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BIBLIOTHÈQUE CANADIENNE

COLLECTION LAVAL

Droits réservés. Canada 1913, par Librairie Beauchemin limitée, Montréal.

N. 605 B

TERRES ET PEUPLES

DU

CANADA

Emile MILLER

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EMILE MILLER

TERRES ET PEUPLES

DU

CANADA

Préface de m. l'Abbé Adélard DESROSIERS

SECONDE ÉDITION

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MONTREAL

LIBRAIRIE BEAUCHEMIN, Limitée

79, rue S*-Jacques 1913

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PREFACE

I

A science géographique, faite d'observations et d'expé- riences, à la fois descriptive, exacte et historique, forme '^^^Hj un tout d'une infinie variété, en même temps que d'une admirable unité et d'une valeur éducative sans égale. Ca- pable de satisfaire les esprits les plus pénétrants et de favoriser l'essor de l'imagination la plus puissante, elle explore tous les domaines, et dans ses courses, elle descend sur tous les rivages pour y cueillir les fleurs les plus diverses. Tous les aspects physi- ques, tous les aperçus humains, le jeu perpétuel des influences réci- proques de la terre et de l'homme, l'intéressent et retiennent succes- sivement son attention.

Le contact intime et constant de l'homme avec la terre établit nécessairement, oui, disons-le, un air de parenté. Le ciel, la lu- mière, l'altitude, la plaine qui rapproche ou la montagne qui sépare, et plus que tout, le sol qui happe l'être vivant après l'avoir porté et nourri, gravent une profonde empreinte sur l'âme humaine, et par elle sur la famille, et par la famille sur la race elle-même. Celle-ci rencontre à son tour un obstacle à son agrandissement indéfini. Le relief terrestre délimite les frontières naturelles au delà des- quelles le peuple le plus vigoureux risque de disperser ses énergies, de diminuer son originalité, de réduire son influence, de se scinder. Il perdrait en vigueur, ce qu'il gagnerait en étendue. C'est ainsi que la décadence suit d'un pas rapide parfois l'apogée des plus grandes nations. Mais parfois aussi, l'influence morale, intellectuel- le ou religieuse survit à travers les âges, car tout autour de la nation, il y a l'humanité qui grossit son trésor de civiUsation. Cette influen- ce, le géographe se doit de la discerner, d'en suivre les manifestations les plus lointaines.

Est-il cadre plus vaste, ensemble plus majestueux ? Les travaux des maîtres de cette science, nouvelle dans ses procédés et dans ses

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moyens d'enquête elle date d'un siècle à peine, ont ouvert devant l'esprit humain d'immenses horizons mais qu'il est possible d'embrasser d'un coup d'œil.

Aussi bien par le nombre des facultés qu'elle met en éveil, la puissance évocatrice de la géographie n'a-t-elle pas échappé aux éducateurs et aux guides de l'opinion moderne.

M. Jules Lemaître écrit dans son programme de l'enseignement moderne : « C'est sur la géographie qu'il faudra surtout s'arrêter. Car il semble que la première chose à connaître, c'est la figure de la planète. Ça été peut-être une idée géniale de Raoul Frary, ce précurseur, de faire de la géographie le centre même de l'enseigne- ment, et de vouloir que les autres sciences ne fussent enseignées qu'à l'occasion de celle-là ».

Aussi, la géographie considérée jusqu'ici comme un des « yeux » de l'histoire, réclame-t-elle aujourd'hui sa place distincte, en dehors des divisions politiques et administratives si arbitraires parfois, en Amérique surtout. Que de sciences diverses le géographe doit interroger pour établir ses conclusions : cosmographie, géologie, minéralogie, chimie, physique, biologie ancienne et moderne, bota- nique qui étudie le tapis végétal et morphologie qui recherche une classification naturelle des formes terrestres, océanographie et jusqu'à la poésie du paysage, toute l'histoire naturelle en un mot se fait l'auxiliaire de cette science de la terre, depuis qu'on en a dé- couvert la richesse inépuisable et l'étendue sans hmites. Faut-il s'étonner que des esprits méthodiques aient proposé de grouper au- tour d'elle la plupart des connaissances humaines ?

De toutes les sciences, elle a été la première à profiter de l'explo- ration de la surface du globe et du progrès des sciences naturelles. Les Cook, les Alexandre de Humboldt, les Livingstone et les Nansen, étendent le champ des observations individuelles et locales à l'époque même la chimie, la minéralogie et l'histoire naturelle permettent de mieux définir les matériaux qui entrent dans la composition du globe. Une éUte intellectuelle commence la coordination des faits relatifs à l'histoire de notre terre, découvre le lien qui les unit, établit enfin la succession des révolutions du globe. La géologie ouvre lentement le livre de la Création, aidée en cela par les besoins de l'industrie construction des routes, des canaux, des chemins de fer, exploitation des mines.

Dès lors, se constituent les écoles géologiques, et géographiques qui concentrent leurs lumières sur des problèmes spéciaux qui déjà passionnent l'opinion et développent le goût de cette science : origine

PRÉFACE 13

du basalte, genèse des formes orographiques, cause du feu intérieur, etc. Dès lors, la géographie n'est plus une sèche nomenclature de faits sans lien et sans vie, mais une harmonieuse évolution naturelle le présent dévoile le passé et présage l'avenir. La terre cesse d'être une nature morte et inerte : c'est un organisme parfait. Le géographe, même à la simple lecture d'une carte, voit et explique les traits du rehef terrestre, la distribution des végétaux, celle des êtres vivants et de l'activité humaine.

II

Avec le présent volume de géographie canadienne à vol d'oiseau, M. Emile Miller introduit dans notre littérature une nouveauté im- portante. Il montre aux hommes d'étude, aux amateurs des larges horizons et des longs voyages, aux poètes eux-mêmes, les espaces sans bornes de nos plaines, de nos forêts immenses, de nos lacs gigan- tesques, de nos grands fleuves, de nos montagnes inexplorées. Il en exphque la nature et l'évolution, les aspects variés, les grandes Ugnes subhmes. Par lui, les sohtudes canadiennes rendent une voix, les vagues de nos trois océans chantent leur poème sauvage. On entend partout la langue de la géographie, racontant les phéno- mènes géologiques, cUmatologiques et biologiques, combinés avec le travail humain.

C'est que, depuis longtemps, M. Miller s'est mis à l'école des maî- tres de la science géographique contemporaine : Vivien de Saint- Martin, de Lapparent, Suess, Elisée Reclus, Marcel Dubois, Leroy- BeauUeu. A la lumière de leurs principes et de leurs méthodes, il a repris et remanié avec un rare bonheur les études et les conclusions des géologues canadiens : Dawson, Logan, Low, Bouchette, Hind, Taché, Laflamme.

Mais loin que sa pensée fléchisse sous la masse des faits amassés un à un, et que son style s'en ressente, il s'élève par l'imagination et l'enthousiasme au-dessus de son sujet dont pas un détail important toutefois ne lui échappe, et son excursion n'en est que plus splendide, sa vision plus compréhensive. Il ne s'éloigne de ce grand tout que pour en mieux apercevoir les délinéaments, pour en mieux marquer la forte arcature et les cadres puissants. On ne saurait, d'un autre point de vue, embrasser en un volume de 200 pages un aussi vaste ensemble, et tracer un si large tableau.

Si encore l'auteur s'était borné à l'entité géographique, demeure d'un peuple de huit millions d'habitants. Mais il a voulu jeter un regard sur l'avenir qui semble réservé à sa population si diverse de

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langues, de croyances et de traditions. Il a fait de la géographie humaine, il a essayé de marquer les influences de la terre canadienne sur l'homme qui l'habite. Tentative vraiment périlleuse au moment l'on veut établir la fiUation des caractères nationaux, et l'influence du sol sur l'âme des peuples si différents qui vivent sous notre ciel boréal.

Et c'est peut-être que M. Miller rencontrera le plus de contra- dicteurs et qu'il aura aussi le plus besoin d'indulgence. La géogra- phie physique obéit à un déterminisme absolu : la liberté humaine a ses lois aussi, mais combien plus difficiles à lire et à interpréter. Dans notre jeune Amérique est-on bien sûr que la géographie ait imprimé son empreinte sur un groupe ethnique quelconque, et ce caractère, si facile à reconnaître dans les groupements naturels de la vieille Europe, c'est le cas de le dire, ne semble-t-il pas ici, manquer d'appui, les populations étant plus récentes, plus disparates, moins individualisées par le sol, si l'on en excepte peut-être le groupe fran- çais du Saint-Laurent ?

En Canada, deux peuples surtout retiennent l'attention : le pre- mier, d'origine française, pionnier de la première heure, mais obligé un jour de se replier sur le Saint-Laurent inférieur pour refaire ses forces et s'engager de nouveau dans la route parcourue d'abord dans une randonnée splendidement héroïque ; le deuxième, anglais d'ori- gine, très rapproché encore de la mère-patrie, moins canadien que le premier, mais le maître des destinées actuelles du Canada et le prin- cipal artisan de sa grandeur future. Puis viennent les groupes mal définis encore, nomades peut-on dire et non assimilés, qui station- nent en masses plus ou moins compactes sans relations stables avec le sol, l'histoire et les habitants primitifs. Sur eux les influences du miUeu ne pèsent encore que du poids d'une ombre. plus qu'ail- leurs se livre la bataille des nationalités. M. Miller a bien vu qu'il serait téméraire d'assigner une âme commune à ces groupes migra- teurs, sans patrie, sans foyer pour ainsi parler. Que sortira-t-il de cet immense caravensérail stationnent des représentants de tou- tes les nations ? C'est alors que le géographe demande aux ressour- ces du sol et du sous-sol, quelle orientation leur développement im- primera aux destinées du Canada.

Nature et situation des sols règlent en effet la richesse économique d'un pays. Et voici qu'en considérant l'entité du domaine politi- que du Canada comme habitat de l'homme, l'auteur expose cette vérité à laquelle, semble-t-il, conduit la géographie : en dépit de son apparence d'unité territoriale, ce pays ne saurait devenir une seule

PRÉFACE

patrie. C'est, selon le mot d'Elisée Reclus, un annelé ; chacune de ses trois ou quatre sections est autonome, non seulement par son relief, mais à l'égard de chacun de leurs autres grands facteurs géo- logiques : climat, sous-sol, voies de transport, débouchés maritimes.

Le mystère de l'avenir du Canada ne reste-t-il pas davantage im- pénétrable ? En tout cas, à l'heure ce palpitant problème des éléments ethniques de ce pays se pose avec une précision presque dramatique, il fait bon de constater un effort qui projette quelque lumière sur ce sujet.

M. Miller l'a fait en un style excellent, nerveux, concis, rapide, imagé parfois et aussi varié que les tableaux qu'il déroule devant les yeux de son lecteur. Il connaît bien la langue de la géographie. Ce n'est pas le moindre mérite de cette œuvre faite toute de géné- ralités et de larges aperçus.

Il reprendra la plume, nous l'espérons, et bientôt, pour étendre et préciser la vigoureuse étude dont il ne donne aujourd'hui que le sommaire des chapitres pour arriver d'un bond aux conclusions. Ainsi pourra-t-il offrir à l'enseignement secondaire, forcé d'emprun- ter livres et atlas de géographie aux petites écoles, le manuel indis- pensable qui lui manque encore, et dans lequel la géologie et la géo- graphie continueront de marcher la main dans la main. Ce sera combler une lacune et accentuer chez nous le mouvement de géo- graphie scientifique qui se dessine.

Abbé ADÉLAmD Desrosiers

Juin 1912.

TERRES ET PEUPLES DU CANADA

CHAPITRE PREMIER

ESQUISSE DE LA GÉOGRAPHIE DU CANADA

I

)ONSiDÉRONS l'ensemble du Canada pour le mieux voir se détacher du tronc continental et se partager de lui-même en ses divisions naturelles propres. Mais elle est si vaste cette Amérique boréale, couronne d'un monde que, pour l'embrasser toute d'un coup d'œil circulaire, nous monte- rions en vain, sous un soleil zénital, aux régions aussi vertigineuses que délétères voyagent les cirrus glacés, sans encore voir étinceler quand notre regard pourrait percer un limpide horizon de six cents heues, les trois océans qui battent ses rivages du levant, du nord et du couchant. Renonçons à cette inutile et impraticable ascension ; d'autres panoramas, d'autres vistas encore bien grands, mais plus humains et souvent sans rivaux, s'offrent à l'admiration du voyageur : la mer luttant dans des arènes de granit, un estuaire se confondent le fleuve et l'océan, des méditerranées douces aux calmes plats et aux terribles colères, des rivières silencieuses ou précipitées en cascades, des fleuves tonnerres, des monts solitaires au milieu d'une fertile vallée, des steppes de la faim, des chaînes de montagnes, trônes des deux saisons, d'où l'on découvre une plaine ilhmitée. Terres de tous les âges, de toutes les vicissitudes, de toutes les physio- nomies, de toutes les valeurs, vêtues à même la flore de deux zones ;

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ici tout est immensité et multitude ; un peu de tous les pays et plus qu'en tout autre pays.

Que ceux qui ne peuvent voyager se penchent sur une image du globe fidèlement sculptée en bas-relief et teintent, ainsi qu'il con- vient, les aires géologiques du Canada. Et peut-être, quiètement, sans envier le fier essor de l'aigle, le puissant vol de l'aéroplane, verrons-nous alors un peu de la grandeur et de la force, de la clémence et de l'âpreté dont est fait notre Canada.

II

La terre la plus orientale qu'aperçoit le voyageur, c'est Terre- Neuve, aux côtes sévères et si profondément découpées que ses ex- plorateurs la prirent longtemps pour un archipel. Avec ses épaisses forêts de conifères recouvrant la majeure partie d'un sol tout archéen, ruisselant sous les épaisses brumes de l'Atlantique boréal, avec ses interminables processions d'icebergs, ses phalanges de pennipèdes venues ensemble de la Bafîin, Terre-Neuve est une contrée essentiel- lement arctique ; aussi n'est-ce pas encore le Canada.

Voici, regardant l'Europe, des lambeaux arrachés à l'océan, tous dirigés du sud-ouest au nord-est ; ils traduisent les derniers efforts de surrection de l'imposant système des Apalaches, trait dominant de ce littoral américain. Cependant qu'ici les soulèvements de cette chaîne n'atteignent nulle part la faible altitude de mille pieds, ils ont partout déterminé l'affleurement de filons minéraux rivalisant en richesse avec ceux des régions plus tourmentées du sud. Des noyaux, d'étroites lames éruptives parsèment la masse calcaire de l'Acadie, mais restent impuissants à la protéger contre les violentes actions maritimes qui la dévorent, tels les formidables jusants de la Fundy, l'écluse du Canso, les longues vagues venues des tropiques.

Au-dessus de ces terres pennées un estuaire guide nos regards vers le sud-ouest bientôt se déroule, en s'élargissant, un immense bassin : c'est la calme vallée du Saint-Laurent dont les bornes méri- dionales sont cette chaîne des Apalaches qui,après avoir rempli la lobe gaspésienne, oblique vers le sud, pour multiplier ses tronçons parallèles. Au nord, sans Umiter l'aire des grands affluents Saguenay, Saint-Maurice, Ottawa, court le rebord désordonné d'un médiocre plateau du plus vieux granit. Encore conduits par le clair sillon du fleuve qui, de la 45^ latitude, devient subitement fron- tière entre le Canada et les États-Unis, nos yeux rencontrent d'im- menses réservoirs d'une eau douce et verte. Parmi les majestés amé- ricaines des cinq méditerranées se nomment simplement des lacs

ESQUISSE DE LA GÉOGRAPHIE DU CANADA 19

ce qui n'en éloigne pas les colères de l'atmosphère. En atteignant l'Ontario, que sept cents milles séparent du golfe Saint-Laurent, nous ne nous sommes encore élevés qu'à 246 pieds. L'Érié nous porte à plus de deux fois cette altitude par la digue calcaire qui a créé la formidable cataracte du Niagara. Deux autres réservoirs, le Huron, le Supérieur, encore plus vastes et plus profonds que les premiers, continuent d'élever leur niveau en prolongeant la frontière la plus naturelle que nous comptions au sud (1).

L'Ontario, l'Érié, le Huron circonscrivent une plaine en fer de lance fourbu, pour mieux marquer le terme de son expansion méri- dionale. Cette péninsule rattache ainsi la vallée laurentienne, de surface alluviale, à l'immense bassin du centre continental dont elle constitue, sur la pente atlantique, le prolongement le plus assidu.

Retraitant de ces mers intérieures dont les flots lavent à leurs riva- ges déchiquetés du nord le même granit, le même vieux calcaire qu'ils retrouvent aux portes de l'océan, nous franchissons bientôt le border des terrains primaires. A peine trois minces bandes paléo- zoïques font ici la transition entre les sols les plus vieux et les plus jeunes. C'est le miUeu du continent; l'altitude n'est encore que de huit cents et quelques pieds.

Devant nous commence, pour ne finir qu'aux pieds des Rocheuses, une plaine d'alluvions crétacées dont l'origine est attribuée au séjour d'une mer la mer d'Agassiz, qui, à l'époque quaternaire, com- blait toute aspérité depuis les Apalaches jusqu'à l'altière cordillère de l'ouest, et de l'Alaska au golfe mexicain. L'œil se repose et se fatigue à contempler cette prairie déroulant ses faibles ondulations comme les vagues reposées d'un océan. Vers le terme de ces champs monotonement pareils et pareillement fertiles, l'altitude insensible- ment croissante de la plaine est parvenue à celle d'un plateau excé- dant deux mille six cents pieds, qui s'adosse à une formidable chaîne de montagnes aux sommets neiges. Les nombreux torrents qui en descendent s'acheminent avec fracas parmi des entassements de cailloux et de graviers ; plus loin, devenus grands fleuves, ils coulent dans des tranchées d'argile.

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(1) LES GRANDS LACS. <- 4. > ^ ,_

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milles milles milles pieds pieds

carrés

Supérieur 390 160 31 ,420 602 1 ,000

Huron (avec la baie Géorgienne) ... 400 160 24 ,000 581 900

Érié 250 60 10 ,000 572 200

Ontario 190 52 7 ,330 246 500

Michigan 345 58 25 ,590 581 800

20 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

Nous voici engagés dans la cordillère des Rocheuses, robuste épine dorsale de l'Amérique à la procession ininterrompue de cimes et de crêtes essentiellement alpestres, depuis la 58^ parallèle jusqu'au plateau mexicain. Ses sommets portent des carapaces glaciaires auprès desquelles celles de l'Europe ne sont que miniatures.

A cette hardie surrection de l'écorce calcaire du globe, bourrelet dont la largeur va de pas moins de cinquante et de plus de cent cinquante milles, s'appuie fidèlement la chaîne laminée des Selkirk. Dans la fosse séparatrice court le Columbia, forcé de chercher issue vers le sud, tout près de la frontière. Immédiatement parallèle à ces deux systèmes orogéniques s'élève la chaîne d'Or, archéenne, capitonnée de paléozoïque et devenant de plus en plus altière en fuyant le nord. Et succède un haut plateau âprement accidenté, que découpent des lacs sans fond et d'où sortent des fleuves rapides et abondants comme le Fraser, le Thompson. En maints endroits affleurent des sédiments crétacés et tertiaires, ceux-ci recouverts, à la hauteur de Kamloops, de dépots volcaniques qui y ont déterminé de fortes dislocations.

D'ici à la mer se dresse une quatrième chaîne toute éruptive, assi- dûment frangée de fjords, d'inlets que dominent, en quelques points des monts de six mille pieds. L'élévation de cet aUgnement côtier croît avec la latitude pour aller former les alpes du Saint-Élie et, en Alaska, l'imposant massif du McKinley, tandis que la chaîne- mère des Rocheuses s'affaisse à mesure qu'elle approche de l'océan polaire.

En vue de la côte surgissent l'île de Vancouver et l'archipel de la Reine-Charlotte, cimes d'une cinquième cordillère encore à demi noyée dans les eaux profondes du Pacifique.

Extrêmement tourmentée dans la Colombie méridionale et moyen- ne, la zone du court versant occidental s'apaise vers le nord en un système des plus simples : un plateau de quatre mille pieds, tout lacéré de gaves et d'étroites vallées d'où sort le volumineux Youkon s'inchne vers les mers de Beaufort et de Bering.

III

Conduits sous ces latitudes de l'hiver quasi perpétuel, au terme de notre course vers le couchant, la vue embrasse maintenant, du haut des médiocres dômes que sont devenues ici les Rocheuses, une grande, étrange et sévère contrée. Ses frontières, du delta du Mackenzie au détroit de Belle-Isle, ne sont autres que les eaux boréa- les ; au sud, elles traversent le Québec et l'Ontario avec les Laurenti-

ESQUISSE DE LA GÉOGRAPHIE DU CANADA

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des, dont l'un des contreforts va brider le Saint-Laurent limitrophe, pour ne finir qu'au-delà du lac Supérieur, en Minnesota, d'où elles

courent vers le point initial nord-ouest, formant ainsi un écu trian- gulaire de deux millions de milles, négligemment inséré dans la pyra- mide renversée que figure l'Amérique, et embrassant toute la région

22 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

lacustre du Canada. A son centre efïondré pénètrent les eaux du nord : c'est la mer de Hudson, comparée avec justesse à la dépres- sion baltique.

Dans ces mornes espaces faiblement inclinés soit vers le pôle, soit au pourtour de l'hémicycle dont la mer centrale est comme l'arène, la croûte du globe a gardé, dirait-on, le caractère cahotique, qu'elle prit au jour elle se sohdifia. Et souvent, là, nul terrain de tran- sition ne gît entre le granit primordial et les roches éruptives.

Deux grands fleuves ont creusé leur ht sur ses confins le Saint- Laurent et le Mackenzie, tandis qu'une légion de rivaux venus du httoral labradorien, des sources du Mississipi et des nevés des Ro- cheuses, s'acheminent vers l'Hudson, tantôt reposant leurs eaux dans d'immenses réservoirs de nulle profondeur, tantôt reliant de longs chapelets lacustres qui ruissellent ici à plat sur le dur et gron- dent là en cent chutes, rapides ou cascades. L'Hamilton porte ses eaux à l'Atlantique après avoir franchi une cataracte plus puissante que celle du Niagara.

Tel nous apparaît cet imposant vestige des sols archéens, alors que la Terre primaire avait, comme aujourd'hui, deux continents, mais qu'au lieu d'être alignés dans une direction nord-sud qu'elle tend sans cesse à accentuer, ils entouraient les pôles. Les der- niers mouvements de l'écorce paraissent avoir eu pour effet la pro- duction de fractures longitudinales, comme celles qui ont ouvert les deux extrémités de l'Atlantique et segmenté l'Asie de l'Afrique. « C'est ainsi qu'à l'ordonnance des anciens âges qui comptait deux masses, l'une boréale, de l'Alaska à la Sibérie, l'autre tropicale, des Andes chiliennes à l'Australie, s'est peu à peu substituée l'ordonnan- ce actuelle s'accentue la tendance à l'allongement des unités continentales (1) ». Le même sol antique affleure également en Si- bérie, en Mongolie ; la Finlande, la Scandinavie, l'Ecosse, les Hébri- des, le Groenland sont d'autres fragments aujourd'hui isolés de ce continent qui dut voir l'aube de la vie terrestre. Il constitue le trait fondamental, la clef de voûte de la géologie canadienne, en divisant, par son angle méridional enfoncé dans les États-Unis, soit au centre du continent, la vallée laurentienne de la plaine et du versant pacifique.

IV

Le caractère boréal que la présence de ce bouclier communique si franchement au Canada, il l'accentue encore en témoignant des faits

(1) A. de Lapparent, Abrégé de Géologie, ch. X, §2.

ESQUISSE DE LA GEOGRAPHIE DU CANADA

23

géologiques qui ont, à la fin de l'époque tertiaire, déterminé sous nos climats l'irruption soudaine de l'hiver, manifesté d'abord par des invasions glaciaires. Alors que se reposaient les Apalaches, alors que s'achevait la surrection des Rocheuses, alors que les Alpes n'existaient pas, une terre se dressait, savons-nous, à la place de l'Atlantique du Nord, empêchant tout mélange entre les eaux froides du pôle et les eaux subtropicales. Quand cette Atlantide fut assez morcelée par une série d'efïrondements, dont les mers Baltique, de Baffîn, de Hudson et le golfe laurentien sont autant d'exemples, un grand trouble est survenu dans la distribution des courants : des vents humides, issus de la région équatoriale, sont arrivés brus- quement en contact avec des fleuves marins, jusque dans les pays circumpolaires, pour y décharger leur vapeur d'eau. « Les terres alors en travail tantôt abaissées, tantôt relevées, offraient à de certains moments une altitude particulièrement propice à ces con- densations. Comme ce n'est pas tant le froid qu'une augmentation notable de la quantité de neige tombée qui engendre les masses glaciaires, il est vraisemblable que le bouclier canadien se dévelop- pait alors en un plateau incliné vers le sud et dressant ses plus hautes falaises sur les parages arctiques, soit l'inverse de l'état actuel. Et comme l'équilibre définitif ne put s'étabhr sans que la mesure ait été plus d'une fois dépassée dans un sens ou dans l'autre, le phénomène eut des alternatives séparées par des intervalles d'un tout autre régime (1) ». Pas moins de six invasions glaciaires parties de trois centres de distribution auraient ravagé, en descendant jusqu'à la 37® parallèle, la moitié du continent, soit quatre millions de milles car- rés. Dans le Canada oriental, le relief est assez simple, l'action érosive n'eut pas d'autte effet que de rouler des débris arrachés aux collines du Labrador et de redistribuer des sols déjà fixés. Mais le centre glaciaire du Kéwatin a presque effacé les Laurentides pour endiguer, par ses puissantes moraines, la fosse gisent les plus grands réservoirs d'eau douce de la Terre. C'est sans doute dans la région colombienne que l'action des glaciers fut le plus destructive : des sommets ont été terrassés, les bords des vallées taillés en mu- railles et leurs fonds exhaussés de plusieurs centaines de pieds.

Sur tout le Grand-Nord, le granit a été remué et trituré, les accumulations morainiques ont déterminé, avec le retrait des glaces et l'abaissement définitif de la contrée vers le pôle, des endiguements qui ont fait naître une multitude de lacs dont les plus vastes sont ceux des Bois, du Winnipeg, du Manitoba, du Caribou, de

(1) A. de Lapparent, Abrégé de Géologie, ch. XI, §2.

24 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

la Doobount, de l'Athabaska, du Grand-Esclave et de l'Ours. Les conditions actuelles résident dans l'acquisition définitive de l'assiette des terres boréales et dans l'établissement tardif du Gulf- stream, dont l'influence assure à l'Europe nord-occidentale une dou- ceur de climat que la seule latitude semble lui interdire, tandis que le Canada atlantique reste à la merci des courants polaires. Telle fut en résumé l'action altérative de cette époque glaciaire qui para- cheva la configuration de l'Amérique, en établissant un lien étroit entre sa physionomie et son climat.

N'ayant pas comme le Vieux-Monde ni Afrique, ni Arabie, ni Hindoustan pour contrebalancer la Sibérie qu'est notre Grand-Nord, le retour des saisons expose ce pays à de considérables écarts ther- mométriques. Il y a plus que le désavantage d'être à la base d'un triangle dont la pointe méridionale ne saurait faire que de médiocres provisions de chaleur : c'est l'absence de toute saillie transversale capable d'abriter le centre contre les souffles polaires ou tropicaux. Enfin, le très court versant du Pacifique est-il seul à bénéficier d'in- fluences maritimes. Quant au courant du Golfe, il n'a de faveurs, avons-nous vu, que pour l'Europe. de la fusion de deux cou- rants équatoriaux qui, dans le canal de la Floride, à l'ouest des Ba- hamas, unissent leur grande chaleur et leur haute salinité, ce fleuve marin sans rival longe les côtes américaines jusqu'à la latitude du cap Hatteras où, déviant brusquement, il traverse l'Atlantique, disperse de puissants rameaux qui retournent au midi, pendant que le tronc principal s'avance jusqu'aux glaces sa marche, quoique ralentie, peut encore déterminer un courant polaire qui côtoie fidè- lement le Labrador et se heurte au flanc de ce même Gulf Stream, en produisant, à la hauteur des bancs de Terre-Neuve, un brassage formidable d'eaux froides et d'eaux chaudes, ce qui provoque d'épais brouillards enveloppant tout le littoral, et que les grands vents d'est répandent en neiges ou pluies sur la vallée laurentienne, la mesure des précipitations annuelles oscille entre trente et quarante pouces.

Quant aux souffles polaires, nécessairement secs, ils trouvent porte ouverte sur nos landes arctiques et descendent sans obstacle vers leur foyer d'appel, le golfe mexicain, la mer antihenne, et, de concert avez les alizés de l'Atlantique boréal, ils infléchissent considérable- ment les barres isothermiques vers le sud-est.

Tel est l'ensemble des agents défavorables à notre climat, auxquels s'opposent des contraires quelque peu moins agissants.

ESQUISSE DE LA GÉOGRAPHIE DU CANADA 25

Le Pacifique équatorial engendre lui aussi un courant que l'hydro- graphie appelle de son nom japonais : c'est le Kouro-Chivo fleuve noir ou fleuve salé, lequel traverse l'océan à la façon du Gulf Stream, pour venir disperser ses bras depuis les Aléoutiennes jusqu'en Basse-Californie. Le souffle qui l'accompagne tempère nos côtes au point que l'île de Vancouver a des étés plus chauds que la Cali- fornie moyenne, à dix degrés plus au sud, cependant. Après s'être allégé de ses vapeurs à la rencontre des barrières du littoral, par des précipitations nulle part inférieures à soixante-dix pouces, mais atteignant jusqu'à cent trente pouces, ce courant aérien, devenu le chinook, franchit les plateaux intermédiaires, s'engouffre dans les cols de la triple cordillère de l'arête continentale et dévale sur la plaine du centre où, sec et vivifiant, ce foehn liquéfie et boit les nei- ges, ressuscite les graminées pour restaurer en un jour l'été sur les domaines de l'hiver. D'autres vagues tièdes, parties en tourmentes cycloniques du golfe mexicain, s'apaisent en courant dans la steppe et s'engagent périodiquement jusque dans la région laurentienne, elles alternent avec les souffles de Gaspé ou de l'Hudson.

Si le Canada laurentien ne présente aucune saillie transversale capable de l'abriter sûrement contre le jeu des souffles polaires ou tropicaux, il ne s'en suit pas cependant que le chmat y dépende uni- quement du régime de ces vents, puisque les vagues aériennes qui s'engagent entre les Apalaches et les Laurentides, pour remonter ou descendre le cours du grand fleuve, constituent, selon leur direction, de véritables alizés ou contre-alizés.

Au centre du continent c'est le calme relatif de l'air. Mais il est cependant rompu à l'état chronique sur la baie de Saginaw où, soit que le souffle vienne du nord ou du sud, passent violents la* bise sibérienne, le desséchant siroco.

Ainsi dépourvu d'influences maritimes, c'est-à-dire de vents à la fois chauds et humides, sur la plus considérable portion de sa surface, le Canada souffrirait les rigueurs d'un climat essentiellement conti- nental, s'il ne possédait cette incomparable quinte de lacs-frontière à laquelle se rattache l'échelle des autres grands et petits réservoirs qui va du lac des Bois à celui de l'Ours, en exerçant sur tout le midi et le centre canadien le rôle de modérateurs dans l'alternance trop rapide des saisons. Refroidies ou réchauffées plus lentement que les terres, ces eaux lacustres leur communiquent, suivant l'époque, soit un peu de froid, soit un peu de chaleur qu'elles ont en excès sur les terres, suppléant ainsi à l'insufflsance à l'absence même, pour- rait-on dire des agents maritimes.

26 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

VI

Ces divers facteurs permettent de partager le climat canadien tout à la zone tempérée froide en trois types bien caractérisés. Un climat franchement maritime, pareil à celui des régions nord- atlantiques de l'Europe, réside sur les littoraux de la Colombie et de l'Alaska méridional. L'influence adoucissante de la mer y déter- mine des pluies modérées en toute saison et des températures à faible variation : en effet, l'écart des oscillations thermométriques n'at- teint jamais 65o F.

Tous les steppes centraux jouissent d'un climat nettement conti- nental, mais qu'il convient de diviser selon que, du sud au nord, l'amplitude de la température moyenne et annuelle va de 65° à 95°, ou au-dessus de 95°. Dans la bande méridionale qui s'étend sur une portion considérable du Canada et des États-Unis, l'amplitude de l'oscillation entre le mois le plus froid et le mois le plus chaud aug- menterait dans la mesure de l'éloignement des influences maritimes, si les grandes eaux intérieures n'exerçaient leur action neutralisante ; ce qui, malgré les pluies suffisantes, ne laisse pas d'avoir l'été chaud, parfois très chaud et l'hiver rigoureux, d'une durée de cinq longs mois. C'est de ce climat que jouit l'Europe depuis l'est de la Scan- dinavie jusqu'en Sibérie occidentale. Une amplitude excessive des variations dépassant 60o caractérise la zone subarctique ou intermédiaire, aux étés encore chauds, mais courts, et aux hivers de sept mois et demi, alors que règne un froid sec, le plus intense du globe. Tel est aussi le climat sibério-mongolien.

Enfin, le régime qui sévit sur toutes les îles de l'Arctique s'étend à la région des littoraux de nulle altitude que ne limite pas le cercle polaire. En effet, les abords du grand lac de l'Ours, de l'inlet de Chesterfield, comme du détroit de Hudson, les rayons solaires n'arrivent que très affaiblis, et cela pendant une brève portion de l'année, subissent aussi l'extrême froidure de l'Arctique. Il ne tombe que très peu d'eau, vu l'absence presque complète d'évapo- ration sur les mers froides. La moyenne des mois les plus chauds n'atteint pas 43o, quand celle des plus froids dépasse 105°.

VII

Le monde végétal, intimement lié à la nature des sols et aux conditions chmatiques dépendant peut-être plus encore du cli- mat que des sols achève de fixer la physionomie et de détermi- ner la valeur des contrées. Notre pays possède une flore variée.

ESQUISSE DE LA GÉOGRAPHIE DU CANADA 27

mais contrastante, puisque les causes sont très caractérisées.

Dans son entité originelle le domaine forestier de l'Amérique sep- tentrionale entourait la plaine continentale d'un large réseau, encore bien riche au nord et sur chacun des versants occidentaux de la Colombie. De l'Orégon, cette ceinture se dirigeait à l'est par le cours supérieur de la Missouri, pour se rattacher par l'Ohio à la zone des Alléghanys, en revêtant toutes terres depuis la péninsule michi- gane jusqu'à l'Acadie (1).

Le Canada contient un domaine de pluies constantes, sans saison sèche, à l'hiver clément : c'est le cUmat forestier idéal dont bénéficie \v Colombie britannique. Aussi voit-on se développer sur tout le littoral et chacun des versants qui regardent le Pacifique, une épaisse croissance de conifères dont l'expression la plus parfaite se trouve dans le gigantesque pin Douglas, haut de cent quatre-vingts pieds. Bien que ces bois exubérants ne dépassent pas sur le continent la 57® latitude, la plupart des îles de l'Alaska méridional, celle de Kadiak et jusque la corne d'Ahaska sont totalement recouvertes de la même, incorruptible et odorante forêt. Humidité et chaleur, secret de toute vie, prodiguent encore dans cette région transrocheuse une abondance de mousses veloutées, aux teintes étranges, qui tapissent le sol, les bois morts ou vifs, et de grandes fougères épiphytes den- telant jusqu'aux branches des arbres séculaires.

D'immenses prairies limitées vers le sud par les cours de l'Ohio et de la Missouri s'étendaient, il y a un demi siècle à peine, de la rivière Rouge aux abords des Rocheuses et jusqu'à l'orée des bois qui mar- quent la transition des sols argileux aux roches granitiques de l'ex- trême nord. Mais à la grasse végétation de ces steppes souriantes au printemps, merveilleux tapis de graminées, de cactées, d'ona- grariers, de minosas, de liliacées arborescentes, passant avec la cha- leur estivale aux nuances les plus diverses du jaune et du roux, à cet océan mollement bercé que des traînées d'arbres dans les couloirs

(1) RÉPARTITION DU DOMAINE FORESTIER ENTRE LES PROVINCES :

Terres de la Couronne (Grand-Nord, Manitoba, Saskatchewan,

Alberta et 25,000 m* en Colombie britannique) 125 ,000 m*

Colombie britannique 200 ,000 »

Ontario 120 ,000 »

Québec 225 ,000 »

Nouveau-Brunswick 20 ,000 »

Nouvelle-Ecosse et Ile du Prince-Edouard 7 ,000 »

Ensemble 697 ,000 m*

La forêt vierge en couvre les trois-quarts.

La coupe annuelle se chiffre à deux milliards de pieds cubes.

28 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

étroits des rivières tranchaient ici et sans l'interrompre, se substi- tuent chaque jour des domaines agricoles. nageaient les coursiers des chasseurs métis et sauvages à la poursuite du robuste bufïalo, mûrissent, au milieu de toutes les cultures, des blés portant leurs lourds épis plus haut que la tête des hommes.

Il est exact de dire que jusqu'au moindre des champs cultivés du Canada oriental fut conquis sur la forêt, forêt d'une très belle venue, aux sous-bois charmants, marquant le passage des formes à feuil- les caduques des AUeghanys aux essences à feuilles aciculaires du nord : oléacées (frênes), sapindacées (érables), chêne rouge, ulma- cées (ormes) et châtaigniers.

Une ceinture de robustes conifères pins, sapins, mélèzes avec quelques bouleaux, atteignant sur plusieurs points plus de six cents milles de largeur, relie les maquis du Labrador aux altières chevelures des Rocheuses. De l'estuaire laurentien ce bois sombre et dense va au-delà du fleuve Hamilton ; depuis le cap Tourmente, Grand'Mère, Granville, Renfrew, il ne finit qu'à la baie James et à la rivière de la Grande-Baleine, en Ungava ; les rives de l'Huron, du Supérieur, du Winnipeg, son expansion indéfinie embrasse tout l'es- pace des grandes plaines siluriennes dont le cap Churchill est le ter- me nord. La même forêt, quelque peu affaiblie par une décroissance des précipitations, renaît à l'ouest des lacs manitobains, remplit la vallée de la Saskatchewan, les bassins de la Churchill, de l'Athabaska supérieure, soit jusqu'au Grand Esclave ; enfin un large tronçon, guidé par la Paix et le Mackenzie, gagne le cercle polaire, franchit les cordillères abaissées et comble la pénéplaine d'où sort le Youkon.

En traversant cette grande forêt résineuse, au début tellement pleine d'ombre et réfractaire à la chaleur que le développement des moindres sous-bois est souvent impossible, et si dense que les seules clairières ne sont autres que le passage d'eaux courantes et une my- riade de lacs tranquilles se mirent les cimes effilées des arbres, on constate à sa frontière du nord une diminution notable de la vigueur ligneuse. C'est bientôt la taïga : plus que des lisières courant dans les vallées, des îlots végétant aux endroits abrités ; de plus en plus ces broussailles toujours vertes s'affaissent devant les régions suprê- mement monotones et désolées de l'Arctique.

Dans cette zone des landes stériles (barren grounds) occupant près d'un tiers du Canada, l'hiver de huit longs mois ne laisse qu'une courte période végétative avec, il est vrai, un éclairement continu, mais de minimes précipitations. Et le sol reste gelé à une faible profondeur de la surface, moins de dix pouces. Là, l'existence de la

ESQUISSE DE LA GÉOGRAPHIE DU CANADA 29

végétation est des plus précaires : des arbres centenaires gardent l'apparence de buissons rampants dont les plus élevés, quand il s'en trouve, n'arrivent qu'à un demi pied ; leurs branches étalées à la surface font à peine saillie au milieu des mousses. Souvent même la tige tordue de ces arbres nains bouleaux, saulaies, ne porte que deux feuilles et un seul chaton. La toundra est jaune aux en- droits pierreux et secs que tapissent les lichens, puis verte dans les marécages végètent les mousses. A ce tapis bigarré de plantes minuscules, avec une partie souterraine très développée s'amas- sent les énergies, s'ajoutent, jusque sur les plus lointains rochers po- laires, quelques représentants d'une bien humble flore qui renon- cules, saxifrages, anémones, blottis dans les frissures ou étalés sur la pente des talus abrités des vents traîtres, se hâtent de germer et d'épanouir leurs éclatantes petites fleurs qu'un misérable jour de six semaines transformera en baies minuscules aussi insipides qu'in- colores.

VIII

Comme l'Afrique australe, les terres canadiennes possédaient une faune qui, avant d'être soumise à l'influence décimante de la civilisa- tion, était l'une des plus considérables que la Providence ait préparée à l'homme.

Refoulée dans les forêts de l'est, dont la frontière recule sans cesse vers le nord, et anéantie dans la grande plaine du centre, l'exter- mination fut aussi impitoyable que facile, cette faune de la sous- région boréale compte encore, parmi les ruminants, le timide che- vreuil (deer), le caribou (reindeer des Anglais), l'orignal ou moose, le beau cerf wapiti dont on trouve des individus vingt-cors, tous confinés dans les bois, au sud et à l'est de la mer de Hudson; à l'ouest, le bison ou bufjalo, jadis le roi de la prairie, aujourd'hui en troupeaux bien réduits, dans les bois de la Paix et au parc national des Ro- cheuses.

Au nombre des carnassiers et des rongeurs à riche pelage, subsis- tent l'ours brun, le loup, le glouton ou wolverene, le renard, le lynx, le blaireau, la martre, la loutre et le castor en faibles colonies.

Des oiseaux-mouches ou colibris, des pinsons-des-guérets, des bouvreuils, des merles chanteurs, des grives et plusieurs autres passe- reaux se rendent, aux premiers jours de l'été, jusqu'à l'orée de la grande et noire forêt se confondent les faunes sub-arctique et arctique. La taille des insectes et des moucherons, notamment celle d'une phalène de nuit, est considérable. Les batraciens et les rep-

30 TEftRES ET PEUPLÉS DU CANADA

tiles, introuvables sur les landes, sont abondants ici. C'est encore dans les eaux fluviales et lacustres de cette zone zoologique en Co- lombie surtout que l'existence des salmonidés a pris un exception- nel développement. Mais il faut dire qu'on les trouve aussi en des- sous du Canada et jusque dans chacune des moindres rivières du nord.

Il convient de considérer comme une zone autonome le versant pacifique, l'animal semble proportionné au végétal. C'est l'habi- tat de deux, peut-être trois variétés de plantigrades carnassiers : l'ours noir abondant surtout en Colombie médiaire, le grizzli, hor- rible et terrible relique des temps glaciaires, la chèvre-mouflon, sorte d'antilocapre indigène des Rocheuses, puis, sur la côte et en mer, la loutre et le phoque à l'inestimable pelage.

Au pays déshérité, sans chaleur, sans ressources végétales, qui va de la lisière extrême des bois laurentiens jusqu'aux îlots polaires, vivent une faune terrestre assez pauvre, quoique supérieure à celle de l'Eurasie parallèle, et une faune maritime remarquable par la grande taille de ses mammifères. L'océan du nord est devenu le dernier refuge de la baleine franche ou baleine noire qui, incessam- ment chassée dans l'Atlantique moyen, s'est définitivement can- tonnée au voisinage du Spitzberg, dans les mers de Baffin et de Beau- fort. Son itinéraire annuel est bien connu : à l'ouest, du cap Lopat- ka aux bouches du Mackenzie ; à l'est, autour du Groenland, jus- qu'au golfe de Melville. Mais il est certain que des cétacées fran- chissent aussi le fameux détroit du nord-ouest. Le renne, que les Dénés (1) paresseux auraient pu domestiquer, est abondant sur les landes. Des bœufs dits musqués, des ours blancs, des loups, des renards et d'autres rongeurs à riche pelage traversent sur la glace, qui ne manque jamais de souder les littoraux affaissés du continent au complexe des terres du bassin polaire, et s'avancent ainsi jusque dans l'ultime EUesmere. Toute cette catégorie terrienne harmo- nise sa toison avec la saison hiémale en prenant alors une livrée blanche. Mais c'est dans les oiseaux qu'est la vraie richesse zoolo- gique de l'Arctique : canards, bruants, géiinotes en multitudes, et dont l'habitat ne finit qu'au golfe de Saint-Laurent.

Notre faune des régions polaires s'individualise par son grand ruminant autochtone, le bœuf musqué, qui ne se trouve pas en Eurasie ; par l'absence de l'eider, précieuse variété du canard, tout à fait disparue, et encore par celle des pengouins ou manchots, con- finés aux banquises de l'Antarctique.

(1) Petite peuplade du versant arctique du Canada.

ESQUISSE DE LA GÉOGRAPHIE DU CANADA 31

IX

Bien que intimement soudé au reste de l'Amérique puisqu'une ligne astronomique marque seule au sud les trois-quarts de sa fron- tière, — le confinement boréal du Canada est manifestement déter- miné par l'écoulement des eaux dans une direction générale nord avec, cependant, deux seules exceptions : le Saint-Jean et le Colum- bia qui dirigent leur cours majeur vers le sud.

Et qui confondra jamais les caractères des trois grandes zones longitudinales dont l'assemblage constitue le Canada et, comme du reste, tout le continent ? Terres morcelées et faiblement accidentées du versant immédiat de l'Atlantique ; calme hinter- land ayant la route laurentienne et la mer de Hudson pour débou- chés, puis 30 pente excessivement tourmentée et saccadée du Pa- cifique.

De profondes harmonies régissent les rapports du relief au climat : les landes de l'extrême nord et la péninsule labradorienne seraient- elles de hauts plateaux comme celui du Pamir, que ce serait le re- tour de la période glaciaire ou, tout au moins, leur misérable végéta- tion de mousses trouverait-elle assez de rennes et de lièvres pour la brouter. Et les Rocheuses seraient-elles abaissées au niveau du centre platéen, que l'existence deviendrait intolérable sur tout le pays : aux souffles glacés de l'Arctique succéderaient sans transition les vents humides et déprimants du Pacifique.

Conséquence d'un climat continental, c'est-à-dire relativement dépourvu d'humidité et favorable à tous les phénomènes de radia- tion, l'année canadienne se partage, dirait-on, entre l'hiver et l'été, toutes les saisons intermédiaires, qui sont peu marquées, passent rapidement. Le printemps dure à peine un mois pris sur avril et mai. Octobre et novembre donnent le mois automnal des plus cléments l'été de la Toussaint ou d'indian summer.

Nos eaux fluviales restent pendant plus de quatre mois empri- sonnées sous une épaisse couche de glace (et c'est certainement une infériorité sur l'Europe de latitude égale) ; mais quelle contrée possè- de une telle abondance, un pareil réseau de lacs, de fleuves et de rivières navigables ?

Et quelle sage répartition des richesses naturelles ! Les sols cris- talUns du boucher resteraient absolument réfractaires à l'agriculture, arrêtant ainsi toute expansion de l'habitat humain, en le confinant au contre-bas des Laurentides, si de vieux calcaires huroniens re- couvrant par places ce territoire ne créaient, en se désagrégeant, des

32 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

îlots de terre arable. C'est encore sur ce dur terrain, tout filonné de précieux minéraux, que s'étend la grande forêt laurentienne.

Les régions maritimes, comme la péninsule néo-écossaise et l'ar- chipel de la Reine-Charlotte, renfermant d'immenses gisements houillers ; et les vallées colombiennes, le plateau albertain n'en sont pas dépourvus (1). Les neiges perpétuelles de la région des Rocheuses engendrent de formidables gaves de débit constant, sur- tout au versant ouest, grâce à l'uniformité de ses saisons. Sur le sol primaire, c'est-à-dire imperméable, dont se compose tout le Qué- bec nord, le ruissellement des rivières a produit, à chaque dénivella- tion du terrain, une telle abondance de pouvoirs hydrauliques généreux accumulateurs d'électricité, qu'il est encore hasardeux d'en vouloir représenter toute la valeur commerciale (2). Manque,

(1) CHAMPS CARBONIFÈRES DU CANADA :

En Colombie britannique 1 . 123 milles* surtout bitumineux

extractibles

Youkon 400 » lignite

Mackenzie 200 » »

Alberta 19 ,582 « beaucoup de lignite

et de bitumineux, 400 millions de ton- nes d'anthracite.

Saskatchewan 7 ,500 » lignite

Manitoba 48 » »

Nouveau-Brunswick 112 » bitumineux.

Nouvelle-Ecosse 992 » »

Ensemble 29 ,957 » renfermant :

450 millions de tonnes d'anthracite, 89 ,600 milliards » » de houille, et 82 ,000 milliards » » de Ugnite. Divers Rapports de la commission géologique du Canada et 1»' Rapport de la commission de la conservation, Ottawa, 1911, p. 431.

(2) APPROXIMATION DE LA RICHESSE DU CANADA EN HOUILLE BLANCHE :

Chevaux-vapeur. l'tilisés.

Youkon 470 ,000 3 ,000

Colombie britannique 10 ,000 ,000 73 ,000

Alberta 1 ,144 ,000 1 ,333

Saskatchewan 500 ,000

Manitoba 504 ,000 18 ,000

Nord-Ouest 600 ,000

Ontario 4 ,500 ,000 331 ,157

Québec 20 ,000 ,000 75 ,000

Nouveau-Brunswick . 150 ,000

Nouvelle-Ecosse 54 ,300 13 ,300

Ensembl» 37 ,922 ,300 514 ,790

Ouvrages déjà cités et le Bulletin de la Société de Géographie de Québec, 1910.

ESQUISSE DE LA GÉOGRAPHIE DU CANADA 33

sur plusieurs points, le fer en gîtes assez riches pour être traité par les moyens actuels. Mais voici que l'abondance de la force motrice des cours d'eau, cette houille blanche, rendra possible, dans un avenir rapproché, la transformation des hématites en métal.

Tels sont les éléments physiques constitutifs du Canada qui sou- tient, comme héritage et habitat de l'homme, un avantageux pa- rallèle avec le Vieux-Monde, et se révèle particuUèrement propice à individualiser les rameaux des civilisations déjà venus et venant encore d'Europe (et qui peut-être demain accourront d'Asie) pour se dépouiller de leur vieillesse et se refaire ici.

S'il se dégage quelque conclusion simple et pratique de cet aperçu, c'est que, malgré son apparence d'unité territoriale, le Canada est nettement articulé en trois grandes régions (1) chacune capable d'une propre vie économique : d'où, les groupements humains qui s'y développent seront conduits, par la seule force des choses, à se créer des patries dont les frontières ne varieront pas de celles des zones continentales que nous avons tenté d'apprécier et de décrire (2).

(1) SUPERFICIE DES ZONES CANADIENNES :

Versant pacifique :

Colombie britannique 382 ,300 milles'

Youkon 197 ,000 » 579 ,300

Plaine centrale :

Alberta 251 ,180 »

Saskatchewan 242 ,332

Manitoba 251 ,830 » 745 ,342

Zone de l'est :

Ontario 407 ,250 »

Québec 706 ,800 »

N.-Brunswick 28 ,200 »

N.-Écosse 20 ,600 »

Ile-du-Pr.-Édouard 2,000 » 1,164,850

2 ,489 ,492

Il y a encore des territoires inorganisés, d'une superfi- cie d'à peu près 1 ,130 ,000

Superficie totale . 3 ,619 ,492 milles*

(2) La zone essentiellement montagneuse de laColombiebri-

tannique y laisse à peine un dixième déterres arables, soit. . 35 ,000

La prairie est cultivable sur plus de sa moitié, soit 275 ,000

Environ un tiers des terres des provinces orientales est pro- pice à l'agriculture, soit : 195 ,000

La vallée fertile du fleuve de Mackenzie, et celles d'autres rivières contiennent quelque 20 ,000

Laissant une superficie arable d'environ 525 ,000 milles*

Le huitième en est à peine aujourd'hui cultivé.

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CHAPITRE SECOND

L'ŒUVRE COLONIALE DE LA FRANCE

I

ES principes colonisateurs qui présidèrent à la naissance de la Nouvelle-France, comme de tous les autres établisse- ments européens aux seizième et dix-septième siècles, diffé- raient notablement de ceux d'aujourd'hui. Parce qu'il ne s'agissait aucunement de trouver quelque déversoir à une population surabondante, ni d'activer une industrie nationale, ni encore de favoriser des spéculations privées motifs des expan- sions modernes, les exodes d'alors ne bénéficièrent pas de la coo- pération directe de l'État (1). Comme s'il se fût agi d'occuper quel- que région encore vacante, attenant aux vieux champs que quit- taient seigneurs et censitaires, le mode d'appropriation des biens fonciers, les rapports sociaux entre ces deux classes suivirent un plan traditionnel : c'était l'essaimage de la féodalité.

Le procédé est partout semblable : la couronne confère l'investi- ture seigneuriale à un noble ou à une compagnie à charte, sur un territoire défini, avec l'obhgation pour lui d'en déterminer l'exploi- tation par le peuplement. « Si la concession est une principauté comme les seigneuries anglaises et l'Acadie, le seigneur sous-concède des fiefs à des free holders, à des gentilshommes ; si elle est un simple fief comme dans la vallée du Saint-Laurent, chaque seigneur cir- conscrit ses domaines de réserve il établit son manoir et ses terres, puis il fait arpenter et diviser le reste de la concession en lots d'une contenance ordinaire de cent acres ou arpents qu'il sous-concède à des familles qu'il fait venir d'Europe, moyennant une faible rente perpétuelle (quit rent) généralement de 1 sol par arpent. Le censi- taire doit rendre aveu de foi et hommage au manoir, payer annuelle-

1. Rameau de Saint-Père, Une colonie féodale en Amérique, Paris, 1889, vol. I, p. XIV.

l'œuvre coloniale de la FRANCE 35

ment sa rente et se joindre au seigneur pour la défense du terri- toire (1) ».

L'espoir joint à l'orgueil de voir doubler la souche de la race aux libres espaces du Nouveau-Monde facilite le départ des cadets de la noblesse française, d'autant plus qu'ils s'établissent sans amoindrir les fiefs patronymiques. D'autre part, le maintien d'usages plusieurs fois séculaires, des contrats de tenure, soit de solides appuis moraux et matériels, protègent les colons contre l'imprévu, en leur garan- tissant une continuation du bon ordre de la collectivité et même en permettant à beaucoup d'entre ces immigrants, recrutés autant par- mi les métayers, les artisans que les simples manœuvres, de venir mettre le pied sur le premier échelon social de cette époque. Un troisième et précieux élément s'ajoute à cet ensemble colonisateur, le clergé qui, ambitionnant d'abord la conquête du sauvage améri- cain au christianisme, devancera partout l'occupation nationale en faisant pénétrer à l'égal la foi au vrai Dieu et l'amour de la France.

II

Le sort des sociétés européennes transplantées sur ce continent fut variable. Il a dépendu autant de leur intime organisation respec- tive que de la nature des régions colonisées. Aux Amériques moyen- ne et méridionale l'expansion rapide autant que désordonnée des Espagnols ne fut possible que par le mélange, dans une large mesure, de leur sang avec celui des denses populations autochtones. Aussi en résulta-t-il bientôt un nouveau type ethnique et partant, social, genèse des États néo-latins d'aujourd'hui. Mais l'harmonie colo- nisatrice aux plantations de la Virginie, aux comptoirs de Manhatte, aux défrichements de Boston, de l'Acadie, et du Saint-Laurent, les naturels, plutôt clairsemés, furent peu à peu refoulés vers l'inté- rieur, permit d'établir autant de prolongements des sociétés mères.

Que le Français d'Amérique ait gardé sa race pure de tout aUiage, c'est un fait incontestable (2). Il s'est empressé, dès sa première génération, de disposer de cette promesse de Champlain aux Algon- quins rêveurs : « Nos fils se marieront avec vos filles et nous ne ferons qu'un peuple (3) ».

(1) Rameau de Saint-Père, ouvr. cité, vol. I, pp, XV et XIX.

(2) Cette vérité historique s'étale dans le dictionnaire généalogique de Mgr C. Tanguay, incomparable mémorial de la nation laurentienne, compilé à même la série de ses registres civils. Les unions contractées avec la sauvagesse furent cependant fréquentes au début de la colonisation acadienne et à la fin du dix- huitième siècle, dans les pays d'en haut territoire longtemps fermé à la colo- nisation agricole.

(3) Relations des Jésuites, année 1633, p. 28.

36 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

Le champ de recrutement des colons de la Nouvelle-France fut confiné aux provinces nord-ouest du royaume. Pendant que l'Aca- die recevait surtout les durs enfants de la Bretagne et de tout le littoral de l'ouest, la vallée du Saint-Laurent devenait la patrie de cette vaillante race sortie du mélange des Scandinaves et des Gallo- Romains, les Normands, et d'un nombre agrégatif à peu près égal à ceux-là, de gens de l'Ile-de-France, de la Perche, du Maine, de l'An- jou et de la Vendée. Les Bretons ne fournissent qu'un petit nombre d'orphehns qui, avec de rares méridionaux arrivés sur le tard, seront bientôt confondus dans la masse (1).

Ces éléments les plus vigoureux, les plus endurants, et les plus français (2) de la France, venant sous un ciel assez semblable à celui qu'ils quittaient, affectionnèrent vite ce pays qui avait répondu à leur rêve de colonisation, en réjouissant leurs regards et en promet- tant une généreuse assiette pour leurs nouveaux foyers.

Deux facteurs, l'un physique, l'autre moral, président aux débuts de la colonisation française, qui assureront sans retard une franche individualité à la vie canadienne. D'abord l'opulence de la nature, l'immensité des espaces que des lacs, des fleuves, ces chemins qui marchent, invitent à la pénétration, et la résistance obligée de tous les instants aux menaces de la barbarie ne manquent pas d'aviver le formidable instinct aventureux des Normands qui s'infuse à l'au- tre moitié des colons pour lui faire partager, grâce à la compUcité du milieu, son remarquable amour des voyages et de la guerre. Les compagnies catholiques, bien que peu empressées à fournir de con- sidérables contingents, ne manquent pas d'écarter sans merci les personnes dont les mœurs fussent devenues un élément de décadence. Et les quelque cinq cents chefs de famille qui arrivent à travers les soixante-quinze années suivant la fondation de Québec (1608), rêvent tous de mener une vie sainte et laborieuse (3). Quel contraste avec le peuplement des colonies que l'Angleterre fait à même la masse des vaincus de ses guerres rehgieuses (4) I

(1) Ce problème de la provenance des colons est peut-être insoluble dans ses détails. Il se trouve aujourd'hui des noms patronymiques rappelant la plupart des anciennes divisions provinciales et des villes de France, dont: L'Angevin, Beaune, Beauvais, Bourbonnais, Breton, Champagne, Corbeil, La Flèche, La Mothe, La Roche, La Rochelle, Lionais, Lorrain, Narbonne, Nor- mand, Picard, Percheron, Poitevin, Tourangeau, Verdun, Vivarais.

(2) La première population qui a émigré ici venait presque totalement des seules régions se parlait, se parle un français sans mélange d'idiomes ou de patois.

(3) La Nouvelle-France reçut environ 5,700 colons, quand l'Acadie, plus oubliée de la mère-patrie et plus exposée aux coups de la rivalité anglaise, n'en reçut que 400, de 1630 à 1710.

(4) Emile Salone. La Colonisation de la Nouvelle-France, Paris, 1909, eh. III.

l'œuvre coloniale de la FRANCE 37

C'était donc une bien virile semence que jetait la France en Amé- rique boréale, mais une semence trop faible en nombre et, nous allons le voir, trop médiocrement organisée au point de vue économique, pour triompher sans retard des circonstances géographiques, histo- riques et sociales qui ne cesseront de lui être défavorables.

III

La glace, qui ferme le fleuve de la mi-décembre à la mi-avril, sé- questre la Nouvelle-France, quand une étroite dépendance écono- mique, inhérente aux débuts coloniaux, lui commande d'entretenir d'assidues relations avec sa métropole. Et le caractère du pays environnant rend inutile la création d'un port sur la baie des Cha- leurs ou sur la côte de la Nouvelle-Angleterre. La considérable distance qui sépare Québec de l'Acadie sera une autre cause de fai- blesse. La rivalité séculaire que la France et l'Angleterre transpor- tent dans leur colonies du Nouveau-Monde pour y vider leurs que- relles distraira bien des énergies. Enfin, ce sont les gouverneurs hollandais ou anglais qui suscitent et alimentent la longue hostiUté des Cinq-Nations, les Iroquois, à l'égard des défricheurs lauren- tiens.

Une grande pureté des mœurs domestiques, une vaillance tradi- tionnelle, une parfaite solidarité des classes qu'avaient perpétuées en France la tutélaire féodalité revivaient chez les pionniers du Saint-Laurent et de l'Acadie, pour qu'ils résistent pendant plus d'un siècle à la coalition de leurs ennemis et pour qu'ils demeurent enfin les ancêtres d'une impérissable race. Mais cette métropole qui s'acheminait prestement vers la centralisation à outrance du pouvoir et de l'autorité ce qui atteignit son apogée sous Louis XIV, restait impuissante à doter ses essaims d'outre-atlantique d'insti- tutions politiques et sociales qui leur eussent permis de commander le respect, sinon de résister finalement à la puissance anglo-saxonne qui s'affermissait si vite entre la mer et les Apalaches, pour avoir su briser opportunément avec cette féodalité. En effet, que vit-on ? Sachant que le sol natal ne les verrait jamais propriétaires, une multitude de tenanciers des Iles-Britanniques s'en viennent occuper en libre soccage les terres vierges que leur offre le Nouveau-Monde.

Le succès prochain de cette France d'Amérique eût été garanti si elle eût bénéficié dès le début d'une généreuse application des « trois points décisifs de toute expansion coloniale»: d'abord et surtout l'en- tière possession des biens fonciers et leur libre aliénation, en second lieu la décentralisation du pouvoir par les autonomies provinciale et

38 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

municipale, puis le commerce libre au dedans comme au dehors (1).

Quand le commerce, qui resta jusqu'en 1666 un privilège en retour duquel l'État se déchargeait de la noble tâche de concourir au peu- plement, eut prouvé son inaptitude par la déconfiture successive des compagnies de Rouen (1614-1620), des Cent-Associés (1628-1663) et des Indes occidentales (1664-1666), la Nouvelle-France fut dotée d'un Conseil Supérieur. Cette institution de 1663, revêtue d'une autorité souveraine sur toute matière administrative et judiciaire, composée du gouverneur, de l'évêque de Québec, d'un intendant, d'un greffier et de conseillers choisis au gré des deux premiers digni- taires parmi les habitants de la colonie, durera aussi longtemps que le régime français en Amérique, réglementant sans appel à la métro- pole le commerce devenu bientôt libre (2), la poUce, les travaux pu- blics, le support de l'égUse, et administrant la justice selon les coutu- mes de Paris, en dispensant de frais de cour comme d'honoraires d'a- vocats.

Une médiocrité relative restera le lot des habitants (3), parce que le mécanisme des concessions seigneuriales ne cesse de les disséminer sur une double ligne de plus de cent milles, en les empêchant de choisir des terres tout à fait à leur gré ; encore, parce que les censives annuelles, les lods et ventes, les droits de rachat, bien que tous fai- bles — ainsi la censive n'était généralement que de 1 sol par arpent de front, enfin le moulin banal sont autant d'obstacles permanents à la diffusion des biens fonciers.

En somme, les aptitudes de la France à l'expansion coloniale se manifestent dans cette parcimonie à peupler la vallée laurentienne, quand il était urgent de renforcer la profondeur de ses défrichements isolés et impuissants à se prêter de mutuels secours, dans ce trans- plantement des institutions terriennes d'outre-mère, quand le libre soccage n'eût pas été de trop pour accélérer l'âpre conquête du sol, enfin dans cette administration centralisée, de sa nature incommode, arbitraire et propre à désintéresser le colon de la chose publique nulles aptitudes, disons-le encore, quant aux libertés municipales et à l'aUénation des terres, « ces deux sources les plus fécondes de bien aise matériel (4) ».

(1) Paul Leroy-Beaulieu, LaColonisation chez les peuples modernes, vol. I. p. 146

(2) Ce n'est toutefois qu'en 1706, soit après la faillite de trois autres affer- mages de la traite des pelleteries, que le commerce devient entièrement libre aux coloniaux.

(3) Ce terme d'habitant, peut-être le plus ancien des canadianismes, désigne, dans un pays essentiellement agricole comme la Nouvelle-France, celui qui vit directement de la terre.

(4) Paul Leroy-Beaulieu, ouvrage cité, vol. I, p. 152.

l'œuvre coloniale de la FRANCE 39

IV

Mais cette France chrétienne, communautaire et belliqueuse pro- digue cependant le meilleur d'elle-même à ses enfants d'Amérique, chez qui les vertus individuelles de la race suppléeront noblement à la faiblesse des institutions sociales.

A travers cent trente-cinq ans à compter de la fondation de Qué- bec (1608-1743), la moitié orientale du continent sera reconnue-^et, dans ses grandes lignes, soigneusement cartographiée. D'un coup Champlain en a ouvert les trois plus grandes voies de pénétration : rOutaouais conduisant en raccourci au plus lointain des Grands Lacs et à la mer de Hudson, d'où il faudra bientôt déloger les An- glais ; le déversoir des Grands Lacs que navigueront les découvreurs du Mississipi et du plateau central, puis le Richelieu, trop commode issue vers le pays des Iroquois et les puissantes colonies rivales du littoral atlantique. Les missionnaires et les coureurs de bois qui che- minent souvent ensemble ne tardent pas à relier toutes ces routes, à remonter chacun des grands tributaires du Saint-Laurent, et à recu- ler en tous sens les bornes de l'inconnu. C'est ainsi que le frère récollet G. Sagard s'avance jusqu'aux rivages du lac Supérieur (1628), et que le Père jésuite Albanel atteint seul la mer de Hudson, en passant au lac Saint- Jean (1672). La reconnaissance du haut Mis- sissipi par le Père Marquette et le Canadien Jolliet (1673) enthou- siasme le bouillant et généreux Cavelier de la Salle qui rejoint, par l'affluent de Belle-Rivière (Ohio), ce fleuve appelé des naturels « les grandes eaux », le descend jusqu'à ses bouches, après avoir pris pos- session au nom du roi de l'immense et grasse vallée qu'il appelle du beau nom de Louisiane (1682). La dernière grande addition à la carte de la Nouvelle-France est redevable à Laverendrye, qui part avec ses quatre fils à la découverte des pays de la mer de l'ouest, c'est-à-dire au delà des Grands-Lacs. Après douze années (1731- 1743) des plus pénibles traverses dont le massacre de l'un de ses enfants et d'un jésuite, le Père Auneau, l'un des membres de la famille La Verendrye s'arrêtait en vue des Rocheuses.

Tels étaient les cadres de cet empire colonial, à coup sûr le plus riche et le plus vaste qu'ait jamais possédé une nation d'Europe au dix-huitième siècle !

La France avait encore, par ses nombreux missionnaires qui de- vançaient souvent la reconnaissance officielle, évangéUsé après moins d'un siècle d'occupation, tous les nomades et semi-nomades qui se mouvaient entre l'Atlantique et la steppe continentale. Aux

40

TERRES ET PEUPLES DU CANADA

Récollets qui s'incorporent aux partis de chasse pour mieux pénétrer chez les nations algonquines, succèdent les Jésuites qui ne tarderont pas de rendre sédentaires aux bords des Grands-Lacs et plus loin encore (1) maints totems, pour en faire souvent des chrétientés dignes des premiers siècles de l'Église. A ces bourgades en pleine solitude répondent les villages de Sillery (1638) et de l'île d'Orléans dans la vicinité de Québec ; les colonies agricoles que les prêtres de Saint-

Sulpice maintiennent avec succès sur l'île de Montréal, à son périmè- tre (Oka, Laprairie) et jusqu'à la baie de Kenté (1668). Ville-Marie, ce carrefour des plus grandes eaux, est fondée (1642) autant pour protéger le commerce des pelleteries que pour être un centre com- mode d'où la foi rayonnera sur les barbares. Hommes et denrées

(1) Allant à la découverte du Mississipi, de la Salle rencontra jusque près de rOliio des missions de Jésuites les sauvages avaient été amenés à la vie agricole. Le Père Aubry, dont il est parlé dans l'Atala de Chateaubriand, n'est pas un mythe. Il vécut pendant quarante ans chez les Abénakis de la Chaudière

l'œuvre coloniale de la FRANCE 41

afflueront en effet à ce terme de la grande navigation, qui est aussi le point de contact des domaines des Iroquois, dont les cabanes sont établies entre les lacs Ontario et de Champlain ; des Hurons dissé- minés depuis le lac des Deux-Montagnes jusqu'à la mer Douce (lac Huron), et des Algonquins-Montagnais qui habitent les forêts du nord, jusqu'aux sources de la Saint Maurice. En 1671 le voyageur N. Perrot et les PP. Jésuites Allouez et d'Ablon réunissent au sault Sainte-Marie les sachems de quatorze nations représentant la grande famille des Hurons-Algonquins, qui après avoir écouté un enthousias- te discours d'Allouez, se placent solennellement sous le protectorat de la France et reconnaissent avec bonheur, devant M. de Saint- Lusson, l'envoyé du gouverneur, que le roi de France est désormais leur Grand Ononthio (1). Cette alliance, que rien ne devait plus bri- ser, parce que signée sous l'égide de la croix et des armes de la France, au chant du Vexilla, de VExaudiai, du Te Deum, et réalisant la con- quête pacifique si habilement inaugurée par Champlain, n'est qu'un solennel exemple des pactes que scellèrent entre eux la civilisation chrétienne et les libres enfants des bois, A la fin de l'occupation française, cent totems avaient connu le vrai Dieu, pratiqué son culte et le travail régénérateur, en s'attachant si fermement à l'aimable, à la généreuse France, que son souvenir ne disparaîtra plus chez eux qu'avec les derniers de la race (2).

Deux vertus essentiellement françaises se manifestent chez le colon : l'activité qui lui fait abattre, entre deux qui-vive, assez de l'épaisse forêt pour tirer largement du sol l'existence de sa maison, et l'adresse dans la transformation des produits naturels, pour fa- çonner « de quoi se bien vêtir des pieds à la tête » (3). Le régime des intendants, dont le début coïncide avec des expéditions militai- res qui imposeront respect aux Cinq-Nations, imprime à l'agriculture, à l'industrie, au commerce, un essor inouï, ce qui permettra d'expor- ter aux Antilles, dès les premières années du dix-huitième siècle, le

(1) Lorsque le second gouverneur de la Nouvelle-France, de Montmagny arriva à Québec, les Sauvages demandèrent son nom, grande montagne, ce qu'ils traduisirent par Ononthio. Ainsi s'appelèrent les successeurs de Mont- magny tandis que le roi devenait naturellement le Grand Ononthio.

(2) Dans l'Histoire philosophique des Indes de l'abbé Guillaume Reynal, il y a, en tête du volume qui est consacré à la Pennsylvanie une gravure de Eisen, figurent deux quakers dont l'un embrasse des Indiens, tandis que l'autre brise des arcs et des flèches, symboles de guerre. « En tête d'une histoire du Canada, je voudrais, écrit M. Emile Salone, dans son bel ouvrage sur la Colonisation de la Nouvelle-France, ch. V, p. 138, qu'on nous représentât madame Giffard donnant le sein à un petit sauvage », orphelin que le mari de cette femme lui apportait.

(3) Lettre de Jean Talon, premier intendant, à Colbert, 1671.

42 TERRE^ ET PEUPLES DU CANADA

surplus de la production canadienne. On favorise encore l'exploi- tation des gisements ferrifères de la Saint-Maurice (1670), après avoir examiné ceux de la baie Saint-Paul (1666) et les cuivres du lac Supé- rieur. Un gisement de plomb au rapide des Chats, sur l'Outaouais moyen sera fouillé en 1734. Le lancement du Griffon sur l'Érié, par de la Salle, en 1679, ouvre l'ère des constructions navales. Dès l'an 1723, six vaisseaux marchands et deux bâtiments de guerre sont bâtis à Québec.

La poignée de colons qu'a reçus le bassin des Mines n'a pas été moins laborieuse ni moins entreprenante : ces solitaires ont élevé contre les puissantes eaux de la Fundy des digues qu'ils nomment barachois, restées solides et qui rendent aux terres ainsi protégées une prodigieuse fécondité. L'industrie des mines se développe à l'île du Cap-Breton, l'on extrait de la houille en 1714.

C'est peut-être de bravoure, de valeur militaire que fut le plus re- marquable cette épopée française d'Amérique. Le qui-vive de tous les instants contre l'autochtone sanguinaire, la lutte jamais finie contre l'ombrageuse puissance des colonies du sud ont fourni aux annales des commencements canadiens une ample série d'actions sublimes, dont l'exploit du Long-Sault reste le prototype.

Au printemps de 1660, un fort parti d'Iroquois revenant de la chasse sur l'Outaouais supérieur a juré la ruine entière de la colonie qui ne compte pas encore 2,500 Européens. A cette nouvelle, dix- sept jeunes Montréalais, commandés par Dollard des Ormeaux, jurent devant le tabernacle de se soutenir fidèlement, sans jamais demander quartier, et se disposent à mourir en allant au-devant de l'ennemi qu'ils rencontrent au pied du Long-Sault. A peine la misérable enceinte de pieux qui s'y trouve est-elle consolidée que s'ouvre le siège. Pendant sept jours, tourmentés par l'insomnie, la faim, la soif, les Français, qui se sont vus trahis par des alUés indigènes qui, d'assiégés deviennent assiégeants, résistent aux as- sauts de sept cents guerriers dont un renfort vient relever l'ardeur en doublant presque leur nombre. Quand enfin la poudre manque au fortin, les barbares y pénètrent pour compter avec stupeur cette poignée de chrétiens. Dollard et plusieurs de ses compagnons sont déjà morts ; ceux qui respirent encore auront, suivant les infernales coutumes du Sauvage, la langue coupée, les ongles arrachés, des charbons ardents à la place des yeux et le cœur dévoré, afin que les vainqueurs héritent de leurs vertus.

L'auréole dont l'histoire entoure les auteurs des plus sublimes actions de l'humanité Léonidas et ses trois cents Spartiates lut-

l'œuvre coloniale de la FRANCE 43

tant stoïques, parce que trahis dans le défilé des Thermopyles, d'Assas transpercé de baïonnettes, parce que surpris en reconnais- sance au bois de Clostercampf, ne sera pas moins glorieusement belle pour Dollard et les siens qui courent délibérément à une mort certaine, afm de sauver, par leur immolation, la foi du Christ et les foyers de la patrie.

V

Dès que la Nouvelle-France et la Nouvelle-Angleterre ont résolu le problème de leur propre subsistance, soit après moins d'un siècle d'occupation, les colons du sud, à l'étroit entre l'Atlantique et les AUéghanys, veulent franchir cette chaîne qu'ils ont jusqu'alors regardée comme leur ultima Thule, pour se répandre, en faisant échec aux Canadiens déjà en train de se reUer à la Louisiane, par la série des Grands-Lacs et la vallée de l'Ohio.

Au massacre de La Chine, à l'été de 1689, les établissements lau- rentiens ripostent, dès l'hiver suivant, par l'incendie de quinze vil- lages ou postes de traite au littoral du midi, par la capture de plu- sieurs vaisseaux anglais chargés de pelleteries à la mer de Hudson (1), et par le sac de Saint-Jean-de-Terreneuve (1690). Cette éclatante revanche presse les méridionaux d'attaquer Port-Royal, qui se rend, et Québec qui désempare leur grosse escadre. Le traité de Ryswick (1697) met un terme à des projets réciproques de conquête, en gar- dant aux métropoles leurs mêmes possessions, si ce n'est que la mer de Hudson est acquise à la France, que le pays des Iroquois devient territoire neutre et que les frontières de l'Acadie restent vagues.

Mais cette paix ne durera pas, car les intérêts des rivaux s'affir- ment bientôt sur plusieurs points du pays. La Nouvelle-France resserre ses liens d'amitié avec les nations de l'Ouest, envoie cent colons fonder la seigneurie de Pontchartrain (1700), puis elle occupe résolument la vallée de l'Ohio, les bords du Mississipi (1712), tandis que les Anglo-Américains assiègent Port-Royal (1704) qui capitule (1710) pour prendre le nom d'Annapolis, et ne tardent pas de s'ins-

(1) La mer ou baie de Hudson fut découverte en 1610 par Henry Hudson. Dès 1646 La Tour y fait la traite avec les Anglais, et en 1656 Jean Bourdon en prend possession au nom de la France. Les Anglais y construisent le fort Rupert en 1677, et quatre ans après, les aventuriers des Groseilliers et Radisson y élèvent le fort Bourdon qu'ils livrent bientôt aux marchands de Londres qui se sont groupés en une société puissante, la Hudson Bay Company, à laquelle Charles II avait accordé, dès 1670, une charte fort avantageuse. C'est contre les établissements de cette association que fut dirigé, en 1686, le parti de 80 Cana- diens qui se couvrit de gloire en s'emparant de tous les magasins et de deux vaisseaux chargés de pelleteries.

44 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

taller à Terre-Neuve, afin de mieux isoler la colonie laurentienne dont on prémédite sérieusement la conquête. En effet, à l'été de 1711, une armée de 4,600 fantassins remonte le lac Champlain, avec Montréal pour objectif, pendant que 54 voiles portant 6,500 hommes de débarquement s'avancent vers Québec ; mais l'heure de l'aban- don n'a pas encore sonnée, car les écueils de l'estuaire, la nuit, la foudre, dispensent de tout combat, et neuf cents morts couvrent les rives, au milieu des débris des huit plus gros vaisseaux de l'escadre. L'armée de terre s'est précipitamment retirée à la nouvelle de ce désastre.

A la paix d'Utrecht (1713) (1), l'Angleterre a dicté que la Terre- Neuve, l'Acadie péninsulaire jusqu'à la rivière Pentagoûet, tout le pays des Iroquois et les littoraux de la mer de Hudson lui soient transférés, quand la France ne garde plus, au périmètre maritime, que les îles relativement peu considérables de Saint-Jean et du Cap- Breton. Dès lors cette colonie laurentienne, qui a su résister aux assauts multipliés d'un antagoniste mesurant toujours sa convoitise à sa puissance, marchera irrévocablement à sa perte.

VI

Voyons aussi quels profonds changements au dedans comme au dehors doivent maintenant envisager les deux colonies rivales d'Amérique. Les traités ont fait retraiter sensiblement la Nouvelle- France vers le nord. Depuis la paix de Montréal (1701), qui signifie le renoncement final de la race Rouge à guerroyer, ces sauvages ne permettront même plus aux Anglais, ni aux Français d'envahir leur territoire. Et l'immense arrière pays qui se soude à la Louisiane, ne sera que plus difficile à garder contre les empiétements des gens du sud. Chez les mères-patries le déplacement des forces est encore plus accentué. C'est, d'un côté, la France qui s'épuise dans des guerres qui maintiendront pour un temps la gloire de sa maison, et dans la coûteuse colonisation des Indes faite au détriment du Cana- da, en lui préparant de cruels désastres ; de l'autre, l'établissement de compactes colonies et son corollaire obUgé, l'impérieuse loi de Navigation, feront la richesse de la Grande-Bretagne en lui assurant la suprématie des mers.

En revanche, à toutes ces conjectures défavorables, la période qui va de 1713 à l'ouverture de la guerre de Sept-Ans (1754), sera celle

(1) Traité que la France, l'Espagne, l'Angleterre et la Hollande conclurent pour mettre fin à la guerre de la succession d'Espagne, et qui assura la suprématie maritime aux Anglais.

l'œuvre coloniale de la FRANCE 45

d'un prompt renforcement de la colonie à coup sûr le plus considé- rable quant à la croissance numérique de ses habitants, à leur aisance et à leur individualité, car, grâce à la paix relative dont jouira le Canadien, il se tiendra dans un contact intime et assidu avec le sol natal.

Le commerce des pelleteries, devenu libre, ne suffisait pas cepen- dant à enrichir la colonie entière ; il ne rapportait presque plus rien, par le peu de valeur du castor. La classe des coureurs de bois ac- complit alors retour à la terre, qu'elle n'eut jamais mépriser, ce qui permit de concéder une trentaine de seigneuries nouvelles entre 1732 et 1742, en portant leur nombre à 222. Aussi vit-on, de 1713 à 1739, date du dernier recensement officiel d'avant la conquête, la population laurentienne de sang français portée, par sa seule fécon- dité, de 18,119 à 42,701 âmes. Et cette prodigieuse croissance n'at- teindra pas moins de 65,000 individus lorsque changera le sort de la Nouvelle-France. Toutefois son infériorité numérique reste écrasante devant un rival juré, les établissements anglais qui, grâce à de continuelles recrues, comptera 270,000 en 1706 et douze cent mille au début des hostilités.

En 1722, un arrêté du Conseil de Québec accorde les droits civils aux 82 paroisses laurentiennes dont la Baie Saint-Paul et Kamou- raska sont les plus orientales, l'île du Pas et Châtauguay les dernières à l'ouest. Il y en a 48 sur la rive gauche et 34 sur la droite. Ce pre- mier acte de décentralisation est suivi en 1737 d'un plus efficace, la délimitation des territoires paroissiaux, qui a pour effet de rattacher au domaine de la Couronne les seigneuries et les fractions de seigneu- ries qui n'ont pas encore été concédées (1). Ainsi s'affirmait le caractère plutôt démocratique d'une colonisation étayée sur le féoda- lisme dans ce qu'il a de sage, de fécond : la seigneurie subordonnée à la paroisse, et la stricte obligation imposée au seigneur de con- céder son fief pour en rester le maître.

C'est encore pendant cette période de paix que la puissante nature d'Amérique, les qualités individuelles de la race s'allient aux senti- ments, aux caractères développés par de si difficiles circonstances historiques pour consommer l'élaboration de ce type néo-français, le Laurentien.

Le défrichement d'une vigoureuse forêt, les alarmes continuelles, les expéditions primitives contre la barbarie et le rival du midi ont trempé et retrempé l'âme coloniale d'énergique endu-

(1) C'était la séparation des terres cultivées et des domaines incultes soit ce qui reste encore à faire dans les zones colonisables du Québec moderne.

46 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

rance, d'indéfectible confiance en soi. Une vie toute agricole, cou- pée de fréquentes visites par les routes fluviales, se passe à la lisière de bois résineux, et l'alimentation, largement composée de céréales fortes en protéine, de pommes, de poissons riches en phosphore, sont essentiellement propres à donner de robustes corps dont la dureté des hivers ne fera que accroître l'activité.

Les seigneurs, qui ont fait bâtir l'égUse paroissiale, un bon moulin, donné par leur propre travail aux champs l'exemple d'une sage exploitation et entretenu des rapports faciles^avec leurs censitaires (1), ont sensiblement atténué la médiocrité du régime terrien. La cul- ture intellectuelle des Canadiens devient considérable à cette époque il était de mode de n'en avoir aucunement. Elle l'em- portait sur celle des Yankees, nous disent les voyageurs contempo- rains (2). Si la rigueur hiémale, l'éloignement des habitations em- pêchent souvent l'existence d'écoles primaires, il est certain que pas moins de la moitié des paroisses avaient la leur en 1725. Les Ursu- lines à Québec, aux Trois-Rivières, les dames de la Congrégation à Montréal, aux villages environnants et à Québec, ne cessent de don- ner l'instruction aux jeunes personnes qui vont répandre le bon lan- gage, les belles manières jusque dans les plus humbles foyers.

L'excellent collège des Jésuites à Québec, fondé dès 1626, soit deux ans plus tôt que l'université d'Harvard, près de Boston, dis- tribue l'enseignement secondaire jusqu'après la conquête. Cette maison permet de suivre un cycle d'études complètes. Une école élémentaire prépare à l'enseignement classique, distribué d'après le ratio studiorum, et y sont adjoints des cours pour la formation d'ar- penteurs, de capitaines et de pilotes. Enfin, dans la banlieue de la capitale, à Saint-Joachim, Mgr de Laval établit une école des arts et métiers qui prépare d'habiles artisans parmi une population naturel- lement ingénieuse (3).

(1) Voir « Une paroisse canadienne du XVII« siècle » ; Abbé H.-R. Casgrain.

(2) Après avoir rappelé que la conversation de l'habitant est fine et plaisante, le voyageur Kalm dit : « J'ai trouvé (vers 1750) que les gens de distinction, en général ici, ont bien plus de goût pour l'histoire naturelle et les lettres que dans les colonies anglaises l'unique préoccupation de chacun semble être de faire une fortune rapide, tandis que les sciences sont tenues dans un mépris universel ». Kalm, Voyage en Amérique, Mémoires de la Société historique de Montréal, livraison, p. 6.

(3) « Personne ne peut leur contester un rare génie pour les méchaniques ; ils n'ont presque pas besoin de maîtres pour y exceller et on en voit tous les jours qui réussissent dans tous les métiers sans en avoir fait l'apprentissage ». Charlevoix, Journal d'un voyage dans l'Amérique septentrionale, t. V, lettre Y III, p. 225.

l'œuvre coloniale de la FRANCE 47

VII

Malgré son impuissance à gratifier ses enfants d'Amérique des facteurs d'une colonisation énocomiquement féconde, la France leur a cependant légué les cadres d'une société solidement organisée, une activité qui leur permet de vivre à même l'exploitation des ressources naturelles, sans le secours du dehors.

Aux bords de cette avenue fluviale, la plus belle, la plus large qui soit ouverte à travers le Nouveau-Monde, le sens d'une vie commu- nautaire et le génie chrétien de la France ont, de concert, institué la paroisse, cellule sociale dont un avenir prochain fera voir l'éton- nante puissance pour le salut d'une race. Mais que va devenir l'Acadie déjà séquestrée ? quel sera le sort des territoires de l'inté- rieur, qu'aux lieux marquants des solitudes gardent des croix, des poteaux armoriés, des enceintes isolées s'enferment quelques colons ? Les événements se précipitent pour y répondre.

Il fallait des colons quand la France élevait murs et créneaux. Elle bâtit en 1720, au coût de trente millions de livres, l'imposante forteresse de Louisbourg qui inspirera d'abord une crainte salutaire aux Bostoniens, aux Virginiens, en protégeant le commerce de Qué- bec avec les Antilles. Et si, en 1719, un millier d'Acadiens coloni- sent l'île de Saint-Jean, (1) ils auront encore leurs terres en franc alleu noble et devront porter foi et hommage au château de l'île Royale. Sur le continent, pour préluder à l'exécution des défenses que l'on sent nécessaires contre la menace grandissante du sud, on construit ou l'on augmente les forts de Gaspareaux, de Beauséjour sur l'isthme acadien, tandis que toute une double ligne de places fortifiées, dont quinze en bon état de défense, relie la Louisiane au Saint-Laurent.

Louisbourg, ce port de corsaires insuffisamment gardé, est devenu une source d'irritation pour les coloniaux anglais qui l'obhgent à capituler (17 juin 1745) après quarante-neuf jours de siège (2).

Placés depuis la chute de Port Royal (1713) dans une vague situa- tion qu'ils appelaient la Neutralité, les Acadiens se croyaient à l'abri de toute violence de la part du vainqueur, quand il exigea d'eux, quarante ans après, un serment d'allégeance formel et sans réserve au roi d'Angleterre. Mais ils préfèrent quitter le pays plutôt que

(1) Aujourd'hui nommée l'île du Prince-Edouard.

(2) Si le traité d'Aix-la-Chapelle (1748) rendit l'île Royale (Cap-Breton) à la France, sa forteresse retomba aux Anglais (1758) qui la détruisirent au coût de 50,000 livres.

48 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

de s'engager à prendre les armes contre la France ou leurs fidèles alliés, les Abénakis. Faits prisonniers au milieu de leurs villages du Beaubassin et de l'île de Saint-Jean, six mille Acadiens sont, en 1755, sauvagement embarqués, sans égard à la division des familles, sur des vaisseaux qui dispersent tout ce peuple depuis Boston jusqu'aux Carolines.

La vallée de l'Ohio que les Canadiens occupent depuis 1720 et que les Anglo-Américains ont depuis réclamée comme une extension de leur province virginienne, est le théâtre de l'ouverture de cette guerre de Sept- Ans si longtemps attendue, (1754) et commencée ici deux ans plus tôt qu'en Europe. Dès lors, le coup de feu qui assassine un parlementaire français embrase la forêt américaine en couvrant de victimes anglo-saxonnes les gorges de la Malengueulée, la berge d'Oswégo, les escarpements de Carillon, tandis qu'avec les troupes du Roy, seigneurs et tenanciers, chasseurs et alliés sauvages tombent hachés derrière leurs sylvestres abatis. Les champs sont désolés, les foyers canadiens ne comptent plus que des veuves : des octogé- naires, des enfants de quinze ans sont allés d'eux-mêmes se ranger à côté des robustes soldats.

Enfin l'Anglo-Américain, dont les armées sont dix fois plus consi- dérables que celles de la France, a franchi la sacrée frontière de la patrie laurentienne, et une formidable escadre assiège Québec, ce boulevard de la résistance. Un habile coup de main entraîne Montcalm à faire mesurer les deux armées sur le plateau d'Abra- ham (septembre 1759).

La valeur ne pouvait indéfiniment suppléer au nombre. La Fran- ce est vaincue quand les Canadiens tombent, a-t-on justement dit, comme épuisés par leurs propres victoires. Par le traité de 1763 Louis XV pouvait encore commander à l'Europe en abandonnant (1) à l'ennemi séculaire les quelques arpents de neige de ce lointain Cana- da qui, pourtant, avait été témoin des plus belles ferveurs apostoli-

(1) Non seulement la France perdit sa colonie sans regret en 1763, mais sous l'influence néfaste des mêmes hommes et des mêmes idées, elle dédaigna de la ressaisir quinze ans plus tard, en promettant à l'astucieux Franklin de renoncer à toute prétention sur le Canada, si l'on voulait bien accepter l'alliance de la France, pour vaincre l'Angleterre dans sa lutte contre les Anglo-Américains en révolte. « Il faut bien vraiment que ces gens-là aient été de notre sang et de notre parenté, pour que nous les ayons ainsi méconnus; nous sommes les derniers à nous apercevoir de leur gloire et de leur héroïsme, alors qu'il n'est pas une petite peuplade dans le monde, luttant pour la patrie ou la liberté, à laquelle nous n'ayons prodigué le lyrisme de notre sympathie, et la pompe de nos dithyrambes ». Rameau de Saint-Père, Une colonie féodale en Amérique, Paris, 1889, vol. I. pp, 301-302.

l'œuvre coloniale de la FRANCE 49

ques qui eussent fleuri depuis la prime chrétienté, excité les plus no- bles dévouements à la patrie et bu tant du sang le plus pur, le plus généreux de la France.

L'armée entière, beaucoup de la noblesse, les hommes de carrière libérale, les marchands, tous ceux enfin dont la vie économique a son principe dans les accidents ou le caractère particulier d'une société, repassent l'Atlantique dès que l'on est fixé sur le sort de la colonie. Ceux-là seuls qui, pour vivre, prodiguent au sol leur au- guste labeur ne partent pas. Reste encore tout le clergé qui, loin de laisser à son deuil, à ses angoisses ce peuple de 65,000 petites gens, lui sera fidèle, pour qu'il demeure ce que lui dicte l'honneur et pour qu'il accomplisse l'étonnant miracle de son intégrale survivance.

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CHAPITRE TROISIEME

LE RÉGIME BRITANNIQUE

I

A Grande-Bretagne, qui vient de supplanter définitivement la France pour la suprématie mondiale, est à peine confirmée dans la possession de sa conquête qu'elle la dé- membre : la côte du Labrador, les îles Anticosti et de la Madeleine sont annexées à l'administration de Terre- Neuve ; celles du Cap-Breton et de Saint-Jean à l'Acadie qui s'appelle déjà la Nouvelle-Ecosse Nova-Scotia ; le littoral des lacs Ontario et Érié aux colonies du sud, et, bientôt encore, l'Acadie continentale deviendra le Nouveau-Brunswick (1784). Ce qui reste de la Nou- velle-France prend le nom de province de'Québec, elle-même partagée en trois gouvernements militaires: Québec, Trois-Rivières, Montréal. Les territoires qui, un siècle plus tard, formeront le Dominion canadien, se trouvent donc non seulement amoindris, mais encore privés d'abondantes sources de richesse qui passent, en dépit des forces de la géographie, aux colonies adjacentes. Ainsi dépouillés, les vaincus sont déjà livrés sans défense au despotisme de fonction- naires qui, aussi haineux qu'incapables, espèrent de les anglifier. La métropole même se flatte d'avoir facilement raison de cette poi- gnée de pauvres agriculteurs, en proposant de substituer la hiérarchie anglicane à la romaine (1), et de fermer les écoles si l'on ne veut de

(1) Art. 32. « Vous n'admettrez aucune juridiction ecclésiastique du Siège de Rome, ni aucune juridiction ecclésiastique étrangère dans la province soumise à votre gouvernement ».

Art. 33. « Et afin que l'Église d'Angleterre puisse être établie en principe et en pratique, et que les dits habitants puissent être amenés par degrés à em- brasser la religion protestante et que leurs enfants soient élevés d'après les prin- cipes de cette religion, nous déclarons par les présentes que notre intention est que, lorsque la Province aura été divisée en Townships, on devra donner tout l'encouragement possible à l'érection d'écoles protestantes ». Instructions au gouverneur Murray, 7 déc. 1763. Documents concernant l'hist. constitutionnelle du Canada, 1759-1791, p. 117, Ottawa, 1911.

LE RÉGIME BRITANNIQUE 51

l'instruction en anglais. Encore pour terrasser leur foi on exige de tout fonctionnaire l'odieux serment du test (1). Ainsi violait-on manifestement le seul privilège que les abandonnés de 1763 s'étaient vu concéder par la Grande-Bretagne (2).

Comme sur les champs de bataille qu'ils viennent de quitter, les maîtres du sol doivent lutter pour la conquête de leurs droits de citoyens. Ils récusent leurs juges dont la langue et le code ne sont pas entendus et, premier pas d'une orientation qui sauvera leur nationalité, ils règlent leurs différends par l'arbitrage du curé. Et les paroisses, cette seule vraie force sociale de l'ancien régime, ces petits mondes qu'il faut tenir clos, résistent victorieusement à tout effort des conquérants, ce qui fait dire à un gouverneur de l'époque, que déjà « la race canadienne a pris racine (3) ».

C'est dans ces circonstances que sévit la révolte des coloniaux anglo-américains, résolus de repousser tout impôt fiscal à la mère- patrie. Déjà les régiments néo-anglais logent à Montréal et aux Trois-Rivières. L'enceinte de Québec, de rares îlots de paysans restent seuls à reconnaître encore la suprématie britannique. Les quelques centaines d'Anglais que comte le Canada, n'espérant plus dominer exclusivement, se rangent parmi les révolutionnaires. Pourquoi les ostraciés ne s'uniront-ils pas dans une révolte com- mune, pour rendre désespérée la cause métropolitaine sur l'Améri- que entière ? Les séduisantes promesses, les menaces mêmes de leurs voisins du sud en aveuglent plusieurs. Mais voici que le curé, le seigneur montrent à l'habitant qu'il a pour perspective de ce côté l'absorption parmi les flots humains des treize colonies protestantes qui atteignent déjà deux millions d'âmes. Aussi, répondant en masse à la proclamation du gouverneur, aux conseils de l'évêque, vient-il défendre et garder au souverain la colonie attaquée par ses sujets en révolte (décembre 1775). C'est donc par la seule fidélité du Canadien au serment donné que, douze ans après sa conquête, le Canada est resté à l'Angleterre.

Dans sa peur panique, la métropole avait accordé l'Acte de Québec

(1) Ce serment consistait à nier la présence réelle de Jésus-Christ dans l'Eu- charistie, l'autorité du pape, et dont l'Angleterre se servit pour éloigner, jusqu'à l'Acte de Québec, 1774, les Canadiens du gouvernement et des fonctions pu- bliques.

(2) La capitulation générale de Montréal reconnaît aux habitants t le libre exercice de leur religion », et le seul article du traité de Paris qui a trait aux Canadiens ajoute cette condition : « en autant que les lois de la Grande-Bre- tagne le permettent ».

(3) Lettre de sir Guy Carleton à lord Shelburne, 25 nov. 1767, Archives Canad., Série Q., vol. V, p. 260

52 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

Québec Bill (1774) qui reculait de toutes parts les frontières de la province : au sud, à la Nouvelle-Angleterre, à la Pennsylvanie, au cours de l'Ohio ; à l'ouest, à la rive gauche du Mississipi, et au nord, jusqu'au territoire encore mal défini de la Société de l'Hudson. Une commission gouvernementale catholiques et protestants seraient également représentés, devait faire les ordonnances pour la police et l'administration. Cet acte confirmait les droits civils possédés lors de la cession, déjà vainement assurés par la capitulation générale et le traité de Paris, en dispensant du test et en restaurant l'usage des anciennes lois françaises auxquelles s'ajoutait la faculté de tester de tous ses biens ; enfin il décrétait l'application du code criminel d'Angleterre avec sa précieuse institution de Vhabeas corpus (1).

Mais voici que la guerre et ses dangers disparus, les Anglais, tous marchands ou fonctionnaires, dont le loyalisme s'était traduit en sortant de Québec pour échapper aux balles de leurs cousins révoltés, s'emparent des postes de commandement et réclament une chambre de législation d'où les catholiques seraient exclus en principe. Et pendant qu'il gémit sous ce despotisme renaissant, le Canada est en- core dépouillé à l'extérieur par le traité de Versailles (1783), la diplomatie britannique abandonne aux colonies d'hier presque tout ce qui en avait été si impolitiquement détaché au lendemain de la conquête, puis rattaché en 1774. Par ce ridicule désistement Qué- bec et Montréal sont également placées à quelque vingt lieues de la frontière ; l'arène du lac de Champlain avec ses petites montagnes, ses défilés au delà du 45® degré de latitude, qui en rendent la garde facile, sont aussi perdus pour l'Angleterre ; si les premiers des grands lacs deviennent limitrophes, plus à l'ouest, la naissante république étend son domaine jusqu'au nord du lac Nipigon, dépossédant ainsi la Grande-Bretagne des sources du Mississipi territoire des plus fertiles, se sont constitués plusieurs États de l'Union, ce qui affaiblira l'unité canadienne, en ne laissant plus qu'une zone déser-

(1) Loi votée le 26 mai 1679.

L'Acte à'habeas corpus a fait disparaître, pour les personnes accusées de crime, tous les obstacles, les erreurs résultant de la procédure, en ce qu'il exige que le corps du détenu soit produit devant la cour, habeas corpus ad subjiciendum, pour que celle-ci statue sur la validité de l'arrestation. Cet Acte qui garantit la liberté individuelle du citoyen anglais fut complété sous Georges III en l'ap- pliquant aux personnes privées de liberté pour tout autre motif que trahison ou félonie. Le détenu ou une autre personne peut demander pour lui un writ d'habeas corpus en vertu duquel celui qui le détient doit l'amener dans les vingt jours au plus et lui faire connaître la cause de sa détention. Alors le tribunal ordonne le maintien de l'arrestation ou l'élargissement du détenu sous caution, ou encore sa mise définitive en liberté. Dans ce dernier cas, une action en dom- mages-intérêts peut être exercée contre l'auteur de la détention arbitraire.

LE RÉGIME BRITANNIQUE 53

tique, la côte nord du lac Supérieur, pour rattacher ses territoires de l'est à ceux du centre,

II

Plus de 50,000 sujets restés fidèles à la couronne britannique, malgré l'intensité du souffle d'indépendance qui avait sévi aux colo- nies américaines, sont expulsés de la jeune république et viennent se fixer dans les possessions du nord. Dès 1783, le poste militaire de Saint-John, sur la Fundy, reçoit 28,000 de ces Loyalistes qui ne tar- dent pas à se répandre en Nova-Scotia et sur les deux rives de la baie des Chaleurs. Le lac Ontario est aussi traversé par 22,000 autres émigrants venus des États de New- York, de Pennsylvanie, et qui s'établissent depuis Kingston jusqu'à York (devenue Toronto). Et 10,000 de ceux qui s'étaient d'abord rendus dans les provinces atlan- tiques s'ajoutent peu à peu aux groupes ontariens (1790-1973). Il en viendra d'autres jusqu'au commencement du siècle dernier, qui renforceront leurs devanciers ou coloniseront finalement la zone méridionale de Québec qu'ils nomment les Eastern Townships.

Au lieu de s'établir parmi l'élément franco-canadien, ces fiers Anglo-Saxons se sachant inaptes à en opérer l'assimilation par le mélange des sangs, se juxtaposent à lui pour occuper des terres vier- ges et s'y développer selon le génie de leur race. Dès l'arrivée des premiers contingents ils exigent et reçoivent sans retard une organi- sation politique distincte de celle des populations françaises (1787). Et leurs établissements partagés en quatre districts prennent, par une idée bizarre, ces noms allemands de Lunenburg, Macklenburg, Hesse et Nassau.

La répugnance des proscrits objet de la sollicitude de la mère- patrie, à accepter les lois civiles françaises, à vivre poUtiquement avec des cathoUques, jointe à l'indignation de ceux-ci devant la brutale spoliation de leurs droits si vainement garantis, ne tarde pas de grossir le parti hostile à la constitution de 1774. Aussi la séparation complète des deux groupes ethniques existant déjà dans les faits dès le début, fut-elle bientôt consacrée par un bill de West- minster (1791).

En vertu de ce Constitution Bill le Québec, presque exclusivement français et cathoUque, devient le Bas-Canada (Lower Canada), quand la colonie anglophone et protestante de l'Ontario se nomme le Haut- Canada (Upper Canada), en recevant chacun leur autonomie admi- nistrative et judiciaire. En même temps que la Grande-Bretagne avouait ainsi son impuissance à unifier les éléments nationaux de sa

54 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

possession canadienne, elle les gratifiait donc de parlements ayant pour base la représentation populaire. Chacun d'eux comptait une chambre élective {représentative assembly) puis un conseil législatif {législative counciJ) inspirés des institutions mêmes de la métropole. C'est de ce conseil qu'est sorti le sénat d'à présent. Les députés étaient élus pour quatre ans, par les propriétaires fonciers ou mobi- liers, tandis que les législateurs étaient nommés à vie par la couronne qui se réservait le veto sur toute loi émanant des deux chambres ; enfin le gouverneur et son conseil exécutif constituaient une cour d'appel en matière civile. En somme, si la députation restait sou- mise à un pouvoir placé lui-même sous la ferme tutelle de la mère- patrie, elle comptait néanmoins parmi ses prérogatives, celle de voter les impôts du peuple. Il manquait donc à cette vilaine caricature du parlement britannique, le ministère, sans quoi, disait Macaulay, un gouvernement parlementaire ne peut jamais fonctionner sûre- ment ». Encore loin d'être équitable et prévoyante, la métropole s'est réservé par cette charte la disposition des terres incultes, avec le but manifeste d'organiser solidement dans les Deux-Canadas l'É- glise anglicane comme église d'État, en lui attribuant la propriété du septième des domaines à coloniser !

La révolution américaine, la révolution française, dont l'Angle- terre se plaignait avec raison, jetaient chez elle beaucoup de discrédit sur les doctrines démocratiques ; elle crut prudent de restreindre encore les attributions de ses coloniaux.

C'était, à l'égard des populations laurentiennes, un préjugé que 1812-3 se chargea, hélas ! inutilement de dissiper, quand trois cents voltigeurs canadiens-français, commandés par de Salaberry, mirent à Châteauguay quatre cents cavaliers et sept mille fantassins des États fédérés, en complète déroute, ce qui sauva une seconde fois le pays de l'invasion. En retour, le Bureau des Colonies {Downing Street Office) impose avec persévérance des gouverneurs dont la tâche est d'entretenir une mentalité plus passive que libre, en favorisant l'ambition d'anglifier les Bas-Canadiens par l'école. Mais la race pionnière, déjà prédisposée à la vie publique par son institution pa- roissiale, réclame instamment les véritables libertés constitution- nelles, enseigne aux immigrants l'usage de la représentation popu- laire et le respect des équitables droits acquis, alors que l'on jette aux fers ceux qui protestent ou font échec à tant d'absolutisme, au nom de leurs concitoyens. Vainement encore, les Quatre-vingt douze résolutions que Papineau avait rédigées pendant la session de 1834, demandent-elles le gouvernement responsable et ses faveurs pour

LE RÉGIME BRITANNIQUE 55

.es deux catégories de Canadiens, que Downing Street oppose une fin de non recevoir à ce populaire manifeste.

La Nouvelle-Ecosse, qui comprenait au lendemain de la conquête tout ce qui s'appelle aujourd'hui les provinces maritimes, commença de jouir dès 1758 d'institutions représentatives, mais guère plus avantageuses que celles de l'Acte de Québec (1774) (1).

Tant de mauvaise grâce suscita dans les deux provinces à la fois un mécontentement dont 1837-1838 vit le point culminant. L'An- gleterre ne s'effraya certes pas des vilaines baïonnettes, des fusils de chasse, des canons de chêne de Saint-Denis et de Saint-Eustache, mais ses hommes d'État sentirent enfin la douloureuse insulte dont l'oligarchie accablait un peuple fier, énergique et fait pour la liberté. Cette rébellion, qui réclame l'égalité véritable des deux races et une plus grande confiance envers les coloniaux dans la gestion de leurs affaires, porte bientôt ses fruits : c'est au souvenir des bannis, au bruit des chaînes, à l'ombre des potences de nombreuses victimes politiques que s'élabore l'Acte d'Union (1841).

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Le flot montant des colons d'Europe que, depuis la fin des guerres napoléoniennes, recueillait la province anglaise, avait sensiblement accru sa population. Dès lors il était facile de prévoir que, grâce à cet afflux, le Haut-Canada ne tarderait pas de se placer au premier rang ; c'est en effet ce qui arriva une décade plus tard. Cette Union, dont le principe avait été repoussé par l'élément loyaliste aussi longtemps qu'elle lui eût été désavantageuse, c'était mainte- nant son succès, pour l'avoir âprement réclamée ; car il restait la ruse politique afin de ruiner l'influence des Bas-Canadiens que l'exemple des gouverneurs de la première époque avait désignés à l'assimila- tion. Westminster unissait donc ce qu'il avait déjà désuni avec tant de bonne grâce (1791), en attendant qu'il fut possible de fédérer toutes les possessions britanniques de l'Amérique du Nord.

Les Canadas n'ont désormais qu'une même administration. La province inférieure solde la banqueroute de la province loyaliste et perd pour cela le droit de parler sa langue au parlement de la province du Canada. La nouvelle constitution, qui laisse aux 42 représen- tants de chacune des colonies le contrôle absolu des deniers publics

(1) L'île du Prince-Edouard, qui fut détachée de la Nouvelle-Ecosse en 1770, réunit sa première législature en 1773. Celle du Nouveau-Brunswick fut auto- risée dès l'arrivée des Loyalistes, soit en 1784.

56 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

par la libre discussion, amènera bientôt le ministère vraiment res- ponsable (1) au peuple (1848),

Inanité des ambitions humaines : cette union produira, contraire- ment aux prévisions des Haut-Canadiens qui l'ont provoquée, une plus profonde influence de l'élément québécois, une plus grande liber- té de son Église (2) et la reconnaissance prochaine du français comme langue parlementaire à l'égal de l'anglais (3) (1849).

Ce même avantage du gouvernement responsable est aussi accordé aux deux grandes colonies atlantiques dès 1842 ; mais l'île du Prince- Edouard ne le recevra que neuf ans après.

Si, à cette époque, les populations, qui s'accroissent avec une étonnante rapidité, bénéficient de maintes mesures démocratiques, comme l'autonomie administrative des organismes municipaux (1848), les droits de réunion, une certaine liberté de la presse, l'essor matériel reste néanmoins gêné par les obstacles qui persistent contre la libre possession des terres.

Il faut revoir l'action colonisatrice des deux régimes qui se sont succédés aux possessions américaines pour comprendre le désavan- tage économique elles se trouvent alors. La France avait trans- porté ici le mécanisme féodal par des concessions immobilières gra- tuites, mais sujettes à des conditions obligatoires quant à leur mise en valeur. Et l'Angleterre avait aussi débuté par l'établissement, dans chacun de ses territoires conquis, d'une puissante et nombreuse noblesse terrienne, mais celle-ci nument propriétaire. « Nulle part on fut, à l'origine, aussi prodigue de concessions » (4), de sorte que,

(1) La responsabilité ministérielle consiste dans le contrôle du ministère par la chambre des députés, et de cette chambre par le peuple même. Le peuple peut donc gouverner par la voix de ministres à lui responsables.

(2) Confirmation du droit de dîme qui était fixé au 26e depuis 1679.

(3) Au début de la session de 1842, L-H Lafontaine, qui venait de refuser un portefeuille ofl'ert par le premier-ministre Draper, parce que ce dernier ne voulait pas rétablir officiellement l'usage du français dans les chambres, disait : « On me demande de prononcer dans une autre langue que ma langue maternelle, le premier discours que j'ai à faire dans cette chambre ! Je me défie de mes forces à parler la langue anglaise. Mais je dois informer les honorables députés et le public du sentiment de justice duquel je ne crains pas d'en appeler, que quand même la connaissance de la langue anglaise me serait aussi familière que celle de la langue française, je n'en ferais pas moins mon premier discours dans la langue de mes compatriotes canadiens-français, ne fût-ce que pour protester solennellement contre la cruelle injustice de l'Acte d'Union qui proscrit la lan- gue d'une moitié de la population du Canada. Je le dois à mes compatriotes ; je le dois à moi-même ». Cet acte de courage porta ses fruits : dès la même année le parlement de la métropole rendait le français officiel à l'égal de l'anglais dans les débats parlementaires {The Union Ad amendement Act, 1848).

(4) Paul Leroy-Beaulieu, La Colonisation chez les Peuples Modernes, vol. II, p. 329.

LE RÉGIME BRITANNIQUE 57

plus encore que les plaintes des colons irrités, le manque de terres disponibles « contraignit l'Angleterre de s'arrêter dans cette voie de largesses insensées » (1).

Dès le milieu du siècle dernier on avait aliéné en Nouvelle-Ecosse 5,750,000 acres sur les 6,000,000 d'acres arables qu'elle contient. L'île du Prince-Edouard, l'ancienne île de Saint-Jean, dont on avait banni ses pionniers, les Acadiens, fut, dès 1767, concédée aux en- chères en un seul jour, à soixante personnes, et bientôt après, cette colonie de 1,398,000 acres tombait aux mains de quatre seuls land- lords d'outre-mer. Aussitôt la guerre d'Indépendance terminée aux États-Unis, quelques officiers royalistes acceptent au Nouveau- Brunswick de ces imprévoyantes donations. Au périmètre des vieilles seigneuries laurenJtiennes, en Gaspésie, sur l'Ottawa infé- rieure, aux Cantons de l'Est (2) surtout, mêmes générosités aux favo- ris des gouverneurs, à l'Église anglicane, soit plus d'un million d'acres qui resteront longtemps inaccessibles aux défricheurs. Enfin, dès 1825, sur les 17,000,000 d'acres alors arpentés du Haut-Canada l'équivalence de l'Irlande, 15,000,000 en avaient été con- cédés, quand cette province ne comptait encore que 158,000 habi- tants.

De si considérables domaines aliénés sans condition, et dont les possesseurs faisaient à leur gré autant de zones fermées au défriche- ment, la confusion des domaines de culture et des domaines fores- tiers, la longue incurie des gouvernements à ouvrir des routes en pays neufs, en somme, leur absence d'un plan arrêté de colonisation n'avaient pas manqué de ralentir le progrès de la fortune rurale et, par suite, celui de toute la population. C'est au prix excessif de 10 à 20 shellings currency (3) l'acre que se vendirent, jusque vers 1850, les terres domaniales du Québec cédées à vil prix, par les seigneurs français à des Anglais, peu après la conquête. Des milHers de Cana- diens préfèrent, dans ces conditions, s'engager comme bûcherons et flotteurs, au profit d'autres Anglais, pour exploiter les riches pinières du Haut-Ottawa, Considérons encore que 147,711 indivi- dus nés aux colonies de l'Amérique britannique s'étaient, jusqu'en 1850 (4), fixés dans l'Union républicaine, et l'on appréciera mieux la gravité de cette erreur économique de la concession libre infUgée à

(1) Le même, ouvr. cité.

(2) Les Eastem Townships renfermaient à cette époque 830,000 acres concédés de 1802 à 1815, tant à des loyalists qu'à des sociétés de spéculateurs anglais.

(3) Le shelling équivaut aux 20/100 de la piastre canadienne.

(4) Recensement décennal des États-Unis, année 1850.

58 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

de jeunes pays, alors habités par moins de deux millions et demi (1). On remédie à ce marasme économique, auquel correspond exacte- ment une longue période de dissentions parlementaires et de malaises sociaux, par d'énergiques mesures nationales. Ainsi, dans les Canadas-Unis le clergé protestant est amené à vendre toutes ses réserves, dont une bonne part échoit aux municipalités ontariennes récemment instituées ; la chambre contraint les grands propriétaires de domaines colonisables à contribuer au fonds municipal et à l'ou- verture des grandes routes, acquitte les droits seigneuriaux (1854-5) pour la somme de 650,000 livres, en ne laissant plus aux censitaires qu'une faible rente foncière, devenue elle-même rachetable à vo- lonté (2), ce qui détermine l'abaissement du prix des terres arables à 5 shellings et même à 3 shellings l'acre dans les Cantons de l'Est, tandis qu'au Nouveau-Brunswick on admet le rachat par acte de travail. Mais la couronne ne pourra plus se reconstituer des domai- nes propres et colonisables qu'après la fédération des provinces, par l'achat tardif des vastes territoires de la société dite des honorables aventuriers de la Baie de Hudson, (1869) rendus accessibles par la construction des voies ferrées, notamment le premier transcana- dien (1885).

IV

Pendant que les colonies s'engagent dans d'aussi urgentes réfor- mes administratives et terriennes que l'implantation des municipali- tés, la diffusion graduelle du libre soccage, la Grande-Bretagne les a gratifiées, par le rappel de son Acte de Navigation (1849) (3), du droit

(1) Recensements des Canadas, année 1851-2 ; de l'île du Pr. Ed., 1848, etc., résumés au vol. du « Recensement du Canada, 1870-1 » :

Haut-Canada 952 ,004

Bas-Canada 890 ,261

Nouvelle-Ecosse 276 ,854

Nouveau-Brunswick 193 ,800

Ile-du-Pr.-Édouard : 62 ,678

Ensemble 2 ,375 ,597

(2) Plusieurs seigneuries bas-canadiennes avaient été acquises à des prix dérisoires par des Anglais qui augmentaient constamment les anciennes charges et introduisaient même la corvée. Les droits de quint, de banalité, de lods et rentes étant abolis, il reste encore celui de cens et rentes. Si l'on compare aujourd'hui la fortune des paroisses de Québec à celle des municipalités onta- riennes il faut noter que les premières ont toujours porté et portent encore, pour un bon nombre, le fardeau des cens et rentes, tandis que les dernières, créées sous la tenure en libre soccage, bénéficièrent de la liquidation des biens de l'Église anglicane, en 1854.

(3) Le rappel de cet Acte de Navigation était l'annulation du fameux règlement nommé à bon droit la grande charte de la marine britannique, vénérable, car il

LE RÉGIME BRITANNIQUE 59

précieux, désormais reconnu, de fixer elles-mêmes leurs tarifs doua- niers, en les appliquant jusqu'aux produits venant de cette métropole.

Cette généreuse politique fiscale de la Grande-Bretagne, qui ouvrait les ports et le Saint-Laurent à toutes les marines étrangères, détermine, de concert avec les si opportunes réformes intérieures, une ère d'intense et générale activité économique à laquelle appar- tiennent le développement de la navigation fluviale et océanique, la construction des chemins de fer (1) et des canaux, enfin l'organisa- tion durable de l'enseignement à tous ses degrés (2).

Au milieu de ces méprises, de ces réactions de portée considérable, un troisième élément ethnique vient d'à-coup s'ajouter au néo- latin, à l'anglo-saxon : près de cent mille Celtes en majeure partie catholiques, que la famine, des troubles religieux, suscités par leurs landlords d'Angleterre, ont chassés de l'Irlande, débarquent ici, de 1839 à 1849. La pauvreté est commune à ces victimes des sauvages évictions qui ont dépeuplé cette île. Et les arrivants de 1847 sont en proie aux ardeurs d'une fièvre contagieuse, le typhus, qui fait à la quarantaine de la Grosse-Isle et dans les agglomérations canadien- nes, malgré le sublime dévouement des religieuses et des prêtres bas-canadiens, quelque quatorze mille victimes. Les rescapés vont, comme leurs devanciers, grossir la masse anglophone, tandis que des centaines d'orphelins sont incorporés aux familles françaises. Quel sera le rôle de ces tard venus ? Plusieurs décades se passeront avant qu'il se dessine avec netteté ; mais l'influence nécessairement tardive de ces exilés sera néanmoins curieuse à considérer.

datait de 1651, et par lequel aucune marchandise extra-européenne, particulière- ment provenant des colonies nationales, ne devait être transportée au Royaume- Uni autrement que par des vaisseaux de construction anglaise, appartenant à des sujets anglais, battant pavillon anglais, ayant un capitaine et les trois- quarts de leur équipage anglais (P. Leroy-Beaulieu). Dès que le parlement de Westminster et le gouvernement se rallièrent au principe du libre-échange ils apportèrent à cette loi, qui avait si puissamment contribué au développement de la marine anglaise, une série de dérogations (1815, 1845, 1847) et l'abrogèrent enfin en 1849.

(1) Le développement des chemins de fer canadiens fut rapide :

66 milles en 1850 ;

2,695 » » 1871 ;

7 ,331 » » 1881 ; 13.838 » . 1891; 18,104 » » 1901; 26 ,000 » » 1911 ; estimés à près d'un milliard et demi.

(2) Parmi les fondations d'enseignement de cette époque se trouvent l'univer- sité Laval (1852), le collège Trinity, à Toronto (1852), les écoles normales et la plupart des collèges classiques bas-canadiens. Dans chacune des provinces qui s'unirent bientôt au Dominion, l'enseignement primaire fut confié aux mu- nicipalités.

60 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

Le vieux Québec, parti avec le régime militaire, et les autres colo- nies britanniques avec un embryon de gouvernement civil avaient graduellement conquis, après un siècle de patientes requêtes, le par- lement responsable. Cette évolution constante et insensible, pour- rait-on dire, surtout à l'égard des Deux-Canadas, c'était l'afîaiblisse- ment des prérogatives de la Couronne, soit de l'arbitraire, et l'aban- don à la volonté populaire du contrôle économique et législatif du pays.

Il était résulté de ces relâchements successifs qui caractérisent si bien le génie colonial de l'Angleterre une conscience de la valeur et des besoins mutuels de chacune des possessions. Un traité de réciprocité commerciale avec les États-Unis, rappelé après onze ans d'existence (1866), avait fait voir la pressante nécessité de réagir contre la menace géographique d'une annexion à ces États (1) et mûri le plan d'une fédération des provinces, auxquelles s'ajoute- raient les établissements que le commerce des pelleteries avait déjà créés sur la rivière Rouge et jusqu'au bord du Pacifique (2).

Après de patientes négociations entre les futurs associés, l'entente avait pu naître de la diversité de leurs intérêts locaux, et le parlement de Westminster ratifiait simplement, en 1867, le contrat de cette confédération canadienne (British North America Ad, 1867) qui marque une étape nouvelle dans l'histoire de toute l'Amérique boréale.

(1) En 1849, soit au lendemain du rappel de l'acte de Navigation, les popu- lations anglaises, d'Halifax à Toronto, et quelques bas-canadiens favorisèrent de leur signature un manifeste pour annexer les colonies britanniques aux États du midi.

(2) Les voyageurs bas-canadiens, que les compagnies pelletières amenaient constamment aux pays d'en haut, à partir de 1789, s'étaient établis en perma- nence sur les rives de la Rouge, un millier d'Écossais, conduits par lord Selkirk, à travers la mer de Hudson, les avaient rejoints en 1811. Un fonc- tionnaire de la Société de l'Hudson, s'élançant sur les traces des LaVérendrye, avait atteint l'océan Pacifique en 1790, et bientôt après on y construisait des postes de traite. En 1866 l'île de Vancouver et les établissements littoraux fusionnaient leur administration pour former la Colombie britannique.

CHAPITRE QUATRIEME

LA CONFÉDÉRATION ET SON ŒUVRE

I

E British North America Ad, 1867, cette charte constitu- tionnelle qui jetait les bases d'un État d'une catégorie iné- dite, c'était l'œuvre entière des coloniaux ; c'était un contrat de solidarité et de mutuel respect entre Anglo- Saxons et Franco-Canadiens ; aucune loi spéciale émanant de la couronne britannique n'en avait posé les clauses ; seul le génie politique de la Mother of Parliaments (1) permettait l'édification de ce Dominion, cent huit ans après la prise de Québec.

Aux provinces du Bas et du Haut-Canada, depuis lors respective- ment nommées le Québec et l'Ontario, s'ajoutent les deux plus con- sidérables divisions administratives de l'ancienne Acadie : la Nou- velle-Ecosse et le Nouveau-Brunswick. Trois ans plus tard, soit en 1870, la contrée sise entre la mer de Hudson et les Rocheuses, ré- cemment organisée en province autonome du Manitoba, et en terri- toires dits du Nord-Ouest, est acquise (1868) par le naissant Canada qui la reçoit dans sa Confédération (2). Elle recueille encore succes- sivement l'adhésion de la Colombie britannique en 1871, et de l'île du Prince-Edouard en 1873. De la Terre de Rupert dont on avait tiré la colonie autonome de la

(1) Mère des parlements ou, comme les hommes d'État britanniques affec- tionnent de dire, Mater Parliamentorum, désigne l'institution politique de West- minster qui a servi de modèle non-seulement aux pays et colonies anglo-saxons États-Unis, Canada, Australie, Sud-Africain, mais même aux États constitution- nels de l'Europe.

(2) Ce mot de confédération désigne l'union de plusieurs États qui, se sou- mettant à un pouvoir central, conservent une certaine autonomie, tels les États-Unis, la Suisse. La nature du pacte des possessions britanniques de l'Amérique boréale, aliénant leur individualité au point que chacune d'elles est solidaire envers les autres, et surtout l'étroite dépendance politique de cette collectivité à l'égard de la mère-patrie, n'en font plus qu'une fédération. Cepen- dant l'usage a consacré la première appellation. Quant au nom de puissance dont on a souvent décoré le pays, faut-il dire qu'il est tout à fait impropre ? puisque le Canada reste une simple colonie de la Grande-Bretagne.

62

TERRES ET PEUPLES DU CANADA

Rivière-Rouge devenue le Manitoba en se joignant à la confédéra- tion, — il reste le Kéwatin qui est érigé en district provisoire (1876). La prairie centrale est partagée en 1875, entre quatre rectangles qui sont autant de divisions administratives : Saskatchewan, Assiniboi- ne, Alberta et Athabaska, dont Régina devient la commune capitale (1882). Un district judiciaire est aussi créé au Youkon qui envoie un député à Ottawa depuis 1898. Ce qui reste du Nord-Ouest, gran-

des terres désertiques gisant jusqu'à l'océan polaire et au delà des territoires organisés, est abandonné avec les archipels de l'Arctique, au Canada, en 1880, par un arrêté du Conseil impérial, stipulant qu'en retour, dans la mesure du possible, la législation et la police du Dominion leur soient appliquées.

Lorsqu'en 1905 ces quatre districts provisoires eurent' acquis la population et le degré de civilisation qui leur permit de jouir d'une

LA CONFÉDÉRATION ET SON ŒUVRE 63

législation représentative, on les fusionna deux à deux, on en corri- gea les frontières, puis ils furent constitués en provinces d'égale étendue, qui prirent respectivement le nom de la plus importante des anciennes divisions : Saskatchewan et Alberta.

Ainsi fait, le Dominion du Canada identifie ses frontières avec l'Amérique boréale dont il faut toutefois déduire la péninsule d'Alas- ka (1), propriété des États-Unis, et une étroite lisière du littoral labra- dorien laissée à la garde de Terre-Neuve (2).

II

C'est: à>^titre d'associées que ces provinces sont entrées dans un zollverein économico-administratif (3), ayant la faculté de s'adjoin- dre, comme de créer de nouvelles divisions, qui laisse aux contrac- tants toute leur liberté de gouverne intérieure, et réserve en même temps à un pouvoir central la législation d'intérêt commun à la collectivité.

Comme assises fondamentales de cette union se trouvent les trois grands principes que la métropole avait reconnaître quelque vingt ans auparavant, comme essentiels à la libre croissance et à la quiète conservation de ses colonies : autonomie fiscale et législative du Do-

(1) C'est l'ancienne Amérique russe achetée par la république des États-Unis, en 1867, au prix de 7,000,000 de piastres.

(2) L'acte de 1867 pourvoit à l'entrée de la Terre-Neuve dans la confédération canadienne ; mais cette aînée des colonies britanniques refusa, pour des raisons financières, de se joindre au Dominion dès sa naissance et plus récemment encore, en 1895.

(3) A dater de 1868 les subsides fédéraux accordés annuellement aux provinces, en retour de leur abandon des droits de douane en faveur avant l'Union, res- tèrent à peu près fixes ; mais depuis 1907, par un arbitrage entre le ministère d'Ottawa et les autorités locales, à l'initiative de la province de Québec, ce subside doit augmenter suivant le chiffre de la population, aux taux de 80 cents per capita.

Somme des subsides : Subsides de

(1868-1910) l'année 1910 :

Ontario 56 ,895 ,895 2 ,128 ,772

Québec 45 ,787 ,874 1 ,686 ,579

Nouveau-Brunswick 20 ,097 ,806 621 ,361

Nouvelle-Ecosse 19 ,296 ,925 610 ,460

Manitoba 14 ,894 ,218 881 ,622

Colombie britannique 10 ,088 ,392 522 ,077

Ile-du-Pr.-Édouard 7,207,434 281,932

* Saskatchewan 6 ,087 ,849 1 ,355 ,420

♦Alberta 5,987,998 1,273,165

Totaux Jgl86 .344 ,391 |9 ,361 ,388

(*) L'importance des subsides à ces deux plus jeunes provinces tient de ce que le pouvoir fédéral y conserve la propriété des terres de la couronne. Cf. Annuaire du Canada, 1910, pp. 287,8.

64 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

million dans l'empire ; autonomie des provinces en gardant le rouage complet de leur organisation interne ; respect des droits des minori- tés — anglo-protestantes dans le Québec, et franco-catholiques chez les autres associées. Aux points de vue national et religieux le Canada est donc essentiellement un pays anglo-français, sans reli- gion officielle.

Et le peuple canadien compte deux catégories de gouvernement, le fédéral et les provinciaux.

Un seul représentant de la Grande-Bretagne, le gouverneur-géné- ral, commissionné pour cinq ans et résidant au siège de la capitale, préside au pouvoir constitutionnel, en jouant le rôle d'intermédiaire entre la colonie et sa métropole. Ce fonctionnaire impérial promul- gue au nom du souverain les lois votées au parlement, sans que l'usa- ge se soit jamais établi qu'il leur oppose sa réserve ou son veto ce qui est cependant au nombre de ses prérogatives. Il est de coutume consacrée que toute décision de ce gardien de l'ordre constitutionnel, même lorsqu'il s'agit d'intérêts impériaux affectant le Canada, soit ratifiée au préalable par un conseil de ministres. Une tradition le guide encore dans son choix du premier-ministre, chef du cabinet, parmi la majorité de la députation et que lui a déjà clairement dési- gné la faveur populaire.

Une chambre inamovible, le Sénat, et une chambre élective, les Communes, composent le parlement fédéral, ainsi modelé sur celui de Westminster. La première assemblée compte aujourd'hui 87 membres désignés au gré du gouverneur-général en Conseil et répar- tis entre les provinces approximativement à l'importance numérique de leur population. Bien que les prérogatives de cette chambre haute soient en principe les mêmes que celles des représentants élus de la chambre basse, cette assemblée, simple survivance du passé canadien, n'exerce plus, dans la direction des affaires, qu'un rôle tout secondaire : ses pouvoirs ne comportent, en matière financière, ni le droit d'initiative ni celui d'amendement, c'est-à-dire qu'elle est inapte aux choses du budget. Toutefois, cette chambre des Sages, objet d'amères et fréquentes critiques, diminue grandement les chances d'une législation intempestive ou passionnée, surtout, si les vieillards qui y prédominent, savent mettre le bien de la patrie au-dessus de l'existence d'un cabinet.

L'âme du pouvoir législatif, qui oriente la politique générale d'après la volonté populaire manifestée lors des appels quinquennaux, c'est la chambre des Communes. En effet, par l'intermédiaire d'un comité de ses propres membres, le cabinet, elle rend sa législation

LA CONFÉDÉRATION ET SON ŒUVRE 65

executive. Le nombre des députés de chaque province est propor- tionnel au chiffre de sa population comparée à celle de Québec, dont la représentation est immobilisée à 65, par un article de l'acte fédé- ratif. Cette province-mère sert donc de mesure, en quelque sorte automatique, quant au total de la députation canadienne. Du progrès inégal de la population québécoise il résulte qu'après chaque recensement décennal le nombre de sièges attribuables aux provinces est modifié soit au profit, soit au détriment de certaines d'entre elles, et qu'en même temps s'accroît la députation générale (1). En d'au- tres termes le quotient du chiffre de la population québécoise divisé par 65 devient l'unité de représentation pour chacune des autres provinces. Le dernier dénombrement donne un député par 30,800 individus.

Dès que le gouverneur-général a désigné le chef du gouvernement, celui-ci nomme les ministres de son cabinet qui est aussi le Conseil privé du Canada. Tout député qui est élevé au rang de ministre doit se faire rééhre après sa nomination. Il n'en est pas ainsi pour le sénateur qui est appelé à faire partie du cabinet. Aujourd'hui le ministère fédéral comprend réguUèrement quinze membres chargés chacun de la direction d'un département administratif. Le nom- bre, le groupement de ces ministères et les attributions de leurs titulaires qui ont maintes fois varié, restent sujets à modification (2). Il se trouve encore des ministres dits sans portefeuille (ministers not in the cabinet), auxquels sont attribués des devoirs secondaires ou même la seule qualité officielle.

(1) Tableau de la députation des

provinces 1871

depuis 1871 1881 1891

1901

1910 1912

Québec

65

65

65

65

65 65

Ontario

. 82

88

92

92

86 82

Nouvelle-Ecosse

. 19 15

21

16

6

4

21

16

6

5

20

14

5

7

18 16

Nouveau-Brunswick

Ile-du-Prince-Édouard

13 11 4 3

Manitoba

10 15

Saskatchewan

10 15

Alberta

7 12

Colombie-britannique

6

6

6

7 12

Youkon

1 1

221 232

Les territoires du Nord-Ouest ont e

;u 4 déput

es de 1891 à 1905.

Le territoire

organisé du Youkon a son député depuis 1898.

(2) Liste des ministères actuels : présidence du Conseil privé, justice, finances, agriculture, navigation, milice', chemins de fer et canaux, travaux publics, postes, commerce, revenu de l'intérieur, douanes, travail, intérieur et secré- tariat d'État.

5 605

66 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

III

Un lieutenant-gouverneur, que nomme le représentant de la Cou- ronne avisé par son Conseil, est placé à la tête de chaque province. Ses fonctions sont strictement décoratives et constitutionnelles en ce sens que la tradition lui interdit de politiquer. Tout comme le gou- verneur-général il désigne seulement le chef du cabinet, convoque et ajourne la Chambre, donne la sanction royale aux lois et n'use de son droit de dissolution ce qui entraîne toujours à un nouvel appel au peuple, que dans les plus strictes mesures de l'impartialité.

Les députations locales ont cette particularité d'être partout supé- rieures en nombre à celles des provinces au parlement fédéral, ce qui témoigne de l'importance accordée à la représentation de l'électo- rat.

Des cabinets essentiellement responsables, composés de six, sept ou huit membres, choisis dans la majorité parlementaire, constituent le pouvoir exécutif des provinces. Le Québec et la Nouvelle-Ecosse ont cependant gardé leur chambre haute non issue de l'assemblée populaire, ce qui fait de leurs législatures une fidèle copie du parle- ment d'Ottawa, en illustrant la sage défiance qui persiste chez leurs habitants à l'égard des lois trop promptement sanctionnées ou, peut- être même, l'indélébilité de leur autocratique origine sociale.

Les domaines respectifs du parlement et des diverses législatures sont soigneusement définis par l'acte de 1867, ce qui a rendu leurs conflits d'attribution plutôt rares et maintenu de bienveillants rap- ports entre ces deux catégories d'autorité.

Le champ d'action fédéral s'étend à tout ce qui intéresse généra- lement l'unité canadienne : commerce, douanes, navigation, pêche- ries, postes, communications, armée et marine, banques, code crimi- nel, sauvages, recensement, statistiques, naturalisation, immigration, terres publiques, etc.

Aux provinces revient la tâche de légiférer sur l'éducation, les hôpitaux et les autres œuvres de bienfaisance, les municipalités, les permis de magasins et d'auberges, les travaux pubhcs locaux, la propriété et les droits civils, enfin l'administration de la justice en ce qui concerne l'organisation, le maintien des tribunaux soit civils, soit criminels, ainsi que le choix des magistrats et des juges de paix.

Toutefois, parlement et législatures peuvent statuer sur l'agricul-

(1) The British North America Act, art. 91 et 92.

LA CONFÉDÉRATION ET SON ŒUVRE 67

ture et l'immigration, pourvu que les lois locales ne contredisent pas les bills fédéraux.

L'autorité de ces législatures, bien que considérable, n'est pas absolue, car pendant une année, le conseil fédéral garde la préroga- tive d'opposer son veto à toute mesure inconstitutionnelle ou de faire voter au parlement un bill remédiateur à toute législation qui prive- rait une minorité de quelque droit acquis à l'époque de l'Union (1867). Cette prudente restriction est cependant restée lettre morte toutes les fois qu'elle eut à protéger les faibles une minorité con- fessionnelle du pays. Ainsi, lorsqu'en 1871, la législature du Nou- veau-Brunswick privait les Acadiens catholiques et de langue fran- çaise de leurs écoles séparées, en les obligeant à contribuer au soutien de l'enseignement protestant, ils réclamèrent vainement l'interven- tion du parlement fédéral, et ne durent qu'à leur résistance armée devant les agents du fisc d'obtenir, non pas le rappel de la loi injuste, mais de suffisantes concessions qui rétablirent le calme chez eux (1874). Et ces Manitobains catholiques, c'est-à-dire de langue fran- çaise, qui se virent aussi frustrés de leurs droits à l'école confession- nelle, pourtant explicitement garantis par l'acte d'union au Canada, et qui souffrirent la confiscation de plusieurs de leurs propriétés sco- laires — même de celles l'enseignement s'était toujours maintenu sans aucune aide du trésor provincial, ne reçurent d'Ottawa qu'une bien tardive réparation (1907), encore est-elle défectueuse, imparfaite et insuffisante (1).

A la base du double rouage de représentation populaire se trou- vent des municipalités électives, créées à la demande des propriétai- res de biens-fonds, et dont le centre d'action est un conseil. Le système municipal confère des prérogatives en harmonie avec le caractère et l'importance numérique des divers groupements de po- pulation : impôts et emprunts pour favoriser l'agriculture, l'indus- trie, le commerce, réglementation de la police, de l'hygiène, de la voirie et, d'une manière générale, de tout ce qui intéresse immédiate- ment le contribuable.

Les cantons ruraux (paroisses ou townships) sont administrés par un maire et quatre conseillers. Le village, qui est le centre de la municipalité, peut aussi jouir de l'autonomie dès qu'il compte 750 habitants. Les agglomérations excédant 1,500 individus reçoivent

(1) Termes de l'Encyclique Affari vos, 8 déc. 1897. Ces deux conflits scolaires du Nouveau-Brunswick et du Manitoba sont amplement traités au cours d'un remarquable ouvrage de MM. les abbés Desrosiers et Fournet, La Race Fran- çaise en Amérique, Montréal, 1910, ch. V et VII.

68 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

une charte de ville, et celles de 6,000 peuvent passer au rang des cités. Elles se partagent en quartiers pour élire chacun deux ou trois échevins. Au-dessus de ces municipalités rurales et des villes se trouve la municipalité de comté, dont le rôle est comparable à celui du parlement fédéral auprès des provinciaux. Ce conseil de tous les maires d'un comté, que préside un préfet (1), pourvoit à la construc- tion et à l'entretien des routes et des ponts interparoissiaux. Les villes québécoises et les villes anglaises ont une administration indé- pendante de cette municipalité de comté ; elles reçoivent leur charte de la législature qui les amende à la requête des intéressés.

Le suffrage n'est pas universel, car pour devenir électeur il faut, en outre de l'intégrale possession de ses droits civils, être pourvu soit d'un salaire, soit d'une qualification foncière, mais l'un et l'autre si peu élevés que tout contribuable soucieux de voter en trouve moyen.

Telles sont, en résumé, les démocratiques institutions que s'est donné le Canadien, en le gardant attaché aux deux principes chers à tout sujet britannique : la responsabilité du mandataire depuis le ministre fédéral jusqu'à l'humble conseiller municipal, devant les électeurs qui l'ont choisi, et leur équitable représentation aux chambres qui votent les impôts du peuple.

IV

Dans son esprit de décentralisation et de respect des institutions civiles déjà établies, l'acte de 1867 a non seulement conféré aux provinces l'établissement et le support de la justice, mais il leur a de plus confirmé l'usage des lois alors existantes dans chacune d'elles. Ainsi le Québec possède son propre code civil, quand le droit commun de la mère-patrie constitue la base de la jurisprudence dans les cours locales des autres provinces et qu'on y suit les modifications appor- tées chaque jour à la procédure des tribunaux d'Angleterre. Mais partout c'est la loi criminelle anglaise qui est seule en vigueur.

C'est le Conseil privé qui nomme les juges des cours supérieures, de district et de comté, émergeant tous du budget fédéral.

Le plus haut tribunal du pays est la cour suprême (2) qui juge en instance, au civil comme au criminel, ainsi que les contestations d'élections. Les deux chambres fédérales peuvent demander l'opi-

(1) Les membres des conseils de comté se nomment en dehors du Québec, les reeves, tandis que le président de ces mêmes conseils en est le warden.

(2) Cour établie en vertu de l'art. 101 de l'acte confédératif. Le même texte pourvoit aussi à la création d'une cour d'appel pour tout le Dominion ; mais les dernières instances se font encore devant le comité judiciaire du Conseil privé d'Angleterre.

LA CONFÉDÉRATION ET SON ŒUVRE 69

nion de cette cour sur leurs projets de loi d'intérêt local et sur le mérite de pétitions ayant trait à ces mêmes bills. Sa juridiction s'étend aussi aux différends qui peuvent surgir entre les provinces et le pouvoir central, pourvu que ces deux parties acceptent officielle- ment ce tribunal.

La seconde cour est celle de l'échiquier dont la juridiction com- prend toutes les causes le sujet du litige est en possession de la couronne, à savoir les poursuites au civil, en droit commun ou en équité dans lesquelles la couronne est immédiatement intéressée.

La judicature ontarienne, qui est fidèlement calquée sur celle de la Grande-Bretagne, et sert de modèle aux autres provinces anglaises, comprend deux divisions : une cour d'appel permanente et une haute cour dite de justice partagée en cour du banc du Roi, 2<* de chan- cellerie, 3° des plaids communs.

Au Québec se trouvent une cour du banc du Roi qui entend les appels des décisions de la cour supérieure, de celle de révision ainsi que les poursuites de la couronne en matière criminelle ; une cour supérieure jugeant les causes civiles en première instance ; une cour de révision, sorte d'intermédiaire entre les deux autres.

Par tout le pays les appels peuvent être portés immédiatement au Conseil privé d'Angleterre ; mais, le plus souvent, on s'adresse d'abord à la cour suprême, dont le siège est à Ottawa.

Il y a encore dans les provinces anglaises des cours de district et de comté, dont les titulaires sont désignés par le pouvoir central, et dont la juridiction est restreinte à ces seuls territoires.

Les grandes villes ont leurs magistrats de police ou recorders, ces derniers exerçant tous les pouvoirs de justice conférés par la charte particulière de la ville pour laquelle ils sont désignés. Des magis- trats de district ont juridiction civile et criminelle pour tout le comté se tient la cour que préside chacun d'eux. Enfin, par tout le Québec, se trouvent des juges de paix (1) aux attributions se rap- portant surtout aux matières criminelles et à l'acquittement des coti- sations municipales et des taxes scolaires ; des commissaires dont la juridiction se borne au recouvrement des petites dettes civiles.

Essentiellement inamovible, afin d'appliquer la loi en pleine sécu- rité, la magistrature canadienne des grandes cours (2) « est supérieure à celle des États-Unis, en ce qu'elle reflète à un plus haut degré la

(1) Les juges de paix qui sont désignés par le lieutenant-gouverneur en conseil, doivent avoir une certaine qualification foncière. Les maires des muni cipalités sont de droit juges de paix, durant l'exercice de leur charge.

(2) Il s'agit ici des titulaires désignés et traités par le pouvoir central.

70 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

volonté du peuple » (1). Il reste toutefois à rendre le choix des juges indépendant de la politique.

V

L'esprit de la confédération est de veiller par son premier parle- ment au développement général, au maintien de l'intégrité et de l'unité du Dominion, tandis que les législatures soignent les intérêts particuliers, d'ailleurs confinés respectivement à chacun des neuf territoires provinciaux.

Ces cabinets choisis parmi la majorité de la députation, cette soli- darité des ministres disent combien la constitution de 1867 fut abon- damment inspirée du parlementarisme de Westminster, quand la franche autonomie des provinces révèle une influence non moins sen- sible de Washington, bien que les dispositions de l'acte fédératif ap- plicables aux provinces originelles, puis étendues aux autres sufîra- geantes incorporées ou créées depuis aient, contrairement aux États de la répubhque du midi, les mêmes bases, les mêmes attribu- tions dans leurs rapports avec l'autorité centrale, la judicature, les droits du citoyen, les principes du self government.

Si le droit de veto que le gouverneur-général peut exercer sur les actes du parlement, au nom du souverain, est la seule mesure répres- sive écrite dans la constitution, que l'autorité métropoUtaine ait gardée sur ses provinces fédérées, il faut reconnaître qu'une généreu- se somme d'autonomie est échue au Canada. L'acte fédératif a ouvert la série d'une nouvelle catégorie d'États britanniques : le Commonwealth australien (1901), l'Union Sud-africaine (1910). Et ce pacte économique des colonies nord-américaines de la Grande- Bretagne, conclu pour mieux progresser matériellement, cette ingé- nieuse décentralisation du pouvoir législatif qui laisse tant de liberté au citoyen, fut l'œuvre des deux races créatrices de ce pays, person- nifiées à cette occasion par Cartier et MacDonald. Mais elle s'est accomplie et se maintient parce que comme les individus les saines collectivités ont une conscience ; parce que Franco-Normands et Anglo-Saxons, tous deux épris de l'ordre, du bien-aise dans le respect de l'autorité, ont su refouler hors la chose pubUque leur réciproque antipathie. C'est en effet l'absence des influences nationales qui caractérise le plus la politique canadienne, pour en rendre la vie des plus curieuses.

Ainsi que le commande le régime parlementaire, c'est par l'inter- médiaire de partis rivaux les libéraux et les conservateurs que

(1) Opinion de lord Dufferin, ancien gouverneur du Canada (1872-1878).

LA CONFÉDÉRATION ET SON ŒUVRE 71

s'exerce l'action politique. Constitués d'après le modèle anglais, ils correspondent aux grits et aux tories de la mère-patrie. Leur com- position est des plus hétérogène : francophones et anglophones, ca- tholiques et protestants, bourgeois et prolétaires, citadins et paysans se rangent indifïéremment dans l'un ou l'autre clan, parce que, dans chacun d'eux se trouvent, quant aux points essentiels, le même souci de la chose pubhque, la même conception de l'autorité. C'est l'hon- nêteté du pouvoir qui est restée jusque récemment le plus fécond mobile des luttes parlementaires. Les conservateurs se disent tout aussi favorables que lès hbéraux au progrès de la liberté. Et l'objet tacitement manifeste des deux partis fédéraux, c'est le maintien du lien colonial et la direction de l'œuvre économique de ce pays il reste tant à faire, pour en exploiter sagement les richesses naturelles. C'est un des grands mérites de l'Union canadienne d'avoir transfor- mé d'un coup les ambitions ethniques en émulation utiUtaire. Cette absence d'idées définies, de programmes qui caractériseraient les partis d'après le sens de leur appellation, tient encore à la présence, en plusieurs provinces, de minorités dont les droits sont explicite- ment garantis et sur lesquelles il faut compter pour maintenir l'équi- libre de ces partis. Par contre, libéraux et conservateurs ont tour à tour soutenu et dénoncé les trusts, eu la même conduite à l'égard des chemins de fer, et se sont fait, des droits des faibles, un tremplin pour conquérir le pouvoir (1). Devenus des castes, les camps de l'é- lectorat se sont crus tous deux possesseurs de la vérité politique, ce qui eut bientôt développé les appétits, la gloire de gouverner et fait accroire aux humbles que le salut de la nation dépend des partis seulement.

Mais il faut voir, à côté de cette adroite application du parlemen- tarisme, l'usage que l'on fait de la puissance de l'État pour atteindre au pouvoir et s'y maintenir. De là, promesses à l'électorat, pen- dant les campagnes, autant par le gouvernement que par Yopposition» afin de capter ses votes ; de là, l'élection finie, les courses aux places, surtout les octrois de subsides et les scandales financiers dont est remplie l'histoire parlementaire. C'est que la dissolvante influence de l'esprit américain et le groupement des capitaux ont déjà pénétré la vie politique canadienne pour répondre toutes ses questions en piastres et donner à ses luttes une bien singulière âpreté.

(1) M. Henri Bourassa, le Devoir, déc. 1911,

72 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

VI

Si les droits des minorités confessionnelles ne furent pas toujours respectés, parce que livrés à l'inéluctable ambition des races, si l'américanisme a franchi d'aise nos frontières, la confédération a toutefois répondu aux espoirs qu'elle avait suscités quant au déve- loppement économique.

Réunis au parlement d'Ottawa, anglophones et francophones, également animés de l'ambition de rendre prospère leur commune patrie, ont accompli une œuvre intelligente et considérable qui a maintenu l'avancement matériel du pays comme objectif capital des partis politiques et assuré, par là, une libre évolution des races dans le sens de leurs aspirations propres.

Ce fut d'abord la construction d'un ruban d'acier d'un océan à l'autre ; puissant lien cohésif entre chacune des provinces fédérées. Il a déterminé d'Halifax à Vancouver l'exploitation des ressources naturelles : houillères en Nouvelle-Ecosse, grandes forêts au Nou- veau-Brunswick, nouveaux champs d'agriculture dans les vallées du Saint-Laurent et de l'Ottawa s'ajoutent divers gisements miné- ralogiques ne finissant qu'à la côte du lac Supérieur, puis la plaine encore déserte mais si fertile de la région centrale ; enfin, après avoir escaladé l'arête continentale à 4500 pieds d'altitude et franchi de torrentueux abîmes, il a ouvert les gîtes aussi variés qu'inépuisables des chaînes colombiennes. Commencé en 1875, ce transcontinental est achevé onze ans plus tard. Son parcours de 4,337 milles se fait régulièrement en six jours, ce qui lui vaut d'être non seulement la ligne de communication la plus directe, la plus rapide entre l'Europe et l'Extrême-Occident, mais encore la voie stratégique par excellence de l'Angleterre, qu'elle utilisera pour transporter, sur un territoire national, son infanterie, ses petits vaisseaux d'un océan à l'autre, en moins d'une semaine (1). Ainsi, les espoirs des découvreurs fran- çais — surtout de La Salle qui, partant pour l'ouest, appelait « la Chine » un avant-poste de Montréal de trouver une route commo- de conduisant au Grand-Océan, sont enfin réalisés. Depuis lors d'autres transcontinentaux ont été entrepris (1905) et seront bientôt achevés, qui accroîtront vers le nord, dans des régions pleines de promesses, la zone maintenant si étroite de la colonisation et abré- geront encore sensiblement la traversée du Canada.

(1) La valeur du Pacifique-Canadien s'illustre en comparant la distance qui sépare Liverpool de Hong-Kong, en Chine, soit par l'est ou l'ouest. Cette voie ferrée permet encore d'éviter le canal de Panama, propriété des États-Unis, le passage sera loin d'être libre.

LA CONFÉDÉRATION ET SON ŒUVI^E

73

L'amendement des voies fluviales, entrepris vers 1850, ne tarda pas d'être achevé dans ses points essentiels par la confédération.

Ainsi, la route laurentienne est rendue navigable dès 1880, aux océaniques des plus fortes dimensions, jusqu'à Montréal, désormais

74 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

métropole. Et, déjouant de formidables obstacles jetés par la natu- re sur le haut Saint-Laurent, ses tributaires, le Richelieu, l'Ottawa, comme entre chacun des grands lacs, un ensemble d'écluses des mieux entendu permet aux vaisseaux d'un fort tonnage de naviguer sans aucun transbordement, sur 1,700 milles, par exemple depuis le golfe jusqu'à Duluth, à l'extrémité occidentale du lac Supérieur, soit au cœur même du continent.

Afin de favoriser le développement de l'agriculture, des fermes modèles ont été établies dans la plupart des provinces par l'acte de 1886, tandis que les pêcheries maritimes (1882), les plus importantes industries métallurgiques (1883) et les constructeurs de voies ferrées reçoivent des primes considérables.

Une aussi colossale entreprise que la construction du premier transcanadien, élaborée dans le silence, par un pays qui ne comptait pas encore quatre millions et demi d'habitants (1), devait bientôt produire une profonde révolution économique à laquelle l'Europe ne resterait pas étrangère. En effet, à peine les régions centrales traversées par le chemin de fer avaient-elles cessé d'être le domaine exclusif d'une puissante société pelletière (la Hudson Bay Coy.), pour devenir accessible à l'agriculture, qu'il commence d'y arriver un afflux colonisateur sorti des centres surpeuplés du vieux monde. On accentua ce mouvement migrateur d'une propagande qui n'en- courut pas officiellement d'abord le reproche de tromper l'optimisme des étrangers, en répandant des espérances exagérées ; mais dans la frénésie du peuplement rapide et, c'est évident, avec l'ambition de fermer à jamais aux fils du Saint-Laurent les portes de ce qui s'appel- le encore Vouest canadien, on recruta même des semi-asiatiques. Il ne manqua pas aussi d'éléments trop souvent incapables d'apporter à leur'^pays d'adoption, en échange de ses terres fécondes, de sa Uber- té, un; utile concours : aventuriers et rébus sociaux venus un peu de l'Europe latine, mais surtout d'Irlande et d'Angleterre auxquels les États-Unis refusaient justement la citoyenneté. A cette pacifi- que invasion d'outre-Atlantique, anxieuse de se répandre sur la prairie, s'est bientôt jointe celle des fermiers du Montana et du Dakota qui abandonnent leurs mauvaises terres. Depuis une décade, à de certaines saisons, des caravanes de roulottes traversent la fron- tière pour s'établir à nouveau dans les provinces du centre.

Cet aveugle empressement à répandre une civilisation cosmopo- lite, mais surtout anglophone commence à tourner, par la force des choses, contre les propres intérêts du Canada. " Idées et capitaux des

(1) Population de 1881 : 4, 324, 810. Recensement du Canada, vol. I, 1881.

LA CONFÉDÉRATION ET SON ŒUVRE 75

États-Unis, dont l'apport trouve son meilleur appui dans les circons- tances géographiques, exercent déjà une irrésistible pénétration qui fait que la prairie devient de moins en moins britannique et de plus en plus américaine.

L'imprévoyance des politiques canadiens est allée jusqu'à per- mettre l'entrée aux chemins de fer américains, dans les nouvelles provinces, quand rien ne justifiait une telle capitulation économique.

Notons encore l'attention qu'a portée la confédération à la recon- naissance intéressée autant que spéculative des aires géologiques, avec l'exploration de ses champs miniers et de toutes ses autres ri- chesses naturelles. En effet, une commission de fonctionnaires instituée à cette fin par les Deux-Canadas, (1845) poursuit sans relâ- che, de concert avec un service géodésique, ses recherches sur une contrée désormais identifiée à toute l'Amérique boréale. Leurs travaux, qui ont tenu le monde savant au courant du progrès de la géologie et de la cartographie canadiennes, sont une considérable série de rapports et de relevés soigneusement gravés, notamment deux cartes topographiques du Canada colonisé : l'une complète au 1 : 500000e, et l'autre au 1 : 250000^ encore inachevée.

Comme corollaire des sollicitudes gouvernementales à l'égard de la mise en valeur du pays et de l'utilisation de ses diverses richesses agriculture, forêts, chasses et pêcheries, mines et chutes d'eau, une commission d'économistes dite de conservation, vient d'être chargée (1909) de suggérer au parlement des textes de loi qui pourvoiront à une sage dépense de la fortune naturelle.

En somme, l'œuvre économique de la confédération, bien que pas exempte d'erreurs, a été efficace : les populations et leurs richesses ont grandi d'une marche accélérée, donnant lieu de croire que se réalisera cette prédiction désormais fameuse : « si les États-Unis ont été la nation du dix-neuvième siècle, le Canada sera celle du ving- tième (1) ».

Le devoir présent des politiques canadiens semble se résumer dans cette formule : ne pas rétrograder dans les rapports avec la Grande- Bretagne et permettre aux deux éléments nationaux de se dévelop- per librement, dans le sens de leurs aspirations respectives.

La carrière encore brève des colonies nord-américaines atteste l'influence de ce goût inné des réformes qui fait qu'aux pays britan- niques les révolutions les plus profondes s'accompHssent grâce aux années, par de persévérantes et souvent insensibles évolutions. Et

(1) M. Ulric Barthe. Rapport du congrès de colonisation de 1898, p. 138, Montréal, 1900.

76

TERRES ET PEUPLES DU CANADA

ce Canada plein d'espoirs, consolidé parce que sa métropole s'est fina- lement résolue à ne plus garder sur ses possessions nord-américaines qu'une suzeraineté commerciale ; ce Canada raffermi par la sagesse de ses nationaux, témoigne de la valeur du gouvernement constitu- tionnel. Reconnaissons encore cet autre fait essentiel à la quiète existence d'un pays de deux races, plus absorbé à son progrès ma- tériel (1) qu'à l'asservissement d'une race à l'autre : c'est qu'elles en sont à leur période de formation nationale les sociétés n'échap- pant pas à cette curieuse loi de l'évolution qui repose autant sur l'influence des idées que sur celle du milieu terrestre.

(1) PROGRÈS DE LA DETTE PUBLIQUE TOTALE ET per Capîto :

Dette 115,492,683

133.13

En 1871,

En 1881,

En 1891,

En 1901,

En 1911,

Population

3 ,485 ,761

Dette

199,861,538

Population

4,324,810

Dette

289 ,899 ,230

Population

4 ,833 ,239

Dette

354 ,732 ,433

Population

5,371,315

Dette

474 .941 .487

146.21

159.98

$66.04

$65 ,92

Population 7 ,204 ,838

Somme des recettes et des déboursés budgétaires sous la confédération (1868-1910) :

Recettes des 43 années $1 ,759 ,132 ,224

Déboursés des 43 années $1 ,605 ,648 ,520

Recettes de l'année 1910 101 ,503 ,711

Déboursés de l'année 1910 79 ,411 ,746

Annuaire du Canada, 1910, comptes publics, pp. 262 à 290.

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CHAPITRE CINQUIEME

LES INFLUENCES GÉOGRAPHIQUES

I

A Terre tient les êtres animés dans une étroite dépendance, par de multiples côtés. Ce qui est vrai pour la plante prisonnière et, à un moindre degré, pour le passible animal parce que mobile, reste encore tel pour l'homme, être cons- cient.

Astreint par la force des choses de s'accommoder au milieu parti- culier où il se trouve, l'homme, sans qu'il s'en rende toujours pleine- ment compte, voit sa complexion, ses habitudes, son genre de vie, profondément modifiés. Cette influence de la nature va même jus- qu'à peser sur son caractère. Entre la physionomie, les coutumes, les œuvres, les aspirations d'un peuple et le sol qui le nourrit, le ciel sous lequel il respire, le pays qui l'environne, il y a une osmose, un accommodement, d'intimes rapports étabUssant, grâce aux années, une parfaite convenance des habitants à leur patrie.

Corps et âmes se reproduisent constamment, jusqu'à ce qu'un milieu nouveau, jusqu'à ce qu'un mélange éventuel des sangs vien- nent en altérer les signes caractéristiques pour enfin reconstituer, parfois après des siècles de vicissitudes, quelque nouvelle personne physique et morale domineront encore les qualités du plus robuste ou du mieux accompli des mariés.

Pour bien retracer l'influence géminée du miUeu et du temps sur les sociétés, il faut encore les observer sur place, après avoir connu leur passé. Et si la nature et l'histoire expliquent le présent, le gage de l'avenir des peuples des peuples jeunes surtout repose donc autant dans leur patrie que dans les œuvres de leurs ancêtres.

Ayant apprécié au premier chapitre de ce livre les différences qui caractérisent les grandes zones naturelles dont l'assemblage consti- tue le Canada, et retracé, au second, la genèse des éléments ethni- ques, leurs longs tâtonnements dans les domaines économiques et

78 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

administratifs, les résultats de leurs vaines luttes pour une prompte suprématie, la solution temporaire de leur antagonisme par le dua- lisme politique, essayons de fixer ici quelques-uns des traits sensibles et intellectuels de chacun des groupes nationaux, après en avoir supputé les forces numériques, les vertus sociales et les ambitions.

II

Aux régions atlantiques. Les trois petites provinces qui se par- tagent l'extrémité orientale du Canada colonisé ont un relief à la fois âpre et souriant, soit que l'on en parcoure les littoraux atlantiques partout sinistrement déchirés, ou les molles plages encerclant à demi le golfe de Saint-Laurent, que l'on aperçoive les pentes réjouies de l'île du Prince-Edouard, la longue vallée de l'AnnapoHs, la double série des vallons latéraux en Nouvelle-Ecosse, et des plus amples bassins du Nouveau-Brunswick encore pleins d'ombres forestières.

A ces pays calcaires injectés, surtout dans la péninsule, de quartz lourds du plus précieux des minéraux, à ces terres faciles qu'avoisi- nent les abondances marines, à ces croupes fatiguées recouvrant de puissants lits de houille, il manque du soleil; car la tiédeur des souf- fles méridionaux favorisés par le voisinage du Gulf Stream produit, au contact des vents du nord, une rapide condensation qui accroît la dose des pluies dont sont abreuvés toutes les régions maritimes.

Aussi les deux races contrastantes qui se trouvent ne peuvent- elles, malgré l'isolement, malgré la générosité de leur patrie, voiler tout à fait la tristesse et la mobilité de leurs sentiments. Mais ce manque d'aspirations définies ne conduit pas cependant à l'absence de caractère propre ; car il faut voir le déséquilibre qui persiste là, entre ces éléments nationaux.

La Nouvelle-Ecosse, ce finistère aux abords déchiquetés, au ciel souvent endeuillé, ce débarcadère de la civilisation au Nouveau- Monde reçut, ainsi qu'il convenait, des gens du littoral de France pour pionniers. Endurants et opiniâtres de leur nature, ils se sont bientôt faits au pays ; ils l'ont même façonné selon leurs besoins en élevant, contre la mer du Beaubassin, des barachois encore solides. Après un séjour d'un siècle et demi, les cent cinquante familles pionnières d'Acadie comptent seize mille individus assurés de leur subsistance.

Mais, bordant de toute sa longueur la route obligée du courant colonisateur anglais sur ce continent, l'Acadie ne tarda pas de deve- nir le domicile d'une autre race. Pendant un siècle et demi le bruit des armes s'ajoute aux grondements de la mer ; et, quand la Grande-

LES INFLUENCES GÉOGRAPHIQUES 79

Bretagne aura causé, en prélude à sa victoire sur tout ce qui est français en Amérique, l'inhumain dérangement des Acadiens du Grand-Pré, d'Annapolis, de Pobomcoup et de l'île de Saint-Jean (1755), pour placer les siens aux champs des bannis, ce sera l'élément écossais qui prévaudra, en changeant sans retard le nom de la con- trée. Cependant les exilés, bien réduits en nombre, reprennent bien- tôt le chemin de la patrie perdue. Quelques époux retrouvent leur compagne, quelques frères leurs sœurs et, lentement, se réédifiera, non loin de l'ancienne, une Acadie nouvelle. Ce retour des tom- beaux, cette renaissance sociale ne furent possibles qu'au souvenir obstiné d'une terre doucement triste, patiemment conquise sur la mer et la forêt, longtemps défendue contre l'envahisseur ; qu'à l'at- trait puissant d'une vie créatrice de beaux foyers, gardienne jalouse des traditions perpétuées par la langue et la foi des ancêtres. C'est sur la côte orientale du Nouveau-Brunswick d'à présent, depuis Shédiac jusqu'à la baie des Chaleurs que se fixa le plus considérable groupement de ces spoliés. D'autres s'établirent à Clare, baie de Fundy, à l'île Madame, sur les bords du Canso, sur les rives boisées de la Madawaska ; enfin les seigneuries avoisinant Montréal donnent asile à ces proscrits qui y fondent même des paroisses entières.

Demeurés volontairement dans l'ombre et longtemps ignorés des pouvoirs pubHcs afin de parer à leur faiblesse numérique, ces Acadiens que la nature de leur colonisation, la pureté de leurs mœurs avaient faits simples autant que forts et secourus en cela par l'Église de Québec depuis leur rapatriement, ces Acadiens s'adonnent à la pêche et s'emparent du sol. Mais, à moins de rester sous l'empire des populations anglo-saxonnes les ont réduits les événements, ces Acadiens devaient compter leurs hommes instruits qui les repré- senteraient surtout aux assemblées du peuple.

C'est en efl"et de la fondation de leur première école d'éducation secondaire (1864) que date l'influence de l'élément francophone au Nouveau-Brunswick et la reconstitution de la nationalité acadien- ne (1). Par l'établissement prochain de la Confédération, les Aca- diens cessent d'être isolés, car ils trouvent dans le Québec, centre d'action française, et dans les divers autres groupements épars du Dominion ayant avec eux la communauté d'origine, de foi et d'idio- me, un puissant appui moral.

(1) MM. Desrosiers et Fournet, La Race Française en Amérique, Montréal 1910, ch. VII.

80 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

III

Les populations néo-écossaises de langue anglaise retracent leur origine parmi un petit nombre de Loyalists venus avant comme après 1776 des colonies en révolte qui ont fait les États-Unis, mais surtout chez des paysans d'Ecosse, highlanders et lowlanders, arrivés dès la fin du dix-huitième siècle, auxquels se sont ajoutés, vers 1850, des ^ens de l'Irlande et du Hanovre. Le flot hétérogène d'émigrants qu'a reçu le Dominion au cours des soixante dernières années n'a pas sensiblement modifié cette composition.

L'activité de cet élément primordial le plus utilitaire, le plus énergique de tous les Celtes, et qui a su entraîner ici les autres popu- lations à sa suite s'est manifestée d'abord par le déboisement inten- sif de la péninsule au profit de la marine britannique surtout, et ensuite par l'exploitation minière : la houille (1) à Sydney, à Pictou, en Cumberland, et l'or (2) dans toute la région méridionale.

Parce qu'elle est en quelque sorte un bras tendu de l'Amérique vers la Grande-Bretagne, cette province fut la première à recevoir les institutions représentatives (1758). Là, l'esprit des coloniaux s'est incessamment modifié au gré des concessions métropolitaines jusqu'à ce qu'en 1848 la Nouvelle-Ecosse reçût l'avantage de se gouverner par un ministère responsable. C'est en effet de cette fille aînée de la Mother of Parliaments, c'est d'HaUfax, riche capitale bâtie par la marine britannique, d'Halifax, serre du parlementarisme au Nouveau-Monde, que sortira le projet d'unir économiquement, toutes les possessions anglaises de l'Amérique du Nord.

Isolées comme le pays, les conceptions politiques y sont restées telles qu'elles étaient en 1867 (3). L'on y comprend toujours les avantages du hen fédéral, la source de cette foi gisant encore dans le bénéfice immédiat qu'en a tiré la péninsule, et du calme qui dure et durera entre les deux masses sociales : l'une façonnée selon l'esprit écossais, l'autre bien acadienne (4). Mais parce que le parlementa- risme ne suffit pas à garantir l'existence progressive d'une société,

(1) Dès 1882 on extrayait de la Nouvelle-Ecosse un million de tonnes de houille, production qui s'est sextuplée pour absorber aujourd'hui le labeur de 20,000 hommes et représenter en droits prélevés par l'administration provinciale, . un bon tiers de son revenu. En 1910 : 616,900 sur 1,783,400 piastres.

(2) Les assises aurifères de la Nouvelle-Ecosse sont une superposition de plissements en forme de selle, de profondeur considérable, ressemblant par leur structure aux gîtes si productifs du Victoria et de la Nouvelle-Galles-du-Sud.

(3) M. Henri Bourassa, Le Devoir, 7 septembre 1910.

(4) La Nouvelle-Ecosse ne compte encore que 60,000 francophones sur une population de 465,000.

LES INFLUENCES GÉOGRAPHIQUES 81

fût-elle comme celle-ci, jalousement séquestrée par la nature, il faut voir l'emprise exercée par l'activité commerciale des États-Unis sur l'âme néo-écossaise, pour comprendre le tourment qu'elle endure : elle se débat entre un vif désir de sécession et sa déférence invétérée des traditions, des lois britanniques. Ce n'est pas en vain que Syd- ney, Halifax, Yarmouth et Digby entretiennent d'assidues relations d'affaires avec Portland, Boston et New- York. Déjà, bien que la législation scolaire n'ait pas été modifiée, les programmes d'enseigne- ment trahissent-ils l'engouement néo-écossais pour les idées améri- caines.

IV

Une seule vallée rattache le rectangle du Nouveau-Brunswick au Canada intense, tandis qu'un fleuve abondant coule vers le sud se concentre, à sa bouche, dans la ville de St John et dans les havres de la Fundy, une vie industrielle et maritime jamais interrompue.

C'est surtout que réside le vieil esprit autoritaire et toujours vi- vace des Loyalists. Il a contribué plus que la minceur de l'isthme de Chignecto à séparer, dès 1785, cette province de la Nova-Scotia. La générosité du sol n'influant qu'indirectement sur les populations urbaines, tous ces gens gardent encore l'étroite, anguleuse et sèche figure, le verbe dur et bref qu'avaient leurs ancêtres, scandalisés de l'émancipation américaine. Devenus sans peine les possesseurs du sol, ils détiennent encore la fortune et témoignent leur amour de la justice en persistant à nier les droits des cathohques à l'enseignement confessionnel.

Entre cet élément loyaUste et les francophones se pose l'Irlandais, agressif ici comme ailleurs et concentrant ses efforts d'assimilation sur ses coreligionnaires les Acadiens, en tâchant de leur imposer une formation anglaise à l'école. Malgré l'identité de leur malheureuse histoire, ces deux minorités restent des rivales : la ruse de l'une à propager l'influence de l'anglais n'a d'égal que l'opiniâtreté de l'autre à garder vivaces ses traditions locales, sa foi, son individualité enfin, j^

Mais ici un simple fait annonce déjà la solution au problème des races : la valeur sociale de ce qui s'appelle un Acadien. Demeurés pendant trois siècles en contact intime avec le sol et fréquemment aguerris aux dangers de la mer, qu'ils aiment pour ses périls, ses profits hasardeux, ces hommes de Saintonge, et d'Armorique revenus d'exil, ont reformé leurs rangs et retrouvé leur individualité dans la soUtude, loin des antagonistes. Des dix-huit mille Acadiens de 1754, six mille sont morts ou disparus pendant la tourmente ; un

6 605 B

82 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

nombre à peu près égal fut dispersé en divers pays, surtout au Cana- da et en Louisiane. Le dernier tiers échappé aux proscripteurs ga- gna des retraites ignorées pour devenir la souche des groupements actuels (1). D'abord plutôt lent, leur accroissement s'est fait prodi- gieux (2) au réveil de l'instinct colonisateur qui coïncide chez eux avec l'inauguration des chemins de fer. Les deux types anglo- saxons et de celte celui-ci surtout qui, n'ayant pu prendre racine, gagne graduellement les villes s'effacent devant ce robuste défri- cheur que ne rebute aucun pénible labeur et qui a déjà ouvert tout ce que le Nouveau-Brunswick supérieur contient de champs cultivés.

En dépit du fléau de l'expatriement qui ne cesse de les affaiblir comme leurs voisins au profit des États-Unis, en dépit de la vive attraction pour la pêche car c'est beaucoup le capital anglais ou américain qui les retient sur le golfe, et s'il n'arrive de nouvel élé- ment de population qui déroute les calculs d'aujourd'hui, un demi siècle ne se passera pas avant que les Acadiens prévalent en nombre comme en fortune dans le Nouveau-Brunswick et la petite province insulaire, tandis qu'il faudra aussi compter avec eux dans la pres- qu'île, où ils représentent déjà le huitième de la population. Des régions supérieures du Nouveau-Brunswick s'achemine, en longeant la côte, une masse toute francophone qui franchira l'isthme pour se souder aux noyaux encore isolés de l'Antigonish, du Digby, du Yar- mouth, du Richmond et d'Arichat. Réoccupant alors avec la même foi, le même idiome, ces campagnes généreuses, ces joyeux villages que leurs aïeux ont tant aimés, et, recoiffant le gentil bonnet d'Évan- géline, ils lutteront pour la suprématie après avoir si fermement résisté pour la survivance.

S'il y a plus que jamais des Acadiens, l'histoire encore brève de l'élément anglophone nous le montre doué des meilleures qualités. Aussi, le grand nombre d'hommes publics remarquables, des deux langues, qu'a produits la péninsule, n'échappe-t-il à personne. L'âpre et vigoureuse atmosphère du voisinage de l'océan développe merveilleusement l'énergie, et il semble, que c'est à la mer rasséré- nante qu'il faut attribuer beaucoup de cette supériorité des Easter- men.

Au point de vue politique il importe maintenant que le trio mariti- me conserve la part d'influence dont il jouissait depuis 1867, mais que l'expatriement au profit des États-Unis et le peuplement intense

(1) Rameau de Saint-Père, Une colonie'féodaîe en Amérique,intro(\., p. XXVIII.

(2) L'Église de Québec comptait 1,265 Acadiens en 1765, 8,000 en 1803, 11,000 en 1812, 80,000 en 1881.

LES INFLUENCES GÉOGRAPHIQUES 83

du Canada central lui ont récemment enlevée (1). La solution de ce problème qui intéresse immédiatement l'unité canadienne ne réside pas dans une fusion des races d'ailleurs impossible, mais elle appartient au domaine économique et paraît se résumer dans cette formule : restituer à l'agriculture beaucoup de ses énergies que lui soustraient les mines néo-écossaises, les forêts du Nouveau-Bruns- wick et la pêche sur toutes les côtes (2).

Au Québec. Des austères et brumeux rivages du golfe au lac Témiscamingue, de la chaîne des ballons alléghaniens jusque loin derrière les vétustés Laurentides, au-delà de l'arène alluviale du lac Saint-Jean, d'une ceinture forestière pleine d'eaux mugissantes, et des champs minéralisés du Chibogamo et de l'Abitibi d'où les rivières coulent vers le nord mystérieux, se déroule le domaine politique du Québec. Une géante avenue fluviale née au milieu même du continent recueille, après avoir rattaché une série de grands lacs, les eaux d'un bassin de trois cent mille milles, en s'ouvrant sur la mer.

C'est aux bords de ce Saint-Laurent, portique du Nouveau-Monde, qu'au début du dix-septième siècle s'étabht, pour y vivre à demeure, un vigoureux rameau de la race française dont les vertus, plus que la valeur des institutions sociales l'ont amené, avons-nous déjà vu, non seulement à occuper les deux fécondes bandes laurentiennes, mais à imposer la civilisation et l'amour de la France sur une bonne moitié de l'Amérique septentrionale.

A peine ces pionniers ont-ils jalonné de défrichements la riche assiette de leur patrie d'élection, d'où croîtra bientôt toute une mois- son de paroisses, qu'ils pénètrent, par chacun de ces nombreux et grands chemins qui marchent, au-delà des Grands-Lacs, dans la vallée mississipienne, jusqu'en Louisiane, pour y jouer encore le rôle de pre- miers occupants ; qu'ils disputent aux marchands anglais les rivages glacés de l'Hudson et les brumes de Terre-Neuve ; qu'ils ruinent, avec leurs frères acadiens et les fidèles Abénakis, les menaçants comptoirs néo-anglais aux côtes ravinées du Maine ; qu'ils reculent jusqu'aux flancs des Rocheuses les bornes de l'inconnu, et qu'enfin, impuissants à maintenir davantage, contre un antagoniste vingt fois supérieur en nombre, le prestige français qui semblait reposer sur eux

(1) Parties en 1871 avec 782,285 habitants et 43 députés, ces trois petites provinces n'en comptent plus que 30 pour représenter leur population de 937,955 habitants.

(2) M. Henri Bourassa, Le Devoir, 7 septembre 1910.

84 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

seuls au Nouveau-Monde, ils tombent cruellement terrassés, mais non vaincus !

De ces immenses territoires dont la possession fut, en témoignage de leur valeur, si âprement disputée pendant un long siècle, il ne reste plus au Canadien que juste ce qu'il en a labouré ; son œil en mesure la largeur : des rives laurentiennes aux premiers contreforts, à la forêt dense et prochaine le champ d'un écho... Au combat deux fois séculaire contre la barbarie et la race rivale, maintenant chez elle succède le combat pour survivre avec ce que l'homme a de plus cher après sa foi rehgieuse. Si le seigneur, qui aida si puissam- ment à la création des foyers est parti, reste le prêtre, lui, incapable de pactiser avec un maître protestant. Il gardera les siens toujours fidèles à la terre qui les a déjà si généreusement nationalisés ; il acti- vera encore, aux diverses phases du régime britannique, la colonisa- tion des régions incultes, non seulement au Québec, mais sur tous les points du continent vit le Franco-Canadien.

VI

C'est surtout une parfaite convenance de la nature laurentienne au sens de la vie agricole, aux solides institutions sociales transplantés ici par seulement quelques centaines de familles les plus robustes et les plus morales du nord de la France, qu'est née l'âme franco-cana- dienne, aujourd'hui plus que jamais douée des trois qualités essen- tielles à l'existence d'un peuple homogène : unité de foi, communauté d'idiome et convergence d'aspirations.

Quelques décades avant la conquête on voyait les habitants de la Nouvelle-France massés comme sur une longue rue, aux bords du puissant et commode Saint-Laurent. Les fermes que le seigneur a fait arpenter sont des rectangles étroits, d'une contenance rarement inférieure à quatre-vingt-dix arpents, et dont le côté long est dirigé vers l'intérieur. A ce rang de fermes juxtaposées, présentant leur front de trois arpents au fleuve en suivant tous ses méandres, sont venus s'ajouter, au fur et à mesure du peuplement, d'autres rangs parallèles au premier, ouverts par des chemins du roi qu'à intervalles réguliers des côtes rattachent aux anciennes routes. Ces commence- ments furent identiques par toute la colonie. quelque rivière conflue au Saint-Laurent, le seigneur entreprend de concéder son fief ; il y bâtit son manoir, grande maison crépie, toute blanche, sans meurtrières ni donjons, mais avoisinée d'une chapelle et d'un moulin protégés d'une pahssade de pieux si l'on craint l'incursion des Iro- quois. Bientôt les censitaires construisent une égUse d'architec-

LES INFLUENCES GÉOGRAPHIQUES 85

ture ou gothique ou romane élançant, à son fronton regardant le fleuve, un clair et hardi clocher que surmonte le coq gaulois. Plus tard surgissent le presbytère, les magasins, l'auberge, les ateliers, puis l'école qui a son édifice dès qu'elle sort de la maison du curé. On remarque, à l'église, le banc de V œuvre mis en travers, orné d'un grand crucifix et de deux chandeliers d'argent ; sur la place parois- siale, la tribune l'on fait des criées publiques, les ventes pour les âmes ; dans chacun des rangs, des calvaires géants, élevés de mille en mille, protègent de leurs bras sacrés, routes, moissons et foyers.

Telle fut la genèse, telle est encore la physionomie des vieilles pa- roisses dont sortirent dix générations pour occuper des terres nou- velles et créer, de proche en proche, à travers les vicissitudes du temps, d'autres cellules de vie nationale et catholique, jusqu'à relier deux fiefs, jusqu'à étendre la profondeur des champs cultivés sur tout le bassin immédiat du Saint-Laurent. Aujourd'hui encore, bien que le mode d'appropriation du sol ait changé, bien que les groupements de population se fassent plutôt le long des voies ferrées, aucun éta- blissement agricole translaurentien ne grandit sans avoir son centre paroissial. Ici sera l'église, se dit le colon pionnier ; ici, avec les miens, je vivrai une vie intimement pareille à celle de nos pères.

VII

L'obligation imposée aux seigneurs de concéder graduellement leurs domaines, et la logique reconnaissance de la paroisse comme une personne civile, ce qui achevait de subordonner le fief à cette paroisse, ne gardaient ainsi à l'institution féodale que ce qu'elle contient de plus socialement créateur. Et encore le soutien matériel de l'Église à la charge des censitaires, qui en confient par élection la gérance à un conseil de fabrique, est un germe essentiellement dé- mocratique. Aussi, au miUeu du dix-neuvième siècle, ce conseil ser- vira de modèle à deux autres organismes paroissiaux : la municipalité scolaire, commissaires et curé s'entendent pour consacrer le prin- cipe des droits comme des obligations des parents en matière d'édu- cation, puis la corporation municipale qui, trouvant son domaine de juridiction tout marqué, achèvera de rendre la paroisse une minia- ture d'État, en socialisant l'emploi de taxes prélevées par un corps d'élus au vote des contribuables.

De l'originelle paroisse sortirent des députés qui surent enseigner aux nouvelles populations britanniques l'usage du régime représen- tatif et introduire dans la constitution qui s'élaborait, les germes des saines Ubertés qu'elle a mission de garantir : égalité de représenta-

86 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

tion pour les deux races, respect de leurs croyances religieuses et droits du peuple d'élire ses législateurs, comme de voter les impôts par ses mandataires. Et l'ambiance de ces petits conseils représen- tatifs continue de produire des hommes initiés à tous les intérêts de la communauté, ce que commande la vie parlementaire (1).

VIII

A ce foyer de la paroisse, créateur de traditions régionales, cellule de pensée latine, gardien vigilant de vie catholique, secret de résis- tance àla conquête morale, /'/ia6i7an/ s'estcommefédéré ausol, et son caractère ethnique s'est développé en s'individualisant. De ce petit monde dont le pôle est un clocher d'argent, le Bas-Canadien a vu sans crainte passer devant lui l'envahissement étranger. En efïet, que reste-t-il aujourd'hui des implantations du conquérant, au lende- main de la cession, sur des terres alors vacantes du pays laurentien ? Qu'est devenue cette grande seigneurie écossaise de Murray, ouverte en 1764 par le licenciement des montagnards, en aval de Québec ? Quel fut le sort des noyaux celtiques du Lynster, des burgs de l'Ar- genteuil ; et surtout qu'advient-il des cantons de l'Est ? cette vaste zone des Eastern Townships ouverte par les Loyalists, si jalousement réservée par les premiers gouverneurs à l'influence anglo-saxonne et protestante, afin d'élever comme une infranchissable barrière à l'expansion des fils du Saint-Laurent vers le sud. Au Charlevoix des noms gaéUques, mais de facture bien française, rappellent seuls aujourd'hui le souvenir des industrieux highlanders ; ce qui dure, après un demi siècle, des familles irlandaises dans la région de Rawdon se désagrège vite devant la fascination qu'exercent les villes sur le Celte rêveur ; chaque année une paroisse québécoise s'ouvre sur les townships donnés en libre et commun soccage aux fiers royalistes de 1797 et d'après ; leurs rejetons gagnent les provin- ces de l'hinterland, avec l'espoir de se trouver pour toujours en pays anglophone, cédant ainsi leur place à de plus aptes à la vie lauren- tienne, à ceux que la terre conduit, en les remplissant d'amour et de force, à sa pacifique et durable conquête.

(1) ï Les Canadiens-Français sont... plus rigoureusement parlementaires que les Anglais, et jamais, à aucune période de l'existence et des fortunes si mouve- mentées du Canada, les hommes d'État canadiens-français n'ont fait défaut à l'œuvre publique ; mais ils ont sans cesse demandé à leurs associés une part égale d'activité dans la création des traditions représentatives, de ce qui est l'essence même de l'histoire constitutionnelle du pays... Le commencement dans les privilèges dont la colonie jouit à cette heure, c'est à cet élément français que l'Angleterre le doit ». Discours prononcé à Londres, le 8 juillet 1875, par lord Dufîerin gouverneur-général du Canada (1872-1878).

LES INFLUENCES GÉOGRAPHIQUES 87

IX

Comme l'âme nationale et comme le sang, la langue des Franco- Canadiens s'est gardée exempte d'alliage : on la parle avec la même pureté, à l'exclusion de tout idiome local, du golfe de Gaspé aux sources de l'Ottawa. Cette conservation tient sans doute beaucoup de l'époque traditionaliste à laquelle se fit l'émigration, mais plus encore aux ardents foyers de culture, séminaires et pensionnats, la jeunesse reçut, dès le dix-septième, une instruction puisée dans des livres d'outre-mer, et qui allait raviver jusque chez les plus humbles familles, le beau parler de France.

Toutefois, cette langue se ressent des ambiances naturelles et morales du pays. Si, par le fond, la parlure québécoise demeure bien française surtout française du dix-septième, avec ses mots mainte- nant désuètes chez l'ancienne mère-patrie avec ses locutions d'une archaïque saveur comme étudier pour se faire prêtre, hormis que ce soit trop désamain, ains seulement, tant seulement, elle s'est enrichie de canadianismes que lui ont prodigués la si individuelle nature améri- caine; l'industrie dans les villes surtout, la vie parlementaire et les autres institutions britanniques l'ont déjà fatalement imprégnée de mots, d'expressions qu'il lui est maintenant difficile de récuser.

Simple dans sa construction, mais fécond en tropes, en métapho- res, le verbe laurentien se prononce ouvert, fortement scandé, agré- menté même de quelques accents circonflexes en trop ; ses syllabes élargies ont perdu de leur musique en se faisant ainsi plus nettes et plus amples, ce qui fait que, Laurentiens et gens de France doivent, au début, se prêter une oreille attentive : l'accent est déplacé.

Conservée à peu près intacte, parlée sans patois, identique non seulement au Québec, mais en quelque lieu que nous la trouvions sur le continent -7- ce dont ne peut s'enorgueillir l' Anglo-Canadien, cette langue des pionniers paraît cependant destinée à s'éloigner plus en plus du français moderne. A l'accent déjà renouvelé au respir de la terre nationale s'ajoutent des noms, des verbes nouveaux demandant leur droit de cité signe indubitable d'une évolution vers une autre langue néo-latine.

Si déjà l'individuel milieu physique du Nouveau-Monde et, à un degré peut-être égal, la présence d'une nation sœur qui impose par- tout ses institutions populaires, ont influé sensiblement sur la langue et l'esprit public des Franco-Canadiens, plus considérables encore sont les différenciations exercées par la seule nature sur la complexion et sur ce que l'homme moral a de plus intime, chez un peuple comp-

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tant jusqu'à dix générations pétries de la terre qui fut et demeure essentiellement son lot. Qui veut donc voir, en marge de l'unité nationale créée, alimentée et préservée dans le champ clos du vigou- reux organisme paroissial, cette grande diversité de l'âme québécoise, n'a qu'à parcourir la province.

X

En Gaspésie les âmes sont pleines d'une inquiète mélancolie, pri- sonnières qu'elles sont sur un étroit littoral, entre la mer formidable, râlant ses éternels ressacs, et les prochains escarpements calcaires de l'intérieur que les brumes, les pluies cinglantes du large ont revê- tus de bois sombres. Cet effroi qu'inspire une rude nature, cet isole- ment que les voyages rapides restent impuissants à diminuer, n'ont encore enfanté rien de marquant ; mais on ne saurait refuser aux ro- bustes pêcheurs de ces côtes, pétris dans le phosphore, la soude et l'iode, l'énergie persévérante, le culte des traditions des traditions chrétiennes surtout, vivaces malgré la pesante solitude naguère misérable.

Circonscrit par cette mer qui doit participer de plus en plus à nour- rir la terre et qui a jusque maintenant absorbé tant de vies gaspé- siennes, ce pays manque encore d'agriculteurs. Ses vallons du centre, les pentes ensoleillées de la baie des Chaleurs sont capables de fixer des milliers de familles en les rendant d'autant plus prospères et indépendantes qu'elles préféreront la charrue à la barque. Il importe qu'à Port-Daniel, Grand-Pabos, Rivière-Claude, Cap-Chat, Sainte-Félicité, Matane et Petit-Métis, l'on dépend surtout de la grande marâtre, répondent des foyers agricoles qui garderont le pédoncule gaspésien à ses pionniers ; car une ville maritime ne tarde- ra pas de se fonder, pour le trafic d'hiver, soit au bassin de Gaspé, soit à la baie des Chaleurs (1).

Le fleuve la mer, comme disent ses riverains garde longtemps un aspect de sereine grandeur ; mais on rit déjà plus que l'on pleure au Bic, aux Trois-Pistoles, à la Rivière-du-Loup, car la côte nord, maintenant visible, se pare de blanches maisons, des îles de végéta- tion semblent diminuer la largeur de l'estuaire, des terrasses recueil- lent autant de soleil que de fraîcheur, et, derrière la profondeur de deux ou trois paroisses, commencent les bois giboyeux du Maine.

(1) Par sa position géographique la péninsule est destinée à contenir un ter- minus de la navigation océanique d'hiver, vu que le trajet, de Liverpool à Montréal via Gaspé, est de 500 milles plus court que via St. John ou Halifax les deux seuls ports qui soient maintenant utiUsés pour le commerce de transit entre l'Europe et le Canada, de décembre à la mi-avril.

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Ignorant la gloire passagère de son commerce au seizième siècle, mais confiante dans la valeur de son port profond, Tadoussac médite, blottie derrière les portes sourcilleuses du Saguenay, cet affreux et sombre couloir qui débouche sur l'arène argileuse du lac Saint-Jean. A ce royaume des céréales, des baies savoureuses et du bois résineux, ouvert depuis soixante-dix ans aux éléments prolixes des plus vieilles paroisses laurentieunes, se manifestent la vocation pour l'agriculture, le talent industriel, sans rien amoindrir de la joyeuse endurance ni du caractère processif de ces latins boréaux, les Franco-Canadiens. Il importe que, dans leur isolement, leur soif de justice, leurs jalousies de clochers ne les empêchent de faire ample provision d'énergies et ne les distraient de la tâche qui leur est assi- gnée : s'étendre d'abord vers l'ouest, afin de participer à l'occupa- tion de la grande plaine qui va des confreforts des Laurentides à la baie James.

XI

Revenus au fleuve, les îles accroissent leurs dimensions et, variant de forme, se multiplient à mesure que l'on pénètre le pays, la scène se transfigure aux approches de Québec. Sur toute l'île d'Orléans et les deux côtes qui la regardent de haut, la dépendance de l'homme vis-à-vis du cadre régional se traduit par la fortune des belles moissons et des pêches faciles ; par l'hilarité des ciels bleu pro- fonds, subitement ensoleillés, alternant aux colères du nordais et des longues poudreries hiémales. Ici l'endurance et la félicité logent dans des maisons à la fois grandes et solides.

Mais voici que les vastes proportions ne résistent plus dans l'en- caissement de grandes eaux par des côtes énormes, quasi sauvages, comme à l'estuaire, car les montagnes s'écartent d'un coup : au nord pour rester visibles du fleuve, dans l'air limpide, à trente milles, à cinquante milles, tandis que les Alléghanys, obliquant vers le sud, s'effacent pour aller coïncider avec la frontière, en courant aux lacs Memphrémagog et de Champlain s'ouvre une large porte sur les États-Unis. D'en haut, dévalent furieux les plus considérables af- fluents, venus de loin derrière la chaîne qui leur ouvre ses brèches granitiques, pour laisser ravager les argiles et les sables répandus entre ces vétustés montagnes et le fleuve. Au midi, à partir de la grondante Chaudière, ce petit Nil qui noie chaque printemps les sillons Umoneux de ses bords, les tributaires se font tous nonchalants et reposés, en abreuvant de grasses prairies ; cependant, aux vallons cambriens de l'extrême sud, où, recueillies des montagnes, les eaux

90 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

rapides ont quelque peu creusé leur lit dans un sol friable et léger, elles ruissellent sur le calcaire.

De tout ce bassin, Québec est le portail, comme elle en fut l'âme des commencements colonisateurs. Hardiment campée sur son gris rocher d'ardoise, l'ancienne capitale du vieux régime livre dans son seul profil l'acte de sa naissance, raconte à tout venant sa dramatique histoire et symbolise toujours le sort de la race française en Amérique, pour en être resté longtemps le centre le plus agissant. Bien qu'elle fût pendant près d'un siècle le siège des gouverneurs anglais qui lui infligèrent la réfection de sa forteresse et de ses murs, Québec de- meure profondément traditionaliste ; aussi, quelle aménité, quelle fierté sans mélange ses habitants ne cessent-ils d'entretenir avec un respect sacré de l'état présent 1 Avant que Montréal ait acquis sa récente individualité le phare québécois fut actif autant que vigilant. De cette Athènes américaine il est déjà sorti plus d'héroïsme militaire et de dévouements apostoliques, de conceptions parlementaires et de pensées nationales, de poésie et de science écrites que de tout le reste de la terre canadienne. Qu'ici les pierres gardent leurs voix pour témoigner des tragiques scènes qu'elles ont vues, les bouches leur léger grasseyement, au terme du pays maritime, les âmes leur assurance à contempler si grand de la patrie laurentienne et la race y verra toujours son boulevard.

XII

Avec le calme de la plaine les muscles s'amincissent, la rudesse faciale diminue et l'esprit s'aiguise, car les champs faciles, intensé- ment cultivés, laissent moins d'émotions vives qu'au sahn et gi- boyeux estuaire d'aval. C'est la zone des cellules paroissiales inces- samment fécondes et de croissance mesurée, le manoir seigneurial a vu surgir un village, ce village est devenu le chef-Ueu du comté, l'école paroissiale le collège classique et, parfois la cure l'évêché. Le type en est Nicolet, si fière de son foyer d'instruction déjà plus que centenaire.

Si les paroisses de la rive gauche, orgueilleuses de leurs générations de caboteurs, n'ont encore pu déverser le trop-plein de leur sève derrière la chaîne qui barre l'horizon jusqu'à la Saint-Maurice, les groupes de la droite se sont répandus à travers les bois francs jus- qu'aux confins des cantons anglophones, ou l'activité franco-cana- dienne s'est d'abord appUquée à l'agriculture, puis aux mines et à l'industrie. En lavant les sables aurifères de la Beauce, en éclatant les rochers d'amiante du Mégantic et les marbres du Compton on est

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devenu plus positif qu'aux bords tranquilles du Saint-Laurent ; mais le joyeux amour de la terre agricole persiste, grâce à la généro- sité des sillons, des érablières et des pâturages, ceux-ci encore trop vastes pour que l'on y redoute la dent dévastatrice du mouton.

Le gage d'avenir, en présence de ce qui reste ici d' Anglo-Cana- diens, réside dans une fidélité à cette carrière, mère de toutes les autres et qui assure de la souveraineté nationale. Déjà Sherbrooke, reine de cette région, et ses émules industriels se font plus québécois que loyalistes, à mesure que la campagne passe aux si laborieux et prolixes Franco-Canadiens.

XIII

Fondée avant Ville-Marie, soit au début de la période héroïque, Trois-Rivières, bientôt délaissée, garde, avec une grande pureté de langue, l'esprit sain et robuste des commencements. Son rôle d'ap- pui, de relais sur la route longtemps dangereuse qu'elle avait mission de protéger pour la foi et le commerce, l'a rendue féconde en voya- geurs comme en apôtres de la foi, qui suffisent à la gloire trifluvienne. A mi-chemin entre Québec et Montréal, au confluent de grandes eaux profondes, au seuil d'une trouée facile à travers les Lauren- tides, au déboisement de laquelle son énergie s'est d'abord dévolue en élevant le courage jusqu'à la témérité, Trois-Rivières traditiona- liste grandit pleine de promesses. Son activité industrielle pourvue encore par des gîtes de fer, des forces hydrauliques à Grand'Mère et à Shawinigan, des forêts de conifères maintenant reculées, annon- cent la métropole, dont elle aspire à partager l'activité commerciale. Sa tâche est autant de créer un exutoire commode aux centi-es indus- triels naissants de la Saint-Maurice, que d'alimenter toute la région agricole de la Matavinie dont elle commande l'entrée.

XIV

Le pays triangulaire traversé par l'Yamaska, le Richelieu, la Châteauguay, et qui se déroule jusqu'au border du sud garde son horizon à fleur de terre. Souvent de ses guérets, de ses prés pleins de soleil, les bestiaux ruminent à l'ombre des ormes et des aubé- pines, où les céréales se dorent au chant de la cigale, l'habitant peut compter autant de clochers qu'il a de doigts. Cette monotonie du ciel serait fatale, si des pics de basalte, restes de volcans à jamais en- dormis, ne surgissaient ici et de la couche d'argile s'enlise leur base. Parce que l'on vit heureux pour si peu de peine, l'orgueil de chacun ne s'étend qu'à sa maison de brique rose, qu'à son jardin

92 TERRES KT PEUPLES DU CANADA

fleuri, qu'à sa blanche ferme, qu'à sa propre paroisse. Ce que l'âme franco-canadienne compte d'idéalisme s'est vite manifesté dans cette aisance, par la multiplication des foyers d'enseignement toujours féconds en esprits positifs. Mais devant tant de félicité le souvenir des violents combats politiques d'il y a moins d'un siècle s'efïace aux bords du somnolent Richelieu. Cependant à sa bouche, Sorel, que le sans-gêne britannique appela William-Henry, a repris courageusement son nom, tandis qu'aux berges du fleuve, Verchères s'endort dans sa gloire : c'est bien assez pour elle d'avoir produit Madeleine, cette adolescente dont la bravoure sauva le village de la fureur iroquoise. Il faut atteindre le bout de cet ophir de l'agri- culture, sur la pointe frontière, pour retrouver de l'énergie nationale en action : l'industrieuse Valleyfield a conscience du voisinage anglo- phone, et son conseil municipal s'appelle toujours, en dépit d'une sanction statuaire, Salaberry-de-Valleyfield.

XV

Montréal, ce pôle attractif non seulement du vieux Canada, mais aussi de la majeure partie du versant atlantique, grandit toujours en restant, malgré la distraction qu'apporte l'or anglo-saxon, fidèle aux chrétiens motifs qui présidèrent à sa clairvoyante fondation : elle atteste qu'aux climats du nord le clair génie latin s'accommode heureusement de l'utilitaire et pesante vie moderne.

Le poste commercial de la place Royale, choisi par Maisonneuve, regardant le port, est resté le centre du trafic. Auprès de l'étable, logèrent les recluses de Jeanne Mance, ont surgi cent hôpitaux, hospices et couvents. Autour de la première chapelle, des lucioles faisaient office de lampions devant le Tabernacle, s'est levée toute une floraison de vastes églises dont la splendeur réussit à faire oublier la nouveauté.

Cette agglomération de six cent mille âmes présente surtout un abrégé de la situation des deux races du Canada, en résumant leurs rapports sociaux. Sans se séparer avec répulsion comme aux villes suisses, les deux nationalités habitent des quartiers qui leur sont propres. L'est, surtout francophone, regarde Québec, tandis que l'ouest, largement anglophone, est tourné vers Toronto et le centre continental pullule tout un monde anglo-saxon. En bordure et au voisinage immédiat de la place d'Armes dont le centre contient le bronze du fondateur de Ville-Marie, se groupent des édifices symbolisant les plus notables facteurs de la métropole : Notre-Dame, église mère de 60 paroisses catholiques, les banques, le grand com-

LES INFLUENCES GÉOGRAPHIQUES 93

merce, les institutions mutualistes, les journaux des deux éléments et les bureaux des services d'utilité publique, ces derniers encore surtout anglais. Ce noyau d'une ville monstre, servie par la con- vergence de routes fluviales et continentales, a recruté sa population à même tout le Canada français et retenu au passage un peu de toutes les catégories d'Anglo-Saxons et d'étrangers. Au centre de régions diverses, Montréal est bâtie de matériaux variés de nature et de provenance ; sa physionomie est une collection de physionomies : on y a mis à contribution le basalte de son mont Royal, le conifère des forêts du nord, la brique de Laprairie, le granit des Laurentides, le calcaire de Batiscan et le marbre du Vermont.

Jusqu'hier absorbé dans un labeur qui donne la puissance écono- mique, et d'autant plus actif que le climat septentrional rend l'orga- nisation d'une ville fort dispendieuse, l'esprit montréalais surnage à peine des préoccupations matérielles. Et parce que Montréal étend au loin l'axe de son influence commerciale sur les États-Unis, le sens épicurien de la vie américaine, caractérisé surtout par l'ab- sence de civisme, a ravagé son hôtel-de-ville. Ainsi distraite pour une heure de ses traditions et amenée proche de sa ruine, la ville, surtout française dans son administration, s'est cependant ressaisie et se retrempe à penser qu'elle est désormais à même de garder non seulement son rang de métropole, que lui assigne la géographie, mais encore de devenir un foyer de vigilance et d'action, donnant le mot d'ordre à tout ce qui est français en Amérique.

Montréal témoigne encore de cette résignation invétérée qui cour- be l'élément canadien-français devant la puissance financière de l'Anglo-Saxon, bien que les premiers comptent aujourd'hui avec eux la majorité de la population et de la propriété foncière (1).

XVI

Au-dessus du delta de Montréal le pays n'a pas plus d'un siècle ; et il se fait plus jeune encore à mesure que l'on remonte l'Ottawa. Des voyageurs venus des rives laurentiennes, qui ressentirent le vide de leur vie de salariés et ne purent résister à l'appel de la sainte agri- culture, se sont fixés aux bords de cette rivière dont l'ampleur rap- pelle le Saint-Laurent. Sans retard, le vieil esprit normand a fait

(1) La langue française, toujours en honneur dans la vie privée, n'a pas encore conquis la prépondérance qui lui est due au dehors. Combien de marchands et d'industriels, dont la clientèle est toute française, persistent à tenir enseigne anglaise. Il n'y a pas vingt ans, à l'hôtel-de-ville les livres pubhcs étaient vierges de français ; aujourd'hui encore cette langue de la majorité n'est pas employée comme il convient, dans chacun des services municipaux.

94 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

sienne la rénovation des méthodes culturales introduites par les Écossais, et il s'est retrempé en étendant la mosaïque des paroisses sur des espaces les roches roulées des champs morainiques alter- nent avec de profonds sols alluviaux. De Lanoraie seigneuriale on s'est élancé à Joliette la fière, de Saint-Eustache dolent à Saint- Jérôme querelleur. Et à ces deux portiques du nord répondent déjà parce qu'on a su enjamber d'arides vallons des tramées d'éta- blissements translaurentiens qui vivront demain de leur vie propre. Plus loin, sur l'Ottawa, d'autres petites villes comptent aussi leur arrière pays plus agricole qu'industriel, gris de la cendre des abatis, parfumé de l'odeur du pin et du mélèze, absorbé à son succès maté- riel et plein de l'ambitieuse endurance qui doit capter l'énergie fabu- leuse des chutes d'eau, tout en restant fidèle à la grande nourricière.

Enfin voici le Témiscamingue et sa reine, Ville-Marie, avoisinée de dômes qui ne sont, sous leur manteau de conifères, qu'un vaste champ cristallin veiné d'or, d'argent, de nickel, de cuivre et de fer.

XVII

En Ontario. Sur la péninsule ontarienne la vie des éléments ethniques reste soumise à de promptes variations, parce que ce do- maine présente d'autant moins de sécurité que son isolement est fictif. En raison du récent contact de ses habitants avec un sol qui n'a pu exercer encore sur elles d'influences profondes, les âmes natio- nales se ressentent plutôt de leur situation respective.

Les hardis coureurs de bois qui vinrent souvent faire la traite pelle- tière sur ce territoire des grandes chasses indigènes, en se moquant des ordonnances du roi de France et de ses gouverneurs ; les fils de S. François et de S. Ignace qui ambitionnèrent la conquête morale des Hurons-Algonquins en les réunissant en bourgades sédentaires sur les bords de la mer Douce (lac Huron), avaient tous pressenti, à la ruine complète de ces jeunes chrétientés par l'Iroquois, cette insé- curité des groupements humains. Et la colonisation française qui s'était portée à Pontchartrain, seigneurie du Détroit, en l'année 1700, laissa vacante cette contrée qui ne cessera de jouer le rôle de pays neutre, de tampon entre les forts de la société de l'Hudson et les établissements anglais du midi, même après que ces derniers, long- temps contenus entre la mer et les Apalaches eussent débordé à l'ouest de cette chaîne ce qui précipita la fin de la domination française en Amérique septentrionale.

Les premiers Européens qui firent leur patrie de l'Ontario furent ces sujets qui, trop fidèles à la couronne britannique pour accepter

LES INFLUENCES GÉOGRAPHIQUES 95

l'indépendance des treize colonies américaines, gagnèrent les pos- sessions du nord. Aux terres faciles, peu accidentées et librement choisies que reçoivent gratuitement ces bannis déjà initiés pour la plupart aux labeurs du défrichement, la mère-patrie joint des dons considérables d'instruments agricoles, des provisions de bouche et des pensions aux veuves et aux orphelins des victimes de la guerre de l'Indépendance. Ces pionniers, objet d'une si jalouse solUcitude, occupent le littoral immédiat du lac Ontario, en refusant sans retard de se joindre politiquement aux Bas-Canadiens, c'est-à-dire à des Français cathoUques. Et, tandis que tonnent les canons pour fêter Waterloo (1815), le licenciement en masse des armées encombre les vaisseaux d'émigrants anglais et hanovriens ; les terribles évictions d'Ecosse arrachent à leurs pauvres, maisbien aimées montagnes, des milliers d'Highlanders pour les transplanter en Nova Scotia et au périmètre des jeunes townships loyaUstes du Haut-Canada ; enfin, quand les troubles reUgieux, les crises terriennes qu'avaient suscités en Irlande les landlords anglais, les lois libertaires de Westminster et les longues famines, eurent couvert l'océan de tant de miséreux pros- crits, la province supérieure, comme les pays maritimes, en reçut des contingents dont la masse ne tarda pas de passer aux États-Unis, pendant qu'un reliquat, encore considérable, se fixa, selon l'instinct héréditaire, dans les villes ou sur les terres granitiques de l'est ex- trême et sur le pédoncule sud-ouest.

Tous ces sujets britanniques, de sources contrastantes, mais de- vant bientôt posséder l'unité de langue, et que des événements si divers venaient de réunir dans la province supérieure, en firent, par le nombre et la richesse (1), une impérieuse rivale du vieux Canada. Il convient toutefois de rappeler ici les avantages qu'a tirés l'Ontario d'événements administratifs antérieures à la Confédération et qui ne sont pas étrangers à l'aisance d'aujourd'hui. C'est d'abord le se- cours financier qu'aux termes de l'Acte d'Union (1841) le Québec apportait à sa voisine banqueroutière, puis la dot que reçurent ses naissantes corporations municipales, grâce à la vente des réserves terriennes dont avait joui l'Église Anglicane (1854).

Et ce peuple de presque deux miUions, qui semble posséder quiète- ment le littoral immédiat des Grands Lacs, est resté, comme le Qué- bécois, un groupement ethnique des plus homogènes.

(1) En 1851 le Haut-Canada comptait 82,699 individus nés en Angleterre et au pays de Galles, 75,811 nés en Ecosse, et 176,267 nés en Irlande.

96 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

XVIII

Pendant qu'au littoral canadien des méditerranées s'affermit la puissance d'une province anglo-celte, les fils de Vhabitant laurentien qui ont s'éloigner du vieux berceau devenu trop étroit et que le conquérant voulait charger en cercueil se sont faits bûcherons, flotteurs, nautonniers ; mais entendant l'appel de la terre pour eux irrésistible, ils viennent cultiver précisément les lieux qu'ils ont arro- sés de leurs sueurs d'engagés : des Deux-Montagnes au lac Supérieur. A cette pénétration par tout le nord s'ajoute le développement des vieilles seigneuries de Vaudreuil et le progrès d'un noyau migré de Détroit, aux premières années du dix-neuvième.

De la pointe que le Québec a conservée politiquement sur sa voisi- ne, la marche en avant des francophones reste d'autant plus opiniâ- tre que son champ d'expansion tout désigné est ce lambeau de granit, cette intrusion la plus méridionale du bouclier archéen, qui bride le Saint-Laurent pour multiplier ses sauts vis-à-vis la frontière du New- York. Ainsi que la lutte avait été bien âpre pour conquérir sur la nature et la barbarie l'avantage de remonter le grand fleuve jusqu'au lac Ontario, cette avant-garde sortie de Vaudreuil-Soulan- ges livre maintenant un silencieux mais rude combat aux loges oran- gistes de Cornwall, de Prescott, de Kingston, et à ses coreligionnaires du diocèse d'Alexandria, les Irlandais, qui tentent l'assimilation par l'école.

Malgré tous ses rapides l'impétueuse Ottawa unit plus qu'elle ne sépare les deux provinces ; son immense vallée, développement de la laurentienne, et de physionomie pareille sur ses deux versants, est devenue le déversoir commode, le nouveau champ d'expansion favori du Québec, dès qu'il cessa d'absorber toute sa vigueur à sa propre défense. Une vague d'agriculteurs, partie vers 1840 du delta de Montréal, défrichant un sol parfois difficile, a délogé sur son pas- sage plusieurs jeunes agglomérations celtes, comblé les deux rives outaouaises et s'élance, impétueuse encore, vers le Nipissing et, plus au nord, en pleine forêt vierge sur la route inculte du second trans- canadien.

Le noyau solitaire de l'extrême sud-ouest, fait de quelque trente paroisses agricoles, organisées comme celles du Québec, persiste dans son entité et atteste même de sa vigueur en résistant, lui aussi, au prix d'une vigilance incessante, aux efforts d'anglicisation brutale par l'Irlandais. r^b^ *ii v •;

Et plus loin, au diocèse du Sault-Sainte-Marie, tout un avant-

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poste de pionniers encore mal assis sur la terre, privé d'écoles s'enseignerait le français, et pour cela même en butte à l'assimilation calculée, ne pouvant à l'église prier Dieu dans leur langue maternelle, se demandent si la marée des habitants les atteindra avant qu'ils n'aient péri !

Ainsi, chacune des zones, chacun des cordons francophones d'On- tario, variant entre eux par le nombre, l'âge et le milieu, est en pré- sence de l'élément celte, presque partout contemporain et qui op- pose impatiemment soit la supériorité numérique, soit l'avantage des postes de commandement à la placide assurance des prolifiques possesseurs du sol. Et l'on peut dire que l'anglicisation seul champ de combat menace ces derniers, ils ne sont pas encore maîtres de l'école. La lutte autour de l'université bilingue d'Otta- wa, tombée aux mains des Irlandais, mais récemment conquise par ses fondateurs français, reste le type de cet ardent tournoi pour la suprématie des races.

XIX

Dans le demi isolement du pays ontarien, pays plat dans toute sa partie méridionale, rappelant un peu l'Angleterre, mais d'un climat plus continental, ce qui tend à substituer de l'énervement au flegme, et de la gaieté à la morgue insulaires, l'Anglo-Saxon a bientôt façon- né le littoral à ses besoins. Son esprit d'initiative l'a conduit à creu- ser des canaux qui permettent de naviguer sans encombre et d'abré- ger les distances entre deux lacs, de doubler un rapide et de relier deux voies d'eau parallèles. Il a encore exploité les pêcheries des petites méditerranées, le sel gemme de Sarnia, de Windsor et les divers gîtes minéraux du groupe Lanark-Grenville, du Sault-Sainte- Marie, du Michipicoten et de Cobalt. Comme l'ouverture de cette province à la colonisation coïncida presqu'avec l'application nou- velle de la vapeur à l'industrie ce qui bouleversa partout les condi- tions du travail, l' Ontarien se trouva mieux que les autres Cana- diens en état de profiter sans retard de cette transformation écono- mique. Cependant il manque totalement de houille, et les énergies hydrauliques, hors celles de la Niagara, ne se trouvent qu'au nord, soit aux régions déjà envahies par le Franco-Canadien. Aussi est-ce plutôt le marchand, l'exploiteur de mines que l'on y rencontre. Mais c'est la terre qui fut et demeure la source par excellence de la fortune ontarienne. L'esprit gaëUque, l'esprit saxon représentés par l'Écossais réparti sur tous les vieux townships, et par le Hanovrien groupé dans six comtés de l'ouest moyen ont imposé à des popu-

7 605 B

98 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

lations qui prisent plutôt l'initiative privée, le principe du support de l'agriculture par l'État. D'ailleurs le besoin en était grand, car une intelligente direction centralisée des associations de fermiers (1) a permis d'introduire partout la culture intensive et ainsi, d'accroître sensiblement une population rurale que sollicitaient de concert l'in- dustrie, les villes américaines et la prairie du Grand-Ouest.

Aux campagnes réjouies la vigne monte à l'orme, la route est de gravier, l'aire des vergers et des champs de céréales n'est pas moindre que celle des pâturages et des parcs ; aux villes grises et roses la pêche, les mines alimentent une industrie jamais inactive, l'éducation toujours traditionaliste loge dans la massive architec- ture écossaise, et l'église dans le même gothique rayonnant cher à l'Angleterre, la vie sociale ne soulève guère de palpitants problè- mes.

XX

S'il est une province du Canada central dont le domaine politique corresponde à des bornes bien accentuées par la nature, c'est, après le Québec, l'Ontario. Et cependant, ces frontières ne l'ont pas mieux protégé contre l'ambiance des États-Unis, que les variations admi- nistratives, successivement commandées par la colonie supérieure sur les autres possessions britanniques, ne lui ont épargné cet enva- hissement redouté des francophones. Oui, les extrémités de cette province passent à d'autres qu'aux descendants des fiers loyalistes de 1785 et des émigrés de 1815-1850. A l'Est, elle ne commence plus vraiment qu'aux loges orangistes de Kingston. Le pédoncule d'Es- sex restera vraisemblablement ce qu'il est aujourd'hui. Aux rives outaouaises, et plus loin encore, le prolifique Franco-Canadien est en train de supplanter l'élément celte qui hait d'instinct la terre et ne sera pour cela jamais agriculteur. Enfin, bien que l'or ontarien ait jeté Port- Arthur et Fort- William à la tête du lac Supérieur pour tenir la clef de l'Ouest, ces deux fondations jumelles (1870) ne gran- dissent qu'en se faisant autant françaises que anglaises.

Cette pénétration par plusieurs points théâtres d'une lutte sera vainqueur le plus apte à la vie agricole et industrielle n'est peut-être pas le moindre assaut qu'endure l'unité ontarienne.

(1) Les associations rurales, qui s'étaient beaucoup multipliées jusqu'en 1846 pour améliorer les méthodes agricoles et l'élevage des bestiaux, furent alors fédérées par une direction provinciale. Un ministère de l'Agriculture poursuit depuis 1881 une œuvre d'éducation systématisée qui a empêché la province de devenir trop industrielle, en tenant constamment sous les yeux du cultivateur l'expérience des plus prospères pays agricoles de l'Europe.

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Parce que la langue continue d'être le plus fidèle ciment des pa- tries, parce que, de chaque rivage des petites méditerranées canado- américaines, un même verbe énergique, concis et facile rapproche les intérêts économiques, et qu'un contact quotidien favorise d'assi- dues relations dont le mariage est l'aboutissement, l'or et l'esprit yankees pénètrent l'Ontario. Malgré ses véhémentes et sincères protestations d'être la ville la plus attachée à la gloire britannique, Toronto, qui se dit toujours near boundary enough to dislike Ameri- cans, Toronto la puritaine et la loyale, s'obstine à ne pas reconnaître cette emprise d'autant plus ferme qu'elle est servie par la formidable ambiance morale du continent. Avec ses satellites, la capitale on- tarienne qui s'intitule, tout comme Chicago, la reine des « Grands Lacs » entretient couramment le langage des intérêts et fait échange de journaux, de périodiques et de livres même avec Ro- chester, Buffalo et Cleveland. Sur le pédoncule sud-ouest, sont réunis beaucoup d'Irlandais et d'Allemands, les descendants des pionniers venus du Yorkshire et du Lancashire, du Lincolnshire gar- dent encore leurs idiomes disparates, on entend de plus en plus le nasal twang du Yankee. A Windsor qui regarde Détroit, à London, bâtie sur une autre Tamise traversant des meadows qui rappellent les plus fertiles campagnes d'Angleterre, des mains restées jusqu'ici invisibles, arborent, aux jours de fête, le pavillon étoile en regard de celui qui commande sur toutes les mers.

XXI

Dans la Plaine Médiate. La féconde immensité plate de ce qui s'appelle encore, aux anciennes colonies, l'Ouest canadien, a vu naître depuis quelques décades, trois provinces Manitoba, Saskatchewan, Alberta n'ayant entre elles et à leur midi, que d'idéales frontières. Ici, comme sur tant d'autres points du continent, l'aube de la civili- sation fut française. Pendant que les sachems de la race algonquine, les uns venus des profondeurs prairiales, se réunissaient au sault Sainte-Marie pour accepter avec bonheur le protectorat du Grand Onontliio demeurant de Vautre côté de Veau, pendant que des mission- naires et la généreuse famille de La Vérendrye payaient de leur sang, de leurs sueurs, de leur or, le droit d'accès à ce nouveau monde du lac des Bois plein de mirements aux altiers et blancs sommets des Rocheuses l'Anglais restait cantonné dans ses forts de la mer de Hudson. Mais quand les derniers des aimables trafiquants doivent laisser derrière eux les regrets du Peau-Rouge pour voler au secours de la patrie défaillante, ceux-ci rencontrent bientôt des marchands

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qui leur apportent du nord (1767) puis du sud (1810), en échange de leurs fourrures, de Veau de feu et des fusils au canon d'autant plus long qu'ils se troquaient pour une pile de peaux égale à la hauteur de l'arme debout.

Cependant l'âme aventurière des sympathiques Français revécut dans toute la plaine, jusqu'aux bords du pôle, jusqu'au Grand Océan, dès que le monopole désormais contesté de la société de l'Hudson eut à partager son territoire de chasse avec deux nouvelles organisations fondées à Montréal, d'abord rivales entre elles, puis rivales de la pionnière. Elles ont recruté au Québec leurs voyageurs qui renouvellent les exploits du siècle précédent : ils franchissent avec A. MacKenzie les cordillères colombiennes pour atteindre le Pacifique, participent avec l'immortel Franklin, Rea et Back, à la découverte par terre du passage du Nord-Ouest, puis interrogent les sables de l' Arizona, les canons du Colorado, les forêts de l'Orégon. C'était à l'époque le Siou, le Dakota, le Mandane troquaient leurs fourrures avec Vhomme qui porte le paquet, encore l'âpre rivaUté commerciale se manifestait par de sanglants combats qui ne prirent fm qu'avec la fusion des deux sociétés montréalaises (1821) en une seule, gardant le nom de la plus ancienne, la compagnie du Nord- Ouest, laquelle devait être absorbée à son tour par celle de l'Hudson (1849).

Mais le domaine d'exploitation de la puissante firme qui se trouve étendu, depuis le voyage de MacKenzie (1792), jusqu'au Pacifique, se resserre peu à peu : en 1846 elle perd l'Orégon cédé aux États- Unis ; en 1858 la Nouvelle-Calédonie permute en étabhssements organisés qui se nomment la Colombie britannique ; l'année suivante l'île de Vancouver qui jouissait depuis 1849 d'un gouvernement pro- pre s'unit à la jeune province du littoral; enfin, les colonies métisses de la rivière Rouge, l'on a déjà vaillamment conquis deux libertés chères à un peuple chasseur, la traite et le port des fourrures (1849), deviennent autonomes en 1860.

Après exactement deux siècles d'existence (1670-1870), la société de l'Hudson remet sa charte depuis longtemps périmée à la métro- pole qui abandonne à son tour les territoires libérés au naissant Do- minion (1). Ce qui y reste alors d'anciens engagés se fixe à demeure sur les bords de la Saskatchewan, de la Qu'Appelle et, surtout, le long de la Rouge, prospèrent déjà deux petites fédérations de métis : vers le sud, les Bois-Brulés, rejetons des trappeurs, chasseurs

(1) Le Canada dut toutefois verser à la Hudson Bay Company la somme de £3,000,000.

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de bisons et canotiers bas-canadiens dont les premiers mariages avec la sauvagesse datent de 1785, et, au-dessus du Fort Garry, les métis Orcadiens dont les pères étaient venus d'Ecosse en 1812, par la voie de l'Hudson.

Quand le cabinet d'Ottawa voulut étendre le cadastre aux terres manitobaines, l'intrusion brutale de ses arpenteurs sembla une spo- liation du pays, ce qui souleva la colère de ses libres et méfiants métis (1885) ; et la prairie eut son iliade.

XXII

Dès que le premier transcanadien eut relié le bassin du Saint-Lau- rent à la région manitobaine, des colons sortis des vieilles provinces se répandirent, à travers deux décades, au périmètre des paroisses métisses et sur l'axe même du chemin de fer, en sorte que ce pays se trouva considérablement gagné aux deux races créatrices du Domi- nion, quand se déversa sur toute la steppe médiale un flot envahis- seur venu des Iles Britanniques, de l'Europe continentale, (Alle- mands, Scandinaves, Slaves) et des États-Unis (1).

Au lieu de détourner au profit de cette riche plaine centrale une exode constante depuis un siècle des Laurentiens vers la république voisine, l'autorité gouvernementale commit l'erreur d'intensifier par des primes et par l'absence de sélection, un mouvement migratoire dont le terme ne saurait être prévu, et de livrer aux hallali de la spéculation, de considérables étendues des meilleures terres arables dont le prix décupla brusquement (1907).

, :' Ces populations éminemment hétérogènes, jetées sur le sol le plus riche et le plus facile qui soit, sont naturellement prolixes d'ailleurs comme tous les émigrés en Amérique. Dès 1905 le parle- ment fédéral donne à la Saskatchewan et à l'Alberta leur constitu- tion provinciale. L'usage commun de puissants outils aratoires mus par la vapeur ou l'électricité ; l'importance des travaux d'irri- gation, pour conquérir sur les terrasses albertanes, à même les fou- gueux torrents descendus des glaciers, de nouveaux domaines à l'agriculture ; la multiplication des voies ferrées traversant le pays en tous sens, enfin la commodité du régime hypothécaire et des mu-

(1) Provenance des immigrants du Canada, de 1901 à 1912 :

de la Grande-Bretagne 823 ,000

des États-Unis 752 ,000

d'autres pays (Austro-Hongrois, Italiens, Juifs, Russes, Alle- mands, Suédois, Français et Belges, Chinois, etc.) 543 ,000

Ensemble 2 ,118 ,000

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tations terriennes (1), tout nous avertit que c'est le creuset d'une société essentiellement utilitaire et demain puissant. Elle ignore tout du passé canadien et connaît peu l'esprit politique de la Confé- dération. Aussi parle-t-elle déjà fort de ses droits et, en matière économique, se fait-elle craindre du vieux Canada qui lui a pourtant ouvert la route de la prospérité. C'est donc un milieu plutôt obscur que ces brouillants agrégats cosmopolites.

Au vaste océan d'agriculture qui se déroule depuis le lac des Bois jusqu'aux contreforts albertans trois provinces grandissent d'une phénoménale vigueur, sur un territoire de 357,000,000 d'acres, arable dans sa plus grande partie. Quand l'emblavure couvrira seulement un quart de ce domaine, sa seule moisson annuelle, à raison de quinze boisseaux l'acre elle est aujourd'hui de dix-neuf excédera un milliard et demi. Cette quasi fabuleuse récolte suffira pour nourrir non seulement les trente millions de bouches du Canada de 1950, mais encore plusieurs Grandes-Bretagnes ou le Nouveau-Monde entier. Et si l'on considère que la frontière septentrionale de l'Al- berta est loin de coïncider avec celle de la culture des céréales, no- tamment le blé, c'est donc en puissance le grenier de tout un monde avec ses possibilités, que cette portion de la steppe américaine. Elle contient aussi, pour obvier au désavantage économique résultant de l'unité de production, comme pour soulager un sol qui s'épuisera malgré la profondeur et la puissance de son brun humus végétal d'à présent, de vastes champs carbonifères bitumineux, affleurant sur plusieurs points, et qui composent le site même de certaines villes de l'Alberta. Encore, à cette houille noire d'extraction facile, s'ajou- tent les inaltérables énergies de la houille blanche qui coule des gla- ciers des Rocheuses et aux rivières du nord granitique.

(1) La division du cadastre est la même dans tout le centre du Canada ; le sol est divisé, suivant les méridiens et parallèles, en sections d'un mille, le côté contenant 640 acres. Un quart de section (160 acres) forme un homestead, territoire que le gouvernement concède à chaque colon. Ces fractions de terrain sont numérotées dans le même sens, ce qui permet de les retrouver facilement sur la carte. Il existe un Grand Livre de la Propriété Foncière ; ciiaque fraction numérotée est inscrite à ce Grand livre, avec le nom du propriétaire et la stipu- lation des charges dont elle est grevée ; et tout propriétaire possède un titre qui est le duplicata des écritures du grand livre, relatives à son domaine. Pour Vendre, il endosse son titre au nom de l'acquéreur ; pour emprunter, il fait inscrire les conditions de l'hypothèque au nom du créancier. Le livre foncier contient ainsi mention de l'hypothèque et la charge subsiste jusqu'à l'échéance de celle-c^. Ce système, qui facilite singulièrement les inscriptions hypothécaires et les ventes, a été imaginé par M. Robert Torrens, qui, en raison de ses fonctions de directeur de l'enregistrement en Australie, fut frappé par les entraves et les charges consi- dérables qui pesaient sur les transactions, les rendaient difficiles et diminuaient ainsi la valeur des propriétés.

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XXIII

Aux ardents trappeurs autochtones et métis, en quête de riches pelus pour le compte de puissantes associations commerciales, aux habiles chasseurs de bisons qui en ont anéanti la race depuis un demi siècle, ont succédé des ranchmcn, ces gauchos du nord, condui- sant à travers l'herbeuse plaine leurs troupeaux de bovidés, mais qui, à leur tour, reculent à travers les contreforts albertans, vers la région de la Paix, devant le progrès incessant de la charrue mécani- que, des voies ferrées et des canaux d'irrigation. Sur les réserves, le gouvernement fédéral a finalement parqué tout ce qui restait des nomades sauvages, il se trouve plusieurs vieillards qui, impassi- bles, ont vu se transformer ainsi la prairie, avec ses divers types sociaux et leurs modes particuhers d'existence.

Aujourd'hui, sur tous les points de la steppe que traverse une ri- vière et, davantage, le long des chemins de fer, on aperçoit des maisonnettes isolées, toutes ressemblantes et si légèrement posées qu'elles semblent, dans la distance, appartenir autant à l'horizon qu'à la terre. Chacune d'elles est le centre d'un homesiead, rectangle d'une superficie de 160 acres. De cette pesante solitude, qu'un Latin ne saurait supporter, l'Anglo-Saxon, le Slave s'accommodent à merveille. Trente-six de ces fermes disposées avec symétrie, mais privées de tout autre lien que leur groupement cadastral couvrant neuf milles carrés, forment un iownship dont l'organisation munici- pale est copiée sur celle de l'Ontario.

Parmi la nouveauté monotone des fermes, au croisement des rou- tes, s'élèvent des villes tracées au cordeau, percées sur tout leur diamètre de rues en échiquier que bordent de hautes constructions déjà serrées entre elles aux façades inesthétiques, aux tons crus et divers, tout sent encore la chaux, rappelant bien l'extrême modernité des populations qui y vivent. Ce sont les débuts de la cité américaine, d'abord utilitaire, et cherchant à mettre dans le faste de ses raides édifices la marque d'une grande puissance finan- cière. Cette robuste confiance se révèle pourtant, même sans qu'il soit nécessaire d'interroger personne ; déjà le millésime des fonda- tions privées, le numéro d'ordre des édifices municipaux s'étalent à leur façade.

Signalons encore le curieux système d'imposition en honneur dans les provinces occidentales, qui met en relief la robuste confiance et la hardiesse qui président à leur développement économique : c'est sur la seule propriété foncière, et non sur les édifices ou les biens

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meubles que, dans les cantons ruraux comme dans les villes, se prélèvent en Alberta toutes les catégories de taxes municipales. La Saskatchewan imite ce mouvement inspiré par Vancouver, et dont le motif évident est d'accélérer la construction (1).

Sous le clair soleil prairial, deux forces, la similitude fatale des conditions d'existence et l'identité voulue de la langue, effacent les frontières pour donner une certaine cohésion à l'âme des déracinés de toute provenance qui retrouveront ce dont l'homme ne saurait manquer, des traditions nationales. Mais sans qu'il faille compter avec le considérable élément venu des États-Unis élément deux fois déraciné on constate que le pays, intimement soudé avec la grande plaine du Mississipi-Missouri, devient plus américain que britannique. Des conditions géographiques semblables à celles qui font du trio provincial un prolongement du damier des États républi- cains du midi commandent nécessairement d'étroites relations écono- miques. Et la vie agricole qui s'est imposée sur tout le centre du continent vie essentiellement indépendante et propre à dévelop- per une société à formation particulariste rattache encore mieux les populations du nord à celles du sud. Aussi la conversation d'af- faires que Winnipeg, Regina, Saskatoon, Medicine-Hat, Lethbridge et Calgary entretiennent avec Chicago, Saint-Paul et Minneapolis, villes de la section correspondante des États-Unis, est-elle de beau- coup plus intéressante qu'avec les centres commerciaux de la Lau- rentie ou de la zone transrocheuse.

Comme le rouage gouvernemental du Dominion attribue à chaque province une représentation équitable, comme l'espace fertile et de précieuses ressources naturelles ne manquent pas, et que le jour n'est pas éloigné l'administration des terres de la couronne sera décen- tralisée, il est certes difficile de prévoir quel sera le terme de l'état tout transitoire d'à présent.

C'est en vain que plusieurs transcontinentaux abrègent la route vers les deux océans et rejettent plus au nord l'axe économique de la Saskatchewan et de l' Alberta ; c'est en vain que ces provinces, cen- tres excentriques du Canada, se prolongent sur les forêts, les lacs, les chutes de l'Arctique, et que la mer de Hudson présente un débou- ché praticable vers l'Europe, tous ces utilitaires anglo-saxons, slaves, Scandinaves et yankees (ce qui est une somme des premiers) ; tous ces anglophones, dont les législatures siègent dans d'imposants capitols, obéissant à d'impérieuses lois géographiques, trouveront demain que l'idéale frontière de la 49^ parallèle n'a plus sa raison

(1) The Canadian Municipal Journal, Montréal, octobre 1912.

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d'être, qu'elle nuit à leur progrès, et se sentiront irrésistiblement attirés vers les États-Unis dont ils sont déjà tout imprégnés du sens propre de la vie.

XXIV

En Colombie britannique. Après s'être arrêtés aux flancs an- guleux de la formidable chaîne des Rocheuses pour considérer une dernière fois la monotone mais féconde plaine ce nouveau creuset social, nous gravissons de fantastiques entassements calcaires, et à peine posons-nous le pied sur l'arête continentale que tout change de décors : un monde de glaciers pesant sur l'ossature même du globe, des plateaux que découpent d'effrayants canons, des fleuves tourmentés, bouclant des monts aux pentes desquels les névés disputent le champ à de gigantesques conifères, puis dans le lointain vaporeux, l'océan. C'est de ce Pacifique tiède et bleuté que vient la félicité du ciel colombien, comme c'est des balafres de l'écorce à travers ses plus récentes concrétions calcaires in- jectée de granits au cours des âges terrestres, que tiennent les ri- chesses minières de cette région. Et c'est la rencontre de ces deux agents mer et montagnes qui produit une abondance de houille blanche et l'exubérance d'une végétation variée, précieux vêtement et parures d'un squelette géologique.

Hors les reconnaissances de navigateurs espagnols, français et anglais au dix-huitième siècle, sur un littoral plein de courants, voilé de brumes, cette portion de l'Amérique demeure inconnue jusqu'au voyage qu'un commis de la société de l'Hudson, Alexander MacKenzie, accomplit en 1790, avec une poignée de voyageurs bas- canadiens. Et dès lors cette puissante association pelletière mul- tipUa ses postes de traite fortifiés sur la côte pacifique et dans l'île de Vancouver. Depuis la Basse-Californie jusqu'à l'Amérique-Russe (l'Alaska), toute cette contrée mal connue reste, de 1819 à 1846, un territoire neutre, sous le contrôle conjoint de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Quelques bourgades se sont alors fondées : Victoria en 1843, et New-Westminster en 1859. Dès 1846 le traité dit de rOrégon prolonge à travers le détroit de Fuca la frontière interna- tionale que la convention d'Ashburton (1842) avait déjà fixée avec le 49« degré de latitude, à l'est des Rocheuses, jusqu'au lac des Bois.

Une première découverte de gisements aurifères au district du Caribou (1858) ne manque pas d'y attirer de considérables contingents de mineurs qui, venus de San-Francisco, d'Australie même, s'en- gagent dans les sombres gorges du haut Fraser et de ses tributaires.

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Bon nombre de ces ardents chercheurs d'or s'en retournent aussi promptement qu'ils étaient venus car, après sept ans, les vingt- cinq millions de piastres recueillis par un lavage pourtant facile des sables ne représentaient pas ce qu'ils avaient coûté.

Bien qu'au dire de l'historien Bancroft il n'y eut plus d'at- tentats à la vie humaine et autant de respect de la propriété que dans les commencements de toute autre région minière isolée, la présence de ces étrangers nécessita une organisation gouvernementale, afin d'étendre sans retard les lois anglaises sur ce pays. Dès 1858 le principal facteur de la Hudson Bay Company reçoit le titre de gouverneur royal d'une province qui se nomme la Nouvelle-Calédo- nie. Et l'île de Vancouver trouve avantage à s'y joindre en 1866, pour devenir la British Columbia qui adhère à la confédération, cinq ans plus tard. Au moment cette colonie transrocheuse entra dans le Dominion, elle ne comptait encore qu'une population blanche de 10,586. Et sur 5,881 artisans et marchands, 2,348 personnes vivaient de l'exploitation minière, et seulement 1,827 de l'agricul- ture. Bien que la Colombie n'eût pas alors de ministère responsa- ble, et que le nombre des habitants restât sujet à de brusques oscilla- tions pendant encore une décade (1871-1881), cette naissante colonie avait si robuste confiance dans son développement prochain, qu'elle exigea l'avantage d'envoyer au parlement quatre sénateurs et pas moins de six députés, avec la promesse qu'un chemin de fer la relie- rait bientôt aux provinces de l'est.

Ce pays, l'énergique et entreprenant Anglo-Saxon représente encore sept habitants sur dix et tire constamment profit des riches- ses naturelles qui l'entourent, a grandi d'une phénoménale façon. Aussi, que lui manque-t-il pour prospérer ? Les houillères de la Passe-au-Corbeau, en Koutanie, celles de la rivière Telkwa, de l'île de Vancouver et de l'archipel de la Reine-Charlotte, que l'on vient d'entamer, semblent couvrir une superficie de douze cent milles. Les gisements minéralogiques déjà reconnus sur plusieurs points or, argent, plomb, cuivre et fer confirment cette théorie que le système orogénique de l'ouest continental est partout richement filonné. Chacun des versants qui regardent le Pacifique est revêtu de conifères gigantesques, quasi incorruptibles. De la mer monte chaque printemps une si abondante masse de saumons qu'ils ralen- tissent le cours des fleuves et pénètrent jusqu'aux sources élevées des plus petits affluents. Le vaste plateau qui s'étend au sud du 52°, depuis les Selkirk jusqu'à la chaîne côtière, contient, malgré son grand dénivelé, des pâturages entre les altitudes de 2,500

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et 3,500 pieds. En bas, dans les plus creuses vallées, notamment celle du Fraser, les fruits cultivés ont une couleur et une saveur rappelant les végétations tropicales. Au bassin de la Paix supé- rieure il se trouve quelque dix millions d'acres propices à la culture du blé. Enfin, sur le versant occidental des trois chaînes, se condensent les vapeurs du Pacifique, dévalent des flots de houille blanche capables de développer en toute saison, aux seuls points accessibles, la formidable énergie de cinq millions de chevaux- vapeur. A peine manque-t-il de commodes champs à céréales pour nourrir, sans le secours du dehors, la multitude des ouvriers qui entreront demain dans une si attirante usine.

Tout un monde à elle seule, cette province, que la nature a si jalousement isolée de ses sœurs canadiennes, ne regarde déjà plus au-delà des Rocheuses que pour y vendre les productions de ses pêcheries et de ses vergers. Aussi est-ce plutôt avec les États du littoral, les conditions chmatériques sont assez sensiblement les mêmes pour consoUder de sérieux intérêts économiques, qu'elle noue ses plus durables amitiés.

San-Francisco et Vancouver ont le même âge ; une même société commerciale, la Hudson Bay 0°, les a fondées ; une même population cosmopolite les a envahies. Filles de la mer, chacune d'elles possède cependant son port extérieur et plus sûr : la baie de Monterey voisine de San-Francisco, et Victoria, de l'autre côté du Fuca. Toutes deux sont devenues métropoles, mais non capitales ; et voilà que de sé- rieuses rivales partagent maintenant leur renommée : à 400 milles au nord de la grande ville cahfornienne s'est outillée Seattle, tête de lignes pour tout l'Alaska, tandis qu'au canal de Dixon, Prince- Rupert, bâtie au fond d'un fjord abyssal, et terminus d'un second transcanadien, gardera demain la route la plus brève, la plus rapide qui soit entre l'Extrême-Occident et l'Europe.

En face d'une destinée si étroitement confondue des populations d'une même zone naturelle, la mer n'a pas suffi à l'abondance de leurs rapports, et, grâce à la complicité des vallées de la frontière, deux chemins de fer soudent les plus voisins transcontinentaux du Canada et des États-Unis.

Le développement matériel, qui s'appuie d'abord sur la popula- tion, fut ici plus lent à correspondre à celui du sud. Aussi la pro- vince colombienne s'est-elle vue subjuguée, au cours du dernier quart de siècle, par l'or républicain qui, désormais, commande impérieusement à l'exploitation des forêts, des mines et à la mise à profit des énergies hydrauliques.

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XXV

De toutes les provinces canadiennes, c'est la Colombie qui s'é- loigne le plus des principes de décentralisation gouvernementale. Certes, le régime parlementaire y est britannique comme aux huit autres législatures locales du Dominion ; mais l'esprit des lois l'est beaucoup moins ici. Des sombres puits de la mine aux jardins em- baumés de Victoria il court un esprit favorable à constituer l'État en un pouvoir dispensateur de la fortune et gardien des individus. Le caractère nettement socialiste des unions ouvrières a influé sur la législation colombienne, pour que l'autorité provinciale donne des hôpitaux, des asiles, des bibliothèques en taxant elle-même les terres agricoles et les salaires annuels excédant mille piastres. Ici les prérogatives de la municipalité s'arrêtent à la voirie, à la po- lice ; l'instituteur est fonctionnaire et l'édifice scolaire un bien com- mun. Cette socialisation des services publics, cette ruine des droits municipaux, succès du travail organisé qui reçoit sa direction des États-Unis, paraissent trouver leurs motifs dans l'âpreté de la vie prolétaire, si largement représentée par des aventuriers du Vieux- Monde, autant que dans l'égoïsme de l'Anglais qui, agriculteur ou capitaliste, se donne plus à ses propres affaires qu'à la chose publique.

A ce déséquilibre social, dont aucun ne s'émeut à cause, sem- ble-t-il, d'une certaine facilité de vie, s'ajoute un problème autre- ment sérieux pour l'avenir de ce pays. C'est la menace clairement perçue d'une invasion asiatique. Obstinés, prêts à souffrir, s'in- troduisant à pas de chat, 25,000 Chinois se sont groupés dans les villes. Fiers, combatifs et, ce qui pis est, ne craignant pas de s'éparpiller, 8,000 Japonais se sont faits marchands, mineurs, pê- cheurs. Ce problème jaune, commun aux États du Pacifique est, ici même, antérieur à la colonisation anglo-saxonne. Il date de la fin du 18® siècle, alors que les Russes employaient des Chinois à leurs chantiers navals de Sitka.

En 1905 débarquait à Vancouver un premier contingent d'Hin- dous en quête d'une patrie qui leur donnerait plus de libertés que les Indes. Il s'en trouve maintenant six mille, qui s'emploient surtout à l'exploitation forestière et à la pêche au saumon, possèdent pour cinq millions de biens fonciers et s'efforcent adroitement de gagner la confiance des Colombiens en publiant VAryan, revue men- suelle de langue anglaise. La plupart de ces immigrants, hommes d'une imposante stature, ont servi dans les régiments impériaux ;

LES INFLUENCES GÉOGRAPHIQUES 109

ils descendent des Sikhes qui embrassèrent d'eux-mêmes la cause anglaise, lors de la mémorable révolte des Cipayes (1857). Invo- quant d'abord leur titre de citoyens britanniques, ils prétendent mériter les égards des autorités canadiennes, se trouver pour cela tout à fait chez eux et jouir du droit d'y amener leurs femmes et enfants. Mais cet élément de six mille chefs de famille aurait tôt fait de devenir un groupe trop important au gré de ceux qui veu- lent que la Colombie demeure un pays de blancs. D'autre part, la solution de ce problème relève de la métropole, car il s'agit d'a- bord de définir quels sont les droits inhérents au citoyen qui émigré d'une possession à une autre de l'Empire.

Ces Mongols, ces Hindous dont l'activité, l'adresse et l'ambition de parvenir peuvent être avantageusement comparées à celles de l'Européen, de l'Européen d'Amérique même, comptent aujour- d'hui pour un bon cinquième des Colombiens. Et l'on ne saurait ignorer plus longtemps leur puissance économique. Bien qu'ils ne puissent encore se multiplier, serait-ce par croisement, leur pré- sence ne constitue pas moins unç menace dont les États du littoral, notamment la Californie, réalisent déjà toute la gravité. Victoria, Vancouver et Prince-Rupert sont des portails grands ouverts sur ce mystérieux monde oriental, et qui ne peuvent plus lui être fermés. Est-ce vraiment l'avant-garde d'une Asie en mal d'expansion rencontrant, sur ce merveilleux versant pacifique, une autre avant- garde, celle de la civilisation européenne en train de boucler la Terre ?

La fébrile Colombie se tirera-t-elle bientôt de son engrenage so- cialiste, cette organisation la plus meurtrière de l'activité comme de la dignité individuelle ? ses problèmes de races se résoudront- ils plutôt dans la formation d'un nouveau type ethnique ? Quoi qu'il arrive sur cette portion du versant occidental tout incite à l'activité, son rôle maritime ne tardera pas de répondre à l'indus- trie des vallées, pour que la puissance économique fasse équilibre à celle qui s'enfante sur l'immense plaine tramontane que lui oppose la très longue pente atlantique. Et, comme du nord au sud les conditions d'existence sont appréciées plutôt lentement, grâce à la mer, comme le sort de la Colombie paraît déjà lié à celui des États plus méridionaux, il est possible que, dans un avenir prochain, une nouvelle unité politique fasse coïncider ses frontières avec celles que la nature a si fortement, si nettement dessinées à l'ouest des Rocheuses, de la Californie à l'Alaska.

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CHAPITRE SIXIEME

LES PROBLÈMES NATIONAUX

ÉSORMAis étendu sur plus de trois millions et demi de milles, le Canada touche aux grouillants États-Unis pour ne finir qu'au pôle inerte. Sa largeur de 3,500 milles riva- lise avec celle du Grand Océan qui l'écarté de l'Asie ; elle surpasse même celle des eaux qui l'éloignent de l'Europe. Au développement de ses littoraux sur 12,780 milles s'ajoutent les petites méditerranées gisant à sa frontière méridionale et les lacs qui sont légion sur tout l'écu granitique. Son Saint-Laurent, artère capitale de pénétration au cœur même du Nouveau-Monde, est le roi des fleuves. Aux terres morcelées de l'Atlantique, aux inégales pentes laurentiennes succède une steppe aux horizons perdus, s'identifiant avec le fuseau continental qui va du golfe mexicain aux canaux de l'arctique et donne naissance à quatre grands systè- mes fluviaux qui se partagent la collection des eaux, sur tout l'immense versant oriental de l'Amérique : le Mackenzie, le Sas- katchewan-Nelson, le Saint-Laurent et le Mississipi. Par delà l'arête des Rocheuses gît une quatrième unité géographique recueil- lant jusqu'au fond de ses plus étroites vallées, la caresse des tièdes souffles du Pacifique, tandis qu'aux feux du jour brille la glace des sommets altiers.

Terre de la multitude et de l'immense, du vétusté et du naissant, ce Canada réunit encore la grâce de l'opulence à la désolation de l'aridité, car le développement nord-sud de ses zones présente soit un mélange, comme auprès des deux littoraux, soit une succession méthodique, comme aux régions médiaires, de champs fertiles d'ac- cès commode, de domaines forestiers pullulants de vie animale et frémissants de la course des eaux sur un sol dur, mais richement minéralisé, puis de mornes espaces qui couronnent l'Amérique. Sans songer à ses autochtones, races dévoyées, aujourd'hui mou-

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rantes, nous reportant aux âges mystérieux qui n'ont pas d'his- toire, le Dominion canadien garde, en les pétrissant à nouveau, les rejetons des deux plus remarquables nations de l'Europe. Trop vivaces pour se confondre. Français et Anglo-Saxons conservent dans leur esprit et dans leur cœur un considérable trésor des tra- ditions — avec la langue, la foi et le sens de la vie respectifs qui continuent de fleurir dans leur patrie d'origine, l'une idéaliste, l'autre positive. Profitant des dures expériences du Vieux-Monde, ils se sont allégis de maints préjugés sociaux qui entravent la libre évolution de leurs sociétés mères et, doués à un haut degré de la puissance créatrice, de la faculté d'assimilation, ils sont persuadés, devant les promesses de la terre, que l'avenir leur appartient ; aussi marchent-ils désormais d'un pas ferme vers leur destinée. Que dis-je ? ce théâtre d'une économique émulation qui a rendu le Canada capable de se suffire à lui-même depuis un demi siècle et qui, devenu pour tous un coin du globe à retenir, le placera demain au rang des plus grands États, ne s'est réalisé et ne dure que grâce à la coopération des deux races dans un régime politique dont l'essence même est le mutuel respect de leur individualité.

Il

Mais, toujours et partout, il faut aux collectivités humaines sur- nageant des impérieux soucis matériels, une patrie avec ses fron- tières, avec son verbe, avec ses institutions, avec son âme nationale enfin, pour qu'elles acquièrent leur parfaite originalité, pour qu'elles remplissent leur rôle de nation. C'est à cet âge que se trouve vraisemblablement le Canada. Quand donc ce premier des Overseas Dominions de la Grande Bretagne s'en détachera-t-il comme un fruit mûr ? Dans quelles douleurs, dans quels spasmes l'individu- alité de ses éléments ethniques dont le cantonnement, dirigé par une intangible puissance, paraît déjà destiné à correspondre avec les régions naturelles autonomes du continent, va-t-elle s'enfanter elle-même ?

Certes, la science humaine est aveugle, incertaine, futile ; toute comparaison entre deux nations, deux pays, reste malaisée, parce que l'esprit des races, l'ambiance du milieu physique et celle des époques n'ont entre elles que de lointaines ressemblances ; surtout parce que l'âme humaine, malgré son fonds d'identité commune, reste perpétuellement changeante, et que c'est cette seule mobilité extérieure qui jette quelque distinction entre les peuples.

Appliquant aux collectivités ce principe des moraUstes : que

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les individus sont les fils de leurs propres actions, il est juste d'affir- mer que les peuples ont aussi le sort qu'ils méritent. Les Canadiens portent donc en eux-mêmes le secret de leur avenir. Et cet avenir dépend de l'attitude qu'ils prendront en face des divers problèmes qui déjà s'opposent à leur quiète évolution. Ce sont d'abord des problèmes internes : les deux grandes races continueront-elles de vivre en harmonie sous la règle politique posée en 1867, ou bien l'anglo-saxonne, qui s'appuie sur l'Amérique entière, fmira-t-elle par absorber la néo-française ? Et des problèmes externes ; l'un purement géographique : le danger du continentalisme rendu immi- nent par la concordance des zones naturelles sur les deux pays, en sorte que chacune des sections du Canada s'ouvre sur l'une des correspondantes des États-Unis, et par l'identité de langue pour quatre-vingt-dix millions d'âmes. Enfin un problème politique : la menace d'une main-mise par la métropole, ce qui modifierait profondément ses rapports avec sa colonie, l'ouvrirait forcément aux autres races et au commerce des diverses possessions britanni- ques, en la faisant participer, contrairement à ses intérêts, à la mondiale vie miUtaire de la Grande-Bretagne.

III

Les quelque sept millions et demi de Canadiens (1) se partagent, quant à la langue, entre un tiers de francophones, quatre millions et demi d'anglophones et quelque trois cent mille étrangers en voie d'assimilation, et dont la majorité grossira bientôt la masse des Anglo-Saxons. Ici, le nombre des enfants de la France repré- sente toujours adéquatement celui des fidèles de l'Église catholique romaine ; mais tout anglophone n'est pas protestant, puisque, sans tenir compte du souffle d'indifférence qui ravage en Amérique la religion réformée, il se trouve un bon demi million de catholiques recrutés parmi les Allemands, les Ruthènes (Galiciens) des provinces médiales, les Sauvages des réserves et du Grand-Nord, enfin et sur- tout les Irlandais qui n'ont cessé, depuis trois-quarts de siècle, de se mouvoir parmi toutes les autres catégories de Canadiens.

Dans ce pays vivent donc 2,400,000 Néo-Français catholiques, d'autant mieux acclimatés, d'autant plus fortement rivés au sol national que sa conquête et sa conservation se poursuivent opiniâ- trement depuis trois siècles.

Hors quelques légères variantes résultant de l'action immédiate

(1) Le recensement de 1911 fixe à 7,204,838 âmes la population du Canada. Mais son exactitude est suspectée.

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du milieu naturel et déjà signalées, ce type a le front plus élevé, mais non plus large, le nez, légèrement aquilin est plus mince et la mâchoire inférieure plus étroite que chez le Français d'Europe ; ses épaules sont amples et carrées ; mais sa stature moyenne, aux lignes assez régulières, n'excède pas cependant 5 pieds, 7 pouces. Comme il a le sang plutôt chyleux, son teint si les intempéries ne l'ont pas basané reste plus blême que celui de ses voisins. Structure et musculature donnent à ces nationaux une étonnante supériorité sur leurs frères d'outre-Atlantique, et, même à prendre pour estimation de leur vigueur celle des reins, les pionniers du Canada surpassent l' Anglo-Saxon (1). Extrême est son endu- rance et, s'il n'est pas, comme tant d'autres types septentrionaux et aquatiques, plantureux, de formes débordantes, il ne rougit pas moins, comme eux, sous l'afïlux des émotions.

Ce rameau, héritier direct de la race normande qui se fondit au cinquième siècle avec des éléments gallo-romains pour leur imposer son régime social caractérisé par l'institution féodale, s'est développé dans le sens de ses traditions, savons-nous, parce que la vie agricole et les voyages favorisent l'amour de la liberté avec la vertu d'en- durance. Si, âpres au gain c'est-à-dire normands, les Franco- Canadiens ne possèdent pas encore de grande richesse, c'est beau- coup parce que les événements historiques n'ont cessé d'être défa- vorables à leur avancement matériel. Toutefois leur aptitude à la moderne vie américaine s'est manifestée dans la création hâtive d'une industrie domestique, et maintenant par leur présence dans tous les champs d'activité. D'un constant besoin d'appui sur la communauté représentant l'apport de l'âme latine dans leur double origine sociale ces Néo-Français ont organisé la paroisse, petit monde clos, mais toujours prêt à profiter des évolutions pro- gressives et qui est devenu sous le régime britannique une véritable école d'apprentissage au gouvernement populaire. C'est cette ap- titude à bénéficier des avantages du parlementarisme qui leur a valu d'être appelés des Anglais parlant le français. Mais n'est pas toute la vérité, car, s'ils se sont heureusement divisés dans les luttes politiques pour ne pas constituer une minorité nationale, le culte qu'ils entretiennent pour le beau, leur passion des théories de lignée bien française leur assurent désormais une individuelle mentalité.

Une alliance du sens utilitaire des Anglo-Saxons aux qualités

(1) Wm. Kingston, The Climate of Canada and its relations io health, Montréal, 1884, p. 233.

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françaises, esprit processif et cupidité normande, orgueil jamais ter- rassé, bienveillance inlassable et gaieté de cœur définiraient cette âme canadienne, si elle ne souffrait encore d'une résignation souvent trop prompte, qui la courbe devant les injonctions étrangères (1).

IV

Anglo-Saxon est le terme générique de tous ceux qui, venus de la Grande-Bretagne, parlent l'anglais, quels que soient leur langue et leur lieu d'origine. Le seul type anglais compte 1,500,000 indivi- dus reconnaissables à l'oval régulier de leur visage, à leur stature sensiblement supérieure à celle du Franco-Canadien. Les mieux acclimatés se distinguent de leurs frères d'Europe en ce que le bleu de leurs yeux s'est affadi et que leur blond système pilaire tourne au châtain.

Les Écossais, au nombre de 900,000 sont robustement taillés et d'un teint clair que colore une généreuse circulation sanguine. Ce sont eux qui se rapprochent le plus par l'endurance du pionnier canadien.

Il se trouve aussi près d'un million d'Irlandais, de charpente osseuse, aux formes très irrégulières d'individu à individu malignes chez le prolétaire, débordantes chez l'aristocrate. Une vie plutôt aisée et de nombreux mariages avec les vrais Anglo-Saxons ten- dent à oblitérer chez eux les signes caractéristiques du Celte : rondeur de la tête, proéminence des mâchoires et des arcades sour- cilières.

C'est par leur self confidence et leurs instincts débridés que ces types accomplis des races brutales du nord contrastent le plus vive- ment avec le patient et joyeux Canadien-Français. Cette masse anglophone accentue encore son influence par les appuis moraux de se savoir l'énorme majorité en terre conquise, lieu d'afïluence des capitaux de la mère-patrie, et surtout de compter que sa civi- lisation est commune à tout ce continent. Mais en revanche, et c'est un bonheur pour le Canada français, il faut reconnaître qu'en dépit de ces écrasants avantages, l'Anglo-Saxon est, entre les peuples européens, le moins doué pour s'assimiler les autres races.

(1) « Tenus à l'écart des affaires publiques, et malgré nos preuves de loyauté, regardés avec méfiance, nous avons conquérir à la pointe de l'épée nos plus chères libertés. Notre libération ne date que d'iiier et il est facile à un esprit observateur de discerner chez nous une résignation qui nous courbe trop aisé- ment devant les injonctions étrangères. C'est un vestige de la contrainte imposée à nos pères, dans cette vallée du Saint-Laurent, l'on se flattait de les étouffer et de les ensevelir à jamais ». MM. Desrosiers et Fournet, ouvr. cité, p. 284.

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Ici comme en Irlande gaélique, en Afrique-Sud et aux Indes, si son or lui assure la domination, elle reste manifestement impuissante à se fusionner à d'autres éléments nationaux.

La race anglo-saxonne abstraction faite de ses variantes, les Highlanders d'Ecosse et les Irlandais, qui paraissent ici' destinés à s'identifier pour la grossir en est une énergique, obstinée jusqu'à la violence, raide dans ses résolutions et infatigable dans l'elïort solitaire. De desseins égoïstes, elle ambitionne une vie aisée ; il lui faut un profit immédiat. Mais ce produit achevé de la for- mation particulariste, ces hommes nés pour le travail, restent impuis- sants, savons-nous, à les façonner, parce que la générosité est leur moindre vertu (1).

V

Si plusieurs des qualités morales de l'Anglo-Saxon conviennent également à son prototype, l'Anglais, comme aux Écossais et aux Irlandais, il se trouve chez ces derniers, des difîérences qu'on ne sau- rait négliger de décrire, parce qu'elles se sont amplement illustrées dans ce pays de deux races. L'Écossais n'a ni la rogue anglaise ni l'astuce irlandaise. C'est à sa profonde sociabilité à jamais écrite dans l'histoire, qu'il faut attribuer l'absorption relativement promp- te de ses petits essaims par les Québécois, au cours du siècle dernier, et le profit que tous les Canadiens ont tiré de son avancement dans l'industrie, l'agriculture et la finance.

Les Irlandais jettent la plus grande distraction dans ce monde d'Amérique. Issus de pasteurs et non d'agriculteurs, ils méprisent d'instinct le labeur manuel. Fiers de leur souplesse d'esprit, ils sont follement ambitieux et d'autant plus friands d'autorité que leur originelle formation les dispose à la spéculation. Aussi encom- brent-ils les deux extrémités de l'ordre social, le prolétariat et les carrières libérales. Suprêmement dédaigneux de la glèbe, plutôt inaptes au commerce, ne faisant que passer à l'atelier, ils se groupent dans les villes pour s'y partager la misère du pic, la sécurité du rond- de-cuir et la gloire des postes de commandement. Si encore cet élément celte assiste de nos jours à l'ouverture des régions agricoles et surtout à la création des centres miniers, c'est l'indice qu'il tente résolument de créer vite une aristocratie de la richesse appuyée

(1) t Elle (la race anglo-saxonne) est pénétrée de sa suprématie, elle n'a point l'humeur aimable, elle n'a que le souci constant de son intérêt même aux dépens de ce que les autres ont de plus cher et de plus sacré ». L. Nemours-Godré, Les Inconséquences de John Bull, Paris, 1886, p. 65.

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sur l'autorité. Son admirable esprit de corps se manifeste dans l'organisation des associations mutualistes et des unions ouvrières. Des événements récents ont montré le caractère franchement socialiste de ces unions du travail.

Presque tous catholiques à leur débarquement aux États-Unis comme en Canada, les Irlandais se sont d'abord défendus avec obs- tination pour conserver leur foi dans l'ambiance protestante ; mais disséminés à l'excès, privés de la sédentaire vie agricole et de prêtres de leur race, ils n'ont pu doiiner une éducation chrétienne à leurs enfants ni alimenter une presse nationale, ils ont fait des mariages mixtes, accepté la langue anglaise, et subi pour tout cela l'influence du naturalisme américain (1). C'est dans le Québec et aux lieux voisins, l'Église franco-canadienne a volé à leur secours, que ces nouveaux venus sont restés le plus catholiques.

L'âme celte, rêveuse et douce de sa nature, paraît s'être faussée au cours des siècles du despotisme anglais. Quoi qu'il en soit, ces enfants de l'Erin, transportés en Amérique, ont introduit dans le catholicisme, un instinct qu'il réprouve par son essence même l'instinct de la persécution.

N'espérant plus dans la survivance de leur vénérable idiome, le gaélique, dont ils rougissent même, ces Irlandais, pour imposer à la race pionnière l'idiome de leur vainqueur, luttent plus opiniâ- trement qu'ils ne le font pour gagner des protestants à la religion catholique (2). Cette étrange attitude à l'égard de ceux qui sau- vèrent les émigrants de 1846 d'une mort pestilentielle, témoigne d'une éclatante façon que la communauté de langue unit des peuples plus efficacement que ne peut le faire la communauté de foi même.

(1) « ... L'on ne compte plus aujourd'hui aux États-Unis les rejetons de souche irlandaise qui ont abjuré leur foi. Quinze ou vingt millions suivant les calculs les plus optimistes. C'est un fait connu. Mais on oublie trop que, dans notre pays même, l'écart entre le nombre des Irlandais d'origine et celui des Irlandais catholiques est aussi très grand au moins cinquante pour cent. En 1901 il y avait au Canada 988,721 Canadiens d'origine irlandaise et seulement 562,862 catholiques de langue anglaise ou autres que le français. Plus de 50,000, en effet, étaient anglais, écossais, polonais, allemands, etc. A quelles causes les Irlandais peuvent-ils attribuer des pertes si douloureuses au point de vue catholique ? Est-ce à la communauté de langue et de littéra- ture avec les protestants, à la négligence de l'enseignement chrétien, à la priva- tion d'une presse religieuse, aux mariages mixtes, à l'insuffisance du clergé, au petit nombre de congrégations religieuses de langue anglaise ou à toutes ces causes réunies ? Nous ne saurions le dire »... MM. Desrosiers et Fournet, ouvr. cité, pp. 287-8.

(2) Dans tous les diocèses les Franco-Canadiens et les Franco-Américains se trouvent en minorité, ils sont en butte aux plus odieuses tentatives d'anglici- sation de la part du clergé irlandais.

LES PROBLÈMES NATIONAUX 117

VI

Les religions sont des forces morales dont il faut tenir compte en appréciant des âmes nationales. Et, si parfaite est la convenance qui existe à cette heure entre la formation sociale et la foi respectives des deux grands éléments canadiens, qu'elle achève de les illustrer, en élargissant encore la fosse qui les sépare.

L'Anglo-Saxon, protestant et biblique de cœur (1), s'attache à une religion « dont l'essence est le salut individuel... les moindres manquements semblent des crimes, n'y ayant ni indulgences ni œuvres qui puissent les réparer. Seul à porter le poids de ses fautes il en résulte une grande faiblesse ou une puissance de tenuemorale(2)», manifestées soit par l'indilïérence de l'agnosticisme, soit par les scrupuleuses pratiques puritaines ou le farouche méthodisme. No- tons encore que ce protestantisme commande par sa base une intense préoccupation de soi-même, ce qui est la définition de l'âme anglo-saxonne, et nous saurons pourquoi, dans cette hbre-penseuse et matérialiste Amérique du Nord, malgré notre atmosphère chargée de naturalisme, malgré le tumulte toujours croissant qui s'élève de ses synodes, la Réforme vit en Canada d'une vie si universelle.

Reposant sur l'amour du prochain, le principe catholique est une plus abondante source de vertus sociales que celui du protes- tantisme. Ses dogmes, ses règles de morale inflexibles conviennent à des âmes que l'idéalisme ne laisse jamais froides ; quand une puis- sance fractionnée sur plusieurs têtes s'allie harmonieusement à l'esprit latin qui aime à compter de nombreux appuis extérieurs, et chez lequel toute autorité constituée revêt un caractère divin. Cette fécondité sociale du catholicisme, c'est essentiellement la trame de l'histoire du Franco-Canadien. Idéalisme des fondations coloniales, civilisation des Sauvages par les missionnaires, survi- vance, à la conquête, du peuple bas-canadien avec ses plus per- sonnels caractères nationaux, et sa participation au gouvernement du pays. C'est l'évêque qui a dessiné les limites de la paroisse et favorisé l'accession à la personnalité civile de ce petit monde fermé contre lequel le conquérant a vu échouer toutes ses tentatives d'assimilation. C'est en voulant rester catholiques qu'aux sombres jours de 1774 et de 1812 les Bas-Canadiens ont gardé cette colonie à la Grande-Bretagne. Et c'est l'alliance des croyances catholiques

(1) H. Taine, Philosophie de l'Art.

(2) F. Brunetière, Science et Religion, note, p. 78.

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aux traditions nationales du francophone qui constitue le plus ferme soutien de l'état présent.

Tels sont les caractères ethniques, physiques, sociaux et religieux propres à chacun des éléments de ce pays. Leur contraste est si sensible que, même en se représentant tout le pays comme destiné à évoluer sans aucune intervention du dehors, ces races paraissent manifestement vouées à ne jamais se confondre. Après un siècle et demi de ruse autour de l'école et de violences politiques l'âme franco-canadienne n'apparaît-elle pas plus individuelle et plus assurée de son avenir ? et l'anglicisation une utopie ? Cette récente agression irlandaise qui vient raviver l'ambition du maître, en trans- portant la lutte sur le double terrain scolaire et religieux, ne sert qu'à réveiller pour de bon les Francophones portés par atavisme à ne se raidir que devant l'imminence du danger. Quoi qu'il arrive, la meilleure garantie qu'une attaque ne saurait partir du Franco-Canadien, c'est que, aujourd'hui comme hier, en présence des injustices commises à son égard, partout il est une minorité, son cri n'est pas « Vengeons-nous sur l'Anglais du Québec » mais plutôt : « Ma langue n'est nulle part une intruse ni une étrangère ».

Et c'est précisément parce que cette lutte se poursuit sur le terrain constitutionnel que le Dominion promet de demeurer la terre classique du dualisme national.

VII

Un peuple dépourvu de littérature serait comme muet parmi les peuples. Il n'en est pas ainsi des deux éléments ethniques du Canada qui ont déjà trouvé le loisir fort restreint sans doute d'apprendre à penser, condition de toute manifestation littéraire.

Si nous sommes naturellement disposés à considérer comme la plus vivante et la plus policée des nations celle-là qui s'exprime avec le plus d'art, d'à-propos et de persistance, l'histoire littéraire des deux catégories de Canadiens montre leur degré de développe- ment intellectuel. Mais, à défaut d'une appréciation des œuvres produites dans l'une et dans l'autre langues ce qui excéderait d'ailleurs le cadre de ce livre, voici, pour y suppléer, un exposé sommaire des influences qui ont présidé et qui président à leur éclo- sion, ainsi que de la nature et de l'importance des genres littéraires canadiens.

Les lettres québécoises de la première moitié du dix-neuvième siècle, qui s'étaient nourries exclusivement des classiques, ont mérité le jugement d'être un peu vieillottes, car elles manquaient de cette

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ambiance qui permet de produire des œuvres durables, en harmonie avec les aspirations, les goûts de leur époque. Au lendemain de 1850, date du renouement des relations entre la France et sa co- lonie de naguère, les ouvrages poétiques et historiques se firent re- marquables, autant par leur nombre que par leur valeur. A ces deux fécondes sources d'inspiration, la religion et le patriotisme, s'ajoutait l'adoption des procédés littéraires contemporains de l'ancienne mère-patrie. Les dernières décades ont été signalées par une tendance à imiter de bien près la poésie tout impersonnelle qui fleurit encore en France. Mais voici que la critique est venue blâmer cette littérature si peu du terroir et lui rappeler, qu'à moins de déchoir, elle doit désormais s'inspirer généreusement des choses et des traditions locales, sans cesser toutefois d'aller demander à l'Europe le secours de toutes ses saines idées. Déjà son cadre s'élargit considérablement : à la poésie, à l'histoire, s'ajoutent le roman qui avait jusqu'ici végété, les études sociales et les travaux scientifiques.

La littérature des Anglo-Canadiens s'est constituée de bonne heure, sans doute parce que cet élément n'eut pas à souffrir, savons- nous, de l'isolement et qu'il n'éprouva pas les cruelles vicissitudes qui devaient mûrir l'âme franco-canadienne. Toutefois, si l'on excepte de rares mais excellentes manifestations poétiques, restées isolées au milieu du siècle dernier, cette littérature ne se compose encore que de deux genres relativement abondants, mais dépourvus de chefs-d'œuvres : le roman de description et d'aventure et la monographie scientifique. Ils ont ce mérite d'être tous d'inspira- tion franchement canadienne.

En un mot, les lettres anglo-canadiennes, qui n'ont pas coûté grand effort, cèdent le pas aux québécoises, bien que l'on puisse reprocher à celles-ci d'en être resté aux estimables généralités et de n'avoir encore atteint une originalité vraiment indigène.

VIII

Nous savons que le Canada n'est que le prolongement des États- Unis. Ces deux contrées ne sont donc pas dos à dos pour se faire la guerre ou seulement se reluquer, mais bien côte à côte pour s'unir. A cette puissante invite de la nature se joint, pour la masse des habitants, l'identité d'origine et, conséquence de la grande jeunesse de ces pays, une seule et même civihsation, l'anglo-saxonne. Elle est formidable, car le terme générique d' Anglo-Saxon s'appUque à tous ceux qui parlent anglais, sans distinction de lieu d'origine.

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C'est cet élément sorti de la Grande-Bretagne qui impose sa langue, ses institutions politiques, son sens de la vie profondément utilitaire aux recrues cosmopolites, en reléguant ainsi à l'arrière plan, pour cette heure du moins, tout autre sentiment populaire que le sien.

Aux États-Unis l'idée nationale vit surtout d'un besoin de cohé- sion entre des races contrastantes. L'amour de la patrie semble plus nerveux que fort, plutôt fictif que durable. Le succès de cette même civilisation n'est pas moins éclatant au Canada, car elle a cet avantage de se trouver politiquement chez elle et de commander à une population quelque peu moins cosmopolite.

Ce qui tend davantage à rapprocher les deux pays nord-améri- cains, c'est la grande activité industrielle des États-Unis, en quête de clients ; c'est encore l'abondance aux régions boréales des ressour- ces naturelles dont commencent à manquer celles du midi. Il résulte de cet état de choses une vive attraction des Canadiens de l'Est, vers les centres des États-Unis, et une migration de plus en plus considérable de ses hommes et de ses capitaux aux pays de l'Ouest (1).

Cette menace latente d'unification des intérêts économiques s'est déjà traduite par le mouvement annexionniste de 1849 et celui plus dissimulé de 1887 à 1892 ; elle s'affirme par l'entrée hbre des chemins de fer de la république en territoires canadiens, et surtout par des capitaux qui lui assurent une sorte de mainmise sur des richesses naturelles de primordiale valeur, comme le bois à pulpe au Canada oriental et les énergies hydrauliques en Co- lombie.

Malgré le libre échange entre la Grande Bretagne et sa colonie,

(1) Classification des capitaux des États-Unis placés au Canada :

Domaines forestiers et scieries en Colombie britannique |65 ,000 ,000

Mines en Colombie britannique 60 ,000 ,000

Terres en Colombie britannique 8 ,500 ,000

Domaines forestiers et gisements miniers dans les provinces mé-

diales 10 ,000 ,000

Centres de distribution d'instruments aratoires 8 ,500 ,000

Divers placements dans les provinces atlantiques 13 ,000 ,000

Obligations municipales détenues par des particuliers 27 ,000 ,000

Placements des sociétés d'assurance 45 ,000 ,000

Placements sur propriétés urbaines et rurales 41 ,000 ,000

Diverses industries dans diverses provinces 10 ,000 ,000

Industrie des conserves des viandes 6 ,000 ,000

Capital investi dans plus de 200 firmes 130 ,000 ,000

Ensemble |424 ,000 ,000

Général Bradley, consul des États-Unis à Montréal ; The Shareholder, Mont- réal, 23 juin 1911.

LES PROBLÈMES NATIONAUX 121

en dépit de l'hostilité des tarifs douaniers du Canada avec ses puissants voisins, ils continuent de s'affirmer comme ses meilleurs clients. Or les sympathies suivent les intérêts.

IX

Les intérêts économiques sont le motif ou le prétexte des con- quêtes modernes. Et la soif d'expansion coloniale, ce trait mar- quant des États surpeuplés, est aujourd'hui précisément le ca- ractère politique des États-Unis. En violation d'un principe affirmé au Congrès, en 1823, par le président Monroë (1) et qui repousse toute intervention européenne dans les affaires générales du continent, les chauvins de la république ont singulièrement dé- naturé cette règle de conduite, en la faisant servir aux intérêts particuliers de leur pays. Après s'être érigés en champions de la liberté des petites républiques américaines, les États-Unis ambi- tionnent d'identifier leurs frontières avec celles de l'Amérique même.

(1) Doctrine de Monroë. James Monroë était le président des États-Unis en 1820, lorsque se manifesta dans les conseils monarchiques de l'Europe une recrudescence des idées féodales. Les États-Unis s'émurent du danger que couraient les anciennes colonies espagnoles devenues indépendantes, et firent cause commune avec ces jeunes républiques du Nouveau-Monde. Dans un message au Congrès, en décembre 1823, Monroë se fit l'interprète de cette déter- mination devenue fameuse, sous lenom de Doctrine Monroë et qui peut se résu- mer dans cette formule : U Amérique aux Américains. Voici les passages essen- tiels de cette déclaration qui concerne le droit international : « C'est toujours i> avec anxiété et sympathie que nous avons assisté au spectacle des événements >> qui s'accomplissaient dans cette partie du monde d'où nous avons tiré notre ' origine. Les citoyens des États-L'uis nourrissent les sentiments les meilleurs » pour la liberté et le bonheur de leurs semblables de l'autre côté de l'Atlantique. n Tant que la guerre a duré entre les puissances européennes, nous nous sommes » abstenus d'y prendre part, de même qu'à toutes les affaires qui ne regardaient » qu'elles : notre politique nous le commandait. C'est seulement lorsque nos » droits sont attaqués ou sérieusement menacés que nous nous sentons blessés » et que nous nous préparons à les défendre... Notre nation est tout entière » dévouée au maintien des institutions qui ont été acquises au prix de tant » d'argent et de sang, mûries par la sagesse de nos concitoyens les plus éclairés, » et à l'ombre desquelles nous avons joui d'une prospérité sans exemple. En » conséquence c'est un hommage que nous devons à la vérité et à notre désir » de continuer nos relations amicales avec les puissances alliées, (il s'agissait » alors de la Sainte-Alliance), de déclarer que nous considérerions comme dan- » gereuse pour notre repos et pour notre sécurité, toute tentative qu'ellesferaient » pour étendre leur influence à une portion quelconque de cet hémisphère. Nous » nous sommes abstenus d'intervenir dans les colonies ou dépendances réelles » des différents États européens, et nous ferons de même à l'avenir ; mais pour » ce qui est des États qui ont proclamé et fait prévaloir leur existence propre I et dont, après pleine considération et conformément à de justes principes, » nous avons reconnu l'indépendance, nous ne pourrions regarder que comme n une manifestation de sentiments hostiles aux États-Unis toute intervention » qui aurait pour objet de les supprimer ou d'en contrôler, de quelque manière » que ce fût, les destinées ».

122 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

Ce désir d'un empire colonial s'est affiché d'une façon non équivoque, au cours des soixante dernières années. Le Texas est annexé en 1846 ; les États-Unis et les colonies canadiennes signent en 1854, un traité de réciprocité commerciale qui durera jusqu'en 1866, soit à la veille du pacte fédéral, et l'Amérique Russe est achetée en 1867, au prix de sept millions ; elle devient l'Alaska. Trois ans plus tard, le Congrès vote que le gouvernement prenne à sa charge les frais d'une étude sérieuse des isthmes de Nicaragua et de Panama, en vue du percement d'un canal. Et depuis lors, les États-Unis ont monopohsé l'entreprise du Panama qu'ils fortifient afin d'en rester les maîtres, dès qu'il s'ouvrira ce qui ne saurait beaucoup tarder maintenant. En 1898 ils achèvent de ruiner la domination de l'Espagne, en s'annexant toutes ses possessions dans les deux Indes : les Philippines et Porto-Rico, puis ils séquestrent Cuba ; enfin, ils 's'emparent du groupe insulaire d'Hawaï, au milieu du Pacifique.

Il ne se passe pas une session du Congrès sans qu'un sénateur enthousiaste exprime le désir d'annexer le Canada sans retard. Cette convoitise latente qui s'affirmera au moment que les États- Unis trouveront propice soit au cours d'une guerre européenne l'Angleterre pourrait avoir le désavantage, trouvera beau- coup de Canadiens de l'une comme de l'autre race déjà moralement assujettis par les idées et les capitaux du sud.

En somme, il y a donc menace d'un panaméricanisme qui s'éla- bore par l'infiltration des doctrines sociales et de l'or des États- Unis sur ce fertile champ de propagande qu'est l'anglochtone. Il est plus sage pour le Canada de combattre ce danger que d'en oublier l'existence ou encore d'en nier la gravité.

X

L'obstacle le plus imminent au progrès de la richesse et du sentiment national des Canadiens ne réside peut-être pas dans l'emprise pourtant formidable des États-Unis, mais plutôt dans la menace d'une immixtion de la métropole dans les affaires de sa colonie.

Au cours du dix-neuvième siècle les hommes d'État anglais ont adopté comme base de leur politique nationale le développe- ment de l'Empire en octroyant, dans de généreuses mesures, l'auto- nomie interne. Cette confiance, bien que commandée par l'intérêt, détermina chez elles un accroissement de leur amitié pour la mère- patrie, en même temps qu'un vigoureux essor matériel et une assu-

LES PROBLÈMES NATIONAUX 123

rance de plus en plus robuste dans leur propre valeur. L'Empire britannique allait ainsi enfanter toute une théorie de puissantes nations, régies par des institutions sœurs (1) et qui graviteraient calmement vers une franche personnalité les innovations devant se produire selon les besoins et à l'heure voulus, soit à l'image de l'évolution aussi lente que sûre de la constitution mère, si compa- rable à un organisme conscient. Mais, au cœur de cet empire, ce chef-d'œuvre de politique terrestre, une école est née qui réclame, sous prétexte d'allégir la Grande-Bretagne de son écrasant fardeau du militarisme, le secours des colonies, auxquelles seraient appli- quées en retour, a) une union fiscale, sorte de zollverein économique devant restreindre les échanges aux limites mêmes du monde anglo-saxon ; b) une communauté des lois commerciales et de la citoyenneté dans tous les pays britanniques, enfin c) une orga- nisation navale et militaire dans chacun des dominions autonomes en vue de perpétuer l'intégrité de l'Empire. Cette combinaison imposerait aux colonies les pires obligations de l'État libre, sans cependant leur apporter en retour aucun de ses avantages. Au seul point de vue canadien, l'impérialisme intégral amoindrirait l'autonomie fiscale, en abrogeant la loi de 1848 rappel de VAcie de Navigation qui met ce dominion en mesure de négotier et de conclure ses propres traités commerciaux ; il ouvrirait toute grande la porte 'aux sujets des Indes et d'ailleurs; enfin il retarderait, à cause des sommes absorbées par le maintien d'une efficace ma- rine de guerre, l'achèvement des grandes routes intérieures canaux et chemins de fer.

Le mobile évident de ce gigantesque projet d'une fédération impériale se trouve dans cette ambition maîtresse : amener les colonies à soutenir les guerres de la Grande-Bretagne. Mais, si elles appuient de leur or et de leurs hommes la diplomatie métro- politaine, quelle part d'autorité exerceront-elles dans le gouverne- ment de cet Empire ? Or la mère-patrie n'est pas disposée à cette heure du moins à partager ainsi son autorité (2). Elle ne

(1) Il y a trois dominions autonomes sous la couronne britannique ; la Con- fédération canadienne (1867), le Commonwealth australien (1901) et l'Union sud-africaine (1901).

(2) Répondant à une proposition du délégué néo-zélandais qui demandait la création d'un conseil de l'Empire les représentants des dominions seraient appelés à siéger, le premier ministre d'Angleterre, M. Asquith, disait : « aboutirait l'organisme projeté par sir Josepii Ward ?... Il amoindrirait, s'il ne détruisait entièrement, l'autorité du gouvernement du Royaume dans ces graves matières : la direction de la politique étrangère, la conclusion des traités, la déclaration et le maintien de la paix ou la déclaration de la guerre.

124 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

veut que l'aide dévouée de ses possessions d'outre-mer. Si, même, elle créait un parlement central, se peut-il que le Canada, qui n'y aurait qu'une députation numériquement insignifiante auprès de celle du Royaume-Uni, puisse protéger ses intérêts et résoudre les problèmes suscités par des conditions géographiques, économi- ques et sociales, fatalement différents de ceux des autres parties de l'Empire (1) ?

Que ce rêve décevant, que ce dessein égoïste d'une fédération impériale se réalise, et les dominions, chargés de fardeaux qu'ils n'ont encore portés d'eux-mêmes, incommodés par une union factice qui alourdirait le joug qu'ils devaient bientôt oublier, ne tarderont pas de briser leur attache coloniale ; car cette solidarité des intérêts, ne devant reposer que sur le seul orgueil du sang, est essentiellement contraire aux longues traditions de liberté comme à l'esprit dé- centralisateur de la race anglo-saxonne.

XI

En présence de ces problèmes primordiaux l'individualité grandissante des deux races, l'emprise américaine, la fédération impériale et avant qu'ils aient atteint toute leur acuité de maintenant, une doctrine politique s'est affirmée, qui met au premier plan le souci exclusif de l'intérêt national, tient compte de l'hétérogénéité des populations, en leur proposant l'avenir même du Canada comme objet premier de leurs soucis, et ne re- cherche que dans le respect de la constitution de 1867, l'harmonie entre ses divers éléments nationaux, destinés à vivre et à grandir avec des droits égaux. Ce dogme si nettement formulé, c'est le Nationalisme (2), d'une conception trop généreuse pour devenir l'apanage d'un parti politique.

et, en vérité, toutes les relations avec les puissances étrangères, d'une nature nécessairement très délicate, qui sont aujourd'hui entre les mains du gouverne- ment impérial, sujettes au parlement impérial. Cette autorité ne peut être partagée))... Minutes of proceedings of the Impérial Conférence, 1911, Cd. 5745 p. 71.

(1) Ce projet d'une fédération impériale, exposé au fur et à mesure qu'il était imaginé par les hommes d'État anglais, fut communiqué aux représentants des dominions autonomes. Canada, Terre-Neuve, Sud-Afrique, Australie et Nouvelle-Zélande au cours de conférences dites impériales, tenues à Londres, en 1897, 1902, 1904, 1907, 1909, 1910, 1911 et 1912.

(2) « Le Nationalisme est l'exposé d'une doctrine pas la formule d'un parti et d'un programme offrant une solution à quelques-uns des problèmes sociaux et politiques qui intéressent l'avenir du Canada ». M. Henri Bourassa, le Devoir, 30 janvier 1911. La thèse générale de nationalisme fut développée dans une conférence en 1901 et enuneétude sur les Canadiens-français et l'Empire

LES PROBLÈMES NATIONAUX 125

Le Canada trouvera-t-il meilleur profit à participer aux guerres de l'Empire ? en donnant marins, soldats et vaisseaux pour soutenir ou protéger des intérêts britanniques, maintenant disséminés, sur tous les points du monde ce dominion dût-il compter, en retour, maints représentants à un conseil impérial, plutôt que de compléter son réseau de communications intérieures, surtout en construisant le canal de la baie Géorgienne, et d'organiser, contre son plus me- naçant et son plus proche ennemi, la défense de sa frontière con- tinentale dont la longueur excède 3000 milles ; plutôt encore que de fortifier ses cinq grands ports atlantiques de St. John, Halifax, Sydney, Québec et Montréal, ses ports les plus fréquentés des Grands- Lacs, Toronto, Sarnia, Port-Huron, Colhngwood et Arthur-William, enfin sur le Pacifique, ses quatre autres ports libres de Vancouver, Victoria, Esquimau et Prince-Rupert, contre les escadres mongoles, et, peut-être demain, celles des Russes en Sibérie ? Ce serait encore contribuer efficacement à la défense de l'Empire que d'outiller sa colonie du Canada, pour la mettre en mesure de se défendre seule. D'ailleurs cette règle autonomiste n'est pas récente, car elle émane d'un énoncé de principe que la mère-patrie communiquait au gouvernement des Canadas-Unis, en 1863, et qu'elle a maintes fois réaffirmé depuis, notamment en 1896, à savoir que le principe de la défense de l'Empire, c'est que chacune des possessions autono- mes pourvoierait à sa propre défense, et que la Grande-Bretagne seule resterait chargée de la protection de son domaine colonial. Aussi, en 1885, le cabinet d'Ottawa pouvait-il refuser aux autorités métropolitaines la permission d'enrégimenter ici des recrues pour faire la campagne du Soudan, et le Canada s'est-il substitué à la mère-patrie pour entretenir, depuis 1901, des garnisons aux quelques places fortifiées qu'il compte sur les deux océans Halifax, Québec et Esquimau.

Aux sentiments anglo-saxons encore mal traduits, qui tendent à faire participer ce pays au soutien de la suprématie britannique, le nationalisme oppose ce simple argument des grands politiques des deux races et des deux partis : le Canada se doit d'abord à lui-même (1).

britannique par le même, dans la Monthly Review de Londres, septembre et octobre 1902, et dans une brochure de M. Olivar Asselin, A Québec View of Canadian Nationalism, Montréal 1910.

(1) « ... Si le Canada était détaché de l'Empire, l'Angleterre ne pourrait épar- gner un seul farthing sur ses impôts militaires, ni se priver d'un seul matelot ni d'un seul soldat ». Discours de Sir Charles Tupper, à Winnipeg, 1893, Free Press.

« Ce serait un véritable suicide pour le pays que de se lancer dans le gouffre

126 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

XII

La génération actuelle des habitants de la Grande-Bretagne est l'héritière directe d'un immense et fortuné patrimoine impérial dont elle ne jouit qu'à la condition d'en perpétuer la possession à ses descendants ; mais d'autre part, les Canadiens d'aujourd'hui se doivent d'abord à leur patrie d'origine ou d'adoption suivant le cas ; ils y ont des intérêts vitaux que toutes les considérations de droit public et d'honneur national leur commandent impérieuse- ment de conserver et d'accroître, afin d'accomplir l'œuvre par ex- cellence et déjà si pleine de problèmes du développement de leur pays. Si les Canadiens se croient redevables envers leur métropole de la liberté religieuse et de la liberté civile qui se résume dans cet axiome, « les pouvoirs du gouvernement émanent du peuple », qu'ils réphquent donc aux sollicitations d'outre-raer par ces deux arguments : ce pays veut rester colonie britannique, c'est-à-dire une source de bénéfices et l'un des éléments du prestige mondial de la mère-patrie ; cette liberté civile dont l'Angleterre fut la créatrice et qu'elle considère à bon droit comme l'œuvre politique la plus humanitaire qui se soit accomplie dans les temps modernes, les coloniaux ont le devoir moral de la conserver en lui faisant subir, s'il le faut, les modifications qu'imposent l'époque et le miUeu ; enfin l'accomplissement de cette même tâche leur commande logi- quement de s'opposer à ce que les fruits de l'œuvre collective de la nation passent à des mains ne relevant pas de l'autorité popu- laire canadienne.

La suprématie de la Grande-Bretagne en est une coûteuse, car cette puissance aura toujours besoin de toute sa marine marchande et de ses escadres de guerre non pas tant pour défendre ses colo- nies que pour protéger son propre territoire, avec son commerce,

» des dépenses les nations européennes, y compris, l'Angleterre, ont été entraî- » nées par les besoins d'armements formidables. Quelle estla situation respective » de la Grande-Bretagne et du Canada ? La Grande-Bretagne est l'une des » premières nations de l'univers, la première peut-être sous plusieurs rapports, » le centre du plus puissant empire de nos jours, du plus grand empire depuis » la chute de l'empire romain. Par même, elle est obligée de maintenir une » nombreuse armée permanente. La Chambre sait combien la nécessité d'en- » tretenir une armée permanente a toujours répugné au peuple anglais, comment » celui-ci s'est toujours révolté à cette idée, mais il a se plier aux exigences » de la situation et entretenir constamment une armée sur pied... Toute autre » est la situation du Canada... Quels sont les plus lourds articles de son budget ? » Les travaux publics, la colonisation, la construction des voies ferrées et » le creusement des ports et des voies de transport. Voilà le champ doit » s'exercer notre activité.» Sir Wilfrid Laurier, Débats de la Chambre des Commu- nes, 15 avril 1902, col. 2759.

LES PROBLÈMES NATIONAUX 127

ses industries et ses denrées que sa situation géographique oblige de convoyer par toutes les mers.

Faut -il pour cela sacrifier ou, pour le moins, retarder l'éclosion de forces coloniales qui gravitent vers la vie autonome, mais qui, cependant, ne demandent encore qu'à continuer leur allégeance à la couronne britannique ?

Le peuplement des provinces médiales par des exotiques im- portés à grands frais, fuyant les impôts et le militarisme, et par des fermiers des États-Unis qu'il n'a pas fallu solliciter pour qu'ils franchissent la frontière, fera que, d'ici deux décades, le Dominion ne sera plus britannique dans sa majorité. N'ayant rien de com- mun avec les autres générations de Canadiens, ces éléments nou- veaux qui ignorent le motif des luttes constitutionnelles d'autrefois et la valeur du pacte fédératif de 1867, commanderont au parlement pour y diriger la politique fiscale. Il est vrai que ces populations parleront surtout l'anglais, langue dominante du Canada, mais aussi celle des États-Unis, c'est-à-dire l'agent le plus actif à l'i- dentification des intérêts et des mœurs sur tout le continent.

Aucun dessein militaire ne saurait remédier à cette imminence du continentalisme. Mais il est une politique capable, tout au plus, de retarder ce qui ne peut manquer d'arriver, ce qui est attendu avec une sérénité d'autant plus profonde qu'elle intéresse des sociétés en enfance : elle gît dans le simple respect du contrat fé- dératif loyalement consenti entre les deux races créatrices de ce pays. C'est en laissant s'implanter partout, que dis-je, c'est en favorisant l'expansion de ces plus canadiens des Canadiens, les francophones, que l'on entravera le mieux l'unification si redoutable des éléments nord-américains.

CONCLUSION

I

UE le Canada triomphe de l'ingérance impérialiste, en manifestant avec énergie sa volonté de maintenir à l'égard de sa métropole les mêmes relations qui ont assuré jusque maintenant la marche triomphale de la Confédération, puis, qu'il s'efforce d'endiguer la marée yankee, et les deux races continueront de se développer dans le sens de leurs traditions respectives. Pour que le sentiment canadien puisse écarter ces deux dangers il faut que ce pays devienne de plus en plus ce à quoi l'ont destiné les poUtiques de 1867 ; une confédération anglo-française permettant la Ubre expansion des éléments qui l'ont fondée. En d'autres termes, il importe que les Franco-Cana- diens cessent d'être gênés dans leur croissance numérique et dans la conservation de leur individualité nationale. Non seulement l'histoire démontre qu'ils ont généreusement versé leur sang pour garder ce pays à la couronne britannique, lorsqu'il était attaqué par les Anglo-Saxons du midi les révoltés de 1774 et les envahis- seurs de 1812, mais qu'après un siècle et demi de promiscuité commerciale et parlementaire, ces francophones n'ont rien, absolu- ment rien à se reprocher dans leur attitude à l'égard du vainqueur, et restent soucieux de respecter l'état présent. Cependant l'Anglo- Saxon n'a, pour tout cela, rien perdu de sa rogue ni de son ambi- tion assimilatrice une ambition que devrait pourtant lui arracher l'expérience.

Aux époques d'ostracisme et de ruse d'anglicisation marquées par la prétention du droit de nomination à l'évêché de Québec et aux cures, l'Institution royale devant donner des maîtres d'école anglais dans toute la vieille province, l'inaccessibiUté des domaines colonisables qui contraignit deux générations à s'expatrier, puis les variations administratives commandées d'abord par le Haut- Canada pour amoindrir l'influence toujours grandissante des fran- cophones, et renouvelées dans le plan confédératif, succède une

CONCLUSION 129

agression à l'enseignement de leur langue sur chacun des groupes ils sont une minorité.

Malgré leur prodigieux accroissement, sans le secours d'aucun appréciable apport de l'étranger, en dépit même d'une exode aux États-Unis qui n'a cessé depuis 1830, la disproportion numérique des pionniers du Canada se fait écrasante. Dépassés par la province supérieure vers 1854, ils ne composent au lendemain de la confédé- ration, que le tiers des coloniaux. Le dénombrement de 1911 les classe dans une proportion de 33 pour cent qui décroîtra encore en présence de l'afflux cosmopolite que ne cessent de recevoir les provinces occidentales.

Inutile pour eux d'espérer davantage dans l'esprit de justice d'une majorité qui ne cesse d'immoler à son profit les droits les plus incontestables de cette race pionnière. Combien d'actes d'é- quité furent accomplis envers elle, entre 1755 et 1912 ? Puisque les anglophones se montrent moins que jamais disposés à laisser grandir Ubrement les Franco-Canadiens qui sont entrés dans le pacte fédératif sur la foi que chacun des leurs serait partout respecté, quelle attitude ceux-ci doivent-ils prendre ? Leur individualité reste contrastante, et ils ne veulent pas mourir. Mais ne sont-ils pas, dans ce siècle des émiettements nationaux, les plus éparpillés dans le pays, et les plus désunis sur divers sentiments ?

Certes, le vieil et robuste élément québécois a déjà franchi les cadres politiques de sa province : avec une population de 300,000, il possède pour toujours chacun des comtés ontariens qui bordent l'Ottawa, et il s'apprête à se souder au vigoureux groupe acadien du Nouveau-Brunswick nord qui étend ses ramifications sur divers points du trio atlantique et lui fournit toute l'augmentation de po- pulation dont il a besoin pour conserver son influence à Ottawa (1) ; mais les îlots du Manitoba, de la Saskatchewan et de l'Alberta sont des avant-postes destinés à l'isolement.

Si les Franco-Canadiens demeurent, après un siècle et demi d'allé- geance à la couronne britannique, son plus ferme rempart, elle le doit d'abord à la conservation de leurs caractères nationaux. Si le pacte fédératif ne présente plus cette cohésion capable d'assurer la paix interne du Canada et d'en retarder la fatale pénétration par les États-Unis, la faute en est à la race anglo-saxonne qui a d'abord contraint les fils du Saint-Laurent à s'expatrier dès les pre-

(1) Le recensement de 1911 démontre que l'augmentation de population, tant au Nouveau-Brunswick qu'en Nouvelle-Ecosse, est due aux seuls comtés acadiens.

9 605 B

130 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

mières décades du dix-neuvième siècle, qui n'a cessé depuis de gêner leur libre accroissement et qui a pris ses fastidieuses protestations de loyauté pour autant de marques d'une capitulation morale. Mais si, à cette heure, non contents d'avoir imposé leurs institutions politiques à tout le continent, ces Anglo-Saxons envient avec âpreté la part plutôt modeste de conquête pacifique des francophones qu'ils opèrent par une courageuse acceptation des charges de famille, pourtant repoussée par les anglochtones, conquête à laquelle les parlements mêmes restent sans remède, voilà bien l'indice d'une libération finale.

Reconnaissons cependant que la longue hostilité des angloch- tones à l'égard du Bas-Canada, depuis la cession, ne fut pas vaine, puisqu'en leur fermant tout accès aux cantons de l'Est, il est émigré aux États de la Nouvelle-Angleterre, des contingents dont la descendance atteint le milUon (1), et puisqu'en peuplant le nou- veau Canada d'éléments étrangers, ils l'ont fait avec l'ambition de noyer ces autres descendants de Québécois qui avaient cru au respect de leurs droits, qu'ils habitent dans ce Dominion.

Il importe que les francophones se dégagent tout à fait de l'é- treinte des partis sur les questions purement économiques, et que, sans briser avec les traditions parlementaires, ils se fassent solidaires, chaque fois qu'il y va des intérêts moraux de leur race. Le pour- ront-ils jamais ? Il est permis d'en douter, car chaque fois qu'il s'est agi de maintenir des droits indiscutablement consacrés, la masse de la députation québécoise a préféré consolider la vie d'un cabinet, plutôt que de faire respecter les termes de la Confédération. Et pourtant c'eût été raffermir ce Uen politique, que de favoriser l'expansion d'un élément qui a grand avantage à le faire durer.

II

Un second motif de sohdariser l'influence franco-canadienne, c'est la valeur de la constitution même. Dans ses attributions fé- dérales, l'Acte de 1867 ne vise guère au-delà du développement économique. En effet, hors le divorce que ne réclameront jamais les catholiques, ce n'est que dans la création de provinces et, accidentellement, dans la modification de leurs frontières,

(1) Ce million franco-américain qui résiste victorieusement à deux formida- bles ennemis l'un négatif, l'ambiance yankee, l'autre agressif, l'anglicisation par le clergé irlandais qui refuse des prêtres de langue française est à jamais perdu pour l'influence canadienne. Le Québec ferait mieux de les aider morale- ment, que d'entretenir l'espoir de les rapatrier, ce qui est une impossibilité géographique.

CONCLUSION 131

que le parlement d'Ottawa statue sur les intérêts moraux. Et ce rôle semble maintenant fermé, chacune des neuf associées ayant reçu des territoires en harmonie avec leurs besoins économiques à venir.

On ne saurait donc voir dans la constitution canadienne une autorité faisant des lois qui conviennent à chacun des groupes natio- naux, étant donné leurs langue, foi, mœurs et qualités propres. D'ailleurs, le domaine de la législation sociale est essentiellement confié aux diverses provinces.

Pour qu'une constitution soit durable il faut que, mûrie par le temps, elle reflète les traditions populaires. Elle ne saurait donc convenir également à deux races contrastantes, ni résulter d'une délibération, comme il en est de celle de 1867 qui reste pro- visoire, n'existe que sur le papier et que l'on viole selon les passions et les intérêts immédiats des gouvernants, sans que l'électorat puisse s'opposer efficacement aux pires injustices quand il les constate. C'est en vain que les droits de la minorité furent inscrits dans le British North American Ad ; la Confédération ne s'est maintenue qu'au prix des plus odieuses immolations. Il s'est toujours agi d'instruction publique. C'est un stricte devoir des catholiques, savons-nous, d'instruire les enfants selon la croyance religieuse des parents. Or, il n'est pas de province, excepté l'On- tario, où cette liberté d'enseignement n'ait été restreinte par la consécration du principe de l'école neutre. D'où il arrive que les Franco-Canadiens doivent payer double taxe pour le support de l'enseignement cathohque et de l'officiel. Mais voici qu'en Ontario, l'on tente de ruiner cet enseignement franco-catholique en lui imposant l'inspection non-confessionnelle et en décrétant que l'anglais sera désormais le seul intermédiaire entre maîtres et élèves. Que l'élément francophone ne s'attarde donc plus à es- pérer de la majorité ce qu'il lui rend partout avec tant de générosité et de respect à la parole donnée.

Ce glorieux parlementarisme britannique avec ses caractères d'aujourd'hui, ne sera-t-il pas pour les Franco-Canadiens un agent de déchéance ? Car, tout en restant divisés par les partis, sauront- ils demain, mieux qu'autrefois, s'unir pour protéger les intérêts du cathoUcisme qui sont intimement Ués à la conservation de leur caractère national ? Ici encore il est permis d'en douter. Certes, ils ont bien fait de ne pas s'isoler dans un clan national ; mais la dure vérité c'est qu'ils n'ont jamais eu le courage de faire bloc pour tenir le spoliateur en respect. L'histoire parlementaire les montre

132 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

le plus souvent divisés contre eux-mêmes dans les circonstances les plus décisives. Ce fut l'humiliant spectacle d'une nationalité qui se laisse violenter en même temps qu'elle formule des espoirs de glorieuse survivance.

En dehors des parlements l'inconséquence des Franco-Canadiens ne fut pas moins profonde. Ils se sont payé ce luxe inouï de pa- tronner des sociétés mutualistes neutres ou même francophones. Pas moins de soixante mille d'entre eux se sont enrôlés sous ces bannières, sans retirer le moindre avantage moral que promettent ces sortes d'organismes.

N'est-il pas vrai que, pour avoir dépensé toute leur ardeur d'i- déalistes à la gloire des partis, les imprescriptibles droits scolaires des francophones ont été abandonnés par leur députation, dans chacune des provinces cet élément reste une minorité ? Pour- tant c'eût été d'autant plus facile de réclamer que le Québec tenait alors, à lui seul la clef des situations politiques. A quoi tient cette attitude ? sinon à l'asservissement de la conquête, traduit par ce sentiment que toute opposition devenait inutile devant la volonté persistante de l' Anglo-Saxon. Et naïfs, ils se sont illusionnés sur leurs forces ; ils ont cru que l'antagonisme des races avait pris fin avec la confédération.

Que les Franco-Canadiens ne l'oubhent pas : le monde l'anglo- saxon surtout n'accorde pas grand respect au peuple qui se con- tente d'avoir de solides vertus domestiques, sans oser paraître fort au grand jour. D'ailleurs, il n'est pas nécessaire de sortir d'Amérique pour constater qu'une race ne saurait s'oublier long- temps sans trouver sa ruine.

Ce Canada français aura le sort qu'il se sera mérité.

S'il doit mourir, pourquoi donc cet énervement des luttes so- ciales, ce fardeau de deux langues obstacles à une vie aisée ? Pourquoi ne pas ouvrir toute grande et dès maintenant la digue à l'anglicisation qui se fera complète après deux générations ?

S'il doit survivre, plus d'atermoiements, ni de compromis, mais une parfaite solidarité dans la revendication énergique de ses droits, un renforcement des richesses et des caractères nationaux.

III

Il importe que les Canadiens s'habituent à cette pensée que le Dominion ne saurait garder longtemps encore son unité d'à-pré- sent. Le partage de ses fuseaux géographiques de direction nord- sud entre les groupes de provinces vient d'être achevé. La diffé-

CONCLUSION 133

renciation des intérêts matériels, impérieusement commandée par la nature, et l'autonomie législative des provinces tendront à procurer l'individualité morale à leurs habitants.

Il est possible que la Colombie, dont les intérêts grandissent sur le Pacifique, réclame bientôt son annexe, le district de Youkon. Le trio médial, aux intérêts communs, se fait déjà solidaire : c'est le Canada occidental cloisonné de l'ancien par la longue savane tout impropre à l'agriculture qui gît au rivage du Supérieur. Le Manitoba, l'Ontario et le Québec viennent d'être agrandis à même le nord, tandis que les trois provinces atlantiques s'isolent du vieux Canada, auquel les rattache un seul sentier.

Et ne faut-il pas voir des prodromes de sécession dans les provo- cations et les reproches qui s'élèvent nombreux de plusieurs points de ce Canada consolidé en vue des intérêts matériels qu'il devait procurer ? Au-delà des Rocheuses, la colère des syndicalistes se traduit par des manifestations hostiles au drapeau britannique devenu pour eux un symbole de la fourberie. Dans la plaine centra- le les fermiers réclament des voies sûres et commodes pour expédier promptement en Europe leurs formidables récoltes de céréales, ou l'avantage du libre commerce avec les États-Unis, ce qui serait la plus heureuse solution de ce problème économique. L'on dit, en plein parlement manitobain que, pour ces griefs contre la di- rection fédérale, le partage du pays s'impose entre l'Est et l'Ouest. Le Canada nouveau, saturé d'idées politiques radicales, est favo- rable au libre-échange et à la nationalisation des services publics, tandis que les vieilles provinces, déjà individuelles, se font pro- tectionnistes à cause de leur industrie qui redoute la concurrence.

Si l'Ontario reste calme, c'est que la direction économique du pays lui est encore garantie par ses 82 députés. Quant aux petites provinces orientales d'où est venu ce projet de la confédération autant pour y trouver leur profit matériel que pour échapper à une vive attraction du midi, elles apprennent à la désavouer à mesure que décroît le chiffre de leur représentation, c'est-à-dire leur prestige même.

Mais il se peut que le dénouement vienne du dehors, soit d'une nouvelle orientation de la politique imposée par la métropole, soit encore de chez le voisin se rencontrent, concurremment à son mal d'expansion territoriale, des indices d'une désagrégation plutôt prochaine. Ce qu'on y voit, une corruption générale des mœurs, la perte de tout respect pour l'autorité résultats d'une éduca- tion rationaliste et l'irritation mal contenue de l'ouvrier syndiqué

134 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

contre le capitaliste trustard, nous disent assez l'imminence d'une guerre sociale. Vienne la chute du colosse yankee, et de ses ruines surgiront peut-être trois grands États constitués d'après la prédo- minance de certains éléments ethniques, enclos dès à présent dans des frontières que la nature a si puissamment marquées. Ce se- raient, au-delà des cordillères occidentales, un pays commandé par la similitude du climat et des ressources naturelles sur tous ses points, et surtout par l'appel des intérêts sur le Grand Océan ; un empire médial occupant tout le bassin du Mississipi, des Allé- ghanys aux Rocheuses, du golfe du Mexique au steppe qui s'ouvre sur le nord, soit une zone l'influence des Allemands, qui conser- vent leur langue et imposent partout leurs principes éducation- nels, reste considérable dans maintes sphères d'action ; enfin, un troisième État dont les frontières coïncideraient avec celles des treize colonies originelles, mais la vie gaélique, déjà concentrée dans les centres de population, aura grande chance de se substituer à ce qui reste de l'esprit puritain.

Quelle que soit l'attitude que prenne la Grande-Bretagne à l'égard de sa colonie, quel que puisse être l'avenir de la civilisation anglo-saxonne d'Amérique, quel que soit le sort du Dominion ca- nadien — trois interrogations auxquelles un avenir plutôt prochain apportera une solution peut-être simultanée, le Québec a tout avantage de se faire plus individuel et plus fort. Il importe que, laissant le maître politique à ses rêves jamais achevés d'anglicisation brutale, les Québécois s'appliquent dès maintenant à développer chez eux l'esprit provincial, affirmé déjà dans les autres portions du pays et qui trouve d'ailleurs son appui dans la constitution même.

IV

L'amour de son pays reste la plus grande force d'un peuple. Ce patriotisme, fruit de causes diverses, et qui se développe différem- ment dans les sociétés, s'accentuera chez le Laufentien, s'il sait agrandir et fortifier le champ d'occupation de sa race, par la con- cordance du domaine national à une région géographiquement in- dividuelle, augmenter la valeur morale et vivifier la puissance écono- mique en favorisant l'indépendance de la vie privée, enfin, affermir ses institutions civiles et se disposer à leur évolution en demandant à l'esprit chrétien une solution aux problèmes sociaux.

C'est autour de ces quelques idées maîtresses que doivent se grouper c'est à ces règles d'action auxquelles il faut obéir comme

CONCLUSION 135

objet premier de leurs fermes résolutions, ceux-là qui, pour un temps proche ou lointain, ambitionnent une patrie laurentienne. Le berceau de la nationalité franco-canadienne ne lui sera pas ravi si elle sait sans retard, et toujours se rappeler que les bornes de la vallée du Saint-Laurent ne sont pas confinées à la vieille province, mais plutôt qu'elles embrassent tout l'Ontario, et que ce bassin compte, dans ses marches naturelles, de quoi doubler son étendue. Qu'elle tende un bras sur l'Acadie continentale qui lui fera bon accueil, et qu'elle s'élance courageusement vers le nord tout pul- lulant de vie et de forces indomptées, l'expansion ne se ralen- tira qu'au voisinage devonien de la baie James, limite de la culture du blé.

Si le Québec est dépourvu de tout combustible minéral, produc- teur d'énergie et condition obligée de l'industrie, il possède en retour une formidable provision de houille blanche, qu'il faudra se garder d'amoindrir en ruinant la forêt. C'est en effet dans cette force motrice des cours d'eau que réside la vraie richesse foncière du Canada français. A lui seul il en contient autant que tout le reste du pays. Songe-t-on au rôle que jouera la Laurentie le jour plutôt prochain toute la houille de la terre aura été consommée par les machines ? Une bonne part de ces énergies hydrauliques servira demain au traitement des minerais, à l'éclairage électrique et à la transformation en papier ou en tissus de nos forêts de bois à pulpe forêts d'épinettes susceptibles de se renouveler en trente ans. Il y a maintes raisons d'épargner les bois, outre qu'ils ont une grande valeur intrinsèque, ils jouent le rôle de modérateurs dans l'écoulement des eaux. Des réserves disséminés derrière les Laurentides et une large ceinture maintenue sur la ligne de faîte, retiendraient chaque printemps assez d'eau pour prévenir les inon- dations, alimenter les chutes et favoriser l'agriculture.

Ce coin de l'Amérique du Nord, plutôt médiocrement doté si l'on tient compte de la valeur des sols, reconnaissons-le, mais favori- sé d'une situation maritime sans rivale parmi ses voisins, à coup sûr le mieux pourvu de voies fluviales et de richesses naturelles, cette Laurentie les traités et les guerres n'ont cessé de refouler les Néo-Français pour les y cantonner, apparaît aujourd'hui comme leur champ d'action défini.

En présence de cette destinée manifeste de la race, il importe qu'elle devienne de plus en plus apte à la vie septentrionale, afin de se sentir bien chez elle et capable de résister à son for- midable entourage. Elle y parviendra en s'habituant à l'effort

136 TERRES ET PEUPLES DU CANADA

solitaire, en acquérant autant de personnalité qu'elle a d'huma- nité.

^jQue cet élément se garde donc de chercher le bonheur dans une fortune médiocre, en dirigeant ses aspirations vers le repos, qualité commune aux Latins ; mais plutôt qu'il s'oriente résolument vers l'action intense, en basant cette disposition d'esprit sur une for- mation éducationnelle propre à accroître l'endurance et, par une évolution graduelle, à mieux apprécier la puissance économique.

Il ne s'agit pas tant pour cela de modifier que d'enrichir l'âme nationale, ce qui se réalisera en donnant à son caractère autant de solidité qu'il a d'éclat, en considérant que si la culture des arts est précieuse, nécessaire même, à l'alimentation du génie, ce nord ce nord qui ne sait pas sourire et les modernes conditions d'existence invitent d'abord à l'activité industrielle.

L'action des gouvernants sera de créer, à côté d'une puissance économique, une indépendante vie agricole, ce plus efficace des remèdes au morbide surpeuplement des villes, à la plaie toujours saignante de l'expatriement. Comme il importe de ne pas ahmenter les trésors du patrimoine laurentien au profit des étrangers, mais plutôt de les garder jalousement à ses nationaux, c'est en mettant le défricheur sur sa terre libre de redevances, c'est en facilitant la colonisation paroissiale de proche en proche, qu'il lui en redonnera le fécond et traditionnel amour.

C'est encore dans l'institution représentative souveraine créa- tion du génie normand, levain d'une vie démocratique vraiment agissante, qu'il faut chercher un renforcement au caractère natio- nal. Si le Franco-Canadien sait briser ses funestes attaches aux clans politiques et, en tant que individu, ne pas attendre du pouvoir secours^'à tous ses besoins, il obtiendra une obéissance de plus en plus fidèle de ses gouvernants à l'électorat, pour que celui-ci, au lieu de se donner des maîtres, sente qu'il gouverne en vérité.

Que l'on parvienne à ne députer à la législature que des hommes désireux de traduire les sentiments de la collectivité, et l'on évitera le gouvernement par commission qui ne saurait donner que des lois disparates ; l'on gardera jalousement à l'institution municipale toute son autonomie qui répond si bien au goût populaire d'une décentralisation de l'autorité ; Ton achèvera de substituer le ré- gime du franc-tenancier à la tenure seigneuriale ; l'on garantira davantage l'insaisissabilité de la petite propriété foncière, fondement d'une vie privée vraiment stable et obstacle à la coalition du capital, enfin l'on veillera toujours à l'intégrité du code civil, cette législa-

CONCLUSION 137

tion privée comparable à celle des États plus avancés en civilisa- tion chrétienne.

Ainsi se réalisera pour le Laurentien aux humbles commence- ments et dont les actions enluminent chacune des pages de l'histoire de l'Amérique boréale, son épanouissement sur un vaste territoire géographiquement autonome ; ainsi ses vertus ancestrales d'amé- nité, d'amour de l'ordre, du beau et de la richesse, perpétuées dans des corps trempés d'endurance aux soufïles vivifiants du nord, triom- pheront du rogue et utilitaire Anglo-Saxon, car un peuple est d'au- tant plus fort qu'il s'est heureusement assoupli à la nature de son milieu, l'alliance des institutions civiles aux caractères sociaux assurent la stable existence d'une nation, et les cadres géographiques sont le premier élément constitutif des patries.

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TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES

Pages PRÉFACE de l'abbé Adélard Desrosiers 11

CHAPITRE I Esquisse géographique du Canada. "Vue à vol d'oiseau. Constitution géologique. Prédominance de l'archéen. Le bouclier laurentien, Cause, effets, et régime des invasions glaciaires. Richesse minéralogique des zones orogéniques. Nature et fécondité du steppe médial. Facteurs des climats. Étendue originelle du domaine fores- tier. — Flore des quatre zones de végétation. Leur faune. Harmonies de la géographie canadienne. Elle accuse la présence de trois grandes bandes nord-sud, communes à tout le continent. Leur valeur comme habitat de l'homme 17

CHAPITRE II L'Œuvre coloniale de la France. Principes colonisateurs des dix-septième et dix-huitième siècles. Le partage de l'Amérique en- tre les grandes nations de l'Europe. Procédé d'expansion française. Ordre social de l'époque. Provenance des pionniers du Saint-Laurent.

Parallèle entre le développement économique de la Nouvelle-France et celui de la Nouvelle-Angleterre. Franc alleu noble, et libre et commun saccage. Libertés administratives et commerciales. Écrasante supé- riorité économique de la colonisation anglo-saxonne sur la française. Mais les vertus françaises et chrétiennes de la débile Nouvelle-France lui assurent succès. Exploration de l'Amérique. Évangélisation de ses autochtones. Développement économique. Éducation. Naissance de la paroisse. Le Canadien s'est puissamment acclimaté. Son hé- roïsme. — La guerre de Sept-Ans et la Cession 34

CHAPITRE III Le Régime Britannique. La Grande-Bretagne démem- bre sa conquête en gouvernements militaires. Les Canadiens résistent aux efforts d'assimilation des premiers gouverneurs. La révolte des Anglo-Américains menace de ruiner la cause métropolitaine sur tout le continent. L'Acte de Québec rétablit les frontières naturelles du pays, restaure les anciennes lois françaises et accorde l'institution de Vhabeas corpus. Arrivée des Loyalisis en Nouveau-Brunswick, en Nouvelle- Ecosse et en Ontario. Autonomie administrative du Bas et du Haut- Canada. Ils ont un parlement commun. Les colonies maritimes jouis- sent alors d'un embryon de gouvernement représentatif. Invasion de 1812. Les voltigeurs canadiens-français font retraiter les envahisseurs.

Recrudescence de l'ambition d'angUfler les Québécois. Échec des Quatre-vingt-douze résolutions. Insurrection de 1837-1838. Union des Deux-Canadas, 1840. La métropole rétablit bientôt l'offîcialité du fran- çais aboli au parlement par l'Union. Crise terrienne résultant de consi- dérables octrois et de concessions libres du domaine colonisable. Réac- tion déterminée par la liquidation des réserves de l'Église anglicane en

TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES 139

Pages Ontario, l'acquittement des droits seigneuriaux au Québec, le rachat par acte de travail au Nouveau-Brunswick, et par le rappel de l'Acte de Navi- gation. — Arrivée de l'élément celte. Les tarifs douaniers interprovin- ciaux et l'activité industrielle des États-Unis amènent la création du Do- minion 50

CHAPITRE IV La Confédération et son œuvre. Le pacte de 1867 est économique et administratif. Il inaugure une confédération anglo- française. Le Dominion identifie bientôt ses frontières avec celles de l'Amérique boréale. Le Québec devient régulateur de la représentation aux Communes. Attribution du gouverneur-général, du sénat, du mi- nistère, des députés. Parlement, législatures, municipalités, tribunaux.

Décentralisation de l'autorité. Une somme généreuse d'autonomie est échue au Canada. Les deux partis politiques et leur conception du pouvoir. Œuvre économique de la Confédération. Transcanadiens et canaux. Primes à l'industrie métallurgique, aux chemins de fer, aide aux pêcheries et à l'agriculture. Exploration scientifique et conserva- tion des ressources naturelles 61

CHAPITRE V Les influences géographiques. Le milieu physique et l'homme. Aux provinces atlantiques : on se ressent de l'isolement. La mer et les petits horizons de l'intérieur. Tristesse et mobilité des sen- timents.— L'Acadie fut longtemps le champ clos des luttes anglo-françaises.

L'inhumain forfait de 1755. Ruine et reconstitution de la patrie aca- dienne, au Nouveau-Brunswick surtout. Origines de la population anglophone. Halifax reçoit, la première, l'institution parlementaire. Le Néo-Écossais se débat entre un vif désir de sécession et son respect invétéré des institutions britanniques. Esprit autoritaire des fils des Loyalists, Irlandais et Acadiens. Leur valeur sociale. L'avenir acadien. Le problème du peuplement est tout économique 77

Au Québec : Domaine politique d'une grande unité géographique. Valeur sociale des premiers colons. Procédé de peuplement. Institutions ter- riennes. — Genèse et physionomie des paroisses. Leur conseil de fabri- que est précurseur de l'institution municipale. Aptitudes à la vie parle- mentaire. — Résistance à l'anglicisation. Les établissements celtes sont absorbés. Les townships anglais passent aux Laurentiens. L'âme franco-canadienne. Archaïque saveur de la langue, toujours bien fran- çaise. — Effets de l'ambiance anglaise sur la langue. Dureté de la na- ture gaspésienne. Nécessité de l'agriculture chez les Gaspésiens. Le cirque fertile du lac Saint- Jean. L'estuaire salin et giboyeux. Québec boulevard de la résistance française. La calme vallée laurentienne. Zone des cellules paroissiales les plus fécondes. Aux cantons de l'Est on est devenu plus positif qu'aux rives du fleuve. La victoire pacifique. Trois-Rivières, patrie des voyageurs et des missionnaires. Monotonie et fécondité de la plaine du sud. Un ophir de l'agriculture. Valleyfield et la frontière. Montréal, l'or anglo-saxon et les Canadiens-français. La colonisation au nord de Montréal, La rive outaouaise et l'activité franco-canadienne 83

En Ontario : Instabilité de ses groupements ethniques, malgré l'apparence d'unité territoriale du pays. Historique de sa colonisation. Influence sociale du Celte sur la masse anglo-saxonne. Les trois groupes franco- phones. — Rivalité irlando-française. Lutte autour de l'école, La terre passe aux Canadiens-Français, La communauté de langue- favori-

140 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES

Pages se l'envahissement de l'Ontario par l'esprit yankee. L'Ontario résiste mal à cette pénétration du sud 94

Aux provinces médiales : L'aube de la civilisation y fut française. Impor- tance du commerce anglais. Exploration du continent, jusqu'à l'océan Glacial et au Pacifique, par les commis de la Société de l'Hudson. Ri- valité des associations pelletières. Triomphe de celle de l'Hudson. Elle remet sa charte au souverain. Trappeurs bas-canadiens et métis.

Les territoires sont cédés au Dominion et ouverts à la colonisation. Des agriculteurs du Canada oriental vont se fixer près des pionniers bas- canadiens et écossais de la Rivière-Rouge. Peuplement intensif par une formidable immigration venant d'Europe et des États-Unis. Le home- stead. Possibilités agricoles et carbonifères. Puissante pénétration des sentiments yankees favorisée par l'unité géographique de la région qui se soude à la vallée du centre américain. Menace latente de briser l'uni- té canadienne 99

En Colombie : Débuts sous l'égide de la Hudson Bay Coy. La découverte de l'or au Caribou hâte l'établissement du gouvernement populaire, Adhésion au Canada. Abondance des richesses naturelles. Problèmes locaux ; caractère socialiste de l'organisation ouvrière, menaces d'une in- vasion mongole et hindoue, main-mise des capitaux américains engagés dans l'exploitation industrielle. Identité d'intérêts dans les États du Pacifique. Parallèle entre la Californie et la Colombie. Leur avenir est surtout sur le Pacifique 105

CHAPITRE VI Les problèmes canadiens. Exposé numérique des races

Caractères moraux et physiques. Formation sociale et foi religieuse propres à rendre la fusion de ces races impossible. Aperçu des deux littératures canadiennes, L'individualité grandissante des Canadiens- Français et des catégories d'Anglo-Saxons fait que ce pays restera le patri- moine des deux races. Par suite de l'attraction américaine, les Canadiens- Français restent le plus fidèle appui de l'état politique d'à présent. For- midable ambiance continentale et imminence d'une intervention de la mé- tropole dans l'orientation de la politique canadienne. Dualisme natio- nal, continentalisme et impérialisme paraissent trouver leur antidote dans

la doctrine nationaliste 111

Conclusion. Parce que les Franco-Canadiens demeurent le plus sûr soutien de l'état présent, il ne faut pas qu'ils soient gênés dans leur progression nu- mérique. — C'est à leurs faiblesses en présence de l' Anglo-Saxon qu'il faut attribuer beaucoup de leurs capitulations. Leur mentalité de vaincus nuit à leur avancement. Nécessité d'une réaction. Conduite à suivre sur les terrains politique, économique et social 128

FIN

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