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5f

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CJ^

IL A ETE TIRE AUSSI :

2 exemplaires sur Chine, n»^ i à 2 ;

5 » » Whatman, 11°^ 3 a 7;

20 » » Hollande, n^^ 8 à 27.

tel qu'en songe

DU MEME AUTEUR

Sites, i volume. (Epuisé.) » »

Poèmes anciens et romanesques, i volume. (Épuisé.) ...» »

Episodes, i volume. 3 fr. 50

''"^ ^ s 1973

HENRI DE RÉGNIER

tel qu'en songe

PARIS LIBRAIRIE DE L'ART INDÉPENDANT

I I , RUE DE LA CHAUSSÉE-d'aNTIN. I I

I 892 Tous droits réservés.

TABLE

Pages.

DÉDICACE I

l'arrivée 5

lalérion 13

quelqu'un songe de soir et d'espoir 27

la gardienne 57

quelqu'un songe d'heures et d'années 79

LA demeure 109

EXERGUE 121

DEDICACE

Ces divers épisodes, d'une technique composite, concourent tous à l'illus- tration d'une sorte d'apologie emblématique du Soi qui est le but de l'en- semble de cet ouvrage. Sans pourtant prétendre à un ordre ininterrompu consécutif et indissoluble, les parties en concordent assez pour que trop de disparates ne puissent empêcher de les comprendre sous ce titre de lei qu'en Songe , dont elles sont, chacune à sa manière, la justification.

Que ces feuilles soient bienvenues de ceux qui les voudront manier et de Jacques E. Blanche à qui elles sont amicalement dédiées.

H. R.

Paris, Mars 1892.

L'Arrivée

, 1

ARRIVÉE

Les fleurs sont mortes, une à une, en le vent rude, yoici r ombre et le temps et j'ai touché du pied La terre du silence et de la solitude.

Les fleurs, graves ainsi qu'un espoir expié, Périrent devant moi déjà, et voici mortes Les fleurs, pâles ainsi qu'un visage oublié.

L ombre lourde a pesé sur mes épaules fortes Et le temps m'a conduit le long de son chemin Sans m' arrêter au seuil et sans m'ouvrir les portes,

Ni la porte d'érable ou la porte d'airain^ Ni le calme tombeau, ni la maison heureuse Qu'annonce le cyprès ou qu indique le pin l

Ma vie, au fond des soirs, sereine ou douloureuse, Est dans l'ombre à jamais comme un chemin perdu. Le passé se récuse aux grottes qu'Use creuse

TEL QU EN SONGE

Dans le flanc de la niiit et du silence

A son sommeil que tord toute la lassitude

De son espoir en pleurs près de son orgueil nu.

Et me voici plus seul de mon inquiétude Parmi le crépuscule oit. mon pas a foulé La terre du silence et de la solitude.

Le ciel sur mon destin ne s'est pas étoile Car ce n'est plus le jour, et la nuit pas encore N'ouvre son ombre vaste oit le soir s est raélé.

Les flûtes qui chantaient au delà de l aurore Se sont tues, lasses de répondre à ta voix, Lvre dominatrice de la Mer sonore ;

Les trompettes de bronze oit, toutes à la fois, Criaient les passions hâtives ou nocturnes, Joyeuses départir qui, de mortels exploits.

Déplorent une cendre, au retour , dans les urnes ^ Toute cette clameur haute sur un Destin S'est éteinte à travers les passés taciturnes.

L ARRIVEE

Nulle fleur d'autrefois ne tremble dans ma main, Et j'ai traversé Veau du lac de ma mémoire Sans la Nixe entrevue au cristal incertain.

Ma lèvre ne sait rien du fleuve oïl f ai pu boire ^ Ni du fruit mordit ma joie ou ma douleur, Parmi le verger clair ou sous la treille noire»

Si je tourne la tête, hélas! avec un pleur Vers ce que de moi V ombre à se taire suborne Le crépuscule seul s'égale à ma pâleur :

Avec leur bouche, tour à tour, ardente ou morne.

Les faces dupasse, sourires ou souci.

Ont fui d'un pied divin ou d'un sabot de corne.

Rien ne regarde plus celui qui marche ici Parmi le crépuscule et V ombre et le vent rude Et qui songe, à jamais et seul, que te voici:

Terre de son Silence et de sa Solitude.

TEL QU EN SONGE

* . * *

Aucun signe à jamais sur toi ne se prolonge De ce que tu semhlais et que tu n étais pas, Et ton âme soit telle enfin qu'elle se songe ;

Sur la cendre ou les fleurs qu'elle marque ses pas^ La honte la prosterne ou que V orgueil l'exalte. Torches d'or du triomphe ou lampes du trépas!

Gloire ! essuie à ses pieds la poudre de la halte. Mort! essuie à son front V extase du tombeau Qu'il soit d'argile fruste ou bâti de basalte.

O mon âme, imagine enfin , funeste ou beau, Quelque sort taciturne assoupi dans ton rêve. Et qu'empourpre la bure, à ton bras, le flambeau!

L ARRIVÉli: 9

Surgi de ton sommeil, à son tour, qiCil se lève Celui qui dort en toi ^ pour déchirer la mut, En sursaut du suaire oit d'un geste de glaive !

Du fond de son sommeil, à son seuil, quil ait lui L emblème vèridique à travers le mensonge D'avoir été cela de n'être pas que lui.

Fleurs à la chevelure ou serpent qui la ronge. Que la Tète sourie ou saigne sur reçu ; Et dresse tel que toi, façonné de ton songe,

L'intérieur Destin que tu n'as pas vécu!

L'Alérion

Et brusquement on sent de l'ombre autour de soi. L'Aigle du Casque. V. Hugo.

Be that word our sign in parting, bird ! The Raven. E. A. PoË.

l'alhrion 13

Cest l'aubs sur toute la plaine et sur la route...

Il a passé

Silencieux et svelte et triste et cuirassé

D'argent pur et terni comme la lune morte

Qui décline au delà des arbres de la route ;

Sa face était pâle de colère morte;

Les fers de son cheval luisaient dans l'herbe courte,

11 a passé.

* * *

Pour le calme tombeau dont l'ombre vers le soir S'allonge et suit, hélas ! celle des cyprès noirs,

14 TEL (^U^EN SONGE

Four y mourir autour de l'urne douloureuse !

Soit pour parer le seuil de la maison heureuse

Quand les pieds nus d'avril courent par les vergers,

Pour y fleurir au col des amphores de grès!

Selon le jeu des Destinées

Et le hasard des années

Qui veulent toutes fleurs fanées

Par l'ordre des Destinées,

A travers les prés doux vont les blancs chemins.

Silencieuses et les mains jointes aux mains,

Les filles du vieux seigneur,

Sous leurs longs cheveux tressés de filles chastes,

En leurs corbeilles cueillent des fleurs.

Elles ont vu passer l'Adolescent hautain, Grave comme le soir en ce jeune matin, Et son manteau de songes et d'indifférence Tombait à plis si purs du haut de son silence Qu'elles l'ont regardé passer parmi les fleurs la rosée autour de lui semblait des pleurs. Et, comme il s'en allait sans retourner la tête, Toutes, d'un long regard suivirent, inquiètes, Longtemps, le silencieux passant disparu Qui portait, au cimier, l'aspect morne et bourru D'un grave Oiseau songeur en ses ailes fermées.

L ALÉRION 13

A la fontaine,

Sous les hauts arbres en ramées

A la fontaine, parmi les roseaux,

Dans les calmes et claires eaux

Fraîches encore des récentes étoiles,

Les filles du vieux fermier de la plaine,

A la fontaine,

Lavent des pièces de toiles.

Près de l'aïeule filant un fuseau de laine,

Et les grands linges purs sèchent déjà sur l'herbe.

Près d'elles 11 passa dans le soleil levé, Et le cheval au gué ne s'est pas abreuvé Dans l'eau limpide, et le cavalier n'a pas bu, Hautain toujours, et sa tristesse n'a pas vu,

l6 TEL qu'en songe

Plus clair que le ruisseau ne rit de l'eau qui jase, Quel rire interrompait la morgue de sa face, Ni que le morne Oiseau à son cimier debout, Qui, dans l'air tiède, et comme éveillé tout à coup, Ouvrant ses yeux l'or cerclait une émeraude, Tressaillait du soleil parmi sa plume chaude, Lentement, d'un frisson, à ses pattes roidies. Etira sur l'acier ses griffes dégourdies.

De la plaine et de la fontaine, vers la lande

les filles du vieux pâtre du terroir

Paissent les agneaux blancs et noirs

En regardant le soleil descendre

Derrière les arbres de la forêt,

Il s'en vient vers la forêt

Dont l'ombre qui grandit ronge l'or de la lande,

11 apparaît!

L ALÉRION I 7

Et dès qu'il eut atteint l'approche des lisières, Un vent triste passa sur toute la bruyère, Et, dans ce vent du soir et de la solitude, L'Oiseau lourd qui siégeait en sa morne attitude De songe, de sommeil, de science et d'ennui S'érigea et, haussé farouche sur l'appui De ses griffes qui rayaient la coiffe de fer Du casque, il se dressa d'un cri et bec ouvert. En toute l'envergure vaste de ses plumes, Sur le doux artisan des tâches taciturnes Qui, svelte, indifférent, silencieux et beau Et souriant à la révolte de l'Oiseau, Présage d'un Destin dont était su l'arrêt Par les arbres déjà de toute la forêt. Tirant la pure épée à garde de cristal Et brochant des talons les flancs de son cheval, Hautain sous son armure et ferme sous l'écu, Harcelé de l'étrange cimier, disparut Parmi l'ombre des pins, des ifs et des yeuses Dans un grand battement des ailes furieuses!

l8 TEL qu'en songe

II

O Frère taciturne en songe dans mon âme Pourquoi as-tu vêtu mon destin et mes armes ton ombre à jamais est debout sur mes soirs? Toi, beau de toute la Tristesse, avec l'Espoir! En ton armure claire et par ta face pâle Et qui, de ton doigt pur qu'alourdit une opale, A ta lèvre tout sourire s'est accompli, Fais le signe hautain du silence à l'oubli !

Moi seul, hélas! je sais tes jours pourtant encor,

Survivant à ta vie et de par ta mort ,

Je sais ce qu'à vaincu ton glaive et quel prestige

Dissipa la vertu de ton sang dont se fige

Une pourpre oubliée avec le long secret

De ce qui t'arriva dans la haute forêt !

L ALÉRION I 9

Je sais tes jours et la douceur de tes yeux clairs Dans les jardins d'enfance au bord de l'eau des Mers, Je sais tes jours parmi les fleurs et sur le seuil De la vieille maison grave à ton jeune orgueil D'où descendit ton âme en fête vers la joie, Frère ! et quels clairons d'or ont sonné dans ta voie Si haut et d'un tel train de guerres et de gloires Que les soleils semblaient arrêter les nuits noires !

Je sais tes jours, je sais le jour et celui-là

l'Épée à tes mains, alors, étincela

Déjà lourde à demi de l'avoir trop songée,

Et torse du Destin dont tu l'avais forgée

Et dont l'éclair, hélas! effaroucha l'Oiseau

Apprivoisé à ton poing d'où, fidèle et beau

De plumes de toutes les couleurs de ttb rêves,

11 becquetait en paix la rose de tes lèvres

Et. qui, solide et stable et lourd comme à jamais

Et pour toujours et sur tes songes, désormais

Dominateur de par ses grifîes qu'il rétracte,

Ferma ses ailes d'ombre au sommet de ton casque I

Je sais quel astre vil alluma tes yeux clairs Lorsque ta haute nef saigna sur l'eau des Mers

20 TEL QU EN SONGE

De la Tête mystérieuse de sa proue

Et l'aurore tragique s'empourpra ta joue,

Et tout ce qui tenta tes lèvres et tes mains,

Et tout ce qui pleura le long de tes chemins,

Et tout ce qui maudit l'ordure de ta trace,

Et la colère et l'arrogance de ta face

A la lueur des torches hautes sur tes pas !

Vent des glaives, oh sur sa face tu passas! Vent des soirs ton conseil lui parla à l'oreille, Vent de l'aube qui chuchotte qu'on se réveille, 11 n'a donc pas compris vos paroles, ô vents Du vaste ciel et de la Mer que si souvent Je l'ai vu, quand tombait le soir ou dans l'aurore, Debout et ses deux mains toutes rouges encore Jointes sur le pommeau du glaive.

O taciturne Nul sursaut n'émouvra donc le bloc de tes plumes, Emblématique Oiseau qui songes et demeures, A travers les destins, les hasards et les heures, Proéminent témoin immobilisé Obstinant ta prestance le vent s'est brisé Sans arracher du socle autour duquel il s'use Ta griffe indifférente et tes ailes percluses !

LALERION 21

O Tristesse ! tes soirs sont venus sur cette âme, Tes lunes, ô Silence, ont neigé sur ces armes; Le fracas de la gloire absurde s'est éteint Tristesse, et le voici las, encor que hautain Car la Douleur se porte un peu comme l'Orgueil, Lui qui vécut parmi le tumulte il est seul, Lui qui fut vain jusqu'à la jactance il est grave Et lui qui fut dès toujours pâle il est plus pâle

Car la vaste forêt s'est ouverte à ses pas...

Les chênes hauts ont vu la lutte et le trépas,

Et leur silence seul a su le sort étrange

De l'Adolescent -mort en son armure blanche,

Parmi les fleurs son sang clair s'épand en flaque

Funéraire et qui s'agrandit autour du casque

radieux, battant des ailes, aspergeant

De ses gouttes les fleurs et l'armure d'argent

Dont les roses baisaient le métal empourpré,

S'éployait, victorieux et transfiguré

D'informe qu'il était d'ombre et de songeries,

Un grand Oiseau d'azur, d'or et de pierreries!

2 2 TEL QU EN SONGE

111

C'est le soir sur la plaine enfin et sur la route...

La dent des agneaux doux a tondu l'herbe courte,

Les filles répètent, à mi-voix, l'appel des pâtres,

Les agneaux blancs et noirs se hâtent

Et piétinent sur la route

Car fombre déborde de la forêt.

-!' '■¥■

A la fontaine feau goutte à goutte pleurait Avant l'aube et que vinssent les filles de la plaine, A l'heure pâlissent les étoiles^ A la fontaine,

l'alérion 23

Y laver leurs pièces de toiles,

L'eau claire encor auprès des arbres,

L'eau tranquille parmi les roseaux sur le sjbie..

Repleure ce qu'elle pleurait

Avant l'aube.

Les grands linges épars ont séché sur les saules Et le vent les agite au crépuscule.

* * *

Le soir a ferme les campanules! ,

Voici déjà mortes les hémérocales

Et les lis d'eau déjà fléchissent sur leurs tiges;

Les roses sont un sang qui se fige

Et s'égoutte, pétale par pétale;

Et les filles du vieux seigneur s'affligent,

Toutes assises

Au talus de la route avec leurs fleurs fanées,

Tristes emblèmes

se songeaient leurs Destinées.

24 TEL QU EN SONGE

Et celui qui passa sous l'armure hautaine

N'est pas revenu de la forêt

Qui crispe au ciel, là-bas, les cimes de ses chênes.

Ni les filles là-bas qui mènent les agneaux. Ni celles qui lavaient le linge au fil de l'eau N'ont vu, de la forêt massive sur le soir, Grave comme la Mort et beau comme TEspoir! Monter, mystérieux et brusque en le ciel vaste, L'éblouissant Oiseau qui s'envola du casque Et sur la plaine, au crépuscule rose et mauve. Promena la lenteur de son vol grandiose ; Ni les douces Enfants qui rêvaient côte à côte. Assises Tune auprès de l'autre en l'herbe haute. Ne l'auraient aperçu s'il n'avait, en passant Sur elles secoué ses ailes d'où le sang Dégouttait sa rosée au bout des longues pennes, Pour lever les yeux de leurs faces incertaines, Et leurs mains qui tenaient de pâles fleurs, vers lui,

Oiseau de songe et d'or éperdu vers la Nuit !

Quelqu'un songe

de Soir et d'Espoir

La tristesse t'a fait signe chaque soir. Francis Vielé-Griffin.

QUELQU UN SONGE DE SOIR KT D ESPOIR 27

Mon Ame s est songée au miroir

Oite ta main Imussait en face des calmes soirs!

Et nous allions, ô Vigilante,

Le long des grèves de la Mer,

Et nous allions ensemble

Dans le vent amer,

Moi plus rapide et toi plus lente,

A cause de ta rohe d'ombre et de cendre

Et de ta chevelure lourde d'ors pâles.

Parmi les dunes oii Veau mirait tes opales

Pareilles à des peines vigilantes,

Anciennes et presque mortes loin de V Espoir l

Et les soirs

Apaisés ou tragiques ou calmes

Se reflétaient, avec mon âme.

En ton miroir

Mystérieux, pacifique et profond et calme!

fai songé mon Destin assis à tes pieds nus, Parmi les palmes du jardin près de la Mer ;

28 TEL qu'en songe

L' Ennemi m'a vêtu d'or, de soie et de fer. Et les doux sorts ne sont pas venus.

J'ai songé mon Destin mourir devant ta gloire, Cuirassé d'un orgueil gemmé de sang jailli^ Et mes aurores ont vu le soir vieilli Avant que t ample pli

Du pennon ait flotté le long de la hampe noire Au dessus du vent de f oubli!

O Vigilante en qui survit ce qui na pas été, O toi dont la mémoire est fidèle à ce qui fut tenté, O toi dont le miroir mire ce qui ne s'y est pas reflété. Toi, douce aux mains vides, Aux pauvres mains sanglantes et mal guéries^ Indulgente aux vêtements sordides. En r indifférence de tes pierreries^ Fois la Mer est si triste et le Soir est si beau Que je veux que ta main me conduise vers l'ombre Parmi le vaste vent sorti de la Mer sombre, A la cendre des jours encor chaude au tombeau y allumerai V éclair ravivé du flambeau Que doublera ton miroir, Et^ pâles de Songe et d'Espoir, Nous entrerons joyeux par les Portes du soir!

quelqu'un songe de soir et d espoir 29

C'est TEspoir! ...

Comme des ailes faibles dans le crépuscule

Si loin que c'est le vent peut-être ou le frisson

De ta pâleur sur ta face, ô taciturne,

Devant quelque ombre en les cyprès du bois nocturne,

Parmi les asphodèles graves du gazon,

Ou des pas que le vent simule aux campanules

Des bleus treillis du vieux jardin de ta raison

ton âme se connaît moins au crépuscule.

C'est l'Espoir!...

Ecoute il est assis au bord du fleuve. Si près de l'eau que ses ailes trempent dans l'eau, G les antiques ailes en l'eau toujours neuve Qui fuit et mouille le plumage de nouveau, Le plumage des grandes ailes dans l'eau.

30 TEL QU EN SONGE

C'est l'Espoir !...

Mais voici l'aube et l'heure pâle

ta face est plus triste encore et taciturne

Et folle de mornes alarmes

En tes mains à travers qui coulent, une à une ,

Tes larmes.

Le vent efface des traces de pas nus aux sables...

C'était l'Espoir

Qui fut assis dans l'ombre auprès du fleuve noir !^

quelqu'un songe de soir et I) espoir 31

Les grands vents venus d'outre-mer Passent par la Ville, Thiver, Comme des étrangers amers.

Ils se concertent, graves et pâles Sur les places, et leurs sandales Ensablent le marbre des dalles.

Comme de crosses à leurs mains fortes Ils heurtent l'auvent et la porte Derrière qui l'horloge est morte;

Et les adolescents amers

S'en vont avec eux vers la Mer !

32 TEL qu'en songe

III

Je sais de tristes eaux en qui meurent les soirs !

Des fleurs que nul n'y cueille y tombent une à une...

Je connais d'antiques miroirs

Habitués à des faces de taciturnes

Qui viennent s'y songer autres du fond des soirs.

Viens vers les eaux avec le soir derrière toi

Et ton ombre allongée à tes pieds comme une morte !

Comme ta vie est loin apparue en l'eau morte,

Comme ta vie est loin des soirs sur les bois

Et des soirs en rayons au seuil des portes

Et sur les vastes et vieux jardins et les toits...

Après tant d'Étés que d'Automnes sont mortes !

Viens dans les calmes eaux laver tes mains coupables Et ton manteau froissé de vents et d'orages

QUELQU UN SONGE DE SOIR ET D fcSPOIR 33

Et les yeux aveuglés du sable

Des routes d'ombre et des plages

Interminables à tes voyages

Des terres de folie au pays des sages

l'eau terne languit en âges de sommeils

Parmi les arbres grêles et sous de pâles ciels.

Le vieux miroir t'attend pour te montrer ta face En un sourire encore à travers le passé Et pour qu'il certifie à ton ombre qui passe Qu'elle est le songe enfin de ce qui s'est passé.

Viens, ô mon Ame, et pour mieux voir, Lave le tain et le biseau du pur miroir A cette eau morne et taciturne, un soir!

34 TEL QU EN SONG E

IV

Tristesse ! mon Ame est dans tes voies

Et pleure aux cippes de tes chemins,

Ton fardeau pèse à ses épaules que tu ploies,

Tes asphodèles se fanent entre ses mains,

Tes chimères agonisent au pli des soies

Qu'elle traîne dans la cendre de tes chemins!

Tristesse î mon Ame est sur tes pas ; Elle te suit le long du fleuve et de la haie De toute la hâte de ses pieds las. Le vent pleure dans l'arbraie Elle s'entrave dans sa robe et folle, hélas ! Te tend les bras...

Tristesse ! mon Ame est sous ton aile.

Vous marchez côte à côte ainsi comme deux sœurs

Dont Tune plus faible chancelle

QUELQU UN SONGE DE SOIR ET D ESPOIR }^

Et dont l'autre a de grandes douceurs

Pour la plus faible qu'elle couvre de son ailel

Tristesse! mon Ame est dans ton ombre.

Mène-la si loin que le soir

Y soit grave et calme et le jour sombre,

Mène-la si loin que l'Espoir

Ne l'atteigne du vol rose et noir

De ses ailes de gaze et de moire,

Mène-la hors de la mémoire

Vers les Sept Demeures de l'Ombre!

}6 TEL qu'en songe

Qu'une main mène mes Douleurs

A la fontaine taciturne

D'une eau se sont joints leurs pleurs,

Mornes et graves, une à une,

Mon Ame avec ses pâles Sœurs !

Qu'ils aillent, ô mes Désespoirs, Parmi l'oubli du bois nocturne Suspendre aux arbres les plis noirs De leurs tuniques, une à une,

Plus en pièces de soirs en soirs

Et je pencherai sur l'eau calme Ma face pâle et taciturne, Toutes mes peines et mes larmes Avec mes douleurs, une à une,

Qui sont les Sœurs de ma Fortune.

quelqu'un songe de soir et d'espoir 37

VI

Si ton âme n'est pas, ô mon âme, selon la vie,

Et si l'orgueil subsiste en tes songes du soir

Qui s'entêtent à quelque espoir,

Plutôt que de rester si tard à ta folie,

Songe à l'Été, songe à l'Automne,

Souviens-toi des Mais brefs qu'Octobre prompt talonne

De tout le poids du vent sur les herbes courbées I

Oh va vers ta demeure pleurent les clepsydres Muettes des heures tombées Dont le silence pleure et vibre A côté du sablier vide,

Oh va vers ta maison le vent a, dans l'ombre, Ouvert la porte avec ses ongles...

O Regret, ô Douceur, ô Sagesse!

Qiiel vieux Destin obscur à ce sort nous filie

3S TEL qu'en songe

D'être ainsi que le veut la fatale détresse Qu'il faille que le soir succède à l'embellie Des matins et que la liesse S'ensuive de mélancolie .

O mon âme te voici selon la vie.

quelqu'un songe de soir et d'espoir 39

VII

L'Epée et l'Eventail, le Fard et le Bouquet, Un masque superpose un rire au pleur des faces, Une chimère étrange en la soie aux rosaces Se mire dans Tébène et le buis du parquet.

Qu'est-il donc de si lent à mourir et si pâle Dont tant de crépuscule encor n'ait eu raison Et qui réfugié parmi la vieille opale Y conserve la paix de l'antique Maison.

O folâtre folie enfin que s'attribue La nôtres et l'éventail disperse au vent du soir Tout souci, là, comme un papillon rouge et noir Qui vole sur la coupe la Mort sera bue.

40 TEL qu'en songe

VIII

O Sœur ! veux-tu vêtir tes âges et tes soirs Selon les vrais destins qui telle t'ont voulue Souriant en face des miroirs Ton silence ta paix enfin se constitue ?

Veux-tu vêtir tes soirs selon l'usage et l'ordre

Que t'ont signifié le silence et la pierre,

Selon la ruine et l'opprobre,

Et la poussière.

Et les songes féaux de la maison de pierre ?

Pour bien accouder ta Tristesse

A la haute fenêtre tes jours passeront

A voir la plaine et le vieux pont

Et les routes et la forêt etdes ciels d'ouest,

les soirs périront

QUELdU'UN SONGE DE SOIR ET D ESPOIR 4I

Vêts les glauques satins faux comme l'Espoir

luisent les plis en coupures de glaives,

Les satins nues semblables à des eaux claires

Parmi les grèves,

Menteurs de toute la fallace des miroirs,

Et les moires d'ongles griffées,

Et la soie

Qui frissonne comme la joie,

Et les brocarts croulant d'abondances et de trophées!

O Sœur vêts les durs Sorts les Destins te ploient

Selon tes songes, hélas, et selon la vie;

La honte seule envenime les soirs.

Un sourire est plus beau d'une face pâlie.

Et la Douleur est douce encor qui fut l'Espoir.

42 TEL QU EN SONGE

IX

Mon Ame les vois-tu venir?

Ce sont tes frères les Espoirs

Qui heurtaient à la porte au travers de la haie,

Les doux venants de l'aube gaie,

Les fiancés de la Beîle Dame de Tyr,

Les favoris de la Dame folle et gaie

Qui s'accoudait au balcon pour les voir

Comme ils passaient par la roseraie

Avec de si doux yeux à nul ne leur mentir.

Mon Ame les vois-tu venir?

Ce sont tes frères les Désirs

Avec leurs faces impérieuses et suppliantes

Et leurs guirlandes d'amaranthes

Et de soucis, et de riantes

QUELQU UN SONGE DE SOIR ET D ESPOIR 4}

Lèvres qui pleureraient vite

A quelque dur déni d'un destin obstiné,

Tu sais leurs regards jadis t'ont conduite

Pauvre Ame en qui le soir, comme une autre âme, est né,

Pauvre Ame les vois-tu venir?

Ce sont tes frères les Souvenirs ;

Ils marchent sur des feuilles mortes

Et portent des miroirs leurs faces pâles

Se confrontent à d'autres faces, les mêmes et plus pâles,

Ils savent tous les coins des vieux jardms et les ombres,

Et les clefs de toutes les portes,

Et l'âtre doux en reflet aux dalles.

Et la maison filiale d'aïeules graves,

Et d'autres qui teillaient le chanvre sur les portes

Auprès de celles qui sont mortes.

Pauvre Aine les vois-tu revenir

Espoirs. Désirs et Souvenirs,

Ces doux frères que te ramène

Une amertume bue à la même fontaine.

Vois tous les soirs sont morts au large de la tour triste Qui plonge au marais noir ses murs que verdit l'eau,

44 TEL QU EN SONGE

Ton diadème est lourd d'une antique améthyste Et tes cheveux d'or lisse échappent du bandeau,

Et ta robe s'efface en chimères fanées.

Le vent qu'elles plus las te chante les Années.

Regarde les voici qui viennent,

Une à une, les anciennes

Et du plus loin qu'il te souvienne.

Pauvre Ame,

Ombre de la Tour morne aux murs d'obsidiane !

QUELQU UN SONGE DE SOIR ET D ESPOIR 45

X

Des faces graves sont au fond de nos Espoirs !

Graves sous l'or qui les couronne

De fleurons de flamme et de jaspes noirs,

Et leur regard évoque un songe des mains donnent

La main aux mains sûres et bonnes

De celui qui les va guider, le bel Espoir,

Vers nous, pour qu'en nos soirs.

Rayonnent

Les douces faces à jamais sur nos Espoirs !

Des faces tristes sont au fond de notre joie...

Pour de guirlandes que s'ornent les cyprès

Leur ombre est-elle moins triste sur les prés,

Si longtemps que le crépuscule atermoie

Ne faut-il pas qu'il choie?

La Chimère qui grimpe de ses griffes aux fleurs des soies

Retombe des plis déchirés,

Le sourire s'aggrave de soins invétérés

46 TEL qu'en songe

Et toute Doaleur larmoie

Aux faces, hélas, de notre joie.

Des faces pâles sont au fond de nos passés...

Dans l'ombre

s'annulent des opales dépéries,

s'éteignent des rubis lassés ;

Des songes pâles errent par la forêt de nos passés

Et pleurent aux sources taries

Qui ne mireraient plus leurs faces effacées,

Et les soirs aveugles aux pierreries

Ne savent plus ont passé

Les faces pâles de nos passés.

Des faces mortes sont au fond de nos silences ..

De grandes ailes ont plané sur les eaux.

Le marbre et le basalte et l'ombre et le silence

Erigent, dans la Nuit, des tombeaux

la face sculptée au fronton du silence

Eternise sa vigilance

A revoir sa durée aux taciturnes eaux.

Quels beaux Espoirs dorment au fond de nos silences Près des Passés assis au seuil de leurs tombeaux !

QUELQU UN SONGE DE SOIR ET D ESPOIR 47

XI

Par les chemins de ma tristesse il est venu

Avec le vent léger en sa chevelure,

Avec sa face de pâle aventure,

II est venu,

Il était nu,

Et des fleurs tristes se fanaient à ses mains pures !

O Voyageur qui reviens du fond de moi-même

Tes pas ont foulé les grèves de mers mornes,

Tes pas lointains ont remué des feuilles mortes,

Tu as frappé à bien des portes,

Tu as compté bien des bornes ;

Tes lèvres ont bu l'eau de mes fontaines.

Tes lèvres sont blêmes

De leurs eaux mortes

tu te mirais à toi-même !

48 TEL qu'en songe

O Voyageur qui reviens du fond de mon Songe

Les oiseaux ont fui dans la forêt,

La Licorne a cassé la longe

Dont tu la menais.

Mes lacs se sont" changés en marais

Et mes rosiers en cyprès ;

La grotte merveilleuse est un antre de ronces,

Et tu errais

Avec ton ombre.

Par les chemins de ma Tristesse, ô Revenu

Avec ta face de pâle aventure

Et du sang à tes pieds nus

Assieds-toi le soir est venu

Voici le pain et le manteau de bure,

Et le silence tout s'endure

Comme si rien n'était survenu...

QUELQU UN SONGE DE SOIR ET d'eSPOIR 4y

XII

Les bouquets sont fanés au fer des lances, Les rubans sont déteints à la poignée Des glaives clairs encor de victoires saignées En un val de silence Par delà les Années...

Et le retour s'en vient, par le soir et les chemins,

En chevaux bronchant aux cailloux,

En mors ébroués aux vieilles mains,

En cuirasses saignant par le crible des trous,

En défilé triste par les chemins

Et les sentes en lacis,

Entre les blés et les semis,

Sous le vol sinistre des oiseaux de souci.

En cors se sont tus les grands souffles hautains !

Et le soleil est noir en les écus ternis!

^O TEL QU EN SONGE

Les bouquets sont fanés à la pointe des lances Et les pommeaux ornés de rubans de vaillance Heurtent la porte de la demeure du Silence;

Et sur le lent retour qui chevauche, un à un, L'ombre descend du vieux palais comme quelqu'un,

L'ombre du vieux Palais descend comme quelqu'un!

QUELQU UN SONGE DE SOIR hT i) ESI'OIK ^I

XIII

De Tantique tempête et des soirs morts sur des mers mornes

Par les routes les bornes d'onyx marquent les carrefours

Des galops à travers les portes en arcades,

De la vigie au sommet des tours,

De l'orgueil ou de quelles amours

Es-tu revenu, et par quel decours

Des vieux Espoirs t'a ramené ta Fortune

Pour que ta lèvre ait tant d'amertume,

Et quel Destin

Triste et hautain

Ploie à ton poing le vol d'un oiseau taciturne?

Bel Oiseau !

Dis-nous pourquoi ses vêtemsnts sont en lambeaux.

Tes yeux brûlent parmi ton plumage de fer,

L'escarboucle scintille à ton bec taciturne,

Tes griffes d'or empoignent sa chair,

52 TEL qu'en songe

Et quand tes ailes d'ombre ouvrent leur vol sur lui Elles le couvrent d'une mystérieuse nuit.

Bel Oiseau, si tu ressembles à ses Songes

De tout ton vaste vol immobile à jamais,

La tristesse s'augure à ton emblème sombre,

Ne revoleras-tu vers l'antique forêt

Vers les soirs de tempête et la mer et les dunes

Pour guider ses pas plus lents à l'aventure^

Et verra -t-on encor passer parmi la gloire.

Avec la claire épée et l'armure noire,

Le périlleux Errant dont le casque s'emplume

A son morne cimier d'un Oiseau taciturne.

QUELQU UN SONGE DE SOIR ET D ESPOIR ^}

Mon Âme s^est sougée^ bêlas ! etjnsqiien f ombre

Elle a suivi qui lui semblait èîre comme elle^

Selon quelque face fraterneUe^

Selon quelqiie voix aux leurres de réponse.

Selon une ombre,

Elle a marché, parmi les roses et les ronces,

A travers la prairie éparse cF asphodèles,

Par la route, la sente et la grève,

Le long du fleuve, de la haie et de la mer,

Avec l'Espoir et la Tristesse, tour à tour, et le Mensonge,

Avec l'Orgueil aveugle et que mène la Honte

Elle a marché

Pauvre âme taciturne et folle et lasse et prompte

De s'être ainsi songée à suivre au loin son ombre.

O Vigilante

Nulle face en fécho ne fa jamais souri

Nulle fleur qui ne fut ton sang à tes pas na /Jeuii

Nul soir qui ne fut ton âme na péri

54 TEL q.u'en songe

Tu ne sais rien dont déjà tu ne te souviennes, Et les plus vieux chemins ne mènent pas ailleurs , Par la joie ou les pleurs, Qu'à toi-même, O Vigilante!

Lais!ie dormir en toi les faciturnes eaux

Oîi ton songe penché se mire à ion silence;

Le vent triste frissonne à i'i robe en lambeaux

Ta robe déchirée à c' angle des tombeaux,

Sois silencieuse, à vigilante.

Eteins du pied la torche oîi brûla ton orgueil.

Et du feu qu'elle expire allume l'humble lampe.

Et ne dépasse plus le seuil

De la maison l'âtre en cendre

Croule en décombre ;

Ferme la porte

Et que la paix du soir apporte,

Son ombre sur ton ombre !

La Gardienne

Je m'apparus en toi comme une ombre lointaine. Stéphane Mallarmé.

LA GARDIENNK 37

PERSONNES EMBLEMATIQUES

LA GARDIENNE.

LE MAÎTRE.

LES DEUX FRÈRES d'aRMLS.

Une antique forêt, sur une colline, environne un vieux manoir en ruines parmi d'incultes jardins.

Un seuil de pierre exhausse une lourde porte disjointe et close.

Le Maître sort de l'un des sentiers de la forêt, soutenu par ses Frères d'armes.

Le soleil décline derrière les arbres; il effleure de jaunissantes cimes et les toits du Manoir.

LA GARDIENNE ^9

LE MAITRE :

O forêts, belles de solitaires automnes !

Mon enfance a tressé vos feuilles en couronnes

Et vous avez grandi sur l'oubli de mes pas,

Hélas !

Et vous avez vieilli d'aurores et d'automnes!

O retour, ô tristesse, ô soir! Comme les sentiers sont noirs Qui mènent vers le vieux manoir; Les herbes et les fleurs sont mortes. Sous le feuillage des branches trop fortes, La mousse ronge les écorces Comme la rouille les claires lames torses. Comme le temps les beaux Espoirs.

O trist<^sse, ô soir!

60 _, TEL qu'en songe

L UN DES FRÈRES D ARMES

Seigneur, voici, parmi les arbres,

Le vieux château que vous voulûtes

Revoir, à cette heure de fièvre et de larmes

vos glorieuses blessures saignaient sur vos armes,

Alors qu'en votre Ame,

Ainsi que des clairons se taisent à la flûte

D'un pâtre parmi son troupeau qui broute et bêle,

Des songes tressaillirent se renouvelle,

Avec ses soirs mornes et ses aubes belles,

Tout le passé muet que l'angoisse interpelle.

Voici le vieux château de ciment et de marbre,

En sa douceur d'abandonné,

Parmi le jardin sans arbres^

Et ses murs vétustés et frustes

Et les guirlandes du portail et les volutes !

LE MAÎTRE I

Merci, au nom du seuil vous m'avez mené. Le Passé, c'est le soir derrière la forêt Et la mer par delà les plaines, les landes, les grèves; C'est l'ombre l'oiseau disparaît

LA GARDIENNE 6l

Qui saigna d'une flèche à l'aile,

Pour avoir plané sur les piques, lesarcs et les glaives.

Merci, frères, vos pas m'ont rouvert la forêt Et mon âme est rentrée en le lieu de ses rêves.

Il s'avance de quelques pas. Les Frères d'Armes le considèrent et alternent à mi-voix.

l'un :

L'Epée entre ses mains, hélas, a lui ! La torche

Hautaine n'éclairera plus le vaste porche

Du Palais que sa gloire à la gloire a construit.

l'autre :

Et les soirs passeront aux faces des Années Et les Braves pleureront les aurores nées Après que le Héros a pris fin dans la Nuit.

l'un : O quel renom pourtant se relègue en l'oubli.

l'autre : Gonfalon dont le Temps roidira l'ample pli !

62 TEL au 'en songe

l'un : Lance haute que rouilleront la pluie et l'ombre!

l'autre : Glaive jusqu'à la garde entré dans le sol sombre!

ensemble : Voici que le Destin consulte le Destin !

le maître :

qui se retourne vers eux.

Amis ! mon soir en pleure retourne à son matin,

Ma faiblesse chancelle et s'étonne à survivre, La coupe d'or menteur avait le goût du cuivre Et si j'ai bu l'orgueil et son ivresse étrange: La honte! et le breuvage triste de la gloire, Son amère fumée est morte en ma mémoire Et je me sens un autre, enfin, et l'heure change.

Il tire Lépée suspendue à son côté.

Allez, voici le Glaive illustre, et du pommeau la gemme oubliera la main qui l'a polie, Mon poing, depris du soin de l'antique folie, Heurte, en ce soir de paix, la porte du tombeau.

LA GARDIKNNK 6}

Ouvre toi, dur ventail que le Temps a scellé, O murs, ô salles ! et toi, doux âtre, Luis pour le vagabond et pour l'inconsolé Et sèche le manteau de l'errant et du pâtre.

Porte où, le soir, nul n'ôtera la clé !

Et que les passants pâles et les mendiantes

Abritent leur misère sous ce toit

vient songer celui dont les mains bataillantes

Renoncent à l'Epéeet maudissent l'arroi,

Et ce glaive je vous le donne.

Adieu, Frères, priez que l'ombre me soit bonne,

Que mes mains qui, d'un geste, ont rué par les soirs

Le galop des chevaux aux moissons des terroirs,

Et qui haussèrent le pennon et dont lanneau

Luit d'un rubis qui semble du sang mort dans Teau,

Obtiennent le secours d'être à jamais oisives

Par l'ample ablution à des fontaines vives !

Que ces coupables mains, ô larmes, soient absoutes

Du crime de la lutte et de l'orgueil des joutes,

Par les femmes en deuil qui pleurent sur les routes,

Par les morts oublieux qui dorment sous les voûtes.

Adieu, je vous salue au seuil de la paix calme, Au nom du vieux laurier amer et de la palme,

64 TEL q.u'en songe

Vous dont la Vie ardente était selon sa loi, Vous qui fûtes ce que je fus et mieux que moi, Vous pour qui la forêt est de l'ombre ample et fraîche Sans qu'un fantôme pâle à jamais vous y cherche, Et qui ne cachiez pas, sous l'étoffe et l'armure, Le regret mal fermé de quelque plaie obscure, Et qui ne traîniez pas le poids désespéré D'un lourd manteau de songe à demi déchiré.

Qjuand vos pas seront morts comme mourra ma voix,

Avec l'adieu suprême enfin qui vous conjure

D'oublier au départ les chemins de ce bois

Et le château désert mon âge se mûre,

Il ne restera plus, de qui brandit le glaive

Injurieux parmi la plaine et sur la grève

ses pas au couchant saignent peut-être encor,

Qu'outre quelque renom qu'amoindrira la Mort

Qiielqu'un qui vient, un soir, vers le château qui tombe

Pierre à pierre ainsi que nos jours vont à la tombe,

Voir, s'il ne reste rien dans le Songe et la Nuit

De ce qui fut un autre et de ce qui fut lui,

Et confronte, au seuil que la ruine encombre.

Son Ame, face à face^ hélas, avec son ombre.

Les Frères d'Armes disparai*;sent dan=; la forêt. Le vent du soir frissonne et à travers les arbres, au ciel, un peu asso.nbri auparavant, les derniers éclats du couchant rayonnent.

LA GARDIENNE 65

Le Silence a baisé mes lèvres pâles, Des souffles passent sur mes mains Et le crépuscule se hâte De m'enfermer loin des chemins.

Voici le terme enfin et la suprême halte.

Ma blessure se ferme et pleure Sur ma chair que le sang effleure.

Le tragique passé se meurt avec le soir !

Lui qui marchait à mon côté.

Il m'a quitté,

Je ne sens plus sa main dans la mienne,

je ne sais plus les routes il m'a conduit

Parmi l'orgueil, l'alarme et la lutte et le bruit,

11 m'a laissé pour que je revienne

Seul à la demeure ancienne

sa main avait pris la mienne.

Un jour :

N'était-ce pas au printemps d'une année Que je ne vis pas fanée,

66 TEL qu'en songe

Les roses montaient jusqu'à la pointe des tourelles^

Le jardin était fleuri selon mon âme,

Les colombes volaient autour des tourelles,

Et le retour des tourterelles

Était si proche qu'elles roucoulaient dans mon âme^

Déjà, et que l'aurore et mon âme pâles

Etaient pleines de fleurs et d'ailes.

Les paons erraient parmi les bleus héliotropes Et rouaient leur gloire qui trône Et d'elle-même s'enveloppe !

Et je tressais des fleurs en couronnes.

En couronnes jamais fermées,

En guirlandes jamais finies.

Et mon amour brûlait en les mélancolies,

Comme la jeune flamme à travers les fumées.

Ses mains enchantaient l'aurore autour d'Elle,

Et j'étais auprès d'EUe

Et j'étais enchanté,

Elle était tellement à moi.

Elle était tellement en moi,

Que je la cherchais dans le silence,

Que je la cherchais en fermant les yeux.

LA GARDIENNE 67

I

Le tiède soleil ruisselait sur ses cheveux, Le matin rayonnait sur nos adolescences.

O Deuil! alors un cri, de la plaine éblouie,

Monta parmi notre candeur évanouie,

Et sur un tertre en fleurs que foulait leur pied dur,

A travers le repos de l'heure et de l'azur

Et le songe sacré de paix et de silence.

Quatre Hérauts, debout à côté de la lance

Que chacun d'eux avait plantée auprès de soi.

Vêtus du lourd tabard luisent dans l'orfroi

Les écailles de l'hydre et les dents de la guivre,

Sonnaient le buccal cri de leurs buccins de cuivre

Et l'armée autour d'eux couvrait la plaine en fleurs!

Armures d'argent clair Lart des émailleurs Avait gemmé de claires gouttes de rosée, Casques s'éployaient, l'aile haute ou brisée, De grandes aigles en leurs plumages de fer. Glaives éblouissants et tors comme l'éclair. Tout l'appareil brutal de sang et de victoire Et les chevaux et leurs caparaçons de moire, Les poings durs qu'emmaillent d'acier les gantelets, Les torses amples et bombant les corselets

68 TEL qu'en songe

Et des faces d'orgueil qu'empourprent des colères

la huée éclate au cuir des jugulaires,

Et le cuivre et la soie et l'airain et les ors,

Et les pennons oscillant au souffle des cors,

Cavalcade farouche et dont le bruit dur sonne,

Derrière qui nul blé, hélas, ne se moissonne,

Toute la horde lourde et le pas cuirassé

Au travers de mon songe en criant ont passé,

Et fol enfant, avec les colombes fleuries

Et les paons éperdus à travers les prairies,

Loin de l'Amie en pleurs qui m'avait pris les mains,

J'ai suivi, sur leurs pas qui heurtaient les chemins,

Le prestige casqué des fausses Destinées

Jusqu'au soir voici, vers les tours ruinées

Et vers la maison vide et le jardin désert,

Que mon âme revient des hontes de la chair;

Et sur les jours passés, assis à l'âtre en cendre,

Toute l'ombre mon soir s'efface va descendre.

Mourez, ô visions, dont l'erreur se dénude!

Dans la plaine, les clairons de l'armée qui se disperse, sonnt ni.

Et tu hurles encor, jusqu'en ma solitude. Cri tenace, brutal appel répudié. Mensonge de toute ma tristesse oublié! Parmi la ronce ardente et l'ortie et l'épine.

LA GARDIENNE 69

Comme un chien accroupi au bas de la colline

Qui lèche les talons et qui mordrait les mains,

Tu pleures tristement à l'angle des chemins

Et ta plainte l'orgueil, comme une bave écume,

Ne trouble plus ma vie en proie à l'amertume

D'avoir tu voulais suivi ta sonnerie

Et mon manteau de deuii couvre ma chair meurtrie.

Les clairons sonnent et diminuent.

Et je vous hais, clairons farouches, dont l'accord Retentit longuement dans mon songe la Mort S'accoude pour dormir à côté du Silence, Je vous maudis, éclairs du glaive et de la lance, Soirs de gloire arrachés à des vaincus amers, Et froides nuits sous les étoiles près des mers^ Et toi, stupide Orgueil, en qui salue un hôte La Colère, debout avec sa torche haute, Marches rudes le long des fleuves et des bois. Mains sanglantes qu'on lave à la source je bois Et blessure empourprant la fontaine je pleure, D'avoir, hélas! selon la maîtrise de Theure Mêlé ma face pâle à ces faces d'orgueil Insultant quelque veuve assise sur le seuil Qui voue au noir Destin mon nom qu'elle injurie.

Et je vous hais, pennons, pour cette allégorie

70 TEL QU EN SONGE

Que secouait le vent du soir, ample en vos pans! Hampe s'accroche l'ongle des griffons rampants, Et votre saut cabré, licornes pommelées Dont lembleme emportait, à travers les mêlées. Ceux dont l'âme pareille aux bêtes du blason. Les regardait surgir au ciel de Thorizon leurs griffes luisaient dans le vol de leurs ailes ! Armures que le trou des blessures mortelles Hérissa d'un faisceau de flèches et de traits, Triste apparat et vaine emphase tu riais, Soleil ! comme au miroir des cuirasses saillies Hors du lourd manteau noir de mes mélancolies Dont le lambeau demeure aux branches du passé Le long de la forêt nous avons passé, Taciturne, et songeant qu'à travers le bois sombre Mon Ame me suivait peut-être comme une ombre, Fidèle à la douceur reniée et mêlant Des larmes au cri dur du combat turbulent, Avec ces douces mains pour les chairs entamées Qu'ont les femmes en pleurs qui suivent les armées.*

Le couchant s'est éteint. Crépuscule,

Reçois-moi, ô manoir, pauvre d'abandon.

Ouvre ta porte comme un pardon.

Sois celle qui n'est plus et celui que je suis.

Que ta ruine croule pierre à pierre, sur ma détresse,

LA GARDIENNE 71

O salle vide, sois mon hôtesse,

O toit, que nulle étoile ne luise sur mes nuits

Je suis le désastre et le deuil

Qui s'agenouillent sur le seuil.

O douce oubliée, si dans les soirs tu pleurais sur la terrasse, tu pleurais devant ton miroir, tu pleuras seule et lasse.

Si tes lèvres ne m'ont pas maudit detout le reprochedeleur pâleur.

Si testristesses m ont pardonnéde toute la bonté de leur douleur,

Si ta bouche ne fut pas aride de m'avoir appelé en vain,

Si tes yeux ne furent point implacables d'avoir pleuré,

Si mon souvenir te fut doux

De toute la peine endurée,

Si l'ombre du sépulcre (peut-être) garde ta face calme,

Si ceux qui t'ont ensevelie (peut-être) ont dit :

Qu'elle est belle et douce dans la Mort

Et pardonnante dans la mort

Oh ! laisse-moi rentrer dans la vieille demeure,

Je suis celui qui prie et qui pleure.

Il frappe à la porte.

"7 2 TEL QU EN SONGE

LA GARDIENNE,

à demi dans l'ombie et voilée.

Toi qui heurtes au nom du passé Et de toute ta misère Revenue à jamais sur tes pas effacés Du fond de l'aventure amère, O toi dont l'orgueil est faussé Par les griffes de la chimère,

Entre !

Pauvre Ame! quel laurier ombrage enfin ton soir Las de ce morne ébat qui trompa ton espoir, La torche

Eclaire-t-elle la route ton pied s'écorche, Quelle face viens-tu mirer à mes miroirs, L'escorte de ta gloire hennit-elle au porche ?

Quel trophée éclatant de songes et d'épées,

Viens-tu dans l'ombre appendre au faste enfin des murs?

Quel ruissellement de médailles frappées

En mémoire de magnifiques équipées

S'amoncelle-t-il sur les pavés durs ?

LA GARDIENNE 73

Non, rien que ta pâleur,

Et tes blessures et ta solitude et tes pleurs,

Et le doute, aux échos multipliés vers l'ombre,

D'un nom vaste à jamais de rumeurs et de larmes,

Et l'orgueil qui s'exalte au choc des armes,

En toute l'Ame,

Et se repent quand l'œuvre est faite et le ciel sombre.

Dis, qu'as-tu retrouvé des fleurs de notre joie

Au jardin dévasté?

Sous quelle couronne voit-on que ta tête ploie?

Quel vent de gloire a donc venté

Pour que ton manteau en loques déploie

Son pli ensanglanté?

Quels soleils éclatants ont lui

Pour que tes cheveux soient presque blancs dans la Nuit?

Entre :

J'aime ton regard qui ne s'étonne

Que je sois là;

Comme étaient nos printemps voici que nos automnes

Se retrouvent encore ainsi que nous voilà.

74 TEL QU EN SONGE

Les vains soirs ont saigné jusqu'en l'ombre, ô Passant, D'orgueil triste, d'augustes gloires et de sang Et qui, parti d'un songe au songe tu reviens, A travers l'erreur vaine et les torts anciens, Marchais avec ton ombre attachée à tes pas Sur la route infinie tu peinais, hélas !

N'étais-je point toujours près de toi, moi, ton Ame,

J'étais ton ombre au soleil, le fantôme

Qui montait des feux dans la flamme.

Quand ta gloire campait sur le désastre des royaumes,

J'étais dans les regards que la misère affame,

Dans la tristesse de ceux qu'on acclame,

Mes mains ont soigné tes blessures bénies,

Et c'était moi que voyaient tes agonies.

Elle se recule dans l'ombre.

Je t'ouvre le château de songe et de sagesse le seuil ruiné disjoint la porte haute, Et si l'âtre allumé chauffe mal ta détresse, Pense à tes jours perdus et pleures en la faute.

Si dans la forêt triste ie vent rôde et peine, Les arbres, un à un, s'effeuillent aux ruisseaux,

LA GARDIENNE 75

Songe que c'est l'Automne la vendange est vaine A ceux qui, dès l'aurore, ont quitté les travaux.

Je t'attends sur le seuil le soir est plus sombre Que tout le crépuscule ta douleur frissonne. La demeure j'accueille est la maison de l'ombre, Et mon visage est grave en face de l'automne.

Comme à l'heure jadis dans le jardin en fleurs Ton âme tressaillit aux gloires devinées J'ai le même conseil et les mêmes pâleurs Qu'alors que j'implorais tes fausses Destinées.

Je suis la même encor, si ton Ame est la même Que celle que l'Espoir aventurait au pli De sa bannière haute, et je reste l'Emblème Du passé qui persiste à travers ton oubli,

Viens je t'ouvre la porte, et si ton âme est vieille De tant de soins perdus à son âpre folie, Ne reproche qu'à toi le peu qu'à notre treille Vendangeront ta faute et ta mélancolie

76 TEL qu'en songe

Que mon silence enfin soit ma seule réponse!

Si ma table de hêtre est frugale en festin,

Ma demeure s'accorde à celui qui renonce

Et qui remet ses mains aux mains de son Destin,

Quelqu'un songe

d'Heures et d'Années

Il passe des cortèges d'heures oubliées. Francis Vie. é-Gkiffin.

quelqu'un songe d'heures et d'années 79

J'ai fleuri l'ombre de fleurs pâles

Et, du plafond jusques aux dalles,

fai drapé les murs à longs plis

De la couleur des jours perdues et des soirs morts

mes songes pâlis

En ombres plus pâles

Au travers de la trame apparaissent encor

Avec leur geste pur oii tremble une fleur d'or.

Dans le silence du vieux et mélancolique logis ^

De salle en salle et d'heure en heure ^

Erre, sourit et pleure

Le Souvenir avec sa face de jadis

Et ses sandales

Muettes comme auprès de quelqu'un qui dort;

80 TEL qu'en songe

Sa lampe d'argent clair hrûle une huile d'or

Illumine le geste vigilant de ses mains pâles

Au front des Oublis

Qui, les yeux clos et les lèvres fermées,

En leurs cendreuses robes qu'agrafent des camées.

Accoudent leur sommeil aux bras des vieilles stalles.

Et mon âge habite le morne logis

Où, du plafond jusques aux dalles,

Descendent aux murs les longs plis

De la couleur des jours perdus et des soirs morts !

Les fenêtres hélas ! sont toutes vers le Nord,

Et l'horizon est de ciel, de routes et d'eaux

Oh! que mes songes m' emmènent encor ,

Comme jadis.

Le long des routes et des eaux,

Que mes Songes me guident encor

Du geste de leurs mains tremblait la fleur d^or !

quelqu'un songe d'heures et d'années 8i

La pluie est douce, au crépuscule, sur la soie

Du manteau brodé d'anémones,

La pluie est douce sur les mains d'aumônes

De la pâle Amie qui s'apitoie,

Au crépuscule, sans qu'on la voie.

Sur les plus vieilles mendiantes de la forêt et les étonne

Par son sourire plus doux que son manteau de soie.

La pluie est douce et mouille les vieilles bures,

Et les loques et la peau dure

De la couleur des feuilles mortes,

Et le fagot de hêtre est lourd, et les socques

Des pauvres pieds sont tenaces aux feuilles mortes,

Et la sente boueuse est obscure

Qui mène vers le seuil des portes

Aux chaumières là-bas parmi les cultures.

6

82 TEL au'EN SONGE

La pluie est douce sur toute la forêt et sur les plaines.

L'obole tinte au pli des robes de laine

Et luit aux vieilles mains lourdes d'aumônes ;

Les falots éclairent la souche et la pierre et les bornes.

Et vacillent en Teau des fontaines,

Et les pas lourds et monotones

S'en vont en écrasant les faînes.

Elle a donné l'obole et le manteau fleuri, Ils sont passés et elle a souri...

quelqu'un songe d'heures et d'années 83

II

Au bois des frênes nous avons pleuré. Était-ce d'avoir quitté les bruyères Où'nous avions erré, Et les collines et les prés, Et les sentiers selon la courbe des rivières, Etait-ce à cause de vieux hivers Et de tant d'hiers nous avions pleuré?

Au bois des frênes nous fûmes ceux-là

Qui songent si longtemps que Tombre les étonne

Du jour bref qu'ils ont vécu là;

Les Étés à mi-voix incantent les Automnes,

Les rires ont pour écho les hélas ;

Ivres d'être la vie et d'amour monotone

Quels seront les demains de qui furent ceux-là.

84 TEL au'EN SONGE

Au bois des frênes le songe est pleuré,

La vie est morte et l'ombre est hier

L'Espoir est d'avoir espéré,

Le songe de vivre est erré ;

Le gué du ruisseau disparaît pierre à pierre,

Le soir est pâle comme une face de misère.

Le bois des frênes doux sous la pluie a pleuré

•aUELau'UN SONGE d'hEURES ET d'aNNÉES 8^

III

Amour ! tes pampres frais noués aux thyrses frêles,

Tes oiseaux familiers au grain de tes corbeilles,

Et tes flûtes entre tes ifs et tes tombeaux,

Et ta face, parmi le ciel, et dans les eaux

Mirée éperdûment taciturne et trop pâle

Du soupçon d'un destin écrit dans une opale.

Et, parfois, patiente ou rieuse selon

D'autres sorts devinés aussi de bonheur long

Dans le béryl magique ou le diamant calme !

Le vent vaste et l'automne ont passé sur cette âme Et, malgré la main tiède à son bois défleuri, Le thyrse inefficace et stérile a péri.

Orgueil ! ta torche haute a brûlé jusqu'en l'ombre Dans la salle déserte s'allongea ton ombre

86 TEL au' EN SONGE

Et sa flamme, empourprant le poing qui la brandit Et dont l'étreinte opiniâtre se roidit Autour du tison tors sa force est crispée Comme au thyrse jadis délaissé pour Tépée , De tout l'éclat dont elle éblouit les miroirs Sur le morne pavé n'étend qu'un geste noir !

quelqu'un songe d'heures et d'années Sy

IV

C'est l'Heure triste avec la face d'un de mes songes,

Et le pas grave de mes douleurs,

Et mes mains de jadis lentes de pâles fleurs,

Et c'est mon ombre,

Et mes jours et mes soirs, hier! et leurs pâleurs

Avec la face de mes songes.

De la maison de ma vie

Là-bas, parmi le vent et les arbres, là-bas

mon âme a vécu ce qui ne s'oublie

Et dont on ne se souvient pas,

L'heure triste est venue, oubliée^ et pâlie

De tant de feuilles mortes sous ses pas

Par les sentiers perdus, hélas, à qui l'oublie.

Avec ce qu'elle était lorsque je fus son hôte Dans la vieille demeure de vie

88 TEL qu'en songe

Et comme elle était lorsque s'en vint une autre

Qu'une autre a suivie,

Telle que je l'ai vue alors face à face

Et déjà lasse

D'être celle qui est et passe,

D'être celle qui a passé.

Au seuil de la maison d'outre-vie Le vent ferme la porte du passé !

L'Heure filtre en la chambre basse

Son sablier le sable décroît et se tasse

Et le nom qu'elle écrit sur la cendre le vent l'efface.

Du fond de la mémoire et de l'inespéré

Tes pas viennent d'hier et ta face de l'ombre,

Et les fleurs que tu tiens fleurirent aux vieux jours

De mon âme et de ses soirs courts

te riais si pâle avant d'avoir pleuré,

O mon Ombre,

Toi l'heure de l'un de mes jours

Avec la face de mes songes.

quelqu'un songe d'heures et d'années 89

V

Elle saigne loin des mains miséricordieuses

Cette chair pâle à qui sourit l'Enfant blessé

Que la vit ruisseler parmi les fleurs joyeuses

La sienne! que des caresses insidieuses

Blessèrent quand il a passé,

Bénirent quand il fut blessé

Par les mains déjà miséricordieuses.

Elle pleure loin des hiers

Cette Douleur au regard grave

Et lourd des jours et du temps amer,

Ces yeux qui savent

La blessure enfantine de la chair

Et le mal plus grave

Des songes pâles

Elle pleure cette Douleur! sur les grèves de la Mer.

90 TEL QU EN SONGE

Elle songe cette Tristesse ! et l'heure est morne

Du soir s'est perdu son pas dans la forêt,

Et l'heure est morte

Comme Elle errait,

D'arbre en arbre, parmi les fruits d'or et de cendre,.

Toujours plus lente

Jusqu'à s'être perdue au fond de la forêt.

Elle dort enfin sous la Nuit miséricordieuse

La pâle face, hélas ! qui fut l'Enfant blessé

Parmi les fleurs joyeuses,

Celle qui fut le lourd regard lassé

De douleurs graves et sérieuses,

Celle qui fut morose et curieuse

Et qui est pâle encore d'avoir vécu et taciturne

D'un vieux passé de pleur, de songe et d'amertume t

dUELClU UN SONGE D HEURES ET D ANNÉES 9I

VI

Le soir chôme en la trêve, au seuil des rouets doux,

Le site est rade à peine encore de vieux houx Attestant que la terre antique fut cruelle A la douceur naïve enquête de l'agnelle, A cette Ame qui fut si folle en le Bois noir Et se reconnaît mal au tranquille miroir d'elle son passé s'exile et la recule!

Les moissons mûres sous le tiède crépuscule Les vergers lourds déjà, du déclin de l'Eté ; Tout ce qu'il semble à notre songe avoir été : Ce lent chemin entre des arbres et le fleuve, Et comme cette écorce, hélas, une chair neuve Avant la vie et l'aventure et l'ombre et l'an Et le silence en pleurs sur le seuil vigilant.

g 2 TEL au EN SONGE

vi:

Les belles eaux et les ombrages et les portiques

Dont gisent les débris parmi les mauves

Doucereuses et mélancoliques,

Les belles eaux et les ombrages lourds aux roses

Qui s'étiolent à l'ombre des troncs antiques,

Les belles eaux

Doucereuses et mélancoliques

A mon Destin

Mirent en elles le décombre et le déclin

Des ombrages et des portiques.

Un vent faible erre d'arbre en arbre; Ton songe va de soir en soir, Un oiseau chante d'arbre en arbre Jusques au soir.

Tes Désirs sont passés avec le temps des roses! Ta Tristesse s'accorde à la pâleur des mauves!

aUELau'uN SONGE d'hEURES ET d'aNNÉES 93

Le Bel Espoir

A ployé ses ailes de marbre,

Et le ciel noir

Pleure en larmes d'ombre sur sa face de marbre.

O songeur du vieux songe qui, d ame en âme,

S'échange et passe,

De mains en mains^ et d'âge en âge

Cendre ou flamme,

Toi le même dont tes Désirs s'exaltaient de pourpres roses,

Toilemêmedont taTristessese couronne de pâles mauves.

Te voici face à face, enfin, avec ton soir

l'Espoir

Qui devant toi marcha sur le sable

Est muet à jamais en sa face de marbre.

94 TEL au 'en songe

YIII

Voici plus lents tes pas et tes mains plus prudentes

Et ton sourire est doux comme d'avoir pleuré

Et voici que, près de toi, avec leurs lampes

Les unes faibles et vacillantes,

Les autres Thuile patiente a duré,

Marchent les Heures sages et les folles, promptes ou lentes

Selon qu'en a souri ton Désir ou pleuré !

Le crépuscule est clair tu vas avec elles.

Le sentier est étroit tu vas auprès d'elles,

Les fleurs que tu frôles sont pâles

Et les fleurs que parfois tu cueilles sur le sable

Ont un parfum amer et doux et tu vas pâle

Et tu chancelles

Entre les Folles et les Sages.

aUELQU UN SONGE D HEURES ET D ANNEES 9^

Te voici seule enfin loin d'elles et des lampes

Seule en le bois tu entres

Plus pâle parmi l'ombre et plus lente...

Et la clef d'or scintille entre tes mains prudentes!

^6 TEL qu'en songe

IX

le songe aux autres...

Qjj'est-il advenu de leurs soirs, Là-bas, dansTombre, là-bas

Qu'est-il advenu de leurs pas?

De sa face hautaine ou de son âme haute,

De l'orgueil d'un ou du rire d'un autre,

les ont menés le malheur ou la faute?

Qu'est-il advenu d'eux, dans leurs soirs, là-bas

De leur douleur, de leur tristesse, de la vôtre

Vous l'un de ceux-là et vous l'autre,

Qu'est-il advenu de vos pas?

J'entends des flèches dans le vent

Et des larmes dans le silence

Qu'est-il de vos destins dans les couchers en sang

Au fond des mornes ciels de cendres et de vent,

Votre face s'est elle vue à la fontaine

aUELQU UN SONGE D HEURES ET D ANNEES 97

Eaux sans jouvence !

l'on s'apparaît à soi-même.

On heurte bas à des portes

Et j'entends qu'on mendie au coin des carrefours ;

Mon soir est inquiet de vos jours ;

J'entends des voix basses et des voix fortes

Celle qui prie et qui gourmande, et tour à tour,

Comme vivantes et comme mortes

Au fond des jours !

A-t il trouvé la clef, a-t-il ouvert la porte, Joie ou Douleur qui fut l'hôtesse?

S'il est advenu de leurs soirs Ce qui advint de leurs espoirs...

Que la Nuit vienne sur nos soirs !

98 TEL qu'en songe

X

Ma Tristesse eut pleuré ton Destin taciturne Qui s'accouda longtemps en face du beau soir A la fontaine les étoiles, une à une, Ont lui dans l'eau morose n'a pas bu l'Espoir !

Le jardin a fleuri jusques à tes mains pures Son silence, sa joie et sa sérénité, Et ton geste écarta comme des impostures Ces délices pour toi qui n'auront pas été.

Devant le songe au loin de tes ans monotones Les doux Printemps sont nés insipides et courts. Et les grands vents par qui succombent les Automnes Ont effeuillé les bois et défleuri les jours.

Ton Destin a compté ses heures, une à une, Ma Tristesse, sa Sœur, n'a pas pleuré sur lui, O Toi qui pour passer les fleuves taciturnes Ne portes pas de fleurs et marches vers la Nuit !

QUELQU UN SONGE d'hEURES ET D ANNÉES 99

X

Les fruits du passé, mûrs d'ombre et de songe,

En leur écorce jutent des coulures d'or,

Pendent et tombent.

Un à un et un encor,

Dans le verger de songe et d'ombre.

Le crépuscule doux décline et se ravive,

Parfois d'un soleil pâle à travers les arbres.

Et l'heure arrive

Où, un à un, arbre par arbre.

Le vent touche les beaux fruits qui oscillent

Et heurtent leurs tièdes ors pâles

Et tremblent encor,

Quand le vent a passé et que l'ombre est tranquille

Et tombent, un à un et un encor.

IliLKDTMBGA

100 TEL qu'en songe

La Tristesse a mûri ses fruits d'ombre

Aux doux vergers de notre songe,

le passé sommeille, tressaille et se rendort.

Au bruit de ses fruits mûrs qui tombent,

A travers l'oubli dans la mort,

Un à un et un encor.

QUELdU'UN SONGE d'hEURES ET d'anNÉES 101

XII

Au bord de tes silencieuses eaux, Mémoire,

tu penches ta face et la tienne, Tristesse!

Vous vous tenez comme les deux Sœurs de ma vie,

L'une pâle et l'autre pâlie

De tout ce que sait l'une et que l'autre n'oublie,

Et Teau silencieuse se voit la Mémoire

Lui montre son visage auprès du tien, Tristesse!

Tendez vos pâles mains sur l'eau qui les reflète

Vers celui qui s'en vient à vous de l'autre rive ;

Ses yeux ont pleuré le souci de vivre,

Ses pas ont marché l'épreuve d'être,

Les fruits de son Désir tombaient pourris des branches mortes,

Les fleurs de son Orgueil séchaient en ses mains viles,

La clef de sa Science n'ouvrait plus le secret des portes ;

Il a pleuré le souci de vivre,

11 a marché la honte d'être

I02 TEL QU EN SONGE

Et le voici qui vient à vous de Tautre rive, Tendez vers lui vos mains sur l'eau qui les reflète.

Vous qui teniez jadis les fleurs de mes Années

D'accord avec mes Destinées

Et les clefs de mon Espoir

En vos belles mains, ô Mémoire,

Et toi, Tristesse, qui songez comme deux Sœurs

Auprès de l'eau vous avez jeté la clef et les fleurs

De mes plus belles Destinées

Laissez m'y voir, hélas, penché sur son mirage

Le taciturne aspect mon sort s'envisage.

QUELdU UN SONGE D HEURES ET D ANNEES IO3

XIII

Un doux visage m'a souri

De ses belles lèvres incertaines,

O douce âme je sais les routes tu mènes !

Et comme elle passait son visage a souri

Et l'heure à son geste a fleuri

Avec l'emblème

D'un lys frêle qui tremble à ses mains incertaines.

Le Temps triste a fleuri ses heures en fleurs mortes, L'An qui passe a jauni ses jours en feuilles sèches, L'Aube pâle s'est vue à des eaux mornes Et les faces du soir ont saigné sous les flèches Du vent mystérieux qui rit et qui sanglote,

Le doux visage reparut enfin,

Tristesse taciturne à ses lèvres certaines !

Entre les arbres, sur le chemin...

104 TEL QU EN SONGE

O douce âme te voici pour que tu m'emmènes Et le silence et Theure ont fleuri son Destin Avec l'emblème D'un beau lys qui se brise entre ses mains certaines.

Dans la haute salle simple et grave ma Mémoire

S'accoude et songe pour toujours^

Dans la salle aux murs de marbres et de miroirs

son image se répercute comme au fond des jours.

En silence, avec sa robe rose et noire,

Avec sa face pâle sous ses cheveux lourds,

C'est la Mémoire^

Sœur de mes jours et de mes soirs.

Sur une table d'ébène voici, hautain

Pur et svelte et triste comme un malencontreux et beau Destin^

Un vase incrusté de mortes opales anciennes

Parmi le gel deau terne du vieil étain Que mire la table d'ébène.

Le métal semble mort autour des pierres mortes,

Les opales s' enfoncent parant V étain Et V arabesque oscille autour des pierres mortes.

I06 TEL qu'en songe

Dans le vase qui se mire au fond de l'ébène

Voici, hautaine

Sur sa tige frêle et faible^ une fleur

Mélancolique^ rigide, épanouie et pâle ^

O Douleur

Est-ce toi, cette fleur?

Et bien que nul ne marche dans la salle

Autour de la table d'ébéne

Et que rien ne passe au dehors^

Et qu'aucune main ne frappe à la porte,

Et que les opales soient mortes.

Sur la table, et jusques au fond des miroirs morts,

La fleur triste en le vase de terne étain,

La fleur emblématique d'un soucieux Destin,

La fleur tremble...

Et dans la haute salle plus grave ma Mémoire

S'accoude et songe et semble,

Parmi les marbres et les miroirs.,

Plus triste en sa robe rose et noire,

Plus pâle sous ses cheveux lourds

Et plus seule, là, pour toujours.

La Demeure

Tout s'est tu. Le soleil s'abîme et disparaît. J. M. DE Heredia.

LA DEMEURE IO9

O Demeure,

La chimère accroupie à ton foyer désert,

Parmi les cendres et parmi les fleurs de fer,

Est morte et nulle flamme à présent ne la tord

D'un vivace sursaut en ses écailles d'or

Et ses ailes d'airain ne battent plus dans l'ombre 1

O Demeure,

L'Horloge de cuivre, d'ébène et de cristal

Lourde aux cariatides du piédestal

Ne marque plus le Temps d'hier ou d'aujourd'hui

De ses poids montait le Jour après la Nuit

Selon que la lumière avait Tâge de l'ombre !

O Demeure,

Tout est mort et toi même autour de mon Destin

Qui veille pour jamais d'accord à l'âtre éteint

J 10 TEL Q.U EN SONGE

le bois confronta ses cendres à mon songe Et mon loisir stérile, encore, se prolonge Pierre à pierre d'ouïr le bruit de ton décombre Qiii choit du mur inerte et du plafond lassé Et dont un autre écho croule dans mon passé!

O Demeure,

Ma Tristesse sanglote aux marches de ton seuil,

Mon Orgueil

Taciturne s'accoude auprès de ton foyer;

Le visage de ma colère s'est ployé

Et cache en son manteau sa honte qu'elle pleure,

Et mon Ame, ce soir, est seule en la Demeure!

Que l'antique maison soit douce au dévoyé

Pour qui les vieux chemins n'ont plus de but vers l'ombre.

Que d'aubes ont blanchi tes fenêtres ! Les crépuscules gris comme tes vieilles pierres Ont bercé le sommeil de tes ans solitaires. Que soit bonne ta paix à l'âge de ton Maître!

Les soleils de l'Été t'ont rongée et l'effort Du large vent d'automne en peine vers le Nord

LA DEMEURE 1 I I

A ruisselé de pluie à tes larmiers, ô douce,

encor,

Avec tes pierres et tes tuiles et tes mousses,

toujours,

Malgré l'Ombre et la Nuit et le Temps et les Jours

Avec ta haute porte ouverte sur la route.

Les pas sont morts sur le chemin comme en mon âme

S'est tu râpre tumulte en fête des vieux jours :

L'amble égal, les galops lourds,

Le geste secouant l'Épée et l'Oriflamme,

La lance et son éclair, la torche et sa flamme ;

Le chariot tenace à l'ornière

Et la litière

Laissant traîner les franges d'or de ses velours

Jusques en l'herbe et la poussière :

Tout est mort, tout est éteint, tout a passé avec les Jours

Et la route est déserte et tu veilles toujours,

O Demeure,

Sur la route et le fleuve triste qui la longe.

Les voiles étaient belles au vent et dociles, Les barques lentes naviguaient entre les îles Et la proue y' frôlait des fleurs en passant... Les pavillons traînaient en des remous de moire

1 12 TEL QU'EN SONGE

Et les haleurs courbés qui chantaient en halant Pas à pas côtoyaient dans Teau leur ombre noire.

Puis le Passeur, un jour, délaissa l'eau guéable; Le fleuve maintenant s'est perdu dans les sables..»

Garde-moi des passants du fleuve et de la route,

Garde-moi des passants de l'aurore et du soir,

due nulle main ne heurte plus à ton heurtoir

O Porte !

Que nulle voix ne parle sous ta voûte

O Salle!

Que nul regard n'interroge ta cendre

O Foyer!

Je sais le songe noir que la Passante apporte

Et le bruit de son pas sur le seuil et la dalle.

Maison sur qui la Nuit encore va descendre

Garde mon âme, hélas! des Passantes de l'Ombre!

Ce fut;, un soir, au temps des plus vieilles Années mon Ame sentait venir ses Destinées.

C'était un soir au fond des tragiques Années !

Le soleil mourait sur les forêts vastes et mornes,

LA DEMEURE 1 1}

Le soleil entrait dans l'ombre des forêts

Et j'errais,

Comme en un songe violent et morne,

Parmi toute la Nuit des antiques forêts;

J'errais, parmi des soirs de songe et de colère,

Loin du seuil grave de la maison tutélaire,

Au cri des cornes et des cors,

Eperdument rué à travers des essors

De grands oiseaux battant des ailes sous les flèches !

Un sang tiède pleuvait dans les fontaines fraîches

Et les ronces griffaient ma course et dans ma Nuit

Quelque chose de mystérieux avait fui

Dont la blancheur saignait en pourpre dans l'aurore.

Le vent prestigieux était pour moi sonore De chocs vastes et clairs de lances et d'épées... La faulx semblait saigner parmi les fleurs coupées Au geste du faucheur que je voyais du seuil, De l'aube jusqu'au soir stérile à mon orgueil, Travailler dans la plaine et s'asseoir sur la route.

Le vent criait vers moi la horde et la déroute Et j'écoutais, debout dans l'ombre, taciturne A tout ce qui séjourne au fond du crépuscule, Si, par delà le large fleuve et ses eaux noires.

I I 4 TEL QU EN SONGE

Les buccins, dans le vent, des antiques Victoires N'allaient pas, à travers le soir qui les endort, Sonner jusqu'en mon songe aux lèvres de la Mortî

Ce fut un soir au temps des tragiques années, Elle vint avec mes Destinées !

La hache avec l'épée en trophée au vieux mur Croisait son tranchant clair a sa lame éclatante. Et mon Désir était obscur En mon Ame vigilante !

Mes rêves suffoquaient de courroux et de haine

J'étais l'adolescent qui pense au glaive nu

Comme à la nudité d'une dame hautaine ;

J'étais celui pour qui l'inconnu

A des faces en sang parmi des jeux d'épées,

Celui à qui, parmi ses rêves, le Destin

Parle à l'oreille avec des voix d'or et d'airain

Et qu'il accueillera de Fortunes drapées

Du pli qui se bossue à des pommeaux d'épées.

Un amas de colère était en toi,

O mon Ame,

Quand, Passante au visage de femme,

LA DEMEURE I I "j

Elle vint à travers mon Songe jusqu'à toi

Sur les marches du seuil^ debout avec sa torche, Elle vint et son cheval hennissait au porche Creusant le sol du bout de son sabot de fer; Elle entra dans mon songe à sa venue ouvert, Suscitatrice enfin apparue au décombre, Elle la prodigieuse Errante de l'ombre ! Et de l'éclat révélateur de son flambeau Toute mon âme tressaillit comme un tombeau Dont on ouvre la porte à quelque approche ardente Toute mon âme tressaillit, torche éclatante, A ta lueur qui, en face de mon Destin, Projetait au pavé, du haut d'un poing hautain, L'ombre de la Passante et de la Parvenue !

L'éclair d'un glaive était pareil à sa peau nue,

Le geste de sa main était victorieux,

Son pas avait l'orgueil du triomphe ; ses yeux

La couleur des beaux ciels que pleure à leur aurore

L'angoisse des blessés qui veulent vivre encore ;

Sa stature imposait à ses robes guerrières

Les plus glorieux plis des antiques bannières

Et la pointe de son beau sein adolescent

Était comme gemmé d'une goutte de sang;

Il6 TEL Q.u'eN songe

Ses lourds cheveux dont ses tempes étaient voilées

Semblaient avoir flotté jadis sur les mêlées

A tout le vent épars de toutes les colères,

Et vers Elle, comme vers Celle qui libère,

Mystérieuse, survenue et déjà haïe,

Mes Désirs tressaillaient en mon âme envahie

Et dressaient hors du songe dormit leur couvée

L'arrogance de l'aile et la griffe levée.

Alors avec son geste dur et son silence. De sa main lourde encor du chef jadis coupé, Au mur luisait ton trophée, ô Violence! Mystérieux et clair comme un jour qui se lève Elle m'a désigné, pour la suivre, le glaive.

Elle m'a désigné le Glaive et j'ai frappé.

Des soirs après des soirs ont passé sur mon âme Et des soirs et des soirs ont vieilli sur ma face A marcher dans un songe violent et morne, A travers le fer et la flamme, De soirs en soirs, et sans que la Gloire fût lasse De fuir devant mon songe obstiné sur sa trace, Jusques au jour enfin qu'à bout du songe morne Je me suis senti triste et j'ai pleuré

LA DEMEURE

D'avoir erré

Parmi tout ce tumulte à toute cette honte Et j'ai lavé le sang tenace à ma main prom Agenouillé plus bas de toute ma hauteur, A l'eau du fleuve pur et purificateur Et j'ai jeté mon glaive à l'onde qui passait Ainsi que s'en allait cette âme qui ne sait Plus rien de toute sa rolère misérable.

Le fleuve maintenant s'est perdu dans les i Et les chemins pourmoi n'ont plus de but ^

O Demeure

Tu sais mon âme faible et tous ses mauvais songes Et les pas qui vers moi proviennent de la Nuit Et qu'une autre survient sitôt qu'une autre fuit

Hélas! garde ma paix des Passantes de l'ombre.

Elle vint aussi vers le soir

Avec le visage doux et pâle de l'Espoir!

r

Elle m'a dit le songe doux des lents Etés, Le rêve d'être deux parmi toute la vie,

Il8 TEL qu'en songe

La joie autre que toute joie et qui sourie.

Les caresses simples comme des chastetés

Et l'aube toujours blanche et le ciel toujours clair.

Elle m'a dit le songe étrange de l'amour,

La torpeur oublieuse et le réveil amer

Du sommeil dormi parmi la chevelure,

Le visage méchant parmi la chevelure

Et la Luxure

Bestiale et fauve

Nouant avec un rire et nue un lacs de roses

Au cou du Sphinx qui veille au chevet de l'Amour.

C'était le soir

Des larmes ruisselèrent sur le visage de l'Espoir.

A la coupe tendue à mon désir avide

J'ai bu l'ivresse ardente s'empourpra mon songe ;

C'était comme un pays misérable et splendide,

Les cygnes d'Amathonle et les roses de Gnide,

Des bois le vent berce aux cyprès des colombes,

Et des faces mirant leurs délices en pleurs

A des lacs pâles parmi de hautes fleurs

Sous des ciels corrodés d'un couchant qui s'oxyde.

LA DEMEURE I I9

Ce fut un soir

Que vint à mon foyer s'asseoir

L'Amour avec la figure de l'Espoir

Et j'ai jeté la coupe, hélas, comme le fer!

Gardez moi de la gloire et de Tamour amer.

&'

... D'autres vinrent encor au soir des autres temps!

Une entre autres qui me dit : prends !

Ses froides mains laissaient, tenaces et maigries,

Une à une tomber des pierreries

Et comme je rampais à terre pour les prendre

Ma honte ramassa du sable et de la cendre

Tous les songes de l'ombre ont passé sur mon âme

Et chacun avec une face de mon Désir

S'est dressé, tour à tour, sur le seuil de ma porte,

Tentateur, à son tour, de mon morne loisir

Et dès que j'eus saisi le glaive elle était morte

La colère éblouie en qui je fus coupable

D'un geste furieux de mon bras vers la Gloire,

Le songe de l'Amour fut doux et misérable

La coupe s'est brisée à la dalle

l'orgueil a courbé son stupide déboire

Sur la pierrerie illusoire!

120 TEL QU EN SONGE

Qui viendrait maintenant de l'ombre à ma Tristesse Seule sœur qui convienne à l'âtre éteint.

Les Passantes d'un soir ont fait place à l'Hôtesse

O Demeure,

La Chimère accroupie à ton foyer désert, Parmi les cendres et parmi les fleurs de fer, Est morte avec l'Horloge et comme mon Destin Et mon âme ce soir est seule en la demeure Habitée à jamais d'un songe taciturne.

Que tes pierres, hélas, s'écroulent une à une, De soirs en soirs,

Et que la Nuit séjourne à jamais taciturne Muette et pour toujours en deuil du passé noir Sans qu'à tout son silence encore ne déroge Aucun sursaut de la Chimère ou de l'Horloge Et sans que puisse rien, du repos qu'il se songe, Distraire mon Destin d'avoir l'âge de l'Ombre!

Exergue

EXERGUE 123

Au carrefour des routes de la forêt, un soir, Parmi le vent, avec mon ombre, un soi?', Las de la cendre des aires et des années, Incertain des heures prédestinées. Je vins m' asseoir.

Les routes s en allaient vers les jours Et j'aurais pu aller avec elles encor, Et toujours,

Vers des terres, des eaux et des songes, toujours Jusques au jour

Où, de ses mains magiques et patientes, la Mort Aurait fermé mes yeux du sceau de sa fleur de paix et d'or.

Route des chênes hauts et de la solitude

Ta pierre âpre est mauvaise aux lassitudes.

Tes cailloux durs aux pieds lassés.

Et fy verrais saigner le sang de mon passé,

A chaque pas,

Et tes chênes hautains grondent dans le vent rude

Et je suis las !

I £ 4 THL QU EN SONGE

Route des }?ouk\iiix clairs qui s'effeuilîent et tremblent ,

Paies comme /j bonté Je tes passants pâles

Qui s'égarent en tes fanges tenaces,

Et vont ensemble.

Et se détournent pour ne pas se voir face à face!

Route Je boue et d'eau qui suinte

Le Te nt à tes feuilles cbuclote sa plainte y

Les grands marais d'argent, de lunes et de givre

Stagnent au crépuscule au bout de tes chemins

Et l'Ennui à qui veut te suivre

Lui prend la main!

Route des frênes doux et des sables légers

le vent efface les pas et veut quon oublie

Et qu'on s'en aille ainsi qu'il s'en va d'arbre en arbre!

Tes fleurs de miel ont la couleur de l'or des sables.

Ta courbe est telle qu'on voit à peine l'on dévie;

La ville tu conduis est bonne aux étrangers

Et mes pas seraient doux sur le seuil de ses portes

S'ils n'étaient pas restés le long d'une autre vie

mes Espoirs en pleurs veillent des Ombres mortes

Je n'irai pas vers vos chênes

Ni le long de vos bouleaux et de vos frênes

EXERGUE J2ÎJ

Et ni vers vos soleils, vos villes et vos eaux, O routes !

J'entends venir les pas de mon passé qui saigne, Les pas que f ai crus morts, hélas et qui reviennent, Et qui semblent me précéder en vos échos, O routes.

Toi la facile, toi la honteuse, toi la hautaine, Et j'écoute

Le vent, compagnon de mes courses vaines, Qui marche et pleure sous les chênes.

O mon âme, le soir est triste sur hier, O mon âme, le soir est morne sur demain O mon âme, le soir est grave sur toi-même !

ACHEVE D'IMPRIMER

LE 1 I AVRI L 1892

SUR LES PRESSES DE

NOIZETTE, 8, RUE CAMPAGNE-PREMIÈRE,

pour le compte de la

LIBRAIRIE DE VARJ INDÉPENDANl

11, RUE DE LA CHAUSSÉE-d'aNTIN, 11

PARIS

131

9038 3

La Bibliothèque Université d'Ottawa Echéance

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