= n~ I -D = o i □ m o h 10 J.-H. Fabire Souvenirs Entomologiques Études sur riNSTINCT et les MŒURS des INSECTES (NEUVIÈME SERIE) Avec Illustrations PARIS LIBRAIRIE CH. DELAGRAVE ! S, RUH SOUFFLOT, I 5 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES J.-H. FABRE SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES (neuvième série) ETUDES SUR L'INSTOCT ET LES 3IŒURS DES INSECTES PARIS LIBRAIRIE CM. DELAGRAVE Id, RUE S OUF FLOT, lo SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUE MOLOGIQUEI^^^.^ ( NEUVIÈME SÉRIE) /s^' '^«'"T/"^ ■ ^v 1 LA LYCOSE DE NARBONNE. LE TERRIER Michelet nous raconte comment, apprenti imprimeur au fond d'une cave, il entretenait des rapports amicaux avec une Araignée. A certaine heure, un rayon de soleil filtrait par la lucarne du triste atelier et illuminait la casse du petit assembleur de lettres de plomb. La voi- sine à huit pattes descendait alors de sa toile et venait, sur le bord de la casse, prendre sa part des joies de la lumière. L'enfant laissait faire; il accueillait en ami la confiante visiteuse, pour lui douce diversion aux longs ennuis. Lorsque nous manque la société de l'homme, nous nous réfugions dans celle de la bète, sans perdre toujours au change. Je n'endure pas. Dieu merci, les tristesses d'une cave : ma solitude est riante d'illumination et de ver- dure; j'assiste, quand bon me semble, à la fête des champs, à la fanfare des merles, à la symphonie des grillons; et cependant, avec plus de dévotion encore que n'y en mettait le jeune typographe, je fais com- 4-7^1 SOUVENIRS ENTOMOLO G I Q LES nitié avec l'Araignée. Je l'admets limité de mon cabinet de travail, je lui fais place au milieu de mes livres, je l'installe au soleil sur le bord de ma fenêtre, je la visite passionnément chez elle, à la campagne. Nos rapports n'ont pas pour but de faire simple diversion aux ennuis de la vie, misères dont j'ai ma part tout comme un autre, ma très large part; je me propose de soumettre à l'Araignée une foule de questions auxquelles, parfois, elle daigne répondre. Ah! les beaux problèmes que suscite sa fréquenta- tion! Pour les exposer dignement, ne serait pasde trop le merveilleux pinceau que devait acquérir le petit imprimeur. Il faudrait ici la plume d'un Michelet, et je n'ai qu'un rude crayon, mal taillé. Essayons, malgré tout : pauvrement vêtue, la vérité est encore belle. Je reprends donc l'histoire des instincts de l'Arai- gnée, histoire dont le précédent volume a donné très incomplet essai. Depuis ces premières études, le champ des observations s'est beaucoup agrandi. De nouveaux faits, et des plus remarquables, sont venus enrichir mon registre de notes. Il convient de les mettre à profit pour une biographie plus développée. L'ordre et la clarté du sujet m'exposent, il est vrai, à quelques redites. C'est inévitable quand il faut dis- poser en un tableau d'ensemble mille détails cueillis au jour le jour, souvent à l'improviste et sans liaison entre eux. L'observateur n'est pas maître de son temps; l'occasion le mène, par des voies insoupçonnées. Telle question suscitée par un premier fait n'a de réponse que des années après. Elle s'élargit d'ailleurs, se com- plète par des aperçus glanés en chemin. Dans un tra- vail ainsi fragmenté, des redites s'imposent donc, né- LA LYGOSE DE NARBONNE 7 cessaires à la coordination des idées. J'en serai sobre du mieux possible. Remettons en scène nos vieilles connaissances, l'E- peire et la Lycose, principaux représentants de nos Aranéides. La Lycose de Narbonne, ou Tarentule à ventre noir, fait élection de domicile dans les garri- gues, terrains incultes, caillouteux, aimés du thym. Sa demeure, forteresse plutôt que chalet, est un terrier d'un empan de profondeur environ et du calibre d\m col de bouteille. La direction en est verticale autant que le permettent les obstacles fréquents dans un sol pareil. Un gravier, cela s'extrait, se hisse au dehors; mais un galet est bloc inébranlable que l'Araignée con- tourne en coudant sa galerie. Si telle rencontre se répète, l'habitation devient un antre tortueux, à voûtes de pierrailles, à carrefours communiquant entre eux par de brusques défilés. Ce défaut d'ordre est sans inconvénient, tant la pro- priétaire connaît, par une longue habitude, les recoins et les étages de son immeuble. Si quelque chose bruit là-haut, de nature à l'intéresser, la Lycose remonte de son manoir anfractueux avec la môme célérité qu'elle le ferait d'un puits vertical. Peut-être même trouve- t-elle des avantages aux sinuosités de son gouffre quand il faut entraîner dans le coupe-gorge une proie qui se défend. D'ordinaire, le fond du terrier se dilate en une cham- bre latérale, lieu de repos où l'Araignée longuement médite et tout doucement se laisse vivre lorsque le ventre est plein. Un crépi de soie, mais parcimonieux, car la Lycose n'est pas riche en soierie à la façon des filandières, 8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES revêt la paroi du tube et prévient la chute des terres désagrégées. Cet enduit, qui cimente l'incohérent et Jisse le rugueux, est réservé surtout pour le haut de la galerie, au voisinage de l'embouchure. Là, de jour, si tout est tranquille à la ronde, stationne la Lycose, soit pour jouir du soleil, sa grande félicité, soit pour guet- ter le passage de la proie. Les fils du revêtement soyeux donnent dans tous les sens solide appui aux griffettes, s'il convient de rester des heures et des heures immo- bile dans les ivresses de la lumière et de la chaleur, ou bien s'il faut d'un bond happer la proie qui passe. Autour de Torifice du terrier se dresse, tantôt plus, tantôt moins élevé, un parapet circulaire, formé de menus cailloux, de fragments de bûchettes, de lanières empruntées aux feuilles sèches des graminées voisines, le tout assez dextrement enchevêtré et cimenté avec de la soie. Cet ouvrage, d'architecture rustique, ne man- que jamais, serait-il réduit à un simple bourrelet. Une fois domiciliée, quand vient l'âge mûr, la Ly- cose est éminemment casanière. Yoici trois ans que je vis en intimité avec elle. Je l'ai établie en de larges terrines sur le bord des fenêtres de mon cabinet, et journellement je l'ai sous les yeux. Eh bien, il est très rare que je la surprenne dehors, à quelques pouces de son trou, où vivement elle rentre à la moindre alerte. Il est dès lors certain que, dans la liberté des champs, la Lycose ne va pas cueillir au loin de quoi bâtir son parapet et qu'elle utilise ce qui se trouve sur le seuil de sa porte. En de telles conditions, les moellons bien- tôt s'épuisent, et la maçonnerie s'arrête faute de maté- riaux. Le désir m'est venu de voir quelles dimensions LA LYCOSE DK NARBONNE 9 prendrait rédifice circulaire si l'Aranéide était indéfi- niment approvisionnée. Avec des captives dont je suis moi-môme le fournisseur, la chose est aisée. Ne serait- ce que pour venir en aide à qui voudrait un jour re- prendre ces relations avec la grosse Araignée des gar- rigues, disons en quoi consiste l'installation de mes sujets. Une ample terrine, profonde d'un empan, est rem- plie de terre rouge, argileuse, riche de menus cailloux, enfin conforme à celle des lieux hantés par la Lycose. fbnvenablement humecté de façon à faire pâte, le sol artificiel est tassé couche par couche autour d'un ro- seau central, de calibre pareil à celui du terrier naturel de la héte. Quand le récipient est plein jusqu'au bout, je retire le roseau, qui laisse béant un puits vertical. Voilà obtenue la demeure qui remplacera celle des champs. Trouver l'ermite qui doit l'habiter est l'affaire d'une course dans le voisinage. Déménagée de sa propre de- meure que vient de bouleverser ma houlette, et mise en possession du gîte de mon art, la Lycose aussitôt s'y engouffre. Elle n'en sort plus, ne cherche pas mieux ailleurs. Une grande cloche on toile métallique repose sur le sol de la terrine et prévient l'évasion. Du reste, la surveillance à cet égard ne m'impose pas assiduité. Satisfaite de la nouvelle demeure, la prison- nière ne manifeste aucun regret de son terrier naturel. De sa part, aucune tentative de fuite. Ne manquons pas d'ajouter que chaque terrine ne doit recevoir qu'un seul habitant. La Lycose est très intolérante. Pour elle, une voisine est pièce de venaison, qui se mange sans scrupule quand on a pour soi le droit du plus fort. Au ^0 SOUVKNIUS ENTOMOLOGIQUES début, ignorant cette sauvage intolérance, plus âpre encore en saison de famille, j'ai vu se perpétrer d'a- troces ripailles sous mes. cloches trop peuplées. J'aurai l'occasion de raconter ces drames. Considérons les Lycoses isolées. Elles ne pratiquent pas de retouches à la demeure que je leur ai moulée avec un bout de roseau; tout au plus, de loin en loin, dans le but peut-être de se créer au fond une chambre de repos, rejettent-elles au dehors quelques charges de déblais; mais toutes, petit à petit, construisent la mar- gelle qui doit cerner l'embouchure. •Je leur ai donné en abondance des matériaux de premier choix, bien supérieurs à ceux qu'elles utilisent livrées à leurs propres ressources. Ce sont d'abord, pour les fondations, de petites pierres lisses, dont quelques-unes ont le volume d'une amande. Avec ce cailloutis sont mélangées de courtes lanières de raphia, souples rubans, faciles à courber. Elles représentent l'habituelle vannerie de l'Aranéide, fines tigelles et feuilles sèches de graminées. Enfin, trésor inouï dont jamais la Lycose n'a fait encore usage, je mets à la disposition de mes captives de gros fils de laine, coupés en tronçons d'un pouce de longueur. Comme je tiens en même temps à m'informer si mes bêtes, avec leurs superbes lentilles oculaires, sont aptes à distinguer les couleurs et préfèrent certaines d'entre elles, je fais un mélange de brins de laine de teinte diverse : il y en a de rouges, de verts, de jaunes, de blancs. Si elle a ses préférences, l'Araignée choisira dans l'ensemble. La Lycose travaille toujours de nuit, condition fâ- cheuse, qui ne me permet pas tle suivre l'ouvrière en LA LYCOSE DE NARBONNE li ses mélliodes. Je vois le résultai, et c'est tout. Vien- drais-jc visiter le chantier à la clarté d'une lanterne, que je n'obtiendrais pas davantage. Très timide, la bête plongerait à l'instant dans son repaire, et j'en serais pour mes frais d'insomnie. D'autre part, elle n'est pas très assidue à l'ouvrage, elle aime à prendre son temps. Deux ou trois brins de laine ou de raphia mis en place, c'est toute la besogne d'une nuit. 'A cette lenteur ajou- tons de longs chômages. Deux mois s'écoulent, et le résullat de mes prodi- galités dépasse mon attente. Riches à ne savoir que faire de leurs trouvailles, cueillies dans une étroite proximité, mes Lycoses se sont bâti des donjons comme leur race n'en connaissait pas encore de pareils. Autour de l'orifice, sur un talus à faible pente, de pe- tites pierres plates et lisses ont été disposées en un dallage discontinu. Les plus volumineuses, blocs cy- clopéens par rapport à l'animal qui les a remuées, sont utilisées aussi abondamment que les autres. Sur ce cailloutis s'élève le donjon. C'est un entrela- cement de lanières de raphia et de fils de laine cueillis au hasard, sans distinction des couleurs. Le rouge et le blanc, le jaune et le vert s'y mélangent sans ordre. La Lycose est indifférente aux attraits chromatiques. Le résultat final est une sorte de manchon, haut d'une paire de pouces. Des liens de soie, fournis par les filières, fixent les morceaux entre eux de façon que l'ensemble a l'aspect d'une grossière étoffe. Sans être d'une correction irréprochable, car il y a toujours à l'extérieur des pièces récalcitrantes, mal domptées par l'ouvrière, l'édifice polychrome ne manque pas de mé- rite. L'oiseau feutrant la conque de son nid n'obtien- 12 SOUVl-.MHS ENTOMOLOr.IQUES drait pas mieux. Qui voit dans mes terrines les singu- liers ouvrages multicolores, les prend pour un produit de mon industrie, en vue de quelque malice expéri- mentale, et sa surprise est grande lorsque j'avoue le véritable auteur de la chose. L'idée ne viendrait à per- sonne que l'Araignée est capable de pareil monument. Il va de soi qu'en liberté, dans nos maigres garri- gues, la Lycose ne s'adonne pas à cette luxueuse ar- chitecture. J'en ai dit les motifs : trop casanière pour aller à la recherche de matériaux, elle fait emploi de ce qui se trouve autour d'elle, ressource bien limitée. Des lopins de terre, de menus éclats de pierre, quel- ques brindilles, quelques gramens secs, et voilà tout à peu près. Aussi l'ouvrage est-il en général modeste et se réduit à un parapet qui n'attire guère l'attention. Mes captives nous apprennent que si les matériaux abondent, surtout les matériaux textiles avec lesquels l'écroulement n'est pas à craindre, la Lycose se com- plaît aux tourelles élevées. Elle connaît l'art des don- jons, et le met en pratique toutes les fois qu'elle en a les moyens. Cet art se rattache à un autre, dont il est apparem- ment le dérivé. Si le soleil est violent ou bien si la pluie menace , la Lycose dut l'entrée de sa demeure avec un treillis de soie où elle incruste des matériaux divers, parfois les restes des proies dévorées. L'antique Gaël clouait sur la porte de sa hutte les tètes des enne- mis vaincus. De même la farouche Araignée enchâsse dans l'opercule de sa tanière les crânes de ses victimes. Pareils moellons font très bien sur le dôme de l'ogre, mais gardons-nous d'y voir des trophées belliqueux. La bote ne connaît pas nos sauvages glorioles. Est LA LYCOSE DE NARBONNE 13 indiiïéremment utilisé tout ce qui se trouve sur le seuil du terrier, reliques de Criquet, débris végétaux et par- celles de terre surtout. Une tête de Libellule cuite au soleil vaut un gravier, ni plus ni moins. Donc, avec de la soie et de menus matériaux quel- conques, la Lycose bâtit une calotte operculaire sur Tembouchure de son logis. Les motits qui la portent à se barricader chez elle ne me sont pas bien connus , d'autant plus que la réclusion est temporaire et de du- rée fort variable. Une tribu de Lycose dont l'enclos se trouve peuplé à la suite de mes recherches sur la dis- persion de la famille, ainsi qu'on le verra plus loin, me donne à cet égard des renseignements précis. Lors des torrides insolations du mois d'août, je vois mes Lycoses, tantôt les unes, tantôt les autres, se ma- çonner à l'entrée du terrier un plafond convexe, diffi- cile à distinguer du sol environnant. Serait-ce pour se garantir d'une lumière trop vive? C'est douteux, car, peu de jours après, les ardeurs du soleil restant les mêmes, le plafond est crevé et l'Araignée reparaît sur sa porte, où délicieusement elle se pénètre des feux de la canicule. Plus tard, octobre venu, si le temps se fait pluvieux, autre réclusion sous une toiture, comme si la Lycose se précautionnait contre l'humidité. N'affirmons rien cependant : bien des fois, la pluie tombant, l'Araignée crève son toit et laisse en plein sa demeure ouverte. Peut-être le couvercle n'est-il mis que pour les gra- ves affaires du ménage, pour la ponte notamment. J'observe, en elTet, de jeunes Lycoses qui s'enferment non encore mères, et reparaissent quelque temps après avec la sacoche des œufs appendue à l'arrière. En dé- 14 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES diiire qu'elles ferment la porte dans le but d'obtenir tranquillité plus grande au moment de filer le cocon maternel, ne serait pas d'accord avec l'insouciance Je la plupart. J'en trouve qui pondent au fond d'un terrier sans clôture; j'en rencontre qui tissent leur cocon et le bourrent d'œufs en plein air, avant de posséder un logis. Bref, je ne parviens pas à démêler les motifs qui font clôturer le terrier, n'importe le temps, chaud ou froid, sec ou humide. Toujours est-il que l'opercule se rompt et se rétablit à plusieurs reprises, parfois dans le môme jour. Malgré le revêtement terreux, la trame de soie lui donne sou- plesse suffisante pour se déchirer sous la poussée de la recluse et s'ouvrir sans tomber en ruine. Refoulé sur le périmètre de l'embouchure et augmenté des loques fournies par les plafonds suivants, il devient parapet, que la Lycose exhausse petit à petit en ses longs mo- ments de loisir. Le bastion surmontant le terrier a donc pour origine l'opercule temporaire. Du plafond crevé dérive la tourelle. A quoi bon ce dernier édifice? Mes terrines vont nous le dire. Passionnée de chasse à courre tant qu'elle n'est pas domiciliée, la Lycose, une fois établie, préfère se tenir à l'affût et attendre le gibier. Tous les jours, au fort de la chaleur, je vois mes captives doucement remonter de dessous terre et venir s'accouder suj" les créneaux de leur castel en brins de laine. Elles sont alors vraiment superbes de pose et de gravité. Le ventre bedonnant inclus dans l'embouchure, la tête au dehors, les yeux vitreux fixement braqués, les pattes rassem- blées pour le bond, des heures et des heures elles atten- dent immobiles et voluptueusement saturées de soleil. LA LYGOSK DE NARBONNE 15 Qu'une pièce de son goût vienne à passer, aussitôt, du haut de sa tour, la guetteuse s'élance, prompte comme un trait. D'un coup de poignard à la nuque, elle jugule Criquet, Libellule et autre gibier dont je suis le fournisseur; non moins prompte, elle escalade le donjon et rentre avec sa proie. C'est merveilleux d'adresse et de célérité. Bien rarement une pièce est manquée, pourvu qu'elle passe à proximité convenable, dans le rayon de l'élan du chasseur. Mais si le gibier se trouve à quelque dis- tance, par exemple sur le treillis de la cloche, la Lycose n'en tient comple. Dédaigneuse d'une poursuite, elle laisse la proie vagabonder. Pour faire son coup, il lui faut succès certain. Elle l'obtient au moyen de sa tour. Dissimulée derrière la muraille, elle voit venir l'arri- vant; elle le surveille, et quand l'autre est à sa portée, soudain elle bondit. Avec cette méthode de brusque surprise, l'aiïaire est certaine. Serait-il ailé et de rapide eâsor, l'étourdi qui s'approche de l'embuscade est perdu. Cela suppose, il est vrai, de la part de la Lycose une belle patience, car le terrier n'a rien qui puisse servir d'appât et attirer les victimes. Tout au plus, le relief de la tourelle tentera peut-être de loin en loin, comme reposoir, quelque passant fatigué. Mais si le gibier ne vient pas aujourd'hui, il viendra demain, après-demain, ou plus tard, car dans la garrigue les Criquets sautil- lent innombrables, peu maîtres de leurs bonds. Un jour ou l'autre, la chance finira par en amener quel- qu'un aux abords du terrier. Ce sera le moment de se jeter sur le pèlerin du haut du rempart. Jusque-là, vigi- lance imperturbable. On mangera quand on pourra, mais enfin on mançrera. 16 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Très au courant de ces tardives éventualités, la L} - cose attend donc, non bien inquiète d'ailleurs d'une abstinence prolongée. Elle a l'estomac complaisant, aujourd'hui bien gorgé de nourriture, puis indéfiniment vide. Il m'arrive d'oublier des semaines entières mes devoirs d'approvisionneur, et mes pensionnaires ne s'en portent pas plus mal. Après un jeûne de quelque durée, c'est, chez elles, non dépérissement, mais fringale de loup. Tous ces voraces ripailleurs sont les mômes : ils engloutissent à l'excès aujourd'hui en prévision de la pénurie de demain. En sa jeunesse, alors qu'elle n'a pas encore de ter- rier, la Lycose gagne sa vie d'autre manière. Costumée de gris comme l'adulte, mais sans le tablier de velours noir que lui vaudra l'âge nubile, elle vagabonde parmi les maigres gazons. C'est maintenant la véritable chasse à courre. Si quelque gibier à sa convenance se présente, l'Araignée le poursuit, le débusque de ses retraites, en grande hâte le talonne. Le poursuivi gagne les hau- teurs, fait mine de s'envoler. Il n'en a pas le temps. D'un bond vertical, la Lycose le happe avant l'essor. Je suis ravi de la prestesse avec laquelle mes plus jeunes pensionnaires, nées de l'année, appréhendent les mouches que je leur sers. En vain le Diptère se réfugie à une paire de pouces d'élévation, sur quelque brin d'herbe. D'une brusque détente, l'Araignée bondit en l'air et saisit la proie. Le chat n'est pas plus prompt à gripper la souris. Mais ce sont là prouesses du jeune âge, non alourdi par l'obésité. Plus tard, lorsqu'il faut traîner lourde panse, gonfle d'œufs et de soie, cette gymnastique est impraticable. La Lycose se creuse alors une demeure LA LYCOSE DE NARBONNE 17 fixe, une hutte de chasse, et guette le gibier du haut de son manoir. Quand et comment est obtenu le terrier où, d'errante devenue casanière, la Lycose doit désormais passer sa longue vie? — C'est en automne, en saison déjà fraî- che. Ainsi fait le Grillon champêtre. Tant que les jour- nées sont belles et les nuits pas trop froides, le futur choriste du printemps vagabonde par les guérets, insou- cieux d'un gîte. Comme abri momentané, le couvert d'une feuille morte lui suffit en temps critique. Enfin, le terrier, demeure permanente, se creuse à l'approche de la rude saison. La Lycose partage là-dessus les idées du Grillon; elle trouve, comme lui, mille délices à la vie errante. Vers septembre est venu l'insigne nuptial, le plastron de velours noir. De nuit, aux douces clartés de la lune, on se rencontre, on se lutine, on se mange quelque peu après les noces; de jour, on bat le pays, on traque le gibier sur le tapis des courtes herbes, on prend sa part des joies du soleil. Cela vaut bien mieux que de méditer solitaire au fond d'un puits. Aussi ne sont pas rares les jeunes mères qui, traînant le sac des œufs ou même déjà chargées de leur famille, n'ont pas encore de domicile. En octobre, il est temps de s'établir. On trouve alors, en effet, deux sortes de terriers, difterents par le dia- mètre. Les plus gros, de l'ampleur d'un col de bou- teille, appartiennent aux vieilles matrones, proprié- taires de la demeure au moins depuis deux ans. Les plus petits, du calibre d'un fort crayon, logent les jeunes mères, nées de l'année. Par de longues retouches, faites à loisir, les terriers des débutantes gagneront en pro- 2 18 SOUVENIRS EMOMOLÛGIQUES fondeur ainsi qu'en diamètre et deviendront spacieux logis, pareils à ceux des aïeules. Dans les uns comme dans les autres se trouve la propriétaire avec sa famille, celle-ci tantôt éclose et tantôt encore renfermée dans la sacoche de satin. Ne voyant pas d'outillage de terrassier tel que me semblait l'exiger l'excavation de la demeure, je me suis d'abord demandé si la Lycose ne profiterait pas de quelque galerie fortuite, ouvrage de la Cigale ou du Lombric. Ce boyau de rencontre, me disais-je, doit abréger les fouilles de FAranéide, en apparence si mal outillée; il suffirait de l'agrandir et de le régulariser. J'étais dans l'erreur : de l'entrée au fond, le terrier se creuse par le travail direct de l'Aranéide. Oii sont alors les instruments de forage? On songe aux pattes, aux griffettes; on y songe, mais la réflexion dit que de pareils outils, trop longs et de manœuvre difficultueuse dans un étroit espace, seraient insuffi- sants. Il faut ici le pic à manche court du mineur pour cogner dur, s'insinuer au-dessous, soulever, arracher; il faut la pointe aiguë qui plonge dans la masse ter- reuse, la fait crouler en miettes. Il reste alors les crocs de la Lycose, armes fines qu'on hésite d'abord à faire intervenir en semblable travail, tant il semble illogique de creuser un puits avec des bistouris. Ce sont deux pointes acérées et courbes qui, dans l'inaction, se ploient à la manière d'un doigt fléchi et s'abritent entre deux forts piliers. Le chat rentre ses griffes dans des gaines, sous le velours de la patte, afin de leur conserver leur acuité et leur tranchant. De même, la Lycose protège ses poignards empoisonnés en les repliant sous l'abri de deux puissantes colonnes. LA LYGOSE DE NARBONNE 19 ([ui descendent d'aplomb sur la face et contiennent les muscles chargés de les mouvoir. Eh bien,, cette trousse de chirurgie, destinée à jugu- ler la proie, la voici devenue pic pour le rude travail du forage. Assister aux fouilles sous terre n'est pas possible; on peut du moins, avec quelque patience, être témoin du charroi des déblais. Si je surveille mes captives, sans me lasser, à des heures très matinales, car l'ouvrage se fait surtout de nuit et par longues intermittences, je finis par la surprendre remontant des profondeurs avec une charge. Contrairement à ce que j'attendais, les pattes ne pren- nent aucune part au charroi. La brouette est la bouche. Une pelote de terre se trouve entre les crocs. Elle est soutenue par les palpes, petits bras au service des pièces buccales. Circonspecte, la Lycose descend de sa tou- relle, va à quelque distance déposer son fardeau, et vite s'engouffre pour en remonter d'autres. Nous en avons assez vu : nous savons que les cro- chets de la Lycose, armes d'égorgement, ne craignent pas de mordre sur l'argile et le gravier. Ils pétrissent en pilules les déblais de l'excavation, happent la masse terreuse et la transportent au dehors. Le reste va de soi ; ce sont les crocs qui piochent, fouillent, arra- chent. De quelle trempe sont-ils donc pour ne pas s'émousser dans cette besogne de puisatier, et servir après à la chirurgie du coup à la.nuque ! Je viens de dire que la réparation et l'agrandissement du terrier se font par longues intermittences. De loin en loin le parapet annulaire se restaure, s'exhausse un peu ; plus rarement encore l'habitation s'amplifie et gagne en profondeur. D'habitude, le manoir reste tel 20 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES quel des saisons entières. Sur la fin de l'hiver, en mars mieux qu'en toute autre saison, la Lycose semble dési- reuse de se donner un peu plus de large. C'est le mo- ment de la soumettre à certaines épreuves. On sait que le Grillon champêtre, extrait de son ter- rier et mis sous cloche dans des conditions qui lui permettraient de se creuser un nouveau domicile si le désir lui en venait, préfère vagabonder d'un abri fortuit à l'autre, ou plutôt ne songe plus à se créer une habi- tation permanente. Il y a pour lui une courte saison où s'éveille, impérieux, l'instinct de la galerie souterraine. Cette saison passée, l'artiste excavateur, accidentelle- ment privé de son chez soi, devient errant bohème, insoucieux d'un logis. H y a perdu ses talents et couche à la belle étoile. Que l'oiseau délaisse son art de constructeur de nids quand il n'a pas de couvée à soigner, c'est d'une par- faite logique; il édifie pour sa famille, et non pour lui. Mais que dire du Grillon, exposé à mille mésaventures hors de sa demeure ? La protection d'un toit lui serai! très utile, et l'étourdi n'y songe pas, quoique vigou- reux et apte mieux que jamais à fouir de sa robuste mâchoire. Quelle raison donner de cette négligence? Aucune, si ce n'est que l'époque des fouilles opiniâtres est pas- sée. Les instincts ont leur calendrier. A l'heure requise, brusquement ils s'éveillent ; brusquement ils s'endor- ment après. L'ingénieux devient l'inepte quand est finie la période réglementaire. En pareil sujet, l'Araignée des garrigues est à con- sulter. Sous cloche, dans un terrier où j'ai préparé un sol de son goût, je loge une vieille Lycose apportée, le LA LYCOSE DE NARBONNE 2t jour morne, de la campagne. Si mes artifices, à l'aide d'un bout de roseau, ont moulé d'abord un terrier re- présentant en gros celui d'où je l'ai extraite, l'Araignée aussitôt y descend et paraît satisfaite de ce nouveau domicile. Le produit de mon art est accepté comme propriété légitime et ne subit presque pas de retou- ches. Avec le temps, tout se borne à dresser un bastion autour de l'embouchure, à cimenter de soie le haut de la galerie. En cet établissement de ma fabrication, la conduite de la bète reste ce qu'elle serait dans les con- ditions naturelles. •Mais déposons la Lycose à la surface du sol sans préalable moulage d'un terrier. Que va faire l'Aranéide privée de gîte? Se creuser apparemment une demeure. Elle en a la force, elle est en sa pleine vigueur. Et puis, le sol, pareil à celui d'où je l'ai délogée, se prête très bien à l'opération. On s'attend donc à voir prochaine- ment l'Araignée établie dans un puits de sa façon. Nous sommes déçus. Les semaines se passent, et rien n'est entrepris, absolument rien. Démoralisée par le manque d'embuscade, la Lycose accorde à peine atten- tion au gibier que je lui sers. En vain les Criquets pas- sent à sa portée; le plus souvent elle les dédaigne. L'abstinence, l'ennui, lentement la consument. Enfm elle périt. Reprends donc, pauvre sotte, ton métier de mineur; fais-toi une demeure, puisque tu en as les moyens, et la vie, longtemps encore, aura pour toi des douceurs : la saison est bonne, les victuailles abondent. Fouille, excave, descends en terre; le salut est là. Stupidement tu n'en fais rien et tu péris. Pourquoi? Parce que l'industrie d'autrefois est oubliée; parce 22 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES que Tàge des fouilles persévérantes est passé et que ton pauvre intellect ne peut remonter le cours des choses. Faire une seconde fois ce qui a été déjà fait dépasse ton savoir. Avec ton aspect si profondément méditatif, tu ne peux résoudre le problème du disparu à reconstruire. Adressons-nous maintenant à des Lycoses plus jeunes et dans la période d'excavation. A'^ers la fm de février, j'en exhume une demi-douzaine. Elles sont de taille moitié moindre que celle des vieilles; leurs ter- riers ont le calibre du petit doigt. Des déblais, tout frais encore et répandus autour du puits, certifient des fouil- les récentes. Internées sous cloche, ces jeunes Lycoses se com- portent de façon différente suivant que le sol mis à leur disposition est ou n'est pas déjà muni d'un terrier, mon ouvrage. Un terrier, c'est trop dire; je ne leur donne qu'un commencement de puits, qu'une amorce profonde environ d'un pouce. En. possession de ce gîte rudimeutaire, l'Araignée n'hésite pas à poursuivre le travail que je viens d'interrompre dans les champs. De nuit, vaillamment elle creuse. Je le reconnais à la masse des déblais rejetés. Enfin elle obtient une habi- tation suivant ses goûts, habitation surmontée d'une tourelle, comme de règle. Au contraire, les autres, à qui l'empreinte de mon crayon n'a pas ménagé un vestibule représentant par à peu près la galerie naturelle d'où je les ai délogées, se refusent absolument au travail et périssent malgré l'abondance des vivres. Les premières poursuivent la besogne qui est de sai- son. Elles creusaient quand je les ai prises, et, entrai- LA LYGOSE DE NARBONNE 2:\ nées par le courant de leur activité, elles creusent encore dans mes appareils. Trompées par une amorce de puits, elles approfondissent l'empreinte du crayon comme elles auraient approfondi leur réel vestibule. Elles ne recommencent pas le travail; elles le conti- nuent. Les secondes, dépourvues de ce leurre, de ce sem- blant de terrier pris pour leur ouvrage, renoncent aux fouilles et se laissent mourir, parce qu'il faudrait rétro- grader dans la série des actes et reprendre les coups de pioche du début. Recommencer demande réflexion, aptitude qui leur est étrangère. Pour l'insecte, — en bien des cas déjà nous l'avons reconnu, — ce qui est fait est fait, et plus ne se reprend. Les aiguilles d'une montre ne rétrogradent pas. A peu près ainsi se comporte l'insecte. Son activité l'entraîne dans un sens, toujours en avant, sans lui permettre le recul, même lorsqu'un accident le rend nécessaire. Ce que nous ont appris jadis les Chalicodpmes et les autres, voici que maintenant la Lycose le confirme à sa manière. Incapable de se créer à frais nouveaux une seconde demeure lorsque la première est ruinée, elle vagabondera, elle pénétrera chez quelque voisine, au risque d'être mangée si elle n'est pas la plus forte, mais elle ne s'avisera pas de se domicilier en recommençanl. Ah ! le singulier intellect que celui de la bête, mé- lange de rigidité mécanique et de souplesse cérébrale ! Y a-t-il là des éclaircies qui combinent et des vouloirs qui poursuivent un but? Après tant d'autres, la Lycose nous permet d'en douter. II LA LYCOSE DE NARBOXXE. — LA FAMILLE Trois semaines et plus, la Lycose traîne la sacoche (les œufs appendue aux filières. Que le lecteur veuille se rappeler les épreuves racontées dans le précédent volume, en particulier celles de la bille de liège et de la pelote de fil stupidement acceptées en échange de la vraie pilule. Eh Lien, cette mère si obtuse, satisfaite de n'importe quoi lui battant les talons, va nous émer- veiller de son dévouement. Qu'elle remonte de son puits pour s'accouder à la margelle et prendre le soleil, qu'elle rentre brusque- ment dans le souterrain s'il y a péril, ou bien qu'elle vagabonde avant de se domicilier, jamais elle ne quitte la chère sacoche, objet bien encombrant dans la mar- che, l'escalade, le bond. Si quelque accident la détache du point de suspension, elle se jette affolée sur son tré- sor, amoureusement l'enlace, prête à mordre qui vou- drait le lui enlever. Je suis parfois moi-même le larron. J'entends alors grincer la pointe des crocs venimeux sur l'acier de mes pinces, qui tiraillent d'un côté tandis que la Lycose tiraille de l'autre. Mais laissons la bête tranquille. D'un rapide contact des filières, la pilule est remise en place, et l'Araignée s'éloigne à grands pas, toujours menaçante. LA LYCOSE DE N AU BONNE 2:i Sur la fin de l'été, toutes les domiciliées, vieilles ou jeunes, soit en captivité sur le bord de la fenêtre, soit en liberté dans les allées de l'enclos, me donnent cha- que jour l'édifiant spectacle que voici. Le matin, dès que le soleil se fait chaud et donne sur leur terrier, les recluses remontent du fond avec leur sac et viennent stationner à l'orifice. Toute la belle saison, de longues siestes au soleil sur le seuil du manoir sont d'usage courant, mais à cette heure la pose n'est plus la même. Auparavant, la Lycose venait au soleil pour elle- même. Accoudée sur le parapet, elle avait en dehors du puits la moitié antérieure du corps, et en dedans la moitié postérieure. Les yeux se rassasiaient de lumière, la panse restait dans l'obscur. Chargée du sac aux œufs, l'Araignée renverse la pose : Tavant est dans le puits, et l'arrière au dehors. Avec les pattes postérieures, elle lient soulevée au-dessus de l'embouchure la blanche pilule gonfle de germes; doucement elle la tourne, la retourne, pour en présenter toutes les faces à la vivi- (iante illumination. Et cela dure la moitié de la journée, tant que la température est élevée ; et cela recommence avec une exquise patience durant trois à quatre semai- nes. Pour les faire éclore, l'oiseau couvre ses œufs de l'édredon de sa poitrine; il les presse sur le calorifère de son cœur. La Lycose fait tourner les siens devant le foyer souverain; elle leur donne pour incubateur le soleil. Dans les premiers jours de septembre, les jeunes, éclos depuis quelque temps, sont mûrs pour la sortie. La pilule se fend d'une déchirure sous le repli qui cerne Téquateur. Le volume précédent nous a instruits de l'origine de ce repli. Est-ce la mère qui, sentant la nitée 26 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES en émoi dans l'enveloppe de satin, rompt elle-même l'ampoule au moment opportun? CVst probable. Peut- être encore y a-t-il déhiscence spontanée, comme nous le montrera plus tard le ballon de l'Epeire fasciée. sacoclie tenace qui s'ouvre d'elle-même d'une brèche à une époque où depuis longtemps la mère n'existe plus. En une seule séance, la famille entière émerge du sac. Tout aussitôt les petits grimpent sur le dos de la mère. Quant au sac vide, loque sans valeur, il est re- jeté hors du terrier. La Lycose n'y accorde plus atten- tion. Étroitement groupés l'un contre l'autre, parfois en une couche double et triple, suivant leur nombre, les jeunes occupent toute l'échiné de la mère, qui, pendant sept mois, nuit et jour, va désormais porter sa famille. Nulle part ne se trouverait spectacle familial plus édi- fiant que celui de la Lycose vêtue de ses petits. De temps à autre, il m'arrive de voir passer sur la grand'route un groupe de bohémiens se rendant à quel- que foire du voisinage. Sur le sein de la mère, dans un hamac formé d'un mouchoir, vagit le nouveau-né. Le dernier sevré est à califourchon sur les épaules; un troisième chemine agrippé aux jupons; d'autres suivent de près, le plus grand en arrière et furetant dans les haies, riches de mûres. C'est superbe d'insoucieuse fécondité. Joyeux et sans le sou, ils vont. Le soleil est chaud, et la terre fertile. Mais comme ce tableau pâlit devant celui de la Ly- cose, l'incomparable bohémienne dont la marmaille se compte par centaines! Et tout ce monde, de septembre en avril, sans un instant de répit, trouve place sur le dos de la patiente, s'y laisse doucement vivre et pro- mener. LA LYCOS E !)E NAllHONNE 27 Ils sont bien sages, d'ailleurs, les petits; nul no bouge, ne cherche noise aux voisins. Mutuellement en- La Lycose de Narbonne sounn tlml iun la sacoche des rriils. lacés, ils forment une draperie continue, une souque- nille hirsute sous laquelle la mère est méconnaissable. Est-ce un animal, est-ce une pelote de bourre, un ra- 28 SOUVENIRS ENTOMOLOG IQUES massis de petites graines accrochées? Le premier coup (l'œil laisse indécis. L'équilibre de ce feutre vivant n'est pas tel que des chutes ne soient fréquentes, surtout lorsque la mère remonte de chez elle et vient sur le seuil du terrier faire prendre le soleil aux petits. Le moindre frottement contre la galerie culbute une partie de la famille. L'ac- cident est sans gravité. La poule, inquiète de ses pous- sins, cherche les égarés, les rappelle, les rassemble. La .Lycose ne connaît pas ces transes maternelles. Impas- sible, elle laisse les culbutés se tirer d'affaire tout seuls, ce qu'ils font avec une admirable prestesse. Parlez-moi de ces marmots pour se relever sans geindre, s'épous- seter et se remettre en selle. A l'instant, les précipités trouvent une patte de la mère, habituel mât d'ascen- sion; ils l'escaladent au plus vite et regagnent l'échiné de la porteuse. En un rien de temps, l'écorce animale est refaite. Parler ici d'amour maternel serait, je crois, excessif. La tendresse de la Lycose pour sgs fils ne dépasse guère celle de la plante qui, étrangère à tout sentiment atTec- tueux, a néanmoins, à l'égard de ses graines, des soins d'une exquise délicatesse. La hôte, en bien des cas, ne connaît pas d'autre maternité. Qu'importe à la Lycose sa marmaille! Elle accepte celle d'autrui non moins bien que la sienne; elle est satisfaite pourvu qu'une foule grouillante lui charge le dos, foule venue de ses lianes ou d'ailleurs. Le réel amour maternel est ici hors de cause. J'ai dit ailleurs les prouesses de la mère Copris, sur- veillant des cellules qui ne sont pas son ouvrage et ne contiennent pas ses fils. D'un zèle difÙcile à lasser par LA LYCOSE DE NARBONNE 29 l'excès de travail que je lui impose, elle expurge de leurs moisissures les coques étrangères, dépassant de beaucoup le nombre des réglementaires nilées; dou- cement elle les ratisse, les polit, les répare; attentive, elle les ausculte et s'informe par l'ouïe des progrès des nourrissons. Sa réelle collection ne serait pas mieux La Lycose de Narboune chargée de sa famille. soignée. Famille véritable et famille d'autrui, pour elle c'est tout un. Môme indilTérence de la part de la Lycose. Avec un pinceau, je balaye la charge de l'une de mes Aranéides et je la fais choir au voisinage d'une autre couverte de ses petits. Les délogés trottinent, trouvent étalées les pattes de la nouvelle mèi'e, vite y grimpent et montent sur le dos de la bénévole, qui tranquillement laisse faire. Ils s'insinuent parmi les autres, ou, lorsque la couche est trop épaisse, ils gagnent l'avant, passent du ventre sur la poitrine, sur la tcte môme, mais en lais- 30 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES sant la région des yeux à découvert. Il ne faut pas éborgner la porteuse : la sécurité générale l'exige. Ils le savent et respectent les lentilles oculaires, si popu- leuse que soit l'assemblée. Toute la bête se couvre d'un tapis de marmaille, sauf les pattes, qui doivent con- server leur liberté de mouvements, et le dessous du corps, où sont à craindre les frottements du terrain. A la surchargée, mon pinceau impose une troisième famille, pacifiquement acceptée elle aussi. On se serre un peu plus, on se superpose par strates, et tout le monde trouve place. La Lycose n'a plus alors figure de bête; c'est un hérissement sans nom qui déambule. Les chutes sont fréquentes, suivies de continuelles ascensions. Je m'aperçois que j'ai atteint, non les limites du bon vouloir de la porteuse, mais celles de l'équilibre. L'A- raignée adopterait indéfiniment d'autres enfants trou- vés, si l'échiné lui permettait de leur donner position stable. Tenons-nous-en là. Rendons à chaque mère sa famille en puisant au hasard dans l'ensemble. Il y aura forcément des échanges, mais cela ne tire pas à con- séquence : fils réels ou fils adoptifs sont même chose aux yeux de la Lycose. On désirerait savoir si, loin de mes artifices, dans des circonstances où je n'interviens pas, la débonnaire éducatrice se charge parfois d'un supplément de fa- mille; on tiendrait à savoir aussi ce que devient cette association du légitime et de l'étranger. Pour la réponse à la double question, je suis on ne peut mieux servi. J'ai établi sous la môme cloche deux vieilles ma- trones chargées de petits. Chacune a sa demeure éloi- gnée de celle de l'autre autant que le permet l'ampleui- LA LYCOSE DE NARBONNE 31 (le la terrine commune. La distance est d'un empan et au delà. Ce n'est pas assez. Le voisinage allume bien- tôt de féroces jalousies entre ces intolérantes, obligées de vivre à l'écart l'une de l'autre pour se faire un suffi- sant domaine de chasse. Un matin, je surprends les deux commères en que- relle à la surface du sol. La vaincue gît sur le dos; la victorieuse, ventre contre ventre avec son adversaire, l'étreint des pattes, l'immobilise. Des deux parts, les crocs venimeux sont ouverts, prêts à mordre sans l'o- ser encore, tant ils sont redoutables pour l'une comme pour l'autre. Après une assez longue attente avec sim- ple échange de menaces, la plus vigoureuse, celle qui occupe le dessus, ferme sa machine de mort et broie la tète de la gisante. Puis, tranquillement, par petites bouchées, elle mange la défunte. Or, tandis que la mère est dévorée, que font les petits? Aisément consolables, insoucieux de la scène atroce, ils montent sur le dos de la victorieuse et pai- siblement s'y installent, pêle-mêle avec la famille légi- time. L'ogresse ne s'y oppose, les admet comme siens. Elle fait ripaille de la mère, elle donne asile aux or- phelins. Ajoutons que, de longs mois encore, jusqu'à l'éman- cipation finale, elle les portera sans les distinguer des siens. Désormais les deux familles, si tragiquement réunies, n'en feront plus qu'une. On voit combien il serait déplacé de faire intervenir ici l'amour maternel et ses tendresses. La Lycose nourrit-elle au moins les petits qui pen- dant sept mois lui grouillent sur le dos? Les convie- t-elle quand elle a fait capture? Je l'ai cru tout d'abord, 32 SOUVEMRS E.M'OMO LOGIQ L" ES et, désireux d'assister aux agapes familiales, j'ai mis une attention spéciale à surveiller les mères au moment du manger. Le plus souvent la consommation se fait dans le terrier, à l'abri des regards; mais il arrive aussi que la pièce est mangée en plein air, sur le seuil de la demeure. D'ailleurs il est aisé d'élever la Lycose et sa famille sous cloche en toile métallique, avec couche de terre oi^i la captive ne s'avisera jamais de creuser un puits, pareil travail n'étant plus de saison. Tout se passe alors à découvert. Eh bien, tandis que la mère mâche, remâche, ex- prime et déglutit, les jeunes ne bougent de leur cam- pement sur le dos. Pas un ne quitte sa place, ne fait mine de vouloir descendre pour prendre part à la réfec- tion. Du côté de la mère, non plus, aucune invitation à venir se sustenter, aucun relief mis en réserve pour eux. Elle se repaît, et les autres regardent, ou plutôt sont indifférents à ce qui se passe. Leur parfaite quié- tude pendant la ripaille de la Lycose certifie, chez eux, un estomac sans besoins. Avec quoi sont-ils donc substantés pendant leurs sept mois d'éducation sur le dos maternel? L'idée vient d'exsudations fournies par le corps de la porteuse; les jeunes se nourriraient de leur mère à la façon d'une vermine parasite et l'épuiseraieat petit à petit. Abandonnons cette idée. Jamais on ne les voit appli- quer la bouche sur la peau qui devrait être pour eux une sorte de mamelle. D'autre part, la Lycose, loin de s'épuiser et dépérir, se maintient en parfait embonpoint. A la fin de l'éducation, elle est aussi bedonnante que jamais. Elle n'a pas perdu, tant s'en faut; au contraire, elle a gagné; elle a acquis de quoi procréer, l'été suivant, LA LYCOSE DE NAIIBON.XE 33 une autre famille aussi populeuse que celle d'aujour- d'hui. Encore une fois, de quoi se sustentent les petits? Pour suffire aux dépenses vitales de la bestiole, on n'ose songer à des réserves venues de l'œuf, surtout quand ces réserves, si voisines de rien, doivent s'éco- nomiser en vue de la soie, matière d'importance capi- tale, dont il se fera tantôt copieux usage. Autre chose doit être en jeu dans l'activité de l'animalcule. Avec l'inertie se comprendrait l'abstinence totale : l'immobilité n'est pas la vie. Mais les jeunes Lycoses, bien que d'habitude tranquilles sur le dos de la mère, ne cessent d'être prêtes au mouvement et à la rapide escalade. Tombées de la voiture maternelle, vite elles se relèvent, vite elles grimpent le long d'une patte et remontent là-haut. C'est superbe de prestesse et d'ani- mation. Et puis, une fois en place, il faut conserver dans l'amas un équilibre stable; il faut tendre et raidir ses petits membres pour se maintenir accrochée aux voi- sines. En réalité, de repos complet, il n'y en a pas pour elles. Or la physiologie nous dit : pas une fibre ne travaille sans une dépense d'énergie. Assimilable, dans une large mesure, aux machines de notre industrie, l'animal exige, d'une part, la rénovation de son organisme usé par l'exercice, d'autre part, l'entretien de la chaleur transformée en mouvement. On peut le comparer à la locomotive. En travaillant, la bête de fer détériore par degrés ses pistons, ses biel- les, ses roues, ses tubes de chauffe, qu'il faut, de temps en temps, remettre en bon état. Le fondeur et le chau- 3 34 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES dronnier la restaurent, lui servent, eu quelque sorte, Valiment plastique, l'aliment qui s'incorpore à Ten- semble et fait partie du tout. Mais serait-elle récemment sortie des ateliers de construction, elle est encore inerte. Pour devenir apte à se mouvoir, il faut que le chauffeur lui fournisse Valiment énergétique, c'est-à-dire lui allume quelques pelletées de houille dans le ventre. De cette chaleur se fera travail mécanique. Ainsi de l'animal. Comme rien ne se fait avec rien, l'œuf fournit d'abord les matériaux du nouveau-né ; puis des aliments plastiques, chaudronniers des êtres vivants, accroissent le corps jusqu'à certaines limites et le remettent à neuf à mesure qu'il s'use. En môme temps, sans discontinuer, fonctionne le chauffeur. Le combustible, source de l'énergie, ne fait dans l'orga- nisme qu'une station temporaire; il s'y consume et fournit la chaleur, d'où dérive le mouvement. La vie est un foyer. Chauffée par son manger, la machine ani- male se meut, chemine, s'élance, bondit, nage, vole, met en branle de mille manières son outillage de loco- motion. Revenons aux jeunes Lycoses. Jusqu'à l'époque de leur émancipation, elles ne prennent aucun accrois- sement. Telles je les voyais naissantes, telles je les retrouve sept mois après. L'œuf a fourni les matériaux nécessaires à leur minuscule charpente; et comme, pour le moment, les pertes de substance usée sont excessi- vement réduites , nulles même , un surplus d'aliments plastiques est inutile tant que la bestiole ne grandira pas. Sous ce rapport, l'abstinence prolongée n'offre aucune difficulté. Mais il reste l'aliment énergétique, LA LVGOSE DE NARBONNE 35 indispensable, car la petite Lycose se meut, et très acti^ vement, lorsqu'il le faut. D'où ferons-nous dériver la chaleur dépensée dans l'action, lorsque l'animal ne prend absolument aucune nourriture? Un soupçon se présente. On se dit : sans être la vie, la machine est plus que matière, car l'homme y a mis un peu de son âme. Or la bête de fer, consommant sa ration de houille, broute en réalité l'antique frondaison des fougères arborescentes, où s'est accumulée l'éner- gie du soleil. Les bêtes de chair et d'os ne font pas autrement. Qu'elles se dévorent entre elles ou qu'elles prélèvent tribut sur la plante, c'est toujours par le stimulant de la chaleur solaire qu'elles s'animent, chaleur emmaga- sinée dans l'herbe, le fruit, la semence et ceux qui s'en nourrissent. Le soleil, âme du monde, est le souverain dispensateur de l'énergie. Au lieu d'être servie par l'intermédiaire de l'aliment et de passer par l'ignominieux détour de la chimie intestinale, cette énergie solaire ne pourrait-elle péné- trer directement l'animal et le charger d'activité, de même que la pile charge de force un accumulateur? Pourquoi ne pas se sustenter de soleil lorsque, en der- nière analyse, nous ne trouvons pas autre chose dans la grappe et le fruit mangés? La chimie, audacieuse révolutionnaire, nous promet la synthèse des substances alimentaires. A la ferme succédera l'usine. Pourquoi la physique n'intervien- drait-elle pas, elle aussi? Elle abandonnerait aux cor- nues la préparation de l'élément plastique; elle se réserverait l'aliment énergétique, qui, ramené à son exacte expression, cesse d'être matière. A l'aide d'in- 36 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES génieux appareils, elle nous infuserait notre ration d'énergie solaire, dépensée après en mouvement. Où se remonterait la machine sans le secours, souvent péni- ble, de l'estomac et de ses annexes? Ah ! le délicieux monde, oîi l'on déjeunerait d'un rayon de soleil ! Est-ce rêverie? est-ce prévision d'une lointaine réa- lité? Sur la possibilité de ce problème, l'un des plus hauts que la science puisse agiter, écoutons d'abord le témoignage des jeunes Lycoses. Sept mois durant, sans aucune nourriture matérielle, elles dépensent de la force en mouvements. Pour re- monter le mécanisme de leurs muscles, elles se restau- rent directement de chaleur et de lumière. A l'époque où la sacoche des œufs lui traînait au bout du ventre, la mère, aux meilleurs moments de la journée, venait présenter sa pilule au soleil. Des deux pattes d'arrière, elle l'exhaussait hors du terrier, en pleine clarté; dou- cement elle la tournait, la retournait, afin que chaque face reçût sa part de la vivifiante radiation. Or ce bain de vie, qui a donné l'éveil aux 'germes, maintenant se continue pour maintenir actifs les tendres nouveau-nés. Chaque jour, si le ciel est clair, la Lycose, chargée de ses petits, remonte du fond du terrier, s'accoude à la margelle et de longues heures stationne au soleil. Là, sur l'échiné maternelle, les jeunes délicieusement s'é- tirent, se saturent de chaleur, se chargent de réserves motrices, s'imprègnent d'énergie. Ils sont immobiles, mais pour peu que je souffle sur eux, vivement ils trépignent comme au passage d'un ouragan. A la hâte ils se dispersent, à la hâte ils se rassemblent, preuve que, sans aliment matériel, la machinette animale est toujours sous pression , apte à LA LYCOSE DE NARBONNE 3^ fonctionner. Quand l'ombre vient, mère et fils redes- cendent, rassasiés d'effluves solaires. Le banquet éner- gétique au restaurant du soleil est terminé pour au- jourd'hui. Même en hiver, si l'atmosphère est clémente, tous les jours on recommence de la sorte, jusqu'à l'é- mancipation suivie des premières bouchées. m LA lACOSE DE NARBON>E. l'iNSTINCT DE L ESCALADE Le mois de mars finit, et, par un temps superbe, aux heures les plus chaudes de la matinée, le départ des jeunes commence. Chargée de sa marmaille, la mère Lycose est hors du terrier, accroupie sur le parapet de l'embouchure. Comme indifférente à ce qui se passe, elle laisse faire, sans encouragement et sans regret. S'en va qui veut, reste qui veut. Maintenant les uns, maintenant les autres, à mesure qu'ils se sentent saturés de soleil, les petits quittent la mère par escouades, trottinent un moment sur le sol, puis gagnent vite le treillis de la cloche, qu'ils escala- dent avec une singulière ardeur. Ils passent à travers les mailles, ils grimpent là-haut tout au sommet de l'acropole. Sans exception aucune, tous se portent dans les hauteurs, au lieu d'errer sur le sol, comme il était rationnel de s'y attendre d'après les habitudes éminem- ment terrestres des Lycoses; tous gravissent le dôme, manœuvre étrange dont je ne soupçonne pas encore l'utilité. L'éveil m'est donné par l'anneau vertical terminant la cloche. Les jeunes y accourent. C'est pour eux un portique de gymnase. Dans son ouverture, ils tendent des fils; ils en disposent d'autres allant de l'anneau LA LYCOSE DE NARBONNE 39 aux points voisins du treillis. Sur ces passerelles, ils font des exercices de voltige en des allées et des venues interminables. Les mignonnes pattes de temps en temps s'ouvrent, s'étalent comme pour atteindre des points plus éloignés. Je soupçonne enfin des acrobates désireux de hauteurs supérieures à celles du dôme. Je surmonte le treillis d'un rameau qui double la hauteur accessible. La remuante compagnie à la hâte y grimpe ; elle atteint l'extrémité des plus hautes ramil- les, et de là laisse flotter des fils qui prennent adhésion sur les objets du voisinage. Voilà autant de ponts sus- pendus; mes bestioles prestement y cheminent, sans cesse allant et revenant. On dirait qu'elles désirent monter plus haut. Je vais vous satisfaire. Un roseau de trois mètres d'élévation est garni tout au long de menues ramilles. Il surmonte la cloche. Les petites Lycoses y grimpent, jusqu'à la cime. Là des fils plus longs sont tirés de la corderie, tantôt flottants, tantôt convertis en ponts par le simple contact de leur bout libre avec les appuis d'alentour. Les funambules s'y engagent. Cela forme des guirlandes que le moindre souffle d'air balance mollement. Le fil étant invisible quand il ne se trouve pas entre le regard et le soleil, on dirait des files de moucherons se trémoussant en un ballet aérien. Puis soudain, tiraillée par les agitations de l'air, la subtile amarre se rompt, s'envole dans l'espace. Voilà les émigrants partis, appendus à leur fil. Si le vent est propice, ils peuvent atterrir à de grandes distances. Une semaine ou deux, en bandes plus ou moins nom- breuses suivant la température et réclat de la journée, ainsi se continue le départ. Si le ciel est gris, nul ne 1 40 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES songe à s'en aller. Il faut aux partants les caresses du soleil, qui donnent animation et vigueur. Enfin toute la famille a disparu, transportée au loin par les véhicules funiculaires. La mère est seule. La privation de ses fils ne semble guère la chagriner. Elle a le coloris et l'embonpoint habituels, signe que les fatigues maternelles ne lui ont pas été trop lourdes. Je lui reconnais aussi plus de ferveur à la chasse. Chargée de sa famille, elle était d'une remarquable sobriété, n'acceptant qu'avec beaucoup de réserve le gibier mis à sa disposition. Le froid de la saison s'op- posait peut-être aux copieuses réfections; peut-être aussi le faix des petits gênait ses mouvements et la rendait plus réservée dans l'attaque de la proie. Aujourd'hui, ragaillardie par le beau temps et libre d'allures, elle accourt du fond de son repaire toutes les fois que je fais bruire une pièce de son goût à l'entrée du terrier ; elle vient prendre au bout de mes doigts le savoureux Criquet, la corpulente Anoxie, et cela se répète chaque jour si mes soins en ont le loisir. Après la sobriété hiémale, le temps est venu des plantureuses ripailles. Cet appétit nous apprend que la bête n'est pas près de mourir ; on ne festoie pas de la sorte avec un esto- mac défaillant. Mes pensionnaires entrent, en pleine vigueur, dans leur quatrième année. L'hiver, aux champs, je trouvais portant leurs petits des mères de grande taille et d'autres presque de moitié moindres. L'ensemble représentait donc une triple filiation. Et maintenant voici que, dans mes terrines, après le dé- part de la famille, les vieilles matrones persistent, aussi robustes que jamais. Toutes les apparences le disent : LA LYCOSE DE NAURONNE 41 devenues bisaïeules, elles se maintiennent aptes à procréer. Les faits répondent à ces prévisions. Septembre re- venu, mes captives traînent une sacoche aussi volumi- neuse que celle de l'an passé. Longtemps, même alors que les autres pontes sont écloses depuis quelques semaines, elles viennent chaque jour, sur le seuil du terrier, présenter leurs pilules à l'incubation du soleil. Leur persévérance n'aboutit pas ; rien ne sort de la bourse de satin. Rien n'y bouge. Pourquoi ? Parce que, dans la captivité de mes cloches, les œufs n'ont pas eu de père. Lassées d'attendre et reconnais- sant enfin la stérilité de leur produit, elles repoussent le sac aux œufs hors du terrier et plus ne s'en occupent. Au retour du printemps, alors que la famille, dévelop- pée suivant les règles, aurait été émancipée, enfin elles périssent. Mieux que le Scarabée sacré, son voisin, la puissante Araignée des garrigues connaît donc la lon- gévité patriarcale ; à tout le moins, elle vit cinq années. Laissons les mères à leurs affaires et revenons aux jeunes. Ce n'est pas sans quelque surprise que l'on voit les petites Lycoses, dès les premiers moments de l'é mancipation, se hâter de gagner les hauteurs. Destinées à vivre à la surface du sol, parmi les courts gazons, ensuite domiciliées dans un puits, demeure perma- nente, les voici qui débutent en passionnés acrobates. Avant les bas niveaux, leur séjour réglementaire, il leur faut les hauts lieux. Monter plus haut, plus haut encore, est leur premier besoin. Avec un mât de trois mètres d'élévation et con- venablement embroussaillé pour faciliter l'escalade, je n'ai pas atteint, paraît-il, les limites de leur instinct 42 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQ CES ascensionnel. Tout à la cime sont des accourues qui, gesticulant des pattes, interrogent l'étendue comme pour saisir des brindilles supérieures. Il convient de recommencer, et dans des conditions meilleures. Si la Lycose de Narbonne, dans sa propension mo- mentanée vers les liauteurs, est plus intéressante (ju'une autre Aranéide à cause de sa demeure habituelle, le sous -sol, elle est aussi d'essaimage moins frappant, parce que les jeunes, loin d'émigrer tous à la fois, quittent la mère à des époques différentes et par petites escouades. Le spectacle sera plus beau avec la triviale Araignée des jardins, l'Epeire diadème [Epeira dia- dema, Lin. ), décorée sur le dos d'une triple croix blanche. Elle fait sa ponte en novembre et meurt aux pre- miers froids. La longévité de la Lycose lui est refusée. Sortie de la sacoche natale au début du printemps, elle ne voit jamais le printemps suivant. Cette sacoche, récipient des œufs, n'a rien de l'industrieuse structure que nous ont fait admirer l'Épeire fasciée et l'Épeire soyeuse. Ici, plus de configuration en gracieux aérostat ou bien en paraboloïde étoile à la base; plus d'étoffe en satin, tenace, imperméable; plus d'édredon pareil à une fumée rousse; plus de tonnelet central oii les œufs sont encaqués. L'art des tissus robustes et des enceintes multiples est inconnu. L'œuvre de l'Epeire diadème est une pilule de soie blanche, travaillée en feutre lâche, que les nouveau- nés pourront aisément traverser, sans le secours de la mère, morte depuis longtemps, et sans la ressource d'une déhiscence spéciale se déclarant à l'heure vou- lue. Sa grosseur est à peu près celle d'un médiocre pruneau. LA LYCOSE DE NARHONNE 43 D'après sa structure, on peut juger de son motle de fabrication. Comme la Lycose, que le volume précé- dent nous a montrée à Fouvrage dans une de mes ter- rines, l'Épeire diadème, sur Fappui de quelques fils tendus entre les objets voisins, construit d'abord une soucoupe de peu de profondeur et suffisamment épaisse pour n'avoir pas besoin de retouches ultérieures. La manœuvre se devine. D'une oscillation régulière, le bout du ventre descend et monte, monte et descend, tandis que l'ouvrière se déplace un peu. Chaque fois, les filières appliquent un bout de fil sur le molleton déjà fait. Lorsque l'épaisseur convenable est obtenue, la pon- deuse, en un flux continu, vide ses ovaires au centre de l'écuelle. Agglutinés entre eux par leur moiteur, les œufs, d'un beau jaune orangé, forment un amas glo- bulaire. Le travail des filières reprend. Le globe de germes se recouvre d'une calotte soyeuse, confectionnée de la même façon que la soucoupe. Les deux moitiés de l'ouvrage sont si bien assemblées que le tout forme une sphère d'une seule pièce. Versées dans l'industrie des tissus imperméables, l'Épeire fasciée et l'Epeire soyeuse disposent leurs pontes en haut lieu, sur des broussailles, sans aucun abri. La forte étoffe des sacoches suffit à protéger les œufs contre l'inclémence de l'hiver, contre l'humidité surtout. Pour la sienne, enveloppée d'un feutre non hydrofuge, l'Épeire diadème a besoin d'un réduit. Dans un tas de pierrailles bien exposé au soleil, il lui arrive de faire choix de quelque large bloc qui servira de toi- ture. Là-dessous elle loge sa pilule, en compagnie de l'Escargot hibernant. 44 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Plus souvent encore, elle préfère l'épais fouillis d'une broussailie naine, s'élevant à peine d'un empan et con- servant son feuillage en hiver. Faute de mieux, une touffe de gazon lui suffit. Quelle que soit la cachette, le sac aux œufs est toujours près de terre et dissimulé du mieux possible au milieu des ramilles environnantes. Sauf le cas de la toiture fournie par une large pierre, on voit que l'emplacement adopté ne répond guère aux besoins d'une hygiène bien entendue. L'Epeire paraît s'en rendre compte. Gomme supplément de protection, même sous une pierre, elle ne manque pas de donner à sa ponte une toiture de chaume. Avec des brins de fines graminées sèches, cimentées d'un peu de soie, elle lui bâtit un couvert. L'habitacle des œufs devient une paillotte. Au bord d'un sentier de l'enclos, dans des touffes de santoline, la bonne fortune me vaut deux nids de l'E- peire diadème. Voilà bien ce que réclament mes pro- jets. La trouvaille vient d'autant mieux à propos que l'époque de l'exode s'approche. Deux bambous sont préparés, hauts de cinq mètres environ et garnis dans toute leur longueur de menus bouquets de broussailles. L'un est implanté verticale- ment dans la touffe de santoline, tout à côté du pre- mier nid. Je dénude un peu le voisinage, dont la vé- gétation touffue pourrait, à la faveur de quelques fils amenés par le vent, détourner les émigrants de la voie que je leur ai préparée. Je dresse l'autre bambou au milieu de la cour, en plein isolement, à quelques pas de tout appui. Le second nid, déplacé tel quel avec son entourage de santoline, est fixé à la base de la haute quenouille buissonneuse. LA LVCOSE DE NARBONNE 4;) Les événements attendus ne tardent guère. Dans la première quinzaine de mai, un peu plus tôt pour l'une, un peu plus tard pour l'autre, les deux familles, grati- fiées d'un bambou d'ascension, émergent de leurs sa- coches. La sortie n'a rien de remarquable. L'enceinte à traverser est un lacis très lâche où s'insinuent les sortants, débiles bestioles d'un jaune orangé avec tache noire triangulaire sur le croupion. Une matinée suffit à l'apparition de toute la famille. A mesure, les libérés grimpent aux ramuscules voi- sins, les escaladent et y tendent quelques fils. Bientôt ils se rassemblent en un groupe serré, de forme glo- buleuse et de la grosseur d'une noix. Ils s'y tiennent immobiles. La tête plongée dans l'amas, l'arrière au dehors, doucement ils somnolent, ils se mûrissent aux caresses du soleil. Riches d'un fil dans le ventre pour tout avoir, ils se préparent à la dispersion dans le vaste monde. Du choc d'une paille , provoquons un émoi dans l'assemblée pilulaire. A l'instant tous s'éveillent. Le groupe mollement se dilate, se diffuse, comme mis en branle par une impulsion centrifuge; il devient un orbe transparent où mille et mille petites pattes se tré- moussent, tandis que des fils sont tendus sur le trajet. De l'ensemble du travail résulte un voile subtil qui englobe la famille étalée. C'est alors une gracieuse nébuleuse où, sur le fond opalescent de la tenture, les animalcules brillent en points stellaires orangés. Cet état de dispersion, bien que durant de longues heures, n'est que temporaire. Si l'air fraîchit, si la pluie menace, le groupe globulaire promptement se reforme. C'est là moyen de protection. Le lendemain d'une 46 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES averse, je trouve, sur l'un et l'autre bambou, les deux familles en aussi bon état que la veille. Le voile de soie et le groupement en pilule les ont assez bien défendues de l'ondée. De même, surpris dans les champs par l'o- rage, les moutons se rassemblent, se serrent l'un contre l'autre et de leurs échines font rempart commun. Par un temps calme et radieux, le rassemblement en amas pilulaire est de règle aussi après les fatigues de la matinée. Dans l'après-midi, les ascensionnistes se réunissent en un point plus élevé, s'y tissent une large tente coniqne dont le sommet est le bout d'une ra- mille, et, serrés en peloton compact, ils y passent la nuit. Le lendemain, la chaleur revenue, l'escalade reprend par longs chapelets, suivant des cordages dont quelques explorateurs ont jeté les fondations et que les survenants augmentent de leur ouvrage. Chaque soir rassemblés en troupeau globulaire et abrités sous une nouvelle tente, chaque matin, aux heures d'un soleil non encore trop chaud, ainsi, pendant trois ou quatre jours, mes petits émigrants s'élèvent, étage par étage, sur l'un et l'autre bambou. Ils par- viennent à la cime, à cinq mètres d'élévation. L'esca- lade finit faute d'appui. Dans les conditions habituelles, l'ascension serait plus brève. Les jeunes Epeires ont à leur service les buissons, les broussailles, où de tous côtés se trouvent des appuis pour les fils ondulant au gré des remous de l'air. Avec ces ponts funiculaires jetés à travers l'éten- due, la dispersion est des plus aisées. Chaque émigrant part à son heure et voyage comme il lui convient. Mes artifices ont quelque peu changé ces conditions. Mes deux mâts broussailleux sont éloignés des arbustes LA LYCOSE DE NARBONNE 47 environnants, celui surtout que j'ai planté au milieu de la cour. Des ponts sont impossibles, caries fils livrés à l'air ne sont pas assez longs. Pressés de s'en aller, les acrobates montent donc toujours, jamais ne redes- cendent, invités à chercher dans une station supérieure ce qu'ils n'ont pas obtenu dans la station d'en bas. La cime de mes deux bambous n'est probablement pas la limite de ce que mes fervents grimpeurs sont capables d'atteindre. Nous allons voir tout à l'heure le but de cette pro- pension à monter, instinct bien remarquable déjà chez les Épeires, qui, pour domaine, ont les médiocres broussailles où se tendent leurs filets; instinct plus sin- gulier encore chez la Lycose, qui, hors du moment oii se quitte l'échiné maternelle, n'abandonne jamais le sol, et se montre dès ses premières heures aussi passionnée des hauteurs que le sont les jeunes Épeires. Considérons en particulier la Lycose. En elle, au moment de l'exode, un instinct soudain surgit, qui disparaît sans retour, avec la même promptitude, quel- ques heures après. C'est l'instinct de l'escalade, inconnu de l'adulte et bientôt oublié de la jeune émancipée des- tmée à vagabonder longtemps à terre, sans domicile. Ni l'une ni l'autre ne s'avise de monter à la cime d'un gramen. L'adulte chasse à l'alfCit, s'embusque dans sa tour; la jeune chasse à courre à travers les maigres gazons. Dans les deux cas, pas de filet, et de la sorte nul besoin de points d'attache élevés. Quitter le sol et gravir les hauteurs leur est interdit. Or, voici que la petite Lycose, désireuse de s'en aller du manoir maternel et de voyager au loin par les moyens les moins pénibles et les plus rapides, devient 48 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES tout à coup ardente ascensionniste. Fougueusement elle escalade le treillis de la cloche où elle est née, à la hâte elle grimpe au sommet du long mât que je lui ai pré- paré. De môme elle se porterait à la cime des brous- sailles de sa garrigue. Son but, nous Fentrevoyons. De là-haut, ayant au- dessous d'elle un large espace, elle laisse flotter un fil qui, saisi par lèvent, l'emporte suspendue. Nous avons nos aérostats, elle a son véhicule aérien. Le voyage accompli, plus rien ne reste de cette ingénieuse indus- trie. Soudainement venu à l'heure requise, Finstinct de l'escalade non moins soudainement disparait. IV L EXODE DES ARAIGNÉES Une fois mûres clans leurs fruits, les graines sont disséminées, c'est-à-dire dispersées à la surface du sol, pour germer en des points encore inoccupés et peupler les étendues où se trouvent réalisées les conditions fa- vorables. Parmi les décombres, au bord des chemins, vient une cucurbitacée, l'Ecbalium élastique, vulgairement Con- combre d'âne, dont les fruits, âpres et petits concom- bres d'une amertume extrême, ont la grosseur d'une datte. A la maturité, la chair centrale se résout en un liquide dans lequel nagent les semences. Comprimé par la paroi élastique du fruit, ce liquide presse sur la base du pédoncule, qui, peu à peu refoulé en dehors, cède à la manière d'un tampon, se désarticule et laisse libre un orifice par où brusquement s'élance un jet de graines et de pulpe tluide. Lorsque d'une main novice on ébranle la plante chargée de fruits jaunis par un soleil ardent, ce n'est jamais sans une certaine émotion que l'on entend bruire dans le feuillage et que l'on reçoit à la figure la mitraille du concombre. Les fruits de la Balsamine des jardins, pour peu qu'on les touche lorsqu'ils sont mûrs, se partagent brusque- ment en cinq valves charnues, qui s'enroulent sur elles- 50 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES mômes et projettent au loin leurs semences. Le nom botanique d'Impatiente, que l'on donne à la Balsamine, fait allusion à cette soudaine déliiscence des capsules, qui ne peuvent, sans éclater, supporter l'attouchement. Dans les lieux humides et ombragés des forets, se trouve une plante de la môme famille qui, pour des motifs semblables, porte le nom plus expressif encore d'Impatiente ne me touchez pas. La capsule de la Pensée s'étale en trois valves, creu- sées en nacelle et chargées au milieu d'une double rangée de graines. Par la dessiccation, les bords de ces valves se recroquevillent, pressent sur les graines et les expulsent. Les semences légères, celles des Composées surtout, ont des appareils aérostatiques, aigrettes, volants, pa- naches, qui les soutiennent dans l'air et leur permettent de lointains voyages. C'est ainsi qu'au moindre souffle les semences du Pissenlit, surmontées d'une aigrette plumeuse, s'envolent de leur réceptacle desséché et flottent mollement dans l'atmosphère. Après l'aigrette, l'aile est l'appareil le plus favorable à la dissémination par les vents. A la faveur de leur re- bord membraneux, qui les fait ressembler à de minces écailles, les semences de la Giroflée jaune atteignent les hautes corniches des édifices, les fentes des rochers inaccessibles, les crevasses des vieux murs, et germent dans le peu de terre legs des mousses qui les ont pré- cédées. Les samares de l'Orme, formées d'un large et léger volant au centre duquel est enchâssée la graine; celles de l'Érable, associées deux par deux et figurant les ailes déployées d'un oiseau; celles du Frêne, taillées comme L'EXODE DES ARAIGNÉES 51 la palette d'un aviron, accomplissent, chassées par la tempête, les plus lointaines migrations. Or, comme la plante, l'insecte a, lui aussi, parfois des appareils de voyage, des moyens de dissémination, qui permettent aux familles nombreuses de se disperser rapidement dans la campagne, afin que chacun, sans nuire à ses voisins, ait son domaine au soleil; et ces appareils, ces méthodes, luttent d'ingéniosité avec la samare de l'Orme, l'aigrette des Pissenlits, la catapulte du Concombre d'àne. Considérons en particulier les Epeirés, superbes araignées qui, pour capturer leur proie, tendent verti- calement, d'un buisson à l'autre, de grandes nappes à mailles, rappelant celle de l'oiseleur. La plus remar- quable de ma région est l'Epeire fasciée [Ep'eira fas- ciata, Walck.), si joliment ceinturée de jaune, de noir et de blanc argenté. Son nid, gracieuse merveille, est une sacoche de satin, en forme de mignonne poire. Le col de l'objet se termine par une embouchure concave dans laquelle est enchâssé un opercule également en satin. Des rubans bruns, capricieux méridiens, ornent la pièce d'un pôle à l'autre. Ouvrons le nid. Qu'y trouvons-nous? Nous l'avons déjà vu dans le précédent volume; répétons-le. Sous l'enveloppe générale, aussi tenace que nos tissus, et de plus parfaitement imperméable, est un édredon roux d'exquise finesse, une bourre soyeuse rappelant un tlocon de fumée. Nulle part les tendresses maternelles ne préparent couchette aussi moelleuse. Au centre de ce doux amas est suspendue une fine bourse de soie ayant la forme d'un dé à coudre, et fer- mée d'un couvercle mobile. Là sont enfermés les œufs, 52 SOUVENIRS ENTOMOLO GIQUES d'un beau jaune orangé et au nombre d'un demi-mil- lier environ. Tout bien considéré, le gracieux édifice n'est-il pas un fruit animal, un coffret à germes, une capsule com- parable à celle des végétaux? Seulement la sacoche de l'Épeire, au lieu de semences, contient des œufs. La dif- férence est plus apparente que réelle, car œuf et graine c'est tout un. Comment se fera la déhiscence de ce fruit animé, qu'achève de mûrir la chaleur aimée des Cigales? Com- ment surtout s'opérera la dissémination? Ils sont là des centaines et des centaines. Il faut se séparer, s'en aller au loin, s'isoler chacun dans un poste oii ne soit pas trop à craindre la concurrence entre voisins. De quelle manière vont-ils s'y prendre pour cette lointaine exode, eux les chétifs, trottant très menu? La première réponse m'est donnée par une autre Épeire, bien plus précoce, dont je trouve la famille, au commencement de mai, sur un Yucca de l'enclos. La plante a fleuri l'an passé. Sa hampe florale, bien ra- meuse et haute d'un mètre, est encore en place, toute desséchée. Sur les feuilles vertes, en lame d'épée, grouillent deux familles récemment écloses. Les me- nues bestioles sont d'un jaune terne, avec une tache triangulaire noire sur le croupion. Plus tard, la triple croix blanche, ornement du dos, m'indiquera que ma trouvaille se rapporte à l'Épeire porte-croix ou diadème [Ejjeira diadema, Walck,). Le soleil venu en ce point de l'enclos, l'un des deux groupes est en grand émoi. Agiles acrobates, les petites Araignées grimpent, maintenant l'une, maintenant l'autre, et atteignent le sommet de la hampe. Là, L'EXODE DES ARAIGNÉES o3 marches et contremarches, tumulte et confusion, car le vent souffle un peu et met le désordre dans le trou- peau. Je ne vois pas bien les manœuvres suivies. De la cime de la hampe, elles partent de moment en moment, une par une; elles s'élancent d'un brusque essor; elles s'envolent, pour ainsi dire. On les dirait douées des ailes du moucheron. Tout aussitôt elles disparaissent à ma vue. Rien à mes regards n'explique cette étrange envolée, car l'ob- servation précise est impraticable dans le tumulte du plein air. Il faut ici tranquille atmosphère et le calme de mon cabinet. Avec une large boîte aussitôt refermée, je cueille la famille et je l'installe dans le laboratoire aux botes, sur une petite table, en face de la fenêtre ouverte, à deux pas de distance. Averti par ce que je viens de voir de leur propension à se porter sur les hauteurs, je donne à mes sujets, comme mât ascensionnel, un faisceau de brindilles d'une coudée d'élévation. Toute la bande se hâte d'y grimper et d'en atteindre la cime. En peu d'instants, nul ne manque au groupement dans le haut. L'avenir nous apprendra le motif de cet assemblage sur les points saillants des broussailles. Maintenant les petites Araignées filent de-ci, de-là, à l'aventure; elles montent, descendent, reviennent sur leurs pas. Ainsi se tisse un léger voile de fils divergents, une nappe anguleuse qui pour sommet a l'extrémité du rameau, et pour base le bord de la table, sur une largeur d'une paire d'empans. Ce voile est le champ de manœuvre, l'atelier où se font les préparatifs du dé- part. Là courent empressées les humbles créatures, allant 54 SOUVENIRS EiNTOMOLOGIQUES et revenant infatigables. Visitées du soleil, elles devien- nent des points brillants et forment sur le fond laiteux de la toile une sorte de constellation, image des points recules du ciel où le télescope nous montre les infinis fourmillements d'étoiles. L'immensément petit et l'im" mensément grand sont d'aspect semblable. C'est une affaire de distance. Mais la nébuleuse animée ne se compose pas d'étoiles fixes; les points en sont, au contraire, dans un mouve- ment continuel. Les jeunes Araignées ne cessent de se déplacer sur leur nappe. Beaucoup se laissent choir, appendues au bout d'un fil que le poids de la précipi- tée soutire des filières. Puis rapidement elles remon- tent le long du môme fil, qu'elles empaquettent à me- sure en écheveau et qu'elles allongent par de nouvelles chutes. D'autres se bornent à courir sur la nappe et me font l'effet aussi de travailler à un paquet de cor- dages. Le fil, en effet, ne s'écoule pas de la filière; il en est lire par un certain effort. C'est une extraction, et non une émission. Pour obtenir sa cordelette, l'Araignée doit se déplacer et tirer à elle, soit par la chute, soit par la marche, de même que le cordier recule en ou- vrageant sa filasse. L'activité déployée maintenant sur la nappe de manœuvre est le préparatif de la pro- chaine dispersion. Les voyageuses font leurs paquets. Voici que bientôt, entre la table et la fenêtre ouverte, quelques Epeires prestement trottinent. Elles courent dans l'air. Mais sur quoi? Si l'incidence du jour est propice, je parviens à voir par moments, on arrière de la bestiole, un fil semblable à un trait de lumière, qui paraît un instant, tlamboie, disparaît. En arrière donc L'EXODE DES ARAIGNEES 55 une amarre, tout juste perceptible avec une grande attention; mais en avant, vers la fenêtre, rien de vi- sible. En vain j'examine dessus, dessous, de côté; en vain je varie Tincidence du regard, je ne parviens à distin- guer un appui sur lequel cheminerait l'animalcule. La bestiole, dirait-on, rame dans le vide. Elle donne l'idée d'un oiselet qui, lié par la patte avec un fil, s'élance- rait en avant. Mais ici l'apparence est trompeuse : l'essor est im- possible ; il faut nécessairement à l'Araignée un pont pour franchir l'étendue. Ce pont que je ne vois pas, je peux du moins le ruiner. D'un coup de baguette, je fends l'air en avant de l'Aranéide qui s'achemine vers la fenêtre. Il n'en faut pas davantage : aussitôt la bes- tiole cesse d'avancer, retombe. La passerelle invisible est rompue. Mon fils, le jeune Paul, qui m'assiste, est ébahi de ce coup de baguette magique, car lui non plus, avec ses yeux tout neufs, ne parvient pas à voir en avant un appui où puisse s'engager la petite Araignée. En arrière, au contraire, un fil est perceptible. Cette différence s'explique aisément. Toute Araignée quiche- mine file en même temps un cordon de sûreté qui sau- vegardera la funambule d'une chute toujours possible. En arrière, le fil se double donc et devient de la sorte visible; en avant, il est encore simple et ne peut guère être perçu. Cette passerelle invisible, la bête évidemment ne la lance pas; elle est entraînée et déroulée par un souffle d'air. Riche d'un pareil cordon, l'Épeire le laisse flot- ter, et le vent, si faible soit-il, l'entraîne, le dévide. 50 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Ainsi monte et se déroule la volute de fumée venue du fourneau d'une pipe. Que ce fil flottant vienne à toucher un objet quel- conque du voisinage, cela suffit pour l'y fixer. Le pont suspendu est jeté, l'Aranéide peut se mettre en marche. Les Indiens de l'Amérique du Sud traversent, dit-on, les abîmes des Cordillères sur des escarpolettes de lia- nes; la petite Araignée franchit le vide sur l'invisible et l'impondérable. Mais pour transporter ailleurs le bout du fil flottant, il faut un courant d'air. Actuellement ce courant est établi entre la porte de mon cabinet et la fenêtre, l'une et l'autre ouvertes. Je ne le sens pas, tant il est mo- déré; j'en suis averti par la fumée de ma pipe, qui dou- cement tourbillonne dans cette direction. De l'air froid arrive du dehors par la porte, de l'air chaud s'échappe de l'appartement par la fenêtre. C'est ce courant qui entraîne les fils et permet aux Araignées de partir. Je le supprime en fermant les deux ouvertures, et je romps toute communication en passant ma baguette entre la fenêtre et la table. Désormais, dans l'atmos- phère immobile, plus de partants. Le flux aérien man- que, les écheveaux ne se déroulent pas, et la migration devient impossible. Bientôt elle reprend, mais dans une direction à la- quelle j'étais loin de songer. Sur un point du parquet, le soleil donne, ardent. En cette partie, plus chaude que le reste, se produit une colonne d'air ascendant, plus léger. Si cette colonne saisit les fils, mes Araignées doivent monter au plafond de l'appartement. La curieuse ascension s'accomplit en effet. Malheu- reusement mon troupeau, qu'ont beaucoup réduit les L'EXODE DES ARAIGNEES 57 départs par la fenêtre, ne se prête pas à une longue expérimentation. C'est à recommencer. Le lendemain, sur le même Yucca, je cueille la se- conde famille, aussi populeuse que la première. Les préparatifs d'hier se répètent. Ma légion ourdit d'abord une nappe divergente qui, partie du sommet de la broussaille mise à la disposition des émigrantes, abou- tit au bord de la table. Cinq à six cents animalcules fourmillent sur cet atelier. Pendant que ce petit monde travaille, très affairé, et prend ses dispositifs de départ, moi, je prends les miens. Toutes les ouvertures de l'appartement sont closes, afin d'obtenir une atmosphère aussi calme que possible. Au pied de la table est allumé un petit réchaud à pétrole. Au niveau de la nappe oi^i les Aranéides filent, mes mains n'en sentent pas la chaleur. Yoilà le très mo- deste foyer qui, avec sa colonne d'air ascendant, doit dévider et entraîner les fils dans les hauteurs. Informons-nous d'abord de la direction et de la force du courant. Des aigrettes de Pissenlit, allégées par l'ablation de leurs semences, me servent d'indicateurs. xVbandonnées au-dessus du réchaud, au niveau de la table, elles montent doucement et, pour la plupart, atteignent le plafond. Ainsi et mieux encore doivent monter les cordelettes des émigrantes. C'est fait : sans rien de visible pour les trois specta- teurs que nous sommes, une Araignée fait son ascen- sion. De ses huit pattes, elle trottine dans l'air; elle monte et mollement oscille. Toujours plus nombreuses, d'autres suivent par des voies différentes, quelquefois par la même voie. Qui n'aurait pas le mot de l'énigme, serait stupéfait de cette magique ascension sans échelle. 58 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES En quelques minutes la plupart sont là-haut, plaquées contre le plafond. Toutes n'y arrivent pas. J'en vois qui, parvenues à une certaine élévation, cessent de monter et même re- culent, bien que progressant des pattes avec toute la prestesse dont elles sont capables. Plus elles cheminent vers le haut, plus elles descendent. Cette dérive, qui annule le chemin fait et même le convertit en un dé- placement inverse, est d'explication aisée. Le fil n'a pas atteint le plafond; il flotte, fixé seule- ment à sa base. Tant qu'il est de longueur convenable, il peut, quoique mouvant, soutenir le poids de l'ani- malcule. Mais à mesure que l'Araignée monte, le flot- teur se raccourcit d'autant, et un moment arrive oi^i l'équilibre se fait entre la force ascensionnelle du fil et la charge soutenue. Alors la bestiole reste stationnaire, quoique grimpant toujours. Puis la charge l'emporte sur le flotteur, de plus en plus raccourci, et l'Araignée rétrograde, malgré sa con- tinuelle marche en avant. Enfin elle est ramenée sur le rameau par le fil rabattu. Là bientôt l'ascension est reprise, soit sur un nouveau fil si les burettes à soie ne sont pas encore épuisées, soit sur un fil étranger, tra- vail des devancières. D'ordinaire le plafond est atteint. Il est élevé de quatre mètres. La petite l^^peire peut donc, comme premier produit de sa filature, avant d'avoir pris au- cune réfection, obtenir un cordon de quatre mètres au moins de longueur. Et tout cela, le cordier et sa corde, était contenu dans l'œuf, un globule de rien. A quel degré de ténuité peut donc se travailler la matière soyeuse dont est pourvue la jeune Araignée! Notre L'EXODE DES ARAIGNÉES n9 industrie sait obtenir des fils de platine qu'on ne peut voir qu'en les portant au rouge par la chaleur. Avec des moyens bien plus simples, la petite Épeire tire de sa tréfiler ie des cordelettes que l'illumination par le soleil ne parvient pas toujours à faire soupçonner. Ne laissons pas toutes les ascensionnistes échouer au plafond, parages inhospitaliers où la plupart péri- ront sans doute, incapables de produire un autre fil avant d'avoir mangé. J'ouvre la fenêtre. Un courant d'air tiède, venu du réchaud à pétrole, s'échappe par le haut de l'ouverture. Des aigrettes de Pissenlit, pre- nant cette direction, m'en avertissent. Les fils flottants ne peuvent manquer d'être entraînés par ce flux et de se développer au dehors, oii souffle un vent léger. Avec de fins ciseaux, je romps sans secousse quel- ques-uns de ces fils, visibles à leur base épaissie d'un second brin. Le résultat de ma section est merveilleux. Suspendue au filament aéronautique que le vent du dehors emporte, l'Araignée franchit la fenêtre, brus- quement s'envole et disparait. Ah! la commode façon de voyager si le véhicule avait un gouvernail qui per- mît d'atterrir où l'on veut! Jouets des vents, où pren- dront-elles pied, les mignonnes? A des cent, à des mille pas de distance peut-être. Souhaitons-leur bonne traversée. Le problème de la dissémination est maintenant ré- solu. Si les choses, au lieu d'être provoquées par mes artifices, se passaient dans la liberté des champs, qu'adviendrait-il? C'est visible. Acrobates et funam- bules de naissance, les jeunes Épeires gagnent le haut d'un rameau afin d'avoir au-dessous d'elles une éten- due libre suffisante au déploiement de leur appareil. 60 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQU ES Là, chacune tire de sa corderie un fil qu'elle abandonne aux remous de Tair. Mollement soulevé par les cou- rants ascendants venus du sol que chauffe le soleil, ce fil monte, Hotte, ondule, fait effort sur son point d'at tache. Enfin il se rompt et disparaît au loin, empor- tant avec lui le filateur appendu. L'Epeire à triple croix blanche, celle qui vient de nous fournir ces premières données sur la dissémi- nation, est de médiocre industrie maternelle. Comme récipient des œufs, elle tisse une simple pilule de soie. Combien modeste est son ouvrage à côté des ballons de l'Epeirefasciée! C'est de ces derniers que j'attendais les meilleurs documents. J'en avais fait provision en élevant des mères en automne. Afin que rien d'essen- tiel n'échappât à ma surveillance, mon avoir en bal- lons, ourdis la plupart sous mes yeux, formait deux séries. Une moitié restait dans mon cabinet, sous une cloche en toile métallique, avec menus bouquets de broussailles pour supports ; l'autre moitié subissait les vicissitudes de l'air libre sur les romarins de l'enclos. Ces préparatifs, riches de promesses, ne m'ont pas valu le spectacle que j'attendais, c'est-à-dire une exode superbe, digne du tabernacle habité. Quelques résul- tats cependant sont à noter, non dépourvus d'intérêt. Exposons-les brièvement. L'éclosion se fait aux approches de mars. Cette épo- que venue, ouvrons avec des ciseaux le nid ampnllaire de l'Epeire fasciée. Nous y trouverons des jeunes déjà sortis de la loge centrale et répandus dans l'édredon environnant, tandis que le reste de la ponte persiste encore en un amas compact d'œufs orangés. L'appari- L'EXODE DES ARAIGNÉES 61 tion des jeunes n'est pas simultanée; elle se fait par intermittences et peut durer une paire de semaines. Rien encore ne donne à soupçonner la future livrée, si richement bariolée. Le ventre est blanc et comme farineux dans sa moitié antérieure; il est brun noirâtre dans l'autre moitié. Le reste du corps est d'un blond pâle, sauf à l'avant, oii les yeux forment bordure noire. Laissés en repos, les petits se tiennent immo- biles au sein du moelleux édredon roux; troublés, ils piétinent paresseusement sur place, ou même déambu- lent d'une façon hésitante et mal équilibrée. On voit qu'ils ont besoin de se mûrir avant de se risquer au dehors. La maturité s'accomplit dans l'exquise bourre qui cerne le sac natal et gonfle le ballon. C'est la station d'attente où les chairs s'affermissent. Tous y plongent à mesure qu'ils sortent de l'outre centrale. Ils n'en par- tiront que quatre mois plus tard, lorsque seront venues les fortes chaleurs. Leur nombre est considérable. Un relevé que j'im- pose à ma patience me donne près de six cents. Et tout cela sort d'un sachet guère plus gros qu'un pois. Par quel miracle de parcimonie y a-t-il place pour telle famille? Comment tant de pattes trouvent-elles à s'y développer sans entorses? Le sac aux œufs — nous l'avons appris dans le pré- cédent volume — est un court cylindre arrondi au bout inférieur. Il est formé d'un satin blanc, serré, barrière infranchissable. Il s'ouvre en un orifice rond, dans lequel est enchâssé un opercule de la mcme étoffe, à travers laquelle les débiles animalcules seraient inca- pables de passer. Ce n'est pas un feutre perméable, mais 62 SOUVENIRS ENÏOMOLOGIQUES Lien un tissu de résistance égale à celle du sac. Par quel mécanisme se fait alors la délivrance? Remarquons que la rondelle operculaire s'inlléchit en un bref repli qui s'engage dans l'orifice du sac. De môme, le couvercle d'un pot s'adapte à l'embouchure au moyen d'un ourlet saillant, avec celte différence qu'ici la pièce est libre, tandis qu'elle est soudée dans l'ouvrage de l'Araignée. Or, à l'époque de l'éclosion, cette rondelle se décolle, se soulève et livre passage aux nouveau-nés. Si la pièce était mobile et simplement enchâssée, si d'ailleurs la naissance de la famille s'effectuait à la même heure, on pourrait croire que la porte est refoulée par la houle vivante qui concerterait en un effort com- mun la poussée des échines. Nous trouverions une image approchée de l'alTaire dans le pot dont le cou- vercle bâille par le tumulte du contenu en ébullition. Mais l'étoffe de l'opercule fait corps avec l'étoffe du sac, il y a entre elles intime soudure; et puis, l'éclosion se fait par humbles escouades, incapables du moindre effort. Il doit donc y avoir ici une déhiscence sponta- née, indépendante du concours des jeunes et compa- rable à celle des capsules végétales. Quand il est mûr à point, le fruit sec du Muiïier se perfore de trois fenêtres; celui du Mouron se divise en deux calottes, rappelant celles d'une boîte à savonnette; celui de l'Œillet, descellant en partie ses valves, s'ou- vre au sommet en un pertuis étoile. Chaque coffret à semences a son système de serrurerie, que fait délica- tement jouer la seule caresse du soleil. Eh bien, cet autre fruit sec, la boite à germes de l'É- peire fasciée, a pareillement son mécanisme de déliis- L'EXODE DES ARAIG.N'EES 63 cencc. Tant que les œufs n'cclosent pas, la porte lient bon, solidement fixée dans son embrasure; dès que les petits grouillent et veulent sortir, elle s'ouvre d'elle- même. Arrivent juin et juillet aimés des Cigales, non moins aimés des jeunes Epcires désireuses de s'en aller. La difficulté est grande de s'ouvrir un passage à travers la robuste paroi du ballon. Pour la seconde fois, une déhiscence spontanée semble nécessaire. Où se fera- t-elle? L'idée vient d'emblée qu'elle se produira sur les bords de l'opercule terminal. Rappelons-nous les don- nées du précédent volume. Le col du ballon se termine en un large cratère, que ferme un plafond excavé en godet. La résistance du tissu y est aussi forte que partout ailleurs; mais comme ce couvercle a terminé l'ouvrage, on s'attend à des soudures incomplètes, qui permettraient un descellement. Cette structure nous trompe : le plafond est inébran- lable; en aucune saison, mes pinces ne parviennent à l'extraire, à moins de détruire de fond en comble l'édi- fice. La déhiscence se fait ailleurs, en un point quel- conque des flancs. Rien ne l'annonce, rien ne la fait prévoir en telle région plutôt qu'en telle autre. Et puis, à vrai dire, ce n'est pas une déhiscence, pré- parée au moyen d'un délicat mécanisme; c'est une dé- chirure très incorrecte. De façon assez brusque, sous une insolation violente, le satin se rompt ainsi qu'une peau de grenade trop mûre. D'après les résultats, on songe à la dilatation de l'air intérieur qui, surchauffé par le soleil, serait la cause de cette rupture. Les signes d'une poussée exercée de dedans en dehors sont 64 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQ UES manifestes : les loques du tissu déchiré sont dirigées vers l'extérieur; en outre, par la brèche s'épanche toujours une coulée de l'édredon roux remplissant la sacoche. Au sein de la bourre sortie, les petites Araignées, chassées de chez elles par l'explosion, s'agitent afTolées. Les ballons de l'Epeire fasciée sont des bombes qui, pour libérer leur contenu, éclatent sous les rayons d'un soleil torride. Il faut à leur rupture l'averse de feu des jours caniculaires. Conservés dans l'atmosphère clé- mente de mon cabinet, la plupart ne s'ouvrent pas, et la sortie des jeunes n'a pas lieu, à moins que je n'in- tervienne moi-même; d'autres, assez rares, se percent d'un pertuis rond qui semble fait à l'emporte-pièce, tant il est net. Cet orifice est l'ouvrage des reclus, qui, se relayant, ont, d'une dent patiente, troué l'étoffe en un point quelconque de l'ampoule. Exposés, au contraire, aux violences du soleil, sur les romarins de l'enclos, les ballons éclatent en expul- sant un tlot roux de bourre et d'animalcules. C'est de la sorte que les choses se passent dans la libre insola- tion des champs. Sans abri aucun , parmi les brous- sailles, la sacoche de l'Épeire fasciée, quand viennent les ardeurs de juillet, se déchire par la poussée de l'air inclus. La mise en liberté est une explosion de la de- meure. Une minime partie de la famille est expulsée avec le flot de bourre fauve; la grande majorité reste dans la sacoche, éventrée, mais toujours gonfle d'édrcdon. Maintenant que la brèche est ouverte, sort qui veut, à son heure, sans se hâter. D'ailleurs, avant l'émigra- tion, un acte grave doit s'accomplir. Il faut faire peau L'EXODE DES ARAIGNEES 65 neuve, et la mue n'est pas pour tous événement de même date. L'évacuation des lieux dure donc plusieurs jours. Elle se fait par petites escouades, à mesure que sont rejetées les défroques épidermiques. Les partants grimpent sur les ramuscules du voisi- nage, et là, dans un bain de soleil, procèdent à la dis- sémination. La méthode est celle que nous a montrée l'Épeire diadème. Les filières livrent au vent une cor- delette qui flotte, se rompt, s'envole et emporte avec elle le cordier. Le petit nombre de partants dans la môme matinée enlève au spectacle la majeure part de son intérêt. Cela manque d'animation, parce qu'il n'y a pas foule. A mon vif désappointement, l'Epeire soyeuse, elle non plus, n'a pas tumultueuse exode, remarquable d'en- train. Remettons-nous en mémoire son ouvrage, la plus belle des sacoches maternelles après celle de l'Épeire fasciée. C'est un conoïde obtus, ayant pour clôture un disque étoile. L'étoffe en est plus tenace et surtout plus épaisse que celle du ballon de l'autre Epeire ; aussi, mieux que jamais, une rupture spontanée est-elle né- cessaire. Cette rupture se fait sur les lianes du sac, non loin des bords du couvercle. De môme que l'éventrement du ballon, elle exige le rude concours des chaleurs de juillet. Son mécanisme semble encore reconnaître pour cause l'expansion de l'air surchauffé, car il y a de nou- veau projection partielle de la bourre soyeuse dont la poche est remplie. La sortie de la famille s'effectue en un seul groupe, et cette fois avant la mue, peut-être faute du large né- cessaire à la délicate excoriation. Le sac conique est 66 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES loin d'avoir l'ampleur du ballon ; les entassés s'y faus- seraient les pattes au moment de les extraire de leurs fourreaux. La famille sort donc au complet et va s'éta- blir à proximité sur quelque rameau. C'est un campement provisoire où, filant en com- mun, les jeunes ont bientôt ourdi une tente à claire- voie, séjour d'une semaine environ. Dans ce reposoir de fils entre-croisés s'opère la mue. Les peaux rejetées s'amassent au bas de la demeure ; sur les escarpolettes d'en haut s'exercent et prennent des forces les récents dépouillés. Enfin, à mesure que la maturité se fait, ils partent, maintenant les uns, maintenant les autres, petit à petit et toujours de façon discrète. D'audacieu- ses envolées sur l'aérostat d'un fil, il n'y en a pas. Le voyage s'accomplit par modestes étapes. Suspendue à son fil, l'Araignée se laisse choir, sui- vant la verticale, à la profondeur d'un empan. Un souffle d'air la fait osciller à la manière d'un pendule, parfois la chasse contre un rameau voisin. C'est un pas de fait dans la dispersion. Au point atteint, nouvelle chute, nouvelle oscillation pendulaire suivie d'un accos- tement en parage plus éloigné. Par brèves bordées, car le fil n'est jamais bien long, la petite Epeire voit ainsi du pays, jusqu'à la rencontre d'une localité qui lui convienne. Si le vent a de la force, l'expédition s'abrège : le fil pendulaire se rompt, et la bestiole est transportée à quelque distance par le véhicule de son cordon. En somme, bien qu'au fond la tactique de l'exode se maintienne à peu près la même, les deux filandières de ma région les mieux versées dans Fart des sacoches maternelles n'ont pas répondu à mes espérances. Pour L'EXODE DES ARAIGNÉES 67 un maigre résultai, je me suis mis en frais d'éducation. Où donc retrou vcrai-je le merveilleux spectacle que m'a fortuitement offert l'Epeire diadème ? Je le retrou- verai — et plus frappant encore — chez les humbles, négligés de mon attention. L ARAIGNÉE-CRABE L'Aranéicle qui m'a fait assister à la pleine magnifi- cence de l'exode s'appelle , d'après la nomenclature officielle, Thomisits onustiis, Walck. S'il n'éveille rien dans l'esprit du lecteur, ce nom a du moins l'avantage de ne pas offenser le larynx et Toreille, comme le font trop souvent les dénominations savantes, plus voisines de l'éternuement que du langage articulé. Puisqu'il est de règle d'honorer betes et plantes d'une étiquette la- tine, respectons au moins l'antique euphonie; abste- nons-nous des expectorations rocailleuses, qui crachent le nom au lieu de le prononcer. Que fera l'avenir devant la marée montante d'un vocabulaire barbare qui, sous prétexte de progrès, étouffe le réel savoir? Il reléguera le tout dans les bas- fonds de l'oubli. Mais ne disparaîtra jamais le terme vulgaire, qui sonne bien, fait image et renseigne de son mieux. Telle est la dénomination d'Araignée-Crabe, appliquée par les anciens au groupe dont fait partie le Thomise, dénomination assez juste, car il y a dans ce cas analogie manifeste entre l'Aranéide et le Grustacé. A la façon du Crabe, le Thomise marche de côté; il a de même les pattes antérieures plus puissantes que celles d'arrière. Pour compléter la ressemblance, il ne L'ARAIGNÉE-CRABE 69 manque à la paire d'avant que des gantelets de pierre, en posture de boxe. L'Araignée à tournure de Cancre ne connaît pas l'industrie des rets oii se prend le gibier. Sans lacs, sans réseau, elle attend dans une embuscade, au milieu des fleurs, l'arrivée d'une proie qu'elle jugule savam- ment d'un coup à la nuque. En particulier, le Tiiomise, objet de ce chapitre, s'adonne avec passion à la chasse de l'Abeille domestique. J'ai décrit ailleurs les démêlés du patient et de son bourreau. L'Abeille survient, toute pacifique et désireuse de butiner. De sa langue, elle sonde les fleurs; elle choisit un point d'exploitation fructueuse. La voici bientôt absorbée dans sa récolte. Tandis qu'elle s'emplit les corbeilles et se gonfle le jabot, le Thomise, bandit à rafl"ût sous le couvert des fleurs, émerge de sa cachette, contourne l'affairée, sournoisement s'en approche et d'un brusque élan la happe derrière la tête, à la nais- sance du cou. En vain riVbcille proteste et darde au hasard son aiguillon, l'assaillant ne lâche prise. Du reste, la morsure à la nuque est foudroyante, à cause des ganglions cervicaux atteints. En un rien de temps, la pauvrette étire les pattes, et c'est fini. A son aise, maintenant, l'assassin hume le sang de sa victime; puis, dédaigneux, il rejette le cadavre tari. De nouveau il s'embusque, prêt à saigner une autre récolteuse si Foccasion s'en présente. Cet cgorgement de l'Abeille dans les saintes joies du travail m'a toujours révolté. Pourquoi des laborieux afin de nourrir des oisifs, des exploités afin d'entretenir des exploiteurs? Pourquoi tant de belles existences sa- crifiées à la plus grande prospérité du brigandage? Ces 70 SOUVENIRS EATOMOLOGIQUES odieuses dissonances dans l'harmonie générale trou- blent le penseur; d'autant plus que nous allons voir le féroce buveur de sang devenir un modèle de dévoue- ment à l'égard de sa famille. L'ogre aimait ses enfants; il mangeait ceux des autres. Tyrannisés par le ventre, bêtes et gens, nous sommes tous des ogres. Dignité du travail, joie de vivre, ten- dresses maternelles, affres de la mort, tout cela ne compte chez autrui; l'essentiel est que le morceau soit tendre et de haut goût. D'après l'étymologie de son nom, O(oij.îrw (je lie avec une corde), le Thomise serait le licteur antique, qui liait au poteau le patient. La comparaison ne manque pas d'à-propos au sujet de nombreuses Araignées qui ligotent la proie d'un fil pour la maîtriser et la con- sommera l'aise; mais il se trouve précisément que le Thomise est en désaccord avec son étiquette. 11 ne garrotte pas son Abeille, qui, tuée soudainement par la morsure à la nuque, n'offre aucune résistance à son consommateur. Entraîné par la tactique d'habituel usage, le parrain de notre Aranéide n'a pas vu l'excep- tion; il ne connaissait pas la perfide attaque où l'em- ploi du lacet est inutile. Le prénom iVonustus, chargé, lourd, appesanti, n'est pas non plus des mieux trouvés. De ce que le chasseur d'Abeilles traîne lourde bedaine, ce n'est pas une rai- son d'en faire un signe distinctif. Presque toujours, les Araignées ont volumineuse panse, entrepôt de soie où s'élabore pour les unes le cordage du filet, et poui- toutes le molleton du nid. Le Thomise, nidificateur de haut titre, fait comme les autres : il thésaurise dans L'AUAIGNIÎE-CUABE 71 son ventre, sans exagérer néanmoins l'obésité, de quoi loger chaudement sa famille. Le terme cVonustus ferait-il simplement allusion à la démarche oblique et lente? L'explication m'agrée sans me satisfaire en plein. A moins de vive alerte, toute Araignée est d'allure grave et de pas circonspect. En somme, la dénomination savante est faite d'un contre- sens et d'un qualificatif sans valeur. Ah! qu'il est dif- ficile de dénommer rationnellement les bêtes ! Soyons indulgents pour le nomenclateur : le lexique s'épuise , et le flot à cataloguer monte toujours, intarissable, las- sant nos combinaisons de syllabes. Le nom technique ne lui disant rien, comment ren- seigner le lecteur? Je ne vois qu'un moyen : c'est de le convier aux fêtes du mois de mai, dans les garrigues du Midi. Le bourreau des Abeilles est un frileux; en nos pays, il ne s'écarte guère de la région de l'olivier. Son arbuste de prédilection est un Ciste {Cisti/s albidus) à grandes fleurs roses, chiffonnées, éphémères, qui durent une matinée et sont remplacées le lendemain par d'autres, écloses dans la fraîcheur de l'aube. Cette splendide floraison dure cinq à six semaines. Là butinent passionnément les Abeilles, très affairées dans l'ample collerette des étamines, qui les enfarinent de jaune. Leur persécuteur est au courant de cette affluence. Il se poste sous la tente rose d'un pétale, pour lui hutte d'affût. Promenons le regard sur la fleur, un peu de partout. Si nous voyons une Abeille inerte, éti- rant pattes et langue, approchons-nous : le Thomise est là neuf fois sur dix. Le bandit vient de faire son coup; il suce la trépassée. Après tout, l'égorgeur d'Abeilles est une jolie, très 72 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES jolie créature, malgré sa lourde panse taillée sur le modèle d'un tronc de pyramide et bosselée à la base, de droite et de gauche, d'un mamelon en gibbe de cha- meau. La peau, caressante au regard mieux qu'un satin, est chez les uns d'un blanc de lait, chez les autres d'un jaune citron. Il y a des élégants qui se parent les pattes de multiples bracelets roses, et l'échiné d'arabesques carminées. Un mince ruban vert-céladon fait parfois bordure sur les côtés de la poitrine. C'est moins riche que le costume de l'Epeire fasciée, mais combien plus gracieux par la sobriété, la finesse et le fondu des tein- tes! Les doigts novices, à qui répugnerait toute autre Araignée, se laissent persuader par ces élégances; ils saisissent sans crainte le beau Thomise, d'aspect si pa- cifique. Or, que sait-il faire, ce bijou des Aranéides? D'abord un nid digne de son constructeur. Avec des radicelles, des crins, des flocons de laine, le Chardonneret, le Pin- son et les autres maîtres dans l'art de bâtir construi- sent une conque aérienne dans l'enfourchure des ra- meaux. Ami des hauteurs, lui aussi, pour l'emplacement de son nid, le Thomise choisit sur le Ciste, son habituel domaine de chasse, un ramuscule élevé, flétri par la chaleur et possédant quelques feuilles mortes, recro- quevillées en cabane. C'est là qu'il s'établit en vue de la ponte. Montant et descendant d'une oscillation douce, un peu de tous côtés, la navette vivante, gonfle de soie, ourdit une sacoche dont la paroi fait corps avec les feuilles sèches d'alentour. En partie visible, en partie voilé par ses appuis, l'ouvrage est d'un blanc pur et mat. Sa forme, moulée dans l'intervalle angulaire des L'ARAIGNÉE-CUARE 73 feuilles rapprochées, est celle d'un conoïde, rappelant, sous un moindre volume, celui de l'Epeire soyeuse. Lorsque les œufs sont en place, un couvercle de la môme soie blanche clôt, de façon hermétique, l'em- bouchure du récipient. Enfin quelques fils tendus en léger rideau font ciel de lit au-dessus du nid et déli- mitent, avec l'extrémité courbe des feuilles, une sorte d'alcôve où s'établit la mère. C'est mieux qu'un lieu de repos après les fatigues de la ponte : c'est un corps de garde, un poste de sur- veillance où la mère se tient, étalée à plat, jusqu'à l'exode des jeunes. Très émaciée par le dépôt des œufs et la dépense de soierie, elle ne vit plus que pour la protection de son nid. Si quelque vagabond passe à proximité, vite elle sort de sa guérite, lève la patte et met en fuite l'importun. A mes tracasseries avec un brin de paille, elle riposte par de grands gestes, rappelant ceux du pugilat. Elle fait le coup de poing contre mon arme. Si je me pro- pose de la déloger en vue de certaines épreuves, je n'y parviens pas sans quelque difficulté. Elle se cram- ponne au plancher de soie, elle déjoue mes assauts, que je modère d'ailleurs pour ne pas la blesser. A peine amenée dehors, l'opiniâtre rentre dans son poste. Elle ne veut pas quitter son trésor. Ainsi bataille la Lycose de Narbonne quand on veut lui enlever sa pilule. Chez les deux, même audace et même dévouement. Mêmes ténèbres aussi pour distin- guer son bien de celui des autres. La Lycose accepte sans hésiter toute pilule étrangère donnée en échange de la sienne; elle confond le produit d'autrui avec le produit de ses ovaires et de sa filature. Le terme sacré 74 SOUVEiNIRS ENTOMOLOGIQUES d'amour maternel serait ici déplacé : c'est Fimpulsion fougueuse, presque machinale, d'où la réelle tendresse est exclue. L'élégante Araignée des Cistes n'est pas mieux douée. Transportée de son nid sur un autre de même espèce, elle s'y établit et plus n'en bouge, bien que l'enceinte des feuilles Arrangées dans un ordre différent soit de nature à l'avertir qu'elle n'est pas réellement chez elle. Pourvu qu'elle ait du satin sous les pattes, elle ne s'aperçoit pas de sa méprise; elle surveille le nid d'une autre avec la même vigilance qu'elle aurait surveillé le sien. En fait d'aveuglement maternel, la Lycose va plus loin. Elle se colle aux filières et trimbale, en guise de sac aux œufs, la bille de liège ouvrage de ma lime, la boulette de papier, la pelote de fil. Pour savoir si le Thomise peut commettre erreur analogue, j'ai disposé en conoïde clos des fragments de cocon de ver à soie, fragments que je retournais de façon à présenter au dehors la face intérieure plus fine et plus unie. Ma tentative n'a pas eu de succès. Délogée de chez elle et transportée sur la sacoche artificielle, la mère Tho- mise a refusé obstinément de s'y établir. Serait-elle plus clairvoyante que la Lycose? Peut-être bien. Ne l'en louons pas trop : l'imitation du nid était des plus grossières. A la fin de mai sont terminés les travaux de la ponte. Alors, couchée à plat sur le plafond de son nid, la mère ne sort plus de son corps de garde, ni de nuit ni de jour. La voyant si maigre, si ridée, je me figure lui être agréable en l'approvisionnant d'Abeilles, comme je le faisais auparavant. J'ai mal jugé de ses besoins. L'Abeille, sa passion L'ARAIGNÉE-GRABE 75 jusqu'ici, ne la tente plus. En vain, tout à côté, la proie bourdonne, capture facile sous la cloche; la gar- dienne ne se dérange pas de son poste, ne fait cas de la bonne fortune. Elle no vit que de dévouement ma- ternel, louable nourriture, mais peu substantielle. Aussi je la vois de jour en jour dépérir, se rider davantage. Qu'attend-elle pour mourir, la desséchée? Elle attend la sortie des siens, à qui la moribonde / Le nid du Thomise. est encore utile. Quand ils émergent de leur ballon, les petits de l'Epeire fasciée sont orphelins depuis longtemps. Nul ne doit leur venir en aide, et ils ne sont pas de force à se libérer eux-mêmes. Il faut que, par le mécanisme d'une déhiscence spontanée, le bal- lon crève en expulsant les jeunes pôle-mèle avec le matelas de bourre. La sacoche du Thomise, doublée de feuillage au de- hors sur la majeure partie de sa surface, ne se déchire jamais ; le couvercle ne se soulève pas, tant les scellés 76 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES sont bien mis. Après la libération de la nilée, on voit cependant, au bord de l'opercule, un petit trou béant, lucarne de sortie. Qui l'a pratiquée, cette lucarne, qui d'abord manquait? Le tissu est trop épais et trop tenace pour avoir cédé aux tiraillements des reclus, si petits et si faibles. C'est donc la mère qui, sentant sous le plafond de soie la marmaille trépigner d'impatience, a troué le sac elle-même. Cinq à six semaines elle a persisté à vivre toute délabrée afin d'ouvrir la porte à sa famille d'un dernier coup de dent. Ce devoir accompli, elle se laisse doucement mourir, cramponnée à son nid et devenue aride relique. Juillet venu, les petits sortent. En prévision de leurs mœurs d'acrobates, j'ai disposé au sommet de la cloche où ils sont nés un bouquet de fines ramilles. Tous, en effet, traversent le treillis et se groupent à la cime de la broussaille, où rapidement est ourdi un ample re- posoir de fils entre-croisés. Une paire de jours, ils y stationnent assez tranquilles, puis des passerelles com- mencent à se tendre d'un objet à l'autre. C'est le mo- ment opportun. Je dresse le bouquet chargé de bestioles sur une petite table, à l'ombre, devant la fenêtre ouverte. Bien- tôt l'exode débute, mais lente et troublée. Il y a des hésitations, des retours en arrière, des chutes verti- cales au bout d'un fil, des ascensions qui ramènent le suspendu. En somme, beaucoup de tumulte pour un médiocre résultat. Les choses traînant en longueur, je m'avise, vers les onze heures, de placer sur la fenêtre, aux ardeurs du soleil, la broussaille où fourmillent les petites Arai- L'ARAIGAÉE-CRABE 77 gnées, impatientes de s'en aller. En quelques minutes de chauffe et d'illumination, le spectacle prend un tout autre aspect. Les émigrants accourent à la cime des ramilles, activement s'y trémoussent. C'est un étour- dissant atelier de corderie oii des milliers de pattes tirent l'étoupe des filières. Les cordages fabriqués, abandonnés flottants aux caprices de l'air, je ne les vois pas; je les devine. Trois, quatre Araignées partent à la fois, chacune à sa guise, dans des directions indépendantes de celles des voisines. Toutes montent, toutes grimpent le long d'un appui, ce que l'on reconnaît à la preste agitation des pattes. Du reste, à l'arrière de l'ascensionniste, la voie est visible, doublée qu'elle est d'un second fil. Puis, à une certaine hauteur, l'immobilité se fait. L'a- nimalcule plane dans l'espace et brille, illuminé par le soleil. Mollement il se balance, puis soudain prend l'essor. Qu'est-il arrivé? 11 règne au dehors un léger souffle d'air. L'amarre flottante s'est rompue et la bête est partie, entraînée par son parachute. Je la vois qui s'é- loigne et se détache, comme un point radieux, sur la verdure sombre des cyprès voisins, à une vingtaine de pas de distance. Elle monte, elle franchit le rideau des cyprès, elle disparaît. D'autres suivent, qui plus haut, qui plus bas et dans des directions changeantes. Mais voici que la foule a terminé ses préparatifs; l'heure est venue de la dispersion par larges essaims. C'est alors, sur la cime de la broussaille, un jet continu de partants, qui s'élancent pareils à des projectiles ato- miques, et montent en gerbe diffuse. A la fin, c'est le bouquet d'un feu d'artifice, le faisceau de fusées simul- 78 SOUVENIRS ENTO MOLOGIQL ES tanémeni lancées. La comparaison est exacte jusque dans l'éclat. Flamboyant au soleil en ponctuations ra- dieuses, les petites Araignées sont les étincelles de cette pyrotechnie vivante. Quel glorieux départ, quelle en- trée dans le monde! Agrippé à son fil aéronautique, l'animalcule monte dans une apothéose. Tôt ou tard, près ou loin, se fait la chute. Pour vivre, il faut descendre, hélas! souvent bien bas. L'Alouette huppée, émiettant sur la grand'route le crottin de mu- let, y cueille sa nourriture, le grain d'avoine qu'elle ne trouverait pas en planant dans les cieux, le gosier gonfle de chansons. Il faut descendre; le manger inexorable- ment le veut. La petite Araignée atterrit donc. La gra- vité lui est clémente, modérée qu'elle est par le para chute. Le reste de son histoire m'échappe. Avant d'être de force à juguler l'Abeille, de quels infimes moucherons fait-elle capture? Quelles sont les méthodes, les ruses de l'atome en lutte avec l'atome? En quels abris enfin passe-t-elle l'hiver? Je l'ignore. Nous la retrouverons au printemps, grandelette et tapie parmi les fleurs oii l'Abeille butine. VI LES ÉPEIRES. CONSTRUCTION DE LA TOILE Le filet de l'oiseleur est une des ingénieuses scéléra- tesses de l'homme. Au moyen de cordages, de piquets et de quatre bâtons, deux grandes nappes de mailles couleur de terre sont tendues sur le sol, l'une à droite, l'autre à gauche d'une aire dénudée. Une longue corde, que manœuvre, au moment opportun, le chasseur blotti dans une hutte débroussailles, les fait mouvoir et brus- quement les rabat à la façon de volets qui se ferment. Entre les deux sont réparties les cages des appelants, linottes et pinsons, verdiers et bruants jaunes, proyers et ortolans, qui, d'ouïe subtile, perçoivent à distance le passage d'une bande des leurs et lancent aussitôt une brève note d'appel. L'un d'eux, le sambé, irrésistible tentateur, sautille et bat des ailes en apparente liberté. Un cordon le retient à son poteau de forçat. Si, brisé de fatigue, désespéré de ses vains efforts pour s'en aller, le patient se couche sur le ventre et refuse de fonc- tionner, il est loisible à l'oiseleur de le ranimer sans bouger de sa hutte. Une longue ficelle fait jouer un petit levier mobile sur un pivot. Soulevé de terre par la diabolique machinette, l'oiseau vole, retombe, re- monte à chaque secousse du cordon. Au doux soleil d'une matinée d'automne, l'oiseleur 80 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES attend. Soudain, vive agitation dans les cages. Les pin- sons coup sur coup jettent leur cri de ralliement : pinck! pinck! Il y a du nouveau dans les airs. Vite le sambé. Ils arrivent, les naïfs; ils descendent sur l'aire perfide. D'un prompt effort, l'embusqué tire sa corde. Les nap- pes se referment, toute la bande est prise. Il y a dans les veines de l'homme du sang de bète fauve. L'oiseleur accourt au massacre. De la pression du pouce, il étouffe le cœur aux captifs, il leur défonce le crâne. Les oisillons, lamentable gibier, iront au marché, assemblés par douzaines avec un fil passé dans les narines. En ingéniosité scélérate, le filet de l'Epeire peut soutenir la comparaison avec celui de l'oiseleur ; il la dépasse même si, patiemment étudié, il nous révèle les principaux traits de sa haute perfection. Quel art d'exquise délicatesse pour arriver à faire curée de quel- ques mouches ! Nulle part, dans l'entière série des bêtes, le besoin de manger n'a inspiré industrie plus savante. Que le lecteur veuille bien méditer l'exposé qui va suivre, et certainement il partagera mon admiration. Tout d'abord, il convient d'assister à la confection du filet; il faut voir construire, revoir et puis revoir encore, car le devis d'un ouvrage si complexe ne se lit que par fragments. Aujourd'hui l'observation nous livre un détail; demain elle nous en livrera un second, donnant éveil sur des aspects nouveaux ; les séances se multiplient, et chaque fois un fait, corroborant les au- tres ou lançant l'idée en des voies non prévues, s'ajoute à la somme des données acquises. La pelote de neige, roulant sur le blanc tapis, devient boule énorme, si mince que soit chaque fois la couche LES ÉPEIRES 81 superposée. Ainsi de la vérité dcans les sciences d'ob- servation : elle se fait avec des riens amassés par la patience. Si la récolte de ces riens est dispendieuse en temps pour qui s'occupe de l'industrie aranéenne, du moins elle n'impose pas des recherches lointaines et aléatoires. Le moindre jardin a des Épeires, ourdis- seuses de haut titre. L'encloD dont je dispose, peuplé d'ailleurs par mes soins des sujets les plus renommés, soumet à mon exa- men six espèces différentes, toutes les six de taille avantageuse, toutes les six filandières de haut talent, savoir : l'Épeire fasciée {Epeira fasciata, Walck.), l'É- peire soyeuse (E^je/r^ sericea, AYalck,), l'Épeire angu- laire [Epeira angidata, Walck.), l'Épeire pâle {Epcira palUda, Oliv.), l'Épeire diadème [Epeira diadema, Clerk.), l'Épeire cratère {Epeira cralera, Walck.). Aux heures requises, toute la bonne saison, il m'est loisible de les interroger, de les suivre dans leurs tra- vaux, tantôt l'une, tantôt l'autre, suivant les chances de la journée. Ce que je n'ai pas bien vu la veille, je peux le voir le lendemain en de meilleures conditions, et les jours d'après à souhait, jusqu'à ce que le fait étu- dié se dévoile en pleine clarté. Allons pas à pas tous les soirs d'une bordure de hauts romarins à l'autre. Si les affaires traînent en longueur, asseyons-nous au pied des arbustes, en face de la cor- derie, sous une bonne incidence de la lumière, et re- gardons, infatigables d'attention. Chaque tournée nous vaudra un détail comblant un vide dans les idées déjà cueillies. Plusieurs années de lile et pendant de lon- gues saisons, s'établir de la sorte inspecteur de toiles d'Araignées, est un métier peu encombré, je le recon- H2 SOUVENIRS EIN'TOMOLOGIQUES nais. On n'y amasse pas des renies, j'en atteste le Ciel. N'importe, tout esprit méditatif revient satisfait de cette école. Pour chacune des six Epcires dire en particulier la marche du travail, serait inutilement se répéter ; toutes les six ont les mêmes méthodes et tissent des filets sem- blables, sauf en certains détails dont l'exposé viendra plus tard. Je résume donc en un commun ensemble les données fournies soit par l'une, soit par l'autre. Mes sujets sont en premier lieu des jeunes, à faible corpulence, bien éloignée de ce qu'elle doit devenir dans l'arrière-saison. Le volume du ventre, sacoche de la corderie, ne dépasse guère celle d'un grain de poi- vre. Que cette exiguïté des filandières ne nous fasse pas mal préjuger de l'ouvrage ; chez elles le talent n'atteint pas le nombre des années. Les adultes, scandaleuse- ment pansues, ne savent pas mieux faire. D'ailleurs, les débutantes ont pour l'observateur un avantage très précieux : elles travaillent de jour, même au soleil, tandis que les vieilles ne tissent que de nuit, à des heures indues. Les premières nous montrent, sans grave difficulté, les secrets de leurs ateliers ; les autres nous les cachent. C'est en juillet, nne paire d'heures avant le coucher du soleil, que le travail commence. Alors les filandières de l'enclos quittent leurs ca- chettes diurnes, choisissent leurs postes et se mettenl à filer, qui d'ici, qui de là. Elles sont nombreuses; nous pouvons choisir à notre convenance. Arrêtons-nous devant celle-ci, surprise au moment où se posent les bases de la construction. Sans aucun ordre appréciable, elle parcourt la haie de romarins, d'une sommité do rameau à l'autre, dans LES ÉPEIRES 83 retendue d'une paire d'empans. A mesure elle met en place un fil, tiré de sa tréfilerie au moyen des peignes des pattes postérieures. En cet ouvrage préparatoire, nulle apparence de plan combiné. Fougueuse, la bête va, vient comme au hasard; elle monte, descend, re- monte, replonge et consolide chaque fois les points d'attache avec des amarres multiples, çà et là réparties. Le résultat est un maigre échafaudage désordonné. Est-ce désordonné qu'il faut dire? Peut-être non. Mieux expert que le mien en ces sortes d'affaires, le regard de l'Epeire a reconnu la disposition générale des lieux ; puis l'édifice funiculaire s'est construit en conséquence, très incorrect à mon avis, très conve- nable aux projets de l'Aranéide. Que veut l'Épeire, en effet? Un solide cadre où se puisse enchâsser le réseau du filet. L'informe charpente qu'elle vient de construire remplit les conditions requises; elle délimite une aire plane, libre et verticale. C'est tout ce qu'il faut. L'ouvrage en son entier est d'ailleurs maintenant de brève durée ; chaque soir il est refait de fond en com- ble, car les événements de la chasse le délabrent en une nuit. Le filet est encore trop délicat pour résister aux efforts désespérés du gibier pris. Au contraire, celui des adultes, formé de fils plus solides, est apte à per- sister quelque temps; aussi l'Épeire lui donne-t-elle un encadrement plus soigné, comme nous le verrons ailleurs. En travers de l'aire si capricieusement circonscrite est tendu un fil spécial, première pièce du véritable ré- seau. Il se distingue des autres par son isolement, sa position à distance de toute brindille qui pourrait gêner son oscillante longueur. En son milieu, un gros point 84 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES blanc 11(3 manque jamais, fait d'un coussinet de soie. C'est le jalon qui marque le centre du futur édifice ; c'est la mire qui guidera l'Épeire et mettra de l'ordre dans l'étourdissante mêlée des évolutions. Le moment est venu de tisser la nappe de chasse. L'Araignée part du centre, porteur de la mire blanche, et, à l'aide du fil transversal, gagne précipitamment la circonférence, c'est-à-dire le cache irrégulier qui ceint Faire libre. Toujours d'un brusque élan, elle retourne de la circonférence au centre; elle recommence le va- et-vient, se porte à droite, à gauche, en haut, en bas; elle se hisse, elle plonge, elle remonte, elle dévale, pour aboutir constamment au jalon du point central par des voies d'une obliquité des plus inattendues. Chaque fois, un rayon est posé, ici, puis là, puis ailleurs, en un fol désordre, dirait-on. L'opération est si capricieusement conduite qu'il faut un examen soutenu pour s'y reconnaître à la fin. L'A- raignée gagne la marge de l'aire par l'un des rayons déjà tendus. Elle s'éloigne sur cette marge à quelque distance du point d'accès, fixe son fil au cadre et re- tourne au centre par le même chemin qu'elle vient de suivre. Le fil obtenu pendant le trajet en ligne brisée, partie sur le rayon et partie le long du cadre, est trop long pour la distance exacte entre le périmètre et le point central. Revenue en ce point, l'Araignée rectifie son fil, le tend au degré convenable, le fixe et rassemble l'ex- cédent sur la mire centrale. Pour chaque rayon tendu, même emploi du surplus, de façon que la mire va s'ac- croissant d'ampleur. C'était d'abord un point, c'est à la fin pelote, et même coussinet de quelque étendue. LES ÉPEIRES 85 Nous verrons tout à l'heure ce que devient ce cous- sinet où l'Araignée, parcimonieuse ménagère, dépose ses économies de bouts de fil; pour le moment, consta- tons que l'Épeire le travaille de la patte après chaque rayon posé, le carde de ses griffettes, le feutre avec une assiduité qui s'impose à l'attention. Ce faisant, elle donne aux rayons un solide appui commun, une sorte de moyeu comparable à celui des roues de nos voi- tures. La régularité finale de l'ouvrage semblerait affirmer que les rayons sont filés dans l'ordre môme de leur succession sur la toile, de proche en proche, chacun immédiatement après son voisin. Les choses se pas- sent d'une autre manière, qui parait d'abord désordre, mais est en réalité judicieuse combinaison. Après avoir tendu quelques rayons dans un sens, l'É- peire accourt du côté opposé pour en tendre d'autres dans la direction contraire. Ces brusques changements d'orientation sont d'une haute logique ; ils nous mon- trent à quel point l'Araignée est versée dans l'équilibre des cordages. S'ils se succédaient régulièrement, les rayons d'un groupe, n'ayant pas encore d'antagonistes, déformeraient l'ouvrage par leur tension, le ruineraient même faute d'appui stable. Avant de continuer, il est nécessaire de tendre un groupe inverse qui maintient l'ensemble par sa résistance. A tout système qui tire dans un sens doit aussitôt s'en opposer un autre qui tire en sens contraire. Ainsi l'enseigne notre statique, ainsi le pratique l'Araignée, passée maître, sans appren- tissage, dans les secrets des constructions funiculaires. De ce travail discontinu, en apparence désordonné, va résulter, dirait-on, un ouvrage confus. Erreur : les 86 SOUVENIRS ENTOMOLOGI QUES rayons sont éqiiidistants et forment un soleil d'une belle régularité. Leur nombre est caractéristique de chaque espèce. Dans sa toile, l'Epeire angulaire en met 21; l'Épeire fasciee, 32; l'Épeire soyeuse, 42. Sans être absolument fixes, ces nombres varient très peu. Or, qui de nous, d'emblée, sans longs tâtonnements, sans instruments de mensuration, se chargerait de par- tager le cercle en telle multiplicité de secteurs d'égale ouverture? Alourdies de besace et titubant sur des fils que le vent agite, les Épeires, sans y prendre garde, pratiquent la délicate division. Elles y parviennent par une méthode que notre géométrie qualifierait d'insen- sée. Avec le désordre elles font de l'ordre. N'allons pas leur attribuer cependant plus qu'il ne leur revient. L'égalité des angles n'est qu'approxima- tive; elle satisfait aux exigences du regard sans pou- voir supporter l'épreuve d'une mensuration rigoureuse. La précision mathématique serait ici superflue. N'im- porte, on est émerveillé du résultat obtenu. Comment fait l'Épeire pour réussir dans son difficultueux pro- blème, si étrangement conduit? Je me le demande encore. La pose des rayons est terminée. L'Araignée se campe au centre, sur le coussinet provenant de la mire initiale et des bouts de fil retranchés. A la faveur de cet appui, doucement elle tourne sur place. Un minu- tieux travail l'occupe. Avec un fil d'extrême finesse, elle décrit d'un rayon à l'autre, à partir du centre, un trait spiral à tours très serrés. La région centrale tra- vaillée de la sorte atteint, dans les toiles des adultes, l'ampleur de la paume de la main; dans les toiles des jeunes, elle est très réduite, mais ne manque jamais. LES ÉPEIRES 87 Pour des motifs dont l'explication sera fournie dans le courant de cette étude, je l'appellerai désormais l'aire de repos. Puis le fil augmente de grosseur. Le premier se voyait à peine, le second est nettement visible. A grands pas obliques, l'Araignée se déplace, tourne un petit nom- bre de fois en s'éloignant de plus en plus du centre, fixe à mesure sa cordelette sur le rayon traversé, et aboutit enfin à la marge inférieure du cadre. Elle vient de décrire une spire à tours d'ampleur rapidement croissante. Un centimètre est la distance moyenne d'un tour à l'autre, môme dans les constructions des jeunes. Que ce terme de spire, impliquant l'idée d'une ligne courbe, ne nous égare pas. Toute courbe est bannie de l'ouvrage des Epeires; il n'y est fait emploi que de la droite et de ses combinaisons. On a simplement en vue ici une ligne polygonale qui serait inscrite dans une courbe telle que l'entend la géométrie. A cette ligne polygonale, ouvrage temporaire destiné à disparaître à mesure que se file le véritable lacs, je donnerai le nom de spirale auxiliaire. Elle a pour objet de fournir des traverses, des éche Ions d'appui, surtout dans la zone marginale oii les rayons, trop distants l'un de l'autre, ne peuvent don- ner base convenable de sustentation. Elle a pour objet aussi de diriger l'Araignée dans le travail d'extrême délicatesse qu'elle va maintenant entreprendre. Mais avant, un dernier soin s'impose. L'aire occupée par les rayons est très irrégulière, déterminée qu'elle est par les appuis de la ramée, indéfiniment variables. Il y a des recoins anguleux qui, longés de trop près, troubleraient l'ordre de la nappe à construire. Il faut à 88 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES l'Epeire un espace correct, où, par degrés réguliers, elle puisse disposer son fil spiral. En outre, elle ne doit pas laisser de vides où la proie trouverait des issues. Experte en ces matières, l'Araignée a bientôt re- connu les recoins qu'il importe de combler. D'un mou- vement alternatif, dans un sens, puis dans l'autre, elle y pose, sur l'appui des rayons, un fil qui brusquement se coude par deux fois aux confins latéraux de la ré- gion défectueuse et décrit un trait en zigzag ayant quelque analogie avec l'ornement appelé grecque. De partout voici les angulosités garnies de grecques de remplissage; le moment est venu de travailler à l'es- sentiel, au lacs captateur pour Jequel tout le reste n'est qu'un support. Agrippée d'une part aux rayons, d'autre part aux traverses de la spirale auxiliaire, l'Epeire fait en sens inverse le trajet qu'elle a fait en posant cette spirale; elle s'éloignait du centre, maintenant elle s'en rapproche, et par des circuits plus serrés, plus nom- breux. Elle part de la base de la spire auxiliaire, non loin du cadre. Ce qui suit est d'observation pénible, tant les mou- vements sont prestes et saccadés. C'est une suite de petits élans brusques, d'oscillations, de courbettes qui déconcertent le regard. Il faut une attention soutenue et des examens répétés pour démêler un peu la marche du travail. Les deux pattes postérieures, outils de tissage, sont en continuelle activité. Désignons-les d'après leur po- sition sur l'atelier. J'appelle patte intérieure celle qui fait face au centre de l'enroulement lorsque l'animal chemine; et patte extérieure celle qui se trouve en dehors de cet enroulement. LES ÉPEIUES 89 Cotte dernière tire le cordonnet de la filière et le passe à la patte intérieure, qui, d'un 'geste gracieux, le dépose sur le rayon traversé. En même temps, la première patte s'informe de la distance; elle harponne le dernier circuit mis en place et amène à portée con- venable le point du rayon où le fil doit se souder. Aussitôt le rayon touché, le fil s'y fixe par son propre gluten. Pas de lents procédés, pas de nœuds; la sou- dure se fait d'elle-môme. Cependant, à mesure qu'elle tourne par étroits de- grés, la filandière se rapproche des traverses auxiliaires qui viennent de lui servir d'appui. Quand, enfin, elles sont trop près, ces traverses doivent disparaître; elles gêneraient la régularité de l'ouvrage. L'Araignée har- ponne donc, pour soutien, les échelons d'un rang su- périeur; elle cueille, un à un, à mesure qu'elle chemine, ceux qui ne lui servent plus, et les rassemble en une subtile pelote au point d'attache sur le rayon suivant. De là résulte une série d'atomes soyeux jalonnant le trajet de la spire disparue. Il faut une incidence favorable de la lumière pour distinguer ces points, seuls restes du fil auxiliaire ruiné. On les prendrait pour des granules de pous- sière si leur distribution, d'une impeccable régularité, ne faisait songer à la spirale disparue. Ils persistent, toujours reconnaissables, jusqu'au délabrement final du réseau. Et, sans arrêt aucun, l'Araignée vire, vire encore, vire toujours, se rapprochant du centre, et répétant la soudure de son hl sur chaque rayon traversé. Une bonne demi-heure, une heure même chez les adultes, se dépense en circuits de spirale, au nombre d'une 90 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES cinquantaine pour la toile de l'Epeire soyeuse, d'une trentaine pour celles de l'Epeire fasciée et de l'Epeire angulaire. Enfin, à quelque distance du centre, sur les confins de ce que j'ai appelé l'aire de repos, l'Araignée termine sa spirale de façon brusque, alors que l'espace suffirait encore pour un certain nombre de tours. Nous verrons tout à l'heure le motif de cet arrêt soudain. Alors, à la précipitée, l'Epeire, n'importe laquelle, jeune ou vieille, se jette sur le coussinet central, l'extirpe et le roule en une pelote que je m'attendais à voir rejeter. Pas du tout : l'économie ne lui permet pas cette pro- digalité. Elle mange le coussinet, d'abord jalon initial, puis amas de bouts de fil ; elle remet en fusion dans le creuset digestif ce qui doit rentrer sans doute dans le trésor de la soie. La bouchée est coriace, d'élaboration stomacale pénible, mais enfin c'est précieux et ne doit pas se perdre. Cette déglutition termine le travail. Tout aussitôt, l'Epeire s'installe à son poste de chasse, au centre de la toile, la tète en bas. La manufacture que nous venons de voir fonction- ner suscite une réflexion. Nous naissons droitiers. Par une dissymétrie dont l'explication n'est pas encore venue, nous avons la moitié droite plus vigoureuse, plus habile en mouvements que la moitié gauche, iné- galité manifeste surtout dans les deux mains. Avec les termes dextérité, adroit, adresse, qui font allusion à la main droite, le langage traduit cette suprématie du côté favorisé. L'animal, à son tour, est-il droitier, gaucher, ou bien indiflerent? L'occasion s'est déjà présentée d'éta- blir que le Grillon, le Dectique et tant d'autres raclent LES ÉPEIUES 91 de leur archet, situé sur l'élytre droite, l'appareil so- nore, situé sur l'élytre gauche. Ils sont droitiers. Pour une pirouette non préméditée, 'nous tournons sur l'appui du talon droit. Autour du pivot du côté droit, plus rohuste, évolue le côté gauche, plus faible. De même, les mollusques à coquille turbinée enroulent presque tous leurs volutes de gauche à droite. Parmi les nombreuses espèces tant de la faune aquatique que de la faune terrestre, quelques-unes à peine font exception et virent de droite à gauche. Il ne serait pas sans intérêt de démêler im peu com- ment se partage en droitiers et gauchers la série ani- male à structure binaire. La dissymétrie, source de contrastes, serait-elle une règle générale? Y a-t-il des neutres, doués des deux côtés d'une égale adresse, d'une égale énergie? Oui, il y en a, et de ce nombre est l'Epeire. Par une prérogative bien enviable, elle a le côté gauche non moins habile que le côté droit. Elle est ambidextre, comme en témoignent les observations que voici. Pour la pose de son fil captateur, toute Epeire tourne indifféremment dans un sens ou dans l'autre, une sur- veillance assidue le démontre. Des motifs dont le secret nous échappe déterminent le sens adopté. Une fois telle ou telle direction prise, la filandière n'en change plus, même après des incidents qui viennent parfois troubler la marche du travail. Il peut arriver qu'un moucheron se prenne dans la partie déjà tissée. Brus- quement alors l'Araignée suspend son ouvrage, accourt à la proie, la ligote, puis revient au point d'arrêt con- tinuer la spirale dans le même ordre qu'avant. Au début du travail, la giration dans un sens étant 92 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES usitée aussi bien que la giration dans le sens opposé, on voit que, dans la confection de ses toiles renouve- lées, la môme Epeire présente, vers le centre de l'en- roulement, tantôt son côté droit et tantôt son côté gau- che. Or, nous l'avons dit, c'est toujours avec la patte postérieure interne, la patte regardant le centre, c'est- à-dire dans certains cas avec la droite et dans certains autres avec la gauche, qu'elle met en place le fil, opé- ration très délicate où doit se déployer une exquise adresse, à cause de la promptitude de l'acte et de la conservation des distances, strictement égales. Qui voit cette patte dans ses manœuvres de haute précision, aujourd'hui la droite, demain la gauche, reste con- vaincu que l'Épeire est supérieurement ambidextre. YII LES ÉPEIRES. — - MA VOISINE Dans ses traits essentiels, le talent des Épeires n'est pas modifié par l'âge. Comme travaillaient les jeunes, ainsi travaillent les vieilles, riches de l'expérience d'une année. Dans leur corporation, pas d'apprentis et pas de maîtres; dès la pose du premier fil, chacune sait à fond son métier. Renseignés sur les débutantes, interrogeons maintenant leurs aînées; informons-nous de ce que les exigences de l'âge leur imposent de plus. Juillet commence, et je suis servi à souhait. Tandis que sur les romarins de l'enclos la population nouvelle ourdit ses cordages, un soir, aux dernières lueurs du crépuscule et devant ma porte, je fais trouvaille d'une superbe Araignée à puissante bedaine. C'est une ma- trone, celle-ci; elle date de l'année dernière; sa majes- tueuse corpulence, si exceptionnelle en cette saison, hautement l'affirme. J'y reconnais l'Épeire angulaire [Epeira anrjulata, Walck.), costumée de gris avec deux galons sombres qui lui cernent les flancs et convergent en pointe à l'arrière. De droite et de gauche, elle se gonfle la base du ventre en bref mamelon. Cette voisine, voilà bien mon affaire, à la condition qu'elle travaille à des heures non trop tardives. Les choses s'annoncent bien ; je surprends la ventrue qui 94 SOUVENIRS EMOMOLOGIQUES tend ses premiers fils. Ce début promet un succès peu coûteux d'insomnies. Et, en elTet, tout le mois de juil- let et la majeure partie du mois d'août, entre huit et dix heures du soir, je peux suivre la confection de la toile, plus ou moins ruinée chaque nuit par les événe- ments de la chasse, et refaite le lendemain quand elle est trop délabrée. Pendant les deux mois caniculaires, alors que l'obs- curité se fait profonde et qu'un peu de fraîcheur suc- cède à la fournaise de la journée, il m'est facile, une lanterne à la main, de suivre les diverses opérations de ma voisine. Elle s'est établie, à hauteur commode pour l'observation, entre une rangée de cyprès et un fourré de lauriers, vers l'entrée d'un défilé que fréquentent les papillons nocturnes, La place est bonne, paraît-il, car de toute la saison FÉpeire n'en change pas, bien que renouvelant son filet presque chaque soir. A la lin du crépuscule, nous allons ponctuellement lui rendre visite en famille. Grands et petits, nous sommes émerveillés de tant de ventre et de telles vol- tiges au milieu de cordages tremblants; nous admi- rons, à mesure qu'il se forme, le réseau d'impeccable géométrie. Tout reluisant aux clartés de la lanterne, l'ouvrage devient féerique rosace, qui semble ourdie avec des rayons de lune. Si je m'attarde, désireux d'élucider certains détails, la maisonnée, déjà couchée, m'attend avant de s'endormir. « Qu'a-t-elle fait ce soir? me demande-t-on ; a-t-elle ter- miné sa toile? a-t-elle pris un papillon? » Je raconte les événements. Demain on sera moins pressé d'aller dor- mir, on verra tout, jusqu'à la fin. Ah ! les naïves, les dé- licieuses soirées passées devant fatelier de l'Araignée I LES ÉPEIRES 93 Les éphémcrides de TEpeire angulaire, enregistrées séance par séance, nous apprennent d'abord de quelle manière sont obtenus les cordages qui forment la char- pente de la construction. Invisible tout le jour, blottie qu'elle est dans la verdure des cyprès, voici que, sur les huit heures du soir, l'Araignée sort gravement de sa retraite et gagne la cime d'un rameau. De ce poste élevé, quelque temps elle combine ses moyens d'après les lieux; elle interroge le temps, s'informe si la nuit sera belle. Puis, soudain, les huit pattes largement étalées, elle se laisse choir suivant la verticale, appendue au cordon qui lui sort des filières. De même que le cordier obtient par le recul la régulière venue de son étoupe, l'Épeire obtient par la chute la sortie de la sienne. Son poids est la force d'extraction. La descente n'a pas d'ailleurs la brutale accélération que lui imprimerait la pesanteur seule. Elle est réglée par le jeu des filières, contractant ou dilatant leurs pores, les fermant tout à fait, au gré de la précipitée. Aussi avec douce modération s'allonge ce fil à plomb vivant, dont ma lanterne me montre très bien le plomb, mais pas toujours le fil. La lourde ventrue semble alors étaler ses pattes dans le vide sans aucun appui. A deux pouces du sol, brusque arrêt; la bobine soyeuse ne fonctionne plus. L'Araignée se retourne, agrippe le cordon qu'elle vient d'obtenir, et remonte par cette voie, toujours en filant. Mais cette fois, la pesanteur ne venant plus en aide, l'extraction s'opère d'autre façon. Les deux pattes d'arrière, d'une rapide manœuvre alternée, tirent le fil de la besace et l'aban- donnent à mesure. 96 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Revenue à son point de départ, à la hauteur d'une paire de mètres et davantage, l'Araignée est donc en possession d'un fil double, bouclé en anse, qui flotte mollement dans un courant d'air. Elle fixe à sa conve- nance le bout dont elle dispose et attend que l'autre, agité par le vent, ait engagé son anse dans les ramilles du voisinage. Le résultat espéré peut tarder beaucoup. S'il ne lasse pas l'inaltérable patience de l'Epeire, il lasse bientôt la mienne. Aussi m'est-il arrivé de collaborer parfois avec l'Araignée. Du bout d'une paille, je cueille la boucle flottante et la dépose sur un rameau, à hauteur convenable. La passerelle établie par mon intervention est jugée bonne au service, comme si le vent lui-même l'avait mise en place. Je mets au nombre des bonnes actions dont il me sera tenu compte cette collabora- tion avec la bcte. Sentant son fil arrêté, l'Epeire le parcourt d'un bout à l'autre à plusieurs reprises et l'augmente chaque fois d'nn brin. Que je collabore ou non, ainsi s'obtient le câble suspenseiir, maîtresse pièce de la charpente. A cause de sa structure, je l'appelle câble, malgré son extrême finesse. Il paraît simple, mais aux deux bouts on le voit se décomposer et s'épanouir, sous forme d'aigrette, en divers éléments qui sont le produit d'au- tant de traversées. Ces brins divergents, avec leurs points d'attache variés, donnent aux deux extrémités fixité plus grande. D'une solidité hors ligne par rapport au reste de l'ouvrage, le câble suspenscur est d'une permanence indéfinie. En général délabrée après les chasses de la nuit, la toile est presque toujours recommencée le LES EPEIRES 97 lendemain au soir. Après extirpation des ruines, sur le même emplacement déblayé à fond, tout se refait, moins le câble 011 doivent se suspendre les divers ré- seaux renouvelés, La mise en place de cette pièce est alTaire assez dif- licultueuse, parce que le succès de l'entreprise ne dé- pend pas uniquement de l'industrie de l'animal. Il faut attendre qu'un mouvement de l'air porte le cordon sur l'appui des broussailles. Parfois le calme règne; par- fois le fil s'accroche en un point non convenable. De là grande dépense de temps pour une réussite incertaine. Aussi lorsque ce câble suspenseur est obtenu, solide et de bonne direction, l'Épeire n'en change plus, à moins d'événements de gravité majeure. Chaque soir elle y passe, elle y repasse, le fortifiant de nouveaux fils. Quand elle ne dispose pas d'une chute suffisante pour obtenir le fil double dont la boucle doit se fixer au loin, l'Epeire fait usage d'une autre méthode. Elle se laisse tomber, puis remonte comme nous venons de le voir; mais cette fois le fil brusquement se termine en pinceau nuageux, en aigrette dont les éléments restent désunis et tels qu'ils sortent de la pomme d'arrosoir des filières. Puis cette espèce de queue de renard touf- fue se tronque comme sous un coup de ciseaux, et, dé- ployé, k fil total double sa longueur, maintenant suf- hsanle. Du bout en rapport avec l'Araignée, il est fixé; de l'autre, il flotte à l'air avec son aigrette épanouie, d'enchevêtrement aisé parmi les broussailles. Ainsi doit opérer l'Epeire fasciée quand elle jette en travers d'un ruisseau les hardiesses de son pont suspendu. Une fois le câble tendu, de cette façon ou de l'autre, l'Araignée est en possession d'une base qui lui permet 7 98 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES de se rapprocher et de s'éloigner à sa guise des appuis de la ramée. Du haut de ce câhle, limite supérieure de l'ouvrage en projet, elle se laisse couler, à médiocre profondeur, en variant les points de chute. Elle re- monte par le fil qu'a produit la descente. Le résultat de la manœuvre est une double cordelette qui se déve- loppe tandis que l'Araignée chemine sur sa grande pas- serelle et gagne le rameau d'attache oii elle fixe, plus ou moins bas, l'extrémité libre de son fil. Ainsi s'ob- tiennent, de droite et de gauche, quelques traverses obliques reliant le câble à la ramée. A leur tour, ces traverses en supportent d'autres à direction chaque fois changeante. Lorsqu'elles sont assez multipliées, l'Epeire n'a plus besoin de recourir à la chute pour tirer ses fils; elle va d'un cordage au voisin, tréfilant toujours avec les pattes d'arrière et met- tant à mesure en place son produit. De là résulte un assemblage de droites oi^i ne préside aucun ordre, sauf le maintien dans un même plan, à peu près vertical. Ainsi se délimite une aire polygonale très irrégulière, 011 doit s'ourdir le filet, lui-môme ouvrage d'une ma- gnifique régularité. Inutile de revenir sur le travail du chef-d'œuvre; les jeunes nous ont assez renseignés à cet égard. De part et d'autre, même pose de rayons équidistants avec mire centrale pour guide; même spirale auxiliaire, échafaudage d'échelons provisoires qui bientôt vont disparaître; même spirale captalrice à circuits nom- breux et serrés. Passons outre, d'autres détails nous appellent. La pose de cette spirale captatrice est opération d'ex- trême délicatesse, à cause de la régularité de l'ouvrage. LES ÉPEIRES 99 Je tenais à savoir si, dans le tumulte de bruits insolites, l'Araignée hésite, commet des erreurs. ïravaille-t-elle imperturbable? lui faut-il se recueillir dans le calme? Je sais déjà que ma présence et mon luminaire ne l'é- meuvent guère. Les éclairs soudains que lui projette ma lanterne ne parviennent pas à la distraire de sa besogne. Comme elle tournait dans l'obscur, elle con- tinue de tourner dans la lumière, ni plus vite, ni plus lentement. C'est de bon augure pour l'expérience que je médite. Le premier dimanche du mois d'aoï^it est la fête pa- tronale du village, la fcte de saint Etienne le lapidé. Nous sommes au mardi, troisième jour des réjouis- sances. Ce soir, à neuf heures, doit se tirer le feu d'ar- tifice, terminaison des liesses. Les choses vont se passer précisément sur la grand'route, devant ma porte, à quelques pas du point oii travaille mon Araignée. La filandière en est à sa grande spirale juste au moment où les édiles arrivent, avec tambour, fanfare et galo- pins porteurs de torches en résine. Plus curieux de psychologie animale que de spec- tacle pyrotechnique, je suis, lanterne en main, les actes de l'Epeire. Le brouhaha de la foule, les détonations des boites, les pétarades de paquets de serpenteaux éclatant dans les airs, le sifflement des fusées, la pluie d'étincelles, les soudains éclairs blancs, rouges ou bleus, rien n'émeut la travailleuse, qui méthodique- ment vire et revire comme elle le fait dans le calme des soirées ordinaires. Autrefois, l'artillerie que je faisais tonner sous les platanes ne troublait pas le concert des Cigales; au- jourd'hui, les éblouissements des roues d'artifice et le 0^- ... LIS' 400 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Lombardement des pétards ne peuvent distraire l'Arai- gnée de son tissage. Et qu'importerait, en effet, à ma voisine l'écroulement du monde! Le village sauterait- il, bouleversé par la dynamite, elle ne s'affolerait pas pour si peu. Tranquillement elle continuerait sa toile. Revenons à l'Araignée manufacturant son filet dans le calme habituel. La grande spirale vient d'être ter- minée, de façon brusque, sur les limites de l'aire de repos. Alors le coussinet central, feutre de bouts de fils économisés, s'extirpe et se mange. Mais avant d'en ve- nir à cette bouchée, clôture du travail, deux Épeires, les seules de la série, la fasciée et la soyeuse, ont encore à parapher leur ouvrage. Une large bandelette blanche est disposée, en zigzag serré, depuis le centre jusqu'au bord inférieur de l'orbe. Parfois, mais non toujours, un second ruban de même forme et de longueur moin- dre occupe le haut, à l'opposite de l'autre. En ces bizarres paraphes, je verrais volontiers des appareils de consolidation. D'abord les jeunes Epeires n'en font jamais usage. Pour le moment, insoucieuses de l'avenir et prodigues de soie, elles recommencent chaque soir leur nappe, qui, non trop délabrée, pour- rait encore servir. Au soleil couché, un rets tout neuf est chez elle de règle. Peu importe un surcroît de soli- dité lorsque l'ouvrage doit se refaire demain. Au contraire, dans l'arrière-saison, les adultes, sen- tant s'approcher l'époque de la ponte, sont astreintes à l'économie, en vue de la grande dépense de soie néces- sitée par la sacoche des œufs. A cause de ses larges dimensions, le filet est alors ouvrage coûteux qu'il con- vient d'utiliser le plus longtemps possible, crainte d'à- LES EPEIRES iOl voir les réserves épuisées lorsque viendra la dispen- dieuse confection du nid. Pour ce motif ou pour d'autres dont je n'ai pas le secret, l'Épeire fasciée et TEpeire soyeuse jugent à propos de faire travail durable et d'affermir leur piège avec un ruban transversal. Les autres Épeires, sujettes à moins de frais dans la fabrication de la sacoche ma- ternelle, simple pilule, ignorent le zigzag consolidateur et recommencent leur toile presque chaque soir à la façon des jeunes. Ma grosse voisine, l'Épeire angulaire, consultée à la clarté d'une lanterne, nous dira comment s'opère le renouvellement du filet. Aux dernières lueurs du cré- puscule, elle descend, circonspecte, de son manoir diurne; elle quitte la verdure des cyprès et vient sur le câble suspenseur de son piège. Là, quelque temps elle stationne; puis, descendant sur la toile, elle en cueille les ruines par grandes brassées. Tout vient sous les râteaux des pattes, spirale, rayons et charpente. Une seule chose est épargnée : c'est le câble suspen- seur, la robuste pièce qui a servi de base aux cons- tructions précédentes et va servir à la nouvelle après quelques retouches de consolidation. Des ruines rassemblées résulte une pilule que l'i^rai- gnée consomme avec autant de gloutonnerie qu'elle le ferait d'une proie. Rien n'en reste. Pour la seconde fois se montre la haute économie des Épeires en matière de soierie. Nous les avons vues, après la confection du réseau, manger la mire centrale, modeste bouchée; les voici maintenant qui déglutissent la toile entière, mor- ceau copieux. Affinés par l'estomac et redevenus liquides, les matériaux du vieux filet serviront à d'autres usages. 102 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUE S Une fois l'emplacement nettoyé de partout, com- mence le travail du cadre et du réseau sur l'appui du câble suspenseur respecté. Ne serait-il pas plus simple de remettre en état la vieille toile qui, bien des fois, pourrait servir encore après réparation de quelques accrocs? Oui, semble-t-il; mais l'Araignée sait-elle rac- commoder son ouvrage comme une ménagère ravaude son linge? Là est la question. Refaire des mailles rompues, remplacer des fils cas- sés, ajuster correctement le neuf au vieux, enfin réta- blir l'ordre primitif en rassemblant des ruines, ce serait prouesse de grande portée qui prouverait, supérieure- ment bien, des éclaircies aptes à des combinaisons intellectuelles. Nos ravaudeuses excellent en semblable travail. Elles ont pour guide la raison qui mesure les vides, combine les arrangements et met en place re- quise le morceau. L'Araignée possède-t-elle l'analogue de cette lucidité? On l'affirme sans y avoir regardé de bien près appa- remment. Pour gonfler des vessies théoriques, les scru- pules de l'observation ne sont pas nécessaires. On va de l'avant, et cela suffit. Quant à nous, moins audacieux, informons-nous d'abord; demandons à l'expérience si, réellement, l'Araignée sait restaurer son ouvrage. L'Epeire angulaire, cette proche voisine qui m'a déjà fourni tant d'autres documents, vient de terminer sa toile à neuf heures du soir. La nuit est superbe, calme et chaude, propice aux rondes des Phalènes. La chasse promet d'être bonne. Au moment oîi, la grande spirale terminée, l'Épeire va manger le coussinet central et s'installer en son aire de repos, avec de fins ciseaux je fends la toile en deux suivant un diamètre. Par le re- LES EPEIHES io:] trait des rayons qui n'ont plus d'antagonistes, il se fait un vide où pourraient passer trois doigts de la main. Réfugiée sur son câble, l'Araignée regarde faire, non bien effrayée. Quand j'ai fini, tranquillement elle re- vient. Sur l'une des moitiés, elle se campe au point qui fut le centre de l'orbe entière; mais, les pattes d'un côté ne trouvant pas d'appui, elle ne tarde pas à reconnaître que le piège est défectueux. Alors deux fils sont tendus en travers de la brèche, deux fils, pas davantage; les pattes qui manquaient d'appui s'y étendent, et désor- mais l'Épeire ne bouge plus, attentive aux événements de la chasse. Lorsque j'ai vu poser ces deux fils reliant les lèvres de la fente, l'espoir m'est venu d'assister à un ravau- dage. L'Araignée, me disais-je, va multiplier ces fils transversaux d'un bout à l'autre de la brèche, et si la pièce ajoutée n'est pas conforme au reste de l'ouvrage, du moins elle remplira le vide, et la nappe continue sera d'usage efficace à l'égal de la nappe réglementaire. La réalité n'a pas répondu à mon attente. De toute la nuit, la filandière n'a rien entrepris de plus. Elle a chassé vaille que vaille avec son réseau pourfendu, car, le lendemain, j'ai retrouvé le filet clans l'état où je l'avais laissé la veille. De ravaudage, il n'y en avait pas eu en aucune façon. Les deux fils tendus en travers de la brèche ne peu- vent même être pris pour un essai de restauration. Ne trouvant pas d'appui pour les pattes d'un côté, l'Arai- gnée était allée s'informer de l'état des choses en fran- chissant la fente. Sur le trajet de l'aller et du retour, elle avait laissé un fil comme il est d'usage pour toute Epeire qui chemine. Ce n'était pas de sa part un essai lOi SOUVENIRS EMOMOLOGIQUES de raccommodage, mais le simple résultat d'un dépla- cement inquiet. Peut-être l'éprouvée a-t-elle jugé inutile de se mettre en nouveaux frais, car, telle qu'elle est après mon coup de ciseaux, la toile peut très bien servir; les deux moi- tiés, en leur ensemble, représentent la surface primi- tive propre à capturer. Il suffit que l'Araignée, station- naire en un poste central, trouve l'appui nécessaire à ses pattes étalées. Les deux fils tendus d'une rive à l'autre de la crevasse le lui fournissent à peu près. Mes malices ne sont pas allées assez loin. Imaginons mieux. Le lendemain, la toile se renouvelle, après dégluti- tion de la précédente. Lorsque le travail est fini et que l'Épeire est immobile en son poste central, avec une paille, dextrement conduite de façon à respecter les rayons et l'aire de repos, je saccage, j'extirpe la spirale, qui pendille en loques. Ruiné dans ses fils captateurs, le filet est hors de service, une Phalène passant ne s'y laisserait prendre. Or, que fait l'Epeire devant ce dé- sastre ? Elle ne fait rien du tout. Immobile en son aire de repos que j'ai laissée intacte, elle attend la prise du gibier; elle l'attend en vain toute la nuit sur sa toile impuissante. Au matin, je trouve le lacs tel qu'il était la veille. La faim, mère de l'industrie, n'a pas décidé l'Aranéide à restaurer un peu son piège saccagé. Peut-être est-ce trop exiger de ses moyens. Les bu- rettes à soie peuvent être épuisées après la pose de la grande spirale, et recommencer coup sur coup la même dépense est impossible. Je désire un cas où cet épuise- ment ne puisse être invoqué. Mon assiduité l'obtient. Au moment où je surveille l'enroulement de la spi- LES ÉPEIRES lOiî raie, un gibier vient donner dans le piège encore incom- plet. L'Epeire suspend son travail, accourt à Tétourdi, l'enveloppe et s'en repaît sur place. Pendant la lutte, un segment de la nappe s'est déchiré sous les yeux mômes de l'ourdisseuse. Un ample vide compromet le bon fonctionnement du filet. Que va faire l'Araignée devant ce fâcheux accroc? C'est le moment ou jamais de rétablir les fils rom- pus : l'accident vient de se passer à l'instant même, entre les pattes de la bete; il est connu à coup sûr, et de plus la corderie est en pleine fonction. Cette fois est hors de cause l'épuisement de l'entrepôt de soie. Eh bien, dans ces conditions, très favorables au ra- vaudage, l'Épeire ne raccommode nullement. Elle re- jette sa proie après en avoir humé quelques gorgées, et reprend sa spirale au point où elle avait interrompu son travail pour courir sus à la Phalène prise. La partie déchirée restera ce qu'elle est. La navette gouvernée par des rouages mécaniques ne revient pas sur le tissu détérioré; ainsi de l'Araignée travaillant sa toile. Et ce n'est pas ici distraction, individuelle incurie; chez toutes les grandes filandières se retrouve sembla- ble inaptitude à rapiécer. L'Épeire fasciée et l'Épeire soyeuse sont à remarquer sous ce rapport. L'angulaire refait en entier sa toile presque tous les soirs; celles-ci ne les recommencent que de loin en loin et l'utilisent encore bien que très délabrée. Elles continuent de chas- ser avec des loques informes. Pour les décider à tisser une nouvelle nappe, il faut que l'ancienne soit une ruine méconnaissable. Or, bien des fois, il m'est arrivé de noter l'état de l'une de ces ruines, et le lendemain je l'ai retrouvé tel 106 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQ LE S quel, sinon plus délabré. Jamais de réparations, au grand jamais. J'en suis désolé pour le renom que les besoin de nos théories lui ont fait : l'Araignée ne sait absolument pas raccommoder. Malgré son aspect médi- tatif, l'Épeire est incapable du peu de réflexion néces- saire pour intercaler une pièce dans un vide accidentel. D'autres Aranéides ignorent le réseau à grandes mail- les et tissent des satins où les fils, croisés à l'aventure, forment étoffe continue. De ce nombre est l'Araignée des habitations [Terjenana domestica, Lin.). Dans l'an- gle des murs de nos maisons, elle tend de larges nappes que fixent des prolongements anguleux. En un recoin latéral, le mieux protégé, est l'appartement secret de la propriétaire. C'est un tube de soie, une galerie d'ou- verture conique, où l'Aranéide surveille les événements, à l'abri des regards. Le reste du tissu, dépassant en linesse nos plus souples mousselines, n'est pas, à vrai dire, un engin de chasse; c'est une estrade où l'Arai- gnée, de nuit surtout, fait sa ronde, attentive aux cho- ses de son domaine. Le vrai traquenard consiste en un fouillis de cordages tendus au-dessus de la nappe. Le piège, construit d'après d'autres règles que chez les Épeires, fonctionne aussi de façon difl'érente. Ici, pas de fils visqueux, mais de simples lacets, rendus invin cibles par leur multitude. Qu'un moucheron se jette dans le perfide enchevêtrement, et il est pris, d'autant mieux lié qu'il se débat davantage. L'empêtré tombe sur la nappe. La Tégénaire accourt et le jugule. Cela dit, expérimentons un peu. Dans la nappe de l'Araignée domestique, je pratique une ouverture ronde, large d'une paire de travers de doigt. Tout le jour le trou reste béant, mais le lendemain il est invariable- LES ÉPEIRES 107 ment fermé. Une gaze d'extrême ténuité clôt la brèche, (|ui, par son aspect sombre, fait contraste avec la blan- cheur opaque du tissu environnant. La gaze est telle- ment subtile que, pour m'assurer de sa présence, j'ai recours à un brin de paille plutôt qu'à la vue. L'ébran- lement de la toile lorsque cette région est touchée affirme un obstacle. Ici l'affaire paraîtrait évidente. Pendant la nuit, la Tégénaire a raccommodé son ouvrage; elle a mis une pièce au tissu déchiré, talent inconnu des Epeires. Ce serait très beau de sa part, si une étude plus attentive n'amenait une autre conclusion. La toile de l'Araignée domestique est, disons-nous, une aire de surveillance et d'exploration; c'est aussi une nappe oli tombent les insectes captés par les agrès d'en haut. Cette aire, domaine sujet à des battues indéfmies, n'est jamais assez résistante, exposée qu'elle est à la surcharge de menus plâtras détachés de la muraille. La propriétaire y travaille constamment; chaque nuit, elle y ajoute une nouvelle couche. Toutes les fois qu'elle sort de sa retraite tubulaire ou qu'elle y rentre, elle applique sur le chemin par- couru le cordon qui lui pend à l'arrière. Comme témoi- gnage de ce travail, on a la direction des fils superfi- ciels, qui, droits ou sinueux suivant les caprices de la promenade, convergent tous vers l'entrée du tube. Chaque pas fait ajoute, sans doute, un filament à la nappe. C'est ici l'histoire de la Processionnaire du pin, dont j'ai raconté ailleurs les habitudes. Quand elles sortent de la bourse de soie pour aller pâturer de nuit, et quand elles y rentrent, les chenilles ne manquent jamais de 108 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES filer un peu à la surface de la demeure. Chaque expé- dition vaut à l'enceinte un supplément d'épaisseur. Allant et revenant sur la bourse que mes ciseaux viennent de fendre tout au long, les Processionnaires, sans plus y faire attention qu'au reste de la paroi, tapissent la brèche comme elles tapissent l'intact. In- différentes à l'accident, elles agissent de môme façon que sur une demeure non éventrée. La crevasse se ferme à la longue, non intentionnellement, mais par le seul jeu de l'habituelle filature. Même conclusion au sujet de l'Araignée domestique. Déambulant chaque nuit sur son estrade, elle a stra- tifié de nouvelles assises sans distinction du vide et du plein. Elle n'a pas mis expressément une pièce au tissu déchiré ; elle a continué l'habituelle besogne. S'il se trouve qu'en définitive le trou est bouché, l'heureux résultat est la conséquence, non d'une intention spé- ciale, mais d'une invariable méthode de travail. D'ailleurs il est d'évidence que si l'Araignée voulait en réalité raccommoder sa toile, tous ses soins se por- teraient sur la déchirure. Elle y dépenserait toute la soie dont elle dispose et obtiendrait en une séance une pièce peu différente du reste du tissu. Au lieu de cela, que trouvons-nous ? Presque rien, une gaze à grand'- peine visible. C'est évident : l'Araignée a fait sur le trou ce qu'elle a fait partout ailleurs, ni plus, ni moins. Loin d'y pro- diguer la soie, elle l'a économisée afin d'en avoir pour l'ensemble de la nappe. La brèche se bouchera mieux plus tard, petit à petit, à mesure que de nouvelles cou- ches fortifieront la nappe entière. Et ce sera long. Deux mois plus tard, la lucarne, mon ouvrage, transparait LES ÉPEIRES 109 encore et fait tache sombre sur la blancheur mate du tissu. Ni les tapissières ni les filandières ne savent donc réparer leur ouvrage. A ces merveilleuses manufactu- rières de toileries, il manque toute lueur de ce lumi- gnon sacré, la raison, qui permet à la ravaudeuse la plus bornée de remettre en état le talon d'un vieux bas. N'arriverait-il qu'à nous débarrasser d'une idée fausse et malfaisante, le métier d'inspecteur de toiles d'Arai- VIII LES EPEIRES. — LE PIEGE A GLUAUX Le réseau spiral des Épeires a des combinaisons d'ef- froyable science. Donnons de préférence noire attention à celui de l'Epeire fasciée ou bien à celui de l'Epeire soyeuse, observables l'un et l'autre dès le malin dans leur pleine fraîcheur. A la simple vue, le fd qui les compose diffère de celui de la charpente et des rayons. II miroite au soleil, paraît noduleux et donne l'idée d'un chapelet d'atomes. L'ob- server avec la loupe sur la toile même n'est guère pra- ticable, à cause de l'agitation du tissu, qui tremblote au moindre souffle. En passant une lame de verre sous la nappe et la soulevant, j'emporte quelques tronçons du fil à étudier, tronçons qui restent fixés sur le verre en lignes parallèles. Maintenant loupe et microscope peu- vent intervenir. Le spectacle est stupéfiant. Ces fils, touchant aux con- fins du visible et de l'invisible, sont des torsades à tours très serrés , semblables à ces enroulements élastiques que notre industrie prépare avec des fils de lailon. De plus, ils sont creux. L'infiniment subtil est un tube, un canal plein d'une humeur visqueuse pareille à une forte dissolution de gomme arabique. Celle humeur, je la vois LES ÉPEIRES m s'épancher en traînée diaphane par les extrémités rom- pues. Sous la pression de la mince lamelle qui les recouvre sur le porte-objet du microscope, les torsa- des s'étirent, deviennent des rubans tordus, parcourus d'un bout à l'autre, en leur milieu, par un trait sombre qui est la capacité vide. A travers la paroi de ces fils tubulaires, roulés en lignes torses, l'humeur contenue doit suinter petit à petit et de la sorte rendre le réseau visqueux. Il l'est, en efl'et, et de façon à provoquer la surprise. D'une fine paille, je touche à plat trois ou quatre échelons d'un secteur. Si doux que soit le contact, l'adhérence est sou- daine. Avec la paille soulevée, les fils viennent, s'éti- rent, doublent et triplent leur longueur à la façon d'un 111 de gomme élastique. Enfin, trop tendus, ils se déta- chent sans rupture, ils se rectifient de nouveau dans leur position première. Ils s'étirent en déroulant leur tor- sade, ils se raccourcissent en l'enroulant de nouveau; enfin ils deviennent adhésifs en se vernissant de l'hu- meur visqueuse dont ils sont pleins. En somme, le fil spiral est un tube capillaire comme jamais notre physique n'en possédera d'aussi menus. Il est roulé en torsade afin d'avoir une élasticité qui lui permette, sans se rompre, de se prêter aux tiraillements du g-ibier capturé; il tient en réserve dans son canal une provision de viscosité, afin de renouveler par une inces- sante exsudation les vertus adhésives de la surface à mesure que l'exposition à l'air les affaiblit. C'est tout naïvement merveilleux. L'Epeire ne chasse pas aux lacets, elle chasse aux gluaux. Et quels gluaux! Tout s'y prend, même l'ai- grette de pissenlit qui mollement les effleure. Néan- 112 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES moins l'Epeire, en rapport conLinuel avec sa toile, ne s'y prend pas. Pourquoi? Rappelons d'abord que l'Araignée s'est ménagé au milieu de son piège une aire dans la structure de la- quelle n'entre pas le fil spiral visqueux. Nous avons vu que ce fil s'arrête brusquement à quelque distance du centre. Il y a là, dans une étendue qui sur les grandes toiles représente à peu près la paume de la main, un tissu formé de rayons et du commencement de la spirale auxiliaire, tissu neutre où la paille exploratrice n'ob- tient nulle part adhésion. En cette région centrale, aire de repos, et uniquement là, stationne l'Epeire, attendant des journées entières l'arrivée du gibier. Si intime et si prolongé que soit son contact avec celte partie de la nappe, elle ne court le risque de s'y engluer, l'enduit visqueux manquant, ainsi que la structure torse et tubulaire, dans toute la longueur des rayons et dans toute l'étendue de la spire auxiliaire. Un fil simple, rectiligne et plein compose ces pièces, de même que le reste de la charpente. Mais lorsqu'une proie vient de se prendre, souvent tout au bord de la toile, il faut vite accourir pour la ligoter et maîtriser ses efforts de délivrance. L'Araignée marche alors sur son réseau, et je ne m'aperçois pas qu'elle en éprouve le moindre embarras. Les gluaux môme ne sont pas soulevés par le déplacement des pattes. En mon jeune temps, lorsque nous allions, en bande, le jeudi, essayer de prendre un chardonneret dans les chènevières, avant d'enduire de glu les vergettes, on se graissait les doigts avec quelques gouttes d'huile, pour ne pas s'empêtrer dans la viscosité. L'Epeire connaî- trait-elle le secret des corps gras? Essayons. LES ÉPEIRES 113 J<3 frotte ma paille exploratrice avec du papier léi^è- rement huilé. Appliquée sur le lil spiral de la toile, maintenant elle n'adhère plus. Le principe est trouvé. Sur une Épeire vivante, je détache une patte. Mise telle qu'elle est en contact avec les gluaux, elle n'y adhère pas mieux que sur les cordages neutres, rayons et pièces de la charpente. Il fallait s'y attendre, d'après l'immunité générale do l'Araignée. Mais voici qui change à fond le résultat. Je mets cette patte macérer un quart d'heure dans du sulfure de car- bone, dissolvant par excellence des corps gras. Avec un pinceau imbibé de ce liquide, je la lave soigneusement. Cette lessive faite, la patte s'englue très bien au fil cap- tateur, et y adhère tout autant que le ferait le premier objet venu, la paille non huilée par exemple, Ai-je rencontré juste en considérant une matière grasse comme le préservatif de l' Epeire exposée aux perfidies de sa rosace de gluaux? L'action du sulfure de carbone semble l'affirmer. Rien ne s'oppose d'ailleurs à ce que pareille matière, si fréquente dans l'économie animale, ne vernisse très légèrement l'Araignée par le seul fait de la transpiration. Nous nous frottions les doigts d'un peu d'huile pour manier les baguettes oii devait se prendre le chardonneret; de même l'Épeire se vernit d'une sueur spéciale pour opérer en tout point de sa toile sans crainte des gluaux. Cependant une station trop prolongée sur les fils visqueux aurait des inconvénients. A la longue, un contact continuel avec ces fils pourrait amener cer- taine adhésion et gêner l'Araignée , qui doit conserver toute sa prestesse pour courir sus à la proie avant qu'elle ne se dégage. Aussi dans la structure du poste 8 114 SOUVENIRS E.XTOMOLOGIQUES aux interminables attentes, n'ontre-l-il jamais des fils gluLineux. C'est uniquement dans son aire de repos que l'Épeire se tient, immobile et les huit pattes étalées, prêtes à percevoir tout ébranlement de la toile. C'est encore là qu'elle prend sa réfection, souvent d'une long-ue durée, lorsque la pièce saisie est copieuse; c'est là qu'après l'avoir liée et mordillée, elle traîne toujours sa proie au bout d'un fil, afin de l'y consommer à l'aise, sur une nappe non visqueuse. Comme poste de chasse et comme réfectoire, l'Epeire s'est ménagé une aire cen- trale exempte de glu. Quant à cette glu, il n'est guère possible d'en étudier les caractères chimiques, à cause de sa faible quantité. Le microscope nous la montre s'épanchant des fils rom- pus sous forme d'une traînée hyaline, quelque peu gra- nuleuse. L'expérience que voici nous en apprend davan- tage. Avec une lame de verre passée à travers la toile, je cueille une série de gluaux qui restent fixés en traits parallèles. Je couvre cette lame d'une cloche reposant sur une couche d'eau. Bientôt, dans cette atmosphère saturée d'humidité , les fils s'enveloppent d'une gaine aqueuse qui, petit à petit, s'accroît et devient coulante. Alors la configuration en torsade a disparu, et dans le canal du fil se voit un cbapelet d'orbes translucides, c'est-à-dire une série de gouttelettes d'extrême finesse. Au bout de vingt-quatre heures, ces fils ont perdu leur contenu et se trouvent réduits à des traits presque invisibles. Si je dépose alors sur le verre une goutte d'eau, j'obtiens une dissolution visqueuse comme m'en donnerait une parcelle de gomme arabique. La conclu- LES ÉPEIRKS 115 sion est évidente : la glu des Épeiros est une substance très hygrométrique. Dans une atnios[)hère saturée d'hu- midité, elle s'imprègne abondamment et filtre par exsu- dation à travers la paroi des fils tubulaires. Ces données nous expliquent certains faits relatifs au travail de la toile. L'Epeire fasciée et l'Épeire soyeuse adultes s'occupent du tissage à des heures très mati- nales, bien avant l'aube. Si l'air devient brumeux, il leur arrive de laisser l'ouvrag-e inachevé; elles édifient la charpente g-énérale, tendent les rayons, décrivent môme la spirale auxiliaire, pièces qui sont toutes inaltérables par un excès d'humidité; mais elles se gardent bien de travailler aux gluaux, qui, imprégnés par le brouillard, se résoudraient en loques visqueuses et perdraient leur efficacité en se délavant. Le filet commencé s'achè- vera la nuit suivante, si l'atmosphère est propice. Si la haute hygrométrie du fil captateur a des incon- vénients, elle a surtout des avantages. Les deux Épei- res, chassant de jour, affectionnent les chaudes expo- sitions, violemment ensoleillées, où les Criquets se complaisent. Sous les torridités de la canicule, à moins de dispositions spéciales, les gluaux seraient donc ex- posés à se dessécher, à se racornir en filaments inertes et rigides. C'est tout le contraire qui arrive. Aux heures les plus brûlantes, ils se maintiennent toujours sou- ples, toujours élastiques et de mieux en mieux adhésifs. Comment cela? Par le seul fait de leur puissante hygrométrie. L'humidité dont l'air n'est jamais dé- pourvu, lentement les pénètre; elle délaye au degré requis l'épais contenu de leurs tubes et le fait transsu- der au dehors, à mesure que s'épuise la viscosité pré- cédente. Quel oiseleur serait capable de rivaliser avec 116 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES l'Épeirc dans l'art des gluaux? Que de savante indus- trie pour capturer une Phalène ! Et puis, quelle fougue de fabrication! Connaissant le diamètre de l'orbe et le nombre de tours, il est aisé de calculer la longueur totale de la spire à gluaux. On trouve ainsi qu'en une séance, toutes les fois qu'elle refait sa toile, l'Épeire angulaire produit une vingtaine de mètres de fil visqueux. L'Epeire soyeuse, plus habile, en produit une trentaine. Or, pendant deux mois l'É- peirc angulaire, ma voisine, a renouvelé son piège pres- que chaque soir. Dans cette période, elle a manufacturé plus d'un kilomètre de ce fil tubulaire qui se roule en torsade serrée et se gonfle de glu. J'aimerais qu'un anatomiste mieux outillé que je ne le suis, et doué d'une vue moins fatiguée que la mienne, nous expliquât le travail de la merveilleuse corderie. Comment la matière à soie se moule-t-elle en tube ca- pillaire; comment ce tube s'emplit-il de glu et se dis- pose-t-il en torsade serrée? Et comment encore la même tréfilerie fournit-elle des fils communs, travaillés en charpente, en mousseline, en satin; puis une fumée rousse dont se gonfle la sacoche de l'Epeire fasciée; puis les galons noirs tendus en méridiens sur la môme sacoche? Que de produits venus de cette curieuse usine, la panse d'une Araignée! Je vois les résultats sans par- venir à comprendre le fonctionnement de la machine. Je livre le problème aux maîtres du scalpel et du mi- crotome. IX LES ÉPKIUES. LE FIL TÉLÉGRAPHIQUE Des six Epeires objet de mes observations, deux seu- lement, la fasciéc et la soyeuse, se tiennent constam- ment sur leurs toiles, même aux ardeurs d'un violent soleil. Les autres ne s'y montrent, en général, qu'à la nuit close. A quelque distance du filet elles ont, dans les broussailles, une retraite sommaire, une embuscade formée de quelques feuilles que rapprochent des fils tendus. C'est là que le jour, le plus souvent, elles station- nent, immobiles et recueillies. Mais cette vive lumière qui les importune est la joie des champs. iVlors, mieux que jamais, l'Acridien bondit, et divague la Libellule. D'ailleurs la nappe à gluaux, malgré les déchirures de la nuit, est d'ordinaire en étal de servir encore. Si quelque élourdi s'y laisse prendre, l'Araignée, retirée au loin, ne saura-t-elle profiter de l'aubaine? N'ayons crainte. A l'instant elle arrive. Aver- tie comment? Expliquons l'affaire. La trépidation de la toile, bien mieux que la vue de l'objet, donne l'éveil. Une expérience très simple le dé- montre. Sur les gluaux d'une Epeire fasciée, je dépose un Criquet asphyxié à l'instant même par le sulfure de carbone. La pièce morte est mise en place soit en avant, soit en arrière, soit sur les côtés de l'Araignée, station- J18 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES naire au contre du filet. Si l'épreuve doit porter sur une espèce à cachette diurne, parmi le feuillage, le Criquet mort est déposé sur la toile, plus ou moins loin du cen- tre, n'importe comment. Dans l'un et l'autre cas, d'abord rien. L'Epeire per- siste dans son immobilité, même quand le morceau est en face d'elle, à une faible distance. Elle est indifférente à la présence du gibier, elle ne semble pas s'en aperce- voir, si bien qu'elle finit par lasser ma patience. Alors, avec une longue paille, qui me permet de me dissimuler un peu, je fais trembloter le mort. Il n'en faut pas davantage. L'Épeire fasciée et l'Épeirc soyeuse accourent de l'aire centrale, les autres descen- dent de la ramée; toutes vont à l'Acridien, l'envelop- pent de rubans, le traitent enfin comme elles l'auraient fait d'un gibier vivant, capturé dans les conditions nor- males. Il a fallu rébranlement de la toile pour les déci- der à l'attaque. Peut-être la couleur grise du Criquet n'est-ello pas de visibilité assez nette pour provoquer, à elle seule, l'attention. Essayons alors le rouge, coloration des plus vives pour notre rétine et probablement aussi pour celle des Aranéides. Aucun des gibiers en usage chez les Epeires n'étant vêtu d'écarlale, je fais avec de la laine rouge un menu paquet, un appât du volume d'un Cri- quet. Je l'englue à la toile. Mon artifice réussit. Tant que la pièce est immobile, l'Araignée ne s'émeut; mais du moment que le paquet tremble, agité par ma paille, elle accourt empressée. Il y a des naïves qui louchent un peu la chose du bout des pattes et, sans autre information, l'emmaillo- tent de soie à la façon de l'habituel gibier. Elles vont LES EPEIRES 119 même jusqu'à mordiller l'appât, suivant la règle de l'intoxication préalable. Alors seulement la méprise est reconnue, et la dupée se retire, ne revient plus, si ce n'est longtemps après, pour rejeter hors de la toile l'en- combrant objet. Il y a des rusées. Comme les autres, elles accourent au leurre de laine rouge, que ma paille fait insidieusement remuer; elles y viennent de leur pavillon dans laver- dure aussi bien que du centre de la nappe; elles l'explo- rent des palpes et des pattes; mais, reconnaissant bien- tôt que la chose n'a pas de valeur, elles se gardent bien d'y dépenser leur soie en liens inutiles. Mon appât trépidant ne parvient pas à les tromper. Cela se rejette après bref examen. Cependant les rusées comme les naïves accourent même de loin, du fond de l'embuscade dans la ramée. Comment sont-elles renseignées? Ce n'est pas certes par la vue. Avant de reconnaître leur erreur, il leur faut tenir l'objet entre les pattes et même le mordiller un peu. Elles sont d'une extrême myopie. A un travers de main de distance, la proie inerte, non apte à faire trembler la toile, reste inaperçue. D'ailleurs, en bien des cas, la chasse se pratique dans la profonde obscu- rité de la nuit, alors que la vue, serait-elle bonne, est hors de service. Si les yeux sont des guides insuffisants, même de très près, que sera-ce quand il faut épier la proie de loin! Dans ce cas, un appareil d'information à distance devient indispensable. Trouver cet appareil n'offre aucune diffi- culté. Derrière la toile d'une Épeire quelconque à cachette diurne, regardons attentivement : nous verrons un fil 120 SOUVENIRS EiNTOMOLOGIQUES qui part du centre du réseau, monte en ligne oblique hors du plan de la nappe et aboutit à l'embuscade où se tient l'Araignée pendant le jour. Sauf au point central, nul rapport entre ce fil et le reste de l'ouvrage, nul entre- croisement avec les cordons de la charpente. Libre de toute entrave, le trait va droit du centre du filet au pavillon d'embuscade. Sa longueur est d'une coudée en moyenne. L'Epeire angulaire, haut établie dans les arbres, m'en a montré de deuxà trois mètres. A n'en pas douter, ce fil oblique est une passerelle qui permet à l'Araignée de se rendre à la hâte sur la toile lorsque des affaires pressantes l'y appellent, et puis, la tournée finie, de rentrer dans sa hutte. C'est, en effet, le chemin que je la vois suivre, allant ou reve- nant. Mais est-ce tout? Non, car si l'Epeire avait uni- quement pour but une voie de rapide parcours entre son pavillon et le filet, la passerelle se rattacherait au bord supérieur du réseau. Le trajet serait plus court. et la pente moins rapide. En outre, pour quel motif ce cordon a-t-il invariable- ment son origine au centre du réseau visqueux, jamais ailleurs? Parce que ce point est le lieu de concours des rayons, et de la sorte le centre commun des ébranle- ments. Tout ce qui remue sur la toile y transmet ses trépidations. Il suffit alors d'un fil issu de ce point cen- tral pour porter à distance l'avis d'un gibier se débat- tant en un point quelconque de la toile. La cordelette oblique, hors du plan de la nappe, est mieux qu'une passerelle; c'est avant tout un appareil avertisseur, un fil télégraphique. Consultons à cet égard l'expérience. Je dépose un Criquet sur le réseau. L'englué se démène. A l'instant LES ÉPEIUI-S 121 l'Araignée sort fougueuse de sa hutte, descend par la passerelle, court sus à l'Acridien, l'enveloppe et l'opère suivant les règles. Peu après, elle le hisse fixé à la filière par un cordage, et l'enlraîne dans sa cachette, où se fera longue réfection. Jusque-là, rien de nouveau, les choses se passent comme d'habitude. Je laisse l'Aranéide à ses propres affaires pendant quelques jours avant d'intervenir moi-même. C'est en- core un Criquet que je me propose de lui donner; mais cette fois, d'un léger coup de ciseaux, sans rien ébran- ler, je coupe au préalable le fil avertisseur. Le gibier est alors déposé sur la toile. Succès complet; l'empê- tré se débat, fait trembler le filet; de son côté, l'Arai- gnée ne bouge, comme indifférente aux événements. L'idée pourrait venir qu'en cette affaire l'Epeire reste immobile dans sa hutte parce qu'elle ne peut ac- courir, la passerelle étant rompue. Détrompons-nous; cent voies pour une lui restent, toutes bonnes à la con- duire sur les lieux où sa présence serait maintenant nécessaire. Le réseau se rattache à la ramée par une foule de cordons, tous de transit très facile. Or l'Épeire ne s'engage sur aucun, elle persiste dans le recueille- ment et l'immobilité. Pourquoi? Parce que son télégraphe détraqué ne lui donne plus avis des tremblements de la toile. Elle ne voit pas le gibier pris, trop éloigné ; elle l'ignore. Une grosse heure se passe, l'Acridien ruant toujours, elle impassible et moi regardant. A la fin, néanmoins, éveil de l'Epeire, qui, ne sentant plus sous ses pattes l'habi- tuelle tension du fil avertisseur rompu par mes ciseaux, vient s'informer de l'état des choses. L'accès de la toile se fait, sans difficulté aucune, par un cordon de la char- 122 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES pente, le premier venu. Le Criquet est alors aporeu et tout aussitôt enveloppé. Après quoi, le fil informateur est refait, remplaçant celui que je viens de rompre. Par ce chemin, l'Araignée rentre chez elle, traînant sa proie. Ma voisine, la puissante Épeire angulaire, avec son télégraphe de trois mètres de longueur, me réserve mieux encore. Dans la matinée, il m'arrive de trouver sa toile, maintenant déserte, à peu près intacte, preuve que pendant la nuit la chasse n'a pas élé bonne. La bête doit être en appétit. Avec l'amorce d'un gibier, parvien- drai-je à la faire descendre de sa retraite élevée? J'empêtre dans la toile une pièce de choix, une Libel- lule, qui désespérément se débat et fait trembler tout le filet. L'autre, là-haut, quitte sa cachette dans la verdure du cyprès, descend par rapides enjambées le long de son fil télégraphique, vient à la Libellule, la ligote et tout aussitôt remonte chez elle par le même chemin, avec sa capture qui lui pendille sur les talons au bout d'un fil. La consommation de la pièce se fera dans la tranquillité du vert reposoir. Quelques jours après, les conditions restant les mômes, je recommence en coupant au préalable le fil avertis- seur. En vain je fais choix d'une forte Libellule, gibier très remuant, en vain je patiente; l'Araignée ne des- cend pas de toute la journée. Son télégraphe étant rompu, elle n'a pas avis de ce qui se passe là-bas, à trois mètres de profondeur. La pièce empêtrée reste surplace, non méprisée, mais non connue. Le soir, à la nuit close, l'Épeire quitte sa case, vient sur les ruines de sa toile, trouve la Libellule, et sur les lieux mêmes en fait curée. Après quoi le filet est renouvelé. L'une des Épeires que l'occasion a soumises à mon LES ÉPEIRES 123 examen simplifie lo système, tout en conservant le mécanisme essentiel fFun fil transmetteur. C'est l'Épeire cratère [Epeira cratera, Walck.), espèce printanière, qui se livre surtout à la chasse de l'Abeille domestique, sur les romarins fleuris. A l'extrémité feuillée d'un rameau, elle se construit avec de la soie une sorte de conque ayant l'ampleur et la forme d'une cupule de gland. C'est là qu'elle se tient, la panse incluse dans la niche ronde, les pattes d'avant appuyées sur le bord et prêtes au bond. Cette pose est chère à la paresseuse, qui vient rarement stationner sur la toile, la tète en bas, comme le font les autres. Bien à Taise dans le creux de sa coupe, elle attend la venue du gibier. Sa toile, verticale d'après la règle des Epeires, pos- sède assez belle ampleur et se trouve toujours très voisine de la cuvette où repose l'Araignée. De plus, elle est contiguë à cette cuvette par un prolongement anguleux, et dans cet angle est toujours compris un rayon que l'Épeire, assise pour ainsi dire dans son cra- tère, a constamment sous les pattes. Ce rayon, issu du centre commun où convergent les trépidations venues d'un point quelconque du réseau, est éminemment apte à renseigner l'Araignée. Il a double fonction : il fait partie de la rosace supportant les gluaux, il avertit l'Épeire par ses vibrations. Un fil particulier n'est plus ici nécessaire. Les autres tondeuses, au contraire, habitant de jour une retraite éloignée, ne peuvent se passer d'un fil spécial qui les met en communication permanente avec la toile déserte. Toutes l'ont, en effet, mais seulement lorsque l'âge est venu, l'âge ami du repos et des longues 12i SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES somnolences. Jeunes et alors 1res alertes, les Épeiros ignorent l'art de la télégraphie. Du reste, leur toile, ou- vrage fugace dont il ne reste presque rien le lende- main, ne comporte pas semblable industrie. Il est inutile de se mettre en frais d'un appareil avertisseur pour un piège ruiné oii ne se prendra plus rien. Seules les vieilles, méditant ou somnolant dans leur pavillon de verdure, sont averties à distance, au moyen d'un fil télégraphique, de ce qui se passe sur la toile. Pour s'exempter d'une surveillance qui deviendrait pénible à force d'être assidue, pour se reposer tran- quille et connaître les événements même en tournant le dos au filet, l'embusquée a constamment le fil télé- graphique sous la patte. De mes observations sur sem- blable sujet, relatons celle-ci, suffisante à nous ren- seigner. Une Epeire angulaire, des mieux bedonnantes, a filé sa toile entre deux Lauriers Tins, sur une largeur de près d'un mètre. Le soleil donne sur le piège, quitté bien avant l'aube. L'Araignée est dans son manoir diurne, qu'il est aisé de trouver en suivant le fil télé- graphique. C'est une casemate de feuilles mortes, rap- prochées à l'aide de quelques brins de soie. Le refuge est profond; l'Araignée y disparaît en entier, moins la rotondité de l'arrière-train, qui fait barrière à l'entrée de la cachette. Ainsi plongée de l'avant dans le fond de sa hutte, r Epeire ne voit certainement pas sa toile. Posséderait- elle une bonne vue au lieu d'être myope, elle est dans l'impossibilité absolue de suivre du regard l'arrivée de la proie. A cette heure d'illumination vive, renoncerait- elle à la chasse? Pas du tout. Regardons encore. LES ÉPEIRES 12,j Merveille! L'une des pattes postérieures est tendue hors de la cabane de feuillage, et juste à l'extrémité do cette patte aboutit le fil avertisseur! Qui n'a pas vu rÉpeire en cette posture, le télégraphe en main, ignore l'une des plus curieuses ingéniosités de la bète. Qu'un gibier survienne, et la somnolente, aussitôt mise en émoi par la patte réceptrice des vibrations, s'empresse d'accourir. Un Criquet que je dépose moi-même sur le filet lui vaut cette agréable alerte et ce qui s'ensuit. Si elle est satisfaite de sa capture, je le suis encore plus de ce que je viens d'apprendre. L'occasion est trop belle pour ne pas savoir, en de meilleures conditions d'accès, ce que m'a déjà montré l'habitante des cyprès. Le lendemain, je coupe le fil télég'raphique , long- cette fois d'une brassée et tenu comme hier de l'une des pattes postérieures tendue hors de la cabane. Je dépose alors sur la toile proie double, Libellule et Criquet. Celui-ci lance des ruades avec ses longs tibias éperonués, l'autre frémit des ailes. La toile est agitée de telle façon que, tout à côté de la niche de l'Epeire, quelques feuilles de l'arbre re- muent, mises en branle par les fils de la charpente en rapport avec elles. Et ce tremblement, même dans un étroit voisinage, n'émeut du tout l'Araignée, ne la fait pas se retourner pour s'informer de ce qui se passe. Du moment que son cordon avertisseur ne fonctionne plus, elle ne sait plus rien des faits. De tout le jour elle ne bouge. Le soir, vers les huit heures, elle sort pour tisser la nou- velle toile, et trouve enfin la riche aubaine qu'elle a ignorée jusqu'ici. Un mot encore. La toile est bien des fois agitée par 126 SOUVENIRS ENTOMOLO G IQ LES le vent. Les diverses pièces de la charpente, secouées et tiraillées par les remous de l'air, ne peuvent man- quer de transmettre leur ébranlement au fil avertisseur. Néanmoins l'Araignée ne sort pas de la hutte, indiffé- rente aux commotions du réseau. Son appareil est donc mieux qu'une sorte de cordon de sonnette qui tire et propag-e l'impulsion ; c'est un téléphone capable de transmettre, comme le nôtre, les frémissements molé- culaires origine du son. Agrippant d'un doigt son fil téléphonique, l'Araignée écoute de la patte; elle perçoit les vibrations intimes; elle distingue ce qui est vibra- tion venue d'un captif et ce qui est simple secousse déterminée par le vent. LES ÉPKIRES. — GÉOMÉTRIE DE LA TOILE Me voici aux prises avec un chapitre à la fois d'un haut intérêt et d'une rédaction difficultueuse : non que le sujet soit obscur, mais il suppose, chez le lecteur, une certaine dose de géométrie, forte nourriture trop négligée. Je ne m'adresse pas à des géomètres, en général peu soucieux des choses de l'instinct; je ne m'adresse pas non plus à des entomologistes collec- tionneurs, eux-mêmes indilTérents aux théorèmes ma- thématiques; j'écris pour toute intelligence capable de prendre g-oùt aux leçons de l'insecte. Comment faire? Supprimer ce chapitre, ce serait né- gliger le trait le plus remarquable de l'industrie arach- néenne; le traiter comme il le mérite avec l'appareil des formules savantes, ce serait entreprise déplacée en ces modestes pag-es. Prenons un moyen terme; ni vé- rités abstruses, ni complète ignorance. Portons notre attention sur les réseaux des Épeires, de préférence sur ceux de l'Épeire soyeuse et de l'É- peire fasciée, si fréquents en automne dans ma rég-ion et si remarquables d'ampleur. Nous reconnaîtrons d'a- bord que les rayons y sont équidistants; ils forment de l'un à l'autre des ang-les sensiblement égaux, et 128 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES cela malgré leur multiplicilé, qui dépasse la quaran- taine dans l'ouvrage de l'Épeire soyeuse. Nous avons vu par quelle étrange méthode l'Aranéide parvient à ses fins : diviser l'aire oii doit s'ourdir le filet en un nombre considérable de secteurs d'égale ouverture, nombre à peu près constant pour chaque espèce. Une manœuvre sans ordre, régie, dirait-on, par un fougueux caprice, a pour résultat une belle rosace digne de notre compas. Nous reconnaîtrons aussi que, dans chaque secteur, les divers échelons, éléments des tours de spire, sont parallèles entre eux et deviennent, petit à petit, plus rapprochés les uns des autres à mesure qu'ils sont situés plus avant vers le centre. Avec les deux rayons qui les limitent, ils forment d'un côté un angle obtus et de l'autre un angle aigu, angles qui se maintiennent constants dans le même secteur, à cause du parallélisme. Il y a plus : d'un secteur à l'autre, ces mêmes angles. l'obtus comme l'aigu, ne changent pas de valeur, au- tant que peuvent en juger les scrupules du regard seul. En son ensemble, l'édifice funiculaire est donc une série de traverses qui coupent obliquement les divers rayons sous des angles de valeur invariable. A ce caractère se reconnaît la spirale logarithmique. Les géomètres appellent de ce nom la courbe qui coupe obliquement, sous des angles de valeur constante, toutes les droites ou rayons vecteurs s'irradiant d'un centre appelé ;jo/e. Le tracé des Épeires est donc une ligne po- lygonale inscrite dans une spirale logarithmique. Il se confondrait avec cette spirale si le nombre des rayons était illimité, ce qui rendrait les éléments rectiligncs infiniment courts et changerait la ligne polygonale en une ligne courbe. LES EPEIRES 129 Désireux de faire entrevoir pourquoi celte spirale a tant exercé les médilalions de la science, bornons-nous maintenant à quelques énoncés dont le lecteur trouvera la démonstration dans les traités de géométrie supé- rieure. La spirale logarithmique décrit un nombre sans fin de circuits autour de son pôle, dont elle se rapproche toujours sans pouvoir y parvenir. Ce point central, à chaque tour plus voisin, est indéfiniment inaccessible. Il va do soi que cette propriété n'est pas du domaine de nos sens. Même aidée des meilleurs instruments de précision, la vue ne pourrait suivre ses interminables circuits, et renoncerait bientôt à poursuivre la division de l'invisible. C'est un enroulement auquel l'esprit ne conçoit pas de bornes. Seule, la raison cultivée, plus perspicace que notre rétine, voit en pleine clarté ce qui défie la perception du regard. L'Épeire se conforme de son mieux à cette loi de l'enroulement illimité. Les tours de spire se serrent davantage l'un de l'autre en se rapprochant du pôle. A une certaine dislance, brusquement ils s'arrêtent; mais alors fait suite au fil la spirale auxiliaire, non détruite dans la région centrale, et l'on voit, non sans quelque surprise, celle-ci continuer d'avancer vers le pôle en tours de plus en plus serrés, à peine discernables. Ce n'est pas, bien entendu, la rigueur mathématique, mais une approximation très nette de cette rigueur. L'Épeire cerne son pôle de plus en plus près, autant que le lui permet son outillage, défaillant comme le notre. On la dirait versée à fond dans les lois de la spirale. Continuons d'énoncer sans explications quelques- unes des propriétés de la curieuse courbe. Lïiaginons un 9 130 SOUVliMllS E.MOMOLOGIQUES fil flexi])]e enroulé sur la spirale logarithmique. Si nous le déroulons en le tenant toujours tendu, son extrémité libre décrira une spirale en tout pareille à la première. La courbe aura seulement changé de place. Jacques Bernouilli, à qui la géométrie doit ce magni- fique théorème, fit graver sur sa tombe, comme un do ses beaux titres de gloire, la spirale génératrice et sa pareille engendrée par le déroulement du fil. Une ins- cription disait : Eadem mutata resurgo, je ressuscite identique à moi-même. Difficilement la géométrie trou- verait mieux que cette superbe envolée vers le grand problème de l'au delà. On connaît une autre épitaphe géométrique non moins célèbre. Cicéron, étant questeur en Sicile, cher- chait, parmi les ronces et les folles herbes qui font sur nous l'oubli, la tombe d'Archimède, et la reconnut, au milieu des ruines, à la figure géométrique gravée sur la pierre : le cylindre circonscrit à la sphère. Le premier, en elTet, Archimède connut le rapport approximatif de la circonférence au diamètre; il en déduisit le périmètre et la surface du cercle, ainsi que la surface et le volume de la sphère. Il démontra que cette dernière a pour sur- face et pour volume les deux tiers de la surface et du volume du cylindre circonscrit. Dédaigneux d'inscrip- tion pompeuse, le savant Syracusain se glorifia de son théorème pour toute épitaphe. La figure géométrique disait le nom du personnage aussi clairement que l'au- raient fait des caractères alphabétiques. Pour en finir, encore une propriété de la spirale loga- rithmique. Faisons rouler la courbe sur une droite indé- finie. Son pôle se déplacera en se maintenant toujours sur une même ligne droite. L'enroulement sans fin con- LES ÉPEIRES 131 (luit an Irajct rcclilignc; le porpolucllcment varié en- gendre l'uniforme. Or, celte spirale logarithmique, si curieuse de pro- priétés, est-elle une simple conception des géomètres, combinant à leur g-ré le nombre et l'étendue pour ima- giner un abime ténébreux où s'exercent après leurs méthodes de sondage? Est-elle une pure rêverie dans la nuit du difficile, une énigme abstraite jetée en pâture à notre entendement? Non, c'est une réalité au service de la vie, un tracé dont l'architecture animale fréquemment fait usage. Le Mollusque, en particulier, n'enroule jamais la rampe à vis de la coquille sans consulter la savante courbe. Les premiers-nés de la série l'ont connue et pratiquée, aussi parfaite aux premiers âges du monde qu'elle peut l'être aujourd'hui. Étudions, à ce sujet, les Ammonites, vénérables reli- ques de ce qui fut autrefois la plus haute expression des vivants, lorsque s'ébauchait la terre ferme avec les boues océaniques exondées. Taillé et poli dans le sens de sa longueur, le fossile nous montre une superbe spi- rale logarithmique, norme g-énérale de l'habitation qui fut un palais de nacre, à chambres multiples traversées d'un siphon. Aujourd'hui, le dernier représentant des Céphalopodes à coquille cloisonnée, le Nautile des mers de l'Inde, reste fidèle à l'antique devis ; il n'a pas trouvé mieux que ses lointains prédécesseurs. Il a changé le siphon de place, l'a mis au centre au lieu de le laisser sur le dos, mais il enroule toujours logarithmiquement sa spire comme le pratiquaient les Ammonites aux pre- miers âges du monde. 132 SOUVENIRS E.MOMOLOGIQUES Et n'allons pas croire que ces princes des Mollusques aient le monopole de la savante courbe. Dans les eaux tranquilles de nos fossés herbeux, les coquillages apla- tis, les humbles Planorbes, parfois guère plus grands qu'une lentille, rivalisent de haute géométrie avec l'Ammonite et le JXautile. Tel d'entre eux, le Plano/'ôis vorlex, par exemple, est une merveille d'enroulement logaritbmique. Dans les coquillages de forme allongée, la structure devient plus complexe, tout en étant soumise aux mêmes lois fondamentales. J'ai sous les yeux quelques espèces du genre Terebra, venus de la Nouvelle-Calédonie. Ce sont des cônes très effilés, d'une long-ueur atteignant presque l'empan. La surface en est lisse, toute nue, sans aucun des ornements habituels, plis, nodosilés, cordons de perles. L'édifice spiral est superbe, unique- ment paré de sa simplicité. J'y compte une vingtaine de tours qui, par degrés, s'amoindrissent et se perdent dans les délicatesses de la pointe. Un fin sillon les déli- mite. Je trace au crayon une génératrice quelconque de ce cône, et, m'en rapportant au seul témoignage de ma vue, quelque peu exercée aux mensurations géométri- ques, je trouve que le sillon spiral coupe cette généra- trice sous un angle de valeur constante. La conséquence de ce résultat est facile à déduire. Par projection sur un plan perpendiculaire à l'axe de la coquille, les g-énératrices du cône deviendraient des rayons, et le sillon qui monte en tournant de la base au sommet se convertirait en une courbe plane qui, ren- contrant les rayons sous un angle invariable, ne serait autre qu'une spirale logarilbmique. Inversement, onpeut LES EPEIUES 133 considérer le sillon de la coquille comme la projection de celte spirale sur une surface conique. Il y a mieux. Concevons un plan perpendiculaire à Taxe de la coquille et passant par le sommet. Imagi- nons en outre un fil enroulé sur le sillon spiral. Dérou- La spirale logarithmique d'une Ammonite. lons-le en le tenant tendu. Son extrémité ne sortira pas du plan et y décrira une spirale log-arithmique. C'est, à un degré plus grand de complication, une variante de Veadem mutata resurgo de Bernouilli : la courbe à loga- rithmes conique se change en courbe à logarithmes plane. Semblable géométrie se retrouve dans les autres co- quilles en cône allongé, les Turritelles, les Fuseaux, 134 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES les Cérithcs, ainsi que sur les coquilles en cône sur- baissé, les Troques, les Turbo. Ne font pas exception les globuleuses, les enroulées en volule. Toutes, jusqu'au trivial Escargot, sont construites clans l'ordre logarith- mique. La spirale célèbre parmi les g-éomèlrcs est le plan général suivi par le Mollusque enroulant son étui de pierre. D'où provient telle science chez ces glaireux? — On nous dit : le Mollusque dérive du Ver. Or, un jour, émouslillé par le soleil, le Ver s'émancipa, brandit sa queue, la tirc-bouchonna d'allégresse. Du coup était trouvé le plan de la future coquille spiralée. Voilà ce qui s'enseigne très sérieusement aujourd'hui, comme le dernier mot du progrès scientifique. Reste à savoir jusqu'à quel point l'explication est acceptable. Pour sa part, l'Araig-née n'en veut absolument pas. Non parente du Ver, dépourvue d'appendice apte à se tire- bouchonner, elle connaît cependant la spire à logarith- mes. De la célèbre courbe, elle n'obtient qu'une sorte de charpente; mais, tout élémentaire qu'elle est, cette charpente affirme clairement l'édifice idéal. L'Epeire travaille d'après les mêmes principes que le Mollusque à coquille convolutée. Ce dernier, pour construire sa spire, a des années entières, et il met dans l'enroulement une perfection exquise. L'Épeire, pour tendre son réseau, n'a qu'une séance d'une heure au plus ; aussi la rapidité de l'exé- cution lui impose-t-elle ouvrage plus simple. Elle abrège, en se bornant au croquis de la courbe que l'autre décrit en pleine perfection. L'Épeire est donc versée dans les secrets géométri- ques de l'Ammonite et du Pompile; elle pratique, en la LES ÉPEIRES 135 simplifiant, la ligne à logarilhmes chère à l'Escargol. Quel est son guide? Nul moyen d'invoquer ici un tortil- lement quelconque, comme on le fait au sujet du Yer, ambitieux de devenir Mollusque. Il faut nécessairement que la bête ait en elle-même le tracé virtuel de sa spi- rale. Jamais le hasard, si fécond que nous le supposions en surprises, n'a pu lui enseigner la haute géométrie où notre intelligence, sans forte culture préalable, ne tarde pas à s'égarer. Convient-il de reconnaître dans l'art de TEpeire un simple effet de l'org-anisation? On songe volontiers aux pattes qui, douées d'une extension très variable, feraient office de compas. Plus ou moins lléchies, plus ou moins étalées, elles détermineraient machinalement l'angle sous lequel la spire doit couper le rayon; elles conser- veraient le parallélisme des traverses dans chaque sec- teur. Quelques objections se présentent, affirmant que l'ou- til n'est pas ici l'unique régulateur de l'ouvrage. Si la longueur des pattes déterminait l'arrangement du fil, on devrait trouver les tours de spire d'autant plus écar- tes l'un de l'autre que la filandière est plus longuement outillée. C'est ce que nous montrent, en effet, l'Épeire fasciée et l'Epeire soyeuse. La première, à pattes plus longues, écarte davantage ses traverses que ne le fait la seconde, à pattes plus courtes. Mais ne comptons pas trop sur cette règle, nous disent les autres. L'Epeire angulaire, l'Epeire pâle et l'E- peire diadème, toutes les trois relativement courtaudes, rivalisent avec la svelte Épeire fasciée dans l'espace- ment de leurs gluaux. Les deux dernières les disposent môme à des distances plus grandes. 133 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Sous un autre rapport, on reconnaît que l'organisa- tion n'impose pas immuable ouvrage. Avant d'entre- prendre la spirale à gluaux, les Épeires en filent une première, simple auxiliaire destinée à fournir des points d'appui. Celle-ci, formée d'un fil ordinaire, non gluant, part du centre et aboutit à la circonférence par des (ours d'ampleur rapidement croissante. C'est une cons- truction provisoire dont il ne persiste que la partie cen- trale lorsque l'Araignée a posé ses gluaux. La seconde spirale, partie essentielle du piège, progresse, au con- traire, en tours serrés, de la circonférence vers le cen- tre, et se compose uniquement de traverses visqueuses. Yoilà donc, coup sur coup, par un brusque chan- gement dans la mécanique, deux volutes d'ordre tout différent sous le rapport de la direction, du nombre de tours et de l'angle d'intersection. L'une et l'autre sont des spirales logarithmiques. Je ne vois aucun méca- nisme des pattes, longues ou courtes, qui puisse rendre compte de ce changement. Serait-ce alors, de la part de l'Epeiro, combinaison préméditée? Y aurait-il calcul, mensuration d'angles, vérification du parallélisme faite parle regard ou autre- ment? J'incline à croire qu'il n'y a rien du tout, du moins rien autre qu'une propension innée, dont l'ani- mal n'a pas à régler les effets, pas plus que la fleur ne règle l'agencement de ses verticilles. L'Épeire fait de la haute géométrie sans le savoir, sans y prendre garde. Cela marche tout seul, le branle étant donné par un instinct imposé dès l'origine. Le caillou lancé par la main revient à terre en dé- crivant certaine courbe ; la feuille morte détachée et entraînée par un souffle d'air fait son trajet de l'arbre LES ÉPEIRES 137 au sol suivant pareille courbe. Ni d'un côté ni de l'autre aucune intervention du mobile pour régler la cbute; néanmoins la descente s'accomplit suivant une trajec- toire savante, la parabole, dont la section d'un cône par un plan a fourni le prototype aux méditations des géomètres. Une figure, d'abord simple aperçu spécu- latif, devient réalité par la chute d'un caillou hors de la verticale. Les mêmes méditations reprennent la parabole, la supposent roulant sur une droite indéfinie, et se deman- dent quel trajet suit alors le foyer de cette courbe. La réponse vient : le foyer de la parabole décrit une chaî- nette, ligne très simple de forme, mais dont le sym- bole algébrique doit recourir toutefois à une sorte de nombre cabalistique, brouillé avec toute numération et que l'unité se refuse à traduire, si loin qu'on la subdi- vise. On l'appelle le nombre e. Sa valeur est la série suivante, prolongée sans fin : 1,1,1, 1 , 1 etc. (ie ^ '^"^1"^ 1.2 + 1.2.3 +1.2. 3. 4 + 1.2.3. 4 Si le lecteur avait la patience d'effectuer le calcul de quelques premiers termes de cette série, qui n'a pas limites, puisque la série des nombres naturels n'en a pas elle-même, il trouverait : e = 2,71 8281 8 Avec ce nombre étrange, sommes-nous cantonnés cette fois dans le strict domaine de l'imagination? Pas du tout : la chaînette apparaît dans le réel toutes les fois que la pesanteur et la flexibilité agissent de concert. On appelle de ce nom la courbe suivant laquelle s'inflé- chit une chaîne suspendue en deux de ses points non 138 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQU ES situés sur la même verlicalo. C'est la forme d'un cordon souple que l'on abandonne à lui-même en tenant les deux bouts; c'est la ligne qui régit la configuration d'une voile gonflée par le vent; c'est la courbure de la sacoche à lait de la bique revenant de remplir sa traî- nante mamelle. Et tout cela fait appel au nombre e. Que de science abstruse pour un bout de ficelle! N'en soyons pas surpris. Un grain do plomb qui oscille à l'extrémité d'un fil, une g'oulte de rosée qui ruisselle le long d'une paille, une flaque d'eau qui se ride aux caresses de l'air, un rien, en somme, exige un écha- faudage de Titans lorsqu'il faut y plonger le regard du calcul. Il nous faut la massue d'Hercule pour dompter un moucheron. Certes, nos méthodes d'investig-ation mathématique sont ingénieuses; on ne saurait trop admirer les puis- santes cervelles qui les ont inventées; mais combien lentes et pénibles en face des moindres réalités! Ne nous scra-t-il jamais donné de scruter le vrai de façon plus simple? L'intelligence pourra-t-elle un jour se pas- ser du lourd arsenal des formules? Pourquoi pas? Voici que l'abracadabrant nombre e reparait, inscrit sur un fil d'Araignée. Considérons, par une matinée brumeuse, le réseau qui vient d'être construit pendant la nuit. A cause de leur hygrométrie, les gluaux se sont chargés de gouttelettes et, fléchissant sous le poids, sont devenus autant de chaînettes, autant de chapelets de gemmes limpides, gracieux chapelets rangés en ordre exquis et retombant en courbes d'escarpolette. Si le soleil perce le brouillard, l'ensemble s'illumine de feux diaprés et devient splendide girandole. Le nombre e est dans toute sa gloire. LES ÉPEIRES 139 La géométrie, c'est-à-dire l'harmonie clans l'étendue, préside à tout. Elle est dans l'arrangement des écailles d'un cône de pin comme dans l'arrangement des gluaux d'une Epeire ; elle est dans la rampe d'un Escargot, dans le chapelet d'un fil d'Araignée, comme dans l'or- hite d'une planète; elle est partout, aussi savante dans le monde des atomes que dans le monde des immen- sités. Et cette géométrie universelle nous parle d'un Uni- versel Géomètre, dont le divin compas a tout mesuré. Comme explication de la logarithmique de l'Ammo- nite et de l'Épeirc, j'aime mieux cela que le Ver se tor- tillant le hout de la queue. Ce n'est peut-être pas bien conforme aux enseignements d'aujourd'hui, mais c'est d'une plus haute envolée. XI LES EPEIRES. — LA PARIADE. — LA CHASSE Malgré l'imporlance du sujet, je serai bref sur les épousailles des Épeiros, natures frustes où les amours tournent aisément au tragique dans les mystères de la nuit. Je n'ai assisté qu'une seule fois à la pariade, et je dois la bonne fortune de cette curieuse observation à ma grosse voisine, l'Épeire angulaire, si souvent visi- tée à la clarté d'une lanterne. Racontons la chose. C'est dans la première semaine du mois d'août, vers les neuf beures du soir, par un ciel superbe, un temps calme et cbaud. Sa toile n'est pas encore construite, et l'Araig'née se tient immobile sur son câble suspenseur. Pareil chômage, à l'heure où le travail devrait être dans son plein, est fait pour m'étonner. Se préparerait- il des choses insolites? Oui, en effet. Je vois accourir des broussailles du voi- sinage et s'engager sur le câble un mâle, un nain qui vient, lui gringalet, présenter ses hommages à la grosse pansue. Comment a-t-il appris, en son coin reculé, la présence de la nubile? Chez les Araignées, ces clioses- là s'apprennent dans le silence de la nuit, sans appel, sans signal, on ne sait comment. Autrefois, le Grand-Paon, averti par des effluves ma- giques, accourait de quelques kilomètres à la ronde et LES ÉPEIRES 141 venait visiter dans mon cabinet la recluse sous cloche. Le nain de ce soir, antre pèlerin nocturne, traverse sans erreur l'inextricable fouillis de la ramée et va droit à la funambule. Il a pour guide l'infaillible bous- sole qui sait rapprocher chacun de sa chacune. Il monte l'oblique voie du cordon suspenseur; il s'a- vance circonspect, pas à pas. 11 s'arrête à quelque dis- tance, indécis. S'approchera-t-il davantage? Est-ce le bon moment? Non. L'autre lève la patte, et le visiteur redescend, effaré. Remis de l'émoi, il grimpe de nou- veau, se rapproche un peu plus. Autres soudaines fuites, autres retours, chaque fois plus près. Ces inquiètes allées et venues sont la déclaration de l'énamouré. Aux persévérants le succès. Maintenant ils sont face à face, elle immobile et grave, lui tout agité. Du bout de la patte, il ose toucher la ventrue. Il en a trop fait, l'audacieux. Pris de panique, il se précipite suivant la verticale, appendu à son fil de sûreté. C'est l'affaire d'un instant. Le voici qui remonte. A certains indices, il a compris qu'on cédait enfin à ses instances. Des pattes et des palpes surtout, il lutine la bedon- nante commère, qui lui répond par des haut-le-corps singuliers. Agrippée à un fil par les tarses d'avant, elle fait coup sur coup un certain nombre de culbutes en arrière, pareilles à celles d'un gymnaste opérant sur le trapèze. Ce faisant, elle présente au nain le dessous de la panse et lui permet ainsi de tapoter un peu du bout des palpes au bon endroit. Plus rien, c'est fini. Le but de l'expédition est atteint. Le gringalet en toute hâte déguerpit comme s'il avait une Furie à ses trousses. S'il restait, apparemment il serait mangé. Ces exercices sur la corde raide ne se répètent pas. En vain 142 SOUVEMRS EMOMOLOGIQUES j'ai fait le guet les soirées suivantes, je n'ai plus revu le sire. Lui parti, l'épousée descend du câble, file sa toile et se met en posture de chasse. Il faut manger pour avoir de la soie, il faut avoir de la soie pour manger, et sur- tout pour ourdir le dispendieux cocon de la famille. Donc pas de repos, même après les émotions nuptiales. En leur piège à g-luaux, les Épeires sont admirables de patiente immobilité. La tête en bas et les huit pattes larg-ement étalées, l'Aranéide occupe le contre de la nappe, point récepteur des avis donnés par les rayons. Si quelque part, en arrière aussi bien qu'en avant, une trépidation se fait, sig-ne d'un g-ibier pris, l'Épeire en est avertie, même sans le secours de la vue. Aussitôt elle accourt. Jusque-là, nul mouvement; on dirait la bête hypno- tisée par l'attention. Tout au plus, à l'apparition de quelque chose de suspect, se met-elle à faire trembler sa toile. C'est sa manière d'en imposer à l'importun. Si je veux provoquer moi-même la curieuse alerte, je n'ai qu'à taquiner l'Epeire avec un brin de paille. Au jeu de l'escarpolette, il nous faut un aide qui nous mette en branle. L'effrayée qui veut se faire effrayante a trouvé beaucoup mieux. Sans impulsion, elle se balance avec sa machine de cordages. Pas d'élans, pas d'efforts visibles. Rien de la bête ne remue, et cepen- dant tout tremble. De l'inertie en apparence procède véhémente secousse. Le repos fait l'agitation. Le calme revenu, elle reprend sa pose ; elle médite, inlassable, le rude problème des vivants : mangerai-je? ne mangerai-je pas? Certains privilégiés, exempts des angoisses alimentaires, ont le vivre à profusion et sans LES ÉPEIHES 143 lutte pour l'obtenir. Tel l'asticot, qui nage, béat, dans le bouillon de la couleuvre dissoute. D'autres — et, par une étrange dérision, ce sont en général les mieux doués — n'arrivent à dîner qu'à force d'art et de patience. Yous êtes de ce nombre, ô mes industrieuses Épeircs; pour dîner, vous dépensez chaque nuit des trésors de patience, et bien dos fois sans résultat. Je compatis à vos misères, car, soucieux autant que vous de la pâtée quotidienne, je tends, moi aussi, obstinément mon filet, le filet où se prend l'idée, capture plus difficile et moins généreuse que celle de la Phalène. Ayons confiance. Le meilleur de la vie n'est pas dans le présent, encore moins dans le passé; il est dans l'avenir, domaine de l'espoir. Attendons. Tout le jour, le ciel uniformément gris a paru couver l'orag-e. En dépit des menaces d'averse, ma voisine, clairvoyante dans les événements de la météorologie, est sortie du cyprès et s'est mise à renouveler sa toile aux heures réglementaires. Elle a deviné juste; la nuit sera belle. Voici que le suffocant autoclave des nuées se déchire, et par les trouées la lune regarde, curieuse. Lanterne en main, je regarde aussi. Un souffle de bise achève de nettoyer les rég-ions supérieures; le ciel se fait superbe; en bas règ-ne un calme parfait. Les Pha- lènes se mettent à pérégriner pour leurs affaires noc_ turnes. Bon! l'une est prise, et des plus belles. L'Épeire dînera. Ce qui se passe alors dans un douteux éclairage se prête mal à l'exacte observation. Il est préférable de recourir aux Epeires, qui ne quittent jamais leur toile et chassent principalement de jour. La fasciée et la 144 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES soyeuse, hôtes des romarins de l'enclos, nous montre- ront, en pleine clarté, les détails intimes du drame. Je dépose, moi-même, sur les gluaux une proie de mon choix. Sans plus, les six pattes sont empêtrées. Si l'un des tarses se lève et lire à lui, le fil perfide suit, dé- roule un peu sa torsade et se prête, sans lâcher prise et sans casser, aux secousses du désespéré. Un membre délivré ne fait qu'engluer davantage les autres et ne larde pas à être ressaisi par la viscosité. Nul moyen do fuir, à moins de rompre le traquenard par un brusque effort dont les vigoureux ne sont pas toujours capables. Avertie par l'ébranlement, l'Épeire accourt; elle tourne autour de la pièce, elle l'inspecte à distance afin de reconnaître, avant l'attaque, le degré du péril couru. La vigueur de l'englué décidera de la manœuvre à sui- vre. Supposons d'abord — et c'est le cas habituel — un gibier médiocre, Phalène, Teigne, Diptère quelconque. Faisant face au captif, l'Araignée ramène un peu le ventre au-dessous d'elle et, du bout des filières, louche un instant l'insecte; puis, avec les tarses d'avant, elle met son sujet en rotation. L'Ecureuil, dans le cylindre mobile de sa cage, n'a pas dextérité plus gracieuse et plus rapide. Une traverse de la spire gluante sert d'axe à la machinette, qui vire, prestement vire, ainsi qu'une broche de rôtisserie. C'est régal pour les yeux que de la voir tourner. Dans quel but ce branle circulaire? Voici : le bref contact des filières a donné l'amorce d'un fil, qu'il faut maintenant tirer de l'entrepôt de soie et enrouler à me- sure sur le captif, pour envelopper celui-ci d'un suaire qui maîtrisera tout elfort. C'est ici l'exact procédé en usage dans nos tréfilerics : une bobine tourne, actionnée LES EPEIRES 143 par un molour; do son élan, la bobine entraîne le fil mélallique à travers l'élroit œillet d'une plaque d'acier, ot du même coup l'enroule, aminci au point, sur l'éten- due de sa gorgerette. Ainsi du travail de l'Epeire. Les tarses d'avant de l'Araignée sont le moteur; la bobine tournante est l'in- secte capturé; le pertuis d'acier est le pore des filières. Pour lier le patient avec précision et célérité, rien de mieux que cette métbode, pou dispendieuse et do haute efficacité. Plus rarement, il est fait usage d'un second procédé. D'un rapide élan, l'Araignée tourne elle-même autour de l'insecte immobile, en traversant la toile par-dessus ot par-dessous, et déposant à mesure le lien de son fil. La grande élasticité des gluaux permet à l'Epeire de se lancer coup sur coup à travers la toile et de passer outre sans endommager le filet. Supposons maintenant un gibier périlleux, une Mante religieuse, par exemple, brandissant ses pattes ravis- seuses à croc et double scie; un Frelon, dardant furieux son atroce stylet; un robuste coléoptère, un Pentodon, invincible sous son armure de corne. Ce sont là des pièces exceptionnelles, très peu connues de l'Epeire. Seront-elles acceptées, venues de mes artifices? Elles le sont, mais non sans prudence. Le gibier étant reconnu d'approche dangereuse, l'Epeire lui tourne le dos au lieu de lui faire face ; elle braque sur lui sa machine à cordages. Rapidement, les pattes pos- térieures tirent des filières bien mieux que des cordons isolés. Toute la batterie sérifique fonctionnant à la fois, ce sont de_ vrais rubans, des nappes, qu'un ample geste des pattes épanouit en éventail et projette sur l'enlacé. 10 146 SOUVENIRS ENTO MOLOGIQUES Atlentive aux soubresauts, TP^peire lance ses brassées de liens sur l'avant et sur l'arrière, sur les pattes et sur les ailes, d'ici, delà, de partout, à profusion. Sous pareille avalanche, le plus fougueux est promptement dompté. En vain la Mante essaye d'ouvrir ses brassards dentelés ; en vain le Frelon joue du poignard, en vain le Coléoptère se raidit sur pattes et fait le gros dos : une nouvelle ondée de fils s'abat et paralyse tout effort. Ces prodigues rubans, lancés à distance, menacent d'épuiser la manufacture; il serait bien plus économique de recourir au procédé de la bobine; mais pour faire tourner la machine il faut s'en approcher et l'actionner de la patte. L'Araignée ne l'ose, à cause du danger. Donc, à prudente distance, des jets continus de soie; quand il n'y on a plus, il y en a encore. Cependant l'Épeire paraît soucieuse de cette dépense exagérée. Si les circonstances le lui permettent, volon- tiers elle revient au mécanisme de la bobine tournante. Je l'ai vue pratiquer ce brusque changement de manœu- vre sur le gros Pentodon, à corps rondelet et uni, se prêtant très bien à la rotation. Après avoir immobilisé la bête avec des brassées de cordages, elle s'en est approchée et s'est mise à faire tourner la corpulente pièce comme elle l'aurait fait d'une médiocre Phalène. Mais avec la Mante religieuse, étalant ses longues pattes et ses ailes de large envergure, la rotation cesse d'être praticable. Alors, jusqu'à ce que la proie soit domptée à fond, le jet de lacets ne discontinue, dussent les burettes à soie se tarir. Pareille capture est rui- neuse. Il est vrai qu'en dehors de mon intervention, je n'ai jamais vu l'Epeire aux prises avec celte formidable victuaille. LES ÉPEIUES 147 Faible ou vigoureux, voici le gibier ficelé à point, par l'une ou l'autre des méthodes. Suit une tactique, toujours la même. L'empaqueté est mordu, sans insis- tance et sans blessure apparente. Alors l'Araignée se retire et laisse la morsure agir, ce qui est bientôt fait. Elle revient. Si le gibier est petit, une Teigne par exemple, la consommation a lieu sur place, au point même de la prise. Mais avec un morceau de quelque importance, dont il se doit festoyer de longues heures, parfois des jours entiers, il faut un réfectoire à l'écart, où ne soit pas à craindre la viscosité du réseau. Pour s'y rendre, elle fait d'abord tourner sa pièce en sens inverse de la première rotation. Son but est de dégager les rayons voisins, qui fournissaient leurs pivots à la mécanique. Ce sont des éléments essentiels qu'il importe de conser- ver intacts, en sacrifiant au besoin quelques croisillons. C'est fait; les brins tordus sont remis en état. Dé- taché de la toile tout emmailloté, le gibier est enfin appendu à l'arrière avec un fil. L'Araignée chemine, et la charge suit, véhiculée à travers la toile et hissée dans l'aire de repos, à la fois station de surveillance et salle à manger. Si l'Épeire est d'espèce lucifuge et pos- sède cordon télégraphique, c'est par ce cordon qu'elle monte dans sa cachette diurne avec le gibier lui battant les talons. Tandis qu'elle se restaure, demandons-nous quels sont les effets de la petite morsure préalablement pra- tiquée sur le garrotté de soie. L'Araignée met-elle à mort le patient dans le but d'éviter des soubresauts intempestifs, des protestations déplaisantes au moment de consommer? J48 SOUVENIRS ENÏOMOLOGIQUES Diverses raisons me font douter. D'abord l'attaque est si discrète qu'elle a toutes les apparences d'un sim- ple baiser. De plus, elle se fait en un point quelconque, le premier venu. Les savants tueurs ont des méthodes de haute précision; ils frappent à la nuque ou sous la gorge; ils blessent les ganglions cervicaux, foyer d'é- nergie. Les paralyseurs, anatomistes accomplis, intoxi- quent les ganglions moteurs, dont ils savent le nombre et la position. L'Epeire n'a rien de cette effrayante science. Elle implante ses crochets à l'aventure, comme le fait l'Abeille de son dard. Elle ne choisit pas tel point plutôt qu'un autre ; elle happe indifféremment ce qui se trouve à sa portée. Il faudrait alors que son venin fût d'une virulence inouïe pour produire à bref délai l'inertie cadavérique, n'importe le point atteint. Je n'ose croire à la mort instantanée, surtout chez des insectes, organismes de haute résistance. Et puis, est-ce bien un cadavre qu'il faut à l'Epeire, nourrie de sang beaucoup plus que de chair? Il serait avantageux pour elle de sucer un corps vivant où l'afilux des humeurs, mises en mouvement par les pul- sations du vaisseau dorsal, ce cœur rudimen taire des insectes, doit mieux se faire que dans un corps inerte, à fluides stagnants. La proie que l'Araignée va tarir pourrait bien ne pas être morte. Il est facile de s'en assurer. Je dépose sur les toiles de ma ménagerie, maintenant sur l'une, maintenant sur l'autre, des Criquets d'espèces variées. L'Araignée accourt, enveloppe le gibier, douce- ment le mordille et se retire à l'écart, attendant que la morsure ait produit son effet. Je m'empare alors de i LES EPEIRES 149 l'Acridien et le dépouille soigneusement du suaire de soie. L'insecte n'est pas mort, de bien s'en faut; on dirait même qu'il n'a rien éprouvé. Eu vain je promène ma loupe sur le délivré, je n'aperçois aucune trace de blessure. Serait-il indemne, malgré l'espèce de baiser que je viens de lui voir donner tantôt? Volontiers on l'affirme- rait, tant il lance entre mes doigts de fougueuses rua- des. Cependant, mis à terre, il marche g-auchement, il hésite à bondir. C'est peut-être un trouble passager, causé par les terribles émotions du lig-otag-e sur la toile. Cela se dissipera bientôt, semblc-t-il. Mes Criquets sont logés sous cloche, avec une fouille de laitue qui les consolera de leurs épreuves. Or, voici qu'ils ne se consolent pas de leur trouble. Un jour se passe et puis deux. Nul ne touche à la feuille de salade; l'appétit a disparu. Les mouvements se font plus indé- cis, comme entravés par une irrésistible torpeur. Le deuxième jour ils sont morts, tant qu'il y en a, irrémis- siblement morts. De sa délicate morsure, l'Épeire ne tue donc pas brusquement sa proie; elle l'intoxique de façon à pro- duire une défaillance graduelle, qui donne largement à la suceuse le temps de saigner sa victime, sans aucun danger, avant que l'inertie cadavérique arrête le flux des humeurs. Le repas dure des vingt-quatre heures si la pièce est volumineuse, et jusqu'à la fin l'égorgée conserve un reste de vie, condition favorable à l'épuisement des sucs. Encore une savante boucherie, bien difTérenle des lactiques en usage chez les maîtres paralyseurs ou tueurs. Ici aucun art anatomique. Non versée dans 150 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES la striicLiire du patient, l'Épeire pique à l'aventure. La virulence de l'inoculation fera le reste. Il est d'ailleurs des cas assez rares où la morsure est rapidement mortelle. Mes notes mentionnent une Épeire angulaire aux prises avec la plus forte Libellule de ma contrée [/Eshna grandis, Lin.). J'avais moi-même empêtré sur la toile la formidable pièce, de capture peu fréquente chez les Epeires. Le filet tremble violemment, paraît devoir s'arracher de ses amarres. L'Araignée s'élance de son chalet de verdure, accourt audacieuse au g-éant, lui lance un seul paquet de cordag-es et, sans autres précautions, l'enlace des pattes, cherche à le maîtriser, puis lui implante les crocs dans le dos. La durée de la morsure se prolong-e au point de m'étonncr. Ce n'est plus ici le superficiel baiser qui m'est familier; c'est la blessure profonde, acharnée. Son coup fait, l'Epeire se retire à quelque distance, attend les effets du venin. Aussitôt je m'empare de la Libellule. Elle est morte, ce qui s'appelle morte. Déposée sur ma table et laissée vingt-quatre heures en repos, elle ne fait le moindre mouvement. Une piqûre dont ma loupe ne peut trouver les traces, tant les armes de l'Épeire ont la pointe sub- tile, a suffi, en insistant un peu, pour tuer la vigou- reuse bête. Toute proportion gardée, le Crotale, le Cé- raste, le Trigonocéphale et autres serpents d'odieux renom, n'obtiennent pas, sur leurs victimes, des effets aussi foudroyants. Et ces Epeires, si terribles pour l'insecte, je les manie sans crainte aucune. Mon épiderme ne leur convient pas. Si je les décidais à me mordre, que m'advien- drait-il? A peu près rien. Un poil d'ortie est plus à LES EPEIRKS i;,l craindre pour nous que le poignard falal aux Libellules. Le même virus agit de façon diiïérenlo sur tel et tel organisme, ici redoutable et là bénin. Ce qui fait suc- comber l'insecte peut très bien se trouver inoffensif pour nous. N'allons pas cependant généraliser outre mesure. La Lycose de Narbonne, autre fervent cbasseur d'in- sectes, nous ferait payer cher nos familiarités avec elle. Voir l'Epeire attablée ne manque pas d'intérêt. J'en surprends une, l'Épeire fasciée, au moment oii , sur les trois heures de l'après-midi, elle vient de capturer un Criquet. Campée au centre de la toile, en son aire de repos, elle attaque la venaison à la jointure d'un cuissot. Nul mouvement de sa part, pas même dans les pièces buccales, autant qu'il m'est possible de m'en informer. Au point mordu pour la première fois, la bouche persiste, étroitement appliquée. Pas de bou- chées intermittentes, avec des avances et des reculs mandibulaires. C'est une sorte de baiser continuel. De temps à autre, je visite mon j^peire. La bouche ne change pas de place. Je la visite une dernière fois à neuf heures du soir. Les choses en sont exactement au même point; après six heures de consommation, la bouche hume toujours à la base du cuissot droit. Le contenu fluide du patient se transvase, je ne sais comme, dans la panse de l'ogre. Le lendemain matin, l'Épeire est encore à table. Je lui enlève sa pièce. Du Criquet, il ne reste que la peau, à peine déformée, mais tarie à fond et trouée en divers endroits. Pendant la nuit, la méthode a donc chang-é. Pour extraire les résidus non coulants, les viscères et les muscles, il a fallu mettre en perce l'enveloppe rigide, ici, puis là, puis ailleurs. Après quoi la g-uenille, reprise 132 SOUVENIRS EMOMOLOG IQUES en bloc sous le pressoir mandibulaire, aurait élé mâ- chée, remâchée et fmalement réduite en une pilule, que la repue rejette. Ainsi aurait fini la proie si je ne l'avais pas retirée avant l'heure. Qu'elle blesse ou qu'elle tue, l'Épeire mord sa cap- ture en un point quelconque, n'importe lequel. C'est, de sa part, excellente méthode, à cause de la variété du gibier. Je la vois accepter indifféremment tout ce que le hasard lui amène, Papillons et Libellules, Mouches et Guêpes, petits Scarabées et Criquets. Si je lui offre une Mante, un Bourdon, une Anoxie, l'équivalent du vul- gaire Hanneton, et autres pièces probablement incon- nues de sa race, elle accepte iout, le gros comme le menu, le mol comme le cuirassé, le pédestre comme le doué d'essor. Elle est omnivore, elle exploite tout, jus- qu'à ses pareilles si l'occasion s'en présente. S'il lui fallait opérer d'après la structure, une ency- clopédie anatomique lui serait nécessaire, et l'instinct est essentiellement étranger aux généralités; sa science se cantonne en des points toujours restreints. Les Cer- ceris connaissent à fond leurs Charançons et leurs Bu- prestes; les Sphex, leurs Ephippigères, leurs Grillons, leurs Criquets; les Scolies, leurs vers de Cétoine et d'Orycte. Ainsi des autres paralyseurs. A chacun sa victime, hors de laquelle tout le reste est inconnu. Parmi les tueurs, mêmes goûts exclusifs. Rappelons à ce sujet le Philanthe apivore, et surtout le Thomise. l'élégante Araignée qui jugule les Abeilles. Ils connais- sent le coup mortel, soit à la nuque, soit sous le men-, ton, chose que ne sait pas l'Epeire; mais, par le fait môme de ce talent, ils sont spécialistes. Leur domaine est l'Abeille domestique. LES ÉPEIRES 153 L'animal est un peu comme nous : il n'excelle dans un art qu'à la condition de se spécialiser. L'Épeire, omnivore, obligée de généraliser, renonce aux métlio- {les savantes et distille, en compensation, un venin ca pable d'engourdir et même de tuer, n'importe le point mordu. La grande variété de gibier reconnue, on se demande comment fait l'Epeire pour ne pas hésiter au milieu de tant de formes diverses; comment, par exemple, elle passe du Criquet au Papillon, si différent d'aspect. Lui attribuer pour guide un savoir zoologique très étendu, ce serait follement outrepasser ce qu'il est permis d'at- tendre de son pauvre intellect. Cela remue, donc c'est bon à prendre. En cela se résume, apparemment, la sapience de l'Aranéide. XII LES ÉPEIRES. — LA PROPRIÉTÉ Un chien a trouvé un os. Couché à l'ombre, il le lient entre les paUes, amoureusement l'étudié. C'est son bien intangible, sa propriété. Une Epeire a tissé sa toile. Encore une propriété, et de plus haut litre que l'autre. Favorisé du hasard et servi par le ilair, le chien a fait simple trouvaille, de coût nul en débours ainsi qu'en industrie. L'Araignée est mieux que propriétaire for- tuite ; elle est créatrice de son bien. Elle en a tiré la substance de ses entrailles, et la structure de ses talents. S'il est une propriété sacrée, c'est bien celle-là. Bien au-dessus est le travail de l'assembleur d'idées, qui ourdit un livre, autre toile d'Araignée, et de sa pensée fait quelque chose capable de nous instruire ou de nous émouvoir. Pour protéger chez nous l'analogue de l'os du chien, nous avons le gendarme, expressément inventé dans ce but. Pour protéger le livre, nous n'a- vons que des moyens dérisoires. Mettons l'une sur l'au- tre quelques pierres avec du mortier, et la loi défendra notre mur. Construisons par l'écrit un édifice de nos méditations, et, sans graves entraves, il sera loisible à chacun d'y puiser des moellons, de prendre même le tout si cela lui convient. Une casemate à lapins est une propriété, l'œuvre de la pensée ne l'est pas. Si la bêle LES EPEIRES 153 a ses travers au sujet du bien d'aulrui, nous avons aussi les nôtres. La raison du plus fort est toujours la meilleure, a dit notre fabuliste, au grand scandale des pacifiques. Les exigences du vers, la cadence, la rime, ont outrepassé ce qu'avait dans l'esprit le bonhomme ; il voulait dire que, dans une rixe entre dogues et autres conflits entre brutes, le plus fort reste maître de l'os. Au train dont vont les choses, il savait très bien que le succès n'est pas un certificat d'excellence. D'autres sont venus qui, malfaiteurs insignes de l'humanité, ont fait loi de la sauvage formule : la force prime le droit. Nous sommes les larves à peau cbangoante, les vilai- nes cbenilles d'une société qui lentement, très lente- ment, s'achemine vers le droit primant la force. Quand s'accomplira-t-elle, cette sublime métamorphose? Pour nous affranchir de ces brutalités de fauves, faut-il atten- dre que les masses océaniques amoncelées dans l'hé- misphère austral se déversent de notre côté, changent la face des continents et renouvellent l'époque glaciaire du Renne et du Mammouth? Peut-être bien, tant est lent le progrès moral. Nous avons bien la bicyclette, l'automobile, l'aéros- tat dirigeable et autres mirifiques moyens de nous cas- ser les os; mais tout cela ne fait pas monter la morale d'un cran. On dirait même qu'elle recule à mesure que nous asservissons davantage la matière. La plus avan- cée de nos inventions consiste à coucher les hommes sous la mitraille et les explosifs avec la célérité du mois- sonneur fauchant les épis. Voulons-nous la voir dans toute sa beauté, cette rai- son du plus fort? Vivons quelques semaines en compa- Ib6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES g'iiie de rÉpeire. Elle est propriétaire d'une toile, son ouvrage, son bien éminemment légitime. Une première question se présente. A certaines marques de fabrique, Fi^raig-née peut-elle reconnaître son tissu et le disliii- ger de celui de ses pareilles? Par mon intervention, il est fait écbange de toiles entre deux Epeires fasciées voisines. Aussitôt déposée sur le réseau étranger, chacune gagne l'aire centrale, s'y installe la tête en bas et plus ne bouge, aussi satis- faite du filet de sa voisine que de son propre filet. Ni de jour, ni de nuit, un déménagement n'est entrepris qui mettrait les choses dans l'état primitif. Les deux Ara- néides se croient sur leur réel domaine. Je m'y atten- dais presque, tant les doux ouvrages se ressemblent. Je m'avise alors de faire échange de toiles entre deux espèces différentes. Je transporte l'Épeire fasciéc sur le filet de l'Epeire soyeuse, et celle-ci sur le filet de l'autre. Les deux réseaux diffèrent maintenant; celui de l'Epeire soyeuse a la spire de gluaux formée de tours plus serrés et plus nombreux. Que vont faire les Arai- gnées ainsi mises à l'épreuve de l'inconnu? Trouvant sous les pattes l'une des mailles trop larges pour elle, l'autre des mailles trop étroites, elles vont, semble-t-il. s'inquiéter de ce brusque changement et déguerpir affolées. Pas du tout. Sans aucun signe de trouble, elles restent, se campent au centre et attendent la venue du gibier, comme si rien d'extraordinaire no s'était passé. Elles font mieux. Les jours se passent, et, tant que la toile insolite n'est pas ruinée au point de ne pouvoir plus servir, elles n'en tissent pas une autre conforme à leur système. L'Epeire est donc incapable de reconnaître sa toile. LES ÉPEIRES loi Elle prend pour sien louvragc d'aulrui, môme venu d'une étrangère à sa race. Arrivons au cùLé tragique de celle confusion. Désireux d'avoir journellement à ma portée des su- jets d'étude sans m'imposer des courses aléatoires, je fais récolte des diverses Epeires rencontrées à la campa- gne, et je les établis sur les broussailles de mon enclos. Une haie de romarins, à l'abri du vent et bien ensoleil- lée, devient ainsi populeuse ménagerie. Extraites des cornets de papier où je les avais incar- cérées une à une pour le transport, les Epeires sont déposées sur la verdure sans autre précaution. C'est à elles de s'établir à leur convenance. Habituellement, de tout le jour elles ne bougent guère du point oi^i je les ai mises; elles attendent la venue de la nuit pour recher- cher un emplacement convenable et s'y tisser un filet. Sur le nombre, il s'en trouve de moins patientes. Tantôt, entre les joncs d'un ruisselet ou dans les taillis d'yeuses, elles possédaient une toile, et voici qu'elles n'en ont plus. Elles se mettent en quête pour retrouver leur bien ou s'emparer de celui d'une autre, ce qui pour elles est tout un. Je surprends une Epeire fasciée, nouvellement impor- tée, qui s'avance sur la toile d'une Epeire soyeuse éta- blie chez moi quelques jours avant. Cette dernière est à son poste, au centre du filet. Impassible en apparence, elle attend l'étrangère. Immédiatement prise de corps, bataille acharnée, La soyeuse a le dessous. L'autre l'en- veloppe de liens, l'entraîne sur l'aire dépourvue de gluaux et, le plus tranquillement du monde, la mange. Mâchonné vingt-quatre heures et tari jusqu'au dernier suc, le cadavre, lamentable pilule, est enfin rejeté, La lo8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES toile, atrocement conquise, reste la propriété derélran- gère, qui l'utilise tant que le délabrement ne l'a pas mise hors d'usage. Il y a ici un semblant d'excuse. Les deux Aranéides étaient d'espèces difTérentes, et la lutte pour la vie est coutumière de pareilles exterminations entre dissem- blables. Qu'adviendrait-il si les deux Épeires apparte- naient à la môme espèce? C'est bientôt vu. Ne pouvant compter sur des invasions spontanées, rares peut-être dans les conditions normales, je dépose moi-même une Épeire fasciée sur la toile de sa pareille. Aussitôt, atta- que furieuse. La victoire, un moment balancée, se dé- cide encore pour l'étrangère. La vaincue, cette fois une sœur, est mangée sans le moindre scrupule. Sa toile deviendra la propriété de la victorieuse. La voilà dans sa pleine horreur, la raison du plus fort : dévorer son semblable et lui prendre son bien. Ainsi faisait l'homme d'autrefois ; il détroussait et man- geait son pareil. On continue à se détrousser entre na- tions comme entre individus, mais on ne se mange guère plus, la chose est tombée en désuétude depuis qu'on a trouvé mieux dans la côtelette de mouton. N'allons pas cependant noircir l'Épeire plus qu'il ne convient. Elle ne vit pas de bataille entre pareilles ; elle ne va pas d'elle-même à la conquête du bien d'autrui. Il faut des circonstances extraordinaires pour éveiller en elle semblable scélératesse. Je l'enlève de sa toile et je la dépose sur celle d'un autre. Dès ce moment, nulle distinction entre le mien et le lien ; la chose toucbée de la patte est du coup réelle propriété. Enfin l'intruse, si elle est la plus forte, mange l'occupante, moyen radical de couper court aux contestations. LES EPEIRES lo9 En dehors de troubles analogues à ceux que provoque mon intervention, troubles possibles dans le conflit perpétuel des événements, l'Epeire, très jalouse de sa toile, semble respectueuse de la toile des autres. Elle ne s'adonne au brigandage entre semblables que privée de son filet, de jour surtout, alors que le tissag-e ne se pratique pas, ce travail étant réservé pour la nuit. Mais, dépossédée do ce qui la fait vivre et se sentant la plus forte, elle attaque sa voisine, lui ouvre le ventre, s'en repaît et prend possession de son bien. Excusons-la, et passons outre. Interrogeons maintenant des Epeires plus éloignées de mœurs. La fasciée et la soyeuse dilfèrent beaucoup de forme et de coloration. La première a le ventre re- bondi, configuré en olive, richement ceinturé de blanc, de jaune vif et de noir ; la seconde l'a déprimé, d'un blanc soyeux et découpé sur le bord en festons. A ne considérer que la configuration et le costume, on ne s'a- viserait pas d'associer étroitement les deux Aranéides. Mais au-dessus des formes dominent les aptitudes, caractères majeurs, que la classification, si pointilleuse sur les minuties de la forme, devrait largement consul- ter. Les deux Aranéides dissemblables ont des façons de vivre exactement semblables. Toutes les deux chassent de préférence le jour et ne quittent jamais leurs toiles ; toutes les deux signent leur ouvrage d'un paraphe en zigzag. Leurs filets sont presque identiques, à tel point que la fasciée fait usage de celui de la soyeuse après en avoir mangé la propriétaire. De son côté, la soyeuse, quand elle est la plus forte, exproprie la fasciée et la dévore. Sur la toile d'autrui, chacune est chez elle lors- que le droit du plus fort a terminé la contestation. 160 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Soit maintenanL l'Epcire diadèmo, hirsute et d'an roux variable. Elle a sur le dos de gros points blancs disposés en triple croix. Chassant de nuit surtout, elle fait le soleil et se tient de jour sur les arbustes voisins, dans un refuge ombreux communiquant avec le réseau de gluaux au moyen d'un fil télégraphique. Sa toile, d'ailleurs, diffère à peine de celles des deux autres pour la construction et l'aspect. Qu'adviendra-t-il si mes ma- lices lui valent la visite d'une Epeire fasciée? De jour, en plein soleil et par mon intermédiaire, la triple croix subit l'invasion. La toile est déserte ; la pro- priétaire est dans sa hutte de feuillage. Aussitôt le fd télégraphique fonctionne; l'envahie accourt, fait à grands pas le tour de son domaine, voit le péril et pré- cipitamment rentre dans sa cachette sans rien entre- prendre contre l'intruse. Celle-ci, de son côté, ne semble pas être à la fête. Déposée sur la toile de l'une de ses pareilles, ou bien sur celle de l'Epeire soyeuse, elle se serait campée au centre aussitôt la lutte terminée par regorgement. Cette fois, il n'y a pas de lutte, la toile étant déserte ; rien ne l'empêche de prendre position au centre, point straté- gique principal, et pourtant elle ne bougée de la place où je l'ai mise. Je la stimule doucement du bout d'une longue paille. Tracassée de la sorte quand elle est chez elle, l'Epeire fasciée, comme les autres du reste, fait trembler véhé- mentement la toile pour intimider l'agresseur. Mainte- nant rien; malg-ré mes agaceries répétées, l'Araignée ne détale. On la dirait stupéfiée par la terreur. Il y a de quoi : l'autre la guette du haut de son belvédère. D'autres motifs pourraient bien être en cause dans son LES ÉPEIRES d6l ofTaremont. Lorsque ma paille la décide à faire quelques pas, je la vois lever les pattes avec certaine difficulté. Elle tiraille un peu, traîne les tarses au point de rom- pre les fils d'appui. Ce n'est plus la marche d'une preste funambule; c'est le pas hésitant d'une empêtrée. Peut- être les gluaux sont-ils plus tenaces que chez elle. La glu est de qualité différente, et les sandales ne sont pas graissées au point qu'exigerait la nouvelle viscosité. Toujours est-il que, pendant de longues heures, les choses restent en l'état, l'Epeire fasciée immobile au bord de la toile, l'autre retirée dans sa hutte, toutes les deux apparemment fort inquiètes. Le soleil couché, l'a- mie de l'obscur reprend courage. Elle descend de son pavillon de verdure et, sans se préoccuper de l'étran- gère, va droit au centre de la toile, où la conduit le fil télégraphique. Saisie de panique à cette apparition, l'Épeire fasciée se dégage d'un soubresaut et disparaît dans le fourré de romarins. Recommencée à diverses reprises avec des sujets dif- férents, l'épreuve ne m'a pas donné d'autres résultats. Peu confiante en une toile non conforme à la sienne, sinon par la structure, du moins par la viscosité, l'au- dacieuse Épeire fasciée se fait poltronne et refuse d'at- taquer l'Épeire diadème. Cette dernière, de son côté, ne bouge de son manoir diurne dans le feuillage, ou bien y rentre précipitamment après un rapide coup d'œil donné à l'étrangère. Elle y attend la venue de la nuit. A la faveur de l'obscur, qui lui rend courage et activité, elle reparaît sur la scène et met en fuite l'intruse par sa seule apparition, au besoin par quelques bourrades. La victoire reste au droit opprimé. La morale est satisfaite, mais n'en félicitons pas u 102 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES l'Araignée. Si l'étrangère respecte l'envahie, des motifs bien graves l'y poussent. D'abord, il faudrait eng-ag-er la lutte avec un adversaire réfugié dans un château fort dont on ne connaît pas les embûches. En second lieu, la toile conquise serait d'utilisation incommode, à cause des gluaux non pareils de viscosité à ceux dont on con- naît si bien l'emploi. Risquer sa peau pour une chose de valeur douteuse serait double sottise. L'Araignée le sait et s'abstient. Mais que l'Epeire fasciée, privée de sa toile, rencontre celle de l'une de ses semblables, ou bien celle de l'E- peire soyeuse, travaillant de même façon les torsades à glu, alors plus de réserve : féroce éventrement de la propriétaire et prise de possession de la propriété. La force prime le droit, dit la brute, ou plutôt, de droit, il n'y en a pas chez elle. Le monde de la bête est une cohue d'appétits sans autre frein que l'impuissance. Seule capable d'émerger des bas-fonds des instincts, l'humanité fait le droit, le crée lentement à mesure que se clarifie la conscience. De ce lumignon sacré, si vacillant encore , mais accru d'âge en âge , elle fera resplendissant flambeau qui mettra fin, chez nous, au principe des brutes et changera de fond en comble, un jour, la face des sociétés. XIII SOUVENIRS -MATHÉMATIQUES. — LE BINÔME DE NE^yTON Le problème de la toile des Épeires est vraiment su- perbe. Volontiers je l'aurais exposé avec tous les déve- loppements qu'il mérite, si je n'avais craint de lasser l'attention. Peut-être même, dans le peu que j'ai dit, ai-je dépassé la mesure. Je dois alors un dédommage- ment au lecteur. Youlez-vous que je raconte, lui dirai- je, comment je me suis assez nourri d'algèbre pour voir clair dans le réseau logarithmique, et comment je suis devenu arpenteur de toiles d'Araignée? Le voulez-vous? Gela nous reposera un moment de l'histoire des bêtes. Je crois entrevoir un signe d'acquiescement. On a jadis accueilli avec quelque indulgence mon école de village, visitée des poussins et des porcelets; pour- quoi ma rude école de l'isolement n'aurait-elle pas son intérêt? Essayons de la raconter. Et qui sait? Ce faisant, peut-être rafîermirai-je le courage de quelque autre déshérité, avide, lui aussi, de savoir. Apprendre sous la direction d'un maître m'a été refusé. J'aurais tort de m'en plaindre. L'étude solitaire a sa valeur; elle ne vous coule pas dans un moule offi- ciel, elle vous laisse votre pleine originalité. Le fruit sauvage, s'il arrive à maturité, a une autre saveur que le produit de serre chaude ; il laisse aux lèvres qui 1G4 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES savent l'apprécier un mélange d'amertume et de dou- ceur dont le mérite s'accroît par le contraste. Si c'était en mon pouvoir, oui, je recommencerais, face à face avec Tunique conseiller le livre, pas toujours bien clair; volontiers je reprendrais mes veillées solitai- res, mes luttes contre le ténébreux d'oîi, sous les coups de sonde opiniâtres, jaillit enfui une lueur; je referais mes rudes étapes d'autrefois, stimulé par le seul désir qui ne m'ait jamais fait faillite, le désir d'apprendre et de communiquer après mon peu de savoir à d'autres. Au sortir de l'école normale, mon bagage mathéma- tique était des plus modestes. Une racine carrée à ex- traire, la surface de la sphère à évaluer avec démons- tration, étaient pour moi les points culminants de la science. Le terrible logarithme, lorsque par hasard j'en ouvrais une table, me donnait le vertige, avec son amoncellement de nombres ; certaine frayeur, mêlée de respect, me prenait rien que sur le seuil de cette caverne à calculs. De l'algèbre, aucune notion. J'en savais le nom, et sous ce vocable tourbillonnait en ma pauvre cervelle la cohue de l'abstrus. D'ailleurs aucune velléité de fouiller un peu dans le grimoire. C'était là un de ces mets indigestes que l'on vante de confiance sans y toucher. Combien je lui pré- férais un beau vers de Virgile, que je commençais à comprendre ! M'eût bien surpris qui m'aurait annoncé que j'allais, de longues années durant, me passionner pour pareille étude, mon effroi, La bonne fortune me valut la première leçon d'algèbre, leçon donnée et non reçue, cela va de soi. Un jeune homme me vint, à peu près de mon âge, me priant de lui apprendre l'algèbre. Il se destinait aux SOUVENIRS MATHÉMATIQUES 165 ponts et chaussées et préparait un examen. Il venait à moi, me prenant, le candide, pour un puits de science. Ah! qu'il était loin de compte, le naïf postulant! Sa demande me valut un soubresaut de surprise, aus- sitôt réprimé par la réflexion. « Donner des leçons d'algèbre, me disais-je en moi-même; ce serait insensé, je n'en sais pas le premier mot! » Et je restai là, quelques instants, pensif, tiraillé par l'indécision. Faut- il accepter? faut-il refuser? continuait la voix inté- rieure. Bah! acceptons. Un moyen héroïque d'apprendre à nager, c'est de se jeter hardiment à la mer. .lelons- nous dans le gouffre de l'algèbre, tête première, et peut- être le péril d'une noyade imminente suscitera des efforts ' capables de me tirer d'affaire. Je ne sais rien de ce qu'on me demande. C'est égal, allons de l'avant, piquons une tète dans le ténébreux. J'apprendrai en enseignant. Ah! la belle audace qui me lance d'un bond dans un domaine où je n'avais pas encore songé à pénétrer; ah ! l'incomparable levier que la confiance des vingt ans! « C'est entendu, répondis-je. Vous viendrez après- demain, à cinq heures, et nous commencerons. » Ce délai de vingt-quatre heures dissimulait un plan. J'avais une journée de répit, le bienheureux jeudi, qui me donnera le loisir de combiner un peu mes moyens. Ce jeudi est venu. Le ciel est gris et froid. Par ce vilain temps, une grille bourrée de coke est chose délectable. Chauffons-nous et méditons. Eh bien, mon garçon, te voilà dans une belle aven- ture! Comment feras-tu demain? Avec un livre, pio- 166 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES chanl loule la nuit s'il le faut, tu pourrais préparer un semblant de leçon, juste de quoi remplir, vaille que vaille, l'heure redoutée. On verrait après. A chaque jour sa peine. Mais ce livre, tu ne l'as pas. Courir chez le libraire est inutile. Un traité d'algèbre n'est pas marchandise cou- rante. Il faudra le faire venir, ce qui prendra la quin- zaine tout au moins. Et c'est pour demain, demain sans faute, j'en ai fait la promesse. Autre raison, et celle-là sans réplique : les fonds sont bas; mes dernières res- sources pécuniaires roulent en un coin de tiroir. Je les ai comptées; il y a douze sous, somme insuffisante. Faudra-t-il me dédire? Oh! que non! Une ressource me vient en mémoire, peu délicate, il est vrai, et con- finant presque au larcin. Graves sérénités de l'algèbre, vous me vaudrez l'excuse de ce péché véniel. Confes- sons le détournement temporaire. La vie en mon collège a quelque chose de claustral. Au prix d'une modeste rétribution, nous sommes, la plupart des maîtres, logés dans l'établissement et nous mangeons à la table du principal. Le professeur de sciences, gros personnage de l'état-major, loge en ville, et a néanmoins, comme nous, ses deux cellules, et de plus une terrasse où les manipulations de la chimie dégagent en plein air leurs gaz irrespirables. Aussi trouve-t-il plus commode de faire la classe chez lui, la majeure partie de l'année. Là, en hiver, devant une grille bourrée de coke comme la mienne, se rendent les élèves. Ils y trouvent tableau noir, cuve pneumatique, ballons de verre sur la cheminée, panoplie de tubes courbés appendus aux murs, et enfin certaine armoire où j'ai entrevu dans le SOUVENIRS MATHÉMATIQUES 167 temps une rangée de livres, oracles consultés du maître au cours de ses leçons. Parmi ces livres, me disais-je, se trouve apparem- ment un volume d'algèbre. Le demander à qui de droit ne me sourit guère. Le cher collègue m'accueillerait du haut de sa grandeur, prendrait en dérision mes visées ambitieuses. Je serais éconduit, j'en ai la certitude. L'avenir devait me prouver combien ma méfiance avait raison. L'étroitesse d'esprit, la jalousie mesquine, par- tout se retrouvent. Ce livre, qu'on me refuserait si je le demandais, allons le prendre. C'est jour de congé. Le maître n'ap- paraîtra pas d'aujourd'hui, et la clef de ma chambre est, de peu s'en faut, pareille à la sienne. Je vais, l'oreille et l'œil au g'uet. Ma clef force légè- rement dans la serrure, hésite, reprend, pèse plus fort. C'est fait, la porte s'ouvre. L'armoire est visitée. Un livre d'algèbre s'y trouve, en effet, copieux comme on les écrivait alors, épais de trois gros travers de doigt. Les jambes me flageolent. Ah ! pauvre crocheleur de portes, situ étais surpris en pareille équipée 1 Tout se passe à souhait. Vite refermons et rentrons chez nous avec le livre larronné. A nous deux maintenant, ténébreux bouquin dont le nom arabe a comme un relent de sciences occultes et fraternise avec ceux d'almageste et d'alchimie. Que vas-tu me montrer? Feuilletons au hasard. Avant d'ar- rêter la vue sur un point déterminé du paysage , il convient de s'informer de l'ensemble. Les pages rapi- dement se succèdent, ne me disant rien. Au cœur du volume, un chapitre m'arrête; il a pour titre : Binô/ne de Newton. 168 SOUVENIRS ENTOMOLOG IQUES Ce titre m'allèche. Que peut bien être un binôme, el surtout un binôme de Newton, le grand savant an- glais qui a pesé les mondes? En quoi la mécanique du ciel a-t-elle affaire là? Lisons, essayons d'y voir clair. Coudes sur la table, pouces derrière l'oreille, je fais appel à loule mon attention. La surprise me gagne : je comprends. 11 y a là cer- tain nombre de lettres, signes généraux qui s'amal- gament en groupes de toutes les façons, se placent ici, puis là, puis ailleurs à tour de rôle; il y a, comme dit le texte, des arrangements, des combinaisons, dos per- mutations. Plume aux doigts, je combine, j'arrange, je permute. C'est un exercice fort récréatif, ma foi, un jeu oii l'expérience du résultat écrit confirme les prévi- sions de la logique et vient en aide aux défaillances de la réflexion. « Ce sera pain bénit, me disais-je, si l'algèbre n'est pas plus difficile. » Je devais revenir de cette illusion quand au binôme, friande brioche, succéda plus tard l'indigeste galette. Mais pour aujourd'hui, nul avant-goùt des dif- ficultés futures, nul pot au noir où l'on s'empêtre plus avant à mesure que l'on persiste à se débattre. Ah! la délicieuse après-midi, devant ma grille, au milieu des arrangements et des combinaisons! La nuit venue, je possédais à peu près mon sujet. Lorsque, à sept heures, la cloche sonna le repas commun à la table du principal, je descendis tout gonfle des joies du néo- phyte admis aux honneurs de l'initiation. Les «, les b, les c, entrelacés en savantes guirlandes, me faisaient cortège. Le lendemain, mon élève est là. Tableau noir et craie, tout est prêt. Ce qui l'est moins, c'est le maître. Brave- SOUVENIRS MATHÉMATIQUES 1G9 ment j'entame mon binôme. Mon auditeur s'intéresse aux lettres combinées. Pas un instant il ne se doute que, révolutionnaire scandaleux, je mets la charrue avant les bœufs et débute par où nous aurions dû finir. J'agré- mente mes explications do quelques menus problèmes, haltes où l'esprit se recueille et prend des forces pour un nouvel élan. Nous cherchons ensemble. Discrètement, afin de lui laisser le mérite de la trouvaille, je lui soumets les éclaircies qui me viennent. La solution se trouve. Triomphe de mon écolier; de ma part aussi triomphe, mais tacite, dans les replis de la conscience, qui me dit : « Tu comprends, puisque tu parviens à faire compren- dre. » Pour l'un et pour l'autre, l'heure passa vite, très ag-réable. Mon jeune homme me quitta satisfait. Je no l'étais pas moins; j'entrevoyais une originale façon d'apprendre. Les ingénieux et faciles arrangements du binôme me donnèrent le loisir d'attaquer mon livre d'algèbre par le vrai commencement. En trois ou quatre jours j'avais fourbi mes armes. De l'addition et de la soustraction, rien à dire : c'est d'une simplicité qui s'impose à la pre- mière lecture. Avec la multiplication les choses se gâ- tèrent. Il y a là certaine règle des signes affirmant que moins multiplié par moins donne plus. Ai-je pâti sur cette espèce de paradoxe! Là-dessus, paraît-il, le livre s'expliquait mal, ou plu- tôt employait méthode trop abstraite. J'avais beau lire, relire, méditer, le texte obscur gardait son obscurité. C'est là le mauvais côté du livre en général, il dit ce qui est imprimé, rien de plus. Si vous ne comprenez pas, nul conseil de sa part, nul essai dans une autre 170 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES voie qui vous conduirait à la lumière. Un mot do rien parfois suffirait à vous remettre en bon chemin, et ce mot il ne le dit pas, figé qu'il est dans sa rédaction. Combien lui est préférable la parole! Elle avance, recule, recommence, fait le tour de l'obstacle et varie les moyens d'attaque, si bien que le ténébreux à la fin s'illumine. Ce phare incomparable de la parole autorisée me manquait, et je naufrageais, sans espoir de secours, dans cette perfide mare de la règle des signes. Mon élève devait s'en ressentir. Après un essai d'ex- plication oi^i je rassemblais le peu de lueur que je me figurais entrevoir, comprenez-vous? lui demandais-je. Question inutile, mais bonne à gagner du temps. No comprenant pas moi-même, j'étais bien convaincu d'a- vance qu'il ne comprenait pas non plus. « Non, » répon- dait-il, s'accusant peut-être, le candide, d'intelligence réfractairo à ces transcendantes vérités. (( Essayons d'une autre manière. » Et je reprends comme ceci, comme cela, puis autrement. Le regard do mon élève me sert de thermomètre, il me dit le progrès de mes assauts. Un petit clignement de satisfaction m'annonce le succès. Je viens de frapper juste; j'ai trouvé le joint. Le produit de moins par moins nous livre ses arcanes. Ainsi se continuaient nos études, lui, passif récepteur 011 se logeait l'idée acquise sans effort, moi, âpre pion- nier, pétardant le roc du livre, à grand renfort do veillées, pour en extraire la gemme du vrai. Un autre rôle me revenait, non moins ardu : je devais dégrossir l'abstruse trouvaille, la dépouiller de sa rugosité et la présenter à l'intelligence sous un aspect moins farou- che. Ce travail de lapidaire, jetant un peu de jour dans souvp:mus mathématiques iti les flancs du caillou, était, en mes loisirs, besogne favo- rite. Je lui dois beaucoup. Résultat final : mon élève passe son examen; il est reçu. Quant au livre clandestinement emprunté, il est depuis bien longtemps remis à sa place et remplacé par un autre qui, cette fois, m'appartient. En mon école normale j'avais appris, sous la direc- tion d'un maître, un peu de géométrie élémentaire. Dès les premières leçons, je goûte assez bien cet enseig^ne- ment. J'y soupçonne une métbode guidant la raison à travers les broussailles de l'idée; j'entrevois la recher- cbe du vrai sans trop broncher en chemin, parce que chaque pas en avant a ferme appui sur le pas déjà fait; je devine dans la géométrie ce qu'elle est excellemment avant tout : une école d'escrime intellectuelle. Peu m'importe en ses applications la vérité démon- trée; ce qui me passionne, c'est la marche qui la met en évidence. On part d'un point très clair, et, de degrés en degrés, on s'engage dans l'obscur, qui s'illumine à son tour en irradiant de nouvelles clartés pour une as- cension supérieure. Cette invasion progressive du connu vers l'inconnu, cette lanterne scrupuleuse éclairant ce qui suit des clartés de ce qui précède, c'était là vraiment mon affaire. La géométrie devait m'apprendre la marche logique de la pensée ; elle devait me dire comment le difficile se subdivise en tronçons qui, élucidés l'un après l'au- tre, se groupent en levier capable d'ébranler le bloc di- rectement invincible ; comment enfin s'engendre l'ordre, base de la clarté. Si jamais il m'a été donné d'écrire quelques pages parcourues du lecteur sans trop de fatigue, je le dois 172 SOUVENIRS E^JTOMOLOGIQUES pour une bonne part à la géométrie, merveilleuse édu- catrice dans l'art de conduire sa pensée. Certes, elle ne donne pas l'idée, fleur délicate éclose on ne sait com- ment et non apte à prospérer dans tous les terrains; mais elle coordonne l'embrouillé, elle émonde le toufTu, elle calme le tumultueux, elle fdtre le trouble et donne le clair, produit supérieur aux tropes de la rhétorique. Comme ouvrier de la plume, oui, je lui dois beaucoup. Aussi mes souvenirs reviennent volontiers à ces belles heures de noviciat, lorsque, retiré dans un coin du jar- din pendant la récréation, un petit carré de papier sur le genou, un bout de crayon aux doigts, je m'exerçais à déduire correctement telle ou telle autre propriété d'un assemblage de lignes droites. On s'amusait à la ronde; je me délectais avec un tronc de pyramide. Peut-être aurais-je mieux fait de me fortifier les jarrets aux trois sauts, de m'assouplir les reins aux cabrioles du gymnase. J'en ai connu qui, versés dans la cabriole, ont mieux prospéré que le penseur. En mes débuts dans l'enseignement, voici donc que je possède assez bien les éléments de la géométrie. Au besoin, je saurais manier l'équerre et le jalon de l'ar- penteur. Mes vues ne vont pas au delà. Cuber un tronc d'arbre, jauger un tonneau, mesurer la distance d'un point inaccessible, me semblent le plus haut essor des connaissances géométriques. Y a-t-il une envolée su- périeure? Je ne le soupçonnais même pas, quand une éclaircie fortuite m'apprit combien était mesquin le petit coin que j'avais défricbé dans l'immense domaine. En ce temps-là, le collège où je faisais depuis deux ans mes premières armes d'éducateur venait de dédou- bler ses classes et d'augmenter largement son person- SOUVENIRS MATHÉMATIQUES 173 nel. Les nouveaux venus logeaient tous, comme moi, clans l'établissement, et nous mangions en commun à la table du principal. Nous formions une ruche où, dans nos cellules respectives, aux heures de loisir, s'élabo- rait le miel de l'algèbre et de la géométrie, de l'histoire et de la physique, du grec et du latin surtout, tantôt en vue de la classe prochaine, tantôt, et plus souvent, en vue d'un grade à conquérir. Les parchemins universi- taires manquaient de variété. Tous mes collègues étaient bacheliers es lettres, mais rien de plus. Il fallait, si possible, s'armer un peu mieux pour faire sa trouée. On travaillait dur et ferme. J'étais le plus jeune du laborieux phalanstère, et non moins désireux qu'un autre d'augmenter mon humble bagage. D'une chambre à l'autre les visites étaient fréquentes. On venait se consulter pour une difficulté, causer un peu pluie et beau temps. J'avais pour voisin de cellule un ex-fourrier qui, las de la caserne, s'était réfugié dans l'enseignement. En sa qualité de préposé aux écritures de sa compagnie, il avait quelque peu fréquenté le chif- fre, et l'ambition lui était venue d'acquérir le diplôme de bachelier es sciences mathématiques. La pulpe céré- brale, paraît-il, s'était durcie au régiment. D'après ce que m'apprenaient les chers collègues, malins colpor- teurs des misères d'autrui, deux fois il s'était déjà pré- senté aux examens, deux fois il avait été refusé. Tena- cement il revenait à ses cahiers et à ses livres, non rebuté par deux échecs. Ce n'est pas qu'il fût séduit par les beautés mathé- matiques, oh ! non ; mais le grade ambitionné favorise- rait ses projets. Il espérait régir lui-même, lucralive- ment, le légume et le beurre. Le passionné d'étude pour 174 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUKS la seule satisfaction de savoir, et l'opiniâtre trappeur chassant le diplôme ainsi qu'une proie à mettre sous la dent, n'étaient pas faits pour se comprendre et s'asso- cier. Le hasard fît la conjonction. Bien des fois j'avais surpris mon homme qui, le soir, à la clarté d'une chandelle, les coudes sur la table et le front dans les mains, longuement méditait devant un grand cahier noirci de signes cabalistiques. De temps à autre, l'idée venue, il prenait la plume et traçait à la précipitée une ligne d'écriture où les lettres, grandes ou petites, se groupaient sans signification grammaticale. Les X et les y revenaient souvent, entremêlés de chif- fres. A la fm de la rangée, le signe de l'égalité et zéro. Puis nouvelle réflexion, les yeux clos, et nouvelle ran- gée de lettres disposées dans un autre ordre et suivies pareillement de zéro. Ainsi se remplissaient des pages bizarres dont chaque ligne avait pour finale rien. « Que faites-vous donc là avec tous ces alignements de valeur zéro? » lui demandai-je un jour. Le mathéma- ticien me regarda d'un air narquois, venu de la caserne. Certain pli malicieux du coin de l'œil dénotait en quelle commisération était prise mon ignorance. Le collègue à zéros n'abusa pas cependant de sa supériorité. Il m'apprit qu'il s'occupait de géométrie analytique. Ce terme me fit un étrange eflet. Silencieux, je rumi- nais ceci : il y a une géométrie supérieure, s'apprenant surtout avec des combinaisons de lettres où dominent les ./■ et les y. Quand il réfléchit si longuement, le front dans les mains, mon voisin de cellule cherche à décou- vrir le sens caché de son grimoire; il voit danser dans l'espace la traduction figurée de ses calculs. Qu'aper- çoit-il? Comment les signes alphabétiques, arrangés SOUVENIRS MATHEMATIQUES 175 d\me manière, puis d'une autre, peuvent-ils donner une image des formes, image visible des seuls yeux de l'esprit? Je m'y perds. « Il faudra, dis-je, que j'apprenne un jour la géomé- trie analytique; m'aiderez-vous? — Je veux bien, » fit-il, avec un sourire oi^i se lisait son peu de confiance dans mes velléités. N'importe, un pacte fut convenu ce soir-là : nous défricherions ensemble le champ de l'algèbre et de la géométrie analytique, base du baccalauréat es sciences mathématiques; nous mettrions en commun, lui l'expé- rience de ses méditations, moi mon ardeur juvénile. On commencerait dès que j'en aurais fini avec le bacca- lauréat es lettres, ma grande préoccupation du moment. En ces temps lointains, il était de règle de faire pré- céder la science de quelques sérieuses études littéraires. Il fallait avoir fréquenté les bons esprits de l'antiquité, conversé avec Horace et Yirgile, Théocrite et Platon, avant de toucher aux toxiques de la chimie, aux leviers de la mécanique. A ces préparatifs, les délicatesses de la pensée n'avaient qu'à gagner. Les exigences delà vie, toujours plus âpres à mesure que le progrès nous afflige de plus de besoins, ont changé tout cela. Foin du lan- gage correct; avant tout les affaires ! Cette hâte eût convenu à mon impatience. Je mau- gréais, je le confesse, contre le règlement qui m'impo- sait le latin et le grec avant de me permettre d'entrer en relation avec le sinus et le cosinus. Aujourd'hui, mieux renseigné, mûri par l'âge et par l'expérience, je suis d'un autre avis. Je regrette vivement que mes humbles études littéraires n'aient pas été mieux conduites et da- vantage prolongées. 176 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Pour combler un peu, sur le tard, cette énorme lacune, je suis respectueusement revenu à ces bons vieux livres qu'il est d'usage d'écouler cbez le bouquiniste à peine défraîchis. Vénérables feuillets, annotés du crayon dans mes veillées du jeune âge, je vous ai retrouvés, et plus que jamais vous êtes mes amis. Vous m'avez appris qu'une obligation s'impose à qui manie la plume : c'est d'avoir quelque chose à dire, capable de nous intéresser. Si le sujet est de l'ordre des sciences naturelles, l'intérêt est presque toujours assuré ; le difficile, le très difficile, est de l'émonder de ses épines et de le présenter sous un aspect avenant. La Vérité, dit-on, sort nue du fond d'un puits. Soit, mais reconnaissons qu'elle gagne à se trouver décem- ment vêtue. Elle réclame, non les falbalas tapageurs empruntés au vestiaire de la rhétorique, mais au moins une feuille de vigne. Seuls, les géomètres ont le droit de lui refuser ce modeste costume. En des théorèmes, la clarté suffit. Les autres, le naturaliste surtout, ont le devoir de nouer, avec quelque élégance, une tunique de gaze autour des reins de la vérité. Si je dis : « Baptiste, donne-moi mes pantoufles, » je m'exprime dans un langage clair, peu riche de varian- tes. Je sais très bien ce que je dis et ma parole est com- prise. D'aucuns prétendent, et ils sont nombreux, qu'en tout cette rudimentaire méthode est la meilleure. Ils parlent science avec leurs lecteurs, comme ils parleraient pantoufles avec Baptiste. Une syntaxe de Cafre ne les effarouche pas. Ne leur parlez pas de la valeur d'un terme choisi, mis en sa vraie place; parlez-leur encore moins d'une construction cadencée, sonnant à peu près SOUVENIRS MATHÉMATIQUES 177 bien. Enfantillages que tout cela, disent-ils; minuties d'un esprit à courtes vues! Peut-être ont-ils raison; Fidiomc de lîaptiste est grande économie de temps et de tracas. Cet avantage ne me tente pas; il me semble que le relief de l'idée veut expression lucide, sobrement imagée. Un terme con- venable, casé en sa vraie place et disant sans fracas les choses qu'il faut dire, impose un choix, souvent laborieux. Il y a des mots ternes, triviaux moellons du discours; il y en a de colorés, pour ainsi dire, et comparables aux coups de pinceau qui sèment des plaques de lumière sur le fond gris d'un tableau. Ces mots faisant image, ces traits saillants où s'accroche l'attention, comment les trouver et comment les associer en un langage soucieux de la syntaxe et non déplaisant à l'oreille? On ne m'a rien appris de cet art. D'ailleurs cela s'ap- prend-il dans les écoles? C'est fort douteux. Si le feu naturel de nos propres veines, si l'inspiration ne vient en aide, vainement nous feuilletterons le vocabulaire; le mot vouki ne viendra pas. A quels maîtres alors recou- rir pour faire éclore et pour développer l'humble germe qui est en nous latent? A la lecture. En mon jeune âge, j'ai toujours été fervent liseur; mais les délicatesses d'un langage bien conduit ne m'in- téressaient guère : je ne les comprenais pas. Assez tard, je touchais à la quinzaine, j'ai vaguement entrevu que les mots ont leur physionomie. Les uns m'agréaient mieux que d'autres par le reUef de leur signification et la sonorité de leur cadence ; ils faisaient en mon esprit image plus nette; à leur manière, ils me donnaient peinture de l'objet décrit. Coloré par son adjectif et 178 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQ U ES animé par son verbe, le nom devenait réalité vivante ; ce qu'il disait, je le voyais. Ainsi lentement se révélait la mag-ie des mots, lorsque les chances de mes lectures sans guide me valaient quelques pag-es faciles et de bon aloi. XIV SOUVENIRS MATHÉMATIQUES. MA PETITE TABLE C'est l'heure de commencer la géométrie analytique. Mon associé, le mathématicien, peut venir; il me sem- ble que je comprendrai ce qu'il dira. J'ai déjà feuilleté mon livre, et me suis aperçu que le sujet traité, récréa- tif par sa méthode, n'est pas hérissé de difficultés bien graves. On débute chez moi, devant un tableau noir. Après quelques séances, prolongées dans le recueillement de la nuit, je reconnais, à ma vive surprise, que mon maî- tre, vétéran du grimoire, est en réalité mon écolier le plus souvent. Il ne voit pas très clair dans les combi- naisons des abscisses et des ordonnées. Je m'enhardis à prendre moi-même la direction du bâton de craie, à saisir le gouvernail de notre barque alg-ébrique. Je com- mente le livre, je le traduis à ma manière, je fouille le texte, je sonde les écueils jusqu'à ce que le jour se fasse et nous conduise au rivage de la solution. C'est d'ailleurs de logique si pressante, d'allure si allègre, si lucide, que bien des fois on croit se ressouvenir plutôt qu'ap- prendre. Et "nous allons ainsi, les rôles renversés. Je pioche le tuf, l'émiette, l'ameublis jusqu'à permettre le plongeon de la pensée. Mon camarade, — je peux maintenant me 180 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES servir de l'expression égalitaire, — mon camarade écoute, m'oppose des objections, me suscite des difficultés que nous cherchons à résoudre en concertant nos efforts. Des deux leviers combinés, introduits dans la fissure, le bloc s'ébranle, se culbute. Je ne vois plus au coin de l'œil du fourrier le pli nar- quois qui m'avait accueilli au début. C'est maintenant la franche cordialité, l'entrain communicatif qui donne le succès. Petit à petit, l'aube se fait, bien nébuleuse encore, mais pleine de promesses. Nous sommes émer- veillés tous les deux, et ma part de satisfaction est double, car c'est doublement voir que de faire voir aux autres. Ainsi se passe, en heures délicieuses, la moitié de la nuit. On cesse quand le sommeil nous a par trop appesanti les paupières. Rentré dans sa chambre, mon camarade dort-il, insou- cieux pour le moment de la fantasmagorie que nous venons d'évoquer? Il m'avoue bien dormir. Cet avan- tage, je ne l'ai pas. Passer l'éponge sur ma pauvre cer- velle de même que je la passe sur le tableau noir pour en elfacer le contenu, n'entre pas dans mes moyens. Le réseau des idées persiste, il forme comme une mou- vante toile d'araignée où le repos s'empêtre, incapable d'y trouver équilibre stable. Quand le sommeil est enfin venu, ce n'est bien des fois qu'une somnolence qui, loin de suspendre l'activité de la pensée, l'entretient au contraire et l'avive mieux que ne le ferait la veille. En cette torpeur, qui n'est pas encore la nuit cérébrale, il m'arrive de résoudre des dif- ficultés mathématiques contre lesquelles, le jour d'avant, j'ai lutté sans succès. Il se fait dans mon esprit un phare extralucide dont je n'ai presque pas conscience. SOUVENIRS MATHÉMATIQUES 181 Alors d'un bond je saute à terre, je rallume ma lampe, et je me hâte de noter ma trouvaille, dont le souvenir m'échapperait au réveil. Pareilles aux éclairs de l'orage, ces lueurs s'effacent avec la môme soudaineté qu'elles apparaissent. D'où proviennent-elles? Probablement d'une habitude que je me suis faite de très bonne heure : avoir dans l'esprit un continuel aliment, verser l'intarissable goutte d'huile au lumignon de la pensée. Voulez-vous réussir dans les choses de l'intelligence? L'infaillible moyen est d'y penser toujours. Ce moyen, je le pratiquais plus assidûment que ne le faisait mon camarade, et de là, sans doute, l'inversion des rôles, le disciple devenu le maître. Ce n'était pas d'ailleurs obsession accablante, pénible surmenage; c'était récréation au contraire, presque régal de beau poème. Dans la préface de son livre les Rayons et les Ombres, notre grand lyrique l'a dit : (( Le nombre est dans l'art comme dans la science. L'algèbre est dans l'astronomie, et l'astronomie touche à la poésie ; l'algèbre est dans la musique, et la musique touche à la poésie. » Exagération de poète? — Non, certes; Victor Hugo disait vrai. L'algèbre, poème de l'ordre, a de magnifi- ques envolées. Je trouve ses formules, ses strophes, superbes, sans m'étonner du tout qu'on soit d'un autre avis. -Mon collègue reprenait son pli moqueur du coin de l'œil si j'avais l'imprudence de lui confier mes ébulli- tions extragéométriques. « Billevesées, faisait-il, pures billevesées. Reprenons notre tangente à la courbe. » Il avait raison, le fourrier : les étroites sévérités de notre futur examen excluaient ces élans de rêveur. De 182 SOUVENIUS ENTOMOLOGIQUES mon côté, avais- je bien tort? Réchauffer au foyer de l'idéal les froideurs du calcul, élever sa pensée au-dessus de la formule, animer d'un rayon de vie les cavernes de l'abslrait, n'est-ce pas alléger l'effort de pénétration dans l'inconnu? Où mon camarade peinait, dédaigneux de mon viatique, j'accomplissais voyage d'agrément. Si j'avais pour appui le rude bâton de l'algèbre, j'avais pour guide une voix intérieure aux essors entraînants. L'étude- devenait une fête. L'intérêt s'accrut encore lorsque, après les angulosités d'une combinaison de droites, j'appris à portraiturer les grâces d'une ligne courbe. Que de propriétés ignorées du compas, que de savantes lois contenues en germe dans une équation, noix mystérieuse qu'il faut arliste- ment énucléer pour en extraire le théorème, riche amande! Devant ce terme mettons le signe -\-, et c'est l'ellipse, la trajectoire des planètes, avec ses deux foyers amis, se renvoyant de l'un à l'autre une somme cons- tante de rayons vecteurs ; mettons le signe ■ — , et c'est l'hyperbole aux foyers répulsifs, la courbe désespérée qui plonge dans l'espace en tentacules infinis, se rap- prochant de plus en plus d'une droite, l'asymptote, sans parvenir jamais à l'atteindre. Supprimons ce terme, et c'est la parabole, qui cherche inutilement à l'infini son deuxième foyer perdu ; c'est la trajectoire de la bombe ; c'est la voie de certaines comètes qui viennent un jour visiter notre soleil, puis s'enfuient en des profondeurs d'où elles ne reviennent jamais. Formuler ainsi les orbites des mondes, n'est-ce pas merveilleux? Je le croyais, et je le crois encore. Après une quinzaine de mois de pareils exercices, nous nous présentâmes ensemble devant la faculté de SOUVENIRS MATHÉMATIQUES 183 Montpellier. L'un et l'autre nous fûmes reçus bache- lier es sciences mathématiques. Mon compagnon s'était exténué : je m'étais récréé avec la géométrie analy- tique. Fourbu par la course aux sections coniques, mon associé n'en veut plus. Vainement je fais miroiter la perspective d'un nouveau gracie, celui de licencié es sciences mathématiques, qui nous conduirait aux ma- gnificences du haut calcul et nous initierait à la méca- nique des cicux : je ne peux l'entraîner, lui faire parta- ger mon audace. C'est, à son avis, projet insensé, qui nous tarira les veines et n'aboutira pas. Sans conseils d'un pilote expé- rimenté, sans autre boussole qu'un livre, non toujours bien clair à cause de son laconisme figé en des termes invariables, notre pauvre barque doit sombrer sur les premiers écueils. Autant vaudrait braver, dans une coquille de noix, les houles des immensités océaniques. Sinon en ces termes, du moins en aperçus découra- geants sur l'extrême difficulté, il m'explique son refus de m'accompagner plus loin. Libre à moi d'aller me casser le cou en d'inhospitaliers parages ; lui, prudent, ne me suivra pas. Je devine une autre raison, non avouée de mon dé- serteur. Il vient d'acquérir le titre utile à ses projets. Que lui importe le reste? Vaut-il bien la peine de pâtir en d'exténuantes veillées pour le seul plaisir d'appren- dre? Celui-là est un fou qui, sans l'appât du profit, prête attention aux blandices du savoir. Rentrons dans notre coquille, fermons notre opercule aux importu- nités du jour, vivons de la vie du mollusque. Là est le secret du bien-être. 184 SOUVEMHS ENTOMOLOGIQUES Cette philosophie n'est pas la mienne. Ma curiosité ne voit dans une étape accomplie que les préparatifs d'une nouvelle étape vers le fuyant inconnu. Donc mon associé me quitte. Désormais je suis seul, misérable- ment seul. Plus personne avec qui, à la veillée, en des causeries récréatives, puisse se débattre le sujet étudié. Dans mon entourage, nul qui me comprenne, nul qui sache opposer, même passivement, son idée à la mienne et participer au conflit d'oii naîtra la lueur,, de même que l'étincelle jaillit du choc de deux cailloux. Quand une difficulté se dresse, falaise à pic, nulle épaule amie qui me prête son appui pour tenter l'esca- lade. Seul je dois m'ag-ripper aux aspérités de l'obsta- cle, choir souvent, me relever meurtri et recommencer l'assaut; seul, sans le moindre écho d'encouragement, je dois jeter mon cri de triomphe lorsque, parvenu sur la crête et brisé par l'effort, il m'est enfin permis de regarder un peu par delà. Ma campag-ne mathématique sera dépensière en mé- ditations obstinées; je m'en aperçois dès les premières lig'nes de mon livre. J'entre dans le domaine de l'abs- trait, âpre terrain que pourra seule défricher la tenace charrue de la réflexion. Le tableau noir, propice aux courbes de la géométrie analytique, étudiées en com- mun avec un ami, est maintenant négligé. Je lui préfère le cahier, main de papier habillée d'une couverture. Avec ce confident, qui permet la station assise et laisse les jarrets en repos, je peux chaque soir, jusqu'à une heure avancée de la nuit, me recueillir sous l'abat-jour de ma lampe et maintenir active la forge de l'idée où se ramollit et se martel le l'indomptable problème. Grande comme un mouchoir, occupée à droite par SOUVENIRS MATHÉMATIQUES 18o l'encrier, fiole d'un sou, à gauche par le cahier ouvert, ma table de travail fournit tout juste la place néces- saire au maniement de la plume. J'aime ce petit meu- ble, l'une des premières acquisitions de mon jeune ménage. Cela se déplace aisément où l'on veut, devant la fenêtre si le temps est obscur, dans un recoin d'éclai- rage discret si le soleil est importun ; cela permet en hiver l'intime voisinage du foyer où se consume une bûche. Pauvre petite planche de noyer, voici un demi-siècle et davantage que je te suis fidèle. Maculée d'encre et balafrée du canif, tu fournis maintenant ton support à ma prose comme jadis à mes équations. Ce change- ment de service te laisse indifférente; ton dos patient fait le même accueil aux formules de l'algèbre et aux formules de la pensée. Je n'ai pas cette quiétude; je trouve que mon repos n'a pas gagné à ce revirement; la chasse aux idées trouble la cervelle encore plus que ne fait la chasse aux racines d'une équation. Tu ne me reconnaîtrais plus, chère amie, si tu pou- vais donner un regard à ma crinière grise. Où donc est la bonne figure d'autrefois, fleurie d'enthousiasme et d'espoir? J'ai bien vieilli. De ton côté, quelle ruine depuis le jour où tu m'es venue de chez le marchand, luisante, polie et fleurant bon la cire! Comme ton maî- tre, tu as des rides, mon œuvre souvent, je le recon- nais, car, dans mon impatience, que de fois il m'arrive de le labourer de la plume, lorsque la pointe métalli- que sort de l'encrier boueuse, incapable d'une écriture décente ! Un de les angles est ébréché ; les ais commencent à se disjoindre. Dans ton épaisseur, j'entends, de temps 186 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQU ES à aulre, le coup de rabot de la Vrillette, l'exploileuse des vieux meubles. D'une année à l'autre, de nouvelles galeries sont creusées, compromettantes pour ta soli- dité. Les anciennes bâillent au dehors en minuscules orifices ronds. De ces dernières, excellents domiciles obtenus sans fatigue, un étranger s'est emparé. Je vois l'audacieux me passer prestement sous le coude lorsque j'écris, et pénétrer aussitôt dans le tunnel abandonné de la Vrillette. C'est un giboyeur, tout fluet, vêtu de noir, amassant pour ses vers une bourriche de puce- rons. Un peuple t'exploite les flancs, ô ma vieille table ; j'écris sur un grouillement d'insectes. Nul appui ne convenait mieux à mes souvenirs entomologiques. Que deviendras-tu, le maître n'étant plus là? Seras- tu vendue vingt sous à un encan lorsque ma famifle se disputera mes pauvres dépouilles? Deviendras-tu l'appui de la cruche en un coin de l'évier? Seras-tu la plan- chette oii s'épluche le chou? Les miens, au contraire, s'entendront-ils, disant : « Conservons la relique; c'est là qu'il a tant peiné pour s'instruire et se rendre capable d'instruire les autres; c'est là que si longtemps il a tari ses moelles pour nous valoir la becquée du jeune âge. Gardons la sainte planche? » Je n'ose croire à pareil avenir. Tu passeras, ô ma vieille confidente, en des mains étrangères, insoucieu- ses de ton passé; tu deviendras table de nuit, chargée de bols de tisane, jusqu'à ce que, décrépite, boiteuse, les reins cassés, tu sois mise en pièces pour alimenter un moment le feu sous une marmite de pommes de terre. Tu t'en iras en fumée rejoindre mon labeur, dans cette autre fumée, l'oubli, ultime repos de nos vaines agitations. SOUVENIRS MATHEMATIQUES 187 Mais revenons, ma table, à notre jeune temps, celai de ton vernis à la cire et de mes riantes illusions. C'est dimanche, jour de repos, c'est-à-dire de travail à longue séance, non interrompue par le devoir scolaire. Je lui préfère, et de beaucoup, le jeudi, non férié et mieux propice au calme de l'étude. Telle qu'elle est avec ses Ma petite table. dissipations, la sainte journée me laisse du loisir. Pro- fitons-en du mieux possible. Il y en a cinquante-deux dans l'année, presque l'équivalent des grandes va- cances. Il se trouve qu'aujourd'hui j'ai à débattre superbe question, celle des trois lois de Kepler, qui, explorées par le calcul, doivent me montrer la mécanique fonda- mentale des mondes. La première dit : les aires décrites par le rayon vecteur d'une planète sont proportionnelles 188 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQU ES au temps écoulé. Je dois en déduire que la force qui maintient la planète sur son orbite est dirigée vers le soleil. Doucement sollicitée par l'équation ditîérentielle et l'intégrale, déjà la formule parle. Mon recueillement redouble, ma pensée se condense pour bien saisir dans sa splendeur l'éclosion du vrai. Soudain au loin : Brrroum. brrroum, brroum !... Cela se rapproclie, cela se renfle. Misères de nous! Peste soit du Pavillon chinois! Expliquons la chose. J'habite un faubourg, l'entrée de la route de Pernes, à distance du tumulte de la ville. A dix pas de ma demeure, en face, vient de s'établir une guinguette portant Fécriteau Pavillon chhiois. Là, dans l'après-midi des dimanches, filles et garçons des fermes voisines accourent se trémousser en contre- danses. Pour attirer la clientèle et pousser à la con- sommation des rafraîchissements, l'entrepreneur du bal termine la sauterie dominicale par une tombola. Deux heures à l'avance, sur les promenades publi- ques, il fait circuler le trophée des prix, que précèdent fifres et tambours. Au bout d'un mât enrubanné que porte un solide gars à ceinture de laine rouge, pendil- lent gobelet argenté, foulard de Lyon, paire de chan- deliers et paquets de cigares. Avec tel appât, qui n'en- trerait à la guinguette? Brroum, brroum, brroum! fait le cortège. Il arrive sous ma fenêtre, il oblique à droite et pénètre dans l'é- tablissement, vaste baraque de planches, enguirlandée de buis. Et maintenant, si vous redoutez le vacarme, fuyez, et bien loin. Jusqu'à la nuit close vont beugler les ophicléides, sibiler les fifres et corner les pistons. Allez donc, en pareil orchestre de Cafres, déduire les SOUVENIRS MATHEMATIQUES 189 conséquences des lois de Kepler! On y deviendrait fou. Décampons au plus vite. Je sais, à une paire de kilomètres, une étendue déso- lée, caillouteuse, aimée du Motteux et du Criquet. Là, calme parfait, et de plus quelques buissons d'yeuse qui me prêteront leur ombre avare. Je prends mon livre, quelques feuilles de papier, un crayon, et je m'encours dans cette solitude. Ah! le beau silence, la magnifique tranquillité! Mais le soleil est accablant sous le maigre couvert des broussailles. Hardi, mon garçon! pioche les lois de Kepler en compagnie des Criquets à ailes bleues. Tu rentreras, les calculs débrouillés, mais l'épiderme rôti. Une insolation sur la nuque sera la suite de la loi des aires comprise. Ceci dédommage de cela. Le reste de la semaine, j'ai le jeudi, j'ai les soirées employées en séances d'étude jusqu'à ce que le som- meil me terrasse. En somme, malgré la servitude sco- laire, le temps ne fait pas défaut. L'essentiel est de ne pas se laisser décourager par les inévitables obs- curités du début. Je m'égare aisément dans cette forêt touffue, encombrée de lianes qu'il faut abattre à coups de hache pour obtenir une éclaircie. En quelques dé- tours heureux, je me retrouve. Je me perds encore. La hache opiniâtre fait sa trouée sans obtenir toujours clarté satisfaisante. Le livre est le livre, c'est-à-dire un texte laconique invariable, très savant, j'en conviens, mais, hélas! en bien des cas obscur. L'auteur, semble-t-il, l'a écrit pour lui-même. Il a compris, donc les autres doivent comprendre. Pauvres novices, livrés à vous-mêmes, tirez-vous de là comme vous le pourrez. Pour vous nul retour de la difliculté présentée d'une 190 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES autre manière; nul circuit adoucissant la route ardue et préparant l'accès; nulle ouverture auxiliaire par où filtre un peu de jour. Incomparablement inférieur à la parole qui recommence avec d'autres moyens d'attaque et sait varier les sentiers acheminant à la lumière, le livre dit ce qu'il dit, et rien de plus. Sa démonstration terminée, que vous compreniez ou non, l'oracle est inexorablement muet. Vous relisez le texte, obstinément le méditez; vous passez et repassez votre navette dans la trame du calcul. Efforts inutiles, l'obscurité persiste. Souvent que faudrait-il pour don- ner le rayon illuminateur? Un rien, un simple mot; et ce mot, le livre ne le dit pas. Heureux celui que guide la parole d'un maître! Sa marche ne connaît pas les misères des énervants arrêts. Que faire devant la décourageante muraille qui, de temps à autre, se dressait me barrant le chemin? Je suivais le précepte de d'Alembert dans ses conseils aux jeunes mathématiciens. « Ayez foi et allez de l'avant, » disait le grand géomètre. La foi, je l'avais, et j'allais, courageux. Bien m'en prenait, car la clarté que je cherchais devant le mur, souvent je l'ai trouvée derrière. Le mauvais pas délaissé dans l'inconnu, il m'arrivait de cueillir au delà l'explo- sif capable de le pélarder. C'était d'abord grain timide, humble pelote roulant et s'accroissant. D'une pente à l'autre des théorèmes, la pelote devenait bloc, le bloc devenait puissant projectile qui, revenant sur ses pas, lancé à reculons, éventrait le ténébreux et l'étalait en nappe de lumière. Il y a du bon, de l'excellent, dans le précepte de d'A- lembert, à la condition de ne pas en abuser. Trop de SOUVENIRS MATHÉMATIQUES 191 précipitation à tourner le feuillet revêclie exposerait à bien des mécomptes. 11 faut avoir usé ongles et dents contre le difficile avant de l'abandonner. De cette rude escrime résultera l'intellectuelle vigueur. Douze mois de méditations, en compagnie de ma petite table, me valent enfin le titre de licencié es scien- ces mathématiques. Me voici capable de remplir, un demi-siècle plus tard, les fonctions éminemment lucra- tives d'arpenteur de toiles d'Araignée. XY LARAIGNEE LABYRINTHE Si les Ëpeires, superbes lendeuses de rets verticaux, sont des filandières incomparables, bien d'autres Ara- néides excellent en ingéniosités pour se remplir l'esto- mac et laisser descendance, lois primordiales des vivants. 11 s'en trouve de célèbres, connues depuis longtemps et mentionnées dans tous les livres. Certaines Mygales habitent un terrier, à l'exemple de la Lycose de Narbonne, mais avec un perfectionnement ignoré de la brutale Araignée des garrigues. Celle-ci dresse à l'embouchure de son puits un simple parapet, assemblage de graviers, de bûchettes et de soie; les autres y mettent une rondelle mobile, un volet avec charnière, feuillure et système de serrurerie. La Mygale rentrée chez elle, le couvercle s'abat dans la feuillure avec telle précision que le joint est indiscernable. Si l'agresseur persiste et cherche à soulever la trappe, la recluse tire le verrou, c'est-à-dire implante ses griffet- tes dans certains trous à l'opposé de la charnière, s'arc- boute contre la paroi et maintient la porte inébranlable. Une autre, l'Argyronète, se construit au sein de l'eau, avec de la soie, une élégante cloche à plongeur où elle emmagasine de l'air. Ainsi pourvue de l'élément respi- rable, elle guette au frais la venue de la proie. En temps L'ARAIGNÉE LABYRINTHE 193 de canicule, c'est vraie demeure de sybarite, comme l'homme insensé en a parfois entrepris sous les flots, à grand renfort de blocs de marbre et de pierre de taille. Les plafonds sous-marins de Tibère ne sont plus qu'un odieux souvenir; la délicate coupole de l'Argyronète prospère toujours. Si je disposais de documents venus de l'observation personnelle, j'aimerais à parler de ces industrieuses, je voudrais pouvoir ajouter à leur histoire quelques traits inédits. Je dois y renoncer. L'Arg-yronète ne se trouve pas dans ma région. La Myg-ale , versée dans l'art des portes à charnière, s'y trouve, mais très rare. Je l'ai vue une seule fois, au bord d'un sentier longeant un taillis. L'occasion, on le sait, est fugace. L'observateur, plus que tout autre, est obligé de la saisir aux cheveux. Préoc- cupé d'autres recherches, je ne fis que donner un coup d'œil au mag-niiique sujet offert par la bonne fortune. L'occasion s'envola et n'a plus reparu. Dédommag-eons-nous alors avec des trivialités, de ren- contre fréquente , condition favorable aux études sui- vies. Le commun n'est pas l'indifférent. Accordons-lui attention soutenue, et nous lui découvrirons des mérites que notre ig-norance nous empêchait de voir. Sollicitée patiemment, la moindre créature ajoute sa note aux harmonies de la vie. Dans les champs des alentours, parcourus aujourd'hui d'un pas fatigué, mais toujours exploré d'un regard vi- gilant, je ne rencontre rien d'aussi commun que l'Arai- gnée labyrinthe [Agelena labyrinthica, Clerck.). Il n'est pas de haie qui, à sa base, parmi les herbages, dans les recoins tranquilles et bien ensoleillés, n'en abrite quel- ques-unes. En rase campagne, et surtout dans les lieux 13 194 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES montiieux, dénudés par le bûcheron, les emplacements préférés sont les touffes de broussailles, cistes, lavandes, immortelles et romarins tondus court par la dent des troupeaux. C'est là que je m'adresse, l'isolement et la bénignité des supports se prêtant à des manœuvres que ne permettraient pas toujours les férocités de la haie. En juillet, aux heures matinales, avant que le soleil tape dur sur la nuque, je vais, plusieurs fois la semaine, étudier sur place mes araignées. Les enfants m'accom- pagnent, munis du viatique d'une orange, en prévision de la soif qui ne tardera pas. Ils me prêtent leurs bons yeux et leurs souples jarrets. L'expédition promet d'être fructueuse. Voici bientôt de hauts édifices de soie, trahis à dis- tance par le miroitement des fils que l'aube a convertis en chapelets de rosée. Les enfants sont émerveillés de ces glorieuses girandoles, au point d'en oublier momen- tanément l'orange. De mon côté, je n'y suis pas indiffé- rent. C'est spectacle superbe que celui du labyrinthe de notre Araignée, chargé des pleurs de la nuit et illuminé par les premiers rayons du soleil. Accompagné de la sonate des merles, cela seul vaut la peine de se lever matin. Une demi-heure de chauffe, et la magique joaillerie se dissipe avec la rosée. C'est le moment de visiter les toiles. Celle-ci étale sa nappe sur un large bouquet de cistes; son ampleur est celle d'un mouchoir. De ca- pricieuses angulosités et des amarres distribuées à pro- fusion la fixent sur les broussailles. Il n'est pas un brin saillant dans le fouillis qui ne fournisse point d'attache. Enlacée de partout, contournée, surmontée, la toull'e disparaît, voilée de moussehne blanche. L'ARAIGNEE LABYRINTHE I9:i Plane vers les bords, autant que le permettent les inégalités du soutien, la nappe, par degrés, s'excavo en cratère et représente assez bien le pavillon d'un cor de chasse. La partie centrale est un gouffre conique, un entonnoir dont le col, graduellement rétréci, s'en- fonce vertical dans le fourré de verdure et plonge cà un empan de profondeur environ. A l'entrée du tube, ténébreux coupe-gorge, se tient l'Araignée, qui nous regarde non bien émue de notre présence. Elle est grise, modestement parée sur le tho- rax de deux rubans noirs , et sur le ventre de deux galons où alternent des points les uns blanchâtres, les autres bruns. A l'extrémité du ventre, deux petits appendices mobiles forment une sorte de queue, détail assez étrange chez une Araignée. La nappe cratériforne n'est pas de même structure dans toute son étendue. Sur les confins, c'est une trame évanouissante de fils clairsemés; plus avant vers le centre, le tissu devient légère mousseline, puis satin; plus loin, sur les rapides pentes de l'évasement, c'est un lacis de mailles grossièrement losangiques. Enfin le col de l'entonnoir, station habituelle, est formé d'un solide taffetas. L'Araignée ne cesse de travailler à son tapis, pour elle estrade d'investigation. Toutes les nuits, elle y vient, le parcourt, surveillant ses pièges, prolongeant son domaine et l'accroissant de nouveaux fils. Le travail se fait avec la soie constamment appendue aux filières et constamment extraite à mesure que la bête chemine. Le col de l'entonnoir, plus souvent parcouru que le reste de la demeure, est donc pourvu de la tapisserie la plus épaisse. Par delà sont les pentes du cratère, lieux très 196 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES fréquentés aussi. Des rayons de quelque régularité en ont réglé l'évasement; une marche oscillante et le con- cours directeur des appendices caudaux ont tendu sur ces rayons des mailles losangiques. Des parcours répé- tés d'une nuit à l'autre ont consolidé cette région. Vien- nent enfin des étendues peu visitées, et de la sorte pau- vres en épaisseur de tapis. Au fond de la galerie plongeant dans la broussaille, on s'attendrait à trouver une cabine secrète, une cel- lule capitonnée où l'Araignée prendrait refuge en ses heures d'inaction. Ce n'est pas cela du tout. Le long col d'entonnoir est librement ouvert à son bout inférieur. Il y a là, toujours béante, une porte dérobée par où la bête traquée peut fuir à travers les herbages et gagner la campagne. Si l'on désire capturer l'Aranéide sans crainte de la blesser, il est bon de connaître cette disposition du do- micile. Attaquée directement, la poursuivie descend et s'évade par la poterne du fond. La rechercher dans le fouillis bouleversé souvent n'aboutit pas, tant la fuite a été preste; et puis, des perquisitions que rien ne guide risquent fort de l'estropier. Sans violence, de médiocre succès, maintenant rusons. L'Araignée est aperçue à l'entrée de son tube. A pleines mains, lorsque la chose est praticable, serrons dans le bas la touiïe où plonge le col de l'entonnoir. Cela suffit; la bête est prise. Se sentant la retraite coupée, aisément elle s'engouiïre dans le cornet de papier qu'on lui présente; au besoin, les excitations d'an brin de paille l'y contraignent. Ainsi je peuple mes cloches de sujets non démorahsés par des contusions. La nappe du cratère n'est pas précisément un piège. L'ARAIGNEE LABYRINTHE VM Que des passants, des piétons, s'empêtrent un peu les pattes dans le soyeux tapis, c'est à la rigueur possible ; mais ils doivent être bien rares, les étourdis qui vien- nent se promener là. Il faut ici un traquenard capable de retenir la proie qui bondit et qui vole. L'Épeire a son perfide réseau visqueu.x:; l'Araig-née des buissons a son labyrinthe, non moins perfide. Regardons au-dessus de la nappe. Quelle foret de cor- dages! On dirait les agrès d'un navire désemparé par la tempête. Il en part de chaque brindille du support, il s'en rattache à la cime de chaque rameau. Il y en a de longs et de courts, de verticaux et d'obliques, de droits et de coudés, de tendus et de relâchés; et tout cela se croise, s'enchevêtre, dans un désordre inextri- cable, jusqu'à la hauteur d'une paire de coudées. C'est un chaos de lacets, un labyrinthe que nul ne pourra tra- verser s'il n'est doué d'un vigoureux essor. Ici, rien de pareil aux gluaux en usage chez les Épei- res. Les fils ne sont pas visqueux; ils n'agissent que par leur confuse multitude. Tenons-nous à voir le jeu du traquenard? Jetons un menu Criquet dans les agrès. Sans position stable sur ces branlants appuis, l'insecte se démène, et plus il se débat, plus il embrouille ses entraves. Au guet sur le seuil de son gouffre, l'Arai gnée laisse faire. Elle n'accourt pas happer le désespéré dans les haubans de la mâture ; elle attend que le lien des fils tordus et retordus le fasse tomber sur la nappe. Il tombe; l'autre arrive, se jette sur le précipité. L'at- taque n'est pas sans péril, La proie est démoralisée plutôt que Hgotée ; à peine traîne-t-elle aux pattes quel- ques bouts de fils rompus. L'audacieuse ne s'en préoc- cupe. Sans recourir à l'ensevelissement sous un suaire 198 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES paralyseur comme le font les Épeires, elle palpe le mor- ceau, le reconnaît de bonne qualité et lui implante les crocs en dépit des ruades. Le point mordu est habituellement la base d'un cuis- sot : non que ce point soit plus vulnérable que tout autre à peau fine, mais probablement parce qu'il est de meil- leur goût. Les diverses toiles visitées dans le but de connaître les victuailles me montrent, en efTet, parmi d'autres pièces, diptères variés et petits papillons, des cadavres de Criquets à peine entamés, et tous dépour- vus des pattes postérieures, au moins de l'une d'elles. Sur les bords de la nappe, aux crocs de la boucherie, fréquemment pendillent les gigots de l'Acridien, vidés de leur succulent contenu. En mon temps de gaminaille, temps libre de préjugés en matière de choses mangeables, je savais, comme bien d'autres, apprécier le morceau. C'est, en très petit, l'é- quivalent des grosses pattes de l'Ecrevisse. La tendeuse d'agrès à qui nous venons de jeter un Criquet attaque donc la proie par la base d'une cuisse. La morsure est persistante; une fois ses crochets implan- tés, l'Aranéide ne lâche prise. Elle boit, elle hume, elle extrait par succion. Ce premier point tari, elle passe à d'autres, au second cuissot en particulier, si bien que la proie devient carapace vide sans être déformée. Nous avons vu les Epeires s'alimenter de façon pa- reille, saigner leur venaison et la boire au lieu de la manger. A la fin cependant, en des heures de douce digestion, elles reprennent la pièce tarie, la mâchent, la remâchent et la réduisent en une pelote informe. C'est le dessert qui amuse les dents. L'Araignée labyrinthe ne connaît pas ces distractions de table ; sans les mâcher, L'ARAIGNÉE LABYRINTHE 190 elle rejette de sa toile les reliefs épuisés. Bien que de longue durée, la consommation se fait en pleine sécu- rité. Dès la première morsure, le Criquet devient chose inerte; le venin de l'Aranéide l'a foudroyé. Très inférieur comme œuvre d'art au fil de l'Époire, combinaison de haute géométrie, le labyrinthe, malgré son ingéniosité, ne donne pas une idée favorable do son constructeur. Ce n'est g-uère qu'un échafaudag-e informe, érigé au hasard. L'ouvrière de cet édifice sans règles doit cependant avoir, comme les autres, ses prin- cipes du correct et du beau. Déjà l'embouchure du cra- tère, si joliment Ireillissée, nous le fait soupçonner; le nid, chef-d'œuvre habituel des mères, va nous le dé- montrer en plein. Quand approche le moment de la ponte, l'Aranéide change de domicile; elle abandonne sa toile en excellent état, elle n'y revient plus. Prendra possession de l'im- meuble qui voudra. L'heure est venue de fonder l'éta- blissement de famille. Mais où? L'Araignée le sait très bien; moi, je l'ignore. Des matinées se dépensent en recherches sans résultat. En vain je fouille les fourrés supportant les toiles, je n'y trouve jamais rien qui ré- ponde à mes espérances. Le secret m'est enfin connu. Une toile se présente, déserte, mais non délabrée encore, signe d'un abandon récent. Au lieu de chercher dans la broussaille qui lui donne appui, inspectons les alentours, dans un rayon de quelques pas. S'il s'y trouve une touffe peu élevée, de bonne épaisseur, le nid est là, dérobé aux regards. Il porte avec lui certificat authentique de son origine, car la mère invariablement l'occupe. Par cette métbode d'investigation, loin du traquenard 200 SOUVENIRS EMOMOLOGIQUE S à labyrinthe, me voici possesseur d'autant de nids qu'il en faut pour satisfaire ma curiosité. Ils ne répondent pas, de bien s'en faut, à l'idée que je me fais du talent de la mère. Ce sont de grossiers paquets de feuilles mortes, confusément assemblées avec des fils de soie. Sous cette rustique enveloppe est une poche de tissu fin contenant le réceptacle des œufs, le tout en fort mau- vais état à cause des déchirures inévitables pendant l'ex- traction hors de la broussaille. Non, ce n'est pas avec ces loques que je pourrai juger du savoir de l'artiste. Dans ses constructions, l'insecte a ses règles architec- turales, règles non moins immuables que les caractères anatomiques. Chaque groupe bâtit d'après les mêmes principes, où s'observent les lois d'une esthétique naïve ; mais, bien des fois, des circonstances dont le construc- teur n'est pas maître, l'espace disponible, l'irrégularité des lieux, la nature des matériaux et autres causes fortuites, viennent détourner l'ouvrier de ses plans et troubler l'édifice. Alors la virtuelle régularité se traduit en réalité confuse; l'ordre dégénère en désordres. Ce serait un intéressant sujet de recherches que celui du type adopté par chaque espèce lorsque le travail s'accomplit sans entraves. L'Épeire fasciée ourdit la sacoche de ses œufs dans l'espace libre , sur l'appui peu gênant d'un maigre rameau, et son ouvrage est une ampoule de superbe élégance. L'Epeire soyeuse a pareillement les coudées franches, et son outre en paraboloïde étoile ne manque pas de grâce. L'Araignée labyrinthe, autre filandière de haut titre, serait-elle ignorante des préceptes du beau quand elle doit tisser la tente des petits? Je ne connais d'elle encore qu'un paquet disgracieux. Est-ce là tout ce qu'elle sait faire? L'ARAIGNÉE LABYRINTHE 201 Je m'attends à mieux si les circonstances la servent. Travaillant au sein d'un épais fourré, dans l'encombre- ment des feuilles mortes et des ramilles, elle produirait ouvrage très incorrect; mais obligeons-la de construire hors des embarras, et alors, j'en ai d'avance la convic- tion, appliquant sans gêne ses talents, elle se montrera versée dans l'art des nids gracieux. Aux approches de la ponte, vers le milieu du mois d'août, j'établis isolément une demi-douzaine d'Arai- gnées sous de g'randes cloches en toile métallique que reçoivent des terrines pleines de sable. Au centre, un rameau de thym fournira des appuis à la construction ; le treillis de l'enceinte en fournira aussi. Rien autre comme ameublement. Pas de feuilles mortes qui défor- meraient le nid si la mère s'avisait de les appliquer en couverture. Comme vivres, journellement des Criquets, très bien acceptés, à la condition qu'ils soient tendres et de médiocre taille. L'expérience marche à souhait. Le mois d'août à peine fini, je suis en possession de six nids, magnifiques de forme et d'éclatante blancheur. La liberté de l'atelier a permis à la filandière de suivre sans entraves sérieu- ses l'inspiration de son instinct, et le résultat est chef- d'œuvre d'ordre et d'élégance, abstraction faite des quel- ques angulosités nécessaires aux points de suspension. C'est une enceinte ovoïde en exquise mousseline blan- che, une demeure diaphane où la mère doit séjourner longtemps pour surveiller la nitée. Le volume en est à peu près celui d'un œuf de poule. La cabine est ouverte aux deux pôles. Le pertuis d'avant se prolonge en gale- rie évasée; le pertuis d'arrière s'effile en col d'enton- noir. Le rôle de ce col m'échappe. Quant à l'ouverture 202 SOUVENIRS ENTOMO LOG IQUli S antérieure, plus large, c'est, à n'en pas douter, une porte d'approvisionnement. Je vois, de loin en loin, l'Arai- gnée y stationner, y guetter le Criquet, qu'elle con- somme au dehors, se gardant bien do souiller de cada- vres l'immaculé sanctuaire. La structure du nid n'est pas sans analogie avec celle de la demeure en saison do chasse. Le vestibule d'ar- rière représente le col d'entonnoir qui descendait au voisinage du sol et donnait une issue do fuite en cas de grave péril. Celui d'avant, épanoui en une embou- chure que des cordons, çà et là tendus, font largement bâiller, est un souvenir du gouffre oi^i tombait autrefois le gibier. De la vieille habitation, tout s'y retrouve, même le labyrinthe, très amoindri, il est vrai. Devant l'embouchure évasée s'enchevêtrent des fils où les pas- sants se prennent. Il y a ainsi, pour chaque espèce, un prototype de construction, maintenu dans son ensem- ble malgré des conditions changeantes. L'animal sait très bien son métier, mais il ne sait et ne saura jamais autre chose, incapable qu'il est d'innover. Or ce palais de soie n'est en somme qu'un corps de garde. Derrière la douce nébulosité laiteuse de la paroi, transparaît le tabernacle des œufs, étoile en vague croix d'honneur. C'est une ample poche, d'un superbe blanc mat, isolée de partout au moyen de piliers rayon- nants qui l'immobilisent au centre de la tenture. Amin- cis au milieu, dilatés d'un bout en chapiteau conique et de l'autre en base de même forme, ces piliers, au nombre d'une dizaine, s'opposent l'un à l'autre et dé- terminent des corridors cintrés qui permettent de cir- culer dans tous les sens autour de la chambre centrale. La mère gravement déambule sous les arcades de son L'ARAIGNEE LABYRINTHE 203 cloître; elle stationne ici, puis ailleurs; long-uement elle ausculte la sacoche des œufs; elle écoute ce qui se passe sous l'enveloppe de satin. La troubler serait une bar- barie. Pour un examen plus intime, mettons à profit les nids délabrés apportés des champs. Abstraction faite de ses piliers, la poche des œufs est un conoïdo ren- versé, rappelant l'ouvrage de l'Epeire soyeuse. L'étoffe en est de quelque résistance; le tiraillement de mes pinces no la déchire pas sans difficulté. A l'intérieur du sac, rien autre qu'une ouate blanche, d'extrême finesse, et enfin les œufs, au nombre d'une centaine et relativement assez gros, car ils mesurent un millimètre et demi. Ce sont des perles d'un jaune ambré très pâle, non agglutinées entre elles et roulant libres dès que j'écarte l'édredon qui les enveloppe. Mettons le tout en tube do verre pour suivre l'éclosion. Revenons maintenant un peu sur nos pas. L'époque de la ponte venue, la mère abandonne sa demeure, son cratère oi^i roulaient les précipités, son labyrinthe où s'échouait l'essor des moucherons; elle quitte intacts les appareils qui grassement la faisaient vivre. Sou- cieuse des devoirs maternels, elle va fonder au loin un autre établissement. Pourquoi s'éloigner? Quelques longs mois de vie lui revenant encore, la nourriture lui est nécessaire. Alors ne serait- il pas mieux de loger la ponte dans l'étroit voisinage du do- micile actuel et de continuer la chasse avec l'excellent piège dont on dispose? La surveillance du nid et la vic- tuaille d'acquisition facile marcheraient de pair. L'A- raignée est d'un autre avis, et j'en soupçonne le motif. La nappe du filet et le labyrinthe qui la surmonte 204 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES sont, par leur blancheur et leur situation en haut lieu, des objets visibles de loin. Leur scintillement au soleil, en des passages fréquentés, attire moustiques et papillons, comme le font les lampes de nos appartements et le mi- roir de l'oiseleur. Qui vient voir do trop près la radieuse affaire, périt victime de sa curiosité. Rien de mieux pour duper l'étourderie des allants et des venants, mais aussi rien de plus périlleux pour la sécurité de la famille. A ce signal, largement étalé sur la verdure, ne man- queront pas d'accourir des exploiteurs ; ils trouveront assurément la précieuse bourse, renseignés qu'ils sont par la toile; et un ver étranger, faisant régal d'un cent d'œufs à la coque, ruinera l'établissement. Ces enne- mis, je ne les connais pas, n'ayant pu disposer de ma- tériaux suffisant au relevé des parasites. D'après des indications venues d'ailleurs, je les soupçonne. L'Épeire fasciée, confiante dans la robusticité de son étoffe, établit son nid à la vue de tous, le suspend aux broussailles, sans précaution aucune pour le dissimuler. Mal lui en prend. De son ampoule, j'ai obtenu un Ich- neumon porteur de lardoire inoculatrice , un Cryptus qui, larve, s'était nourri des œufs de l'Aranéide. A l'in- térieur du barillet central, rien ne restait que les coques taries; l'extermination des germes était complète. On connaît, du reste, d'autres Ichncumonides adonnés à l'exploitation des nids d'Araignées; un panier d'œufs frais est la nourriture réglementaire de leurs fils. L'Araignée labyrinthe redoute, tout comme une au- tre, la venue scélérate du sondeur de sacoches; elle la prévoit, et, pour s'en garantir du mieux possible, elle choisit une cachette hors de sa demeure, loin de la toile dénonciatrice. Se sentant les ovaires murs, elle démé- L'ARAIGNEE LABYRINTHE 20:; nage, s'en va de nuit explorer les environs, en quête d'un refuge moins périlleux. Les points préférés sont les courtes broussailles, traînant à terre, gardant l'hi- ver dense verdure et bourrées de feuilles mortes venues des chênes voisins. Des touffes de romarins qui gagnent en épaisseur ce qu'elles perdent en élévation sur le roc incapable de les nourrir, particulièrement lui convien- Le nid de l'Araignée labyrinthe. nent. C'est là que, d'habitude, je rencontre son nid, non sans longues recherches, tant il est bien caché. Jusqu'ici, rien ne s'écarte des usages courants. Comme le monde est plein do consommateurs en recherche de tendres bouchées, toute mère a ses appréhensions; elle a aussi sa prudence, qui lui conseille d'établir sa famille en de secrets réduits. Bien peu négligent cette précau- tion; chacune, à sa manière, dissimule sa ponte. Pour l'Araignée labyrinthe, la sauvegarde de la nitée se complique d'une autre condition. Dans l'immense 206 SOUVENIRS ENTOMO LOGI QUES majorité des cas, une fois logés en lieu propice, les œufs sont abandonnés à eux-mêmes, exposés aux chan- ces de la bonne et de la mauvaise fortune. Mieux douée en dévouement maternel, l'Araignée des broussailles doit, au contraire, surveiller les siens jusqu'à l'éclosion, ainsi que le fait l'Araignée-Crabe. Avec quelques fils et des folioles rapprochées, cette dernière bâtit au-dessus de son nid aérien une guérite sommaire, où elle se tient en permanence, très amai- grie, aplatie en une sorte d'écaillé ridée, par suite du vide des ovaires et du défaut total de nourriture. Et cette guenille, presque une peau qui s'obstine à vivre sans manger, défend hardiment sa capsule aux œufs, fait le pugilat contre qui s'en approche. Elle ne se dé- cide à mourir que lorsque les petits sont partis. L'Araignée labyrinthe est mieux partagée. Apres la ponte, loin d'être émaciée, elle conserve excellente ap- parence et ventre rondelet. De plus, toujours dispose à saigner le Criquet, elle garde bon appétit. Une demeure avec poste de chasse lui est donc nécessaire tout à côté des œufs surveillés. Nous la connaissons, cette demeure, édifiée suivant les rigoureux principes de l'art sous l'abri de mes cloches. Rappelons-nous le magnifique corps de garde ova- laire, prolongé en vestibule à l'un et l'autre bout; la chambre des œufs suspendue au centre et isolée de partout au moyen d'une dizaine de piliers; le vestibule d'avant, dilaté en large embouchure et surmonté, comme traquenard, d'un lacis de fils tendus. La translucidité de l'enceinle nous permet le spectacle de l'Araignée en affaires de ménage. Son cloître à couloirs voûtés lui permet de se porter en tout point de la bourse étoilée, L'ARAIGNEE LABYRINTHE 207 récipient des œufs. Inlassable dans ses circuits, elle s'ar- rête de çà et de là; elle palpe amoureusement le satin, ausculte les secrets de la sacoche. Si j'ébranle un point avec un bout de paille, vite elle accourt, s'informe de l'événement. Telle vigilance en imposera-t-elle à l'Ich- neumon et autres amateurs d'omelettes? Peut-être bien. Mais si ce péril est conjuré, d'autres viendront lorsque la mère ne sera plus là. L'assiduité de la surveillance ne fait pas oublier le manger. Un des Criquets que je renouvelle de temps à autre sous les cloches, vient de se prendre dans les cor- dons du grand vestibule. L'Araignée précipitamment arrive, happe l'étourdi et le démembre de ses gigues, qu'elle vide de leur contenu, le meilleur de la proie. Le reste du cadavre est ensuite plus ou moins tari, d'après l'appétit du moment. La consommation se fait en de- hors du corps de garde, sur le seuil de la porte, jamais à l'intérieur. Ce ne sont pas ici bouchées capricieuses, bonnes à tromper un moment les ennuis de la surveillance; ce sont repas substantiels, bien souvent renouvelés. Pareil appétit m'étonne après avoir vu l'Araignée-Crabe, elle aussi fervente gardienne, refuser les Abeilles que je lui présente et se laisser périr d'inanition. L'actuelle mère aurait-elle, tant que cela, besoin de manger? Oui, cer- tes, elle en a besoin, et pour un motif impérieux. Au début de l'ouvrage, elle a dépensé beaucoup de soie, peut-être tout ce que contenaient ses réserves, car la double demeure, pour elle et pour ses fils, est édifice vaste, très coûteux en matériaux; et cependant, près d'un mois encore, je la vois ajouter couche sur couche tant à la paroi de la grande cabine qu'à celle de la 2iiS SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES chambre centrale, à tel point que le tissu, d'abord gaze translucide, devient opaque salin. L'épaisseur de l'en- ceinte ne semble jamais suffisante; l'Araignée y tra- vaille toujours. Pour suffire à cette prodigalité, elle doit donc gonfler incessamment, par l'alimentation, les bu- rettes à soie à mesure qu'elle les épuise par la filature. Se nourrir est le moyen d'entretenir l'inépuisable usine. Un mois s'écoule, et, vers le milieu de septembre, les petits éclosent, mais sans quitter leur tabernacle, où ils doivent passer l'hiver au sein d'une douce ouate. La mère continue de surveiller et de filer, de jour en jour moins active. A de plus long-s intervalles elle se res- taure d'un Criquet; il lui arrive de dédaigner ceux que j'empêtre moi-même dans son traquenard. Cette so- briété croissante, signe de décrépitude, ralentit et enfin arrête le travail des filières. Quatre à cinq semaines encore, la mère ne cesse d'inspecter à pas lents, heureuse d'entendre grouiller les nouveau-nés dans la sacoche. Finalement, lorsque s'achève octobre, elle se cramponne à la chambre des fils et périt desséchée. Elle a fait tout ce que peut le dé- vouement maternel, la providence des petites bêtes fera le reste. Quand viendra le printemps, les jeunes sorti- ront de leur douillet habitacle, se répandront dans les alentours par la méthode du fil aérostatique, et tisse- ront sur les touffes de thym leurs premiers essais de labyrinthe. Si corrects de structure et si nets de soierie, les nids des captives sous cloche ne nous apprennent pas tout; il convient de revenir sur ce qui se passe dans les con- ditions complexes des champs. Vers la fin de décembre, je me remets en recherche, aidé de tous les miens, juvé- L'ARAIGNEE LABYRIMHE 200 niles collaborateurs. Au bord d'un sentier qu'abrite un talus rocheux et boisé, on visite les romarins chétifs, on soulève les ramifications couchées à terre. Le succès répond à notre zèle. En une paire d'heures, je suis pos- sesseur de quelques nids. Ah! les piteux ouvrages, rendus méconnaissables par les assauts de la mauvaise saison ! Il faut avoir les yeux de la foi pour reconnaître dans ces masures l'équi- valent des édifices bâtis sous cloche. Lié au rameau qui traîne, le disgracieux paquet gît sur le sable qu'ont amassé les pluies. Des feuilles de chêne, confusément assemblées au moyen de quelques fils, de partout l'en- veloppent. L'une d'elles, plus ample que les autres, fait toiture et donne attache à la totalité du plafond. Si l'on ne voyait saillir les restes soyeux des deux vestibules, et si l'on n'éprouvait certaine résistance en séparant les pièces du paquet, on prendrait la chose pour un amon- cellement fortuit, œuvre de la pluie et des vents. Examinons de plus près l'informe trouvaille. Voici la grande loge, la cabine maternelle, qui se déchire à mesure que s'enlève le revêtement de feuilles; voici les rondes galeries du corps\le garde; voici la chambre centrale et ses piliers, le tout en tissu blanc, immaculé. Les souillures du sol humide n'ont pas eu accès dans la demeure que protégeait une enceinte de feuilles mortes. Ouvrons maintenant l'habitacle des fils. Qu'est ceci? A mon extrême surprise, le contenu de la chambre est un noyau de matières terreuses, comme si des infiltra- tions avaient laissé pénétrer les eaux pluviales chargées de boue. Écartons cette idée, nous dit la paroi de satin, elle-même d'une netteté parfaite à l'intérieur. C'est bel et bien ouvrage de la mère, travail intentionnel, minu- 14 210 SOUVENIRS ENT OMOLO G IQU ES lieiisement exécuté. Les grains de sable en sont agglu- tinés par un ciment de soie, et le tout offre à la pression des doigts certaine résistance. L'énucléalion continuée nous montre, au delà de cette couche minérale, une dernière tunique soyeuse qui fait gioLe autour de la nitée. A peine cette ultime enveloppe déchirée, les petits, apeurés, s'enfuient et se dispersent avec une agilité singulière en cette saison de froid et de torpeur. En somme, quand elle travaille en liberté, l'Araignée labyrinthe construit autour des œufs, entre deux feuil- lets de satin, une muraille composée de beaucoup de sable et d'un peu de soie. Pour arrêter la sonde de l'Ich- neumon et la dent des autres ravageurs, elle ne pouvait guère trouver mieux que ce système de blindage oi^i se combinent les duretés du caillou et les mollesses de la mousseline. Ce moyen défensif semble d'usage assez fréquent chez les Aranéides. La grosse Araignée de nos habitations, la Tégénaire domestique, enclôt sa ponte dans une pilule fortifiée d'une écorce de soie et de débris poudreux tom- bés du mortier des murs. D'autres espèces, vivant aux champs sous les pierres, pratiquent semblable indus- trie. Elles enveloppent leur ponte d'une coque minérale que maintiennent des soieries. Les mêmes craintes ont inspiré les mêmes méthodes de protection. Alors comment se fait-il que des cinq mères élevées sous mes cloches, aucune n'ait eu recours au rempart de pisé? Le sable abondait cependant, les terrines où re- posaient les cloches en étaient remplies. D'autre part, dans les conditions naturelles, il m'est arrivé de rencon- trer des nids dépourvus de la couche minérale. Ces L'ARAICNÉE L A B VIîLNT II K 211 nids incomplets étaient disposés à quelque distance du sol, dans Tépaisseur de labroussaille ; les autres, munis d'une assise de sable, reposaient à terre, au contraire. La marche du travail explique ces différences. Le béton de nos maçonneries s'obtient par la manipulation simul- tanée du cailloutis et du mortier. De même l'Araignée mixtionne le ciment de la soie et les granules sablon- neux; les filières ne cessent de fonctionner, tandis que les pattes jettent sous le flot agglutinatif les matériaux solides cueillis dans l'immédiat voisinage. L'opération serait impraticable s'il fallait, après chaque grain de sable cimenté, suspendre le travail des filières et aller chercher à distance d'autres éléments pierreux. Ces matériaux doivent se trouver sans recherches sous les pattes; sinon l'Araignée y renonce et continue tout de môme son ouvrage. Dans mes cloches, le sable est trop loin. Pour en avoir il faudrait quitter le haut du dôme oii le nid se bâtit avec l'appui du treillis, il faudrait descendre à un empan de profondeur. L'ouvrière se refuse à ce déplacement qui, répété pour chaque grain, rendrait trop difficul- tueuse la marche de la filature. Elle s'y refuse aussi lorsque, pour des motifs dont je n'ai pas le secret, l'em- placement choisi se trouve à quelque élévation dans la touffe de romarin. Mais si le nid touche le sol, le rem- part de pisé ne fait jamais défaut. Yerrons-nous dans ce fait la preuve d'un instinct modifiable, soit en voie de décadence et négligeant par degrés ce qui fut la sauvegarde des ancêtres, soit en voie de progrès et s'acheminant, avec des hésitations, vers l'art de la maçonnerie? Il n'est permis de conclure ni dans un sens ni dans l'autre. L'Araignée labyrinthe 212 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES vient simpïemonL de nous apprendre que l'instinct a des ressources mises en pratique ou gardées latentes d'après les conditions du moment. Mettons-lui du sable sous les pattes, et la filandière pétrira du béton; refusons-lui ce sable, tenons-le éloi- gné, et l'Araig-née restera simple taffetassière, toujours prête d'ailleurs à maçonner, si les conditions se trouvent favorables. L'ensemble des choses accessibles à l'obser- vateur affirme qu'il serait insensé d'attendre d'elle d'au- tres innovations, qui chang-eraient à fond son industrie et lui feraient abandonner, par exemple, sa cabine à double vestibule et son tabernacle étoile, pour l'outre pyriforme de l'Épeire fasciée. XVI L A R A I G N É E C L 0 T H 0 Celle-ci s'appelle Clotho de Durand [Clotho Durandi, Latr.), en souvenir de celui qui, des premiers, appela l'attention sur cette Aranéide. S'en aller dans l'éternité avec le sauf-conduit d'une petite bète qui sauvegarde de l'oubli, si vite venu sous les roquettes et les mauves, n'est pas avantage à dédaigner. La plupart disparais- sent sans laisser un écho qui répète leur nom; ils sont ensevelis dans l'oubli, la pire des sépultures. D'autres, parmi les naturalistes, afin de surnager un peu, ont pour esquif la dénomination donnée à tel ou tel autre objet des trésors de la vie. Une croûte de lichen sur les vieilles écorces, un brin d'herbe, une frêle bestiole, transmettent un nom à l'avenir aussi vail- lamment que le ferait un nouvel astéroïde. Malgré ses abus, elle est infiniment respectable, cette façon d'ho- norer les disparus. Pour graver une épitaphe de quel- que durée, où trouver mieux que l'élytre d'un scarabée, la coquille d'un colimaçon, la toile d'une araignée? Le granit ne les vaut pas. Confiée à la pierre dure, une inscription s'efface; confiée à l'aile d'un papillon, elle est indestructible. Donc, va pour Durand. Mais que vient faire ici Clotho? Est-ce par caprice de nomenclateur, à court de syllabes pour dénommer le 214 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES flot toujours montant des bêtes à catalogner? Pas tout à fait. Un nom mythologique lui est venu à l'esprit, sonnant bien, et par surcroît non déplacé dans la dési- gnation d'une filandière. L'antique Clotho est la plus jeune des trois Parques; elle tient la quenouille où se filent nos destinées, quenouille garnie de bourre sau- vage en abondance, de quelques brins de soie, et bien rarement d'un maigre fil d'or. Gracieuse de forme et de costume autant que peut l'être une Araignée, la Clotho des naturalistes est avant tout une filandière de haut talent, et tel est le motif qui lui a valu le nom de l'infernale divinité porteuse de quenouille. Il est fâcheux que l'analogie ne s'étende pas plus loin. La Clotho mythologique, très avare de soie et prodigue de bourre grossière, nous file une rude vie ; la Clotho à huit pattes ne fait usage que de la soie exquise; elle travaille pour elle, l'autre travaille pour nous, qui n'en valons guère la peine. Désirons-nous faire sa connaissance? Sur les pentes rocailleuses que le soleil calcine au pays de l'olivier, retournons les pierres plates, de quelque largeur; visi- tons surtout les amas que les bergers dressent pour se faire un siège et surveiller de haut les moutons paissant parmi les lavandes. Ne nous laissons pas décourager; la Clotho est rare, tous les cantonnements ne lui con- viennent pas. Si la bonne fortune sourit enfin à notre persévérance, nous verrons, adbérant à la face infé- rieure de la pierre soulevée, un édifice d'extérieur fruste, en forme de coupole renversée, du volume à peu près d'une moitié d'orange mandarine. A la surface sont incrustés ou pendillent de menus coquillages, des par- celles de terre, et surtout des insectes desséchés. L'ARAIGNÉE CLOTHO 213 Le bord de la coupole rayonne en une douzaine de prolongements anguleux, dont la pointe épanouie se fixe à la pierre. Entre ces lanières de suspension s'ou- vrent autant de spacieuses arcades renversées. C'est, mais dans une position inverse, la demeure en poil de chameau, la tente de l'Ismaélite. Un toit aplati, tendu entre les lanières d'attache, clôt en haut l'habitation. Où donc est l'entrée? Toutes les arcades du bord s'ou- vrent sur la toiture, aucune ne conduit à l'intérieur. En vain le regard explore, rien ne dénote un passag-e de communication entre le dedans et le dehors. Cepen- dant la propriétaire de la case doit sortir de temps à autre, ne serait-ce que pour aller aux vivres; sa tour- née faite, elle doit rentrer. Par oii passe-t-elle? Un bout de paille va nous dire le secret. Promenons-le sur le seuil des diverses arcades. De partout résistance à la paille exploratrice, de partout rigoureuse clôture. Ne différant en rien des autres pour l'aspect, un seul des festons, adroitement sollicité, se dédouble sur le bord en deux lèvres et bâille un peu. Voilà la porte, aussitôt refermée par sa propre élasti- cité. Ce n'est pas tout : rentrée chez elle, l'Araignée fréquemment met les verrous, c'est-à-dire qu'avec un peu de soie elle rapproche et maintient fixes les deux battants de l'huis. Dans son terrier à couvercle non distinct du sol et mobile autour d'une charnière, la Mygale maçonne n'est pas mieux en sécurité que la Clotho dans sa tente, inviolable pour tout ennemi non au courant de la mé- thode. En péril, celle-ci vite accourt chez elle; d'un coup de griiïette, elle fait bâiller la fissure ; elle entre, elle disparait. La porte se ferme d'elle-même, munie au 216 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES besoin d'une serrure do quelques fils. Jamais larron, dérouté par la multiplicité des arcades, toutes pareilles, ne découvrira comment la poursui\dc a disparu sou- dain. D'ingéniosité plus simple en mécanisme défensif, la Clotho est incomparablement supérieure à la Mygale sous le rapport du bien-être chez soi. Ouvrons sa ca- bine. Quel luxe! On raconte qu'un Sybarite de l'anti- quité ne pouvait reposer, se sentant blessé dans son lit par le pli d'une feuille de rose. La Clotho n'est pas moins exigeante. Comme finesse, sa couchette est mieux que le duvet du cygne, et comme blancheur, mieux que le coton des nuées où couvent les orages d'été. C'est Fi- déal du molleton. Au-dessus est un ciel de lit de même souplesse. Entre les deux, bien à l'étroit, repose l'Arai- gnée, courte de pattes, costumée de sombre, avec cinq cocardes jaunes sur le dos. Le repos en cet exquis réduit exige stabilité par- faite, surtout les jours de tourmente, lorsque des vents coulis pénètrent sous la pierre. Cette condition est des mieux remplies. Promenons un regard attentif sur l'ha- bitation. Les festons qui cernent la toiture d'une balus- trade et supportent le poids de l'édifice se fixent à la dalle par leur extrémité. En outre, de chaque point d'at- tache part un faisceau de fils divergents, qui rampent sur la pierre, y adhèrent dans toute leur longueur et se prolongent à de grandes distances. J'en ai mesuré qui atteignaient un empan. Ce sont des câbles d'ancrage; ils représentent les piquets et les cordes qui stabilisent la tente du Bédouin. Avec de tels appuis, si nombreux et si méthodiquement disposés, le hamac ne saurait être arraché de sa base, à moins que n'interviennent L'ARAIGNEE CLOTHO 217 des brutalités dont l'Araignée n'a pas à se préoccuper, tant elles sont rares. Un autre détail attire l'attention. Si l'intérieur de la demeure est d'une délicieuse propreté, l'extérieur abonde en souillures, lopins de terre, miettes de bois pourri, menus graviers. Fréquemment il y a pire : le dehors de la tonte devient un charnier. Là se trouvent, incrus- tés ou suspendus, des cadavres secs d'Opâtres, d'Asides et autres Ténébrionides amis des abris sous roche; des tronçons d'Iule blanchis au soleil, des coquilles de Pupa, hôte des pierrailles, enfin des Hélices choisie^ parmi les moindres. Pour la majeure part, ces reliques sont des reliefs de table évidemment. Non versée dans l'art des lacets, la Clotho pratique la chasse à courre, et se nourrit de la bohème errant d'une pierre à l'autre. Qui pénètre de nuit sous la dalle est jugulé par la maîtresse de céans. Le cadavre tari, au lieu d'être rejeté à distance, est appendu à la muraille de soie, comme si l'Araignée voulait faire un épouvantait de son logis. Mais ce n'est certes pas là son but. Agir en ogre qui suspend ses victimes aux fourches patibulaires de son castel, n'est pas le moyen de rassurer les passants dont on guette la capture. D'autres motifs aggravent le doute. Les coquillages appendus le plus souvent sont vides, mais il s'en trouve aussi d'occupés par le mollusque, intact et vivant. Que peut faire la Clotho d'un Pupa cinerea, d'un Pupa qua- dridens et autres étroites spires où l'animal recule à des profondeurs inaccessibles? Incapable de casser l'étui calcaire et d'atteindre le reclus par l'embouchure, pour- quoi l'Araignée cueille-t-elle pareille trouvaille, dont 218 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES les chairs visqueuses ne sont probablement pas de son goût? Le soupçon vient que c'est ici simple affaire de lest et d'équilibre stable. Pour empêcher sa nappe, filée dans l'angle des murs, de se déformer au moindre souffle d'air, la Tégénaire domestique la charge de plâ- tras; elle y laisse s'amasser les menues ruines du mor- tier. Serions-nous en présence d'une industrie du même ordre? Essayons l'expérimentation, préférable à toutes les conjectures. Élever la Clotho n'est pas entreprise onéreuse, obli- geant de transporter chez soi la pesante dalle où Thabi- talion est assise. Une manœuvre des plus simples suffit. Avec la pointe d'un canif, je détache de la pierre les amarres de suspension. 11 est rare que l'Araignée dé- tale, tant elle est casanière. Du reste, je mets à l'enlè- vement de la case toute la réserve possible. J'emporte ainsi dans un cornet de papier le logis avec sa pro- priétaire. Tantôt des rondelles de sapin, débris de vieilles boi- tes à fromage, tantôt des tablettes de carton, rempla- cent les pierres plates, trop lourdes à transporter et trop encombrantes sur ma table. J'y dispose isolément le hamac de soie, en fixant, un par un, les prolonge- ments anguleux avec des bandelettes de papier gommé. Trois brefs piliers supportent la préparation. Voilà, sous forme de petits dolmens, suffisamment imités les abris sous roche. Pendant tout ce travail, si l'on a soin d'éviter les chocs et les secousses, l'Araignée ne sort de chez elle. Enfin les appareils sont mis sous des cloches en toile métallique que reçoivent des terrines pleines de sable. Le lendemain, on peut avoir déjà réponse à la ques- L'ARAIGNÉE CLOTHO 219 lion. Si sur le nombre des cabines appenducs au pla- fond des dolmens en sapin ou en carton, il s'en trouve quelqu'une de délabrée, de déformée outre mesure au moment de l'extraction , l'Araignée l'abandonne pendant la nuit et va se domicilier ailleurs, parfois sur le treillis même de la cloche. La nouvelle tente, ouvrage de quelques heures, at- teint à peine comme ampleur le diamètre d'une pièce de deux francs. Construite d'ailleurs d'après les mêmes principes que les vieux manoirs, elle se compose de deux maigres nappes superposées, la supérieure plane et formant ciel de lit, l'inférieure courbe et façonnée en pochette. Le tissu en est d'extrême ténuité ; un rien le déformerait aux détriments de l'espace disponible, déjà si réduit et tout juste suffisant à la recluse. Eh bien, pour maintenir tendue la gaze délicate, la stabiliser et lui conserver la plus grande capacité, qu'a fait l'Aranéide? Précisément ce que lui conseilleraient nos traités de statique; elle a lesté sa construction; elle en a abaissé, de son mieux, le centre de gravité. De la convexité de la poche pendent, en effet, de longs chape- lets de grains de sable liés par des cordelettes de soie. A ces stalactites sableuses, dont l'ensemble forme une barbe touffue, s'adjoignent quelques lourdes masses isolées au bout d'un fil et descendant plus bas. Le tout est un lest, un appareil d'équilibre et de tension. L'édifice actuel, construit à la hâte dans l'intervalle d'une nuit, est la fragile ébauche de ce que deviendra plus tard la demeure. Des assises successives seront ajoutées, et la paroi deviendra finalement épais molleton apte à conserver en partie de lui-même la courbure et la capa- cité requises. Alors sont abandonnées les stalactites de 220 SOUVENIRS EN TOMOLOGIQUES sable, si utiles à la tension de la pochette initiale, et l'Araignée se borne à plaquer sur sa demeure tout objet un peu lourd, principalement des cadavres d'insectes, parce que, sans recherches, elle les a sous les pattes après chaque réfection. Ce sont là des moellons et non des trophées; ils tiennent lieu des matériaux qu'il fau- drait cueillir à distance et hisser là-haut. Ainsi s'obtient un blindage qui fortifie la demeure et la stabilise. En outre, un surcroît d'équilibre résulte souvent de menus coquillages et autres objets longuement appendus. Qu'adviendrait-il si l'on dépouillait de son revêtement une vieille case, depuis longtemps parachevée? En ce désastre, l'Araignée reviendrait-elle aux-stalactites de sable, moyen rapide de stabilisation? C'est bientôt re- connu. Dans mes bourgades sous cloche, je fais choix d'une cabine de belle dimension. J'en dénude l'exté- rieur; j'en enlève soigneusement tout corps étranger. La soie y reparaît dans son originale blancheur. La de- meure est magnifique, mais elle me semble trop flasque. C'est aussi l'avis de l'Araignée, qui se met à l'ou- vrage la nuit suivante pour remettre les choses en bon état. Et comment? Encore avec des chapelets de sable appendus. En quelques nuits, la sacoche de soie se hérisse d'une épaisse et longue barbe de stalactites, ouvrage singulier, excellent pour maintenir le tissu dans une invariable courbure. De même les câbles d'un pont suspendu sont stabilisés par le poids du tablier. Plus tard, à mesure que l'Araignée s'alimente, les reliefs des victuailles sont incrustés, le sable ébranlé tombe petit à petit, et le logis reprend son aspect de charnier. Nous voici revenus à la même conclusion : la Clotho connaît sa statique; par des poids additionnels, L'ARAIGNEE CLOTHO 221 sorte à sa demeure l'équilibre et la capacité convenables. Or, que fait-elle en son logis, si mollement capitonné? Rien, que je sache. L'estomac satisfait, les pattes déli- Demeure de la Clotlio, avec stalactites de sabit cieusement étalées sur le moelleux tapis, elle ne fait rien, ne songe à rien; elle écoute le bruit de la terre qui tourne. Ce n'est pas le sommeil, encore moins la veille; c'est un état moyen oii persiste seul un vague sentiment de bien-être. Sur le point de nous endormir dans un bon lit, nous avons quelques moments de béatitude. 222 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES prélude de l'extinction de la pensée et de ses tracas, et ces moments ne sont pas les moins doux. La Clotho semble en connaître de pareils, et largement elle en jouit. Si je fais bâiller l'huis de la cabine, invariablement je trouve l'Araig-née immobile, comme dans une intermi- nable méditation. Il faut les agaceries d'un brin de paille pour la tirer de son recueillement. Il faut l'aiguillon de la faim pour la faire sortir; et comme elle est d'une ex- trême sobriété, ses apparitions au dehors sont fort rares. En trois ans d'observations assidues, dans l'intimité do mon cabinet, il ne m'est pas arrivé une seule fois de la voir explorer, de jour, le domaine de la cloche. C'est de nuit, à des heures très avancées, qu'elle s'aventure dehors, en quête de victuailles. La suivre dans son expé- dition n'est guère praticable. La patience m'a valu de la trouver, vers les dix heures du soir, prenant le frais sur le toit plat de sa maison. De là, sans doute, elle épiait le passage du gibier. Ef- frayée par la clarté de ma bougie, l'amie de l'obscur est à l'instant rentrée chez elle, se refusant à toute révéla- tion de ses petits secrets. Seulement, le lendemain, un cadavre de plus pendait à la muraille de la case, preuve de la chasse reprise avec succès après mon départ. •Timide à l'excès et nocturne, la Clotho nous dérobe ses mœurs ; elle nous livre ses œuvres, précieux docu- ments pour l'histoire, mais elle nous cache ses actes, en particulier la ponte, que je rapporte par approxima- tion au mois d'octobre. Le dépôt des œufs est fractionné en cinq ou six pochettes aplaties, de forme lenticulaire dont l'ensemble occupe la majeure part du logis ma- ternel. Ces capsules ont chacune leur paroi propre en L'ARAIGNÉE GLOTHO 223 superbe satin blanc, mais elles sont tellement soudées d'une part entre elles, d'autre part avec le plancher de la demeure, qu'il est impossible de les séparer sans dé- chirures et de les obtenir isolées. L'ensemble des œufs atteint environ la centaine. Sur le monceau des pochettes se tient la mère, avec la dévotion d'une poule sur sa couvée. La maternité ne l'a pas flétrie. Quoique amoindrie en volume, elle a toujours excellent aspect de santé; son ventre replet et sa peau bien tendue affirment tout d'abord que son rôle n'est pas fini. L'éclosion est précoce. Novembre n'est pas arrivé que les pochettes contiennent des jeunes, tout petits, costumés de sombre avec cinq points jaunes, exacte- ment comme les adultes. Les nouveau-nés ne quittent pas leurs alcôves respectives. Serrés l'un contre l'autre, ils y passent toute la mauvaise saison, tandis que la mère, accroupie sur l'amas des loges, veille à la sécu- rité générale, sans connaître sa famille autrement que par les douces trépidations perçues à travers les cloi- sons des chambrettes. Ce que nous a montré l'Araignée labyrinthe, en permanence pendant deux mois dans son corps de garde, pour y défendre au besoin sa nitée, qu'elle ne verra jamais, la Clotho le fait pendant près de huit mois, méritant ainsi de voir un peu sa famille trottiner autour d'elle dans la grande cabine et d'assis- ter à l'exode finale, le grand voyage au bout d'un fil. Quand arrivent les chaleurs de juin, les jeunes, aidés probablement par la mère, percent les parois de leurs loges, sortent de la tente malernelle, dont ils connais- sent très bien la secrète issue, prennent quelques heures l'air sur le seuil, puis s'envolent, emportés à distance 224 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES par un aérostat funiculaire, premier travail do leur tré- filerie. La vieille Clotho reste, insoucieuse de cette émigra- tion qui la laisse seule. Loin d'être fanée, elle semble rajeunie. Sa fraîche coloration, son vigoureux aspect, font soupçonner une longévité capable d'une seconde famille- Sur ce sujet, je n'ai qu'un document, assez pro- bant d'ailleurs. Les rares mères dont ma patience ne s'est pas lassée de surveiller les actes, malgré les minu- ties de l'éducation et la lenteur du résultat, ont quitté leurs demeures après le départ des jeunes, et sont allées en lisser d'autres, chacune la sienne, sur le treillis de la cloche. C'étaient des ébauches sommaires, ouvrages d'une nuit. Deux tentures superposées, celle d'en haut plane, celle d'en bas concave et lestée de stalactites en grains de sable, constituaient la nouvelle habitation, qui, épais- sie par des assises de jour en jour multipliées, serait devenue semblable à l'ancienne. Pourquoi l'Araignée abandonne-t-elle son vieux manoir, non délabré, de bien s'en faut, et d'excellent usage encore, d'après les apparences? Si je ne me fais illusion, je crois en entre- voir le motif. La cabine d'autrefois, si bien capitonnée, a de graves désavantages; elle est encombrée par les ruines des chambrettes des fils. Extirper ces ruines, que mes pin- ces n'arrachent pas sans difficulté, tant elles font corps avec le reste du logis, serait pour la Clotho besogne exténuante, peut-être au-dessus de ses forces. C'est ici résistance de nœuds gordiens, que ne peut dissoudre la filandière même qui les a noués. L'encombrant mon- ceau restera donc. L'ARAIGNÉE CLOTHO 223 Si FAraignéc devait être seule, peu lui importerait, après tout, la réduction de l'espace ; il lui en faut si peu, juste de quoi se mouvoir! Et puis, quand on a passé sept à huit mois en la gênante présence de ces alcôves, pour quel motif le brusque besoin de plus ample éten- due? Je n'en vois qu'un; il faut à l'Araignée spacieux logis, non pour elle-même, satisfaite d'un étroit réduit, mais pour une seconde famille. Où placer les pochettes des œufs, si les ruines de la précédente ponte font obstacle? A la nouvelle nitée il faut nouveau logis. Voilà pourquoi, sans doute, se sen- tant les ovaires non taris, l'Araignée déménage et va fonder un autre établissement. A cette mutation de de- meure se bornent les faits observés. Je regrette que d'autres préoccupations et les difficultés d'un long éle- vage ne m'aient pas permis de continuer et d'établir à fond, comme je l'ai fait pour la Lycose, les pontes mul- tiples et la longévité de la Clotho. Avant de quitter cette Aranéide, revenons rapide- ment sur un problème déjà proposé par les fils de la Lycose, lorsque, portés pendant sept mois sur le dos de la mère, ils se maintiennent agiles gymnastes sans prendre aucune nourriture. A la suite d'une chute, cas fréquent, escalader une patte de leur monture et se re- mettre prestement en selle, est pour eux exercice fami- lier. Ils dépensent de l'énergie sans se restaurer maté- riellement. Les fils de la Clotho, de l'Araignée labyrinthe et de tant d'autres nous soumettent la même énigme; ils se meuvent et ne mangent pas. A toute époque du jeune âge, même au cœur de l'hiver, par les âpres journées de janvier, je déchire les pochettes de l'une, le taber- 15 226 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES nacle de Faulre ; je m'attends à trouver la marmaille dans une profonde inertie, engourdie par le froid et le défaut de nourriture. Eh bien, ce n'est pas cela du tout. Aussitôt leurs loges effractionnées, les reclus à la hâte sortent, fuient de tous côtés, aussi agiles qu'aux meil- leurs moments de leur vie émancipée. C'est merveille de les voir ainsi trottiner. La nichée de perdreaux sur- prise par un chien n'est pas plus prompte à se disperser. Les poussins, encore mignonnes boules de duvet jaune, accourent à l'invitation de la mère, se hâtent vers l'assiette garnie de menus grains de riz. L'habitude nous a rendus indifférents aux spectacles de ces gra- cieuses machinettes animales d'un fonctionnement si prompt et si précis; nous n'y accordons pas attention, tant cela nous paraît simple. La science scrute et voit autrement les choses. Elle se dit : rien ne se fait avec rien ; le poussin s'alimente, il consomme, ou pour mieux dire il consume, et de l'aliment fait chaleur qui se con- vertit en énergie. Si l'on nous parlait d'un poussin qui, sept à huit mois d'affilée, se maintiendrait apte à courir, toujours dispos, toujours de preste allure, sans se restaurer de la moindre becquée depuis la sortie de l'œuf, nous n'au- rions pas de termes suffisants pour exprimer notre incrédulité. Or ce paradoxe de l'activité sans le soutien du manger, la Clotho et les autres le réalisent. Je crois avoir démontré que les jeunes Lycoses, tant qu'elles restent avec leur mère, ne prennent pas de nourriture. A la rigueur, des doutes seraient admissi- bles, l'observation restant muette sur ce qui peut se passer tôt ou tard dans les mystères du terrier. Là, peut- être, la mère repue dégorge-t-elle à sa famille quelques L'ARAIGNÉE CLOTHO 227 miettes du contenu de son jabot. A tel soupçon, la Clotlio se charge de répondre. Gomme la Lycose, elle habite avec sa famille, mais elle en est séparée par les cloisons des cellules où sont hermétiquement enclos les petits. En cet état, nulle possibilité de transmission d'aliments solides. Si l'on songeait à des humeurs nutritives qui, expectorées par la mère, s'infiltreraient à travers les cloisons où les reclus viendraient boire, l'Araignée labyrinthe nous dissuaderait de cette idée. Quelques semaines après l'é- closion des jeunes, elle périt, et les petits, toujours renfermés dans leur chambre de satin pendant la moitié de l'année, n'en sont pas moins agiles. Se sustenteraient-ils des soieries enveloppantes? man- geraient-ils leur maison? L'hypothèse n'est pas absurde, car nous avons vu les Épeires, avant d'entreprendre une nouvelle toile, déglutir les ruines de l'ancienne. L'explication n'est pas admissible, nous affirme la Lycose, dont la famille est dépourvue de tout rideau soyeux. Bref, il est certain que les jeunes, tant des unes que des autres, ne prennent absolument aucune nour- riture. Enfin on se demande s'ils n'auraient pas en eux- mêmes des réserves venues de l'œuf, matières grasses ou autres dont la combustion graduelle se traduirait en travail mécanique. Si la dépense d'énergie était de fai- ble durée, de quelques heures, de quelques jours, vo- lontiers on s'arrêterait à cette idée d'un viatique moteur, attribut de toute créature venant au monde. Le poussin le possède à un haut degré; il se tient stable sur ses pattes, il se meut quelque temps avec le secours seul de l'aliment que lui a fourni l'œuf; mais bientôt, si la 228 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES pâtée manque à l'estomac, le foyer énergétique s'éteint, l'oiseau périt. Que serait-ce s'il lui fallait, des sept et des huit mois sans discontinuer, se tenir debout, se tré- mousser, fuir devant un danger? Où logerait-il les éco- nomies nécessaires à telle somme de travail? La petite Araignée, à son tour, corpuscule de rien comme volume, où pourrait-elle emmagasiner assez de combustible pour suffire à la mobilité pendant une si longue période? L'imagination recule effarée devant un atome riche de graisses motrices inépuisables. Force nous est alors de recourir à l'immatériel, en particulier aux radiations calorifiques venues de l'ex- térieur et converties par l'organisme en mouvement. C'est la nutrition énergétique ramenée à son expres- sion la plus simple : la chaleur motrice, au lieu d'être dégagée des aliments, est utilisée directement, telle que la rayonne le soleil, foyer de toute vie. La matière brute a des secrets déconcertants, témoin le radium; la ma- tière vivante a les siens, plus merveilleux encore. Rien ne dit que du soupçon suscité par l'Araignée, la science ne fasse un jour vérité démontrée et théorème fonda- mental de la physiologie. XVII LE SCORPION LANGUEDOCIEN. — LA DEMEURE C'est un taciturne, de mœurs occultes, de fréquentation sans agrément, si bien que son histoire, en dehors des données anatomiques, se réduit de peu s'en faut à rien. Le scalpel des maîtres nous en a révélé la structure organique, mais nul observateur, que je sache, ne s'est avisé de l'interroger avec quelque insistance sur ses habitudes intimes. Eventré après macération dans l'al- cool, il est très bien connu; ag-issant dans le domaine de ses instincts, il est presque ignoré. Nul mieux que lui cependant, parmi les animaux segmentés, ne méri- terait les détails d'une biographie. De tout temps il a frappé l'imagination populaire, au point d'être inscrit dans les signes du zodiaque. La crainte a fait les dieux, disait Lucrèce. Divinisé par l'effroi, le Scorpion est glorifié dans le ciel par un groupe d'étoiles, et dans l'almanach par le symbole du mois d'octobre. Essayons de le faire parler. Je fis connaissance du Scorpion languedocien {Scor- pio occitamis, Latr.), il y a un demi-siècle, sur les col- lines de Villeneuve, de l'autre côté d,u Rhône, en face d'Avignon. Le bienheureux jeudi venu, du matin au soir, j'y retournais des pierres à la recherche de la Scolopendre, principal sujet de ma thèse pour le doc- 230 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES lorat. Parfois, au lieu du puissant myriapode, su perbe horreur, je rencontrais, sous la pierre soulevée, un autre ermite non moins déplaisant. C'était lui. La queue convolutée sur le dos, une gouttelette de venin perlant au bout du dard, il étalait ses pinces à l'entrée d'un terrier. Brrr! laissons la redoutable bête! La pierre retombait. Fourbu de fatigue, je revenais de ma course riche de Scolopendres, riche surtout de ces illusions qui tein- tent l'avenir de rose quand on commence de mordre à belles dents sur le pain du savoir. La science! ah! l'ensorceleuse! Je rentrais, le cœur en joie; j'avais des Mille-Pattes. A mes sereines naïvetés que fallait-il da- vantage? J'emportais les Scolopendres, je laissais les Scorpions, non sans un secret pressentiment qu'un jour viendrait oii j'aurais à m'en occuper. Cinquante ans se sont écoulés, et ce jour est venu. Après les Araignées, ses voisines d'organisation, il convient d'interroger ma vieille connaissance, chef de file des Arachnides en nos pays. Précisément le Scor- pion languedocien abonde dans mon voisinage; nulle part je ne l'ai vu aussi fréquent que sur les collines sérignanaises, à pentes ensoleillées, rocailleuses, aimées de l'Arbousier et de la Bruyère en arbre. Le frileux y trouve une température africaine, et de plus un sol aréneux, d'excavation aisée. C'est là, je pense, son ultime station vers le nord. Ses lieux préférés sont les cantonnements pauvres de végétation, où le roc émergé en feuillets verticaux se calcine au soleil, se déchausse par le fait des intem- péries et finit par crouler en plaques. On l'y rencontre d'ordinaire par colonies largement distantes, comme si LE SCORPION LANGUEDOCIEN 231 les membres d'une même famille, émigrant à la rondo, devenaient tribu. Ce n'est pas sociabilité, de bien s'en faut. Intolérants à l'excès et passionnés de solitude , ils occupent constamment seuls leur abri. Vainement \e les fréquente, il ne m'arrive jamais d'en rencontrer deux sous la même pierre; ou, pour plus d'exactitude, quand il y en a deux, l'un est en train de manger l'autre . Nous aurons occasion de voir le farouche ermite ter- miner de la sorte les fêtes nuptiales. Le gîte est très sommaire. Retournons les pierres, en général plates et de quelque étendue. La présence du Scorpion se dénote par une niche de l'ampleur d'un fort col de bouteille et de la profondeur de quelques pouces. Se baissant, on voit d'habitude le maître de céans sur le seuil de sa demeure, les pinces étalées et la queue en posture de défense. D'autres fois, pro- priétaire d'une cellule plus profonde, l'ermite est invi- sible. Pour l'amener au jour, il faut l'emploi d'une petite houlette de poche. Le voici qui relève et brandit son arme. Gare aux doigts! Avec des pinces je le saisis par la queue et l'intro- duis, tête première, dans un cornet de fort papier, qui l'isolera des autres captifs. Une boîte en fer-blanc re- çoit l'ensemble de ma redoutable récolte. Transport et collecte se font de la sorte en pleine sécurité. Avant de les loger, donnons un bref signalement de mes bêtes. Le vulgaire Scorpion noir [Scorpio Euro- pœus, Linn.), répandu dans la majeure partie de l'Eu- rope méridionale, est connu de tous. Il fréquente les lieux obscurs, au voisinage de nos habitations; dans les journées pluvieuses de l'automne, il pénètre chez nous, parfois même sous les couvertures de nos lits. 232 SOUVENIRS EMOMOLOCIQU ES L'odieuse bêle nous vaut plus d'effroi que de mal. Quoi- que non rares dans ma demeure actuelle, ses visites n'ont jamais eu de conséquences de la moindre gra- vité. Surfaite de renommée, la triste bête est plus répu- gnante que dangereuse. Bien plus à craindre et bien moins connu de chacun, le Scorpion languedocien est cantonné dans les pro- vinces méditerranéennes. Loin de rechercher nos habi- tations, il se tient à l'écart, dans les solitudes incultes. A côté du noir, c'est un géant qui, parvenu à sa pleine croissance, mesure de huit à neuf centimètres de lon- gueur. Sa coloration est le blond de la paille fanée. La queue, en réalité ventre de l'animal, est une série de cinq articles prismatiques, sortes de tonnelets dont les douves se rejoignent en crêtes onduleuses, sembla- bles à des chapelets de perles. Pareils cordons cou- vrent le bras et l'avant-bras des pinces et les taillent en longues facettes. D'autres courent sinueusement sur le dos et simulent les joints d'une cuirasse dont les pièces seraient assemblées par un capricieux grènetis. De ces saillies à grains résulte une sauvage robusticité d'armure , caractéristique du Scorpion languedocien. On dirait l'animal façonné par éclats à coups de doloire. La queue se termine par un sixième article vésicu- laire et lisse. C'est la gourde oii s'élabore et se tient en réserve le venin, redoutable liquide semblable d'aspeci à de l'eau. Un dard courbe, rembruni et très aigu, ter- mine l'appareil. Un pore, qui demande la loupe pour être aperçu, bâille à quelque distance de la pointe. Par là se déverse, dans la piqûre, l'humeur venimeuse. Le dard est très dur et très acéré. Le tenant du bout des LE SCORPION LANGUEDOCIEN 233 doigts, je lui fais percer une feuille de carton aussi aisément que si je faisais emploi d'une aiguille. Par le fait de sa forte courbure, le dard dirige sa pointe en bas lorsque la queue est étalée en lig-ne droite. Pour faire usage de son arme, le Scorpion doit donc la relever, la retourner et frapper de bas en haut. C'est, en elTet, son invariable tactique. La queue se recourbe sur le dos de la bête et vient en avant larder l'adversaire que maîtrisent les pinces. L'animal est d'ailleurs presque toujours dans cette posture; qu'il marche ou qu'il soit en repos, il convolute la queue sur l'échiné. Bien rarement il la traîne, débandée en ligne droite. Les pinces , mains buccales rappelant les grosses pattes de TÉcrevisse, sont des organes de bataille et d'information. S'il progresse, l'animal les tend en avant, les deux doigts ouverts, pour prendre avis des choses rencontrées. S'il faut poignarder un adversaire , les pinces l'appréhendent, l'immobilisent, tandis que le dard opère par-dessus le dos. Enfin, s'il faut grignoter longtemps un morceau, elles font office de mains et maintiennent la proie à la portée de la bouche. Jamais elles ne sont d'usage soit pour la marche, soit pour la stabilité, soit pour le travail d'excavation. Ce rôle revient aux véritables pattes. Brusquement tronquées, elles se terminent par un groupe de griffet- tes courbes et mobiles, en face desquelles se dresse une brève pointe fine, faisant en quelque sorte office de pouce. Des cils rudes couronnent le moignon. Le tout constitue un excellent grappin qui nous expliquera l'ap- titude du Scorpion à circuler sur le treillis de mes cloches, à longuement y stationner dans une position 234 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES renversée, enfin à grimper le long d'un mur verlical, malgré sa lourdeur el sa gaucherie. En dessous, immédiatement après les pattes, sont les peignes, organes étranges, exclusif apanage des Scorpions. Ils doivent leur dénomination à leur struc- ture, consistant en une longue rangée de lamelles, ser- rées l'une contre l'autre à la façon des dents de nos vulgaires peignes. Le soupçon des anatomistes leur attribue le rôle d'un mécanisme d'engrenage propre à maintenir lié le couple au moment de la pariade. Te- nons-nous-en là jusqu'à meilleur informé, si les sujets que je vais élever me disent leur secret. M'est familier, au contraire, un autre rôle des plus aisés à constater, lorsque le Scorpion déambule, le ventre en l'air, sur le treillis de mes cloches. Au repos, les deux peignes sont appliqués sur le ventre, à la suite des pattes. Dès que la bête chemine, ils se projettent l'un à droite, l'autre à gauche, perpendiculairement à l'axe du corps, pareils aux ailerons d'un oisillon sans plumes. Doucement ils oscillent, s'élevant un peu, s'a- baissant; ils font songer au balancier d'un funambule inexpert. Si le Scorpion s'arrête, aussitôt ils rentrent, se rabattent sur la panse et ne bougent plus; s'il se remet en marche, à l'instant ils s'étalent, et de nouveau recommencent leur molle oscillation. L'animal semble- rait donc les utiliser tout au moins comme engin d'é- quilibre. Les yeux, au nombre de huit, sont répartis en trois groupes. Au milieu de cette bizarre pièce qui est à la fois la tête et la poitrine, brillent côte à côte deux gros yeux très convexes rappelant les superbes lentilles oculaires de la Lycose; apparemment yeux de myope LE SCORPION LANGUEDOCIEN 235 de part et d'autre, à cause de leur forte convexité. Une crête de nodosités rang-ées en ligne sinueuse leur sert de sourcil et leur donne aspect farouche. Leur axe. dirigé à peu près horizontalement, ne peut guère leur permet- tre que la vision latérale. Même remarque au sujet des deux autres groupes, composés chacun de trois yeux, fort petits et situés bien plus avant, presque sur le bord de la brusque tron- cature qui fait voûte au-dessus de la bouche. A droite comme à gauche, les trois minimes lentilles sont rangées sur une brève ligne droite et dirigent leur axe latérale- ment. En somme, dans les petits yeux comme dans les gros, disposition peu avantageuse pour y voir clair en avant de soi. Très myope et d'ailleurs louchant de façon outrée, comment fait le Scorpion pour se diriger? Comme l'a- veugle, il va à tâtons; il se guide avec les mains, c'est- à-dire avec les pinces, qu'il porte étalées en avant et les doigts ouverts pour sonder l'étendue. Surveillons deux Scorpions errant à découvert dans mes enceintes d'é- ducation. La rencontre leur serait désagréable, parfois même périlleuse. Celui qui suit avance toujours néan- moins comme s'il n'apercevait pas le voisin ; mais du moment que du bout des pinces il a quelque peu touché l'autre, aussitôt brusque tressaillement, signe de sur- prise et d'émoi, aussitôt recul et conversion de marche sur une autre voie. Pour reconnaître l'irascible accosté, il a fallu le toucher. Installons maintenant nos captures. Des pierres retour- nées et des observations fortuites sur les collines du voi- sinage ne pourraient suffire à me renseigner; je dois recourir à l'éducation, seule manière de faire raconter 236 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES à la bêle ses mœurs intimes. Quel genre d'élevage employer? Un surtout me sourit, qui laissera l'animal en pleine liberté, m'affranchira de la préoccupation des vivres et me permettra des visites à toute heure du jour, d'un bout à l'autre de l'année. Ce moyen me semble excellent, bien supérieur à tous les autres, à tel point que je compte sur un magnifique succès. Il s'agit d'établir chez moi, en plein air, dans l'enclos, une bourgade de Scorpions, en leur procurant, par mes artifices, les conditions de bien-être qu'ils avaient chez eux. Dans les premiers jours de l'année, je fonde ma colonie, tout au fond de l'harmas, en des parages tran- quilles, exposés au soleil et abrités de la bise par une épaisse haie de romarins. Le sol, mélange de cailloux et de terre argileuse rouge, ne convient pas. Vu l'humeur de mes bêtes, très casanières à ce qu'il me semble, le remède est facile. Pour chacun de mes colons, je creuse une fossette de quelques litres de capacité et je la remplis de terre sablonneuse pareille à celle des lieux d'origine. Dans cette terre légèrement tassée, ce qui lui donnera la consistance nécessaire à des fouilles sans éboulis, je pratique un court vestibule, amorce de l'excavation que l'animal ne manquera de faire pour obtenir une loge conforme à ses goûts. Une large pierre plate couvre le tout et déborde. En face du vestibule, mon ouvrage, une écliancrure est ménagée : c'est la porte d'entrée. Devant cette écliancrure, je dépose un Scorpion, extrait à l'instant du cornet de papier dans lequel le transport vient de se faire de la montagne ici. Voyant une retraite pareille à celles qui lui sont familières, il entre de lui-même et ne reparaît plus. Ainsi s'établit la LE SGORPIOxN LAA(;UEDOCIEN 237 bourgade, composée d'une vingiaine d'habitants, tous choisis d'âge adulte. Les cases, convenablement distan- tes l'une de l'autre pour éviter les rixes à prévoir entre voisins, sont rangées en file sur un terrain expurgé au râteau. D'un coup d'œil, môme de nuit à la clarté d'une lanterne, il me sera facile de suivre les événements. Quant à la nourriture, je n'ai pas à m'en préoccuper. Mes hôtes trouveront d'eux-mêmes leurs vivres, le terrain étant giboyeux tout autant que celui d'oti ils viennent. La colonie de l'enclos ne suffit pas. Certaines obser- vations réclament une minutieuse assiduité, non com- patible avec les troubles du dehors. Une seconde mé- nagerie est montée, et cette fois sur la grande table de mon cabinet, table autour de laquelle, poursuivant l'idée rétive, j'ai déjà tant fait et continue à faire tant de kilo- mètres. En avant les grandes terrines, mon habituel outillage. Pleines de terre sablonneuse passée au tamis, elles reçoivent chacune deux débris de pots à fleurs, deux larges tessons qui, à demi ensevelis, font voûte et représentent les refuges sous les pierres. Le dôme d'une cloche en treillis surmonte l'établissement. Là sont logés les Scorpions, deux par deux et de sexe différent, autant qu'il m'est permis d'en juger. Aucun caractère extérieur, que je sache, ne distingue le mâle de la femelle. Je prends pour femelles les sujets puis- sants de ventre, et pour mâles les moins obèses. L'âge intervenant avec des variations d'embonpoint, des erreurs sont inévitables, à moins d'ouvrir au préalable la panse de l'expérimenté, ce qui couperait court à tout essai d'éducation. Laissons-nous guider par la taille, puisque nous n'avons pas d'autre moyen, et associons les Scor- pions deux par deux, l'un corpulent et rembruni, l'autre 238 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES peu replet et de coloration blonde. Sur le nombre il se trouvera bien de véritables couples. En faveur de qui s'aviserait de reprendre un jour pareilles études, encore quelques détails. Le métier d'éducateur de bêtes demande apprentissage; pour y réussir, l'expérience d'autrui n'est pas inutile, surtout lorsqu'il s'agit d'animaux à fréquentation périlleuse. Il ne ferait pas bon de mettre la main par mégarde sur l'un des prisonniers actuels échappé de sa cage et blotti parmi les ustensiles dont la table est encombrée. Pour passer des années entières dans la société de pareils voisins, de sérieuses précautions sont à prendre. Les voici. Le dôme en treillis plonge dans la terrine et touche le fond de la poterie. Entre les deux reste un espace annu- laire que je comble avec de la terre argileuse, tassée à l'état humide. Ainsi encastrée, la cloche est inébran- lable; l'appareil ne court aucun risque de se disjoindre et de livrer passage. Si, d'autre part, les Scorpions fouillent profondément sur les bords de l'aire terreuse dont ils disposent, ils rencontrent soit la toile métal- lique, soit la poterie, obstacles infranchissables. Nous voilà sans crainte au sujet de toute évasion. Ce n'est pas assez. S'il faut veiller à sa propre sécu- rité, il faut songer aussi au bien-être des captifs. La demeure est hygiénique, facile à transporter, soit au soleil, soit à l'ombre, comme l'exigera l'observation du moment; mais elle est dépourvue des victuailles dont les Scorpions, tout sobres qu'ils sont, ne sauraient indé- finiment se passer. En vue de l'alimentation sans déran- ger la cloche, le treillis est percé au sommet d'une petite ouverture par où s'introduit le gibier vivant, cueilli au LE SCORPION LANGUEDOCIEN 239 jour le jour à mesure que besoin en est. Après le ser- vice, un tampon d'ouate ferme la lucarne d'approvision- nement. Encore mieux que les colons de la bourgade en plein air, où ma houlette a préparé elle-même la voie d'en- trée sous les pierres, mes sujets des cloches, peu après leur installation, me permettent d'assister à leur travail de terrassiers. Le Scorpion languedocien a une indus- trie, il sait se domicilier dans une cellule, son ouvrage. Pour s'établir, mes incarcérés disposent chacun d'un large tesson courbe, qui, enchâssé dans le sable, donne une amorce de grotte, simple fissure cintrée. C'est à l'animal d'exécuter des fouilles là-dessous et de se loger à sa convenance. L'excavateur ne tarde guère, surtout au soleil, dont l'éclat l'importune. Prenant appui sur la quatrième paire de pattes, le Scorpion ratisse des trois autres paires; il laboure le sol, il le réduit en poudre mobile avec une gracieuse prestesse, qui rappelle celle du chien grattant pour enterrer un os. Après le vif moulinet des pattes vient le coup de balai. De sa queue couchée à plat et puissamment débandée, il refoule en arrière l'amas terreux. C'est le geste de notre coude écartant un obstacle. Si les déblais ainsi repoussés ne sont pas assez loin, le balayeur y revient, renouvelle ses coups de refouloir et achève l'affaire. Remarquons que les pinces, malgré leur vigueur, ne prennent jamais part aux fouilles, ne s'agirait-il que d'extraire un grain de sable. Réservées pour le service de la bouche, de la bataille et surtout de l'information, elles perdraient l'exquise sensibilité de leurs doigts en cette grossière besogne. 240 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES De la sorte alternent, à nombreuses reprises, les pattes quig-rattent et la queue qui refoule en dehors les déblais. Enfin le travailleur disparaît sous le tesson. Une dune de sable obstrue l'entrée du souterrain. Par moments, on la voit s'ébranler, s'ébouler en partie, signe du travail qui se continue avec expulsion de nouveaux gravats, jusqu'à ce que la loge ait ampleur convenable. Quand il voudra sortir, le reclus culbutera sans peine la crou- lante barricade. Le Scorpion noir de nos habitations n'a pas cette aptitude à se créer une crypte. Il fréquente les mortiers soulevés à la base des murs, les boiseries disjointes par l'humide, les amas de ruines dans les lieux obscurs, mais il se borne à profiter de ces refuges tels quels, inhabile qu'il est à modifier la cachette par sa propre industrie. Il ne sait pas fouir. Cette ignorance lui vient apparemment de son balai trop débile, de sa queue étri- quée et toute lisse, bien différente de celle du langue- docien, robuste et armée de crénelures raboteuses. En plein air, la colonie de l'enclos trouve logis dé- grossi par mes soins. Sous la pierre plate oii j'ai ménagé dans la terre sablonneuse une ébauche de cellule, chacun disparaît aussitôt et travaille à compléter l'ouvrage, ce que je reconnais à la dune amassée sur le seuil. Atten- dons encore quelques jours et soulevons la pierre. A la profondeur de trois ou quatre pouces plonge le gîte, le terrier, fréquenté de nuit, souvent aussi de jour si le temps est mauvais. Parfois un coude brusque dilate le réduit en chambre spacieuse. En avant du manoir, immédiatement sous la pierre, est le vestibule. Là de jour, aux heures d'un soleil ardent, se tient do préférence le solitaire, dans les béatitudes de la chaleur LE SCORPION LxVNC.L'EDOCIEN 241 doucement tamisée par la pierre. Dérangé de ce bain thermique, suprême félicité, il brandit sa queue noueuse et vite rentre chez lui, à l'abri de la lumière et des re- gards. Remettons la pierre en place et revenons un quart d'heure après. Nous le trouverons de nouveau sur le seuil de la caverne, tant il y fait bon lorsqu'un soleil g-énéreux chauffe la toiture. De façon très monotone, ainsi se passe la froide sai- son. Tant dans la bourgade de l'enclos que dans la mé- nagerie des cloches, les Scorpions ne sortent ni de jour ni de nuit, ce que je reconnais à la barricade de sable conservée intacte à l'entrée du logis. Sont-ils engourdis? Pas le moins du monde. Mes fréquentes visites me les montrent toujours dispos à l'action, la queue recourbée et menaçante. Si le temps fraîchit, ils reculent au fond du terrier; s'il fait beau, ils reviennent sur le seuil se réchauffer l'échiné au contact de la pierre ensoleillée. Pour l'heure, rien autre. La vie du reclus se passe en longs recueillements, tantôt dans les moiteurs de la crypte, tantôt sous l'auvent de la demeure, derrière la barrière de sable. Dans le courant d'avril, brusque révolution. Sous les cloches se quitte l'abri des tessons. Gravement on cir- cule autour de l'arène, on grimpe au treillis, on y sta- tionne, même de jour. Divers découchent, ne rentrent plus chez eux, préférant les distractions du dehors aux somnolences de l'alcôve souterraine. A la bourgade de l'enclos, les événements sont plus graves. Quelques habitants, parmi les moindres, quit- tent de nuit le domicile et vont errer sans que je sache ce qu'ils deviennent. Leur tournée faite, je m'attendais à les voir revenir, car en nul autre point de l'enclos ne IG 242 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES se trouvent des pierres à leur convenance. Or, aucun ne rentre ; autant de partis, autant de disparus pour tou- jours. Bientôt les gros sont pris à leur tour de la môme humeur vagabonde ; enfin Fémigration est telle que le moment approche oii plus rien ne me restera de la colonie en plein air. Adieu mes projets, amoureusement caressés! La bourgade libre, sur laquelle je fondais mes plus belles espérances, rapidement se dépeuple; ses habitants décampent, s'en vont je ne sais où. Toutes mes recherches n'aboutissent pas à retrouver un seul des fuyards. Aux grands maux les grands remèdes. Il me faut une enceinte infranchissable, d'étendue bien supérieure à celle des cloches, établissements trop réduits pour les ébats de mes sujets. J'ai une bâche oii, l'hiver, s'entre- posent des plantes grasses. Elle descend à un mètre de profondeur dans le sol. La maçonnerie en est crépie et lissée avec tout le soin qu'on peut obtenir de la truelle et du chiffon mouillé du maçon. J'en garnis le fond avec du sable fin et de larges pierres plates çà et là répar- ties. Ces préparatifs faits, j'installe dans la bâche, cha- cun sous sa pierre, les Scorpions qui me restent et ceux dont j'ai fait capture le matin même pour compléter ma collection. A la faveur de pareille barrière verticale, conserverai-je cette fois mes sujets, et verrai-je ce qui tant me préoccupe? Je ne verrai rien du tout. Le lendemain, anciens et nouveaux, tous ont disparu. Ils étaient une vingtaine, et pas un ne me reste. Avec un peu de réflexion, je devais m'y attendre. En saison de pluies tenaces, en automne, que de fois no m'est-il pas arrivé de trouver le Scorpion noir blotti dans les jointures des fenêtres! LH SCORPION LANGUEDOCIEN 243 Fuyant l'humidité de ses retraites habituelles, les obs- curs recoins de la cour, il a grimpé chez moi en esca- ladant le mur de façade, jusqu'à la hauteur du premier étage. Les menues aspérités du crépi ont suffi à ses grappins pour cette ascension verticale. Malgré sa corpulence, le Scorpion languedocien est aussi bon grimpeur que le noir. J'en ai la preuve sous les yeux. Une barrière d'un mètre d'élévation, lisse autant que peut l'être un enduit de vulgaire mortier, n'a pas arrêté un seul de mes captifs. En une nuit, toute la bande a déguerpi de la bâche. L'élevage en plein air, même avec enceinte de murs, est reconnu impraticable ; l'indiscipline des ouailles met à néant les combinaisons du pasteur. Une ressource me reste, celle de l'internement sous cloche. Ainsi s'achève l'année, avec une dizaine de terrines sur la grande table de mon cabinet. Le dehors m'est défendu; les chats, rôdeurs nocturnes, voyant quelque chose remuer dans mes appareils, y mettraient le désordre. D'autre part, sous chaque cloche la population est restreinte, deux ou trois habitants au plus. Le large manque. Faute de voisins assez nombreux, faute aussi de la véhémente insolation dont ils jouissaient sur leurs collines natales, mes installés sur la table semblent pris de nostalgie et ne répondent guère à mon attente. Tapis sous leurs tessons ou bien agrippés aux treillis, le plus souvent ils somnolent, rêvant liberté. Le peu que j'ob- tiens de mes ennuyés est loin de me satisfaire. Je désire mieux. L'année s'achève en menus faits glanés et en combinaisons pour un meilleur établissement. Ces combinaisons aboutissent à une enceinte vitrée, dont les parois de verre ne donneront prise aux grap- 244 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES pins et rendront l'escalade impossible. Le menuisier me construit une charpente , le vitrier complète l'ouvrage ; moi-môme je goudronne la boiserie pour bien lisser les montants. L'édifice a l'aspect de quatre châssis de fenê- tre couchés en long et assemblés en rectangle. Le fond est un plancher avec couche de terre sablonneuse. Un couvercle s'abat en plein si le temps est froid et surtout si la pluie menace d'une inondation, qui serait désas- treuse en ce terrain sans écoulement. Il se relève plus ou moins suivant l'état de la journée. Dans l'enceinte il y a largement place pour deux douzaines de cham- bres à tesson, chacune avec son habitant. En outre, de larges allées, de spacieux carrefours, permettent sans encombre de longues promenades. Or, au moment où je crois résolue de manière satisfai- sante la question de la demeure, je m'aperçois que si je n'y porte remède, le parc vitré ne gardera pas longtemps sa population. Le verre arrête net tout essai d'escalade; faute de sandales adhésives, les Scorpions n'ont pas de prise sur pareille surface. Ils s'escriment bien contre le vitrage, ils s'y dressent de toute leur longueur sur Fappui de la queue, excellent levier; mais à peine le sol quitté, lourdement ils retombent. Les choses se gâtent du côté des montants en bois, réduits cependant de largeur autant que possible, et ver- nis au goudron avec un soin particulier. Par ces voies lisses, les opiniâtres. grimpeurs petit à petit montent; de temps à autre ils font halte, plaqués contre le mât de cocagne, puis reprennent la difficultueuse ascension. J'en surprends qui sont parvenus au sommet; ils vont s'évader. Mes pinces les ramènent au bercail. Comme l'aération de la demeure exige que le couvercle reste 246 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES soulevé la majeure partie de la journée, la désertion totale ne tarderait pas si je n'y veillais. Je m'avise de graisser les montants avec une mixture d'huile et de savon. Cela modère un peu les fuyards, sans parvenir à les arrêter. Leurs fines grifîettes trou- vent à s'implanter dans les pores du bois à travers l'en- duit, et l'ascension recommence. Essayons un obstacle non poreux. Je tapisse les montants avec du papier glacé. Cette fois, la difficulté est insurmontable pour les g-ros pansus; elle est de médiocre efficacité à l'égard des autres, qui, plus dég'agés d'allure, tentent de se hisser et souvent y parviennent. Je ne les maîtrise qu'en lissant avec du suif la bande de papier glacé. Désormais plus de fuite, bien qu'il y ait toujours des es- sais d'évasion. Après l'emploi des bâches, ces prouesses sur des surfaces glissantes achèvent de nous renseigner sur une aptitude que la corpulence de la bête était loin de faire prévoir. Comme son noir confrère des habitations, le Scorpion languedocien est un grimpeur émérite. Me voici donc en possession de trois établissements, chacun avec ses avantages et chacun avec ses défauts : la bourgade libre au fond de l'enclos, les cloches en treillis de mon cabinet, enfin le parc vitré. Je les con- sulterai tour à tour, le dernier surtout. Aux documents fournis de la sorte ajoutons le maigre appoint que me valent les pierres retournées sur les lieux d'origine. Le luxueux palais de verre, le Louvre à Scorpions, main- tenant curiosité de ma demeure, reste toute l'année en plein air, sur une banquette du jardin, à quelques pas de ma porte. Nul de la maisonnée ne passe sans y donner un coup d'œil. Taciturnes bêtes, parviendrai-je à vous faire parler? X.VIII LE SCORPION LANGUEDOCIEN. — L ALIMENTATION J'apprends d'abord que, malg-ré son arme terrible, signe probable de brigandage et de goinfrerie, le Scor- pion lang-uedocien est un mang-eur d'extrême fruga- lité. Lorsque je le visite chez lui, parmi les rocailles des collines voisines, je fouille avec soin ses repaires dans l'espoir d'y trouver les reliefs d'une ripaille d'ogre, et je n'y rencontre que les miettes d'une collation, d'ermite; habituellement même je n'y récolte rien du tout. Quel- ques élytres vertes d'une punaise des bois, des ailes de Fourmi-Lion adulte, des anneaux disjoints d'un chétif Criquet, à cela se bornent mes relevés. La bourg-ade de l'enclos, assidûment consultée, m'en apprend davantage. A la façon d'un valétudinaire qui vit de régime et mange à ses heures, le Scorpion a son époque d'alimentation. Pendant six ou sept mois, d'oc- tobre en avril, il ne sort pa% de sa demeure, quoique toujours dispos et prompt à l'escrime de la queue. En cette période, si je mets à sa portée quelque victuaille, dédaigneusement il la refuse ; du revers de la queue il la balaye hors du terrier sans y accorder autre attention. C'est vers la fin de mars que s'éveillent les premières velléités de l'estomac. A cette époque, visitant les hut- tes, il m'arrive de trouver tantôt l'un, tantôt l'autre de 248 SOUVEMRS EMOMO LOCIQUES mes sujels, qui doucement grignote une capture, un mesquin Mille-Pattes, Cryptops ou Litliobie. D'ailleurs le nombre est loin de suppléer à l'exiguïté de la pièce ; le consommateur du maig're morceau ne se revoit de long-temps en possession d'un second. Je m'attendais à mieux. Telle brute, me disais-je, si bien armée pour la bataille, ne se contente pas de baga- telles; ce n'est pas avec une cartouche de dynamite que se charge la sarbacane pour abattre un oisillon; ce n'est pas avec dard atroce que se poignarde une humble bes- tiole. Le manger doit consister en venaison puissante. Je me trompais. Si terriblement outillé, le Scorpion est un vénateur fort médiocre. C'est de plus un poltron. Rencontrée en chemin, une petite Mante éclose du jour lui cause de l'émoi. Un Pa- pillon du chou le met en fuite rien qu'en battant le sol de ses ailes tronquées; l'inolFensif estropié en impose à sa couardise. Il faut le stimulant de la faim pour le dé- cider à l'attaque. Que lui donner, lorsqu'en avril l'appétit commence à lui venir? Il lui faut, comme aux Araignées, proie vi- vante, assaisonnée de sang non encore figé; il lui faut morceau qui palpite des frémissements de l'agonie. Jamais sur un cadavre il ne porte la dent. La pièce, en outre, doit être tendre et de petit volume. Me figurant le régaler, en mes débuts d'éducateur je lui servais des Criquets choisis parmi les gros. Obstinément il les refu- sait. C'est trop coriace, et de plus d'accès diflicultueux, à cause des ruades qui démoralisent le poltron. J'essaye le Grillon champêtre, à panse dodue et fon- dante ainsi qu'une pilule de beurre. J'en introduis une demi-douzaine dans l'enceinte vitrée, avec feuille do Ll' SCORPION LANGUEDOCIEN 249 lailuo qui consolera dos horreurs de la fosse aux lions. Les chanteurs semblent insoucieux du terrible voisi- nage ; ils lancent leur joli couplet, ils broutent leur salade. S'il survient un Scorpion en promenade, ils le regardent; ils pointent vers lui leurs fines antennes, sans autre signe d'émoi à la venue du monstre passant. Celui-ci, de son côté, recule dès qu'il les aperçoit; il craint de se compromettre avec ces inconnus. Si, du bout des pinces, il a contact avec l'un d'eux, aussitôt il s'enfuit, pris de frayeur. Un mois les six g-rillons séjournent chez les fauves, et nul n'en fait cas. C'est trop gros, trop dodu. Intacts et dispos comme à leur entrée en loge, les six patients sont rendus à la liberté. Je sers des Cloportes, des Glomeris, des Iules, plèbe des rocailles chères au Scorpion; je fais essai des Asi- des, des Opàtres, qui, assidus sous les pierres aux lieux mêmes fréquentés du chasseur, pourraient bien être l'habituel gibier; je présente des Clythres, cueillies sur les broussailles au voisinage des terriers, des Cicindèles capturées sur les sables en plein domaine de mes hôtes; rien, absolument rien n'est accepté, pour cause d'in- grate enveloppe apparemment. Où trouverai-je cette bouchée modique, tendre et de haut goût? Le hasard me la vaut. En mai, j'ai la visite d'un coléoptère àélytres mo\]es,V Omophius lepluroïdes, long d'un travers de doigt. Il m'est arrivé brusquement dans l'enclos par essaims. Autour d'une yeuse jaunie de chatons, c'est une nuée tourbillonnante qui vole, s'abat, s'abreuve de sucreries et vaque frénétiquement à ses affaires amoureuses. Cette vie de liesse dure une quin- zaine de jours, puis tout disparaît par caravanes allant on ne sait où. En faveur de mes pensionnaires, prèle- 230 SOUVENIRS E.NTOMOLOGIQUES vons tribut sur ces nomades, qui me paraissent devoir convenir. J'ai présumé juste. Après une longue, une très longue attente, j'assiste au repas. Yoici que le Scorpion sournoi- sement s'avance vers l'insecte-, immobile sur le sol. Ce n'est pas une chasse, c'est une cueillette. Ni hâte ni lutte ; nul mouvement de la queue, nul usage de l'arme veni- meuse. Du bout de ses mains à deux doigts, placide- ment le Scorpion happe la pièce; les pinces se replient, ramènent le morceau à la portée de la bouche et l'y maintiennent, les deux à la fois, tant que dure la con- sommation. Le mangé, plein de vie, se débat entre les mandibules, ce qui déplaît au mangeur, ami des gri- gnotements tranquilles. Alors le dard s'incurve au-devant de la bouche; tout doucement il pique, il repique l'insecte et l'immobilise. La mastication reprend tandis que l'aiguillon continue de tapoter, comme si le consommateur s'ingurgitait le morceau à petits coups de fourchette. Enfin la pièce, patiemment broyée et rebroyée des heures entières, est une pilule aride que l'estomac refu- serait; mais ce résidu est tellement engagé dans le gosier que le repu ne parvient pas toujours à le rejeter de façon directe. Il faut l'intervention des pinces pour l'extirper du défilé buccal. Du bout des doigts, l'une d'elles saisit la pilule, délicatement l'extrait de l'avaloir et la laisse tomber à terre. Le repas est fini ; de long- temps il ne recommencera. Mieux que les cloches en treillis, la spacieuse enceinte vitrée, pleine d'animation aux heures du crépuscule le soir, est fertile en renseignements sur cette étrange sobriété. En avril et mai, époque par excellence des LE SCORPION LANGUEDOCIEN 2ol assemblées et des consommations fostivales, j'appro- visionne richement le local de venaison. Dans mon allée de lilas abondent alors la Piéride du chou et le Machaon. Pris au filet et amputés à demi de leurs ailes, ces papillons, au nombre d'une douzaine, sont lâchés dans rétablissement, d'oii leur mutilation les empê- chera de s'évader. Le soir, vers les huit heures, les fauves quittent leurs tanières. Un moment ils s'arrêtent sur le seuil de leurs tuiles pour s'informer de l'état des choses; puis, accou- rus un peu de partout, ils se mettent à pérégriner, la queue tantôt relevée en trompette, tantôt traînante et toujours recroquevillée au bout. L'émotion du moment et l'objet rencontré décident de la pose. La discrète lueur d'une lanterne, appendue devant le vitrage, me permet de suivre les événements. Les papillons manchots tourbillonnent par brefs élans à la surface du sol. A travers la cohue de ces désespé- rés, passent et repassent les Scorpions, qui les culbutent, les piétinent sans autrement y prendre garde. Les ha- sards de la mêlée parfois campent l'un des estropiés sur le dos de l'ogre. Indifférent à ses familiarités , celui- ci laisse faire et promène l'insolite cavalier. H y a des étourdis qui se jettent sous les pinces des promeneurs; d'autres se trouvent juste en contact avec l'horrible gueule. Rien n'y fait, on ne touche aux victuailles. Telle épreuve chaque soir se répète tant que dure la fréquence des Piérides sur les lilas. Mes frais de table n'aboutissent guère. De temps à autre, cependant, j'as- siste à la capture. Un papillon se trémoussant h terre est happé par l'un des promeneurs. Le Scorpion vivement l'enlève sans arrêt, et continue son chemin, les pinces 252 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQU ES toujours talonnantes et portées en avant ainsi que des bras éperdus. Cette fois, les mains ne tiennent pas le morceau à la disposition de la bouche, occupées qu'elles sont à reconnaître la voie parcourue ; ce sont les man- dibules seules qui portent le butin. Mordu au vif, le pa- pillon secoue en désespéré ce qui lui reste d'ailes. On dirait un blanc panache flottant sur le front du farouche triomphateur. Si l'agitation du saisi devient par trop incommode, le ravisseur, toujours marchant et mâchon- nant, le calme à petits coups d'aiguillon. Enfin il rejette la pièce. Qu'a-t-il mangé? Tout juste la tète. Plus rarement, d'autres se hâtent d'entraîner le butin dans leur repaire, sous la tuile. Là se fera la réfection. à l'écart du tumulte. D'autres, capture faite, se retirent en un coin de l'enceinte et s'y restaurent à découvert, le ventre dans le sable. Huit jours plus tard, après un certain nombre de séan- ces pareilles, je fais l'inspection des lieux, je visite les caves une à une pour me rendre compte des vivres con- sommés. Les ailes, reliefs immangeables, me rensei- gneront à cet égard. Eh bien, à de rares exceptions près, manquent les ailes détachées du cadavre. Presque tous les papillons sont intacts; ils se sont desséchés sans utilisation. Quelques-uns, trois ou quatre, sont décapi- tés. A cela se bornent les résultats de mes scrupuleuses investigations. Pour une semaine, en saison de pleine activité, il a suffi d'une mesquine bouchée à ces man- geurs de tètes. Ils sont vingt-cinq dans l'établissement, vingt-cinq rassasiés d'une miette. Le papillon doit leur être un mets peu connu. Il est douteux que dans les labyrinthes de leurs rocailles ils fassent parfois capture de semblable gibier, ami des LE SCORPION LANGUEDOCIEN 253 sommilés fleuries et des sinueux essors. Ignorant celte proie, peut-être ils la dédaignent; ils mangent à peine, faute de vivres à leur convenance. Or, que peuvent-ils trouver en leur sauvage territoire, calciné du soleil? Des Criquets apparemment, des Acridiens, plèbe qui ne manque nulle part où se trouve un gramen à brou- ter. C'est à eux que j'ai recours de préférence lorsque finit la saison des Piérides et autres vulgaires papillons. L'enclos abonde alors en Acridiens et Locustes, géné- ration toute jeune , vêtue seulement d'une brève ja- quette. Voilà bien ce qu'il faut à mes bêtes, amies des bouchées tendres. Il y en a de gris et de verts, de pan- sus et de maigrelets, de guindés sur échasses et de trapus à courtes gigues. Les consommateurs auront à choisir parmi cet assortiment varié. La nuit venue, dans la zone doucement illuminée par la lanterne, je répands ma récolte de Criquets, assez tranquilles, à cette heure tardive. Les Scorpions ne tar- dent pas à sortir de chez eux. Un peu de partout grouille la manne vivante. An moindre bond, les promeneurs voisins décampent, émus de l'affaire. C'est l'exacte ré- pétition des séances à papillons; nul ne fait cas des bons morceaux, vus à coup sur et même touchés, car fréquemment les Scorpions les rencontrent, leur mar- chent dessus. Je vois un Criquet qui, de fortune, s'est engagé entre les doigts d'un passant, et celui-ci, débonnaire, ne ferme pas ses tenailles. Serrant un peu, il serait en possession d'une excellente pièce, et l'insoucieux la laisse s'esquiver. Je vois une petite Locuste verte hissée par accident sur le dos d'un promeneur, terrible mon- ture qui pacifiquement la porte , sans songer à mal. 2b4 SOUVEMRS E^'TOMOLOGIQUES J'assiste des cent fois à des rencontres front contre front, à des reculs pour se garer, à des coups de queue pour balayer l'étourdi rencontré en chemin, jamais à de sé- rieuses prises de corps, encore moins à des poursuites. Ce n'est que de loin en loin que ma surveillance quoti- dienne me montre tantôt l'un , tantôt l'autre de mes sobres mangeurs en possession d'un Criquet. Par un brusque revirement, à l'époque des pariades, en avril et mai, le frugal se fait goinfre et se livre à de scandaleuses ripailles. Bien des fois alors il m'arrive de trouver sous sa tuile un Scorpion de l'enclos dévo- rant son confrère en parfaite quiétude, comme il le ferait d'un vulgaire gibier. Tout y passe, moins d'habitude la queue, qui reste appcndue des journées entières à l'a- valoir du repu, et finalement se rejette comme à regret. Il est à présumer que l'ampoule à venin, terminant le morceau, n'est pas étrangère à ce refus. Peut-être l'hu- meur venimeuse est-elle de saveur déplaisante au goût du consommateur. A part ce résidu, le dévoré disparaît en entier dans un ventre dont la capacité semble inférieure, en volume, à la chose engloutie. Il faut un estomac de haute com- plaisance pour loger telle pièce. Avant d'être broyé et tassé, le contenu dépasserait le contenant. Or ces bom- bances gargantualesques ne sont pas des réfections normales, mais bien des rites matrimoniaux, sur les- quels nous aurons l'occasion de revenir. Elles n'ont lieu qu'en temps de pariade, et les dévorés sont toujours des mâles. Je n'inscrirai donc pas au chapitre des victuailles nor- males ces trépassés victimes de leurs embrassements. Ce sont là des aberrations de la bête en rut, des orgies LE SCORPION LANGUEDOCIEN 255 niiplialos dignes de figurer à cùté des. noces tragiques de la Manie religieuse. Je n'y inscrirai pas davantage les gueuletons provo- qués par mes malices, lorsque je mets le Scorpion en présence d'un adversaire puissant et que ]e harcèle les deux lutteurs, désireux de voir la bataille. Exaspéré, le Scorpion se défend, poignarde ; puis, dans l'ivresse de sa victoire, il mange le vaincu, autant que le lui permettent ses facultés déglutives. C'est sa manière de célébrer son triomphe. Jamais, sans mon intervention, il n'aurait osé s'attaquer à pareil adversaire; jamais il n'aurait porté la dent sur une proie si volumineuse. En dehors de ces ripailles, trop exceptionnelles pour être mises en ligne de compte, je ne relève que de so- bres collations. Ma surveillance est peut-être en défaut; de nuit, à des heures avancées, en l'absence de témoins, la consommation pourrait bien augmenter; aussi, avant d'accorder au Scorpion un certificat de haute sobriété, je fais appel à l'expérience suivante, qui nous donnera formelle réponse. Au début de l'automne, quatre sujets de taille moyenne sont isolés chacun dans une terrine, meublée d'une couche de sable fin et d'un tesson. Un carreau de vitre ferme le récipient, prévient l'évasion des habiles grim- peurs et laisse le soleil égayer la demeure. Sans entraver l'accès de l'air, la clôture est suffisante pour empêcher tout menu gibier, Teignes et Moustiques, de pénétrer dans l'enceinte. Les quatre terrines sont entreposées dans une serre où règne la majeure partie du jour une température tropicale. De vivres, il n'y en a point de servis par mes soins; jamais non plus n'arrivera du dehors la moindre bouchée, ne serait-ce qu'une fourmi 236 SOUVENIRS ENT OMOLOGIQUES vagabonde. En cette absence totale de vivres, que vont devenir les séquestrés? Toujours guillerets sans une miette de nourriture, ils se terrent sous le tesson. Ils fouillent, il se creusent un terrier que ferme une barrière de sable. De temps à autre, au crépuscule du soir surtout, ils sortent de leur gîte, font une brève promenade, puis rentrent chez eux. Alimentés, ils ne se comporteraient pas autrement. Les froids venus, bien qu'il ne gèle pas dans la serre, les séquestrés ne quittent plus leur case, un peu appro- fondie en prévision de la mauvaise saison. La santé d'ailleurs ne cesse d'être bonne. Si je les visite, ce que ma curiosité se permet souvent, je les trouve toujours dispos et prompts à remettre en état le terrier que je viens de bouleverser. L'hiver finit sans encombre. A cola rien d'extraordi- naire : la période froide, en suspendant l'activité, tem- père ou même annule le besoin de réfection. Mais les chaleurs reviennent, et avec elles l'alimentation, dépen- sière de vivres. Or, que font les jeûneurs tandis que leurs confrères de la cage vitrée se restaurent de Pa- pillons et de Criquets? Sont-ils languissants, anémiés? Pas du tout. Vigoureux non moins bien que les alimentés, ils bran- dissent leur queue noueuse et répondent à mes agace- ries par des gestes menaçants. Si je les tracasse trop, ils fuient rapides le long du périmètre de la terrine. La famine semble ne pas les avoir éprouvés. Cela ne peut durer indéfiniment. Vers le milieu de juin, trois dos séquestrés périssent; le quatrième persiste jusqu'en juillet. 11 a fallu neuf mois d'abstinence absolue pour mettre fin à leur activité. LE SCORPION LANGUEDOCIEN 2.j7 Une autre épreuve a été préparée avec des sujets 1res jeunes, âgés d'une paire de mois environ. Ils mesurent une trentaine de millimètres de longueur, depuis le front jusqu'au bout de la queue. La coloration en est plus vive que celle des adultes; les pinces, en particu- lier, semblent taillées dans l'ambre et le corail. En sa précoce jeunesse, la future borreur a ses grâces. Je les trouve sous les pierres à partir d'octobre. Invariable- ment solitaires comme les vieux, ils se creusent, sous l'abri cboisi, une fossette barricadée d'un pli sablonneux provenant des déblais de l'excavation. Extraits de leur retraite, ils courent prestement; ils incurvent la queue sur l'échiné, ils balancent leur débile aig-uillon. Dès octobre, j'en installe quatre dans autant de verres à boire que ferme un voile de mousseline , obstacle infranchissable pour toute minime proie venue de l'ex- térieur. Les prisonniers y trouvent, comme sol à fouir, un travers de doigt de sable fin, et comme abri une rondelle de carton. Eh bien, ces petits supportent l'abs- tinence presque aussi vaillamment que les adultes; tou- jours remuants et actifs, ils atteignent les mois de mai et de juin. Ces deux épreuves nous affirment que, tout en con- servant son activité, le Scorpion est capable de suppor- ter le manque de nourriture les trois quarts de l'année. Il faut alors à sa corpulence une longue période d'évo- lution. Une chenille dont la vie est de quelques jours, con- tinuellement broute pour amasser la matière du futur papillon; son dévorant appétit supplée à la brièveté du banquet. Comment fait-il, lui, pour thésauriser tant de substance avec des miettes largement espacées? Il 17 2o8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES doit accumuler à la faveur d'une exceptionnelle lon- gévité. Evaluer approximativement sa durée n'offre pas dif- ficulté sérieuse. Les pierres retournées à diverses épo- ques nous donnent la réponse aussi bien que le feraient les archives d'un état civil. J'y constate, sous le rapport de la taille, cinq catégories de scorpions. Les moindres mesurent un centimètre et demi de longueur; les plus gros en mesurent neuf. Entre ces deux extrêmes, s'é- chelonnent, très distinctes, trois grandeurs. A n'en pas douter, chacune de ces catégories corres- pond à une année de différence dans l'âge ; peut-être même à plus, car chacune des étapes paraît se prolon- ger; du moins le progrès en dimensions est à peine sen- sible au bout de l'an chez les sujets de mes appareils d'élevage. Le Scorpion languedocien a donc le privilège d'une verte vieillesse ; il vit cinq années et probable- ment davantage. Il a le loisir, on le voit, de se faire gros avec des miettes. Grossir n'est pas tout, il faut agir. Los miettes se répéteront, il est vrai, mais toujours si parcimonieuses et à des intervalles si éloignés, qu'on en vient à se demander quel est vraiment ici le rôle du manger. Mes séquestrés, petits et grands, soumis à l'abstinence rigou- reuse, donnent particulièrement à réfléchir. Toutes les fois que je les trouble dans leur repos, ce dont ma cu- riosité ne se prive guère, ils se meuvent guillerets, brandissent la queue, piochent le sable, le balayent, le déplacent; bref, ils font des kilogrammètres, suivant l'expression mécanique; et cela dure des huit, des neuf mois. Pour suffire à pareil travail, que dépensent-ils maté- LE SCORPION LANGUEDOCIEN 2o9 riellement? Rien. Depuis le jour de l'incarcéralion, toule nourriture a fait défaut. L'idée vient alors de réserves nutritives, d'économies adipeuses amassées dans l'orga- nisme. Pour suffire à la dépense de force, l'animal se consumerait lui-même. Avec des adultes corpulents, l'explication serait va- lable dans une certaine mesure; mais j'ai soumis à l'épreuve des sujets maigrelets, d'âge moyen; j'ai fait choix de jeunes, au début de la vie. Que peuvent-ils avoir dans le ventre, ces petits? que possèdent-ils de transformable en énergie motrice par le fait de l'oxyda- tion vitale? Le scalpel ne le trouve pas, et l'imag-ination se refuse à l'évaluer, tant la disproportion est grande entre la somme du travail accompli et la masse du tra- vailleur. L'animal serait-il en entier un combustible par excellence et brûlerait-il jusqu'au dernier atome, le total de la chaleur dégagée serait loin d'équivaloir au total des résultats mécaniques. Nos usines ne mettent pas en branle une machine, l'année durant, avec une motte de houille pour toute provision. Cette motte de combustible, mes scorpions ne sem- blent guère la consumer d'ailleurs. Après une longue et rigoureuse abstinence, ils sont aussi frais et colorés, aussi luisants de santé qu'au début de l'épreuve. Profondément inerte et contracté dans sa coquille, dont il a fermé l'orifice avec un opercule calcaire ou bien un voile de parchemin, l'Escargot se comprend : il ne mange plus, mais il n'agit pas; il subsiste de ses réserves en ralentissant la vie jusqu'aux dernières limites du possible. Avec le Scorpion, toujours remuant malgré la prolongation outrée du jeûne, on cesse de comprendre. 260 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Pour la troisième fois dans le cours de ce volume, au sujet des petits de la Lycose d'abord, puis de la Clotho et enfui du Scorpion, nous voici ramenés au même soupçon. Les animaux d'organisation très difîé- rente de la nôtre, dépourvus d'une température propre déterminée par une oxydation active, seraient-ils régis par des lois biologiques immuables dans la série entière des vivants? Chez eux le mouvement serait-il toujours le résultat d'une combustion dont le manger fournirait les matériaux? Ne pourraient-ils emprunter, du moins en partie, leur activité aux énergies ambiantes, chaleur, électricité, lumière et autres, modes variés d'un même agent? Ces énergies sont l'àme du monde, l'insondable tour- billon qui met en branle l'univers matériel. Serait-ce alors idée paradoxale que de se figurer, dans certains cas , l'animal comme un accumulateur de haute per- fection, capable de recueillir la chaleur ambiante, de la transmuter dans ses tissus en équivalent mécanique et de la restituer sous forme de mouvement? Ainsi s'entreverrait la possibilité de la bète agissant en l'absence d'un aliment énergétique matériel. Ah ! la superbe trouvaille que fit la vie, lorsque, aux époques de la houille, elle inventa le Scorpion! Agir sans manger, quel don incomparable s'il se fût généra- lisé! Que de misères, que d'atrocités supprimerait l'af- franchissement des tyrannies du ventre! Pourquoi le merveilleux essai ne s'est-il pas continué, se perfection- nant dans les créatures d'ordre supérieur? Quel dom- mage que l'exemple de l'initiateur n'ait pas été suivi, en progression croissante! Aujourd'hui peut-être, exemp- tée des ignominies de la mangeaille, la pensée, la plus LE SCORPION LANGUEDOCIEN 2GI délicate et la plus haute expression de Taclivité, se referait de la fatigue avec un rayon de soleil. Dû l'antique don, plein de promesses non réalisées, certains détails se sont néanmoins propagés dans Tani- malité entière. Nous vivons, nous aussi, de radiations solaires; nous leur empruntons en partie nos énergies. L'Arabe, nourri d'une poignée de dattes, n'est pas moins actif que l'homme du Nord, gorgé de viandes et de bière; s'il ne se remplit pas aussi copieusement l'esto- mac, il a meilleure part au banquet du soleil. Tout bien considéré, le Scorpion puiserait donc dans la chaleur ambiante la majeure part de son aliment énergétique. Quant à l'aliment plastique, indispensable à l'accroissem.ent, un peu plus t(M, un peu plus tard, son heure vient, annoncée par une mue. La rigide tunique se fend sur le dos; à l'aide d'un doux glissement, l'animal émerge de sa défroque, devenue trop étroite. Alors se fait impérieux le besoin de manger, ne serait-ce que pour suffire aux dépenses de la peau neuve. A partir de ce moment, si l'abstinence se prolonge, mes incar- cérés, les plus petits surtout, ne tardent pas à périr. XIX LE SCORPION LANGUEDOCIEN. — LE VENIN Pour Faltaque de la menue proie, son habituelle nourriture, le Scorpion ne fait guère usage de son arme. Il saisit Tinsecte des deux pinces et tout le temps le maintient de la sorte à la portée de la bouche, qui doucement grignote. Parfois, si le dévoré se démène et trouble la consommation, la queue s'incurve et vient à petits coups immobiliser le patient. En somme, le dard n'a qu'un rôle fort secondaire dans l'acquisition du manger. Il n'est vraiment utile à l'animal qu'en un moment de péril, en face d'un ennemi. J'ignore contre quels adver- saires la redoutable bête peut avoir à se défendre. Parmi les habitués des pierrailles, qui donc oserait l'at- taquer? Si je ne sais en quelles occasions, dans le cours normal des choses, le Scorpion doit veiller à sa défense, il m'est du moins loisible d'user d'artilice et de réaliser des rencontres qui l'obligeront à guerroyer de façon très sérieuse. Pour juger de la violence de son venin, je me propose, sans sortir du domaine entomologique^ de le mettre en présence d'adversaires variés et puis- sants. Dans un large bocal, avec couche de sable, appui moins glissant que le verre, sont introduits le Scorpion LE SCORPION LANGUEDOCIEN 263 languedocien et la Lycose de Narbonne. Qui des deux, pareillement outillés en crocs venimeux, aura le dessus et mangera l'autre? Si la Lycose est moins robuste, elle a pour elle la prestesse qui lui permet de bondir et d'attaquer à Timproviste. Avant que Tassailli, lent à la riposte, se soit mis en posture de bataille, l'autre aura fait son coup et fuira devant le dard brandi. Les chances sembleraient être en faveur de l'alerte Aranéide. Les événements ne répondent pas à ces probabilités. Aussitôt l'adversaire aperçu, la Lycose se dresse à demi, ouvre ses crocs où perle une gouttelette de venin et attend, intrépide. A petits pas et les pinces tendues en avant, le Scorpion s'approche. De ses mains à deux doigts, il saisit, il immobilise l'Araignée, qui désespé- rément proteste, ouvre et ferme ses crochets sans pou- voir mordre, maintenue qu'elle est à distance. La lutte est impossible avec tel ennemi, muni de longues tenail- les, qui maîtrisent de loin, empêchent d'approcher. Sans lutte aucune, le Scorpion courbe donc la queue, la ramène au delà du front, et plonge le dard, tout à son aise, dans la noire poitrine de la patiente. Ce n'est pas ici le coup instantané de la Guêpe et des autres bretteurs à quatre ailes; l'arme, pour pénétrer, exige certain effort. La queue noueuse pousse en oscillant un peu; elle vire et revire le dard ainsi que le pratiquent nos doig'ts pour faire entrer une pointe dans un milieu de quelque résistance. La trouée faite, l'aiguillon reste un moment dans la plaie, sans doute pour donner au venin le temps d'une large émission. Le résultat est foudroyant. Aussitôt piquée, la robuste Lycose rassem- ble ses pattes. Elle est morte. Avec une demi-douzaine de victimes, je me suis per- 2C4 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES mis l'émouvant spectacle. Ce que m'avait montré la première épreuve, les autres le répèlent. C'est toujours l'agression immédiate du Scorpion lorsque la Lycose est aperçue, toujours la lactique des tenailles tenant à distance l'adversaire, toujours la mort brusque de i'A- ranéide lardée. Ecraserail-on la bête sous le pied, que l'inertie ne serait pas plus soudaine. On dirait la Lycose terrassée par une décharge fulgurante. Manger le vaincu est de règle, d'autant mieux que l'Aranéide dodue est venaison superbe comme il doit bien rarement en échoir dans les habituels domaines de chasse. Sur place et sans tarder, le Scorpion s'y attable, en commençant par la tête, formalité d'usage général avec n'importe quel gibier. Immobile, par menues bou- chées, il gruge, il ingurgite. Tout se consomme, moins quelques tronçons des pattes, morceaux coriaces. La gargantuélique bombance dure les vingt-quatre heures. Le gueuleton fini, on se demande comment a disparu la pièce dans un ventre guère plus volumineux que la chose mangée. Il doit y avoir des aptitudes stomacales particulières chez ces consommateurs, qui, exposés à des jeûnes interminables, se gorgent à outrance lorsque l'oc- casion se présente. S'il attaque la Lycose, qui serait capable de sérieuse défense à la condition de courir sus au lieu de se dres- ser fière, avec la poitrine à découvert, que sera-ce des bénignes Épeires! Toutes, même les plus fortes, l'angu- laire, la fasciée, la soyeuse, sont assaillies avec ardeur, d'autant plus que les pauvres filandières, démoralisées par l'effroi, n'essayent pas même de lancer leurs paquets de cordages qui si vite paralyseraient l'agresseur. Sur leurs toiles, elles maîtriseraient à grand jet de lacets LE SCORPION LANGUEDOCIEN iGo ]a féroce Manie, le redoutable Frelon, le gros Acri- dien expert en ruades. Hors de chez elles, en face d'un ennemi et non d'un gibier, elles oublient à fond la puis- sante niôthode de l'emmaillotement. Atteintes par le dard, toutes à l'instant succombent, foudroyées elles aussi. Le Scorpion en fait régal. Sous ses pierres, l'amateur d'Araignées ne fait jamais rencontre de la Lycose et des Epeires, qui fréquentent d'autres parages; mais il peut, de loin en loin, trouver d'autres Aranéides, amies comme lui des abris sous roche, notamment la timide Clotho. Ce genre de gibier lui est donc quelque peu familier, et toute Araignée de belle taille lui agrée, pourvu qu'il soit en appétit. Je le soupçonne de ne pas être indifférent à la capture d'une Mante religieuse, autre pièce de haut titre. Certes, il ne va pas la surprendre sur les broussailles, station habituelle do l'insecle ravisseur ; ses moyens d'ascension, excellents pour escalader une muraille, ne lui permet- traient absolument pas la marche sur le branlant appui du feuillage. Il doit faire son coup lorsque la mère est en gésine, sur la fin de l'été. Il, m'arrive assez fréquem- ment, en effet, de trouver le nid de la Mante religieuse appliqué à la face inférieure des blocs de pierre hantés par le Scorpion. Au moment où la pondeuse, dans le calme de la nuit, fait mousser la glaire de son coffret bourré d'œufs, le forban peut survenir, en quête de victuailles. Ce qui se passe alors, je ne l'ai jamais vu et probablement ne le verrai jamais; ce serait trop demander aux chances de la bonne fortune. Par artifice comblons cette lacune. Dans l'arène d'une terrine, le duel est provoqué entre le Scorpion et la Mante, choisis l'un et l'autre de belle 266 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES taille. Au besoin, je les excite, je les pousse à la ren- contre. Je sais déjà que tous les coups de queue ne por- tent réellement pas; bien des fois ce sont de simples taloches. Économe de son venin et dédaignant de piquer lorsqu'il n'y a pas urgence, le Scorpion repousse Fim- portun d'un brusque revers de la queue, sans faire usage de l'aiguillon. Dans les diverses épreuves ne compteront que les coups suivis d'une blessure sai- gnante, preuve de la pénétration du dard. Happée des pinces, la Mante prend aussitôt la pose spectrale, les pattes à scies ouvertes et les ailes déployées en cimier. Ce geste d'épouvantail, loin d'avoir du suc- cès, favorise l'attaque; le dard plonge entre les deux pattes ravisseuses, tout à la base, et quelque temps persiste dans la plaie. Quand il sort, une gouttelette de venin suinte encore à la pointe. A l'instant, la Mante replie les pattes en une convul- sion d'agonie. Le ventre a des pulsations, les appen- dices caudaux oscillent par saccades, les tarses ont do vagues frémissements. Au contraire , les pattes ravis- seuses, les antennes et les pièces de la bouche sont immobiles. A cet état, en moins d'un quart d'heure, succède l'inertie complète. Le Scorpion ne combine pas ses coups; il frappe au hasard tout point à sa portée. Cette fois, il vient d'attein- dre une partie éminemment vulnérable, à cause de la proximité des principaux centres nerveux ; il a piqué la Mante à la poitrine, entre les pattes ravisseuses, préci- sément au point que blesse la Tachyte manlicide dans le but de paralyser sa proie. La manœuvre est fortuite et non intentionnelle; le butor n'en sait pas aussi long que rilyménoptère sur l'anatomie. La chance venant LE SCORPION LANGUEDOCIEN 2GT en aide, la mort a élé instantanée. Qu'adviendrait-il si la piqûre était faite en une autre région du corps, moins périlleuse? Je change d'opérateur, pour être sûr que l'ampoule à venin est garnie. La même précaution sera prise dans les divers duels qui vont suivre ; à chaque nouvelle vic- time, nouveau sacrificateur, qu'un long repos a remis dans la plénitude de ses moyens. La Mante, encore une puissante matrone, se dresse à demi, fait pivoter la tête, le regard au guet par-dessus l'épaule. Elle prend sa pose de spectre, avec des bruits de pouf, pouf, provenant des ailes frôlées l'une contre l'autre. Son audace lui réussit d'abord; de ses brassards dentés elle parvient à saisir la queue de son adver- saire. Tant qu'elle tient bon, le Scorpion désarmé est dans l'impuissance de nuire. Mais la fatigue vient, accrue par la terreur. La Mante avait saisi la queue brandie devant elle comme elle aurait harponné toute autre partie du corps, sans se douter de l'efficacité de sa manœuvre. La pauvre igno- rante relâche son traquenard. Elle est perdue. Le Scor- pion la pique au ventre, non loin de la troisième paire de pattes. Aussitôt, détraquement complet, pareil à celui d'un mécanisme dont le grand ressort vient à casser. Il n'est pas en mon pouvoir d'obtenir des piqûres en tels et tels autres points choisis à ma guise; le Scorpion, peu endurant, se prêterait mal à des familiarités qui voudraient diriger son arme. Je profite des cas variés offerts par les hasards de la lutte. Quelques-uns sont à noter, à cause de l'éloignement des centres d'innervation. La Mante est piquée cette fois à l'une des pattes ravisseuses, dans le joint à peau fine du bras et de 268 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUE S l'avant-bras. Inertie brusque de la patte alteinle et bien- tôt de la seconde. Les autres pattes se recroquevillent. Pulsations du ventre et rapide immobilité totale. C'est la mort presque foudroyante. Autre piquée à l'articulation de la jambe et de la cuisse de l'une des pattes intermédiaires. Soudain les quatre pattes postérieures se replient; les ailes, que l'in- secte n'avait pas étalées au moment de l'attaque, se dé- ploient convulsivement comme dans la pose de spectre et persistent dans cet état même après la mort. Les pattes ravisseuses s'agitent en désordre; elles saisissent, s'ouvrent, se referment; les antennes se meuvent, les palpes tremblotent, le ventre palpite, les appendices caudaux oscillent. Encore un quart d'heure de cette tumultueuse agonie, et le repos se fait. La Mante est trépassée. Ainsi de tous les cas que se permet ma curiosité, surexcitée par l'émouvante allure du drame. Quel que soit le point atteint, plus près ou plus loin des centres nerveux, la Mante toujours succombe, tantôt à l'instant même, tantôt après quelques minutes de convulsions. Crotales, Cérastes, Trigonocéphales et autres serpents venimeux d'épouvantable renom, ne tuent pas leurs vic- times avec plus de promptitude. J'ai vu là d'abord la conséquence d'un organisme affiné, d'autant plus délicat et plus vulnérable qu'il est mieux doué. Créatures d'élite l'une et l'autre, l'Arai- gnée et la Mante, me disais-je, périssent à l'instant d'un trouble qu'une vie grossière supporterait des heu- res et des jours, peut-être même sans grand encombre. Adressons-nous alors à la Courtilière, l'abhorré Taio- cebo du jardinier provençal. Étrange bête, en vérité, LE SCORPION LANGUEDOCIEN 269 que cette coupeuse de racines, et puissante, et rustique, et de moule inférieur. Saisie à pleine main, elle lait lâcher prise, tant elle nous pioche Tépiderme avec les houes dentelées de ses pattes antérieures, imitées de celles de la Taupe. Mis en rapport dans une étroite arène, Scorpion et Courtilière se regardent en face, semblent se connaître. Y aurait-il parfois entre eux des rencontres? C'est très douteux. La Courtilière est l'hôte des jardins, des ter- rains gras où l'hortolaille convoque la vermine souter- raine ; le Scorpion est fidèle aux pentes calcinées où végètent péniblement de secs gramens. Du stérile au fécond, la rencontre n'est guère probable. Inconnus Tun à l'autre, ils voient néanmoins aussitôt la gravité du péril. Sans excitation de ma part, le Scorpion court sus à la Courtilière, qui, de son côté, se met en posture d'at- taque, les sécateurs prêts à l'évenlrement. De ses ailes supérieures, frictionnées l'une contre l'autre, elle en- tonne une sorte de chant de guerre, bruissement sourd. Le Scorpion ne lui laisse pas achever le couplet; vive- ment il travaille de la queue. Le thorax de la Courti- lière porte une robuste cuirasse voûtée dans laquelle s'emboîte Téchine. A l'arrière de cette armure impé- nétrable bâille un pli profond voilé d'une peau fine. C'est là que plonge le dard. Du coup, sans plus, le monstre est terrassé; il s'écroule, comme foudroyé. Suivent des gesticulations sans ordre. Les pattes fouisseuses sont paralysées; elles ne saisissent plus de leurs pinces la paille que je leur présente ; les autres confusément se démènent, s'étirent, se replient; les quatre palpes à gros pompons charnus s'assemblent en 270 SOUVENIRS ENTOMOLO GIQUES bouquet, se séparent, se groupent de nouveau et tapo- tent l'objet que je mets à leur portée; les antennes mollement oscillent; le ventre a de larges pulsations. Par degrés, ces spasmes de Tagonie s'apaisent. Enfm, au bout d'une paires d'heures, les tarses, les derniers à mourir, cessent de trembloter. La grossière bète a suc- combé non moins bien que la Lycose et la Mante, mais avec une agonie plus longue. Reste à s'informer si le co,up sous la cuirasse du tho- rax n'a pas une efficacité spéciale, à cause du voisinage des centres nerveux. L'épreuve est reprise avec d'autres patientes et d'autres opérateurs. Parfois le dard pénètre au défaut de la cuirasse; plus souvent il atteint un point du ventre. Dans ce cas même, la piqûre serait- elle faite à l'extrémité de l'abdomen, l'effet produit est toujours l'agonie soudaine. La seule différence recon- nue, c'est que les pattes fouisseuses continuent quel- que temps de s'agiter comme les autres, au lieu d'être brusquement paralysées. Lardée par le Scorpion en un point quelconque, la Courtilière est donc toujours mise à mal; la robuste bête trépasse après quelques étire- ments convulsifs. Et maintenant au tour du Criquet cendré, le plus gros, le plus vigoureux de nos Acridiens. Le Scorpion paraît soucieux au voisinage de ce turbulent lanceur de ruades. De son côté, le Criquet ne demanderait pas mieux que de s'en aller. 11 bondit et vient choquer le carreau de vitre dont j'ai couvert l'arène afin de pré- venir l'évasion. De temps à autre, il retombe sur le dos du Scorpion, qui fuit pour éviter cette averse. Enfin, impatienté, le fuyard pique l'Acridien au ventre. La commotion doit être d'une rare violence, car l'une LE SCORPION LANGUEDOCIEN 271 des pattes à gros cuissots aussitôt se détache, par une de ces désarticulations spontanées dont les Acridiens sont coutumiers en des moments désespérés. L'autre est paralysée. Tendue en ligne droite et redressée, elle ne peut plus prendre appui sar le sol. Les bonds sont finis. Cependant les quatre pattes antérieures s'agitent en désordre, incapables de progression. Mis sur le flanc, l'insecte se retourne toutefois et reprend la station nor- male, moins la grosse patte d'arrière, toujours impuis- sante et dressée. Un quart d'heure s'écoule, et l'animal tombe pour ne plus se relever. Long-temps encore persistent les spas- mes, les étirements des pattes, les tremblotements des tarses, les oscillations des antennes. Cet état, de plus en plus aggravé, peut durer jusqu'au lendemain; mais parfois, en moins d'une heure, l'inertie est complète. Un autre Acridien parmi les robustes, le Truxale à gigues démesurées, à tête en pain de sucre, finit comme le Criquet ; son agonie dure quelques heures. Chez les porteurs de sabre, les Locustiens, j'ai vu se prolonger pendant une semaine celle paralysie graduelle qui n'est pas encore la mort, mais n'est pas non plus la vie. Cette fois le sujet est l'Éphippigère des vignes. La bête pansue a été piquée au ventre. Cri de dé- tresse des cymbales au moment de la blessure, puis chute sur le flanc avec toutes les apparences d'une mort imminente. Toutefois la blessée résiste. Au bout de deux jours, elle démène si bien ses pattes ataxiques, incapables de locomotion, que l'idée me vient de lui ve- nir en aide et de la médicamenter un peu. Je lui admi- nistre comme cordial, au bout d'une paille, du jus de raisin, qu'elle accepte volontiers. 272 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES On dirait que la potion agit; la santé semble reve- nir. Il n'en est rien, hélas! Le septième jour après la piqûre, le malade périt. Le coup du Scorpion est inexo- rable pour tout insecte, môme parmi les plus robustes. Tel périt à l'instant, tel autre agonise des jours; mais enfin tous succombent. Si mon Ephippigère a survécu une semaine, je me g'arderai bien d'en faire honneur à ma médication par le jus de raisin; c'est au tempéra- ment de la bête qu'il faut attribuer la long'ue résistance. Il convient surtout de prendre en considération la g-ravité de la blessure, très variable suivant la dose de venin inoculée. Il n'est pas en mon pouvoir d'en régler l'émission, et d'autre part le Scorpion a ses caprices lors du suintement de sa burette, avare dans tel cas, dans tel autre prodigue. Aussi la discordance est grande dans les données fournies par l'Ephippigère. Mes notes mentionnent des sujets succombant à bref délai, tandis que d'autres, et ce sont les plus nombreux, longtemps agonisent. D'une manière générale, les Locustiens résistent mieux que les Acridiens. L'Éphippigère en témoigne, et après elle le Dectique à front blanc, chef de file de nos porteurs de sabre. L'insecte à fortes mandibules, à tète éburnéenne , est atteint vers le milieu du ventre, à la face supérieure. En apparence peu compromis, le blessé déambule, essaye de bondir. Une demi-heure après, voici que le venin le travaille. Le ventre se convulsé, se recourbe fortement en crochet, et de son orifice ouvert, incapable de se refermer, sillonne les rudesses du sol. La fière bête est devenue piteux cul- de-jatte. Six heures après, l'insecte gît sur le liane. Pour se relever et sans y parvenir, il s'exténue en ges- LE SCORPION LANGUEDOCIEN 273 ticiilalions. Petit à petit la crise se calme. Le second jour, le Dectique est mort, bien mort; plus rien en lui ne bouge. Aux dernières heures du jour, le long- des haies, va et revient en ligne droite, d'un essor rapide et silen- cieux, la grande Libellule costumée de jaune et de noir. C'est le corsaire qui prélève tribut sur tous les voiliers des parages tranquilles. Sa vie ardente, sa fougueuse activité, dénotent innervation plus délicate que celle de l'Acridien, placide ruminant des pelouses. Et en effet, piquée par le Scorpion, elle périt presque aussi vite que la Mante religieuse. La Cigale, autre dépensière d'énergie, qui du matin au soir, en temps de canicule, ne discontinue de chan- ter en faisant osciller de haut en bas le ventre pour rythmer les coups de cymbale, meurt très promptement aussi. Les talents se payent; oii l'abruti résiste, le bien doué succombe. Les gros Coléoptères, blindés de corne, sont invul- nérables. Jamais le Scorpion, gauche dans son escrime et frappant au hasard, ne trouvera les étroits joints do la cuirasse. Quant à percer la dure enveloppe en un point quelconque, il faudrait une insistance prolongée, que le patient ne permet guère dans le tumulte de la défense. D'ailleurs, cette tactique de percerette est inconnue au brutal, qui frappe d'un coup brusque. Une seule région se prête au soudain accès du dard : c'est la face supérieure du ventre, toute molle et dé- fendue par les élytres. Je mets à découvert cette région en maintenant, avec des pinces, les élytres et les ailes soulevées. Ou bien encore, avec des ciseaux, j'enlève au préalable les unes et les autres. Cette ablation est 18 274 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES de peu de gravité, et n'empêcherait pas l'opéré de long- temps survivre. En cet état, l'insecte est présenté au Scorpion. Il est choisi parmi les plus gros, Orycte, Ca- pricorne, Scarabée, Carabe, Cétoine, Hanneton, Géo- trupe. Tous périssent de la piqûre, mais la durée de l'agonie est très variable. Donnons-en quelques exemples. Après des étirements convulsifs, le Scarabée sacré se guindé hautement sur pattes, fait le gros dos et piétine sur place sans avancer, faute de coordination dans le mé- canisme locomoteur. Il chavire, incapable de se remet- Ire sur pieds; éperdument il gigote. Enfin en quelques heures l'immobilité se fait; l'insecte est mort. Les Capricornes, le Cerambyx héros, hôte du chêne ^ et le Cerambyx cerdo, hôte de l'aubépine et du laurier- cerise, débutent de même par une sorte d'attaque cata- leptique dont le dénouement se fait parfois attendre. Pour certains, la mort n'arrive que le lendemain; pour d'autres, la résistance n'est que de trois à quatre heures. Résultat semblable avec la Cétoine, le Hanneton vul- gaire et le Hanneton du pin, le superbe encorné. C'est spectacle pénible à voir que celui du Carabe doré agonisant des suites de la piqûre. Sans équilibre sur ses pattes hautement convulsées en échasses, l'in- secte chavire, se relève, retombe, se hisse encore pour choir de nouveau. Le bout de l'intestin, avec son ar- mure cornée, fait saillie et se gonfle comme si l'animal allait expulser ses entrailles; le jabot vomit un flot noir où la tête se noie; les élytres d'or, soulevant leur cui- rasse, laissent voir les pauvres nudités du ventre. Le lendemain, les tarses frémissent encore. La mort n'est pas loin. Le noir Procustc, proche parent du Carabe, LE SCORPION LANGUEDOCIEN 275 agonise de la môme façon misérable. Nous y revien- drons. Youlons-nous voir, au contraire, un stoïque, sachant mourir de façon décente? Faisons piquer l'Orycte nasi- corne, vulgairement le Rhinocéros. En robuste pres- tance, nul de nos Coléoptères ne le vaut. Malgré la corne de son nez, c'est un pacifique, hôte, en son âge larvaire, des vieilles souches d'olivier. Lardé par le Scorpion, il semble d'abord n'avoir rien éprouvé. Comme toujours, il déambule gravement et bien équilibré. Mais voici que soudain l'atroce virus le travaille. Les pattes n'obéissent plus avec l'habituelle correction; le blessé chancelle et tombe sur le dos. Il ne se relèvera plus. Dans cette posture, pendant trois et quatre jours, sans autre lutte que de vagues gestes de moribond, tout doucement il se laisse défaillir. Les Papillons, à leur tour, comment se comportent- ils? Ces délicats doivent être fort sensibles à la piqûre; avant l'épreuve, j'en suis persuadé. Par scrupule d'ob- servateur, expérimentons cependant. Un Machaon, un Yulcain, atteints par le dard, à l'instant périssent. Je m'y attendais. Le Sphinx de l'euphorbe, le Sphinx rayé, ne résistent pas davantage; ils sont foudroyés, eux aussi, tout comme la Libellule, la Lycose et la Mante. Mais, h ma vive surprise, le Grand -Paon semble invulnérable. Il est vrai que l'attaque est difficultueuse. Le dard s'égare dans la molle bourre qui, chaque fois, vole en flocons. Malgré des coups multiples, je ne suis pas sur que l'aiguillon ait réellement pénétré. Je dépile alors le ventre, je mets à nu l'épiderme. Cette précau- tion prise, je vois nettement l'arme plonger. La piqûre 270 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES maintenant est certaine; d'autres, douteuses, l'ont pré- cédée, et pourtant le gros Papillon reste impassible. Je le mets sous une cloche métallique reposant sur la table. Il s'agrippe au treillis, s'y tient immobile toute la journée. Les ailes, largement étalées, n'ont pas même un frémissement. Le lendemain rien n'est changé dans l'état des choses; l'opéré est toujours appendu au treillis par les crochets des tarses antérieurs. Je le détache et le mets sur la table, couché le ventre en l'air. Le gros corps tremblote en une vive trépidation. Est-ce la fm? Pas du tout. L'apparent moribond ressuscite, bat des ailes et d'un brusque efTort se remet sur pied. Il re- monte au treillis, de nouveau s'y suspend. Une seconde fois, dans l'après-midi, je le dépose sur la table, couché sur le dos. Les ailes ont un doux mouvement, presque un frisson, à la faveur duquel le gisant glisse et che- mine. Il remonte sur le treillis, où toute agitation cesse. Laissons la pauvre bête en paix; quand elle sera réellement trépassée, elle retombera. Or ce n'est que le quatrième jour après la piqûre, peut-être multiple, que la chute se fait. La vie est épuisée, et la défunte est une femelle. Plus forte que les affres de l'agonie, la maternité a fait reculer la mort; avant de trépasser, le Papillon a pondu ses œufs. Si l'idée venait, bien naturelle, d'attribuer cette longue résistance à la forte constitution du colosse, le débile produit de nos magnaneries, le Bombyx du mûrier, nous avertirait qu'il faut en chercher le motif ailleurs. Il résiste à la piqûre non moins bien que le Grand- Paon, lui le nain, l'invalide qui tout juste a la force de trembler des ailes et de tournoyer auprès de sa femelle. La raison de cette passivité est probablement celle-ci. LE SCORPION LANGUEDOCIEN 277 Le Grand- Paon et le Bombyx du mûrier sont des êtres incomplets, bien différents des autres papillons, en particulier du Spbinx, ardent sondeur de corolles aux heures crépusculaires, du Machaon et du Vulcain, inlassables pèlerins de la chapelle des fleurs. Ils n'ont pas d'outils buccaux, ils ne prennent aucune nourri- ture. Privés du stimulant du manger, ils ne vivent que peu de jours, le temps nécessaire à la ponte fertile. A cette vie diminuée doit correspondre un mécanisme organique de moindre délicatesse et par conséquent de moindre fragilité. Descendons de quelques rangs dans la série des ani- maux segmentés, interrogeons le grossier Mille-Pattes. Le Scorpion le connaît. La bourgade de l'enclos me l'a montré se repaissant du Cryptops et de la Lithobie, produit de ses chasses. Ce sont pour lui des bouchées inolïensives, incapables de défense. Je me propose de le mettre aujourd'hui en rapport avec la Scolopendre [Scolopendra morsitans), le plus puissant de nos Myria- podes. Le dragon à vingt-deux paires de pattes n'est pas pour lui un inconnu. Il m'est arrivé de les trouver ensemble sous la même pierre. Le Scorpion était chez lui; l'autre, vagabondant de nuit, avait pris là refuge temporaire. Rien de fâcheux n'était survenu de cette cohabitation. En est-il toujours ainsi? Nous allons voir. Je mets en présence les deux horreurs dans un am- ple bocal sablé. La Scolopendre tourne en longeant de près la paroi de l'arène. C'est un ruban onduleux, large d'un travers de doigt, long d'une douzaine de centimè- tres, annelé de ceintures verdâtres sur un fond couleur d'ambre. Les longues antennes vibrantes sondent l'éten- 278 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES due; de leur extrémité, sensible ainsi qu'un doigt, elles rencontrent le Scorpion immobile. A l'instant, la bèto aiïolée rétrograde. Le circuit la ramène à l'ennemi. Nouveau contact et nouvelle fuite. Mais le Scorpion est maintenant sur ses gardes, l'arc de la queue tendu et les pinces ouvertes. Revenue au point dangereux de sa piste circulaire, la Scolopendre est saisie des tenailles, au voisinage de la tète. En vain la longue bête à souple échine se contorsionne et en- lace; imperturbable, l'autre ne serre que mieux des pinces; soubresauts, lacs noués et dénoués ne parvien- nent à lui faire lâcher prise. Cependant le dard travaille. A trois, à quatre repri- ses, il plonge dans les flancs du Myriapode, qui, de son côté, ouvre tout grands ses crocs à venin et cherche à mordre sans y parvenir, l'avant du corps étant main- tenu par les tenaces pinces. Seul le train d'arrière se débat et se tortille, se boucle et se déboucle. Efforts inutiles. Tenus à distance par les longues tenailles, les crochets empoisonnés de la Scolopendre ne peuvent agir. J'ai vu bien des batailles entomologiques; je n'en connais pas de plus horrible que celle entre ces deux monstruosités. Cela vous donne la chair de poule. Une accalmie me permet de séparer les combattants et de les isoler. La Scolopendre lèche ses blessures sai- gnantes et en quelques heures reprend vigueur. Quant au Scorpion, il n'a subi aucun dommage. Le lendemain, nouvel assaut. Par trois fois, coup sur coup, le Myria- pode est lardé, et le sang coule. Crainte de représailles, alors le Scorpion recule, comme effrayé de sa victoire. La blessée ne riposte pas, elle continue sa fuite circulaire. Assez pour aujourd'hui. J'entoure le bocal d'un cylin- LE SCORPION LANGUEDOCIEN 279 dre de carton. L'obscurité faite, chacun se tiendra tran- quille. Ce qui se passe après, de nuit surtout, je l'ignore. Probablement la bataille recommence, et d'autres coups d'aiguillon sont donnés. Toujours est-il que le troisième jour la Scolopendre est bien affaiblie. Le quatrième, elle est mourante. Le Scorpion la surveille sans oser en- core y porter la dent. Enfin, quand plus rien ne remue, l'énorme proie s'entame; la tète, puis les deux premiers segments sont dévorés. La pièce est trop copieuse, le reste se faisandera en pure perte. Des goûts exclusifs pour la chair fraîche empêcheront le Scorpion d'y toucher. Piquée sept fois et plus, la Scolopendre ne meurt que le quatrième jour; piquée une seule fois, la robuste Lycose périt à l'instant même. Presque aussi vite suc- combent la Mante religieuse, le Scarabée sacré, la Cour- tilière et autres vigoureux qui, empalés par le collec- tionneur, se démèneraient des semaines sur la planchette de liège. Atteint de l'aiguillon, tout insecte est sur-le- champ mis à mal ; du jour au lendemain, les plus vivaces sont morts; et voici la Scolopendre qui, lardée à sept reprises, résiste quatre jours. Elle périt de ses hémor- ragies peut-être autant que des effets du venin. Pourquoi ces différences? Affaire d'organisation appa- remment. La vie est équilibre de stabilité variable sui- vant la hiérarchie. Au sommet de l'échelle, écroulement facile; à la base, solide station. Fine nature, l'insecte succombe, lorsque résiste le grossier Mille -Pattes. Est-ce bien cela?La Courtilière nous laisse indécis. Elle périt, la rustique, tout aussi vite que le Papillon et la Mante, créatures affinées. Non, nous ne savons pas en- core le secret que le Scorpion recèle en sa gourde caudale. XX LE SCORPION LANGUEDOCIEN. IMMUNITÉ DES LARVES Nous le tenons si peu, le secret du Scorpion, que des faits inattendus viennent étrang-ement compliquer le problème. L'étude de la vie nous vaut de ces surprises. Des épreuves répétées, avec des résultats concordants, semblent nous mettre en mesure de formuler une loi, lorsque, à l'improviste, de graves exceptions se dressent qui nous lancent dans une voie nouvelle, à l'opposé de la première, et nous amènent au doute, dernière étape du savoir. Ayant bien peiné, lentement, patiemment, comme le bœuf laboure, il faut, au bout du champ que l'on croyait défriché, planter un point d'interrogation, sans espoir de réponse finale. Une question en amène une autre. Les larves de Cétoine me valent aujourd'hui pareil revirement. C'était vers la fin de novembre, saison tar- dive où l'insecte adulte se fait rare. En cette époque de pénurie, faute de mieux pour continuer mes expéri- mentations, je m'avisai de recourir" aux vers de la Cé- toine, vers qui toute l'année abondent dans un amas de feuilles mortes, en un coin de l'enclos. Le naturaliste qui interroge les bêles forcément est tortionnaire ; il n'y a pas d'autre moyen de les faire parler. Pour une foule de questions, ma curiosité fouille donc habituel- LE SCORPION LANGUEDOCIEN 2S1 lemcnt clans ce tas de terreau. Tout laboratoire de phy- siologie a SOS victimes attitrées, la Grenouille, le Co- baye, le Chien même. A mon rustique atelier, la larve de Cétoine suffit. J'ajoute l'humble ver à la noble série des patients qui, de leurs misères, nous font la science. La saison avancée, déjà froide, n'a pas ralenti l'acti- vité da Scorpion; de son côté, le gros ver, dans la tiède moiteur des feuilles pourries, a conservé toute sa sou- plesse d'échiné. L'un et l'autre sont parfaitement dis- pos. Je les mets en présence. L'attaque n'est pas spontanée. La larve fuit obstiné- ment, renversée sur le dos; elle longe la paroi de l'en- ceinte. Le Scorpion, immobile, regarde faire; il se range de côté et laisse libre passage lorsque la piste circulaire ramène la bête devers lui. Ce n'est pas une proie à sa convenance, encore moins un adversaire dangereux, et tuer pour la seule satisfaction de tuer est chez lui travers inconnu. Si je n'intervenais, la pacifique rencontre pourrait indéfiniment durer. Je harcèle les deux, les ramène en contact, les excite d'un bout de paille, si bien que mes manœuvres ont tournure d'agression de la part du ver. Le pauvre cul- buté ne songe certes pas à la bataille; c'est un timide qui, dans le péril, s'enroule et plus ne bouge. Non au courant des perfidies de ma paille, le Scorpion rap- porte à l'innocent voisin les tracas dont je suis seul la cause. Il brandit le dard, il pique. Le coup a bien porté, car la blessure saigne. Sur la foi de ce que m'a montré la Cétoine adulte, je m'attends à des convulsions, préludes de la mort. Eh bien, qu'est donc ceci? Laissé tranquille, le ver se déroule, décampe; il chemine sur le dos ni plus vite ni 282 SOUVENIRS E.NTOMOLOGIQUES moins vile que d'habitude, comme s'il n'avait pas été blessé. Déposé sur le terreau, prestement il s'y enfonce sans paraître en rien compromis. Je le visite une paire d'heures plus tard. Il est aussi vigoureux qu'avant l'é- preuve. Même état do santé le lendemain. Qu'est-ce donc que ce réfractaire? En sa forme adulte, il aurait été foudroyé; en sa forme larvaire, il est indomptable. Le coup était profond, puisque la blessure saignait: mais peut-être le dard a-t-il négligé d'instiller du venin, et c'est alors bénigne piqûre, accident nul pour le ro- buste ver. Il faut recommencer. Le même sujet est piqué une seconde fois par un autre Scorpion. Le résultat est conforme au premier. Tout à son aise, le blessé chemine sur le dos; il plonge dans la couche de feuilles pourries et tranquillement se remet à manger. Le coup venimeux ne l'a pas éprouvé. Cette immunité ne saurait être un cas exceptionnel; il n'y a pas de privilégiés parmi les Cétoines; tout autre sujet de la même espèce doit résister aussi. J'exhume douze larves et les fais piquer, quelques-unes deux et trois fois coup sur coup. Toutes se contorsionnent un peu au moment où la lardoire pénètre; toutes lèchent le point saignant si la bouche peut l'atteindre, puis se remettent vite de leur émotion. Elles cheminent, les pattes en l'air; elles descendent au sein du terreau. Je les visite le lendemain, le surlendemain et jours sui- vants. Le venin ne paraît pas les avoir mises en danger. Elles ont si bon aspect que l'espoir me vient de les élever. J'y réussis très bien sans autre soin que de renouveler de temps à autre la provision de feuillage pourri. L'année d'après, en juin, les douze soumises à l'atroce dard construisent leur coque et s'y métamor- LE SCORPION LANGUEDOCIEN 283 phosent. La piqûre du Scorpion no leur a valu qu'un léger prurit au moment oii l'aiguillon trouait la panse. Ce curieux résultat remet en mémoire ce que Lenz nous raconte au sujet du Hérisson. « J'avais, dit-il, une mère Hérisson allaitant ses petits. Je jetai dans sa caisse une grande Vipère. Le Hérisson la sentit bientôt, car c'est par l'odorat et non par la vue qu'il se guide. Il se leva, s'approcha d'elle sans crainte, la flaira de- puis la queue jusqu'à la tête, et surtout à la gueule. La Vipère siffla et le mordit plusieurs fois au museau et aux lèvres. Comme pour se railler d'un si faible assaillant, il se contenta de lécher ses blessures, poursuivit son examen et fut encore mordu, mais cette fois à la lan- gue. Enfin il la saisit à la tête qu'il broya, ainsi que les crochets et les glandes venimeuses. Alors il dévora la moitié du reptile, après quoi il revint se coucher auprès de ses petits et leur donner à téter. Le soir, il mangea une autre Vipère et ce qui restait de la première. Sa santé n'en fut pas plus altérée que celle des petits ; ses blessures n'étaient pas même tuméfiées. « Deux jours après, nouvelle Vipère et nouveau com- bat. Le Hérisson s'approcha du reptile et le flaira. Ou- vrant la gueule et relevant les crochets à venin, la Vi- père s'élança sur lui, le mordit à la lèvre supérieure et y demeura quelque temps suspendue. Le Hérisson s'en débarrassa en se secouant, et, bien que mordu dix fois au museau, vingt fois ailleurs parmi les piquants, il la saisit par la tête et la dévora lentement, malgré ses con- torsions. Cette fois encore, ni la mère ni les nourris- sons ne parurent malades. » On raconte que Mithridate, roi du Pont, pour se pré- munir contre les mauvais breuvages venus des enne- 284 SOUVENIRS EXTOMO LOGIQUES mis, s'était habitué aux divers poisons. Par degrés, il s'était fait un estomac réfractaire aux toxiques. En sa qualité de mangeur de Vipères, le Hérisson, nouveau Mithridate, aurait-il acquis son immunité par une ac- coutumance graduelle? Chez lui, ne serait-ce pas plu- tôt aptitude orig-inelle? Quand il broya pour la première fois la tête du reptile, n'avait-il pas déjcà les prédispo- sitions nécessaires à sa sauvegarde? Il les avait, nous répond la larve de Cétoine. Si quel- qu'un, parmi la gent insecte, doit se prémunir contre les atteintes du Scorpion, ce n'est certes pas le ver hôte des pourritures végétales. L'un et l'autre ne fré- quentent pas les mêmes lieux, ce qui rend leur rencon- tre à peu près impossible. De la part de la larve donc, pas d'accoutumance au venin. Les premières en pré- sence du Scorpion sont peut-être celles que j'y expose moi-même. Néanmoins, sans préparatifs d'aucune sorte, voici que le ver est réfractaire à la piqûre. Il y a en lui, d'origine, une résistance au venin tout aussi surpre- nante que celle du mangeur de reptiles. Que le Hérisson, préposé à l'extermination des Vi- pères, soit doué des prérogatives nécessaires à son métier, c'est d'une correcte logique. De même, le plus bel oiseau des provinces méditerranéennes, le Guêpier, se gonfle impunément le jabot de Guêpes vivantes ; de même, sans prurit, le Coucou se hérisse l'estomac de palissades en poils urticants venus de la Procession- naire. La fonction exercée le veut ainsi. Mais en quoi la larve de la Cétoine a-t-elle besoin do se garantir du Scorpion, qu'elle ne rencontre probable- ment jamais? On n'ose croire à des privilèges; on soup- çonne plutôt une aptitude générale. La larve de Ce- LE SCORPION LANGUEDOCIEN 285 toine résiste à la piqûre du Scorpion, non comme Cé- toine, mais comme ver, degré préparatoire d'un état supérieur. Alors toutes les larves, qui plus, qui moins, d'après leur robusticité, doivent posséder semblable résistance. A ce sujet, que dit l'expérimentation? Il convient d'écarter de l'épreuve les vers débiles, de complexion délicate. Pour eux, la simple piqûre, sans le concours du venin, serait blessure sérieuse, bien des fois mortelle. La pointe d'une aiguille les mettrait à mal. Que sera-ce du brutal stylet, même non empoisonné? Il faut ici des corpulents, que la panse trouée n'émotionne guère. Je suis servi à souhait. Une vieille souche d'olivier, ramollie sous terre par la pourriture, me vaut la larve de rOrycte nasicorne. C'est une andouillette dodue, de la grosseur du pouce. Piqué par le Scorpion, le ver be- donnant se glisse parmi les morceaux d'olivier pourri dont j'ai garni un bocal; insoucieux de sa mésaven- ture, il travaille si bien des mâchoires que, huit mois plus tard, en pleine prospérité d'embonpoint, il se pré- pare la niche de la métamorphose. Il est sorti indemne de la terrible épreuve. Quant à l'insecte adulte, on a déjà vu comment il se comporte. Piqué à la face supérieure du ventre, sous les élytres soulevées, le colosse bientôt chavire et mol- lement gigote, les pattes en l'air. En trois ou quatre jours au plus, tout mouvement a cessé. Le puissant meurt; son ver ne perd rien comme vigueur et comme appétit. Ce succès de mes prévisions est accompagné de bien d'autres. Devant ma porte sont deux vieux lauriers-ceri- ses, superbes de verdure en toute saison. Un Capricorne 286 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES me les ruine. C'est le petit Cerambyx Cerdo, hôte habi- tuel de l'aubépine. L'arôme cyanique, loin de le rebuter, l'attire; l'élégant encorné connaît cela par sa longue fréquentation des corymbes de l'aubépine, à senteur amère. L'arbre étranger lui agrée si bien pour l'étabhs- sement de sa famille que la hache doit intervenir si je veux sauver ce qui me reste. J'abats les tiges les plus compromises. D'un tronc débité par éclats j'obtiens une douzaine de larves du Capricorne. Des recherches sur les haies du voisinage me mettent en possession de l'insecte parfait. A nous deux maintenant, ravageur de mon berceau de ver- dure. Tu vas me dédommager de tes méfaits; tu périras par le Scorpion. Les adultes, en effet, succombent, et très vite; mais les larves résistent. Logées dans un bocal, avec de me- nus morceaux de l'arbre abattu, tranquillement elles se remettent à ronger. Si les provisions ne se dessèchent, les blessées par le Scorpion achèvent sans encombre leur vie larvaire. De façon pareille se comporte le Capricorne du chêne, Cerambyx héros. Le grand cornu périt; son ver n'a souci de la piqûre, car, remis en place dans sa galerie, il travaille le bois comme avant et achève de se déve- lopper. Même résultat avec le Hanneton vulgaire. En pou de minutes, l'insecte piqué se meurt; le ver blanc, au con- traire, tient bon, descend en terre, remonte à la surface pour ronger le trognon de laitue que je lui ai donné. Si ma patience d'éducateur ne se lassait, l'éprouvé, rapi- dement remis de l'accident, deviendrait Hanneton; cela se voit à sa bedaine luisante de santé. LE SCORPION LANGUEDOCIEN 287 Un proche allié du Cerf-Yolant, le Dorcus paralleli- pipedus, dont la larve m'est fournie par la vieille souche d'un tamarix. ajoute son témoignage aux: précédents; l'insecte adulte périt, la larve résiste. Ces exemples suf- fisent, il devient inutile de continuer dans cette voie. Vers de Cétoine, d'Orycle, de Capricorne, de Hanne- ton, de Dorcus, sont des bêtes à lard, vouées au régime végétarien. Ces pansues devraient-elles leur immunité à la nature des vivres? D'autre part, la nappe graisseuse où s'accumulent les réserves de ces insatiables man- geurs, neutraliserait-elle les virulences de la piqûre? Adressons-nous à de maigres carnivores. Je fais choix du plus fort de nos Carabiques, le Procus- tes coriaceus, sombre vénateur que je rencontre au pied des murs, éventrant un Escargot. Audacieux forban et fait pour la bataille, il se soude les élytres en une cui- rasse inviolable. Je lui rogne un peu cette armure en arrière, afm de rendre accessible au dard du Scorpion la seule partie pénétrable, la face supérieure du ventre. Ici se répète la misérable fin du Carabe doré. La lutte contre les atrocités de la piqûre donnerait l'épouvante si les choses se passaient dans un monde d'ordre plus élevé. Ainsi se débat le chien torturé par la saucisse municipale assaisonnée de strychnine. D'abord l'insecte blessé désespérément fuit. Soudain il s'arrête, se guindé hautement sur les pattes raidies; il soulève l'arrière, il abaisse la tète et prend appui sur les mandibules comme pour une culbute. Une secousse le terrasse. 11 tombe; vite il se relève et reprend la pose guindée. A le voir, on dirait qu'une charpente en fils de fer lui régit les articulations. C'est un automate que poussent les brus- queries d'un ressort. Autre secousse, autre chute, autre 288 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES redressement; et cela se continue une vingtaine de mi- nutes. Enfin le détraqué s'affale sur le dos et plus ne se relève, gesticulant toujours. Le lendemain s'achève l'inertie. Et la larve? — ■ Eh bien, dépourvue do la couche de lard qui semblerait protéger les vers de la Cétoine, de rOrycte et des autres, la maigre larve du Procuste est si peu compromise par la piqûre du Scorpion, que, deux semaines après l'épreuve, elle s'enfouit en terre et s'y creuse une cellule où se fait la transformation. Enfin l'adulte peu de temps après émerg-e du sol en parfaite vigueur. Ni le régime ni le degré d'embonpoint ne sont donc la cause de l'immunité. Le rang occupé dans la série entomologique ne l'est pas davantage, nous disent les Papillons après les Co- léoptères. Le premier interrogé est la Zeuzère, dont la chenille est une calamité pour divers arbres et arbustes. Je prends une pondeuse au moment où elle insinue son long oviducte dans les crevasses corticales d'un lilas pour y déposer ses œufs. Elle est superbe avec son cos- tume blanc tiqueté de bleuâtre. Je la soumets au Scor- pion. L'affaire ne traîne pas en longueur. Aussitôt pi- quée, la belle Zeuzère agonise, sans gestes tumultueux. La mort lui est douce. Et la chenille? — Après la piqûre, la chenille est aussi bien portante qu'avant. Réintégrée dans la galerie d'où je l'ai extraite en fendant le rameau de lilas, elle tra- vaille activement comme à l'ordinaire; je m'en aper- çois à la vermoulure rejetée par l'orifice du logis. Vien- nent en été, suivant les règles, la chrysalide et le Papillon. Le Yer à soie, qu'il m'est loisible de me procurer en LE SCORPION LANGUEDOCIEN 2S0 tel nombre que je le désire clans les magnaneries des fermes voisines, se prête beaucoup mieux à l'expé- rience. Vers la fin mai, lorsque l'éducation touche à sa fin, j'en fais piquer une paire de douzaines. Les vers sont à peau fine, toute rebondie; aussi chaque fois le dard mollement plonge et amène copieuse hémorragie. La petite table où ma curiosité me fait commettre ces barbaries se couvre d'éclaboussures de sang-, pareilles à des gouttes d'ambre liquide. Remis sur la litière en feuilles de mûrier, les blessés ne tardent guère à brouter avec leur habituel appétit. Une dizaine de jours plus tard, tous, du premier au der- nier, tissent leurs cocons, parfaitement corrects de forme et d'épaisseur. Enfin de ces cocons, sans le moindre dé- chet, sortent des papillons que nous interrogerons tout à l'heure dans un autre but. Pour le moment, il est établi que le. Ver à soie est réfractaire à la piqûre du Scorpion. Quant au papillon lui-même, nous savons déjà ce qu'il devient. Il succombe, lentement il est vrai, à la manière du Grand-Paon, mais enfin il succombe; le coup de dard lui est toujours fatal. Le Sphinx de l'euphorbe donne même réponse : le papillon très rapidement périt, la chenille brave la piqûre, mange à sa faim, puis descend en terre pour s'y transformer en chrysalide sous un voile grossier do sable et de soie. Sur le nombre des opérées, il y en a toutefois de mortellement atteintes, peut-être à cause de la multiplicité des blessures. La peau présente certaine résistance à la perforation, et l'hémorrag-ie reste dou- teuse, ce qui me laisse dans l'indécision sur la valeur du coup porté. Obligé de prolonger la lutte jusqu'à pleine évidence, j'ai parfois probablement dépassé la mesure. 19 290 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES La chenille qui, piquée une seule fois, aurait supporté l'épreuve avec la vaillance du Ver à soie, périt par l'ex- cès de la dose. La parée do turquoises, la puissante chenille du Grand-Paon, me fournit des résultats très nets. Piquée au sang-, puis remise sur le rameau d'amandier, son pâturage, elle achève de se développer et correctement fde son ingénieux cocon. Le Diptère et l'IIyménoptère mériteraient examen. Il y a chez eux, comme pour le papillon et l'insecte à élytres, refonte générale par le travail de la transforma- tion ; mais ils sont de taille modique, ils se prêteraient mal pour la plupart à la manœuvre de mes pinces les présen- tant au dard; leurs larves délicates périraient de la seule perforation de la peau. N'interrogeons que des géants. Parmi ces derniers prennent rang divers Orthoptères, le Truxale, le Criquet cendré, le Dectique à front hlanc, la Courtilière, la Mante. Atteints par le dard du Scorpion, tous succombent, nous l'avons déjà reconnu. Or, dans leur groupe, l'épanouissement complet que réclament les fêtes de la pariade est précédé d'une forme transitoire ([ui, sans être une larve proprement dite, de ressem- blance nulle avec l'insecte parfait, constitue un échelon inférieur, un acheminement vers la bête nubile. Le Criquet cendré, tel qu'on le trouve sur la vigne à l'époque des vendanges, n'a pas encore ses magnifiques ailes à réseau, ni ses coriaces élytres; il n'en possède que des rudiments, réduits à des basques écourtées. La Courtilière, douée finalement d'une ample voilure qui se replie en queue effilée et contourne l'extrémité du ventre, n'a d'abord que des ailerons disgracieux, pla- qués sur le haut de l'échiné. LE SCORPION LAXGUEDOCIEN 291 Même Irait d'infériorilé infantile chez le jeune Truxale, chez le jeune Dectique et les autres. Ces futurs grands voiliers ont leur appareil d'essor inclus, en germe, dans de mesquins étuis. Quant au reste, l'animal est, dès le début, à très peu près ce qu'il sera dans la plénitude de ses atours. L'âge développe l'Orthoptèro et ne le trans- forme pas. Or ces incomplets, à moignons alaires, ces jeunes, sont-ils aptes à supporter la piqûre du Scorpion comme le font les véritables larves, les poupards de l'Orycte et du Capricorne, les chenilles du Sphinx et du Bombyx? Si la généreuse sève du jeune âge est un préservati*- suffisant, nous devons trouver ici l'immunité. Il n'en est rien. Avec ou sans ailes, vieille ou jeune, la Courli- lière périt. La Mante, le Criquet, le Truxale, adultes ou incomplets, également périssent. Sous le rapport de la résistance au venin du Scor- pion, nous voici donc amenés à classer les insectes en deux catégories : d'une part ceux qui éprouvent une réelle transformation avec remaniement de tout l'orga- nisme ; d'autre part, ceux qui n'éprouvent que des mo- difications secondaires. Dans la première série, la larve résiste et l'adulte périt; dans la seconde, c'est invaria- blement la mort. Quelle raison trouver à cette différence? L'expérimen- tation nous montre d'abord que la résistance à la piqûre s'accroît à mesure que le patient est de nature moins affinée. La Lycose, l'Épeire, la Mante, toutes d'impres- sionnabilité délicate, succombent à l'instant, comme foudroyées; le Carabe et le Procuste, de vie ardente, sont aussitôt pris de convulsions analogues à celles que provoque la strychnine; le Scarabée sacré, fougueux 292 SOUVENIRS EMOMOLOGIQUES trimbaleur de pilules, se démène en une sorte de danso de Saint-Guy. Au contraire, le lourd Orycte, la pares- seuse Cétoine, amie de longs sommeils au cœur des roses, prennent leur mal en patience, et mollement gi- gotent des jours entiers avant de trépasser. Au-dessous d'eux se range l'Acridien, le Criquet, le rustique par excellence. Plus bas encore vient la Scolopendre, créa- ture inférieure, d'organisation fruste. Il est ainsi d'évi- dence que l'action du venin, plus rapide ou plus lente, est surbordonnée à la nervosité du patient. Considérons à part les insectes d'ordre supérieur, soumis à des transformations complètes. Le terme de métamorpbose qu'on leur applique signifie changement de forme. Or n'y a-t-il que la forme de changée lorsque la chenille se fait papillon, lorsque le ver du terreau devient Cétoine? H y a plus et bien mieux, nous dit le dard du Scorpion. Une profonde rénovation se fait dans la statique vi- tale du métamorphosé; la substance, en réalité toujours la môme, entre en fusion, affine son édifice atomique et devient apte à des frémissements sensitifs qui sont le plus bel apanage de l'insecte nubile. Cuirasse des ély- tres, feuillets, pompons, liges vibrantes des antennes, pattes pour la course, ailes pour l'essor, tout cela est superbe, et tout cela n'est rien. Bien au-dessus de cet outillage domine autre chose. Le transformé vient d'acquérir vie nouvelle, plus active, plus riche de sensations. Une seconde naissance s'est faite qui a tout rénové, dans l'ordre de l'invisible et de l'intangible encore plus que dans l'ordre du matériel. C'est mieux qu'une relouche dans les arrangements moléculaires , c'est l'éclosion d'aptitudes ignorées du LE SCORPION LANGUEDOCIEN 203 passé. La larve, en général simple bout d'inleslin, avait existence placide, très monotone, et voici qu'en vue des instincts futurs, la métamorphose lui révolutionne la substance, lui alambique les humeurs, lui affine atome par atome les foyers d'énerg-ie. Un bond énorme est accompli vers le progrès, mais le nouvel état n'a pas le robuste équilibre du premier; la perfection s'est acquise aux dépens de la stabilité; aussi l'insecte périt d'une épreuve que le ver supporterait sans péril. Avec l'Acridien et l'Orthoptère en général, les condi- tions sont tout autres. Ici plus de réelle métamorphose, changeant à fond la structure, la manière de vivre, les mœurs. Sa vie durant, l'insecte reste, de peu s'en faut, ce qu'il était à la sortie de l'œuf. Il naît avec des formes que l'avenir ne retouchera g'uère, avec des habitudes que le temps ne changera pas. Chez lui, pas de réno- vation, pas de poussée brusque. En son premier âge, il a déjà le tempérament de l'adulte, et comme tel il est privé de l'immunité dont jouissent les organismes rudi- mentaires. Exempté de stage sous forme de ver, le Criquet court vêtu a les inconvénients d'une évolution trop rapide. Il périt non moins vite que l'adulte, dont il est le pareil à quelques détails près. Que l'explication donnée ne soit pas la bonne, sans autrement insister je n'y contredirai pas. D'un coup de filet dans le gouffre de l'inconnu ne se rapporte pas toujours l'idée juste, rare capture. Un fait de haute portée est acquis néanmoins, demeurât-il inexpliqué. La métamorphose modifie la substance organique au point d'en changer les plus intimes propriétés. Le venin du Scorpion, réactif d'une chimie transcendante, distingue 294 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES la chair de la larve do celle de Tadulle; il est bénin pour la première, il est mortel pour la seconde. Ce curieux résultat éveille une question non étran- gère aux superbes théories des virus atténués, des sé- rums, des vaccins. Une larve à métamorphose complète est piquée par le Scorpion; volontiers on dirait qu'elle est vaccinée, en ce sens qu'un virus lui est inoculé, fatal dans les conditions de l'avenir, mais d'effet lolérable en l'état actuel. L'opérée ne semble pas affectée de la piqûre; elle se remet à manger et continue comme à l'ordinaire son travail de ver. Ce virus cependant ne peut manquer d'agir, de telle façon ou de telle autre, sur le sang, sur les nerfs de la bête. Ne pourrait- il enrayer la vulnérabilité, consé- quence de la transformation? A la faveur d'une accou- tumance préparée dès l'âge larvaire, l'adulte serait-il immunisé? se trouverait-il réfractaire au venin, comme Mithridate l'était au poison? Bref, l'insecte à métamor- phose complète dont la larve a été piquée est-il capa- ble de résister lui-même à la piqûre? Telle est la ques- tion. Les motifs d'affirmer sont si pressants qu'on est tout d'abord tenté de répondre : oui, l'adulte résistera. Mais laissons la parole à la seule expérimentation. Dans ce but, des préparatifs sont faits qui me valent quatre sé- ries de sujets. La première se compose de douze larves de Cétoine qui, piquées en octobre, ont été revacci- nées, c'est-à-dire piquées une seconde fois en mai. La deuxième série est également de douze larves de Cé- toine, mais celles-ci à piqûre unique et faite en mai. Quatre chrysalides du Sphinx de l'euphorbe forment la troisième. Elles proviennent de chenilles piquées une LE SCORPION LAiXCLÎEDOCIKN 293 seule fois, en juin. Enfin je dispose des cocons filés par les Vers à soie dont j'ai raconté plus haut la sanglanle vaccination. Pour chaque lot, à mesure que l'éclosion se fera, va do nouveau intervenir le Scorpion. Le Bombyx du mûrier répond le premier à mon impatience. Deux à trois semaines après, le papillon est là, se trémoussant pour la pariade. La piqûre reçue par la chenille n'a pas le moins du monde refroidi ses ardeurs. Je le soumets à l'épreuve. L'attaque est labo- rieuse, et le coup manque de netteté. N'importe, tous les atteints, périssent après une agonie d'une paire de jours. La vaccination préalable n'a rien changé au ré- sultat; ils succombaient avant, ils succombent après. Mais ce sont là des témoins débiles sur lesquels il n'est g'uère prudent de compter. J'obtiendrai mieux, j'en ai la confiance, avec les Sphinx et surtout avec les Cétoines, robustes sujets. Eh bien, les Sphinx dont les chenilles ont reçu le virus théoriquement immunisateur conservent leur normale vulnérabilité; atteints de l'ai- guillon, à l'instant ils succombent, exactement comme le font les autres, non soumis, dans l'âge larvaire, à l'inoculation préventive. Peut-être le peu de jours écoulés entre la piqûre de la chenille et celle du papillon n'a-t-il pas encore permis au virus d'agir dans l'organisme au degré voulu. Il faudrait un plus long espace de temps pour amener des modifications intimes sous l'influence du venin qui travaille la bête. Les larves de Cétoine vont élaguer ce peut-être. J'en ai une série de douze piquées à deux reprises, d'abord en octobre, et puis en mai. L'insecte parfait rompt sa coque vers la fin de juillet. Voilà donc dix 296 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES mois d'écoulés depuis la première piqûre, el trois mois depuis la seconde. L'adulte est-il maintenant immunisé? Nullement. Soumis au Scorpion, mes douze vaccinés et revaccinés périssent tous, ni plus vite ni moins vite que leurs pareils, nés tranquilles dans leurs amas de feuilles pourries. Douze autres sujets, piqués, ceux-là, une seule fois, en mai, succombent avec la môme promp- titude. Pour les uns et pour les autres, mes manœuvres, qui m'inspiraient confiance au début, échouent piteu- sement, à mon extrême confusion. Une autre méthode est tentée, celle de la transfusion du sang, ce qui touche de près au traitement par les sérums. Réfractaire au dard du Scorpion, le ver de la Cétoine doit avoir le sang doué de qualités spéciales, propres à neutraliser la virulence du venin. Transféré de la larve à l'adulte, ce sang ne pourrait-il communi- quer ses énergies et rendre invulnérable l'insecte par- fait? De la pointe d'une aiguille je blesse superficielle- ment un ver de Cétoine. Le sang jaillit, abondant. Je le recueille dans un verre de montre. Un tube de verre d'étroit calibre et finement affilé à un bout me sert d'injecteur. Par l'aspiration, je le charge de l'humeur recueillie, en variant la dose depuis un millimètre cube jusqu'à dix et vingt fois ce volume. Au moyen du souffle, je transvase le liquide en un point de la Cétoine adulte, en particulier à la face ventrale, oi^i la pointe d'une ai- guille a préparé la voie pour le fragile injecteur. L'in- secte supporte très bien l'opération. Riche d'un peu de sang de larve et d'ailleurs sans blessure grave, il a toutes les apparences d'une excellente santé. Or, qu'advient-il de ce traitement? Rien du tout. J'at- LE SCORPION LANGUEDOCIEN 207 tends une paire de jours pour donner aux humeurs inoculées le temps de se diffuser et d'agir. La Cétoine est alors présentée au Scorpion. Yoile-toi la face, inepte physiologiste ; la bête périt comme elle l'aurait fait avant ta présomptueuse chirurgie. L'animal ne se manipule pas à la façon des réactifs de la chimie. XXI LE SCORPION LANGUEDOCIEX, LES PRÉLUDES En avril, lorsque nous revient l'hirondelle et que sonne la première noie du coucou, une révolution se fait dans la bourgade de l'enclos, jusque-là si paisible. Divers, la nuit venue, quittent leur abri, s'en vont pèle- riner, ne rentrent plus chez eux. Chose plus grave : sous la même pierre, bien des fois, deux Scorpions se trouvent, l'un dévorant l'autre. Est-ce aiïaire de brigan- dage entre pareils qui, d'humeur vagabonde au début de la belle saison, entrent étourdiment chez les voisins et y trouvent leur perte s'ils ne sont pas les plus forts? On le dirait presque, tant l'intrus est consommé tran- quillement, des journées entières et par petites bou- chées, comme le serait l'ordinaire gibier. Or, voici de quoi donner l'éveil. Les dévorés sont invariablement de taille moyenne. Leur coloration plus blonde, leur ventre moins pansu, attestent des mâles, toujours des mâles. Les autres, plus gros, plus bedon- nants et quelque peu rembrunis, ne finissent pas de cette façon misérable. Alors probablement ce ne sont pas ici des rixes entre voisins qui, jaloux de leur solitude, mettraient à mal tout visiteur et le mangeraient après, moyen radical de couper court à de nouvelles indiscré- tions; ce sont plutôt des rites nuptiaux, tragiquement LE SCORPION LANGUEDOCIEN 299 accomplis par la matrone après la pariarlc. Reconnaître ce qu'il y a de fondé dans ce soupçon ne m'est pas pos- sible jusqu'à l'année suivante; je suis encore trop mal outillé. Le printemps revient. A l'avance, j'ai préparé la vaste cage vitrée, peuplée de vingt-cinq habitants, chacun avec sa tuile. Dès le milieu d'avril, tous les soirs, à la nuit close, entre sept et neuf heures, l'animation se fait grande dans le palais de verre. Ce qui, de jour, semblait désert, devient scène réjouissante. A peine le souper fini, toute la maisonnée y accourt. Une lanterne appondue devant le vitrage nous permet de suivre les événements. C'est notre distraction après les tracas de la journée; c'est notre spectacle. En ce théâtre de naïfs, les repré- sentations sont de tel intérêt que, dès l'allumage de la lanterne, petits et grands nous venons tous prendre place au parterre; tous, même Tom, le chien de la maison. IndifTérent aux choses du Scorpion, en vrai philosophe qu'il est, Tom, il est vrai, se couche à nos pieds et som- meille, mais rien que d'un œil, l'autre toujours ouvert sur ses amis, les enfants. Essayons de donner au lecteur une idée de ce qui se passe. A proximité du vitrage, dans la zone discrète- ment éclairée par la lanterne, bientôt se forme nom- breuse assemblée. Partout ailleurs, de -ci, de -là, se promènent des isolés qui, attirés par la lumière, quittent l'ombre et accourent aux réjouissances de l'illumination. Les papillons nocturnes ne viennent pas mieux aux clartés de nos lampes. Les nouveaux venus se mêlent à la foule, tandis que d'autres, lassés des ébats, se retirent dans l'ombre, quelques instants s'y reposent, puis, fou- gueux, rentrent en scène 300 'SOUVENIRS EMOMO LOGIQUES C'est une sarabande non dépourvue d'allraits que celle de ces horreurs aiïoléos de liesse. Les uns arrivent de loin; avec gravité, ils émergent de Tombre; soudain, d'un élan rapide et doux pareil à une glissade, ils vont à la foule, dans la lumière. Leur agilité fait songer à des souris trottant menu. On se recherche; on se fuit précipitamment aussitôt touchés du bout des doigts, comme s'ils s'étaient mutuellement échaudés. D'autres, s'étant un peu roulés avec les camarades, à la hâte dé- talent, éperdus; ils se rassurent dans l'ombre et revien- nent. Par moments, vif tumulte : confus amas de pattes qui grouillent, de pinces qui happent, de queues qui se recourbent et choquent, menaçantes ou caressantes, on ne sait aujuste.Dans la mêlée, sous une incidence favo- rable, des paires de points s'allument et brillent comme des escarboucles. On les prendrait pour des yeux lançant des éclairs; en réalité, ce sont deux facettes qui, polies en réflecteurs, occupent l'avant de la tète. Tous pren- nent part à la bagarre, les gros et les petits ; on dirait une bataille à mort, un massacre général, et c'est jeu folâtre. Ainsi se pelotent les jeunes chats. Bientôt le groupe se disloque; chacun déguerpit un peu de partout sans blessure aucune, sans entorse. Voici les fuyards de nouveau rassemblés devant la lanterne. Ils passent et repassent, ils s'en vont et revien- nent, souvent se rencontrent front contre front. Le plus pressé marche sur le dos de l'autre, qui laisse faire sans autre protestation qu'un mouvement de croupe. L'heure n'est pas aux bourrades ; tout au plus, entre rencontrés s'échange une taloche, c'est-à-dire un coup de la crosse caudale. En leur société, ce choc bénin oi^i la pointe du LE SCORPION LANGUEDOCIEN 301 dard n'intervient pas, est une manière de coup do poing- de fréquent usage. Il y a mieux que des pattes emmêlées et des queues brandies; il y a parfois des poses d'une haute origina- lité. Front contre front et les pinces ramenées, deux lutteurs font l'arbre droit, c'est-à-dire qu'appuyés sur l'avant seul, ils redressent tout l'arrière du corps, si bien que la poitrine montre à découvert les huit pochet- tes blanches de la respiration. Alors les queues tendues en ligue droite et verticalement dressées échangent de mutuelles frictions, glissent l'une sur l'autre, tandis que leurs extrémités font croc et doucement, à multi- ples reprises, se nouent et se dénouent. Brusquement l'amicale pyramide s'écroule, et chacun détale à la hâte, sans autre cérémonie. Que se voulaient les deux lutteurs en leur originale posture? Était-ce*prise de corps entre deux rivaux? Il semble bien que non, tant la rencontre est pacifique. La suite des observations devait nvapprendre que ce sont là des agaceries de fiançailles. Pour déclarer sa flamme, le Scorpion fait l'arbre droit. Continuer comme je viens de commencer et présenter en un tableau d'ensemble les mille petites données cueillies au jour le jour, aurait des avantages; le récit y gagnerait en rapidité; mais alors, privé de détails, très variables d'une séance à l'autre et difficiles à grou- per, il y perdrait en intérêt. Rien ne doit être négligé dans l'exposé de mœurs si étranges et encore si peu connues. Au risque de se répéter un peu, il est préfé- rable de suivre l'ordre chronologique et de raconter par fragments, à mesure que l'observation livre des faits nouveaux. De ce désordre, l'ordre se fera, chaque soirée, 302 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES parmi les remarquables, fournissant un Irait qui corro- bore et complète les précédents. Je poursuis donc sous forme d'éphéméride. ^5 avril 1904. — Holà! qu'est donc ceci, non encore vu? Ma surveillance, toujours au guet, pour la première fois assiste à l'affaire. Deux Scorpions sont en face l'un de l'autre, les pinces tendues et les doigts saisis. Ce sont d'amicales poignées de main, et non des préludes de bataille, car les deux associés se comportent de la façon la plus pacifique à l'égard l'un de l'autre. Il y a là les deux sexes. L'un est pansu et rembruni, c'est la femelle ; l'autre est relativement fluet et de teinte pâle, c'est le mâle. La queue joliment spiralée, le couple, à pas me- surés, déambule le long du vitrage. Le mâle est en tête et marche à reculons, sans secousses, sans résistance vaincue. La femelle suit obéissante, saisie par le bout des doigts et face à face avec son entraîneur. La promenade a des halles qui ne changent rien au mode de liaison ; elle a des reprises, tantôt par ici et tantôt par là, d'un bout à l'autre de l'enceinte. Rien n'indique vers quel but tendent les promeneurs. Ils flâ- nent, ils musent, échangeant à coup sûr des œillades. Ainsi dans mon village, le dimanche, après vêpres, la jeunesse se promène le long des haies, chacun avec sa chacune. Souvent ils virent de bord. C'est toujours le mâle qui décide de la nouvelle direction à prendre. Sans lâcher prise des mains, il fait gracieusement demi-tour et se range flanc contre flanc avec sa compagne. Alors, un moment, de sa queue couchée à plat, il lui caresse l'é- chine. L'autre ne bouge, impassible. Une grosse heure je ne me lasse de ces intermina- LE SCORPION LANGUEDOCIEN 303 bles allées et venues. Une partie de la maisonnée me prête le concours de ses yeux devant l'étrange spectacle que nul au monde n'a encore vu, du moins avec des regards capables d'observer. Malgré l'heure tardive, pénible pour nos habitudes, notre attention se concerte, et rien d'essentiel ne nous échappe. Enfin, vers les dix heures un dénouement se fait. Le Agaceries nuptiales. mâle est parvenu sur un tesson dont l'abri paraît lui convenir. Il lâche sa compagne d'une main, d'une seule, et, tenant toujours bon de l'autre, il g'ratte des pattes, il balaye de la queue. Une grotte s'ouvre. Il y pénètre, et petit à petit, sans violence, il y entraîne la patiente Scorpionne. Bientôt tout a disparu. Un bourrelet de sable ferme la demeure. Le couple est chez lui. Le troubler serait une maladresse; j'interviendrais trop tôt, en un moment inopportun, si je voulais voir tout de suite ce qui se passe là-dessous. En préliminaires, 304 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES les choses vont peut-être durer la majeure partie de la nuit, et les longues veillées commencent à peser à mes quatre-vingts ans. Les jarrets fléchissent, du sahle me roule dans les yeux. Allons dormir. Toute la nuit je rêve Scorpions. Ils courent sous mes couvertures, ils me passent sur le visage, et je n'en suis pas autrement ému, tant je vois en imagination de sin- gulières choses. Le lendemain, dès l'aube, je soulève la pierre. La femelle est seule. Du mâle, nulle trace, ni dans le gîte ni dans le voisinage. Première déception, que devaient suivre tant d'autres. iO mai. — Il est près de sept heures du soir; le ciel est voilé avec signes d'une prochaine averse. Sous l'un des tessons de la cage vitrée, un couple se trouve immo- bile, face à face et se tenant les doigts. Avec précau- tion, j'enlève le tesson et laisse à découvert les occu- pants, afin de suivre à Taise les suites du tête-à-tête. L'obscurité de la nuit arrive, et rien, ce me semble, ne troublera le calme de la demeure privée de son toit. Une bonne averse m'oblige à me retirer. Eux, sous le couvercle de la cage, n'ont pas à se garer de la pluie. Que feront-ils, abandonnés tels quels à leurs affaires, mais n'ayant plus de ciel de lit à leur alcôve? Une heure après la pluie cesse, et je reviens à mes Scorpions. Ils sont partis. Ils ont élu domicile sous une tuile voisine. Toujours les doigts saisis, la femelle est dehors et le mâle à l'intérieur, préparant le logis. De dix minutes en dix minutes, la maisonnée se relaye pour ne pas laisser échapper le moment précis de la pariade, qui me semble imminente. Soins inutiles; vers les huit heures, la nuit étant tout à fait close, le couple, non satisfait des lieux, se remet en pèlerinage, les LE SCORPION LANGUEDOCIEN 30o mains dans les mains, et va chercher ailleurs. Le mâle, à reculons, dirige la marche, choisit à sa guise l'habita- tion; la femelle suit, docile. C'est l'exacte répétition de ce que j'ai vu le 25 avril. Une tuile est enfin trouvée qui leur agrée. Le mâle pénètre d'abord, mais cette fois sans lâcher un instant sa compagne ni d'une main ni de l'autre. En quelques coups de queue, la chambre nuptiale est préparée. Dou- La promenade à deux. cément tirée devers lui, la Scorpionne pénètre après son guide. Une paire d'heures plus tard, je les visite, croyant leur avoir donné le temps d'en finir avec les préparatifs. Je relève le tesson. Ils s'y trouvent dans la même pos- ture, face à face et les mains dans les mains. Pour au- jourd'hui, je n'en verrai pas davantage. Le lendemain, rien de nouveau non plus. L'un de- vant l'autre, méditatifs, sans qu'une patte remue, com- père et commère, pris par le bout des doigts, continuent sous la tuile leur interminable tête-à-tête. Le soir, au 20 306 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES coucher du soleil, après vingt-quatre heures de liaison, le couple se disjoint. Lui s'en va de la tuile, elle y reste, et les affaires n'ont pas avancé d'un cran. De cette séance, deux faits sont à retenir. Après la promenade des accordailles, il faut au couple le mys- tère et la tranquillité d'un abri. Jamais en plein air, parmi la foule remuante, à la vue de tous, ne se déci- derait conclusion nuptiale. La toiture du logis enlevée, soit de jour, soit de nuit, avec toute la discrétion possi- ble, les deux conjoints, qui semblent absorbés en des méditations, se mettent en marche, à la recherche d'un autre local. De plus, la station sous le couvert d'une pierre est de longue durée; nous venons de la voir se prolong'er vingt-quatre heures, et encore sans résultat décisif. 1^2 mai. — Que nous apprendra la séance de ce soir? Le temps est calme et chaud, propice aux nocturnes ébats. Un couple s'est formé, dont j'ignore les débuts. Cette fois, le mâle est de beaucoup inférieur pour la taille à sa commère ventrue. Le gringalet néanmoins remplit vaillamment son office. A reculons, comme de règle, et la queue roulée en trompette, il promène la grosse Scorpionne autour des remparts de verre. Après un cir- cuit, un autre encore, tantôt dans le même sens, tantôt en sens contraire. Des arrêts sont fréquents. Alors les deux fronts se touchent, s'inclinent un peu de droite et de gauche, comme s'il y avait des chuchotements échangés à l'o- reille. Les petites pattes d'avant se trémoussent en fébriles caresses. Que se disent-ils? Comment traduire en paroles leur épithalame silencieux? Toute la maisonnée vient voirie curieux attelage, que LE SCORPION LANGUEDOCIEN 307 notre présence no trouble en rien. On le trouve gracieux, et l'expression n'est pas exagérée. Demi-translucides et luisants à la clarté de la lanterne, ils semblent sculptés dans un morceau d'ambre jaune. Los bras tendus, les queues roulées en gentilles volutes, d'un mouvement doux, à pas comptés, ils pérégrinent. Rien ne les dérange. Si quelque vagabond, prenant le frais du soir, est rencontré en chemin, longeant comme eux la muraille, celui-ci, au courant de ces délicates af- faires, se range de côté et laisse le passage libre. Finale- ment, l'abri d'un tesson reçoit les promeneurs, le miâlele premier et à reculons, cela va de soi. Il est neuf heures. A l'idylle de la soirée succède, dans la nuit, l'atroce tragédie. Le lendemain matin, la Scorpionne est retrou- vée sous le tesson de la veille. Le petit mâle est à ses côtés, mais occis et quelque peu dévoré. Il lui manque la tête, une pince, une paire de pattes. Je mets le cada- vre à découvert, sur le seuil du logis. De toute la jour- née, la recluse n'y touche. Au retour de la nuit, elle sort, et, rencontrant le défunt sur son passage, elle l'emporte au loin pour lui faire d'honorables funérailles, c'est-à- dire pour achever de le manger. Cet acte de cannibale s'accorde avec ce que m'a mon- tré l'an passé la bourgade à l'air libre. De temps à autre je trouvais alors, sous les pierres, une femelle pansue savourant à son aise, en mets rituel, son compagnon de nuit. Je soupçonnais que le mâle, s'il ne se dégage pas à temps une fois sa fonction remplie, est dévoré en totalité ou en partie, suivant l'appétit de la matrone. J'en ai maintenant sous les yeux la preuve certaine. J'ai vu hier le couple entrer en loge après le préliminaire d'usage, la promenade; et ce matin, sous la même tuile, 308 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQU ES au moment de ma visite, la mariée consomme son col- laborateur. Il est à croire que le malheureux est parvenu à ses fms. Nécessaire à la race, on ne le mangerait pas en- core. Le couple actuel a été donc prompt en besogne, tandis que j'en vois d'autres ne pas aboutir après des agaceries et des méditations dépassant en durée deux fois le tour du cadran. Des circonstances impossibles à préciser, l'état de l'atmosphère peut-être, la tension électrique, la température, les ardeurs individuelles, accélèrent ou retardent la finale de la pariade dans une large mesure; et c'est là grave difficulté pour l'observa- teur désireux de saisir l'instant précis où se dévoilerait le rôle encore incertain des peignes. // mai. — Ce n'est certes pas la faim qui, tous les soirs, met en émoi mes bêtes. La recherche de la nour- riture n'est pour rien dans leurs rondes vespérales. A la foule affairée, je viens de servir butin varié, choisi parmi ce qui paraît agréer le mieux. Il y a là de jeu- nes Criquets, tendres morceaux, de petites Locustes, mieux en chair que les Acridiens, des Phalènes, ampu- tées de leurs ailes. En saison plus avancée, j'y adjoins des Libellules, mets apprécié, m'affirme leur équivalent, le Fourmi-Lion adulte, dont j'ai autrefois trouvé les re- liefs, les ailes, dans l'antre du Scorpion. Ce luxe de gibier leur est indifférent; nul n'y accorde attention. Dans la mêlée, les Criquets sautillent, les Pa- pillons battent le sol de leurs moignons alaires, les Li- bellules frissonnent, et les passants n'y prennent garde. On les piétine, on les culbute, on les écarte d'un coup de queue, bref, on n'en veut pas, absolument pas. Il s'agit d'autres affaires. LE SCORPION LANGUEDOCIEN 300 Presque tous longent la muraille de verre. Des obs- tinés essayent l'escalade; ils se hissent sur la queue, g-lissent, retombent, recommencent ailleurs. De leurs poings tendus, ils choquent le vitrage; coûte que coûte, ils veulent s'en aller. Le parc est vaste cependant, il y a place pour tous; les allées s'y prêtent à de longues promenades. N'importe, ils veulent vagabonder au loin. S'ils étaient libres, ils se disperseraient dans toutes les directions. L'an passé, à pareille époque, les colons de l'enclos ont quitté la bourgade, et je ne les ai plus revus. La pariade, au printemps, leur impose des voyages. Jusqu'ici farouches solitaires, ils abandonnent mainte- nant leurs cellules, ils accomplissent le pèlerinage des amours; insoucieux du manger, ils vont en quête de leurs pareils. Parmi les pierres de leur territoire, il doit y avoir des lieux d'élection où se font les rencon- tres, oii se tiennent les assemblées. Si je ne craignais de me casser les jambes, de nuit, parmi les encombre- ments rocheux de leurs collines, j'aimerais d'assister à leurs fêtes matrimoniales, dans les délices de la liberté. Que font-ils là-haut, sur leurs pentes pelées? Rien autre apparemment que dans l'enceinte vitrée. Le choix fait d'une épousée, ils la promènent longtemps à travers les touffes de lavande et les mains dans les mains. S'ils n'y jouissent pas des attraits de mon lumignon, ils ont pour eux la lune, l'incomparable lanterne. W mai. — Voir les débuts de l'invitation à la pro- menade n'est pas un événement sur lequel on puisse compter chaque soir. De dessous leurs pierres, divers sortent déjà liés par couples. En pareil assemblage de doigts saisis, ils y ont passé la journée entière, immo- 310 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES biles, l'un devant l'autre et méditant. La nuit venue, sans se séparer un instant, ils reprennent, autour du vitrage, la promenade commencée la veille, peut-être même avant. On ne sait ni quand ni comment s'est effectuée la jonction. D'autres à l'improviste se ren- contrent en des passages reculés, d'inspection difficul- tueuse. Lorsque je les aperçois, il est trop tard, l'équi- page chemine. Aujourd'hui, la chance me sourit. Sous mes yeux, en pleine clarté de la lanterne, se fait la liaison. Un mâle, tout guilleret, tout pétulant, dans sa course précipitée à travers la foule, se trouve soudain face à face avec une passante qui lui convient. Celle-ci ne dit pas non, et les choses vont vile. Les fronts se touchent, les pinces besognent ; en lar- ges mouvements, les queues se balancent; elles se dres- sent verticales, s'accrochent par le bout et doucement se caressent en lentes frictions. Les deux bêtes font l'arbre droit, de la façon déjà décrite. Bientôt le système s'affaisse; les doigts se trouvent saisis, et sans plus le couple se met en marche. La pose en pyramide est donc bien le prélude de l'attelage. Cette pose n'est pas rare, il est vrai, entre individus de même sexe se rencontrant, mais elle est moins correcte et surtout moins cérémo- nieuse. Ce sont alors des gestes d'impatience, et non des agaceries amicales; les queues se choquent au lieu de se caresser. Suivons un peu le mâle, qui se hâte à reculons et s'en va tout fier de sa conquête. D'autres femelles sont rencontrées, qui font galerie et regardent curieuses, ja- louses peut-être. L'une d'elles se jette sur l'entraînée, l'enlace des pattes et fait effort pour arrêter l'équipage. LE SCORPION LANGUEDOCIEN 311 Contre pareille résistance, le mâle s'exténue; en vain il secoue, en vain il tire, ça ne marche plus. Non désolé de l'accident, il abandonne la partie. Une voisine est là, tout près. Brusque en pourparlers et sans autre décla- ration cette fois, il lui prend les mains et la convie à la promenade. Elle proteste, se dégage et fuit. Du groupe des curieuses, une seconde est sollicitée, avec le même sans-façon. Elle accepte, mais rien ne dit qu'en route elle n'échappera pas à son séducteur. Qu'importe au freluquet! une manquant, bien d'autres restent. Et que lui faut-il, en somme ?La première venue. Cette première venue, il l'a trouvée, car le voici qui mène sa conquête. Il passe dans la zone éclairée. De toutes ses forces, il tire à lui par secousses si l'autre refuse d'avancer; il agit en douceur s'il obtient docile obéissance. Des pauses sont fréquentes, parfois assez prolongées. Alors le mâle se livre à de curieux exercices. Rame- nant à lui les pinces, disons mieux, les bras, puis de nouveau les tendant en ligne droite, il contraint la fe- melle à semblable jeu alternatif. Ils forment à eux deux un système de tringles articulées ouvrant et fermant tour à tour leur quadrilatère. Après ce manège d'assou- plissement, la mécanique se contracte, immobile. Maintenant les fronts sont en contact; les deux bou- ches s'appliquent l'une sur l'autre avec de tendres effu- sions. Pour exprimer ces caresses viennent à l'esprit les termes de baisers et d'embrassements. On n'ose s'en servir; manquent ici la tête, la face, les lèvres, les joues. Tronqué comme d'un coup de sécateur, l'animal n'a pas même de mutle. Où nous chercherions un vi- sage font paroi de hideuses ganaches. 312 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQU ES Et c'est le superlatif du beau pour le Scorpion! De ses pattes antérieures, plus délicates, plus agiles que les autres, doucement il tapote l'horrible masque, à ses yeux exquise frimousse; voluptueusement il mordille, il chatouille de ses ganaches la bouche opposée, de hi- deur pareille. C'est superbe de tendresse et de naïveté, La Colombe a, dit-on, inventé le baiser. Je lui connais un précurseur : c'est le Scorpion. Dulcinée se laisse faire, toute passive, non sans un secret désir de s'esquiver. Mais comment s'y prendre? C'est très simple. De sa queue la Scorpionne fait trique et en assène un coup sur les poignets du trop cbaleu- reux compagnon, qui à l'instant lâche prise. C'est la rupture. Demain la bouderie cessera et les affaires se reprendront. ^5 mai. — Ce coup de trique nous enseigne que la docile compagne annoncée par les premières observa- tions a SCS caprices, ses refus obstinés, ses brusques divorces. Donnons-en un exemple. De belle prestance l'un et l'autre, ce soir elle et lui sont en cours de promenade. Une tuile est trouvée, qui paraît convenir. Lâchant d'une pince, d'une seule, pour avoir quelque liberté d'action, le mâle travaille des patles et de la queue à déblayer l'entrée. Il pénètre. Par degrés, à mesure que la demeure s'excave, la femelle suit, bénévole, dirait-on. Bientôt, le logis et l'heure ne lui convenant peut-être pas, elle reparaît et sort à demi, à reculons. EHe lutte contre son entraîneur, qui, de son côté, lire devers lui sans se montrer encore. La contestation est vive, l'un s'escrimant à l'intérieur de la cabine et l'autre à l'exté- rieur. Tour à lour on avance, on recule, et le succès est LE SCORPION LANGUEDOCIEN 313 balancé. Enfin, d'un brusque cfTorL, la Scorpionno extrait son compagnon. L'équipage, non rompu, est à découvert; la prome- nade reprend. Pendant une grosse heure, le long du vitrage, ils virent d'un côté, ils revirent de l'autre, puis reviennent à la tuile de tantôt, exactement la mémo. La voie étant déjà ouverte, le mâle sans retard pénètre et tire éperdument. Au dehors, la Scorpionne résiste. Raidissant les pattes qui labourent le sol, et arc-bou- tant la queue contre le cintre de la tuile, elle ne veut pas entrer. Cette résistance n'est pas pour me déplaire. Que serait la pariade sans le décor des préludes? Sous la pierre cependant le ravisseur insiste et ma- nœuvre si bien que la rebelle obéit. Elle entre. Dix heures viennent de sonner. Dussé-je veiller le reste de la nuit, j'attendrai le dénouement; je retournerai le tes- son au moment opportun pour voir un peu ce qui se passe là-dessous. Les bonnes occasions sont rares; pro- fitons de celle-ci. Que verrai-je? Rien du tout. Au bout d'une demi-heure à peine, la récalcitrante se libère, émerge de l'abri et s'enfuit. L'autre accourt à l'instant du fond de la cabine, s'arrête sur le seuil et regarde. La belle lui a échappé. Tout penaud, il rentre chez lui. Il est volé. Je le suis pareil- lement. XXII LE .SCORPION LANGUEDOCIEN. — LA PARIADE Juin commence. Crainte d'un trouble que l'illumina- tion trop vive pourrait amener, j'ai tenu jusqu'ici la lanterne appendue au dehors, à quelque distance du vitrage. La clarté insuffisante ne me permet pas de voir certains détails sur le mode d'attelage du couple en pro- menade. Sont-ils actifs l'un et l'autre dans le système des mains liées? forment-ils de leurs doigts un engre- nage alterne? ou bien un seul agit-il, et lequel? Infor- mons-nous exactement, la chose a son importance. Je place la lanterne à l'intérieur, au centre de la cage. De partout bon éclairage. Loin d'en être efîrayés, les Scorpions y gagnent en allégresse. Ils accourent autour du fanal; d'aucuns même en tentent l'escalade pour mieux se rapprocher du foyer lumineux. A la faveur des cadres cernant les carreaux, ils y parviennent. Ils s'agrippent aux bords de la lame en fer-blanc, et tena- ces, insoucieux des glissades, ils finissent par atteindre le haut. Là, immobiles, plaqués en partie contre le verre, en partie sur l'appui de l'armature métallique, toute la soirée ils regardent, fascinés par la gloire du lumignon. Ils me rappellent les Grands-Paons d'autrefois, eu extase sous le réilecteur de ma lampe. Au pied du fanal, en pleine clarté, un couple ne tarde LE SCORPION LANGUEDOCIEN 315 guère à faire l'arbre droit. Gracieusement on s'escrime de la queue, puis on se met en marche. Le mâle seul agit. Des deux doigts de chaque pince, il a saisi en un paquet, chezla Scorpionne, les deux doigts de la pince correspondante. Lui seul fait effort et serre; lui seul est libre de rompre l'attelage quand il voudra, il lui suffit d'ouvrir ses tenailles. La femelle ne le peut; elle est captive, son ravisseur lui a mis les poucettes. En des cas assez rares, on peut voir mieux encore. J'ai surpris le Scorpion entraînant sa belle par les deux avant-bras; je l'ai vu la tirant par une patte et par la queue. Elle avait résisté aux avances de la main ten- due, et le butor, oublieux de toute réserve, l'avait ren- versée sur le flanc et harponnée au hasard. La chose est tirée au clair : c'est ici véritable rapt, enlèvement par vio- lence. Tels les gens de Romulus enlevant les Sabines. Le brutal ravisseur met à ses prouesses un entête- ment bien singulier, si l'on songe que les affaires se terminent tôt ou tard de tragique façon. Les rites veu- lent qu'après les noces il soit mangé. Quel étrange monde, oîi la victime entraîne de force le victimaire à l'autel! D'une soirée à l'autre, je reconnais que les femelles les plus corpulentes do ma ménagerie ne prennent guère part aux ébats de l'équipage à deux; c'est presque tou- jours aux jeunes, peu chargées de panse, que s'adressent les passionnés de promenade. Il leur faut des tendrons. Avec les autres, ils ont bien, par moments, des entre- vues, des passes de queue, des essais d'attelage; mais ce sont là de brèves démonstrations, sans grande ferveur. A peine saisie par les doigts, la grosse invitée rappelle à l'ordre, d'un coup de queue, les familiarités inoppor- 316 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES lunes. Sans plus insister, le refusé abandonne la partie. Chacun s'en va de son côté. Les puissantes ventrues sont donc de vieilles matro- nes, indifférentes maintenant aux eflusions de la pariade. L'an passé, à pareille époque, peut-être même avant, elles ont eu leur bonne saison, et désormais cela leur suffît. La Scorpionne a par conséquent la gestation d'une durée bien extraordinaire, comme on n'en trou- verait pas beaucoup de comparables même chez les animaux d'ordre supérieur. Il lui faut un an et davan- tage pour amener ses germes à maturité. Revenons au couple que nous venons de voir se for- mer au pied du fanal. Je le visite le lendemain matin à six heures. Il est sous la tuile exactement agencé comme pour la promenade, c'est-à-dire face à face et les doigts saisis. Tandis que je le surveille, un second couple se forme et se met à pérégriner. L'heure mati- nale de l'expédition me surprend; je n'avais jamais vu et ne devais revoir que rarement pareil fait en plein jour. C'est à la tombée de la nuit que réglementaire- ment s'entreprennent les promenades à deux. D'où pro- vient telle hâte aujourd'hui? Je crois en entrevoir le motif. Le temps est orageux; le tonnerre ne discontinue, très violent, dans l'après- midi. Saint Médard, dont on célébrait hier la fête, ouvre ses larges écluses ; il pleut à verse toute la nuit. La forte tension électrique et les effluves de l'ozone ont émous- tillé les somnolents ermites, qui, les nerfs agacés, vien- nent la plupart sur le seuil de leurs cellules, tendent au dehors leurs pinces interrogatrices et s'informent de l'état des choses. Plus émotionnés, deux sont sortis, dominés par l'ivresse de la pariade qu'exalte l'ivresse LE SCORPION LANGUEDOCIEN 317 do l'orag-e; ils se sont convenus, et les voici en marche solennelle au fracas du tonnerre. Ils passent devant des cases ouvertes, veulent entrer. Le propriétaire de céans s'y oppose. Il apparaît sur le seuil de la porte, brandit les poings et de son geste semble dire : « Allez-vous-en ailleurs; ici la place est prise. » Ils s'en vont. AJême refus sur d'autres portes, mêmes menaces de l'occupant. Enfin, faute de mieux, ils pénètrent sous la tuile où depuis la veille loge le premier couple. La cohabitation n'amène pas de noise; côte à côte, les anciens installés et les nouveaux venus se tiennent bien tranquilles, chacun à ses méditations, dans une com- plète immobilité, les doigts toujours saisis. Et cela dure la journée entière. Vers les cinq heures du soir, les cou- ples se disjoignent. Désireux apparemment d'assister aux habituelles réjouissances du crépuscule, les mâles quittent l'abri; les femelles, au contraire, restent sous la tuile. Rien, que je sache, ne s'est passé pendant ce long tête-à-tête, rien malgré les excitations du tonnant festival. Ce séjour à quatre dans la même loge n'est pas un cas isolé; des groupes, n'importe le sexe, sont assez fréquents sous les tessons de la cage vitrée. Je l'ai déjà dit : aux lieux d'origine, il ne m'est jamais arrivé de rencontrer deux Scorpions sous la même pierre. N'allons pas en déduire que des mœurs farouches interdisent toute relation entre voisins; nous ferions erreur, nous enseigne l'enceinte à vitrage. Il y a là des cabines en nombre plus que suffisant; chacun pourrait y choisir une demeure et l'occuper désormais en jaloux proprié- taire. Rien de tel ne se passe. Quand vient l'animation 318 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES du soir, il n'y a pas de chez soi, respecté d'autrui. Tout est à tous. Sous la première tuile venue se glisse qui veut, sans protestation de l'occupant. On sort, on se promène, on rentre au hasard des cases rencontrées. Les ébats crépusculaires terminés, ainsi se forment des groupes de trois, de quatre, parfois davantage, sans dis- tinction de sexe, qui, l'un contre l'autre dans l'étroit logis, passent ensemble le reste de la nuit et la journée du lendemain. C'est là d'ailleurs un chalet provisoire, échangé pour un autre la soirée d'après, suivant les caprices des promeneurs. La demeure fixe n'est usitée qu'en mauvaise saison. Et cette bohème errante vit parfaitement en paix. Entre eux jamais de noise sérieuse, seraient-ils cinq ou six dans la même chambrée. Or cette tolérance ne règne qu'entre adultes, un peu, sans doute, par crainte de représailles. A ce motif de rapports pacifiques s'en adjoint un autre, plus impé- rieux : la concorde est nécessaire aux rencontres où doit se préparer l'avenir. Les caractères s'adoucissent donc, mais non en plein; il y a toujours des appétits pervers chez les femelles qui prochainement vont entrer en gésine. Autant elles seront débonnaires au milieu de leurs fils d'éclosion récente, autant elles se montrent haineuses à l'égard des jeunes, déjà grandelets, mais non encore nubiles. Pour elles comme pour l'ogre de nos contes, l'enfant rencontré en chemin est un tendre morceau, rien de plus. Le souvenir me vient toujours présent de l'odieux spectacle que voici. Un étourdi, n'ayant guère que le tiers ou le quart des dimensions finales, passe, ne son- geant à mal, devant la porte d'une case. La grosse LE SCORPION LANGUEDOCIEN 319 matrone sort, va au pauvret, le cueille du bout des pinces, le jugule d'un coup d'aiguillon, et puis tran- quillement le mange. Jouvenceaux et jouvencelles, qui plus tôt, qui plus tard, périssent de la même façon dans la cage vitrée. Je me fais scrupule de remplacer les occis; ce serait fournir un nouvel aliment à la tuerie. Ils étaient une douzaine, et en peu de jours il ne m'en reste pas un seul. Sans l'excuse de la faim, car les vivres réguliers abondent, les femelles les ont tous dévorés. La jeu- nesse est certes une belle chose, mais elle a de terribles inconvénients dans la société de ces ogresses. Volontiers je mettrais ces massacres sur le compte des envies bizarres que la gestation provoque en bien des cas. La prochaine maternité est soupçonneuse, into- lérante; pour elle, tout est l'ennemi, dont on se délivre en le mangeant, lorsque les forces le permettent. Et, en effet, la famille née et rapidement émancipée, vers le milieu du mois d'août, la paix règne, profonde, dans la ménagerie. Ma surveillance ne peut surprendre un seul cas de ces accès de cannibalisme si fréquents aupara- vant. Les mâles, d'ailleurs, insoucieux de la sauvegarde familiale, ignorent ces tragiques frénésies. Ce sont des pacifiques, brusques de manières, mais enfin incapables d'éventrer le prochain. Entre eux jamais de bataille pour la possession de la convoitée. Ce n'est pas en des rixes mortelles et à coups de poignard que deux rivaux se la disputent. Les choses se passent, sinon en douceur, du moins sans horions. Deux prétendants font rencontre de la même Scor- pionne. Qui des deux l'invitera et la mènera faire un 320 SOUVIÎMRS ENTOMOLOGIQU ES tour de promenade? La vigueur des poignels va dé- cider. Du bout des doigls d'une seule pince, chacun saisit la belle par la main voisine. L'un à droite, l'aulre à gau- che, ils tirent de toutes leurs forces, en sens opposés. Les pattes s'arc-boutent en arrière et font levier, les croupes tremblotent, les queues se balancent et don- nent élan. Et hardi! Par secousses, par brusques recu- lades, ils travaillent la Scorpionne; on dirait qu'ils se proposent de l'écarteler et d'en emporter chacun un morceau. La déclaration amoureuse est une menace de déchirement. Entre eux, d'autre part, nulle bourrade échangée di- rectement, pas même une taloche du revers de la queue. Seule la patiente est malmenée, et rudement. A voir ces forcenés s'escrimer de la sorte, on craint que les bras ne soient arrachés. Rien néanmoins ne se disloque. Lassés d'une lutte sans résultat, les deux concurrents se prennent enfin parles mains encore libres; ils for- ment la chaîne à trois et reprennent, plus véhémentes, les secousses d'arrachement. Chacun se trémousse, avance et recule, tiraille de son mieux jusqu'à épuise- ment. Soudain le plus fatigué abandonne la partie; il fuit, laissant à son adversaire le tendre objet si passion- nément disputé. Aussitôt, de sa pince libre, le vainqueur complète l'équipage, et la promenade commence. Quant au vaincu, n'ayons souci de lui ; il aura bientôt rencontré dans la foule de quoi se dédommager de sa confusion. Encore un exemple de ces bénignes rencontres entre rivaux. Un couple déambule. Le mâle est de médiocre taille, très ardent au jeu néanmoins. Lorsque sa com- pagne refuse d'avancer, il tire par secousses qui lui font LE SCORPION LANGUEDOCIEN 321 courir un frémissement le long de l'échiné. Survient un second mâle plus fort que le premier. La commère lui convient; il veut l'avoir. Va-t-il abuser de sa vigueur, se jeter sur le mesquin, le battre, le poignarder peut- être? En aucune manière. Chez les Scorpions, ces déli- cates affaires ne se décident point par les armes. Le puissant gaillard laisse le nain tranquille. Il va droit à la convoitée et la saisit par la queue. Alors, à qui mieux mieux, l'un tiraille de l'avant, l'autre tiraille de l'arrière. Suit une brève contestation qui laisse cha- cun maître d'une pince. En frénétique véhémence, ce- lui-ci travaille à droite, celui-là travaille à g-auche, comme s'ils voulaient démembrer la commère. Enfin le plus petit se reconnaît vaincu; il lâche prise et s'enfuit. Le gros s'empare de la pince abandonnée, et sans autre incident l'équipag-e chemine. Ainsi tous les soirs, pendant quatre mois, de la fin d'avril au commencement de septembre, se répètent, inlassables, les préludes de la pariade. Les torridités caniculaires ne calment pas ces effrénés; au contraire, elles leur infusent nouvelle ardeur. Au printemps, je surprenais un par un, à de longs intervalles, les équi- pages de pèlerins; en juillet, c'est par trois, c'est par quatre à la fois que je les observe dans la même soirée. J'en profite, sans grand succès, pour m'informer de ce qui se passe sous les tuiles où se réfugient les cou- ples de promeneurs; mon désir est de voir, du commen- cement à la fin, les détails du tendre tête-à-tôto. La méthode du tesson retourné ne vaut rien, môme dans le calme de la nuit. Bien des fois et vainement je l'ai essayée. Privés de leur toiture, les deux conjoints se remettent en pèlerinage et gagnent un autre abri, où 21 322 SOUVENIRS EM'OMOLOGIQUES recommencent les impossibilités d'une observation pro- longée. Il faut des circonstances spéciales, indépendantes de notre intervention, pour réussir dans la délicate entreprise. Aujourd'hui ces circonstances se présentent. Le .'^juil- let, vers les sept heures du matin, un couple attire mon attention, couple que j'ai vu la veille se former, se pro- mener et prendre domicile. Le mâle est sous la tuile, en entier invisible moins le bout des pinces. La cabine s'est trouvée trop étroite pour abriter les deux. Lui est entré; elle, puissante de bedaine, est restée dehors, retenue des doigts par son compagnon. La queue courbée en large cintre est paresseusement inclinée de côté, la pointe du dard reposant sur le sol. Les huit pattes, bien campées, sont en pose de recul, signe d'une tendance à l'évasion. Tout le corps est d'une immobilité complète. Vingt fois, dans la jour- née, je visite la grosse Scorpionne, je ne peux saisir le moindre mouvement de croupe, la moindre modifi- cation dans l'attitude, la moindre flexion dans la cour- bure de la queue. Devenue pierre, la bête ne serait pas plus inerte. Le mâle, de son coté, ne remue pas davantage. Si je ne le vois pas, j'aperçois du moins les doigts, qui m'a- vertiraient d'un changement de pose. Et cet état do bêtes pétrifiées, qui a déjà duré la majeure partie de la nuit, persiste toute la journée, jusque vers les huit heures du soir. Qu'éprouvent-ils l'un devant l'autre? que font-ils, immobiles et les doigts saisis? Si l'expression était permise, je dirais qu'ils méditent profondément. C'est le seul terme qui rende à peu près les apparences. Mais nul langage humain ne saurait avoir de vocables LE SCORPION LANCUEDOCIEN 323 propres à dire les béatitudes, les extases des Scorpions unis en couple par le bout des doigts. Restons muets sur ce qu'il nous est impossible de comprendre. Vers les huit heures, l'animation étant déjà grande hors des cases, la femelle brusquement remue; elle s'a- g-ite, fait effort et parvient à se dégager. Elle fuit, l'une des pinces ramenée devers elle, l'autre étendue. Pour rompre la fascinante chaîne, elle a si violemment tiré qu'elle s'est démis une épaule. Elle fuit, sondant la voie de la pince non compromise. Le mâle détale lui aussi. Tout est fini pour ce soir. Ces tournées à deux, en usage dans la soirée toute une saison, sont évidemment les prolégomènes d'af- faires plus sérieuses. Les promeneurs s'interrogent, déploient leurs grâces, font valoir leurs mérites avant d'en venir aux conclusions. Quand donc arrive le mo- ment définitif? A le guetter ma patience s'épuise; en vain je prolonge mes veillées, et je retourne des tes- sons, désireux de connaître enfin le rôle exact des pei- gnes, rien ne répond à mes espérances. C'est à des heures très avancées de la nuit que s'ac- complit la finale des noces; là-dessus, pour moi, aucun doute. Si j'avais quelque chance d'arriver au bon moment, je lutterais contre le sommeil jusqu'à l'aube; mes vieilles paupières sont encore capables de le faire lorsqu'il s'agit d'acquérir une idée. Mais combien aléa- toire serait ma persévérance ! Je le sais très bien, l'ayant vu et revu à satiété : dans l'immense majorité des cas, ou retrouve, le lendemain matin, sous la tuile, le couple en posture d'équipage tel qu'il l'était la veille au soir. Pour réussir, il faudrait bouleverser les habitudes de la vie, faire le guet toutes 324 SOUVENIRS ENTOM OLO GIQ UES les nuits des trois et des quatre mois de file. Tel projet est au-dessus de mes forces. J'y renonce. Une seule fois j'ai entrevu la solution de l'ardu pro- blème. Au moment oîi je lève la pierre, le mâle se ren- verse sans lâcher prise des mains; le ventre en l'air, doucement il se glisse à reculons sous sa compagne. Ainsi procède le Grillon quand ses instances sont enfin écoutées. En cette posture, il suffirait au couple de se stabiliser, probablement avec l'engrenage des peignes, pour en venir à ses fins. Mais, effrayés par la violation de leur domicile, les deux superposés à l'instant se dis- joignent. D'après le peu que j'ai vu, il est donc à croire que les Scorpions terminent la pariade dans une pose semblable à celle des Grillons. Ils ont de plus les mains saisies et les peignes enchevêtrés. Je suis mieux renseigné sur la suite des événements en loge. Marquons les tuiles où, le soir, les couples prennent refuge après la promenade. Qu'y trouvons- nous le lendemain? Habituellement juste l'équipage de la veille, face à face et les doigts unis. Parfois la femelle est seule. Le mâle, ses affaires ter- minées, a trouvé le moyen de se dégager et de s'en aller. Il avait de graves motifs de couper court aux ivresses de l'alcôve. En mai surtout, époque des plus chaleureux ébats, il m'arrive souvent en effet de trouver la femelle grignotant et savourant le camarade occis. Qui a perpétré le meurtre? La Scorpionne évidem- ment. Ce sont ici les atroces mœurs de la Mante reli- gieuse ; l'amant est poignardé et puis mangé, s'il ne se retire à temps. Avec de la prestesse et de la décision, il le peut quelquefois, non toujours. Il lui est facultatif de libérer les mains, car ce sont les siennes qui serrent; LE SCORPION LANGUEDOCIEN 325 en levant le ponce, il met fin à la contrainte. Mais il reste la diabolique machinette des peignes, appareil de volupté, maintenant traquenard. D'un côté comme de l'autre, les longues dentelures de l'engrenage, étroite- ment agencées et peut-être convulsées, se refusent à la prompte dissociation. Le malheureux est perdu. Pourvu d'un stylet venimeux pareil à celui qui le menace, peut-il, sait-il se défendre? On dirait bien que non, car il est toujours la victime. Il est possible que la position renversée sur l'échiné le gêne dans la manœu- vre de la queue, laquelle, fonctionnant, doit se convo- luter vers le dos. Peut-être encore un invincible ins- tinct lui défend de passer par les armes la future mère. 11 se laisse larder par la terrible épousée ; il périt sans défense. Incontinent la veuve se met à le mang'cr. C'est dans les rites comme chez les Araig-nées, qui, dépourvues de l'engin fatal au Scorpion, laissent du moins aux mâles le temps de s'enfuir s'ils ont la décision assez prompte. Le repas funéraire, quoique fréquent, n'est pas de rigueur; la consommation dépend un peu de l'état de l'estomac. J'en ai vu qui, dédaigneuses du nuptial morceau, dégustaient sobrement la tête du mort, puis charriaient le cadavre à la voirie, sans autrement y tou- cher. J'ai vu de ces Furies porter le trépassé à bras tendus, le trimbaler toute la matinée, à la vue de tous, ainsi qu'un trophée, puis, sans plus de cérémonies, le laisser choir intact et l'abandonner aux fourmis, em- pressées charcutières. XXIII LE SCORPION LANGUEDOCIEN. — LA FAMILLE La science des livres est une médiocre ressource dans les problèmes de la vie; à la riche bibliothèque est ici préférable l'assidu colloque avec les faits. En bien des cas, il est excellent d'ignorer; l'esprit garde sa liberté d'investigation et ne s'égare pas en des voies sans issue, suggérées par la lecture. Encore une fois, je viens d'en faire l'expérience. Un mémoire d'anatomie, œuvre d'un maître cepen- dant, m'avait appris que le Scorpion languedocien a charge de famille en septembre. Ah! que j'aurais mieux fait de ne pas le consulter! C'est bien avant celte épo- que, sous mon climat du moins; et, comme l'éducation est de brève durée, je n'aurais rien vu si j'avais attendu le mois de septembre. Une troisième année de surveil- lance s'imposait, fastidieuse d'attente, pour assister en- fin au spectacle que je prévoyais de haut intérêt. Sans des circonstances exceptionnelles, je laissais passer la fugace occasion, je perdais un an, et peut-être même j'abandonnais la question. Oui, l'ignorance peut avoir du bon ; loin des chemins battus le nouveau se rencontre. Un de nos plus illustres maîtres, qui ne se doutait guère de la leçon donnée, me l'avait appris autrefois. A l'improvistc, uu jour. LE SCORPION LANGUEDOCIEN 327 sonnait à ma porto Pastenr, celui-là même qui devait acquérir bientôt célébrité si grande. Son nom m'était connu. J'avais lu du savant le beau travail sur la dissy- métrie de l'acide tartrique ; j'avais suivi avec le plus vif intérêt ses recherches sur la génération des Infusoires. Chaque époque a sa lubie scientifique ; nous avons aujourd'hui le transformisme, on avait alors la géné- ration spontanée. Avec ses ballons stériles ou féconds à volonté, avec ses expériences superbes de rigueur et de simplicité, Pasteur ruinait pour toujours l'insanité qui^ d'un conflit chimique au sein de la pourriture, préten- dait voir surgir la vie. Au courant de ce litige si victorieusement élucidé, je fis de mon mieux accueil à l'illustre visiteur. Le savant venait à moi tout le premier pour certains renseigne- ments. Je devais cet insigne honneur à ma qualité de confrère en physique et chimie. Ah! le petit, l'obscur confrère ! La tournée de Pasteur dans la région avignonnaise avait pour objet la sériciculture. Depuis quelques an- nées, les magnaneries étaient en désarroi, ravagées par des fléaux inconnus. Les vers, sans motifs appréciables, tombaient en déliquescence putride, se durcissaient en pralines de plfitre. Le paysan atterré voyait disparaître une de ses principales récoltes; après bien des soins et des frais, il fallait jeter les chambrées au fumier. Quelques paroles s'échangent sur le mal qui sévit; et, sans autre préambule : « Je désirerais voir des cocons, fait mon visiteur; je n'en ai jamais vu, je ne les connais que de nom. Pour- riez-vous m'en procurer? — Rien de plus facile. Mon propriétaire fait précisé- 328 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES ment le commerce des cocons, et nous sommes porte à porte. Veuillez m'attendre un instant, et je reviens avec ce que vous désirez. » En quatre pas, je cours chez le voisin, où je me bourre les poches de cocons. A mon retour, je les pré- sente au savant. 11 en prend un, le tourne, le retourne entre les doigts; curieusement ill'examine comme nous le ferions d'un objet singulier venu de l'autre bout du monde. Il l'agite devant l'oreille. « Cela sonne, dit-il tout surpris, il y a quelque chose là dedans. — Mais oui. — Et quoi donc? — La chrysalide. — Comment, la chrysalide? — Je veux dire l'espèce de momie en laquelle se change la chenille avant de devenir papillon. — Et dans tout cocon il y a une de ces choses-là? — Evidemment, c'est pour la sauvegarde de la chry- salide que la chenille a filé. — Ah ! » Et, sans plus, les cocons passèrent dans la poche du savant, qui devait s'instruire à loisir de cette grande nouveauté, la chrysalide. Cette magnifique assurance me frappa. Ignorant chenille, cocon, chrysalide, méta- morphose, Pasteur venait régénérer le ver à soie. Les antiques gymnastes se présentaient nus au combat. Génial lutteur contre le fléau des magnaneries, lui pa- reillement accourait à la bataille tout nu. c'est-à-dire dépourvu des plus simples notions sur l'insecte à tirer de péril. J'étais abasourdi; mieux que cela, j'étais émer- veillé. LE SCORPION LANGUEDOCIEN 329 Je le fus moins de ce qui suivit. Une autre question préoccupait alors Pasteur, celle de l'amélioration des vins par le chauffage. En un brusque changement de causerie : a Montrez-moi votre cave, » fit-il. Lui montrer ma cave, ma cave à moi, chétif, qui na- guère, avec mon dérisoire traitement de professeur, ne pouvais me permettre la dépense d'un peu de vin, et me fabriquais une sorte de piquette en mettant fermenter dans une jarre une poignée de cassonade et des pom- mes râpées! Ma cave! Montrer ma cave! Pourquoi pas mes tonneaux, mes bouteilles poudreuses, étiquetées suivant Tàge et le cru! Ma cave! Tout confus, j'esquivais la demande, je cherchais à détourner la conversation. Mais lui, tenace : « Montrez-moi votre cave, je vous prie. » A telle insistance, nul moyen de résister. Du doigt, je désig-ne dans un coin de la cuisine une chaise sans paille, et sur cette chaise une dame-jeanne d'une dou- zaine de litres. " Ma cave, la voilà, monsieur. — Votre cave, cela? — Je n'en ai pas d'autre. — C'est tout? — Hélas ! oui, c'est tout. — Ah 1 .) Pas un mot de plus; rien autre de la part du savant. Pasteur, cela se voyait, ne connaissait pas ce mets aux fortes épices que le populaire nomme la vache enragée. Si ma cave, la vieille chaise et la dame-jeanne sonnant creux, se taisait sur les ferments à combattre par le chauffag'e, elle parlait éloquemment d'une autre chose 330 SOUVENIRS ExMOMO LOGIQUES que mon illiislre visiteur parut ne pas comprendre. Un microbe lui échappait, et des plus terribles : celui de la mauvaise fortune élranglant le bon vouloir. Malgré la malencontreuse intervention de la cave, je n'en suis pas moins frappé de sa sereine assurance. Il ne sait rien de la transformation des insectes; pour la première fois il vient de voir un cocon et d'apprendre que dans ce cocon il y a quelque chose, ébauche du papillon futur; il ig-nore ce que sait le moindre écolier de nos campagnes méridionales; et ce novice, dont les naïves demandes me surprennent tant, va révolu- tionner l'hygiène des magnaneries; il révolutionnera de même la médecine et l'hyg-iène générale. Son arme est l'idée, insoucieuse des détails et pla- nant sur l'ensemble. Que lui importent métamorphoses, larves, nymphes, cocons, pupes, chrysalides, et les mille petits secrets de l'entomologie! En son problème, peut- être, convient-il d'ignorer tout cela. Les idées conservent mieux leur indépendance et leur audacieuse envolée; les mouvements seront plus libres, affranchis des lisières du connu. Encourag-é parle magnifique exemple des cocons son- nant aux oreilles étonnées de Pasteur, je me suis fait une loi d'adopter la méthode ig'uorante dans mes recher- ches sur les instincts. Je lis très peu. Au lieu de feuilleter des livres, dispendieux moyen qui n'est pas à ma por- tée, au lieu de consulter autrui, je me mets en opiniâtre tête-à-tête avec mon sujet jusqu'à ce que je parvienne à le faire parler. Je ne sais rien. Tant mieux, mes inter- rogations ne seront que plus libres, aujourd'hui dans un sens, demain dans le sens opposé, suivant les éclair- cies obtenues. Et si, par hasard, j'ouvre un livre, j'ai le LE SCORPION LANdUEDOGIEN 331 soin (le laisser dans mon esprit une case largement ou- verte au doute, tant le sol que je défriche se hérisse de folles herhes et de ronciers. Faute d'avoir pris cette précaution, voici que j'ai failli perdre une année. Sur la foi de mes lectures, je n'atten- dais pas avant septembre la famille du Scorpion lan- guedocien, et je l'obtiens à l'improviste en juillet. Cet écart entre la date réelle et la date prévue, je le mets sur le compte de la différence de climat : j'observe en Provence, et mon informateur, Léon Dufour, observait en Espagne. Malgré la haute autorité du maître, j'au- rais dû me tenir sur mes gardes. Ne l'ayant pas fait, je manquais l'occasion si, de fortune, le vulgaire Scorpion noir ne m'avait renseigné. Ah! que Pasteur avait raison d'ignorer la chrysalide! Le Scorpion vulgaire, plus petit et bien moins remuant que l'autre, était élevé, comme terme de comparaison, en de modestes bocaux tenus sur la table de mon cabi- net de travail. Peu encombrants et d'examen facile, les humbles appareils étaient visités tous les jours. Chaque matin, avant de me mettre à noircir de prose quelques feuillets de mon registre, je ne manquais pas de soule- ver le morceau de carton donné pour abri à mes pen- sionnaires, et de m'informer des événements de la nuit. Telles visites quotidiennes étaient peu praticables dans la grande cage vitrée, dont les nombreuses cases exi- geaient uri bouleversement pour être visitées une à une, puis remises méthodiquement en état. Avec mes bocaux à Scorpions noirs, la revue était l'affaire d'un instant. Bien m'advint d'avoir toujours sous les yeux pareille succursale. Le 22 juillet, vers les six heures du matin, relevant l'abri de carton, je trouve dessous une mère 332 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES avec ses petits groupés sur l'écliine eu une sorte de man- telet blanc. J'eus là un de ces moments de douce satis- faction qui de loin en loin dédommagent l'observateur. Pour la première fois j'avais sous les yeux le superbe spectacle de la Scorpionne vêtue de ses petits. La par- turition était toute récente; elle avait dû se faire pen- dant la nuit, car la veille la mère était nue. D'autres succès m'attendaient : le lendemain, une seconde mère est blanchie de sa marmaille; le surlende- main, denx autres à la fois le sont aussi. Total, quatre. C'est plus que n'en souhaitait mon ambition. Avec quatre familles de Scorpions et quelques journées tran- quilles, on peut trouver des douceurs à la vie. D'autant plus que la chance me comble de ses faveurs. Dès la première trouvaille dans les bocaux, je songe à la cage vitrée ; je me demande si le Scorpion languedo- cien ne serait pas aussi précoce que le noir. Allons vile nous informer. Les vingt-cinq tuiles sont retournées. Magnifique succès! Je sens courir dans mes vieilles veines une de ces chaleureuses ondées familières à l'enthousiasme de mes vingt ans. Sous trois du total des tessons, je trouve la mère chargée de sa famille. L'une a des petits déjà grandelets, âgés d'une semaine environ, comme devait me l'apprendre la suite des observations; les deux autres ont enfanté récemment, dans le cours de la nuit même, ainsi que l'affirment certains résidus jalouse- ment gardés «ous la panse. Nous allons voir tantôt ce que représentent ces résidus. Juillet s'achève, août et septembre passent, et plus rien n'est résulté qui vienne augmenter ma collection. L'époque de la famille, pour l'un et pour l'autre Scor- LE SCORPION LANGUEDOCIEN 333 pion, est donc la seconde quinzaine do juillet. A partir de là tout est fini. Cependant, parmi les hùtcs de la cage vitrée, des femelles me restent, aussi bedonnantes que celles dontj'ai obtenu le part. Je complais sur elles pour un accroissement de population, toutes les apparences m'y autorisaient. L'hiver est venu, et nulle d'elles n'a répondu à mon attente. Les afiaires, qui semblaient pro- chaines, sont différées à Tannée suivante : nouvelle preuve d'une longue gestation, bien singulière dans le cas d'un animal d'ordre inférieur. Dans des récipients de médiocre étendue, qui rendent plus aisés les scrupules de l'observation, je transvase isolément chaque mère et son produit. A l'heure mati- nale de ma visite, les accouchées de la nuit ont encore sous l'abri du ventre une partie des petits. Du bout d'une paille écartant la mère, je découvre, dans l'amas des jeunes non encore hissés sur le dos maternel, des objets qui bouleversent de fond en comble le peu qu'à ce sujet les livres m'ont appris. Les Scorpions, dit-on, sont vivipares. L'expression savante manque d'exacti- tude ; les jeunes ne viennent pas directement au jour avec la configuration qui nous est familière. Et cela doit être. Comment voulez-vous que des pin- ces tendues, des pattes étalées, des queues recroquevil- lées, puissent s'engager dans les défilés maternels? Ja- mais l'encombrant animalcule ne franchirait les étroites voies. Forcément il doit venir au monde empaqueté et sobre d'espace. Les résidus trouvés sous les mères me montrent, en effet, des œufs, de véritables œufs, pareils, de guère s'en faut, à ceux que l'anatomie extrait des ovaires à une époque de g-estation avancée. L'animalcule , éco- 334 SOUVEiNIRS ENTOMOLOGIQ UES nomiquemenL condensé en grain tle riz, a la queue appli- quée le long du ventre, les pinces rabatlues sur la poi- trine, les pattes serrées contre les flancs, de façon que la petite masse ovalaire, de glissement doux, ne laisse la moindre saillie. Sur le front, des points d'un noir intense indiquent les yeux. La bestiole flotte dans une goutte d'humeur hyaline, pour le moment son monde, son atmosphère, que délimite une pellicule d'exquise délicatesse. Ces objets-là sont réellement des œufs. Il y en avait au début de trente à quarante dans la portée du Scor- pion languedocien, un peu moins dans celle du Scorpion noir. Trop tard intervenu dans la gésine nocturne, j'as- siste à la fin. Le peu qui reste suffit d'ailleurs à ma con- viction. Le Scorpion est en réalité ovipare, seulement ses œufs sont d'éclosion très rapide, et la libération des jeunes suit de bien près la ponte. Or, comment se fait-elle, cette libération? J'ai l'insi- gne privilège d'en être témoin. Je vois la mère qui, de la pointe des mandibules, saisit délicatement, lacère, arrache et puis déglutit la membrane de l'œuf. Elle dépouille le nouveau-né avec les soins méticuleux, les tendresses de la brebis et de la chatte quand elles mangent les enveloppes fœtales. Pas de blessure sur ces chairs à peine formées, pas d'entorse, malgré la grossièreté de l'outil. Je ne reviens pas de ma surprise : le Scorpion a initié les vivants aux actes d'une maternité voisine de la nôtre. Aux temps lointains de la flore houillère, lorsque parut le premier Scorpion, déjà se préparaient les ten- dresses de l'enfantement. L'œuf, l'équivalent de la graine au long sommeil, Tœuf tel que le possédaient alors le LE SCORPION LANGUEDOCIEN 333 reptile et le poisson, et tel que devaient le posséder plus tard l'oiseau et la presque totalité des insectes, était le contemporain d'un organisme infiniment plus délicat, préludant à la viviparité des animaux supérieurs. L'in- cubation du germe n'avait pas lieu au dehors, au sein du menaçant conflit des choses; elle s'accomplissait dans les flancs de la mère. Les progrès de la vie ne connaissent pas les étapes graduelles, du médiocre au meilleur, du meilleur à l'excellent; ils s'élancent par bonds, en tels cas avec des avances, en tels autres avec des reculs. L'Océan a ses flux et reflux. La vie, autre Océan, plus inson- dable que celui des eaux, a eu pareillement les siens. En aura-t-elle d'autres? Qui pourrait dire oui? qui pour- rait dire non? Si la brebis ne s'en mêlait en déglutissant les enve- loppes cueillies des lèvres, jamais l'agneau ne par- viendrait à se dépêtrer de ses langes. De même le petit Scorpion réclame le concours maternel. J'en vois qui, englués de viscosité, se remuent vaguement dans le sac ovarique à demi déchiré, et ne peuvent se libérer. Il faut qu'un coup de dent de la mère achève la déli- vrance. Il est douteux même que le jeune contribue à la rupture. Sa faiblesse ne peut rien contre cette autre faiblesse, le sac natal, aussi fin que la tunique interne d'une écaille d'oignon. Le poussin a sur le bout du bec un durillon tempo- raire, qui lui sert à piocher, à rompre la coquille. Lui, condensé en grain de riz pour économiser l'espace, attend inerte le secours du dehors. La mère doit tout faire. Elle y travaille si bien que les accessoires de la parturition disparaissent en plein, môme les rares œufs 336 SOUVENIRS ENTOMOLOGI QUES inféconds entraînés avec les autres dans le flux général. Pas un débris ne reste des loques inutiles maintenant; le tout est rentré dans l'estomac de la mère, et le point du sol qui a reçu la ponte est d'une netteté parfaite. Voici donc les jeunes minutieusement épluchés, nets et libres. Ils sont blancs. Leur longueur, du front au bout de la queue, mesure neuf millimètres chez le Scor- pion languedocien, et quatre chez le noir. A mesure que la toilette libératrice est terminée, ils montent, maintenant l'un, maintenant l'autre, sur l'échiné mater- nelle, en se hissant sans grande hâte le long- des pinces, que la Scorpionne maintient couchées à terre afin de faciliter l'escalade. Etroitement groupés l'un contre l'autre, emmêlés au hasard, ils forment sur le dos de la mère nappe continue. A la faveur de leurs griffettes, ils ont assez solide installation. On éprouve quelque diffi- culté à les balayer du bout d'un pinceau sans brutaliser quelque peu les débiles créatures. En cet état, monture et charge ne boug-ent; c'est le moment d'expérimenter. La Scorpionne vêtue de ses petits assemblés en man- telet de mousseline blanche est spectacle dig-ne d'atten- tion. Elle se tient immobile, la queue hautement con- volutée. Si j'approche de la famille un fétu de paille, à l'instant elle lève les deux pinces dans une attitude courroucée, rarement prise lorsqu'il s'ag-it de sa propre défense. Les deux poings se dressent en posture de boxe, les tenailles s'ouvrent toutes grandes, prêtes à la riposte. La queue rarement est brandie; sa brusque détente commotionnerait l'échiné et ferait peut-être choir une partie de la charge. La menace des poings suf- fit, hardie, soudaine, imposante. Ma curiosité n'en tient compte. Je fais choir l'un des LE SCORPION LANGUEDOCIEN 337 petits et le mets en face de la mère, à un travers do doigt de distance. Celle-ci n'a pas l'air de se préoccu- per de l'accident; immobile elle était, immobile elle reste. Pourquoi s'émouvoir de cette chute? Le précipité saura bien se tirer d'affaire tout seul. Il gesticule, s'a- g-ite; puis, trouvant à sa portée l'une des pinces mater- nelles, il y grimpe assez prestement et regagne l'amas de ses frères. Il se remet en selle, mais sans déployer, de bien s'en faut, l'agilité des fils de la Lycose, écuyers versés dans la haute voltige. L'épreuve est reprise plus en grand. Cette fois je fais choir une partie de la charge; les petits sont éparpillés, non bien loin-. Il y a un moment d'hésitation assez pro- longé. Tandis que la marmaille erre sans trop savoir où aller, la mère s'inquiète enfin de l'état des choses. De ses deux bras, — j'appelle de ce nom les palpes à pinces, — de ses bras assemblés en demi-cercle, elle ratisse , elle écume le sable pour amener devers elle les égarés. Cela se fait gauchement, à la grossière, sans nul souci d'écrasement. La poule, d'un tendre cri d'ap- pel, fait rentrer au giron les poussins écartés; la Scor- pionne rassemble sa famille d'un coup de râteau. Tout le monde est sauf néanmoins. Aussitôt en contact avec la mère, on grimpe, on reforme le groupe dorsal. En ce groupe sont admis les étrangers non moins bien que les fils légitimes. Si du balai d'un pinceau je déloge en totalité ou en partie la famille d'une mère, et si je la mets à la portée d'une seconde, elle-même chargée de la sienne, celle-ci rassemble les petits par brassées comme elle l'aurait fait de ses propres fils, et se laisse, bénévole, escalader par les nouveaux venus. On dirait qu'elle les adopte, si l'expression n'était pas trop ambi- 338 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES lieuse. D'adoption, il n'y en a pas. C'est l'enténëbrement de la Lycose, incapable de distinguer entre sa famille réelle et la famille d'autrui, et accueillant tout ce qui grouille à proximité de ses pattes. Je m'attendais à des promenades pareilles à celles de la Lycose, qu'il n'est pas rare de rencontrer courant la garrigue avec son monceau de marmaille sur le dos. La Scorpionne ne connaît pas ces délassements. Une fois mère, de quelque temps elle ne sort plus de chez elle, même le soir, à l'heure des ébats des autres. Barri- cadée dans sa cellule, insoucieuse du manger, elle sur- veille l'éducation des petits. Les débiles créatures ont, en effet, une délicate épreuve à subir : elles doivent naître, pourrait-on dire, une seconde fois. Elles s'y préparent par l'immobilité et par un travail intime non sans analogie avec celui qui de la larve conduit à l'insecte parfait. Malgré leur tournure assez correcte de Scorpion, les jeunes ont les traits quelque peu vagues et comme aperçus à tra- vers une buée. On leur soupçonne une sorte de blouse infantile dont ils doivent se dépouiller pour devenir sveltes et acquérir configuration nette. Huit jours passés dans l'immobilité sur le dos de la mère sont nécessaires à ce travail. Alors s'accomplit une excoriation que j'hésite à dénommer du terme de mue, tant elle diffère des mues véritables, subies plus tard à diverses reprises. Pour ces dernières, la peau se fend sur le thorax, et par cette hssure unique Tanimal émerge en laissant une défroque aride, pareille déforme au Scorpion qui vient de la dépouiller. Le moule vide conserve l'exacte configuration de la bète moulée. Actuellement, c'est fout autre chose. Je mets sur LE SCORPION LANdLIEDOGIEN 339 une lame de verre quelques jeunes en voie d'excoriation. Lis sont immobiles , très éprouvés , paraît-il , presque défaillants. La peau se rompt sans lignes de fracture spéciales; elle se déchire à la fois devant, derrière, de côté; les pattes sortent de leurs guêtres, les pinces quittent leurs gantelets, la queue sort de son fourreau. De partout à la fois, la dépouille tombe en loques. C'est un écorcliement sans ordre et par lambeaux. Gela fait, les écorchés ont aspect normal de Scorpion. Ils ont acquis de plus la prestesse. Bien que toujours de teinte pâle, ils sont alertes, prompts à mettre pied à terre pour jouer et courir à proximité de la mère. Le plus frappant de ce progrès, c'est la brusque croissance. Les jeunes du Scorpion languedocien mesuraient neuf millimètres de longueur, ils en mesurent maintenant quatorze. Ceux du Scorpion noir sont passés de la dimension quatre mil- limètres à la dimension six et sept. La longueur aug- mente de la moitié, ce qui triple à peu près le volume Surpris de cotte brusque croissance, on se demande quelle en est l'origine, car les petits n'ont pris aucune nourriture. Le poids n'a pas augmenté; il a, au con- traire, diminué, vu le rejet d'une dépouille. Le volume croît, mais non la masse. C'est donc ici une dilatation jusqu'à un certain point comparable à celle des corps bruts travaillés par la chaleur. Une intime modification se fait, qui groupe les molécules vivantes en assemblage plus spacieux, et le volume augmente sans l'apport de nouveaux matériaux. Qui , doué d'une belle patience et convenablement outillé, suivrait les rapides mutations de cette architecture, ferait, je le pense, récolte de quelque valeur. Dans ma pénurie, je livre le problème à d'autres. 340 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUE S Les dépouilles dercxcoriation sont des lanières blan- ches, des loques satinées qui, loin de choir à terre, font prise sur le dos de laScorpionne, vers la base des pattes surtout, et s'y enchevêtrent en un moelleux tapis sur lequel reposent les récents écorchés. La monture a main- tenant une housse favorable à la station des remuants cavaliers. Faut-il descendre, faut-il remonter, la couche de guenilles, devenue solide harnais, donne des appuis pour les rapides évolutions. Lorsque, d'un léger coup de pinceau, je culbute la famille, il est réjouissant de voir avec quelle prompti- tude les désarçonnés se remettent en selle. Les franges de la housse sont saisies, la queue fait levier, et d'un élan le cavalier est en place. Ce curieux tapis, vrai filet d'abordage qui permet facile escalade , persiste , sans dislocations, une semaine à peu près, c'est-à-dire jus- qu'à l'émancipation. Alors il se détache spontanément, soit en bloc, soit en détail, et rien n'en reste quand les petits sont disséminés à la ronde. Cependant la coloration s'annonce; le ventre et la queue se teintent d'aurore, les pinces prennent le doux éclat de l'ambre translucide. La jeunesse embellit tout. Ils sont en vérité superbes, les petits Scorpions lan- guedociens. S'ils restaient ainsi, s'ils ne portaient, bientôt menaçant, un alambic à venin, ils seraient gracieuses créatures que l'on prendrait plaisir à élever. Bientôt s'éveillent en eux les velléités d'émancipation. Volontiers ils descendent du dos maternel pour folâ- trer joyeusement dans le voisinage. S'ils s'écartent trop, la mère les admoneste, les rassemble en promenant sur le sable le râteau de ses bras. En des moments de sieste, le spectacle de la Scor- LE SCORPION LANGUEDOCIEN 341 pionne et de ses petits vaut presque celui de la poule et de ses poussins au repos. La plupart sont à terre, serrés contre la mère; quelques-uns stationnent sur la housse blanche, délicieux coussin. Il s'en trouve qui escaladent la queue maternelle, se campent sur le haut de la volute et de ce point culminant semblent prendre plaisir à regarder la foule. De nouveaux acrobates sur- f\ fi' ,^ 1 1 ,,,.,1 La mère et sa famille aux approches de rémaucipatioû. viennent qui les délogent et leur succèdent. Chacun veut avoir sa part des curiosités du belvédère. Le gros de la famille est autour de la mère ; il y a là un continuel grouillement de marmaille qui s'insinue sous le ventre et s'y blottit, laissant au dehors le front où. scintillent les points noirs oculaires. Les plus re- muants préfèrent les pattes maternelles, pour eux ap- pareil de gymnase ; ils s'y livrent à des exercices de trapèze. Puis, à loisir, la troupe remonte sur l'échiné. 342 SOUVENIRS EA'TOMOLOGIQUES prend place, se stabilise, et plus rien ne bouge, ni mère ni petits. Cette période qui mûrit et prépare l'émancipation dure une semaine, juste ce que dure le singulier tra- vail qui, sans nourriture, triple le volume. En tout, la famille reste sur le dos maternel une quinzaine de jours. La Lycose porte ses petits des six et des sept mois, toujours agiles et remuants, quoique non alimentés. Ceux de la Scorpionne, que mangent-ils, du moins après la mue qui leur a donné prestesse et vie nouvelle? La mère les invile-t-elle à ses repas, leur réserve-t-elle ce qu'il y a de plus tendre dans ses réfections? Elle n'invite personne, elle ne réserve rien. Je lui sers un Criquet, choisi parmi le menu gibier qui me semble convenir à la délicatesse des fils. Tandis qu'elle grignote le morceau,, sans aucune préoccupa- tion de son entourage, l'un des petits, accouru de l'échiné, s'avance sur le front, se penche et s'informe de ce qui se passe. Il touche aux mâchoires du bout de la patte; brusquement il recule, effrayé. Il s'en va, et c'est prudent. Le gouffre en travail de trituration, loin de lui réserver une bouchée, le happerait peut-être et l'engloutirait sans autrement y prendre garde. Un second s'est suspendu à l'arrière du Criquet dont la mère ronge l'avant. Il mordille, il tiraille, désireux d'une parcelle. Sa persévérance n'aboutit pas; la pièce est trop dure. J'en ai assez vu : l'appétit s'éveille; les jeunes accep- teraient volontiers de la nourriture si la mère avait le moindre souci de leur en offrir, surtout proportionnée à leur faiblesse d'estomac; mais elle mange pour elle- même, et c'est tout. LE SCORPION LANGUEDOCIEN 343 Que vous faut-il, ô mes jolis Scorpionnels qui m'avez valu de délicieux moments? Vous voulez vous en aller et chercher au loin des vivres, des bestioles de rien. Je le vois à votre inquiet vagabondage. Yous fuyez la mère, qui de son côté ne vous connaît plus. Yous êtes assez forts; l'heure est venue de se disperser. Si je savais au juste le minime gibier à votre con- venance, et s'il me restait assez de loisir pour vous le procurer, j'aimerais à continuer votre éducation, non parmi les tuiles de la cage natale, en société des vieux. Je connais leur inlolérance. Les ogres vous mange- raient, mes petits. Vos mères mêmes no vous épargne- raient pas. Pour elles désormais vous êtes des étran- gers. L'an prochain, à l'époque des noces, elles vous mangeraient, les jalouses. Il faut s'en aller, la prudence le veut. Oii vous loger et comment vous nourrir? Le mieux est de se quitter, non sans quelque regret de ma part. Un de ces jours, je vous apporterai et vous disséminerai dans votre territoire, la pente rocailleuse où le soleil est si chaud. Yous y trouverez des confrères qui, gran- delets à peine comme vous, vivent déjà solitaires sous leur petite pierre, parfois pas plus large que l'ongle; vous y apprendrez, mieux que chez moi, la rude lutte pour la vie. XXIY LA DORTHESIE Après l'exode des petits, quand elle abandonne sa cabine de molleton, épaisse d'un demi-travers de doigt, si chaude et si douillette, mais encombrée de ruines qui gêneraient une seconde famille, la Clotbo va ma- nufacturer ailleurs un léger hamac avec ciel de lit, un chalet économique où se passera le reste de la bonne saison. Celles qui ne sont pas encore nubiles n'exigent pas davantage contre les rudesses de l'hiver ; leur robuste endurance est satisfaite d'une tente de mousseline sous l'abri d'une pierre. Au contraire, vers le déclin des chaleurs, les matro- nes se hâtent d'amplifier et d'épaissir le logis; elles y prodiguent le contenu de leurs réservoirs à soie, qu'ont gonflés les chasses des ^belles nuits d'été. Lorsque sévi- ront les frimas, elles trouveront, sans doute, en ces somptueux manoirs plus de bien-être que dans les mesquins chalets du début; néanmoins ce n'est pas précisément pour elles qu'elles construisent, mais bien à l'intention des fils attendus, et dès lors les parois ne sont jamais assez solides, et les matelas assez moelleux. Le superbe ouvrage de la Clotho est avant tout un nid, auprès duquel les conques du pinson et du serin ne sont que rustiques bâtisses. La mère, il est vrai. LA DOUTllÉSIE 34o n'y couve pas ses œufs, dépourvue qu'elle est de calo- rifère; elle n'y abecque pas ses petits, qui d'ailleurs n'en ont pas besoin; son rôle n'en est pas moins d'ex- quise tendresse. Sept à huit mois durant, elle surveille sa nitée, elle la protège avec une dévotion comparable ou même supérieure à celle de l'oiseau. La maternité, souveraine inspiratrice des plus beaux instincts, a mille et mille chefs-d'œuvre en témoignage de son industrie. Rappelons le plus récent parmi ceux que l'occasion nous a permis de soumettre au lecteur, celui de l'Araignée labyrinthe. N'est-ce pas ouvrage admirable que ce spacieux corps de logis oii la mère monte la garde autour du tabernacle étoile, berceau de la famille? N'est-ce pas forteresse de haute logique que ce rempart de pisé intercalé dans les soieries pour protéger les œufs contre la sonde de l'Ichneumon? Chaque mère a pareillement ses moyens défensifs, tantôt combinaisons ingénieuses, tantôt procédés d'ex- trême simplicité. L'étrange est que la répartition des talents ne tient aucun compte de la hiérarchie. Tels insectes placés aux premiers rangs, cuirassés de riches élytres, empanachés de hauts plumets, parés de cos- tumes où s'imbriquent des écailles d'or, ne savent rien faire ou à peu près; ce sont de somptueux ineptes. Tels autres, des plus modestes et passant inaperçus, nous émerveillent de leurs talents si nous leur accordons attention. N'est-ce pas ainsi que les choses se passent chez nous? Le vrai mérite fuit le luxe insolent. Pour mettre en valeur le peu que nous pouvons avoir de bon dans les veines, il faut l'aiguillon du besoin. Il y a dix-neuf siècles, en tête de ses satires, Perse disait déjà : 346 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Magister artis ingeniquc largitor Venter. En termes moins crus, un de nos proverbes le répète : L'homme est comme la nèfle : il n'est rien qui vaille S'il n'a mûri longtemps au grenier, sur la paille. La bête est comme nous. La nécessité aiguillonne son savoir-faire, et parfois lui vaut des trouvailles d'in- vention qui bouleversent nos idées. J'en sais une, des plus bumbles et des moins connues, qui, pour sauve- garder sa progéniture, a résolu l'étrange problème que voici : à l'époque de la ponte, se tripler la longueur normale du corps; laisser la partie d'avant au service de l'animal qui se nourrit, digère, déambule, prend sa part des joies du soleil, et faire de la partie d'arrière une crèclie infantile, une pouponnière oii éclosent et mûrissent les petits doucement promenés, La singulière créature se nomme Dorthésie [Dorthe- sia Characias, Latr.\ De loin en loin, on la rencontre sur la grande euphorbe, que les Grecs appelaient Cha- racias et que le paysan provençal dénomme aujour- d'hui Chusclo, Lachusclo. Amie du climat où se plaît l'olivier, cette euphorbe abonde sur les collines sérignanaises, aux points les plus arides, où ses grandes touffes glauques font con- traste avec les pauvretés végétales du voisinage. Le pied dans un lit de pierrailles qui lui répercutent les rayons du soleil, elle proteste par son vigoureux feuil- lage contre les misères de l'hiver. Toutefois, elle a ses prudences. Lorsque déjà le fol amandier livre à la bise ses corolles frissonnantes, elle, moins empressée, con- tinue d'interroger le temps; elle tient roulées en crosse, pour les protéger, ses tendres extrémités florales. Les LA DOUTIIESIK 317 gelées sérieuses cessent. Alors, d'une brusque poussée de sève, les tiges se gontlent d'un laitage à saveur do charbons ardents, les crosses se déroulent, se rectifient en ombelles de fleurettes sombres, oi^i viennent boire les premiers moucherons de Tannée. Attendons encore quelques jours. De Tamas de feuilles mortes tombées au pied de l'euphorbe, nous verrons, à mesure que la température se fait plus clémente, lente- ment émerger nombreuse population. C'est la Dorthésie qui abandonne ses quartiers d'hiver, sous les ruines du vieux feuillage, et monte petit à petit, par prudentes étapes, de la base dans les hauteurs de la plante, où l'attendent les joies d'une cbaude lumière et les félicités d'un biberon inépuisable. En avril, au plus tard en mai, l'ascension est ter- minée; toutes les bestioles sont rassemblées sur le haut des tiges, en groupes serrés, flanc contre flanc, à la manière des Pucerons. Buveuse de sève et douée d'un bec en percerette, la Dorthésie est, en efl'et, affiliée aux Aphidiens, dont elle partage les mœurs sédentaires et sociales; mais, bien loin de rappeler par l'aspect la ver- mine dénudée et pansue que le rosier et tant d'autres végétaux nous rendent familière, elle s'habille et porte costume d'une rare élégance. Les Pucerons orangés du Térébinthe, enfermés dans des galles cornues, ou bien arrondies en abricots, ap- pendent à leur arrière une longue traîne d'extrême finesse, réduite en poussière par le moindre attouche- ment. Chez les Dorthésies, au contraire, c'est vêtement complet, c'est justaucorps de durée indéfinie, fragile toutefois et se détachant en parcelles sous la pointe d'une aiguille, ainsi que le ferait une écorce friable. 348 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES Rien d'élégant comme la casaque de ce gros pou, tant pour la forme que pour la couleur. Elle est en entier d'une blancheur mate, douce au reg-ard encore plus que la blancheur du lait. L'avant est un veston de mèches frisées, rangées en quatre séries longitudi- nales, entre lesquelles sont distribués d'autres frisons plus courts. L'arrière est une frange de dix lanières, graduellement croissantes et rayonnant en dents de peigne. Un plastron, taillé par plaques symétriques, recouvre la poitrine. Il est percé de six trous nettement ronds par où sortent les pattes brunes, toutes nues, libres de mouvement. Ce plastron et le mantelet frisé de l'échiné forment ensemble une sorte de gilet de fla- nelle sans manches, ne gênant pas aux entournures. De même des trous percent le capuchon pour laisser libre jeu au rostre ainsi qu'aux antennes. Partout ail- leurs s'étend la blanche houppelande. Tel est le costume d'hiver; il revêt tout le corps, mais ne s'étend pas au delà. Plus tard, aux approches de la ponte, un prolongement se fait en arrière, comme si l'insecte, en réalité immuable, éprouvait fougueuse croissance et triplait sa longueur. Gracieusement re- courbée en proue de gondole, la partie nouvelle est sillonnée au dessus de larges cannelures parallèles; en dessous, elle est finement striée, presque lisse. Le bout est brusquement tronqué. La loupe y constate une bou- tonnière transversale tamponnée de fine ouate. De partout la matière du vêtement est cassante, fu- sible, inflammable; elle laisse sur le papier une trace légèrement translucide. A ces caractères se reconnaît une sorte de cire analogue à celle des Abeilles. Pour l'obtenir autrement qu'en menues parcefles détachées LA DORTHESIE 349 de la bèto, je fais récolte d'une poignée de Dorlhésies, que je soumets à l'action de l'eau bouillante. Les four- reaux cireux se fondent et se résolvent en un liquide huileux qui surnage; les insectes dénudés tombent au fond. Par le refroidissement, la mince couche surna- g-eante se concrète eu une lamelle d'un jaune ambré. Celte coloration cause certaine surprise. On était parti d'une substance rivalisant de blancheur avec le lait, et voici que la fusion lui a donné l'aspect de la résine. C'est affaire d'arrangement moléculaire, et rien autre. Pour donner blancheur convenable à la cire jaune, telle que la fournissent les ruches, le cirier la soumet à la fusion ; il verso dans de l'eau froide la matière fondue et la réduit ainsi en minces papillotes qu'il expose après, sur des claies, aux radiations du soleil. Suivent d'autres fusions, d'autres réductions en coquilles, d'autres expositions à la vive lumière, et petit à petit, en modifiant sa structure moléculaire, la cire se fait blanche. Dans cet art de blanchir, combien la Dorthésie nous est supérieure! Sans traitement par des fusions répétées et des insolations prolongées, elle transforme d'emblée une cire jaune en une autre de blancheur incomparable. Elle obtient par la douceur ce que n'obtiennent pas nos brutalités d'atelier. Non plus que celle de l'Abeille, la cire de la Dorthé- sie n'est pas récoltée à l'extérieur; c'est une produc- tion directe, exsudée par la surface du corps. Pour se façonner en mèches frisées, se rayer de stries régulières, se creuser d'élégantes rainures, elle ne subit pas de manipulation. En transpirant des pores de la peau, elle acquiert d'elle-même le moulage requis. A la manière du plumage de l'oiselet, le vêtement pousse correct par 3oO SOUVENIRS EMOMOLOGIQL" ES le seul travail de l'organisme; l'habillée n'a rien à y retoucher. En sortant de l'œuf, l'animalcute est tout nu et de coloration brune. Bientôt, avant de quitter la mère et de s'établir sur l'écorce de l'euphorbe pour y puiser ses premières lampées, il se couvre de points blancs clair- semés, qui sont l'ébauche du futur veston. Par lents degrés, ces points croissent en nombre et s'allongent en mèches, si bien que le jeune, dès son émancipation, est costumé comme ses aînés. L'exsudation de la cire est continuelle; la blanche tunique incessamment s'accroît, se perfectionne. Alors l'insecte, dépouillé à fond par mes artifices, doit pou- voir se vêtir de nouveau. L'expérience confirme la pré- vision. Ruinant de la pointe d'une aig-uille et balayant d'un pinceau, je dénude une Dorthésie d'àg'e mûr. La persécutée apparaît avec son pauvre épidémie brun. Je l'isole sur une tige d'euphorbe. Au bout de deux à trois semaines, l'habit est refait, moins ample que le pre- mier, mais enfin suffisant et de coupe correcte. Avec la cire qui aurait accru l'ancienne casaque, la bète en a sué une seconde. A quoi bon le prolongement qui triple en arrière la réelle dimension du corps? Serait-ce une simple pa- rure? C'est bien mieux que cela. Dès avril, détachons l'étrange appendice, ouvrons-le. Il est creux et rempli d'une ouate incomparable; nul duvet ne possède telle finesse et telle blancheur. Au milieu de ce superbe édre- don, sont disséminées des perles ovoïdes, les unes blan- ches, les autres teintées de roux. Ce sont des œufs. Pêle-mêle avec eux grouillent des nouveau-nés; il y en a de nus et bruns, il y en a de pointillés de blanc à LA DORTIIÉSIE 331 des degrés divers, suivant l'élat plus ou moins avancé du veston. D'autre part, soyons attentifs aux Dorthésies qui paresseusement divaguent sur l'euphorbe. A de longs intervalles, nous verrons sortir, par l'orifice terminal de la poche ouatée, un jeune, bien vêtu, qui se démène allègre, choisit sa place à côté de la mère et s'y installe en plongeant le rostre dans l'écorce juteuse. Il ne bou- gera plus tant que le puits ne sera pas tari. D'autres suivent de jour en jour, et cela dure des mois entiers ! A s'en tenir à cet examen seul, on croirait la mère vivipare, apte à semer, de-ci, de-là, des petits vivants et tout habillés. Il n'en est rien; dans la poche bourrée d'ouate nous venons de trouver des œufs et des jeunes. D'ailleurs nulle difficulté d'assister à la ponte et puis à l'éclosion. Dans un tube de verre garni d'une tige d'euphorbe, j'isole quelques mères dont j'ai enlevé la sacoche ter- minale. Le croupion mis à nu n'aura plus de secrets. J'y vois surgir, en parcimonieuse barbiche, une sorte de moisissure blanche. C'est la sécrétion de la cire qui reprend à l'arrière-lrain et donne, au lieu de mèches, des filaments d'extrême ténuité. Ainsi doit se former le duvet dont s'emplit la sacoche. Bientôt, au milieu du moelleux bouquet, apparaît un œuf pareil à ceux que nous a valus l'effraction du coffret maternel. Cette méthode m'a permis d'évaluer la richesse de la ponte. Deux Dorthésies, dénudées en arrière et isolées dans un tube avec des vivres, ont produit, en treize jours, une trentaine d'œufs, soit quinze chacune, ou bien un par jour environ. Comme la ponte se con- tinue pendant près de cinq mois, le nombre total des 352 SOUVENIRS ENTOMO LOG IQUES œufs pour une seule mère doit se rapprocher de deux cents. En trois ou quatre semaines arrive l'éclosion. Elle s'annonce par le changement de coloration de l'œuf, qui du hlanc passe au roux clair. Au sortir de sa coque, l'animalcule est roux et totalement nu. Son aspect est celui d'une très petite Araignée, d'autant mieux que ses longues antennes figurent assez bien une quatrième paire de pattes. En peu de temps, il lui vient sur le dOs quatre rangées longitudinales de subtiles houppes blan- ches, laissant entre elles des intervalles nus. C'est le début de la casaque cireuse. La longue émission des œufs, qui dure le tiers de l'année et davantage, l'éclosion relativement rapide, enfin la vestiture par degrés exsudée, nous expliquent comment, dans la sacoche maternelle, se trouvent à la fois des œufs blancs et des œufs roux, des petits nus et d'autres plus ou moins vêtus. Cette sacoche eât donc un entrepôt où la ponte s'amasse, pendant de longs mois. Là dedans, au sein d'une exquise ouate, les jeunes éclosent, mûrissent et se revêtent de cire avant de se risquer aux rudesses de l'air. D'un rameau à l'autre de l'euphorbe, la mère doucement les promène, sans préoccupation des sortants. Chacun, à mesure qu'il se sent les forces venues, émigré à son heure et va s'éta- blir dans le voisinage. L'issue de l'habitacle est toujours ouverte; il n'y a qu'à forcer un peu la barrière d'ouate. Avec bien moins de douceur et de sécurité, la Lycose de Narbonne porte sa famille. Nul abri sur le dos de la bohémienne; nulle garantie contre des chutes, fréquen- tes en pareille mêlée. Mieux inspirée, la Dorthésie fait LA DORTHÉSIE 3o3 éliii dos basques de sa casaque, et doux matelas de ses houppes caudales. Pour trouver l'équivalent, il faudrait remonter du pou de l'euphorbe aux premiers-nés des mammifères, Kangurous, Sarigues et autres, qui élè- vent leurs petits dans une poche formée d'un repli de la peau du ventre. \enu avant terme, l'informe em- bryon se greffe sur la tétine et achève de se développer dans la bourse maternelle ou marsupium. Servons -nous de ce terme pour désigner la poche de la Dorthésie. Entre les deux sacoiîhes, l'analogie est grande, tout en laissant à l'insecte la supériorité sur la bète poilue. Bien des fois la vie débute chez les hum- bles par l'excellent, et aboutit au médiocre chez les forts. Dans l'originale invention du marsupium, un puce- ron a trouvé mieux que la Sarigue. Dans le but de suivre l'histoire de mes bestioles plus commodément que sous les feux du soleil au bord des sentiers, j'avais installé devant l'une des fenêtres de mon cabinet une belle touffe d'euphorbe transplantée dans un grand pot. Par mes soins, la plante avait été peuplée, dans le courant de mars, de trois à quatre douzaines de Dorthésies, toutes porteuses de marsu- pium plus ou moins développé. L'éducation domesti- que réussit à souhait; l'euphorbe prospérant très bien, ses habitants prospérèrent aussi. Les sacoches se remplirent d'œufs, puis de jeunes qui, mûris à point et de jour en jour plus nombreux, sortaient et se répandaient à leur guise sur l'euphorbe. A l'époque des fortes chaleurs, on eût dit qu'il avait neigé sur la plante, tant était populeuse la blanche colonie. Il y avait là des milliers de nouveaux habi- tants, de taille diverse et faciles à distinguer des mères 23 354 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQL'ES fondatrices par leur dimension moindre, et surlout par l'absence totale de marsupium, complément qui doit se former bien plus tard, après l'hibernation au pied de la plante nourricière. Les uns plus gros, les autres moindres suivant l'âge, car les matrones ne disconti- nuent de procréer, ils ont tous même costume, même aspect; cependant certaines différences, inaperçues de mon sommaire examen, doivent les diviser en deux groupes, l'un très réduit, presque une exception, l'autre formant l'immense'majorité. En août, ces différences très nettement s'accusent. A l'extrémité des feuilles, de çà, de là, se sont isolés quelques sujets qui s'entourent d'une lég-ère enceinte cireuse, sorte de vag-ue capsule, tandis que le reste du troupeau, la presque totalité, continue de s'abreuver, le rostre plongé dans l'écorce. Que sont ces solitaires, à l'écart du monde des buveurs? Ce sont des mâles, en travail de transformation. J'ouvre quelques-unes des fragiles capsules. Au centre, sur une couchette d'édre- don, pareil à celui dont s'emplit la sacoche des mères, repose une nymphe douée de moignons alaires. Au dé- but de septembre, j'obtiens les premiers mâles en leur état parfait. Curieuses créatures, en vérité! Hauts de pattes et long'uement encornés, ils ont la tournure de certaines Punaises. Corps noir, enfariné d'une subtile poussière cireuse, ruine de la capsule où s'est faite la transfor- mation. Ailes d'un gris de plomb, arrondies au bout, se recouvrant à l'état de repos et dépassant de beaucoup l'extrémité du ventre. A l'arrière, une aig-rette de cils blancs, très longs, rectiligncs, composés de cire sans doute, comme la casaque de l'âge larvaire. C'est un orne- LA DORTHÉSIE 335 ment très fragile; l'insecte le perd en majeure parlic rien qu'en déambulant parmi quelques feuilles dans sa prison de verre, le tube où je l'observe. En des moments d'allégresse, le bout du ventre re- monte entre les ailes soulevées, et le pinceau de rayons s'épanouit en segment de rosace. L'insecte fait le beau, il fait la roue à la manière du paon. Pour magnifier ses noces, il s'est mis au croupion une queue de comète; il la dilate en éventail, la replie, l'ouvre encore, la fait osciller et reluire au soleil. L'accès de joie passé, les atours se referment, et le ventre revient en bas sous le couvert des ailes. Tête petite et longues antennes. Au bout du ventre, une brève pointe, une sorte de croc, outil de la pariade. D'armure buccale, de rostre, il n'y en a pas absolument. Qu'en ferait-il, le coquet microcéphale? Il n'a changé de forme que pour lutiner un moment les voisines, s'ap- parier et mourir. Son rôle ne semble pas d'ailleurs des plus nécessaires. Sur l'euphorbe de mon cabinet, la population féminine de seconde génération est de quel- ques milliers, et j'obtiens en tout une trentaine de mâles. Approximativement, il y a cent fois plus de femelles. A pareil sérail, les élégants porteurs d'aigrette ne sau- raient suffire. D'autre part, ils ne se montrent pas très empressés. Au sortir des ruines de leur capsule, je les vois qui, poudreux, se lustrent un peu, s'époussètent, essayent les ailes, puis, d'un mol essor, vont aux vitres de la fenê- tre, tenue fermée pour éviter l'évasion. Les fêtes de la lumière leur sont de plus grand attrait que les émotions nuptiales. Il est à croire que l'éclairage modéré d'un appartement est ici la cause de leur froideur. En pleine 356 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES campagne, sous les rayons directs du soleil, ils auraient certainement fait valoir leurs atours parmi le troupeau des nubiles, et des couples se seraient formés, non dé- pourvus d'ardeur. Mais, alors même que les meilleures circonstances favoriseraient la pariade, le nombre exa- géré des femelles, hors de proportion avec celui des mâles, nous affirme qu'il y a très peu d'élues parmi beaucoup d'appelées, une sur cent environ. Toutes néan- moins donneront descendance. En ces étranges créa- tures, pour maintenir la race prospère, il suffit que de loin en loin quelques mères soient fécondées. L'impul- sion communiquée aux élues est un héritage qui se transmet quelque temps, à la condition que, chaque année, des couples, en petit nombre, renouvellent dans l'ensemble les énergies épuisées. Un parasite fréquent chez les Apiaires, le Monodon- tomerus, nous a montré autrefois semblable exemple de la rareté des mâles. Deux bestioles de rien nous par- lent d'un énorme champ que nos théories génésiques ont encore à défricher. Peut-être nous aideront-elles un jour à débrouiller le ténébreux problème des sexes. Cependant les vieilles mères, les Dorthésies à marsu- pium, de jour en jour se font plus rares sur l'euphorbe. Les ovaires épuisés et la sacoche vide, elles tombent à terre, où les Fourmis les dissèquent. Seules persistent sur la plante, jusqu'aux environs de la Noël, les jeunes, dont la poche maternelle ne commencera d'apparaître qu'au retour du printemps. Les froids sérieux venus, le troupeau descend au pied de l'euphorbe, sous l'amas des feuilles mortes. Il en remontera en fin mars, pour escalader lentement la plante, acquérir la bourse édu- catrice et recommencer le cycle de l'évolution. XXV LE KERMES DE L YEUSE Avec le nid, supérieure expression des industries ma- ternelles, rivalisent d'autres méthodes éducatrices, par- fois d'admirable tendresse. La Lycose traîne, appendue aux filières, la sacoche des œufs, qui lui bat les jarrets; la moitié de l'année elle porte et promène sur l'échiné ses petits assemblés en groupe touffu. Pareillement, le Scorpion garde les siens sur le dos; il les y laisse pren- dre des forces une quinzaine de jours, jusqu'au moment de l'émancipation. En suant de la cire blanche, la Dor- thésie se fait au bout du ventre un exquis manchon oîi les jeunes éclosent, se parent de houppes cotonneuses et doucement se mûrissent pour l'exode. La moelleuse cabine, ouverte d'un pertuis, donne issue aux reclus, un par un, à mesure qu'ils sont capables de s'établir sur l'euphorbe nourricière. Un humble parmi les humbles, le Kermès de l'yeuse, a trouvé mieux encore : la mère, devenue forteresse inexpugnable, lègue à sa famille, comme berceau, sa peau durcie en bastion d'ébène. En mai, inspectons patiemment, aux chaudes expo- sitions, les menus rameaux de l'yeuse ou chêne vert. Visitons aussi l'arbuste revêche, à petites feuilles piquantes, connu du paysan provençal sous le nom 358 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES d'avàus, et des botanistes sous celui de chêne kermès. Cette misérable broussaille, que l'on franchit d'une enjambée, est un chêne en efl'et, un chêne pour tout de bon, comme le prouvent ses beaux glands enchâssés dans une âpre capsule. Nous y ferons récolte aussi bien que sur l'yeuse. Mais laissons le chêne ordinaire, le rouvre; nous n'y trouverions rien de ce que nous cher- chons aujourd'hui. Seuls, les deux premiers sont à explorer. Nous y verrons, un peu de-ci, un peu de-là, jamais en abondance, des globules d'un noir luisant et de la grosseur d'un pois médiocre. Voilà le Kermès, un insecte des plus étranges. Cela, un animal? Qui n'est pas au courant de la chose ne s'en douterait guère; il prendrait l'objet pour une baie, pour une sorte de gro- seille noire. L'erreur serait d'autant plus facile que, mis sous la dent, le globule craque et donne douce saveur relevée d'un peu d'amertume. Et ce fruit presque délicieux est un animal, nous affirme-t-on, un insecte. Voyons cela de près, avec la loupe. On cherche une tôle, un ventre, des pattes. De tête, il y en a pas absolument; de ventre et de pattes, non plus; le tout est une sorte de grosse perle digne de la joaillerie commune obtenue avec le jais. Y a-t-il au moins une segmentation, certificat de l'insecte? Point. L'objet est lisse à l'égal de l'ivoire poli. Y a-t-il quel- ques frémissements, quelques indices d'une aptitude à se mouvoir? Point. Le caillou n'est pas mieux inerte. Peut-être trouverons-nous à la face inférieure du glo- bule, dans la partie en contact avec le rameau, quelques traces de structure animale. L'objet se détache aisé- ment et sans rupture, à la façon d'une baie. La base est LE KERMES DE L'YEUSE 359 un peu déprimée et enfarinée d'une matière blanche cireuse qui fait office de mastic et donne adhérence. Le Kermès de l'yeuse. Par un séjour de vingt -quatre heures dans l'alcool, cette matière se dissout et laisse à découvert la région qu'il s'agit d'examiner. La loupe inspecte, scrupuleuse; elle ne parvient pas 360 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES à découvrir sur cette base des pattes, des grappins, si menus soient-ils, qui serviraient à fixer l'animal. Elle ne découvre pas non plus de suçoir qui, implanté dans l'écorce, humerait la sève, nourriture indispensable. Moins lisse que le dos, cette partie est aussi nue que le reste. On dirait, en vérité, que le Kermès adhère au rameau par simple encollement et n'a pas avec lui d'autres rapports. Cela ne peut être. La perle noire se nourrit; elle grossit; sans discontinuer elle verse au dehors un pro- duit qui semble venir de l'atelier d'un liquoriste. Pour suffire à de telles dépenses, il lui faut, tout au moins, un rostre perforateur de l'écorce juteuse. Elle l'a cer- tainement, mais si menu que ma vue fatiguée ne par- vient pas à le discerner. Au moment oti je détache le Kermès de son support, peut-être l'outil d'abreuvage se contracte-t-il et rentre en lui-même au point de devenir invisible. Dans l'hémisphère tourné vers le bas du rameau, le globule s'excave en large sillon qui occupe la majeure part du demi-méridien. A l'extrémité inférieure de ce sillon, sur les confins do la base d'appui, bâille un per. tuis en forme d'étroite boutonnière. Par là seulement le Kermès est en rapport avec le monde extérieur. C'est une porte à services multiples, fonctionnant tout d'abord en fontaine de sirop. Cueillons quelques rameaux d'yeuse peuplés de Ker- mès, et mettons-les tremper dans un verre d'eau par le bout sectionné. Quelque temps le feuillage se maintien- dra frais, condition suffisante au bien-être de l'insecte. Nous ne tarderons pas à voir sourdre du pertuis en boutonnière une humeur incolore et limpide qui, dans LE KERMÈS DE L'YEUSE 361 une paire de jours, s'amasse en une goutte pareille de volume au bidon d'où elle suinte. Devenue trop lourde, la g-outte tombe, mais sans ruisseler sur le Kermès, car l'orifice d'écoulement est en arrière. Une autre aussitôt commence à se former. La fontaine n'est pas intermit- tente, elle est perpétuelle; sans interruption, elle pleure sa larme. Du bout du petit doigt cueillons le pleur de l'alam- bic et dégustons. Délicieux! Comme arôme et saveur, c'est, de bien peu s'en faut, l'équivalent du miel. Si le Kermès se prêtait à l'éducation en grand nombre, ainsi qu'à la récolte aisée de son produit, nous aurions en lui un précieux fabricant de sucrerie. Il est réservé à d'autres de l'exploiter avec passion. Ces autres sont les Fourmis, patientes récolteuses. Elles accourent au Kermès encore mieux qu'au Puce- ron. Ce dernier est avare de son ambroisie ; il faut longtemps le solliciter, lui chatouiller la panse avant d'en obtenir une toute petite lampée, au bout des cor- nicules. Le Kermès est un prodigue. De son plein gré, à tout moment, il laisse qui veut s'abreuver à sa tonne, et c'est par flots qu'il fait largesse de sa liqueur. Aussi les Fourmis s'empressent-elles auprès du dis- tillateur ; elles font galerie ; des trois, des quatre à la fois, elles pourléchent l'embouchure du bidon. Si haut que soit installé le Kermès dans la frondaison du chêne vert, elles savent le trouver à merveille. Lorsque j'en vois une qui grimpe délibérément, je n'ai qu'à la suivre du regard; elle me conduit tout droit au cabaret noir. Elle est mon guide infaillible lorsque, tout jeune encore, le Kermès échapperait, par sa petitesse, aux recher- ches de la vue non avertie. Les très petits tiennent 362 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES buvette, eux aussi, et sont dès lors achalandés comme les gros. Sur l'arbre, en pleine liberté des champs, l'assiduité des Fourmis, cueillant le sirop à mesure qu'il suinte, ne permet guère d'évaluer la richesse de la source. Le rond tonnelet, incessamment mis à sec, donne à peine signe de mouillure autour de sa bonde. Il faut l'isole- ment d'un rameau, loin des buveurs, pour bien juger de l'ampoule à nectar. Alors, en l'absence des Fourmis, on voit la liqueur s'amasser assez vile en une goutte surprenante de volume. L'humeur extravasée dépasse la capacité du vase, et l'écoulement continue, aussi nourri que jamais. La fabrique de sirop est en permanence; quand il n'y en a plus, il y en a encore. Les Fourmis pratiquent l'élevage des Pucerons, leurs bêtes à lait. Quelles vacheries ne feraient-elles pas, de produit incomparablement rémunérateur, si le Kermès de l'yeuse permettait l'éducation en parc ! Mais il est isolé, peu nombreux d'ailleurs et de déménagement impraticable. Enlevé de sa station, il périt, impuissant à se fixer autre part. Les Fourmis l'exploitent donc tel quel, sans la moindre tentative d'en faire troupeau dans un chalet de feuillage. Leur industrie, sagement, recule devant l'impossible. Dans quel but ce nectar, si copieux et si bien apprécié des connaisseurs? Coulerait-il à l'intention des Four- mis? Pourquoi pas, après tout. Du fait de leur nombre et de leur activité d'amasseuses, elles remplissent un rôle de haute portée dans le pique-nique général des vivants. Pour prix de leurs services, leur ont été oc- troyés le pis corniculaire du Puceron et la fontaine du Kermès. LE KERMES DE L'YEUSE 363 En fin mai, cassons l'ampoule noire. Sous l'enveloppe, dure et friable, une anatomie sommaire nous montre des œufs, rien autre que des œufs. On s'attendait au matériel d'un liquoristc, à des rangées de cucurbites; on trouve un encombrant ovaire. Le Kermès n'est guère autre chose qu'un coffre bourré de germes. Les œufs sont blancs et assemblés, au nombre d'une trentaine environ, par petits groupes ou tètes dont les grains, sous le rapport de l'arrangement, rappellent les amas d'akènes d'une renoncule. Des houppes de très fines trachées cernent les glomérules et les entourent d'un inextricable fouillis qui rend impossible un dénom- brement exact. Une approximation grossière donne la centaine. Le total des œufs serait donc de quelques milliers. Que veut faire le Kermès de cette prodigieuse descen- dance? Alchimiste du manger général, il fait comme tant d'autres, parmi les humbles, préposés à l'élabora- tion des molécules nutritives; il conjure, au moyen du nombre excessif, l'extermination dont il est menacé. De sa liqueur, il abreuve délicieusement la Fourmi, hôte importun peut-être, mais non dangereux; d'autre part, de ses œufs il alimente un consommateur qui amène- rait l'extinction du Kermès, s'il n'était soumis lui-même a sévère émondage. Il m'est arrivé de trouver à l'ouvrage l'amateur d'o- melettes. C'est un vermisseau de rien, qui va rampant d'un glomérule à l'autre et vide les œufs encore con- tenus dans leur gaine natale. D'ordinaire il est seul; parfois il a des compagnons, deux, trois et davantage. Dix est le plus grand nombre fourni à mes données par les trous de sortie. 364 SOUVENIRS ENTOMOLO GIQUES Comment est-il parvenu dans le coffre-fort, de par- tout blindé de corne impénétrable? A coup sûr, il a été introduit en germe par la voie de la boutonnière d'où pleure le sirop. Une mère est survenue qui, trouvant le pertuis, a pris une lampée, puis, se retournant, a plongé son oviducte. Sans violence, voici l'ennemi dans la citadelle. Il appartient à la tribu des Ghalcidiens, zélés fouil- leurs d'entrailles. Très expéditif en besogne, il acquiert la forme adulte et sort de la coque dans les premières semaines de juin. C'est un géant par rapport aux fils du Kermès ; il a deux millimètres. L'étroite lucarne par où s'est faite l'introduction du germe ne pouvant plus maintenant lui donner passage, le reclus, de sa dent acérée et patiente, s'ouvre une porte de sortie à tra- vers la paroi, si bien que la coque est finalement percée d'autant d'ouvertures rondes qu'il y avait de convives. Eux partis, le coffret est vide; rien ne reste de la plan- tureuse omelette. Ce ravageur d'ovaires est d'un noir-bleu foncé. Des ailes sombres, concaves, étroitement rabattues en ma- nière de mantelet élytral, lui donnent une vague appa- rence de coléoptère. Tête aplatie, débordant de droite et de gauche le corselet ; mandibules puissantes comme il convient pour forer la coriace muraille. Antennes lon- gues, sans cesse vibrantes, coudées, un peu renflées au bout et ornées d'un anneau blanc. Courtaude et trapue, prestement la bestiole trottine ; elle se lustre les ailes, se brosse les antennes, tout heureuse d'avoir vidé le ventre d'un Kermès. A-t-elle un nom dans nos cata- logues? Je l'ignore et me soucie médiocrement de le savoir. Une étiquette en latin barbare ne renseignerait LE KERMES DE L'YEUSE 365 pas mieux le lecteur que ne le font quelques lignes d'histoire. Juin touche à sa fin. Depuis quelque temps a cessé le suintement sucré ; les Fourmis ne viennent plus à la buvette, signe de changements profonds à l'intérieur. Le dehors cependant ne s'est pas modifié. C'est toujours le globule noir et luisant, ferme et lisse, bien fixé sur sa base blanchie de cire. De la pointe du canif fractu- rons la boîte d'ébène, au polo supérieur, à l'opposite de l'empâtement d'appui. Sa paroi est dure et cassante tout autant que l'élytre d'un Scarabée. A l'intérieur rien ne reste de la pulpe juteuse; le contenu consiste en une aride farinette, mélange d'atomes blancs et d'atomes roux. Recueillons cette poudre dans un petit tube de verre, armons-nous la vue d'une loupe et regardons. La chose est étourdissante d'aspect. Cette poussière grouille, cette cendre vit, et en tel nombre qu'un essai de supputation épouvante. C'est la cohue de l'innombrable. Pour la sauvegarde d'un pou, la fécondité n'a pas de limites. A leur couleur blanche se reconnaissent des œufs non encore mûrs pour l'éclosion. En cette fin de juin, ce sont les moins nombreux. Les autres, colorés par l'a- nimalcule inclus, sont d'un roux clair ou d'un jaune orangé. Ce qui domine, c'est un amas d'atomes blancs, dépouilles chiffonnées des œufs éclos. Or ces loques sont arrangées par capitules rayon- nants, exactement comme l'étaient les germes dans les glomérules de l'ovaire. Ce détail nous apprend qu'il n'y a pas de ponte, c'est-à-dire que les œufs n'ont pas été conduits non seulement hors des flancs de la mère, mais encore en un point spécial de l'enceinte délimitée 366 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES par la carapace, leur commun toit prolecteur; ils sont éclos aux lieux mêmes de leur formation. Les grappes ovigères, restant telles quelles d'arrangement et de situa- tion, sont devenues des bouquets de petits. Les Psychés nous ont déjà fourni un exemple de cette curieuse genèse qui dispense la mère de la ponte et fait éclore la famille aux points occupés par les œufs. Rappelons-nous Finforme papillonne, misérable d'as- pect encore plus que la chenille. Elle se retire dans sa dépouille chrysalidaire et s'y dessèche, toute gonfle d'oeufs dont l'éclosion se fera sur place. La mère Psyché devient une aride sacoche d'où la famille sortira vivante. C'est aussi le cas du Kermès. J'assiste à la naissance. Los nouveau-nés s'agitent pour émerger de leurs enveloppes. Beaucoup y parvien- nent en laissant aux points d'attache et dans l'arrange- ment rayonné la fine dépouille de l'œuf. D'autres, non moins nombreux, arrachent du groupe leur fourreau et le traînent longtemps, appendu à l'arrière. L'adhérence est telle que l'animalcule peut franchir l'huis de la co- que avec sa dépouille et achever de se libérer hors du logis. Aussi trouve-t-on sur le rameau natal, à quelque distance de la pilule mère, de nombreuses défroques blanches qui, si l'on n'avait suivi de près la marcbe des événements, feraient croire à une éclosion effectuée hors du Kermès, Ces pellicules extérieures sont men- songères ; toute la famille éclôt au dedans du coffret. Après avoir recueilli la poussière animée dont elle est maintenant remplie, donnons un coup d'œil à la boîte d'ébène. La capacité en est divisée en deux étages par une cloison transversale, subtile relique de l'animal desséché. La substance individuelle du Kermès était si LE KERMES DE L'YEUSE 367 peu de chose qu'une délicate pellicule la représente maintenant. Le reste de la masse incluse dans la coque appartenait aux ovaires. L'étage supérieur est donc oc- cupe par les nouveau-nés, non moins bien que l'étage inférieur. De ce dernier compartiment, il est aisé de sortir quand vient l'heure de l'exode; à la hase, une porte est ouverte, toujours béante ; c'est la fissure on forme de boutonnière. Mais comment s'en aller de Tétage d'en haut, séparé de l'autre par une cloison? Les petits sont si débiles, si menus, qu'ils ne viendraient jamais à bout de crever la membrane. Regardons mieux. La cloison est percée au milieu d'une lucarne ronde. Les habi- tants de l'étage inférieur ont directement à leur service l'huis de l'habitacle, la boutonnière de sortie ; ceux de l'étage supérieur y parviennent au moyen du trou de leur plancher. Superbe prévenance du mécanisme de la dessiccation : la mère Kermès, tarie en plancher pellicuîairo, se perce d'un judas sans lequel la moitié de la famille périrait prisonnière. Par sa petitesse, la bestiole échappe, de guère s'en faut, à la vue ordinaire. Une bonne loupe nous la mon- tre comme un minuscule pou de contour ovalaire, plus atténué en arrière qu'en avant et coloré d'un roux tendre. Six pattes très actives. Le futur immobile, le parfait inerte, débute par la marche trottinante. Deux longues antennes en vibration ; en arrière, deux cirrhes allongés et diaphanes, échappant au regard si l'on n'y met une attention soutenue. Deux points noirs ocu- laires. Dans le petit tube de verre où je l'observe, l'animal- cule se montre très afTairé. Il vagabonde, les antennes 368 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES étalées et oscillantes; il grimpe, descend, remonte, se promène de long en large en culbutant sur son pas- sage les pellicules chiffonnées des œufs vides. Il est en préparatifs de départ, cela se voit. L'atome veut aller courir le vaste monde. Que lui faut-il? Apparemment un rameau de l'arbre nourricier. J'ai veillé à ce besoin. Dans l'enclos est un chêne vert, un seul, vigoureux arbuste de trois à quatre mètres d'élévation. Vers le milieu de juin, l'apparition des jeunes commençant, j'y fixe une trentaine de Kermès non séparés de la ramille qui les porte. Malgré tous mes soins, il ne sera pas aisé de suivre les pérégrinations de la famille du Kermès , si elle se disperse sur l'yeuse, comme je le présume. Le voya- geur est trop petit, et le pays trop vaste. D'ailleurs, dans les sommités de l'arbuste, l'examen à la loupe, feuille par feuille, ramuscule par ramuscule, est impraticable et lasserait toute patience. Quelques jours après, je visite ce qui est à ma portée. Des sorties ont eu lieu, et nombreuses, comme l'attes- tent les pellicules blanches laissées en chemin. Quant aux jeunes, je n'en vois nulle part, ni sur l'écorce des rameaux ni sur les feuilles. Auraient-ils tous gagné les cimes inaccessibles de l'yeuse? Seraient-ils ailleurs? Première question à résoudre, et dans des conditions où les émigrants ne puissent échapper à mes regards. Dans des pots à fleurs, garnis de terreau provenant de feuilles décomposées, je transplante de jeunes yeuses d'un empan ou deux de hauteur. Sur les rameaux de chaque plant, je fixe, avec une gouttelette de gomme, cinq ou six Kermès, en ayant bien soin de ne pas obs- truer le pertuis de sortie. Le petit bosquet artificiel est LE KERMES DE L'YEUSE 369 déposé à l'abri des violences du soleil, dans mon cabinet, en face d'une fenêtre. Le 2 juillet j'assiste à une sortie. Au plus fort de la chaleur, vers les deux heures, la vermine quitte son bas- tion en essaim innombrable. Les jeunes Kermès fran- chissent, empressés, la porte cochère du logis, la fente en boutonnière; beaucoup traînent à l'arrière la défro- que de l'œuf. Us stationnent un moment sur le dôme du globule, puis se dispersent sur les ramuscules voisins. Divers montent et parviennent à la cime du plant, sans paraître bien satisfaits de leur ascension; divers descen- dent le long de la tige, de façon qu'il m'est impossible de soupçonner vers quel but la troupe se dirige. Il y a là peut-être un moment de trouble dû aux joies des premiers pas dans l'étendue libre ; l'animalcule erre à l'aventure, livré aux allégresses de l'émancipation. Lais- sons faire, elle calme viendra. Le lendemain, en effet, je ne trouve plus un seul pou sur l'yeuse; tous sont descendus sur la terre noire du pot, non loin de la tige. Cette terre, récemment arrosée, est gonile des sapidités du feuillage pourri et réduit en poussière. Là, sur une étendue guère plus large que l'ongle, les bestioles se sont rassemblées en dense trou- peau. Pas une ne remue, tant elles paraissent satisfaites de leur pacage, ou plutôt de leur abreuvoir. Elles me sem- blent prendre réfection, immobilisées par le bien-être. Je viens en aide à leur félicité. Pour maintenir l'em- placement frais et donner un peu d'ombre, je couvre l'abreuvoir de quelques feuilles mortes d'yeuse, ramol- lies au préalable dans un verre d'eau. Et maintenant, mes petits poux, tirez-vous d'affaire à votre guise ; je ne peux rien autre pour vous. 24 370 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Je viens d'apprendre un point essentiel de votre his- toire, un détail sans lequel tout le reste de mes recher- ches n'avait aucune chance d'aboutir. Mes soupçons du début, très rationnels du reste, étaient mal fondés. Au lieu de s'établir sur l'yeuse, à l'exemple de la mère, les jeunes descendent à terre, au pied de l'arbre natal. Ils y trouvent, dans la mousse et les feuilles mortes, un abri plus ou moins frais qui les restaure de ses exsu- dations, du moins au début. Et plus tard, de quoi vivent-ils? — Je ne suis pas en mesure de le dire. Cinq à six jours, je les vois station- ner en troupeau au même point. Nul ne s'écarte du groupe, nul ne descend dans le terreau. Puis le nombre diminue; petit à petit tous disparaissent, évaporés pour ainsi dire, revenus à ce rien qu'ils avoisinaient de si près. L'assemblée d'atomes n'a pas laissé de traces. Apparemment le pot à fleurs planté d'un chêne vert ne remplissait pas bien les conditions de prospérité. Il eût fallu en même temps du gazon, du gramen à rhizo- mes, enfin un fouillis de végétation herbacée, riche do radicelles peu profondes où les petits Kermès auraient implanté leur suçoir. Est-ce bien cela? Je m'en informe dans la campagne, au pied des yeu- ses que j'avais reconnues bien peuplées en mai. Les familles de poux sont là certainement, dans un médio- cre rayon d'étendue, car les chétives bestioles sont incapables d'un voyage lointain. Je scrute la végétation variée occupant le sol autour de l'arbre; je fouille, j'ex- tirpe, et patiemment, la loupe en main, j'examine une par une les racines et les souches arrachées. Continuée à bien des reprises, tant en hiver qu'en automne, la pénible investigation n'aboutit pas; l'animalcule est introuvable. LE KERMÈS DE L'YEUSE 37i L'année suivante, au retour du printemps, je devais apprendre que la présence d'une végétation au pied de l'arbre n'est pas nécessaire. Revenons à l'yeuse de l'en- clos. J'avais garni sa frondaison d'une trentaine de Ker- mès parvenus à maturité. 11 on était sorti, par caravane, une multitude d'émigrants. Or, au pied de l'yeuse, ainsi qu'à la ronde dans une étendue de quelques pas, le sol est parfaitement nu. Aucun brin de gazon ou d'herbage quelconque ne pousse en ce recoin expurgé récemment par la bêche. Quant aux racines de l'yeuse elle-même, il est inutile, ce me semble, d'en tenir compte : elles sont à des profondeurs où l'animalcule ne peut les atteindre. Et cependant, en mai, l'arbuste, jusque-là exempt de Kermès, se peuple de pilules noires. Mon semis a pros- péré. Les bestioles issues des coques ont passé la mau- vaise saison dans le sol et sont revenues sur l'arbre au retour des chaleurs pour s'y transformer en globules. De quoi ont-elles vécu dans ce terrain ingrat, où pas une radicelle ne se trouve? Probablement de rien. Elles descendent à terre, plutôt en recherche d'un gîte que d'un réfectoire. Contre la rudesse de l'hiver, leur refuge est bien précaire s'il consiste, comme tout semble le dire, en quelques fissures dans un grain ter- reux, non loin de la surface. Par le fait des intempéries, combien il doit en disparaître, de ces mal protégées! Aux ravages des mangeurs d'œufs à la coque s'adjoi- gnent, plus terribles, ceux delà mauvaise saison; aussi, pour conserver un, le Kermès procrée des mille et des mille. Le reste de l'histoire n'est pas d'acquisition aisée. Avril commence. Mes trois enfants, joie de mes vieux jours, me prêtent la subtile vue de leur jeune âge. Sans 372 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES leur aide, je renoncerais à la chasse que je me propose de faire sur les confins de l'invisible. L'année précé- dente, des broussailles d'yeuse, bien à portée du regard, ont été reconnues riches de Kermès. J'ai marqué d'un fil blanc chaque ramille peuplée. C'est là que, patiemment, feuille par feuille, ramus- cule par ramuscule, mes petits collaborateurs exercent leurs investigations. Après un sommaire coup de loupe de ma part, la récolte est mise dans une boîte d'herbo- risation. Le scrupuleux examen se fera dans mon cabi- net, avec toutes les aises de l'observation. Le 7 avril, au moment où je commence à désespérer de mes recherches, un animalcule passe dans le champ de ma loupe. C'est lui, c'est bien lui! Tel je l'ai vu sortir l'an passé de la coque natale, tel je le revois mainte- nant. Rien n'est changé dans son aspect, ni la forme, ni la coloration, ni la taille. Il déambule, très affairé, sans doute à la recherche d'un point qui lui convienne. Le moindre pli de l'écorce à tout instant me le dérobe. Je mets sous cloche le rameau porteur du précieux atome. Le lendemain j'entrevois une mue. A la bestiole trot- tinante succède un corpuscule immobile. C'est le début du Kermès globulaire. La bonne fortune ne m'a valu qu'une seule fois pareille trouvaille, qui eût mérité une étude plus circonstanciée si j'avais disposé de sujets assez nombreux. Ma visite aux yeuses était un peu tar- dive; c'était en mars que j'aurais du la faire. A cette époque, je le présume, j'aurais surpris l'animalcule quittant le sol et reg-agnant la frondaison du chêne vert pour s'y transformer. Au lieu d'un seul sujet, j'en aurais eu plusieurs, sans pouvoir compter néanmoins sur une LE KERMES DE L'YEUSE 373 collection nombreuse, car les misères de l'hiver ont cer- tainement compromis les familles, si opulentes au début. Ils sont descendus de l'arbre par centaines de mille ; ils y remontent par maigres escouades, comme le certifie la rareté des globules noirs en bonne saison. Ce que deviennent les ascensionnistes, mon unique bestiole nous le dit assez clairement. Elle est devenue un point sphérique, sig-ne indubitable du futur Kermès. En peu de jours, la dessiccation l'a gagnée, malgré le verre d'eau où plongeait la base du rameau. Heureusement je dispose de quelques autres corpuscules pareils, un peu plus développés. Mes récoltes sur l'yeuse m'en don- nent de deux sortes. Les plus nombreux sont globulaires et de grosseur variable suivant l'âge. Les moindres mesurent un milli- mètre à peine. La face ventrale est plane et cernée d'un bourrelet neigeux, ébauche d'une base cireuse. La face dorsale est ronde, roussâtre ou d'un marron pâle, avec de subtiles houppes blanches distribuées sans ordre. Sous ce costume, le jeune Kermès rappelle certain coquillage des mers chaudes, la Porcelaine tigre. La sucrerie déjà fonctionne. A l'arrière s'amasse une gout- telette limpide où viennent s'abreuver les Fourmis. En quelques semaines, la coloration passe au noir d'ébène, la sphère acquiert le volume d'un pois, et voici le Ker- mès en son état final. Les moins nombreux s'allongent en minuscule limace à demi contractée. La face ventrale est aplatie et repose par toute son étendue sur le rameau. La face dorsale est convexe et de coloration ambrée plus ou moins vive. Elle est semée de particules neigeuses saillantes, dispo- sées en séries longitudinales au nombre de cinq ou sept. 374 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Avec sa coloration ambrée et son ornementation d'ato- mes blancs, la bestiole a quelque peu l'aspect de cer- taines pâtisseries, langues de chat, semées de parcelles de sucre. A l'arrière, aucun suintement de liqueur siru- peuse; aussi les Fourmis n'y viennent pas. Je me figure que cette seconde forme est l'état lar- vaire des mâles. 11 sortira de là, je le présume, des insectes ailés propres à la pariade. Vérifier ce soupçon m'est impossible. Mes sujets limaciformes périssent sur leur rameau fané, et suivre leur évolution hors de mon cabinet est entreprise au-dessus de ma patience. De cette histoire bien incomplète du Kermès de l'yeuse, un point surtout est à retenir. La mère, ovaire énorme affranchi de la ponte, se dessèche en coffre où la famille éclôt sans déplacement des germes. Dans cette aride relique la famille grouille par milliers jusqu'à l'heure de l'exode. Simplifiant à l'extrême l'habituelle méthode de procréation, l'animal se résout en boite à petits. TABLE DES MATIÈRES Pages. T. — La Lycose de Narbonne. — Le terrier 5 IL - La Lycose de Narboune. — La famille 24 IIL — La Lycose de Narbonne. — L'instinct de l'escalade 38 IV. — L'exode des Araignées 49 V. — L'Araiguée-Crabe 68 VI. — Les Épeires. — Construction de la toile 79 VII. — Les Épeires. — Ma voisine 93 VIII. — Les Épeires. — Le piège à gluaux 110 JX. — Les Épeires. — Le fil télégraphique 117 X. — Les Épeires. — Géométrie de la toile 127 XI. — Les Épeires. — La pariade. — La chasse 140 XII. — Les Épeires. — La propriété 154 XIII. — Souvenirs mathématiques. — Le binôme de Newton. . . . 163 XIV. — Souvenirs mathématiques. — Ma petite table 179 XV. — L' Araignée labyrinthe 192 XVI. — L'Araignée Clotho 213 XVII. — Le Scorpion languedocien. — La demeure . . 229 XVIIL — Le Scorpion languedocien. — L'alimentation 247 XIX. — Le Scorpion languedocien. — Le venin 262 XX. — Le Scorpion languedocien. — Immunité des larves 280 XXI. — Le Scorpion languedocien. ~ Les préludes 298 XXII. — Le Scorpion languedocien. — La pariade 3d4 XXIII. — Le Scorpion languedocien. — La famille 32G XXIV. — La Dorthésie 344 XXV. — Le Kermès de l'yeuse 357 SOCIETE ANON'YME D IMPRIMERIE DE VILLEFRANCIIE-DE-RDUERGUE Jules Bardouï , Directeur. Librairie CH. DELAGRAVE, i:., rue Soulliot, Paris Ouvrages de J.=^H. FABRE ( Exti iUt dit Calai 0'j,iic gi-iiéral ) Souvenirs Entomologiques Étikles sur l'IiistinLt et les Mœurs des Insectes Ir-^ Série. — Un volume in-S", broclu' 3 50 /,;' Scarabée sacré, le Cercrris, le SpLux. 1rs .-Imniopl.'ilfs, /<•> liniif,\. un Parasite, les Chalicodomes, etc. 2' Série. — Un volume in-8", broche 3 50 l.'Harmas, l'/lwmopbile, le l'er «ri'i, les Eiiiuèiies, les Odyiières, les Fourmis rousses, la Tareutule, les Ponipiles, les SiUiits, etc. 3"^ Série. — Un volume in-S". broclié 3 50 Les Scolies, la larve de Cétoine, les tribulations de la Maçonne, les Anthrax, les Lfucopsis,les Tacbytes ; Ccrocomes,Mylabres et Zonitis, les Osmies, le Sexe de l'ccuf à la disposition de la mère, etc. 4" Série. — Un volume in-S", broché 3 50 Le Pélopée, les Aoênies, les Mégacbiles, les Ântbidies^les Résiniers, rOdynère, le Pbilantbe, Mélbode des Ammopbiles, desScolies et desCalicurgues, leveniii des Apiairesje Capricorne, le Sirex,etc. 5' Série. — Un volume in-S", broché 3 50 Le Scarabée sacré, /es Gymnopleures, le Copris espagnol, les Ontbopbages, les Géotrupes, la Cigale, la Mante, l'f-inpiise, etc. 6'^ Série. — Un voUinu- in-S", broché 3 50 Le Sisvpbe, le Copris lunaire, l'Onitis Bison, les Nécrophores, le Dectique à /roui blanc, la Sauterelle verte, le Grillon, les Acri- diens, la Processionnaire du pin. la Chenille de l\irbonsier, etc. l" Série. — Un volume in-S", broché 3 50 Lf Scarite géant, le Larin, le tialanin, le Rbyncbite, les Crioc'eres, les Ch'tbres, la Pbrygane. les Psychés, le Grand- Paon, etc. 8' Série. — Un volume in-S". broché. 3 50 I es Cétoines, la Bruche des pois, les Haintes, les Pucerons du térèbinthe, les Lucilies, les Sarcophages, la Guêpe, la l.ycosc de Narbonne, etc. 9" Série. — Un volume in-S", broché 3 50 i.a Lycose de Narbonne, l'Araignée-Crabe, les Epeires, l'Araignée labyrinthe, l'Araignée Clotbo, le Scorpion languedocien, la IJor- ihésie. le Kermès de l'yeuse, etc. Le Livre des Champs. — Kniretiens sur l'Agriculture, in-i2, figures, cart. ... I 50 Le Ciel. -- Lecturi-s et leçons pour tous, in-8', illustré, br 2 25 La Terre. — Lectures et leçons pour tous, in-8', illustré, br 2 25 La Plante. — Leçons sur la Botanique, in-8", illustré, br 2 25 Les Auxiliaires. — Ap.imaux utiiss a l'Agriculture. in-8°, figures, br 2 )) Lectures sur la Botanique. — In-S", illustré, br 2 25 Lectures sur ta Zoologie. — In-S", illustré, i" partie I 25 — — — 2' partie I 35 Imp. Eyméoud. 2. pla:e du Caire, l'aris. — 3' 156