\ ky ^Sl ■'"4-''«il^ ''•» "-• THÉORIE DES JARDINS THÉORIE DES JARDIN s.nr^pttr'^ In narrow room naturels Whole NVealth, yea more A heav'n on earth Paradift lojl. lib. iv. tf. A PARIS, Chez PIS SOT, Libraire, Quai des Auguftins, près la rue Gilles-cœur. M. Dec. LXXVI. AFEC PRiriLEGE DU KOU ar les modiques effets 'qu'ils en reti- roient, eu égard à la dépenfe. Ils pouffèrent enfin l'application de leurs principes jufqu'à couper par éta- >ges les terreins qui n'étoient pas d'un niveau parfait; ils les foutinrent par des murs, & quelquefois par des taluts roi- des & inflexibles comme le fer dont ils furent façonnés ; ilâ en établirent les. communications par des rampes & des efcaliers. Trop préoccupés de leur mé- thode y ils ne firent pas attention que le terrein de niveau , manquant de mou-î DES JARDINS. p vement , fon uniformité les privoit de l'effet heureux que produit le jeu des pentes & des hauteur^, & le mélange fi agréable des vallées & des collines ; & que 5 fi la néceiïlté juftifîoit la commu-» nication de divers étages d'un bâtiment par des efcaliers , rien n'étoit plus in- commode que de monter & de defcen- dre des marches dans un Jardin , où de toutes les manières de faire parvenir d'un point à un autre, celle-ci étoit la moins facile & la moins naturelle. Cependant prefque toutes nos mai- fons de campagne alïifes fur des terraf- fes , font détachées des Jardins , ôc ne communiquent qu'à l'aide d'un efcalier dans un méthodique parterre, qu'il faut traverfer , expofé à l'ardeur du foleil , fur un fol y dont le fable mobile ôc la terre ratiffée ne préfentent qu'un marcher fa-r tiguant Ôc d'une aridité rebutante , pour parvenir à de fombres & fymmétri- ques bofquets que l'ombre rend étouf- Yo THÉORIE fans à l'heure du midi, & humides le foîr, par la raifon , qu'à tous les momens de la journée ils oppdîeiitun obilacle invin- cible à la circulation de l'air , & impé- nétrable aux rayons falutaires & bien- faifans du foleii. Si les chofes de commodité ont été négligées , celles d'agrément n'ont pas été mieux traitées : tels font en parti- culier les afpeâs , objets lî néceiTaires pour rendre une habitation & des Jar- dins agréables & riants. Attendre des fcènes intéreiïantes ; efperer des ta- bleaux , des points-de-vue variés , d'un plan fait dans le cabinet , où l'on a com- biné fur le bureau des formes réguliè- res 5 fymmétriquement arrangées , qui s'appliquent à toute efpece de pofition , fe placent fur toute efpece de terrem , fans connoifTance du local , fans égard au fite , au fol , aux environs , eft une erreur trop palpable pour s'arrêter à la réfuter. DES JARDINS. ii ■ Après avoir dénaturé le terrein , ilg ont défiguré les arbres ; ils les ont aflu- jettis à la même forme , diftribués à la même diftance , arrêtés à la mêirie hau- teur , & il les a fallu du même âge : ils font fi exadement femblables dans nos Jardins, qu'on doute, en les voyant, s'ils n'ont pas été jettes dans un moule commun, La Nature non contrainte les eût variés , les eût modelés avec ces grâces négligées , dont .toutes fes pro- duftions porte l'empreinte ; mais dès leur enfance , d'impitoyables manœu- vres , le croiffant & le cifeau à la main , aflujettifi^ent les uns à la forme quarrée ou les taillent en boule , ils affervififent les autres à étendre leurs branches en éventail ou les appîatiffent en paliifade ; ils tranchent, ils coupent, ils ne font pas grâce à la moindre branche qui s'é-» chappe , à la plus petite feuille qui ex- cède. L'objet le plus magnifique & le plug varié des Jardins devient , fous leuç 12 THÉORIE fer barbare , le plus pauvre ôc le plus informe. Envain fon peu de vigueur ôc fa tendance opiniâtre à reprendre fa forme primitive annoncent fa répugnan- ce ; il fera taillé , eftropié , martyrifé jufqu'à ce qu'enfin il périfTe fous l'inf- trument meurtrier qui ne cefle de le tourmenter. Mutiler ainfi les plus belles produ6lions de la Nature , feroit - ce l'embellir , la re6lifier ? C'efl bien plus encore que de la défigurer , c'eft l'ou- • trager. Les formes régulières & fymmétrî- ques étant bornées ^ les Jardins , à la compofition defquels elles ont fervi de règles , doivent fe reiïerabler , àc fe reflemblent en effet. On s'eft non-feu- lement privé d'une fource abondante de richeffes & de variétés , en altérant la forme naturelle des arbres , & en évitant les mélanges d'efpeces ; mais froids ôc méthodiques , leurs auteurs ont-ils placé une allée d'un coté , auffitôî DES JARDINS. i^ ils tracent parallèlement ou fur un an^ gle femblable fa jumelle de l'autre ; mettent -ils un bofquet à droit, il lui faut fon correfpondant à gauche. Et dans leur marche & leur compofition, fe répétant perpétuellement les uns ôc les autres , ils plantent au milieu de la maifon , à angle droit de la façade , fur une ligne qu'ils appellent l'axe prin- cipal , une allée longue & étroite qui ne laifTe entrevoir au-delà , que comme à travers le tube d'une lunette, l'objet que le hazard y a placé , quel qu'il foit. Tant pis pour le fpeftateur , fi la ligne facrée ne préfente , dans fa direttion , rien qui l'intérefTe ; il faut qu'il regarde là ôc non ailleurs. De côté ou d'autre peut-être fe fût -il rencontré un point- de-vue agréable , un lointain qui eût terminé heureufement le tableau : En facrifiant la fymmétrie de droit ou de gauche , on fe ' fut procuré une perf^ pedive aimable , qui eût égayé l'afped 14 THÉORIE & embelli le fite ; hélas ! tant de beau- tés , des agrémens Ci précieux feront perdus pour ne s'être pas trouvés direc- tement en face du château. En vérité on feroit tenté de croire que ces Com- pofiteurs ignorent que l'organe de la vue efl: mobile dans l'orbite qui l'enfer- •rne ; que la tête joue fur fon pivot ; que les vertèbres fe prêtent aux diverfes in- flexions du corps , Ôc que par la com^ binaifon de tous ces mouvemens , le fpeâateur , fans changer de place , in- dépendamment même du fecours de fes pieds 5 peut parcourir le cercle de l'ho- rifon dans prefque toute fa circonfé- rence^ De cette reffemblance de tous nos •Jardins , de cette uniformité dans toutes les parties, nait l'ennui qu'on éprouve dans ces parcs faits à grands frais , où l'on a cherché à fuppléer l'agrément par le luxe , les grâces par la régularité ; où l'on a prodigué les ornemens; les flatues^ DES JARDINS. i; les vafesj les bronzes; où les eaux, jaiiliiTant en maigres filets & fuivant avec effort une route oppofée à celle que leur a tracée la Nature ys'élancent vers la région d'où elles devroient tom- ber. C'eft à cette faftueufe monoto- nie qu'il faut attribuer cet inftihtl na- turel qui force le propriétaire même de fortir de fes Jardins fadices , ôc les lui fait traverfer par la voie la plus courte , pour aller fe promener le long des haies de fon village , êc dans les fentiers raboteux qui partagent les cham.ps de fon canton , pour gravir les coteaux du voifmage par des che- mins obliques & tortueux. Attiré par les beautés naturelles qui l'environnent, au- tant que repouffé par l'uniformité fafti- dieufe de fon parc , il préfère les bords d'une rivière , dont les eaux claires ôc libres dans leur cours ont façonné fç-s rives inégales ôc variées ; il cherche à s'enfoncer dans un bois négligé , que la i€ THEORIE main de Thomme n'a pas gâté , où les grouppes d'arbres & les maflîfs entre- coupés de clairières laiflent jouer la lu- mière & l'ombre par leur heureufe diC. pofition. Entraîné par un charme tou- jours nouveau , il parcourt cette vafte peloufe entretenue ôc animée par les beftiaux de la commune , ou bien il def- cendra dans ce vallon enrichi d'une prairie que rafraîchit fans ct^t le ruiiTeaii qui en fuit librement la pente & les dé- tours. A tant de raifons de rejetter les Jar- dins fymmétriques ^ fondées^ furie fenti- ment & tirées des règles du goût , je n'en ajouterai plus qu'une : ce font les limites toujours trop refferrées que ce genre néceffite. De quelqu'étendue que foit la poffeffion d'un particulier , fut-ce même celle d'un Prince , d'un Monar- que ^ on en appercevra bientôt les bor- nes ; parce que là , où finit l'art , con> mence la Nature. La ligne qui les fépare, en bES JARDINS. 17 en marque Tenceinte , par une folution de continuité d'autant plus remarquable qu'elle eft prefque toujours indiquée par un niur ; fa direcliort droite & fes re- tours angulaires gâtent & défigurent ^ par leur féchereiïe & leur dureté , le payfage dans lequel le Jardin eft infcrit- C'eft vainement qu'on imagine avoir fauve une parde de ces défagrémens, par des percées , ou ce qu'on a^ppelle des hûhas ; finefîê gro(îiere qui ne fit jamais illufion , mais dont l'invention prouve ^ue toute clôture apparente déplaît ; parce qu'elle produit toujours une fe- erete inquiétude qui fait defirer de la franchir , foit que cette inquiétude naifi'e du fentiment fi univerfel de la li- berté 5 ou qu'on fuppofe que les objets que de telles clôtures cachent font plus agréables que ceux qu'elles renferment : fuppofition toujours vraie dans les Jar- dins que le goût improuve & qUe h. nature rejette; B ,8 THÉORIE Faut-il conclure de ce qui vient â'ètte dit qu'on doive exclure la fymmétrie ÔC les ornemens de l'art de tous les lieux aux- quels on a donné le nom de Jardins ? non : il en eft qui la foufFrent & même qui l'exi- gent. La fymmétrie fied bien dans ces Jar- dins qui font une dépendance des palais , { 1 ) des hôtels : rien audeliors ne contrarie ce genre de décoration ; la forme pref (i) Tel eft celui de Verllùlles. On vient d'ab- battre les arbres de les fuperbes Jardins. Je crois que ce feroit manquer à la convenance que d'en changer le genres i^. parce que cette habitation de nos Rois n'eft point un château , quoiqu'elle en porte le nom , rnais un magnifique palais 5 2", Parce que comme Maifon Royale, fes Jardins font publics , & l'on va voir que ceux-ci doivent être dans la clafle des fymmétriques 5 3°. Parce que le luxe des arts, la richeffe des matières, en un mot les beautés fadices annoncent la puiflance hu- maine , ce que ne font pas les beautés de la na- ture qui ne lui flirent jamais foumifes. En replantant les Jardins de Verfailles fur leurs anciennes traces , il faudroit .... mais ce n'ell pas de ceux de ce genre que je me fuis propofc de parler. DES JARDINS. t^ que toujours régulière du terrein , foa peu de furface , l'importance du bâti^ ment, dont l'influence doit fe faire fentir dans ï'étroit efpace qui l'envi- ronne, tout concourt à founiettre un pareil local à des diftributions fymmétri- ques ; & pour celui qui ne fe laifTera pas abufer par le mot , il ne verra dans ces fortes de Jardins que des cours dé- corces , dont le premier objet eft dé donner de là lumière & de l'air à l'ha-» bitation de la ville, précaution fans la^ quelle fon féjour eft peu falubre. La fymmétrie s'applique encore avec fuccès à la compofition des Jardins pu- blics ; ceux-ci ne font que des placée plantées d'arbres , fituées dans l'enceinte •des villes, où les citoyens fe rendent j non pour jouir du fpedacle de la Na- ture , mais pour prendre un exercice momentané ; où ils fe raflemblent, pour étaler leur luxe & fatisfaire leur curio- fitc. Le plus grand ornement de ces B x 20 THÉORIE lieux exlfte dans le concours général; l'ennui qu'ils font éprouver, quand ils font peu fréquentés , en eft la preuve. C'eft- ià qu'il faut un terrein bien de niveau , des arbres bien alignés , un marcher fa- cile en tout temps ; c'eft - là qu'il faut appeller à fon fecours tous les arts d'imi- tation & de décoration; c'eft-là enfin qu'il faut que la difpofition foit telle , que les promeneurs de l'un & de l'autre fexe , dont le but eft de fe montrer, voient tout du même coup d'oeil ôc paroiffent avec avantage ; parce qu'ils font tout-à-la-fois^ & fpedateurs ôc fpeûacle. Voilà les Jardins qu'il convient de confier aux Architeûes ; ils font partie de leurs plans ôc font fournis au régime de leurs principes. C'eft certainemenç par une extenfion vicieufe qu'ils ont tranfporté jufque dans nos campagnes un genre qui y eft fi déplacé ôc qui n'eût jamais dû fortir des villes où il a pris naiffance. Cette licence eft la fource dé DES JARDINS. m l'erreur ôc du faux goût qui a régné trop long-temps dans la comporition de nos Jardins champêtres , où l'on ne doit ja- mais appercevoir que l'image de la li- bre nature. Dès qu'on cherche un afyle aux champs , ce n'eft pas pour y trouver la contrainte de la re'gularité , la froide fymmétrie & les apprêts de Tart ; c'eft- 3à au contraire qu'on fe réfugie pour les fuir , pour fe débarraffer du poids im- portua du fafte des cours , de la follici- tude ôc de la gêne des villes. Je finis par cette réflexion : un châ^ teau n'eft pas un palais , une ferme n'eft pas un hôtel ; enfin une maifon à la ville eft toute autre chofe qu'une maifon aux. champs. Cette différence en fuppofe dans le cara<^ere des bâtimens , dans leurs entours, dans leurs difpofitions & leurs embellilTemens. Laiïïbns donc la Tym»- métrie aux Jardins de la ville , Ôc pofons pour axiome qu'à la campagne les gr-açes naïves ôc les variétés de la Nar 2^ T H É O Pc I E ture font préférables. Cherchons les préceptes d'un art encore nouveau chez nous 5 digne , par le goût exquis qu'il exige Ôc par les agrémens qu'il nous procure , d'exercer les Artiftes de notre nation. EfTayons d'en trouver les prin- cipes ôc voyons par quels moyens oii peut autour de nos demeures champê- tres diftribuer les beautés éparfes de la Nature, fans les altérer, ni les défigu- rer , ôc comment le goût les affemble 6ç l'art les rapproche , fans les entafTer. DES JARDINS. 2^ CHAPITRE IL Du fpeâacle de la Nature & des avan- tages de la campagne. D E tous les objets qui frappent nos regards, il n'en eft point dont les im- preffions foient auffi vives , il n'en eft point qui aient un empire fi univerfel iiir le cœur de l'homme que le fpe6la- cle de la Nature. Grand Ôc majeftueux, il nous étonne & nous en impofe ; aima- ble & intérefiant, il nous charme & nous attire. Ainfi la Nature toujours fin> pie & magnifique tire du rapport & des proportions de les parties ôc les effets fii- blimes qu'elle nous préfente &i les grâces naïves qui la parent. Variée dans fes formes, riche & proportionnée dans fes inégaies dimenfions , elle fe modifie à l'innni. Tantôt grave & férieufe , tantôt gaie ôc riante , ici bruyante & agitée ^ !fc4 THÉORIE ailleurs filencieufe & tranquille, eîb embrafle tous les çaratleres , elle nous trace des tableaux de tous les genres^ Quelquefois forte & vigoureufe dans fon ftyle , tranchée dans fes couleurs ,. elle nous frappe par la hardiefTe de fe^ tranfitions , & nous furprend par la bi- zarrerie de fes contraires. Souvent éga- ie , tendre & fondue , elle nous plaît par l'élégance de fon enfemble 6c h molleffe de fes contours & nous en- chante par la douceur & l'accord de fes tons. Semblable à la fcène drama- tique, eilemaîtrife tous nos fentimensi die nous remue par des refforts fe- çrets &des rapports cachés, qui ravif- fent l'homme fenfible , que le goût ap perçoit & faifit , & que l'Artifte attentif- & intelligent reconnoît & met en œu- vre. Sous fon air de défordre elle voile les vues, les plus utiles , la marche la plus régulière ôc les projets les plus fagem.ent combinés. Si elle nous pa.^ DES JARDINS. 2f^ toit effrayante dans fes bouleverfe-» mens , affligeante dans fes ddfaftres, bientôt elle nous confole & nous raf- fure par Timmenfité de fes productions. En ouvrant fon fein à nos befoins 3 elle nous procure l'aifance & la richefle , & nous mené fans ceffe de l'efpérance à la jouifTance de fes dons. Indépendamment de toutes les beau-? tés de la Nature &: de fes charmes, la campagne , théâtre de fa magnifi- cence & de fa liberté , offre à fes heu- reux habitans des reffources fans nom- bre : la vie y coule fans inquiétude ôc fans remords dans des occupations agréa- blés ôc fru£lueufes ; i'ame y eil faine & le cœur en paix ; fon féjour calme la violence des paiffons deftrutLlves' ôc malfaifantes , & entretient , par une douce fermentation, les fentimens hoiir- nêtes i l'homme débile ôc malade y yecouvre fes forces ôc fa fanté , l'hom- pie vigoureux ôc fain les y canferve ; 2<î THÉORIE elle procure un délaffement au cltoyenl laborieux , une retraite au militaire qui a rempli fa périlleufe carrière ; elle eft l'afyle de l'iieureufe médiocrité ôc la reffource la plus alTurée du pauvre; le phiiofophe l'aime , la contemple & SQn occupe ; le fage en connoît le prix & en jouit ; le riche détrompé y trouve le vrai bonheur que lui promi- rent envain les faveurs menfongeres de la f:rtune ; elle fait les délices de la vieilleffe & l'efpoir des jeunes gens ; les poëte"> la chantent^ les peintres Fi- mitent. Son attrait fe fait fentir à tous les cœurs ; il eft indépendant des ca- prices de la mode & de la variation des opinions : en un mot , elle a eu ôc elle aura des admirateurs dans tous les pays & dans tous les fiecles ; & plus les mœurs feront fimples & pures , moins le goût fera corrompu, & plus fes plaifirs feront recherchés. 5'il fe rencontroit un Ledeur qui^ DES JARDINS. 27 préférant le tumulte des villes ^ fut in- feiifible à tant de charmes & d'avan- tages , qu'il referme ce livre ôc n'aille pas plus loin ; il ne fauroit en entendre le langage : la Nature eft morte pour }ui. ^8 T H É O R I É CHAPITRE lîh Pivijîon des Jardins^. J-JAissoNs à la Pbilofopliie le foiit de rechercher & de fixer ces principes fondamentaux qui éclairent l'efprit hu- main , & le guident d un pas ferme dans fa marche incertaine ôc lente ; elle feule, à l'aide de l'analyfe & de la Logique peut aiïeoir , fur une bafe folide & du- rable^ l'édifice des fciences & des arts. Contentons-nous de préfenter quelques réflexions fur l'art des Jardins, & faifona voir, qu'ainfi que tous les autres il a fes. loix & fes règles. Dans les nouvelles rou-- tes qu'il vient de s'ouvrir, encore vacillant fur fes véritables principes , il flotte ait gré du caprice & de la fantaifie. Cg; font cependant les principes qui pofeRt Jes bornes au-delà defquelles toute pro- duction devient licence ^ ce fout les mr< DES JARDINS. 5^ gles qui,, fervant de point d'appui, fa- cilitent l'étude, hâtent les progrès , pré- viennent,les écarts» Envain l'on objec- teroit que les règles , dans les arts de goût, donnent des entraves à l' Artifte qui les fuit ; l'homme de génie faura bien les faire plier , & même les franchir au befoin : il les foumettra fans peine à fes fublimes produâions, ôc dans les fentiers fi peu frayés de l'art des Jardins , elles feront au moins pour les autres le fil qui les conduira jufqu'à ce que le temps & l'expérience , qui épurent le goût & per- fectionnent les connoifîances humaines, les confirment ou les rejettent. Un terrein fertile , des eaux claires ôc limpides , une prairie émaillée de fleurs, l'ombrage des bois , un air pur furent fans doute les objets qui charmèrent le3 hommes Ôc fixèrent leur première atten- tion. Mais la Nature ne réunit prefque jamais , dans un même lieu , toutes fes beautés ôc tous fes agrémens j elle n'al^ 30 l^HÉORIE fortît pas toujours les effets qu'elle nous préfente de la manière la plus heureufe & la plus intéreffante; c'eft à les rapprocher & aies mettre fousl'afped le plus favora- ble ; c'eft à fe les approprier enfin que s'appliquèrent ceux qui furent fenfibles à fes charmes. Tels étoient , à ce qu'on nous dit ,- les principes fur lefquels les Jardins d'Alcinoûs furent faits , & tels feroient encore les nôtres peut-être , (î l'inégalité des forttjnes & la différence des rangs n'avoient étendu leur influence jufque fur les chofes qui en font le moins fufceptibles. Sans doute que les beautés de la Nature , dont la jouiffance appartient à tous , cefferent , par cela même, de plaire à de^ hommes trop' préoccupés de leur Hipériorité ou de leur opulence ; fans doute que l'habitude de' les voir ou la nécelTité de les partagea avec le commun des hommes les leur rendirent infipides. Alors il leur fallut des Jardins factices , des beautés artifi-^- DES JARDINS. 3I cielles ôc de convention ; ils voulurent, à force de dépenfe & de rafinement, s'en procurer qui n'appartinfîent qu'à eux , & auxquels le vulgaire ne pût atteindre. J'admettrai donc ces diftinc- tions de l'ordre focial qui tiennent irré- vocablement à la conftitution aduelle, Ôc je m'y conformerai dans m.a divifion des Jardins , en tâchant cependant de m'ccarter le moins polTible de la Na- ture , ce modèle invariable du bon goût, auquel un charme irréfiftible ramené tous les hommes, quel que foit la force de leurs préjugés. Le puifTant, le riche, le fimple ci- toyen & l'homme de goût , ayant des ufages , des mœurs , des manières de voir, & , j'oferois même dire , des fen- fations différentes , ces différences en mettent néceffairemenr dans leurs jouif- fances. Chaque claffe a fa tournure par- ticulière ; fes goûts , fes habitudes font fournis à fes moyens & à d'autres caufes^ 52 THÉORIE dont la difcution eft ici peu néceiïaîré. Les hommes conftitués en dignités ont de grandes poflelTions , des droits , des feigneiiries , des valTaux ; pour manifeP ter leur grandeur & leur puifTance , il leur faut des châteaux ôc àç,^ parcs. Celui pour qui un domaine aux champs eft un objet d'utilité ôc de revenu fe contente d'avoir dts fermes ôc de la cuhure. Ceux qui ont les richeffes en partage veulent fe diftinguer par l'élégance & le fafte ; ils appellent à eux les arts propres à em-^ bellir leurs pofTeffions ; le luxe de ces arts 5 qui nécelTite les foins y les recher- ches , annoilce ôc confomme leur fuper- fîu. C'eft pour eux qu'on a inventé le Jardin proprement dit ôc la maifon de plaifance. L'homme de goût, négligeant toutes ces diftin£lions ^ defirant ramener les Jardins à leur premier origine, cher-* che à raffembler autour de lui les beaux eftets de la Nature, ôc à les combiner avec toutes les richeffes de la campagne; il DES JARDINS. sf il fe propofe uniquement d'arranger ôc de perfeÊtionner un fite heureux ôc fait ce qui s'appelle le pays. On peut donc comprendre, fous qua- tre efpeces générales , tous les Jardins qui ont la Nature pour modèle , & fes beautés pour objet: le parc , h Jardin proprement dit, le pays ôc h ferme. Ces quatre efpeces renferment tous les gen- res par les modifications infinies , dont elles font fufceptibles. Le caradere par- ticulier ôc diC:in£lif de chacun efi , la variété pour le pays, la nobleffe pour le parc , l'élégance pour le Jardin , la fini- plicité pour la ferme. Le pays n'afFe£le aucun genre , ou pour mieux dire , il les admet tous ; W eft tellement lié avec ce qui l'enviroune , qu'il ne connoît point de limites ; il s'em- pare ^u loin de tout ce qui eft à la portée de la vue ; il n'a pas de point principal qui foit le centre de la compofition ÔC auquel elle fe rapporte. Le manoir même C 54 THÉORIE du propriétaire n'eft qu*un accident dans l'enfemble général. Les afpefts rians, les tableaux fombres , le cultivé & le fauvage , les fcènes les plus vaftes , les effets les plus hardis , les perfpe£li- ves les plus pittorefques font de fou reffort. Il adopte ce que la Nature offre de plus étonnant & de plus fingulier, comme ce qu'elle a de plus ordinaire & de plus fimple. C'eft pour h pays qu'il faut ré- ferver les grands contraires ôc toutes les richeffes de la variété : ainfi que la Na- ture , il tire fa beauté de fa marche li- bre & de fon défordre apparent ; com- me elle , il exclut rigoureufement les petits détails, les recherches affe6lées, & tout ce qui laiffe appercevoir de l'in- tention dans l'arrangement & du deffein dans l'exécution. J'appellerois volontiers cette efpece, deftinée à préfenter la Na- ture dans fa majeflé ôc fa beauté , le Jar- din par excellence. Le parc, moins vafte dans fon objet ^^ DES JARDINS. 5; ne fuppofe ni autant de grandeur dans les effets , ni autant de nég;ligence dans i'exécudon : fon fite demande moins de mouvement dans le tableau général ; les tranfitions doivent être moins hardies Ôc moins fréquentes. Les fcènes principales feront faites pour le château ; il faut que l'importance du maître foit annon- cée par la nobleffe du bâdment , par celle du ftyle dans la compofition & par l'étendue de la poffefTion. Les bois fe préfenteront en maffes grandes & pro- fondes ; les peloufes feront varies , ôc les lignes qui les terminent, largement deflinées. Les eaux feront impofantes par leur volume , leur forme & leur diC pofition. Mais dans cette efpece de Jar- din , ôc les objets , ôc leur forme , ôc leur fituation , tout ce qui le compofe enfin, doit préfenter des effets avoués ôc re- connus par la nature ; ôc quel que foit ie genre qu'on aura adopté , il exige de la gratideur dans l'enfemble ôc de ^6 THÉORIE îa nobîefTe dans l'ordonnance. Le Jardin , plus refTerré encore dans fes limites , fe diftingue particulièrement par fon élégance , fa richefle & fa pro- preté ; il fe prête aux détails ; il fe con- tente d'un petit nombre de fcènes , mais il les veut voluptueufes ôc riantes ; il fuit les forts contraftes , les perfpedives après ou fauvages , les terreins trop tour- mentés ; il craint les formes dures 6c feches -, il préfère les touches délicates , les contours doux , les tranfitions ména- gées ; il peut s'écarter , jufqu'à un cer- tain point de l'exade vérité : car cette efpece eft la moins févere dans l'imita- tion de la Nature. Cependant quelque liberté qu'admette ce genre de compo- fition , il faut que , dans fes écarts mê- mes , on retrouve fa marche , qu'on l'y reconnoiffe dans fes effets , ôc qu'enfin elle s'y montre , mais dans toute fa fraî- cheur & parée de toutes fes grâces : c'eft un tableau en mignature. DES JARI>INS. 37 • La/eme , dont Fobjet principal eil réconomie & l'utilité , s'annoncera par fon air champêtre , négligé & fans pré- tention; ainfi qu'une Bergère naïve Ôc fans art, fa fimpUcité fera fon feul or- nement. Ses fcènes peuvent être rufti- ques., mais rarement fauvages : elle re^ çoit fon caraaere de fa (ituation. Son tableau principal fera formé des diffé- rentes parties de fa culture. La maifoii d'habitation, ôc les divers bâtimens qui i'environneat , bien fitués , peuvent for- ner un enfemble agréable , lorfqulls font compofés d'une manière pittoref- que, lorfque les enclos qui ks entourent, ôc les arbres qui les avoifnient , les-group- pent heureufement. Les chemins & les fentiers, qui partagent fes utiles guérets ou fes vaftes pâturages, plantés & arran- gés avec goût, tracés avec intelligence, deviendront fes promenoirs ; fes prairies èi fes vergers en feront les Jardins. Cetts efpece aura l'avantage ineftimable d^. 58 THÉORIE réunir l'agréable à l'utile par la variété & le produit de fes cultures. D'après ces définitions^ on voit que les efpeces ne font pas tellement fépa- rées, qu'un grand ;.arc, félon la manière dont il fera traité, ne puilTe fe rappro- cher d'un pQtkpqys , furtoutpar fes ex^ trémités ; qu'un Jardin, qui aura une certaine étendue & quelque noblelfe dans fa compofition , ne puifle tenir du Y>Qtkparc. L^ ferme , efpece particulière trop éloignée par fon objet & fa deili^ nation des trois autres, ne fauroit dans aucun cas fe confondre avec elles , mais elle peut faire un bon effet dans kpqys & figurer très-bien à l'extrémité du parc. Quant au Jardin , fon élégance & fa dé- iicatelfe femblent s'oppofer à toute ef. pece de liaifon avec le ton négligé & agrefte de h ferme ; cependant il eft des ^ cas où leur oppofition fournira uncon^ trafte piquant; alors on peut, fînon les • iier immédiatement, dumoins les afTo-. DES JARDINS. 39 cler par (fingénieufes tranfirions. L'efpece une fois déterminée d'après les diftinaions générales qu'on vient d'établir , le caradere du fite décidera toujours du genre. L'Artiile qui dans fes premières difpofitions auroit mé- connu ce précepte effentiel , auroit fait une faute irréparable , & dès le principe fon projet feroit manqué fans retour. Il n'échappera à cette méprife qu'en examinant fon terrein de tous les points , dans toutes les faifons , ôc peut-être dans les différentes périodes du jour ; il l'envifagera fous toutes les faces, pour en connoître tous les rap- ports , en bien faifir l'enfemble , en preffentlr les détails ; & fur-tout il fe rendra un compte réfléchi de la fenfa- tion qu'il lui aura fait éprouver , pour ne pas fe tromper fur fon véritable caraaere. Ce début efl important; le fuccès en dépend. Sans ce prélimi- naire , il marchera fans but , il agira C ^ ^o THÉORIE fans, règle & il aura travaillé fans gloire. Si d'ailleurs il a perfeclionné fon talent par la réflexion & l'expérience , & formé fon goût par l'étude du deffein & la con- templation des grands effets de la Na- ture, fon unique modèle ; s'il a fçu l'épier dans fa marche confiante & variée ; s'il a apperçu par quel art elle fait fe donner des devants & des lointains , comment elle ménage fes tranfidons & opère £qs contraires ; s'il a été attentif à la manière ingénieufe dont elle difpofe fes plans , aux effets que fes fcènes empruntent de la lumière & des ombres , aux prefli- ges de la perfpedive , tant aérienne que terreflre , il aura déjà beaucoup ac- quis j mais il doit encore connoitre par- faitement les matériaux dont elle fe compofe & s'embellit. Quand je les aurai mis fous fes yeux , qu'il les aura examinés avec attention , alors qu'il prenne le crayon & projette. DES JARDINS, t^t CHAPITRE IV- Des Matériaux de la Nature. Ues matériaux dont la Nature fe compofe , les uns font dans un état de variation continuelle que l'homme ne fauroit fixer , les autres font fiables & permanens. Dans le nombre de ces derniers , il y en a fur lefquels il n'a pas d'empire , mais dont il peut s'emparer, quand ils font à fa portée ; il en eft qui lui font foumis & dont il difpofe à fa volonté. Le climat, les effets produits par le foleil relativement aux faifons ôc aux différens momens du jour , le ciel que les nuages mobiles & des couleurs va- riables décorent de formes ôc de tons fans ceffe renouvelles ; toute cette par- tie des matériaux de la Nature ne laifTe point de prife à l'Artifte ; il ne peut ^i les ordonner ; ni les changer à fo0 42 THÉORIE gré, mais il doit les confulter, il doit y avoir égard dans fes dirpofitions^puirqu'ils entrent dans l'enfemble ôc font le com- plément de fes tableaux. Il en eft d'au- tres fur lefquels il a plus de pouvoir : tels que le terrein confidéré dans fes différens développemens , les produc- tions dont il fe couvre, depuis le chêne fuperbe jufqu'à l'herbe qui rampe, les. eaux , enfin les rochers ; voilà tout ce que la Najture met en œuvre, pour com- pofer les fcènes innombrables qu'elles nous préfente. Ce font-là les couleurs dont elle charge fa palette , ôc la toile fur laquelle elle les mélange. Quoique les bâtimens ouvrage de Fin- duftrie humaine , foientd un ordre dif- férent, ils doivent néanmoins être com- ptés dans le nombre des matériaux qui concourent à former un payfage. Le be- foin qui leur a donné naiffance, & les commodités de la vie les ont fi fort mul- tipliés , qu'il elt peu de fîtes , dans la DES JARDINS. 45 compofition defquels ils n'entrent com- me objets remar']uables , & fouvent comme fujets principaux. C'eft fous ce point de vue que l'Artifte Jardinier doit les envifager ôc les placer. C'eft à lui qu'il appartient d'en prefcrirela forme, d'en fixer la mafle , d'en déterminer la place, la teinte ôc le ftyle : en cela l'Ar- chiteâe lui eft fubordonné ; puifque, comme objets d'afped , les bâtimens font parde de ceux qui compofent fes Jardins. C'eft le petit nombre de ces maté- riaux que la Nature fait mélanger avec tant d'art & de goût , c'eft l'ordre ju- dicieux avec lequel elle les arrange , qui donnent cette prodigieufe variété d'ef- fets qui nous étonne , & produifent ces fuperbes tableaux qui nous enchantent ; mais il faut qne l'Artifte , qui les manie, en fâche l'emploi , en étudie les formes, qu'il connoifîe les places qu'elle leur afligne, qu'il couferve fcrupuleufemei^ ^^ THÉORIE ie caradlere & l'ufage propres à chacun, qu'il obferv^e les proportions qui leur conviennent , & qu'enfin il confulte les loix de la Phyfique qui établifTent leurs relations réciproques. DES JARDINS. 4r CHAPITRE V. Du Climat. Chaque climat a fes beautés & fes moyens à luL La Nature n'efi: pas la mê- me dans les pays fitués fous le foleil brû- lant de la zone torride, & au milieu des frimats du nord. Eloignésf de l'un &: l'autre excès , abandonnons les obfer- varions qui leur font particulières ; ne nous occupons que de celles que la tem- pérature du climat où nous vivons , ôC du pays où nous fommes placés nous fournit ; nous allons en voir les effets dans les faifoas , qui font l'objet du cha- pitre fuivant. ^6 THÉORIE CHAPITRE VI. Des Salfons, l.L y a des fcènes plus agréables dans le Printemps ; il y en a de préférables dans l'Eté ; l'Automne a des effets qui lui font propres .; l'Hyver même , cette fai- fon où la Nature eft fans vie , peut en« core avoir quelques charmes & fe trouver fufceptible de certains agrémens , aux- quels ceux qui paifent leurs jours à la campagne ne font pas infenfibles. DU PRINTEMPS. §, I. Le Printemps eft le réveil de la Na- ture ; elle a alors toute la fraîcheur ôc toutes les grâces de la jeuneffe. Le verd tendre des gazons ; celui dont les arbres fe parent j les couleurs vives ôc variée^ DES JARDINS. 47 des fleurs ; les odeurs fuaves qu'elles exhalent de toutes parts ; le développe- ment des germes 6c de toutes les par- ties de la végétation ; la chaleur douce & a£liv€ des premiers rayons du foleil; ia pureté de l'air ; la renaiflance des beaux jours ; le chant mélodieux des oifeaux , mêlé au bêlement des trou- peaux que l'herbe tendre ôc nouvelle attire aux champs ; tous ces objets ren- dent la nature agifTante & animée , ils préfentent le fpe6iacle le plus intéref- fant ôc le tableau le plus enchanteur ; fl n'eil alors aucuns de nos fens qui ne foient agréablement afFeftés , 6c qui ne portent à l'ame une émodon déli- cieufe. Mais dans nos climats ^ cette faifoii aimable eft fouvent orageufe , inégale ; dans fon inconftance elle nous ramené quelquefois les rigueurs de l'hyver , au- quel elle vientde fuccéder. Quolqu'invité par le charma de ces mouveaux objets. 48 THÉORIE l'homme n'ofe encore s'éloigner de fa demeure ; il convient alors , pour faci- liter fa jouiffance , de Fentourer de fleurs, cette charmante produ6lion, qu'on peut appeiler la coquetterie de la Nature. Le Jardinier difpofera donc ^ aux environs du manoir Ôc fous les yeux du proprié- taire , les arbres , les arbriffeaux & les arbuftes qui les donnent ; il les aflbrtira de manière que leurs figures , leurs for- mes , leurs couleurs mélangées avec goût produifent un bel affortiment , fruit d'un heureux défordre ; il les diftribuera par grouppes d'un volume relatif à leur éloignement & aux effets qu'il fe pro- pofe d'en obtenir ; il les ifolera , pour qu'ils contraftent agréablement par la variété de leur maffe, ou les rappro- chera , afin que les rameaux , qui les couronnent , forment des berceaux om- bragés par leurs entrelacemens. Il pla- cera , au centre des malfifs , les arbres jfc les arbufles dont les tiges s'élèvent, ôc DÈS JARDINS. 4^ eui portent leurs fleurs à la fdmmité ^ pour les mettre en évidence & fous i'afped l'e plus avantageux ; il en va- riera les figures , ies^diftances ; il évitera foi pneu fement toutes celles qui tiennent de la fymmdtrie & de la régularité : au-i tant elles déplaiient, autant la vue aime à errer fur un affemblage d'arbres agréa- bles & choifis , difpofés en grouppes ; ceux qu'on apperçoit font rechercher, parleur agrément, ceux qu'ils cachent, & nous invitent à les vifiter par Tefpolr d'un plaifir nouveau; Ici il admettra des formes pyramidales ; là des formes ar- rondies , tant dans leur plan que dans leur élévation ; ailleurs les malles feront plus légères ; plus loin elles feront plus ferrées ôc plus toiiiïues. Quelquefois des grouppes princip aux fecompoferont avec de petits grouppes particuliers , ou fè détacheront fans fe féparer. G'eft avec de tels moyens qu'on obtient l'effet ton- jours heureux des enfoncemens ôc des D jro THÉORIE faillies, & le mélange piquant de la lu- mière ôc des ombres. Il eft utile de connoître le temps de la floraifon de chaque efpece afin que diftribuées en conféquence les fleurs fe fuccedent & prolongent le plaifir qu'el- les donnent. Toutes les maiTes feront non - feule- ment dans les proportions qu'elles doi- vent avoir , comme objets ifolés ; mais dans leur difpofition , le Jardinier aura encore égard à leur liaifon avec les fcènes & les afpecls dont elles font partie : car les fleurs pafl^ent & les grouppes d'ar- bres, qui les portent, reftent. Tout dé- nués qu'ils font de leurs ornemens , ils doivent encore figurer & jouer avec grâce dans l'enfemble du tableau gé- néral. D'ailleurs fi le Compofiteur a fu les lier à d'autres malTifs , par des tranfi- tions bien ménagées , & les mettre en dégradation , depuis le plus petit i)Eé JARDINS. 5-t arbrifleau jufqu'aux arbres foreftiers les plus élevés ; fi les clairières, qui les par- tacrent , font hetireufement contraftées , foit dans leur forme , foit dans leur di- menfion ; fi les gazons, qui fervent de fond à toutes ces plantations , font fins & bien entretenus ; fi le marcher en eft doux & facile , & les pentes légèrement inclinées , on aura un bocage des plus agréables , ÔJ fon afpetl offrira le tableau le plus frais : dans prefque toutes les fai- fons de l'année, il fera la promenade la plus engageante & Tafyle lé plus fré- quenté. Le printemps , on ira y cher- cher la chaleur defirée du foleil ; l'été j on s'y mettra à l'abri de la vivacité de fes rayons ; le? vents violents de l'au- tomne y trouveront des obftacles , ôc leurs efforts feront brifés par les group- pes répandus qà & là en abondance; L'air cependant y circulera librement ôc y entretiendra de la fraîcheur fans hu- midité : l'adion du foleil , dont les in- î) 2 S2 THÉORIE fluences fe feront fentir alternativement d'un côté, tandis que de l'autre l'ombre tempérera fes rayons , en rendra la jouiffance agréable dans tous les inftans du jour. Un repofoir fimple , un banc commode, une retraite propre, apperçus entre les arbres ôc placés dans un lieu folitaire & ombragé inviteront le pro- meneur à s'y délalTer ^ il y rêvera dé- iicieufement. Dans un bocage de ce genre , le jardinier qui voudra réunir toutes les beautés que fournifient les produc- tions du printemps, obtiendra de magnifi- ques effets des fauvageons à fruit, ar- tiftement mêlés dans les maffifs ; l'ini- menfité de fleurs , dont ils fe couvrent dans le commencement de cette faifon , fait un effet prodigieux. A ces fleurs fuccédent des fruits , dont les vives cou- leurs rendent le verd des feuilles plus gai ; ils en reçoivent à leur tour un plus grand éclat. Il ne doit pas non plus DES JARDINS. n néc^liger les arbuftes , dont les bayes , les grappes , les feuilles , les écorces fe co- lorent de mille teintes différentes ; elles rappellent en automne le fouvenir des fleurs du printemps. Si , pour animer le tableau , un heu- reux hazard lui avolt amené un ruiffeau ferpentant fur la peloufe , qui fut tantôt ombragé , lent & fdencieux , tantôt dé- couvert, agité & murmurant ; s'il s'étoit ménagé des points-de-vue agréables & rapprochés qui échappent & reparoiffent à propos , pour ne pas détruire l'air tran- quille & le ton un peu myftérieux de ce genre de compofition ; s'il a fu enfin conduire ôc tracer avec art des fenders folides & toujours pratiquables , enforte qu'en les parcourant , les objets fe pré- fentent fous Fafped le plus favorable, il aura fait le véritable Jardin du prin-' temps; il aura raffemblé tout ce que cette voluptueufe faifon a de plus déli- D 3 jf4 THÉORIE çieux , & cet enfemble ne laiiïe rien à defirer. (i) DE L' É T É. §, I I. ■ Le foleil en avançant dans la carrierej amené avec lui l'été & fes chaleurs; la végétation eft alors dan s fa plu^ grande vigueur , ôc la verdure a atteint fbn plus haut degré de perfection. C'eft Tété que la nature femble avoir choifi pour éta- ler à nos yeux tout fon luxe & fa magni- ficence. Attentive à notre bien-être, elle nous prépare des abris contre l'in- tempérie de cQttQ faifon brûlante. A mefure que les chaleurs augmentent, les arbres, la plus belle production de la végétation , acquièrent tout leur déve- loppement; leur ombre, quoique moins étendue, eft plus fombre & plus épaiffe; (i) Ce bocage, tel qu'on vient de le décrire çxifte & fait partie des Jardins de Guifcsrd. DES JARDINS. ^7 îls reçoivent & arrêtent fur leurs têtes les rayons prefque verticaux du foleil ; l'abondance des feuilles les abforbent, & s'oppofent à leur tranfiiifiion juf- qu'à nous ; & de leur affemblage ôc de leur contiguïté fe forment les bois qui nous ménagent, fous leur ombrage toujours frais, des afyles impénétrables a leur ardeur importune. Cette faifon réunit encore des avan- tages dont les autres font privées. Dans le printemps & dans l'automne , à peine des vingt-quatre heures qui compofent la journée, pouvons-nous jouir des trois ou quatre qui précèdent & fuivent le midi. L'été, chaque partie du jour a fon carac- tère propre & fes beautés particulières: la fraîcheur du matin , l'éclat midi , qui fem- ble tirer une forte de majefté du fdence qui règne dans toute la Nature, de la cef- fation des travaux , ôc du repos auquel fe livrent tous les animaux , filence refpefté des oifeaux même qui fufpendent alors D^ ■fS THEORIE leurs jeux & leur ramage ; enfin k température & le calme du foir fone trois époques, non moins diftinaes "par- leur période , que différentes par leur §fFet. Aux longs jours d'été âiccédent de belles nuits. Une nuit d'été raffemble une partie des agrémens d'un beau jour ; elle a la fraîcheur du matin , le filence du midi & le calm.e du foir. L'Artifle , qui a remarqué ces nuan;- fi fenfibles & le moment auquel elles appartiennent, en tirera le parti le plus avantageux; il cherchera à les faire va- loir, par la dirtribution de fes fcènes & la difpofition de fes maffes. Il fait que Fair pur. & légèrement agité à l'inf- tant du crépufcule répand dans l'âme une douce férénité ; que le chant en- core languiffant des oifeaux , dont les concerts célèbrent l'aube matinale , donnent l'efpoir d'une belle journée. Il prévoit que s'il obftruoit le coté du ieyauc DES JARDINS. n par des plantations fortes & élevées, les ombres des objets verticaux , qui alors fe projettent au loin , altéreroient la gaieté du matin qui en fait le charme, qu'elles le priveroient des beaux effets du lever de l'aurore lorfqu'elle annonce les premiers rayons du foleil qui vont dorer la cime des montagnes , & bientôt fe réfléchir en tout fens par la rofée fraîche ôc brillante dont ils doivent s'a breuver. Il n'oubliera pas que l'excès du midi exige au contraire des plantations épaiffes & rapprochées. En préfentant à nos yeux leur côté oppofé au foleil , les ombres , dont elles fe couvrent , tempèrent l'é- clat trop vif de la lumière , & celles qu'elles jettent fur la terre femblent , par leur direction s'avancer & venir au de- vant de nous, pour offrir une jouifTance plus prompte. Il deftinera donc pour ces momens d'accablement & de repos les \(m , les forêts , les grottes , les eaux SS THÉORIE ombragées , enfin tout ce qui produit, entretient ôc laiiïe efperer de la fraî- cheur , & peut fervir au délafTement. II fe fera convaincu que les vues les plus vaftes & les plus étendues font préféra- bles à Fafpea du nord ; parce que la chaleur renvoyée de plus loin en fera plus fupportable. Elles y figurent d'au- tant mieux , que les objets trop foible- ïnent defilnés par leur grande diftance, & comme perdus dans le vague des airs, reffortiront alors par des touches pi- quantes ; que fans rien perdre de leur har- monie^ ils feront détachés & rendus plus fenfibles par la reflexion direde de la lumière ; & qu'enfin la pofition la plus favorable^ pour jouir d'une pareille perf-, pective, fera celle où le fpedateur aura mis le foleil derrière lui , lorfqu'il par- court le haut de fa carrière. Toujours attentif aux acciden s du mo- ment^ Fartiile aura encore remarqué que^ DES JARDINS. f9 les ombres fyr le déclin du jour , comme à fon commencement , s'allongent ôc bruniffent de grandes furfaces ; mais qu'ici cet accident loin de déplaire , donne à la fcène un effet qui ajoute au calme d'une belle foirce- , & que confé- quemment des malles d'arbres , adroi- tement placées & combinées d'après rafpecl, garantiront ces promenades, les plus habituelles de toutes , des rayons obliques & toujours fatiguans du fo^ ieil couchant. Cependant il fe réfervera des points découverts , d'où un grand ciel lui pro- curera la fcène quelquefois magnifique de fon coucher , lorfqu'à travers les nuages qu'il colore , des millions de rayons s'échappent , & , par leur prodi- gieufe réfrangibiiité , déploient ce qu'ils ont de plus pompeux & de plus éblouif- fant. Dans ces fuperbes inflans^l'ath- mofphere eft tout en feu , la terre brûle , Ja Nature entière , comme incendi^ée, i^o THÉORIE participe aux teintes chaudes ôc vigou^ reufes de la lumière : fes rayons coni- priniés par le fombre nuage qui les cou- vre ôc les repouffe, faifant effort pour fe dégager, fe précipitent d'un côté fur i'horifon qui brille de leur éclat, & de l'autre s'élancent avec rapidité dans les cieux , en traits étincelans : fpedacie vraiment fublime & digne de l'aftre ra- dieux qui le produit ; & telle eft fa ma- gie que les lieux, qu'il éclaire alors, ne paroiffent plus les mêmes ; ce font d'au- tres payfages , les objets font transfor- més, les fcènes font cliangces , & l'illu- fion fe foutient, jufqu'à ce que, fe mo- difiant dans tous les tons , la lumière s'afFoibliffe infenfiblement , & que celui qui la propages'échappe avec elle, ôc fe perdent l'un ôc l'autre dans les ombres de la nuit. Enfin le Jardinier intelligent fe mé- nagera , pour fes effet§ de nuit , une vallée découverte d'un ton doux ôc d'un DES JARDINS. (^t Caraftere tranquille. Là , dans le vafte miroir des eaux d'un lac , ou fur la fur- face d'une large ôc paifible rivière , vien-^ dront fe répéter le bleu foncé d'un beau ciel & le brillant des étoiles , & quel- quefois fe peindre l'image vacillante de la lune & des pâles nuages qui l'accom- pagnent. Veut-il varier fes tableaux ? il obtiendra de cette foible lumière des effets agréa blés & très-piquants , lorfque fes rayons, fe gliffant & jouant à travers les feuil- lages, contraftent avec le fombre de la verdure & pénétrent de mille manières un bocage parfemé' de légers maffifs , dont l'ombre deiTme les contours en traits noirs &i fermes fur la peloufe rafe qui leur fçrt de tapis. Au milieu d'une nuit calme & tran- quille, image du repos & de la paix, qui n'a pas éprouvé , dans des lieux fem- blabies , le fentiment voluptueux d'une douce rêverie ? & qiù n'aime à s'en <^â THÉORIE . retracer encore le fouvenir aimable? DE L'AUTOMNE^ §, 1 1 L Les commencemens de Tautomné touchent de fi près à l'été ^ auquel ils fuccédent , qu'ils partagent prefque tou^ tes les beautés & conferventune grande partie de fes agrémens. Si les jours font- moins longs 5 leur chaleur eft plus fup- portable ; les promenades font plus fré- quentées & fe prolongent au loin. La fève du mois d'août revivifie la Nature languiflante , & comme étouffée fous les rayons brûlants du foleil d'été; elle répand une fraîcheur nouvelle fur tout ce qui végttQ. Les arbres déféchés re- couvrent leur première beauté , & les gazons , défaltérés par une rofée plus abondante^ reprennent toute leur ver- dure. Cette faifon nous oifre aufii fes fleurs , qui^ quoique moins délicates ôc DES JARDINS. <^| plus tardives, ne font cependant ni fans éclat , ni fans agrément ; elles ont même une forte de noblefle qui leur eil parti- culière. La Nature les a douées d'une vio-ueiir qui prolonge leur exiftence bien au-delà de celle qu elle a accordée aux fleurs trop pafTageres du printemps. C'eft à-peu-près dans ce temps que lea baies & les grappes des arbuftes fe co- lorent de teintes éclatantes. Les fruits alors commencent à mûrir ; leur forme & leurs couleurs embelliffent les arbres qui les portent : ils réjouifTcnt par le fouvenir de leur faveur , & l'epérance prochaine de les voir orner nos tables. Et les vers:ers fi frais fie fi beaux , au printemps , nous plaifent encore dans cette riche faifon , par l'abondance qu'ils nous promettent. Et lorfqu'enfin elle avoifme l'hyver , la Nature , inépuifable dans fes ref- fources autant que variée dans fes effets, nous préfente un fpedacle tout nou-^ '^4- THÉORIE veau. Les feuilles fe féchent peu-à-peii ^ il eft vrai ; mais avant d'abandonner les arbres , fur lefquels elles ont pris naiiTan- ce^eîles fe nuancent de diverfes couleurs^ Chaque efpece a fa teinte particulière ôc pafle fuccefîivement par des tons dif- férens5depuis le verdpâle & le jaune clair jufqu'au brun le plusfombre& à l'incarnat le plus vif & le plus foncé. Le niélanse de ces teintes^ réhauffées de quelques arbres toujours verds, étale aux yeux le tableau d'une riche perfpedive : il n'eft pas juf- qu'au jeu des troncs ^ à la ramification de leurs branches ôc à leurs écorces di- verfement colorées qui , étant mieux ap- perçus alors , ne donnent de l'élégance à cet enfemble , en détaillant par bou- quets de groffeur inégale, la maffe géné- rale fouvent trop lourde 5: trop u^niforme^ fans ces divifions. Le choix dans le mé- lange des arbres & le moment de ces beaux accidens feront l'objet d'une étude pardcuiiere ; i'^Artifte , qui s'y fera livrée DES JARDINS. ?^ 'êii trouvera la récompenfe dans les effets furprenans qu'il en obtiendra. La pofition la plus avantageufe pour de telles perfpedives fera celle d'un bois en amphithéâtre , où chaque arbre n'eft qu'en partie caché par celui qui le pré- cède , & ne fauroit couvrir qu'à moitié celui qu'il a derrière lui. Les formes contraftées des parties qui fe montrent , les nuances diverfes , dont elles fe colo- rent , font un plaifir extrême , quand l'affortiment en ell ménagé avec goût. Le goût exige que les mafles foient grandes , inégales & variées ; qu'elles fe fondent par une dégradation de ton bien entendu , & quelquefois qu'elles fe heur^ tent & fe détachent par des oppofitions. Avec ces précautions , les effets feront agréables ; mais qu'on évite fur-tout les lignes uniformes , qui tracent des bandes parallèles, ôc les diftributions trop égales dans les tons & la forme des maffes. Pn trouvera encore d^s reffources pour E 66 THÉORIE obtenir de ia variété dans la dîverfit^ des arbres, ôc particulièrement dans leur hauteur différente ; les plus faillans four- niront des points plus éclairés , tandis que les moins élevés feront éteints ôc privés de lumière , par les ombres dont les plus dominants les couvrent. Ce dernier effet, qui ne provient que de la manière dont le foleil les éclaire , fuivra fa marche journalière ôc fera mobile comme lui. Cette perfpe£lîve peut être fufceptî- ble d'un grand accord dans les couleurs & flatter l'œil par la douceur de fes ef- fets. Elle peut auffi en produire de forts & de brufques , par de favans contraires & des affociations combinées d'après les variations fucceffives par lefquelles paf^ fent les nuances des arbres. Ces effets ne font point indifférens dans le choix ; ils font relatifs aux maffes gé- nérales ôc à leur diftance. Ils ont chacun leur place , ôc ne figurent bien que dans DES JARDINS. tf les fcènes qui les comportent , & félon les efpeces de Jardin que l'on traite. Enfin la ligne extérieure d'un bois, dont la profondeur ne fe feroit que peu fentir , peut acquérir des beautés de ce genre, fi l'Artifte s'en eft occupé dans le choix des arbres qui la deflînent. C'eft par de tels moyens que la Na- ture féconde nous prépare des jouIiTan- ces dans toutes les faifons , qu'elle varie nos plaifirs par des accidens toujours nouveaux , ôc des modifications qui fe fuccedent perpétuellement. Si j'ignorois que l'homme fe laiiTe guider , bien moins par la raifon ôc fou propre fentiment que par l'ufage établi, par l'exemple de fes femblables , & fur- tout par l'habitude, je demanderois, quelques foient les agrémens de l'au- tomne, pourquoi cekii , qui vit fous no- tre climat , choifit cette faifon pour aller à la campagne , & fur quoi eft fondée Ea e?8 THÉORIE la préférence qu'il lui donne ; (i) Elle n'a certainement ni autant de charmes Ci) » La terre parée des tréfors de l'automne étale » une richefle que Tœil admire j mais cette admira- « tien ncil point touchante : elle vient plus de la >i reflexion que du fentiment. Au printemps la cam- » pagne prefque nue n'eil encore couverte de rien ; » les bois n'offrent point d'ombres, la verdure ne >:> fait que poindre , & le cœur eft touché à fon af- » ped. En voyant renaître ainlî la Nature, onfe » feiit ranimer foi-même ; les compagnes de la vo- » lupté , ces douces larmes , toujours prêtes à ft » joindre à tout fentiment délicieux , font déjà fur » les bords de nos paupières : mais l'alpedi: des » vendanges a beau être animé , vivant , agréa- » ble, on le voit toujours d'un œil fec. » Pourquoi cette différence ? C'eft qu'au Spec- y> tacle du printemps rimagination joint celui des » faifons qui le doivent fuivre j à ces tendres bour-^ » geons , que l'œil apperçoit, elle ajoute les fleurs, » les fruits , les ombrages , quelquefois les myfteres » qu'ils peuvent couvrir. Elle réunit en un point T> des temps qui doivent fe fuccéder , & voit moins » les objets comme ils feront que comme elle les « defîre j parce qu'il dépend d'elle de les choifir. >^ En automne, on n'a plus à voir que ce qui eft. » Si l'on arrive au printemps , l'hiver nous arrête » & l'imagination glacée expire fur la neige & les DES JARDINS. 69 que le printemps , ni autant de beautés que l'été. A peine a-t-elle avancé vers riiyver , qu'elle fe relient de fes appro- ches , par les brouillards du matin , la froidure du foir & la longueur des nuits. Une belle journée d'automne ne laiffe pas l'erpérance que celle qui la fuit doive lui reflembler ; Ôc fi elle nous eft donnée , on la regarde comme un bienfait inattendu , on la reçoit avec une forte de reconnoiffance. Cependant cha- que jour qui fuit enlevé à la campagne une partie de fes agrémens ; les arbres fe dépouillent , les feuilles jaunifient ÔC fe delTéchent, la verdure pâlit ; ôc , quoi- que ce changement nous préfente-encore ' des beautés , il faut convenir qu'elles font le dernier effort de la Nature. Le peu de fleurs qui relient, fanées & ino- dores , féchées par le froid , ou pourries frimats. Telejl le [er.ùnunt du célèbre Clro.yen de Ge- nève, qui a fi bien vu ^ fi. lien peint U Nature, Emile ^ p^ge 324 , livre 11. cdit. Airift. m. dcc. lxii. 70 THÉORIE par l'humidité , fe flétrifTent fur leurs tiges. Les bois ne feront bientôt plus des retraites defirées -, on redoute déjà le peu d'ombre qu'ils donnent. Les eaux perdent leurs charmes ; leur fraîcheur, il recherchée dans l'été , va cefTer de nous plaire. Les premiers froids , les vents fréquents, les brouillards humi- des & la Nature inadive & dépouillée nous annoncent le terme fatal de nos jouiffances. En un mot Tautomne , bien différente du printemps qui fe montre fous les traits brillans de l'aimable jeu- neffe , très-éloignée de la vigueur de l'été , ne nous préfente plus fur fa fin que îes rides Ôc les difgraces du vieil âo-e. DE L'HYVER, Au feul nom de Fhyver mon imasi- nation fe glace & la plume tombe de mes mains, L'inflexible Nature a arrêté DES JARDINS. 71 dans fes immuables décrets que tout ce qui a pris naiflance doit croître , décli- ner 6c mourir. Et tel eft Tordre inva- riable qu'elle s'eft prefcrit , que chaque faifoii en amené une autre à fa fuite. Mais peut-être n'a-t-elle établi la fuc- ceîTion des faifons que dans la vue de les faire valoir les unes par les autres ; ôc 5 fi l'hy ver précède le printemps , ce n eft vraifemblablement que pour faire goûter encore mieux les agrémens de cette faifon aimable , & reffortir avec plus d'avantage tout ce qu'elle a d'at- traits. LaifTons donc chanter aux Poètes les charmes d'un printemps perpétuel ; celui qui le defire fait fans doute un fou h ait indifcret. Malgré ces avantages , l'hyver n'en paroitrapas moins déplaifant à mes yeux. La Nature ensourdie & fans action a perdu tout ce qu'elle avoit d'intérefTant, Que d'autres contemplent les beautés auderes de cette dure faifon ; elles font E^ 72 THÉORIE fans attraits pour moi. Les plus belles perP pedives , s'il en exifte alors de telles , ne nous préfentent nul abri contre fes rigueurs ; nous nefaurions en jouir , fans éprouver un fentiment douloureux qui nous lesfait bientôt abandonner. Tout ce que cette faifon produit d'admirable, les accidens occafionnés par les glaces & les frimats ne dépendent nullement de notre induftrie ; ils ne doivent leurs effets les plus frappans qu'à fon extrême intempérie. Il feroit difficile , peut-être impraticable , de compofer des fcènes pour de femblables effets. Le froid de nos hy vers d'ailleurs n'eft ni aifez violent, ni affez long , pour nous donner ces ac- cidens tant vantésjdontleNord feul four- nit des exemples. Quelquefois un beau foîeil nous engage à fortir , &: nous pro- cure quelques heures fupportables , mais dansnos climats feptentrionaux^ces cour- tes journées font rares ; des pluies abon- dantes ^ des vents violens , un froid noir DES JARDINS. 75 ieur fuccédent tout auflltôt ^ ôc nous forcent à refter oififs fous nos toits. Mais quand la neige couvre la fur- face de la terre , c'eft alors qu'il faut fuir les champs ; ils font fans reffource pour nos plaifirs. Son éblouiffante blan- cheur eft aufli fatiguante par fon éclat, que trifte par Tuniformité qu'elle ré- pand fur toute la Nature. Le ton gris & fans nuance qui règne par-tout, le Jour foible ôc égal qui éclaire à peine i'athmofphere , en rendant les objets femblables , confondent toutes les dif- tances ôc anéantirent tous les rap- ports. Vous ! cependant qui palfez à la cam- pagne cette faifon fâcheufe , voulez- vous vous procurer quelques jouiffances qui dépendent de l'art des Jardins ? Choififîez aux environs de votre ha- bitation un terrein à l'afpeâ du midi, auquel vous puifTiez communiquer fans intermédiaire. Couvrez - le de gazons ,' 74 THÉORIE s'ils font foignés , ôc que refpece en foit bien choifie , ils conferveront leur verdure. Pratiquez - y des Ren- tiers folides Ôc toujours propres. Plan- tez, dans ce lieu ainfi préparé, un bo- cage dont les maflifs légers foient ef- pacés de manière que le foleil les pé- nètre de toutes parts. Que les arbres foient choifis dans ceux qui , toujours verds , ne quittent jamais leurs feuilles. Ornez-le de ces arbriffeaux ôc arbuftes qui végètent aux moindres rayons des premiers foleils , ôc de ceux qui réfiftent Ôc fleuriffent même au milieu des fri- mats. Par des plantations hautes ôc pref- fées , toujours d'arbres verds , mettez ce bocage à l'abri des vents du nord ôc des pluies fréquentes du couchant ; vous vous ferez préparé un enfemble de verdure très-agréable,ôc vous aurez fait le feul Jar. din d'iiyver dont nos climats foient fuf- ceptibies. Au milieu des rigueur sde la fai- fon, il fe palTera peu de jours qui ne vou3 DES JARDINS. 7> feermettent quelques heures de jouifTaii- ce, & pendant lefquelles vous ne puiffiez vous livrer à l'utile exercice de la prome- nade. Celui qui met un prix à pofTéder le Jardin d'hyver le plus complet , celui à qui une culture d'agrément placée fous fes yeux peut plaire , l'obtiendra avec du difcernement & quelque dépenfe. Qu'il cherche dans ce même bocage un en- droit exadlement à l'abri du nord ; mais difpofé de manière à recevoir fans obfta- cle les foibles influences du foleil. Là , en fuivant la forme de la clairière qu'il aura préférée , qu'il plante des poteaux de fer liés à des traverfes , pour reoe- voir des chafTis. Que cette conftruûion foit tellement arrangée , qu'elle fe perde dans les maffifs qui l'entourent ; qu'ils la dé^uifent ôc fe confondent avec elle : ce qui feroit difficile , fi elle étoit tracée fur un plan régulier. Sous ce toit tranfpa- rent, il fe complaira dans la vue de fon nS THÉORIE bocage, qui de-là lui préfentera une perf^ peâ-ive agréable , s'il eft compofé avec intelligence & deffiné avec goût. Ce n'eft pas dans les Jardins de ce genre qu'il faut fe ménager des points-de-vue extérieurs; ils font alors trop peu defirables. Cette ferre, au moyen de la chaleur artificielle qu'il peut y introduire par des conduits cachés , lui procurera les faveurs du prin- temps Ôc fa douce température. Il y cul- tivera les plantes les plus délicates , les exotiques les plus agréables,les indigènes les plus hâtives. Un mince filet d'eau , qui coulera & ne gèlera jamais , animera cette petite fcène, agréable quoique fac- tice. S'il a fu en planter l'entrée d'une manière détournée , il jouira de la fur- prife des curieux qui y auront pénétré, fans s'en être apperçus : Enfin cette en- ceinte de verre parfemée de plantes en pleine végétation, & d'arbres verdoyans & fleuris , environnée au-dehors d'une confiante verdure , peut renfermer des DES JARDINS. 77 offeaux qui , trompés par fa température, lui donneront d'agréables concerts ôc même des pontes prématurées. Au retour du beau temps , les chaflis &les poteaux enlevés , il réitéra des ar- bres que leur beauté & leur rareté font toujours rechercher , & qui , plantés en pleine terre , femblent avoir vaincu les obftacles qu'un climat trop rigoureux oppofe à leur délicatelTe. Dans cet état, ce bocage peut n'être pas à dédaigner , fi on Ta difpofé de manière que la partie, qui étoit enclofe, faffe un tout fans dé- funion, avec les plantations qui l'entou- rent. Par cette précaution , il fera encore vifité dans les faifonsmême, où l'hom- me cefTe d'être cafanier. 78 THÉORIE CHAPITRE VIL DU TERREIK De fes effets généraux. §, L J^ES peintures , que nous venons dô faire pafTer en revue, ne préfentent que des accidens palTagers.Quoique les effets en foient très-fenfibles ; quoique quel- ques-uns aient une grande énergie , le temps qui, dans fon vol rapide, amené & détruit tout, ne les a pas plutôt def^ fines qu'il en efface les traits, pour leur en fubftituer d'autres non moins fugitifs. Les préceptes mênie, auxquels chaque faifon a donné lieu ,\e font pour la plu- part que des règles de détail, fubordon- nées à une infinité d'exceptions , & fou- mifes à des convenances locales qui les i)ES JAKDINS. 79 font admettre ou rejetter à raifon des obftacles , & du plus ou moins de facilité à les mettre en pratique. Il n'en eft pas ainfi du grand tableau , appelle Sit^ général , qui reçoit un ca- radere déterminé de l'enfemble du ter- rein. La fuccefTion des faifons ne change rien à fon ordonnance ; le temps ne fauroit en altérer les mafles principales qu'après une longue fuite de fiecles 5 en- core fon empreinte eft- elle infenfible. . C'eft du mouvement ôc du jeu combiné de fes diverfes parties qu'il tire fon ex- prefTion ; il peut recevoir quelques mo- (jifications par le concours des autres matériaux qui fe joignent à lui & variant fa furface ; mais malgré tous ces accefibi- res, fes coupes & fa charpenté , fi je puis m'exprimer ainfi , en feront toujours le principal accident. Quoique par leur immutabilité , les fîtes 5 vus des mêm.es points , fe préfèn- tent fous la même forme , il eft rare que 8o THÉORIE l'homme , cet être fi adif , refte long^ temps à la même place ; d'ailleurs dans un fite heureux , les détails font fi mul-- tipliés, les effets fi contraftés , que l'œil le plus accoutumé y découvre toujours des beautés nouvelles qui lui étoient échappées. Mais quelle richeffe & quelle magnificence dans l'infinie variété de fcènes que produifent toutes les com-» binaifons du terrein , lorfque , divifé en montagnes , en vallées , en collines & en vallons mélangés avec les plaines , pro^ jetés en tout fens & placés à toute forte de diftances , il donne pour chaque fia- tion un nouveau fite & de nouveaux tableaux ! A l'aide des effets de la perf- pedive, réunis aux illufions optiques,, les objets aux moindres mouvemens du fpedateur fe montrent fous des formes & des rapports différens & fouvent im- prévus. Ils fijient & s'effacent ; d'autres prennent leur place ; fans ceffe les fitua- tiens varient 5 les fcènes fe fuccédent à chaque DES JARDINS. St' fehaque pas ;& ces tranfition s s'opèrent, tantôt par des paffages fimples ôc prépa-- rés , tantôt par des changemens brufques & inopinés. Que l'on monte ou que l'on defcèn- de , auffitôt l'horizon paroît fe haulfer ou s'abaifTer par un mouvement fembla- ble , s'éloigner ou fe rapprocher en mê- me proportion. Des points les plus éle- vés , la voûte vague ôc azurée des Cieux couronne un pays immenfe qui n'a de limite que ce même Ciel, avec lequel il fe confond. Cette vafte découverte, lorfqu'elle eft l'effet d'une tranfition fu- bite ôc inattendue , caufe toujours un fentiment d'étonnement mêlé d'admira- tion. Dans les lieux bas au contraire, le fite fe rétrécit , le ciel fe reffere Ôc fe cache en partie derrière les hauteurs. Les épais fommets des plus voifines tracent des lignes fermes Ôc pronon- cées , ôc par leur ton fourd ôc leur opa- cité , ils tranchent fur la couleur dia* F $x THÉORIE phane du firmament : opporition qui en fait mieux fentir rincalculable diftanee. Ailleurs l'œil découvre une plaine îmmenfe que terminent des chaînes de montagnes diverfement colorées à rai- fon des matières qui les compofent ôc les recouvrent , à raifon de l'angle fous lequel le foleil les éclaire , ôc de l'é- paiffeur des couches d'air ôc de vapeurs interpofées* Plus circonfcrite ôc plus familhere, fe préfente peu loin de-là une riche vallée que les yeux fe plaifent à parcourir ; d'a- gréables coteaux en pente douce Ôc iné- gale la deflinent ôc l'enferment. Le mé- lange heureux de leurs faillies ôc de leurs renfoncemens en varie les contours de jBille manières ; il enfante des vallons qui s'entrecoupent de tout fens : jeu qui excite la curiolité par des changemens continuels , ôc foutient l'attention par des furprifes répétées. Tranfportez-vous d'un autre côté, & DES JARDINS. 8^ vous ne verrez qu'avec admiration la majefté impofante des montagnes. Ds loin elles ne fe font appercevoir que par des traits à peine fenfibles , que leur diftance & des tons vaporeux lient avec l'horizon ; mais confidérées de près , ce font des mafTes énormes qui compriment & foulent les entrailles de la terre. Une fuite de monts accumulés les uns fur les autres fe perdent dans les nues , & leurs cimes bleuâtres fe confondent avec les cieux. Des vallons profonds & reffer- jés, dont les côtes dures ôc efcarpées forment autant de précipices continus , les partagent ôc les féparent. Dans leurs brufques & fréquens détours , ils for- ment des angles faillans & rentrans pref que toujours correfpondans. Leurs di- vers afpefts préfentent à la fois tous les climats ôc toutes les faifons. Des nei- ges éternelles couronnent les fommets les plus élevés , ôc y entretiennent un froid vif ôc confiant. Plus bas règne k Fa €4 THÉORIE printemps , fa fraîcheur ôc fes charmes ; tandis que les fonds font brûlés par les feux du foieil renfermés entre les gorges; fes rayons , cent fois réfléchis par les plans prefque verticaux du terrein, en- tretiennent une chaleur rarement tem- pérée par le zéphyr. D'un côté le fol eft fertile ôc animé par la plus active végétation ; de l'autre , ce ne font que rochers arides & bruyères parfemées de quelques buiffons fauvages ôc rampans. Ici des malTes fufpendues femblent dé- tachées de la maffe générale ; affifes ^ peine fur les bafes frêles ôc étroites qui les portent , entourées d'abymes pro- fonds que lœil le plus ferme n'ofe fon- der , la hardieffe de leurs faillies , leur hauteur inacceffible infpirent la terreur, & en impofent au fpe£lateur étonné. Là ce font des rochers merveilleux , des cafcades bruyantes , des torrens impé- tueux. C'eft dans les fîtes de ce genre qu'on rencontre ces accidens fmguliers DES JARDINS. 8; 6c prefque furnaturels , tels que les an- tres fauvages , les ténébreufes cavernes, les précipices efFrayans ; c'eft-là que la Nature audacieufe ôc bouleverfée af- ftàt de fe mettre au-deflus des loix de la Phyfique , auxquelles elle ne ûuroit pourtant fe fouflraire. Fiere de cette apparente indépendance , il femble que dans fes écarts elle ait dédaigné fa mar- che ordinaire ; qu'elle ne connoifle de bornes que celles de fes caprices, ou que , laiflant fon œuvre imparfai- te , elle n'ait voulu produire qu'une ébauche informe, pour nous montrer dans fon fublime défordre le fpedacle rare ôc frappant d'une belle horreur. Tous ces effets du terrein s'embel- liifent encore par les bois , les rochers , les eaux ; ils reçoivent des modifications par les teintes des terres aflbciées au verd des peloufes , au verd plus beau des gazons^ par le velouté des mouffes que relevé le ton brun ôc fec des bruyères , U THÉORIE par les plantes de toute efpece, les guir- landes que forment les arbuftes grim- pans ôc farmenteux entrelacées & diA tribuées par ' les mains de la Nature , avec cette grâce ôc cô goût sûr ôc fa- cile dont elle feule connoît le fecret, A ces accidens joignez ceux des faifons, de l'air , de la lumière inféparable des ombres , ôc vous aurez tous les genres de tableaux imaginables , depuis le fublime jufqu'au naïf, depuis le cultivé jufqu'au fauvage ; enfin les afpe6ls les plus âpres ôc les plus aufteres , ainfi que les plus rians ôc les plus gais. Mais c'eft à la compofition , au jeu , au développement du terrein que tous ces grands cara£leres doivent leurs traits principaux ; ôc fes inépuifables variétés font telles que , malgré la diverfité des fîtes de toute efpece qu'il nous préfente, la diverfité encore plus grande des com- binaifons poiTibies fait que , parmi leur nombre prodigieux, ce feroit un mirack^ DES JARDINS. 87 s^il s'en trouvoit deux parfaitement fem- blables. Dans rimpoITibilité de montrer tous les avantages Ôc de détailler tous les fervices qu'on retire des pentes du ter- rein ôc de fes précieufes inégalités , je n'ajouterai plus que cette obfervadon : c'eftque, fans elles, les eaux n'auroient ni chute , ni écoulement ; qu'elles cou- vriroient les furfaces de niveau , & n'en feroîent que des marais impraticables & inf^dles ; qu'elles ne trouveroient pas de baffms pour les arrêter 6c les fournir au gré de nos befoins & de nos plaifirs; leur bruit & leur mouvement n'a- niméroient plws les fcènes de la Nature, & dans cet état la terre n'exifteroit ni pour l'agrément de fes habitans, ni pour leur utilité. S8 THÉORIE Frincipes fur la formation du terreln, §. II. L'infinie variété , fous laquelle les objets de la Nature fe préfentent , abu- fera tout homme fjperficiel dans l'art des Jardins. Quiconque ne les a pas fuivis dans leur modifkation , & n'a pas examiné attentivement les formes du ter- rein , fe perfuade , par une erreur trop ordinaire, que ces formes font arbitrai- res ; parce qu'elles font irrégulieres ôç d'une grande diverfité ; & qu'à tout ha^ zard il ne peut manquer de les imiter , s'il évite les lignes droites & parallèles, ôc les contours trop fymmétriques. Eu abandonnant au caprice ce qui eft unq fuite néceffaire de caufes conftantes ôç connues , on ne produira que des effets bizarres , des invraifemblances & des contre-fens ; car ces formes pour êtrQ irrégulieres ne font pas fans règles, DES JARDINS. 89 Si elles étoient arbitraires , il feroit bien plus commode aux Artiftes , qui ont pour but Timitation de la Nature , de fe laifîer guider par leur imagination , de s'abandonner à tout ce qu'elle leur fugge- re : mais ils favent trop bien que, fans une étude conflamment fuivie de ce beau modèle , il n'eft point pour eux de fuc- ces à efperer. S'il en eft quelqu'un qui le dédaigne, ou qui manquant de goût, fe livre avec trop d'excès à ce qu'on ap- pelle le genre de caprice , il pourra , à la faveur d'un moment de mode , ob- tenir peut-être un fuccès aulTi pafTager qu'elle ; mais le peu de cas qu'on fera bientôt de fes médiocres produdions , ne tardera pas à le défabufer ôc à le faire -appercevoir de fa méprife. Celui, au contraire , que la gloire aiguillonne , celui qui afpire à la célébrité , fans ceiïe aux pieds de la Nature, la contemple, l'interroge , l'examine avec curiofité , il la fuit pas-à-pas , & n'eft content de lui" 5>o THÉORIE même que lorfqu'il a laifi la pureté de fes etontours , qu'il a copié fes formes avec la plus fcrupuleufe exa£litude , Ôc rendu fes effets dans toute leur vérité. Que de fineffes & de beautés dans fes contours échappent aux yeux vulgaires î FArtiile les voit ôc les imite , l'homme de goût les fent ; elles font prefque nulles pour les autres. J'ofe prédire à quiconque fe livre à l'étude des Jardins que , fans cette opiniâtreté qui feule peut initier l'Artifle dans les fecrets les plus cachés de la Nature & lui dévoiler fes beautés, il n'atteindra jamais à la perfec- tion. De tous les arts , le fien doit le moins s'écarter de la vérité ; il n'étudie pas la Nature pour apprendre à l'imiter, mais pour la féconder. Il feroit difRcile de connoître tous les moyens que la Nature met en œuvre , de la fuivre dans toutes fes marches , de la faire voir fous toutes fes formes , & ds rendre compte de toutes fes combinai- DES JARDINS. 5^1 fons. Je me bornerai à quelques obfer- vations générales , fur les caufes princi- pales qui déterminent la forme du ter- rein : elles feront cependant fuffifantes pour éveiller l'attention de celui qui fe vouera à l'art des Jardins. La circulation perpétuelle des eaux , fans cefle réduites en vapeurs & pom- pées par l'adion du foleil, principe uni- verfel d'adlivité & de mouvement , eft im effet phyfique très-connu & remar- qué par les hommes les moins attentifs. Ces vapeurs légères , transformées en nuages foumis à Fimpulfion des vents qui les promènent fur nos têtes , fe con- denfentjtombent en pluie & fe diftribuent fur tous les points de la furface du globe. Dans leur chute elles déplacent & en- traînent tout ce qui cède à leurs efforts répétés. Les parties les plus molles ôc les moins adhérentes coulent avec elles des lieux les plus élevés dans les plus bas 5 tandis que les plus du^es & les plus 5J2 THÉORIE fermes réfiftent à leur choc. Les terreins, de forme pyramidale , portés fur de lar- ges bafes , font moins altérés par leur adion que ceux qui en ont d'étroites : c'eft-à-dire , que dans leur chute les imprefiions des pluies font plus fortes ëc plus fenfibles fur les terreins dont les pentes font plus rapides , toutes chofes égales d'ailleurs. Elles donnent aux maf fes plus ou moins de pefanteur & d'im- portance , par la qualité , la grandeur 6c la direction des divifions auxquelles elles les foumettent : elles donnent à leur forme plus ou moins de flexibilité , félon que les forces atlives agiffent fur les paiTives. Ce font elles qui modèlent les montagnes , qui arrondirent leurs an- gles^ qui leur procurent cet accord dans les formes & cette mollelTe dans les con^ tours. Ce font elles qui lient , par une union imperceptible , toutes les diffé- rentes pentes entr'elles & avec les par* ties de niveau, Ce font elles encore qui, DES JARDINS. pj en détachant les terres qui les envelop- pent 5 laiiTent à découvert ces énormes fuites de rochers élevés & fufpendu?, contre lefquels tous leurs efforts font in> puiffans, Lorfque par leur chute , elles ont fa- çonné les parties convexes , raffemblées par les plans inclinés , elles coulent en torrens , en ruiffeaux , en rivière dans les parues concaves qui les contiennent & les dirigent. Les ravins^ les gorges les verfent avec précipitation dans les petits vallons , ôc ceux-ci les conduifent dans les grandes vallées. Ce font -là autant de canaux qui , femblables aux vaifTeaux du corps humain , fe divifent & fe fubdivifent, fe ramifient & fe bi- furquent , pour porter par-tout la fraî- cheur & la vie , ôc perfectionner les formes. Dans leur principe les pentes font plus rapides , & les élévations latérales qui repréfentent les parois de ces canaux 5?4. THÉORIE font plus rapprochées. Mais àmefure que ces canaux s'éloignent du point de leur naiilance , les coteaux devenus monta- gnes s'écartent , fans doute pour propor- tionner l'efpace qu'ils laiffent entr'eux , au volume des eaux qui augmentent, tant par leur réunion avec celles des pe- tits vallons , que par la diminution des pentes , dont la rapidité eft aflez commu- nément en raifon inverfe de la largeur des vallée?* La direction des vallons fubordonnés eft rarement en fens contraire à celle de la vallée principale, à laquelle ils s'embranchent , fur-tout dans leur point de réunion. Les uns ôc les autres dé- crivent dans leurs marches des lignes fmueufes dirigées par la confiftance des terres , par kur inclinaifon Ôc les autres fortes d'obftacle que rencontrent dans leur cours les eaux qui , fans cela , par- courroient des lignes droites ; Ôc l'on remarque que ces fmuofités font d'au- DES JARDINS. p; tant plus fortes & plus multipliées , Ôc que les côtés correfpondans des plans inclinés obfervent un parallélifme d'au- tant plus exa£l, que les vallons font plus étroits ôc plus refferrés. Tel eft la marche générale de la Na- ture dans la formation du terrein , & telle efl: la règle que i'Artifte doit fuivre, lorfqu'il fe propofe de lui faire fubir quelques changemens. Mais il n'en fera jamais une heureufe application fur une plaine , à laquelle il voudra donner les accidens d'un terrein montueux. Eii creufant ici , en hauffant là , il parvien- dra bien à la rendre inégale ; mais il n'aura pas établi cette tendance générale que la Nature obferve dans fes pentes ; de forte que l'œil , malgré tout l'art ôc toute la dépenfe, fentira bien vite le trait Ôc la correfpondance du niveau dans les points qui n'ont pas fouffert le tra- vail. C'eft cette correfpondance , fi fa- cile à appercevoir , qui j montrant l'œu- 96 THÉORIE vre de l'homme au lieu de celle de ïà Nature, manifefte l'incapacité du jardi- nier ^ & déplait au fpedateur qui ne voit dans ces déblais ôc ces remblais que des creux & des buttes , où il croyoit trou- ver des coteaux & des vallons. Les eaux font fans contredit un des principaux agens , dont le terrein reçoit prefque toutes fes modifications , ôc ré- ciproquement celui-ci détermine leur marche ôc leurs accidens. Toutes les formes, auxquelles le jardinier fe pro- pofe de le foumettre doivent porter l'em- preinte de leur a£lion , ou du moins doi- vent ne pas préfenter des effets qui la contrarient , s'il veut leur donner un ca- radere de vérité ; s'il veut que le goût les adopte , que la raifon s'en contente , que l'œil foit fatisfait , ôc qu'enfin la Nature les reconnoiffe. Ce n'eft pas que le terrein ne fe mon- tre quelquefois fous des formes extraor- dinaires qui femblent,au premier afpe£t, contredire t)ES JARDINS. 5)7 Contredire ces principes généraux, quoi- qu'elles n'en foient réellement que la conféquence. Leur fingùlarité ne nous frappe que parce que nous ne connoif- fons pas tous les effets que les combi- naifons de la Nature peuvent produire, & que nous ignorons une partie de fes reffources ; tout ce que nous regardons comme phénomène le prouve. Cepen- dant celtii qui cherche à la rendre , ne doit pas s'attacher à l'imiter de préfé- rence dans les chofes qui femblent trop fenfiblement étrangères à fa marche or- dinaire ; il doit préférer le vraifembla- ble au vrai. Que fi l'on prend pour mo- dèle les accidens furprenans qui nous paroiffent hors de fa fphere , il arrivera que, toujours déplacés , ou bien copiés d'une manière mefquine ou trop pré- cieufe, ils décèleront la main impuif- fante dans les moyens , & m al- adroite dans l'exécution qui a tenté de les ren- dre ; ôc là , où il n'y a pas une illufipa G î>8 THÉORIE parfaite , il n'y aura tout au plus que de la furprife pour le premier coup d'œil; l'ennui & le dégoût feront pour le fé- cond : bref j dans l'imitation, les formes du terrein ne nous fatisfont qu'autant que l'art nous les préfente fous une ap- parence de vérité non équivoque. Obfervateur des effets Amplement comme Artifte , je laiffe à la Phyfique à décider Ci les vallées & les montagnes font nées des caufes que Je leur alïigne ; mais je fuis fondé à croire que ces caufes ont beaucoup contribué à leurs formes ; qu'elles ont donné lieu à la plus grande fartie de leurs accidens ; qu'elles leur fontfouifrir d'infenfibles, mais de perpé- tuelles altérations; que c'eft par elles qu'i- ci les pentes augmentent en rapidité , qu'ailleurs elles diminuent ; qu'elles rem- pliffent les vallons ou les creufent ; qu'el- les abaiflfentles plaines ou leshauffent, & que toutes ces variations s'opèrent par la chute des pluies ôc le courant des DES JARDINS. ^^ eaux ; deforte que c'eft particulièrement à ces deux caufes que le terrein doit la correfpondance qu'on remarque dans fes pentes. Sans doute que les vents violens , les fortes gelées , les rayons puilTans du foleil d'été , l'aâion & la force des vapeurs fans cefle en mouve- ment , les fecoufles fouterreines , les volcans, & d'autres principes de fermen- tation, agiffant conjointement ou fé- parement , concourent aufli à modifief le terrein ; mais les effets qui en réful- tent, ne s'écartent que peu de ceux dont nous venons de flûre la peinture , ôc ils ne font ni fi fenfibles , ni fi généraux. Conclusion, Si les formes du terrein ne font paâ un jeu du hazard ; fi elles ne font pas nées du caprice ; fi au contraire elles font le réfultat de 1 aflionôc de la réaûion de certains agens , il s'en fuit que le choix n'en doit pas être livré à la fantaifie; G a 10(5 THÉORIE qu'elles font foumifes à des règles, et que quelque foient leur diverfité ôc leui" variété , les formes qui ne paroifTent pas l'effet d'une caufe phyfique font à re* jeter. Il fe préfente ici deux difficultés quî ont fouvent arrêté l'Artifle habile Ôc fcrupuleux qui defire ôc cherche la per- fe£lion : l'une regarde l'exécution , ÔC l'autre la compofition. Voici la pre^ niiere. Dans tous les arts de goût, il y a deux parties diftin£les : le libéral ôc le méchanique ; ou en termes moins tech- niques , la partie qui dépend du goût ô£ du fentiment , ôc celle qui tient à l'o- pération manuelle. Quelques-uns réu- nifient l'une ôc l'autre dans le même indi- vidu : tels font la Peinture ôc la Sculptu- re. D'autres font forcés de fe faire fécon- der y ÔC d'employer des mains étrangères pour la partie de l'exécution : tels font ï'Archite^ure ôc la Mufique. Heureu:^^ DES JARDINS. loi les Artiftes qui , pouvant fe pafier du fecours d'autrui , ou trouvant des hom- mes exercés , parviennent à exécuter leur compofition avec la précifion la plus exaae ! Mais le Jardinier , qui veut fa- çonner un terrein , à qui confiera-Ml la conduite de fes opérations ? où trouvera- t-il des ouvriers en état de l'entendre l peut-il fe flatter de former au goût qu'exige fon art , des hommes groflîers, deftinés à remuer la terre ? ou bien, rou** til à la main , ira-t-il lui-même la travail- ler ? s'il avoit du moins les refTources de rArchite£le qui peut arrêter fes idées . d'une manière précife , ôc faire , pour ainfi dire, lire dans fon ame l'ouvrier intelligent ; un piqueur , à l'aide des cottes ôc d'un plan, la toife & le niveau à la main , fuffiroit pour conduire fans peine ôc d'une manière sûre fes projets au terme heureux d'une parfaite exécu- tion. Mais h- s formes perpétuellement variées, foit en pla^; foit en élévation, Q3 I02 THÉORIE les touches tantôt fermes , tantôt déli- cates ; les contours Ci multipliés des par- ties convexes ôc concaves ; les liaifons imperceptibles des pentes & des ni- veaux; la déclivité générale du terrain & fon rapport avec les pentes particu- lières , tous ces détails fi néceffaires à l'exade vérité, à la parfaite exécution échappent aux reflburces que les autres arts fe font procurées. Ici Tceil ôc le ientimentjfeuls juges des effets, en dé- cident fouverainement. La manière de compofer un projet ôc le moyen d'en faire connoître les effets au propriétaire forment la féconde difficulté. Il n'efl: point de propriétaire qui ne demande d'abord un pi n géomé- trai à l'Artifte. Un plan géométral ! eh ! qu'y verr?-^t-il f comment y appercevra- t-il l'enfemble du tableau général , le fentiment d'une fcène particulière , le moindre efièt de perfpe£tive ? comment fentira-t-il le mélange de la lumière & f DES JARDINS. 103 des ombres , les divers accidens- des fai- fons , les effets de l'air , ceux des diftan- ces, les points-de-vue éloignés qui, pour être hors du plan , n'en font pas moins partie de l'enfemble ? quel trait lui mon- trera les rapports Ôc la correfpondance des parties au tout, & lui en indiquera le fly le ? Je n'accuferai pas le propriétaire qui ne connoît ni l'art , ni fes difficultés; mais que penfer de l'Artifte qui fe flatte de manifefter ainfi fes idées, ou qui fe fert d'un moyen fi peu propre à lui en rendre compte ? Je ne crains pas d'avancer que, quiconque ofe propofer un plan géd*» métrai pour rinftrudion du propriétaire, ou s'en contente pour la fienne propre, donne , par cela feul , une preuve évi- dente de fa mauvaife foi, ou de fon igno- rance dans l'art des Jardins : autant vau- droit-il qu'un peintre , pour avoir tracé le plan des pieds de fon modèle , voulût perfuader qu'il en a fait le portrait ôc prétendît le faire reconnoître.' G ^ ÎÔ4 THÉORIE Celui-là feul , qui fent les finefTes ôé connoît la variété infinie des effets de la Nature^ conçoit rimpoflibilité de les figurer ôc de les rendre fur un plan to- pographique ; il en voit évidemment l'i- nutilité Ôc rinfuffifance. Tout au plus y fuppléera-t-ii par des defcriptions ôc des delTins ; encore faudra-t-il fe défier du crayon du Defllnateur , dont le faire peut féduire , ôc de la plume de l'Ecris vain^ dont le»ftyle peut abufer. J)c la relation du terrein -aux çfpeces de Jardin* §, llh Le fite doit avoir une relation à TeA pece du Jardin ; la connoiffance de cette relation dépend prefqu'autant du fenti- ment que du raifonnement : elle feule cependant facilite les moyens ôc épargne la dépenfe. Sans une jufte application de l'un à l'autre^ il ne faut efperer ni fuccès i DES JARDINS, lof pour i'Artifte , ni jouiflance agréable pour le propriétaire. Ne feroit-ce pas en effet renoncer à ces avantages que de projeter le pays fur un terreîn froid , fans mouvement & fans cara£lere , dénué d'accidens & de variété ? que d'affeoir le Jardin fur un fîte vafte , abondant en grands ta- bleaux , en contraftes ^ en points-de-vue éloignés , ou enfermé de montagnes ^ dont les pentes dures & rapides feroient couvertes de rochers ôc de bruyères, 6c dont rafpe£l auftere fe trouveroit en oppofition avec le ton frais ôc aimable qui caradérife cette efpece? N'y auroit-il pas une contradiftion manifefte à pré- férer , pour Tétabliffement de h ferme , un lieu aride , un fol ftérile , ou qui ne feroit fufceptibie que d'une maigre cul- ture; tandis que la culture, fon unique objet, doit préfenter l'abondance, ôc que fes fcènes ne font intéreflantes que par les riches produdions *de la terre ? io6 THÉORIE ne feroit-il pas enfin tout auiïi inconfé- quent de placer le parc fur un terrein refferré & coupé , dont l'enfemble n'au- roit ni nobleffe dans le ftyle, ni grandeur dans les effets & dont les environs , pau- vres & dénués d'agrémens , n'offriroient pour perfpe£live qu'un défert inhabi- table. Mais des quatre efpeces , le />^5 efl: celui qui exige abfolument un fite fait. Si la Nature, par fa propre difpofition, n'a pas fourni les grands cara£leres ôc n'en a pas ordonné les principaux maté- riaux , il faut y renoncer : eft-il en notre pouvoir de créer une fi grande machine ? avons-nous les moyens de fabriquer ces immenfes perfpedives , de produire ces magnifiques tableaux, dont l'enfemble conftitue le pays ? On ne refond pas la Nature , on la fait encore moins. Il efl au-deffus des forces de l'humanité de lui donner même un caractère oppofé à ce- lui que le fitè préfente. S'il eft aimable DES JARDINS. 107 6c ouvert , on parviendra peut-être , à force de remuement , de déplacement de terre , à force de plantations à le rendre mauffade & obftrué , mais jamais fombre ôc myflérieux. A-t-il une expref fion forte & vigoureufe ? on ne l'adou- cira pas ; on l'afFoiLlira ou il reftera fans effet ôc fans accord. Que le Compofi- teur fe garde donc de vouloir créer le pays ; qu'il craigne même de changer le caraâere dominant d'un grand en- semble , & qu'il ne dife pas : ici je ferai une montagne , là un vallon. Celui qui fe propofe de telles entreprifes , ignore les bornes de l'art , ou n'a pas calculé fes moyens. Se flatteroit-il de faire illu- fion par quelques brouettées de terre amoncelées en forme de taupinières qu'il donnera pour des montagnes ? par une rocaille maigre & méthodiquement conf truite en moilons de meulière qu'il ap- pellera du nom impofant de rocher; par une rigoUe tortillée, de quelques ?iô§ THÉORIE pieds de largeur, qu'il gratifiera du tîtrc! faftueux de riviere,à l'aide de cette puérile & ridicule imitation, il fe perfuadera peut- être qu'il a fait le pays ^'^ que fur quel- ques arpens il a rendu les grands ta- bleaux de la Nature : qu'il fe défabufe, il n'en a pas même fait la charge. Si tous les moyens humains font irn fuffifans pour fabriquer un fite de quel- qu'im.portance fur l'échelle jufte de la Nature , l'Artifte , qui s'eft fait des prin* cipes raifonnés , s'aflujettira à la marche du terrein fur lequel il fe propofe de tra- vailler ; il n'y projetera que l'efpece de Jardin que ce terrein comporte. Si le fite prête au pays , guidé par le goût & le vrai , qu'il cherche à rendre les effets plus fenfibles ôc plus déterminés , ôc non à les changer ; à renforcer le caraâere propre , ôc non à le contrarier. Qu'il l'enrichiffe par des accidens analogues & bien placés , s'il eft pauvre ; qu'il éta- bMe des liaifons j s'il eft incohérent 5 DES JARDINS. 109 êc fur-tout qu'il embraffe dans fou en- femble tout ce que le fite offre à la vue, parce qu'on ne la circonfcrit pas , & qu'elle n'a de bornes que le ciel & l'ho- rifon : on peut tout au plus la relTerrer dans quelques points & encadrer quel" ques tableaux rapprochés ; mais tout ce que l'œil embraffe doit faire partie de l'enfemble général , pour qu'aucun des accidens qui y figurent ne paroiffent étrangers , découfus ou indépendans. Cette manière de procéder le forcera à traiter le pays en grand , à le rendre con- forme à la Nature , dont les dimenfions abfolues ne fauroient fe prêter à des proportions relatives ; parce que chaque objet a fa mefure fixe ôc invariable. Obligé par cette méthode de mettre enfemble le terrein qu'il travaille & les objets qu'il lui affocie , il ne fera rien qui ne paroiffe vrai. Il éloignera toute idée de fa£lice qui jamais ne fe concilie •avec \ç:pays. C'eft ainfi qu'il eompqfera iio THÉORIE un tout, fans défunion ni difcordance / ^ dont les parties feront dans leur vrai' rapport , & chacune dans fon exa£le pro-' portion. Les refiTources de l'homme font plus' puiiïantes & s'emploient avec plus de fuccès dans l'exécution du parc. Les' effets que cette efpece de Jardin admet ne font ni aufïi grands , ni auffi variés* que ceux du pays ; l'Artifte peut jufqu'à' un certain point les affujettir à fes vue?:' cependant plus le fite choifi fera con-i venable aux difpofitions projetées , ôC moins il lui reliera à faire pour les exé- cuter. Les parties du terrein , auxquelles il importe le plus de donner des foins, celles qui demandent du détail font les alentours du château qui tiennent beau- coup du Jardin. Cette règle eft fondée fur celle de convenance dont nous avors parlé. En effet la poffefFion d'une terre, fuppofant un homme puiflant dans le propriétaire, fuppofe auffi de la déll- DES JAflDINS. III catefTe , ôc des moyens pour la fatisfaire : îi eft donc de la bienféance que ce qui eft fous fes yeux , que ce qui environne fà demeure annoncent fon opulence & fon goût; que la propreté ôc un air d'arrange- ment s'y faffent remarquer. Le château étant une produdion de l'art , on a pu choifir le fite , dans lequel il eft po^é , ôc le fol fur lequel il eft aiïis ; il eft naturel que tous les deux foient agréables ôc fufceptibles d'un bel^ enfembie. Mais que fous ce prétexte on n'aille pas fe li- vrer à des recherches minutieufes , à de puérils détails ; qu'on fe reiïbuvienne fur- tout que , malgré tous les efforts poifibles , la fa£lice ne plaît pas long- temps 5 ôc que les charmes de la Nature ont feuls le privilège d'écarter l'ennui Ôc de prévenir la fatiété. D'ailleurs dans la compofition du parc , les fcènes les plus fraîches ôc les plus foumifes aux foins doivent fuccéder à des fcènes plus cham- pêtres ôc plus négligées : ôc comment I ,12 'rHÉ'f)vRiÈ ' fe lieront-elles , fi elles font difparateg ? car le parc doit reflembler au pays par les extrémités & au Jardin par le centre; c eft par cette afîbciation , qu'il réunira les agrémens de l'un aux beaux effets de l'autre, ôc qu'il alliera la noblefle du ftyle aux grâces de la Nature. L'arrangement du terrein dans le Jardin peut être entièrement foumis au travail. C'eft-là que l'homme eft vraiment créateur. Les licences auxquelles cette efpece fe prête , la douceur de fes effets, la gentilleffe de fes fcènes , le jeu peu ' tourmenté de fes pentes , fes tableaux circonfcrits > qui ne veulent que de la grâce dans le trait ôc de la fraîcheur dans le coloris , fes eaux en petit volume , en- fin fon enceinte refferrée dans d'étroites limites , tout cela n'exige ni des travaux immenfes , ni un mouvement de terrein bien confidérable , pour peu qu'on ait mis de l'attention dans le choix. Ce font les arbres précieux , les gazons entrete- nus, DES JARDINS. 115 hus 5 les recherches , la propreté , les foins journaliers & toutes les beautés de détail qui , fe multipliant à raifon de la fantaifie & de l'imagination , occafion- nent fa grande dépenfe. Le véritable but du Jardin , outre l'agrément du coup d'œil général , eft que chaque objet foit vu de près ; que , dans fes tranquilles ôc lentes promenades , le propriétaire le puiiïe parcourir fans fatigue , par des pentes douces , un marcher commode ; qu'il en puifTe examiner toutes les parties à fon aife ; que chaque point en un mot lui offre une jouiffance facile. Voilà pour- quoi tout doit être précieux & fini dans les détails, frais & piquant dans le ta- bleau général, élégant ôc recherché dans chaque objet en particulier. hd. ferme , plus complaifante , fe prête à toute efpece de fituation ; elle ne de- mande pas de remuement de terre pour fon agrément. La plus ornée ne veut que peu de recherches apparentes : fimple & H 114 THÉORIE familière , elle s'accommode de tout. En quelqu'endroit qu'elle fe trouve , elle ne fauroit être défunie de ce qui l'entoure; parce qu'elle doit fe conformer au ca- Ta£tere & à la difpofition du terrein qui doit en déterminer le genre. Elle n*eft jamais déplacée nulle part, pourvu que le fol foit fufceptible de culture. Mais fon indifférence pour tous les fîtes , bien loin d'en fuppofer dans le choix , exige au contraire du tacl , pour le faire avec fuccès ; & puifque c'eft de fa fituation qu'elle tient fon charme & fon genre , il faut d'autant plus d'intelligence , de goût & de fentiment, pour fixer fon éta- blifTement. Quoique la plaine ne foit pas une raifon d*exclufion , cependant fi l'on avoit préféré un terrein abfolument de niveau pour fa fituation , elle manque- roit de variété dans fes produdions , & cette variété efl une de fes plus grandes beautés. Elle feroit en effet privée des cultures réfervées aux coteaux & aux DES JARDINS. 11^ vallons; &, fans eux, elle n'auroit dans fon voiiinage ni ruifleau , ni prairie , deux chofes qui lui fient fi bien. Les eaux font defirables fans doute dans toute efpece de Jardin ; mais elles deviennent indifpenfables à celle, pour qui l'aridité eft un inconvénient dans l'objet principal de fon inftitution ; à celle qui doit réunir les agréniens champêtres à cette abondance des fruits de la terre , que promet une culture fertiiifée par ce grand agent de la végétation. <^<£ <*'i;âÈ/*"^| ,î '^ H ! I 6 THÉORIE CHAPITRE VIII. V E S EAUX. Effets généraux,^ §. I. Les eaux font au payfage ce que l'â- me eft au corps ; elles animent une fcène donnent de l'éclat à une perfpeaive, ôc répandent la fraîcheur & la vie dans tous les lieux où elles fe trouvent. Par leur charme elle attirent nos regards 6c fixent notre attention. Par -tout elles font l'objet le plus intéreffant Ôc le pre^ mier remarqué. Quelles foient ftagnan- tes, qu'elles coulent avec lenteur, qu'el- les marchent avec rapidité , ou bien qu'el- les tombent avec fracas , leur effet n'eft ni équivoque , ni incertain. Le poli de leur furface réfléchit ôc double les ob- DES JARDINS. 117 Jets ; ôc ie miroir d'une eau tranquille nous trace des tableaux que le fpedateur peut varier à fon gré. Leur bruit , leur mouvement, leur couleur propre, celle qu'elles empruntent de ce qui les en- vironne 5 cette propriété de renvoyer la lumière dans prefque toute fa vivacité, leur donnent de grands attraits & une prodigieufe diverfité de caraâere ; ôc par-là nous fourniffent' des moyens & DES JARDINS, i^p 1 à elle-même fe fût entièrement couverte d'arbres Ôc d'herbes ; les premiers fe fe- I roient emparés du haut des coteaux & ; des montagnes ^ & les plantes herba- î cées auroient cherché de préférence les ! fonds , les Heux bas , dont la fraîcheur ôc \ l'humidité leur convient mieux. Cette diftribution, indiquée par la Nature elle- même , eft fans contredit la manière la plus agréable comme la plus naturelle de faire ufage des uns & des autres. Sans les arbres & les gazons , il ne fau- roit y avoir de Jardins ; ils en font les principaux matériaux : à leur égard les autres ne font dans le vrai que des ac- cefToires. Toutes les cultures qui réunifient l'a- gréable à l'utile, des gazons fins em- bellis par quelques maflifs d'arbufies à fleurs & d'arbres foreftiers , une peloufe d'une grande étendue que termine une riche bordure de beaux arbres, fière- ment deffinée par des faillies hardies ôc i6o THÉORIE de profonds renfoncemens , la flirface diaprée d'une prairie émaille'e de fleurs qui tapiffe le fond d'un vallon , des bois variés & de vaftes forêts : voilà les prin- cipaux objets que la végétation préfente à Tinduflrie du Jardinier. Une forêt , qui occupe une grande étendue , ne convient qu'au pays, mais elle peut quelquefois , dans la partie la plus rapprochée d'un château , être trai- tée comme un bois particulier & d'a- grément. Au moyen de cette liaifon , le parc admet volontiers fon voifinap^e. D'ailleurs elle n'eft guère fufceptible d'embelliffemens de détail ; elle tire fa beauté de fon étendue immenfe , de la qualité de fon fol, du grand mouve- ment du terrein , de l'âge & de la diver- fité des arbres qui la compofent. Tout ce que l'art peut y ajouter eft de la rendre acceiTible par des routes & des percées , fans lefqueiles il feroit difficile & fouvent impoiTible d'y pénétrer. Mais DES JARDINS. î6f Maïs au milieu d'un vafte afTemblage €Î*arbres fouvent femblables , ferrés , dif^ pofés au hazard ^ où l'on ne faufoit dé- couvrir au loin, qui laifle à peine ap- percevoir le ciel^ & où conféquemment on n'a pas de moyen pour fe reconnoître & diriger fa marche, des routes tortueu- fes ôc des percées obliques formeroient f néceflairement un dédale inextricable & jetteroient dans une incertitude inquié- tante , par ia crainte de s'égarer. On chemine dans une forêt, on la traverfe, I mais on ne s'y promené pas. Les routes alignées , qui par leur direction abrègent le chemin qu'on a à parcourir & laifFent voir FilTue par où l'on peut fortir, ob- vient à ces inconvéniens. Un bois , dont l'étendue eft médiocre, ne préfente pas l'idée d'une folitude ef- frayante ; il ne peut dans aucun cas faire naître des inquiétudes & donner lieu à des pareilles craintes : là des routes fi- nueufes 6c tracées avec intelligence jet- L y62 THÉORIE tent dans un doute léger qui engage 5c fait defirer de les parcourir. Qu'on ne fe perfuade pas cependant qu'il fuffife de le percer dans toute fon épaifleur par des allées étroites ôc contournées , com- me on le pratique trop ordinairement. Rien n'eft fi faftidieux que de circuler perpétuellement reflerré entre deux li^ gnes parallèles qui n'offrent jamais que les mêmes objets. Après avoir marché longtemps dans ce labyrinthe ', on doute Ç\ l'on a avancé ; & fans l'impatience ÔC la lafiitude que caufe une fi infipide pro- menade , on feroit tenté de croire qu'on n'a pas changé de place. Voulez -vous que les pieds ne fe fatiguent pas ? amufez les yeux par la variété : c'eft une maxime que le Compofiteur ne doit jamais perdre de vue. Si l'on fe plaît à fuivre les détours d'un fentier , c'eft lorfqu'il eit court , & que , prévenant le moment de l'ennui , fon terme peu éloigné préfer>te un objet DES JARDINS. i comme tels, l'Al-chite61ure s'en empare^ ^ce fera une nouvelle branche ajoutée à €et art précieux qui fuppofe dé;à tant dûs N iP4 THEORIE connoiiïances & de goût , ôc dont les produ£lions font auîTi admirables que fon objet eft utile. De ce que les conftruclions font Vou* vrage des hommes , il réfulte qu'elles ne doivent être qu'un objet acceffoire dans le payfage ; de ce qu'elles ne font pas celui de la Nature , (i) elles fuppo- (i) Quoi qu'en aient dit tous les Auteurs qui ont écrit fur l'origine de l' Architedlure , je ne penfe pas que ce bel Art ait trouvé Tes modèles dans la Na- ture. Us ont répété les uns après les autres que les colonnes avoient pris naifiance des troncs d'ar- bres qui formoient les points d'appui dans les bâ- timens jadis conflruits en boijj que l'entableinent, qui les furmonte , n étoit que le poitrail qui lervoit à foutenir les folives du plancher ; que le fronton repréfentoit l'égout du toit. De-là ils ont conclu que l'Architedure étoit fondée fur la Nature ; mais où ont-ils vu qu'elle eût deftiné les troncs d'ar- bres h porter autre chofe que leurs branches, leurs fruits & leurs feuilles? qu'elle les eût fournis à re- cevoir les abouti d'une pièce deboiséquarrie?La première cabane , toute fîm.ple , toute groiliere qu'elle étoit fut certainement le fruit de Tinduftrie 8c du raifonnement Se non une imitation de la Na- ]D Es JARDINS, i^^ fent un but & une intention : ce but & cette intention doivent fe nlani- feiler au premier coup d'oeil par la forme fous laquelle elles fe préfentent, & par la place qu'elles occupent. Gom- mt fabriques ^ elles ornent une perfpec-* tive ; mais , comnie convenance , elles ajoutent au caraftere & à l'effet d'une fcène. Les bâtimens , pour n'être qu'ac- ceffoires au payfage, contribuent à dé- terminer fon expreifion , dans beaucoup de circonftances* En effet ^ voulez-vous qu'un payfage paroiife vivant ? vous y parviendrez par des bâdmens d'habitation. Voulez-vous rendre plus folitaire un lieu qui l'eft déjà ? placez dans l'endroit le plus écarté , un bâtiment qui annonce la retraite ou l'a- bandon. Le plus petit pont défigne un ture. La feule conféquence raifonnable qu'ils au- Jroient pu tirer de cette affertion , c'eft que l'Archi- teûuieperfedionnée, en employant la pierre, ara- 1-nené les formes primitives des bâtimens exécu^tés en bois , Se voilà tout, Na iç6 THÉORIE paiïage , malgré la rivière qui fembîe y mettre obftacle ; ôc un fite , qui n'eft que champêtre , acquerra l'attrait tou- chant de la fimplicité ruftique , par une humble chaumière. Cette influence des conftrudions , eft une des connoiflances de l'art des Jardins qui exige le plus de goût ôc de réflexion. Parcourez les campagnes , jettez les yeux fur un vafte payfage , examinez les divers bâtimens qui y font parfemés , vous leur trouverez une expreflion qui leur eft propre , & un cara£lere qui en défione l'obiet. A l'extrémité d'une val- lét, traverfée d'un ruifleau , fe préfente un village , aflemblage de petits bâtimens Amples & peu élevés ; leurs toits de mê- me hauteur, ôc à peu près femblables , jouent entre les arbres des Jardins, dont chaque maifon eft pourvue : la feule éghfe , placée au centre , fe détache & offre un bâtiment confldérable pyramide par le clocher. DES JARDINS. 197 A travers les arbres inégaux d'un bois négligé qui borde une prairie , l'on en- trevoit à peine quelques toits de chaume; c'eft un petit nombre de cabanes éparfes qui forment un hameau. Ces ruftiques habitations , placées chacune au milieu d'un verger aorefte entouré de haies & de fimples palis, font fi peu apperçues , qu'elles ne détruifent pas le caractère folitaire d'un fite fi champêtre ; & fans quelques petits champs cultivés , fans quelques troupeaux répandus dans la prairie & les fons aigres de la cornemufe de berger , on ne fe douteroit pas qu'il fut habité. Sur le penchant d'une colline eft un antique château ; fon afped a je ne fais quoi d'impofant ^ui le fait reconnoître pour le manoir feigneurial. Il eft envi- ronné de grands arbres, au-deffus def- quels dominent encore le faite des com- bles ^ les girouette,s des tours qui le flanquent ; fa gotique décoration , la N3 ipg THÉORIE folidité de fa conftrvîdion , la teinte que le temps lui a imprimé lui donnent de Ja noblelTe 5 & annoncent Tancienneté de celle du maître à qui il appartient. Au centre de ces vaftes cultures^ voyez ce grouppe de bâtimens de diverfes fer- mes & de diverfes hauteurs , c'efi: une. grofie ferme ; elle eft entourée d'enclos au milieu defquels on voit les granges & le manoir plus apparent , Tinégalité des toits 5 la pointe ronde & aiguë de celui du colombier qui les domine ^ mô- les aux meules de bled ; tout CQt enfem- bie préfente un effet champêtre & tout à-la-fois pittorefque : des hommes labo^ rieux Ôc des animaux utiles la peuplent, Ses environs cultivés , par leurs foins vigiians , en leur procurant les folides richeffes , les biens de la terre, lui don- nent un air de vie, ôc fur-tout d'abon- dance que n'ont ni le fafte , ni le luxe qui ne fuppofsnt pas toujours l'ai^ fance, DES JARDINS. i^p D'un côté tout oppofé ^ les yeux font attirés par l'éclat d'une couverture d'ar- doifes ; c'efî: celle de la maifon d'un par- venu. Un avant- corps , couronné d'un fronton porté flir des colonnes , marque le milieu de la façade ; la blancheur de fon enduit, les vafes , les flatues , les murs de terrafTe , les jets-d'eau frappent les regards plus qu'ils ne les récréent. Elle paroît ifolée , parce que fon avenue en ligne droite, fes cours ôc avant-cours, fes arbres taillés , fon partere fymmé- trique& fans verdure, fes allées ratiffées tranchent &: la détachent du payfage qui l'environne : cet affemblage {qc ôc dif- cordant qui ne flatte ni n'intcreffe eft .une de ces produ£lions de l'orgueuilleufe opulence , auffi éloignée des beautés de la Nature ôc des grâces champêtres , que celles-ci font étrangères au propriétaire qui vient de temps-en-temps y tramer fon ennui. Tournez vos regards fjr ce charmant N4- ^ôp THÉORIE vallon; contemplez fes douces penâes^ & le tapis verd ôc uni qui les recouvre^ admirez les belles mafîes d'arbres inCTc- nieufement giouppés qui rembellifTent* Un pavillon d'une ar::hite3:ure élégante, que couronnç une baluflrade , ne fe iaifle voir, qu'en partie ; enveloppe ds tout coté , la fraîcheur de (on enduit brille d'un plus grand éclat. Des arbres fmguliers ôc rares & des arbuftes à fieurs forment au tour de lui de ciiarmans bo- cages ; ils font traverfés par un ruiiTeaa qui 2 dans fes flexibles détours , paroît , s'échappe & reparok encore , Ôc fe jette enfin dans un peut lac entouré d'une peloufe ombragée, de grands arbres,, avec lefquels fe mêlent les mâts , le3 voiles, les banderoles des barques léger res qui \ osuent fur fa. tranquills furface. Quelques fabrique^ , de for^ne élégante ôc heureufement placées , afyies fonv bres & myftérieux , deilinés au repos , sche\:ent d'orner les Jardins de cette DES JARDINS, aot agreabie maifon de plaifance que legoûi: s'eft plu à parer de tout ee que i'art a de plus délicat & la Nature de plus vor }uptueux. Au pied d'une côte aride & efcarpée, parfeme'e de bruyères ôc des rocher-s , efl: une ufine dont les eaux favorifent l'exploitation ; quelques plantations d'ar- bres deftine's à 1 agrément , fruits des foins du maître, fe font d'autant plus re- tnarquer, que nulle partie fol n'en pro- duit. La néceîTité des chûtes l'a placée dans une de ces pofitions triftes & fau- vages qui , fans ell^ , n'euffent jamais été habitées. La fumée des fourneaux, le fîfflement des roues , le bruit des eaux qui les mettent en mouvement , celui des machines, auxquelles elles le communi- quent, rendent fa fituation encore plus finguiiere & plus bizarre. Peu loin de là, fur un Cro. au(Ti foli:f taire , mais plus aimable , on rencontre une habitation champêtre. Ua featleu 202 THÉORIE entre deux haies non alignées , entre- mêlées de quelques arbres ététés ôc noueux , parce qu'ils font fouvent émon- dés, lui fert d'avenue. Il eft couvert d'un gazon fin , journellement pâturé par les beftiaux commenfaux de la chaumière. Le manoir eft iitué au bord d'une prairie plantée d'arbres fruitiers que des pam- pres entrelacent ; une fontaine d'eau vive ôc limpide fuit en ruiffeau , la tra- verfe & l'arrofe. Des faules ôc des aunes marquent fes libres contours; quelques- unes de leurs racines n'embarraflent fou cours , que pour exciter un léger mur- mure. Les modeftes bâtimens , tapiflfés par le lierre , égayés par la vigne vierge qui verdiffent fes murs , font garantis des ardeurs du midi, par un gros noyer; fon feuil}?pe domine les toits : fon om- bre fert d'abri aux oifeaux de la baffe- cour, dont le chant ôc le mouvement animent les alentours de l'habitation', mais n'en troublent jam.ais la tranquillité I DES JAPvDîNS. 205 Afyîe champêtre , iéjour de l'innocence ! quel eft celui qui n'a pas quelquefois en- vié tes douceurs , & à qui l'afpeâ; d'une retraite fi fimpîe & fi paifible n'arracha jamais un foupir ? Voilà quels font les principaux ma- noirs de la campagne , les fices qui leur conviennent , & ceux qui conféqiiem- ment méritent, comniô tels, l'attention . du Jardinier. ( 1 ) En examinant î^ur ï effet, il acquerra la cohnoiffance de leur rapport avec les fcènes , dans lefquelles ils font placés, & celle du cara£lere pro- pre à chaque efpece. Cette étude lui ap- ; prendra à éviter les pomre-fens dans l'ap- plication qu'il en fera ; il ne conllruira pas une chaumière , où il faut une mai- fon de plaifance ; un hôtel où doit fi- gurer un château ; il ne placera pas une (i) On fe doute bien que de tous ceux que je viciis ide faire pafîer en revue, j'en exclus le Jardin Tym- tpi^trique. 204 THEORIE ruine dans le Jardin; un Kiofque dans It ferme y une maifon bourgeoife dans le parc ; un palais dans \q pays , ni un pa- villon à l'italienne dans un fite ruftique & fauvage. Il apprendra encore à lier les fabriques aux objets de la Nature ; elles font d'un genre Ci différent des ma- tériaux qui compofent un payfage , qu'il faut bien de l'art & du goût , pour les leur aifocier. (i) Avant d'affeoir le manoir , il aura déjà arrêté ce premier objet de convenance, il aura même projeté les principales di^ tributions de fes Jardins ^ pour le mettre (i) L'art de TArchite^ure diffère tellement de celui des Jardins , que ce n'eft que l'habitude 8c la nécefllté qui nous font fupporter le mélange des bâtimens dans les tableaux de la Nature 5 & que toute conllrudion, qui n'a pas le bcfoin pour excuiè cft défedueufe. Voilà pourquoi les efcaliers , les rampes , les murs deilinés à foutenir les terres , à contenir les eaux, à renfermer les terreins répugnent fi fort à l'œil & au goût , & paroifl'ent fi déplacgfj dans un payfage. DES JARDINS, so; dans une pofition favorable , pour être en état d'en fixer la mafle relativement à l'étendue du fite qu'il lui defline. Le développement du bâtiment eft-il trop grand ? il la refferre & la rétrécit ; ne Teft-il pas aflez ? il la fait paroître vague & nue. Que fi les befoins du propriétaire exi- geoient des bâtimens d'un volume plus confidérable que le fite ne peut le com- porter , il fe gardera bien , pour obvier à cet inconvénient , d'entafler étage fur étage. Cet ufage pratiqué à la ville , où le terrein eft rare & précieux , où il faut avoir en hauteur ce qui manque en fu- perficie , efl: non-feulement inutileÔc dé- placé à la campagne , mais produit en- core l'effet le plus déplaifant pour l'af pe£l: ; il eft de plus un obftacle à la jouiflance , parce qu'il met les Jardins à une diftance confidérable. On eft peu tenté de fortir , l'on va rarement fe pro- mener, quand l'appartement de fociété I 2ùS THÉORIE eft au premier étage* Y a-t-il un ercaîief à franchir ? on héfite ; c'eft une forte de barrière qui arrête. j 'aimerois mieux divifer les bâtimens , détacher du manoir ceux qui ne lui font qu'accefToires ; je les cacherois par des plantations , & ne laiiTerois en évidence que la mafle qui feroit en propordon avec le tableau dont elle fait partie* Pourquoi les bains , par exemple, ne feroient-ils pas un objet à part qui au- roit fon Jardin , fon fite particulier ? ce qui vaudroit mieux que de les placer dans des bas humides, mal-fains ôc fans vue, comme on y eft fouvent forcé , lorfqu'oii accumule tout fous le même toit, & que l'on veut avoir tout fous fa main. Eft-il néceuaire que la chapelle , les écuries foicnt immédiatement liés à l'habitation f je penfe au contraire que cette manière de fcparcr les bâtimens de dépendance en pluileurs corps de logis , peut fournir d'agréables accidens dans la compofi- DES JARDINS. 507 tion , ôc qu'elle a fou avantage dans beaucoup de circonilances ; ne fut-ce que pour faciliter les diflributions inté- rieures j 6c pour écarter des hôtes ce que certaines parties du fervice ont d'in- commode & d'importun. Qu'y a -t- il d'ailleurs de plus fec , de plus auftere, de plus éloigné des grâces champêtres que ce luxe de bâtimens , que ces faf^ tueufes coniirudions ^ ôc cet amas énor- me de pierres raflemblées en un tas ? (i) (i) Quand un riche Cicadin acheté une pofîef- fion à la campagne, on croiroit qu'il recherche la liberté , la tranquilHté , te que Ion but eft de s'y livrer ù des exercices amufans autant que falutai- taires , de jouir de la pureté de l'air , du fpeélacle de la Nature & de lui-même 5 que coniequemmenc fes Jardins font l'objet important dont il va d'abord s'occuper i mais non : ce qui Tintérefle, ce qui fixe fon premier & prefque Ion unique foin , c'eft fon habitation. U entalTe pierres fur pierres ■■> il en dé- core fes environs , fes cours , fes avant-cours 5 il en enferme fes eaux , il en entoure fes terres. A voir tant d'ouvriers , tant de matériaux , on diroit qu'il veut bâtir une cité. La m.iifon n'ert jamais alïez 2cS THÉORIE Après avoir fixé la mafle du manoir^ il faut en déterminer ia fituatiori ; mais" quelle fera fa pofition ? le placera-t-oii à mi -coté ^ fur la hauteur ou dans un fond ? fon loi fera-t-il de niveau ou eil pente ? préférera-t-on ce qu'on appelle grande , affez volumineufe extérieurement } dans Tinrérieur rien n'eft épargn' pour les embellifîe- mens, rien n^eft alTez beau, affez riche, affez écla- tant : il y porte le luxe avec l'embarras de la ville: il y veut.jufqu'aux aifes de la moleffe. Plus flatté de les bâtimens, où il ne devroit fe renfermer quà regret, que de Tes Jardins, fon véritable féjour , il ne parle que de fon falîôn dôré> de Tes meubles fomptueux 5 il montre fe-: bains de marbre , fâ belle diftribution ; il van;é Tes grands murs de ter raffe, ceux de Tes vailes foffés. Que s'enfuit-il dé tant de fu^jerfluité , de tant de dépenfes ? qu'il en èll bientôt las 5 que , fans la table , le jeu, que fans la nombreule compagnie qu'il a grand foin d'y •raffembler , il n'y relleroit pas vingt-quatre heureS fans périr d'ennui : cela doit être ainfi. J^.yons à la camoagne une petite maifon , c'étoit ra\is & le goût de Socrate ; rendons-la propre Sr commode*, mais procurons-nous un grand Jardin agréable 8c riant, & nous jouirons. I DES JARDINS. 20^ une belle vue, c'eft-à-dire, une vue étendue à un afpetl borné? Qu'on me permette de m'arrêter un moment fur cette partie fi intérelTante de l'art des Jardins ; la matière eft neuve , ôc la dif^ cution ici ne fera pas déplacée. , Deux confidérations effentielhs doi- vent fervir de guide dans la pofition du jnanoir : rafpe£t ôc le mouvement du terrein. L'un a pour but de procurer un marcher facile ôc des promenades enga^ géantes ; l'autre de préfenter un enfeni- ble qui plaife au premier coupd'œil , & qui cependant intéreife toujours. J'en ajouterai une troifiéme : la falubrité. La réunion de ces trois conditions forme ÇQ que j'appelle une fituation agréable* Je ne voudrois pas fous ma maifoa une vue très - étendue , quelque belle qu'elle fût; une telle perfpeclive étonne, enchante d'abord , mais elle perd bien- tôt fon prix : le charme diminue , s'é- .yanouit même tout-à-fait pour qui l'a ma THÉORIE toujours fous les yeux. Tel eft refTet confiant du fentiment d'admiration, de furprife , qu'il n'a que le premier mo- ment pour lui Ôc ne revient plus ; & que plus fon impreflion eft vive , moins elle eft durable. Si cette vafte perfpedive réunît une grande quantité d'objets, elle fatigue; ils font Ci éloignés, fi mêlés, fi confus , qu'on les diftingue à peine : aucun n'attache & n'intérefle. Si elle en a peu , elle eft vague ; l'œil regarde, fans voir , 6c ne fait où fe repofer. Une vue étendue , n'ayant pour elle que la furprife du premier moment , fera donc mal placée au devant du manoir , d'où l'habitude de la voir à toute heure îa rend infipide ou nulle , & d'où elle peut être même fatiguante. Admettons pour un inftant qu'elle foit la plus belle de toutes celles que les différentes po- rtions du Jardin peuvent offrir ; dénué de ce puiffant attrait , le Jardin fera né- gligé ; car n'ayant rien d'auffi intereffant; DES JARDINS, sit / à prefenter , qu'iroit - on y chercher P^ Mais Cl les grandes perfpeclives , les grandes découvertes font d'autant plus agréables , qu'on les voit moins fouvent ôc moins longtemps ; s'il eft un art de les rendre plus piquantes , par la manière dont elles fe prcfentent , par là furprife qu'elles excitent , par les contraires qui les font valoir ; fî l'attrait de la curiofité engage à les aller chercher ; fi elles font le motif d'une promenade , le but d'une courfe Ôc le dëdommag-ement de la lé- gère fatigue qu'elles auront donnée, il eft donc à propos de les éloigner de la maifon , d'où elles perdroient tous ces avantages. Voilà mes raifons pour éloi- gner du manoir les vues trop vafles. Je choifirois encore moins une vue fauvage & aride ; elle eft trifte & afflipreante. Et j'éviterois fur-tout de placer le manoir fur un fol aquanque , près d'un marais , dont les eaux ftagnantes feroisnt fu- jettes à fe croupir ; cet afpect eft aufti O2 V4 212 THÉORIE égoûtant que la fituation eil infalubre. Je préférerois une vue familière, dont les principaux objets feroient à ma por- tée 5 dont Tenfemble agréable & riant parût par fa médiocre étendue faire par- tie de mon patrimoine , à moins que mon Jardin ne ^àtun pays. Cet air de propriété feroit un intérêt de plus ajouté à ma jouiffance. Je voudrois un afpeO: qui m'offrit l'efpoir d'une promenade engageante , par la difpofidon du ter- rein en pente douce près du manoir. S'il monte avec trop de rapidité , la vue fera peu agréable ôc fans variété , le marcher fera fadguant ; defcend-il pré- cipitamment , il aura le même inconvé- iiient : l'œil d'ailleurs ne fuit point une pente trop rapide ; il faute par-deffus , va chercher au-delà les objets qui font à fa hauteur , ôc l'intervalle n'eft plus qu'un creux perdu pour lui. Je ne me priverois pas dans certaines circonftances ,4'un lointain , cet accident en procu^ DES JÂRniNS. 215 rant de l'air & un plus grand ciel,- termineroit agréablement la perfpeQive, feroit valoir les devans , ôc rendroit la li- mite incertaii e , fans être vague. Si un tel fite n'excite ni admiration , ni fur- prife , il récrée , il intérefle ôc ne lafle jamais ; il attache par fon enfemble , par fes détails &' les charmes de la va- riété. Au furplus 5 chaque efpece de Jardin doit avoir fon cara£lere particulier , & la perfpe^live du manoir doit être dif^ férente. Pour le pays y il faut une vue étendue , mais meublée d'objets qui en déterminent la caractère ^ & enrichie d'effets pittorefques & variés : fon fite donné par la Nature ôc ladifpofition du terrein ne fe fait pas , on le choifit. Pour ie farc , les points-de-vue feront moins éloignés , le fite fera moins vafte ; mais il préfentera un heureux affemblage de grandes parties toutes correfpondantes au château. Cette correfpondance an- 03 214 THÉ OR î E nonce la propriété , un des cara£lereg qui lui eft eil'entiel ^ ainfi qu'à tous les Jardins. ( i ) Efl-ce le Jardin proprement dit ? fon tableau fera plus rapproché & totalement pris fur lui-même , parce qu'il ne fe lie que rarement avec les objets extérieurs ; il n'exige qu'une médiocre étendue : auiTi fe plie-t-ii aifément aux formes qu'on veut lui donner. Son genre & fon caractère dépendent prefqu'en- tierement du Compofiteur ; il peut en créer tous les effets. Il peut l'orner de tous les embeîliifemens dont la con> binaifon bien entendue des bois agréa- (i) Il eft bon de fe reflbuvenir que le manoir du pdys doit avoir dans la partie , où il eft placé , un Jardin particulier d'un caraâere qui lui ft)it analogue j mais ce Jardin , qui n'eft qu'une très- petite partie de Tenfemble général , doit concourir comme le refte à former un tout , fînon par fon uniformité du moins par fon indentité. Ce n'eft pas que le manoir ne puifTe faire auflî du pqys fon feul Jardin ; alors il afiiijettit fon cara(5tere au ion général. DES JARDINS, m^ blés , des peloufes unies , des eaux tran- quilles , affociés à des pentes peu tour- mentées font fufceptibles. Quant à la ferme , fa vue n'aura pas de borne fixe ; fon verger , fes enclos & le genre de fes cultures lui procureront un fite toujours intéreflant , Ôc formeront fes fcènes principales : les autres objets qui entre- ront dans le tableau , s'ils font analo- gues au genre, feront un agrément dont elle fera fon profit , mais qu'elle ne re- cherchera pas comme nécefTaires. Il eft rare que le manoir foit bien fi- tué fur une hauteur ; des pentes dures & peu praticables rendent les prome- nades fatiguantes & le marcher incom- mode : une vue vague & plongeante ne donne jamais une perfpe£tive aimable. Dans une telle pofition , l'on fera privé des eaux qui fe trouvent plus commu- nément dans les vallées ; les bois , vus de haut en bas , n'offrent pas un aufli beau fpedacle que vus de bas en haut. ■^i6 THÉORIE ôc le bâtiment , comme objet d*arpe£f, paroîtra ifold ôc détaché du payfage- S'il eil un manoir , à qui une pareille fi- tuation puifTe convenir^ c'efl: quelque- fois celui du^^^ fauvage ; pourvu néan- moins qu'elle ne le prive pas des pro- menades ; qu'elle ne le fépare pas trop des eaux , des bois qui rendent une ha- bitation agréable , & dont le trop grand éloignement ne feroit que foiblement compenfé par la plus vafle perfpedive. La fituation du manoir^ au milieu de la plaine-, eft encore plus défavanta- geufe. Une grande plaine n'offre qu'une froide égalité , qu'une confiante mono- tonie 6c un horizon fans grâce ôc fans variété. C'eflune étendue immenfe, & d'un coup-d'œil on l'embraffe. Tous les accidens , tous les détails font perdus , parce que le plus petit obftacle les ca- che Ôc obftrue de grandes furfaces. Si elle a des eaux , elles font ftagnantes ; on îie les voit qu'autant qu'elles font vaftes DES JARDINS. 217 êc rapprochées. J'éviterai donc la plaine pour rétabliflTement du parc & pour la pofition du château. Je la fuirai décidé- ment pour le pays ; celui-ci ne fe plait que dans les afpeds variés , dans les grands mouvemens du terrein , d'oii fe tirent les beaux effets de la Nature. Le Jardin même ôc fa maifon de plaifance n'y trouveroient que de foibles reifour- ces : h ferme feule peut s'en accommo- der ; mais l'un ôc l'autr® feroient privés de nombre d'effets ôc d'accidens , ôc ne s'y procureroient pas toutes les beautés, dont ces deux efpeces de Jardins font fufceptibles. Ainfi je ne rechercherois la plaine dans aucun cas pour la fituation du m.a- noir ôc l'établiffement d'un Jardin , quel qu'il fût. Je lui préférerois encore le vallon le plus relferré ôc le plus pro- fond ; il préfente au moins quelques reffources à l'Artifte. Il a celle des eaux, celle d'une végétation yigoureufe, les 2î8 THÉORIE côtes qui l'enferment fourniflent des ac-* cidens de détail , & procurent fouvent des effets qui peuvent indemnifer des agrémens de la vue, refufe's à de fembla- Lies fituations. Les hauteurs , les plaines , les vallées profondes , ayant toutes beaucoup plus d'inconvéniens que d'avantages , c'efi: aux fituations à mi - côte & aux larges vallées qu'il faut donner la préférence ; elles réuniflent & offrent en effet tout ce qui compofe un beau payfage ôc d'a- gréables perfpeclives. Là fe trouvent les eaux de toute efpece ; là les coteaux fe combinent avec les vallons , les bois avec les prairies^ ôc leur mélange donne naif- fance aux accidens les plus féduifans ; les productions font très - variées , les pentes font très-douces , le marcher eft facile , & l'air ni trop vif , ni trop épais , rend ces fituations très-falubres. Ce n'eft point affez d'avoir mis de la proportion entre la maffe du bâtiment DES JARDINS, aip & l'étendue du fite , ce n'efî: point aflez d'avoir choifi une place convenable , il faut encore que le cara£lere , le ftyle , la teinte du bâtiment foient analogues à la fcène & à l'efpece de Jardin auquel on le deftine. Si c'eft le parc , il lui faut un château ; mais quelle fera fa forme ? à quoi le dit tinguera-t-on des autres bâtimens ? fon bftitution va nous l'apprendre. Le château tire fon origine de ces temps malheureux de la féodalité où , dans un état de guerre perpétuelle , la ?brce faifoit le droit. Un Seigneur , aflez Duiffant pour attaquer , vouloit auffi fe défendre contre les furprifes de fes pa- reils. Il confiruifoit une place forte pour fa sûreté ; elle renfermoit de vaftes bâ- îmens , pour fervir de refuge à fes vaf^ aux , & les mettre à l'abri des incurfions ubites de l'ennemi. Il choififlbit fouvent 'ine hauteur inacceflible pour former hn établifTement ; ou , s'il étoit obligé 1 I 220 THÉORIE de TafTeoir dans des lieux bas , il Teiî- fermoit au milieu des eaux. De-là ces vaftes enceintes de murs épais & élevés, ces immenfes foffés , ces ponts-levis^ ces tours à meurtrières , monumens de notre ancienne barbarie. Mais de nos jours tout eft changé. Urt château n eft plus qu'un afyle champê- tre 5 où le maître va fe délafTer des fati- gues de la ville, & goûter en paix les douceurs de la retraite & les agrémens de la campagne. Il ne lui refte de fori ancienne puiflance que des droits utiles & honorifiques , & la prééminence fur tout ce qui dépend de fa feigneurie. Ses vaffaux 3 autrefois fes ferfs , ne font plusj^ que fes cliens & fes protégés. Ah ! fî; jamais un goût perfonnel , l'ufage oui d'autres motifs engageoient les Seigneursl à habiter plus long-temps leurs terres , ils acquerroient une prééminence bienj plus précieufe ; celle qu'on obtient enjj faifant des heureux. La faine Philofo{ DÉS JARDINS. 2211 pliie 5 eti répandant fa lumière , en épu- rant les mœurs, a rapproché l'homme i de l'homme , fans troubler Tordre hié- il rarchique de la fociété. Mais c'eft l'ha- ■ bitude de vivre aux champs qui le rend . compatifTant pour fes femblables ; il voit ' de plus près leurs befoins ôc leur mi- fere , ôc ne les foulage pas envain : il , jouit du bonheur qu'il leur procure : il '■ va chercher ici le malheureux qu'à la i ville il repoulTe ; ôc dans cQttQ relation l't de bienfaits & de reconnoiffance , le cœur , perpétuellement exercé , devient néceffairement humain & fenfible. Je demande grâce pour cet écart , & je re- viens. C'eft la prééminence que le ftyle du château doit annoncer , ôc qui fera fon caratlere efTentiel. Il fuffira pour ' cela de lui conferver les tours qui le ''' flanquent , fes combles élevés , fa mâle " ôc antique architedure ; mais on corn- '• blera ces foffés peu falubres , on abbat- tra ces triftes murs qui l'emprifoanent, 222 THEORIE on détruira ces ponts - levis effrayans inutiles aujourd'hui. C'eft par-là que 1^ château confervera le caradere de no bleffe & de fuzeraineté qui doit le dif! tinguer; cara£l:ere qui, fous cette forme^ s'aflbcie aux grâces champêtres bien mieux que fous celle que nous donnons à nos châteaux modernes. Un bâtiment à plufieurs étages , ter-^ miné par deux pavillons qu'une impe ceptible faillie Ôc des corps de refend détachent à peine , ou dont un maigre avant-Corps , qui marque foiblement le milieu 5 efl; furmonté d'un petit fronton ornement qui femble , par fon fréquent ufage,être devenu le figne caradérifti- que des châteaux modernes ; quelque-- fois des colonnes qui n'ajoutent nulle noblefle à l'édifice ; le tout coëfFé d'un comble brifé , bas & écrafé , percé de lucarnes qui le rapetiffent encore rteleft le ftyle qui a remplacé celui des anciens châteaux. Il eft vrai qu'on y a fupplé^ DES JARDINS. 22^ par de longues ôc ennuyeufes avenues droites qui ont pour feule & éternelle j)erfpeclive le faftidieux fronton ; qu'on s'efi: enfermé de grilles de fer au lieu de murs; qu'on s'eft entouré de cours , d'a- vant-cours , de parterres ; genre de ma- gnificence qui n'appartient qu'aux palais & aux hôtels. ??lais tous ces grands vui- des , au milieu defquels fe perd le châ- teau j d'autant plus admirés qu'ils font plus fpacieux , outre qu'ils ne font ju(^ tifiés ni par la nécelTité , ni par l'agré- ment, ont de très-grands inconvéniens ; ils ifolent le manoir , l'éloignent , le fé- parent des promenades , & lui font une enceinte de fableôc de pavé qui fatiguèles yeux ôc les pieds. Heureux encore quand les cours ne font pas enfermées de murs ôc de bâtimens ! auiïi le maître & fa fo- ciété , ne pouvant fortir d'aucun côté fans -rencontrer un marcher rebutant, fans être expofé aux ardeurs du foieil & aux injures de l'air , peu tentés d'aiU 224 THÉORIE leurs de vifiter des Jardins , dont l'afpe^ eft fans attraits & d'une infipide monoto- nie , paffent leur temps auxchamps com- me à la ville , c'eft-à-dire , renfermés fous des toits : ce n'étoit pas la peine de la quitter. LaifTons dans les villes les palais , les hôtels & tout ce qui leur appartient ; conftruifons des châteaux , des maifons de plaifance , des fermes à la campagne, ôc ne confondons pas le ftyle impofant de la grandeur avec le ton faftueux du iuxe & de la richefle. D'ailleurs cette forme des châteaux modernes ne leur appartient pas exclufivement ; devenue le modèle de toutes les maifons bâties à la campagne , elle confond le manoir feigneurial ôc celui du particulier. Et le publicain, qui aura formé fon établiffe- ment dans une terre , le difputera au Seigneur , le furpaffera même en magni- ficence 9 en fomptuofité , ôc la convc-* mncc fera anéantie. DES JARDINS. 22; Si le parc exige un château qui an- tionce la prééminence , le manoir deftiné au Jardin ne fera qu'une maifon de plaifance. C'eft pour elle qu'il faut re- ferv4 la fraîcheur des enduits, la lé- gèreté des formes , & tout ce que la décoration a d'agréable & de riant ; c'eft-là que la noblelTe doit être facrifiée aux grâces , la richefîe à l'élégance , la fompaiofité au goût. Les grandes maf^ fes y paroîtront toujours lourdes , parce que le fite du Jardin eft communément d'une médiocre étendue. Ce feroitune préfomption de ma part d'entrer dans un détail fur la décoration de la maifon de plaifance ; l'architeûure de nos jours, qui s'eft perfeGionnée dans tous les gen^ res^nous offre des modèles charmans, ÔC nombre d'exemples de compofition agréable & gracieufe. Les bâtimens de Iz ferme feront bas, fimples ÔC fans décoration ; mais on donnera une grande attention à la ma- P 226 THÉORIE niere dont on les placera , afin que îe grouppe qu'ils préfentent foit agréable & champêtre y ôc , qu'au moyen des plantations & des enclos ^ dont on eft le maître de les envelopper , ils fe âom- pofent d'une manière pittorefque : voilà quel fera leur plus grand charme. Leur fimplicité fe tirera non - feulement de celle des formes y mais encore de celle des matériaux qui entrent dans leur ftruc- ture. Le manoir cependant , moins né- gligé fe diftinguera des bâtimens accef- foires , & notamment dans la ferme bour- geoife , où il peut devenir même une agréable maifon de campagne , fans s'é- carter du ftyle champêtre. Quant au pays , j'ai déjà dit que le manoir n'eft dans l'enfemble qu'un accident pardculier , fous la forme qu'exige la place qu'il occupe. Pour la lui choifir , confultez tout-à-la-fois ■ l'effet général & le petit domaine quj lui ell affedé , & fou mettez fon ftyle ôc fa DES JARDINS. 227 décoration au caradere de la fcène par- ticuliere à laquelle il appartient , & fur- tout au genre du pays ; & ne conftruifez qu'une chaumière , fi l'un & l'autre ne comportent que cette efpece de bâti- ment. Eh quoi ! une chaumière pour nianair ? oui , une chaumière ; le pays n'eft pas le Jardin du voluptueux fyba- rite, mais celui de l'homme de goût, aux yeux de qui la convenance eft préfé-» rable à l'étalage d'un luxe déplacé. Le manoir eft le principal , mais non le feul bâtiment des Jardins ; ceux-ci en comportent de bien des genres. Quel- ques-uns de ces bâtimens ont pour ob- jet l'effet , & d'autres le befoin : il feroic mieux que tous duflent leur exigence à ce double motif. Il eft rare quQ ceux, qui n'ont pas un but d'utilité réelle ou du moins apparente , & qui ne font conftruits pofitivement que pour l'effet, embelliffent réellement une fcène. Quel- (qu'agréables j quelque bien fitués qu'ils V 2, 528 THÉORIE foient , fi une forte de néceiTité ne les juftifie , ils. déplaifent par cela feul qu'ils montrent trop évidemment Tin- tention de plaire. Comme fabriques , les bâtimens ne font des accidens heureux que placés à propos, fans prétention ni conflifion; que lorfque le caradere de la fcène en reçoit plus d'expreiïion. L'a- bus de cette facile reffource , qui an- nonce la richeffe du propriétaire qui ks a payés , décelé en même temps Tin- fuffifance du Jardinier qui les a or- donnés. Qu'y a-t-ii en effet d'intéreffant dans cette colleaion de bâtimens d'oftenta- tion , fur-tout dans ces monumens d'i- mitation qui n'ont janiais la proportion pi l'expreffion de ceux qu'on veut re- préfenter ? qu'y a-t-il fur-tout de plus déraifonnable que cette affociation de tous les genres , anciens 6c modernes , grecs & gothiques , turcs & chinois , & ,$out cela dans un feul Jardin ? comment DES JARDINS, ^29 prétendre réunir , fans révolter le fens commun, les quatre parties du monde dans un petit efpace , & tous les fiecles dans le mêmeinftant ? Un pont ne peut- il être que chinois ? l'élégance d'un pa- villon confifta-t-elle dans la forme & les ornemens gothiques ? un repofoir ne doit- il fe préfenter que fous la figure élégante d'un porche ? cen'eft pas tout: fi le Compofiteur s'affervit aux règles de r Arcliiteaure , il affede fouvent une févérité qui ne s'accorde pas toujours avec les grâces, & moins encore avec l'effet qu'il fe propofe ; s'il arrive au contraire qu'il les méprife ou les né- glige ; alors , s'abandonnant au délire d'une im.agination licencieufe , & ne connoiffant ni frein ni raefure , il fait un sroflier mélanp;e de tous les genres ; il ae craint pas de les réunir dans une même décoration. De telles fabriques font & paroîtront , dans toutes les cir- conllances , un compofé monftrueux ^ 250 THÉORIE une production barbare. Si Ton fe pré* vaut de ce que j'ai dit :, que fouvent les régies précifes de l'Architetlure doivent céder à l'effet ^ c'eft m'avoir bien mal en- tendu. Que fera-ce enfin fi à ce ridicule on Joint celui de la fituation ? fi , au milieu d'un gazon , ou fiar le penchant d'un coteau, on élevé une butte méthodi- quement arrondie , difpofée tout exprès pour détacher & mettre en évidence une fabrique fouvent fans analogie Ôc fans accord avec rexprefiion de la fcène ? fi , fur les bords d'un ruiffeau frais qui orne un Jardin élégant , on conllruit une tour ruinée ou un rocher ? fi , dans un fite fau- vage , on plante un pavillon décoré des plus riches ornemens de l'Architedure ? ou bien fi l'on élevé une pyramide égyp- tienne au centre d'un bocage confacré aux fleurs ôc aux grâces du printemps ? prétend-t-on par-là produire des contraf^ tes l mais des contraftes ne font pas des; DES JAPvDINS. 251 contradi£lioiis : a-t-on le projet de faire illufion? cet artifice groflier n'en fuppofe pas même l'intention. LiQpays 5 qui feul peut fe prêter à une grande variété d'effets , qui efl fufcepti- ble d'une grande diverfité de caractères, n'admettra jamais des licences fi con- traires à toute vraifemblance. S'il eft champêtre , il ne comportera que les bâ- timens ôc les fabriques répandus corn- niunément dans la campagne & les champs. S'il eft fauvage , il ne lui faut que des batimens ruftiques. S'il eft défert ôc abandonné , il fe permettra des ruines, veftiges de fon ancien état ; mais elles ne feront pas un monceau informe de décombres entaffées ; elles n'enrichiront le fite , qu'autant qu'elles feront impo- fantes par leur grandeur ; elles ne cap- tiveront les regards qu'autant qu'elles feront compofées d'une manière pitto- refque; elles n'intéreiTeront qu'autant que , vénérables par leur andquité , les P - 232 THÉORIE parties encore exiil^ntes feront connoî- tre^ fans un effort pénible^ la forme géné- rale & ]a deftination du monument, dont elles ne font que les reftes ; & que les arbres qui croiiTent fur fes fondations, que le lierre qui tapiffe fes murs , que la mouffe & l'herbe qui les recouvrent prouveront fa vétufté. Si telles font les conditions de ce genre de fabriques ^ qui ofera tenter d'en conftruire & fe flatter du fuccès qu'on obtiendra que par la plus parfaite illufîon ? Je me difpenferai de faire paffer en revue tous les genres de bâtimens , d'en faire l'application à chaque efpece de Jar- din. Vouloir peindre tous leurs cara£teres & leurs effets ; diftinguer tous ceux que ie goût approuve & qu'il rejette ; entrer dans le détail des afyles , des retraites, des repofoirs ; parler de toutes les efpeces de clôtures ôc de bari-ieres ; prefcrire la manière dont il faut les placer pour qu'elles n'interrompent pas la marche DES JARDINS. 25? Hu tôrrein , ôc qu'elles ne bornent pas les perfpe£lives ; décrire toutes les fortes de ponts ; fixer leur proportion relati- vement au point de vue & à la diftance ; déterminer l'accord de leur largeur avec celle de la rivière qu'ils croifent , & de leur hauteur avec celle du rivage qui leur fert de point d'appui, feroit outre paffer les bornes d'une théorie. Seulement je ferai obferver , à l'occafion de ces der- niers , que , félon les circonftances , les plus ruftiques , comme les plus magni- fiques conviennent ru pays ; que les plus éléganç ôc les plus légers conviennent 2Mparc ôc au Jardin^ & les plus fimples à la ferme ; qu'en général les ponts de pierre font plus mâles ôc plus graves , mais que ceux en bois font plus légers ôc plus gais ; qu'ils obftruent moins les eaux ôc fe lient mieux aux effets d'un payfage; ôc 5 qu'à raifon de leur grâce ôc de leur variété, ils font fouvent préférés. Tant d'objets à difcuter feroient la ma- 254 THÉORIE tiere d'un ample volume^ & fans doute je n'aurois pas encore tout dit. ?viais il fuffit d'éveiller le génie , d'échaufter le fentiment ; il fuffit , pour atteindre au ^ but que je me fuis propofé, d'avoir dé- montré que les conftruttions & les fa- briques font foumifes aux règles du goût & aux loix du raifonnement , Ôc non au caprice & à la fantaifie ; que , dans tous les cas^ il faut atteindre à la plus exacte '. vraifemblance & obferver la convenance; que c'eft y manquer effentiellement que d'élever à la campagne des bâtimens faf- tueux ; que la magnificence contrarie ôc fait fuir les grâces champêtres , qui' ne fe plaifent que dans la fimplicité ; ÔC qu'enfin les bâtimens n'étant que deg objets accefifoires , ils doivent fe con- former au fite , ôc non le fite aux bâti- mens. Mais où placera-t-on les temples , les églifes gothiques ^ les cimetières ^ les tombeaux, les vers , les infcriptions , les DES JARDINS. 23; monumens allégoriques, emblématiques, & tous ces bâtimens d'imitation & de caprice , dont fourmillent les Jardins modernes qui prennent faveur fous le nom de Jardins Anglais ? Quel eft enfin 1 le fite qui leur convient f Je fupplie mon I Letleur de fufpendre fon empreflement jufqu'au chapitre deftiné à traiter des genres , où tous ces objets feront dif eûtes. •S5«î THÉORIE CHAPITRE XII. VU F A Y S. Defcripnon d'Ermenonville, (i) L E pays eft une grande machine quî exige beaucoup d'imagination , ôc des talens fupérieurs ; il eft dans cet art ce que le Poëme épique eft dans la Poëfie. L'Artifte^qui fe livre de préférence à cette efpece de Jardin , eft autant au-defTus de celui qui s'attache aux autres , que le peintre d'Hiftoireeft au-defîus du peintre de genre. J'ai déjà fait obferver que le caraQere diftindif du pays étoit la variété ; i. préfente en effet tous les tableaux de h (i) J'ai cru devoir appuyer mes principes par dei exemples : voilà pourquoi je donne la defcriptioi des Jardins d'Ermenonville & de Guifcard, «^ DES JARDINS. 257 Narure ; il en admet tous les accidens ; il fe prête à ce beau défordre qui la ca- raaérife ; comme elle , il fe plaît dans les tranfitions hardies & les contraires ; comme elle, il eft fmceptible d'une in- finité de modifications ôc de combinai- Ifons. Ouvert ou refferré , montueux ou ' de niveau , fec ou aquatique , defert ou i peuplé , le pays fera frais ôc aimable ou I fombre & arride , grand ôc impofant, ou fimple ôc naïf, inculte & pauvre, ou produdif ôc riche. C'eft de ces qualités : qu'il tire fes différentes expreflions; ôc, : félon celles qui prédominent , il prend ; un caradere champêtre , cultivé ou fau- vage ; ce qui forme fes trois principaux genres. Le champêtre peut être plus ou moins ruftique, mais il fuppofe toujours de la fraîcheur ôc de la fimplicité dans fes ta- bleaux. Ses accidens n'ont rien de fur- prenant ni d'extraordinaire ; fes pentes ' font douces i fa verdure eft riante ôc 238 THÉORIE animée; fes eaux coulent fans violence, & ne font agitées que par de foibles obftacles ; il aime les vallées couvertes de prairies & les coteaux ombragés ; il fe plaît parmi les faules ^ les peupliers , les arbres gais ôc légers. Il exige peu de fabriques ^ parce qu'il eft un peu foli- taire ; s'il en adopte quelques-unes , ce font les petits hameaux, les chaumières, les cabanes difperfées : ce genre eft le plus intéreflant des trois. Perfonne n'eft infenfible à fes charmes ; la douceur de fes effets ôc fes grâces fmiples plaifent généralement. La culture , les champs , les villages, les fermes conftituent le genre cultivé jÇqs coteaux font ornés de vignes & d'arbres fruitiers; fes plaines font des guérets parta- gés par des haies , féparés par des enclos ; fes vallées , des herbages couverts de troupeaux ; fes eaux , des ruiffeaux ôc de ' tranquilles rivières qui portent par -tout la fertilité. Son afped riche ôc peuple DES JARDINS. 239 offre de tous côtés les fruits du travail, de l'adivité & de l'induftrie. Le genrey^i/vj^^ fe reconiioîtra àfon terrein tourmenté ^ à fes vallées finueu- fes & profondes , à fes hautes monta- gnes fréquemment entrecoupées de gor- ges & de ravins. Il fera abondant en ro- chers , il aura de vaftes & fombres fo- rêts ; fon fol aride , fes fables ftériles ne produiront que des bruyères , ils fe cou- vriront de mouffes ; fes eaux feront des itorrens furieux ou de bruiantes cafca- des ; il aura encore de grands lacs , des fleuves majeftueux^ des marais incultes ; & pour fabriques , des hameaux fimples ôc ruiliques , des forges noires & enfu- mées , quelque vieux château abandon- né , des tours ruinées , d'antiques mo^ numens qui ont réfiftés au temps. ► Tous ces genres peuvent encore fe modifier les uns par les autres , ôc dans leur mélange , produire des caractères •nouveaux , acquérir des exprellions très- '2r^o THÉORIE différentes , félon la manière , dont ils feront affociés ôc à raifon de leurs com- binaifons. i J'ai dit qu'on ne fait pas le pays , mais qu'on le perfectionne ; c'eft la Nature qui en ordonne les principaux effets ; c'eil elle qui doit avoir ébauché les prin- cipales maffes : tout l'art confifte à en bien faifir l'enfemble , à bien diflinguer ôc fortifier les traits qui lui donnent fon exprelTion. Si l'Artifte ofe créer des ac- - cidens , il ne fe permettra que ceux que la Nature auroit pu placer ; ils feront proportionnés au fite & analogues aux îc.ènes ; il rejettera tout ce qui altère, affoiblit ou contrarie le caractère gé- néral. Les Jardins d'Ermenonville préfentenf un pays en partie champêtre , & en par- tie fauvage. Sa belle vallée, la rivière, qui l'arrofe , les coteaux qui la delTinent, les plantations qui l'ornent , les prairies qui la couvrent ont uu caractère véri- tablement A' à DES JARDINS. 241 tablement champêtre. Ses montagnes &c fes gorges, l'efpece d'arbres qu'ils pro- duifent , les fables arides , les vaftes bruyères , les rochers , un grand lac font d'une autre partie un pays très- feu vage. La vallée en face du château du coté du nord n'étoit , il y a quelques années , qu'un marais impraticable d'un afpetl repoufiant. Son fol tourbeux retenoit les eaux de mille fources qui l'abreu- voient ; quatre ou cinq canaux fangeux n'avoient pu le défécher ; des vapeurs groiTieres s'élévoientôc couvroient, foir & matin, fa furface. Des allées fymmé- triques bornoient la vue de tout côté, ren- doient l'afpecl auîîi ennuyeux que trille. En s'oppofant à la libre circulation de l'air , ces plantations contribuoient à l'infalubrité de la fituarion ; tandis qu'en cachant le jeu des pentes , elles inter- ceptoient la marche du terrein , ôc fai- foient d'une vallée agréable une plaine Q 2^2 THÉORIE froide & fans accidens. De droit & de gauche des coteaux Ôc des vallons char- mans ëtoient ignorés ou négligés ; & une belle forêt tout auprès de la maifon en étoit Cl bien féparée , qu'elle ne procu- roit ni embellifTement pour le fite , ni jouifTance pour la promenade. Du refte un parterre marécageux ; des canaux profonds qui enfermoient des eaux im- pures , en tout temps couvertes de ro- feaux & d'herbes ; un labyrinthe de charmille fur chaque flanc , où l'on n'o- foit pénétrer à caufe de leur extrême humidité , faifoient i'infipide décoration du Jardin. Du côté du midi, une cour entourée de bâtimens attriftoit les re- gards. Une antique & lourde porte don' noit fur une rue entre deux murs , l'é- gout du pays ; cette rue , la feule avenue du château , étoit encore néceffaire à la communication d'une partie du village à l'autre. Au-delà un potager aquatique, tout fermé de murs, étoit terminé par DES JARDINS. 245 une haute chauflee , revêtue en pierre & deftinée à foutenir les eaux d'un étang; furmontée de deux rangs de tilleuls, elle bornoit la vue & retréciffoit le ciel. Enfin tout étoit défuni & indépendant ; le mouvement du terrein par-tout dé- naturé; la vue obftruée de tout côté; chaque partie à part , fans liaifon & fans «nfemble ^ n'avoît ni caraflere , ni ex- preffion. Tel étoit Ermenonville ;, quand il fut confié à mes foins. Aujourd'hui , du côté du nord une vallée fraîche & riante a pris la place d'une plaine monotone & d'une forme fymmétrique ; le marais déféché eft de- venu une excellente & agréable prairie ; une large rivière a été fubflituée aux fétides canaux ; fes eaux toujours à fleur, fans cefle battues par les vents , fe con- servent pures & nettes. La plupart des objets, qui embeliiiTent cette perfpec- tive , naturellement bien placés , n'at- ^-tendoient que la deftrudion de quelques Q2 244 THÉORIE I plantations qui les cachoient ou les ifo^* loient. Les arbres abattus ont découvert un fite délicieux , terminé par une mon- j ta^ne à deux lieues de diilance , furmon- tée d'un village , par-deffus lequel s'é- lève très-haut l'antique tour de Mont- Epiloy à demi ruinée. Ce bel accident, qui fait le lointain du tableau , paroît, à raifonde fon éloignement, toujours co- loré de ces tons bleuâtres & vaporeux qui lient d'une manière fi douce le ciel ôc l'horizon. Les murs de clôture détruits, ainfi que le gothique bâtiment qui faifoit l'entrée de la cour , laifTent voir la condnuation de la vallée du coté du midi ; elle fjrme la perfpeclive du derrière du château. La rivière qui prend fa fource de ce même côté, arrofe & traverfe unepeloufefur l'emplacement qu'occupoit le potager. Cette peloufe va fe réunir fur la droite à la forêt , & fe perdre fous une futaie de beaux arbres fufpendus fur une côte DES JARDINS. 24? qui fe précipite ; à gauche elle fe ter- mine à la rivière. La chauffée , qui croi- foit la vallée , a été déguifée par un mouvement de terre combiné avec les plantations , & ne la coupe plus ; elle lui procure feulement un reffaut d'au- tant plus naturel , qu'il eft pofitivement à l'endroit, où les cotes du levant & du couchant femblent vouloir fe réunir. Une cafcade en nappe , que produit le trop plein de l'étang ôc que julMe ce refiaut, anime la fcène par fon éclat , fon mouvementée fon bruit. Cette perf- peaive, aufli agréable, mais moins étei> due que l'autre , ne lui reffemble en au- cune manière , quoiqu'également cham^ pêtre. Le fite plus renfermé n'a rien de vague ni d'indécis; les obi ets font plus près , plus réunis. Les yeux , au moment où le foleil approche le milieu de fa car- rière, fe plaifent à les parcourir, comme Is aiment à s'égarer dans tous les inftans du jour fur la vafte vallée du nord . 245 THÉORIE Le chemin , fervant à la communica- tion d'une partie du village à l'autre , a pris une nouvelle direction , & ne s'ap- perçoit que parce qu'il efl fréquenté/ DébarralTé des murs qui l'enfermoient; il a été porté à une diflance fuffifante , pour n'en être pas importuné, & cepen- dant il eft affez rapproché, pour diilin- guer parfaitement du château tous les objets. Le mouvemeut perpétuel que ce pafiage occafionne , peuple & égaie les environs du manoir. La rivière , en traverfaiit ce chemin , a néceffité l'éta- bliffement d'un pont de bois y cette fa- brique , qui contribue à l'embelliflement de la compofidon , fait le devant du tableau. Des deux côtes qui enferment cette vallée, celle de la droite fe prolonge ôc paroît , par l'effet de la perfpeftive , s'a- baiiler à mefure qu'elle s'éloigne. La cime des- arbres , dont elle efl: couverte, deflîne dans le ciel une ligne fuyante DES JARDINS. 247 qui indique la marche du terrein , ôc fait fentir la continuation de la vallée que voile le reflaut. La cote oppofée , d'une pente moins rapide , eft plantée de no } e's alTez efpacés , pour lui permettre de fe couvrir d une peloufe très-verte du haut en bas. L'étang, qu'on ne voit que lorf- qu'on a gravi le reflaut , eft devenu un lac de bonne forme ; il fe perd , ainft que la vallée , derrière les arbres ôc dans les détours des coteaux couverts de bois. La rivière , après avoir tourné la pe- loufe , paflTe fous le pont du chemin ,& va fe jeter peu après dans les fofl"és ; elle n'en fort que pour fe répandre libre- ment fur le gazon en face du château du côté du nord , où elle produit un baiTm d'une forme irréguliere & alon^ gée. A fon extrémité , elle fe préci- pite , reprend fon caradere de rivière , ôc parcourt toute la vallée. Dans fa courfe , quelques ides la divifent en Q4 248 THÉORIE plu fleurs bras , varient fa marche , fes bords & fa largeur , 6c juftifient fes dé- tours. On a profité de la différence de hauteur entre la pièce d'eau & la ri- vière 5 pour conftruire à l'endroit de la chute une éclufe qui fait pafler les bar- ques d'un niveau à l'autre ; cette manœu- vre intéreffe la curiofité & permet de s'embarquer au pied même du château. Cette vallée embellie par le cours de la rivière qui, dans toute fon étendue, arrofe une prairie immenfe , eft ornée de quelques accidens qui y jettent de la variété , fans nuire à la douceur du ta- bleau. Sur la gauche & tout auprès du château , efl une forte malfe très-élevée de gros peupliers d'Italie, dont l'ombre légère ne fauroit préjudicier au gazon fur lequel ils font plantés , mais favorife la promenade du foir. Au - delà on ap- perçoit , à la tête d'un bois , les bâdmens d'un moulin entourés d'arbres, avec lef- quels ils fe grouppent agréablement. Le DES JARDINS. 240 clocher de l'abbaye de Chailly qui fe trouve fur la même dire£lion les (lirmon- te 5 & , quoiqu'à plus d'une demi-lieu , il paroît y tenir. A une certaine diflance la vallée eil coupée en deux parties inégales , par un fort maffif d'aunes qui ombrage le cours d'un ruifleau. Ce maflif , heureu- fement placé , concourt à perfectionner la compofition ; il divife la vallée qui au- roit paru trop large pour fa longueur. Ce relTerrement procure une très-grande profondeur à la partie fur la gauche, en même temps qu'il fert de repouffoir à la montagne & à la tour qui terminent la perfpeâive. L'autre partie eft bornée par un bois qui la croife & l'arrête , fans for- jj mer obflru£lion. La ligne de plantation , qui defline la forme de la vallée du coté du levant, part immédiatement d'un des deux ponts qui traverfent les folfés & Hent le château aux Jardins, Elle fait, à peu de diftance. 25-0 THÉORIE une forte faillie fur la peloufe, ôc déter- mine un premier plan. Une petite hau- teur au-delà , plantée d'arbres lui fuc- cède & en produit un fécond. Enfin le bois, qui termine la moins profonde des deux parties de la vallée , en forme un troifieme. Cette ligne extérieure a un mouvement fuffifant , pour lui donner de la grâce & de l'effet , & elle n'eft pas affez tourmentée , pour détruire la douce harmonie de l'enfemble; car la douceur Ôc la tranquillité font la véritable expref- fion du payfage vu du château. C'efl fur-tout au moment du foleil couchant, ou , lorfqu'éclairé par la lune , dans une belle nuit d'été , elle fe peint dans la rivière, que cet accord eft plus fenfible , ôc que le tableau acquiert de nouveaux charmes. Le bois de la droite , dont on vient de tracer la ligne extérieure , préfente des routes Ôc des fentiers fmueux ; en les parcourant, on rencontre quelque clai- DES JARDINS. 2^ rieres qui donnent ouverture fur un joli vallon. Un pont de bois fur le ruiffeau venant de ce vallon conduit à une fcéne moins champêtre ; elle préfente une cote de fable couronnée & en partie cou- verte de bois. D'agréables mouvemens de terrein lui procurent un jeu très-varié de petites collines & de petits vallons ; les pentes , d'abord affez fortes , s'adou- cifTent & fe couvrent de peloufe à me- fure qu'elles fe prolongent, & vont in- fenfiblement fe terminer à la rivière. Cette côte retourne au levant ôc fe perd dans l'enfoncement du vallon. La côte oppofée offre en amphithéâtre les maifons du village entre-mêlées d'arbres; fon fommet eft très -remarquable , par l'églife ôc le clocher qui dominent. Cette perfpedive , d'une belle compofition , produit un effet toujours heureux des divers points d'où on la voit , ôcfe mon- tre fous un afpe£t toujours nouveau & toujours agréable. >2;2 THÉORIE En revenant fur fes pas ôc traverfan? la vallée & la rivière près du gros maflif d'aunes ^ on a le château en face , & au-delà fur la droite on apperçoit la forêt & le coteau que nous avons vus defcendre précipitemment fur la peloufe du midL C'efi: au pied de ce coteau ôc au point de fon détour que fe trouve l'autre parde du village. L'effet de celle- ci eft très-différent ; les maifons plus fim- ples, plus éparfes font prefque toutes couvertes de chaume ; des jardins ôc des prairies en avant , ôc la forêt der- rière, lui donnent l'air d'un charmant hameau au milieu des bois ; le feul bâti- ment qui fe diftingue un peu , eft le pi- gnon d'une chapelle, furmonté d'un pe- tit clocher. Si cette perfpetlive ne joue pas dans la fcêne un auffi grand rôle que l'autre, fon effet, plus champêtre, efl plus analogue au ton général. Pour parvenir à la partie fauvage , il feut prendre la peloufe du midi qui mené DES JARDINS. 2;? à la forêt , où l'on rencontre quelques allées circulantes fur la droite , qui con- duifent fur le haut d'une peloufe féche & moufleufe ; de - là Ton découvre le pays fauvage. Un grand lac enfermé dans un vaile bafTin , formé par un cercle de montagnes entrecoupées de gorges pro- fondes , couvertes de bruyères & de mal^ £îfs de toute forte d'arbres , parmi lef- quels fe font remarquer de ûiperbes ge- névriers d'efpece ôc de gro/Teur peu commune, dont les branches & les tiges . s'élèvent , rampent & fe courbent en tous fens^compofent ce fingulier tableau. Derrière une de ces montagnes, quis'ab- baiffe avec rapidité , on apperçoit l'églife & l'abbaye de Chailly, & une échappée au-delà ; ces deux accidents ne contra- rient point l'effet de cQttQ perfpedive plus que fauvage : elle acquerra même par la fuite plus de caractère , par l'effet des pins & des autres arbres verds de toute efpece qu'on y a planté. 2;4 THÉORIE La pente douce & la charmante pe-* loufe, que préfente ce coteau , engagent à defcendre jufqu'au lac qui en baigne le pied. La forme , les plantations , les bords de cette vafte pièce d'eau font fortement contraftés.D un côté, la crouppe d'une haute montagne , couverte de gros ro- chers entaffés hardiment les uns fur les autres , fait une pointe qui s'avance fiè- rement jufqu'au lac , & ne lailTe qu'un palfage étroit entr'elle & l'eau. A la rive oppofée , un monticule ifolé ôc d'une pente affez rapide , tout planté de bois depuis le pied jufqu'au fommet , fait une faillie circulaire qui fe prolonge dans le iac , ôc le force d'en prendre le contour. Le grand mouvement des hauteurs qui l'environnent , la trifte bruyère , dont prefque tout le fol eft couvert , les grouppes de genévriers répandus en abondance fur les côtes , le verd obf. cur des aunes qui croiiTent fur une partie de fes rives ^ les joncs ôc les rofeaux qui DES JARDINS. 2^; en occupent d'autres , en fe peignant dans fes eaux , les bruniflent; tous ces alen- tours j ettent fur ce tableau une teinte fom- bre , & lui impriment un caradere très- auftere : caradere fi oppofé à celui des deux vallées du château y qu^on croit en être féparé par un efpace immenfe. Ce- pendant ces deux fîtes fe touchent , un moment fuffit pour paffer de l'un à l'au- tre ; mais , par leur pofition , l'œil ne fauroit les appercevoir enfemble que de quelques points , d'où jamais ils ne fe nuifent. Au-delà du lac le terrein eft plus tourmenté , il eft même bouleverfé ; les eaux s'épanchent dans les lieux bas & forment des marais couverts d'arbres de toute efpece. Les fables plus appa- rens , le fol plus aride , les montagnes encore plus hautes & plus dépouillées en font un pays defert très-fauvage ; ce- pendant l'afpe^l n'a rien de rebutant. La grande variété d'effets , les arbres û ■zs6 THÉORIE ■ différents d'efpece , de forme & de R-^ tuadon ; ici des faules , des aunes ; là des genévriers ; plus loin des chênes ; des bouleaux fur les hauteurs ; le mouve- ment extraordinaire du terrein ; les pe- loufes vertes des petites collines , les gazons frais dés vallons creux parfemés de rochers entremêlés de bruyères ; tous j ces objets mélangés confufément offrent un défordre qui n'efl: ni fans beauté , ni fans agrément. Voilà en quel état étoient les Jardins d'Ermenonville lorfque j'ai celfé de les diriger. C'efl ainfi qu'une pofition défa- gréable efl devenue un pays charmant ; c'eft ainfi qu'un fond marécageux 6c mal-fain a été changé en une vallée riante & aërée , ôc qu'un lieu trifle a été transformé en une des plus intéreffantes fituations. Cependant quoique les ta- bleaux foient très-pittorefques & les fcè-- nés très- variées , quoique l'expreflion générale réponde parfaitement à la dé- finidon ! DES JARDINS. 2^t Ruitloii que j'ai donnée de refpece del Jardin que j'ai appelle le pays ^ je dois prévenir, puifque je cite celui-ci pour exemple, que le château, de forme ôc de eonftru£lion moderne, tout au milieu d'un pays qui n'eft que champêtre , eft un grand défaut dans cet enfemble donc il trouble l'harmonie ; heureufement qu'il n'a rien de commun avec la partie fauvage ; car c'eût été bien pis. Si les Jardins n'avoient pour obiec que l'agrément du coup-d'œil , vus du manoir, ceux d'Ermenonville ne laifTe- roient rien à defirer ; mais dès que le château en fait partie, dès qu'il fe mon- tre , de quelque part qu'on le voie , for! ftyle , fa teinte , fa maffe , fa pofidoa gâtent & contrarient l'effet général ÔC îeô fcénes particulières , dans la compo- sition defquelles il eft pour quelque /chofe. (i) Auiïî. eft-il ifolé au milieu deâ (i) Le pays y ne fuppofant pas une propriété uni - \que,mais bien un aflemblage de propriétés parti-» R îT^rS THEORIE champs ; il ne tient à rien de ce qu? l'environne ; il n'y a enfin nul accord entre le genre ôc le caractère de ce bâ- timent Ôc la fcène où il efl: placé. Indépendamment de ce vice de con- venance y fa pofition n'eft pas heureiifa en ce qu'il croife la vallée , la coupe en deux, ôc qu'il en interrompt la mar- che. Cette obftruâiion frappe d'autant plus qu'une petite échappée , appercue du côté du couchant^ fait defirer vive- ment cette liaifon. Outre que fon ftyle n'a rien de champêtre , il n'a en lui- même qu'un foible caradere ; au nord , îl ne préfente qu'une grande face blan- che 6c monotone qui n'a de mouvement culieres , le château ne fauroit avoir une correfpon- dance immédiate avec lui. Ceci rentre d^ns mes- principes & confirme ce que j'ai avancé fur les ma- noirs , &: notamment fur le château , lorfque j'ai dit qu'ils doivent avoir dans leur dépendance une propriété qui leur foit particulièrement affedée ij: relative à leur caradlere. Voyez aufli la note fur h_ manoir du jj^i/s, page iop> DES JARDINS. 2^9 ^ue par les tours qui le flanquent ; s'il fe montre fous un afpe£l moins défavo- rable du côté du midi par le jeu que lui procure la faillie des ailes , on peut encore lui reprocher qu'il compofe, avec la grande quantité de bârimens qui l'accompagnent , un enfemble trop vo- lumineux pour rétendue du fite^ qui d'ail- leurs n'offre rien de champêtre. Quant aux faces latérales , on ne les apperçoit pas 5 le château étant refferré par les cotés. Il faut convenir que , d'une part , il eût été difficile , quoique non impoflible, de changer le caractère de ce grand bâ- timent ; plus difficile encore de corriger ce que fa fituation a de vicieux ; & que , de l'autre , la difpofition & les accidens du local ne comportoient que le pays , & ne fe feroient jamais prêtés à l'éta- bliffement du parc L'Artifte , qui aura à compofer des Jardins pour un manoir déjà conftruit, R 2 ^^6o THÉORIE ne rencontrera que trop fouvent àtû obftacles invincibles dans fa forme & fa fituation. Il trouvera difficilement une décoration analogue au caradere du fite & une pofition bien choifie relativement au mouvement du terrein ôc à la nature des effets qu'il exige. Ici ce fera un grand édifice oc un petit efpace ; là une bril- lante décoration & une fite pauvre ; fou- vent une pofition qui ifole le manoir 6c le détache du payfage , ou bien un fol intraitable , une expofition défagréable, une fituation fans afped , fans intérêt. La diftribution des Jardins fymmétriques toujours correfpondante à la forme des bâtimens, ôc aflujettie à leur décoration ôc à leur diredion , parce qu'on les a toujours regardés comme l'objet prin- cipal, quoiqu à la campagne ils ne foient qu'acceffoires, procède d'après des prin- cipes fi difFérens de ceux que je propofe dans cette théorie , qu'il arrivera rare- ment que ce qui convient aux uns puiff^ DES JARDINS. 26ii Convenir aux autres. Mais revenons aux Jardins d'Ermenonville. Ce n'étoit pas afTez d'avoir conçu ce projet fur un terrein dont l'état primitif fembloit ne devoir fe prêter à nul accord & s'oppofer à tout effet agréable^ fur un fite qui préfentoit au premier coup-d'œil û peu de refTources & tant de difficultés; ce n'étoit point affez d'avoir déterminé les grandes maffes ôc difpofé les effets principaux , il reftoit encore à faire une grande partie des détails , pour mener cette entreprife à fa fin : on s'en eft oc- cupé depuis. Quoique j'aie bien acquis le droit de dire ce que j'en penfe ; quoiqu'en les foumettant à une jufte critique, j'euffe pu jetter quelques traits de lumière fur les principes de l'art y je crois devoir les aban- donner au jugement des gens de goiit. Ceux qui ^ après avoir lu cet ouvrage, verront les Jardins d'Ermenonville , s'ap- percevront aifément que ces détails n'ont pas été faits dans le même efprit qui a préfidé à l'enfemble, K 3 2(52 THÉORIE Mais il y a lieu de croire que celui qui a été aiTez vivement afFetlé des beautés de la Nature , pour braver l'opinion re- çue, ôc leur accorder la préférence ; que celui qui a cfé donner à fa nation le pre^ mier exemple d'un genre que fes charmes ôc fes avantages aur oient dû faire naître plutôt 5 jaloux de iuftifier aux yeux des curieux que fes Jardins atdrent en foule, la réputation qu'ils ont acquife , ne laif- fera pas exifter ces 'taches légères , & quelles connant à d'habiles mains , il les fera parvenir au degré de perfection dont ils font fufceptibles. DES JARDINS. 1163 CHAPITRE XI IL DU PARC, Vefcription de Guifcard. L E parc y différent du pays ^ ne fe divife |)oint en genre. Pour en donner une idée jufte , j'ajouterai à ce que j'ai dit plus haut , qu'il faut l'envifager comme un grand Jardin , qui dans fon enfeni- ble 5 peut réunir les effets champêtres Ôc les effets fauvages ; mais qui , en admet- tant les beautés mâles de l'un , évite celles qui font trop aufteres , & en fai- fant ufage des grâces fimples de l'autre, éloigne ce qu'il a de ruftique. Il tient ie milieu entre Itpays & le Jardin pro- prement dit. Il fe diftingue de celui-ci par l'étendue , par la dîmenfion des par- ties qui le compofent , par fon apdtude R^ 22<^4 THÉORIE à fe lier à toutes les fcènes de la Naturd au-delà de fon enceinte , & fur-tout par i'excluflon formelle qu'il donne à toutes C2S produaions , enfans du caprice , nées d'un goût perfonnel , à cette parure af- •feaée ôc à cette coquetterie dans les détails , auxquels on ne fe livre même qu'avec réferve dans la compofition du Jardin. Il fe diftingue au pays par la cor- relation du manoir aux Jardins , par le ir.anoir lui-même qui ne doit fe préfen- ter que fous la forme du château. Quoi.- que le parc puifTe & doive fe lier aux objets extérieurs, & les faire entrer dans la compofition de fes tableaux , cepen- dant il ne fe confond pas tellement avec €ux , que cette liaifon efface fes bornes qui diftinguent la propriété : c'eft encore là un caraûere qui Fempêche d'être con- fondu avec l^pays. Enfin il en diffère, en ce que le pays , ordonné par la Na- ture , écarte très-fcrupuleufement tout ce qui lailfe appercevoir un projet form^ 1 DES JARDINS, tie^ç les fleurs qu'ils donnent dans une excef- five profufion , outre le parfum qu'elles exhalent , pxéfentent un éblouifTant fpeci DES JARDINS. 323 taele par leur variété ôc leur éclat ; cet effet eft d'autant plus raviflant que les maiïifs font mieux compofés , ôc les grouppes plus induftrieufement difpofés. Les fruits d'été, qui leur fuccédent, plai- fent autant aux yeux par la diverfité de leur forme , la vivacité de leurs couleurs & la manière dont ils s'étalent fur les ar- bres qui les nourriflent , qu'ils flattent le goût. Ceux d'automne ne font ni moins agréables , ni moins favoureux. Il y a quelques arbres fruitiers qui fe plaifent avec la vigne ôc les plantes far- menteufes à fruit , ôc leur prêtent vo- lontiers leur appui. On peut, en les af- fociant, fe procurer des berceaux om- bragés ôc utiles ; les pampres ôc les guir- landes qui les feftonnent, ornés de leurs fruits pendans, varient les effets ôc four- niffent de jolis accidens. Le potager , dont l'afped eft fi froid , la diftribution toujours fi méthodique , qu'on n'eftime que par fon utilité , qui X 2 ^24 THÉORIE n'a pour l'œil aucun attrait , le potager bien compofé peut aufTi préfenter un ta- bleau intéreffant. Ce qui dépare cette efpece de culture , indépendamment du peu de goût qui préfide à fa compofition, ce font les murs élevés , dont on l'en- vironne de toute part , qui lui donnent un afpea trille , ôc en font un objet ab- folument détaché & fans liaifon avec ce qui l'environne. Ceci amené naturelle- ment une obfervation bien effentielle ; quoique je n'aie pas négligé d'en faire mention dans le cours de cet ouvrage , toutes les fois qu'il a été queftion d'en- femble^, d'accord & de convenance , elle exige néanmoins une explication plus détaillée : la voici. C'eft que vainement auroit-on compofé avec toute l'élégance polTible une fcène particulière , inutile- ment lui auroit-on prodigué toutes les beautés de l'art & toutes les grâces de la Nature , il lui manquera toujours quel- que chofe, elle ne fera un plaifir pur;^ DES JARDINS. 32s elle n'aura pas ce charme qui fêduit, fî le cadre n'eft fait pour le tableau : c'eft- à-dire , Ci le lieu où elle eft placée , (î les objets , au milieu defquels elle fe trouve , qui la complettent & qui font Fenfembie , n'ont nulle relation avec elle , ou n'en ont pas une qui lui con- vienne. C'eft l'enfemble qui détermine la première imprelTion, qui la perpétue & la renouvelle à chaque inftant ; & l'on fait que la première imprefïion eft tou- jours la plus forte. C'eft encore l'enfem- ble qui décide prefque toujours du plai- fir ou du dégoût que nous font éprou- ver une fcène particuHere , une fabri- que ) un effet quelconque^ quoique fou- vent ils n'aient rien par eux-mêmes d'à- gréable ou de déplaifant. C'eft lui qui affocie ce qui contribue à la perfeâion du tableau ; qui fixe l'étendue du ciel la plus avantageufe. Le cadre, qui fait par- tie de l'enfemble , lie les objets qui fe font valoir , Ôc fépare ceux qui fe préju- S26 THÉORIE dicient ; il voiîe ce qui ne doit pas fe montrer ; mais il lailTe fouvent foupçon- ner des profondeurs , des derrières , des efpaces que l'imagination remplit^, qu'elle orne, qu'elle concilie avec ce que les yeux voient d'une manière plus heu- reufe , qu'elle arrange avec plus d'a- dreffe que l'Artille le plus intelligent ne l'eût fait , s'il y avoit fuppléé. En un mot 5 il s'étend ou fe reflerre , s'inter- rompt & fe brife au gré du befoin , ôc félon que le goût & les circonftances le demandent. Je fuppofe un bocage délicieux qui fe trouve lié naturellement avec les parties qui le précédent & le fuivent , tranfpor- tez-le dans un lieu ifolé , qui ne laiffe rien imaginer au-delà de fon enceinte ; en un mot , épaiffiflez , fermez exa£le- ment le cadre , à i'inftant tout le charme s'évanouit. Déplacez ce verger agrefte fi frais , ce ruiffeau fi voluptueux ; choi^ filiez un autre fite à celui-ci , un autrç DES JARDINS. 327 fentour à celui-là , ils ne feront plus la ziiême impreflion ; ce fera bien la même étendue , ce feront les mêmes arbres , les mêmes eaux, le même cours, ôc cependant l'effet en eft tout différent : vous croirez leur avoir fait prendre d'au- tres formes. Il en iroit de même, fi, au lieu de déplacer le tableau, vous chan- giez ce qui l'environne , fi vous lui fubf- tituiez un autre entourage ; d'où vient cela ? c'eft que le cadre n'eft plus le même ; c'efl que , rien n'étant parfaite- ment ifolé'dans les fcènes de la Nature, chaque effet, chaque objet eft dépen- dant de ce qui l'environne , & nous af- fecte différemment, à raifon de ce qui l'accompagne ; que tout ce qui fe pré- {Qïïtt à nos yeux a une forte de con- nexion avec ce qu'on vient de voir , 6c même avec ce qu'on préfume qu'on doit voir; remarquons en paffant que cette prévoyance , lorfqu'elle efl trompée , eft k fource des contraftes &: des tranfition<> X4 528 THÉORIE piquantes ; c'eft qu'enfin les obiets , fe^ Ion leur affociation , tracent dans la tête une fuite dlmages fimultanées & fuc- ceffives qui , fe faifant valoir les unes par les autres , fortifient les imprefiions préfentes , & préparent aux effets qui doivent leur fuccé ier. Cependant il eft à remarquer qu'il y a des fites , des ta- bleaux qui ne laififent rien imaginer au- delà de ce qu'ils préfentent ^ & ceux-là n'ont pas befoin de ce fecours ; ce font les plus vaftes , & quelquefois les plus petits ; parce que , dans les- premiers, Timmenfité du cadre le rend nul ; dans les féconds , il exerce toute fa puifian- ce: c'eil-à-dire , qu'il ifole totalement. Ces idées paroîtront peut-être un peu métaphyfiques , & pour bien des gens mon cadre ne fera qu'une chimère ; cependant fon exiftance & fes effets n'en font pas moins réels ; & l'Artifte , qui les méconnoîtroit y n'enfanteroit fou- vent que des compofitions incohéren- DES JARDINS. 529 ces, découfues , fans enfemble ôc fans accord, (i) Je reviens aux potagers , ôc je dis que cette partie de nos Jardins pèche tou- jours par le cadre ; en effet , on la fé- pare , on l'ifole ou on Taffocie mal : non- feulement fes murs font une trifte en- ceinte qui la délie de ce qui l'environne; mais les formes auxquelles on la fou- met , la diftributlon m.éthodique à la- quelle on Taffujettit , toujours d'une infipide monotonie , n'en font qu'un objet ennuyeux , & lui donnent un air de féchéreffe qu'on ne devroit pas at- tendre de la verdure perpétuelle des plan- Ci) Voilà pourquoi les Jardins , où l'on fait de chaque bofquet une fcène particulière , indépen- dante de ce qui la fuit & de ce qui la précède, font fi froids Se ne difent rien à l'ame j voilà pour-' quoi ceux , où Ton aflbcie des objets difparates & fans analogie entr'eux , paroifTent vagues , fati- guants , papillotent aux yeux , & laiflent dans la tête le défordre dont ils font l'image. 330 THÉORIE tes qui y végètent , ôc de l'adivité d'un^ culture Cl foignée. Pourquoi^par exemple,ne pas encîorre le potager de fofTés 5 dans les parties où il peut s'allier avec tout ce qui l'avoifine du coté du midi ôc du levant ? pourquoi ne pas fubftituer des haies , des paliffades en bois, en paille même à ces infuppor- tables murs ? pourquoi enfin ne pas pré* férer des plantations épaiffes de grands arbres , pour lui fournir des abris contre îes vents mal-faifans du nord ? C'eft ainfi que le potager obtiendra de la grâce ^ pardcipera des agrémens procurés aux autres cultures, & ceflera d'être un objet triflement délaifie. Qu*on ne fe perfuade pas que cet ar- rangement & ces difpofitions , pour être différens de ceux qu'on pratique géné- ralement 5 lui foient défavorables ; les Jardiniers Flollandois tout auiïi curieux que nous de ce genre de culture , ôc peut-être plus intelligens , parce qu'ils DES JARDINS. 551 ^nt les obftacles du climat à vaincre , les préfèrent ; ils n'ont pas d'autre clôture que des palifTades ni d'autres abris que des arbres. La diftribution du potager , je le fais, demande nécefTairement de l'ordre , ôc conféquemment une forte de régularité ; 51 faut réunir les mêmes efpeces de pro-^ durions , les placer dans le lieu qui leur convient , & fous l'expofition la plus avantageufe , pour la facilité & le fuccès . de la culture ; mais l'un ôc l'autre n'exi- gent pas de le découper par des quarrés entourés de plate-bandes , dans lefquel- les font efpacés à égale diftance des ar- buftes ôc des fleurs toujours en trop petite quandté : ils n'exigent pas non plus ces larges allées ratifiées qui occupent des bras plus utiles ailleurs , dont le fol aride ôc nud eft perdu pour le bénéfice. Le potager de ma ferme ne fera pas ainfi difpofé ; le goût décidera de fa forme , la qualité du fol ôc la bonne ex- 552 THEORIE pofition , de fa place : la différence des cultures mettra de la variété dans les effets. Le buifTonnier d'arbres nains Ôc à mi-vents , que j'appelle le verger cul- tivé y fera en tête dans la partie la plus à Fabri ; ce fera là aufTi que j'établirai mes palifTades , pour recevoir les efpaliers ; j'y deftinerai encore un canton pour les arbuftes à fruits ; au-defTous ou dans un lieu à part^ feront les gros légumes qui peuvent fe palfer d'arrofement ; les plan- tes îégumieres les plus délicates & les plus vertes feront placées dans la partie la plus balTe , diftribuées par planches ôc féparées kvAç,mtnt par de petits fentiers , pour en faciliter l'approche & la cul- ture, (i) Tout le terrein fera couvert, & je YiQw perdrai pas pour de faftidieux (i) On peut prendre une idée de cette diftribu- tion, en jettant un coup-d'œil fur les marais des environs de Paris 5 ils préfentent un aflemblage de verdure , dont la régularité n'eft rien moins (][ue défagréable. DES JARDINS. ^n compartimens & d'inutiles allées. Cet enfemble de verdure , dont la forme générale ne fera pas un quarré entre quatre murs , mais me fera donné par les accidens & la marche du terrein, flattera Foeil & fournira abondamment aux befoins ; parce que , fans oublier l'effet dans la compofition , j'aurai plus confulté l'avantage de la culture & la pofidon que la régularité. Enfin je ne négligerois aucune partie du terrein qui me fera confié , parce qu'il n'en eft aucune qui ne doive , par mes foins , contribuer au profit & à l'agré- ment: par-tout des vues économiques, aflbciées aux grâces champêtres, feroient la bafe de mes projets ôc le but de mon travail. Si j'avois un terrein bas & aqua- tique, j'en ferois une faulfaie; je vou- drois <]ue les faules , les peupliers , les aunes & tous les arbres , qui aiment un fol humide , fuflent difpofés de manière • à embellir le tableau général ôc le fite 554 THÉORIE particulier dans lequel ils font plantés ; je voudrois qu'ils procuraffent des pro- menades fraîches Tété , & des ramées l'hyver. Près du manoir, je voudrois, fi l'ordonnance générale ne s'y oppofoit pas, deftiner une place particulière à un bois agrefte ; je chercherois l'efpece d'ar- bres qui y réuiïiroit le mieux : il ferviroit de retraite aux hommes & aux animaux j dans les momens accablans d'une forte chaleur. Enfin fi la Nature m'avoit donné un ruiffeau , je me garderois d'en parer les bords par de méthodiques plantations qui répugnent au bon goût ; je me gar- derois d'en adoucir les inégaux contours, pour leur fubftituer d'élégantes formes , ou la trifte ligne droite ; je lui conferve- rois fes détours irréguliers ; je cherche- rois feulement à en rendre l'approche facile ; je ferois enforte que fes rives fuflent couvertes d'un gazon fin ^ ôc que trop d'humidité n'éloignât les pro-. DES JARDINS. 33^ meneurs curieux' de les parcourir. Enfin ici filencieux & tranquille, là agité & gazouillant, ombragé d'un côté, décou- vert de l'autre , libre par-tout , je ne lui ajouterois que les accidens que la Na- ture , dans fon aimable défordre , auroit pu faire naître & placer elle-même. Après avoir arrangé tout le terrein de la manière la plus fruaueufe , ôc lui avoir donné la tournure la plus agréai ble , je porterois mes foins fur les bâtî- mens. C'eft dans la ferme ornée que le manoir peut fe diftinguer par une forte d'élégance ; je voudrois qu'il eût un rez- de-chauffée , ôc un premier étage feule- ment , pour lui donner moins de hau- teur & moins d'importance; jepréfére- rois la gaieté de la tuile à la fombre cou- leur de Tardoife ; je lui permettrôis un enduit frais , & j'éviterois fur-tout qu'une fymmétrie trop exa£le dans la décora- tion , ôc un trop grand développement lie lui filTent perdre cet air fans préten- ^i6 THÉORIE tion qui doit le caradérifer : car la fer* me bourgeoife , quelqu'ornée qu'elle foit, n'eft ni le féjour de la grandeur, ni l'afyle de l'opulence. Elle eft ou la maifon de campagne du Citadin aifé, ou la demeure du Cultivateur qu'une polTeflion étendue met plus qu'audeflus du befoin. Il faut qu'elle foit commode & non faftueufe , propre & non ma- gnifique , riante & non décorée. Il convient qu'une des faces du ma- noir ait vue fur la baffe-cour. Une baffe- cour eft indifpenfable ; c'eft elle qui ca- radérife la ferme. Quand elle eft arran- gée & diftribuée commodément , il s'en faut de beaucoup qu'elle foit un objet déplaifant ; fon mouvement lui donne un air vivant 6c animé qui récrée ôc amufe. Il lui faut un efpace propoit'onné à la quantité de bâtimens qu'exige fa manutention ; il importe auffi de la bien difpofer pour la facilité du fervice. Ces utiles précautions obfervées^ on s'occu- pera DES JARDINS. 337 pera de ce qui peut lui procurer de la gaieté ôc de la propreté ; on l'ombragera parquelquesarbres;onluilaifrera des vues fur la campagne. Ces moyens employés à propos divifent la trop grande conti- nuité de bâtimens toujours trifte , ôc font un effet auiïi falutaire , aufli agréa- ble intérieurement , que riant pour l'afpeâ: extérieur. Enfin les bâtimens peuvent être compofés , ôc la baffe-cour arrangée de telle forte que , de quelque part qu'on les voie , ils préfentent un afyle qu'on fe plaît à habiter ; ôc je fe- rois bien mal -adroit, fi^avec des toits jouant entre des arbres ôc des environs champêtres , je n'obtenois des effets pit- torefques. Je préférerois le verger agrefte au potager , pour en faire le Jardin d'a- grément au-devant du manoir ; mais Ci^ par la tournure générale, ni l'un ni l'autre ne fe trouvoient placés conve- nablement pour cet ufage , j'y fupplée^ Y 33S THÉORIE rois par une peloufe en pente douce entretenue par les moutons qui en fe- roient les Jardiniers ; j'y jetterois quel- ques grouppes d'arbres , pour avoir de Tonibre ; j'y diftribuerois aufii quelques arbuftes à fleurs , pour répandre de la fraicheur fur les alentours , & mettre fous les yeux du maître une prome- nade engageante : pour la lui rendre toujours praticable , j'y ferois circuler quelques fentiers à travers les maiïifs qui les couvriroient de leur ombre, & le conduiroient dans fes pofTeflions , par les chemins qui les entourent. Mais je ferois peu de frais pour ces fortes de Jardins ; car , Ci j'ai bien pris mes mefu- res , tout formera promenade , & l'on rencontrera de tout côté des objets d'a- îiiufement qui attireront ôc des objets d'utilité qui intérefferont. Tel feroit a-peu-près le plan, fur lequel je formerois une ferme agricole bour- geoife j je n'y répandrois d'ornemens DES JARDINS. 539 que. ceux que fon caraâ:ere permet : je voudrois qu'ils parufTent une fuite né- cefTaire de la fin qu'on fe propofe dans cet établiflement. Sans doute que de pareilles difpofitions auroient de véri- tables charmes ; l'accord général de tou- tes les parties , leur correfpondance à un but commun , l'économie rurale , flatteroient également 6c le propriétaire qui, trouvant dans fon patrimoine l'a- gréable ôc l'utile, poflede & jouit tout- à-la-fois : ce qui eft allez rare ; & le fimple fpeftateur qui , ne fe doutant pas des efforts qu'a fait Tinftituteur pour lui plaire , croit ne devoir le plaifir qu'il reffent qu'à des combinaifons fortuites mais heureufes. Ceci n'eft qu'une efquiffe légère ; Je n'ai fait paffer en revue que les objets principaux ; je n'ai parlé que des cul- tures les plus ordinaires ; l'e n'ai rien dit de celles qui font particulières à cha- que climat. Chaque fituation , ayant fon Y'2 340 THÉORIE caradere propre , peut fournir d'autres refîburces à un Artifte fenfible aux char- mes de la campagne ôc aux grâces fé- duifantes de la Nature ; mais , dans la quantité d'objets que ces Jardins em- braffent , on ne fauroit tout prévoir ôc tout dire. J'ajouterai feulement qu'on imagineroit difficilement un genre de Jardin plus intéreffant que la ferme ; qu'il n'y a peut-être rien d'auffi attrayant que le fpedacle d'une campagne dans une fituadon heureufe , dont le fol fer- tile eft embelli par le concours des di- verfes fcènes champêtres liées les unes aux autres , lorfqu'elles étalent aux yeux toutes les richefles d'une végétation vi- goureufe , fruit d'une culture foignée ôc bien conduite. La ferme paftorale offre des tableaux plus champêtres que l'agricole. Les pâtu- rages 5 les prairies aiment les vallées, fup- pofent des coteaux , mais rarement de grandes plaines ôc de hautes montagnes; DES JARDINS. 541 on fait d'ailleurs que les cotteaux & les vallées s'afTocient très-bien avec les bois & les eaux : ne font-ce pas là en effet les fîtes & les matériaux , dont fe compqfent ordinairement les fcènes champêtres ? Il y a des différences très-fenfibles en- tre le genre paftoral & l'agricole. Les terres de la ferme agricole fouvent nues, làns ceffe travaillées , partent l'em- preinte de la main de l'homme & pré- fentent des changemens d'une faifon à l'autre ; mais la principale & prefque Funique produdlion de la femie paftorale paroît être plutôt un don , une pure li- bérahté de la Nature que le fruit de Fin- duftrie du Cultivateur. La terre y eft' toujours cachée fôus un tapis de ver- dure quife renouvelle de lui-même ; c'eft pour cela que les foins donnés à fon embelliffement, quoiqu'auffi nécefls.ires, font moins apparens. Le trait qui defiTme- fes enclos eft plus incertain , plus indé- cis^ que celui des enclos de k ferme: Y3 ^-42 THÉORIE agricole , plus précis dans fes con- tours : d'ailleurs le cadre de celle-ci eft plus détiché & plus diftind; des ter- res fillonnées , différentes de tons des peloufes^ ne fauroient fe confondre avec la confiante verdure des fentiers qui les entourent ; au lieu que les pâturages , les herbages de la ferme paflorale fe lient d'une manière infenfible avec les gazons qui tapiffent fes chemins. De plus les terres en labour exigent, pour la facilité de la culture , une certaine étendue , une forte de régularité & fou- vent de l'égalité dans leur divifion ; mais les divifions des herbages , plus libres dans leurs proportions , fe prêtent plus aifément à celles que le goût veut fixer. Les enclos de la ferme paflorale relTem- blent beaucoup aux clairières pratiquées dans les bois, à caufe de la diverfîté de leurs formes , de leurs dimenfions , & furtout par la liberté qu'ils laifTent de diflribuer les plantations environnan- DES JARDINS. 343 tes lerquelles^ pouvant être plus ou mcins épaiiïes & combinées de plus de maniè- res , fe compofent en bocages ôc en pe- tits bois dont l'enfemble donne toujours occafion à de charmans effets. Une des chofes particulières à la fer- me paftorale , qui annonce fa deftination ôc la diftingue du pays champêtre , ce font les palis ôc les barrières qui , divi- fant les herbages , fervent à former des parcs pour la féparation des beftiaux; quoique fimples dans leur conftruûion^ ils peuvent avoir dans la ferme bour- geoife une forte de propreté , ôc les li- gnes de divifion qu'ils tracent, peuvent être arrangées avec un certain ardre : c'efl- là une indication précife de cette efpece de ferme. Les terres en labour , dont elle ne peut guère fe paffer , ne feront pas réu»- nies en un feul canton ; il convient qu'et les foient difperfces ôc interpofées entre les pâturages ôc les herbages : de trop 344 THÉORIE grandes parties en culture détruiroient fon cara£l-ere ôc annonc croient une fer- me mixte. Ainfi quand on veut que le cara£lere paftoral domine^ il faut les mor- celer 5 crainte que le genre ne refle in- décis. Cette ferme a , comme Tagricole , fes vergers Ôc fon potager ; elle les traite à peu près de même ; mais elle diffère dans la manière de diftribuer les bâti- mens. Bien lo'n que la ferme pallorale cherche à les réunir , elle les parfeme de côtés Ôc d'autres , Ôc les cache quelque- fois dans répaiffeur des bois. Ceux, dont elle fait le plus d'ufage, tels que les granges , les écuries , les étables , les bergeries , font conmiunément très- grands ; leur réunion formeroit un vo- lume trop confidérable , ôc ne fauroit s'accommoder avec fon caradlere cham- pêtre. Il fuffit que le manoir foit en- touré des bâtimens les plus nécelTaires à la manutention journalière j ôc parmi DES JARDINS. ^4; ceux-là on peut compter, comme un des plus eflentiels, la laiterie qui inté- rieurement fera un objet tout- à- la-fois d'agrément & d'utilité. Je ne m'appefantirai pas fur les dé- tails ; je me contente d'affigner les dif- férences cara£lériftiques entre l'un & l'autre genre , en indiquant les traits diftin£lifs. En effet après ce que j'ai dit de la ferme en général ^ & ce que j'ai fait obferver fur chacune en particulier, je ne dois pas m'arrêter à des obferva- tions particulières fur la ferme mixte, quoiqu'elle foit fufceptible d'une grande variété , puifqu'elle réunit les deux genres. Quant aux fermes fimples ou rufti- ques , on prévoit ce qui doit les parti- cularifer : comme, par exemple, un fîtc très-inégal , des terreins arrides & tour- mentés , des rochers , des eaux & des bois agreftes mêlés avec les objets de cultures propres à chaque efpece ^ de$ 54<^ THÉORIE enclos plus contraflés j des chemins plus négligés , des bâtimens & des fabriques conftruits avec les matières les plus ordi- naires & dans la forme la plus fimple , placés à l'aventure & comme au hazard, Ôc partout ce défordre toujours intéreffant delà Nature livrée à elle-même. En géné- ral ce genre tire fon expreflion d'une (I- tuation finguliere, d'un pays bizarre pac la compofitlon de fes fîtes ; tout cela perfectionné par les acceffoires que le talent & le goût de l'Artifte peuvent y ajouter , fans altérer le cara8:ere de fmiplicité & de rufticité de fes ta- bleaux : toute fabrique , toute conftruc- tion qui auroit de la prétention & ne feroit pas agrefte , feroit choquante & affoibliroit infalliblement rexpreffion forte & vigoureufe de ce genre de corn- pofition. Mais je doute qu'un genre fi brut en apparence trouve beaucoup de partilans ; peu de gens aiment affez les grands ef- DES JARDINS. 3^7 fets de la Nature , pour le choifir de préférence , quand même le caraûere du fite s'y préteroit. Le propriétaire veut que la dépenfe qu'il a faite , l'Artifte que les peines qu'il a prifes , les foins qu'il s'eft donnés foient en évidence 6c frap- pent le fpe£lateur du premier abord ; ils les croiroient perdus , s'ils ne rappel- loient les talens de l'un & l'opulence de l'autre. Cependant c'eft moins ici le cas que partout ailleurs de faire parade de la difficulté vaincue. L'Artifte le plus fage & le plus fenfé ne fe détermine qu'avec peine à fe cacher derrière la Nature , je le fais ; mais qu'il fe tienne bien en garde contre le defir de fe mon- trer : cet amour-propre déplacé lui fera commettre les fautes les plus graves* Pour le propriétaire infenfible aux beaux effets de la Nature , je n'ai rien à lui dire ; s'il s'en trouve quelqu'un qui , pof^ fédant un local propre à l'établiffement de la ferme rullique , ait affez de goût 548 THÉORIE pour fe prêter aux vues de FArtifte , il fera facile à celui-ci de lui faire enten- dre que les charmes de ces fortes de Jardins exiftent dans le fpedacle de la Nature dans toute fa vérité Ôc fa liberté; qu'on obtient du fuccès qu'en paroiflant n'avoir rien fait , qu'en perfuadant qu'on doit tout à des accidens heureux & à la difpofidon du local. Je ne fais fi je me trompe , mais je crois que la ferme ruC- tique eft plus difficile à bien traiter que le Jardin le plus élégant. Il n'eft pas queftion de ces tableaux frais , de ces touches délicates, de ces contours doux, de ces tranfidons impercepdbles qu'on rencontre ailleurs avec plaifir ; ici il faut deflTmer à grands traits ôc avec fermeté ; il faut des effets énergiques, de brufques & favans contraftes , de fortes oppofi- tions ; il faut embraifer un grand enfem- ble ; il faut enfin que tous les tableaux, quoique du même genre , foient diffé- rens de ton j que les fcènes les plus etoiv DES JARDINS. 345» mantes entremêlées avec les accidens les plus fimples ôc les cultures les plus ordinaires foient quelquefois furpre- liantes , magnifiques même, fans jamais paroître élégantes, encore moins fac- £t:ices. Que Cl cependant un excès de délie»- tefTe faifoit rejeter ce genre , comme fujet principal , il pourra trouver fa place dans les circonftances , où l'on voudroit obtenir de grandes oppofitions d'efpece & de genre. Le parc , le Jar- din même avec fes grâces légères pour- ront fe l'affocier , pour fe procurer un changement de fcène ôc faire contrafte. Le pafTage de Tun à l'autre , bien mé- nagé , peut les faire valoir tous les deux, produire une vive Turprife 6c un effet très-piquant ; mais il fera toujours dan- gereux , ôc fouvent impraticable de tenter cette aflbciation , fans intermé- diaire ni préparation : il n'appartiep£ 5JO THÉORIE qu'à un talent fupérieur de trouver une liaifon heureufe ; elle eft un des effort les plus vigoureux de l'art des Jardins. DES JARDINS. 3^1 ^„^^,,^,^i— M— »»— — — — — *'— """— "— ' 1"^ CHAPITRE XV. De Jardin proprement dit. Oans les grandes fcènes de la Nature, dans la prodigieufe variété de fes ta- bleaux , j'ai préfenté à l'homme de goût un Jardin que j'ai appelle \q pays ; le parc , par la noblelTe de fon enfemble & la beauté de fes détails , a fourni un Jardin au propriétaire d'une terre fei- gneuriale ; celui qui s'occupe de la cul- ture , le Citadin aifé , qui s'eft ménagé un domaine aux champs , ont trouvé le leur dans la ferme , où l'agréable eft réuni à l'utile. C'eft pour l'homme riche qui peut , à raifon de fon fuperflu , faire des facrifices à fes fantaifies , & qui a befoin de- multiplier fes pofTeflions , pour varier fes araufemens , que j'ai réfervé le Jar- din proprement dit , dont l'agrément feuleft l'objet. Par des raifons bien diifé- 5^2 THÉORIE rentes , cette efpece de Jardin peut être aiiflî celui du citoyen refpe£lable qui , fe vouant au bien public , doit prefque tous fes momens à la fociété ; il ne fauroit, fans manquer à fes devoirs, aban- donner longtemps les pénibles occupa- tions que lui impofe fon état , il lui faut néanmoins quelque relâche & quelque difl:ra6lion. (i) Le Jardin proprement dit , offrant moins de reffburces que les autres ef- peces , parce qu'il manque de variété & d'utilité, ôc n'étant imaginé que pour procurer une jouiffance de quelques mo- mens dans la belle faifon , il eft à pro- pos qu'il foit à peu de diftance de la ville où le propriétaire fait fa réfidence : proximité qui lui convient d'autant (i) Cette différence de propriétaire n'en exige- t-elle pas dans le caradere du Jardin ? je le penfe. La convenance , à ce qu'il me femble , demande que l'un foit plus magnifique & plus voluptueux, & l'autre plus élégant & plus noble. autre DES JARDTNS. SS3 mieux, que l'homme en place, à caufe de fes occupations, & le riche, par un autre motif, n'y font communément que de petits féjours* Quand l'Artifte fe propofe de compo« fer le pays , le parc ou Isl ferme , il con- •fuite le fite qui décide fouverainement du genre, du caraftere 6c des princi- paux effets : il eft forcé d'aflujettir fes projets à la coupe du terrein & aux maffes générales qu'elle lui préfente. Mais dans le Jardin , il crée prefque tous les accidens , il fabrique tous les tableaux; il donne prefque toujours le caractère qu'il veut , furtout fi fon terrein eft d'une médiocre étendue ; parce qu'alors ren- fermé dans fon enceinte , le peu de furface du Jardin exclut la multiplicité des fcènes , les effets d'une certaine vi- gueur ôc les grands tableaux. C'eft tout cela qui rend facile le choix d'un local propre à fon établiffement. Le Jardin ^ fe trouvant dans la néc^C- Z 55'4 THÉORIE fité de tirer tous fes agrémens de fori propre fond , s'en procure par la grâce dans les effets , l'élc^gance dans l'enfem- ble , ôc la fraîcheur dans les détails ; mais pour y parvenir ^ le Compofiteur eft forcé de s'écarter quelquefois de cette exa6le vérité fi recommandée ailleurs. Cepen- dant que , fous ce prétexte , il ne fe laiffe point aller à la manie fi commune de créer des tableaux de pure fantaifie ; qu'il fe tienne en garde contre ce faux goiit qui feme , Ôc qui entaffe dans le Jardin une multitude de conftruftions & de fa- briques ; outre qu'elles contrarient le genre , ôc qu'elles font difparoître la Na- ture , il arrive que , le plus fouvent pla- cées au hazardôc dépourvues d'analogie avec la fcène , elles font fans propor- tion ôc fans vraifemblance : abus qui fuppofe peu de reffources dans l'imagi- nation , une ignorance totale des princi- pes de l'art ôc du goiit , ôc conféquem- ment un talent très-médiocre. Avec ces DES JARDINS. ^^^ lutiîes moyens , on croit avoir fait le Jardin , ôc l'on n'a fabriqué tout au plus qu'une mauvaife décoration fans inté- rêt : aflemblage faftidieux de parties in- cohérentes, qu'on peut voir une fois par curiofité , mais où Ton fera peu tenté de revenir, (i) Ainfi quoiqu'on puiiTe fe permettre quelqu'écart dans le Jardin proprement dit; quoiqu'un arrangement plu s évidem- ment combiné , des formes plus pré- cieufes ) uae propreté plus recherchée dévoilent l'art , il ne faut pas tellement abandonner la Nature , qu'elle y foit to- (i) J'accompagnai un jout une femme dans un de ces Jardins modernes , où Ton voit une nombreufe colledtion de fabriques de tout genre , de bâtimens de toute efpecê, renfermés dans un petit efpace ; ■des tempks de marbre, des chaumières, àcs mou- lins, des itatues, des tours, des égiiies, ou Ton trouve beaucoup de pierres , peu d'arbres , encore moins de verdure h quand elle l'eut parcouru , & (qu'elle vit qu'on fe difpofoit à le quitter , allons donc voir U Jardin , dit-elie ingénuement. Z 2 SS^ THÉORIE talement étrangère. Ce font les arbres agréables entre-mêlés d'arbuftes à fleurs, grouppés & diftribués avec goût, qui pro- cureront des ombrages frais ôc des boca- ges délicieux ; ce font les gazons feignes & entretenus 5 dont la couleur efi: amie de l'œil & recouvrent le fol d'un tapis de verdure égal & uni ; ce font les eaux lim- pides ôc tranfparentes , tranquilles ou foi- blement agitées , tantôt découvertes, tantôt ombragées , préfentées fous des formes agréables ôc variées ^ aflbciées avec les fleurs ôc les gazons , entourées d'objets qui leur prêtent ôc en reçoivent plus de grâce ; c'eft une certaine mo- leffe dans le jeu du terrein ; ce font des pentes douces ôc prefqu'infenfibles que i'œil fe plaît à fuivre , ôc que les pieds parcourent fans fatigue ; ce font des fentiers ôc des chemins bordés de plan,- tations agréables, propres en tout temps, conftruits avec foin , tracés avec pré- cifion y contournés naturellement ^ diri- DES JARDINS. 5^7 gés de manière que les objets & les ef- fets paroiflent fous l'afped le plus favora- ble , qui difpofés pour en jouir dans tous les inftans du jour, mènent à. des fcè-' nés choifies , ou à des lieux de repos confacrés aux charmes de la folitude & aux douceurs de la retraite ; ce font en- fin des afyles fombres & myftérieuxfitués avantageufement 5 propres à embellir les lieux où ils font placés, pour lefquels on aura préféré l'élégance ôc la légè- reté des formes à la richefTe des matiè- res ôc à la févérité des règles. Voilà les principaux objets qui doivent en- trer dans la compofition du Jardin pro- prement dit. Mais n'efl-ce point trop le circons- crire que de le reftreindre à de fi fimples moyens f n'eft-il pas à craindre que des objets fi ordinaires , fi communs 5 ne foient d'une trop foible refiburce pour en obtenir les agrémens que cette efpece {L'ppofe ; ôç que , fe bornant à l'emploi Z3 5^8 THÉORIE de ces feuls matériaux, on ne pro- duife que des compofitions froides Ôc monotones ? C'eft fans doute cette opi- nion mal fondée qui a donné naiflan- ce à ces Jardins . où Ion a raffemblé- avec tant de profufions toutes les pro- du£i:ions de l'art & de la Nature , où l'on a confondu tous les genres & alTo- cié tous les caraderes. Je doute fort que, dans un pays fertile en grands Artiftes , que dans un fiécle , où le goût a fait tant de progrès, cette nouveauté, qui a pu éblouir d'abord , puiiïe longtemps fe fou- tenir. Je reviens à mon objection , & je prétends que , fi les Jardins , où l'on n'a fait entrer que les feuls matériaux pro- pofés , n'ont pas obtenu le fuffrage des gens de goût , s'ils n'ont préfenté m charmes , ni intérêt ; c'eft que le plus fouvent , ou maniéré dans fes compofi- tions , le Jardinier ne fait leur donner ni caratlere , ni expreflion ; ou dénué de relfource êc fans imagination , il fe ré- DES JARDINS. SS9 jpete dans toutes fes diftributions , & ne connoît qu'un petit nombre de combi- naifons qu'il place indifféremment par- tout ; ou bien encore quefottement imita- teur , il copie machinalement , il tranf- porte fur fon terrein ce qu'il a vu ail- leurs, fans confulter les convenances ; ôc qu'il ignore l'art d'affocier les effets au genre , Ôc celui de tirer parti des circonf- tances. C'eft donc moins à l'infuinfance des matériaux qu'à l'incapacité de celui qui les emploie qu'il faut s'en prendre. Sem- blables aux couleurs encore fur la pa- lette , ils offrent au Jardinier les mêmes reffources que celles-ci au peintre : tout dépend du talent & non des matières mifes en œuvre. C'eft le génie feul qui enfante ces chefs-d'œuvre qui nous ra- viffent. Eh ! de quoi n'eft pas capable celui qui réunit à ce don divin i^n goût exquis ôc les profonds fecrets de fon art ? S'il eit fimple dans fes moyens , fes i6ô THÉORIE combinaifons font infinies ; par fes éton* nantes produdions il captive le cœur & l'efprit ; il les agite & les maitrife à fon gré; il donne du fentiment & de la cha- leur à tout ce qu'il touche : il anime la pierre , il fait refpirer la toile , il commu- nique le mouvement ôc la vie à toute la Nature : c'eft la baguette de la fée. Ordonne-t-il le Jardin ? auflitôt tout s*embellit , tout fe colore de tons les plus brillans ; les fîtes les plus triftes ôc les plus aufteres préfentent des peri^ pe£lives agréables & riantes ; les plus uniformes fe nuancent, les plusmono^ tones fe varient , les plus ingrats , les plus rebelles fe transforment en féjour délicieux. Les eaux qu'il dirige femblent plus voluptueufes ; les ombrages qu'il crée , paroiffent plus frais ; les afyles qu'il prépare font plus invitans : de cha- que coup de pinceau naît une nouvelle grâce. S'il eompofe un grouppe^il fait, pair uri choix judicieux d'arbres , d'ar-» DES JARDINS. 51^1 buftes Ôc de fleurs , lui donner ces for- nçs pittorefques qui ajoutent àla beauté des uns & à l'éclat des autres. Enfin na- turel & tout-à-la-fois recherché dans fes compofitions , il fait inté relier par d'amu- fans détails ôc charmer par un élégant en- femble. Rarement le Jardin , dont le coup- d œil eft fi frais , fi élégant , fe liera bien avec les fîtes qui l'environnent ; les fini- pies objets de la campagne font trop né- gligés ; ce mélange lui feroit perdre fa grâce , ôc détruiroit infailliblement fon expreflion. Il faut alors lui donner un cadre , l'enfermer par des plantations qui cachent tout ce qui extérieurement pourroit lui nuire. L'inobfervation de cette précaution devient une faute d'au- tant plus grave, que le Jardin eft plus petit ; parce qu'un petit Jardin fuppofe encore plus de foin ôc de fraîcheur, Ôc çonféquemment moins de rapport avec çç qui eft hors de fon enceinte. /(^2 THÉORIE Indépendamment du peu d'analogie entre le Jardin proprement dit , & les objets ordinaires de la campagne , des communications trop immédiates , des ouvertures trop vaftes Tanéantiroient ; il feroit noyé dans le vague ; il feroit compté pour rien. Mais s'il a une dimen- fion telle qu'elle comporte plufieurs fcènes , qu'elle admette de la variété dans les tableaux , s'il joue enfin le petit /7^rc; pouvant alors , par des paf- fages bien ménagés , arriver à des fcènes plus négligées , il lui fera libre de fe procurer quelques échappées bien choi- fies ; parce que , fe rapprochant davan- tage de la Nature , il fe liera aifement avec les objets dont elle fe compofe. Car c'eft une maxime générale , que plus un fite eft grand , plus fes effets doivent être vrais & naturels. Cette gradation a lieu non -feulement du petit Jardin au grand , mais doit être obfervée au Jardin au pays ^ oh la vérité dans les tableaux ed de rigueur. DES JARDINS. 5^5 Toute culture, autre que celle qui contribue à la propreté , à l'entretien , eft déplacée dans le Jardin. Sa délica- tefle fuit tout ce qui fent la peine ôc an- nonce le travail , quand l'un ôc l'autre n'ont pas l'agrément pour motif. Delà il fuit que toute idée d'économie & d'in- térêt doit en être exclue. En effet , de petits morceaux de terre en labour , de petites buttes plantées en vigne, quel- que petits cantons de prairie & d'her- bes potagères, de quelque manière qu'on les arrange , fous quelque point-de-vue qu'on les envifage , font des objets peu propres à figurer avec grâce dans le Jardin ; leur place n'eft pas dans un lieu deftiné aux charme des veux Ôc à l'asré- ment de la promenade : ils y feront au moins un contre-fens. J'aurois négligé ce précepte négatif, fi je n'avois vu quelques Jardins qu'on a cru embellir par ces petits échantillons de toute for- tç de productions j où l'on a fait germer^ 3^4 THÉORIE dans des petits efpaces circonfcrîts , toutes les plantes & les herbes les moins intérefTantes mélangées avec les fleurs les plus fraîches & les arbres les plus élégants , avec la prétention de préfenter , dans ce cahos , des effets agréables. L'évidente inutilité d'une telle culture n'en fait qu'une puérilité fans objet comme fans goût. La culture eft intéreffante fans doute, lorfque , trai- tée férieufement , elle préfente une uti- litéeréele; mais entre-t-elle dans la corn- pofidon d'un Jardin ? Elle ne figurera bien que dans le pays , où elle fait ta- bleau 5 ou dans la ferme , dont elle eft l'objet principal. En excluant du Jardin proprement dit toute culture purement économique, ce n'eft pas pour y introduire des objets de luxe ôc de magnificence. Ge qui n'an- nonce que l'opulence j ce qui n'eft don- né qu'à l'oftentation peut bien fatisfaire la vanité 6c produire un fentiment d'ad- DES JARDINS. 3^; mifation dans le premier moment , mais ne fuppléera jamais au goût qui fait tirer des objets les plus fimples les effets les plus féduifans , comme l'habile Sculpteur fait fortir un chef-d'œuvre de la matière la plus commune. Ce font les pedts ta- lens qui recherchent la richelfe des ma- tières , & croient que fon éclat ajoute un mérite à leurs petites productions. Je n'ai plus qu'un mot à dire fur le manoir du Jardin^ qui eft la maifon de plaifance ; on fent qu'elle doit lui être afîbrtie par les grâces de fa décora- tion ; qu'elle doit être d'autant plus élégante que le Jardin efl: plus périt. Objet très - capital dans l'enfemble ; il eft très - important que fa décoration , fa mafTe , fa teinte ôc fon cara£lere foienc parfaitement d'accord avec lui. Une feule de ces convenances négligée feroit fuf- fifante pour troubler l'harmonie géné- rale , d'où dépend la véritable beauté de ce genre ; car la moindre négligence eft 366 THÉORIE une tache dans un enfemble Ci fini. La Jardin , n'ayant qu'un petit nombre de fîtes, la pofition la plus avantageufe du manoir fera aifée à trouver ; mais s'il pa- roît détaché du Jardin , s'il n'eft pas en-* touré de gazons , de fleurs & d'arbres , fi leur union en un mot n'eft pas intime, fa fituation fera manquée , comme objet d'afpea & d'effet. Des obfervations que nous venons de faire , dans ce chapitre , il réfulte que l'eifence du Jardin proprement dit eft de plaire par la propreté & l'en- tretien ; qu'il veut de l'élégance dans fa compofition , de la grâce dans fes formes , de la fraîcheur dans fes tableaux ; que fes effets doivent être doux ôc vo- luptueux & fon afpeâ: riant; 6c que, par des détails précieux & des objets choî- fis , il offre au propriétaire des amufe- mens variés & intéreffans & de faciles promenades. Le Jardin , où toutes ces DES JARDINS. 5(^7 conditions feront le mieux obfervées , aura réuni tous les charmes & toutes les beautés dont ce genre de compofition eft fufceptible. 368 THÉORIE CHAPITRE XIV. Des genres* JL A théorie , que je viens de donner ^ efi: toute fondée fur la Nature ; elle feule a fourni les préceptes , les exemples & les matériaux. Ceux-ci , quoiqu'en petit nombre , ont fourni des combinaifons fi immenfes , de nuances fi différentes qu'elles ont fuffi pour compofer des ta- bleaux, des fcènes de tous les genres, pour produire toute forte de carac- tères 5 & obtenir la plus grande variété d'expreffions. Avec du talent le Jardi- nier faura toujours en tirer les effets les plus magnifiques ôc les plus majeftueux, comme les plus fimples & les plus cham- pêtres ; les perfpe£lives les plus riantes & les plus fraîches , comme les plus fom- bres ôc les plus fauvages. En leur affo- ciant feulement les objets que le befoin a DÉS JARDINS. ^6^ a rendus communs, ôc leur fréquent ufage familiers , il aura , fans s'écarter des règles de la Nature , tout ce qui doit donner à fes compofitions la grâce j l'agrément ôc la variété , il obtiendra tous les effets ôc les accidens propres à les embellir & à les rendre intérelfan- tes ; mais font - ils les feuls que l'art comporte ? ai-je dû donner l'exclufion à toutes ces produdions , à toutes ces fic- tions que l'imitation fe plait à enfanter? c'eft ce qui me refte à examiner. Si je favois comment des objets hors de l'homme agiffent fur lui , comment des êtres infenfibles Ôc fouvent immo- biles mettent fes fens en mouvement, ôc comment enfuite de pures fenfations produifent des fentimens ; Ci je pouvois calculer jufqu'à quel point l'éducation ôc l'habitude qui forment les mœurs gé- nérales , ôc déterminent les opinions particulières , influent fur fes goûts, fes jugemens ôc modifient fes affeclions ; de Aa 370 THÉORIE ces connoifiances phyfiques Ôc morales j'en déduirois aifément les caufes de la convenance & de la difconvenance qui font que les objets, félon la manière dont ils lui font préfentés , l'attirent ou le repouffent , l'egayent ou l'attriftent , en un mot lui plaifent ou lui déplai- fent. Sans doute que ces principes, bien développés & appliqués à l'art des Jardins , répandroient un grand jour fur la matière que j'ai à traiter ; mais cette tâche eft trop au-defTus de mes forces : il n'appartient qu'à cette partie de la Philofophie , qui fonde les profondeurs de la Métaphyfique , d'arriver jufqu'à ces premiers élémens. Je me bornerai à comparer les Jardins qui , tels que ceux que je propofe , ont fuivi dans leur corn- pofition la route de la Nature, & l'ont prife pour modèle , à ceux que , par op- pofition , j'appelle Jardins de genre ; le réfultat de ces comparaifons ne fera peut-être pas tput-à-fait infru£tueux. Dans le nombre des artiftes ôc dea DES JARDINS. 571 ;imateurs qui ont fait exécuter des Jar-^ dins , les uns n'ont employé que des dé- corations artificielles ; d'autres ont cru qu'il falloit y joindre la repréfentation d'une a£lion qui rappellât un événement; quelques-uns fe font contentés de co- pier plus ou moins fidèlement la Natu- re ; mais le plus grand nombre a fait en- trer dans fes comportions , ôc la Nature^ & les décorations , & les fidions , & toute efpece d'imitations ; prefque tous, marchant à tâton , fe font attachés au genre , fans égard à l'efpece. Cette dif- tindion très-effentielle , ôc qui eût fervi de guide , méconnue ou négligée , a laiffé une Jibre carrière à la fantaifie ; elle a éloigné la recherche des principes de l'art; elle a jeté de l'incertitude farfoii véritable objet ; enfin elle a produit des compofitions ^ dont le ridicule a révolté les gens de goût 6c rebuté les gens fenfés. Cependant, malgré ces écarts , on a fenti que l'art des Jardins étoit fufcepdble de Aa 2 572 THÉORIE grandes beautés ôc de beaucoup d'agré-» mens ; ôc que , réduit à des principes ôc ramené à fon objet, il pouvoit occuper une place honorable parmi les arts libé- raux créés pour nos plaifirs : aufîi les plus prudens ont-ils pris le parti , avant de fe décider , d'attendre que des pro- duQions plus raifonnables ôc des effais! plus heureux leur préfentafTent des exem- ples à fuivre. . De ces Jardins d'imitation ôc de ca- price , dirigés par un goût perfonnel , îbnt nés difFérens genres, tels que le poétique , le romanefque , le pafioral > Yi- mitatïf. Je ne cite pas ici le fymmétrique qui les a devancés; je lui ai confacré le premier chapitre de cet ouvrage ; (i) ni (i) Sans caradere, fans expreffion , fans inven- tion, fans nuance, fa marche toute méchaniquc Ta exclu de la clafTe des arts libéraux. Sa froide monotonie, fon infipide uniformité , inféparables de l'ennui, Tont laifTé prefque fans partifansj en par- ler encore feroit peu généreux ; on ne bat pas fon ennemi à terre. DES JARDINS. 375 le plttorefque qui, envifagé comme gen- re , n'ell autre chofe que celui de la Nature. Si par pittorefque on entend ce choix dans les objets , dans leur forme , dans leur arrangement , ces combinai- fons d'effets à qui le Payfagifte donne la préférence , quand il veut préfenter des fîtes agréables , cette expreffion n'eft-là qu'une qualification qui appar- tient également à l'art du Peintre & du Jardinier; (i) parce que ces deux arts ont des çhofes communes , & pren- nent l'un ôc l'autre la Nature pour mo- dèle ; parce qu'ils exigent à peu près les mêmes études , qu'ils cherchent prefque les mêmes effets, & que dans beaucoup de circonftances ils ufent des mêmes ar- tifices , pour parvenir à leur fin. Mais , ■ (i) Sous ce point-de-vue le pittorefciue appar-. tient fi également aux deux arts, que cette expref- fion auroit été inconteftablement tirée de celui des Jardins , comme elle Ta été de celui de la pein- ture, fi ce dernier n eût devancé l'autre. Aai 574 THÉORIE s'ils ont quelque conformité dans leur objet, ils ont encore plus de différence dans leurs procédés, (i) L'un crée, pour ainfi dire, la Nature, puifqu'il emploie les mêmes matériaux , qu'il les difpofe dans le même ordre , & fe fert des mê- mes moyens qu'elle. L'autre l'imite à la vérité , mais par des moyens ôc des pro- cédés qui lui font abfolunient étrangers. L'un fait la réalité , & l'autre la repré- Tentation ; on les admire tous les deux^ mais les jouilTances qu'ils offrent ne font pas les mêmes. (i) Ce que ces deux arts ont de commun peut abufer le jeune Jardinier, Se le jeter dans de faufles routes. Ce n'eft pas fans raifon que je fais cette re- marque î j'en ai vu quelques-uns chercher des mo- deles de compofîtion dans des eftampes , d'autres imiter les tableaux qu'ils avoient fous les yeux : c eft-là une fource d'erreur , comme on va le voir. On conviendra que vouloir faire de la copie l'ori- ginal , c'eft tout au moins intervertir l'ordre des chofes 5 d'ailleurs l'efpece de plaifir qu'on attend des deux arts n'étant pas la même, lis moyens doi* vent être différens. DES JARDINS. 37S Par ces diftin£lions je ne prétei-KÎs pas décider du mérite des deux arts ; (i) je compare & je marque fimplemeiit les différences. Il y a mille circonftances , où ce qui a réulTi dans un tableau de payfage ne feroit qu'un mauvais effet dans un fite réel , ôc ne fauroit fe placer avec fuccès dans les mêmes pofitions , (i) Quand on jette les yeux fur les fublimes pro- duaions des Claude Lorrains , des Wovermans , des Vernets ; quand on voit avec quelle vérité ces peintres ont rendu la Nature, l'étonnante illufion qu ils ont mife dans leurs tableaux j quand on fe re- préfente la magie de cet art qui a fournis au pou- voir du pinceau le ciel & fa voûte immenfe , le vague des airs , les nuages , la mer , les vapeurs , la lumière , la nuit même ; quand on confidere qu'un petit efpace renferme un vafte pays , qu'un plan de niveau préfente des profondeurs , des faillies , des diftances à perte de vue j quand on s'apperçoit que tout ce preftige s'opère par quel- ques couleurs mélangées fur une fimple toile ; que les moyens font fi peu de chofe & les effets fi grands ; que la manipulation n'eft rien , que le génie fait tout; qui pourroit refufer une des pre- mières places à cet art divin, dont je n'ai raconte que quelques merveilles ? Aa 4. 57^ THÉORIE quelque femblables qu'on voulût les fùp- pofer ; parce que fouvent l'objet qui plaît à la repréfentation , déplaît dans la réa^ lité. Je vais plus loin , & je fou tiens que ce qui eft nécefTaire , que ce qui eft avantageux à l'un eft inutile ôc quelque^ fois nuifible à l'autre. Voyez l'ouvrage du Peintre , il ne préfente que le même fite : de quelque point qu'il foit vu , les divers objets qui le compofent fe mon- trent toujours dans le même ordre; tous les effets de perfpe£live font les mêmes ; la lumière éclaire toujours les objets du même côté & conftamment fous le mê- me angle : enfin le tableau n'offre qu'un feul moment du jour , une feule faifoii de l'année , & un point de vue unique. Sur le terrein , les diverfes pofitions du Spectateur nuancent les effets & va- rient les perfpedives. Sans doute que de la même place , il ne voit que les mêmes chofes & dans le même ordre ; mais qu'il fe tranfportç à quelques pas, qu'il monte^ DES JARDINS. 577 .qu'il defceiide : auffitot , comme fi les objets étoierit mobiles , la fcène change, elle lui offre d'autres tableaux ôc lui pré- fente d'autres combinaifons. Cette fa^ culte de varier les effets , refufée au Peintre, donne de très-grands avantages au Jardinier ; mais Ci elle lui procure d'a- bondantes relTources dans fes compofî'- tions , elle feme fur fes pas des difficul- tés quelquefois infurmontables. Il doit avoir préfentes toutes ces variations & ces combinaifons ; il doit , en compo- fant, prévoir les effets occafionnés par la révolution journalière du foleil ; il faut qu'il travaille pour ceux du matin , du midi 5 du foir & de la nuit : ils influent étonnamment fur le caraftere de fes perfpeflives , par le changement conti- nuel des ombres ôc de la lumière , par la variété dans le ton ôc la couleur. Enfin il doit avoir égard à la fucceffion des faifons qui modifient ôc nuancent fi di- vçrfement les tableaux de h Nature, 57? THÉORIE Dans la peinture , c'eft moins la beauté des objets repréfentés qui fait celle du tableau que Fart avec lequel ils font rendus^. Outre le génie dans la compo- fition, on admire la liberté au faire, la hardielTe ôc l'élégance de la touche , la perfe£lion ôc la fineffe du deflein , la vérité & la vigueur du colons , Tintelli- gence du clair-obfcur. Dans le Jardin , la compofition qui confifle dans l'ordre, l'arrangement ôc la difpofition des objets fait tout le mérite de l'ouvrage ; c'eft en elle feule que réfide le vrai talent de l'Artifte : la touche ôc le faire ne font rien pour lui. (i) La Nature, qu'il a, pour ainfi dire, foumife à fes ordres. (i) Quoiqu'en parlant des Jardins , je me fois ijuelquefois fervi des exprefllons de touche , àtfairef. de coloris , & que j'avoue qu'ils font nuls dans cet art , cependant ce que dis ici n'implique pas con- tradition 5 parce que ces expreflions , qui (e pren- nent au propre de la peinture , peuvent fè prendre au figuré dans l'art des Jardins. DES JARDINS. 37^ fe pKe à fa volonté , travaille de moi- tié avec lui , achevé & perfe£lionne l'ouvrage ; fous fa diredion , elle fe montre avec toutes fes grâces, elle dé- ploie tous fes avantages : mais lui feul choifit, place , combine, mélange ; lui feul prefcrit les formes , affigne les con- venances , fixe le degré d'expreflîon 6c détermine le caradere. -• Dans les arts d'imitation , une image trop reffemblante , une imitation trop parfaite n'excite point notre admiration, fi l'art qui l'a produite ne fe fait apperce- voir en même temps ; parce qu'il n'y a point d'imitation fans art ; que le mérite de l'ouvrage ne fauroit fe faire fentir, fans rappeller celui de l'ouvrier. Ces deux idées doivent être fimultanées & intimement liées. Qu'une ftatue , par exemple , foit fi exactement reflemblan- te , qu'on la prenne au premier coup d'œil non pour une imitation, mais pour l'objet même repréfenté , l'art n'étant pas 5^0 THÉORIE remarqué , nous n'y ferons nulle atten- tion ; ce n'eft qu'à l'inflant où noik nous appercevons qu'elle eft une repréfenta tion que nous aimons à la confidérer. C'eft pour cela que le Sculpteur fe garde d'en jamais déguifer la matière par la couleur naturelle de l'objet repré- fenté ; elle ajouteroit trop à l'illufion : il veut montrer qu'il a fu donner la mo- îefTe des chairs à la pierre , la légèreté des cheveux à l'airain , la fouplefle de î'étofFe au marbre. Si j'ai préféré l'ou- vrage du Sculpteur à celui du Peintre , pour faire fentir mon idée , c'eft que le tableau , n'ayant pas l'avantage du relief réel , n'a pas à craindre cette illufion de îa couleur qui jette dans la méprife. C'eft donc à la vérité de la repréfen- tation , jointe à l'idée du mérite & de la difficulté vaincue , qu'on doit le plaifir que caufent les productions des arts d'i' rnitation. Mais dans les Jardins de la Nature , le plaifir Ôc l'admiration du DES JARDINS. 581 fpe£lateur ne proviennent point du mé- rite de l'art réuni à la perfe£lion de l'i^ mitation. Les beautés de la Nature n'ont pas befoin , pour nous plaire , de rap- peller les talens de l'Artifte , parce que ce n'eft point dans l'imitation , mais en elles-mêmes , que réfident l'intérêt Ôc le plaifir qu'elles font naître : elles doivent au contraire cacher avec foin l'art qui les a produites. Dans tout le cours de cet ouvrage j'ai prouvé que les moyens , quand ils étoient apparens, anéantiffoient ce plaifir ôc cet intérêt , quelque mérite qu'ils annonçaffent dans l'Artifte qui les avoit mis en œuvre ; que le grand art étoit qu'ils ne fuffent jamais foup- çonnés ; qu'il ne falloit dans aucun cas laifTer voir les cordes ôc les machines , mais les voiler avec la plus fcrupuleufe at- tention à: la plus grande adreffe. Je pour- rois encore citer bien d'autres différen- ces toutes aufli évidentes entre les deux arts i mais en voilà affez , je penfe , pouc 3S2 THEORIE démontrer d'une part que^ Ci le pîtto- refque eft un genre , il eft celui de la Nature , ou ce qui eft le même , il eft le genre propofé dans cette théorie; ôc de l'autre , que Tart du payfagifte diffère beaucoup de Fart du Jardinier , quoique tous les deux aient la Nature pour maî- tre & fes effets pour objet. Je termine ici cette digrelllon peut- être trop longue , quoique je Taie fort abrégée , mais qui m'a paru nécelfaire , & je reviens aux Jardins de genre. Com- mençons par le poétique. Celui-ci choi- fit fes fujets dans la Mythologie & dans les fables anciennes ; il fe propofe de nous préfenter ou quelqu'événement des temps héroïques ou quelque myftere du paganifme. Pour réalifer toutes ces fic- tions , il faut des fîtes analogues aux fch^ nés qu'on a le projet de nous repréfen- ter; il faut tranfporter le fpeûateur en Egypte , en Grèce , dans l'ancienne •Rome : pour y parvenir ,. on conftruit DES JARDINS. 385 des temples ; on diftribue les ftatues des divinités ; on plante des bois facrés. Veut- on préfenter les Champs Elyfées ? on in- troduit des ombres^ Ôc les repréfentations des demi-dieux ôc des héros. Sont-ce les Jardins de flore , de Pomone ? on y voit des Satyres & des Nymphes, on fait converfer les Driades , les Amadriades avec les Faunes. Mais qui ne. fait com- bien ces repréfentations font éloignées de produire les effets que le Compofî-' teur a en vue ? il a beau appeller à fon fécours les coftumes , les édifices an- ciens , mettre en ufage mille autres moyens ; ils font G. peu connus , fi équi- voques, que rarement ils rappellent les idées qu'on y a attachées. Yfupplée-t-on par des figures hiéroglyphiques , par des vers, des infcriptions ? a-t-on recours ■au grec , au latin ? les gens inftruits pour- it)nt s'en occuper , mais à l'inftant où ils auront tout vu , tout parcouru , tout lu, l'intérêt ceffera ôc ne fe renouvel- 3H THÉORIE iera plus. Quant aux autres , qui coin- pofent le plus grand nombre , à peind jetteront-ils un unique eoup-d'œil fut ces énigmatiques fabriques , fur cet af- femblage qui ne dit rien à leur imagina- tion ôc encore moins à l'ame ; d'ailleurs des événemens fans a£lion , des atVeurs fans mouvement ne fauroient foutenif longtemps l'attention du fpedateur : une fois la curiofité fatisfaite, tout eft dit, il n'y a plus d'intérêt qui rappelle. Telle eft l'effet de toute repréfentation d'a£lion fans pantomime, (i) J'aifuppofé que , dans l'exécution, ce$ Jardins avoient cette vérité qui fait illu^ fion'; mais fi tout l'art ne peut atteindre que très -imparfaitement à ce degré de (i) Malgré leur étonnante illufion , les fameux ipedacles que Servandony donnoit aux Tuileries n'auroient pas foutenu deux heures l'attention des fpeâateurs , s'il n eufîent pas préfenté une fuccef- fion d'effets & s'il n'y eût pas jomt une aâ:ion. - perfe£lion ^ DES JARDINS. 585^ perfetlion , comme il feroit facile de le démontrer ; fi les édifices n'ont pas cette magnificence , cette grandeur 5 cette an-» tiquité qui en impofent ; fi les fites n'ont pas cette expreffion , ce caradere qui conviennent au lieu où la fcène fe pafTe; fi les proportions font mefquines , les rapports manques ; alors l'effet ne ré- pondant pas à l'entreprife , ne préfentera qu'un ridicule afi'emblage : & plus il y aura de prétention dans le projet , & plus la repréfentation paroîtra pitoyable. ' Les Jardins de la Nature n'ont aucun