : le voici qui arrive, examinant de haut l'état insolite des lieux, et prend pied au centre de la couche, précisément en face de l'entrée. Il fouille, se fait jour à travers la masse filandreuse, et pénètre jusqu'au sable où l'orifice du couloir est aussitôt trouvé. Je l'arrête, pour le chasser au loin une seconde fois. Cette précision avec laquelle l'Hyménoptère s'abat devant sa porte, masquée cependant d'une façon si nouvelle pour lui, n'est-elle pas la preuve que la vue et le souvenir ne sont pas ici les seuls guides? Que peut-il y avoir de plus? Serait-ce l'odorat? C'est fort douteux, car les émanations du crottin n'ont pu mettre en défaut la 3IO SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES perspicacité de l'insecte. Essayons néanmoins une autre odeur. J'ai sur moi précisément, faisant partie de mon bagage entomologique, un petit flacon d'éther. La nappe de fumier est balayée et remplacée par un matelas de mousse, peu épais mais à grande surface, et sur lequel je verse le contenu de mon flacon aussitôt que je vois le Bembex arriver. Trop fortes, les vapeurs éthérées tiennent d'abord l'Hyménoptère à distance. C'est l'aflaire d'un instant. Puis rH3''ménoptère s'abat sur la mousse, répan- dant encore une odeur très sensible d'éther; il tra\'erse l'obstacle et pénètre chez lui. Les effluves éthérés ne le déroutent pas mieux que les effluves stercoraux. Quelque chose de plus sûr que l'odorat lui dit où est son nid. Fréquemment on a fait intervenir les antennes comme siège d'un sens spécial apte à guider les insectes. J'ai déjà montré comment la suppression de ces organes paraît n'entraver en rien les recherches des Hyménoptères. Essayons encore une fois, dans de plus larges conditions. Le Bembex est saisi, amputé de ses antennes jusqu'à la racine, et aussitôt relâché. Aiguillonné par la douleur, affolé par sa captivité entre mes doigts, l'insecte part plus rapide qu'un trait. Il me faut attendre une grosse heure, très incertain du retour. L'Hyménoptère arrive pourtant, et, avec son invariable précision, s'abat tout près de sa porte, dont j'ai pour la quatrième fois changé le décor. L'emplacement du nid est maintenant couvert d'une large mosaïque de cailloux de la grosseur d'une noix. Mon travail qui, par rapport au Bembex, dépasse ce que sont pour nous les monuments mégalithiques de la Bretagne, les alignements de menhirs de Carnac, est RETOUR AU NID 311 inefficace pour tromper l'insecte mutilé. L'Hyménoptère privé d'antennes retrouve son entrée au milieu de ma mosaïque avec la même facilité que l'avait fait en d'autres conditions l'insecte pourvu de ces organes. Je laissai la fidèle mère rentrer en paix cette fois dans son logis. Les lieux transformés d'aspect coup sur coup à quatre reprises; les devants de la demeure changés dans leur coloration, leur odeur, leurs matériaux; la douleur enfin d'une double blessure, tout avait échoué pour dérouter l'Hyménoptère, pour le faire simplement hésiter sur le point précis de sa porte. J'étais à bout de stratagèmes, et je comprenais moins que jamais comment l'insecte, s'il n'a pas un guide spécial dans quelque faculté de nous inconnue, peut se retrouver lorsque la vue et l'odorat sont mis en défaut par les artifices dont je viens de parler. A quelques jours de là, une expérience me sourit pour reprendre le problème sous un nouveau point de vue. Il s'agit de mettre à découvert dans toute son étendue, sans trop le dénaturer, le terrier des Bembex, opération cà laquelle se prêtent aisément le peu de pro- fondeur de ce terrier, sa direction presque horizontale et la faible consistance du sol où il est creusé. A cet effet, le sable est peu à peu raclé avec la lame d'un couteau. Ainsi privé de sa toiture d'un bout à l'autre, la demeure souterraine devient un demi -canal, une rigole, droite ou courbe, d'une paire de décimètres de longueur, libre au point où était la porte d'entrée, termi- née en cul-de-sac à l'autre bout, où gît la larve au milieu de ses victuailles. ^2 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Voilà le domicile à découvert, en pleine lumière, sous les rayons du soleil. Comment se comportera la mère à son retour? Divisons la question suivant le précepte scientifique : l'embarras pourrait être grand pour l'observateur; ce que j'ai déjà vu me le fait assez soupçonner. La mère survenant a pour mobile la nourri- ture de sa larve; mais pour arriver à cette larve, il faut premièrement trouver la porte. Ver et porte d'entrée, voilà dans la question les deux points qui me semblent mériter d'être examinés à part. J'enlève donc le ver ainsi que les provisions; et le fond du couloir devient place nette. Ces préparatifs faits, il n'y a plus qu'à s'armer de patience. L'Hyménoptère survient enfin et va droit à sa porte absente, à cette porte dont il ne reste que le seuil. Là, pendant une bonne heure, je le vois fouiller superficiel- lement, balayer, faire voler le sable et s'obstiner, non à creuser une nouvelle galerie, mais à rechercher cette clôture mobile qui doit aisément céder sous la seule poussée de la tête et livrer passage à l'insecte. Au lieu de matériaux mouvants, il trouve sol ferme, non encore remué. Averti par cette résistance, il se borne à explorer la surface, toujours dans l'étroit voisinage de l'endroit où devrait se trouver l'entrée. Quelques pouces d'écart, c'est tout ce qu'il se permet. Les points qu'il a déjà sondés et balayés pour la vingtième fois, il revient les sonder, les balayer encore, sans pouvoir se décider à sortir de son étroit rayon, tant est tenace sa conviction que la porte devrait être là et pas ailleurs. Avec une paille, à diverses reprises, doucement je le pousse en un autre point. RETOUR AU NID 513 L'insecte ne s'y laisse prendre : il revient tout aussitôt à l'emplacement de sa porte. De loin en loin, la galerie, devenue demi-canal, paraît attirer son attention, mais ' bien faiblement. Le Bembex y fait quelques pas, toujours en râtelant; puis revient à l'entrée. Deux ou trois fois, je lui vois parcourir la rigole dans toute sa longueur; il atteint le cul-de-sac, demeure de la larve, y donne négli- gemment quelques coups de râteau et se hâte de regagner le point où fut l'entrée, pour y continuer ses recherches avec une persistance qui finit par lasser la mienne. Plus d'une heure s'était écoulée, et le tenace Hyménoptère cherchait toujours sur l'emplacement de la porte disparue. Que se passera-t-il en présence de la larve? Tel est le second point de la question. Continuer l'expérimentation avec le même Bembex n'eût pas présenté les garanties désirables : l'insecte, rendu plus opiniâtre par ses vaines recherches, me semblait maintenant obsédé d'une idée fixe, cause certaine de trouble pour les faits que je dési- rais constater. Il me fallait un sujet nouveau, non surexcité, uniquement livré aux impulsions du premier moment. L'occasion ne tarda pas à se présenter. Le terrier est mis à découvert d'un bout à l'autre, comme je viens de l'expliquer; mais je ne touche pas au contenu : la larve est laissée en place, les provisions sont respectées; tout est en ordre dans la maison, il n'y manque que la toiture. Et bien, devant ce domicile à jour, dont le regard saisit librement tous les détails, ves- tibule, galerie, chambre du fond avec le ver et son mon- ceau de Diptères; devant cette demeure devenue rigole, à 314 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES l'extrémité de laquelle s'agite la larve, sous les cuisants ra3''ons du soleil, la mère ne change rien aux manœuvres déjà décrites. Elle met pied à terre au point où fut l'entrée. C'est là qu'elle fouille, qu'elle balaie le sable; c'est là qu'elle revient toujours après quelques rapides essais ailleurs, dans un rayon de quelques pouces. Nulle exploration de la galerie, nul souci de la larve en angoisse. Le ver, dont le délicat épiderme vient brusque- ment de passer de la douce moiteur d'un souterrain aux âpres ardeurs de l'insolation, se tord sur son monceau de Diptères mâchés; la mère ne s'en préoccupe. C'est pour elle le premier des objets venus épars sur le sol, petit caillou, motte de terre, lopin de boue sèche, et pas plus. Ça ne mérite pas attention. A cette tendre et fidèle mère, qui s'exténue pour arriver au berceau de son nour- risson, il faut pour le moment la porte d'entrée, l'habi- tuelle porte et rien que cette porte. Ce qui remue ses entrailles maternelles, c'est le souci du passage connu. La voie est libre cependant : rien n'arrête la mère, et sous ses yeux se démène anxieusement le ver, but final de ses inquiétudes. D'un bond, elle serait au malheureux^ qui réclame assistance. Que n'accourt-elle auprès du nourrisson chéri? Elle lui creuserait nouvelle demeure; rapidement elle le mettrait à l'abri sous terre. Mais non : la mère s'entête à la recherche d'un passage n'existant plus, tandis que le fils se grille au soleil sous ses yeux. Ma surprise n'a pas d'égale devant cette obtuse maternité, le plus puissant néanmoins, le plus fécond en ressources, de tous les sentiments qui agitent l'animal. A peine en croirais-je le tém.oignage de ma vue sans des épreuves RETOUR AU NID 315 répétées à satiété tant sur les Cerceris et les Philanthes que sur les Bembex de différentes espèces. Il y a plus fort encore. La mère, après de longues hési- tations, s'engage enfin dans la rigole, reste du primitif corridor. Elle avance, recule, avance de nouveau, donnant de ci, de là, sans s'y arrêter, quelques négligents coups de balai. Guidée par de vagues réminiscences, et peut-être aussi par le fumet de venaison qu'exhale le tas de Diptères, elle atteint par moments le fond de la galerie, le point même où gît la larve. Voilà la mère avec son fils. En ce moment de rencontre après de longues angoisses, y a-t-il soins empressés, effusion de tendresse, signe quelconque de maternelle joie? Qui le croirait n'a qu'à recommencer mes expériences pour se dissuader. Le Bembex ne recon- naît en rien sa larve, chose pour lui de valeur nulle, encombrante même, pur embarras. Il marche sur le ver, il le piétine sans ménagement, dans ses allées et venues précipitées. S'il veut essayer une fouille au fond de la chambre, il le refoule en arrière par de brutales ruades; il le pousse, le culbute, l'expulse. Il ne traiterait pas autrement un gravier volumineux qui le gênerait dans son travail. Ainsi rudoj^ée, la larve songe à la défense. Je l'ai vue saisir la mère par un tarse, sans plus de façon qu'elle en aurait mis à mordre la patte d'un Diptère, sa proie. La lutte fut vive, mais enfin les féroces mandi- bules lâchèrent prise, et la mère disparut affolée, en jetant un piaulement d'ailes des plus aigus. Cette scène dénaturée, le fils mordant la mère, essayant peut-être même de la manger, est rare et amenée par des circon- stances qu'il n'est pas permis à l'observateur de provoquer; 3i6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES ce à quoi il est toujours possible d'assister, c'est la pro- fonde indifférence de l'Hyménoptère devant sa progé- niture, et le dédain brutal avec lequel est traité cette masse encombrante, le ver. Une fois le fond du couloir exploré du râteau, ce qui est affaire d'un instant, le Bembex revient au point favori, le seuil de la demeure, où il reprend ses inutiles recherches. Quant au ver, il continue à se démener, à se tordre, où l'ont rejeté les maternelles ruades. Il périra sans secours aucun de sa mère, qui ne le reconnaît plus faute d'avoir trouvé l'habi- tuel passage. Repassons par là le lendemain, et nous le verrons au fond de sa rigole, à demi cuit au soleil et déjà la proie des mouches, dont il faisait lui-même sa proie. Telle est la liaison des actes de l'instinct, s'appelant l'un l'autre dans un ordre que les plus graves circon- stances sont impuissantes à troubler. Que cherche le Bembex, en dernière analyse? La larve, évidemment. Mais pour arriver à cette larve, il faut pénétrer dans le terrier, et pour pénétrer dans ce terrier, il faut d'abord en trouver la porte. Et c'est à la recherche de cette porte que la mère s'obstine, dewint sa galerie librement ouverte, devant ses provisions, devant sa larve elle- même. La maison en ruines, la famille en périls pour le moment ne lui disent rien; il lui faut, avant tout, le passage connu, le passage à travers le sable mobile. Périsse tout, habitation et habitant, si ce passage n'est pas retrouvé! Ses actes sont comme une série d'échos qui s'éveillent l'un l'autre dans un ordre fixe, et dont le suivant ne parle que lorsque le précédent a parlé. Non RETOUR AU NID 517 pour cause d'obstacle, puisauo la demeure est toute ouverte, mais faute de l'habituelle entrée, le premier acte ne peut s'accomplir. Cela suffit : les actes suivants ne s'accompliront pas; le premier écho est muet, et les autres se taisent. Quel abîme de séparation entre l'intelligence et l'instinct! A travers les décombres de l'habitation ruinée, la mère, guidée par l'intelligence, se précipite et va droit à son fils; guidée par l'instinct, elle s'arrête obstinément où fut la porte. XX LES CHALICODOMES Réaumur a consacré l'un de ses mémoires à l'histoire du Chalicodome des murailles, qu'il appelle Abeille maçonne, je me propose de reprendre ici cette histoire, de la compléter et de la considérer surtout sous un point de vue qu'a totalement négligé l'illustre observateur. Et tout d'abord, la tentation me vient de dire comment je fis connaissance avec cet Hyménoptère. C'était à mes premiers débuts dans l'enseignement, vers 1843. Sorti depuis quelques mois de l'École normale de Vaucluse, avec mon brevet et les naïfs enthousiasmes de dix-huit ans, j'étais envoyé à Carpentras pour y diriger l'école primaire annexée au collège. Singulière école, ma foi, malgré son titre pompeux de supérieure. Une sorte de vaste cave, transpirant l'humidité qu'entre- tenait une fontaine adossée au dehors dans la rue. Pour jour, la porte ouverte au dehors lorsque la saison le permettait, et une étroite fenêtre de prison, avec barreaux de fer et petits losanges de \'erre enchâssés dans un 520 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES réseau de plomb. Tout autour, pour sièges, une planche scellée dans le mur; au milieu, une chaise veuve de sa paille, un tableau noir et un bâton de craie. Matin et soir, au son de la cloche, on lâchait la-dedans une cinquantaine de galopins, qui, n'ayant pu mordre au De Viris et à VEpitome, étaient voués, comme on disait alors, à quelques bonites années de français. Le rebut de Rosa la rose venait chercher chez moi un peu d'ortho- graphe. Enfants et grands garçons étaient là pêle-mêle, d'instruction très diverse, mais d'une désespérante unanimité pour faire des niches au maître, au jeune maître dont quelques-uns avaient l'âge ou même le dépassaient. Aux petits, j'enseignais à déchiffrer les syllabes; aux mo3''ens, j'apprenais à tenir correctement la plume pour écrire quelques mots de dictée sur les genoux; aux grands, je dévoilais les secrets des fractions et même les arcanes de l'hypoténuse. Et pour tenir en respect ce monde remuant, donner à chaque intelligence travail suivant ses forces, tenir en éveil l'attention, chasser enfin l'ennui de la sombre salle, dont les murailles suaient la tristesse encore plus que l'humidité, j'avais pour unique ressource la parole, pour unique mobilier le bâton de craie. Même dédain, du reste, dans les autres classes pour tout ce qui n'était pas latin ou grec. Un trait suffira pour montrer où en était alors l'enseignement des sciences physiques, à qui si large place est faite aujourd'hui. Le collège avait pour principal un excellent homme, le digne abbé X***, qui, peu soucieux d'administrer lui- même les pois verts et le lard, avait abandonné le com- y) UJ < O CD UJ û LU O û o u < X u LU LES CHALICODOMES 321 merce de la soupe à quelqu'un de sa parenté, et s'était chargé d'enseigner la physique. Assistons à l'une de ses leçons. Il s'agit du baromètre. De fortune, l'établissement en possède un. C'est une vieille machine, toute poudreuse, appendue au mur, loin des mains profanes et portant inscrits, sur sa plan- chette en gros caractères, les mots tempête, pluie, beau temps. « Le baromètre, fait le bon abbé s'adressant à ses disciples qu'il tutoie patriarcalement, le baromètre annonce le bon et le mauvais temps. Tu vois les mots écrits sur la planche, tempête, pluie; tu vois Bastien? » « Je vois » répond Bastien, le plus malin de la bande. Il a déjà parcouru son livre; il est au courant du baro- mètre mieux que le professeur. « Il se compose, continue l'abbé, d'un canal de verre recourbé, plein de mercure, qui monte ou qui descend suivant le temps qu'il fait. La petite branche de ce canal est ouverte; l'autre... l'autre... enfin nous allons voir. Toi, Bastien, qui es grand, monte sur la chaise et va voir un peu, du bout du doigt, si la longue branche est ouverte ou fermée. Je ne me rappelle plus bien. » Bastien va à la chaise, s'y dresse tant qu'il peut sur la pointe des pieds, et du doigt palpe le sommet de la longue colonne. Puis avec un sourire finement épanoui sous le poil follet de sa moustache naissante : « Oui, fait-il, oui, c'est bien cela. La longue branche est ouverte par le haut. Voyez, je sens le creux. » Et Bastien pour corroborer son fallacieux dire, conti- nuait à remuer l'index sur le haut du tube. Ses condis- 322 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES ciples complices de l'espièglerie, étouffaient du mieux leur envie de rire. L'abbé, impassible : « Cela suffit. Descends, Bastien. Écrivez, messieurs, écrivez dans vos notes que la longue branche du baromètre est ouverte. Cela peut s'oublier; je l'avais oublié moi-même. » Ainsi s'enseignait la physique. Les choses, cependant, s'améliorèrent : on eut un maître, un maître pour tout de bon, sachant que la longue branche d'un baromètre est fermée. Moi-même j'obtins des tables où mes élèves pouvaient écrire au lieu de griffonner sur leurs genoux; comme ma classe devenait chaque jour plus nombreuse, on finit par la dédoubler. Du moment que j'eus un aide pour avoir soin des plus jeunes, les choses changèrent de face. Parmi les matières enseignées, une surtout nous sou- riait, tant au maître qu'aux élèves. C'était la géométrie en plein champ, l'arpentage pratique. Le collège n'avait rien de l'outillage nécessaire; mais avec mes gros émolu- ments, 700 francs s'il vous plaît, je ne pouvais hésiter à me mettre en dépense. Chaîne d'arpenteur et jalons, fiches et niveau, équerre et boussole, sont acquis à mes frais. Un graphomètre minuscule, guère plus large que la main et pouvant bien valoir cent sous, m'est fourni par l'établissement. Le trépied manquait; je le fis faire. Bref, me voilà outillé. Le mois de mai venu, une fois par semaine, on quittait donc la sombre salle pour les champs. C'était fête. On se disputait l'honneur de porter les jalons, répartis par faisceaux de trois ; et plus d'une épaule, en traversant la LES CHALICODOMES 33) ville, se sentait glorifiée, à la vue de tous, par les doctes bâtons de la géométrie. Moi-même, pourquoi le cacher, je n'étais pas sans ressentir une certaine satisfaction de porter religieusement l'appareil le plus délicat, le plus précieux : le fameux graphomètre de cent sous. Les lieux d'opération étaient une plaine inculte, caillouteuse, un harnias comme on dit dans le pays. Là, nul rideau de haies vives ou d'arbustes ne m'empêchait de surveiller mon personnel; là, condition absolue, je n'avais à redouter pour mes écoliers la tentation irrésistible de l'abricot vert. La plaine s'étendait en long et en large, unique- ment couverte de thym en fleurs et de cailloux roulés. Il y avait libre place pour tous les pol3^gones imaginables; trapèzes et triangles pouvaient s'y marier de toutes les façons. Les distances inaccessibles s'y sentaient les cou- dées franches; et même une vieille masure, autrefois colombier, y prêtait sa verticale aux exploits du grapho- mètre. Or, dès la première séance, quelque chose de suspect attira mon attention. Un écolier était-il envoyé au loin planter un jalon; je le voyais faire en chemin stations nombreuses, se baisser, se relever, chercher, se baisser encore, oublieux de l'alignement et des signaux. Un autre, chargé de relever les fiches, oubliait la brochette de fer et prenait à sa place un caillou ; un troisième, sourd aux mesures d'angle, émiettait entre les mains une motte de terre. La plupart étaient surpris léchant un bout de paille. Et le polygone chômait, les diagonales étaient en souffrance. Qu'était-ce donc que ce mystère? Je m'informe, et tout s'explique. Né fureteur, obser- J24 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES valeur, l'écolier savait depuis longtemps ce qu'ignorait encore le maître. Sur les cailloux de l'harmas, une grosse Abeille noire fait des nids de terre. Dans ces nids, il y a du miel; et mes arpenteurs les ouvrent pour vider les cellules avec une paille. La manière d'opérer m'est enseignée. Le miel, quoique un peu fort, est très accep- table. J'y prends goût à mon tour, et me joins aux chercheurs de nids. On reprendra plus tard le polygone. C'est ainsi que, pour la première fois, je vis l'Abeille maçonne de Réaumur, ignorant son histoire, ignorant son historien. Ce magnifique Hyménoptère, portant ailes d'un violet sombre et costume de velours noir, ses constructions rustiques sur les galets ensoleillés, parmi le thym, son miel apportant diversion aux sévérités de la boussole et de l'équerre d'arpenteur, firent impression vivace en mon esprit; et je désirai en savoir plus long que ne m'en avaient appris les écoliers : dévaliser les cellules de leur miel avec un bout de paille. Justement mon libraire avait en vente un magnifique ouvrage sur les insectes : Histoire naturelle des animaux articulés, par de Castelnau, E. Blanchard, Lucas. C'était riche d'une foule de figures qui vous prenaient par l'œil ; mais hélas ! c'était aussi d'un prix! ah! d'un prix! Qu'importe : mes somptueux revenus, mes 700 francs ne devaient-ils pas suffire à tout, nourriture de l'esprit comme celle du corps. Ce que je donnerai de plus à l'une, je le retrancherai à l'autre, balance à laquelle doit fatalement se résigner quiconque prend la science pour gagne-pain. L'achat fut fait. Ce jour-là, ma prébende universitaire reçut saignée copieuse: LES CHALICODOMES 335 je consacrai à l'acquisition du livre un mois de traite- ment. Un miracle de parcimonie devait combler plus tard l'énorme déficit. Le livre fut dévoré, c'est le mot. J'y appris le nom de mon Abeille noire ; j'y lus pour la première fois des détails de mœurs entomologiques ; j'y trouvai, enveloppés à mes yeux d'une sorte d'auréole, les noms vénérés des Réau- mur, des Huber, des Léon Dufour; et, tandis que je feuilletais l'ouvrage pour la centième fois, une voix intime vaguement en moi chuchotait : Et toi aussi, tu seras historien des bêtes. — Naïves illusions, qu'êtes-vous devenues ! Mais refoulons ces souvenirs tristes et doux à la fois, pour arriver aux faits et gestes de notre Abeille noire. Chalicodome, c'est-à-dire maison en cailloutage, en béton, en mortier; dénomination on ne peut mieux réussie, si ce n'était sa tournure bizarre pour qui n'est pas nourri de la moelle du grec. Ce nom s'applique, en effet, à des Hyménoptères qui bâtissent leurs cellules avec des matériaux analogues à ceux que nous employons pour nos demeures. L'ouvrage de ces insectes est travail de maçon, mais de maçon rustique plus versé dans le pisé que dans la pierre de taille. Étranger aux classifications scientifiques, ce qui jette grande obscurité dans plusieurs de ses mémoires, Réaumur a nommé l'ouvrier d'après l'ouvrage, et appelé nos bâtisseurs en pisé Abeilles maçonnes : ce qui les peint d'un mot. Nos pays en ont deux : le Chalicodome des murailles (Chalicodoma nnii'aria), celui dont Réaumur a magis- tralement donné l'histoire; et le Chalicodome de Sicile 326 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES Chalicodonia muraria. (Chalicodoma siculaj, qui n'est pas spécial aux pays de l'Etna, comme son nom pourrait le faire croire, mais se retrouve en Grèce, en Algérie et dans la région médi- terranéenne de la France, en particulier dans le dépar- tement de Vaucluse, où il est un des Hyménoptères les plus abon- .dants au mois de mai. Dans la première espèce, les deux sexes sont de coloration si différente, qu'un observateur novice , tout surpris de les voir sortir d'un même nid, les prend d'abord pour des étrangers l'un à l'autre. La femelle est d'un superbe noir velouté avec les ailes d'un violet sombre. Chez le mâle, ce velours noir est remplacé par une toison d'un roux ferrugineux assez vif. La seconde espèce, de taille bien moins grande, n'a pas cette opposition de couleurs; les deux sexes y portent même costume, mélange diffus de brun, de roux et de cendré. Enfin le bout de l'aile, lavé de*^ violacé sur un fonds rembruni, rappelle, mais de loin, la riche pourpre de la pre- mière. Les deux espèces commencent leur travail à la même époque, vers les premiers jours du mois de mai. Comme support de son nid, le Chalicodome des murailles fait choix, dans les provinces du nord, ainsi que nous l'apprend Réaumur, d'une muraille bien exposée au soleil et non recouverte de crépi, qui, se détachant, compromettrait l'avenir des cellules. Il ne confie ses Chalicodoma sicula. LES CHALICODOMES jay constructions qu'à des fondements solides, à la pierre nue. Dans le midi, je lui reconnais même prudence; mais, j'ignore pour quel motif, à la pierre de la muraille, il préfère généralement ici une autre base. Un caillou roulé, souvent guère plus gros que le poing, un de ces galets dont les eaux de la débâcle glaciaire ont recouvert les terrasses de la vallée du Rhône, voilà le support de pré- dilection. L'extrême abondance de pareil emplacement pourrait bien être pour quelque chose dans le choix de l'Hyménoptère : tous nos plateaux de faible élévation, tous nos terrains arides à végétation de thym, ne sont qu'amoncellement de galets cimentés de terre rouge. Dans les vallées, le Chalicodome a de plus à sa disposi- tion les pierrailles des torrents. Au voisinage d'Orange, par exemple, ses lieux préférés sont les alluvions de l'Aygues, avec leurs nappes de cailloux roulés que les eaux ne visitent plus. Enfin, à défaut de galet, l'Abeille maçonne s'établit sur une pierre quelconque, sur une borne de champs, sur un mur de clôture. Le Chalicodome de Sicile met encore plus de variété dans ses choix. Son emplacement de prédilection est la face inférieure des tuiles en brique faisant saillie au bord d'une toiture. Il n'est petite habitation des champs qui n'abrite ses nids sous le rebord du toit. Là, tous les printemps, il s'établit par colonies populeuses, dont la maçonnerie, transmise d'une génération à l'autre, et chaque année amplifiée, finit par couvrir d'amples sur- faces. J'ai vu tel de ces nids qui, sous les tuiles d'un hangar, occupait une superficie de cinq à six mètres carrés. En plein travail, c'était un monde étourdissant ^28 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES par le nombre et le bruissement des travailleurs. Le dessous d'un balcon plaît également au Chalicodome, ainsi que l'embrasure d'une fenêtre abandonnée, surtout si elle est close d'une persienne qui lui laisse libre passage. Mais ce sont là lieux de grands rendez-vous, où travaillent, chacun pour soi, des centaines et des milliers d'ouvriers. S'il est seul, ce qui n'est pas rare, le Chalico- dome de Sicile s'établit dans le premier petit recoin venu, pourvu qu'il y trouve base fixe et chaleur. La nature de cette base lui est d'ailleurs fort indifférente. J'en ai vu bâtir sur la pierre nue, sur la brique, sur le bois des con- trevents, et jusque sur les carreaux de vitre d'un hangar. Une seule chose ne lui va pas: le crépi de nos habitations. Aussi prudent que son congénère, il craindrait la ruine des cellules, s'il les confiait à un appui dont la chute est possible. Enfin, pour des raisons que je ne peux m'expliquer encore d'une manière satisfaisante, le Chalicodome de Sicile change souvent, du tout au tout, l'assiette de sa bâtisse : de sa lourde maison de mortier, qui semblerait exiger le solide appui du roc, il fait demeure aérienne, appendue à un rameau. Un arbuste des haies, quel qu'il soit, aubépine, grenadier, paliure, lui fournit le support, habituellement à hauteur d'homme. Le chêne vert et l'orme lui donnent élévation plus grande. Dans le fourré buissonneux, il fait donc choix d'un rameau de la grosseur d'une paille; et, sur cette étroite base, il construit son édifice avec le même mortier qu'il mettrait en œuvre sous un balcon ou le rebord d'un toit. Terminé, le nid est une boule de terre, traversée latéralement par le rameau. La LE CHALICODOME DES HANGARS LES CHALICODOMES 3:9 grosseur en est celle d'un abricot si TouNT-age est d'un seul, et celle du poing si plusieurs insectes y ont colla- boré; mais ce dernier cas est rare. Les deux Hyménoptères font emploi des mêmes maté- riaux : terre argilo-calcaire, mélangée d'un peu de sable et pétrie avec la salive même du maçon. Les lieux humides, qui faciliteraient l'exploitation et diminueraient la dépense en salive pour gâcher le mortier, sont dédai- gnés des Chalicodomes, qui refusent la terre fraîche pour bâtir, de même que nos constructeurs refusent plâtre éventé et chaux depuis longtemps éteinte. De pareils matériaux, gorgés d'humidité pure, ne feraient pas con- venablement prise. Ce qu'il leur faut, c'est une poudre aride, qui s'imbibe avidement de la salive dégorgée et forme, avec les principes albumineux de ce liquide, une sorte de ciment romain prompt à durcir, quelque chose enfin de comparable au mastic que nous obtenons avec de la chaux vive et du blanc d'œuf. Une route fréquentée, dont l'empierrement de galets calcaires, broyés sous les roues, est devenu surface unie, semblable à une dalle continue, telle est la carrière à mor- tier qu'exploite de préférence le Chalicodome de Sicile. Qu'il s'établisse sur un rameau dans une haie, ou qu'il fasse élection de domicile sous le rebord du toit de quelque; habitation rurale, c'est toujours au sentier voisin, au chemin, à la route, qu'il va récolter de quoi bâtir, sans se laisser distraire du travail par le continuel passage des gens et des bestiaux. Il faut voir l'active Abeille à l'œuvre quand le chemin resplendit de blancheur sous les rayons d'un soleil ardent. Entre la ferme voisine, chantier où l'on 530 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES construit, et la route, chantier où le mortier se prépare, bruit le grave murmure des arrivants et des partants qui se succèdent, se croisent sans interruption. L'air semble traversé par de continuels traits de fumée, tant l'essor des travailleurs est direct et rapide. Les partants s'en vont avec une pelote de mortier de la grosseur d'un grain de plomb à lièvre; les arri- vants aussitôt s'installent aux endroits les plus durs, les plus secs. Tout le corps en vibration, ils grattent du bout des mandibules, ils ratissent avec les la KO orne tarscs autéricurs , pour extraire des des murailles. ' ^ atomes de terre et des granules de sable, qui, roulés entre les dents, s'imbibent de salive et se prennent en une masse commune. L'ardeur au travail est telle, que l'ouvrier se laisse écraser sous les pieds des passants plutôt que d'abandonner son ouvrage. Enfin le Chalicodomc des murailles, qui recherche la solitude, loin des habitations de l'homme, se montre rare- ment sur les chemins battus, peut-être parce qu'ils sont trop éloignés des lieux oîi il construit. Pourvu qu'il trouve à proximité du galet adopté comme emplacement du nid, de la terre sèche, riche en menus graviers, cela lui suffit. L'Hyménoptère peut construire tout à fait à neuf, sur un emplacement qui n'a pas encore été occupé; ou bien utiliser les cellules d'un vieux nid, après les avoir restau- rées. Examinons d'abord le premier cas. Après avoir fait le choix de son galet, le Chalicodome des murailles }'■ arrive avec une pelote de mortier entre les mandibules, et la dispose en un bourrelet circulaire sur LES CHALICODOMES 331 la surface du caillou. Les pattes antérieures et les man- dibules surtout, premiers outils du maçon, mettent en œuvre la matière, que maintient plastique l'humeur sali- vaire peu à peu dégorgée. Pour consolider le pisé, des graviers anguleux, de la grosseur d'une lentille, sont enchâssés un à un, mais seulement à l'extérieur, dans la masse encore molle. Voilà la fondation de l'édifice. A cette première assise en succèdent d'autres, jusqu'à ce que la cellule ait la hauteur voulue, de deux à trois centimètres. Nos maçonneries sont formées de pierres superposées, et cimentées entre elles par la chaux. L'ouvrage du Chalicodome peut soutenir la comparaison avec le nôtre. Pour faire économie de main-d'œuvre et de mortier, l'Hyménoptère, en effet, emploie de gros matériaux, de volumineux graviers, pour lui vraies pierres de taille. Il les choisit un par un avec soin, bien durs, presque tou- jours avec des angles qui, agencés les uns dans les autres, se prêtent mutuel appui et concourent à la solidité de l'ensemble. Des couches de mortier, interposées avec épargne, les maintiennent unis. Le dehors de la cellule prend ainsi l'aspect d'un travail d'architecture rustique, où les pierres font saillie avec leurs inégalités naturelles; mais l'intérieur, qui demande surface plus fine pour ne pas blesser la tendre peau du ver, est revêtu d'un crépi de mortier pur. Du reste, cet enduit interne est déposé sans art, on pourrait dire à grands coups de truelle ; aussi le ver a-t-il soin, lorsque la pâtée de miel est finie, de se faire un cocon et de tapisser de soie la grossière paroi de sa demeure. Au contraire, les Anthophores et les Halictes, dont les larves ne se tissent pas de cocon, glacent délica- 335 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES tement la tace intérieure de leurs cellules de terre et lui donnent le poli de l'ivoire travaillé. La construction, dont l'axe est toujours à peu près vertical et dont l'orifice regarde le haut, pour ne pas laisser écouler le miel, de nature assez fluide, diffère un peu de forme suivant la base qui la supporte. Assise sur une surface horizontale, elle s'élève en manière de petite tour ovalaire : fixée sur une surface verticale ou inclinée, elle ressemble à la moitié d'un dé à coudre coupé dans le sens de sa longueur. Dans ce cas, l'appui lui-même, le galet, complète la paroi d'enceinte. La cellule terminée, l'Abeille s'occupe aussitôt de l'approvisionnement. Les fleurs du voisinage, en particu- lier celles du genêt épine-fleurie {Genista scorpius), qui dorent au mois de mai les alluvions des torrents, lui fournissent liqueur sucrée et pollen. Elle arrive, le jabot gonflé de miel, et le ventre jauni en dessous de poussière pollinique. Elle plonge dans la cellule la tête la première et pendant quelques instants on la voit se livrer à des haut-le-corps, signe du dégorgement de la purée miel- leuse. Le jabot vide, elle sort de la cellule pour y rentrer à l'instant même, mais cette fois à reculons. Maintenant, avec les deux pattes de derrière, l'Abeille se brosse la face inférieure du ventre et en fait tomber la charge de pollen. Nouvelle sortie et nouvelle rentrée la tête la première. Il s'agit de brasser la matière avec la cuiller des mandi- bules, et de faire du tout un mélange homogène. Ce tra- vail de mixtion ne se répète pas à chaque voyage : il n'a lieu que de loin en loin, quand les matériaux sont amassés en quantité notable. LES CHALICODOMES 553 L'approvisionnement est au complet lorsque la cellule est à demi pleine. Il reste à pondre un œuf à la surface de la pâtée et à fermer le domicile. Tout cela se fait sans délai. La clôture consiste en un couvercle de mortier pur, que l'abeille construit progressivement de la circonférence au centre. Deux jours au plus m'ont paru nécessaires pour l'ensemble du travail, à la condition que le mauvais temps, ciel pluvieux ou simplement nuageux, ne vienne pas interrompre l'ouvrage. Puis, adossée à cette première cellule, une seconde est bâtie et approvisionnée de la même manière. Une troisième, une quatrième, etc., suc- cèdent, toujours pourvues de miel, d'un œuf, et clôturées axant la fondation de la suivante. Tout travail commencé est poursuivi jusqu'à parfaite exécution; l'Abeille n'entre- prend nouvelle cellule que lorsque sont terminés, pour la précédente, les quatre actes de la construction, de l'approvisionnement, de la ponte et de la clôture. Comme le Chalicodome des murailles travaille tou- jours solitaire sur le galet dont il a fait choix, et se montre même fort jaloux de son emplacement lorsque des voisins viennent s'y poser, le nombre des cellules adossées l'une à l'autre sur le même caillou n'est pas considérable, de six à dix le plus souvent. Huit larves environ, est-ce là toute la famille de l'HyménoptèrePou bien celui-ci va-t-il établir après, sur d'autres galets, progéniture plus nom- breuse? La surface de la même pierre est assez large pour fournir encore appui à d'autres cellules, si la ponte le réclamait; l'Abeille pourrait y bâtir très à l'aise, sans se mettre en recherche d'un autre emplacement, sans quitter le galet auquel attachent les habitudes, la longue fréqucn- 334 SOUVENIRS EXTOMOLOGIOUES tation. Il me paraît donc fort probable que la famille, peu nombreuse, est établie au complet sur le même caillou, du moins lorsque le Chalicodome bâtit à neuf. Les six à dix cellules composant le groupe sont certes demeure solide, avec leur revêtement rustique de gra- viers; mais l'épaisseur de leurs parois et de leurs cou- vercles, deux millimètres au plus, ne paraît guère suffi- sante pour défendre les lar\'es quand viendront les intem- péries. Assis sur sa pierre, en plein air, sans aucune espèce d'abri, le nid subira les ardeurs de l'été, qui feront de chaque cellule une étuve étouffante, puis les pluies de l'automne, qui lentement corroderont l'ouvrage; puis encore les gelées d'hiver, qui émietteront ce que les pluies auront respecté. Si dur que soit le ciment, pourra-t-il résister à toutes ces causes de destruction ; et s'il résiste, les larvées, abritées par une paroi trop mince, n'auront- elles pas à redouter chaleur trop forte en été, froid trop vif en hiver? Sans avoir fait tous ces raisonnements, l'Abeille n'agit pas moins avec sagesse. Toutes les cellules terminées, elle maçonne sur le groupe un épais couvert, qui, formé d'une matière inattaquable par l'eau et conduisant mal la chaleur, à la fois défend de l'humidité, du chaud et du froid. Cette matière est l'habituel mortier, la terre gâchée avec de la salive; mais, cette fois, sans mélange de menus cailloux. L'Hyménoptère en applique, pelote par pelote, truelle par truelle, une couche d'un centimètre d'épaisseur sur l'amas des cellules, qui disparaissent complètement noyées au centre de la minérale couverture. Cela fait, le nid a la forme d'une sorte de dôme grossier, équivalant en gros- LES CHALICODOMES 335 seur à la moitié d'une orange. On le prendrait pour une boule de boue qui, lancée contre une pierre, s'y serait à demi écrasée et aurait séché sur place. Rien au dehors ne trahit le contenu, aucune apparence de cellules, aucune apparence de travail. Pour un œil non exercé, c'est un éclat fortuit de boue, et rien de plus. La dessiccation de ce couvert général est prompte à l'égal de celle de nos ciments hydrauliques; et alors la dureté du nid est presque comparable à celle d'une pierre. Il faut une solide lame de couteau pour entamer la con- struction. Disons, pour terminer, que, sous sa forme finale, le nid ne rappelle en rien l'ouvrage primitif, tellement que l'on prendrait pour travail de deux espèces différentes les cellules du début, élégantes tourelles, à revêtement de cailloutage, et le dôme de la fin, en apparence simple amas de boue. Mais grattons le couvert de ciment, et nous trouverons en dessous les cellules et leurs assises de menus cailloux parfaitement reconnaissables. Au lieu de bâtir à neuf, sur un galet qui n'a pas été encore occupé, le Chalicodome des murailles volontiers utilise les \àeux nids qui ont traversé l'année sans subir notables dommages. Le dôme de mortier est resté, bien peu s'en faut, ce qu'il était au début, tant la maçonnerie a été solidement construite; seulement, il est percé d'un certain nombre d'orifices ronds correspondant aux cham- bres, aux cellules qu'habitaient les lan,-es de la généra- tion passée. Pareilles demeures, qu'il suffit de réparer un peu pour les mettre en bon état, économisent grande dépense de temps et de fatigue; aussi les Abeilles maçonnes les recherchent et ne se décident pour des con- 3)6 SOUVENIRS ENTO MO LOGIQUES structions nouvelles que lorsque les vieux nids viennent à leur manquer. D'un même dôme il sort plusieurs habitants, frères et sœurs, mâles roux et femelles noires, tous lignée de la même Abeille. Les mâles, qui mènent vie insouciante, ignorent tout travail et ne reviennent aux maisons de pisé que pour faire un instant la cour aux dames, ne se soucient de la masure abandonnée. Ce qu'il leur faut, c'est le nectar dans l'amphore des fleurs, et non le mor- tier à gâcher entre les mandibules. Restent les jeunes mères, seules chargées de l'avenir de la famille. A qui d'entre elles reviendra l'immeuble, l'héritage du vieux nid? Comme sœurs, elles y ont droit égal : ainsi le déci- derait notre justice, depuis que, progrès énorme, elle s'est affranchie de l'antique et sauvage droit d'aînesse. Mais les Chalicodomes en sont toujours à la base première de la propriété : le droit du premier occupant. Lors donc que l'heure de la ponte approche, l'Abeille s'empare du premier nid libre à sa convenance, s'y établit; et malheur désormais à qui viendrait, voisine ou sœur, lui en disputer la possession. Des poursuites achar- nées, de chaudes bourrades, auraient bientôt mis en fuite la nouvelle arrivée. Des diverses cellules qui bâillent, comme autant de puits, sur la rondeur du dôme, une seule pour le moment est nécessaire ; mais l'Abeille calcule très bien que les autres auront plus tard leur utilité pour le restant des œufs; et c'est avec une vigilance jalouse qu'elle les surveille toutes pour en chasser qui viendrait les visiter. Aussi n'ai-je pas souvenir d'avoir vu deux maçonnes travailler à la fois sur le même galet. LE CHALICODOME DES ARBUSTES LES CHALICODOMES 3)7 L'ouvrage est maintenant très simple. L'Hyménoptèrc examine l'intérieur de la vieille cellule pour reconnaître les points qui demandent réparation. Il arrache les lam- beaux de cocon tapissant la paroi, extrait les débris ter- reux provenant de la voûte qu'a percée l'habitant pour sortir, crépit de mortier les endroits délabrés, restaure un peu l'orifice, et tout se borne là. Suivent l'approvi- sionnement, la ponte et la clôture de la chambre. Quand toutes les cellules, l'une après l'autre, sont ainsi garnies, le couvert général, le dôme de mortier, reçoit quelques réparations s'il en est besoin; et c'est fini. A la vie solitaire, le Chalicodome de Sicile préfère compagnie nombreuse; et c'est par centaines, très souvent par nombreux milliers, qu'il s'établit à la face inférieure des tuiles d'un hangar ou du rebord d'un toit. Ce n'est pas ici véritable société, avec des intérêts communs, objet de l'attention de tous; mais simple rassemblement, où chacun travaille pour soi et ne se préoccupe des autres; enfin une cohue de travailleurs rappelant l'essaim d'une ruche uniquement par le nombre et l'ardeur. Le mortier mis en œuvre est le même que celui du Chalicodome des murailles, aussi résistant, aussi imperméable, mais plus fin et sans cailloutage. Les vieux nids sont d'abord utilisés. Toute chambre libre est restaurée, approvisionnée et scellée. Mais les anciennes cellules sont loin de suffire à la population, qui, d'une année à l'autre, s'accroît rapi- dement. Alors, à la surface du nid, dont les habitacles sont dissimulés sous l'ancien couvert général de mortier, d'autres cellules sont bâties, tant qu'en réclament les I. 33 338 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES besoins de la ponte. Elles sont couchées horizontalement ou à peu près, les unes à côté des autres, sans ordre aucun dans leur disposition. Chaque constructeur a les coudées franches. Il bâtit où il veut, à la seule condition de ne pas gêner le travail des voisins ; sinon les houspil- lages des intéressés le rappellent à l'ordre. Les cellules s'amoncellent donc au hasard sur ce chantier où ne règne aucun esprit d'ensemble. Leur forme est celle d'un dé à coudre partagé suivant l'axe, et leur enceinte se complète soit par les cellules adjacentes, soit par la surface du vieux nid. Au dehors, elles sont rugueuses et montrent une super- position de cordons noueux correspondant aux diverses assises de mortier. Au dedans, la paroi en est égalisée sans être lisse, le cocon du ver devant plus tard suppléer le poli qui manque. A mesure qu'elle est bâtie, chaque cellule est immédia- tement approvisionnée et murée, ainsi que vient de nous le montrer le Chalicodome des murailles. Semblable travail se poursuit pendant la majeure partie du mois de mai. Enfin tous les œufs sont pondus, et les Abeilles, sans distinction de ce qui leur appartient et de ce qui ne leur appartient pas, entreprennent en commun l'abri général de la colonie. C'est une épaisse couche de mortier, qui remplit les intervalles et recouvre l'ensemble des cellules. Finalement, le nid commun a l'aspect d'une large plaque de boue sèche, très irrégulièrement bombée, plus épaisse au centre, noyau primitif de l'établissement, plus mince aux bords, où ne sont encore que des cellules de fondation nouvelle et d'une étendue fort variable suivant le nombre des travailleurs et, par conséquent, suivant LES CHALICODOMES 339 l'âge du nid premier fondé. Tel de ces nids n'est guère plus gr.md que la main; tel autre occupe la majeure partie du rebord d'une toiture et se mesure par mètres carrés. Travaillant seul, ce qui n'est pas rare, sur le contre- vent d'une fenêtre abandonnée, sur une pierre, sur un rameau des haies, le Chalicodome de Sicile n'agit pas d'autre manière. S'il s'établit, par exemple, sur un rameau, l'Hyménoptère commence par mastiquer solide- ment sur l'étroit appui la base de sa cellule. Ensuite la construction s'élève et prend forme d'une tourelle verti- cale. A cette première cellule approvisionnée et scellée en succède une autre, ayant pour soutien, outre le rameau, le travail déjà fait. De six à dix cellules sont ainsi groupées l'une à côté de l'autre. Puis un couvert général de mor- tier enveloppe le tout et englobe dans son épaisseur le rameau, ce qui fournit solide point d'attache. XXI EXPÉRIENCES Édifiés sur des galets de petit volume, que l'on peut transporter où bon vous semble, déplacer, échanger entre eux, sans troubler soit le travail du constructeur, soit le repos des habitants des cellules, les nids du Chali- codome des murailles se prêtent facilement à l'expéri- mentation, seule méthode qui puisse jeter un peu de clarté sur la nature de l'instinct. Pour étudier avec quelque fruit les facultés psychiques de la bête, il ne suffit pas de savoir profiter des circonstances qu'un heureux hasard présente à l'observation; il faut savoir en faire naître d'autres, les varier autant que possible, et les soumettre à un contrôle mutuel ; il faut enfin expéri- menter pour donner à la science une base solide de faits. Ainsi s'évanouiront un jour, en face de documents précis, les clichés fantaisistes dont nos livres sont encombrés : Scarabée conviant des collègues à lui prêter main forte pour retirer sa pilule du fond d'une ornière, Sphex dépeçant sa mouche pour la transporter malgré l'obstacle 34= SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES du vent, et tant d'autres dont abuse qui veut trouver dans l'animal ce qui n'y est réellement pas. Ainsi encore se prépareront les matériaux qui, mis en œuvre tôt ou tard par une main savante, rejetteront dans l'oubli des théories prématurées, assises sur le vide. Réaumur. d'habitude, se borne à relever les faits tels qu'ils se présentent à lui dans le cours normal des choses, et ne songe à scruter plus avant le savoir-faire de l'insecte au moyen de conditions artificiellement réalisées. A son époque tout était à faire ; et la moisson est si grande, que l'illustre moissonneur va au plus pressé, la rentrée de la récolte, et laisse à ses successeurs l'examen en détail ue grain et de l'épi. Néanmoins, au sujet du Chalicodomd des murailles, il mentionne une expérience entreprise par son ami Du Hamel. Il raconte comment un nid d'Abeille maçonne fut renfermé sous un entonnoir en \'erre, dont on avait eu soin de boucher le bout avec une simple gaze. Il en sortit trois mâles qui, étant venus à bout d'un mortier dur comme pierre, ne tentèrent pas de percer une fine gaze ou jugèrent ce travail au-dessus de leurs forces. Les trois Abeilles périrent sous l'entonnoir. Com- munément les insectes, ajoute Réaumur, ne savent faire que ce qu'ils ont besoin de faire dans l'ordre ordinaire de la nature. L'expérience ne me satisfait pas, pour deux motifs. Et d'abord, donner à couper une gaze à des ouvriers outillés pour percer un pisé équivalent du tuf, ne me paraît pas inspiration heureuse : on ne peut demander à la pioche d'un terrassier le travail des ciseaux d'une couturière. En second lieu, la transparente prison de verre me semble EXPÉRIENCES 34j mal choisie. Dès qu'il s'est ouvert un passage à travers l'épaisseur de son dôme de terre, l'insecte se trouve au jour, à la lumière, et pour lui le jour, la lumière, c'est la délivrance finale, c'est la liberté. Il se heurte à un obstacle invisible, le verre ; pour lui le verre est un rien qui arrête. Par de là, il voit l'étendue libre, inondée de soleil. Il s'exténue en efforts pour y voler, incapable de comprendre l'inutilité de ses tentatives contre cette étrange barrière qui ne se voit pas. Il périt enfin épuisé, sans avoir donné, dans son obstination, un regard à la gaze fermant la cheminée conique. L'expérience est à refaire en de meilleures conditions. L'obstacle que je choisis est du papier gris ordinaire, suffisamment opaque pour maintenir l'insecte dans l'obscurité, assez mince pour ne pas présenter de résis- tance sérieuse aux efforts du prisonnier. Comme il 5' a fort loin, en tant que nature de barrière, d'une cloison de papier à une voûte de pisé, informons-nous d'abord si le Chalicodome des murailles sait, ou, pour mieux dire, peut se faire jour à travers pareille cloison. Les mandi- bules, pioches aptes à percer le dur mortier, sont-elles également des ciseaux propres à couper une mince membrane? Voilà le point dont il faut avant tout s'informer. En février, alors que l'insecte est déjà dans son état parfait, je retire, sans les endommager, un certain nombre de cocons de leurs cellules, et je les introduis, chacun à part, dans un bout de roseau, fermé à une extrémité par la cloison naturelle du nœud, ouvert à l'autre. Ces fragments de roseau représenteront les cellules du nid» 544 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Les cocons y sont introduits de manière que la tête de l'insecte soit tournée vers l'orifice. Enfin mes cellules artificielles sont clôturées de différentes manières. Les unes reçoivent dans leur ouverture un tampon de terre pétrie, j qui, desséchée, équivaudra en épaisseur et en consistance au plafond de mortier du nid naturel. Les autres ont pour clôture un cylindre de sorgho à balai, épais au moins d'un centimètre ; enfin quelques-unes sont bouchées avec une rondelle de papier gris solidement fixée par les bords. Tous ces bouts de roseau sont disposés à côté l'un de l'autre dans une boîte, verticalement, et la cloison de ma fabrique en haut. Les insectes sont donc dans la position exacte qu'ils avaient dans le nid. Pour s'ouvrir un passage, ils doivent faire ce qu'ils auraient fait sans mon interven- tion : fouiller la paroi située au-dessus de leur tête. J'abrite le tout sous une large cloche de verre, et j'attends le mois de mai, époque de la sortie. Les résultats dépassent, et de beaucoup, mes prévisions. Le tampon de terre, œuvre de mes doigts, est percé d'un trou rond, ne différant en rien de celui que le Chalico- dome pratique à travers son dôme natal de mortier. La barrière végétale, si nouvelle pour mon prisonnier, c'est- à-dire le cylindre en tige de sorgho, s'ouvre pareillement d'un orifice que l'on dirait fait à l'emporte-pièce. Enfin l'opercule de papier gris livre passage à l'Hyménoptère, non par une effraction, une déchirure violente, mais encore au moyen d'un trou rond nettement délimité. Donc mes Abeilles sont capables d'un travail pour lequel elles n'étaient pas nées; elles font, pour sortir de leurs cellules de roseau, ce que leur race n'avait probablement EXPÉRIENCES 345 jamais fait; elles perforent la paroi de moelle de sorgho, elles trouent la barrière de papier, comme elles auraient percé leur naturel plafond de pisé. Quand vient le moment de se libérer, la nature de l'obstacle ne les arrête pas, pourvu qu'il ne soit pas au-dessus de leurs forces; et, désormais, des raisons d'impuissance ne peuvent être invoqués s'il s'agit d'une simple barrière de papier. En même temps que les cellules faites de bouts de roseau, étaient préparés et mis sous la cloche deux nids intacts assis sur leurs galets. Sur l'un d'eux j'ai fixé une feuille de papier gris étroitement appliquée contre le dôme de mortier. Pour sortir, l'insecte devra percer la cloche de terre, puis la feuille de papier, qui lui succède sans inter- valle vide. Autour de l'autre, j'ai collé sur la pierre un petit cône du même papier gris; il y a donc ici, comme dans le premier cas, double enceinte, paroi de papier, avec cette différence que les deux enceintes ne font plus immédiatement suite l'une à l'autre, mais sont séparées par un intervalle vide, d'un centimètre environ à la base, et croissant à mesure que le cône s'élève. Les résultats de ces deux préparations sont tout diffé- rents. Les Hyménoptères du nid à feuille de papier appli- quée sur le dôme sans intervalle, sortent en perçant la double enceinte, dont la dernière, l'enveloppe de papier, est trouée d'un orifice rond bien net, comme nous en ont déjà montré les cellules en bout de roseau fermées d'un couvercle de même nature. Pour la seconde fois, nous reconnaissons ainsi que, si le Chalicodome s'arrête devant une barrière de papier, la cause n'en est pas son impuis- sance contre pareil obstacle. Au contraire, après s'être J46 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES fait jour à travers le dôme de terre, les habitants du nid recouvert du cône, trouvant à distance la feuille de papier, n'essaient pas même de percer cet obstacle, dont ils auraient si facilement triomphé si la feuille eût été appli- quée sur le nid. Sans tentative de libération, ils meurent sous le couvert. Ainsi avaient péri, dans l'entonnoir de verre, les Abeilles de Réaumur, n'ayant, pour être libres, qu'une gaze à percer. Ce fait me paraît riche de conséquences. Comment! Voilà de robustes insectes, pour qui forer le tuf est un jeu, pour qui tampon de bois tendre et diaphragme de papier sont parois si faciles à trouer malgré la nouveauté de la matière, et ces vigoureux démolisseurs se laissent sottement périr dans la prison d'un cornet, qu'ils éven- treraient en un seul coup de mandibules? Cet éventre- ment, ils le peuvent, mais ils n'y songent pas. Le motif de leur stupide inaction ne saurait être que celui-ci. — L'insecte est excellemment doué en outils et en facultés instinctives pour accomplir l'acte final de ses métamor- phoses : l'issue du cocon et de la cellule. Il a dans ses mandibules ciseaux, lime, pic, levier, pour couper, ronger, abattre tant son cocon et sa muraille de mortier que toute autre enceinte, pas par trop tenace, substituée à la paroi naturelle du nid. De plus, condition majeure sans laquelle l'outillage resterait inutile, il a, je ne dirai pas la volonté de se servir de ses outils, mais bien un stimulant intime qui l'invite à les employer. L'heure de la sortie venue, ce stimulant s'éveille, et l'insecte se met au travail du forage. Peu lui importe alors que la matière à trouer soit le EXPERIENCES 347 mortier naturel, la moelle de sorgho, le papier : le cou- vercle qui l'emprisonne ne lui résiste pas longtemps. Peu lui importe même qu'un supplément d'épaisseur s'ajoute à l'obstacle, et qu'à l'enceinte de terre se superpose une enceinte de papier; les deux barrières, non séparées par un intervalle, ne font qu'un pour rHymcnoptcre, qui s'y fait jour parce que l'acte de la délivrance se maintient dans son unité. Avec le cône de papier, dont la paroi reste peu à distance, les conditions changent, bien que l'enceinte totale, au fond, soit la même. Une fois sorti de sa demeure de terre, l'insecte a fait tout ce qu'il était destiné à faire pour se libérer; circuler librement sur le dôme de mortier est pour lui la fin de la délivrance, la fin de l'acte oi!i il faut trouer. Autour du nid une autre barrière se présente, la paroi du cornet; mais pour la percer il faudrait renouveler l'acte qui vient d'être accompli, cet acte auquel l'insecte ne doit se livrer qu'une fois en sa vie; il faudrait enfin doubler ce qui de sa nature est un, et l'animal ne le peut, uniquement parce qu'il n'en a pas le vouloir. L'Abeille maçonne périt faute de la moindre lueur d'intelligence. Et, dans ce singulier intellect, il est de mode aujourd'hui de voir un rudiment de la raison humaine! La mode passera, et les faits resteront, nous ramenant aux bonnes vieilleries de l'âme et de ses immortelles destinées. Réaumur raconte encore comment son ami Du Hamcl, ayant saisi avec des tenettes une Abeille maçonne qui était entrée en partie dans une cellule, la tête la première, pour la remplir de pâtée, la porta dans un cabinet assez 348 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES éloigné de l'endroit où il l'avait prise. L'Abeille lui échappa dans ce cabinet et s'envola par la fenêtre. Sur le champ Du Hamel se rendit au nid. La maçonne y arriva presque aussitôt que lui, et reprit son travail. Elle en parut seulement un peu plus farouche, conclut le narrateur. Que n'étiez-vous ici, vénéré maître, avec moi sur les bords de l'Aygues, vaste nappe de galets à sec les trois quarts de l'année, torrent énorme quand il pleut; je vous eusse montré incomparablement mieux que la fugitive échappée aux tenettes. Vous eussiez assisté, partageant ma surprise, non à un bref essor de la maçonne qui, transportée dans un cabinet voisin, se délivre et revient aussitôt au nid, dont les environs lui sont familiers; mais à des voyages de long cours et par des voies inconnues. Vous eussiez vu l'Abeille, dépaysée par mes soins à de grandes distances, rentrer chez elle avec un tact géogra- phique que ne désavoueraient pas l'Hirondelle, le Marti- net et le Pigeon voyageur; et vous vous seriez demandé, comme moi, quelle inexplicable connaissance de la carte des lieux guide cette mère en recherche du nid. Venons au fait. Il s'agit de renouveler avec le Chali- codome des murailles mes expériences d'autrefois avec les Cerceris : transporter dans l'obscurité l'insecte fort loin de son nid et l'abandonner à lui-même après l'avoir mar- qué. Si quelqu'un se trouvait désireux de répéter l'épreuve, je lui transmets ma manière d'opérer, ce qui pourra abré- ger les hésitations du début. L'insecte que l'on destine à long voyage doit être évi- demment saisi avec certaines précautions. Pas de tenettes, EXPERIENCES 34^ pas de pinces, qui pourraient fausser une aile, donner une entorse, et compromettre la puissance d'essor. Tandis que l'Abeille est à sa cellule, absorbée dans son travail, je la recouvre d'une petite éprouvette de \'errc. En s'envolant, la maçonne s'y engouffre, ce qui me permet, sans la toucher, de la transvaser aussitôt dans un cornet de papier, que je me hâte de fermer. Une boîte en fer-blanc, boîte d'herborisation, me sert au transport des prison- nières, chacune dans son cornet. C'est sur les lieux choisis comme point de départ que le plus délicat reste à faire : marquer chaque captive avant sa mise en liberté. Je fais emploi de craie en poudre fine, délayée dans une forte dissolution de gomme ara- bique. La bouillie, déposée avec un bout de paille sur un point de l'insecte, y laisse tache blanche, qui promptc- ment se sèche et adhère à la toison. S'il s'agit de marquer un Chalicodome pour ne pas le confondre avec un autre dans des expériences de courte durée, comme j'en rappor- terai plus loin, je me borne à toucher, de ma paille chargée de couleur, le bout de l'abdomen, tandis que l'insecte est à demi plongé dans la cellule, la tête en bas. Cet attouchement léger passe inaperçu de l'Hyménoptère, qui continue son travail sans dérangement aucun ; mais la marque n'est pas bien solide, et de plus elle est en un point défavorable à sa conservation, car l'Abeille, avec ses fréquents coups de brosse sur le ventre pour détacher le pollen, tôt ou tard la fait disparaître. C'est donc au beau milieu du thorax, entre les ailes, que je dépose le point de craie gommée. Dans ce travail, l'emploi de gants n'est guère possible : 350 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES les doigts réclament toute leur dextérité pour saisir avec délicatesse la remuante Abeille et maîtriser ses efforts sans brutale pression. On voit déjà qu'à ce métier, s'il n'y a pas d'autre profit, il y a du moins gain assuré de piqûres. Un peu d'adresse fait éviter le dard, mais pas toujours. On s'y résigne. Du reste, la piqûre des Chali- codomes est loin d'être aussi cuisante que celle de l'Abeille domestique. Le point blanc est déposé sur le thorax; la maçonne part, et la marque se sèche en route. Une première fois, je prends deux Chalicodomes des murailles occupées à leurs nids sur les galets des allu- vions de l'Aygues, non loin de Sérignan; et je les trans- porte chez moi à Orange, où je les lâche après les avoir marquées. D'après la carte de l'État-major, la distance entre les deux points est d'environ quatre kilomètres en ligne droite. La mise en liberté des captives a lieu sur le soir, à une heure où les Hyménoptères commencent à mettre fin aux travaux de la journée. Il est alors probable que mes deux Abeilles passeront la nuit dans le voisinage. Le lendemain matin, je me rends aux nids. La fraîcheur est encore trop grande, et les travaux chôment. Quand la rosée est dissipée, les maçonnes se mettent à l'ouvrage. J'en vois une, mais sans tache blanche, qui apporte du pollen à l'un des deux nids d'où proviennent les voya- geurs que j'attends. C'est une étrangère qui, trouvant inoccupée la cellule dont j'ai moi-même expatrié la pro- priétaire, s'y est établie et en a fait son bien, ignorant que c'est déjà le bien d'une autre. Depuis la veille, peut-être, elle travaille à l'approvisionnement. Sur les dix heures, au fort de la chaleur, la maîtresse de céans survient tout EXl'ÉRIENCES 351 à coup : ses droits de premier occupant sont inscrits pour moi en caractères irrécusables sur le thorax, blanchi de craie. Voilà une de mes voyageuses de retour. A travers les vagues des blés, à travers les champs roses de sainfoin, elle a franchi les quatre kilomètres; et la voilà de retour au nid, après avoir butiné en route, car elle arrive, la vaillante, avec le ventre tout jaune de pollen. Rentrer chez soi, du fond de l'horizon, c'est mer- veilleux; y rentrer la brosse à pollen bien garnie, c'est sublime d'économie. Un voyage, pour les Abeilles, serait- il voyage forcé, est toujours expédition de récolte. Elle trouve au nid l'étrangère. — « Qu'est ceci? Tu vas voir! » Et la propriétaire fond furieuse sur l'autre, qui peut-être ne songeait à mal. C'est alors, entre les deux maçonnes, d'ardentes poursuites par les airs. De temps à autre, elles planent presque immobiles face à face, à une paire de pouces de distance, et, là sans doute, se mesurant du regard, s'injurient du bourdonnement. Puis, elles revien- nent s'abattre sur le nid en litige, tantôt l'une, tantôt l'autre. Je m'attends à les voir se prendre corps à corps, à faire jouer le dard entre elles. Mon attente est déçue : les devoirs de la maternité parlent trop impérieusement en elles pour leur permettre de risquer la vie en lavant l'injure dans un duel à mort. Tout se borne à des démons- trations hostiles, à quelques bourrades sans gravité. La vraie propriétaire néanmoins semble puiser double audace, double force dans le sentiment de son droit. Elle prend pied sur le nid, pour ne plus le quitter, et accueille l'autre, chaque fois qu'elle ose s'approcher, avec un frôle- ment d'ailes irrité, signe non équiNoquc de sa juste indi- 352 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES gnation. Découragée, l'étrangère finit par abandonner la place. A l'instant la maçonne se remet au travail, aussi active que si elle ne venait pas de subir les épreuves de son long voyage. Encore un mot sur les rixes au sujet de la propriété. Quand un Chalicodome est en expédition, il n'est pas rare qu'un autre, vagabond sans domicile, visite le nid, le trouve à son gré et s'y mette au travail, tantôt à la même cellule, tantôt à la cellule voisine s'il y en a plu- sieurs de libres, cas habituel des vieux nids. A son retour, le premier occupant ne manque pas de pourchasser l'intrus, qui finit toujours par être délogé, tant est vif, indomp- table chez le maître le sentiment de la propriété. Au rebours de la sauvage maxime prussienne, la force prime le droit, chez les Chalicodomes le droit prime la force; autrement ne pourrait s'expliquer la retraite constante de l'usurpateur, qui, pour la vigueur, ne le cède en rien au vrai propriétaire. S'il n'a pas autant d'audace, c'est qu'il ne se sent pas réconforté par cette puissance souve- raine, le droit, qui fait autorité, entre pareils, 'usque chez la brute. Le second de mes deux voyageurs ne parut pas, ni le jour de l'arrivée du premier, ni les jours suivants. Une autre épreuve est décidée, cette fois avec cinq sujets. Le lieu de départ, le lieu de l'arrivée, la distance, les heures, tout reste le même. Sur les cinq expérimentés, j'en retrouve trois à leurs nids le lendemain; les deux autres font défaut. Il est ainsi parfaitement reconnu que le Chalicodome des murailles, transporté à quatre kilomètres de distance EXPÉRIENCES 353 et relâché dans des lieux qu'il n'a certes jamais vus, sait revenir au nid. Mais pourquoi en manque-t-il au rendez- vous, d'abord un sur deux, puis deux sur cinq? Ce que l'un sait faire, l'autre ne le pourrait-il? Y aurait-il dispa- rité dans la faculté qui les guide au milieu de l'inconnu? Ne serait-ce pas plutôt disparité de puissance de vol? Le souvenir me revient que mes Hyménoptères n'étiiient pas tous partis avec le même entrain. Les uns, à peine échap- pés de mes doigts, s'étaient fougueusement lancés dans les airs, où je les avais perdus tout aussitôt de vue ; les autres s'étaient laissés choir à quelques pas de moi après courte volée. Ces derniers, la chose paraît certaine, ont souffert pendant le trajet, peut-être de la chaleur concen- trée dans la fournaise de ma boîte. Je peux bien avoir endolori la jointure des ailes pendant l'opération de la marque, si difficile à conduire quand il faut veiller aux coups de dard. Ce sont des éclopés, des invalides, qui traîneront dans les sainfoins voisins, et non de vigoureux voiliers comme il en faut pour le voyage. L'expérience est à refaire, en ne tenant compte que de ceux qui partiront aussitôt d'entre mes doigts, avec un essor franc et vigoureux. Les hésitants, les traînards qui s'arrêtent tout à côté sur un buisson, seront laissés hors de cause. En outre, j'essaierai d'évaluer de mon mieux le temps employé pour le retour au nid. Pour pareille expé- rience, il me faut un nombre considérable de sujets : les faibles et tous les éclopés, et ils seront peut-être nom- breux, devant être mis au rebut. Le Chalicodome des murailles ne peut me fournir la collection désirée : il n'est pas assez fréquent et je tiens à ne pas trop troubler 354 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES la petite peuplade que je destine à d'autres observations sur les bords de l'Aygues. Heureusement j'ai chez moi, en pleine activité, sous le rebord de la toiture d'un hangar, un magnifique nid de Chalicodome de Sicile. Je peux, dans la cité populeuse, puiser en aussi grand nombre que je voudrai. L'insecte est petit, plus de moitié moindre que le- Chalicodome des murailles; n'importe : il n'y aura que plus de mérite pour lui s'il sait franchir les quatre kilomètres que je lui réserve, et retrouver son nid. J'en prends quarante, isolés, comme d'habitude, dans dea cornets. Une échelle est dressée contre le mur pour arriver au nid : elle doit servir à ma fille Aglaé, et lui permettre de constater l'instant précis du retour de la première Abeille. La pendule de la cheminée et ma montre sont mises en concordance pour la comparaison du moment de départ et du moment d'arrivée. Les choses ainsi disposées, j'emporte mes quarante captives et me rends au point même où travaille le Chalicodome des murailles, dans les alluvions de l'Aygues. La course aura double but : obser- vation de la maçonne de Réaumur et mise en liberté de la maçonne sicilienne. Pour le retour de celle-ci, la dis- tance sera donc encore de quatre kilomètres. Enfin mes prisonniers sont relâchés, tous marqués d'abord d'un large point blanc au milieu du thorax. Ce n'est pas en vain que l'on manie du bout des doigts, un à un, quarante irascibles Hyménoptères, qui dégainent aussitôt et jouent du dard empoisonné. Avant que la marque soit faite, le coup de stylet n'est que trop souvent donné. Mes doigts endoloris ont des mouvements de EXPÉRIENCES 355 défense que la volonté ne peut toujours réprimer. Je saisis avec plus de précaution pour moi que pour l'insecte; je serre parfois plus qu'il ne conviendrait pour ménager mes voyageurs. C'est une belle et noble chose, capable de faire braver bien des périls, que d'expérimenter afin de soulever, s'il se peut, un tout petit coin des voiles de la vérité; mais encore est-il permis de laisser poindre quel- que impatience s'il s'agit de recevoir, en une courte séance, quarante coups d'aiguillon au bout des doigts. A qui me reprocherait mes coups de pouce non assez ménagés, je conseillerais de recommencer l'épreuve : il jugera par lui-même de la déplaisante situation. Bref : soit à cause des fatigues du transport, soit par le fait de mes doigts qui ont trop appuyé et faussé peut- être quelques articulations, sur mes quarante Hyméno- ptères, il n'en part qu'une vingtaine d'un essor franc et vigoureux. Les autres vaguent sur les herbages voisins, inhabiles à conserver l'équilibre, ou se maintiennent sur les osiers où je les ai posés, sans se décider à prendre le vol, même quand je les excite avec une paille. Ces défail- lants, ces estropiés à épaules luxées, ces impotents mis à mal par mes doigts, doivent être défalqués de la liste. Il en est parti vingt environ, d'un essor qui n'a pas hésité. Cela suffit et largement. A l'instant même du départ, rien de précis dans l'orien- tation adoptée, rien de cet essor direct vers le nid que m'avaient autrefois montré les Cerceris en pareille cir- constance. Aussitôt libres, les Chalicodomes fuient, comme effarés, qui dans une direction, qui dans la direction tout opposée. Autant que le permet leur vol fougueux, je crois 356 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES néanmoins reconnaître un prompt retour des Abeilles lancées à l'opposé de leur demeure, et la majorité me semble se diriger du côté de l'horizon où se trouve le nid. Je laisse ce point avec des doutes, que rendent inévitables des insectes perdus de vue à une vingtaine de mètres de distance. Jusqu'ici l'opération a été favorisée par un temps calme; mais voici qui vient compliquer les affaires. La chaleur est étouffante et le ciel se fait orageux. Un vent assez fort se lève, soufflant du sud, précisément la direc- tion que doivent prendre mes Abeilles pour retourner au nid. Pourront-elles surmonter ce courant contraire, fendre de l'aile le torrent aérien? Si elles le tentent, il leur faudra voler près de terre, comme je le vois faire maintenant aux Hyménoptères qui continuent encore à butiner; mais l'essor dans les hautes régions, d'où elles pourraient prendre claire connaissance des lieux, leur est, ce me semble, interdit. C'est donc avec de vives appré- hensions sur le succès de mon épreuve que je reviens à Orange, après avoir essayé de dérober encore quelque secret au Chalicodome des galets de l'Aygues. A peine rentré chez moi, je vois Aglaé, la joue fleurie d'animation. — « Deux, fait-elle; deux d'arrivées à trois heures moins vingt, avec la charge de pollen sous le ventre. » — Un de mes amis était survenu, grave person- nage des lois, qui, mis au courant de l'affaire, oubliant code et papier timbré, avait voulu assister, lui aussi, à l'arrivée de mes pigeons voyageurs. Le résultat l'intéres- sait plus que le procès du mur mitoyen. Par un soleil sénégalien et une chaleur de fournaise réverbérée par la EXPERIENCES y^j muraille, de cinq minutes en cinq minutes, il montait à l'échelle, tête nue, sans autre abri contre l'insolation que sa crinière grise et touffue. Au lieu de l'unique observa- teur que j'avais aposté, je retrouvais deux bonnes paires d'yeux surveillant le retour. J'avais relâché mes Hyménoptères sur les deux heures; et les premiers arrivés rentraient au nid à trois heures moins vingt. Trois quarts d'heure à peu près leur avaient donc suffi pour franchir les quatre kilomètres; résultat bien frappant, surtout si l'on considère que les Abeilles butinaient en route, comme en témoignait le ventre jauni de pollen, et que, d'autre part, l'essor des voyageurs devait être entravé par le souffle contraire du vent. Trois autres rentrèrent sous mes yeux, toujours avec la preuve du travail fait en chemin, la charge poUinique. La journée touchant à sa fin, l'observation ne pouvait être continuée. Lorsque le soleil baisse, les Chalicodomes quittent, en effet, le nid pour aller se réfugier je ne sais où, qui d'ici, qui delà; peut-être sous les tuiles des toits et dans les petits abris des murailles. Je ne pouvais compter sur l'arrivée des autres qu'à la reprise des travaux, au moment du plein soleil. Le lendemain, quand le soleil rappela au nid les travail- leurs dispersés, je repris le recensement des Abeilles à thorax marqué de blanc. Le succès dépassa toutes mes espérances : j'en comptai quinze, quinze des expatriées de la veille, approvisionnant ou maçonnant comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé. Puis l'orage, dont les indices se multipliaient, éclata, et fut suivi d'une série de jours pluvieux qui m'empêchèrent de continuer. 358 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Telle qu'elle est, l'expérience suffit. Sur une vingtaine d'H^^ménoptères qui m'avaient paru en état de faire le \ oyage lorsque je les avais relâchés, quinze au moins étaient revenus : deux dans la première heure, trois dans la soirée, et les autres le lendemain matin. Ils étaient revenus malgré le vent contraire et, difficulté plus grave, malgré l'inconnu des lieux oîi je les avais transportés. Il est indubitable, en effet, qu'ils voyaient pour la première fois ces oseraies de l'Aygues, choisies par moi comme point de départ. Jamais d'eux-mêmes ils ne s'étaient éloi- gnés à pareille distance, car pour bâtir et approvisionner sous le rebord du toit de mon hangar, tout le nécessaire est à portée. Le sentier au pied du mur fournit le mortier ; les prairies émaillées de fleurs dont ma demeure est entourée fournissent nectar et pollen. Si économes de leur temps, ils ne vont pas chercher à quatre kilomètres de distance ce qui abonde à quelques pas du nid. Du reste, je les vois journellement prendre leurs matériaux de construction sur le sentier et faire leurs récoltes sur les fleurs des prairies, en particulier sur la sauge des prés. Suivant toute apparence, leurs expéditions ne dépassent pas une centaine de mètres à la ronde. Com- ment donc mes dépaysées sont-elles revenues? Quel est leur guide? Ce n'est certes pas la mémoire, mais une faculté spéciale qu'il faut se borner à constater par ses éton- nants effets, sans prétendre, l'expliquer, tant elle est en dehors de notre propre psychologie. XXII ÉCHANGE DES NIDS Poursuivons la série des expériences sur le Chalico- dome des murailles. Par sa position sur un galet que l'on déplace comme l'on veut, le nid de cet Hyménoptère se prête aux plus intéressantes épreuves. Voici la première. Je change un nid de place, c'est-à-dire que je transporte à une paire de mètres plus loin le caillou qui lui sert de support. L'édifice et sa base ne faisant qu'un, le déména- gement s'opère sans le moindre trouble dans les cellules. Le galet est déposé en lieu découvert et se trouve bien en vue comme il l'était sur son emplacement naturel. L'Hyménoptère, à son retour de la récolte, ne peut man- quer de l'apercevoir. Au bout de quelques minutes, le propriétaire arrive et va droit où était le nid. Il plane mollement au-dessus de l'emplacement vide, examine et s'abat au point précis où reposait la pierre. Là, recherches pédestres, obstinément [prolongées; puis l'insecte prend l'essor et s'envole au loin. Son absence est de courte durée. Le voici revenu. 360 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES Les recheuhes sont reprises, au vol ou à pied, et toujours sur l'emplacement que le nid occupait d'abord. Nouvel accès de dépit, c'est-à-dire brusque essor à travers Tose- raie; nouveau retour et reprise des vaines recherches, constamment sur l'empreinte même qu'a laissée le galet déplacé. Ces fuites soudaines, ces prompts retours, ces examens tenaces du lieu désert, longtemps, fort longtemps se répètent avant que la maçonne soit con- vaincue que son nid n'est plus là. Certainement elle a vu, elle a revu le nid déplacé, car parfois en volant elle a passé en dessus, à quelques pouces; mais elle n'en fait cas. Ce nid, pour elle, n'est pas le sien, mais la propriété d'une autre Abeille. Souvent l'épreuve se termine sans qu'il y ait même simple visite au galet changé de place et porté à deux ou trois mètres plus loin : l'Abeille part et ne revient plus. Si la distance est moins considérable, un mètre par exemple, la maçonne prend pied, plus tôt ou plus tard, sur le caillou support de sa demeure. Elle visite la cellule qu'elle approvisionnait ou construisait peu auparavant; à diverses reprises elle y plonge la tête ; elle examine pas à pas la surface du galet, et, après de longues hésitations, va reprendre ses recherches sur l'emplacement où la demeure devrait se trouver. Le nid qui n'est plus à sa place naturelle est définitivement abandonné, ne serait-il distant que d'un mètre du point primitif. En vain l'Abeille s'y pose à plusieurs reprises; elle ne peut le reconnaître pour sien. Je m'en suis convaincu en le retrouvant, plu- sieurs jours après l'épreuve, exactement dans le même état où il était lorsque je l'avais déplacé. La cellule ÉCHANGE DES NIDS 561 ouverte et à demi garnie de miel était toujours ouverte et livrait son contenu au pillage des fourmis; la cellule en construction était restée inachevée, sans une nouvelle assise de plus. L'Hyménoptère, la chose est évidente, pouvait y être revenu, mais n'y avait pas repris le travail. La demeure déplacée était pour toujours abandonnée. Je n'en déduirai pas l'étrange paradoxe que l'Abeille maçonne, capable de retrouver son nid du bout de l'horizon, ne sait plus le retrouver à un mètre de distance : l'interprétation des faits n'amène nullement là. La con- clusion me paraît celle-ci : l'Hyménoptère garde impres- sion tenace de l'emplacement occupé par le nid. C'est là qu'il revient, même quand le nid n'y est plus, avec une obstination difficile à lasser. Mais il n'a que très vague idée du nid lui-même. Il ne reconnaît pas la maçonnerie qu'il a construite lui-même et pétrie de sa salive; il r.j reconnaît pas la pâtée qu'il a lui-même amassée. En vain il visite sa cellule, son œuvre; il l'abandonne, ne la prenant pas pour sienne du moment que l'endroit où repose le galet n'est plus le même. Étrange mémoire, il faut l'avouer, que celle de l'in- secte, si lucide dans la connaissance générale des lieux, si bornée dans la connaissance du chez soi. Volontiers je l'appellerai instinct topographique : la carte du pays lui est connue; et le nid chéri, la demeure elle-même, non. Les Bembex nous ont déjà conduits à pareille conclusion. Devant le nid mis à découvert, ils ne se préoccupent d:- la famille, de la larve qui se tord dans l'angoisse au soleil. Ils ne la reconnaissent pas. Ce qu'ils recon- naissent, ce qu'ils cherchent et trouvent avec une préci- 502 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES sion merveilleuse, c'est l'emplacement de la porte d'entrée dont il ne reste plus rien, pas même le seuil. S'il restait des doutes sur l'impuissance où se trouve le Ghalicodome des murailles de reconnaître son nid autrement que d'après la place que le galet occupe sur le sol, voici de quoi les lever. — Au nid de TAbeille maçonne, j'en substitue un autre pris à quelque voisine, et pareil, autant que faire se peut, aussi bien sous le rapport de la maçonnerie que sous le rapport de l'appro- visionnement. Cet échange et ceux dont il me reste à parler, se font en l'absence du propriétaire bien entendu. A ce nid qui n'est pas le sien, mais repose au point où était l'autre, l'Abeille s'établit sans hésitation. Si elle construisait, je lui offre une cellule en voie de construc- tion. Elle y continue le travail de maçonnerie avec le même soin, le même zèle, que si l'ouvrage déjà fait était son propre ouvrage. Si elle apportait miel et pollen, je lui offre une cellule en partie approvisionnée. Ses voyages se continuent, avec miel dans le jabot et pollen sous le ventre, pour achever de garnir le m.agasin d'autrui. L'Abeille ne soupçonne donc pas l'échange; elle ne distingue pas ce qui est sa propriété et ce qui ne l'est pas ; elle croit toujours travailler à la cellule vraiment sienne. Après l'avoir laissée en possession un certain temps du nid étranger, je lui rends le sien. Ce nouveau change- ment est incompris de l'Hyménoptère : le travail se pour- suit dans la cellule rendue, au point où il était dans la cellule substituée. Puis, second remplacement par le nid étranger; et même persistance de l'insecte à y continuer son ouvrage. Alternant ainsi, toujours à la même place, ÉCHANGE DES NIDS 363 tantôt le nid d'autrui, tantôt le nid propre de l'Abeille, je me suis convaincu, à satiété, que l'Hyménoptère ne peut faire de différence entre ce qui est son œuvre et ce qui ne l'est pas. Que la cellule lui appartienne ou non, il y travaille avec ferveur pareille, pour\'u que le support de l'édifice, le galet, occupe toujours le primitif emplacement. On peut donner à l'épreuve intérêt plus vif, en mettant à profit deux nids voisins dont le travail soit à peu près également avancé. Je les transporte l'un à la place de l'autre. La distance en est d'une coudée à peine. Malgré ce voisinage si rapproché, qui permet à l'insecte d'aper- cevoir à la fois les deux domiciles et de choisir entre eux, les deux Abeilles, à leur arrivée, se posent à l'instant chacune sur le nid substitué et y continuent leur ouvrage. Alternons les deux nids autant de fois que bon nous semblera, et nous verrons les deux Chalicodomes garder l'emplacement choisi par eux, et travailler à tour de rôle tantôt à leur propre cellule, tantôt à la cellule d'autrui. On pourrait croire que cette confusion a pour cause une étroite ressemblance entre les deux nids, car m'attcn- dant fort peu, en mes débuts, aux résultats que je devais obtenir, je choisissais aussi pareils que possible les deux nids à substituer l'un à l'autre, crainte de rebuter les Hyménoptères. Ma précaution supposait une clairvo3''ance que l'insecte n'a pas. Je prends maintenant, en effet, deux nids d'une dissemblance extrême à la seule condition que, de part et d'autre, l'ouvrier trouve une cellule conforme au travail qui l'occupe en ce moment. Le premier est un vieux nid dont le dôme est percé de huit trous, orifices des cellules de la précédente génération. Une de ces huit 364 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES cellules a été restaurée, et l'Abeille y travaille à l'appro- visionnement. Le second est un nid de fondation nou- velle, sans dôme de mortier et composé d'une seule cellule à revêtement de cailloutage. L'insecte s'y occupe pareillement de l'amas de pâtée. Voilà certes deux nids qui ne sauraient différer davantage, l'un avec ses huit chambres vides et son ample dôme de pisé ; l'autre avec son unique cellule, toute nue, grosse au plus comme un gland. Eh bien, devant ces nids échangés et distants d'un mètre à peine, les deux Ghalicodomes n'hésitent pas long- temps. Chacun gagne l'emplacement de son domicile. L'un, propriétaire d'abord du vieux nid, ne trouve plus chez lui qu'une cellule. Il inspecte rapidement le galet, et, sans autre façon, plonge dans la cellule étrangère d'abord la tête pour y dégorger le miel, puis le ventre pour y déposer le pollen. Et ce n'est pas là action impo- sée par la nécessité de se débarrasser au plus vite, n'importe oîi, d'un pénible fardeau, car l'Hyménoptère s'envole et ne tarde pas à revenir avec une nouvelle récolte, qu'il emmagasine soigneusement. Cet apport de provisions dans le garde-manger d'autrui se répète autant de fois que je le permets. L'autre Hyménoptère, trouvant à la place de son unique cellule, la spacieuse construction à huit appartements, est d'abord assez embarrassé. Quelle est la bonne, parmi les huit cellules? Dans quelle est l'amas de pâtée commencé? L'Abeille (ik)nc visite une à une les chambres, y plonge jusqu'au fond, et finit par rencontrer ce qu'elle cherche, c'est-à-dire ce qu'il y avait dans son nid à son dernier voyage, un ECHANGE DES NIDS 365 commencement de provisions. A partir de ce moment, elle fait comme sa voisine, et continue, dans le magasin qui n'est pas son ouvrage, l'apport du miel et du pollen. Remettons les nids à leurs places naturelles, échan- geons-les encore, et chaque Abeille, après de courtes hési- tations qu'explique assez la différence si grande des deux nids, poursuivra le travail dans la cellule son propre ouvrage, et dans la cellule étrangère, alternative- ment. Enfin l'œuf est pondu et l'habitacle clôturé, quel que soit le nid occupé au moment oii les provisions suffisent. De tels faits disent assez pourquoi j'hésite à donner le nom de mémoire à cette faculté singulière qui ramène l'insecte, avec tant de précision, à l'emplace- ment de son nid, et ne lui permet pas de distinguer son ouvrage de l'ouvrage d'un autre, si profondes qu'en soient les différences. Expérimentons maintenant le Chalicodome des murail- les sous un autre point de vue psychologique. — Voici une Abeille maçonne qui construit; elle en est à la pre- mière assise de sa cellule. Je lui donne en échange une cellule non seulement achevée comme édifice, mais encore garnie de miel presque au complet. Je viens de la dérober à sa propriétaire, qui n'aurait pas tardé à y déposer son œuf. Que va faire la maçonne devant ce don de ma muni- ficence, lui épargnant fatigues de bâtisse et de récoite? Laisser là le mortier, sans doute; achever l'amas de pâtée, pondre et sceller. — Erreur, profonde erreur : notre logique est illogique pour la bête. L'insecte obéit à une incitation fatale, inconsciente. Il n'a pas le choix de ce 366 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES qu'il doit faire; il n'a pas le discernement de ce qui convient et de ce qui ne convient pas; il glisse, en quelque sorte, suivant une pente irrésistible, déterminée d'avance pour l'amener au but. C'est ce qu'affirme hautement les faits qu'il me reste à rapporter. L'Abeille qui bâtissait et à qui j'offre cellule toute bâtie et pleine de miel ne renonce nullement au mortier pour cela. Elle faisait travail de maçonne; et une fois sur cette pente, entraînée par l'inconsciente impulsion, elle doit maçonner, son travail serait-il inutile, superflu, contraire à ses intérêts. La cellule que je lui donne est certaine- ment parfaite de construction, d'après l'avis du maître maçon lui-même, puisque l'Hyménoptère à qui je l'ai sous- traite y achevait la provision de miel. Y faire des retou- ches, y ajouter surtout, est chose inutile et, qui plus est, absurde. C'est égal : l'Abeille qui maçonnait maçonnera. Sur l'orifice du magasin à miel, elle dispose un premier bourrelet de mortier, puis un autre, un autre encore, tant enfin que la cellule s'allonge du tiers de la hauteur régle- mentaire. Voilà l'œuvre de maçonnerie accomplie, non aussi développée, il est vrai, que si l'Hyménoptère avait continué la cellule dont il jetait les fondations au moment de l'échange des nids ; mais enfin d'une étendue plus que suffisante pour démontrer l'impulsion fatale à laquelle obéit le constructeur. Arrive alors l'approvision- nement, abrégé lui aussi, sinon le miel déborderait par l'addition des récoltes des deux abeilles. Ainsi le Chali- codome qui commence à construire et à qui l'on donne cellule achevée et garnie de miel, ne change rien à la marche de son travail : il maçonne d'abord et puis appro- ÉCHANGE DES NIDS 567 visionne. Seulement il abrège, son instinct l'avertissant que les hauteurs de la cellule et la quantité de miel commencent à prendre des proportions par trop exa- gérées. L'inverse n'est pas moins concluant. Au Chalicodome qui approvisionne, je donne un nid à cellule ébauchée, très insuffisante encore pour recevoir la pâtée. Cette cellule, humide en sa dernière assise de la salive de son constructeur, peut se trouver ou non accompagnée d'autres cellules contenant œuf et miel et récemment scellées. L'Hyménoptère, dont elle remplace le magasin à miel en partie plein, se montre fort embarrassé quand il arrive avec sa récolte devant ce godet imparfait, sans profondeur, où l'approvisionnement ne pourrait trouver place. Il l'examine, la sonde du regard, la jauge avec les antennes et en reconnaît la capacité insuffisante. Longtemps il hésite, s'en va, revient, s'envole encore et retourne bientôt, pressé de déposer ses richesses. L'em- barras de l'insecte est des plus manifestes. Prends du mortier, ne pouvais-je m'empêcher de dire en moi-même; prends du mortier et achève le magasin. C'est travail de quelques instants, et tu auras réservoir profond comme il convient. — L'Hyménoptère est d'un autre avis : il appro- visionnait, il doit approvisionner quand même. Jamais il ne se décidera à quitter la brosse à pollen pour la truelle à mortier; jamais il ne suspendra la récolte qui l'occupe en ce moment pour se livrer au travail de construction dont l'heure n'est pas venue. Il ira plutôt à la recherche d'une cellule étrangère, en l'état qu'il désire, et s'y intro- duira pour y loger son miel, dût-il recevoir furieux -,68 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES accueil du propriétaire survenant. II part, en effet, pour tenter l'aventure. Je lui souhaite succès, étant moi-même cause de cet acte désespéré. Ma curiosité vient de faire d'un honnête ouvrier un voleur. Les choses peuvent prendre tournure encore plus grave, tant est inflexible, impérieux, le désir de mettre sans tarder la récolte en lieu sûr. La cellule incomplète, dont l'Hyménoptère ne veut pas à la place de son propre magasin achevé et garni de miel en partie, se trouve parfois, ai-je dit, avec d'autres cellules contenant œuf, pâtée, et closes depuis peu. Dans ce cas, il m'est arrivé, mais non toujours, d'assister à ceci. L'insuffisance de la cellule inachevée bien reconnue, l'Abeille se met à ronger le couvercle de terre fermant l'une des cellules voisines. Avec de la salive, elle ramollit un point de l'opercule de mortier, et patiemment, atome par atome, elle creuse dans la dure cloison. L'opération marche avec une len- teur extrême. Une grosse demi-heure se passe avant que la fossette excavée ait l'ampleur nécessaire pour recevoir une tête d'épingle. J'attends encore. Puis l'impatience me gagne; et bien convaincu que l'Abeille cherche à ouvrir le magasin, je me décide à lui venir en aide pour abréger. De la pointe du couteau, je fais sauter le couvercle. Avec lui vient le couronnement de la cellule, qui reste avec le bord fortement ébréché. Dans ma maladresse, d'un vase gracieux j'ai fait un mauvais pot égueulé. J'avais bien jugé : le dessein de l'Hyménoptère était de forcer la porte. Voici qu'en effet, sans se préoccuper des brèches de l'orifice, l'Abeille s'établit aussitôt à la cellule que je lui ai ouverte. A nombreuses reprises, elle y ÉCHANGE DES NIDS 369 apporte miel et pollen, quoique les provisions y soient déjà au grand complet. Enfin dans cette cellule, renfer- mant déjà un œuf qui n'est pas le sien, elle dépose son œuf; Duis elle clôture de son mieux l'embouchure égueu- lée. Donc cette Abeille qui approvisionnait n'a su, n'a pu reculer devant l'impossibilité où je l'avais mise de con- tinuer son travail à moins d'achever la cellule incomplète remplaçant la sienne. Ce qu'elle faisait, elle a persisté à le faire en dépit des obstacles. Elle a jusqu'au bout accompli son œuvre, mais par les voies les plus absurdes : entrée avec effraction dans le bien d'une autre, approvi- sionnement continué dans un magasin qui déjà regor- geait, dépôt de l'œuf dans une cellule où la vraie proprié- taire avait déjà pondu, enfin clôture de l'orifice dont les brèches réclamaient sérieuses réparations. Quelle meil- leure preuve désirer de cette pente irrésistible à laquelle obéit l'insecte? Enfin il est certains actes rapides et consécutifs telle- ment liés l'un à l'autre, que l'exécution du second exige la répétition préalable du premier, alors même que celui- ci est devenu inutile. J'ai dcjà raconté comment le Sphex à ailes jaunes s'obstine à descendre seul dans son terrier, après avoir rapproché le Grillon que j'ai la malice d'éloi- gner aussitôt. Ses déconvenues multipliées coup sur coup ne le font pas renoncer à la visite domiciliaire préalable, visite bien inutile quand il l'a répétée pour la dixième, pour la vingtième fois. Le Chalicodome des murailles nous montre, sous une autre forme, semblable répétition d'un acte sans utilité, mais prélude obligatoire de l'acte qui le suit. Quand elle arrive avec sa récolte. 370 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES l'Abeille fait double opération d'emmagasinement. D'abord elle plonge, la tête première, dans la cellule pour y dégorger le contenu du jabot; puis elle sort et rentre tout aussitôt à reculons pour s'y brosser l'abdomen et en faire tomber la charge poUinique. Au moment où l'insecte va s'introduire dans la cellule, le ventre premier, je l'écarté doucement avec une paille. Le second acte est ainsi empêché. L'Abeille recommence le tout, c'est-à-dire plonge encore, la tête première au fond de la cellule, bien qu'elle n'ait plus rien à dégorger, le jabot venant d'être vidé. Cela fait, c'est le tour d'introduire le ventre. A l'instant, je l'écarté de nouveau. Reprise de la manœuvre de l'insecte, toujours la tête en premier lieu ; reprise aussi de mon coup de paille. Et cela se répète ainsi tant que le veut l'observateur. Écarté au moment où il va introduire le ventre dans la cellule, l'Hyménoptère vient à l'orifice et persiste à descendre chez lui d'abord la tête la première. Tantôt la descente est complète, tantôt l'Abeille se borne à descendre à demi, tantôt encore il y a simple simulacre de descente, c'est-à-dire flexion de la tête dans l'embouchure; mais, complet ou non, cet acte qui n'a plus de raison d'être, le dégorgement du miel étant fini, précède invariablement l'entrée à reculons pour le dépôt du pollen. C'est ici presque mouvement de machine, dont un rouage ne marche qUe lorsque a commencé de tourner la roue qui le commande. NOTES Les Hyménoptères suivants me paraissent nouveaux pour notre faune. En voici la description : CERCERIS ANTONIA. — H. Fab. Longueur de i6 à i8""°. Noir, densément et fortement ponc- tué. Chaperon soulevé en manière de nez, c'est-à-dire formant une saillie convexe, large à la base, pointue au bout et sem- blable à la moitié d'un cône coupé dans le sens de sa longueur. Crète entre les antennes proéminante. Un trait linaire au-dessus de la crête, joues et un gros point derrière chaque œil, jaunes. Chaperon jaune, avec la pointe noire. Mandibules d'un jaune ferrugineux, leur extrémité noire. Les 4-5 premiers articles des antennes d'un jaune ferrugineux, les autres bruns. Deux points sur le prothorax, les écailles des ailes et le post- écusson, jaunes. Premier segment de l'abdomen avec deux taches punctiformes. Les quatre segments suivants ayant à leur bord postérieur une bande jaune fortement échancrée en triangle, ou même interrompue et d'autant plus que le segment occupe un rang moins reculé. Dessous du corps noir. Pattes en entier d'un jaune ferru- 579 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES gineux. Ailes légèrement rembrunies à l'extrémité. Femklle. Le mâle m'est inconnu. Par la coloration, cette espèce se rapproche du Cerceris labiata^ dont elle diffère surtout par la forme du chaperon et par sa taille beaucoup plus grande. Observée aux environs d'Avignon en juillet. Je dédie cette espèce à ma fille Antonia, dont le concours m'a été souvent précieux dans mes recherches entomologiques. CERCERIS JULII. — H. Fab. Longueur de 7 à 9""". Noir densément et fortement ponctué. Chaperon plan. Face couverte d'une fine pubescence argentée. Une étroite bande jaune de chaque côté au bord interne des yeux. Mandibules jaunes avec leur extrémité brune. Antennes noires en dessus, d'un roux pâle en dessous; face inférieure de leur article basilaire jaune. Deux petits points distants sur le prothorax, les écailles des ailes et le postécusson, jaunes. Une bande jaune sur le troi- sième segment de l'abdomen, et une autre sur le cinquième; ces deux bandes profondément échancrées à leur bord anté- rieur, la première échancrée en demi-cercle, la seconde en triangle. Dessous du corps entièrement noir. Hanches noires, cuisses postérieures en entier noires; celles des deux paires antérieures noires à la base, jaunes à l'extrémité. Jambes et tarses jaunes. Ailes un peu enfumées. FeiMelle. Var. : 1° Prothorax sans points jaunes; 2" Deux petits points jaunes sur le second segment de l'abdomen; 3° Bande jaune au côté interne des yeux plus larges; 4° Chaperon antérieure- ment bordé de jaune. Le mâle m'est inconnu. Ce Cerceris, le plus petit de ma région, approvisionne ses larves avec des Curculionides de la moindre taille, Brnchus granarius et Apion gravidum. Observé aux environs de Car- NOTES 375 pentras, où il nidifie en septembre, dans le grès tendre, vul- gairement safre. BEMBEX JULII. — H. Fab. Longueur de 18 à 20°"". Noir, hérissé de poils blanchâtres sur la tête, le thorax et la base du premier segment de l'abdo- men. Labre allongé, jaune. Chaperon en dos d'âne, formant comme un angle trièdre, dont une face, celle du bord antérieur, est en entier jaune, tandis que chacune des deux autres est marquée d'une large tache rectangulaire noire, contiguë avec sa voisine et formant avec celle-ci un chevron ; ces deux taches, ainsi que les joues, couvertes d'un fin duvet argenté. Joues jaunes ainsi qu'une ligne médiane entre les antennes. Bord postérieur des yeux longuement marginé de jaune. Mandi- bules jaunes, brunes à l'extrémité. Les deux premiers articles des antennes jaunes en dessous, noirs en dessus; les autres noirs. Prothorax noir, ses côtés et sa tranche dorsale jaunes. Méso- thorax noir, le point calleux et un petit point de chaque côté, au-dessus de la base des pattes intermédiaires, jaunes. Méta- thorax noir, avec deux points jaunes en arrière, et un autre plus large, de chaque côté, au-dessus de la base des pattes postérieures. Les deux premiers points manquent parfois. Abdomen en dessus d'un noir brillant; nu, si ce n'est à la base du premier segment, qui est hérissé de poils blanchâtres. Tous les segments avec une bande transversale ondulée, plus large sur les côtés qu'au milieu, et se rapprochant du bord pos- térieur à mesure que le segment est de rang plus reculé. Sur le cinquième segment, la bande jaune atteint le bord posté- rieur. Segment anal jaune, noir à la base, hérissé sur toute sa surface dorsale de papilles d'un roux ferrugineux, servant de base à des cils. Une rangée de pareils tubercules cilifères occupe aussi le bord postérieur du cinquième segment. En dessous, l'abdomen est d'un noir brillant, avec une tache jaune triangulaire de chaque côté des quatre segments intermédiaires. I. >4. 374 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES Hanches noires, cuisses jaunes sur le devant, noires en arrière; jambes et tarses jaunes. Ailes transparentes. Mâle. — La tache en chevron du chaperon est plus étroite, ou même disparaît entièrement; face alors en entier jaune. Les bandes de l'abdomen sont d'un jaune très pâle presque blanc. Le sixième segment porte une bande comme les précédents, mais raccourcie et souvent réduite à deux points. Le deuxième segmenta en dessous une carène longitudinale, relevée et spi- niforme en arrière. Enfin le segment anal porte en dessous une saillie anguleuse assez épaisse. Le reste comme dans la femelle. Cet Hyménoptère se rapproche beaucoup du Bevibex rostrata pour la taille et la disposition des couleurs noire et jaune. Il en diffère surtout par les traits suivants. Le chaperon fait un angle trièdre, tandis qu'il est arrondi, convexe, dans les autres Bembex. Il présente en outre à sa base une large bande noire en chevron, formée de deux taches rectangulaires conjointes et veloutées d'un duvet argenté, très brillant sous une inci- dence convenable. Le segment anal est hérissé en dessus de papilles et de cils roux; il en est de même du bord postérieur du cinquième segment; enfin les mandibules ne sont tachées de noir qu'à l'extrémité, tandis que la base est en même temps noire dans le Bembex rostrata. Les mœurs ne diffèrent pas moins. Le Bembex rostrata chasse surtout des Taons; le Bem- bex Juin ne fait jamais gibier de gros Diptères, et s'adresse à des espèces de moindre taille, très variables du reste. Il est fréquent dans les terrains sablonneux des Angles, aux environs d'Avignon, et sur la colline d'Orange. AMMOPHILA JULII. — H. Fab. Longueur de i6 à 22""". Pétiole de l'abdomen composé du premier segment et de la moitié du second. Troisième cubitale rétrécie vers la radiale. Tête noire avec duvet argenté sur la face. Antennes noires. Thorax noir, strié transversalement sur NOTES 375 ses trois segments, plus fortement sur le prothorax et le méso- thorax. Deux taches sur les flancs, et une en arrière de cha- que côté du métathorax, couvertes de duvet argenté. Abdomen nu, brillant. Premier segment noir. Deuxième segment rouge dans sa partie rétrécie en pétiole et dans sa partie élargie. Troi- sième segment en entier rouge. Les autres d'un beau bleu indigo métallique. Pattes noires, avec duvet argenté sur les hanches. Ailes légèrement roussàtres. Nidifie en octobre et approvisionne chaque cellule de deux médiocres Chenilles. Se rapproche de VAiiu/iop/u'la Jiolosericea , dont elle a la ♦aille, mais en diffère d'une manière nette par la coloration des pattes qui toutes sont noires, par sa tête et son thorax beaucoup moins velus, enfin par les stries transverses des trois segments du thorax. Je désire que ces trois Hyménoptères portent le nom de mon fils Jules, à qui je les dédie. Cher enfant, ravi si jeune à ton amour passionné des fleurs et des insectes, tu étais mon collaborateur, rien n'échappait à ton regard clairvoyant; pour toi, je devais écrire ce livre, dont les récits faisaient ta joie; et tu devais toi-même le continuer un jour. Hélas! tu es parti pour une meilleure demeure, ne connaissant encore du livre que les premières lignes ! Que ton nom du moins y figure, porté par quelques-uns de ces indus- trieux et beaux Hyménoptères que tu aimais tant. J.-H. F. Orange, 3 avril 1879. TABLE DES MATIÈRES I. Le Scarabée sacré i II. La Volière 31 III. Le Cerceris bupresticide j^'j IV. Le Cerceris tubercule 61 V. Un savant tueur 79 VI. Le Sphex à ailes jaunes 93 VII. Les trois coups de poignard 107 VIII. La Larve et la Nymplie 117 IX. Les hautes théories 135 X. Le Sphex languedocien 153 XI. Science de l'instinct 169 XII. Ignorance de l'instinct 191 XIII. Une ascension au mont Ventoux 209 XIV. Les Emigrants 225 XV. Les .Vmmophiles 239 XVI. Les Bembex 257 XVII. La chasse aux Diptères 273 XVIII. Un parasite. — Le cocon 285 XIX. Retour au nid 303 XX. Les Chalicodomes 319 XXI. Expériences 341 XXII. Echange des nids 359 Notes . 371 Coulommiers. — Iinp. I'aul UKUUAUD. — 2397-5-:i3. -4 SMITHSONIAN INSTITUTION LIBRARIES /# I 3 9088 00571 0074 y/i