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UNIVERSITY OF TORONTO

by

ALEX PATHY

L'ÉTOURDI

MOLIÈRE

i 622- i 673

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L'ÉTOURDI

COMÉDIE EN CINQ ACTES

EN VERS i653

PARIS

LIBRAIRIE DE FRANCE

F. SANT'ANDREA, L. MARCEROU & Cie

99, BOULEVARD RASPA1L, 99 1922

NOTICE

Dans la première ferveur de sa vocation, le jeune Molière, dès l'âge de 21 ans, en 164), s'était associé à quelques amis, pour former une troupe qui reçut le nom ambitieux d'Illustre Théâtre. Le succès ne répondit point à leurs efforts. En août 1645, il fut emprisonné pour dettes au Châtelet, et n'obtint qu'à grand'peine d'être libéré sous caution. Il décida d'aller, avec ses amis, cher- cher en province les applaudissements et les recettes qu'a- vait refusés Paris.

Alors s'ouvre dans sa vie une période qui ne dure pas moins de douce ans, et qui est d'une importance capitale, non à cause des œuvres qu'il y a composées, mais parce qu'il a, pendant tout ce temps, développé sa personnalité et formé son génie.

Il parcourut toute la France, menant une vie errante, chargée sans doute de moins de hasards que celle des héros du Roman Comique, mais exposée, au moins dans les premières années, aux surprises d'une existence aventureuse, l'on devait compter avec les chômages imprévus, les insuccès, les frais de toute nature, les redevances à payer

2 NOTICE

aux villes, la concurrence des troupes rivales et l'hostilité des gens qui jugeaient le métier d'acteur scandaleux. Parmi ses compagnons, il compta entre autres Madeleine Béjart, amie habile et dévouée, ses frères Louis et Joseph Béjart, et sa sœur Geneviève, l'auteur dramatique Ni- colas Desfontaines, l'instituteur Georget Pinel, le pâtis- sier Ragueneau, et Marquise - Thérèse de Gorla, qui devint célèbre sous le nom de son mari Du Parc, et qui ne passe encore pour belle qu autant que Corneille l'a dit.

En i6j2, Molière est chef de troupe. Il s'est acquis déjà « une fort grande réputation » . Il fixe, si l'on peut dire, son quartier général à Lyon, qu'il quittera fréquem- ment pour aller jouer à Vienne, à Dijon, à Avignon, à Grenoble, ou pour donner des représentations lors des ses- sions des Etals du Languedoc, à Montpellier, à Pé^enas ou à Béliers.

C'est pendant l'un de ces séjours à Lyon que Molière donna la première représentation de l'Etourdi. Quelques- uns la placent en 1653. La date de 16 jj paraît mieux établie.

Déjà Molière avait été amené à composer lui-même une partie de son répertoire. Il avait fait des farces, dont il nous est parvenu des rédactions, comme la Jalousie du Barbouillé et le Médecin volant, ou dont nous ne connaissons que le titre, comme Gorgibus dans le sac, le Docteur amoureux ou le Fagoteux. Il se devait d'abor- der un jour la comédie littéraire, fondée sur une savante intrigue, développée en cinq actes, écrite en vers, telle que l'avaient mise à la mode les pièces de Rotrou, de Boisrobert, et qu'on avait imitée de l'Espagne et de l'Italie. « Les comédies, dit Voltaire dans son Sommaire de l'Etourdi, n étaient alors que des tissus d'aventures singulières,

NOTICE 3

l'on n'avait guère songé à peindre les mœurs. » L'Étourdi, pièce de début, est conforme au goût des contemporains. Molière s'y montre d'ailleurs bon imitateur. On trouve dans son ouvrage des emprunts faits à divers auteurs, mais il paraît s'être inspiré surtout d'une pièce italienne, due à un acteur de la troupe des Gelosi, Nicolas Barbier i, dit Beltrame, et publiée à Turin en 1629 sous le titre de l'Inavvertito overo Scappino disturbato e Mezzetino travagliato, « le Malavisé ou Scapin dérangé et Me^etin tourmenté » .

On ignore quel accueil l'Étourdi reçut en province. Nous sommes mieux renseignés sur celui que lui réserva Paris.

Molière y vint tenter la fortune à la fin de l'année 165S. Il avait obtenu la protection de Monsieur, frère du roi, et le 24 octobre, dans la salle des gardes du Vieux-Louvre, il joua Nicomède devant « leurs Majestés et toute la cour » . Il parut ensuite sur le théâtre, et les supplia d'écouter une farce de son répertoire, le Docteur amoureux. Le roi fut enchanté et lui accorda la salle du Petit-Bourbon, située près de Saint-Germain l'Auxerrois, au lieu même Claude Perrault devait, huit ans plus tard, commencer d'édifier la colonnade du Louvre. La faveur du public fut plus difficile à conquérir que celle du monarque. Il semble que Molière, pour se concilier l'opinion, déploya des qualités d'entregent et de souplesse dont un adversaire tel que de Villiersne manqua point de lui faire grief et de mettre les effets sur le compte de la brigue.

Comme Molière, écrit-il, « avait de l'esprit, et qu'il savait ce qu'il fallait faire pour réussir, il n'ouvrit son théâtre qu'après avoir fait plusieurs visites et brigué quantité d'approbateurs. Il fut trouvé incapable de jouer aucunes pièces sérieuses ; mais l'estime que l'on commençait à avoir pour lui fut cause que l'on le souffrît » (1).

(1) Nouvelles nouvelles. Paris. Pierre Bienfaict. 1 663.

4 NOTICE

Molière avait, à la vérité, de sérieux obstacles à vaincre. Les premières pièces que joua sa troupe furent fort mal accueillies. Mais dès qu'il se fut risqué, en novembre i6j8, à donner l'Étourdi, et bientôt après la seconde comédie qu'il avait écrite en province, le Dépit amoureux, le succès vint, très grand, et tel que nul ne le put contester. C'est ainsi que dans Élomire hypocondre (i), Le Bou- langer de Chalussay, un ennemi de Molière, lui fait dépeindre ses débuts à Paris :

Après Héraclius on sijjla Rodogune ;

Cinna le fut de même, et le Cid, tout charmant,

Reçut avec Pompée un pareil traitement.

Dans ce sensible affront ne sachant m'en prendre,

Je me vis mille fois sur le point de me pendre.

Mais d'un coup d'étourdi que causa mon transport,

je devais périr je rencontrai le port :

Je veux dire qu'au lieu des pièces de Corneille,

Je jouai l'Étourdi, qui fut une merveille ;

Car à peine on m'eut vu la hallebarde au poing,

A peine on eut ouï mon plaisant baragouin,

Vu mon habit, ma toque, et ma barbe, et ma fraise,

Que tous les spectateurs furent transportés d'aise,

Et qu'on vit sur leurs fronts s'effacer ces froideurs

Qui nous avaient causé tant et tant de malheurs.

Du parterre au théâtre, et du théâtre aux loges,

La voix de cent échos fait cent fois mes éloges;

Et cette même voix demande incessamment

Pendant trois mois entiers ce divertissement.

Nous le donnons autant, et sans qu'on s'en rebute,

Et sans que cette pièce approche de sa chute.

En effet, l'Étourdi eut, dit La Grange, « un grand succès et produisit de part pour chaque acteur soixante et dix pistoles » . Dans la suite, il fut donné à diverses reprises devant le roi, notamment trois fois avec les Pré- cieuses ; et, du vivant de Molière, il fut joué sur son théâtre presque tous les ans.

(0 Anagramme de Molière.

NOTICE 5

La salle, assurément, comme l'indique Le Boulanger de Cbalnssay, fut séduite surtout par le caractère si vivant et si plaisant du valet habile et fourbe et fécond en res- sources. Au prototype italien, au Scappino de Beltrame, Molière avait su, tant dans la composition de la pièce que dans la manière de jouer le personnage, communiquer la flamme de son étourdissante verve : et de plus, s'ins- pirant de ce demi-masque, la mascarilla, dont les acteurs italiens se couvraient parfois le haut du visage, il avait créé pour son héros le nom populaire de Mascarille, par lequel, de plusieurs années, le peuple de Paris, et ses amis comme ses adversaires, ne devaient pas manquer de le désigner lui-même. La faveur du grand public se mesure souvent à Infortune d'un sobriquet.

Molière pouvait encore être discuté, combattu, raillé, poursuivi de haines et de calomnies. Il devait l'être. Mais il avait désormais un nom connu et aimé, une réputation établie, et un public pour le goûter et l'applaudir.

A. R.

Nota. En principe, la présente édition reproduit le texte de celle qui fut donnée en 1674, « che\ Denis Thierry, rue Saint- Jacques, à l'enseigne de la Ville de Paris, et chez Claude Barbin, au Palais, sur le second perron de la Sainte Chapelle », et qui, présentant en un recueil les vingt-trois pièces publiées du vivant de Molière

6 NOTICE

répondit à son intention, attestée par le privilège général du 18 mars 1671 qui figure à la suite de l'édition originale des Fourberies de Scapin, de « donner au public. . . tous ses ouvrages. . . dans leur dernière perfection » . L'origine du texte adopté pour les pièces qui ne figurent pas dans l'édition de 1674 est indiquée à la suite de la Notice qui leur est consacrée.

PERSONNAGES

LÉL1E, fils de Pandolfe. MASCARILLE, valet de Lélie. ANSELME, vieillard. TRUFALDIN, vieillard. PANDOLFE, vieillard. LÉANDRE, fils de famille. ANDRÈS, cru Égyptien. ERGASTE, valet. CÉLIE, esclave de Trufaldin. HIPPOLYTE, fille d'Anselme. Un Courrier. Deux Troupes de Masques.

La scène est à Messine.

ACTE PREMIER

SCÈNE PREMIÈRE

LÉLIE

Eh bien ! Léandre, eh bien ! il faudra contester ; Nous verrons de nous deux qui pourra l'emporter, Qui, dans nos soins communs pour ce jeune miracle, Aux vœux de son rival portera plus d'obstacle. Préparez vos efforts, et vous défendez bien, Sûr que de mon côté je n'épargnerai rien.

SCENE II

LÉLIE, MASCARILLE LÉLIE

Ah ! Mascarille.

io L'ETOURDI

MASCARILLE Quoi?

LÉLIE

Voici bien des affaires ; J'ai dans ma passion toutes choses contraires : Léandre aime Célie, et, par un trait fatal, Malgré mon changement est toujours mon rival.

MASCARILLE Léandre aime Célie?

LÉLIE Il l'adore, te dis-je.

MASCARILLE Tant pis.

LÉLIE

Hé! oui, tant pis, c'est ce qui m'afflige. Toutefois j'aurais tort de me désespérer, Puisque j'ai ton secours, je puis me rassurer : Je sais que ton esprit, en intrigues fertile, N'a jamais rien trouvé qui lui fût difficile, Qu'on te peut appeler le roi des serviteurs, Et qu'en toute la terre...

MASCARILLE

Hé! trêve de douceurs. Quand nous faisons besoin, nous autres misérables Nous sommes les chéris et les incomparables ; Et dans un autre temps, dès le moindre courroux, Nous sommes les coquins qu'il faut rouer de coups.

ACTE PREMIER. SCENE DEUXIEME n

LÉLIE

Ma foi, tu me fais tort avec cette invective ; Mais, enfin, discourons un peu de ma captive : Dis si les plus cruels et plus durs sentiments Ont rien d'impénétrable à des traits si charmants. Pour moi, dans ses discours comme dans son visage, Je vois pour sa naissance un noble témoignage, Et je crois que le ciel dedans un rang si bas Cache son origine, et ne l'en tire pas.

MASCAR1LLE

Vous êtes romanesque avecque vos chimères ; Mais que fera Pandolfe en toutes ces affaires ? C'est, Monsieur, votre père, au moins à ce qu'il dit; Vous savez que sa bile assez souvent s'aigrit, Qu'il peste contre vous d'une belle manière Quand vos déportements lui blessent la visière ; Il est avec Anselme en parole pour vous Que de son Hippolyte on vous fera l'époux, S'imaginant que c'est dans le seul mariage Qu'il pourra rencontrer de quoi vous faire sage. Et s'il vient à savoir que, rebutant son choix, D'un objet inconnu vous recevez les lois, Que de ce fol amour la fatale puissance Vous soustrait au devoir de votre obéissance, Dieu sait quelle tempête alors éclatera, Et de quels beaux sermons on vous régalera.

LÉLIE

Ah! trêve, je vous prie, à votre rhétorique.

MASCARILLE

Mais vous, trêve plutôt à votre politique ; Elle n'est pas fort bonne ; et devriez tâcher...

12 L'ETOURDI

LÉLIE

Sais- tu qu'on n'acquiert rien de bon à me fâcher? Que chez moi les avis ont de tristes salaires? Qu'un valet conseiller y fait mal ses affaires ?

MASCARILLE

(A part.) (Haut.)

Il se met en courroux ! Tout ce que j'en ai dit N'était rien que pour rire et vous sonder l'esprit. D'un censeur de plaisirs ai-je fort l'encolure, Et Mascarille est-il ennemi de nature? Vous savez le contraire, et qu'il est très certain Qu'on ne peut me taxer que d'être trop humain. Moquez-vous des sermons d'un vieux barbon de père; Poussez votre bidet, vous dis- je, et laissez faire; Ma foi, j;en suis d'avis, que ces penards chagrins Nous viennent étourdir de leurs contes badins, Et, vertueux par force, espèrent par envie Oter aux jeunes gens les plaisirs de la vie. Vous savez mon talent, je m'offre à vous servir.

LÉLIE

Ah ! c'est par ces discours que tu peux me ravir. Au reste, mon amour, quand je l'ai fait paraître, N'a point été mal vu des yeux qui l'ont fait naître; Mais Léandre à l'instant vient de me déclarer Qu'à me ravir Célie il se va préparer. C'est pourquoi dépêchons, et cherche dans ta tête Les moyens les plus prompts d'en faire une conquête. Trouve ruses, détours, fourbes, inventions, Pour frustrer un rival de ses prétentions.

MASCARILLE

Laissez-moi quelque temps rêver à cette affaire.

ACTE PREMIER. SCENE DEUXIEME 13

(A part.) Que pourrais-je inventer pour ce coup nécessaire ?

LÉLIE

Eh bien ! le stratagème ?

MASCARILLE

Ah ! comme vous courez ! Ma cervelle toujours marche à pas mesurés. J'ai trouvé votre fait : il faut... Non, je m'abuse. Mais, si vous alliez...

LÉLIE Où?

MASCARILLE

C'est une faible ruse. J'en songeais une.

LÉLIE

Et quelle ?

MASCARILLE

Elle n'irait pas bien. Mais ne pourriez-vous pas ?...

LÉLIE Quoi?

MASCARILLE

Vous ne pourriez rien. Parlez avec Anselme.

LÉLIE

Et que lui puis-je dire ?

i4 L'ETOURDI

MASCARILLE

Il est vrai, c'est tomber d'un mal dedans un pire. Il faut pourtant l'avoir. Allez chez Trufaldin.

LÉLIE

Que faire ?

MASCARILLE

Je ne sais.

LÉLIE

C'en est trop à la fin ; Et tu me mets à bout par ces contes frivoles.

MASCARILLE

Monsieur, si vous aviez en main force pistoles, Nous n'aurions pas besoin maintenant de rêver A chercher les biais que nous devons trouver, Et pourrions, par un prompt achat de cette esclave, Empêcher qu'un rival vous prévienne et vous brave. De ces Egyptiens qui la mirent ici, Trufaldin qui la garde est en quelque souci ; Et, trouvant son argent qu'ils lui font trop attendre, Je sais bien qu'il serait très ravi de la vendre : Car enfin en vrai ladre il a toujours vécu, Il se ferait fesser pour moins d'un quart d'écu ; Et l'argent est le dieu que surtout il révère : Mais le mal, c'est...

LÉLIE

Quoi, c'est ?

MASCARILLE

Que monsieur votre père Est un autre vilain qui ne vous laisse pas, Comme vous voudriez bien, manier ses ducats ;

ACTE PREMIER. SCÈNE TROISIÈME 15

Qu'il n'est point de ressort qui pour votre ressource Pût faire maintenant ouvrir la moindre bourse. Mais tâchons de parler à Célie un moment, Pour savoir là-dessus quel est son sentiment. La fenêtre est ici.

LÉLIE

Mais Trufaldin pour elle Fait de nuit et de jour exacte sentinelle ; Prends garde.

MASCARILLE

Dans ce coin demeurons en repos. O bonheur ! la voilà qui paraît à propos.

SCENE III LÉLIE, CÉLIE, MASCARILLE

LÉLIE

Ah ! que le ciel m'oblige, en offrant à ma vue Les célestes attraits dont vous êtes pourvue ! Et, quelque mal cuisant que m'aient causé vos yeux, Que je prends de plaisir à les voir en ces lieux !

CÉLIE

Mon cœur, qu'avec raison votre discours étonne, N'entend pas que mes yeux fassent tort à personne ; Et si dans quelque chose ils vous ont outragé, Je puis vous assurer que c'est sans mon congé.

i6 L'ÉTOURDI

LELIE

Ah ! leurs coups sont trop beaux pour me faire une Je mets toute ma gloire à chérir ma blessure, [injure. Et...

MASCARILLE

Vous le prenez d'un ton un peu trop haut, Ce style maintenant n'est pas ce qu'il nous faut; Profitons mieux du temps, et sachons vite d'elle Ce que...

TRUFALDIN, dans la maison. Célie !

MASCARILLE Eh bien ?

LÉLIE

Ô rencontre cruelle ! Ce malheureux vieillard devait-il nous troubler !

MASCARILLE

Allez, retirez-vous ; je saurai lui parler.

SCENE IV

TRUFALDIN, CÉLIE, MASCARILLE, LÉLIE, retiré dans un coin.

TRUFALDIN, à Célie.

Que faites-vous dehors? et quel soin vous talonne, Vous à qui je défends de parler à personne ?

ACTE PREMIER. SCÈNE QUATRIEME 17

CÉLIE

Autrefois j'ai connu cet honnête garçon;

Et vous n'avez pas lieu d'en prendre aucun soupçon.

MASCARILLE Est-ce le seigneur Trufaldin ?

CÉLIE

Oui, lui même.

MASCARILLE

Monsieur, je suis tout vôtre, et ma joie est extrême

De pouvoir saluer en toute humilité

Un homme dont le nom est partout si vanté.

TRUFALDIN Très humble serviteur.

MASCARILLE

J'incommode peut-être ; Mais je l'ai vue ailleurs, m'ayant fait connaître Les grands talents qu'elle a pour savoir l'avenir, Je voulais sur un point un peu l'entretenir.

TRUFALDIN Quoi ! te mêlerais-tu d'un peu de diablerie ?

CÉLIE Non, tout ce que je sais n'est que blanche magie.

MASCARILLE

Voici donc ce que c'est. Le maître que je sers Languit pour un objet qui le tient dans ses fers ; Il aurait bien voulu du feu qui le dévore Pouvoir entretenir la beauté qu'il adore ;

18 L'ETOURDI

Mais un dragon veillant sur ce rare trésor,

N'a pu, quoi qu'il ait fait, le lui permettre encor,

Et, ce qui plus le gêne et le rend misérable,

Il vient de découvrir un rival redoutable ;

Si bien que, pour savoir si ses soins amoureux

Ont sujet d'espérer quelque succès heureux,

Je viens vous consulter, sûr que de votre bouche

Je puis apprendre au vrai le secret qui nous touche.

CÉLIE Sous quel astre ton maître a-t-il reçu le jour ?

MASCARILLE Sous un astre à jamais ne changer son amour.

■\ CÉLIE

Sans me nommer l'objet pour qui son cœur soupire,

La science que j'ai m'en peut assez instuire :

Cette fille a du cœur, et dans l'adversité

Elle sait conserver une noble fierté ;

Elle n'est pas d'humeur à trop faire connaître

Les secrets sentiments qu'en son cœur on fait naître ;

Mais je les sais comme elle, et, d'un esprit plus doux,

Je vais en peu de mots vous les découvrir tous.

MASCARILLE O merveilleux pouvoir de la vertu magique !

CÉLIE

Si ton maître en ce point de constance se pique, Et que la vertu seule anime son dessein, Qu'il n'appréhende pas de soupirer en vain : Il a lieu d'espérer, et le fort qu'il veut prendre N'est pas sourd aux traités, et voudra bien se rendre.

ACTE PREMIER. SCÈNE QUATRIEME 19

MASCARILLE

C'est beaucoup; mais ce fort dépend d'un gouverneur Difficile à gagner.

CÉLIE

C'est tout le malheur.

MASCARILLE, à part. Au diable le fâcheux qui toujours nous éclaire !

CÉLIE Je vais vous enseigner ce que vous devez faire.

LÉLIE, les joignant.

Cessez, ô Trufaldin, de vous inquiéter :

C'est par mon ordre seul qu'il vous vient visiter ;

Et je vous l'envoyais, ce serviteur fidèle,

Vous offrir mon service et vous parler pour elle,

Dont je vous veux dans peu payer la liberté,

Pourvu qu'entre nous deux le prix soit arrêté.

MASCARILLE La peste soit la bête !

TRUFALDIN

Ho ! ho ! qui des deux croire ! Ce discours au premier est fort contradictoire.

MASCARILLE

Monsieur, ce galant homme a le cerveau blessé ; Ne le savez-vous pas ?

TRUFALDIN

Je sais ce que je sais;

20 L'ETOURDI

J'ai crainte ici dessous de quelque manigance.

(A Cèlie.) Rentrez, et ne prenez jamais cette licence; Et vous, filous fieffés, ou je me trompe fort, Mettez pour me jouer vos flûtes mieux d'accord.

MASCARILLE

C'est bien fait; Je voudrais qu'encor, sans flatterie, Il nous eût d'un bâton chargés de compagnie. A quoi bon se montrer, et comme un étourdi Me venir démentir de tout ce que je dis?

LÉLIE Je pensais faire bien.

MASCARILLE

Oui, c'était fort l'entendre. Mais quoi, cette action ne me doit point surprendre : Vous êtes si fertile en pareils contretemps Que vos écarts d'esprit n'étonnent plus les gens.

LÉLIE

Ah! mon Dieu, pour un rien me voilà bien coupable: Le mal est-il si grand qu'il soit irréparable ? Enfin, si tu ne mets Célie entre mes mains, Songe au moins de Léandre à rompre les desseins ; Qu'il ne puisse acheter avant moi cette belle. De peur que ma présence encor soit criminelle, Je te laisse.

MASCARILLE

Fort bien. A dire vrai, l'argent Serait dans notre affaire un sûr et fort agent; Mais, ce ressort manquant, il faut user d'un autre.

ACTE PREMIER. SCÈNE CINQUIEME 21

SCÈNE V

ANSELME, MASCARILLE

ANSELME

Par mon chef, c'est un siècle étrange que le nôtre ! J'en suis confus ; jamais tant d'amour pour le bien, Et jamais tant de peine à retirer le sien. Les dettes aujourd'hui, quelque soin qu'on emploie, Sont comme les enfants que l'on conçoit en joie, Et dont avecque peine on fait l'accouchement : L'argent dans une bourse entre agréablement ; Mais, le terme venu que nous devons le rendre, C'est lors que les douleurs commencent à nous prendre. Baste ! ce n'est pas peu que deux mille francs, dus Depuis deux ans entiers, me soient ainsi rendus ; Encore est-ce un bonheur.

MASCARILLE, à part.

Ô Dieu! la belle proie A tirer en volant! Chut : il faut que je voie Si je pourrais un peu de près le caresser. Je sais bien les discours dont il le faut bercer.

(A Anselme.) Je viens de voir, Anselme...

ANSELME Et qui ? MASCARILLE

Votre Nérine. ANSELME

Que dit-elle de moi, cette gente assassine?

22 L'ETOURDI

MASCARILLE Pour vous elle est de flamme.

ANSELME

Elle?

MASCARILLE

Et vous aime tant Que c'est grande pitié.

ANSELME

Que tu me rends content !

MASCARILLE

Peu s'en faut que d'amour la pauvrette ne meure. « Anselme, mon mignon, crie-t-elle à toute heure, Quand est-ce que l'hymen unira nos deux cœurs, Et que tu daigneras éteindre mes ardeurs ? »

ANSELME

Mais pourquoi jusqu'ici me les avoir celées ? Les filles, par ma foi, sont bien dissimulées ! Mascarille, en effet, qu'en dis-tu ? quoique vieux, J'ai de la mine encore assez pour plaire aux yeux.

MASCARILLE

Oui, vraiment, ce visage est encor fort mettable ; S'il n'est pas des plus beaux, il est des... agréable.

ANSELME Si bien donc...

MASCARILLE, veut prendre sa bourse.

Si bien donc qu'elle est sotte de vous, Ne vous regarde plus...

ACTE PREMIER. SCENE CINQUIÈME 23

ANSELME Quoi?

MASCARILLE

Que comme un époux, Et vous veut...

ANSELME Et me veut?..,

MASCARILLE

Et vous veut, quoi qu'il tienne, Prendre la bourse...

ANSELME

La...?

MASCARILLE, prend la bourse.

La bouche avec la sienne.

ANSELME

Ah! je t'entends. Viens çà, lorsque tu la verras, Vante-lui mon mérite autant que tu pourras.

MASCARILLE Laissez-moi faire.

ANSELME

Adieu.

MASCARILLE Que le ciel vous conduise !

ANSELME

Ah! vraiment, je faisais une étrange sottise Et tu pouvais pour toi m'accuser de froideur :

24 L'ÉTOURDI

Je t'engage à servir mon amoureuse ardeur, Je reçois par ta bouche une bonne nouvelle Sans du moindre présent récompenser ton zèle; Tiens, tu te souviendras...

MASCARILLE

Ah! non pas, s'il vous plaît.

ANSELME Laisse-moi...

MASCARILLE Point du tout, j'agis sans intérêt.

ANSELME Je lésais; mais pourtant...

MASCARILLE

Non, Anselme, vous dis-je, Je suis homme d'honneur, cela me désoblige.

ANSELME Adieu donc, Mascarille.

MASCARILLE

ô long discours !

ANSELME

Je veux Régaler par tes mains cet objet de mes vœux ; Et je vais te donner de quoi faire pour elle L'achat de quelque bague, ou telle bagatelle Que tu trouveras bon.

ACTE PREMIER. SCENE SIXIEME 25

MASCARILLE

Non, laissez votre argent, Sans vous mettre en souci : je ferai le présent ; Et l'on m'a mis en main une bague à la mode, Qu'après vous payerez, si cela l'accommode.

ANSELME

Soit, donne-la pour moi; mais surtout fais si bien, Qu'elle garde toujours l'ardeur de me voir sien.

SCENE VI

LÉLIE, ANSELME, MASCARILLE

LÉLIE

A qui la bourse ?

ANSELME

Ah! dieux! elle m'était tombée, Et j'aurais après cru qu'on me l'eût dérobée ; Je vous suis bien tenu de ce soin obligeant, Qui m'épargne un grand trouble et me rend mon ar- Je vais m'en décharger au logis tout à l'heure, [gent.

MASCARILLE

C'est être officieux, et très fort, ou je meure.

LÉLIE

Ma foi, sans moi, l'argent était perdu pour lui,

26 L'ÉTOURDI

MASCARILLE

Certes vous faites rage, et payez aujourd'hui

D'un jugement très rare et d'un bonheur extrême.

Nous avancerons fort, continuez de même.

LÉLIE

Qu'est-ce donc? qu'ai-je fait?

MASCARILLE

Le sot, en bon français, Puisque je puis le dire, et qu'enfin je le dois. Il sait bien l'impuissance son père le laisse, [presse; Qu'un rival qu'il doit craindre étrangement nous Cependant, quand je tente un coup pour l'obliger Dont je cours moi tout seul la honte et le danger...

LÉLIE Quoi! c'était?...

MASCARILLE

Oui, bourreau, c'était pour la captive Que j'attrapais l'argent dont votre soin nous prive.

LÉLIE S'il est ainsi, j'ai tort; mais qui l'eût deviné?

MASCARILLE Il fallait, en effet, être bien raffiné.

LÉLIE Tu me devais par signe avertir de l'affaire.

ACTE PREMIER. SCENE SIXIEME 27

MASCARILLE

Oui, je devais au dos avoir mon luminaire. Au nom de Jupiter, laissez-nous en repos, Et ne nous chantez plus d'impertinents propos : Un autre après cela quitterait tout peut-être ; Mais j'avais médité tantôt un coup de maître Dont tout présentement je veux voir les effets, A la charge que si...

LÉLIE

Non, je te le promets, De ne me mêler plus de rien dire ou rien faire.

MASCARILLE Allez donc : votre vue excite ma colère.

LÉLIE Mais surtout hâte-toi, de peur qu'en ce dessein...

MASCARILLE

Allez, encore un coup ; j'y vais mettre la main.

(Seul.) Menons bien ce projet, la fourbe sera fine, S'il faut qu'elle succède ainsi que j'imagine. Allons voir... Bon, voici mon^homme justement.

a8 L'ETOURDI

SCÈNE VII

PANDOLFE, MASCARILLE

PANDOLFE

Mascarille.

MASCARILLE Monsieur?

PANDOLFE

A parler franchement, Je suis mal satisfait de mon fils.

MASCARILLE

De mon maître ? Vous n'êtes pas le seul qui se plaigne de l'être : Sa mauvaise conduite, insupportable en tout, Met à chaque moment ma patience à bout.

PANDOLFE

Je vous croyais pourtant assez d'intelligence Ensemble.

MASCARILLE

Moi? Monsieur, perdez cette croyance Toujours de son devoir je tâche à l'avertir, Et l'on nous voit sans cesse avoir maille à partir. A l'heure même encor nous avons eu querelle Sur l'hymen d'Hippolyte, je le vois rebelle ; Où, par l'indignité d'un refus criminel, Je le vois offenser le respect paternel.

ACTE PREMIER. SCÈNE SEPTIEME 29

PANDOLFE

Querelle?

MASCARILLE Oui, querelle, et bien avant poussée.

PANDOLFE

Je me trompais donc bien : car j'avais la pensée Qu'à tout ce qu'il faisait tu donnais de l'appui.

MASCARILLE

Moi! Voyez ce que c'est que du monde aujourd'hui. Et comme l'innocence est toujours opprimée! Si mon intégrité vous était confirmée, Je suis auprès de lui gagé pour serviteur, Vous me voudriez encor payer pour précepteur ; Oui, vous ne pourriez pas lui dire davantage Que ce que je lui dis pour le faire être sage. « Monsieur, au nom de Dieu, lui fai-je assez souvent, Cessez de vous laisser conduire au premier vent, Réglez-vous. Regardez l'honnête homme de père Que vous avez du ciel : comme on le considère ! Cessez de lui vouloir donner la mort au cœur, Et, comme lui, vivez en personne d'honneur. »

PANDOLFE

C'est parler comme il faut. Et que peut-il répondre?

MASCARILLE

Répondre? des chansons, dont il me vient confondre. Ce n'est pas qu'en effet, dans le fond de son cœur, Il ne tienne de vous des semences d'honneur; Mais sa raison n'est pas maintenant sa maîtresse : Si je pouvais parler avecque hardiesse, Vous le verriez dans peu soumis sans nul effort.

3o L'ÉTOURDI

PANDOLFE

Parle.

MASCARILLE

C'est un secret qui m'importerait fort S'il était découvert ; mais à votre prudence Je le puis confier avec toute assurance.

PANDOLFE Tu dis bien.

MASCARILLE

Sachez donc que vos vœux sont trahis Par l'amour qu'une esclave imprime à votre fils.

PANDOLFE

On m'en avait parlé ; mais l'action me touche De voir que je l'apprenne encore par ta bouche.

MASCARILLE Vous voyez si je suis le secret confident.!.

PANDOLFE

Vraiment je suis ravi de cela.

MASCARILLE

Cependant A son devoir, sans bruit, désirez-vous le rendre ? Il faut... J'ai toujours peur qu'on nous vienne sur- Ce serait fait de moi s'il savait ce discours, [prendre : Il faut, dis-je, pour rompre à toute chose cours, Acheter sourdement l'esclave idolâtrée, jjt la faire passer en une autre contrée. Anselme a grand accès auprès de Trufaldin: Qu'il aille l'acheter pour vous dès ce matin ;

ACTE PREMIER, SCÈNE HUITIÈME 31

Après, si vous voulez en mes mains la remettre,

Je connais des marchands, et puis bien vous promettre

D'en retirer l'argent qu'elle pourra coûter,

Et malgré votre fils, de la faire écarter.

Car enfin, si l'on veut qu'à l'hymen il se range,

A cet amour naissant il faut donner le change ;

Et de plus, quand bien même il serait résolu,

Qu'il aurait pris le joug que vous avez voulu,

Cet autre objet, pouvant réveiller son caprice,

Au mariage encor peut porter préjudice.

PANDOLFE

C'est très bien raisonné; ce conseil me plaît fort. Je vois Anselme ; va, je m'en vais faire effort Pour avoir promptement cette esclave funeste, Et la mettre en tes mains pour achever le reste.

MASCARILLE

Bon ; allons avertir mon maître de ceci : Vive la fourberie, et les fourbes aussi !

SCENE VIII

HIPPOLYTE, MASCARILLE

HIPPOLYTE

Oui, traître, c'est ainsi que tu me rends service Je viens de tout entendre, et voir ton artifice ; A moins que de cela l'eussé-je soupçonné ? Tu couches d'imposture, et tu m'en as donné !

32 L'ÉTOURDI

Tu m'avais promis, lâche, et j'avais lieu d'attendre Qu'on te verrait servir mes ardeurs pour Léandre ; Que du choix de Lélie, l'on veut m'obliger, Ton adresse et tes soins sauraient me dégager ; Que tu m'affranchirais du projet de mon père: Et cependant ici tu fais tout le contraire ; Mais tu t'abuseras : je sais un sûr moyen Pour rompre cet achat tu pousses si bien, Et je vais de ce pas...

MASCARILLE

Ah ! que vous êtes prompte ! La mouche tout d'un coup à la tête vous monte ; Et, sans considérer s'il a raison ou non, Votre esprit contre moi fait le petit démon. J'ai tort, et je devrais, sans finir mon ouvrage, Vous faire dire vrai, puisque ainsi l'on m'outrage.

HIPPOLYTE

Par quelle illusion penses-tu m'éblouir ? Traître, peux-tu nier ce que je viens d'ouïr ?

MASCARILLE

Non ; mais il faut savoir que tout cet artifice Ne va directement qu'à vous rendre service ; Que ce conseil adroit, qui semble être sans fard, Jette dans le panneau l'un et l'autre vieillard ; Que mon soin par leurs mains ne veut avoir Célie Qu'à dessein de la mettre au pouvoir de Lélie, Et faire que l'effet de cette invention Dans le dernier excès portant sa passion, Anselme, rebuté de son prétendu gendre, Puisse tourner son choix du côté de Léandre.

ACTE PREMIER. SCÈNE HUITIÈME 33

HIPPOLYTE

Quoi? tout ce grand projet qui m'a mise en courroux, Tu l'as formé pour moi, Mascarille?

MASCARILLE

Oui, pour vous ; Mais puisqu'on reconnaît si mal mes bons ofEces, Qu'il me faut de la sorte essuyer vos caprices, Et que, pour récompense, on s'en vient de hauteur Me traiter de faquin, de lâche, d'imposteur, Je m'en vais réparer l'erreur que j'ai commise, Et dès ce même pas rompre mon entreprise.

HIPPOLYTE, l'arrêtant.

! ne me traite pas si rigoureusement,

Et pardonne aux transports d'un premier mouvement.

MASCARILLE

Non, non, laissez-moi faire; il est en ma puissance De détourner le coup qui si fort vous offense. Vous ne vous plaindrez point de mes soins désormais: Oui, vous aurez mon maître, et je vous le promets.

HIPPOLYTE

! mon pauvre garçon, que ta colère cesse : J'ai mal jugé de toi, j'ai tort, je le confesse.

(Tirant sa bourse.) Mais je veux réparer ma faute avec ceci. Pourrais-tu te résoudre à me quitter ainsi ?

MASCARILLE

Non, je ne le saurais, quelque effort que je fasse; Mais votre promptitude est de mauvaise grâce.

34 L'ÉTOURDI

Apprenez qu'il n'est rien qui blesse un noble cœur Comme quand il peut voir qu'on le touche en l'honneur.

HIPPOLYTE

Il est vrai, je t'ai dit de trop grosses injures; Mais que ces deux louis guérissent tes blessures.

MASCARILLE

! tout cela n'est rien ; je suis tendre à ces coups ; Mais déjà je commence à perdre mon courroux : Il faut de ses amis endurer quelque chose.

HIPPOLYTE

Pourras-tu mettre à fin ce que je me propose? Et crois-tu que l'effet de tes desseins hardis Produise à mon amour le succès que tu dis ?

MASCARILLE

N'ayez point pour ce fait l'esprit sur des épines : J'ai des ressorts tout prêts pour diverses machines ; Et quand ce stratagème à nos vœux manquerait, Ce qu'il ne ferait pas, un autre le ferait.

HIPPOLYTE

Crois qu'Hippolyte au moins ne sera pas ingrate.

MASCARILLE L'espérance du gain n'est pas ce qui me flatte.

HIPPOLYTE

Ton maître te fait signe, et veut parler à toi ; Je te quitte : mais songe à bien agir pour moi.

ACTE PREMIER. SCENE NEUVIEME 35

SCÈNE IX MASCARILLE, LÉLIE.

LÉLIE

Que diable fais-tu là? Tu me promets merveille, Mais ta lenteur d'agir est pour moi sans pareille. Sans que mon bon génie au-devant m'a poussé, Déjà tout mon bonheur eût été renversé; C'était fait de mon bien, c'était fait de ma joie ; D'un regret éternel je devenais la proie. Bref, si je ne me fusse en ce lieu rencontré, Anselme avait l'esclave, et j'en étais frustré. Il l'emmenait chez lui ; mais j'ai paré l'atteinte, J'ai détourné le coup, et tant fait que, par crainte, Le pauvre Trufaldin l'a retenue.

MASCARILLE

Et trois; Quand nous serons à dix, nous ferons une croix. C'était par mon adresse, ô cervelle incurable, Qu'Anselme entreprenait cet achat favorable ; Entre mes propres mains on la devait livrer, Et vos soins endiablés nous en viennent sevrer. Et puis pour votre amour je m'emploirais encore? J'aimerais mieux cent fois être grosse pécore, Devenir cruche, chou, lanterne, loup-garou, Et que monsieur Satan vous vînt tordre le cou.

LELIE, seul.

Il nous le faut mener en quelque hôtellerie, Et faire sur les pots décharger sa furie.

ACTE II SCÈNE PREMIÈRE

MASCARILLE, LÉLIE

MASCARILLE

A vos désirs enfin il a fallu se rendre.

Malgré tous mes serments, je n'ai pu m'en défendre,

Et pour vos intérêts, que je voulais laisser,

En de nouveaux périls viens de m'embarrasser.

Je suis ainsi facile, et si de Mascarille

Madame la Nature avait fait une fille,

Je vous laisse à penser ce que c'aurait été.

Toutefois n'allez pas, en cette sûreté,

Donner de vos revers au projet que je tente,

Me faire une bévue et rompre mon attente :

Auprès d'Anselme encor nous vous excuserons

Pour en pouvoir tirer ce que nous désirons ;

Mais, si dorénavant votre imprudence éclate,

Adieu, vous dis, mes soins pour l'objet qui vous flatte.

38 L'ÉTOURDI

LÉLIE

Non, je serai prudent, te dis-je, ne crains rien ; Tu verras seulement...

MASCARILLE

Souvenez-vous-en bien. J'ai commencé pour vous un hardi stratagème : Votre père fait voir une paresse extrême A rendre par sa mort tous vos désirs contents ; Je viens de le tuer, de parole j'entends; Je fais courir le bruit que d'une apoplexie Le bonhomme surpris a quitté cette vie ; Mais avant, pour pouvoir mieux feindre ce trépas, J'ai fait que vers sa grange il a porté ses pas. On est venu lui dire, et par mon artifice, Que les ouvriers qui sont après son édifice, Parmi les fondements qu'ils en jettent encor, Avaient fait par hasard rencontre d'un trésor. Il a volé d'abord ; et, comme à la campagne Tout son monde à présent, hors nous deux, l'accom- Dans l'esprit d'un chacun je le tue aujourd'hui, [pagne, Et produis un fantôme enseveli pour lui. Enfin je vous ai dit à quoi je vous engage; Jouez bien votre rôle, et, pour mon personnage, Si vous apercevez que j'y manque d'un mot, Dites absolument que je ne suis qu'un sot.

LÉLIE, seul.

Son esprit, il est vrai, trouve une étrange voie Pour adresser mes vœux au comble de leur joie ; Mais quand d'un bel objet on est bien amoureux, Que ne ferait-on pas pour devenir heureux? Si l'amour est au crime une assez belle excuse, Il en peut bien servir à la petite ruse

ACTE DEUXIEME. SCENE DEUXIEME 39

Que sa flamme aujourd'hui me force d'approuver Par la douceur du bien qui m'en doit arriver. Juste ciel ! qu'ils sont prompts! je les vois en parole; Allons nous préparer à jouer notre rôle.

SCENE II

MASCARILLE, ANSELME

MASCARILLE La nouvelle a sujet de vous surprendre fort.

ANSELME Etre mort de la sorte!

MASCARILLE

Il a certes grand tort. Je lui sais mauvais gré d'une telle incartade.

ANSELME

N'avoir pas seulement le temps d'être malade!

MASCARILLE Non, jamais homme n'eut si hâte de mourir.

ANSELME Et Lélie?

MASCARILLE

Il se bat, et ne peut rien souffrir;

4o L'ÉTOURDI

Il s'est fait en maints lieux contusion et bosse, Et veut accompagner son papa dans la fosse ; Enfin, pour achever, l'excès de son transport M'a fait en grande hâte ensevelir le mort, De peur que cet objet, qui le rend hypocondre, A faire un vilain coup ne me l'allât semondre.

ANSELME

N'importe, tu devais attendre jusqu'au soir; Outre qu'encore un coup j'aurais voulu le voir. Qui tôt ensevelit bien souvent assassine, Et tel est cru défunt qui n'en a que la mine.

MASCARILLE

Je vous le garantis trépassé comme il faut.

Au reste, pour venir au discours de tantôt,

Lélie, et l'action lui sera salutaire,

D'un bel enterrement veut régaler son père,

Et consoler un peu ce défunt de son sort

Par le plaisir de voir faire honneur à sa mort.

Il hérite beaucoup; mais comme en ses affaires

Il se trouve assez neuf, et ne voit encor guères

Que son bien la plupart n'est point en ces quartiers,

Ou que ce qu'il y tient consiste en des papiers,

Il voudrait vous prier, en suite de l'instance,

D'excuser de tantôt son trop de violence,

De lui prêter au moins pour ce dernier devoir...

ANSELME

Tu me l'as déjà dit, et je m'en vais le voir.

MASCARILLE, seul.

Jusques ici du moins, tout va le mieux du monde ; Tâchons à ce progrès que le reste réponde, Et de peur de trouver dans le port un écueil, Conduisons le vaisseau de la main et de l'œil.

ACTE DEUXIEME. SCENE TROISIEME 41

SCÈNE III LÉLIE, ANSELME, MASCARILLE

ANSELME

Sortons ; je ne saurais qu'avec douleur très forte Le voir empaqueté de cette étrange sorte. Las! en si peu de temps! il vivait ce matin!

MASCARILLE En peu de temps parfois on fait bien du chemin.

LÉLIE Ah!

ANSELME

Mais quoi ! cher Lélie, enfin il était homme. On n'a point pour la mort de dispense de Rome.

LÉLIE Ah!

ANSELME

Sans leur dire gare elle abat les humains, Et contre eux de tout temps a de mauvais desseins.

LÉLIE Ah!

ANSELME

Ce fier animal, pour toutes les prières, Ne perdrait pas un coup de ses dents meurtrières : Tout le monde y passe.

42 L'ETOURDI

LÉLIE

Ah!

MASCARILLE

Vous avez beau prêcher, Ce deuil enraciné ne se peut arracher.

ANSELME

Si malgré ces raisons votre ennui persévère, Mon cher Lélie, au moins faites qu'il se modère.

LÉLIE Ah!

MASCARILLE Il n'en fera rien, je connais son humeur.

ANSELME

Au reste, sur l'avis de votre serviteur, J'apporte ici l'argent qui vous est nécessaire Pour faire célébrer les obsèques d'un père...

LÉLIE

Ah! ah!

MASCARILLE

Comme à ce mot s'augmente sa douleur ! Il ne peut sans mourir songer à ce malheur.

ANSELME

Je sais que vous verrez, aux papiers du bonhomme, Que je suis débiteur d'une plus grande somme; Mais, quand par ces raisons je ne vous devrais rien, Vous pourriez librement disposer de mon bien. Tenez, je suis tout vôtre, et le ferai paraître.

ACTE DEUXIEME. SCÈNE TROISIÈME 43

LELIE, s en allant.

Ah!

MASCARILLE

Le grand déplaisir que sent monsieur mon maître! ANSELME

Mascarille, je crois qu'il serait à propos Qu'il me fît de sa main un reçu de deux mots.

MASCARILLE

Ah!

ANSELME

Des événements l'incertitude est grande.

MASCARILLE

Ah!

ANSELME

Faisons-lui signer le mot que je demande.

MASCARILLE

Las ! en l'état qu'il est, comment vous contenter?

Donnez-lui le loisir de se désattrister ;

Et quand ses déplaisirs prendront quelque allégeance,

J'aurai soin d'en tirer d'abord votre assurance.

Adieu; je sens mon cœur qui se gonfle d'ennui,

Et m'en vais tout mon soûl pleurer avecque lui.

Ah!

ANSELME, seul.

Le monde est rempli de beaucoup de traverses. Chaque homme tous les jours en ressent de diverses. Et jamais ici-bas...

44 L'ÉTOURDI

SCÈNE IV

PANDOLFE, ANSELME

ANSELME

Ah ! bon Dieu, je frémis ! Pandolfe qui revient ! Fût-il bien endormi ! Comme, depuis sa mort, sa face est amaigrie ! Las ! ne m'approchez pas de plus près, je vous prie ; J'ai trop de répugnance à coudoyer un mort.

PANDOLFE D'où peut donc provenir ce bizarre transport?

ANSELME

Dites-moi de bien loin quel sujet vous amène.

Si pour me dire adieu vous prenez tant de peine,

C'est trop de courtoisie, et véritablement

Je me serais passé de votre compliment.

Si votre âme est en peine et cherche des prières,

Las! je vous en promets, et ne m'effrayez guères.

Foi d'homme épouvanté, je vais faire à l'instant

Prier tant Dieu pour vous, que vous serez content.

Disparaissez donc, je vous prie,

Et que le ciel par sa bonté

Comble de joie et de santé

Votre défunte seigneurie.

PANDOLFE, riant.

Malgré tout mon dépit, il m'y faut prendre part.

ANSELME Las! pour un trépassé, vous êtes bien gaillard!

ACTE DEUXIÈME. SCENE QUATRIÈME 45

PANDOLFE

Est-ce jeu, dites-nous, ou bien si c'est folie, Qui traite de défunt une personne en vie?

ANSELME Hélas! vous êtes mort, et je viens de vous voir.

PANDOLFE

Quoi! j'aurais trépassé sans m'en apercevoir?

ANSELME

Sitôt que Mascarille en a dit la nouvelle, J'en ai senti dans l'âme une douleur mortelle.

PANDOLFE

Mais enfin, dormez-vous? êtes-vous éveillé? Me connaissez-vous pas ?

ANSELME

Vous êtes habillé D'un corps aérien qui contrefait le vôtre, Mais qui, dans un moment, peut devenir tout autre. Je crains fort de vous voir comme un géant grandir, Et tout votre visage affreusement laidir. Pour Dieu, ne prenez point de vilaine figure; J'ai prou de ma frayeur en cette conjoncture.

PANDOLFE

En une autre saison, cette naïveté Dont vous accompagnez votre crédulité, Anselme, me serait un charmant badinage, Et j'en prolongerais le plaisir davantage; Mais, avec cette mort, un trésor supposé Dont parmi les chemins on m'a désabusé

46 L'ÉTOURDI

Fomente dans mon âme un soupçon légitime. Mascarille est un fourbe, et fourbe fourbissime, Sur qui ne peuvent rien la crainte et le remords, Et qui pour ses desseins a d'étranges ressorts.

ANSELME

M'aurait-on joué pièce, et fait supercherie ? Ah ! vraiment ma raison, vous seriez fort jolie ! Touchons un peu pour voir : en effet, c'est bien lui. Malepeste du sot que je suis aujourd'hui ! De grâce, n'allez pas divulguer un tel conte : On en ferait jouer quelque farce à ma honte ; Mais, Pandolfe, aidez-moi vous-même à retirer L'argent que j'ai donné pour vous faire enterrer.

PANDOLFE

De l'argent, dites-vous? Ah! c'est donc l'enclouure:

Voilà le nœud secret de toute l'aventure ;

A votre dam. Pour moi, sans m'en mettre en souci,

Je vais faire informer de cette affaire ici

Contre ce Mascarille, et si l'on peut le prendre,

Quoi qu'il puisse coûter, je veux le faire pendre.

ANSELME, seul.

Et moi, la bonne dupe à trop croire un vaurien, Il faut donc qu'aujourd'hui je perde et sens et bien? Il me sied bien, ma foi, de porter tête grise, Et d'être encor si prompt à faire une sottise, D'examiner si peu sur un premier rapport!... Mais je vois...

ACTE DEUXIÈME. SCENE CINQUIÈME 47

SCÈNE V LÉLIE, ANSELME

LÉLIE

Maintenant, avec ce passeport, Je puis à Trufaldin rendre aisément visite.

ANSELME

A ce que je puis voir, votre douleur vous quitte?

LÉLIE

Que dites-vous ? jamais elle ne quittera Un cœur qui chèrement toujours la nourrira.

ANSELME

Je reviens sur mes pas vous dire avec franchise

Que tantôt avec vous j'ai fait une méprise;

Que parmi ces louis, quoiqu'ils semblent très beaux,

J'en ai sans y penser mêlé que je tiens faux;

Et j'apporte sur moi de quoi mettre en leur place :

De nos faux monnayeurs l'insupportable audace

Pullule en cet Etat d'une telle façon,

Qu'on ne reçoit plus rien qui soit hors de soupçon !

Mon Dieu, qu'on ferait bien de les faire tous pendre !

LÉLIE

Vous me faites plaisir de les vouloir reprendre; Mais je n'en ai point vu de faux, comme je crois.

ANSELME

Je les connaîtrai bien ; montrez, montrez-les-moi. Est-ce tout?

48 L'ÉTOURDI

LÉLIE Oui.

ANSELME

Tant mieux enfin je vous raccroche, Mon argent bien-aimé ; rentrez dedans ma poche ; Et vous, mon brave escroc, vous ne tenez plus rien. Vous tuez donc des gens qui se portent fort bien ? Et qu'auriez-vous donc fait sur moi, chétif beau-père ? Ma foi, je m'engendrais d'une belle manière, Et j'allais prendre en vous un beau-fils fort discret! Allez, allez mourir de honte et de regret.

LÉLIE, seul.

Il faut dire : « J'en tiens ». Quelle surprise extrême! D'où peut-il avoir su sitôt le stratagème?

SCENE VI

MASCARILLE, LÉLIE

MASCARILLE

Quoi? vous étiez sorti? Je vous cherchais partout! bien! en sommes-nous enfin venus à bout? Je le donne en six coups au fourbe le plus brave ; Çà, donnez-moi que j'aille acheter notre esclave; Votre rival après sera bien étonné.

ACTE DEUXIEME. SCENE SIXIEME 49

LÉLIE

Ah! mon pauvre garçon, la chance a bien tourné. Pourrais-tu de mon sort deviner l'injustice ?

MASCARILLE

Quoi ? que serait-ce ?

LÉLIE

Anselme, instruit de l'artifice, M'a repris maintenant tout ce qu'il nous prêtait, Sous couleur de changer de l'or que l'on doutait.

MASCARILLE

Vous vous moquez peut-être ?

LÉLIE

Il est trop véritable.

MASCARILLE

Tout de bon?

LELIE

Tout de bon ; j'en suis inconsolable. Tu te vas emporter d'un courroux sans égal.

MASCARILLE

Moi, Monsieur? quelque sot : la colère fait mal, Et je veux me choyer, quoi qu'enfin il arrive. Que Célie après tout soit ou libre ou captive, Que Léandre l'achète, ou qu'elle reste là, Pour moi, je m'en soucie autant que de cela.

LÉLIE

Ah! n'aie point pour moi si grande indifférence, Et sois plus indulgent à ce peu d'imprudence!

5o L'ÉTOURDI

Sans ce dernier malheur, ne m'avoûras-tu pas Que j'avais fait merveille, et qu'en ce feint trépas J'éludais un chacun d'un deuil si vraisemblable Que les plus clairvoyants l'auraient cru véritable?

MASCARILLE Vous avez en effet sujet de vous louer.

LÉLIE

Eh bien! je suis coupable, et je veux l'avouer; Mais si jamais mon bien te fut considérable, Répare ce malheur et me sois secourable.

MASCARILLE Je vous baise les mains, je n'ai pas le loisir.

LÉLIE

Mascarille, mon fils!

MASCARILLE Point.

LÉLIE

Fais-moi ce plaisir.

MASCARILLE

Non, je n'en ferai rien.

LÉLIE

Si tu m'es inflexible, Je m'en vais me tuer.

MASCARILLE

Soit, il vous est loisible.

ACTE DEUXIEME. SCENE SIXIEME 51

LÉLIE

Je ne te puis fléchir?

MASCARILLE Non.

LÉLIE

Vois-tu le fer prêt?

MASCARILLE Oui.

LÉLIE

Je vais le pousser.

MASCARILLE

Faites ce qu'il vous plaît.

LÉLIE Tu n'auras pas regret de m'arracher la vie?

MASCARILLE

Non.

LÉLIE

Adieu, Mascarille.

MASCARILLE

Adieu, Monsieur Lélie.

LÉLIE Quoi?...

MASCARILLE

Tuez- vous donc vite ; ah ! que de longs devis !

52 L'ÉTOURDI

LÉLIE

Tu voudrais bien, ma foi, pour avoir mes habits, Que je risse le sot, et que je me tuasse.

MASCARILLE

Savais-je pas qu'enfin ce n'était que grimace;

Et, quoi que ces esprits jurent d'effectuer,

Quon n'est point aujourd'hui si prompt à se tuer?

SCÈNE VII

LÉANDRE, TRUFALDIN, LÉLIE, MASCARILLE

(Trnfaldin parle bas à l'oreille de Léandre.)

LÉLIE

Que vois-je? mon rival et Trufaldin ensemble! Il achète Célie; ah! de frayeur je tremble.

MASCARILLE

Il ne faut point douter qu'il fera ce qu'il peut, Et, s'il a de l'argent, qu'il pourra ce qu'il veut. Pour moi, j'en suis ravi : voilà la récompense De vos brusques erreurs, de votre impatience.

LÉLIE Que dois-je faire? dis, veuille me conseiller.

MASCARILLE Je ne sais.

ACTE DEUXIÈME. SCENE SEPTIEME 53

LÉLIE

Laissez-moi, je vais le quereller.

MASCARILLE

Qu'en arrivera-t-il ?

LÉLIE

Que veux-tu que je fasse Pour empêcher ce coup?

MASCARILLE

Allez, je vous fais grâce ; Je jette encore un œil pitoyable sur vous ; Laissez-moi l'observer; par des moyens plus doux Je vais, comme je crois, savoir ce qu'il projette.

TRUFALDIN, sortant, à Léandre. Quand on viendra tantôt, c'est une affaire faite.

MASCARILLE, s'èloignant.

Il faut que je l'attrape, et que de ses desseins Je sois le confident, pour mieux les rendre vains.

LÉANDRE, seul.

Grâces au ciel, voilà mon bonheur hors d'atteinte; J'ai su me l'assurer, et je n'ai plus de crainte. Quoi que désormais puisse entreprendre un rival, Il n'est plus en pouvoir de me faire du mal.

MASCARILLE, revenant.

Ahi! ahi! à l'aide! au meurtre! au secours! on m'assomme! Ah, ah. ah, ah, ah, ah! ô traître ! ô bourreau d'homme !

54 L'ÉTOURDI

LÉANDRE

D'où procède cela ? qu'est-ce ? que te fait-on ?

MASCARILLE On vient de me donner deux cents coups de bâton.

LÉANDRE

Qui?

MASCARILLE

Lélie.

LÉANDRE

Et pourquoi ?

MASCARILLE

Pour une bagatelle, Il me chasse et me bat d'une façon cruelle.

LÉANDRE

Ah! vraiment il a tort.

MASCARILLE

Mais, ou je ne pourrai, Ou je jure bien fort que je m'en vengerai. Oui, je te ferai voir, batteur que Dieu confonde, Que ce n'est pas pour rien qu'il faut rouer le monde ; Que je suis un valet, mais fort homme d'honneur, Et qu'après m'avoir eu quatre ans pour serviteur, Il ne me fallait pas payer en coups de gaules, Et me faire un affront si sensible aux épaules; Je te le dis encor, je saurai m'en venger : Une esclave te plaît, tu voulais m'engager A la mettre en tes mains, et je veux faire en sorte Qu'un autre te l'enlève, ou le diable m'emporte !

ACTE DEUXIEME. SCENE SEPTIEME 5 s

LÉANDRE

Ecoute, Mascarille, et quitte ce transport ; Tu m'as plu de tout temps, et je souhaitais fort Qu'un garçon comme toi, plein d'esprit et fidèle, A mon service un jour pût attacher son zèle ; Enfin, si le parti te semble bon pour toi, Si tu veux me servir, je t'arrête avec moi.

MASCARILLE

Oui, Monsieur, d'autant mieux que le destin propice M'offre à me bien venger en vous rendant service, Et que dans mes efforts pour vos contentements, Je puis à mon brutal trouver des châtiments. De Célie, en un mot, par mon adresse extrême...

LÉANDRE

Mon amour s'est rendu cet office lui-même : Enflammé d'un objet qui n'a point de défaut, Je viens de l'acheter moins encor qu'il ne vaut.

MASCARILLE Quoi! Célie est à vous?

LÉANDRE

Tu la verrais paraître, Si de mes actions j'étais tout à fait maître ; Mais quoi ! mon père l'est ; comme il a volonté, Ainsi que je l'apprends d'un paquet apporté, De me déterminer à l'hymen d'Hippolyte, J'empêche qu'un rapport de tout ceci l'irrite. Donc avec Trufaldin, car je sors de chez lui, J'ai voulu tout exprès agir au nom d'autrui; Et, l'achat fait, ma bague est la marque choisie Sur laquelle au premier il doit livrer Célie :

56 L'ÉTOURDI

Je songe auparavant à chercher les moyens D'ôter aux yeux de tous ce qui charme les miens, A trouver promptement un endroit favorable puisse être en secret cette captive aimable.

MASCARILLE

Hors de la ville un peu, je puis avec raison D'un vieux parent que j'ai vous offrir la maison ; vous pourrez la mettre avec toute assurance, Et de cette action nul n'aura connaissance.

LÉANDRE

Oui, ma foi, tu me fais un plaisir souhaité. Tiens donc, et va pour moi prendre cette beauté. Dès que par Trufaldin ma bague sera vue, Aussitôt en tes mains elle sera rendue ; Et dans cette maison tu me la conduiras Quand... Mais chut ! Hippolyte est ici sur nos pas.

SCENE VIII

HIPPOLYTE, LÉANDRE, MASCARILLE

HIPPOLYTE

Je dois vous annoncer, Léandre, une nouvelle; Mais la trouverez-vous agréable ou cruelle ?

LÉANDRE

Pour en pouvoir juger et répondre soudain, Il faudrait la savoir.

ACTE DEUXIÈME. SCENE NEUVIEME 57

HIPPOLYTE

Donnez-moi donc la main [prendre. Jusqu'au temple, en marchant je pourrai vous l'ap-

LÉANDRE, à MascariUe. Va, va-t'en me servir sans davantage attendre.

MASCARILLE, seul.

Oui, je te vais servir d'un plat de ma façon. Fut-il jamais au monde un plus heureux garçon ? Oh! que dans un moment Lélie aura de joie! Sa maîtresse en nos mains tomber par cette voie ! Recevoir tout son bien d'où l'on attend le mal, Et devenir heureux par la main d'un rival ! Après ce rare exploit, je veux que l'on s'apprête A me peindre en héros un laurier sur la tête, Et qu'au bas du portrait on mette en lettres d'or : Vivat Mascarillus, fourbum imperator !

SCENE IX

TRUFALDIN, MASCARILLE

MASCARILLE Holà!

TRUFALDIN Que voulez-vous?

58 L'ÉTOURDI

MASCARILLE

Cette bague connue Vous dira le sujet qui cause ma venue.

TRUFALDIN

Oui, je reconnais bien la bague que voilà ; Je vais quérir l'esclave ; arrêtez un peu là.

SCENE X

LE COURRIER, TRUFALDIN, MASCARILLE

LE COURRIER

Seigneur, obligez-moi de m'enseigner un homme.

TRUFALDIN Et qui ?

LE COURRIER

Je crois que c'est Trufaldin qu'il se nomme.

TRUFALDIN

Et que lui voulez-vous ? vous le voyez ici.

LE COURRIER

Lui rendre seulement la lettre que voici.

ACTE DEUXIEME. SCENE DIXIEME 59

LETTRE

Le Ciel, dont la bonté prend souci de ma vie, Vient de me faire ouïr par un bruit asseç doux Que ma fille, à quatre ans par des voleurs ravie, Sous le nom de Cclie est esclave cbeç vous. Si vous sûtes jamais ce que c'est qu'être père, Et vous trouve^ sensible aux tendresses du sang, Conservez-moi cheç vous cette fille si chère, Comme si de la vôtre elle tenait le rang. Pour V aller retirer, je pars d'ici moi-même, Et vous vais de vos soins recompenser si bien Qiie, par votre bonheur, que je veux rendre extrême, Vous bènireç le jour vous causeç le mien.

Don Pedro de Gusman,

Marquis de Montakane. De Madrid.

TRUFALDIN

Quoique à leur nation bien peu de foi soit due,

Ils me l'avaient bien dit, ceux qui me l'ont vendue,

Que je verrais dans peu quelqu'un la retirer,

Et que je n'aurais pas sujet d'en murmurer;

Et cependant j'allais, dans mon impatience,

Perdre aujourd'hui les fruits d'une haute espérance.

(Au courrier.) Un seul moment plus tard, tous vos pas étaient vains : J'allais mettre en l'instant cette fille en ses mains. Mais suffit, j'en aurai tout le soin qu'on désire.

(A Mascarilk.) Vous-même, vous voyez ce que je viens délire. Vous direz à celui qui vous a fait venir Que je ne lui saurais ma parole tenir. Qu'il vienne retirer son argent.

6o L'ÉTOURDI

MASCARILLE

Mais l'outrage Que vous lui faites...

TRUFALDIN

Va, sans causer davantage.

MASCARILLE

Ah ! le fâcheux paquet que nous venons d'avoir ! Le sort a bien donné la baie à mon espoir, Et bien à la male-heure est-il venu d'Espagne Ce courrier que la foudre ou la grêle accompagne ! Jamais, certes, jamais plus beau commencement N'eut en si peu de temps plus triste événement.

SCENE XI LÉLIE, MASCARILLE

MASCARILLE

Quel beau transport de joie à présent vous inspire ?

LËLIE

Laisse-m'en rire encore avant que te le dire.

MASCARILLE Çà, rions donc bien fort : nous en avons sujet!

ACTE DEUXIÈME. SCENE ONZIEME 6

LÉLIE

Ah! je ne serai plus de tes plaintes l'objet. Tu ne me diras plus, toi qui toujours me cries, Que je gâte en brouillon toutes tes fourberies : J'ai bien joué moi-même un tour des plus adroits. Il est vrai, je suis prompt et m'emporte parfois; Mais pourtant, quand je veux, j'ai l'imaginative Aussi bonne, en effet, que personne qui vive ; Et toi-même avoueras que ce que j'ai fait, part D'une pointe d'esprit peu de monde a part.

MASCARILLE

Sachons donc ce qu'a fait cette imaginative.

LÉLIE

Tantôt, l'esprit ému d'une frayeur bien vive D'avoir vu Trufaldin avecque mon rival, Je songeais à trouver un remède à ce mal, Lorsque, me ramassant tout entier en moi-même, J'ai conçu, digéré, produit un stratagème Devant qui tous les tiens, dont tu fais tant de cas, Doivent sans contredit mettre pavillon bas.

MASCARILLE

Mais qu'est-ce ?

LÉLIE

Ahl s'il te plaît, donne-toi patience. J'ai donc feint une lettre avecque diligence, Comme d'un grand seigneur écrite à Trufaldin, Qui mande qu'ayant su par un heureux destin Qu'une esclave qu'il tient sous le nom de Célie Est sa fille autrefois par des voleurs ravie

62 L'ETOURDI

Il veut la venir prendre, et le conjure au moins De la garder toujours, de lui rendre des soins; Qu'à ce sujet il part d'Espagne, et doit pour elle Par de si grands présents reconnaître son zèle, Qu'il n'aura point regret de causer son bonheur.

MASCARILLE Fort bien.

LÉLIE

Ecoute donc ; voici bien le meilleur : La lettre que je dis a donc été remise ; Mais sais-tu bien comment? en saison si bien prise Que le porteur m'a dit que, sans ce trait falot, Un homme l'emmenait qui s'est trouvé fort sot.

MASCARILLE

Vous avez fait ce coup sans vous donner au diable ?

LÉLIE

Oui, d'un tour si subtil m'aurais-tu cru capable ? Loue au moins mon adresse et la dextérité Dont je romps d'un rival le dessein concerté.

MASCARILLE

A vous pouvoir louer selon votre mérite,

Je manque d'éloquence et ma force est petite.

Oui, pour bien étaler cet effort relevé,

Ce bel exploit de guerre à nos yeux achevé,

Ce grand et rare effet d'une imaginative

Qui ne cède en vigueur à personne qui vive,

Ma langue est impuissante, et je voudrais avoir

Celles de tous les gens du plus exquis savoir

Pour vous dire en beaux vers, ou bien en docte prose,

Que vous serez toujours, quoi que l'on se propose,

ACTE DEUXIEME. SCENE ONZIEME 63

Tout ce que vous avez été durant vos jours : C'est à dire un esprit chaussé tout à rebours, Une raison malade et toujours en débauche, Un envers du bon sens, un jugement à gauche, Un brouillon, une bête, un brusque, un étourdi, Que sais-je? un... cent fois plus encor que je ne dis : C'est faire en abrégé votre panégyrique.

LÉLIE

Apprends-moi le sujet qui contre moi te pique ; Ai-je fait quelque chose? Eclaircis-moi ce point.

MASCARILLE

Non, vous n'avez rien fait. Mais ne me suivez point.

LÉLIE Je te suivrai partout, pour savoir ce mystère.

MASCARILLE

Oui? Sus donc, préparez vos jambes à bien faire, Car je vais vous fournir de quoi les exercer.

LÉLIE

Il m'échappe ! ô malheur qui ne se peut forcer!

Au discours qu'il m'a fait que saurais-je comprendre,

Et quel mauvais office aurais-je pu me rendre?

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE

MASCARILLE, seul.

Taisez-vous, ma bonté, cessez votre entretien ; Vous êtes une sotte, et je n'en ferai rien; Oui, vous avez raison, mon courroux, je l'avoue; Relier tant de fois ce qu'un brouillon dénoue, C'est trop de patience, et je dois en sortir Après de si beaux coups qu'il a su divertir. Mais aussi, raisonnons un peu sans violence : Si je suis maintenant ma juste impatience, On dira que je cède à la difficulté, Que je me trouve à bout de ma subtilité : Et que deviendra lors cette publique estime Qui te vante partout pour un fourbe sublime, Et que tu t'es acquise en tant d'occasions A ne t 'être jamais vu court d'inventions ? L'honneur, ô Mascarille, est une belle chose : A tes nobles travaux ne fais aucune pause ;

66 L'ETOURDI

Et quoi qu'un maître ait fait pour te faire enrager, Achève pour ta gloire, et non pour l'obliger. Mais quoi ! que feras-tu que de l'eau toute claire, Traversé sans repos par ce démon contraire ? Tu vois qu'à chaque instant il te fait déchanter, Et que c'est battre l'eau de prétendre arrêter Ce torrent effréné qui de tes artifices Renverse en un moment les plus beaux édifices. Eh bien, pour toute grâce, encore un coup du moins, Au hasard du succès sacrifions des soins ; Et, s'il poursuit encore à rompre notre chance, J'y consens, ôtons-lui toute notre assistance. Cependant notre affaire encor n'irait pas mal, Si par nous pouvions perdre notre rival, Et que Léandre enfin, lassé de sa poursuite, Nous laissât jour entier pour ce que je inédite. Oui, je roule en ma tête un trait ingénieux Dont je promettrais bien un succès glorieux, Si je puis n'avoir plus cet obstacle à combattre : Bon, voyons si son feu se rend opiniâtre.

SCENE II

LÉANDRE, MASCARILLE

MASCARILLE

Monsieur, j'ai perdu temps; votre homme se dédit.

LÉANDRE

De la chose lui-même il m'a fait un récit;

ACTE TROISIÈME. SCÈNE DEUXIEME 67

Mais c'est bien plus : j'ai su que tout ce beau mystère D'un rapt d'Egyptiens, d'un grand seigneur pour père, Qui doit partir d'Espagne et venir en ces lieux, N'est qu'un pur stratagème, un trait facétieux, Une histoire à plaisir, un conte dont Lélie A voulu détourner notre achat de Célie.

MASCARILLE Voyez un peu la fourbe !

LÉANDRE

Et pourtant Trufaldin Est si bien imprimé de ce conte badin, Mord si bien à l'appât de cette faible ruse, Qu'il ne veut point souffrir que l'on le désabuse.

MASCARILLE

C'est pourquoi désormais il la gardera bien, Et je ne vois pas lieu d'y prétendre plus rien.

LÉANDRE

Si d'abord à mes yeux elle parut aimable, Je viens de la trouver tout à fait adorable, Et je suis en suspens si, pour me l'acquérir, Aux extrêmes moyens je ne dois point courir, Par le don de ma foi rompre sa destinée Et changer ses liens en ceux de l'hyménée.

MASCARILLE Vous pourriez l'épouser ?

LÉANDRE

Je ne sais ; mais enfin, Si quelque obscurité se trouve en son destin,

68 L'ETOURDI

Sa grâce et sa vertu sont de douces amorces Qui, pour tirer les cœurs, ont d'incroyables forces.

MASCARILLE

Sa vertu, dites-vous?

LÉANDRE

Quoi ? que murmures-tu ? Achève, explique-toi sur ce mot de vertu.

MASCARILLE

Monsieur, votre visage en un moment s'altère, Et je ferai bien mieux peut-être de me taire.

LÉANDRE

Non, non, parle.

MASCARILLE

Eh bien! donc, très charitablement, Je vous veux retirer de votre aveuglement. Cette fille...

LÉANDRE Poursuis.

MASCARILLE

N'est rien moins qu'inhumaine; Dans le particulier elle oblige sans peine, Et son cœur, croyez-moi, n'est point roche après tout A quiconque la sait prendre par le bon bout ; Elle fait la sucrée, et veut passer pour prude ; Mais je puis en parler avecque certitude : Vous savez que je suis quelque peu du métier A me devoir connaître en un pareil gibier.

LÉANDRE

Célie?...

ACTE TROISIÈME. SCÈNE DEUXIÈME 6q

MASCARILLE Oui : sa pudeur n'est que franche grimace, Qu'une ombre de vertu qui garde mal la place, Et qui s'évanouit, comme l'on peut savoir, Aux rayons du soleil qu'une bourse fait voir.

LÉANDRE

Las! que dis-tu? Croirai-je un discours de la sorte?

MASCARILLE

Monsieur, les volontés sont libres ; que m'importe ? Non, ne me croyez pas, suivez votre dessein, Prenez cette matoise et lui donnez la main : Toute la ville en corps reconnaîtra ce zèle, Et vous épouserez le bien public en elle.

LÉANDRE Quelle surprise étrange !

MASCARILLE, bas.

Il a pris l'hameçon ; Courage 1 s'il se peut enferrer tout de bon, Nous nous ôtons du pied une fâcheuse épine.

LÉANDRE Oui, d'un coup étonnant ce discours m'assassine.

MASCARILLE Quoi! vous pourriez?...

LÉANDRE

Va-t'en jusqu'à la poste, et vois Je ne sais quel paquet qui doit venir pour moi.

(Seul.) Qui ne s'y fût trompé ? Jamais l'air d'un visage, Si ce qu'il dit est vrai, n'imposa davantage.

70 L'ÉTOURDI

SCÈNE ÏII

LÉLIE, LÉANDRE

LÉLIE

Du chagrin qui vous tient quel peut être l'objet?

LÉANDRE

Moi?

LÉLIE

Vous-même.

LÉANDRE

Pourtant je n'en ai point sujet.

LÉLIE

Je vois bien ce que c'est : Célie en est la cause.

LÉANDRE

Mon esprit ne court pas après si peu de chose.

LÉLIE

Pour elle vous aviez pourtant de grands desseins ; Mais il faut dire ainsi, lorsqu'ils se trouvent vains.

LÉANDRE

Si j'étais assez sot pour chérir ses caresses, Je me moquerais bien de toutes vos finesses.

LÉLIE

Quelles finesses donc ?

LÉANDRE

Mon Dieu, nous savons tout.

ACTE TROISIEME. SCENE TROISIEME 71

LELIE Quoi?

LÊANDRE

Votre procédé de l'un à l'autre bout.

LÉLIE

C'est de l'hébreu pour moi, je n'y puis rien comprendre.

LÉANDRE

Feignez, si vous voulez, de ne me pas entendre ; Mais, crovez-moi, cessez de craindre pour un bien je serais fâché de vous disputer rien : J'aime fort la beauté qui n'est point profanée, Et ne veux point brûler pour une abandonnée.

LÉLIE

Tout beau, tout beau, Léandre.

LÉANDRE

Ah ! que vous êtes bon ! Allez, vous dis-je encor, servez-la sans soupçon, Vous pourrez vous nommer homme à bonnes fortunes : Il est vrai, sa beauté n'est pas des plus communes; Mais en revanche aussi le reste est fort commun.

LÉLIE

Léandre, arrêtons ce discours importun.

Contre moi tant d'efforts qu'il vous plaira pour elle ;

Mais surtout retenez cette atteinte mortelle :

Sachez que je m'impute à trop de lâcheté

D'entendre mal parler de ma divinité,

Et que j'aurai toujours bien moins de répugnance

A souffrir votre amour qu'un discours qui l'offense.

72 L'ÉTOURDI

LÉANDRE

Ce que j'avance ici me vient de bonne part.

LÉLIE

Quiconque vous l'a dit est un lâche, un pendard ; On ne peut imposer de tache à cette fille : Je connais bien son cœur.

LÉANDRE

Mais enfin, Mascarille D'un semblable procès est juge compétent; C'est lui qui la condamne.

LÉLIE Oui ?

LÉANDRE

Lui-même.

LÉLIE

Il prétend D'une fille d'honneur insolemment médire, Et que peut-être encor je n'en ferai que rire! Gage qu'il se dédit.

LÉANDRE Et moi, gage que non.

LÉLIE

Parbleu, je le ferais mourir sous le bâton, S'il m'avait soutenu des faussetés pareilles.

LÉANDRE

Moi, je lui couperais sur-le-champ les oreilles S'il n'était pas garant de tout ce qu'il m'a dit.

ACTE TROISIEME. SCENE QUATRIEME 73

SCÈNE IV

LÉLIE, LÉANDRE, MASCARILLE

LÉLIE

Ah! bon, bon, le voilà; venez çà, chien maudit.

MASCARILLE Quoi?

LÉLIE

Langue de serpent fertile en impostures, Vous osez sur Célie attacher vos morsures, Et lui ca!omnier la plus rare vertu Qui puisse faire éclat sous un sort abattu ?

MASCARILLE, bas à Lélie. Doucement, ce discours est de mon industrie.

LÉLIE

Non, non, point de clin d'œil et point de raillerie : Je suis aveugle à tout, sourd à quoi que ce soit ; Fût-ce mon propre frère, il me la payeroit ; Et sur ce que j'adore oser porter le blâme, C'est me faire une plaie au plus tendre de l'âme ; Tous ces signes sont vains. Quels discours as-tu faits?

MASCARILLE Mon Dieu, ne cherchons point querelle, ou je m'en vais.

LÉLIE

Tu n'échapperas pas.

74 L'ETOURDI

MASCARILLE Ahi!

LÉLIE

Parle donc, confesse.

MASCARILLE, bas à Léîie. Laissez-moi, je vous dis que c'est un tour d'adresse.

LÉLIE Dépêche, qu'as-tu dit? Vide entre nous ce point.

MASCARILLE, bas à Lèlie. J'ai dit ce que j'ai dit, ne vous emportez point.

LÉLIE, mettant l'èpèe à la main. Ah! je vous ferai bien parler d'une autre sorte.

LÉANDRE, l'arrêtant. Halte un peu, retenez l'ardeur qui vous emporte.

MASCARILLE, à part. Fut-il jamais au monde un esprit moins sensé !

LÉLIE

Laissez-moi contenter mon courage offensé.

LÉANDRE

C'est trop que de vouloir le battre en ma présence.

LÉLIE

Quoi ! châtier mes gens n'est pas en ma puissance?

ACTE TROISIEME. SCENE QUATRIEME 75

LÉANDRE

Comment, vos gens?

MASCARILLE, à part.

Encor! Il va tout découvrir.

LÉLIE

Quand j'aurais volonté de le battre à mourir, Eh bien? c'est mon valet.

LÉANDRE

C'est maintenant le nôtre.

LÉLIE

Le trait est admirable! Et comment donc le vôtre? Sans doute...

MASCARILLE, bas. Doucement.

LÉLIE

Hein ! que veux-tu conter ?

MASCARILLE, bas.

Ah ! le double bourreau qui me va tout gâter,

Et qui ne comprend rien, quelque signe qu'on donne.

LÉLIE

Vous rêvez bien, Léandre, et me la baillez bonne. Il n'est pas mon valet ?

LÉANDRE

Pour quelque mal commis, Hors de votre service il n'a pas été mis ?

76 L'ETOURDI

LÉLIE

Je ne sais ce que c'est.

LÉANDRE

Et, plein de violence, Vous n'avez pas chargé son dos avec outrance ?

LÉLIE

Point du tout. Moi, l'avoir chassé, roué de coups? Vous vous moquez de moi, Léandre, ou lui de vous.

MASCARILLE, à part. Pousse, pousse, bourreau, tu fais bien tes affaires.

LÉANDRE, à Mascarille. Donc les coups de bâton ne sont qu'imaginaires ?

MASCARILLE

Il ne sait ce qu'il dit, sa mémoire...

LÉANDRE

Non, non, Tous ces signes pour toi ne disent rien de bon : Oui, d'un tour délicat mon esprit te soupçonne ; Mais, pour l'invention, va, je te le pardonne ; C'est bien assez, pour moi, qu'il m'a désabusé, De voir par quels motifs tu m'avais imposé, Et que, m'étant commis à ton zèle hypocrite, A si bon compte encor je m'en sois trouvé quitte : Ceci doit s'appeler un avis au lecteur. Adieu, Lélie, adieu, très humble serviteur.

ACTE TROISIEME. SCENE QUATRIEME 77

MASCARILLE

Courage, mon garçon ! tout heur nous accompagne ; Mettons flamberge au vent et bravoure en campagne, Faisons Y Olibrius, Yocciseur d'innocents.

LÉLIE

Il t'avait accusé de discours médisants Contre...

MASCARILLE

Et vous ne pouviez souffrir mon artifice, Lui laisser son erreur, qui vous rendait service Et par qui son amour s'en était presque allé? Non, il a l'esprit franc et point dissimulé. Enfin, chez son rival je m'ancre avec adresse, Cette fourbe en mes mains va mettre sa maîtresse : Il me la fait manquer avec de faux rapports ; Je veux de son rival alentir les transports, Mon brave incontinent vient qui le désabuse ; J'ai beau lui faire signe et montrer que c'est ruse : Point d'affaire, il poursuit sa pointe jusqu'au bout, Et n'est point satisfait qu'il n'ait découvert tout. Grand et sublime effort d'une imaginative Qui ne le cède point à personne qui vive ! C'est une rare pièce, et digne, sur ma foi, Qu'on en fasse présent au cabinet d'un roi !

LÉLIE

Je ne m'étonne pas si je romps tes attentes ;

A moins d'être informé des choses que tu tentes,

J'en ferais encor cent de la sorte.

MASCARILLE

Tant pis.

78 L'ÉTOURDI

LELIE

Au moins, pour t'emporter à de justes dépits, Fais-moi dans tes desseins entrer de quelque chose; Mais que de leurs ressorts la porte me soit close, C'est ce qui fait toujours que je suis pris sans vert.

MASCARILLE

Je crois que vous seriez un maître d'arme expert : Vous savez à merveille, en toutes aventures, Prendre les contre-temps et rompre les mesures.

LÉLIE

Puisque la chose est faite, il n'y faut plus penser : Mon rival, en tout cas, ne peut me traverser, Et, pourvu que tes soins en qui je me repose...

MASCARILLE

Laissons ce discours et parlons d'autre chose. Je ne m'apaise pas, non, si facilement ; Je suis trop en colère. Il faut premièrement Me rendre un bon office, et nous verrons ensuite Si je dois de vos feux reprendre la conduite.

LÉLIE

S'il ne tient qu'à cela, je n'y résiste pas ;

As-tu besoin, dis-moi, de mon sang, de mes bras ?

MASCARILLE

De quelle vision sa cervelle est frappée ! Vous êtes de l'humeur de ces amis d'épée Que l'on trouve toujours plus prompts à dégainer Qu'à tirer un teston, s'il fallait le donner.

ACTE TROISIEME. SCENE QUATRIEME 79

LÉLIE

Que puis-je donc pour toi?

MASCARILLE

C'est que de votre père Il faut absolument apaiser la colère.

LÉLIE

Nous avons fait la paix.

MASCARILLE

Oui, mais non pas pour nous : Je l'ai fait ce matin mort pour l'amour de vous ; La vision le choque, et de pareilles feintes Aux vieillards comme lui sont de dures atteintes Qui, sur l'état prochain de leur condition, Leur font faire à regret triste réflexion. Le bonhomme, tout vieux, chérit fort la lumière, Et ne veut point de jeu dessus cette matière ; Il craint le pronostic, et, contre moi fâché, On m'a dit qu'en justice il m'avait recherché ; J'ai peur, si le logis du roi fait ma demeure, De m'y trouver si bien dès le premier quart d'heure Que j'aie peine aussi d'en sortir par après : Contre moi dès longtemps on a force décrets ; Car enfin la vertu n'est jamais sans envie Et, dans ce maudit siècle, est toujours poursuivie. Allez donc le fléchir.

LÉLIE

Oui, nous le fléchirons ; Mais aussi tu promets...

MASCARILLE

Ah ! mon Dieu, nous verrons. (Lélie sort.)

8o L'ÉTOURDI

Ma foi, prenons haleine après tant de fatigues : Cessons pour quelque temps le cours de nos intrigues Et de nous tourmenter de même qu'un lutin : Léandre, pour nous nuire, est hors de garde enfin, Et Célie arrêtée avecque l'artifice...

SCENE V

ERGASTE, MASCARILLE

ERGASTE

Je te cherchais partout pour te rendre un service, Pour te donner avis d'un secret important.

MASCARILLE Quoi donc ?

ERGASTE

N'avons-nous point ici quelque écoutant ?

MASCARILLE

Non.

ERGASTE

Nous sommes amis autant qu'on le peut être ; Je sais bien tes desseins et l'amour de ton maître ; Songez à vous tantôt : Léandre fait parti Pour enlever Célie, et j'en suis averti, Qu'il a mis ordre à tout et qu'il se persuade D'entrer chez Trufaldin par une mascarade,

ACTE TROISIEME. SCENE CINQUIEME 81

Ayant su qu'en ce temps, assez souvent le soir, Des femmes du quartier en masque l'allaient voir.

MASCARILLE

Oui ? Suffit : il n'est pas au comble de sa joie ; Je pourrai bien tantôt lui souffler cette proie, Et contre cet assaut je sais un coup fourré Par qui je veux qu'il soit de lui-même enferré : Il ne sait pas les dons dont mon âme est pourvue. Adieu, nous boirons pinte à la première vue.

(Ergasle sort.) Il faut, il faut tirer à nous ce qued' heureux Pourrait avoir en soi ce projet amoureux, Et, par une surprise adroite et non commune, Sans courir le danger en tenter la fortune. Si je vais me masquer pour devancer ses pas, Léandre assurément ne nous bravera pas : Et là, premier que lui, si nous faisons la prise, Il aura fait pour nous les frais de l'entreprise, Puisque, par son dessein déjà presque éventé, Le soupçon tombera toujours de son côté, Et que nous, à couvert de toutes ses poursuites, De ce coup hasardeux ne craindrons point les suites. C'est ne se point commettre à faire de l'éckt, Et tirer les marrons de la patte du chat. Allons donc nous masquer avec quelques bons frères ; Pour prévenir nos gens il ne faut tarder guères. Je sais gît le lièvre, et me puis sans travail Fournir en un moment d'hommes et d'attirail; Croyez que je mets bien mon adresse en usage. Si j'ai reçu du ciel des fourbes en partage, Je ne suis point en rang de ces esprits mal nés Qui cachent les talents que Dieu leur a donnés.

82 L'ÉTOURDI

SCÈNE VI

LÉLIE, ERGASTE

LÉLIE

Il prétend l'enlever avec sa mascarade?

ERGASTE

Il n'est rien plus certain; quelqu'un de sa brigade M'ayant de ce dessein instruit, sans m'arrêter, A Mascarille alors j'ai couru tout conter, Qui s'en va, m'a-t-il dit, rompre cette partie Par une invention dessus le champ bâtie ; Et comme je vous ai rencontré par hasard, J'ai cru que je devais de tout vous faire part.

LÉLIE

Tu m'obliges par trop avec cette nouvelle ; Va, je reconnaîtrai ce service fidèle.

(Seul.) Mon drôle assurément leur jouera quelque trait ; Mais je veux de ma part seconder son projet; Il ne sera pas dit qu'en un fait qui me touche, Je ne me sois non plus remué qu'une souche : Voici l'heure, ils seront surpris à mon aspect. Foin ! que n'ai-je avec moi pris mon porte-respect? Mais, vienne qui voudra contre notre personne, J'ai deux bons pistolets, et mon épée est bonne. Holà ! quelqu'un : un mot.

ACTE TROISIEME. SCENE SEPTIEME 83

SCÈNE VII

LÉLIE, TRUFALDIN

TRUFALDIN

Qu'est-ce ? qui me vient voir ?

LÉLIE

Fermez soigneusement votre porte ce soir.

TRUFALDIN Pourquoi ?

LÉLIE

Certaines gens font une mascarade Pour vous venir donner une fâcheuse aubade : Ils veulent enlever votre Célie.

TRUFALDIN

Ô dieux !

LÉLIE

Et, sans doute bientôt, ils viennent en ces lieux : Demeurez, vous pourrez voir tout de la fenêtre. Eh bien! qu'avais-je dit? les voyez-vous paraître? Chut ! je veux à vos yeux leur en faire l'affront : Nous allons voir beau jeu, si la corde ne rompt.

84 L'ÉTOURDI

SCÈNE VIII

LÉLIE, TRUFALDIN, MASCARILLE masqué.

TRUFALDIN

O les plaisants robins qui pensent me surprendre !

LÉLIE

Masques, courez-vous ? le pourrait-on apprendre ? Trufaldin, ouvrez-leur pour jouer un momon; Bon Dieu! qu'elle est jolie, et qu'elle a l'air mignon ! Eh quoi ! vous murmurez ? Mais,sans vous faire outrage , Peut-on lever le masque et voir votre visage?

TRUFALDIN

Allez, fourbes méchants, retirez-vous d'ici,

Canaille ; et vous, seigneur, bonsoir, et grand merci.

LÉLIE

Mascarille ! est-ce toi ?

MASCARILLE Nenni-da, c'est quelque autre.

LÉLIE

Hélas! quelle surprise! et quel sort est le nôtre !

L'aurais-je deviné, n'étant point averti

Des secrètes raisons qui t'avaient travesti ?

Malheureux que je suis d'avoir, dessous ce masque,

Été sans y penser te faire cette frasque !

Il me prendrait envie, en ce juste courroux,

De me battre moi-même, et me donner cent coups.

ACTE TROISIÈME. SCÈNE NEUVIÈME 85

MASCARILLE

Adieu, sublime esprit, rare Imaginative.

LÉLIE

Las! si de ton secours ta colère me prive, A quel saint me vouerai-je?

MASCARILLE

Au grand diable d'enfer.

LÉLIE

Ah ! si ton cœur pour moi n'est de bronze ou de fer, Qu'encore un coup, du moins, mon imprudence ait grâce S'il faut pour l'obtenir oue tes genoux j'embrasse, Vois-moi...

MASCARILLE

Tarare! allons camarades, allons. J'entends venir des gens qui sont sur nos talons.

SCENE IX

LÉANDRE masqué, et sa suite; TRUFALDIN

LÉANDRE

Sans bruit; ne faisons rien que de la bonne sorte.

TRUFALDIN

Quoi ! masques toute nuit assiégeront ma porte ? Messieurs, ne gagnez point de rhumes à plaisir : Tout cerveau qui le fait est certes de loisir.

86

L'ÉTOURDI

Il est un peu trop tard pour enlever Célie ; Dispensez-l'en ce soir, elle vous en supplie : La belle est dans le lit, et ne peut vous parler; J'en suis fâché pour vous ; mais, pour vous régaler Du souci qui pour elle ici vous inquiète, Elle vous fait présent de cette cassolette.

LÉANDRE

Fi ! cela sent mauvais, et je suis tout gâté : Nous sommes découverts, tirons de ce côté.

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE LÉLIE, MASCARILLE

MASCARILLE

Vous voilà fagoté d'une plaisante sorte.

LÉLIE

Tu ranimes par mon espérance morte.

MASCARILLE

Toujours de ma colère on me voit revenir; J'ai beau jurer, pester, je ne m'en puis tenir.

LÉLIE

Aussi, crois, si jamais je suis dans la puissance,

Que tu seras content de ma reconnaissance,

Et que, quand je n'aurais qu'un seul morceau de pain.

88 L'ÉTOURDI

MASCARILLE

Baste, songez à vous dans ce nouveau dessein ; Au moins si l'on vous voit commettre une sottise, Vous n'imputerez plus l'erreur à la surprise : Votre rôle en ce jeu par cœur doit être su.

LÉLIE

Mais comment Trufaldin chez lui t'a-t-il reçu ?

MASCARILLE

D'un zèle simulé j'ai bridé le bon sire : Avec empressement je suis venu lui dire, S'il ne songeait à lui, que l'on le surprendroit, Que l'on couchait en joue, et de plus d'un endroit, Celle dont il a vu qu'une lettre en avance Avait si faussement divulgué la naissance ; Qu'on avait bien voulu m'y mêler quelque peu; Mais que j'avais tiré mon épingle du jeu, Et que, touché d'ardeur pour ce qui le regarde, Je venais l'avertir de se donner de garde. De là, moralisant, j'ai fait de grands discours Sur les fourbes qu'on voit ici-bas tous les jours ; Que, pour moi, las du monde et de sa vie infâme, Je voulais travailler au salut de mon âme, A m'éloigner du trouble et pouvoir longuement Près de quelque honnête homme être paisiblement ; Que, s'il le trouvait bon, je n'aurais d'autre envie Que de passer chez lui le reste de ma vie ; Et que même à tel point il m'avait su ravir Que, sans lui demander gages pour le servir, Je mettrais en ses mains que je tenais certaines Quelque bien de mon père et le fruit de mes peines, Dont, advenant que Dieu de ce monde m'ôtât, J'entendais tout de bon que lui seul héritât.

ACTE QUATRIÈME. SCÈNE PREMIÈRE 89

C'était le vrai moyen d'acquérir sa tendresse; Et, comme pour résoudre avec votre maîtresse Des biais qu'on doit prendre à terminer vos vœux, Je voulais en secret vous aboucher tous deux, Lui-même a su m'ouvrir une voie assez belle, De pouvoir hautement vous loger avec elle, Venant m'entretenir d'un fils privé du jour, Dont cette nuit en songe il a vu le retour. A ce propos, voici l'histoire qu'il m'a dite, Et sur qui j'ai tantôt notre fourbe construite.

LÉLIE

C'est assez, je sais tout : tu me Tas dit deux fois.

MASCARILLE

Oui, oui ; mais quand j'aurais passé jusques à trois, Peut-être encor qu'avec toute sa suffisance Votre esprit manquera en quelque circonstance.

LÉLIE Mais à tant différer je me fais de l'effort.

MASCARILLE

Ah ! de peur de tomber, ne courons pas si fort.

Voyez-vous, vous avez la caboche un peu dure ;

Rendez-vous affermi dessus cette aventure.

Autrefois Trufaldin de Naples est sorti,

Et s'appelait alors Zanobio Ruberti;

Un parti qui causa quelque émeute civile

Dont il fut seulement soupçonné dans sa ville

(De fait, il n'est pas homme à troubler un Etat)

L'obligea d'en sortir, une nuit, sans éclat.

Une fille fort jeune et sa femme laissées,

A quelque temps de se trouvant trépassées,

90 L'ÉTOURDI

Il en eut la nouvelle, et dans ce grand ennui, Voulant dans quelque ville emmener avec lui, Outre ses biens, l'espoir qui restait de sa race, Un sien fils, écolier, qui se nommait Horace, Il écrit à Bologne, où, pour mieux être instruit, Un certain maître Albert, jeune, l'avait conduit; Mais pour se joindre tous, le rendez-vous qu'il donne Durant deux ans entiers ne lui fit voir personne : Si bien que, les jugeant morts après ce temps-là, Il vint en cette ville, et prit le nom qu'il a, Sans que de cet Albert ni de ce fils Horace Douze ans aient découvert jamais la moindre trace. Voilà l'histoire en gros, redite seulement Afin de vous servir ici de fondement. Maintenant, vous serez un marchand d'Arménie, Qui les aurez vus sains l'un et l'autre en Turquie. Si j'ai, plutôt qu'aucun, un tel moyen trouvé Pour les ressusciter sur ce qu'il a rêvé, C'est qu'en fait d'aventure il est très ordinaire De voir gens pris sur mer par quelque Turc corsaire, Puis être à leur famille à point nommé rendus Après quinze ou vingt ans qu'on les a crus perdus. Pour moi, j'ai vu déjà cent contes de la sorte. Sans nous alambiquer, servons-nous-en, qu'importe? Vous leur aurez ouï leur disgrâce conter, Et leur aurez fourni de quoi se racheter. Mais que, parti plus tôt pour chose nécessaire, Horace vous chargea de voir ici son père, Dont il a su le sort, et chez qui vous devez Attendre quelques jours qu'ils seraient arrivés : Je vous ai fait tantôt des leçons étendues.

LÉLIE

Ces répétitions ne sont que superflues :

Dès l'abord mon esprit a compris tout le fait-

ACTE QUATRIÈME. SCENE PREMIERE 91

MASCARILLE Je m'en vais dedans donner le premier trait.

LÉLIE

Écoute, Mascarille, un seul point me chagrine : S'il allait de son fils me demander la mine?

MASCARILLE

Belle difficulté ! Devez-vous pas savoir Qu'il était fort petit alors qu'il Ta pu voir? Et puis, outre cela, le temps et l'esclavage Pourraient-ils pas avoir changé tout son visage ?

LÉLIE

Il est vrai; mais, dis-moi, s'il connaît qu'il m'a vu, Que faire?

MASCARILLE

De mémoire êtes- vous dépourvu ? Nous avons dit tantôt qu'outre que votre image N'avait dans son esprit pu faire qu'un passage Pour ne vous avoir vu que durant un moment, Et le poil et l'habit déguisaient grandement.

LÉLIE

Fort bien ; mais, à propos, cet endroit de Turquie ?...

MASCARILLE Tout, vous dis-je, est égal : Turquie ou Barbarie.

LÉLIE

Mais le nom de la ville j'aurai pu les voir?

92 L'ETOURDI

MASCARILLE

Tunis. Il me tiendra, je crois, jusques au soir :

La répétition, dit-il, est inutile,

Et j'ai déjà nommé douze fois cette ville.

LÉLIE

Va, va-t'en commencer ; il ne me faut plus rien.

MASCARILLE

Au moins, soyez prudent, et vous conduisez bien ; Ne donnez point ici de l'imaginative.

LÉLIE

Laisse-moi gouverner. Que ton âme est craintive !

MASCARILLE

Horace : dans Bologne écolier ; Trufaldin : Zanobio Ruberti, dans Naples citadin ; Le précepteur Albert...

LÉLIE

Ah ! c'est me faire honte Que de me tant prêcher ; suis-je un sot, à ton compte ?

MASCARILLE

Non, pas du tout, mais bien quelque chose approchant.

LÉLIE, seul.

Quand il m'est inutile, il fait le chien couchant;

Mais, parce qu'il sent bien le secours qu'il me donne,

Sa familiarité jusque-là s'abandonne.

Je vais être de près éclairé des beaux yeux

Dont la force m'impose un joug si précieux ;

ACTE QUATRIEME. SCENE DEUXIEME 93

Je m'en vais sans obstacle, avec des traits de flamme, Peindre à cette beauté les tourments de mon âme ; Je saurai quel arrêt je dois... Mais les voici.

SCENE II

TRUFALDIN, LÉLIE, MASCARILLE

TRUFALDIN Sois béni, juste ciel, de mon sort adouci !

MASCARILLE

C'est à vous de rêver et de faire des songes, Puisqu'en vous il est faux que songes sont mensonges.

TRUFALDIN

Quelle grâce, quels biens vous rendrai-je, seigneur, Vous que je dois nommer l'ange de mon bonheur?

LÉLIE

Ce sont soins superflus, et je vous en dispense.

TRUFALDIN, à Mascarilk.

J'ai, je ne sais pas où, vu quelque ressemblance De cet Arménien.

MASCARILLE

C'est ce que je disois ; Mais on voit des rapports admirables parfois.

94 L'ÉTOURDI

TRUFALDIN

Vous avez vu ce fils mon espoir se fonde?

LÉLIE

Oui, seigneur Trufaldin, le plus gaillard du monde.

TRUFALDIN

Il vous a dit sa vie, et parlé fort de moi ?

LÉLIE

Plus de dix mille fois.

MASCARILLE

Quelque peu moins, je crois.

LÉLIE

Il vous a dépeint tel que je vous vois paraître, Le visage, le port...

TRUFALDIN

Cela pourrait-il être, Si, lorsqu'il m'a pu voir, il n'avait que sept ans? Et si son précepteur même, depuis ce temps, Aurait peine à pouvoir connaître mon visage?

MASCARILLE

Le sang bien autrement conserve cette image ; Par des traits si profonds ce portrait est tracé Que mon père...

TRUFALDIN Suffit. l'avez- vous laissé?

ACTE QUATRIEME. SCENE DEUXIEME 95

LÉLIE

En Turquie, à Turin.

TRUFALDIN

Turin ? Mais cette ville Est, je pense, en Piémont.

MASCARILLE, à pari.

Ô cerveau malhabile ! (A Trufaldin.) Vous ne l'entendez pas : il veut dire Tunis, Et c'est en effet qu'il laissa votre fils; Mais les Arméniens ont tous par habitude Certain vice de langue à nous autres fort rude : C'est que dans tous les mots ils changent nis en rin, Et, pour dire Tunis, ils prononcent Turin.

TRUFALDIN

Il fallait, pour l'entendre, avoir cette lumière. Quel moyen vous dit-il de rencontrer son père?

MASCARILLE

(A part.) (A Trufaldin, qui le voit gesticuler.) Voyez s'il répondra. Je repassais un peu Quelque leçon d'escrime ; autrefois en ce jeu Il n'était point d'adresse à mon adresse égale, Et j'ai battu le fer en mainte et mainte salle .

TRUFALDIN, à Mascarille.

Ce n'est pas maintenant ce que je veux savoir.

(A Lélie.) Quel autre nom dit-il que je devais avoir?

96 L'ETOURDI

MASCARILLE

Ah! seigneur Zanobio Ruberti, quelle joie Est celle maintenant que le ciel vous envoie !

LÉLIE

C'est votre vrai nom, et l'autre est emprunté.

TRUFALDIN

Mais vous a-t-il dit qu'il reçut la clarté?

MASCARILLE

Naples est un séjour qui paraît agréable ;

Mais, pour vous, ce doitêtre un lieu fort haïssable.

TRUFALDIN Ne peux-tu sans parler souffrir notre discours ?

LÉLIE Dans Naples son destin a commencé son cours.

TRUFALDIN l'envoyai-je jeune, et sous quelle conduite ?

MASCARILLE

Ce pauvre maître Albert a beaucoup de mérite D'avoir depuis Bologne accompagné ce fils Qu'à sa discrétion vos soins avaient commis.

TRUFALDIN Ahl

MASCARILLE, bas.

Nous sommes perdus si cette entretien dure.

ACTE QUATRIÈME. SCÈNE DEUXIÈME 97

TRUFALDIN

Je voudrais bien savoir de vous leur aventure ; Sur quel vaisseau le sort, qui m'a su travailler...

MASCARILLE

Je ne sais ce que c'est, je ne fais que bâiller.

Mais, seigneur Trufaldin, songez-vous que peut-être

Ce monsieur l'Étranger a besoin de repaître,

Et qu'il est tard aussi ?

LÉLIE

Pour moi, point de repas.

MASCARILLE Ah! vous avez plus faim que vous ne pensez pas.

TRUFALDIN Entrez donc.

LÉLIE

Après vous.

MASCARILLE, à Trufaldin.

Monsieur, en Arménie, Les maîtres du logis sont sans cérémonie.

(Trufaldin rentre. A Lélie.) Pauvre esprit 1 Pas deux mots !

LÉLIE

D'abord il m'a surpris; Mais n'appréhende plus, je reprends mes esprits, Et m'en vais débiter avecque hardiesse...

MASCARILLE

Voici notre rival, qui ne sait pas la pièce.

98 L'ÉTOURDI

SCÈNE III

LÉANDRE, ANSELME

ANSELME

Arrêtez-vous, Léandre, et souffrez un discours Qui cherche le repos et l'honneur de vos jours : Je ne vous parle point en père de ma fille, En homme intéressé pour ma propre famille, Mais comme votre père, ému pour votre bien, Sans vouloir vous flatter et vous déguiser rien ; Bref, comme je voudrais, d'une âme franche et pure, Que l'on fît à mon sang en pareille aventure. Savez-vous de quel œil chacun voit cet amour Qui, dedans une nuit, vient d'éclater au jour ? A combien de discours et de traits de risée Votre entreprise d'hier est partout exposée ? Quel jugement on fait du choix capricieux Qui pour femme, dit-on, vous désigne en ces lieux Un rebut de l'Egypte, une fille coureuse De qui le noble emploi n'est qu'un métier de gueuse? J'en ai rougi pour vous encor plus que pour moi, Qui me trouve compris dans l'éclat que je vois ; Moi, dis-je, dont la fille, à vos ardeurs promise, Ne peut sans quelque affront souffrir qu'on la méprise. Ah ! Léandre, sortez de cet abaissement; Ouvrez un peu les yeux sur votre aveuglement : Si notre esprit n'est pas sage à toutes les heures, Les plus courtes erreurs sont toujours les meilleures. Quand on ne prend en dot que la seule beauté, Le remords est bien près de la solennité, Et la plus belle femme a très peu de défense Contre cette tiédeur qui suit la jouissance.

ACTE QUATRIEME. SCÈNE QUATRIEME 99

Je vous le dis encor, ces bouillants mouvements,

Ces ardeurs de jeunesse et ces emportements

Nous font trouver d'abord quelques nuits agréables;

Mais ces félicités ne sont guères durables.

Et notre passion alentissant son cours,

Après ces bonnes nuits, donnent de mauvais jours.

De viennent les soins, les soucis, les misères,

Les fils déshérités par le courroux des pères.

LÉANDRE

Dans tout votre discours je n'ai rien écouté Que mon esprit déjà ne m'ait représenté. Je sais combien je dois à cet honneur insigne Que vous me voulez faire, et dont je suis indigne ; Et vois, malgré l'effort dont je suis combattu, Ce que vaut votre fille, et quelle est sa vertu. Aussi veux-je tâcher...

ANSELME

On ouvre cette porte ; Retirons-nous plus loin, de crainte qu'il n'en sorte Quelque secret poison dont vous seriez surpris.

SCENE IV

LÉLIE, MASCARILLE

MASCARILLE

Bientôt de notre fourbe on verra le débris, Si vous continuez des sottises si grandes.

ioo L'ETOURDI

LELIE

Dois-je éternellement ouïr tes réprimandes ? De quoi te peux-tu plaindre ? Ai-je pas réussi En tout ce que j'ai dit depuis...

MASCARILLE

Couci, couci : Témoin les Turcs, par vous appelés hérétiques, Et que vous assurez, par serments authentiques, Adorer pour leurs dieux la lune et le soleil. Passe : ce qui me donne un dépit nonpareil, C'est qu'ici votre amour étrangement s'oublie; Près de Célie il est ainsi que la bouillie, Qui par un trop grand feu s'enfle, croît jusqu'aux bords, Et de tous les côtés se répand au dehors.

LÉLIE

Pourrait-on se forcer à plus de retenue ? Je ne l'ai presque point encore entretenue.

MASCARILLE

Oui ; mais ce n'est pas tout que de ne parler pas : Par vos gestes, durant un moment de repas, Vous avez aux soupçons donné plus de matière Que d'autres ne feraient dans une année entière.

LÉLIE

Et comment donc ?

MASCARILLE

Comment? Chacun a pu le voir. A table, Trufaldin l'oblige de se seoir, Vous n'avez toujours fait qu'avoir les yeux sur elle ; Rouge, tout interdit, jouant de la prunelle,

ACTE QUATRIEME. SCENE QUATRIEME 101

Sans prendre jamais garde à ce qu'on vous servait, Vous n'aviez point de soif qu'alors qu'elle buvait ; Et dans ses propres mains vous saisissant du verre, Sans le vouloir rincer, sans rien jeter à terre, Vous buviez sur son reste, et montriez d'affecter Le côté qu'à sa bouche elle avait su porter. Sur les morceaux touchés de sa main délicate, Ou mordus de ses dents, vous étendiez la patte Plus brusquement qu'un chat dessus une souris, Et les avaliez tout ainsi que pois gris. Puis, outre tout cela, vous faisiez sous la table Un bruit, un triquetrac de pieds insupportable, Dont Trufaldin, heurté de deux coups trop pressants, A puni par deux fois deux chiens très innocents, Qui, s'ils eussent osé, vous eussent fait querelle. Et puis, après cela, votre conduite est belle ? Pour moi, j'en ai souffert la gêne sur mon corps ; Malgré le froid je sue encor de mes efforts : Attaché dessus vous, comme un joueur de boule, Après le mouvement de la sienne qui roule, Je pensais retenir toutes vos actions En faisant de mon corps mille contorsions.

LÉLIE

Mon Dieu ! qu'il t'est aisé de condamner des choses Dont tu ne ressens point les agréables causes ! Je veux bien néanmoins, pour te plaire une fois, Faire force à l'amour qui m'impose des lois : Désormais...

ioa L'ETOURDI

SCÈNE V

LÉLIE, MASCARILLE, TRUFALDIN

MASCARILLE

Nous parlions des fortunes d'Horace.

TRUFALDIN, à Lèlie.

C'est bien fait. Cependant me ferez-vous la grâce Que je puisse lui dire un seul mot en secret ?

LÉLIE

Il faudrait autrement être fort indiscret.

(Lèlie s'éloigne.)

TRUFALDIN

Écoute, sais-tu bien ce que je viens de faire?

MASCARILLE

Non; mais, si vous voulez, je ne tarderai guère Sans doute à le savoir.

TRUFALDIN

D'un chêne grand et fort, Dont près de deux cents ans ont fait déjà le sort, Je viens de détacher une branche admirable, Choisie expressément de grosseur raisonnable, Dont j'ai fait sur-le-champ avec beaucoup d'ardeur Un bâton à peu près... oui, de cette grandeur; Moins gros par l'un des bouts, mais plus que trente Propre comme je pense à rosser les épaules : [gaules, Car il est bien en main, vert, noueux et massif.

ACTE QUATRIEME. SCÈNE CINQUIEME 103

MASCARILLE

Mais pour qui, je vous prie, un tel préparatif?

TRUFALDIN

Pour toi premièrement, puis pour ce bon apôtre Qui veut m'en donner d'une, et m'en jouer d'une Pour cet Arménien, ce marchand déguisé, [autre ; Introduit sous l'appât d'un conte supposé.

MASCARILLE

Quoi ! vous ne croyez pas?...

TRUFALDIN

Ne cherche point d'excuse. Lui-même heureusement a découvert sa ruse ; Et, disant à Célie, en lui serrant la main, Que pour elle il venait sous ce prétexte vain, Il n'a pas aperçu Jeannette, ma fillole, Laquelle a tout ouï, parole pour parole ; Et je ne doute point, quoi qu'il n'en ait rien dit, Que tu ne sois de tout le complice maudit.

MASCARILLE

Ah ! vous me faites tort. S'il faut qu'on vous affronte, Croyez qu'il m'a trompé le premier à ce conte.

TRUFALDIN

Veux-tu me faire voir que tu dis vérité ? Qu'à le chasser mon bras soit du tien assisté ; Donnons-en à ce fourbe, et du long et du large, Et de tout crime après mon esprit te décharge.

104 L'ETOURDI

MASCARILLE

Oui-da, très volontiers; je l'épousterai bien,

Et par vous verrez que je n'y trempe en rien.

(A part.) Ah ! vous serez rossé, monsieur de l'Arménie, Qui toujours gâtez tout.

SCENE VI

LÉLIE, TRUFALDIN, MASCARILLE

TRUFALDIN (heurte à sa porte).

Un mot, je vous supplie. Donc, monsieur l'imposteur, vous osez aujourd'hui Duper un honnête homme et vous jouer de lui ?

MASCARILLE

Feindre avoir vu son fils en une autre contrée, Pour vous donner chez lui plus aisément entrée ?

TRUFALDIN (bat Lélie).

Vidons, vidons sur l'heure.

(Mascarille le bat aussi.)

LÉLIE

Ah ! coquin !

MASCARILLE

C'est ainsi Que les fourbes...

ACTE QUATRIÈME. SCÈNE SIXIÈME 105

LÉLIE

Bourreau 1

MASCARILLE

Sont ajustés ici. Garde-moi bien cela.

LÉLIE

Quoi donc? je serais homme...

MASCARILLE Tirez, tirez, vous dis-je, ou bien je vous assomme.

TRUFALDIN Voilà qui me plaît fort ; rentre, je suis content.

LÉLIE

A moi, par un valet cet affront éclatant ! L'aurait-on pu prévoir, l'action de ce traître Qui vient insolemment de maltraiter son maître ?

MASCARILLE, à la fenêtre de Trufaldin. Peut-on vous demander comme va votre dos ?

LÉLIE

Quoi ! tu m'oses encor tenir un tel propos ?

MASCARILLE

Voilà, voilà que c'est, de ne voir pas Jeannette Et d'avoir en tout temps une langue indiscrète ; Mais, pour cette fois-ci, je n'ai point de courroux, Je cesse d'éclater, de pester contre vous : Quoique de l'action l'imprudence soit haute, Ma main sur votre échine a lavé votre faute.

io6 L'ETOURDI

LÉLIE

Ah! je me vengerai de ce trait déloyal.

MASCARILLE

Vous vous êtes causé vous-même tout le mal.

LÉLIE

Moi?

MASCARILLE

Si vous n'étiez pas une cervelle folle, Quand vous avez parlé naguère à votre idole, Vous auriez aperçu Jeannette sur vos pas, Dont l'oreille subtile a découvert le cas.

LÉLIE

On aurait pu surprendre un mot dit à Célie?

MASCARILLE

Et d'où doncques viendrait cette prompte sortie? Oui, vous n'êtes dehors que par votre caquet. Je ne sais si souvent vous jouez au piquet, Mais au moins faites-vous des écarts admirables.

LÉLIE

Ô le plus malheureux de tous les misérables ! Mais encore, pourquoi me voir chassé par toi ?

MASCARILLE

Je ne fis jamais mieux que d'en prendre l'emploi ; Par j'empêche au moins que de cet artifice Je ne sois soupçonné d'être auteur, ou complice.

LÉLIE Tu devais donc, pour toi, frapper plus doucement,

ACTE QUATRIEME. SCÈNE SIXIEME 107

MASCARILLE

Quelque sot ! Trufaldin lorgnait exactement.

Et puis je vous dirai, sous ce prétexte utile,

Je n'étais point fâché d'évaporer ma bile :

Enfin la chose est faite, et si j'ai votre foi

Qu'on ne vous verra point vouloir venger sur moi,

Soit, ou directement, ou par quelque autre voie,

Les coups sur votre râble assenés avec joie,

Je vous promets, aidé par le poste je suis,

De contenter vos vœux avant qu'il soit deux nuits.

LÉLIE

Quoique ton traitement ait eu trop de rudesse, Qu'est-ce que dessus moi ne peut cette promesse ?

MASCARILLE Vous le promettez donc?

LÉLIE Oui, je te le promets.

MASCARILLE

Ce n'est pas encor tout ; promettez que jamais Vous ne vous mêlerez dans quoi que j'entreprenne.

LÉLIE

Soit.

MASCARILLE

Si vous y manquez, votre fièvre quartaine!

LÉLIE

Mais tiens-moi donc parole, et songe à mon repos.

MASCARILLE Allez quitter l'habit et graisser votre dos.

io8 L'ETOURDI

LÉLIE

Faut-il que le malheur, qui me suit à la trace, Me fasse voir toujours disgrâce sur disgrâce ?

MASCARILLE

Quoi ! vous n'êtes pas loin ? Sortez vite d'ici ; Mais, surtout, gardez-vous de prendre aucun souci Puisque je fais pour vous, que cela vous suffise ; N'aidez point mon projet de la moindre entreprise.. Demeurez en repos.

LÉLIE

Oui, va, je m'y tiendrai.

MASCARILLE, seul

Il faut voir maintenant quel biais j'y prendrai.

SCENE VII

ERGASTE, MASCARILLE

ERGASTE

Mascarille, je viens te dire une nouvelle

Qui donne à tes desseins une atteinte ciuelle :

A l'heure que je parle, un jeune Égyptien,

Qui n'est pas noir pourtant et sent assez son bien,

Arrive accompagné d'une vieille fort hâve,

Et vient chez Trufaldin racheter cette esclave

Que vous vouliez. Pour elle, il paraît fort zélé.

ACTE QUATRIEME. SCENE SEPTIEME 109

MASCARILLE

Sans doute, c'est l'amant dont Célie a parlé. Fut-il jamais destin plus brouillé que le nôtre ! Sortant d'un embarras, nous entrons dans un autre. En vain nous apprenons que Léandre est au point De quitter la partie, et ne nous troubler point, Que son père arrivé contre toute espérance Du côté d'Hippolyte emporte la balance ; Qu'il a tout fait changer par son autorité, Et va dès aujourd'hui conclure le traité ; Lorsqu'un rival s'éloigne, un autre plus funeste S'en vient nous enlever tout l'espoir qui nous reste. Toutefois, par un trait merveilleux de mon art, Je crois que je pourrai retarder leur départ, Et me donner le temps qui sera nécessaire Pour tâcher de finir cette fameuse affaire. Il s'est fait un grand vol; par qui? l'on n'en sait rien; Eux autres rarement passent pour gens de bien : Je veux adroitement, sur un soupçon frivole, Faire pour quelques jours emprisonner ce drôle. Je sais des officiers de justice altérés, Qui sont pour de tels coups de vrais délibérés : Dessus l'avide espoir de quelque paraguante, Il n'est rien que leur art aveuglément ne tente, Et du plus innocent toujours à leur profit La bourse est criminelle, et paye son délit.

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE MASCARILLE, ERGASTE

MASCARILLE

Ah ! chien ! ah ! double chien! mâtine de cervelle, Ta persécution sera-t-elle éternelle ?

ERGASTE

Par les soins vigilants de l'exempt Balafré,

Ton affaire allait bien, le drôle était coffré,

Si ton maître au moment ne fût venu lui-même

En vrai désespéré rompre ton stratagème.

« Je ne saurais souffrir, a-t-il dit hautement,

Qu'un honnête homme soit traîné honteusement;

J'en réponds sur sa mine, et je le cautionne.»

Et comme on résistait à lâcher sa personne,

D'abord il a chargé si bien sur les recors,

Qui sont gens d'ordinaire à craindre pour leur corps,

ii2 L'ÉTOURDI

Qu'à l'heure que je parle ils sont encore en fuite, Et pensent tous avoir un Lélie à leur suite.

MASCARÏLLE

Le traître ne sait pas que cet Égyptien Est déjà dedans pour lui ravir son bien.

ERGASTE

Adieu; certaine affaire à te quitter m'oblige.

MASCARÏLLE, seul.

Oui, je suis stupéfait de ce dernier prodige ;

On dirait, et pour moi j'en suis persuadé,

Que ce démon brouillon dont il est possédé

Se plaise à me braver, et me l'aille conduire

Partout sa présence est capable de nuire.

Pourtant je veux poursuivre, et, malgré tous ces coups,

Voir qui l'emportera de ce diable ou de nous.

Célie est quelque peu de notre intelligence,

Et ne voit son départ qu'avecque répugnance;

Je tâche à profiter de cette occasion.

Mais ils viennent; songeons à l'exécution.

Cette maison meublée est en ma bienséance,

Je puis en disposer avec grande licence ;

Si le sort nous en dit, tout sera bien réglé ;

Nul que moi ne s'y tient, et j'en garde la clé.

Ô Dieu ! qu'en peu de temps on a vu d'aventures,

Et qu'un fourbe est contraint de prendre de figures !

ACTE CINQUIÈME. SCENE DEUXIÈME 113

SCÈNE II

CÉLIE, ANDRÈS

ANDRÈS

Vous le savez, Célie, il n'est rien que mon cœur N'ait fait pour vous prouver l'excès de son ardeur : Chez les Vénitiens, dès un assez jeune âge, La guerre en quelque estime avait mis mon courage; Et j'y pouvais un jour, sans trop croire de moi, Prétendre en les servant un honorable emploi : Lorsqu'on me vit pour vous oublier toute chose, Et que le prompt effet d'une métamorphose Qui suivit de mon cœur le soudain changement Parmi vos compagnons sut ranger votre amant, Sans que mille accidents ni votre indifférence Aient pu me détacher de ma persévérance. Depuis, par un hasard d'avec vous séparé Pour beaucoup plus de temps que je n'eusse auguré, Je n'ai, pour vous rejoindre, épargné temps ni peine. Enfin, ayant trouvé la vieille Égyptienne, Et, plein d'impatience, apprenant votre sort, Que pour certain argent qui leur importait fort, Et qui de tous vos gens détourna le naufrage, Vous aviez en ces lieux été mise en otage. J'accours vite y briser ces chaînes d'intérêt, Et recevoir de vous les ordres qu'il vous plaît. Cependant on vous voit une morne tristesse, Alors que dans vos yeux doit briller l'allégresse ; Si pour vous la retraite avait quelques appas, Venise, du butin fait parmi les combats, Me garde pour tous deux de quoi pouvoir y vivre ; Que si, comme devant, il vous faut encor suivre,

114 L'ËTOURDI

J'y consens, et mon cœur n'ambitionnera

Que d'être auprès de vous tout ce qu'il vous plaira.

CÉLIE

Votre zèle pour moi visiblement éclate ; Pour en paraître triste, il faudrait être ingrate ; Et mon visage aussi, par son émotion, N'explique point mon cœur en cette occasion : Une douleur de tête y peint sa violence, Et, si j'avais sur vous quelque peu de puissance, Notre voyage, au moins pour trois ou quatre jours, Attendrait que ce mal eût pris un autre cours.

ANDRÈS

Autant que vous voudrez, faites qu'il se diffère; Toutes mes volontés ne butent qu'à vous plaire ; Cherchons une maison à vous mettre en repos. L'écriteau que voici s'offre tout à propos.

SCENE III MASCARILLE, CÉLIE, ANDRÈS

ANDRÈS

Seigneur Suisse, êtes-vous de ce logis le maître ?

MASCARILLE Moi, pour serfir à fous.

ANDRÈS Pourrons-nous y bien être ?

ACTE CINQUIÈME SCÈNE TROISIEME 115

MASCARILLE

Oui, moi pour d'étrancher chafon champre garni : Mais ché non point locher te gent te méchant vi.

ANDRÈS Je crois votre maison franche de tout ombrage.

MASCARILLE Fous nouviau dans sti fil, moi foir à la fissage.

ANDRÈS

Oui.

MASCARILLE

La matame est-il mariage à monsieur ?

ANDRÈS Quoi?

MASCARILLE

S'il être son famé, ou s'il être son sœur?

ANDRÈS

Non.

MASCARILLE

Mon foi, pien choli : finir pour marchandisse, Ou pien pour temanter à la palais choustice ? La procès il faut rien ; il coûter tant t'archant ; La procurair larron, l'afocat pien méchant.

ANDRÈS

Ce n'est pas pour cela.

MASCARILLE

Fous tonc mener sti fille Pour fenir pourmener, et recarter la file?

n6 L'ETOURDÎ

ANDRÈS Il n'importe.

(A Cilié.) Je suis à vous dans un moment ; Je vais faire venir la vieille promptement, Contremander aussi notre voiture prête.

MASCARILLE

Li ne porte pas pien?

ANDRÈS

Elle a mal à la tête.

MASCARILLE

Moi, chavoir de bon fin, et te fromage pon ; Entre fous, entre fous tans mon petit maisson.

SCENE IV

LÉLIE, ANDRÈS

LÉLIE, seul.

Quel que soit le transport d'une âme impatiente, Ma parole m'engage à rester en attente, A laisser faire un autre et voir, sans rien oser, Comme de mes destins le ciel veut disposer.

(Andrès sort de la maison.) Demandiez-vous quelqu'un dedans cette demeure?

ACTE CINQUIÈME. SCENE QUATRIEME 117

ANDRÈS

C'est un logis garni que j'ai pris tout à l'heure.

LÉLIE

A mon père pourtant la maison appartient,

Et mon valet, la nuit, pour la garder s'y tient.

ANDRÈS

Je ne sais ; l'écriteau marque au moins qu'on la loue : Lisez.

LÉLIE

Certes, ceci me surprend, je l'avoue; Qui diantre l'aurait mis? et par quel intérêt?... Ah! ma foi, je devine à peu près ce que c'est : Cela ne peut venir que de ce que j'augure.

ANDRÈS Peut-on vous demander quelle est cette aventure ?

LÉLIE

Je voudrais à tout autre en faire un grand secret; Mais pour vous il n'importe, et vous serez discret. Sans doute, l'écriteau que vous voyez paraître, Comme je conjecture au moins, ne saurait être Que quelque invention du valet que je dis, Que quelque nœud subtil qu'il doit avoir ourdi Pour mettre en mon pouvoir certaine Égyptienne Dont j'ai l'âme piquée, et qu'il faut que j'obtienne. Je l'ai déjà manquée, et même plusieurs coups.

ANDRÈS

Vous l'appelez?

u8 L'ÉTOURDI

LÉLIE

Célie.

ANDRÈS

! que ne disiez-vous ? Vous n'aviez qu'à parler; je vous aurais sans doute Épargné tous les soins que ce projet vous coûte.

LÉLIE Quoi ! vous la connaissez ?

ANDRÈS

C'est moi qui maintenant Viens de la racheter.

LÉLIE O discours suprenant !

ANDRÈS

Sa santé de partir ne nous pouvant permettre, Au logis que voilà je venais de la mettre ; Et je suis très ravi, dans cette occasion, Que vous m'ayez instruit de votre intention.

LÉLIE

Quoi ! j'obtiendrais de vous le bonheur que j'espère? Vous pourriez ?...

ANDRÈS, heurte à la porte.

Tout à l'heure on va vous satisfaire.

LÉLIE Que pourrais-je vous dire, et quel remercîment ?... ANDRÈS

Non, ne m'en faites point, je n'en veux nullement.

ACTE CINQUIÈME. SCENE CINQUIEME 119

SCÈNE V MASCARILLE, LÉLIE, ANDRÈS

MASCARILLE

Eh bien ! ne voilà pas mon enragé de maître ! Il nous va faire encor quelque nouveau bissêtre.

LÉLIE

Sous ce grotesque habit, qui l'aurait reconnu ? Approche, Mascarille, et sois le bienvenu.

MASCARILLE

Moi souis ein chant t'honneur, moi non point Maque- Chai point fentre chamais le famé ni le fille. [rille,

LÉLIE

Le plaisant baragouin ! Il est bon, sur ma foi.

MASCARILLE

Allez fous pourmener, sans toi rire te moi.

LÉLIE

Va, va, lève le masque, et reconnais ton maître.

MASCARILLE

Partieu, tiable, mon foi, chamais toi chai connaître.

LÉLIE

Tout est accommodé ; ne te déguise point.

MASCARILLE

Si toi point en aller, che paille ein coup te poing.

lao L'ETOURDI

LELIE

Ton jargon allemand est superflu, te dis-je ; Car nous sommes d'accord, et sa bonté m'oblige : J'ai tout ce que mes vœux lui pouvaient demander, Et tu n'as pas sujet de rien appréhender.

MASCARILLE

Si vous êtes d'accord par un bonheur extrême, Je me dessuisse donc, et redeviens moi-même.

ANDRÈS

Ce valet vous servait avec beaucoup de feu; Mais je reviens à vous, demeurez quelque peu.

LÉLIE

Eh bien, que diras-tu ?

MASCARILLE

Que j'ai l'âme ravie De voir d'un beau succès notre peine suivie.

LÉLIE

Tu feignais à sortir de ton déguisement, Et ne pouvais me croire en cet événement.

MASCARILLE

Comme je vous connais, j 'étais dans l'épouvante, Et trouve l'aventure aussi fort surprenante.

LÉLIE

Mais confesse qu'enfin c'est avoir fait beaucoup. Au moins, j'ai réparé mes fautes à ce coup, Et j'aurai cet honneur d'avoir fini l'ouvrage.

ACTE CINQUIEME. SCENE SIXIEME

MASCARILLE Soit, vous aurez été bien plus heureux que sage.

SCENE VI

CÉLIE, MASCARILLE, LÉLIE, ANDRÈS

ANDRÈS

N'est-ce pas l'objet dont vous m'avez parlé ?

LÉLIE

Ah! quel bonheur au mien pourrait être égalé!

ANDRÈS

Il est vrai, d'un bienfait je vous suis redevable ; Si je ne l'avouais, je serais condamnable; Mais enfin ce bienfait aurait trop de rigueur S'il fallait le payer aux dépens de mon cœur : Jugez donc le transport sa beauté me jette, Si je dois à ce prix vous acquitter ma dette; Vous êtes généreux, vous ne le voudriez pas. Adieu pour quelques jours, retournons sur nos pas. (Il emmène Célie.)

MASCARILLE

Je ris, et toutefois je n'en ai guère envie; Vous voilà bien d'accord : il vous donne Célie, Et... Vous m'entendez bien.

122 L'ETOURDI

LELIE

C'est trop, je ne veux plus Te demander pour moi de secours superflus : Je suis un chien, un traître, un bourreau détestable, Indigne d'aucun soin, de rien faire incapable. Va, cesse tes efforts pour un malencontreux Qui ne saurait souffrir que l'on le rende heureux ! Après tant de malheurs, après mon imprudence, Le trépas me doit seul prêter son assistance.

MASCARILLE

Voilà le vrai moyen d'achever son destin ;

Il ne lui manque plus que de mourir enfin

Pour le couronnement de toutes ses sottises.

Mais en vain son dépit pour ses fautes commises

Lui fait licencier mes soins et mon appui ;

Je veux, quoi qu'il en soit, le servir malgré lui,

Et dessus son lutin obtenir la victoire :

Plus l'obstacle est puissant, plus on reçoit de gloire,

Et les difficultés dont on est combattu

Sont les dames d'atour qui parent la vertu.

SCENE VII MASCARILLE, CÉLIE

CÉLIE

Quoi que tu veuilles dire et que l'on se propose, De ce retardement j'attends fort peu de chose;

ACTE CINQUIÈME, SCENE SEPTIEME 123

Ce qu'on voit de succès peut bien persuader Qu'ils ne sont pas encor fort près de s'accorder, Et je t'ai déjà dit qu'un cœur comme le nôtre Ne voudrait pas pour l'un faire injustice à l'autre ; Et que très fortement, par de différents nœuds, Je me trouve attachée au parti de tous deux : Si Lélie a pour lui l'amour et sa puissance, Andrès pour son partage a la reconnaissance Qui ne souffrira point que mes pensers secrets Consultent jamais rien contre ses intérêts. Oui, s'il ne peut avoir plus de place en mon âme, Si le don de mon cœur ne couronne sa flamme, Au moins dois-je ce prix à ce qu'il fait pour moi De n'en choisir point d'autre au mépris de sa foi, Et de faire à mes vœux autant de violence Que j'en fais aux désirs qu'il met en évidence : Sur ces difficultés qu'oppose mon devoir, Juge ce que tu peux te permettre d'espoir.

MASCARILLE

Ce sont, à dire vrai, de très fâcheux obstacles, Et je ne sais point l'art de faire des miracles ; Mais je vais employer mes efforts plus puissants, Remuer terre et ciel, m'y prendre de tous sens, Pour tâcher de trouver un biais salutaire ; Et vous dirai bientôt ce qui se pourra faire.

124 L'ÉTOURDI

SCÈNE VIII

CÉLIE, HIPPOLYTE

HIPPOLYTE

Depuis votre séjour, les dames de ces lieux

Se plaignent justement des larcins de vos yeux ;

Si vous leur dérobez leurs conquêtes plus belles,

Et de tous leurs amants faites des infidèles,

Il n'est guère de cœurs qui puissent échapper

Aux traits dont à l'abord vous savez les frapper ;

Et mille libertés à vos chaînes offertes

Semblent vous enrichir chaque jour de nos pertes.

Quant à moi, toutefois, je ne me plaindrais pas

Du pouvoir absolu de vos rares appas,

Si, lorsque mes amants sont devenus les vôtres,

Un seul m'eût consolé de la perte des autres.

Mais qu'inhumainement vous me les ôtiez tous,

C'est un dur procédé dont je me plains à vous.

CÉLIE

Voilà d'un air galant faire une raillerie ;

Mais épargnez un peu celle qui vous en prie :

Vos yeux, vos propres yeux, se connaissent trop bien

Pour pouvoir de ma part redouter jamais rien ;

Ils sont fort assurés du pouvoir de leurs charmes,

Et ne prendront jamais de pareilles alarmes.

HIPPOLYTE

Pourtant en ce discours je n'ai rien avancé Qui dans tous les esprits ne soit déjà passé; Et, sans parler du reste, on sait bien que Célie A causé des désirs à Léandre et Lélie.

ACTE CINQUIEME. SCENE NEUVIEME 12$

CELIE

Je crois qu'étant tombés dans cet aveuglement, Vous vous consoleriez de leur perte aisément, Et trouveriez pour vous l'amant peu souhaitable Qui d'un si mauvais choix se trouverait capable.

HIPPOLYTE

Au contraire, j'agis d'un air tout différent, Et trouve en vos beautés un mérite si grand ; J'y vois tant de raisons capables de défendre L'inconstance de ceux qui s'en laissent surprendre, Que je ne puis blâmer la nouveauté des feux Dont envers moi Léandre a parjuré ses vœux; Et le vais voir tantôt, sans haine et sans colère, Ramené sous mes lois par le pouvoir d'un père.

SCENE IX

MASCARILLE, CÉLIE, HIPPOLYTE

MASCARILLE

Grande, grande nouvelle, et succès surprenant, Que ma bouche vous vient annoncer maintenant !

CÉLIE

Qu'est-ce donc?

MASCARILLE

Ecoutez, voici sans flatterie...

126 L'ÉTOURDI

CÉLIE

Quoi?

MASCARILLE

La fin d'une vraie et pure comédie. La vieille Égyptienne, à l'heure même...

CÉLIE

Eh bien?

MASCARILLE

Passait dedans la place, et ne songeait à rien,

Alors qu'une autre vieille assez défigurée,

L'ayant de près, au nez, longtemps considérée,

Par un bruit enroué de mots injurieux

A donné le signal d'un combat furieux [ches,

Qui pour armes, pourtant, mousquets, dagues ou flè-

Ne faisait voir en l'air que quatre griffes sèches,

Dont ces deux combattants s'efforçaient d'arracher

Ce peu que sur leurs os les ans laissent de chair.

On n'entend que ces mots : chienne, louve, bagasse !

D'abord leurs scoffions ont volé par la place,

Et, laissant voir à nu deux têtes sans cheveux,

Ont rendu le combat risiblement affreux.

Andrès et Trufaldin, à l'éclat du murmure,

Ainsi que force monde, accourus d'aventure,

Ont à les décharpir eu de la peine assez,

Tant leurs esprits étaient par la fureur poussés.

Cependant que chacune, après cette tempête,

Songe à cacher aux yeux la honte de sa tête,

Et que l'on veut savoir qui causait cette humeur,

Celle qui la première avait fait la rumeur,

Malgré la passion dont elle était émue,

Ayant sur Trufaldin tenulongtemps la vue :

ACTE CINQUIÈME. SCÈNE NEUVIÈME 127

« C'est vous, si quelque erreur n'abuse ici mes yeux, Qu'on m'a dit qui viviez inconnu dans ces lieux, A-t-elle dit tout haut. O rencontre opportune ! Oui, seigneur Zanobio Ruberti, la fortune Me fait vous reconnaître, et dans le même instant Que pour votre intérêt je me tourmentais tant : Lorsque Naples vous vit quitter votre famille, J'avais, vous le savez, en mes mains votre fille, Dont j'élevais l'enfance, et qui, par mille traits, Faisait voir dès quatre ans sa grâce et ses attraits. Celle que vous voyez, cette infâme sorcière, Dedans notre maison se rendant familière, Me vola ce trésor. Hélas! de ce malheur Votre femme, je crois, conçut tant de douleur Que cela servit fort pour avancer sa vie ; Si bien qu'entre mes mains cette fille ravie Me faisant redouter un reproche fâcheux, Je vous fis annoncer la mort de toutes deux. Mais il faut maintenant, puisque je l'ai connue, Qu'elle fasse savoir ce qu'elle est devenue. » Au nom de Zanobio Ruberti, que sa voix Pendant tout ce récit répétait plusieurs fois, Andrès, ayant changé quelque temps de visage, A Trufaldin surpris a tenu ce langage : « Quoi donc ! le ciel me fait trouver heureusement Celui que jusqu'ici j'ai cherché vainement, Et que j'avais pu voir sans pourtant reconnaître La source de mon sang et l'auteur de mon être ! Oui, mon père, je suis Horace, votre fils : D'Albert, qui me gardait, les jours étant finis, Me sentant naître au cœur d'autres inquiétudes, Je sortis de Bologne et, quittant mes études, Portai durant six ans mes pas en divers lieux, Selon que me poussait un désir curieux. Pourtant, après ce temps, une secrète envie

128 L'ETOURDI

Me pressa de revoir les miens et ma patrie ; Mais, dans Naples, hélas I je ne vous trouvai plus, Et n'y sus votre sort que par des bruits confus : Si bien qu'à votre quête ayant perdu mes peines, Venise pour un temps borna mes courses vaines ; Et j'ai vécu depuis, sans que de ma maison J'eusse d'autres clartés que d'en savoir le nom. » Je vous laisse à juger si, pendant ces affaires, Trufaldin ressentait des transports ordinaires. Enfin, pour retrancher ce que plus à loisir Vous aurez le moyen de vous faire éclaircir, Par la confession de votre Egyptienne, Trufaldin maintenant vous reconnaît pour sienne ; Andrès est votre frère, et comme de sa sœur Il ne peut plus songer à se voir possesseur, Une obligation qu'il prétend reconnaître A fait qu'il vous obtient pour épouse à mon maître, Dont le père, témoin de tout l'événement, Donne à cet hy menée un plein consentement; Et, pour mettre une joie entière en sa famille, Pour le nouvel Horace a proposé sa fille. Voyez que d'incidents à la fois enfantés !

CÉLIE Je demeure immobile à tant de nouveautés.

MASCARILLE

Tous viennent sur mes pas, hors les deux championnes Qui du combat encor remettent leur personnes : Léandre est de la troupe, et votre père aussi. Moi, je vais avertir mon maître de ceci, Et que, lorsque à ses vœux on croit le plus d'obstacle, Le ciel en sa faveur produit comme un miracle.

ACTE CINQUIÈME. SCENE DIXIEME 129

HIPPOLYTE

Un tel ravissement rend mes esprits confus, Que pour mon propre sort je n'en aurais pas plus. Mais les voici venir.

SCÈNE X

TRUFALDIN, ANSELME, PANDOLFE, ANDRÈS, CÉLIE, HIPPOLYTE, LÉANDRE

TRUFALDIN

Ah I ma fille.

CÉLIE

Ah! mon père.

TRUFALDIN Sais-tu déjà comment le ciel nous est prospère ?

CÉLIE Je viens d'entendre ici ce succès merveilleux.

HIPPOLYTE, à Uandre.

En vain vous parleriez pour excuser vos feux, Si j'ai devant les yeux ce que vous pouvez dire.

LÉANDRE

Un généreux pardon est ce que je désire ; Mais j'atteste les cieux qu'en ce retour soudain Mon père fait bien moins que mon propre dessein.

130 L'ÉTOURDI

ANDRÈS, à Cèlie.

Qui l'aurait jamais cru, que cette ardeur si pure Pût être condamnée un jour par la nature? Toutefois tant d'honneur la sut toujours régir, Qu'en y changeant fort peu, je puis la retenir.

CÉLIE

Pour moi, je me blâmais, et croyais faire faute Quand je n'avais pour vous qu'une estime très haute. Je ne pouvais savoir quel obstacle puissant M'arrêtait sur un pas si doux et si glissant, Et détournait mon cœur de l'aveu d'une flamme Que mes sens s'efforçaient d'introduire en mon âme.

TRUFALDIN

Mais, en te recouvrant, que diras-tu de moi

Si je songe aussitôt à me priver de toi,

Et t'engage à son fils sous les lois d'hy menée ?

CÉLIE

Que de vous maintenant dépend ma destinée.

ACTE CINQUIÈME. SCÈNE ONZIÈME 131

SCÈNE XI

TRUFALDIN, MASCARILLE, LÉLIE, ANSELME, PANDOLFE, CÉLIE, ANDRÈS, HIPPOLYTE, LÉANDRE.

MASCARILLE

Voyons si votre diable aura bien le pouvoir

De détruire à ce coup un si solide espoir,

Et si contre l'excès du bien qui nous arrive

Vous armerez encor votre imaginative.

Par un coup imprévu des destins les plus doux,

Vos vœux sont couronnés, et Célie est à vous.

LÉLIE

Croirai-je que du ciel la puissance absolue...?

TRUFALDIN Oui, mon gendre, il est vrai.

PANDOLFE

La chose est résolue.

ANDRÈS Je m'acquitte par de ce que je vous dois.

LELIE, à Mascarille.

Il faut que je t'embrasse et mille et mille fois, Dans cette joie...

MASCARILLE

Ahi, ahi! doucement je vous prie. Il m'a presque étouffé ! Je crains fort pour Célie,

132 L'ETOURDI

Si vous la caressez avec tant de transport : De vos embrassements on se passerait fort.

TRUFALDIN, à Mie.

Vous savez le bonheur que le ciel me renvoie ; Mais puisqu'un même jour nous met tous dans la joie, Ne nous séparons point qu'il ne soit terminé, Et que son père aussi nous soit vite amené.

MASCARILLE

Vous voilà tous pourvus; n'est-il point quelque fille Qui pût accommoder le pauvre Mascarille ? A voir chacun se joindre à sa chacune ici, J'ai des démangeaisons de mariage aussi.

ANSELME J'ai ton fait.

MASCARILLE

Allons donc ; et que les cieux prospères Nous donnent des enfants dont nous soyons les pères.

DIJON

DARANTIERE

LE

DÉPIT AMOUREUX

MOLIÈRE 1622-1673

Mp f|M W*

LE

DÉPIT AMOUREUX

COMÉDIE EN CINQ ACTES

EN VERS

1654

PARIS

LIBRAIRIE DE FRANCE

F. SANT'ANDREA, L. MARCEROU & Cm

99, BOULEVARD RASPAIL, 99 1922

NOTICE

Les Etats du Languedoc étaient réunis vers la fin de l'année 16)6 à Béliers, quand, à l'occasion de leur session, Molière, alors protégé par le prince de Conti, gouverneur de la province et vice-roi de Catalogne, donna pour la première fois dans cette ville le Dépit amoureux.

Son ennemi acharne, de Villiers, en ses Nouvelles nouvelles (i), rapporte que l'œuvre eut du succès quand Molière la joua à Paris. Sans doute, il la place au des- sous de l'Étourdi. Cependant il déclare : « ... Le Dépit amoureux... valait beaucoup moins,... mais... réussit toutefois, à cause d'une scène qui plut à tout le monde, et qui fut vue comme un tableau naturellement représenté de certains dépits qui prennent souvent à ceux qui s'aiment le mieux... »

Ce tableau, c'est déjà le plus fin de l'esprit et du cœur de Molière. C'est une de ces scènes des amants, qui croient d'abord leur amour perdu pour une brouille légère, se trouvent, en se quittant, unis l'un à l'autre par des

(i) Paris, Pierre Bienfaict. 1 663 .

2 NOTICE

liens plus forts. C'est le cortège de sentiments confus et délicats, de tendresses mal éteintes et toujours prêtes h jeter des flammes, tout ce qui tient dans l'éternel dialogue d'Horace et de Lydie, entre le souvenir chargé de regrets qui l'engage, « Donec gratus eram tibi,... Quand tu me trouvais à ton gré », jusqu'à l'aveu ému qui le couronne et qui l'achève : « Tecum vivere amem, tecum obeam libens... C'est avec toi que j'aimerais vivre, avec toi que je voudrais mourir (i) ». Ce sont les conflits charmants que Molière s'est plu à décrire, et dont on retrouve la peinture en maints passages de ses œuvres, notamment dans Tartufe (Acte II scène îv) ou à l'acte III du Bourgeois gentilhomme (scène x).

Mais de telles scènes, et celles qui les amènent ou s'en déduisent, ne sont qu'une partie du Dépit amoureux. Depuis le xvm- siècle, le Théâtre- Français les a dégagées, et réunissant le premier acte, quelques vers du second et la plus grande partie du quatrième, donne au public une pièce en deux actes qui a toujours gardé sa faveur.

A côté de cette pièce toute d'analyse et de finesse, il en est une autre, qui lui fut pour ainsi dire accolée, et qui porte à cinq actes l'étendue de l'ouvrage. C'est l'imitation d'un imbroglio italien, l'Intéresse, de Nicolo Secchi, c'est-à-dire la Cupidité. Molière a pu s'inspirer aussi en partie d'une pièce de Bois-Robert, imprimée en i6j6, la Belle invisible ou la Constance éprouvée, imitée elle- même a" une comédie de D'Ouville, Aimer sans savoir qui. Les complications d'intrigue que Molière y a prises, pour les mettre en scène selon l'esprit de l'époque, sont restées comme une gangue dont le goût public sut, de bonne heure, extraire la substance précieuse et durable.

Le Dépit amoureux eut, au moins dans les premières années, une fortune qui dépassa un peu celle de l'Etourdi.

(i) Horace, Odes, III, 9.

NOTICE 3

Les débuts jurent très brillants. La Grange rapporte en son registre qu'il fut représenté en déambre i6j8 sur la scène du Petit-Bourbon, et note qu « il eut un grand succès et produisit de part pour chaque acteur autant que l'Étourdi ».

Le Boulanger de Chalussay, dans Élomire hypocondre (Acte IV, scène u, du Divorce comique,), décrit ainsi l'accueil reçu par la pièce :

Mon Dépit amoureux suivit ce frère aîné (i),

Et ce charmant cadet fut aussi fortuné.

Car quand du Gros-René l'on aperçut la taille,

Quand on vit sa dondon rompre avec lui la paille,

Quand on >neut vu sonner mes grelots de mulets,

Mon bègue dédaigneux déchirer ses poulets,

Et ramener che% soi la belle désolée,

Ce ne fut que ah ! ah ! dans toute rassemblée;

Et de tous les cotés chacun cria tout haut:

« C'est faire et jouer des pièces comme il faut. »

Ces vers désignent avec précision trois au moins des acteurs : Molière dans le râle d'Albert, Du Parc sous son nom de théâtre Gros-René, et Bcjart aîné qui, dans le personnage d'Eraste n'était autre que le bègue dédai- gneux. La distribution des autres rôles ne peut que faire l'objet de conjectures.

A. R.

(i) L'Etourdi.

PERSONNAGES

ÉRASTE, amant de Lucile.

ALBERT, père de Lucile.

GROS-RENÉ, valet d'Éraste.

VALÈRE, fils de Polidore.

POLIDORE, père de Valére.

MASCAR1LLE, valet de Valére.

MÉTAPHRASTE, pédant.

LA RAPIÈRE, bretteur.

LUCILE, fille d'Albert.

MARINETTE, suivante de Lucile.

FROS1NE, confidente d'Ascagne.

ASCAGNE, fille d'Albert sous l'habit d'homme.

ACTE PREMIER SCÈNE PREMIÈRE

ÉRASTE, GROS-RENÉ

ÉRASTE

Veux-tu que je te die? Une atteinte secrète

Ne laisse point mon âme en une bonne assiette.

Oui, quoi qu'à mon amour tu puisses repartir,

Il craint d'être la dupe, à ne te point mentir ;

Qu'en faveur d'un rival ta foi ne se corrompe,

Ou du moins qu'avec moi toi-même on ne te trompe.

GROS-RENÉ

Pour moi, me soupçonner de quelque mauvais tour,

Je dirai, n'en déplaise à monsieur votre amour,

Que c'est injustement blesser ma prud'homie

Et se connaître mal en physionomie.

Les gens de mon minois ne sont point accusés

D'être, grâces à Dieu, ni fourbes ni rusés :

8 LE DEPIT AMOUREUX

Cet honneur qu'on nous fait, je ne le démens guères, Et je suis homme fort rond de toutes les manières. Pour que l'on me trompât, cela se pourrait bien : Le doute est mieux fondé ; pourtant je n'en crois riem Je ne vois point encore, ou je suis une bête, Sur quoi vous avez pu mettre martel en tête. Lucile, à mon avis, vous montre assez d'amour ; Elle vous voit, vous parle à toute heure du jour, Et Valère, après tout, qui cause votre crainte, Semble n'être à présent souffert que par contrainte.

ÉRASTE Souvent d'un faux espoir un amant est nourri : Le mieux reçu toujours n'est pas le plus chéri, Et tout ce que d'ardeur font paraître les femmes Parfois n'est qu'un beau voile à couvrir d'autres flam- Valère enfin, pour être un amant rebuté, [mes.

Montre depuis un temps trop de tranquillité ; Et ce qu'à ces faveurs dont tu crois l'apparence, Il témoigne de joie ou bien d'indifférence M'empoisonne à tout coup leurs plus charmants appas, Me donne ce chagrin que tu ne comprends pas, Tient mon bonheur en doute, et me rends difficile Une entière croyance aux propos de Lucile, Je voudrais, pour trouver un tel destin plus doux, Y voir entrer un peu de son transport jaloux, Et, sur ses déplaisirs et son impatience, Mon âme prendrait lors une pleine assurance. Toi-même, penses-tu qu'on puisse, comme il fait, Voir chérir un rival d'un esprit satisfait ? Et si tu n'en crois rien, dis-moi, je t'en conjure, Si j'ai lieu de rêver dessus cette aventure.

GROS-RENÉ Peut-être que son cœur a changé de désirs, Connaissant qu'il poussait d'inutiles soupirs.

ACTE PREMIER. SCENE PREMIERE

ERASTE

Lorsque par les rebuts une âme est détachée,

Elle veut fuir l'objet dont elle fut touchée

Et ne rompt point sa chaîne avec si peu d'éclat

Qu'elle puisse rester en un paisible état :

De ce qu'on a chéri la fatale présence

Ne nous laisse jamais dedans l'indifférence ;

Et si de cette vue on n'accroît son dédain,

Notre amour est bien près de nous rentrer au sein.

Enfin, crois-moi, si bien qu'on éteigne une flamme,

Un peu de jalousie occupe encore une âme,

Et l'on ne saurait voir sans en être piqué

Posséder par un autre un cœur qu'on a manqué.

GROS-RENÉ

Pour moi, je ne sais point tant de philosophie ;

Ce que voyent mes yeux, franchement je m'y fie,

Et ne suis point de moi si mortel ennemi

Que je m'aille affliger sans sujet ni demi.

Pourquoi subtiliser et faire le capable

A chercher des raisons pour être misérable ?

Sur des soupçons en l'air je m'irais alarmer ?

Laissons venir la fête avant que la chômer.

Le chagrin me paraît une incommode chose ;

Je n'en prends point pour moi sans bonne et juste cause :

Et mêmes à mes yeux cent sujets d'en avoir

S'offrent le plus souvent que je ne veux pas voir.

Avec vous en amour je cours même fortune,

Celle que vous aurez me doit être commune :

La maîtresse ne peut abuser votre foi,

A moins que la suivante en fasse autant pour moi ;

Mais j'en fuis la pensée avec un soin extrême.

Je veux croire les gens quand on me dit : « Je t'aime »,

io LE DEPIT AMOUREUX

Et ne vais point chercher, pour m'estimer heureux, Si Mascarille ou non s'arrache les cheveux. Que tantôt Marinette endure qu'à son aise Jodelet par plaisir la caresse et la baise, Et que ce beau rival en rie ainsi qu'un fou, A son exemple aussi j'en rirai tout mon saoul, Et l'on verra qui rit avec meilleure grâce.

ÉRASTE Voilà de tes discours.

GROS-RENÉ

Mais je la vois qui passe.

#^

SCENE II MARINETTE, ÉRASTE, GROS-RENÉ

GROS-RENÉ St ! Marinette !

MARINETTE

Ho ! ho ! que fais-tu ?

GROS-RENÉ

Ma foi, Demande ; nous étions tout à l'heure sur toi.

MARINETTE

Vous êtes aussi là, Monsieur ! Depuis une heure, Vous m'avez fait trotter comme un Basque, je meure.

ACTE PREMIER. SCENE DEUXIEME u

ÉRASTE

Comment ?

MARINETTE

Pour vous chercher j'ai fait dix mille pas, Et vous promets, ma foi...

ÉRASTE Quoi?

MARINETTE

Que vous n'êtes pas Au temple, au Cours, chez vous, ni dans la Grande

[Place. GROS-RENÉ

Il fallait en jurer.

ÉRASTE

Apprends-moi donc, de grâce, Qui te fait me chercher ?

MARINETTE

Quelqu'un, en vérité, Qui pour vous n'a pas trop mauvaise volonté : Ma maîtresse, en un mot.

ÉRASTE

Ha ! chère Marinette, Ton discours de son cœur est-il bien l'interprète ? Ne me déguise point un mystère fatal, Je ne t'en voudrai pas pour cela plus de mal : Au nom des dieux, dis-moi si ta chère maîtresse N'abuse point mes vœux d'une fausse tendresse.

i2 LE DEPIT AMOUREUX

MARINETTE

Hé, hé! d'où vous vient donc ce plaisant mouvement. Elle ne fait pas voir assez son sentiment? Quel garant est-ce encor que votre amour demande ? Que lui faut-il?

GROS-RENÉ

A moins que Valère se pende, Bagatelle; son cœur ne s'assurera point.

MARINETTE

Comment?

GROS-RENÉ Il est jaloux jusques en un tel point.

MARINETTE

De Valère? Ha! vraiment la pensée est bien belle. Elle peut seulement naître en votre cervelle. Je vous croyais du sens, et jusqu'à ce moment J'avais de votre esprit quelque bon sentiment ; Mais, à ce que je vois, je m'étais fort trompée. Ta tête de ce mal est-elle aussi frappée?

GROS-RENÉ

Moi, jaloux? Dieu m'en garde, et d'être assez badin Pour m'aller emmaigrir avec un tel chagrin! Outre que de ton cœur ta foi me cautionne, L'opinion que j'ai de moi-même est trop bonne Pour croire auprès de moi que quelque autre te plût : diantre pourrais-tu trouver qui me valût?

MARINETTE

En effet, tu dis bien; voilà comme il faut être. Jamais de ces soupçons qu'un jaloux fait paraître :

ACTE PREMIER. SCENE DEUXIEME 13

Tout le fruit qu'on en cueille est de se mettre mal, Et d'avancer par les desseins d'un rival; Au mérite souvent de qui l'éclat vous blesse, Vos chagrins font ouvrir les yeux d'une maîtresse; Et j'en sais tel qu'il doit son destin le plus doux Aux soins trop inquiets de son rival jaloux. Enfin, quoi qu'il en soit, témoigner de l'ombrage, C'est jouer en amour un mauvais personnage, Et se rendre après tout misérable à crédit : Cela, seigneur hraste, en passant vous soit dit.

ÉRASTE

bien ! n'en parlons plus. Que venais-tu m'appren-

[dre?

MARINETTE

Vous mériteriez bien que l'on vous fît attendre, Qu'afin de vous punir je vous tinsse caché Le grand secret pourquoi je vous ai tant cherché. Tenez, voyez ce mot, et sortez hors de doute, Lisez-le donc tout haut, personne ici n'écoute.

ÉRASTE lit.

Vous m'avez dit que votre amour

Était capable de tout faire; II se couronnera lui-même dans ce jour,

S'il peut avoir l'aveu d'un père. Faites parler les droits qu'on a dessus mon cœur,

Je vous en donne la licence;

Et si c'est en votre faveur, Je vous réponds de mon obéissance.

Ha! quel bonheur! O toi qui me l'as apporté, Je te dois regarder comme une déité.

14 LE DEPIT AMOUREUX

GROS-RENÉ

Je vous le disais bien : contre votre croyance, Je ne trompe guère aux choses que je pense.

ÉRASTE lit.

Faites parler les droits qu'on a dessus mon cœur,

Je vous en donne la licence;

Et si c'est en votre faveur, Je vous réponds de mon obéissance.

MARINETTE

Si je lui rapportais vos faiblesses d'esprit, Elle désavoûrait bientôt un tel écrit.

ÉRASTE

Ha! cache-lui, de grâce, une peur passagère mon âme a cru voir quelque peu de lumière ; Ou, si tu la lui dis, ajoute que ma mort Est prête d'expier l'erreur de ce transport; Que je vais à ses pieds, si j'ai pu lui déplaire, Sacrifier ma vie à sa juste colère.

MARINETTE

Ne parlons point de mort, ce n'en est pas le temps.

ÉRASTE

Au reste, je te dois beaucoup, et je prétends Reconnaître dans peu, de la bonne manière, Les soins d'une si noble et si belle courrière.

MARINETTE

A propos, savez- vous je vous ai cherché Tantôt encore?

ACTE PREMIER. SCÈNE DEUXIÈME 15

ÉRASTE bien?

MARINETTE

Tout proche du marché, vous savez.

ÉRASTE

donc ?

MARINETTE

Là, dans cette boutique Où, dès le mois passé, votre cœur magnifique Me promit de grâce une bague.

ÉRASTE

Ha ! j'entends.

GROS-RENÉ

La matoise!

ÉRASTE

Il est vrai, j'ai tardé trop longtemps A m'acquitter vers toi d'une telle promesse; Mais...

MARINETTE

Ce que j'en ai dit n'est pas que je vous presse.

GROS-RENÉ Ho! que non!

ÉRASTE lui donne sa bague.

Celle-ci peut-être aura de quoi Te plaire. Accepte-la pour celle que je dois.

i6 LE DEPIT AMOUREUX

MARINETTE

Monsieur, vous vous moquez ; j'aurais honte à la

[prendre. GROS-RENÉ

Pauvre honteuse, prends, sans davantage attendre : Refuser ce qu'on donne est bon à faire aux fous.

MARINETTE Ce sera pour garder quelque chose de vous.

ÉRASTE Quand puis-je rendre grâce à cet ange adorable?

MARINETTE

Travaillez à vous rendre un père favorable.

ÉRASTE Mais s'il me rebutait, dois-je...

MARINETTE

Alors comme alors, Pour vous on emploîra toutes sortes d'efforts; D'une façon ou d'autre, il faut qu'elle soit vôtre : Faites votre pouvoir, et nous ferons le nôtre.

ÉRASTE

Adieu, nous en saurons le succès dans ce jour. (Eraste relit la lettre tout bas.)

MARINETTE

Et nous, que dirons- nous aussi de notre amour? Tu ne m'en parles point.

ACTE PREMIER. SCÈNE DEUXIÈME 17

GROS-RENÉ

Un hymen qu'on souhaite, Entre gens comme nous, est chose bientôt faite. Je te veux ; me veux-tu de même ?

MARINETTE

Avec plaisir GROS-RENÉ Touche ; il suffit.

MARINETTE Adieu, Gros-René, mon désir.

GROS-RENÉ Adieu, mon Astre.

MARINETTE

Adieu, beau tison de ma flamme.

GROS-RENÉ

Adieu, chère comète, arc-en-ciel de mon âme.

(Marinettt sort.) Le bon Dieu soit loué, nos affaires vont bien : Albert n'est pas un homme à vous refuser rien.

ÉRASTE Valère vient à nous.

GROS-RENÉ

Je plains le pauvre hère, Sachant ce qui se passe.

i8 LE DEPIT AMOUREUX

SCÈNE III ÉRASTE, VALÈRE, GROS-RENÉ

ÉRASTE

bien ! seigneur Valère ?

VALÈRE bien ! seigneur Éraste ?

ÉRASTE

En quel état l'amour ?

VALÈRE En quel état vos feux ?

ÉRASTE Plus forts de jour en jour.

VALÈRE Et mon amour plus fort.

ÉRASTE

Pour Lucile ?

VALÈRE

Pour elle. ÉRASTE

Certes, je Pavoûrai, vous êtes le modèle D'une rare constance.

VALÈRE

Et votre fermeté Doit être un rare exemple à la postérité.

ACTE PREMIER. SCÈNE TROISIÈME 19

ÉRASTE

Pour moi, je suis peu fait à cet amour austère Qui dans les seuls regards trouve à se satisfaire ; Et je ne forme point d'assez beaux sentiments Pour souffrir constamment les mauvais traitements. Enfin, quand j'aime bien, j'aime fort que l'on m'aime.

. VALÈRE

Il est très naturel, et j'en suis bien de même : Le plus parfait objet dont je serais charmé N'aurait pas mes tributs, n'en étant point aimé.

ERASTE

Lucile cependant...

VALÈRE

Lucile dans son âme Rend tout ce que je veux qu'elle rende à ma flamme.

ÉRASTE

Vous êtes donc facile à contenter ?

VALÈRE

Pas tant Que vous pourriez penser.

ÉRASTE

Je puis croire pourtant, Sans trop de vanité, que je suis en sa grâce.

VALÈRE Moi, je sais que j'y tiens une assez bonne place.

ÉRASTE

Ne vous abusez point, croyez-moi.

20 LE DÉPIT AMOUREUX

VALÈRE

Croyez-moi, Ne laissez point duper vos yeux à trop de foi.

ÉRASTE

Si j'osais vous montrer une preuve assurée

Que son cœur... Non, votre âme en serait altérée.

VALÈRE

Si je vous osais, moi, découvrir en secret... Mais je vous fâcherais, et veux être discret.

ÉRASTE

Vraiment, vous me poussez, et contre mon envie Votre présomption veux que je l'humilie : Lisez.

VALÈRE Ces mots sont doux.

ÉRASTE

Vous connaissez la main ?

VALÈRE Oui, de Lucile.

ÉRASTE

bien ? cet espoir si certain...

VALÈRE, riant.

Adieu, seigneur Éraste. (Il sort.)

GROS-RENÉ

Il est fou, le bon sire : vient-il donc pour lui de voir le mot pour rire ?

ACTE PREMIER. SCENE QUATRIÈME a,

ÉRASTE

Certes il me surprend, et j'ignore, entre nous, Quel diable de mystère est caché là-dessous.

GROS-RENÉ

Son valet vient, je pense.

ÉRASTE

Oui, je le vois paraître. Feignons pour le jeter sur l'amour de son maître.

SCENE IV

MASCARILLE, ÉRASTE, GROS-RENÉ

MASCARILLE Non, je ne trouve point d'état plus malheureux Que d'avoir un patron jeune et fort amoureux.

GROS-RENÉ

Bonjour.

MASCARILLE Bonjour.

GROS-RENÉ

tend Mascarille à cette heure ? Que fait-il ? revient-il ? va-t-il, ou s'il demeure ?

22 LE DEPIT AMOUREUX

MASCARILLE

Non, je ne reviens pas, car je n'ai pas été ; Je ne vais pas aussi, car je suis arrêté ; Et ne demeure point, car, tout de ce pas même, Je prétends m'en aller.

ÉRASTE

La rigueur est extrême. Doucement, Mascarille.

MASCARILLE

Ha! Monsieur, serviteur.

ÉRASTE Vous nous fuyez bien vite ! quoi ! vous fais-je peur ?

MASCARILLE

Je ne crois pas cela de votre courtoisie.

ÉRASTE

Touche : nous n'avons plus sujet de jalousie ; Nous devenons amis, et mes feux que j'éteins Laissent la place libre à vos heureux desseins.

MASCARILLE Plût à Dieu !

ÉRASTE Gros-René sait qu'ailleurs je me jette.

GROS-RENÉ Sans doute, et je te cède aussi la Marinette.

MASCARILLE

Passons sur ce point-là : notre rivalité N'est pas pour en venir à grande extrémité ;

ACTE PREMIER. SCENE QUATRIÈME 23

Mais, est-ce un coup bien sûr que Votre Seigneurie Soit désénamourée, ou si c'est raillerie?

ÉRASTE

J'ai su qu'en ses amours ton maître était trop bien ; Et je serais un fou de prétendre plus rien Aux étroites faveurs qu'il a de cette belle.

MASCARILLE

Certes, vous me plaisez avec cette nouvelle :

Outre qu'en nos projets je vous craignais un peu,

Vous tirez sagement votre épingle du jeu.

Oui, vous avez bien fait de quitter une place

l'on vous caressait pour la seule grimace;

Et mille fois, sachant tout ce qui se passait,

J'ai plaint le faux espoir dont on vous repaissait :

On offense un brave homme alors que l'on l'abuse.

Mais d'où diantre, après tout, avez-vous su la ruse?

Car cet engagement mutuel de leur foi

N'eut pour témoins, la nuit, que deux autres et moi;

Et l'on croit jusqu'ici la chaîne fort secrète

Qui rend de nos amants la flamme satisfaite.

ÉRASTE

Hé! que dis-tu?

Je dis que je suis interdit, Et ne sais pas, Monsieur, qui peut vous avoir dit Que sous ce faux semblant qui trompe tout le monde En vous trompant aussi, leur ardeur sans seconde D'un secret mariage a serré le lien.

ÉRASTE Vous en avez menti.

24 LE DÉPIT AMOUREUX

MASCARILLE

Monsieur, le je veux bien.

ÉRASTE

Vous êtes un coquin.

MASCARILLE D'accord .

ÉRASTE

Et cette audace Mériterait cent coups de bâton sur la place.

MASCARILLE Vous avez tout pouvoir.

ÉRASTE

Ha! Gros-René.

GROS-RENÉ

Monsieur.

ÉRASTE

Je démens un discours dont je n'ai que trop peur.

(A Mascarilh.) Tu penses fuir?

MASCARILLE

Nenni.

ÉRASTE

Quoi! Lucile est la femme...

MASCARILLE Non, Monsieur, je raillais.

ACTE PREMIER. SCÈNE QUATRIÈME 25

ÉRASTE

Ah! vous raillez, infâme?

MASCARILLE Non, je ne raillais point.

ÉRASTE

Il est donc vrai ?

MASCARILLE

Non pas; Je ne dis pas cela.

ÉRASTE Que dis tu donc ?

MASCARILLE

Hélas! Je ne dis rien, de peur de mal parler.

ÉRASTE

Assure Ou si c'est chose vraie, ou si c'est imposture.

MASCARILLE

C'est ce qu'il vous plaira : je ne suis pas ici Pour vous rien contester.

ÉRASTE, tirant son épée.

Veux tu dire? Voici, Sans marchander, de quoi te délier la langue.

MASCARILLE

Elle ira faire encor quelque sotte harangue. Hé! de grâce, plutôt, si vous le trouvez bon, Donnez-moi vitement quelques coups de bâton Et me laissez tirer mes chausses sans murmure.

26 LE DEPIT AMOUREUX

ÉRASTE

Tu mourras, ou je veux que la vérité pure S'exprime par ta bouche.

MASCARILLE

Hélas! je la dirai; Mais peut-être, Monsieur, que je vous fâcherai.

ÉRASTE

Parle, mais prends bien garde à ce que tu vas faire; A ma juste fureur rien ne peut te soustraire, Si tu mens d'un seul mot en ce que tu diras.

MASCARILLE

J'y consens, rompez-moi les jambes et les bras; Faites-moi pis encor, tuez-moi si j'impose, En tout ce que j'ai dit ici, la moindre chose.

ÉRASTE Ce mariage est vrai ?

MASCARILLE

Ma langue, en cet endroit, A fait un pas de clerc dont elle s'aperçoit; Mais enfin, cette affaire est comme vous la dites, Et c'est après cinq jours de nocturnes visites, Tandis que vous serviez à mieux couvrir leur jeu, Que depuis avant-hier ils sont joints de ce nœud. Et Lucile, depuis, fait encor moins paraître La violente amour qu'elle porte à mon maître, Et veut absolument que tout ce qu'il verra, Et qu'en votre faveur son cœur témoignera, Il l'impute à l'effet d'une haute prudence Qui veut de leurs secrets ôter la connaissance

ACTE PREMIER. SCÈNE QUATRIEME 27

Si, malgré mes serments, vous doutez de ma foi,

Gros-René peut venir une nuit avec moi,

Et je lui ferai voir, étant en sentinelle,

Que nous avons dans l'ombre un libre accès chez elle.

ÉRASTE Ote-toi de mes yeux, maraud !

MASCARILLE

Et de grand cœur : C'est ce que je demande.

ÉRASTE

bien ?

GROS-RENÉ

bien ! Monsieur, Nous en tenons tous deux, si l'autre est véritable.

ÉRASTE

Las ! il ne l'est que trop, le bourreau détestable ! Je vois trop d'apparence à tout ce qu'il a dit, Et ce qu'a fait Valère, en voyant cet écrit, Marque bien leur concert, et que c'est une baie Qui sert sans doute aux feux dont l'ingrate le paie.

28 LE DÉPIT AMOUREUX

SCÈNE V GROS-RENÉ, MARINETTE, ÉRASTE

MARINETTE

Je viens vous avertir que tantôt, sur le soir, Ma maîtresse au jardin vous permet de la voir.

ÉRASTE

Oses-tu me parler, âme double et traîtresse ? Va, sors de ma présence, et dis à ta maîtresse Qu'avecque ses écrits elle me laisse en paix, Et que voilà l'état, infâme, que j'en fais.

(Il déchire la lettre.)

MARINETTE Gros-René, dis-moi donc quelle mouche le pique.

GROS-RENÉ

M'oses-tu bien encor parler ? femelle inique,

Crocodile trompeur, de qui le cœur félon

Est pire qu'un satrape ou bien qu'un Lestrigon !

Va, va rendre réponse à ta bonne maîtresse,

Et lui dis bien et beau que, malgré sa souplesse,

Nous ne sommes plus sots, ni mon maître ni moi,.

Et désormais qu'elle aille au diable avecque toi.

MARINETTE, seule.

Ma pauvre Marinette, est-tu bien éveillée ? De quel démon est donc leur âme travaillée ? Quoi ! faire un tel accueil à nos soins obligeants ! Oh ! que ceci chez nous va surprendre les gens !

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE

ASCAGNE, FROSINE

FROSINE

Ascagne, je suis fille à secret, Dieu merci. ASCAGNE

Mais pour un tel discours sommes- nous bien ici ? Prenons garde qu'aucun ne nous vienne surprendre, Ou que de quelque endroit on ne nous puisse entendre.

FROSINE

Nous serions au logis beaucoup moins sûrement :

Ici de tous côtés on découvre aisément,

Et nous pouvons parler avec toute assurance.

ASCAGNE

Hélas ! que j'ai de peine à rompre mon silence !

3o LE DÉPIT AMOUREUX

FROSINE

Ouais ! ceci doit être un important secret ?

ASCAGNE

Trop, puisque je le fie à vous-même à regret, Et que, si je pouvais le cacher davantage, Vous ne le sauriez point.

FROSINE

Ha ! c'est me faire outrage,. Feindre à s'ouvrir à moi, dont vous avez connu Dans tous vos intérêts l'esprit si retenu ! Moi nourrie avec vous, et qui tiens sous silence Des choses qui vous sont de si grande importance ! Qui sais...

ASCAGNE

Oui, vous savez la secrète raison Qui cache aux yeux de tous mon sexe et ma maison ;. Vous savez que dans celle ou passa mon bas âge Je suis pour y pouvoir retenir l'héritage Que relâchait ailleurs le jeune Ascagne mort, Dont mon déguisement fait revivre le sort ; Et c'est aussi pourquoi ma bouche se dispense A vous ouvrir mon cœur avec plus d'assurance. Mais avant que passer, Frosine, à ce discours, Eclaircissez un doute je tombe toujours : Se pourrait-il qu'Albert ne sût rien du mystère Qui masque ainsi mon sexe et l'a rendu mon père ?

FROSINE

En bonne foi, ce point sur quoi vous me pressez Est une affaire aussi qui m'embarrasse assez : Le fond de cette intrigue est pour moi lettre close, Et ma mère ne put m'éclaircir mieux la chose.

ACTE DEUXIEME. SCENE PREMIERE

Quand il mourut, ce fils, l'objet de tant d'amour,

Au destin de qui, même avant qu'il vînt au jour,

Le testament d'un oncle abondant en richesses

D'un soin particulier avait fait des largesses,

Et que sa mère fit un secret de sa mort,

De son époux absent redoutant le transport,

S'il voyait chez un autre aller tout l'héritage

Dont sa maison tirait un si grand avantage ;

Quand, dis-je, pour cacher un tel événement,

La supposition fut de son sentiment,

Et qu'on vous prit chez nous, vous étiez nourrie

(Votre mère d'accord de cette tromperie

Qui remplaçait ce fils à sa garde commis),

En faveur des présents le secret fut promis.

Albert ne l'a point su de nous ; et, pour sa femme,.

L'ayant plus de douze ans conservé dans son âme,

Comme le mal fut prompt dont on la vit mourir,

Son trépas imprévu ne put rien découvrir.

Mais, cependant, je vois qu'il garde intelligence

Avec celle de qui vous tenez la naissance.

J'ai su qu'en secret même il lui faisait du bien,

Et peut-être cela ne se fait pas pour rien.

D'autre part, il vous veut porter au mariage ;

Et, comme il le prétend, c'est un mauvais langage :

Je ne sais s'il saurait la supposition

Sans le déguisement ; mais la digression

Tout insensiblement pourrait trop loin s'étendre :

Revenons au secret que je brûle d'apprendre.

ASCAGNE

Sachez donc que l'amour ne sais point s'abuser, Que mon sexe à ses yeux n'a pu se déguiser, Et que ses traits subtils, sous l'habit que je porte,. Ont su trouver le cœur d'une fille peu forte : J'aime enfin.

3 2 LE DÉPIT AMOUREUX

FROSINE

Vous aimez ?

ASCAGNE

Frosine, doucement. N'entrez pas tout à fait dedans l'étonnement : Il n'est pas temps encore, et ce cœur qui soupire A bien pour vous surprendre autre chose à vous dire.

FROSINE

Et quoi ?

ASCAGNE J'aime Valère.

FROSINE

Ha ! vous avez raison : L'objet de votre amour, lui dont à la maison Votre imposture enlève un puissant héritage, Et qui, de votre sexe ayant le moindre ombrage, Verrait incontinent ce bien lui retourner ! C'est encore un plus grand sujet de s'étonner.

ASCAGNE

J'ai de quoi toutefois surprendre plus votre âme ; Je suis sa femme.

FROSINE

O dieux ! sa femme ?

ASCAGNE

Oui, sa femme.

FROSINE

Ha ! certes celui-là l'emporte, et vient à bout De toute ma raison.

Encore ?

ACTE DEUXIÈME. SCÈNE PREMIÈRE 33

ASCAGNE

Ce n'est pas encor tout.

FROSINE ASCAGNE

Je la suis, dis-je, sans qu'il le pense, Ni qu'il ait de mon sort la moindre connaissance.

FROSINE

Ho! poussez; je le quitte, et ne raisonne plus, Tant mes sens coup sur coup se trouvent confondus. A ces énigmes-là je ne puis rien comprendre.

ASCAGNE

Je vais vous l'expliquer, si vous voulez m'entendre.

Val ère, dans les fers de ma sœur arrêté,

Me semblait un amant digne d'être écouté,

Et je ne pouvais voir qu'on rebutât sa flamme

Sans qu'un peu d'intérêt touchât pour lui mon âme.

Je voulais que Lucile aimât son entretien ;

Je blâmais ses rigueurs, et les blâmai si bien

Que moi-même j'entrai, sans pouvoir m'en défendre,

Dans tous les sentiments qu'elle ne pouvait prendre.

C'était, en lui parlant, moi qu'il persuadait ;

Je me laissais gagner aux soupirs qu'il perdait;

Et ses vœux, rejetés de l'objet qui l'enflamme,

Etaient comme vainqueurs reçus dedans mon âme.

Ainsi mon cœur, Frosine, un peu trop faible, hélas !

Se rendit à des soins qu'on ne lui rendait pas,

Par un coup réfléchi reçut une blessure,

Et paya pour un autre avec beaucoup d'usure.

34

LE DEPIT AMOUREUX

Enfin, ma chère, enfin l'amour que j'eus pour lui Se voulut expliquer, mais sous le nom d'autrui : Dans ma bouche, une nuit, cet amant trop aimable Crut rencontrer Lucile à ses vœux favorable, Et je sus ménager si bien cet entretien Que du déguisement il ne reconnut rien. Sous ce voile trompeur qui flattait sa pensée, Je lui dis que pour lui mon âme était blessée ; Mais que, voyant mon père en d'autres sentiments, le devais une feinte à ses commandements ; Qu'ainsi de notre amour nous ferions un"mystère Dont la nuit seulement serait dépositaire, Et qu'entre nous, de jour, de peur de rien gâter, Tout entretien secret se devait éviter ; Qu'il me verrait alors la même indifférence Qu'avant que nous eussions la même intelligence, Et que de son côté, de même que du mien, Geste, parole, écrit ne m'en dît jamais rien. Enfin, sans m'arrêter sur toute l'industrie Dont j'ai conduit le fil de cette tromperie, J'ai poussé jusqu'au bout un projet si hardi, Et me suis assuré l'époux que je vous dis.

FROSINE

Peste ! les grands talents que votre esprit possède ! Dirait-on qu'elle y touche avec sa mine froide ! Cependant, vous avez été bien vite ici : Car je veux que la chose ait d'abord réussi, Ne jugez- vous pas bien, à regarder l'issue, Qu'elle ne peut longtemps éviter d'être sue ?

ASCAGNE

Quand l'amour est bien fort, rien ne peut l'arrêter. . Ses projets seulement vont à se contenter,

ACTE DEUXIÈME. SCÈNE DEUXIÈME 35

Et, pourvu qu'il arrive au but qu'il se propose, Il croit que tout le reste après est peu de chose. Mais enfin aujourd'hui je me découvre à vous, Afin que vos conseils... Mais voici cet époux.

SCENE II

VALÈRE, ASCAGNE, FROSINE

VALÈRE

Si vous êtes toutes deux en quelque conférence je vous fasse tort de mêler ma présence, Je me retirerai.

ASCAGNE

Non, non ; vous pouvez bien, Puisque vous le faisiez, rompre notre entretien.

VALÈRE Moi?

ASCAGNE

Vous-même.

VALÈRE Et comment?

ASCAGNE

Je disais que Valère Aurait, si j'étais fille, un peu trop su me plaire,

36 LE DÉPIT AMOUREUX

Et que, si je faisais tous les vœux de son cœur, Je ne tarderais guère à faire son bonheur.

VALÈRE

Ces protestations ne coûtent par grand'chose, Alors qu'à leur effet un pareil si s'oppose ; Mais vous seriez bien pris, si quelque événement Allait mettre à l'épreuve un si doux changement.

ASCAGNE

Point du tout ; je vous dis que, régnant dans votre âme, Je voudrais de bon cœur couronner votre flamme.

VALÈRE

Et si c'était quelqu'une où, par votre secours, Vous puissiez être utile au bonheur de mes jours ?

ASCAGNE

Je pourrais assez mal répondre à votre attente.

VALÈRE Cette confession n'est pas fort obligeante.

ASCAGNE

quoi ! vous voudriez, Valère, injustement, Qu'étant fille, et mon cœur vous aimant tendrement Je m'allasse engager avec une promesse De servir vos ardeurs pour quelque autre maîtresse ? Un si pénible effort pour moi m'est interdit.

VALÈRE

Mais cela n'étant pas ?

ACTE DEUXIÈME. SCÈNE DEUXIÈME 37

ASCAGNE

Ce que je vous ai dit, Je l'ai dit comme fille, et vous le devez prendre Tout de même.

VALÈRE

Ainsi donc, il ne faut rien prétendre, Ascagne, à des bontés que vous auriez pour nous, A moins que le ciel fasse un grand miracle en vous. Bref, si vous n'êtes fille, adieu votre tendresse ; Il ne vous reste rien qui pour nous s'intéresse ?

ASCAGNE J'ai l'esprit délicat plus qu'on ne peut penser, Et le moindre scrupule a de quoi m'offenser Quand il s'agit d'aimer. Enfin je suis sincère : Je ne m'engage point à vous servir, Valère, Si vous ne m'assurez au moins absolument Que vous sentez pour moi le même sentiment ; Que pareille chaleur d'amitié vous transporte, Et que, si j'étais fille, une flamme plus forte N'outragerait point celle je vivrais pour vous.

VALÈRE

Je n'avais jamais vu ce scrupule jaloux ;

Mais, tout nouveau qu'il est, ce mouvement m'oblige,

Et je vous fais ici tout l'aveu qu'il exige.

ASCAGNE Mais sans fard ?

VALÈRE Oui, sans fard. ASCAGNE

S'il est vrai, désormais Vos intérêts seront les miens, je vous promets.

38 LE DÉPIT AMOUREUX

VALÈRE

J'ai bientôt à vous dire un important mystère l'effet de ces mots me sera nécessaire.

ASCAGNE

Et j'ai quelque secret de même à vous ouvrir votre cœur pour moi se pourra découvrir.

VALÈRE

! de quelle façon cela pourrait-il être ?

ASCAGNE

C'est que j'ai de l'amour qui n'oserait paraître, Et vous pourriez avoir sur l'objet de mes vœux Un empire à pouvoir rendre mon sort heureux.

VALÈRE

Expliquez-vous, Ascagne, et croyez par avance Que votre heur est certain, s'il est en ma puissance.

ASCAGNE

Vous promettez ici plus que vous ne croyez.

VALÈRE Non, non ; dites l'objet pour qui vous m'employez.

ASCAGNE

Il n'est pas encor temps; mais c'est une personne Qui vous touche de près.

VALÈRE

Votre discours m'étonne : Plût à Dieu que ma sœur...

ACTE DEUXIÈME. SCENE DEUXIÈME 39

ASCAGNE

Ce n'est pas la saison De m'expliquer, vous dis-je.

VALÈRE

Et pourquoi ?

ASCAGNE

Pour raison. Vous saurez mon secret quand je saurai le vôtre.

VALÈRE J'ai besoin pour cela de l'aveu de quelque autre.

ASCAGNE

Ayez-le donc ; et lors, nous expliquant nos vœux, Nous verrons qui tiendra mieux parole des deux.

VALÈRE

Adieu ; j'en suis content.

ASCAGNE

Et moi content, Valère. (Valère sort.)

FROSINE

Il croit trouver en vous l'assistance d'un frère.

40 LE DEPIT AMOUREUX

SCÈNE III FROSINE, ASCAGNE, MARINETTE, LUCILE

LUCILE

C'en est fait; c'est ainsi que je me puis venger;

Et si cette action a de quoi l'affliger,

C'est toute la douceur que mon cœur s'y propose.

Mon frère, vous voyez une métamorphose.

Je veux chérir Valère après tant de fierté,

Et mes vœux maintenant tournent de son côté.

ASCAGNE

Que dites-vous, ma sœur ? Comment courir au chan- Cette inégalité me semble trop étrange. [ge ?

LUCILE

La vôtre me surprend avec plus de sujet :

De vos soins autrefois Valère était l'objet ;

Je vous ai vu pour lui m'accuser de caprice,

D'aveugle cruauté, d'orgueil et d'injustice;

Et quand je veux l'aimer, mon dessein vous déplaît !

Et je vous vois parler contre son intérêt !

ASCAGNE

Je le quitte, ma sœur, pour embrasser le vôtre : Je sais qu'il est rangé dessous les lois d'une autre ; Et ce serait un trait honteux à vos appas, Si vous le rappeliez et qu'il ne revînt pas.

LUCILE

Si ce n'est que cela, j'aurai soin de ma gloire,

Et je sais pour son cœur tout ce que j'en dois croire :

ACTE DEUXIÈME. SCÈNE TROISIÈME 4t

Il s'explique à mes yeux intelligiblement. Ainsi découvrez-lui sans peur mon sentiment; Ou, si vous refusez de le faire, ma bouche Lui va faire savoir que son ardeur me touche. Quoi! mon frère, à ces mots vous restez interdit?

ASCAGNE

Ha ! ma sœur, si sur vous je puis avoir crédit,

Si vous êtes sensible aux prières d'un frère,

Quittez un tel dessein, et n'ôtez point Valère

Aux vœux d'un jeune objet dont l'intérêt m'est cher,

Et qui sur ma parole, a droit de vous toucher.

La pauvre infortunée aime avec violence ;

A moi seul de ses feux elle fait confidence,

Et je vois dans son cœur de tendres mouvements

A dompter la fierté des plus durs sentiments.

Oui, vous auriez pitié de l'état de son âme,

Connaissant de quel coup vous menacez sa flamme,

Et je ressens si bien la douleur qu'elle aura

Que je suis assuré, ma sœur, qu'elle en mourra,

Si vous lui dérobez l'amant qui peut lui plaire.

Eraste est un parti qui doit vous satisfaire,

Et des feux mutuels...

LUCILE

Mon frère, c'est assez : Je ne sais point pour qui vous vous intéressez ; Mais, de grâce, cessons ce discours, je vous prie, Et me laisser un peu dans quelque rêverie..

ASCAGNE

Allez, cruelle sœur, vous me désespérez, Si vous effectuez vos desseins déclarés.

42 LE DÉPIT AMOUREUX

SCÈNE IV LUCILE, MARINETTE

iMARINETTE La résolution, Madame, est assez prompte.

LUCILE

Un cœur ne pèse rien alors que l'on l'affronte; Il court à sa vengeance, et saisit promptement Tout ce qu'il croit servir à son ressentiment. Le traître ! faire voir cette insolence extrême !

MARINETTE

Vous m'en voyez encor toute hors de moi-même ; Et quoique là-dessus je rumine sans fin, L'aventure me passe, et j'y perds mon latin. Car enfin, aux transports d'une bonne nouvelle, Jamais cœur ne s'ouvrit d'une façon plus belle : De l'écrit obligeant le sien tout transporté Ne me donnait pas moins que de la déité ; Et cependant jamais, à cet autre message, Fille ne fut traitée avecque tant d'outrage. Je ne sais, pour causer de si grands changements, Ce qui s'est pu passer entre ces courts moments.

LUCILE

Rien ne s'est pu passer dont il faille être en peine, Puisque rien ne le doit défendre de ma haine. Quoi ! tu voudrais chercher hors de sa lâcheté La secrète raison de cette indignité ? Cet écrit malheureux, dont mon âme s'accuse, Peut-il à son transport souffrir la moindre excuse ?

ACTE DEUXIÈME. SCÈNE QUATRIÈME 43

MARINETTE

En effet; je comprends que vous avez raison,

Et que cette querelle est pure trahison.

Nous en tenons, Madame ; et puis, prêtons l'oreille

Aux bons chiens de pendards qui nous chantent merveille,

Qui pour nous accrocher feignent tant de langueur !

Laissons à leurs beaux mots fondre notre rigueur,

Rendons-nous à leurs vœux, trop faibles que nous sommes !

Foin de notre sottise, et peste soit des hommes !

LUCILE

Eh bien ! bien ; qu'il s'en vante et rie à nos dépens, Il n'aura pas sujet d'en triompher longtemps ; Et je lui ferai voir qu'en une âme bien faite Le mépris suit de près la faveur qu'on rejette.

MARINETTE

Au moins, en pareil cas, est-ce un bonheur bien doux Quand on sait qu'on n'a point d'avantage sur vous. Marinette eut bon nez, quoi qu'on en puisse dire, De ne permettre rien, un soir qu'on voulait rire. Quelque autre, sous espoir de matritnonion, Aurait ouvert l'oreille à la tentation ; Mais moi, nescio vos.

LUCILE

Que tu dis de folies, Et choisis mal ton temps pour de telles saillies ! Enfin je suis touchée au cœur sensiblement, Et si jamais celui de ce perfide amant, Par un coup de bonheur, dont j'aurais tort, je pense, De vouloir à présent concevoir l'espérance (Car le ciel a trop pris plaisir de m'affliger Pour me donner celui de me pouvoir venger);

44 LE DÉPIT AMOUREUX

Quand, dis-je, par un sort à mes désirs propice,

Il reviendrait m'offrir sa vie en sacrifice,

Détester à mes pieds l'action d'aujourd'hui,

Je te défends surtout de me parler pour lui.

Au contraire, je veux que ton zèle s'exprime

A me bien mettre aux yeux la grandeur de son crime ;

Et même, si mon cœur était pour lui tenté

De descendre jamais à quelque lâcheté,

Que ton affection me soit alors sévère,

Et tienne comme il faut la main à ma colère.

MARINETTE

Vraiment, n'ayez point peur, et laissez faire à nous :

J'ai pour le moins autant de colère que vous ;

Et je serais plutôt fille toute ma vie,

Que mon gros traître aussi me redonnât envie.

S'il vient...

SCENE V

MARINETTE, LUCILE, ALBERT

ALBERT

Rentrez, Lucile, et me faites venir Le précepteur : je veux un peu l'entretenir, Et m'informer de lui, qui me gouverne Ascagne, S'il sait point quel ennui depuis peu l'accompagne.

(Il continue seul.) En quel gouffre de soins et de perplexité Nous jette une action faite sans équité !

ACTE DEUXIÈME. SCÈNE SIXIEME 4s

D'un enfant supposé par mon trop d'avarice

Mon cœur depuis longtemps souffre bien le supplice,

Et quand je vois les maux je me suis plongé,

Je voudrais à ce bien n'avoir jamais songé.

Tantôt je crains de voir, par la fourbe éventée,

Ma famille en opprobre et misère jetée ;

Tantôt, par ce fils-là qu'il me faut conserver,

Je crains cent accidents qui peuvent arriver.

S'il advient que dehors quelque affaire m'appelle,

J'appréhende au retour cette triste nouvelle :

« Las ! vous ne savez pas ? vous l'a-t-on annoncé ?

Votre fils a la fièvre, ou jambe, ou bras cassé. »

Enfin, à tous moments, sur quoi que je m'arrête,

Cent sortent de chagrins me roulent sur la tête.

Ah!

SCENE VI

ALBERT, MÉTAPHRASTE

MÉTAPHRASTE

Mandatum tuum euro diligenter.

ALBERT Maître, j'ai voulu...

MÉTAPHRASTE

Maître est dit à magis ter C'est comme qui dirait trois fois plus grand.

46 LE DÉPIT AMOUREUX

ALBERT

Je meure, Si je savais cela. Mais soit; à la bonne heure! Maître, donc...

MÉTAPHRASTE Poursuivez.

ALBERT

Je veux poursuivre aussi; Mais ne poursuivez point, vous, d'interrompre ainsi. Donc, encore une fois, maître, c'est la troisième, Mon fils me rend chagrin ; vous savez que je l'aime, Et que soigneusement je l'ai toujours nourri.

MÉTAPHRASTE

Il est vrai : Filio non polest prœferri Ni si filias.

ALBERT

Maître, en discourant ensemble, Ce jargon n'est pas fort nécessaire, me semble; Je vous crois grand latin, et grand docteur juré, Je m'en rapporte à ceux qui m'en ont assuré; Mais, dans un entretien qu'avec vous je destine, N'allez point déployer toute votre doctrine, Faire le pédagogue, et cent mots me cracher, Comme si vous étiez en chaire pour prêcher. Mon père, quoiqu'il eût la tête des meilleures, Ne m'a jamais rien fait apprendre que mes heures Qui, depuis cinquante ans dites journellement, Me sont encor pour moi que du haut-allemand. Laissez donc en repos votre science auguste, Et que votre langage à mon faible s'ajuste.

ACTE DEUXIÈME. SCÈNE SIXIÈME 47

MÉTAPHRASTE

Soit.

ALBERT

A mon fils l'hymen semble lui faire peur, Et, sur quelque parti que je sonde son cœur, Pour un pareil lien il est froid, et recule.

MÉTAPHRASTE

Peut-être a-t-il l'humeur du frère de Marc-Tulle, Dont avec Atticus le même fait sermon, Et comme aussi les Grecs disent Aîanaton.

ALBERT

Mon Dieu, maître éternel, laissez là, je vous prie, Les Grecs, les Albanais, avec l'Esclavonie, Et tous ces autres gens dont vous venez parler : Eux et mon fils n'ont rien ensemble à démêler.

MÉTAPHRASTE bien, donc, votre fils?

ALBERT

Je ne sais si dans l'âme Il ne sentirait point une secrète flamme. Quelque chose le trouble, ou je suis fort déçu, Et je l'aperçus hier, sans en être aperçu, Dans un recoin du bois nul ne se retire.

MÉTAPHRASTE

Dans un lieu reculé du bois, voulez-vous dire? Un endroit écarté, latine, secessus ; Virgile l'a dit : Est in secessu locus...

48 LE DÉPIT AMOUREUX

ALBERT

Comment aurait-il pu l'avoir dit, ce Virgile, Puisque je suis certain que, dans ce lieu tranquille, Ame du monde enfin n'était lors que nous deux?

MÉTAPHRASTE

Virgile est nommé comme un auteur fameux D'un terme plus choisi que le mot que vous dites, Et non comme témoin de ce qu'hier vous vîtes.

ALBERT

Et moi, je vous dis. moi, que je n'ai pas besoin De terme plus choisi, d'auteur ni de témoin, Et qu'il suffit ici de mon seul témoignage.

MÉTAPHRASTE

Il faut choisir pourtant les mots mis en usage Par les meilleurs auteurs : Tu vivendo bonos, Comme on dit, scribendo sequare peritos

ALBERT

Homme ou démon, veux-tu m'entendre sans con- teste ? MÉTAPHRASTE

Quintilien en fait le précepte.

ALBERT

La peste Soit du causeur !

MÉTAPHRASTE

Et dit là-dessus doctement Un mot que vous serez bien aise assurément D'entendre.

ACTE DEUXIEME. SCÈNE SIXIÈME 49

ALBERT

Je serai le diable qui t'emporte, Chien d'homme. Oh ! que je suis tenté d'étrange sorte De faire sur ce mufle une application !

MÉTAPHRASTE

Mais qui cause, seigneur, votre inflammation ? Que voulez-vous de moi ?

ALBERT

Je veux que l'on m'écoute, Vous ai-je dit vingt fois, quand je parle.

MÉTAPHRASTE

Ha ! sans doute. Vous serez satisfait, s'il ne tient qu'à cela. Je me tais.

ALBERT

Vous ferez sagement.

MÉTAPHRASTE

Me voilà Tout prêt de vous ouïr.

ALBERT

Tant mieux.

MÉTAPHRASTE

Que je trépasse Si je dis plus mot.

ALBERT

Dieu vous en fasse la grâce.

50 ' LE DÉPIT AMOUREUX

MÉTAPHRASTE Vous n'accuserez point mon caquet désormais,

ALBERT Ainsi soit-il.

MÉTAPHRASTE Parlez quand vous voudrez.

ALBERT

J'y vais. MÉTAPHRASTE Et n'appréhendez plus l'interruption nôtre.

ALBERT C'est assez dit.

MÉTAPHRASTE Je suis exact plus qu'aucun autre. ALBERT Je le crois.

MÉTAPHRASTE J'ai promis que je ne dirai rien, ALBERT Suffit.

MÉTAPHRASTE Dès à présent je suis muet.

ALBERT

Fort bien.

MÉTAPHRASTE

Parlez, courage ; au moins, je vous donne audience Vous ne vous plaindrez pas de mon peu de silence, Je ne desserre pas la bouche seulement.

ACTE DEUXIÈME. SCENE SIXIÈME 51

ALBERT Le traître !

MÉTAPHRASTE

Mais, de grâce, achevez vitement : Depuis longtemps j'écoute ; il est bien raisonnable Que je parle à mon tour.

ALBERT

Donc, bourreau détestable...

MÉTAPHRASTE

! bon Dieu ! voulez-vous que j'écoute à jamais ? Partageons le parler au moins, ou je m'en vais.

ALBERT Ma patience est bien...

MÉTAPHRASTE

Quoi ! voulez-vous poursuivre ? Ce n'est pas encore fait ? Per Jovetn, je suis ivre.

ALBERT Je n'ai pas dit...

MÉTAPHRASTE

Encor ? Bon Dieu ! que de discours ! Rien n'est-il suffisant d'en arrêter le cours ?

ALBERT J'enrage !

MÉTAPHRASTE

Derechef? ô l'étrange torture ! ! laissez- moi parler un peu, je vous conjure ; Un sot qui ne dit mot ne se distingue pas D'un savant qui se tait.

5 2 LE DÉPIT AMOUREUX

ALBERT, s'en allant.

Parbleu ! tu te tairas.

MÉTAPHRASTE

D'où vient fort à propos cette sentence expresse D'un philosophe : « Parle, afin qu'on te connaisse Doncques, si de parler le pouvoir est ôté, Pour moi, j'aime autant perdre aussi l'humanité Et changer mon essence en celle d'une bête. Me voilà pour huit jours avec un mal de tête. Oh ! que les grands parleurs sont par moi détestés ! Mais quoi ! si les savants ne sont point écoutés, Si l'on veut que toujours ils aient la bouche close, Il faut donc renverser l'ordre de chaque chose : Que les poules dans peu dévorent les renards, Que les jeunes enfants remontrent aux vieillards, Qu'à poursuivre les loups les agnelets s'ébattent, Qu'un fou fasse les lois, que les femmes combattent, Que par les criminels les juges soient jugés, Et par les écoliers les maîtres fustigés ; Que le malade au sain présente le remède; Que le lièvre craintif...

(Albert lui vient sonner aux oreilles une cloche de mulet, qui le fait fuir.)

Miséricorde ! à l'aide !

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ACTE III

SCENE PREMIERE

MASCARILLE

Le ciel parfois seconde un dessein téméraire,

Et l'on sort comme on peut d'une méchante affaire.

Pour moi, qu'une imprudence a trop fait discourir,

Le remède plus prompt j'ai su recourir,

C'est de pousser ma pointe, et dire en diligence

A notre vieux patron toute la manigance.

Son fils, qui m'embarrasse, est un évaporé ;

L'autre, diable ! disant ce que j'ai déclaré,

Gare une irruption sur notre friperie :

Au moins, avant qu'on puisse échauffer sa furie,

Quelque chose de bon nous pourra succéder,

Et les vieillards entre eux se pourront accorder.

C'est ce qu'on va tenter ; et, de la part du nôtre,

Sans perdre un seul moment, je m'en vais trouver l'autre.

54 LE DEPIT AMOUREUX

SCÈNE II

MASCARILLE, ALBERT

: ALBERT

Qui frappe?

MASCARILLE

Amis.

ALBERT

Ho ! Ho ! qui te peut amener, Mascarille ?

MASCARILLE

Je viens, Monsieur, pour vous donner Le bonjour.

ALBERT

Ha ! vraiment, tu prends beaucoup de peine ! De tout mon cœur, bonjour.

(Il rentre.) MASCARILLE

La réplique est soudaine. Quel homme brusque !

(Il frappe à la porte.)

ALBERT Encor?

MASCARILLE

Vous n'avez pas ouï, Monsieur.

ACTE TROISIÈME. SCÈNE DEUXIÈME 55

ALBERT

Ne m'as-tu pas donné le bonjour?

MASCARILLE

Oui.

ALBERT

bien ! bonjour, te dis-je.

(Il rentre.)

MASCARILLE

Oui ; mais je viens encore Vous saluer au nom du seigneur Polidore.

ALBERT

Ha ! c'est un autre fait. Ton maître t'a chargé De me saluer?

MASCARILLE

Oui.

ALBERT

Je lui suis obligé ; Va, que je lui souhaite une joie infinie.

(Il veut rentrer.)

MASCARILLE

Cet homme est ennemi de la cérémonie.

(Il frappe.) Je n'ai pas achevé, Monsieur, son compliment : Il voudrait vous prier d'une chose instamment.

ALBERT

bien ! quand il voudra, je suis à son service.

(Il rentre.)

56 LE DÉPIT AMOUREUX

MASCARILLE, l'arrêtant.

Attendez, et souffrez qu'en deux mots je finisse. Il souhaite un moment pour vous entretenir D'une affaire importante, et doit ici venir.

ALBERT

! quelle est-elle encor, l'affaire qui l'oblige A me vouloir parler ?

MASCARILLE

Un grand secret, vous dis-je, Qu'il vient de découvrir en ce même moment, Et qui, sans doute, importe à tous deux grandement. Voilà mon embassade.

SCENE III

ALBERT

O juste ciel ! je tremble ; Car enfin nous avons peu de commerce ensemble- Quelque tempête va renverser mes desseins, Et ce secret, sans doute, est celui que je crains. L'espoir de l'intérêt m'a fait quelque infidèle, Et voilà sur ma vie une tache éternelle ! Ma fourbe est découverte. Oh ! que la vérité Se peut cacher longtemps avec difficulté ! Et qu'il eût mieux valu pour moi, pour mon estime, Suivre les mouvements d'une peur légitime,

ACTE TROISIÈME. SCENE QUATRIÈME 57

Par qui je me suis vu tenté plus de vingt fois De rendre à Polidore un bien que je lui dois, De prévenir l'éclat ce coup-ci m'expose, Et faire qu'en douceur passât toute la chose! Mais, hélas I c'en est fait, il n'est plus de saison, Et ce bien par la fraude entré dans ma maison N'en sera point tiré que, dans cette sortie, Il n'entraîne du mien la meilleure partie.

SCENE IV

ALBERT, POLIDORE

POLIDORE

S'être ainsi marié sans qu'on en ait su rien !

Puisse cette action se terminer à bien !

Je ne sais qu'en attendre, et je crains fort du père

Et la grande richesse et la juste colère.

Mais je l'aperçois seul.

ALBERT

Dieu! Polidore vient!

POLIDORE Je tremble à l'aborder.

ALBERT

La crainte me retient. POLIDORE Par lui débuter?

58 LE DÉPIT AMOUREUX

ALBERT

Quel sera mon langage?

POLIDORE

Son âme est toute émue.

ALBERT

Il change de visage. POLIDORE Je vois, seigneur Albert, au trouble de vos yeux, Que vous savez déjà qui m'amène en ces lieux.

ALBERT Hélas! oui.

POLIDORE

La nouvelle a droit de vous surprendre, Et je n'eusse pas cru ce que je viens d'apprendre.

ALBERT

J'en dois rougir de honte et de confusion.

POLIDORE

Je trouve condamnable une telle action, Et je ne prétends point excuser le coupable.

ALBERT

Dieu fait miséricorde au pécheur misérable.

POLIDORE

C'est ce qui doit par vous être considéré.

ALBERT

Il faut être chrétien.

ACTE TROISIÈME. SCÈNE QUATRIÈME 59

POLIDORE

Il est très assuré.

ALBERT Grâce, au nom de Dieu, grâce, ô seigneur Polidore !

POLIDORE

Eh ! c'est moi qui de vous présentement l'implore.

ALBERT

Afin de l'obtenir je me jette à genoux.

POLIDORE Je dois en cet état être plutôt que vous.

ALBERT Prenez quelque pitié de ma triste aventure.

POLIDORE

Je suis le suppliant dans une telle injure.

ALBERT Vous me fendez le cœur avec cette bonté.

POLIDORE Vous me rendez confus de tant d'humilité.

ALBERT Pardon, encore un coup.

POLIDORE

Hélas! pardon vous-même.

6o LE DEPIT AMOUREUX

ALBERT J'ai de cette action une douleur extrême.

POLIDORE Et moi, j'en suis touché de même au dernier point.

ALBERT J'ose vous convier qu'elle n'éclate point.

POLIDORE

Hélas ! seigneur Albert, je ne veux autre chose.

ALBERT

Conservons mon honneur.

POLIDORE

! oui, je m'y dispose.

ALBERT Quant au bien qu'il faudra, vous-même en résoudrez.

POLIDORE

Je ne veux de vos biens que ce que vous voudrez. De tous ces intérêts je vous ferai le maître, Et je suis trop content si vous le pouvez être. Ha ! quel homme de Dieu ! quel excès de douceur !

POLIDORE

Quelle douceur, vous-même, après un tel malheur ï

ALBERT Que puissiez-vous avoir toutes choses prospères !

ACTE TROISIEME, SCÈNE QUATRIÈME 61

POLIDORE

Le bon Dieu vous maintienne !

ALBERT

Embrassons-nous en frères.

POLIDORE

J'y consens de grand cœur, et me réjouis fort Que tout soit terminé par un heureux accord.

ALBERT J'en rends grâces au ciel.

POLIDORE

Il ne vous faut rien feindre : Votre ressentiment me donnait lieu de craindre ; Et, Lucile tombée en faute avec mon fils, Comme on vous voit puissant et de biens et d'amis...

ALBERT

? que parlez-vous de faute et de Lucile ? POLIDORE

Soit, ne commençons point un discours inutile : Je veux bien que mon fils y trempe grandement; Même, si cela fait à votre allégement, J'avouerai qu'à lui seul en est toute la faute; Que votre fille avait une vertu trop haute Pour avoir jamais fait ce pas contre l'honneur Sans l'incitation d'un méchant suborneur ; Que le traître a séduit sa pudeur innocente, Et de votre conduite ainsi détruit l'attente. Puisque la chose est faite, et que, selon mes vœux, Un esprit de douceur nous met d'accord tous deux,

62 LE DEPIT AMOUREUX

Ne ramentevons rien, et réparons l'offense Par la solennité d'une heureuse alliance.

ALBERT, à part.

O Dieu ! quelle méprise, et qu'est-ce qu'il m'apprend? Je rentre ici d'un trouble en un autre aussi grand : Dans ces divers transports je ne sais que répondre, Et, si je dis un mot, j'ai peur de me confondre.

POLIDORE

A quoi pensez-vous là, seigneur Albert?

ALBERT

A rien. Remettons, je vous prie, à tantôt l'entretien : Un mal subit me prend, qui veut que je vous laisse.

SCENE V

POLIDORE

Je lis dedans son âme, et vois ce qui le presse,

A quoi que sa raison l'eût déjà disposé,

Son déplaisir n'est pas encor tout apaisé.

L'image de l'affront lui revient, et sa fuite

Tâche à me déguiser le trouble qui l'agite.

Je prends part à sa honte, et son deuil m'attendrit.

Il faut qu'un peu de temps remette son esprit :

La douleur trop contrainte aisément se redouble.

Voici mon jeune fou d'où nous vient tout ce trouble.

ACTE TROISIÈME. SCENE SIXIEME 63.

SCÈNE VI

POLIDORE, VALÈRE

POLIDORE

Enfin, le beau mignon, vos bons déportements Troubleront les vieux jours d'un père à tous moments; Tous les jours vous ferez de nouvelles merveilles, Et nous n'aurons jamais autre chose aux oreilles.

VALÈRE

Que fais-je tous les jours qui soit si criminel? En quoi mériter tant le courroux paternel ?

POLIDORE

Je suis un étrange homme, et d'une humeur terrible,

D'accuser un enfant si sage et si paisible !

Las! il vit comme un saint, et dedans la maison

Du matin jusqu'au soir il est en oraison.

Dire qu'il pervertit l'ordre de la nature,

Et fait du jour la nuit, ô la grande imposture !

Qu'il n'a considéré père ni parenté

En vingt occasions, horrible fausseté !

Que de fraîche mémoire un furtif hyménée !

A la fille d'Albert a joint sa destinée,

Sans craindre de la suite un désordre puissant :

On le prend pour un autre, et le pauvre innocent

Ne sait pas seulement ce que je lui veux dire !

Ha! chien, que j'ai reçu du ciel pour mon martyre,.

Te croiras-tu toujours, et ne pourrai-je pas

Te voir une foi sage avant mon trépas ?

64 LE DÉPIT AMOUREUX

VALÈRE, seul et rêvant.

D'où peut venir ce coup ? Mon âme embarrassée Ne voit que Mascarille jeter sa pensée. Il ne sera pas homme à m'en faire un aveu : Il faut user d'adresse et me contraindre un peu Dans ce juste courroux.

SCENE VII

MASCARILLE, VALÈRE

VALÈRE

Mascarille, mon père, Que je viens de trouver, sait toute notre affaire.

MASCARILLE

VALÈRE

MASCARILLE D'où diantre a-t-il pu la savoir?

VALÈRE

Je ne sais point sur qui ma conjecture asseoir; Mais enfin d'un succès cette affaire est suivie Dont j'ai tous les sujets d'avoir l'âme ravie. Il ne m'en a pas dit un mot qui fût fâcheux : Il excuse ma faute, il approuve mes feux,

Il la sait?

Oui.

ACTE TROISIÈME. SCENE SEPTIÈME 6s

Et je voudrais savoir qui peut être capable D'avoir pu rendre ainsi sont esprit si traitable. Je ne puis t'exprimer l'aise que j'en reçois.

MASCARILLE

Et que me diriez-vous. Monsieur, si c'était moi Qui vous eût procuré cette heureuse fortune ?

VALÈRE

Bon, bon ! tu voudrais bien ici m'en donner d'une.

MASCARILLE

C'est moi, vous dis-je, moi, dont le patron le sait, Et qui vous ai produit ce favorable effet.

VALÈRE

Mais, là, sans te railler?

MASCARILLE

Que le diable m'emporte Si je fais raillerie, et s'il n'est de la sorte !

VALÈRE, mettant l'êpée à la main.

Et qu'il m'entraîne, moi, si tout présentement Tu n'en vas recevoir le juste payement.

MASCARILLE Ha! Monsieur, qu'est ceci? Je défends la surprise.

VALÈRE

C'est la fidélité que tu m'avais promise? Sans ma feinte, jamais tu n'eusses avoué Le trait que j'ai bien cru que tu m'avais joué.

66 LE DEPIT AMOUREUX

Traître, de qui la langue à causer trop habile D'un père contre moi vient d'échauffer la bile, Qui me perds tout à fait, il faut sans discourir Que tu meures.

MASCARILLE

Tout beau ! Mon âme pour mourir N'est pas en bon état. Daignez, je vous conjure, Attendre le succès qu'aura cette aventure. J'ai de fortes raisons qui m'ont fait révéler Un hymen que vous-même aviez peine à celer; C'était un coup d'État, et vous verrez l'issue Condamner la fureur que avez conçue. De quoi vous fâchez-vous, pourvu que vos souhaits Se trouvent par mes soins pleinement satisfaits, Et voyent mettre à fin le contraire vous êtes ?

VALÈRE Et si tous ces discours ne sont que des sornettes?

MASCARILLE Toujours serez-vous lors à temps pour me tuer. Mais enfin mes projets pourront s'effectuer. Dieu fera pour les siens, et, content dans la suite,. Vous me remercîrez de ma rare conduite.

VALÈRE Nous verrons. Mais Lucile...

MASCARILLE

Alte ! son père sort.

ACTE TROISIÈME. SCÈNE HUITIÈME 67

SCÈNE VIII

VALÉRE, ALBERT, MASCARILLE

ALBERT

Plus je reviens du trouble j'ai donné d'abord, Plus je me sens piqué de ce discours étrange Sur qui ma peur prenait un si dangereux change ; Car Lucile soutient que c'est une chanson, Et m'a parlé d'un air à m'ôter tout soupçon.

(A Valère.) Ha ! Monsieur, est-ce vous de qui l'audace insigne Met en jeu mon honneur et fait ce conte indigne ?

MASCARILLE

Seigneur Albert, prenez un ton un peu plus doux,. Et contre votre gendre ayez moins de courroux.

ALBERT

Comment gendre? coquin! Tu portes bien la mine De pousser les ressorts d'une telle machine, Et d'en avoir été le premier inventeur.

MASCARILLE

Je ne vois ici rien à vous mettre en fureur.

ALBERT

Trouves- tu beau, dis-moi, de diffamer ma fille, Et faire un tel scandale à toute une famille ?

MASCARILLE

Le voilà prêt de faire en tout vos volontés.

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68 LE DÉPIT AMOUREUX

ALBERT

Que voudrais-je, sinon qu'il dît des vérités ? Si quelque intention le pressait pour Lucile, La recherche en pouvait être honnête et civile : Il rallait l'attaquer du côté du devoir. Il fallait de son père implorer le pouvoir, Et non pas recourir à cette lâche feinte Qui porte à la pudeur une sensible atteinte.

MASCARILLE

Quoi ! Lucile n'est pas sous des liens secrets A mon maître ?

ALBERT

Non, traître, et n'y sera jamais.

MASCARILLE

Tout doux ; et s'il est vrai que ce soit chose faite, Voulez-vous l'approuver, cette chaîne secrète ?

ALBERT

Et s'il est constant, toi, que cela ne soit pas, Veux-tu te voir casser les jambes et les bras ?

VALÈRE

Monsieur, il est aisé de vous faire paraître Qu'il dit vrai.

ALBERT

Bon ! voilà l'autre encor, digne maître D'un semblable valet. O les menteurs hardis !

MASCARILLE D'homme d'honneur, il est ainsi que je le dis.

ACTE TROISIEME. SCÈNE HUITIÈME 69

VALÈRE

Quel serait notre but de vous en faire accroire?

ALBERT Ils s'entendent tous deux comme larrons en foire. MASCARILLE

Mais venons à la preuve, et, sans nous quereller, Faites sortir Lucile, et la laissez parler.

ALBERT

Et si le démenti par elle vous en reste? MASCARILLE

Elle n'en fera rien, Monsieur, je vous proteste : Promettez à leurs vœux votre consentement, Et je veux m'exposer au plus dur châtiment, Si de sa propre bouche elle ne vous confesse Et la foi qui l'engage et l'ardeur qui la presse.

ALBERT Il faut voir cette affaire.

MASCARILLE, à Vatire.

Allez; tout ira bien.

ALBERT Holà ! Lucile, un mot.

VALÈRE Je crains... MASCARILLE

Ne craignez rien.

70 LE DÉPIT AMOUREUX

SCÈNE IX

VALÈRE, ALBERT, MASCARILLE, LUCILE

MASCARILLE, à Lucile,

Seigneur Albert, au moins silence. Enfin, Madame, Toute chose conspire au bonheur de votre âme, Et monsieur votre père, averti de vos feux, Vous laisse votre époux, et confirme vos vœux, Pourvu que, bannissant toutes craintes frivoles, Deux mots de votre aveu confirment nos paroles.

LUCILE

Que me vient donc conter ce coquin assuré ?

MASCARILLE Bon! me voilà déjà d'un beau titre honoré!

LUCILE

Sachons un peu, Monsieur, quelle belle saillie Fait ce conte galant qu'aujourd'hui l'on publie.

VALÈRE

Pardon, charmant objet; un valet a parlé, Et j'ai vu malgré moi notre hymen révélé.

LUCILE

Notre hymen ?

VALÈRE

On sait tout, adorable Lucile, Et vouloir déguiser est un soin inutile.

ACTE TROISIEME. SCENE NEUVIEME 71

LUCILE Quoi ! l'ardeur de mes feux vous a fait mon époux ?

VALÈRE

C'est un bien qui me doit faire mille jaloux ;

Mais j'impute bien moins ce bonheur de ma flamme

A l'ardeur de vos feux qu'aux bontés de votre âme.

Je sais que vous avez sujet de vous fâcher;

Que c'était un secret que vous vouliez cacher,

Et j'ai de mes transports forcé la violence

A ne point violer votre expresse défense :

Mais...

MASCARILLE Eh bien ! oui, c'est moi ; le grand mal que voilà !

LUCILE

Est-il une imposture égale à celle-là ?

Vous l'osez soutenir en ma présence même,

Et pensez m'obtenir par ce beau stratagème ?

O le plaisant amant, dont la galante ardeur

Veut blesser mon honneur, au défaut de mon cœur,

Et que mon père, ému de l'éclat d'un sot conte,

Paye avec mon hymen qui me couvre de honte !

Quand tout contribuerait à votre passion,

Mon père, les destins, mon inclination,

On me verrait combattre, en ma juste colère,

Mon inclination, les destins et mon père ;

Perdre même le jour, avant que de m'unir

A qui par ce moyen aurait cru m'obtenir.

Allez ; et si mon sexe, avecque bienséance,

Se pouvait emporter à quelque violence,

Je vous apprendrais bien à me traiter ainsi.

72 LE DÉPIT AMOUREUX

VALÈRE, à Mascarille.

C'en est fait; son courroux ne peut être adouci.

MASCARILLE

Laissez-moi lui parler. Eh ! Madame, de grâce,

A quoi bon maintenant toute cette grimace ?

Quelle est votre pensée, et quel bourru transport

Contre vos propres vœux vous fait roidir si fort ?

Si monsieur votre père était homme farouche,

Passe ; mais il permet que la raison le touche,

Et lui même m'a dit qu'une confession

Vous va tout obtenir de son affection.

Vous sentez, je crois bien, quelque petite honte

A faire un libre aveu de l'amour qui vous dompte ;

Mais s'il vous fait perdre un peu de liberté,

Par un bon mariage on voit tout rajusté ;

Et, quoique l'on reproche au feu qui vous consomme,

Le mal n'est pas si grand que de tuer un homme.

On sait que la chair est fragile quelquefois,

Et qu'une fille, enfin, n'est ni caillou, ni bois.

Vous n'avez pas été sans doute la première,

Et vous ne serez pas, que je crois, la dernière.

LUCILE

Quoi ! vous pouvez ouïr ces discours effrontés, Et vous ne dites mot à ces indignités ?

ALBERT

Que veux-tu que je die ? une telle aventure Me met tout hors de moi.

MASCARILLE

Madame, je vous jure Que déjà vous devriez avoir tout confessé.

ACTE TROISIÈME. SCÈNE DIXIÈME 73

LUCILE

Et quoi donc confesser ?

MASCARILLE

Quoi ? ce qui s'est passé Entre mon maître et vous ; la belle raillerie !

LUCILE

Et que s'est-il passé, monstre d'effronterie, Entre ton maître et moi ?

MASCARILLE

Vous devez, que je crois, En savoir un peu plus de nouvelle que moi ; Et pour vous cette nuit fut trop douce pour croire Que vous puissiez si vite en perdre la mémoire.

LUCILE

C'est trop souffrir, mon père, un impudent valet.

(Elle lui donne un soufflet,)

SCENE X

VALÈRE, MASCARILLE, ALBERT,

MASCARILLE

Je crois qu'elle me vient de donner un soufflet.

ALBERT

Va, coquin, scélérat, sa main vient sur ta joue De faire une action dont son père la loue.

74 LE DÉPIT AMOUREUX

MASCARILLE

Et nonobstant cela, qu'un diable en cet instant M'emporte, si j'ai dit rien que de très constant.

ALBERT

Et, nonobstant cela, qu'on me coupe une oreille Si tu portes fort loin une audace pareille.

MASCARILLE Voulez-vous deux témoins qui me justifieront?

ALBERT

Veux-tu deux de mes gens qui te bâtonneront ?

MASCARILLE

Leur rapport doit au mien donner toute créance.

ALBERT Leurs bras peuvent du mien réparer l'impuissance.

MASCARILLE Je vous dis que Lucile agit par honte ainsi.

ALBERT

Je te dis que j'aurai raison de tout ceci.

MASCARILLE

Connaissez- vous Ormin, ce gros notaire habile ?

ALBERT Connais-tu bien Grimpant, le bourreau de la ville ?

MASCARILLE Et Simon le tailleur, jadis si recherché ?

ACTE TROISIEME. SCENE DIXIEME 75

ALBERT Et la potence mise au milieu du marché?

MASCARILLE

Vous verrez confirmer par eux cet hyménée.

ALBERT Tu verras par eux terminer ta destinée.

MASCARILLE Ce sont eux qu'ils ont pris pour témoins de leur foi.

ALBERT Ce sont eux qui dans peu me vengeront de toi.

MASCARILLE Et cqs yeux les ont vus s'entre-don ner parole.

ALBERT

Et ces yeux te verront faire la capriole.

MASCARILLE Et, pour signe, Lucile avait un voile noir.

ALBERT Et. pour signe, ton front nous le fait assez voir.

MASCARILLE

O l'obstiné vieillard!

ALBERT

O le fourbe damnable ! Va, rends grâce à mes ans, qui me font incapable De punir sur-le-champ l'affront que tu me fais : Tu n'en perds que l'attente, et je te le promets.

76 LE DÉPIT AMOUREUX

SCÈNE XI

VALÈRE, MASCARILLE

VALÈRE bien ! ce beau succès que tu devais produire...

MASCARILLE

J'entends à demi-mot ce que vous voulez dire. Tout s'arme contre moi ; pour moi de tous côtés Je vois coups de bâton et gibets apprêtés : Aussi, pour être en paix dans ce désordre extrême,. Je me vais d'un rocher précipiter moi-même, Si, dans le désespoir dont mon cœur est outré, Je puis en rencontrer d'assez haut à mon gré. Adieu, Monsieur.

VALÈRE

Non, non ; ta fuite est superflue i Si tu meurs, je prétends que ce soit à ma vue,

MASCARILLE

Je ne saurais mourir quand je suis regardé, Et mon trépas ainsi se verrait retardé.

VALÈRE

Suis-moi, traître, suis- moi ; mon amour en furie Te fera voir si c'est matière à raillerie.

MASCARILLE

Malheureux Mascarille ! à quels maux aujourd'hui Te vois-tu condamné pour le péché d'autrui !

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE

ASCAGNE, FROSINE

FROSINE

L'aventure est fâcheuse.

ASCAGNE

Ah ! ma chère Frosine, Le sort absolument a conclu ma ruine. Cette affaire, venue au point la voilà, N'est pas assurément pour en demeurer ; Il faut qu'elle passe outre ; et Lucile et Valère, Surpris des nouveautés d'un semblable mystère, Voudront chercher un jour dans ces obscurités Par qui tous mes projets se verront avortés. Car enfin, soit qu'Albert ait part au stratagème, Ou qu'avec tout le monde on Tait trompé lui-même,

78 LE DÉPIT AMOUREUX

S'il arrive une fois que mon sort éclairci Mette ailleurs tout le bien dont le sien a grossi, Jugez s'il aura lieu de souffrir ma présence : Son intérêt détruit me laisse à ma naissance ; C'est fait de sa tendresse, et, quelque sentiment pour ma fourbe alors pût être mon amant, Voudra-t-il avouer pour épouse une fille Qu'il verra sans appui de biens et de famille ?

FROSINE

Je trouve que c'est raisonné comme il faut ;

Mais ces réflexions devaient venir plus tôt.

Qui vous a jusqu'ici caché cette lumière ?

Il ne fallait pas être une grande sorcière

Pour voir, dès le moment de vos desseins pour lui,

Tout ce que votre esprit ne voit que d'aujourd'hui.

L'action le disait, et dès que je l'ai sue,

Je n'en ai prévu guère une meilleure issue.

ASCAGNE

Que dois-je faire enfin ? Mon trouble est sans pareil : Mettez-vous en ma place, et me donnez conseil.

FROSINE

Ce doit être à vous-même, en prenant votre place, A me donner conseil dessus cette disgrâce : Car je suis maintenant vous, et vous êtes moi ; Conseillez-moi, Frosine, au point je me vois. Quel remède trouver ? Dites, je vous prie.

ASCAGNE

Hélas ! ne traitez point ceci de raillerie.

C'est prendre peu de part à mes cuisants ennuis

Que de rire, et de voir les termes j'en suis.

ACTE QUATRIEME. SCENE PREMIÈRE 79.

FROSINE

Non vraiment, tout de bon, votre ennui m'est sensible, Et pour vous en tirer je ferais mon possible. Mais que puis-je, après tout ? Je vois fort peu de jour A tourner cette affaire au gré de votre amour.

ASCAGNE

Si rien ne peut m'aider, il faut donc que je meure.

FROSINE

Ha ! pour cela toujours, il est assez bonne heure : La mort est un remède à trouver quand on veut, Et l'on s'en doit servir le plus tard que l'on peut.

ASCAGNE

Non, non, Frosine, non; si vos conseils propices Ne conduisent mon sort parmi ces précipices, Je m'abandonne toute aux traits du désespoir.

FROSINE

Savez-vous ma pensée ? Il faut que j'aille voir La... Mais Éraste vient, qui pourrait nous distraire;. Nous pourrons en marchant parler de cette affaire. Allons, retirons-nous.

80 LE DEPIT AMOUREUX

SCÈNE II ÉRASTE, GROS-RENÉ

ÉRASTE Encore rebuté ?

GROS-RENÉ

Jamais ambassadeur ne fut moins écouté ;

A peine ai-je voulu lui porter la nouvelle

Du moment d'entretien que vous souhaitiez d'elle,

Qu'elle m'a répondu, tenant son quant-à-moi :

« Va, va. je fais état de lui comme de toi;

Dis-lui qu'il se promène » ; et, sur ce beau langage,

Pour suivre son chemin m'a tourné le visage.

Et Marinette aussi, d'un dédaigneux museau,

Lâchant un : « Laissez-nous, beau valet de carreau »,

M'a planté comme elle, et mon sort et le vôtre

N'ont rien à se pouvoir reprocher l'un à l'autre.

ÉRASTE

L'ingrate ! recevoir avec tant de fierté Le prompt retour d'un cœur justement emporté! Quoi ! le premier transport d'un amour qu'on abuse Sous tant de vraisemblance est indigne d'excuse? Et ma plus vive ardeur, en ce moment fatal, Devait être insensible au bonheur d'un rival ? Tout autre n'eût pas fait même chose en ma place, Et se fût moins laissé surprendre à tant d'audace? De mes justes soupçons suis-je sorti trop tard? Je n'ai point attendu de serments de sa part; Et, lorsque tout le monde encor ne sait qu'en croire, Ce cœur impatient lui rend toute sa gloire :

ACTE QUATRIEME SCÈNE DEUXIÈME 81

Il cherche à s'excuser, et le sien voit si peu Dans ce profond respect la grandeur de mon feu ! Loin d'assurer une âme, et lui fournir des armes Contre ce qu'un rival lui veut donner d'alarmes, L'ingrate m'abandonne à mon jaloux transport, Et rejette de moi message, écrit, abord ! Ha ! sans doute, un amour a peu de violence, Qu'est capable d'éteindre une si faible offense; Et ce dépit si prompt à s'armer de rigueur Découvre assez pour moi tout le fond de son cœur. Et de quel prix doit être à présent à mon âme Tout ce dont son caprice a pu flatter ma flamme ! Non, je ne prétends plus demeurer engagé Pour un cœur je vois le peu de part que j'ai ; Et puisque l'on témoigne une froideur extrême A conserver les gens, je veux faire de même.

GROS-RENÉ

Et moi de même aussi. Soyons tous deux fâchés, Et mettons notre amour au rang des vieux péchés. Il faut apprendre à vivre à ce sexe volage, Et lui faire sentir que l'on a du courage. Qui souffre ses mépris les veut bien recevoir : Si nous avions l'esprit de nous faire valoir, Les femmes n'auraient pas la parole si haute. Oh ! qu'elles nous sont bien fières par notre faute ! Je veux être pendu, si nous ne les verrions Sauter à notre cou plus que nous ne voudrions, Sans tous ces vils devoirs dont la plupart des hommes Les gâtent tous les jours dans le siècle nous sommes.

ÉRASTE

Pour moi, sur toute chose un mépris me surprend ;

Et, pour punir le sien par un autre aussi grand,

Je veux mettre en mon cœur une nouvelle flamme.

82 LE DEPIT AMOUREUX

GROS-RENÉ

Et moi, je ne veux plus m'embarrasser de femme ;

A toutes je renonce, et crois, en bonne foi,

Que vous feriez fort bien de faire comme moi.

Car, voyez-vous, la femme est, comme on dit, mon

Un certain animal difficile à connaître, [maître,

Et de qui la nature est fort encline au mal :

Et comme un animal est toujours animal,

Et ne sera jamais qu'animal, quand sa vie

Durerait cent mille ans, aussi, sans repartie,

La femme est toujours femme, et jamais ne sera

Que femme, tant qu'entier le monde durera.

D'où vient qu'un certain Grec dit que sa tête passe

Pour un sable mouvant : car, goûtez bien, de grâce..

Ce raisonnement-ci, lequel est des plus forts :

Ainsi que la tête est comme le chef du corps,

Et que le corps sans chef est pire qu'une bête,

Si le chef n'est pas bien d'accord avec la tête,

Que tout ne soit pas bien réglé par ses compas,

Nous voyons arriver de certains embarras :

La partie brutale alors veut prendre empire

Dessus la sensitive, et l'on voit que l'un tire

A dia, l'autre à hurhaut ; l'un demande du mou,

L'autre du dur ; enfin tout va sans savoir :

Pour montrer qu'ici-bas, ainsi qu'on l'interprète,

La tête d'une femme est comme une girouette

Au haut d'une maison, qui tourne au premier vent.

C'est pourquoi le cousin Aristote souvent

La compare à la mer ; d'où vient qu'on dit qu'au monde

On ne peut rien trouver de si stable que l'onde.

Or, par comparaison (car la comparaison

Nous fait distinctement comprendre une raison,

Et nous aimons bien mieux, nous autres gens d'étude,

Une comparaison qu'une similitude),

ACTE QUATRIÈME. SCÈNE DEUXIÈME 83

Par comparaison donc, mon maître, s'il vous plaît, Comme on voit que la mer, quand l'orage s'accroît, Vient à se courroucer, le vent souffle et ravage, Les flots contre les flots font un remû-ménage Horrible, et le vaisseau, malgré le nautonier, Va tantôt à la cave et tantôt au grenier ; Ainsi, quand une femme a sa tête fantasque, On voit une tempête en forme de bourrasque, Qui veut compétiter par de certains... propos; Et lors un... certain vent, qui par... de certains flots, De... certaine façon, ainsi qu'un banc de sable... Quand... Les femmes enfin ne valent pas le diable.

ÉRASTE

C'est fort bien raisonner.

GROS-RENÉ

Assez bien, Dieu merci. Mais je les vois, Monsieur, qui passent par ici. Tenez- vous ferme, au moins.

ÉRASTE

Ne te mets pas en peine. GROS-RENÉ J'ai bien peur que ses yeux resserrent votre chaîne.

84 LE DEPIT AMOUREUX

SCÈNE III ÉRASTE, LUCILE, MARINETTE, GROS-RENÉ

MARINETTE Je l'aperçois encor ; mais ne vous rendez point.

LUCILE

Ne me soupçonne pas d'être faible à ce point.

MARINETTE

Il vient à nous.

ÉRASTE

Non, non ; ne croyez pas, Madame, Que je revienne encor vous parler de ma flamme : C'en est fait ; je me veux guérir, et connais bien Ce que de votre cœur a possédé le mien. Un courroux si constant pour l'ombre d'une offense M'a trop bien éclairé de votre indifférence, Et je dois vous montrer que les traits du mépris Sont sensibles surtout aux généreux esprits. Je l'avouerai, mes yeux observaient dans les vôtres Des charmes qu'ils n'ont point trouvés dans tous les Et le ravissement j'étais de mes fers [autres,

Les aurait préférés à des sceptres offerts ; Oui, mon amour pour vous sans doute était extrême, Je vivais tout en vous ; et, je l'avouerai même, Peut-être qu'après tout j'aurai, quoique outragé, Assez de peine encore à m'en voir dégagé ; Possible que, malgré la cure qu'elle essaie, Mon âme saignera longtemps de cette plaie,

ACTE QUATRIÈME. SCÈNE TROISIÈME 85

Et qu'affranchi d'un joug qui faisait tout mon bien,

Il faudra se résoudre à n'aimer jamais rien.

Mais enfin, il n'importe; et puisque votre haine

Chasse un cœur tant de fois que l'amour vous ramène,

C'est la dernière ici des importunités

Que vous aurez jamais de mes vœux rebutés.

LUCILE

Vous pouvez faire aux miens la grâce tout entière, Monsieur, et m'épargner encor cette dernière.

ÉRASTE

bien ! Madame, bien ! ils seront satisfaits : Je romps avecque vous, et j'y romps pour jamais, Puisque vous le voulez. Que je perde la vie, Lorsque de vous parler je reprendrai l'envie.

LUCILE Tant mieux; c'est m'obliger.

ÉRASTE

Non, non; n'ayez pas peur Que je fausse parole; eussé-je un faible cœur Jusques à n'en pouvoir effacer votre image, Croyez que vous n'aurez jamais cet avantage De me voir revenir.

LUCILE Ce serait bien en vain.

ÉRASTE

Moi-même de cent coups je percerais mon sein, Si j'avais jamais fait cette bassesse insigne De vous revoir après ce traitement indigne.

86 LE DEPIT AMOUREUX

LUCILE Soit ; n'en parlons donc plus.

ÉRASTE

Oui, oui, n'en parlons plus; Et pour trancher ici tous propos superflus, Et vous donner, ingrate, une preuve certaine Que je veux sans retour sortir de votre chaîne, Je ne veux rien garder qui puisse retracer Ce que de mon esprit il me faut effacer. Voici votre portrait : il présente à la vue Cent charmes merveilleux dont vous êtes pourvue : Mais il cache sous eux cent défauts aussi grands, Et c'est un imposteur enfin que je vous rends.

GROS-RENÉ

Boni

LUCILE

Et moi, pour vous suivre au dessein de tout rendre, Voilà le diamant que vous m'aviez fait prendre.

MARINETTE Fort bien !

ÉRASTE

Il est à vous encor ce bracelet.

LUCILE

Et cette agathe à vous, qu'on fit mettre en cachet.

ÉRASTE lit.

Vous m'aimez d'une amour extrême, Eraste, et de mon cœur voulez être éclairci :

Si je n'aime Eraste de même, Au moins aimé-je fort qu'Éraste m'aime ainsi.

ACTE QUATRIÈME. SCÈNE TROISIEME 87

ÉRASTE continue.

Vous m'assuriez par d'agréer mon service : C'est une fausseté digne de ce supplice.

(Il déchire la lettre.)

LUCILE lit.

J'ignore le destin de mon amour ardente, Et jusqu'à quand je souffrirai ; Mais je sais, ô beauté charmante, Que toujours je vous aimerai.

LUCILE continue.

Voilà qui m'assurait à jamais de vos feux : Et la main et la lettre ont menti toutes deux.

(Elle déchire la lettre.)

GROS-RENÉ Poussez.

ÉRASTE Elle est de vous? Suffit; même fortune. MARINETTE, à Lucile. Ferme.

LUCILE J'aurais regret d'en épargner aucune.

GROS-RENÉ, à Éraste. N'ayez pas le dernier.

MARINETTE, à Lucile.

Tenez bon jusqu'au bout. LUCILE Enfin, voilà le reste.

LE DÉPIT AMOUREUX

ERASTE

Et, grâce au ciel, c'est tout. Que sois-je exterminé, si je ne tiens parole!

LUCILE

Me confonde le ciel, si la mienne est frivole !

ÉRASTE Adieu donc.

LUCILE Adieu donc.

MARINETTE, à Lucile.

Voilà qui va des mieux .

GROS-RENÉ, à Érasie. Vous triomphez.

MARINETTE, à Lucile.

Allons, ôtez-vous de ses yeux. GROS-RENÉ, à Éraste. Retirez-vous après cet effort de courage.

MARINETTE, à Lucile. Qu'attendez-vous encor ?

GROS-RENÉ, à Éraste.

Que faut-il davantage }

ÉRASTE

Ha! Lucile, Lucile, un cœur comme le mien Se fera regretter, et je le sais fort bien.

ACTE QUATRIÈME. SCÈNE TROISIÈME 89

LUCILE

Éraste, Éraste, un cœur fait comme est fait le vôtre Se peut facilement réparer par un autre.

ÉRASTE

Non, non, cherchez partout, vous n'en aurez jamais De si passionné pour vous, je vous promets. Je ne dis pas cela pour vous rendre attendrie : J'aurais tort d'en former encore quelque envie, Mes plus ardents respects n'ont pu vous obliger, Vous avez voulu rompre, il n'y faut plus songer. Mais personne après moi, quoi qu'on vous fasse enten- N'aura jamais pour vous de passion si tendre. fdre,

LUCILE

Quand on aime les gens, on les traite autrement : On fait de leur personne un meilleur jugement.

ÉRASTE

Quand on aime les gens, on peut de jalousie, Sur beaucoup d'apparence, avoir l'âme saisie ; Mais alors qu'on les aime, on ne peut en effet Se résoudre à les perdre, et vous, vous l'avez fait.

LUCILE La pure jalousie est plus respectueuse.

ÉRASTE On voit d'un œil plus doux une offense amoureuse.

LUCILE Non, votre cœur, Éraste, était mal enflammé.

90 LE DÉPIT AMOUREUX

ÉRASTE

Non, Lucile, jamais vous ne m'avez aimé. LUCILE

Eh ! je crois que cela faiblement vous soucie : Peut-être en serait-il beaucoup mieux pour ma vie, Si je... Mais laissons ces discours superflus, Je ne dis point quels sont mes pensers là-dessus.

ÉRASTE Pourquoi ?

LUCILE

Par la raison que nous rompons ensemble, Et que cela n'est plus de saison, ce me semble.

ÉRASTE

Nous rompons?

LUCILE

Oui vraiment. Quoi ! n'en est-ce pas

[fait?

ÉRASTE

Et vous voyez cela d'un esprit satisfait ?

LUCILE Comme vous.

ÉRASTE Comme moi?

LUCILE

Sans doute. C'est faiblesse De faire voir aux gens que leur perte nous blesse.

ÉRASTE

Mais, cruelle, c'est vous qui l'avez bien voulu.

ACTE QUATRIÈME. SCÈNE TROISIÈME 91

LUCILE

Moi? point du tout; c'est vous qui l'avez résolu.

ÉRASTE Moi? je vous ai cru faire un plaisir extrême...

LUCILE Point, vous avez voulu vous contenter vous-même.

ÉRASTE

Mais si mon cœur encor re voulait sa prison, Si, tout fâché qu'il est, il demandait pardon?..

LUCILE

Non, non, n'en faites rien ; ma faiblesse est trop grande, J'aurais peur d'accorder trop tôt votre demande.

ÉRASTE

Ha ! vous ne pouvez pas trop tôt me l'accorder, Ni moi sur cette peur trop tôt le demander; Consentez-y, Madame, une flamme si belle Doit, pour votre intérêt, demeurer immortelle. Je le demande enfin; me l'accorderez-vous, Ce pardon obligeant?

LUCILE

Ramenez-moi chez nous.

92 LE DÉPIT AMOUREUX

SCÈNE IV MARINETTE, GROS-RENÉ

MARINETTE O la lâche personne !

GROS-RENÉ

Ha ! le faible courage !

MARINETTE J'en rougis de dépit.

GROS-RENÉ

J'en suis gonflé de rage : Ne t'imagine pas que je me rende ainsi.

MARINETTE Et ne pense pas, toi, trouver ta dupe aussi.

GROS-RENÉ

Viens, viens frotter ton nez auprès de ma colère.

MARINETTE

Tu nous prends pour une autre, et tu n'as pas affaire A ma sotte maîtresse. Ardez le beau museau, Pour nous donner envie encore de sa peau ! Moi, j'aurais de l'amour pour ta chienne de face? Moi, je te chercherais? Ma foi, l'on t'en fricasse Des filles comme nous.

GROS-RENÉ

Oui ? tu le prends par là? Tiens, tiens, sans y chercher tant de façons, voilà

ACTE QUATRIÈME. SCÈNE QUATRIÈME 93

Ton beau galant de neige avec ta nonpareille, II n'aura plus l'honneur d'être sur mon oreille.

MARINETTE

Et toi, pour te montrer que tu m'es à mépris, Voilà ton demi-cent d'épingles de Paris Que tu me donnas hier avec tant de fanfare.

GROS-RENÉ

Tiens encor ton couteau ; la pièce est riche et rare. Il te coûta six blancs lorsque tu m'en fis don.

MARINETTE

Tiens tes ciseaux, avec ta chaîne de laiton.

GROS-RENÉ

J'oubliais d'avant-hier ton morceau de fromage ; Tiens : je voudrais pouvoir rejeter le potage Que tu me fis manger, pour n'avoir rien à toi.

MARINETTE

Je n'ai point maintenant de tes lettres sur moi ; Mais j'en ferai du feu jusques à la dernière.

GROS-RENÉ

Et des tiennes tu sais ce que j'en saurai faire ?

MARINETTE Prends garde à ne venir jamais me reprier.

GROS-RENÉ

Pour couper tout chemin à nous rapatrier, Il faut rompre la paille : une paille rompue Rend, entre gens d'honneur, une affaire conclue. Ne fais point les doux yeux, je veux être fâché.

94 LE DEPIT AMOUREUX

MARINETTE

Ne me lorgne point, toi ; j'ai l'esprit trop touché.

GROS-RENÉ

Romps ; voilà le moyen de ne s'en plus dédire. Romps; tu ris, bonne bête!

MARINETTE

Oui, car tu me fais rire.

GROS-RENÉ

La peste soit ton ris ! Voilà tout mon courroux Déjà dulcifié : qu'en dis-tu ? romprons-nous, Ou ne romprons-nous pas?

MARINETTE

Vois.

GROS-RENÉ

Vois, toi. MARINETTE

Vois toi-même. GROS-RENÉ Est-ce que tu consens que jamais je ne t'aime ?

MARINETTE

Moi ? ce que tu voudras.

GROS-RENÉ

Ce que tu voudras, toi. Dis...

MARINETTE

Je ne dirai rien.

ACTE QUATRIÈME. SCENE QUATRIEME 95.

GROS-RENÉ

Ni moi non plus.

MARINETTE

Ni moi» GROS-RENÉ

Ma foi, nous ferons mieux de quitter la grimace ; Touche, je te pardonne.

MARINETTE

Et moi, je te fais grâce.

GROS-RENÉ Mon Dieu ! qu'à tes appas je suis acoquiné !

MARINETTE Que Marinette est sotte après son Gros-René I

ACTE V

SCENE PREMIERE

MASCARILLE

« Dès que l'obscurité régnera dans la ville,

Je me veux introduire au logis de Lucile ;

Va vite de ce pas préparer pour tantôt

Et la lanterne sourde et les armes qu'il faut. »

Quand il m'a dit ces mots, il m'a semblé d'entendre :

« Va vitement chercher un licou pour te pendre. »

Venez çà, mon patron, car, dans l'étonnement

ma jeté d'abord un tel commandement,

Je n'ai pas eu le temps de vous pouvoir répondre :

Mais je vous veux ici parler et vous confondre :

Défendez-vous donc bien, et raisonnons sans bruit.

Vous voulez, dites-vous, aller voir cette nuit

Lucile ? Oui, Mascarille. Et que pensez-vous faire ?

Une action d'amant qui se veut satisfaire.

Une action d'un homme à fort petit cerveau, Que d'aller sans besoin risquer ainsi sa peau.

98 LE DEPIT AMOUREUX

Mais tu sais quel motif à ce dessein m'appelle : Lucile est irritée. Eh bien ! tant pis pour elle.

Mais l'amour veut que j'aille apaiser son esprit.

Mais l'amour est un sot qui ne sait ce qu'il dit: Nous garantira-t-il, cet amour, je vous prie,

D'un rival, ou d'un père, ou d'un frère en furie ?

Penses-tu qu'aucun d'eux songe à nous faire mal ?

Oui vraiment, je le pense, et surtout ce rival.

Mascarille, en tout cas, l'espoir je me fonde, Nous irons bien armés, et si quelqu'un nous gronde, Nous nous chamaillerons. Oui, voilà justement Ce que votre valet ne prétend nullement : [maître. Moi, chamailler ! bon Dieu ! Suis-je un Roland, mon Ou quelque Ferragus ? C'est fort mal me connaître ; Quand je viens à songer, moi qui me suis si cher, Qu'il ne faut que deux doigts d'un misérable fer Dans le corps pour vous mettre un humain dans la Je suis scandalisé d'une étrange manière. [bière,

Mais tu seras armé de pied en cap. Tant pis !. J'en serai moins léger à gagner le taillis ;

Et, de plus, il n'est point d'armure si bien jointe ne puisse glisser une vilaine pointe.

Oh ! tu seras ainsi tenu pour un poltron.

Soit, pourvu que toujours je branle le menton. A table comptez-moi, si vous voulez, pour quatre ; Mais comptez-moi pour rien s'il s'agit de se battre : Enfin, si l'autre monde a des charmes pour vous, Pour moi, je trouve l'air de celui-ci fort doux :

Je n'ai pas grande faim de mort ni de blessure, Et vous ferez le sot tout seul, je vous assure.

ACTE CINQUIÈME. SCÈNE DEUXIÈME 99

SCÈNE II

VALÈRE, MASCARILLE

VALÈRE

Je n'ai jamais trouvé de jours plus ennuyeux : Le soleil semble s'être oublié dans les cieux ; Et, jusqu'au lit qui doit recevoir sa lumière, Je vois rester encore une telle carrière Que je crois que jamais il ne l'achèvera, Et que de sa lenteur mon âme enragera.

MASCARILLE

Et cet empressement pour s'en aller dans l'ombre Pêcher vite à tâtons quelque sinistre encombre... Vous voyez que Lucile, entière en ses rebuts...

VALÈRE

Ne me fais point ici de contes superflus.

Quand j'y devrais trouver cent embûches mortelles,

Je sens de son courroux de gênes trop cruelles,

Et je veux l'adoucir, ou terminer mon sort.

C'est un point résolu.

MASCARILLE

J'approuve ce transport ; Mais le mal est, Monsieur, qu'il faudra s'introduire En cachette.

VALÈRE Fort bien.

ioo LE DEPIT AMOUREUX

Et comment ?

MASCARILLE

Et j'ai peur de vous nuire.

VALÈRE MASCARILLE

Une toux me tourmente à mourir, Dont le bruit importun vous fera découvrir : De moment en moment... Vous voyez le supplice !

VALÈRE

Ce mal te passera ; prend du jus de réglisse.

MASCARILLE

Je ne crois pas, Monsieur, qu'il se veuille passer. Je serais ravi, moi, de ne vous point laisser ; Mais j'aurais un regret mortel si j'étais cause Qu'il fût à mon cher maître arrivé quelque chose.

SCENE III

VALÈRE, LA RAPIÈRE, MASCARILLE

LA RAPIÈRE

Monsieur, de bonne part je viens d'être informé Qu'Éraste est contre vous fortement animé, Et qu'Albert parle aussi de faire pour sa fille Rouer jambes et bras à votre Mascarille.

ACTE CINQUIÈME. SCENE TROISIEME 101

MASCARILLE

Moi ? je ne suis pour rien dans tout cet embarras.

Qu'ai-je fait pour me voir rouer jambes et bras ?

Suis-je donc gardien, pour employer ce style,

De la virginité des filles de la ville ?

Sur la tentation ai-je quelque crédit,

Et puis-je mais, chétif, si le cœur leur en dit ?

VALÈRE

Oh ! qu'ils ne seront pas si méchants qu'ils le disent ! Et, quelque belle ardeur que ses feux lui produisent, Éraste n'aura pas si bon marché de nous.

LA RAPIÈRE

S'il vous faisait besoin, mon bras est à vous : Vous savez de tout temps que je suis un bon frère.

VALÈRE

Je vous suis obligé, monsieur de La Rapière.

LA RAPIÈRE

J'ai deux amis aussi que je vous puis donner, Qui contre tous venants sont gens à dégainer, Et sur qui vous pourrez prendre toute assurance.

MASCARILLE

Acceptez-les, Monsieur.

VALÈRE C'est trop de complaisance.

LA RAPIÈRE

Le petit Gille encore eût pu nous assister Sans le triste accident qui vient de nous l'ôter.

102 LE DEPIT AMOUREUX

Monsieur, le grand dommage ! et l'homme de service !

Vous avez su le tour que lui fit la justice ?

Il mourut en César, et, lui cassant les os,

Le bourreau ne lui put faire lâcher deux mots.

VALÈRE

Monsieur de la Rapière, un homme de la sorte Doit être regretté ; mais, quant à votre escorte, Je vous rends grâces.

LA RAPIÈRE

Soit ; mais soyez averti Qu'il vous cherche, et vous peut faire un mauvais parti.

VALÈRE

Et moi, pour vous montrer combien je l'appréhende, Je lui veux, s'il me cherche, offrir ce qu'il demande, Et par toute la ville aller présentement Sans être accompagné que de lui seulement.

MASCARILLE ;

Quoi ! Monsieur, vous voulez tenter Dieu ? quelle audace ! Las ! vous voyez tous deux comme l'on nous menace, Combien de tous côtés...

VALÈRE

Que regardes-tu ?

MASCARILLE

C'est qu'il sent le bâton du côté que voilà Enfin, si maintenant ma prudence en est crue, Ne nous obstinons point à rester dans la rue : Allons nous renfermer.

ACTE CINQUIÈME. SCÈNE QUATRIÈME 103

VALÈRE

Nous renfermer ? faquin ! Tu m'oses proposer un acte de coquin ? Sus! sans plus de discours, résous-toi de me suivre.

MASCARILLE

Eh ! monsieur mon cher maître, il est si doux de vivre ! On ne meurt qu'une fois, et c'est pour si longtemps!

VALÈRE

Je m'en vais t'assommer de coups, si je t'entends. Ascagne vient ici ; laissons-le : il faut attendre Quel parti de lui-même il résoudra de prendre. Cependant avec moi viens prendre à la maison Pour nous frotter...

MASCARILLE

Je n'ai nulle démangeaison. Que maudit soit l'amour, et les filles maudites Qui veulent en tâter, et font les chattemites !

SCENE IV

ASCAGNE, FROSINE

ASCAGNE

Est-il bien vrai, Frosine, et ne rêvai-je point? De grâce, contez-moi bien tout de point en point.

io4 LE DÉPIT AMOUREUX

FROSINE

Vous en saurez assez le détail ; laissez faire :

Ces sortes d'incidents ne sont pour l'ordinaire

Que redits trop de fois de moment en moment.

Suffit que vous sachiez qu'après ce testament

Qui voulait un garçon pour tenir sa promesse,

De la femme d'Albert la dernière grossesse

N'accoucha que de vous, et que lui, dessous main

Ayant depuis longtemps concerté son dessein,

Fit son fils de celui d'Ignés la bouquetière,

Qui vous donna pour sienne à nourrir à ma mère.

La mort ayant ravi ce petit innocent

Quelque dix mois après, Albert étant absent,

La crainte d'un époux et l'amour maternelle

Firent l'événement d'une ruse nouvelle.

Sa femme en secret lors se rendit son vrai sang;

Vous devîntes celui qui tenait votre rang,

Et la mort de ce fils, mis dans votre famille,

Se couvrit pour Albert de celle de sa fille.

Voilà de votre sort un mystère éclairci,

Que votre feinte mère a caché jusqu'ici.

Elle en dit des raisons et peut en avoir d'autres

Par qui ses intérêts n'étaient pas tous les vôtres.

Enfin cette visite, j'espérais si peu,

Plus qu'on ne pouvait croire a servi votre feu.

Cette Ignés vous relâche, et par votre autre affaire

L'éclat de son secret devenu nécessaire,

Nous en avons nous deux votre père informé :

Et, poussant plus avant encore notre pointe,

Quelque peu de fortune à notre adresse jointe,

Aux intérêts d'Albert, de Polidore après,

Nous avons ajusté si bien les intérêts,

Si doucement à lui déplié ces mystères,

Pour n'effaroucher pas d'abord trop les affaires;

ACTE CINQUIÈME. SCÈNE CINQUIÈME 105

Enfin, pour dire tout, mené si prudemment Son esprit pas à pas à l'accommodement, Qu'autant que votre père il montre de tendresse A confirmer les nœuds qui font votre allégresse.

ASCAGNE

Ah! Frosine, la joie vous m'acheminez!... Et que ne dois-je point à vos soins fortunés!

FROSINE

Au reste, le bonhomme est en humeur de rire, Et pour son fils encor nous défend de rien dire.

SCENE V

ASCAGNE, FROSINE, POLIDORE

POLIDORE

Approchez-vous, ma fille, un tel nom m'est permis; Et j'ai su le secret que cachaient ces habits. Vous avez fait un trait qui, dans sa hardiesse, Fait briller tant d'esprit et tant de gentillesse, Que je vous en excuse, et tiens mon fils heureux Quand il saura l'objet de ses soins amoureux. Vous valez tout un monde, et c'est moi qui l'assure. Mais le voici; prenons plaisir de l'aventure. Allez faire venir tous vos gens promptement.

ASCAGNE Vous obéir sera mon premier compliment.

io6 LE DEPIT AMOUREUX

SCÈNE VI

MASCARILLE, POLI DORE, VALÈRE

MASCARILLE

Les disgrâces souvent sont du ciel révélées :

J'ai songé cette nuit de perles défilées

Et d'ceufs cassés : Monsieur, un tel songe m'abat,

VALÈRE

Chien de poltron !

POLIDORE

Valère, il s'apprête un combat toute ta valeur te sera nécessaire. Tu vas avoir en tète un puissant adversaire.

MASCARILLE

Et personne, Monsieur, qui se veuille bouger Pour retenir des gens qui se vont égorger ! Pour moi, je le veux bien; mais, au moins, s'il arrive Qu'un funeste accident de votre fils vous prive, Ne m'en accusez point.

POLIDORE

Non, non; en cet endroit, Je le pousse moi-même à faire ce qu'il doit.

MASCARILLE Père dénaturé!

VALÈRE

Ce sentiment, mon père, Est d'un homme de cœur, et je vous en révère.

ACTE CINQUIÈME. SCÈNE SIXIÈME 107

J'ai vous offenser, et je suis criminel

D'avoir fait tout ceci sans l'aveu paternel;

Mais, à quelque dépit que ma faute vous porte,

La nature toujours se montre la plus forte,

Et votre honneur fait bien quand il ne veut pas voir

Que le transport d'Éraste ait de quoi m'émouvoir.

POLIDORE

On me faisait tantôt redouter sa menace; Mais les choses depuis ont bien changé de face, Et, sans le pouvoir fuir, d'un ennemi plus fort Tu vas être attaqué.

MASCARILLE

Point de moyen d'accord?

VALÈRE

Moi! le fuir? Dieu m'en garde. Et qui donc pourrait-

[ce être? POLIDORE Ascagne.

VALÈRE Ascagne ?

POLIDORE

Oui; tu le vas voir paraître.

VALÈRE

Lui qui de me servir m'avait donné sa foi !

POLIDORE

Oui, c'est lui qui prétend avoir affaire à toi,

Et qui veut, dans le champ l'honneur vous appelle,

Qu'un combat seul à seul vide votre querelle.

io8 LE DEPIT AMOUREUX

MASCARILLE

C'est un brave homme; il sait que les cœurs généreux Ne mettent point les gens en compromis pour eux.

POLIDORE

Enfin d'une imposture ils te rendent coupable,

Dont le ressentiment m'a paru raisonnable ;

Si bien qu'Albert et moi sommes tombés d'accord

Que tu satisferais Ascagne sur ce tort,

Mais aux yeux d'un chacun et sans nulles remises,

Dans les formalités en pareil cas requises.

VALÈRE

Et Lucile, mon père, a d'un cœur endurci...

POLIDORE

Lucile épouse Eraste, et te condamne aussi :

Et, pour convaincre mieux tes discours d'injustice,

Veut qu'à tes propres yeux cet hymen s'accomplisse.

VALÈRE

Ha! c'est une impudence à me mettre en fureur : Elle a donc perdu sens, foi, conscience, honneur?

ACTE CINQUIÈME. SCÈNE SEPTIÈME 109

SCENE VII

MASCARILLE, LUCILE, ÉRASTE, POLIDORE, ALBERT, VALÈKE

ALBERT

bien ! les combattants ? On amène le nôtre. Avez-vous disposé le courage du vôtre ?

VALÈRE

Oui, oui ; me voilà prêt, puisqu'on m'y veut forcer ; Et si j'ai pu trouver sujet de balancer, Un reste de respect en pouvait être cause, Et non pas la valeur du bras que l'on m'oppose. Mais c'est trop me pousser, ce respect est à bout; A toute extrémité mon esprit se résout, Et l'on fait voir un trait de perfidie étrange Dont il faut hautement que mon amour se venge.

(A Lucile.) Non pas que cet amour prétende encore à vous ; Tout son feu se résout en ardeur de courroux, Et quand j'aurai rendu votre honte publique, Votre coupable hymen n'aura rien qui me pique. Allez, ce procédé, Lucile, est odieux : A peine en puis-je croire au rapport de mes yeux. C'est de toute pudeur se montrer ennemie, Et vous devriez mourir d'une telle infamie.

LUCILE

Un semblable discours me pourrait affliger, Si je n'avais en main qui m'en saura venger.

uo LE DEPIT AMOUREUX

Voici venir Ascagne ; il aura l'avantage De vous faire changer bien vite de langage, Et sans beaucoup d'effort.

SCENE VIII

MASCARILLE, LUCILE, ÉRASTE, ALBERT,

VALÈRE, GROS-RENÉ,

MARINETTE, ASCAGNE, FROSINE, POLIDORE

VALÈRE

Il ne le fera pas, Quand il joindrait aux siens encor vingt autres bras.. Je le plains de défendre une sœur criminelle ; Mais, puisque son erreur me veut faire querelle, Nous le satisferons, et vous, mon brave, aussi.

ÉRASTE

Je prenais intérêt tantôt à tout ceci ;

Mais enfin, comme Ascagne a pris sur lui l'affaire,

Je ne veux plus en prendre, et je le laisse faire.

VALÈRE C'est bien fait : la prudence est toujours de saison ;. Mais...

ÉRASTE Il saura pour tous vous mettre à la raison.

VALÈRE Qui?

ACTE CINQUIEME. SCENE HUITIÈME in

POLIDORE

Ne t'y trompe pas : tu ne sais pas encore Quel étrange garçon est Ascagne.

ALBERT

Il l'ignore ; Mais il pourra dans peu le lui faire savoir.

VALÈRE

Sus donc, que maintenant il me le fasse voir !

MARIN ETTE

Aux yeux de tous ?

GROS-RENÉ

Cela ne serait pas honnête. VALÈRE

Se moque-t-on de moi ? Je casserai la tête A quelqu'un des rieurs. Enfin, voyons l'effet.

ASCAGNE

Non, non, je ne suis pas si méchant qu'on me fait,

Et, dans cette aventure chacun m'intéresse,

Vous allez voir plutôt éclater ma faiblesse,

Connaître que le ciel, qui dispose de nous,

Ne me fit pas un cœur pour tenir contre vous,

Et qu'il vous réservait, pour victoire facile,

De finir le destin du frère de Lucile.

Oui, bien loin de vanter le pouvoir de mon bras,

Ascagne va par vous recevoir le trépas ;

Mais il veut bien mourir, si sa mort nécessaire

Peut avoir maintenant de quoi vous satisfaire,

En vous donnant pour femme, en présence de tous,.

Celle qui justement ne peut être qu'à vous.

ii2 LE DÉPIT AMOUREUX

VALERE

Non, quand toute la terre, après sa perfidie Et les traits effrontés...

ASCAGNE

Ah! souffrez que je die, Valère, que le cœur qui vous est engagé D'aucun crime envers vous ne peut être chargé : Sa flamme est toujours pure, et sa constance extrême, Et j'en prends à témoin votre père lui-même.

POLIDORE

Oui, mon fils, c'est assez rire de ta fureur, Et je vois qu'il est temps de te tirer d'erreur. Celle à qui par serment ton âme est attachée, Sous l'habit que tu vois à tes yeux est cachée : Un intérêt de bien, dès ses plus jeunes ans, Fit ce déguisement qui trompe tant de gens : Et depuis peu l'amour en a su faire un autre Qui t'abusa, joignant leur famille à la nôtre. Ne va point regarder à tout le monde aux yeux : Je te fais maintenant un discours sérieux; Oui, c'est elle, en un mot, dont l'adresse subtile, La nuit, reçut ta foi sous le nom de Lucile, Et qui, par ce ressort qu'on ne comprenait pas, A semé parmi vous un si grand embarras- Mais, puisque Ascagne ici fait place à Dorothée, Il faut voir de vos feux toute imposture ôtée, Et qu'un nœud plus sacré donne force au premier.

ALBERT

Et c'est justement ce combat singulier Qui devait envers nous réparer votre offense, Et pour qui les édits n'ont point fait de défense.

ACTE CINQUIÈME. SCÈNE HUITIÈME 113

POLIDORE

Un tel évévement rend tes esprits confus, Mais en vain tu voudrais balancer là-dessus.

VALÈRE

Non, non; je ne veux pas songer à m'en défendre; Et si cette aventure a lieu de me surprendre, La surprise me flatte, et je me sens saisir De merveille à la fois, d'amour et de plaisir. Se peut-il que ces yeux... ?

ALBERT

Cet habit, cher Valère, Souffre mal les discours que vous lui pourriez faire. Allons lui faire en prendre un autre ; et cependant Vous saurez le détail de tout cet incident.

VALÈRE Vous, Lucile, pardon, si mon âme abusée...

LUCILE

L'oubli de cette injure est une chose aisée.

ALBERT

Allons; ce compliment se fera bien chez nous, Et nous aurons loisir de nous en faire tous.

ÉRASTE

Mais vous ne songez pas, en tenant ce langage, Qu'il reste encore ici des sujets de carnage. Voilà bien à tous deux notre amour couronné, Mais de son Mascarille et de mon Gros-René, Par qui doit Marinette être ici possédée ? Il faut que par le sang l'affaire soit vidée.

ii4 LE DEPIT AMOUREUX

MASCARILLE

Nenni, nenni, mon sang dans mon corps sied trop Qu'il l'épouse en repos, cela ne me fais rien, [bien : De l'humeur que je sais la chère Marinette, L'hymen ne ferme pas la porte à la fleurette.

MARINETTE

Et tu crois que de toi je ferais mon galant ? Un mari, passe encor : tel qu'il est, on le prend ; On n'y va pas chercher tant de cérémonie : Mais il faut qu'un galant soit fait à faire envie.

GROS-RENÉ

Écoute : quand l'hymen aura joint nos deux peaux, Je prétends qu'on soit sourde à tous les damoiseaux.

MASCARILLE Tu crois te marier pour toi tout seul, compère ?

GROS-RENÉ

Bien entendu : je veux une femme sévère, Ou je ferai beau bruit.

MASCARILLE

Eh ! mon Dieu, tu feras Comme les autres font; et tu t'adouciras. Ces gens, avant l'hymen si fâcheux et critiques, Dégénèrent souvent en maris pacifiques.

MARINETTE

Va, va, petit mari, ne crains rien de ma foi : Les douceurs ne feront que blanchir contre moi, Et je te dirai tout.

ACTE CINQUIÈME. SCÈNE HUITIÈME 115

MASCARILLE

Oh ! la fine pratique ! Un mari confident!...

MARINETTE

Taisez-vous, as de pique !

ALBERT

Pour la troisième fois, allons-nous-en chez nous Poursuivre en liberté des entretiens si doux.

DIJON DARANTIERE

LES

PRÉCIEUSES RIDICULES

MOLIÈRE

1622-1673

«J» "A» MJ»

LES PRÉCIEUSES

RIDICULES

COMÉDIE EN UN ACTE

EN PROSE 1659

PARIS

LIBRAIRIE DE FRANCE

F. SANT'ANDREA, L. MARCEROU & Cm

99, BOULEVARD RASPAIL, 99 1922

NOTICE

Les Précieuses ridicules furent représentées pour la pre- mière fois le 18 novembre 165c, dans la salle du Petit- Bourbon .

Il y avait un peu plus d'un an que Molière était définitivement installé à Paris. Il avait déjà fait applaudir, parmi les pièces de son répertoire, les deux grandes comédies littéraires qu'il avait écrites et créées en province, l'Etourdi et le Dépit amoureux. // était alors âgé de y] ans. Il portait en lui l'expérience de dou^e années de pérégrinations à travers la France et d'efforts continus. Il avait accumulé un trésor d'ob- servations personnelles et profondes. Il avait pu étudier à l'aise toutes les provinces, leur langage aussi bien que leurs mœurs, et toutes les classes de la société. Il était un acteur émérite, chef d'une

« ... troupe de comédiens « Que Monsieur avoue être siens ».

Il n'ignorait plus rien de son métier. Il avait un théâtre, des appuis en haut lieu, une réputation croissante. Tout devait l'engager à produire. Et les Précieuses, comme La Grange l'atteste, furent la première pièce qu'il ait composée à Paris.

2 NOTICE

Des le premier soir, les Précieuses, qui avaient clé données après Cinna, remportèrent un succès considérable. Selon le Menagiana, il y avait une assistance de choix : « Mademoi- selle de Rambouillet y était, Madame de Grignan, tout le cabinet de l'hôtel de Rambouillet, M. Chapelain et quelques autres personnes... La pièce fut jouée avec un applaudissement général ( i j. » Et Ménage aurait dit à Chapelain, au sortir de la comédie : « Monsieur, nous approuvions, vous et moi, toutes les sottises qui viennent d'être critiquées si finement et avec tant de bon sens; mais, croyez-moi, pour me servir de ce que saint Remy dit à Clovis, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré, et adorer ce que nous avons brûlé (2). » Grimarest rapporte d'autre part qu'un vieillard se serait écrie : « Courage! Molière, voilà la bonne comédie (3)! »

Molière, pour un coup d'essai, venait de faire un coup de maître. La pièce est de peu d'étendue, mais avec une vigueur inconnue jusqu'alors, un naturel ètayè de citations précises, et toutes les ressources que la farce peut employer à grossir les effets comiques, elle s'attaquait à un ridicule des mœurs, a « cette fureur du bel esprit... plus que jamais à la mode », se traduisant, comme Va dit Voltaire en son Sommaire des Précieuses, par « un mélange de galanterie guindée, de senti- ments romanesques et d'expressions bicarrés qui composaient un jargon nouveau, inintelligible et admiré ».

La société de Madame de Rambouillet avait eu son beau temps de 1624 à 1648; mais son influence avait été prolongée et travestie par des disciples maladroits ou exagérés, des imita- trices ridicules, des pecques de province, dont les romans de Mademoiselle de Scudéry avaient achevé de gâter le goût.

Les précieuses avaient déjà été raillées dans la Précieuse ou le Mystère de la Ruelle, roman de l'abbé de Pure paru en 1656, et accommodé en pièce pour Us Italiens sous le titre de les Précieuses, et dans les Lois de la Galanterie de Charles Sorel, écrit publié en 1644, mais réédité et amplifié en 1658. La comédie de Molière eut un autre retentissement.

(1) Menagiana, 1693, p. 278.

(2) Ibid.

(3) Grimarest, La vie de Molière.

NOTICE 3

Les personnes tombées dans le travers qu'il bafouait se sentirent touchées, car « l'on revint du galimatias et du style forcé dès cette première représentation ». Certaines sans doute s'irritèrent, et mirent en mouvement leurs relations, puisque la pièce ne fut pas jouée du 18 novembre au 2 décembre, et qu'il semble, d'après Somai^e, falloir imputer cet arrêt des représentations à « un alcôviste de qualité » qui aurait interdit le spectacle pendant quelques jours (1 ).

Mais « la pièce ayant eu l'approbation de tout Paris, l'envoya à la cour qui était alors au voyage des Pyrénées, elle fut très bien reçue (2) ». Molière profita du délai pour apporter à son œuvre quelques modifications. A la reprise, le 2 décembre, le prix des places ayant été doublé, la recette atteignit le chijfre extraordinaire de 1400 francs. Aucune des pièces de l'époque, rapporte le gaçetier Loret, n'eut

« ... une vogue si grande, « Tant la pièce semble friande ».

Les, Précieuses furent jouées fréquemment <* en visite », dans les salons ou à la cour. Elles furent données devant le roi le 26 juillet 1660 à Vincennes; le 30 août, au Louvre, pour Monsieur ; le 21 octobre, au Louvre, pour le roi; et le 26 oc- tobre, devant le roi, « cbe{ Son Eminence M. le cardinal Ma^arin qui était malade dans sa chaise. Le roi vit la comédie debout, incognito, appuyé sur le dossier de ladite chaise de Son Eminence, et rentrait de temps en temps dans un grand cabinet. Sa Majesté gratifia la troupe de trois mille livres { 3). »

Molière fut l'objet d'attaques asseç vives, notamment de la part de Somalie qui l'accusa d'avoir plagié les Précieuses de l'abbé de Pure. Il ne s'en émut point, et se contenta, en faisant paraître sa pièce en librairie cbeç Barbin, à la fin de janvier 1660, de « justifier ses intentions sur le sujet de cette comédie » .

«.J'aurais voulu paire voir qu'elle se tient partout dans les

(\) So.maize, Le grand Dictiuiuuire des Précieuses, au mot Prédictions.

(2) Segraisiana. 1721, p. 212.

|3) Registre de La Grange (i658-i685).

4 NOTICE

bornes de la satire honnête et permise ; que les plus excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais singes, qui méritent d'être bernés ; que ces vicieuses imitations de ce qu'il y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de la comédie; et que, par la même raison que les véritables savants et les vrais braves ne se sont point encore avisés de s offenser du Docteur de la comédie et du Capitan, non plus que les juges, les princes et les rois de voir Trivelin, ou quelque autre sur le théâtre, faire ridiculement le juge, le prince ou le roi, aussi les véritables précieuses auraient tort de se piquer lorsqu'on joue les ridicules qui les imitent mal. »

L'engouement du public ne faillit pas ; et les Précieuses furent jouées jusqu'à la date du 11 octobre 1660, la salle du Petit-Bourbon fut fermée pour être démolie. La pièce avait eu quarante-quatre représentations.

* * *

Les Précieuses ridicules, bien que portant le titre de comé- die, tiennent cependant plus de la farce. L'artifice d'intrigue est réduit à V indispensable. Plus de complications difficiles, non pas même à débrouiller, mais à concevoir : V objet essentiel de l'auteur est de tracer en charge le dessin de ces grotesques dont les diverses conditions de la société nous offrent le spec- tacle, et provisoirement, de les ramener à quelques types plai- sants et populaires, bien connus du public et aimés de lui. Ainsi Molière, remontant aux sources naturelles .du rire et de la comédie, s'écarte des voies artificielles frayées avant lui, et ouvre celle qui l'acheminera vers les plus accomplis de ses chefs-d'œuvre.

La farce ne dissimulait point, comme la comédie, la person- nalité des acteurs. C'est donc sous leur propre nom que Charles Varlei de la Grange et Philibert Gassot du Croisy, qui, depuis Pâques 1659, étaient entrés dans la troupe de Molière et devaient rester ses meilleurs collaborateurs, jouèrent les rôles des amants rebutés par les Précieuses. Le vicomte de Jodelet,

NOTICE -,

c'est le célèbre acteur du théâtre du Marais, qu 'il avait quitté dans le même temps pour le Petit-Bourbon en compagnie de son frère L'Espy. Madelon était sans doute Madeleine Bèjart, et Caibos, Catherine de Brie. Quant à Marotte, il s'agit ou de Marotte de Beaupré, qui fut la femme de Verneuil, frère de La Grange, ou de Marotte Ragueneau, qui épousa La Grange lui-même. On ne sait au juste par qui fut tenu le personnage de Gorgibus.

Mascarille, c'était Molière. Il jouait sous le masque du valet fourbe, du coquin, tour à tour impudent, souple et triom- phant, ce personnage imité des comédiens italiens qu'il avait fait paraître déjà dans l'Étourdi et le Dépit amoureux, et qu'après les Précieuses il devait abandonner pour lui substi- tuer le type nouveau, plus ridicule et plus près de la réalité, de Sganarelle.

Mademoiselle des jardins, connue aussi sous le nom de Madame de Villedieu, auteur de plusieurs pièces dont l'une fut jouée en 1665 sur le théâtre de Molière à Paris, a laissé un Récit de la Farce des Précieuses elle dépeint l'accoutre- ment burlesque de Molière.

« Imaginez-vous donc, Mesdames, que sa perruque était si grande, quelle balayait la place à chaque fois qu'il faisait la révérence, et son chapeau si petit qu'il était aisé de juger que le marquis le portait bien plus souvent dans la main que sur la tête; son rabat se pouvait appeler un honnête peignoir, et ses canons semblaient n'être faits que pour servir de caches aux enfants qui jouent à cline-musette ; et en vérité, Madame, je ne crois pas que lestentes des jeune s Massagètes soient plus spacieuses que ses honorables canons. Un brandon de glands lui sortait de la poche comme d'une corne d'abondance, et ses souliers étaient si couverts de rubans qu'il ne m'est pas possible de vous dire s'ils étaient de roussi, de vache d'Angleterre ou de maroquin ; du moins, sais-je bien qu'ils avaient un demi-pied de haut, et que j'étais bien en peine de savoir comment des talons si hauts et si délicats pouvaient porter le corps du marquis, ses rubans, ses canons et sa poudre. »

Pour montrer d'autre part quel était le talent de l'acteur, il n'est que de citer l'éloge envenimé qu'en fit Somalie dans la

6 NOTICE

Préface des Précieuses ridicules... nouvellement mises en vers 1 1660).

Il accorde que Mascarille y a « ajoute beaucoup par son jeu, qui a plu à asseç de gens pour lui donner la vanité d'être le premier farceur de France. C'est toujours quelque chose d'exceller en quelque métier que ce soit, et, pour parler selon le vulgaire, il vaut mieux être le premier d'un village que le dernier d'une ville, bon farceur que méchant comédien. »

Est-il plus bel éloge que celui que la nécessité de ne point trop s'écarter de la vraisemblance arrache à la fielleuse pru- dence d'un ennemi ?

A.R.

PRÉFACE DE L'AUTEUR

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PRÉFACE DE L'AUTEUR

C'est une chose étrange qu'on imprime les gens malgré eux ! Je ne vois rien de si injuste et, je par- donnerais toute autre violence plutôt que celle-là.

Ce n'est pas que je veuille faire ici l'auteur modeste, et mépriser par honneur ma comédie : j'offenserais mal à propos tout Paris, si je l'accusais d'avoir pu applaudir à une sottise. Comme le public est le juge absolu de ces sortes d'ouvrages, il y aurait de l'im- pertinance à moi de le démentir ; et quand j'aurais eu la plus mauvaise opinion du monde de mes Pré- cieuses ridicules avant leur représentation, je dois croire maintenant qu'elles valent quelque chose, puisque tant de gens ensemble en ont dit du bien. Mais, comme une grande partie des grâces qu'on y a trouvées dé- pendent de l'action et du ton de voix, il m'importait qu'on ne les dépouillât pas de ces ornements ; et je trouvais que le succès qu'elles avaient eu dans la représentation était assez beau pour en demeurer là. J'avais résolu, dis-je, de ne les faire voir qu'à la chan- delle, pour ne point donner lieu à quelqu'un de dire

io PREFACE DE L'AUTEUR

le proverbe (i) ; et je ne voulais pas qu'elles sautas- sent du théâtre de Bourbon dans la galerie du Palais. Cependant je n'ai pu l'éviter, et je suis tombé dans la disgrâce de voir une copie dérobée de ma pièce entre les mains des libraires, accompagnée d'un privilège obtenu par surprise. J'ai eu beau crier : O temps ! ô mœurs ! on m'a fait voir une nécessité pour moi d'être imprimé, ou d'avoir un procès ; et le dernier mal est encore pire que le premier. Il faut donc se laisser aller à la destinée, et consentir à une chose qu'on ne laisserait pas de faire sans moi.

Mon Dieu ! l'étrange embarras qu'un livre à mettre au jour ! et qu'un auteur est neuf la première fois qu'on l'imprime ! Encore si l'on m'avait donné du temps, j'aurais pu mieux songer à moi, et j'aurais pris toutes les précautions que messieurs les auteurs, à présent mes confrères, ont coutume de prendre en semblables occasions. Outre quelque grand seigneur que j'aurais été prendre malgré lui pour protecteur de mon ouvrage, et dont j'aurais tenté la libéralité par une épître dédicatoire bien fleurie, j'aurais tâché de faire une belle et docte préface ; et je ne manque point de livres qui m'auraient fourni tout ce qu'on peut dire de savant sur la tragédie et la comédie, l'éty- mologie de toutes deux, leur origine, leur définition, et le reste. J'aurais parlé aussi à mes amis, qui, pour la recommandation de ma pièce, ne m'auraient pas refusé ou des vers français, ou des vers latins. J'en ai même qui m'auraient loué en grec, et l'on n'ignore pas qu'une louange en grec est d'une merveilleuse efficace à la tête d'un livre. Mais on me met au jour sans me donner le loisir de me reconnaître ; et je ne

(i) Proverbe auquel Molière fait allusion :

« Elle est belle à la chandelle, mais le grand jour gâte tout. *

PRÉFACE DE L'AUTEUR 1 1

puis même obtenir la liberté de dire deux mots pour justifier mes intentions sur le sujet de cette comédie. J'aurais voulu faire voir qu'elle se tient partout dans les bornes de la satire honnête et permise ; que les plus excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais singes, qui méritent d'être bernés ; que ces vicieuses imitations de ce qu'il y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de la comédie ; et que, par la même raison, les véritables savants et les vrais braves ne se sont point encore avisés de s'offenser du Docteur de la comédie, et du Capitan ; non plus que les juges, les princes et les rois, de voir Trivelin, ou quelque autre sur le théâtre, faire ridi- culement le juge, le prince ou le roi : aussi les véri- tables précieuses auraient tort de se piquer, lorsqu'on joue les ridicules qui les imitent mal. Mais enfin, comme j'ai dit, on ne me laisse pas le temps de res- pirer, et M. de Luynes veut fn'aller relier de ce pas. A la bonne heure, puisque Dieu l'a voulu.

LES PERSONNAGES

LA GRANGE, j ts rebutés

DU CROIS Y, j

GORGIBUS, bon bourgeois.

ALMANZOR, laquais des précieuses ridicules.

Le Marquis DE MASCARILLE, valet de La Grange.

Le Vicomte DE JODELET, valet Du Croisy.

MADELON, fille de Gorgibus, j précieuses ridicules.

CATHOS, nièce de Gorgibus, \

MAROTTE, servante des précieuses ridicules.

Deux Porteurs de chaises.

Voisines.

Violons.

SCENE PREMIERE LA GRANGE, DU CROISY

DU CROISY. Seigneur La Grange!

LA GRANGE. Quoi?

DU CROISY. Regardez-moi un peu sans rire.

LA GRANGE. Eh bien?

DU CROISY. Que dites-vous de notre visite? En

êtes-vous fort satisfait ?

LA GRANGE. A votre avis, avons-nous sujet de l'être

tous deux?

DU CROISY. Pas tout à fait, à dire vrai.

LA GRANGE. Pour moi, je vous avoue que j'en

suis tout scandalisé. A-t-on jamais vu, dites-moi,

deux pecques provinciales faire plus les renchéries que

celles-là, et deux hommes traités avec plus de mépris

que nous? A peine ont-elles pu se résoudre à nous

faire donner des sièges. Je n'ai jamais vu tant parler

à l'oreille qu'elles ont fait entre elles, tant bâiller, tant

se frotter les yeux, et demander tant de fois : Quelle

heure est-il? Ont-elles répondu que oui et non à tout

: . . .

....... : . . . . .\ ■:■:.. \ .■■.-...-.. 1er-

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SCENES DEUXIEME ET TROISIEME

'7

SCENE II

GORGIBUS, DU CROISY, LA GRANGE

GORGIBUS. Eh bien ! vous avez vu ma nièce et ma tille ? Les affaires iront-elles bien ? Quel est le le résultat de cette visite ?

LA GRANGE. C'est une chose que vous pourrez mieux apprendre d'elles que de nous. Tout ce que nous pouvons vous dire, c'est que nous vous rendons grâce de la faveur que vous nous avez faite, et demeu- rons vos très humbles serviteurs. GORGIBUS, seul. Ouais! il semble qu'ils sortent mal satisfaits d'ici. D'où pourrait venir leur mécontente- ment? Il faut savoir un peu ce que c'est. Holà!

m

SCENE III

MAROTTE, GORGIBUS

MAROTTE. Que désirez-vous, monsieur?

GORGIBUS. sont vos maîtresses?

MAROTTE. Dans leur cabinet.

GORGIBUS. Que font-elles?

MAROTTE. De la pommade pour les lèvres.

GORGIBUS. C'est trop pommadé : dites-leur qu'elles

descendent.

i6 LES PRECIEUSES RIDICULES

ce que nous avons pu leur dire ? Et ne m'avouerez- vous pas enfin que, quand nous aurions été les der- nières personnes du monde, on ne pouvait nous faire pis qu'elles ont fait?

DU CROISY. Il me semble que vous prenez la chose fort à cœur.

LA GRANGE. Sans doute, je l'y prends, et de telle façon que je me veux venger de cette impertinence. Je connais ce qui nous a fait mépriser. L'air précieux n'a pas seulement infecté Paris, il s'est répandu dans les provinces, et nos donzelles ridicules en ont humé leur bonne part. En un mot, c'est un ambigu de pré- cieuse et de coquette que leur personne. Je vois ce qu'il faut être pour en être bien reçu; et, si vous m'en croyez, nous leur jouerons tous deux une pièce qui leur fera voir leur sottise, et pourra leur apprendre à connaître un peu mieux leur monde. DU CROISY. Et comment, encore? LA GRANGE. J'ai un certain valet, nommé Masca- rille, qui passe, au sentiment de beaucoup de gens, pour une manière de bel esprit; car il n'y a rien à meilleur marché que le bel esprit maintenant. C'est un extravagant qui s'est mis dans la tête de vouloir faire l'homme de condition. 11 se pique ordinairement de galanterie et de vers, et dédaigne les autres valets, jusqu'à les appeler brutaux.

DU CROISY. Eh bien ! qu'en prétendez-vous faire ? LA GRANGE. Ce que j'en prétends faire? Il faut... Mais sortons d'ici auparavant.

SCÈNES DEUXIÈME ET TROISIEME 17

SCÈNE II GORGIBUS, DU CROISY, LA GRANGE

GORGIBUS. Eh bien ! vous avez vu ma nièce et ma fille ? Les affaires iront-elles bien ? Quel est le le résultat de cette visite ?

LA GRANGE. C'est une chose que vous pourrez mieux apprendre d'elles que de nous. Tout ce que nous pouvons vous dire, c'est que nous vous rendons grâce de la faveur que vous nous avez faite, et demeu- rons vos très humbles serviteurs. GORGIBUS, seul. Ouais! il semble qu'ils sortent mal satisfaits d'ici. D'où pourrait venir leur mécontente- ment? Il faut savoir un peu ce que c'est. Holà!

SCENE III

MAROTTE, GORGIBUS

MAROTTE. Que désirez-vous, monsieur?

GORGIBUS. sont vos maîtresses?

MAROTTE. Dans leur cabinet.

GORGIBUS. Que font-elles?

MAROTTE. De la pommade pour les lèvres.

GORGIBUS. C'est trop pommadé : dites-leur qu'elles

descendent.

18 LES PRÉCIEUSES RIDICULES

SCENE IV

GORGIBUS. Ces pendardes-là, avec leur pommade, ont, je pense, envie de me ruiner. Je ne vois partout que blancs d'œufs, lait virginal, et mille autres brim- borions que je ne connais point. Elles ont usé, depuis que nous sommes ici, le lard d'une douzaine de co- chons, pour le moins, et quatre valets vivraient tous les jours des pieds de mouton qu'elles emploient.

SCENE V

MADELON, CATHOS, GORGIBUS

GORGIBUS. Il est bien nécessaire, vraiment, de faire tant de dépense pour vous graisser le museau ! Dites- moi un peu ce que vous avez fait à ces messieurs, que je les vois sortir avec tant de froideur ? Vous avais- je pas commandé de les recevoir comme des personnes que je vous voulais donner pour maris ? MADELON. Et quelle estime, mon père, voulez- vous que nous fassions du procédé irrégulier de ces gens-là?

CATHOS. Le moyen, mon oncle, qu'une fille un peu raisonnable se pût accommoder de leur personne? GORGIBUS. Et qu'y trouvez-vous à redire? MADELON. La belle galanterie que la leur ! Quoi ! débuter d'abord par le mariage? GORGIBUS. Et par veux-tu donc qu'ils débutent?

SCENE CINQUIEME 19

par le concubinage ? N'est-ce pas un procédé dont vous avez sujet de vous louer toutes deux, aussi bien que moi ? Est-il rien de plus obligeant que cela ? Et ce lien sacré ils aspirent n'est-il pas un témoignage de l'honnêteté de leurs intentions? MADELON. Ah! mon père, ce que vous dites est du dernier bourgeois. Cela me fait honte de vous ouïr parler de la sorte, et vous devriez un peu vous faire apprendre le bel air des choses. GORGIBUS. Je n'ai que faire ni d'air, ni de chanson. Je te dis que le mariage est une chose sainte et sacrée, et que c'est faire en honnêtes gens que de débuter par là.

MADELON. Mon Dieu! que, si tout le monde vous ressemblait, un roman serait bientôt fini ! La belle chose que ce serait, si d'abord Cyrus épousait Man- dane, et qu'Aronce de plain-pied fût marié à Clélie! GORGIBUS. Que me vient conter celle-ci? MADELON. Mon père, voilà ma cousine qui vous dira aussi bien que moi que le mariage ne doit jamais arriver qu'après les autres aventures. Il faut qu'un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments, pousser le doux, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple, ou à la prome- nade, ou dans quelque cérémonie publique, la per- sonne dont il devient amoureux; ou bien être conduit fatalement chez elle par un parent ou un ami, et sortir de tout rêveur et mélancolique. Il cache un temps sa passion à l'objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, Ton ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante qui exerce les esprits de l'assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s'est urt

20 LES PRECIEUSES RIDICULES

peu éloignée ; et cette déclaration est suivie d'un prompt courroux, qui paraît à notre rougeur, et qui, pour un temps, bannit l'amant de notre présence. Ensuite il trouve moyen de nous apaiser, de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d'une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les en- lèvements, et ce qui s'ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières ; et ce sont des règles dont, en bonne galanterie, on ne saurait se dispenser. Mais en venir de but en blanc à l'union conjugale, ne faire l'amour qu'en faisant le contrat du mariage, et prendre justement le roman par la queue ! Encore un coup, mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé ; et j'ai mal au cœur de la seule vision que cela me fait. GORGIBUS. Quel diable de jargon entends-je ici ? Voici bien du haut style.

CATHOS. En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout à fait incongrus en galanterie? Je m'en vais gager qu'ils n'ont jamais vu la carte de Tendre, et que Billets-doux, Petits-soins, Billets- galants et Jolis-vers sont des terres inconnues pour eux. Ne voyez-vous pas que toute leur personne marque cela, et qu'ils n'ont point cet air qui donne d'abord bonne opinion des gens ? Venir en visite amoureuse avec une jambe tout unie, un chapeau désarmé de plumes, une tête irrégulière en cheveux, et un habit qui souffre une indigence de rubans ! Mon Dieu ! quels amants sont-ce ! Quelle frugalité d'ajustement, et quelle sécheresse de conversation !

SCENE CINQUIÈME 21

On n'y dure point, on n'y tient pas. J'ai remarqué encore que leurs rabats ne sont point de la bonne faiseuse, et qu'il s'en faut plus d'un grand demi-pied que leurs hauts-de-chausses ne soient assez larges. GORGIBUS. Je pense qu'elles sont folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre à ce baragouin. Cathos, et vous, Madelon...

MADELON. 1 de grâce, mon père, défaites-vous de ces noms étranges, et nous appelez autrement. GORGIBUS. Comment, ces noms étranges? Ne sont-ce pas vos noms de baptême ? MADELON. Mon Dieu ! que vous êtes vulgaire ! Pour moi, un de mes étonnements, c'est que vous ayez pu faire une fille si spirituelle que moi. A-t-on jamais parlé, dans le beau style, de Cathos ni de Madelon ? et ne m'avouerez-vous pas que ce serait assez d'un de ces noms pour décrier le plus beau roman du monde ?

CATHOS. Il est vrai, mon oncle, qu'une oreille un peu délicate pâtit furieusement à entendre prononcer ces mots- là; et le nom de Polixène, que ma cousine a choisi, et celui d'Aminthe, que je me suis donné, ont une grâce dont il faut que vous demeuriez d'ac- cord.

GORGIBUS. Écoutez ; il n'y a qu'un mot qui serve. Je n'entends point que vous ayez d'autres noms que ceux qui vous ont été donnés par vos parrains et vos marraines. Et pour ces messieurs dont il est ques- tion, je connais leurs familles et leurs biens, et je veux résolument que vous vous disposiez à les recevoir pour maris. Je me lasse de vous avoir sur les bras ; et la garde de deux filles est une charge un peu trop pesante pour un homme de mon âge. CATHOS. Pour moi, mon oncle, tout ce que je vous puis dire, c'est que je trouve le mariage une chose

22 LES PRÉCIEUSES RIDICULES

tout à fait choquante. Comment est-ce qu'on peut souffrir la pensée de coucher contre un homme vraiment nu ?

MADELON. Souffrez que nous prenions un peu haleine parmi le beau monde de Paris, nous ne faisons que d'arriver. Laissez-nous faire à loisir le tissu de notre roman, et n'en pressez point tant la conclusion.

GORGIBUS, à part. Il n'en faut point douter, elles sont achevées. (Haut.) Encore un coup. Je n'entends rien à toutes ces balivernes : je veux être maître absolu ; et, pour trancher toutes sortes de discours, ou vous serez mariées toutes deux avant qu'il soit peu, ou, ma foi, vous serez religieuses; j'en fais un bon serment.

SCENE VI

CATHOS, MADELON

CATHOS. Mon Dieu ! ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière ! que son intelligence est épaisse ! et qu'il fait sombre dans son âme ! MADELON. Que veux-tu, ma chère, j'en suis en confusion pour lui. J'ai peine à me persuader que je puisse être véritablement sa fille, et je crois que quelque aventure, un jour, me viendra développer une naissance plus illustre.

CATHOS. Je le crois bien ; oui, il y a toutes les apparences du monde. Et, pour moi, quand je me regarde aussi...

SCÈNE SEPTIÈME 23

SCÈNE VII

MAROTTE, CATHOS, MADELON

MAROTTE. Voilà un laquais qui demande si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir.

MADELON. Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites : Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d'être visibles. MAROTTE. Dame ! je n'entends point le latin ; et je n'ai pas appris, comme vous, la filolie* dans le grand Cyre.

MADELON. L'impertinente ! le moyen de souffrir cela ! Et qui est-il, le maître de ce laquais ? MAROTTE. Il me l'a nommé le marquis de Mas- carille.

MADELON. Ah ! ma chère, un marquis ! un mar- quis ! Oui, allez dire qu'on peut nous voir. C'est sans doute un bel esprit qui aura ouï parler de nous. CATHOS. Assurément, ma chère. MADELON. Il faut le recevoir dans cette salle basse, plutôt qu'en notre chambre. Ajustons un peu nos cheveux au moins, et soutenons notre réputation. Vite, venez nous tendre ici dedans le conseiller des grâces.

MAROTTE. Par ma foi, je ne sais point quelle bête c'est : il faut parler chrétien, si vous voulez que je vous entende.

* Filofie est une coquille de 1682, perpétuée depuis par toutes les éditions. L'édition de 1674 donne filosofie.

24 LES PRÉCIEUSES RIDICULES

CATHOS. Apportez-nous le miroir, ignorante que vous êtes, et gardez-vous bien d'en salir la glace par la communication de votre image.

(Elles sortent .)

SCENE VIII

MASCARILLE, Deux Porteurs

MASCARILLE. Holà ! porteurs, holà ! Là, là, là, là, là, là. Je pense que ces marauds-là ont dessein de me briser, à force de heurter contre les murailles et les pavés.

PREMIER PORTEUR. Dame ! c'est que la porte est étroite. Vous avez voulu aussi que nous soyons entrés jusqu'ici.

MASCARILLE. Je le crois bien. Voudriez-vous, faquins, que j'exposasse l'embonpoint de mes plumes aux inclémences de la saison pluvieuse, et que j'al- lasse imprimer mes souliers en boue ? Allez, otez votre chaise d'ici.

SECOND PORTEUR. Payez-nous donc, s'il vous plaît, monsieur. MASCARILLE. Hem ?

SECOND PORTEUR. Je dis, monsieur, que vous nous donniez de l'argent, s'il vous plaît. MASCARILLE, lui donnant un soufflet. Comment, coquin ! demander de l'argent à une personne de ma qualité ? SECOND PORTEUR. Est-ce ainsi qu'on paye les

SCENE NEUVIEME 25

pauvres gens ? et votre qualité nous donne-t-elle à

dîner?

MASCARILLE. Ah ! ah ! ah ! je vous apprendrai à

vous connaître. Ces canailles-là s'osent jouer à moi !

PREMIER PORTEUR, prenant un des bâtons de sa

chaise. Çà, payez-nous vitement.

MASCARILLE. Quoi ?

PREMIER PORTEUR. Je dis que je veux avoir de

l'argent tout à l'heure.

MASCARILLE. Il est raisonnable, celui-là.

PREMIER PORTEUR. Vite donc.

MASCARILLE. Oui-dà ! tu parles comme il faut,

toi ; mais l'autre est un coquin qui ne sait ce qu'il

dit. Tiens, es-tu content?

PREMIER PORTEUR. Non, je ne suis pas content ;

vous avez donné un soufflet à mon camarade, et...

(Levant son bâton.) MASCARILLE. Doucement ; tiens, voilà pour le soufflet. On obtient tout de moi quand on s'y prend de la bonne façon. Allez, venez me reprendre tantôt pour aller au Louvre, au petit coucher.

SCENE IX

MAROTTE, MASCARILLE

MAROTTE. Monsieur, voilâmes maîtresses qui vont venir tout à l'heure.

MASCARILLE. Qu'elles ne se pressent point ; je suis ici posté commodément pour attendre. MAROTTE. Les voici.

26 LES PRECIEUSES RIDICULES

SCENE X

MADELON, CATHOS, MASCARILLE, ALMANZOR

MASCARILLE, après avoir salué. Mesdames, vous serez surprises sans doute de l'audace de ma visite : mais votre réputation vous attire cette méchante affaire ; et le mérite a pour moi des charmes si puis- sants, que je cours partout après lui. MADELON. Si vous poursuivez le mérite, ce n'est pas sur nos terres que vous devez chasser. CATHOS. Pour voir chez nous le mérite, il a fallu que vous l'y ayez amené.

MASCARILLE. Ah ! je m'inscris en faux contre vos paroles. La renommée accuse juste en contant ce que vous valez ; et vous allez faire pic, repic et capot tout ce qu'il y a de galant dans Paris. MADELON. Votre complaisance pousse un peu trop avant la libéralité de ses louanges ; et nous n'avons garde, ma cousine et moi, de donner de notre sérieux dans le doux de votre flatterie. CATHOS. Ma chère, il faudrait faire donner des sièges.

MADELON. Holà ! Almanzor. ALMANZOR. Madame ?

MADELON. Vite, voiturez-nous ici les commodités de la conversation.

MASCARILLE. Mais, au moins, y a-t-il sûreté ici pour moi ?

(Almanzor sort.) CATHOS. Que craignez- vous ? MASCARILLE. Quelque vol de mon cœur, quelque

SCENE DIXIEME 27

assassinat de ma franchise. Je vois ici des yeux qui ont la mine d'être de fort mauvais garçons, de faire insulte aux libertés et de traiter une âme de Turc à More. Comment diable ! d'abord qu'on les approche, ils se mettent sur leur garde meurtrière? Ah! par ma foi, je m'en déHe, et je m'en vais gagner au pied, ou je veux caution bourgeoise qu'ils ne me feront point de mal.

MADELON. Ma chère, c'est le caractère enjoué. CATHOS. Je vois que c'est un Amilcar. MADELON. Ne craignez rien, nos yeux n'ont point de mauvais desseins, et votre cœur peut dormir en assurance sur leur prud'homie. CATHOS. Mais, de grâce, monsieur, ne soyez pas inexorable à ce fauteuil qui vous tend les bras il y a un quart d'heure ; contentez un peu l'envie qu'il a de vous embrasser.

MASCARILLE, après s'être peigné et avoir ajusté ses canons. Eh bien 1 mesdames, que dites- vous de Paris ?

MADELON. Hélas! qu'en pourrions-nous dire? Il faudrait être l'antipode de la raison pour ne pas con- fesser que Paris est le grand bureau des merveilles, le centre du bon goût, du bel esprit et de la galanterie. MASCARILLE. Pour moi, je tiens que, hors de Paris, il n'y a point de salut pour les honnêtes gens. CATHOS C'est une vérité incontestable. MASCARILLE. Il y fait un peu crotté; mais nous avons la chaise.

MADELON. Il est vrai que la chaise est un retran- chement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps.

MASCARILLE. Vous recevez beaucoup de visites ? Quel bel esprit est des vôtres ? MADELON. Hélas ! nous ne sommes pas encore con-

28 LES PRECIEUSES RIDICULES

nues ; mais nous sommes en passe de l'être, et nous avons une amie particulière qui nous a promis d'ame- ner ici tous ces messieurs du Recueil des pièces choisies. CATHOS. Et certains autres qu'on nous a nom- més aussi pour être les arbitres souverains des belles choses.

MASCARILLE. C'est moi qui ferai votre affaire mieux que personne ; ils me rendent tous visite ; et je puis dire que je ne me lève jamais sans une demi- douzaine de beaux esprits.

MADELON. Eh ! mon Dieu ! nous vous serons obligées de la dernière obligation, si vous nous faites cette amitié ; car, enfin, il faut avoir la connaissance de tous ces messieurs-là, si l'on veut être du beau monde. Ce sont eux qui donnent le branle à la réputation dans Paris ; et vous savez qu'il y en a tel dont il ne faut que la seule fréquentation pour vous donner bruit de connaisseuse, quand il n'y aurait rien autre chose que cela. Mais, pour moi, ce que je considère particulièrement c'est que, par le moyen de ces visites spirituelles, on est instruit de cent choses qu'il faut savoir de nécessité, et qui sont de l'essence d'un bel esprit. On apprend par chaque jour les petites nouvelles galantes, les jolis commerces de prose et de vers. On sait à point nommé : un tel a composé la plus jolie pièce du monde sur tel sujet; une telle a fait des paroles sur un tel air ; celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance ; celui-là a composé des stances sur un infidélité ; monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain à mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les huit heures ; un tel auteur a fait un tel des- sein ; celui-là est à la troisième partie de son roman ; cet autre met ses ouvrages sous la presse. C'est ce qui vous fait valoir dans les compagnies ; et si l'on

SCÈNE DIXIÈME 29

ignore ces choses, je ne donnerais pas un clou de tout l'esprit qu'on peut avoir.

CATHOS. En effet, je trouve que c'est renchérir sur le ridicule, qu'une personne se pique d'esprit et ne sache pas jusqu'au moindre petit quatrain qui se fait chaque jour; et, pour moi, j'aurais toutes les hontes du monde s'il fallait qu'on vînt à me demander si j'aurais vu quelque chose de nouveau que je n'aurais pas vu.

MASCARILLE. Il est vrai qu'il est honteux de n'avoir pas des premiers tout ce qui se fait. Mais ne vous mettez pas en peine; je veux établir chez vous une académie de beaux esprits : et je vous promets qu'il ne se fera pas un bout de vers dans Paris, que vous ne sachiez par cœur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m'en escrime un peu quand je veux ; et vous verrez courir de ma façon, dans les belles ruelles de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes, et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits. MADELON. Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits; je ne vois rien de si galant que cela.

MASCARILLE. Les portraits sont difficiles, et de- mandent un esprit profond : vous en verrez de ma manière qui ne vous déplairont pas. CATHOS. Pour moi j'aime terriblement les énigmes. MASCARILLE. Cela exerce l'esprit, et j'en ai fait quatre encore ce matin, que je vous donnerai à deviner.

MADELON. Les madrigaux sont agréables, quand ils sont bien tournés.

MASCARILLE. C'est mon talent particulier, et je travaille à mettre en madrigaux toute l'Histoire romaine.

30 LES PRÉCIEUSES RIDICULES

MADELON. Ah ! certes, cela sera du dernier beau ;

j'en retiens un exemplaire au moins, si vous le faites

imprimer.

MASCARILLE. Je vous en promets à chacune un, et

des mieux reliés. Cela est au-dessous de ma condition ;

mais je le fais seulement pour donner à gagner aux

libraires, qui me persécutent.

MADELON. Je m'imagine que le plaisir est grand

de se voir imprimé.

MASCARILLE. Sans doute. Mais, à propos, il faut

que je vous die un impromptu que je fis hier chez

une duchesse de mes amies, que je fus visiter; car je

suis diablement fort sur les impromptus.

CATHOS. L'impromptu est justement la pierre de

touche de l'esprit.

MASCARILLE. Écoutez donc.

MADELON. Nous y sommes de toutes nos oreilles.

MASCARILLE.

Oh ! oh ! je n'y prenais pas garde, Tandis que, sans songer à mal, je vous regarde, Votre œil en tapinois me dérobe mon cœur : Au voleur! au voleur! au voleur! au voleur!

CATHOS. Ah ! mon Dieu ! voilà qui est poussé dans le dernier galant.

MASCARILLE. Tout ce que je fais a l'air cavalier ; cela ne sent point le pédant.

MADELON. Il en est éloigné de plus de deux mille lieues.

MASCARILLE. Avez-vous remarqué ce commence- ment, oh! oh! Voilà qui est extraordinaire, oh! oh! comme un homme qui s'avise tout d'un coup, oh ! oh ! La surprise, oh! oh!

MADELON. Oui, je trouve ce oh! oh ! admirable. MASCARILLE. Il semble que cela ne soit rien.

SCENE DIXIÈME 31

CATHOS. Ah ! mon Dieu ! que dites-vous ? Ce sont de ces sortes de choses qui ne se peuvent payer. MADELON. Sans doute ; et j'aimerais mieux avoir fait ce oh! oh! qu'un poème épique. MASCARILLE. Tudieu ! vous avez le goût bon. MADELON. Hé! je ne l'ai pas tout à fait mauvais. MASCARILLE. Mais n'admirez-vous pas aussi je n'y prenais pas garde? je n'y prenais pas garde, je ne m'apercevais pas de cela : façon de parler naturelle, je n'y prenais pas garde. Tandis que sans songer à mal, tandis qu'innocemment, sans malice, comme un pauvre mouton, je vous regarde, c'est à dire, je m'amuse à vous considérer, je vous observe, je vous contemple, votre œil en tapinois... Que vous semble de ce mot tapinois ? n'est-il pas bien choisi ? CATHOS. Tout à fait bien.

MASCARILLE. Tapinois, en cachette ; il semble que ce soit un chat qui vient de prendre une souris.. . Tapinois. MADELON. Il ne se peut rien de mieux. MASCARILLE. Me dérobe mon cœur, me l'emporte, me le ravit. Au voleur ! au voleur ! au voleur ! au voleur ! Ne diriez-vous pas que c'est un homme qui crie et court après un voleur pour le faire arrêter ? Au voleur! au voleur ! au voleur ! au voleur! MADELON. Il faut avouer que cela a un tour spirituel et galant.

MASCARILLE. Je veux vous dire l'air que j'ai fait dessus.

CATHOS. Vous avez appris la musique ? MASCARILLE. Moi ? point du tout. CATHOS. Et comment donc cela se peut-il ? MASCARILLE. Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris. MADELON. Assurément, ma chère. MASCARILLE. Ecoutez si vous trouverez l'air à

32 LES PRÉCIEUSES RIDICULES

votre goût. Hem, hem, la, la, la, la, la. La brutalité de la saison a furieusement outragé la délicatesse de ma voix; il n'importe, c'est à la cavalière.

(Il chante.)

Oh ! oh ! je n'y prenais pas garde, etc.

CATHOS. Ah! que voilà un air qui est passionné! Est-ce qu'on n'en meurt point? MADELON. Il y a de la chromatique dedans. MASCARILLE. Ne trouvez-vous pas la pensée bien exprimée dans le chant ? Au voleur ! au voleur ! Et puis comme si l'on criait bien fort, au, au, au, au, au voleur! Et tout d'un coup, comme une personne essoufflée, au voleur!

MADELON. C'est savoir le fin des choses, le grand fin, le fin du fin. Tout est merveilleux, je vous assure ; je suis enthousiasmée de l'air et des pa- roles.

CATHOS. Je n'ai encore rien vu de cette force-là. MASCARILLE. Tout ce que je fais me vient natu- rellement; c'est sans étude.

MADELON. La nature vous a traité en vraie mère passionnée, et vous en êtes l'enfant gâté. MASCARILLE. A quoi donc passez-vous le temps ? CATHOS. A rien du tout.

MADELON. Nous avons été jusqu'ici dans un jeûne effroyable de divertissements.

MASCARILLE. Je m'offre à vous mener l'un de ces jours à la comédie, si vous voulez; aussi bien on en doit jouer une nouvelle que je serai bien aise que nous voyions ensemble. MADELON. Cela n'est pas de refus. MASCARILLE. Mais je vous demande d'applaudir comme il faut, quand nous serons là; car je me suis engagé de faire valoir la pièce, et l'auteur m'en est

SCÈNE DIXIÈME 33

venu prier encore ce matin. C'est la coutume ici, qu'à nous autres gens de condition, les auteurs viennent lire leurs pièces nouvelles, pour nous enagager à les trouver belles et leur donner de la réputation; et je vous laisse à penser si, quand nous disons quelque chose, le parterre ose nous contredire ! Pour moi, j'y suis fort exact; et quand j'ai promis à quelque poète, je crie toujours : « Voilà qui est beau ! » devant que les chandelles soient allumées. MADELON. Ne m'en parlez point, c'est un admi- rable lieu que Paris; il s'y passe cent choses tous les jours, qu'on ignore dans les provinces, quelque spirituelle qu'on puisse être.

CATHOS. C'est assez, puisque nous sommes ins- truites, nous ferons notre devoir de nous écrier comme il faut sur tout ce qu'on dira.

MASCARILLE. Je ne sais si je me trompe; mais vous avez toute la mine d'avoir fait quelque comédie. MADELON. Eh ! il pourrait être quelque chose de ce que vous dites.

MASCARILLE. Ah ! ma foi, il faudra que nous la voyions. Entre nous, j'en ai composé une que je veux faire représenter.

CATHOS. Hé! à quels comédiens la donnerez-vous ? MASCARILLE. Belle demande ! Aux grands comé- diens* ; il n'y a qu'eux qui soient capables de faire valoir les choses : les autres sont des ignorants qui récitent comme l'on parle ; ils ne savent pas faire ron- fler les vers et s'arrêter au bel endroit. Et le moyen de connaître est le beau vers, si le comédien ne s'y arrête et ne nous avertit par qu'il faut faire le brouhaha ?

* Leçon de l'édition de 1674. L'édition de 1682 donne : Aux coméJie>is de l'hôtel de Bourgogne.

34 LES PRÉCIEUSES RIDICULES

CATHOS. En effet, il y a manière de faire sentir aux auditeurs les beautés d'un ouvrage; et les choses ne valent que ce qu'on les fait valoir. MASCARILLE. Que vous semble de ma petite oie ? La trouvez-vous congruente à l'habit ? CATHOS. Tout à fait.

MASCARILLE. Le ruban en est bien choisi ? MADELON. Furieusement bien. C'est Perdrigeon tout pur.

MASCARILLE. Que dites-vous de mes canons ? MADELON. Ils ont tout à fait bon air. MASCARILLE. Je puis me vanter au moins qu'ils ont un grand quartier plus que tous ceux qu'on fait. MADELON. Il faut avouer que je n'ai jamais vu porter si haut l'élégance de l'ajustement. MASCARILLE. Attachez un peu sur ces gants la. réflexion de votre odorat. MADELON. Ils sentent terriblement bon. CATHOS. Je n'ai jamais respiré une odeur mieux conditionnée. MASCARILLE. Et celle-là?

(Il donne à sentir les cheveux poudrés de sa perruque.) MADELON. Elle est tout à fait de qualité; le sublime en est touché délicieusement.

MASCARILLE. Vous ne me dites rien de mes plumes ? Comment les trouvez-vous ? CATHOS. Effroyablement belles. MASCARILLE. Savez-vous que le brin me coûte un louis d'or? Pour moi, j'ai cette manie de vouloir don- ner généralement sur tout ce qu'il y a de plus beau. MADELON. Je vous assure que nous sympathisons, vous et moi. J'ai une délicatesse furieuse pour tout ce que je porte; et, jusqu'à mes chaussettes, je ne puis rien souffrir qui ne soit de la bonne ouvrière. MASCARILLE, s'êcriant brusquement. Ahi ! ahi ! ahi !

SCÈNE ONZIÈME 35

doucement. Dieu me damne, mesdames! c'est fort

mal en user; j'ai à me plaindre de votre procédé :

cela n'est pas honnête.

CATHOS. Qu'est-ce donc ? qu'avez vous?

MASCARILLE. Quoi ! toutes deux contre mon cœur

en même temps, m'attaquant à droite et à gauche ?

Al)! c'est contre le droit des gens; la partie n'est pas

égale, et je m'en vais crier au meurtre.

CATHOS. Il faut avouer qu'il dit les choses d'une

manière particulière.

MADELON. Il a un tour admirable dans l'esprit.

CATHOS. Vous avez plus de peur que de mal, et

votre cœur crie avant qu'on l'écorche.

MASCARILLE. Comment, diable! il est écorché

depuis la tête jusqu'aux pieds.

SCENE XI

MAROTTE, MASCARILLE, CATHOS MADELON

MAROTTE. Madame, on demande à vous voir. MADELON. Qui? MAROTTE. Le vicomte de Jodelet. MASCARILLE. Le vicomte de Jodelet ? MAROTTE. Oui, monsieur. CATHOS. Le connaissez-vous? MASCARILLE. C'est mon meilleur ami. MADELON. Faites entrer vitement.

3 6 LES PRECIEUSES RIDICULES

MASCARILLE. Il y a quelque temps que nous ne nous sommes vus, et je suis ravi de cette aventure. CATHOS. Le voici.

SCENE XII

JODELET, MASCARILLE, CATHOS MADELON, MAROTTE, ALMANZOR

MASCARILLE. Ah! vicomte! JODELET. Ah! marquis!

(Ils s'embrassent l'un l'autre.) MASCARILLE. Que je suis aise de te rencontrer! JODELET. Que j'ai de joie de te voir ici ! MASCARILLE. Baise-moi donc encore un peu, je te prie.

MADELON, à Cathos. Ma toute bonne, nous com- mençons d'être connues; voilà le beau monde qui prend le chemin de nous venir voir. MASCARILLE. Mesdames, agréez que je vous pré- sente ce gentilhomme-ci; sur ma parole, il est digne d'être connu de vous.

JODELET. Il est juste de venir vous rendre ce qu'on vous doit, et vos attraits exigent leurs droits seigneu- riaux sur toutes sortes de personnes. MADELON. C'est pousser vos civilités jusqu'aux derniers confins de la flatterie. CATHOS. Cette journée doit être marquée dans notre almanach comme une journée bienheureuse. MADELON, à Alman^or. Allons, petit garçon, faut-il toujours vous répéter les choses? Voyez-vous pas qu'il faut le surcroît d'un fauteuil?

SCÈNE DOUZIÈME 37

MASCARILLE. Ne vous étonnez pas de voir le vicomte de la sorte; il ne fait que sortir d'une maladie qui lui a rendu le visage pâle comme vous le voyez.

JODELET. Ce sont fruits des veilles de la cour, et des fatigues de la guerre.

MASCARILLE. Savez-vous, mesdames, que vous voyez dans le vicomte un des vaillants hommes du siècle? C'est un brave à trois poils. JODELET. Vous ne m'en devez rien, marquis, et nous savons ce que vous savez faire aussi. MASCARILLE. Il est vrai que nous nous sommes vus tous deux dans l'occasion. JODELET. Et dans des lieux il faisait fort chaud. MASCARILLE, regardant Cathos et Madelon. Oui; mais non pas si chaud qu'ici. Hay! hay ! hay ! JODELET. Notre connaissance s'est faite à l'armée ; et la première fois que nous nous vîmes, il comman- dait un régiment de cavalerie sur les galères de Malte. MASCARILLE. Il est vrai; mais vous étiez pourtant dans l'emploi avant que j'y fusse; et je me souviens que je n'étais que petit officier encore, que vous commandiez deux mille chevaux. JODELET. La guerre est une belle chose : mais, ma foi ! la cour récompense bien mal aujourd'hui les gens de service comme nous.

MASCARILLE. C'est ce qui fait que je veux pendre l'épée au croc.

CATHOS. Pour moi, j'ai un furieux tendre pour les hommes d'épée.

MADELON. Je les aime aussi; mais je veux que l'esprit assaisonne la bravoure. MASCARILLE. Te souvient-il, [vicomte, de cette demi-lune que nous emportâmes sur les ennemis au siège d'Arras?

33 LES PRÉCIEUSES RIDICULES

JODELET. Que veux-tu dire, avec ta demi-lune?

C'était bien une lune tout entière.

MASCARILLE. Je pense que tu as raison.

JODELET. Il m'en doit bien souvenir, ma foi ! j'y fus

blessé à la jambe d'un coup de grenade, dont je porte

encore les marques. Tâtez un peu, de grâce : vous

sentirez quel coup c'était là.

CATHOS, après avoir touché l'endroit. Il est vrai que

la cicatrice est grande.

MASCARILLE. Donnez-moi un peu votre main, et

tâtez celui-ci : justement, au derrière de la tête.

Y êtes-vous?

MADELON. Oui, je sens quelque chose.

MASCARILLE. C'est un coup de mousquet que je

reçus, la dernière campagne que j'ai faite.

JODELET, découvrant sa poitrine. Voici un autre coup

qui me perça de part en part, à l'attaque de Gra-

velines.

MASCARILLE, mettant la main sur le bouton de son

haut-de-chausse. Je vais vous montrer une furieuse

plaie.

MADELON. Il n'est pas nécessaire : nous le croyons

sans y regarder.

MASCARILLE. Ce sont des marques honorables, qui

font voir ce qu'on est.

CATHOS. Nous ne doutons point de ce que vous êtes.

MASCARILLE. Vicomte, as-tu ton carrosse?

JODELET. Pourquoi?

MASCARILLE. Nous mènerions promener ces dames

hors des portes, et leur donnerions un cadeau.

MADELON. Nous ne saurions sortir aujourd'hui.

MASCARILLE. Ayons donc les violons pour danser.

JODELET. Ma foi, c'est bien avisé.

MADELON. Pour cela, nous y consentons; mais il

faut donc quelque surcroît de compagnie.

SCENE DOUZIÈME 39

MASCARILLE. Holà ! Champagne, Picard, Bour- guignon, Cascaret, Basque, la Verdure, Lorrain, Provençal, la Violette ! Au diable soient tous les laquais ! Je ne pense pas qu'il y ait gentilhomme en France plus mal servi que moi. Ces canailles me laissent toujours seul.

MADELON. Almanzor, dites aux gens de monsieur le marquis qu'ils aillent quérir des violons, et nous faites venir ces messieurs et ces dames d'ici près, pour peupler la solitude de notre bal.

(Almanzor sort.) MASCARILLE. Vicomte, que dis-tu de ces yeux? JODELET. Mais toi-même, marquis, que t'en semble?

MASCARILLE. Moi, je dis que nos libertés auront peine à sortir d'ici les braies nettes. Au moins, pour moi, je reçois d'étranges secousses, et mon cœur ne tient qu'à un filet.

MADELON. Que tout ce qu'il dit est naturel'. Il tourne les choses le plus agréablement du monde. CATHOS. Il est vrai qu'il fait une furieuse dépense en esprit.

MASCARILLE. Pour vous montrer que je suis véri- table, je veux faire un impromptu là-dessus. (Il médite.) CATHOS. Eh ! je vous en conjure de toute la dévo- tion de mon cœur, que nous oyions quelque chose qu'on ait fait pour nous.

JODELET. J'aurais envie d'en faire autant ; mais je me trouve un peu incommodé de la veine poétique, pour la quantité de saignées que j'y ai faites ces jours passés. MASCARILLE. Que diable est-ce ? Je fais toujours "bien le premier vers, mais j'ai peine à faire les autres. Ma foi, ceci est un peu trop pressé ; je vous ferai un impromptu à loisir, que vous trouverez le plus beau du monde.

40 LES PRECIEUSES RIDICULES

JODELET. Il a de l'esprit comme un démon.

MADELON. Et du galant, et du bien tourné.

MASCARILLE. Vicomte, dis- moi un peu, y a-t-il

longtemps que tu n'a vu la comtesse ?

JODELET. Il y a plus de trois semaines que je ne

lui ai rendu visite.

MASCARILLE. Sais-tu bien que le duc m'est venu

voir ce matin, et m'a voulu mener à la campagne

courir un cerf avec lui ?

MADELON. Voici nos amies qui viennent.

SCENE XIII

JODELET, MASCARILLE, CATHOS, MA- DELON, MAROTTE, LUCILE, CÉLIMÈNE, ALMANZOR, Violons.

MADELON. Mon Dieu ! mes chères, nous vous demandons pardon. Ces messieurs ont eu fantaisie de nous donner les âmes des pieds, et nous vous avons envoyé quérir pour remplir les vides de notre assemblée.

LUCILE. Vous nous avez obligées sans doute. MASCARILLE. Ce n'est ici qu'un bal à la hâte ; mais, l'un de ces jours, nous vous en donnerons un dans les formes. Les violons sont-ils venus ? ALMANZOR. Oui, monsieur, ils sont ici. CATHOS. Allons donc, mes chères, prenez place. MASCARILLE, dansant lui seul, comme par prélude. La, la, la, la, la, la, la, la.

SCÈNE QUATORZIÈME 4i

MADELON. Il a tout à fait la taille élégante. CATHOS. Et a la mine de danser proprement. MASCARILLE, ayant pris Madeîon pour danser. Ma franchise va danser la courante aussi bien que mes pieds. En cadence, violons, en cadence ! Oh ! quels ignorants ! Il n'y a pas moyen de danser avec eux. Le diable vous emporte ! ne sauriez-vous jouer en mesure ? La, la, la, la, la, la, la, la. Ferme, ô violons de village !

JODELET, dansant ensuite. Holà ! ne pressez pas si fort la cadence : je ne fais que sortir de maladie.

SCENE XIV

DU CROISY, LA GRANGE, MASCARILLE, JODELET, CATHOS, MADELON, LUCILE, CÉLIMÈNE, MAROTTE, Violons.

LA GRANGE, un bâton à la main. Ah ! ah ! coquins,

que faites-vous ici ? Il y a trois heures que nous vous

cherchons.

MASCARILLE, se sentant battre. Ahi ! ahi ! ahi !

vous ne m'aviez pas dit que les coups en seraient

aussi.

JODELET. Ahi ! ahi ! ahi !

LA GRANGE. C'est bien à vous, infâme que vous

êtes, à vouloir faire l'homme d'importance !

DU CROISY. Voilà qui vous apprendra à vous

connaître.

(Ils sortent.)

42 LES PRÉCIEUSES RIDICULES

SCENE XV

MASCARILLE, JODELET, CATHOS, MADELON, MAROTTE, LUCILE, CÉLIMÈNE, Violons.

MADELON. Que veut donc dire ceci ? JODELET. C'est une gageure. CATHOS. Quoi ! vous laisser battre de la sorte ! MASCARILLE. Mon Dieu ! je n'ai pas voulu faire semblant de rien ; car je suis violent, et je me serais emporté.

MADELON. Endurer un affront comme celui-là, en notre présence !

MASCARILLE. Ce n'est rien, ne laissons pas d'ache- ver. Nous nous connaissons il y a longtemps, et entre amis on ne va pas se piquer pour si peu de chose.

SCENE XVI

DU CROISY, LA GRANGE, MASCARILLE, JODELET, MADELON, CATHOS, MAROTTE, LUCILE, CÉLIMÈNE, Violons.

LA GRANGE. Ma foi, marauds, vous ne vous rirez pas de nous, je vous promets. Entrez, vous autres.

(Trois ou quatre spadassins entrent.) MADELON. Quelle est donc cette audace de venir nous troubler de la sorte dans notre maison ? DU CROISY. Comment, mesdames, nous endure-

SCÈNE SEIZIEME 43

rons que nos laquais soient mieux reçus que nous ? qu'ils viennent vous faire l'amour à nos dépens, et vous donner le bal ? MADELON. Vos laquais ?

LA GRANGE. Oui, nos laquais ; et cela n'est ni beau, ni honnête de nous les débaucher comme vous faites.

MADELON. O ciel! quelle insolence! LA GRANGE. Mais ils n'auront pas l'avantage de se servir de nos habits pour vous donner dans la vue; et, si vous les voulez aimer, ce sera, ma foi, pour leurs beaux yeux. Vite, qu'on les dépouille sur- le-champ.

JODELET. Adieu notre braverie. MASCARILLE. Voilà le marquisat et la vicomte à bas.

DU CROISY. Ha ! Ha ! coquins, vous avez l'audace d'aller sur nos brisées ! Vous irez chercher autre part de quoi vous rendre agréables aux yeux de vos belles, je vous en assure.

LA GRANGE. C'est trop que de nous supplanter, et de nous supplanter avec nos propres habits. MASCARILLE. O fortune ! quelle est ton incons- tance !

DU CROISY. Vite, qu'on leur ôte jusqu'à la moindre chose.

LA GRANGE. Qu'on emporte toutes ces hardes, dépêchez. Maintenant, mesdames, en l'état qu'ils sont, vous pouvez continuer vos amours avec eux tant qu'il vous plaira ; nous vous laisserons toute sorte de liberté pour cela, et nous vous protestons, monsieur et moi, que nous ne serons aucunement jaloux. (Lticile et Célimène sortent.)

44 LES PRÉCIEUSES RIDICULES

SCÈNE XVII

MASCARILLE, JODELET, CATHOS, MADELON, Violons

CATHOS. Ah ! quelle confusion !

MADELON. Je crève de dépit.

UN DES VIOLONS, à Mascarilk. Qu'est-ce donc

que ceci ? Qui nous payera, nous autres ?

MASCARILLE. Demandez à monsieur le vicomte.

UN DES VIOLONS, à Jodelet. Qui est-ce qui nous

donnera de l'argent ?

JODELET. Demandez à monsieur le marquis.

SCENE XVIII

GORGIBUS, MASCARILLE, JODELET, MADELON, CATHOS, Violons

GORGIBUS. Ah ! coquines que vous êtes, vous nous mettez dans de beaux draps blancs, à ce que je vois, et je viens d'apprendre de belles affaires, vraiment, de ces messieurs qui sortent !

MADELON. Ah ! mon père, c'est une pièce sanglante qu'ils nous ont faite.

SCÈNE DIX-NEUVIEME 45

GORGIBUS. Oui, c'est une pièce sanglante, mais qui est un effet de votre impertinence, infâmes ! Ils se sont ressentis du traitement que vous leur avez fait ; et cependant, malheureux que je suis, il faut que je boive l'affront.

MADELON. Ah ! je jure que nous en serons vengées, ou que je mourrai en la peine. Et vous, marauds, osez-vous vous tenir ici après votre insolence ? MASCARILLE. Traiter comme cela un marquis ! Voilà ce que c'est que du monde ; la moindre disgrâce nous fait mépriser de ceux qui nous chérissaient. Allons, camarade, allons chercher fortune autre part; je vois bien qu'on n'aime ici que la vaine appa- rence, et qu'on n'y considère point la vertu toute nue.

(Us sortent tous deux.)

SCENE XIX

GORGIBUS, MADELON, CATHOS, Violons

UN DES VIOLONS. Monsieur, nous entendons que vous nous contentiez à leur défaut, pour ce que nous avons joué ici.

GORGIBUS, les battant. Oui, oui, je vous vais conten- ter, et voici la monnaie dont je vous veux payer. Et vous, pendardes, je ne sais qui me tient que je ne vous en fasse autant. Nous allons servir de fable et de risée à tout le monde, et voilà ce que vous vous

46

LES PRECIEUSES RIDICULES

êtes attiré par vos extravagances. Allez vous cacher, vilaines ; allez vous cacher pour jamais. Et vous qui êtes cause de leur folie, sottes billevesées, perni- cieux amusements des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets et sonnettes, puissiez-vous être à tous les diables !

DIJON DARANTIERE

SGANARELLE

ou LE COCU IMAGINAIRE

MOLIERE

1 622- 1 673

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SGANARELLE

ou LE COCU IMAGINAIRE

COMÉDIE EN UN ACTE

EN VERS

1660

PARIS

LIBRAIRIE DE FRANCE

F. SANT'ANDREA, L. MARCEROU & Cie

99, BOULEVARD RASPAIL, 99 1922

NOTICE

La première représentation de Sganarelle ou le Cocu imaginaire eut lieu le 28 mai 1660, sur cette scène du Petit-Bourbon les Précieuses ridicules venaient de triompher. Le succès fut, peut-on dire, encore plus éclatant, car il demeura incontesté. De Villiers, toujours si hostile à Molière, écrit en 1663, dans ses Nouvelles nouvelles : « Le Cocu imaginaire... est, à mon sentiment et à celui de beaucoup d'autres, la meilleure de toutes ses pièces et la mieux écrite. » Et nous avons une relation fidèle des circonstances elle fut joua, ainsi qu'un témoignage de la faveur qui l'accueillit, dans /'Avis au lecteur qu'un imitateur de Molière, Doncau, mit en tête de sa pièce intitulée la Cocue imaginaire.

Sganarelle, dit-il, a été joué « non seulement en plein été, où, pour l'ordinaire, chacun quitte Paris pour s'aller divertir à la campagne, mais encore dans le temps du mariage du Roy (1), la curiosité avait attire tout ce qu'il y a de gens de qualité en cette ville : [la pièce] n'en

(1) Célébré à Saint-Jean-de-Luz le 9 juin 1660.

2 NOTICE

a toutefois pas moins réussi, et quoique Paris fût, ce semble, désert, il s'y est néanmoins encore trouvé assez de personnes de condition pour remplir plus de quarante fois les loges et le théâtre du Petit-Bourbon, et asse^ de bourgeois pour remplir autant de fois le parterre. Juge^ quelle réussite cette pièce aurait eue, si elle avait été jouée dans un temps plus favorable, et si la cour avait été à Paris. Elle aurait été sans doute plus admirée que les Précieuses, puisque, encore que le temps lui fût contraire, l'on doute si elle n'a pas eu autant de succès. Jamais on ne vit de sujet mieux conduit, jamais rien de si bien fondé que la jalousie de Sganarelle, et jamais rien de si spirituel que ses vers. »

L'ouvrage fut si goûté, que, du vivant de Molière, il fut repris tous les ans, et que, dans la période qui va jusqu'en 1673, on ne la joua pas moins de cent vingt-deux fois. Nulle autre de ses comédies ne fut plus souvent donnée sur son théâtre. Elle fut représentée neuf fois devant le roi. Seuls, les Fâcheux et la Princesse d'Élide, qui étaient des pièces mêlas de ballets, atteignirent ce chiffre ou le dépassèrent.

Pour la première fois dans le théâtre de Molière, à la place de Mascarille, transposé des pièces italiennes, on voit paraître Sganarelle, ce fantoche imité de modèles qui vivent encore si près de nous, courageux en paroles et peu- reux en action, tour à tour bonasse et narquois, défiant et crédule, en qui se résument les mesquineries et les ridi- cules d'une moyenne humanité. Ici commence la carrière d'un personnage, d'un type qui va tout ensemble se fixer et se développer, et que nous verrons vivre de nouveau dans l'Ecole des Maris, le Mariage forcé, Don Juan, l'Amour médecin et le Médecin malgré lui.

Aussi bien, la pièce de Sganarelle est encore une farce qui nous présente, autour des amoureux Célie et Lélie, dotés de noms à l'italienne, un acteur désigné par son

NOTICE 3

surnom Gros-René, d'autres personnages dont les dénomi- nations traditionnelles se retrouvent dans le Médecin volant ou la Jalousie du Barbouillé, Gorgibus, Sgana- relle, Villebrequin , ou des acteurs sans nom, comme la femme de Sganarelle. Molière interprétait le cocu imagi- naire. Gros-René était le nom de théâtre du gros Du Parc. On n'est pas sûr de la distribution des autres rôles.

Le Mémoire de... décorations, de Laurent Mahelot, nous fait connaître succinctement la mise en scène usitée sous Louis XIV. « 77 faut deux maisons à fenêtre ouvrante, une boite à portraits, une grande èpée, une cui- rasse et un casque. Un écu. »

Un sieur de Neufvillaine ou de Neufvillenaine pré- tendit avoir retenu par cœur tous les vers de la pièce, et la fit paraître en août 1660 chez Jean Ribou, avec des « arguments » qui précédaient chaque scène. Molière s'était assuré le privilège de l'impression dès le 31 mai. Il fit perquisitionner che^ Ribou et che^ son imprimeur Chris- tophe Journel, et porta plainte au Conseil privé. Ribou dut dédommager Molière, qui laissa s'écouler l'édition. Le texte devait en être asse^ fidèle; car elle fut réimprimée avec les mêmes « arguments » et sans modification appré- ciable.

ACTEURS

GORGIBUS, bourgeois de Paris.

LELIE, amant de Célie.

GROS-RENÉ, valet de Lélie.

SGANARELLE, bourgeois de Paris et cocu imaginaire.

VILLEBREQUIN, père de Valère.

CELIE, fille de Gorgibus.

LA FEMME DE SGANARELLE.

LA SUIVANTE de Célie.

UN PARENT de Sganarelle.

La scène est à Paris.

SCENE PREMIERE

GORGIBUS, CÉLIE, SA SUIVANTE

CELIE, sortant tout éplorée, et son père la suivant. Ah ! n'espérez jamais que mon cœur y consente.

GORGIBUS

Que marmottez-vous là, petite impertinente ?

Vous prétendez choquer ce que j'ai résolu,

Je n'aurai pas sur vous un pouvoir absolu,

Et par sottes raisons votre jeune cervelle

Voudrait régler ici la raison paternelle?

Qui de nous deux à l'autre a droit de faire loi?

A votre avis, qui mieux, ou de vous, ou de moi,

Ô sotte, peut juger ce qui vous est utile?

Par le morbleu! gardez d'échauffer trop ma bile;

Vous pourriez éprouver, sans beaucoup de longueur,

Si mon bras sait encor montrer quelque vigueur ;

Votre plus court sera, madame la mutine,

D'accepter sans façon l'époux qu'on vous destine.

8 SGANARELLE

J'ignore, dites-vous, de quelle humeur il est, Et dois auparavant consulter s'il vous plaît. Informé du grand bien qui lui tombe en partage, Dois-je prendre le soin d'en savoir davantage? Et cet époux, ayant vingt mille bons ducats, Pour être aimé de vous doit-il manquer d'appas ? Allez ; tel qu'il puisse être, avecque cette somme, Je vous suis caution qu'il est très honnête homme.

CÉLIE Hélas !

GORGIBUS

Hé! bien hélas! Que veut dire ceci? Voyez le bel hélas! qu'elle nous donne ici ! ! que si la colère une fois me transporte, Je vous ferai chanter hélas! de belle sorte. Voilà, voilà le fruit de ces empressements Qu'on vous voit nuit et jour à lire vos romans ; De quolibets d'amour votre tête est remplie, Et vous parlez de Dieu bien moins que de Clélie. Jetez-moi dans le feu tous ces méchants écrits Qui gâtent tous les jours tant de jeunes esprits ; Lisez-moi comme il faut, au lieu de ces sornettes, Les Quatrains de Pibrac, et les doctes Tablettes Du conseiller Matthieu, ouvrage de valeur Et plein de beaux dictons à réciter par cœur. La Guide des pécheurs est encore un bon livre : C'est qu'en peu de temps on apprend à bien vivre, Et si vous n'aviez lu que ces moralités, Vous sauriez un peu mieux suivre mes volontés.

CÉLIE Quoi! vous prétendez donc, mon père, que j'oublie La constante amitié que je dois à Lélie ? J'aurais tort, si sans vous je disposais de moi ; Mais vous-même à ses vœux engageâtes ma foi.

SCÈNE DEUXIEME

GORGIBUS

Lui fût-elle engagée encore davantage,

Un autre est survenu dont le bien l'en dégage.

Lélie est fort bien fait; mais apprends qu'il n'est rien

Qui ne doive céder au soin d'avoir du bien ;

Que l'or donne aux plus laids certain charme pour

Et que, sans lui, le reste est une triste affaire, [plaire,

Valère, je crois bien, n'est pas de toi chéri;

Mais s'il ne l'est amant, il le sera mari.

Plus que l'on ne le croit ce nom d'époux engage,

Et l'amour est souvent un fruit du mariage.

Mais suis-je pas bien fat de vouloir raisonner

de droit absolu j'ai pouvoir d'ordonner ?

Trêve donc, je vous prie, à vos impertinences.

Que je n'entende plus vos sottes doléances :

Ce gendre doit venir vous visiter ce soir,

Manquez un peu, manquez à le bien recevoir :

Si je ne vous lui vois faire fort bon visage,

Je vous... je ne veux pas en dire davantage.

SCENE II

CÉLIE, SA SUIVANTE

LA SUIVANTE

Quoi ! refuser, Madame, avec cette rigueur Ce que tant d'autres gens voudraient de tout leur cœur ? A des offres d'hymen répondre par des larmes, Et tarder tant à dire un oui si plein de charmes !

io SGANARELLE

Hélas ! que ne veut-on aussi me marier!

Ce ne serait pas moi qui se ferait prier ;

Et loin qu'un pareil oui me donnât de la peine,

Croyez que j'en dirais bien vite une douzaine.

Le précepteur qui fait répéter la leçon

A votre jeune frère a fort bonne raison

Lorsque, nous discourant des choses de la terre,

Il dit que la femelle est ainsi que le lierre,

Qui croît beau tant qu'à l'arbre il se tient bien serré,

Et ne profite point s'il en est séparé.

Il n'est rien de plus vrai, ma très chère maîtresse,

Et je l'éprouve en moi, chétive pécheresse.

Le bon Dieu fasse paix à mon pauvre Martin;

Mais j'avais, lui vivant, le teint d'un chérubin,

L'embonpoint merveilleux, l'œil gai, l'âme contente,

Et je suis maintenant ma commère dolente.

Pendant cet heureux temps, passé comme un éclair,

Je me couchais sans feu dans le fort de l'hiver,

Sécher même les draps me semblait ridicule,

Et je tremble à présent dedans la canicule.

Enfin il n'est rien tel, Madame, croyez-moi ;

Un mari sert beaucoup la nuit auprès de soi,

Ne fût-ce que pour l'heur d'avoir qui vous salue

D'un « Dieu vous soit en aide ! » alors qu'on éternue.

CÉLIE

Peux-tu me conseiller de commettre un forfait, D'abandonner Lélie, et prendre ce mal fait?

LA SUIVANTE

Votre Lélie aussi n'est, ma foi, qu'une bête, Puisque si hors de temps son voyage l'arrête, Et la grande longueur de son éloignement Me le fait soupçonner de quelque changement.

SCENE TROISIEME 1 1

CELIE, lui montrant le portrait de Lélie.

Ah ! ne m'accable point par ce triste présage.

Vois attentivement les traits de ce visage :

Ils jurent à mon cœur d'éternelles ardeurs;

Je veux croire après tout qu'ils ne sont pas menteurs,

Et comme c'est celui que l'art y représente,

Il conserve à mes feux une amitié constante.

LA SUIVANTE

Il est vrai que ces traits marquent un digne amant, Et que vous avez lieu de l'aimer tendrement.

CÉLIE

Et cependant il faut... Ah! soutiens-moi. (Laissant tomber le portrait de Lélie.')

LA SUIVANTE

Madame, D'où vous pourrait venir...? Ah ! bons dieux! elle Hé! vite, holà! quelqu'un. [pâme.

SCENE III

SGANARELLE, CÉLIE, LA SUIVANTE

SGANARELLE

Qu'est-ce donc ? me voilà. LA SUIVANTE Ma maîtresse se meurt.

12 SGANARELLE

SGANARELLE

Quoi ! n'est-ce que cela ? Je croyais tout perdu, de crier de la sorte; Mais approchons pourtant. Madame, êtes-vous morte ? Hays! elle ne dit mot.

LA SUIVANTE

Je vais faire venir Quelqu'un pour l'emporter; veuillez la soutenir.

SCENE IV

CÉLIE, SGANARELLE, SA FEMME

SGANARELLE, en lui passant la main sur le sein.

Elle est froide partout, et je ne sais qu'en dire; Approchons-nous pour voir si sa bouche respire. Ma foi, je ne sais pas; mais j'y trouve encor, moi, Quelque signe de vie.

LA FEMME DE SGANARELLE, regardant par la fenêtre.

Ah! qu'est-ce que je vois? Mon mari dans ses bras... Mais je m'en vais descendre Il me trahit sans doute, et je veux le surprendre.

SGANARELLE Il faut se dépêcher de l'aller secourir; Certes elle aurait tort de se laisser mourir :

SCÈNE CINQUIÈME 13

Aller en l'autre monde est très grande sottise, Tant que'dans celui-ci l'on peut être de mise.

(Il l'emporte avec un homme que la suivante amène.)

SCENE V

LA FEMME DE SGANARELLE, seule

Il s'est subitement éloigné de ces lieux,

Et sa fuite a trompé mon désir curieux ;

Mais de sa trahison je ne fais plus de doute,

Et le peu que j'ai vu me la découvre toute.

Je ne m'étonne plus de l'étrange froideur

Dont je le vois répondre à ma publique ardeur :

Il réserve, l'ingrat, ses caresses à d'autres

Et nourrit leurs plaisirs par le jeûne des nôtres.

Voilà de nos maris le procédé commun,

Ce qui leur est permis leur devient importun.

Dans les commencements, ce sont toutes merveilles,

Ils témoignent pour nous des ardeurs non pareilles ;

Mais les traîtres bientôt se lassent de nos feux,

Et portent autre part ce qu'ils doivent chez eux.

Ah ! que j'ai de dépit que la loi n'autorise

A changer de mari comme on fait de chemise !

Cela serait commode, et j'en sais telle ici

Qui, comme moi, ma foi, le voudrait bien aussi.

(En ramassant le portrait que Cilié avait laissé tomber.) Mais quel est ce bijou que le sort me présente? L'émail en est fort beau, la gravure charmante. Ouvrons.

i4 SGANARELLE

SCÈNE VI SGANARELLE, SA FEMME

SGANARELLE

On la croyait morte, et ce n'était rien ; Il n'en faut plus qu'autant, elle se porte bien. Mais j'aperçois ma femme.

SA FEMME, se croyant seule.

O ciel ! c'est miniature. Et voilà d'un bel homme une vive peinture.

SGANARELLE, à part, et regardant sur l'épaule de sa femme.

Que considère-t-elle avec attention ?

Ce portrait, mon honneur, ne nous dit rien de bon;

D'un fort vilain soupçon je me sens l'âme émue.

SA FEMME, sans l'apercevoir, continue.

Jamais rien de plus beau ne s'offrit à ma vue ; Le travail plus que l'or s'en doit encor priser, Ho 1 que cela sent bon !

SGANARELLE, à part.

Quoi! peste! le baiser? Ha ! j'en tiens.

SA FEMME poursuit.

Avouons qu'on doit être ravie Quand d'un homme ainsi fait on se peut voir servie, Et que, s'il en contait avec attention, Le penchant serait grand à la tentation.

SCENE SIXIEME 15

Ah ! que n'ai-je un mari d'une aussi bonne mine, Au lieu de mon pelé, de mon rustre...

SGANARELLE, lui arrachant le portrait.

Ah ! mâtine, Nous vous y surprenons en faute contre nous En diffamant l'honneur de votre cher époux! Donc, à votre calcul, ô ma trop digne femme, Monsieur, tout bien compté, ne vaut pas bien Madame ? Et, de par Belzébuth qui vous puisse emporter, Quel plus rare parti pourriez-vous souhaiter ? Peut-on trouver en moi quelque chose à redire ? Cette taille, ce port que tout le monde admire, Ce visage si propre à donner de l'amour, Pour qui mille beautés soupirent nuit et jour; Bref, en tout et partout ma personne charmante N'est donc pas un morceau dont vous soyez contente ? Et, pour rassasier votre appétit gourmand, Il faut à son désir le ragoût d'un galant?

SA FEMME

J'entends à demi-mot va la raillerie. Tu crois par ce moyen...

SGANARELLE

A d'autres, je vous prie ! La chose est avérée, et je tiens dans mes mains Un bon certificat du mal dont je me plains.

SA FEMME

Mon courroux n'a déjà que trop de violence, Sans le charger encor d'une nouvelle offense ; Écoute, ne crois pas retenir mon bijou, Et songe un peu...

i6 SGANARELLE

SGANARELLE

Je songe à te rompre le cou. Que ne puis-je, aussi bien que je tiens la copie, Tenir l'original !

SA FEMME

Pourquoi ?

SGANARELLE

Pour rien, ma mie : Doux objet de mes vœux, j'ai grand tort de crier, Et mon front de vos dons vous doit remercier.

(Regardant le portrait de Lèlie.) Le voilà, le beau fils, le mignon de couchette, Le malheureux tison de ta flamme secrète, Le drôle avec lequel...

SA FEMME

Avec lequel? poursuis.

SGANARELLE

Avec lequel, te dis-je... et j'en crève d'ennuis...

SA FEMME

Que me veut donc conter par ce maître ivrogne ?

SGANARELLE

Tu ne m'entends que trop, madame la carogne ! Sganarelle est un nom qu'on ne me dira plus, Et l'on va m'appeler seigneur Cornélius. J'en suis pour mon honneur; mais à toi, qui me l'ôtes, Je t'en ferai du moins pour un bras ou deux côtes.

SA FEMME Et tu m'oses tenir de semblables discours ?

SCENE SIXIÈME 17

SGANARELLE Et tu m'oses jouer de ces diables de tours ?

SA FEMME Et quels diables de tours ? Parle donc sans rien feindre.

SGANARELLE

Ah ! cela ne vaut pas la peine de se plaindre : D'un panache de cerf sur le front me pourvoir, Hélas ! voilà vraiment un beau venez-y voir !

SA FEMME Donc, après m'avoir fait la plus sensible offense Qui puisse d'une femme exciter la vengeance, Tu prends d'un feint courroux le vain amusement Pour prévenir l'effet de mon ressentiment? D'un pareil procédé l'insolence est nouvelle : Celui qui fait l'offense est celui qui querelle !

SGANARELLE Eh! la bonne effrontée! A voir ce fier maintien, Ne la croirait-on pas une femme de bien ?

SA FEMME

Va, poursuis ton chemin, cajole tes maîtresses, Adresse-leur tes vœux et fais-leur des caresses ; Mais rends-moi mon portrait sans te jouer de moi. (Elle lui arrache le portrait, et s'enfuit. )

SGANARELLE, courant après elle. Oui, tu crois m'échapper; je l'aurai malgré toi.

18 SGANARELLE

SCÈNE VII LÉLIE, GROS-RENÉ

GROS-RENÉ

Enfin nous y voici ! Mais, Monsieur, si je l'ose, Je voudrais vous prier de me dire une chose.

LÉLIE

Eh bien ! parle.

GROS-RENÉ

Avez-vous le diable dans le corps Pour ne pas succomber à de pareils efforts? Depuis huit jours entiers, avec vos longues traites, Nous sommes à piquer des chiennes de mazettes De qui le train maudit nous a tant secoués Que je m'en sens, pour moi, tous les membres roués, Sans préjudice encor d'un accident bien pire Qui m'afflige un endroit que je ne veux pas dire ; Cependant arrivé, vous sortez bien et beau, Sans prendre de repos, ni manger un morceau.

LÉLIE

Ce grand empressement n'est point digne de blâme : De l'hymen de Célie on alarme mon âme; Tu sais que je l'adore, et je veux être instruit Avant tout autre soin de ce funeste bruit.

GROS-RENÉ

Oui, mais un bon repas vous serait nécessaire, Pour s'aller éclaircir, Monsieur, de cette affaire ;

SCÈNE SEPTIEME 19

Et votre cœur, sans doute, en deviendrait plus fort Pour pouvoir résister aux attaques du sort. J'en juge par moi-même, et la moindre disgrâce, Lorsque je suis à jeun, me saisit, me terrasse; Mais quand j'ai bien mangé, mon âme est ferme à tout, Et les plus grands revers n'en viendraient pas à bout; Croyez-moi, bourrez-vous, et sans réserve aucune, Contre les coups que peut vous porter la fortune ; Et pour fermer chez vous l'entrée à la douleur, De vingt verres de vin entourez votre cœur.

LÉLIE Je ne saurais manger.

GROS-RENE, à part ce demi-vers. Si ferai bien, je meure. Votre dîner pourtant serait prêt tout à l'heure.

LÉLIE Tais- toi, je te l'ordonne.

GROS-RENÉ

Ah ! quel ordre inhumain !

LÉLIE J'ai de l'inquiétude, et non pas de la faim.

GROS-RENÉ Et moi, j'ai de la faim et de l'inquiétude De voir qu'un sot amour fait toute votre étude.

LÉLIE

Laisse-moi m'informer de l'objet de mes vœux, Et sans m'importuner, va manger si tu veux.

GROS-RENÉ

Je ne réplique point à ce qu'un maître ordonne.

20 SGANARELLE

SCENE VIII

LÉLIE, seul.

Non, non, à trop de peur mon âme s'abandonne :

Le père m'a promis, et la fille a fait voir

Des preuves d'un amour qui soutient mon espoir.

SCENE IX

SGANARELLE, LÉLIE

SGANARELLE

Nous l'avons, et je puis voir à l'aise la trogne

Du malheureux pendard qui cause ma vergogne :

Il ne m'est point connu.

LÉLIE, à part.

Dieux! qu'aperçois-je ici? Et si c'est mon portrait, que dois-je croire aussi ?

SGANARELLE, continue.

Ah ! pauvre Sganarelle, à quelle destinée Ta réputation est-elle condamnée ?

(Apercevant Lèlie qui le regarde, il se retourne d'un autre côté.) Faut...

SCENE NEUVIEME 21

LÉLIE. à part.

Ce gage ne peut, sans alarmer ma foi, Etre sorti des mains qui le tenaient de moi.

SGANARELLE

Faut-il que désormais à deux doigts on te montre, Qu'on te mette en chansons, et qu'en toute rencontre On te rejette au nez le scandaleux affront Qu'une femme mal née imprime sur ton front?

LELIE, à part. Me trompé-je?

SGANARELLE

Ah! truande, as-tu bien le courage De m'avoir fait cocu dans la fleur de mon âge? Et femme d'un mari qui peut passer pour beau, Faut-il qu'un marmouset, un maudit étourneau...

LELIE, à part et regardant encore son portrait. Je ne m'abuse point, c'est mon portrait lui-même.

SGANARELLE, lui tourne le dos. Cet homme est curieux.

LELIE, à part.

Ma surprise est extrême.

SGANARELLE

A qui donc en a-t-il?

LÉLIE, à part.

Je le veux accoster. (Haut.) Puis-je... Hé! de grâce, un mot.

22 SGANARELLE

SGANARELLE, le fuit encore.

Que me veut-il conter i5 LÉLIE

Puis-je obtenir de vous de savoir l'aventure Qui fait dedans vos mains tenir cette peinture ?

SGANARELLE, à part, et examinant le portrait qu'il tient et Lélie.

D'où lui vient ce désir? Mais je m'avise ici... Ah ! ma foi, me voilà de son trouble éclairci ; Sa surprise à présent n'étonne plus mon âme : C'est mon homme, ou plutôt c'est celui de ma femme.

LÉLIE

Retirez-moi de peine, et dites d'où vous vient...

SGANARELLE

Nous savons, Dieu merci, le souci qui vous tient ; Ce portrait qui vous fâche est votre ressemblance, Il était en des mains de votre connaissance, Et ce n'est pas un fait qui soit secret pour nous Que les douces ardeurs de la dame et de vous. Je ne sais pas si j'ai, dans sa galanterie, L'honneur d'être connu de votre seigneurie ; Mais faites-moi celui de cesser désormais Un amour qu'un mari peut trouver fort mauvais, Et songez que les nœuds du sacré mariage...

LÉLIE

Quoi ! celle, dites- vous, dont vous tenez ce gage...

SGANARELLE

Est ma femme, et je suis son mari.

SCÈNE DIXIÈME 23

LÉLIE

Son mari ? SGANARELLE

Oui, son mari, vous dis-je, et mari très marri ! Vous en savez la cause, et je m'en vais l'apprendre Sur l'heure à ses parents.

SCENE X

LÉLIE, seul.

Ah ! que viens-je d'entendre ? L'on me l'avait bien dit, et que c'était de tous L'homme le plus mal fait qu'elle avait pour époux. Ah! quand mille serments de ta bouche infidèle Ne m'auraient pas promis une flamme éternelle, Le seul mépris d'un choix si bas et si honteux Devait bien soutenir l'intérêt de mes feux, Ingrate, et quelque bien... Mais ce sensible outrage Se mêlant aux travaux d'un assez long voyage, Me donne tout à coup un choc si violent Que mon cœur devient faible et mon corps chancelant.

24 SGANARELLE

SCÈNE XI

LÉLIE, LA FEMME DE SGANARELLE

LA FEMME DE SGANARELLE,

se tournant vers Lêlie.

Malgré moi mon perfide. . . Hélas ! quel mal vous presse? Je vous vois prêt, Monsieur, à tomber en faiblesse.

LÉLIE

C'est un mal qui m'a pris assez subitement.

LA FEMME DE SGANARELLE

Je crains ici pour vous l'évanouissement ; Entrez dans cette salle, en attendant qu'il passe.

LÉLIE Pour un moment ou deux, j'accepte cette grâce.

SCENE XII

SGANARELLE et LE PARENT DE SA FEMME

LE PARENT

D'un mari sur ce point j'approuve le souci; Mais c'est prendre la chèvre un peu bien vite aussi, Et tout ce que de vous je viens d'ouïr contre elle Ne conclut point, parent, qu'elle soit criminelle.

SCÈNE TREIZIÈME 25

C'est un point délicat, et de pareils forfaits, Sans les bien avérer, ne s'imputent jamais.

SCANARELLE

C'est-à dire qu'il faut toucher au doigt la chose ?

LE PARENT

Le trop de promptitude a l'erreur nous expose. Qui sait comme en ses mains ce portrait est venu, Et si l'homme après tout lui peut être connu ? Informez-vous-en donc ; et si c'est ce qu'on pense, Nous serons les premiers à punir son offense.

SCENE XIII

SGANARELLE, seul.

On ne peut pas mieux dire ; en effet, il est bon D'aller tout doucement. Peut-être sans raison Me suis-je en tête mis ces visions cornues, Et les sueurs au front m'en sont trop tôt venues. Par ce portrait, enfin, dont je suis alarmé, Mon déshonneur n'est pas tout à fait confirmé. Tâchons donc par nos soins...

26 SGANARELLE

SCENE XIV

SGANARELLE, SA FEMME, LÉLIE sur la porte de Sganarelle et parlant à sa femme.

SGANARELLE, poursuit.

Ah ! que vois-je ? Je meure ; Il n'est plus question de portrait à cette heure, Voici, ma foi, la chose en propre original.

LA FEMME DE SGANARELLE, à Lélie.

C'est par trop vous hâter, Monsieur, et votre mal, Si vous sortez si tôt, pourra bien vous reprendre.

LÉLIE

Non,non, je vous rendsgrâce autant qu'on puisse rendre De l'obligeant secours que vous m'avez prêté.

SGANARELLE, à part. La masque encore après lui fait civilité.

SCÈNE QUINZIÈME ET SEIZIÈME 27

SCÈNE XV

SGANARELLE, LÉLIE

SGANARELLE, à part. Il m'aperçoit ; voyons ce qu'il me pourra dire.

LELIE, à part.

Ah ! mon âme s'émeut, et cet objet m'inspire... Mais je dois condamner cet injuste transport Et n'imputer mes maux qu'aux rigueurs de mon sort. Envions seulement le bonheur de sa flamme. (Passant auprès de lui et le regardant.) O trop heureux d'avoir une si belle femme !

SCÈNE XVI

SGANARELLE, CELIE regardant par sa fenêtre aller Lélie.

SGANARELLE, sans voir Cilié.

Ce n'est point s'expliquer en termes ambigus. Cet étrange propos me rend aussi confus Que s'il m'était venu des cornes à la tête.

(Il se tourne du côté que Lélie s'en vient d'aller.) Allez, ce procédé n'est point du tout honnête.

28 SGANARELLE

CÉLIE, à part.

Quoi ! Lélie a paru tout à l'heure à mes yeux : Qui pourrait me cacher son retour en ces lieux ?

SGANARELLE poursuit.

« 0 trop heureux d'avoir une si belle femme ! » Malheureux bien plutôt de l'avoir, cette infâme, Dont le coupable feu trop bien vérifié Sans respect ni demi nous a cocufié.

(Célie approche peu à peu de lui, et attend que son transport soit fini pour lui parler.) Mais je le laisse aller après un tel indice, Et demeure les bras croisés comme un Jocrisse. Ah ! je devais du moins lui jeter son chapeau, Lui ruer quelque pierre ou crotter son manteau, Et sur lui hautement, pour contenter ma rage, Faire au larron d'honneur crier le voisinage.

CÉLIE

Celui qui maintenant devers vous est venu, Et qui vous a parlé, d'où vous est-il connu ?

SGANARELLE

Hélas ! ce n'est pas moi qui le connais, Madame, C'est ma femme.

CÉLIE

Quel trouble agite ainsi votre âme?

SGANARELLE

Ne me condamnez point d'un deuil hors de saison, Et laissez-moi pousser des soupirs à foison.

CÉLIE

D'où vous peuvent venir ces douleurs non communes ?

SCENE SEIZIEME 29

SGANARELLE

Si je suis affligé, ce n'est pas pour des prunes, Et je le donnerais à bien d'autres qu'à moi De se voir sans chagrin au point je me vois. Des maris malheureux vous voyez le modèle : On dérobe l'honneur au pauvre Sganarelle ; Mais c'est peu que l'honneur, dans mon affliction, L'on me dérobe encor la réputation.

CÉLIE Comment?

SGANARELLE

Ce damoiseau, parlant par révérence, Me fait cocu, Madame, avec toute licence; Et j'ai su par mes yeux avérer aujourd'hui Le commerce secret de ma femme et de lui.

CÉLIE

Celui qui maintenant...

SGANARELLE

Oui, oui, me déshonore : Il adore ma femme, et ma femme l'adore.

CÉLIE

Ah! j'avais bien jugé que ce secret retour Ne pouvait me couvrir que quelque lâche tour, Et j'ai tremblé d'abord, en le voyant paraître, Par un pressentiment de ce qui devait être.

SGANARELLE

Vous prenez ma défense avec trop de bonté; Tout le monde n'a pas la même charité,

30 SGANARELLE

Et plusieurs qui tantôt ont appris mon martyre, Bien loin d'y prendre part, n'en ont rien fait que rire.

CÉLIE

Est-il rien de plus noir que ta lâche action, Et peut-on lui trouver une punition? Dois-tu ne te pas croire indigne de la vie, Après t'être souillé de cette perfidie ? Ô ciel ! est-il possible ?

SGANARELLE

Il est trop vrai pour moi.

CÉLIE

Ah! traître, scélérat, âme double et sans foi.

SGANARELLE La bonne âme!

CÉLIE

Non, non, l'enfer n'a point de gêne Qui ne soit pour ton crime une trop douce peine.

SGANARELLE

Que voilà bien parler !

CÉLIE

Avoir ainsi traité Et la même innocence et la même beauté !

SGANARELLE. (Il soupire haut.)

Hay!

CÉLIE

Un cœur qui jamais n'a fait la moindre chose A mérité l'affront ton mépris l'expose ?

SCÈNE DIX-SEPTIEME 31

SGANARELLE Il est vrai.

CÉLIE

Qui, bien loin... Mais c'est trop, et ce cœur Ne saurait y songer sans mourir de douleur.

SGANARELLE

Ne vous fâchez pas tant, ma très chère Madame, Mon mal vous touche trop, et vous me percez 1 'âme.

CÉLIE

Mais ne t'abuse pas jusqu'à te figurer Qu'à des plaintes sans fruit j'en veuille demeurer : Mon cœur, pour se venger, sait ce qu'il te faut faire, Et j'y cours de ce pas, rien nem'en peut distraire.

SCENE XVII

SGANARELLE, seul.

Que le ciel la préserve à jamais de danger! Voyez quelle bonté de vouloir me venger ! En effet, son courroux qu'excite ma disgrâce M'enseigne hautement ce qu'il faut que je fasse, Et l'on ne doit jamais souffrir sans dire mot De semblables affronts, à moins qu'être un vrai sot. Courons donc le chercher cependant qu'il m'affronte ; Montrons notre courage à venger notre honte. Vous apprendrez, maroufle, à rire à nos dépens, Et sans aucun respect faire cocus les gens.

32 SGANARELLE

(Il se retourne, ayant fait trois ou quatre pas.) Doucement, s'il vous plaît; cet homme a bien la mine D'avoir le sang bouillant, et l'âme un peu mutine; Il pourra bien, mettant affront dessus affront, Charger de bois mon dos comme il a fait mon front. Je hais de tout mon cœur les esprits colériques, Et porte grand amour aux hommes pacifiques. Je ne suis point battant, de peur d'être battu, Et l'humeur débonnaire est ma grande vertu. Mais mon honneur me dit que d'une telle offense Il faut absolument que je prenne vengeance. Ma foi, laissons-le dire autant qu'il lui plaira ; Au diantre qui pourtant rien du tout en fera ! Quand j'aurai fait le brave, et qu'un fer pour ma peine M'aura d'un vilain coup transpercé la bedaine, Que par la Ville ira le bruit de mon trépas, Dites-moi, mon honneur, en serez-vous plus gras? La bière est un séjour par trop mélancolique Et trop malsain pour ceux qui craignent la colique ; Et quant à moi, je trouve, ayant tout compassé, Qu'il vaut mieux être encor cocu que trépassé. Quel mal cela fait-il ? la jambe en devient-elle Plus tortue après tout, et la taille moins belle? Peste soit qui premier trouva l'invention De s'affliger l'esprit de cette vision, Et d'attacher l'honneur de l'homme le plus sage Aux choses que peut faire une femme volage! Puisqu'on tient à bon droit tout crime personnel, Que fait notre honneur pour être criminel ? Des actions d'autrui l'on nous donne le blâme. Si nos femmes sans nous ont un commerce infâme, Il faut que tout le mal tombe sur notre dos : Elles font la sottise, et nous sommes les sots ; C'est un vilain abus, et les gens de police Nous devraient bien régler une telle injustice.

SCÈNE DIX-SEPTIÈME 33

N'avons-nous pas assez des autres accidents Qui nous viennent happer en dépit de nos dents ? Les querelles, procès, faim, soif et maladie, Troublent-ils pas assez le repos de la vie, Sans s'aller de surcroît aviser sottement De se faire un chagrin qui n'a nul fondement? Moquons-nous de cela, méprisons les alarmes, Et mettons sous nos pieds les soupirs et les larmes : Si ma femme a failli, qu'elle pleure bien fort. Mais pourquoi moi pleurer, puisque je n'ai point tort ? En tout cas, ce qui peut m'ôter ma fâcherie, C'est que je ne suis pas seul de ma confrérie : Voir cajoler sa femme et n'en témoigner rien Se pratique aujourd'hui par force gens de bien. N'allons donc point chercher à faire une querelle Pour un affront qui n'est que pure bagatelle. L'on m'appellera sot de ne me venger pas, Mais je le serais fort de courir au trépas.

(Mettant la main sur son estomac.) Je me sens pourtant remuer une bile Qui veut me conseiller quelque action virile. Oui, le courroux me prend, c'est trop être poltron ; Je veux résolument me venger du larron; Déjà pour commencer, dans l'ardeur qui m'enflamme, Je vais dire partout qu'il couche avec ma femme.

34 SGANARELLE

SCÈNE XVIII

GORGIBUS, CÉLIE, LA SUIVANTE

CÉLIE

Oui, je veux bien subir une si juste loi. Mon père, disposez de mes vœux et de moi, Faites quand vous voudrez signer cet hyménée : A suivre mon devoir je suis déterminée, Je prétends gourmander mes propres sentiments, Et me soumettre en tout à vos commandements.

GORGIBUS

Ah ! voilà qui me plaît, de parler de la sorte ;

Parbleu, si grande joie à l'heure me transporte

Que mes jambes sur l'heure en cabrioleraient,

Si nous n'étions point vus de gens qui s'en riraient.

Approche-toi de moi, viens çà que je t'embrasse;

Une telle action n'a pas mauvaise grâce :

Un père quand il veut peut sa fille baiser,

Sans que l'on ait sujet de s'en scandaliser.

Va, le contentement de te voir si bien née

Me fera rajeunir de dix fois une année.

SCENE DIX-NEUVIÈME ET VINGTIEME 35

SCÈNE XIX

CÉLIE, LA SUIVANTE

LA SUIVANTE Ce changement m'étonne.

CÉLIE

Et lorsque tu sauras Par quel motif j'agis, tu m'en estimeras.

LA SUIVANTE Cela pourrait bien être.

CÉLIE

Apprends donc que Lélie A pu blesser mon cœur par une perfidie; Qu'il était en ces lieux sans...

LA SUIVANTE

Mais il vient à nous.

SCENE XX

LÉLIE, CÉLIE, LA SUIVANTE

LÉLIE

Avant que pour jamais je m'éloigne de vous, Je veux vous reprocher au moins en cette place.

36 SGANARELLE

CÉLIE

Quoi ! me parler encore ? Avez-vous cette audace ?

LÉLIE

Il est vrai qu'elle est grande, et votre choix est tel Qu'à vous rien reprocher je serais criminel. Vivez, vivez contente, et bravez ma mémoire Avec le digne époux qui vous comble de gloire.

CÉLIE

Oui, traître, j'y veux vivre; et mon plus grand désir, Ce serait que ton cœur en eût du déplaisir.

LÉLIE

Qui rend donc contre moi ce courroux légitime ?

CÉLIE

Quoi ! tu fais le surpris et demandes ton crime ?

SCENE XXI

CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, LA SUIVANTE

SGANARELLE entre armé.

Guerre, guerre mortelle à ce larron d'honneur Qui, sans miséricorde, a souillé notre honneur !

CÉLIE, à Lèlie. Tourne, tourne les yeux sans me faire répondre.

SCÈNE VINGT ET UNIÈME 37

LÉLIE Ah ! je vois...

CÉLIE Cet objet suffit pour te confondre.

LÉLIE

Mais pour vous obliger bien plutôt à rougir.

SGANARELLE

Ma colère à présent est en état d'agir ;

Dessus ses grands chevaux est monté mon courage,

Et si je le rencontre, on verra du carnage :

Oui, j'ai juré sa mort, rien ne peut m'empêcher;

je le trouverai, je le veux dépêcher;

Au beau milieu du cœur il faut que je lui donne...

LÉLIE

A qui donc en veut-on ?

SGANARELLE

Je n'en veux à personne.

LÉLIE

Pourquoi ces armes-là ?

SGANARELLE

C'est un habillement Que j'ai pris pour la pluie.

(A part.)

Ah ! quel contentement J'aurais à le tuer! Prenons-en le courage.

LÉLIE Hay?

38 SGANARELLE

SGANARELLE, se donnant des coups de poing sur ? estomac et des soufflets pour s'exciter.

Je ne parle pas

(A part.)

Ah! poltron dont j'enrage, Lâche, vrai cœur de poule !

CÉLIE

Il t'en doit dire assez, Cet objet dont tes yeux nous paraissent blessés.

LËLIE

Oui, je connais par que vous êtes coupable

De l'infidélité la plus inexcusable

Qui jamais d'un amant puisse outrager la foi.

SGANARELLE, à part. Que n'ai-je un peu de cœur!

CÉLIE

Ah ! cesse devant moi, Traître, de ce discours l'insolence cruelle.

SGANARELLE

Sganarelle, tu vois qu'elle prend ta querelle ; Courage, mon enfant, sois un peu vigoureux : ! hardi ! tâche à faire un effort généreux, En le tuant tandis qu'il tourne le derrière.

LELIE, faisant deux ou trois pas sans dessein, fait retourner Sganarelle qui s'approchait pour le tuer.

Puisqu'un pareil discours émeut votre colère, Je dois de votre cœur me montrer satisfait Et l'applaudir ici du beau choix qu'il a fait.

SCÈNE VINGT ET UNIÈME 39

CÉLIE

Oui, oui, mon choix est tel qu'on n'y peut rien re-

[prendre. LÉLIE

Allez, vous faites bien de le vouloir défendre.

SGANARELLE

Sans doute, elle fait bien de défendre mes droits : Cette action, Monsieur, n'est point selon les lois ; J'ai raison de m'en plaindre, et, si je n'étais sage, On verrait arriver un étrange carnage.

LÉLIE D'où vous naît cette plainte et quel chagrin brutal...?

SGANARELLE '

Suffit, vous savez bien le bât me fait mal ; Mais votre conscience et le soin de votre âme Vous devraient mettre aux yeux que ma femme est ma Et vouloir à ma barbe en faire votre bien, [femme ; Que ce n'est pas du tout agir en bon chrétien.

LÉLIE

Un semblable soupçon est bas et ridicule. Allez, dessus ce point n'ayez aucun scrupule, Je sais qu'elle est à vous, et, bien loin de brûler...

CÉLIE

Ah! qu'ici tu sais bien, traître, dissimuler!

LÉLIE

Quoi ! me soupçonnez-vous d'avoir une pensée De qui son âme ait lieu de se croire offensée ? De cette lâcheté voulez-vous me noircir ?

4o SGANARELLE

CÉLIE

Parle, parle à lui-même, il pourra t'éclaircir.

SGANARELLE, à Cèlie.

Vous me défendez mieux que je ne saurais faire, Et du biais qu'il faut vous prenez cette affaire.

SCENE XXII

CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, SA FEMME, LA SUIVANTE

LA FEMME DE SGANARELLE, à Cèlie.

Je ne suis point d'humeur à vouloir contre vous Faire éclater, Madame, un esprit trop jaloux; Mais je ne suis point dupe, et vois ce qui se passe Il est de certains feux de fort mauvaise grâce, Et votre âme devrait prendre un meilleur emploi Que de séduire un cœur qui doit n'être qu'à moi.

CÉLIE

La déclaration est assez ingénue.

SGANARELLE, à sa femme.

L'on ne demande pas, carogne, ta venue; Tu la viens quereller lorsqu'elle me défend, Et tu trembles de peur qu'on t'ôte ton galant.

SCÈNE VINGT-DEUXIEME 41

CÉLIE

Allez, ne croyez pas que l'on en ait envie.

(Se tournant vers Lêlie.) Tu vois si c'est mensonge, et j'en suis fort ravie.

LÉLIE

Que me veut-on conter ?

LA SUIVANTE

Ma foi, je ne sais pas Quand on verra finir ce galimatias : Déjà depuis longtemps je tâche à le comprendre, Et si plus je l'écoute, et moins je puis l'entendre; Je vois bien à la fin que je m'en dois, mêler.

(Allant se mettre entre Lêlie et sa maîtresse.) Répondez-moi par ordre et me laissez parler.

(A Lêlie.) Vous, qu'est-ce qu'à son cœur peut reprocher le vôtre ?

LÉLIE

Que l'infidèle a pu me quitter pour un autre ; Que lorsque, sur le bruit de son hymen fatal, J'accours tout transporté d'un amour sans égal, Dont l'ardeur résistait à se croire oubliée, Mon abord en ces lieux la trouve mariée.

LA SUIVANTE

Mariée? à qui donc?

LÉLIE, montrant Sganarelle. Lui.

LA SUIVANTE

Comment, à lui ?

42 SGANARELLE

LÉLIE Oui-dà.

LA SUIVANTE

Qui vous l'a dit?

LÉLIE

C'est lui-même, aujourd'hui.

LA SUIVANTE, à Sganarelle. Est-il vrai?

SGANARELLE

Moi, j'ai dit que c'était à ma femme Que j'étais marié.

LÉLIE

Dans un grand trouble d'âme, Tantôt de mon portrait je vous ai vu saisi.

SGANARELLE

Il est vrai, le voilà.

LÉLIE

Vous m'avez dit aussi Que celle aux mains de qui vous avez pris ce gage Était liée à vous des nœuds du mariage.

SGANARELLE, montrant sa femme.

Sans doute, et je l'avais de ses mains arraché, Et n'eusse pas sans lui découvert son péché.

LA FEMME DE SGANARELLE

Que me viens-tu conter par ta plainte importune ? Je l'avais sous mes pieds rencontré par fortune,

SCÈNE VINGT-DEUXIÈME 43

Et même quand, après ton injuste courroux,

(Montrant Lèlie.) J'ai fait dans sa faiblesse entrer Monsieur chez nous, Je n'ai pas reconnu les traits de sa peinture.

CÉLIE

C'est moi qui du portrait ai causé l'aventure, Et je l'ai laissé choir en cette pâmoison

(A Sganarelle.) Qui m'a fait par vos soins remettre à la maison.

LA SUIVANTE

Vous voyez que sans moi vous y seriez encore, Et vous aviez besoin de mon peu d'ellébore.

SGANARELLE

Prendrons-nous tout ceci pour de l'argent comptant ? Mon front l'a, sur mon âme, eu bien chaude pourtant.

SA FEMME

Ma crainte toutefois n'est pas trop dissipée,

Et doux que soit le mal, je crains d'être trompée.

SGANARELLE

! mutuellement croyons-nous gens de bien, Je risque plus du mien que tu ne fais du tien ; Accepte sans façon le marché qu'on propose.

SA FEMME Soit; mais gare le bois, si j'apprends quelque chose!

CÉLIE, à Lèlie, après avoir parlé bas ensemble.

Ah! dieux! s'il est ainsi, qu'est-ce donc que j'ai fait ? Je dois de mon courroux appréhender l'effet:

44 SGANARELLE

Oui, vous croyant sans foi, j'ai pris pour ma vengeance Le malheureux secours de mon obéissance : Et depuis un moment, mon cœur vient d'accepter Un hymen que toujours j'eus lieu de rebuter; J'ai promis à mon père, et ce qui me désole... Mais je le vois venir.

LÉLIE

Il me tiendra parole.

SCÈNE XXIII

GORGIBUS, CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, SA FEMME, LA SUIVANTE

LÉLIE

Monsieur, vous me voyez en ces lieux de retour, Brûlant des mêmes feux, et mon ardente amour Verra comme je crois la promesse accomplie Qui me donna l'espoir de l'hymen de Célie.

GORGIBUS

Monsieur, que je revois en ces lieux de retour, Brûlant des mêmes feux, et dont l'ardente amour Verra que vous croyez la promesse accomplie Qui vous donne l'espoir de l'hymen de Célie, Très humble serviteur à votre seigneurie.

LÉLIE Quoi ! Monsieur, est-ce ainsi qu'on trahit mon espoir ?

SCÈNE DERNIERE 45

GORGIBUS

Oui, Monsieur, c'est ainsi que je fais mon devoir ; Ma fille en suit les lois.

CÉLIE

Mon devoir m'intéresse, Mon père, à dégager vers lui votre promesse.

GORGIBUS

Est-ce répondre en fille à mes commandements ? Tu te démens bientôt de tes bons sentiments: Pour Valère tantôt... Mais j'aperçois son père; Il vient assurément pour conclure l'affaire.

SCENE DERNIERE

CÉLIE, LÉLIE, GORGIBUS, SGANARELLE, SA FEMME, VILLEBREQUIN, LA SUIVANTE

GORGIBUS Qui vous amène ici, seigneur Villebrequin ?

VILLEBREQUIN

Un secret important que j'ai su ce matin, Qui rompt absolument ma parole donnée. Mon fils, dont votre fille acceptait l'hyménée, Sous des liens cachés trompant les yeux de tous, Vit depuis quatre mois avec Lise en époux ;

46 SGANARELLE

Et comme des parents le bien et la naissance M'ôtent tout le pouvoir de casser l'alliance, Je vous viens...

GORGIBUS

Brisons : si, sans votre congé, Valère votre fils ailleurs s'est engagé, Je ne vous puis celer que ma fille Céiie Dès longtemps par moi-même est promise à Lélie, Et que, riche en vertus, son retour aujourd'hui M'empêche d'agréer un autre époux que lui.

VILLEBREQUIN

Un tel choix me plaît fort.

LÉLIE

Et cette juste envie D'un bonheur éternel va couronner ma vie.

GORGIBUS

Allons choisir le jour pour se donner la foi.

SGANARELLE

A-t-on mieux cru jamais être cocu que moi ? Vous croyez qu'en ce fait la plus forte apparence Peut jeter dans l'esprit une fausse créance? De cet exemple-ci ressouvenez-vous bien, Et quand vous verriez tout, ne croyez jamais rien.

DIJON DARANTIERE

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