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Présentée! to the
LIBRARY ofthe
UNIVERSITY OF TORONTO
by
ALEX PATHY
L'ÉTOURDI
MOLIÈRE
i 622- i 673
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L'ÉTOURDI
COMÉDIE EN CINQ ACTES
EN VERS i653
PARIS
LIBRAIRIE DE FRANCE
F. SANT'ANDREA, L. MARCEROU & Cie
99, BOULEVARD RASPA1L, 99 1922
NOTICE
Dans la première ferveur de sa vocation, le jeune Molière, dès l'âge de 21 ans, en 164), s'était associé à quelques amis, pour former une troupe qui reçut le nom ambitieux d'Illustre Théâtre. Le succès ne répondit point à leurs efforts. En août 1645, il fut emprisonné pour dettes au Châtelet, et n'obtint qu'à grand'peine d'être libéré sous caution. Il décida d'aller, avec ses amis, cher- cher en province les applaudissements et les recettes qu'a- vait refusés Paris.
Alors s'ouvre dans sa vie une période qui ne dure pas moins de douce ans, et qui est d'une importance capitale, non à cause des œuvres qu'il y a composées, mais parce qu'il a, pendant tout ce temps, développé sa personnalité et formé son génie.
Il parcourut toute la France, menant une vie errante, chargée sans doute de moins de hasards que celle des héros du Roman Comique, mais exposée, au moins dans les premières années, aux surprises d'une existence aventureuse, où l'on devait compter avec les chômages imprévus, les insuccès, les frais de toute nature, les redevances à payer
2 NOTICE
aux villes, la concurrence des troupes rivales et l'hostilité des gens qui jugeaient le métier d'acteur scandaleux. Parmi ses compagnons, il compta entre autres Madeleine Béjart, amie habile et dévouée, ses frères Louis et Joseph Béjart, et sa sœur Geneviève, l'auteur dramatique Ni- colas Desfontaines, l'instituteur Georget Pinel, le pâtis- sier Ragueneau, et Marquise - Thérèse de Gorla, qui devint célèbre sous le nom de son mari Du Parc, et qui ne passe encore pour belle qu autant que Corneille l'a dit.
En i6j2, Molière est chef de troupe. Il s'est acquis déjà « une fort grande réputation » . Il fixe, si l'on peut dire, son quartier général à Lyon, qu'il quittera fréquem- ment pour aller jouer à Vienne, à Dijon, à Avignon, à Grenoble, ou pour donner des représentations lors des ses- sions des Etals du Languedoc, à Montpellier, à Pé^enas ou à Béliers.
C'est pendant l'un de ces séjours à Lyon que Molière donna la première représentation de l'Etourdi. Quelques- uns la placent en 1653. La date de 16 jj paraît mieux établie.
Déjà Molière avait été amené à composer lui-même une partie de son répertoire. Il avait fait des farces, dont il nous est parvenu des rédactions, comme la Jalousie du Barbouillé et le Médecin volant, ou dont nous ne connaissons que le titre, comme Gorgibus dans le sac, le Docteur amoureux ou le Fagoteux. Il se devait d'abor- der un jour la comédie littéraire, fondée sur une savante intrigue, développée en cinq actes, écrite en vers, telle que l'avaient mise à la mode les pièces de Rotrou, de Boisrobert, et qu'on avait imitée de l'Espagne et de l'Italie. « Les comédies, dit Voltaire dans son Sommaire de l'Etourdi, n étaient alors que des tissus d'aventures singulières, où
NOTICE 3
l'on n'avait guère songé à peindre les mœurs. » L'Étourdi, pièce de début, est conforme au goût des contemporains. Molière s'y montre d'ailleurs bon imitateur. On trouve dans son ouvrage des emprunts faits à divers auteurs, mais il paraît s'être inspiré surtout d'une pièce italienne, due à un acteur de la troupe des Gelosi, Nicolas Barbier i, dit Beltrame, et publiée à Turin en 1629 sous le titre de l'Inavvertito overo Scappino disturbato e Mezzetino travagliato, « le Malavisé ou Scapin dérangé et Me^etin tourmenté » .
On ignore quel accueil l'Étourdi reçut en province. Nous sommes mieux renseignés sur celui que lui réserva Paris.
Molière y vint tenter la fortune à la fin de l'année 165S. Il avait obtenu la protection de Monsieur, frère du roi, et le 24 octobre, dans la salle des gardes du Vieux-Louvre, il joua Nicomède devant « leurs Majestés et toute la cour » . Il parut ensuite sur le théâtre, et les supplia d'écouter une farce de son répertoire, le Docteur amoureux. Le roi fut enchanté et lui accorda la salle du Petit-Bourbon, située près de Saint-Germain l'Auxerrois, au lieu même où Claude Perrault devait, huit ans plus tard, commencer d'édifier la colonnade du Louvre. La faveur du public fut plus difficile à conquérir que celle du monarque. Il semble que Molière, pour se concilier l'opinion, déploya des qualités d'entregent et de souplesse dont un adversaire tel que de Villiersne manqua point de lui faire grief et de mettre les effets sur le compte de la brigue.
Comme Molière, écrit-il, « avait de l'esprit, et qu'il savait ce qu'il fallait faire pour réussir, il n'ouvrit son théâtre qu'après avoir fait plusieurs visites et brigué quantité d'approbateurs. Il fut trouvé incapable de jouer aucunes pièces sérieuses ; mais l'estime que l'on commençait à avoir pour lui fut cause que l'on le souffrît » (1).
(1) Nouvelles nouvelles. Paris. Pierre Bienfaict. 1 663.
4 NOTICE
Molière avait, à la vérité, de sérieux obstacles à vaincre. Les premières pièces que joua sa troupe furent fort mal accueillies. Mais dès qu'il se fut risqué, en novembre i6j8, à donner l'Étourdi, et bientôt après la seconde comédie qu'il avait écrite en province, le Dépit amoureux, le succès vint, très grand, et tel que nul ne le put contester. C'est ainsi que dans Élomire hypocondre (i), Le Bou- langer de Chalussay, un ennemi de Molière, lui fait dépeindre ses débuts à Paris :
Après Héraclius on sijjla Rodogune ;
Cinna le fut de même, et le Cid, tout charmant,
Reçut avec Pompée un pareil traitement.
Dans ce sensible affront ne sachant où m'en prendre,
Je me vis mille fois sur le point de me pendre.
Mais d'un coup d'étourdi que causa mon transport,
Où je devais périr je rencontrai le port :
Je veux dire qu'au lieu des pièces de Corneille,
Je jouai l'Étourdi, qui fut une merveille ;
Car à peine on m'eut vu la hallebarde au poing,
A peine on eut ouï mon plaisant baragouin,
Vu mon habit, ma toque, et ma barbe, et ma fraise,
Que tous les spectateurs furent transportés d'aise,
Et qu'on vit sur leurs fronts s'effacer ces froideurs
Qui nous avaient causé tant et tant de malheurs.
Du parterre au théâtre, et du théâtre aux loges,
La voix de cent échos fait cent fois mes éloges;
Et cette même voix demande incessamment
Pendant trois mois entiers ce divertissement.
Nous le donnons autant, et sans qu'on s'en rebute,
Et sans que cette pièce approche de sa chute.
En effet, l'Étourdi eut, dit La Grange, « un grand succès et produisit de part pour chaque acteur soixante et dix pistoles » . Dans la suite, il fut donné à diverses reprises devant le roi, notamment trois fois avec les Pré- cieuses ; et, du vivant de Molière, il fut joué sur son théâtre presque tous les ans.
(0 Anagramme de Molière.
NOTICE 5
La salle, assurément, comme l'indique Le Boulanger de Cbalnssay, fut séduite surtout par le caractère si vivant et si plaisant du valet habile et fourbe et fécond en res- sources. Au prototype italien, au Scappino de Beltrame, Molière avait su, tant dans la composition de la pièce que dans la manière de jouer le personnage, communiquer la flamme de son étourdissante verve : et de plus, s'ins- pirant de ce demi-masque, la mascarilla, dont les acteurs italiens se couvraient parfois le haut du visage, il avait créé pour son héros le nom populaire de Mascarille, par lequel, de plusieurs années, le peuple de Paris, et ses amis comme ses adversaires, ne devaient pas manquer de le désigner lui-même. La faveur du grand public se mesure souvent à Infortune d'un sobriquet.
Molière pouvait encore être discuté, combattu, raillé, poursuivi de haines et de calomnies. Il devait l'être. Mais il avait désormais un nom connu et aimé, une réputation établie, et un public pour le goûter et l'applaudir.
A. R.
Nota. — En principe, la présente édition reproduit le texte de celle qui fut donnée en 1674, « che\ Denis Thierry, rue Saint- Jacques, à l'enseigne de la Ville de Paris, et chez Claude Barbin, au Palais, sur le second perron de la Sainte Chapelle », et qui, présentant en un recueil les vingt-trois pièces publiées du vivant de Molière
6 NOTICE
répondit à son intention, attestée par le privilège général du 18 mars 1671 qui figure à la suite de l'édition originale des Fourberies de Scapin, de « donner au public. . . tous ses ouvrages. . . dans leur dernière perfection » . L'origine du texte adopté pour les pièces qui ne figurent pas dans l'édition de 1674 est indiquée à la suite de la Notice qui leur est consacrée.
PERSONNAGES
LÉL1E, fils de Pandolfe. MASCARILLE, valet de Lélie. ANSELME, vieillard. TRUFALDIN, vieillard. PANDOLFE, vieillard. LÉANDRE, fils de famille. ANDRÈS, cru Égyptien. ERGASTE, valet. CÉLIE, esclave de Trufaldin. HIPPOLYTE, fille d'Anselme. Un Courrier. Deux Troupes de Masques.
La scène est à Messine.
ACTE PREMIER
SCÈNE PREMIÈRE
LÉLIE
Eh bien ! Léandre, eh bien ! il faudra contester ; Nous verrons de nous deux qui pourra l'emporter, Qui, dans nos soins communs pour ce jeune miracle, Aux vœux de son rival portera plus d'obstacle. Préparez vos efforts, et vous défendez bien, Sûr que de mon côté je n'épargnerai rien.
SCENE II
LÉLIE, MASCARILLE LÉLIE
Ah ! Mascarille.
io L'ETOURDI
MASCARILLE Quoi?
LÉLIE
Voici bien des affaires ; J'ai dans ma passion toutes choses contraires : Léandre aime Célie, et, par un trait fatal, Malgré mon changement est toujours mon rival.
MASCARILLE Léandre aime Célie?
LÉLIE Il l'adore, te dis-je.
MASCARILLE Tant pis.
LÉLIE
Hé! oui, tant pis, c'est là ce qui m'afflige. Toutefois j'aurais tort de me désespérer, Puisque j'ai ton secours, je puis me rassurer : Je sais que ton esprit, en intrigues fertile, N'a jamais rien trouvé qui lui fût difficile, Qu'on te peut appeler le roi des serviteurs, Et qu'en toute la terre...
MASCARILLE
Hé! trêve de douceurs. Quand nous faisons besoin, nous autres misérables Nous sommes les chéris et les incomparables ; Et dans un autre temps, dès le moindre courroux, Nous sommes les coquins qu'il faut rouer de coups.
ACTE PREMIER. SCENE DEUXIEME n
LÉLIE
Ma foi, tu me fais tort avec cette invective ; Mais, enfin, discourons un peu de ma captive : Dis si les plus cruels et plus durs sentiments Ont rien d'impénétrable à des traits si charmants. Pour moi, dans ses discours comme dans son visage, Je vois pour sa naissance un noble témoignage, Et je crois que le ciel dedans un rang si bas Cache son origine, et ne l'en tire pas.
MASCAR1LLE
Vous êtes romanesque avecque vos chimères ; Mais que fera Pandolfe en toutes ces affaires ? C'est, Monsieur, votre père, au moins à ce qu'il dit; Vous savez que sa bile assez souvent s'aigrit, Qu'il peste contre vous d'une belle manière Quand vos déportements lui blessent la visière ; Il est avec Anselme en parole pour vous Que de son Hippolyte on vous fera l'époux, S'imaginant que c'est dans le seul mariage Qu'il pourra rencontrer de quoi vous faire sage. Et s'il vient à savoir que, rebutant son choix, D'un objet inconnu vous recevez les lois, Que de ce fol amour la fatale puissance Vous soustrait au devoir de votre obéissance, Dieu sait quelle tempête alors éclatera, Et de quels beaux sermons on vous régalera.
LÉLIE
Ah! trêve, je vous prie, à votre rhétorique.
MASCARILLE
Mais vous, trêve plutôt à votre politique ; Elle n'est pas fort bonne ; et devriez tâcher...
12 L'ETOURDI
LÉLIE
Sais- tu qu'on n'acquiert rien de bon à me fâcher? Que chez moi les avis ont de tristes salaires? Qu'un valet conseiller y fait mal ses affaires ?
MASCARILLE
(A part.) (Haut.)
Il se met en courroux ! Tout ce que j'en ai dit N'était rien que pour rire et vous sonder l'esprit. D'un censeur de plaisirs ai-je fort l'encolure, Et Mascarille est-il ennemi de nature? Vous savez le contraire, et qu'il est très certain Qu'on ne peut me taxer que d'être trop humain. Moquez-vous des sermons d'un vieux barbon de père; Poussez votre bidet, vous dis- je, et laissez faire; Ma foi, j;en suis d'avis, que ces penards chagrins Nous viennent étourdir de leurs contes badins, Et, vertueux par force, espèrent par envie Oter aux jeunes gens les plaisirs de la vie. Vous savez mon talent, je m'offre à vous servir.
LÉLIE
Ah ! c'est par ces discours que tu peux me ravir. Au reste, mon amour, quand je l'ai fait paraître, N'a point été mal vu des yeux qui l'ont fait naître; Mais Léandre à l'instant vient de me déclarer Qu'à me ravir Célie il se va préparer. C'est pourquoi dépêchons, et cherche dans ta tête Les moyens les plus prompts d'en faire une conquête. Trouve ruses, détours, fourbes, inventions, Pour frustrer un rival de ses prétentions.
MASCARILLE
Laissez-moi quelque temps rêver à cette affaire.
ACTE PREMIER. SCENE DEUXIEME 13
(A part.) Que pourrais-je inventer pour ce coup nécessaire ?
LÉLIE
Eh bien ! le stratagème ?
MASCARILLE
Ah ! comme vous courez ! Ma cervelle toujours marche à pas mesurés. J'ai trouvé votre fait : il faut... Non, je m'abuse. Mais, si vous alliez...
LÉLIE Où?
MASCARILLE
C'est une faible ruse. J'en songeais une.
LÉLIE
Et quelle ?
MASCARILLE
Elle n'irait pas bien. Mais ne pourriez-vous pas ?...
LÉLIE Quoi?
MASCARILLE
Vous ne pourriez rien. Parlez avec Anselme.
LÉLIE
Et que lui puis-je dire ?
i4 L'ETOURDI
MASCARILLE
Il est vrai, c'est tomber d'un mal dedans un pire. Il faut pourtant l'avoir. Allez chez Trufaldin.
LÉLIE
Que faire ?
MASCARILLE
Je ne sais.
LÉLIE
C'en est trop à la fin ; Et tu me mets à bout par ces contes frivoles.
MASCARILLE
Monsieur, si vous aviez en main force pistoles, Nous n'aurions pas besoin maintenant de rêver A chercher les biais que nous devons trouver, Et pourrions, par un prompt achat de cette esclave, Empêcher qu'un rival vous prévienne et vous brave. De ces Egyptiens qui la mirent ici, Trufaldin qui la garde est en quelque souci ; Et, trouvant son argent qu'ils lui font trop attendre, Je sais bien qu'il serait très ravi de la vendre : Car enfin en vrai ladre il a toujours vécu, Il se ferait fesser pour moins d'un quart d'écu ; Et l'argent est le dieu que surtout il révère : Mais le mal, c'est...
LÉLIE
Quoi, c'est ?
MASCARILLE
Que monsieur votre père Est un autre vilain qui ne vous laisse pas, Comme vous voudriez bien, manier ses ducats ;
ACTE PREMIER. SCÈNE TROISIÈME 15
Qu'il n'est point de ressort qui pour votre ressource Pût faire maintenant ouvrir la moindre bourse. Mais tâchons de parler à Célie un moment, Pour savoir là-dessus quel est son sentiment. La fenêtre est ici.
LÉLIE
Mais Trufaldin pour elle Fait de nuit et de jour exacte sentinelle ; Prends garde.
MASCARILLE
Dans ce coin demeurons en repos. O bonheur ! la voilà qui paraît à propos.
SCENE III LÉLIE, CÉLIE, MASCARILLE
LÉLIE
Ah ! que le ciel m'oblige, en offrant à ma vue Les célestes attraits dont vous êtes pourvue ! Et, quelque mal cuisant que m'aient causé vos yeux, Que je prends de plaisir à les voir en ces lieux !
CÉLIE
Mon cœur, qu'avec raison votre discours étonne, N'entend pas que mes yeux fassent tort à personne ; Et si dans quelque chose ils vous ont outragé, Je puis vous assurer que c'est sans mon congé.
i6 L'ÉTOURDI
LELIE
Ah ! leurs coups sont trop beaux pour me faire une Je mets toute ma gloire à chérir ma blessure, [injure. Et...
MASCARILLE
Vous le prenez là d'un ton un peu trop haut, Ce style maintenant n'est pas ce qu'il nous faut; Profitons mieux du temps, et sachons vite d'elle Ce que...
TRUFALDIN, dans la maison. Célie !
MASCARILLE Eh bien ?
LÉLIE
Ô rencontre cruelle ! Ce malheureux vieillard devait-il nous troubler !
MASCARILLE
Allez, retirez-vous ; je saurai lui parler.
SCENE IV
TRUFALDIN, CÉLIE, MASCARILLE, LÉLIE, retiré dans un coin.
TRUFALDIN, à Célie.
Que faites-vous dehors? et quel soin vous talonne, Vous à qui je défends de parler à personne ?
ACTE PREMIER. SCÈNE QUATRIEME 17
CÉLIE
Autrefois j'ai connu cet honnête garçon;
Et vous n'avez pas lieu d'en prendre aucun soupçon.
MASCARILLE Est-ce là le seigneur Trufaldin ?
CÉLIE
Oui, lui même.
MASCARILLE
Monsieur, je suis tout vôtre, et ma joie est extrême
De pouvoir saluer en toute humilité
Un homme dont le nom est partout si vanté.
TRUFALDIN Très humble serviteur.
MASCARILLE
J'incommode peut-être ; Mais je l'ai vue ailleurs, où m'ayant fait connaître Les grands talents qu'elle a pour savoir l'avenir, Je voulais sur un point un peu l'entretenir.
TRUFALDIN Quoi ! te mêlerais-tu d'un peu de diablerie ?
CÉLIE Non, tout ce que je sais n'est que blanche magie.
MASCARILLE
Voici donc ce que c'est. Le maître que je sers Languit pour un objet qui le tient dans ses fers ; Il aurait bien voulu du feu qui le dévore Pouvoir entretenir la beauté qu'il adore ;
18 L'ETOURDI
Mais un dragon veillant sur ce rare trésor,
N'a pu, quoi qu'il ait fait, le lui permettre encor,
Et, ce qui plus le gêne et le rend misérable,
Il vient de découvrir un rival redoutable ;
Si bien que, pour savoir si ses soins amoureux
Ont sujet d'espérer quelque succès heureux,
Je viens vous consulter, sûr que de votre bouche
Je puis apprendre au vrai le secret qui nous touche.
CÉLIE Sous quel astre ton maître a-t-il reçu le jour ?
MASCARILLE Sous un astre à jamais ne changer son amour.
■\ CÉLIE
Sans me nommer l'objet pour qui son cœur soupire,
La science que j'ai m'en peut assez instuire :
Cette fille a du cœur, et dans l'adversité
Elle sait conserver une noble fierté ;
Elle n'est pas d'humeur à trop faire connaître
Les secrets sentiments qu'en son cœur on fait naître ;
Mais je les sais comme elle, et, d'un esprit plus doux,
Je vais en peu de mots vous les découvrir tous.
MASCARILLE O merveilleux pouvoir de la vertu magique !
CÉLIE
Si ton maître en ce point de constance se pique, Et que la vertu seule anime son dessein, Qu'il n'appréhende pas de soupirer en vain : Il a lieu d'espérer, et le fort qu'il veut prendre N'est pas sourd aux traités, et voudra bien se rendre.
ACTE PREMIER. SCÈNE QUATRIEME 19
MASCARILLE
C'est beaucoup; mais ce fort dépend d'un gouverneur Difficile à gagner.
CÉLIE
C'est là tout le malheur.
MASCARILLE, à part. Au diable le fâcheux qui toujours nous éclaire !
CÉLIE Je vais vous enseigner ce que vous devez faire.
LÉLIE, les joignant.
Cessez, ô Trufaldin, de vous inquiéter :
C'est par mon ordre seul qu'il vous vient visiter ;
Et je vous l'envoyais, ce serviteur fidèle,
Vous offrir mon service et vous parler pour elle,
Dont je vous veux dans peu payer la liberté,
Pourvu qu'entre nous deux le prix soit arrêté.
MASCARILLE La peste soit la bête !
TRUFALDIN
Ho ! ho ! qui des deux croire ! Ce discours au premier est fort contradictoire.
MASCARILLE
Monsieur, ce galant homme a le cerveau blessé ; Ne le savez-vous pas ?
TRUFALDIN
Je sais ce que je sais;
20 L'ETOURDI
J'ai crainte ici dessous de quelque manigance.
(A Cèlie.) Rentrez, et ne prenez jamais cette licence; Et vous, filous fieffés, ou je me trompe fort, Mettez pour me jouer vos flûtes mieux d'accord.
MASCARILLE
C'est bien fait; Je voudrais qu'encor, sans flatterie, Il nous eût d'un bâton chargés de compagnie. A quoi bon se montrer, et comme un étourdi Me venir démentir de tout ce que je dis?
LÉLIE Je pensais faire bien.
MASCARILLE
Oui, c'était fort l'entendre. Mais quoi, cette action ne me doit point surprendre : Vous êtes si fertile en pareils contretemps Que vos écarts d'esprit n'étonnent plus les gens.
LÉLIE
Ah! mon Dieu, pour un rien me voilà bien coupable: Le mal est-il si grand qu'il soit irréparable ? Enfin, si tu ne mets Célie entre mes mains, Songe au moins de Léandre à rompre les desseins ; Qu'il ne puisse acheter avant moi cette belle. De peur que ma présence encor soit criminelle, Je te laisse.
MASCARILLE
Fort bien. A dire vrai, l'argent Serait dans notre affaire un sûr et fort agent; Mais, ce ressort manquant, il faut user d'un autre.
ACTE PREMIER. SCÈNE CINQUIEME 21
SCÈNE V
ANSELME, MASCARILLE
ANSELME
Par mon chef, c'est un siècle étrange que le nôtre ! J'en suis confus ; jamais tant d'amour pour le bien, Et jamais tant de peine à retirer le sien. Les dettes aujourd'hui, quelque soin qu'on emploie, Sont comme les enfants que l'on conçoit en joie, Et dont avecque peine on fait l'accouchement : L'argent dans une bourse entre agréablement ; Mais, le terme venu que nous devons le rendre, C'est lors que les douleurs commencent à nous prendre. Baste ! ce n'est pas peu que deux mille francs, dus Depuis deux ans entiers, me soient ainsi rendus ; Encore est-ce un bonheur.
MASCARILLE, à part.
Ô Dieu! la belle proie A tirer en volant! Chut : il faut que je voie Si je pourrais un peu de près le caresser. Je sais bien les discours dont il le faut bercer.
(A Anselme.) Je viens de voir, Anselme...
ANSELME Et qui ? MASCARILLE
Votre Nérine. ANSELME
Que dit-elle de moi, cette gente assassine?
22 L'ETOURDI
MASCARILLE Pour vous elle est de flamme.
ANSELME
Elle?
MASCARILLE
Et vous aime tant Que c'est grande pitié.
ANSELME
Que tu me rends content !
MASCARILLE
Peu s'en faut que d'amour la pauvrette ne meure. « Anselme, mon mignon, crie-t-elle à toute heure, Quand est-ce que l'hymen unira nos deux cœurs, Et que tu daigneras éteindre mes ardeurs ? »
ANSELME
Mais pourquoi jusqu'ici me les avoir celées ? Les filles, par ma foi, sont bien dissimulées ! Mascarille, en effet, qu'en dis-tu ? quoique vieux, J'ai de la mine encore assez pour plaire aux yeux.
MASCARILLE
Oui, vraiment, ce visage est encor fort mettable ; S'il n'est pas des plus beaux, il est des... agréable.
ANSELME Si bien donc...
MASCARILLE, veut prendre sa bourse.
Si bien donc qu'elle est sotte de vous, Ne vous regarde plus...
ACTE PREMIER. SCENE CINQUIÈME 23
ANSELME Quoi?
MASCARILLE
Que comme un époux, Et vous veut...
ANSELME Et me veut?..,
MASCARILLE
Et vous veut, quoi qu'il tienne, Prendre la bourse...
ANSELME
La...?
MASCARILLE, prend la bourse.
La bouche avec la sienne.
ANSELME
Ah! je t'entends. Viens çà, lorsque tu la verras, Vante-lui mon mérite autant que tu pourras.
MASCARILLE Laissez-moi faire.
ANSELME
Adieu.
MASCARILLE Que le ciel vous conduise !
ANSELME
Ah! vraiment, je faisais une étrange sottise Et tu pouvais pour toi m'accuser de froideur :
24 L'ÉTOURDI
Je t'engage à servir mon amoureuse ardeur, Je reçois par ta bouche une bonne nouvelle Sans du moindre présent récompenser ton zèle; Tiens, tu te souviendras...
MASCARILLE
Ah! non pas, s'il vous plaît.
ANSELME Laisse-moi...
MASCARILLE Point du tout, j'agis sans intérêt.
ANSELME Je lésais; mais pourtant...
MASCARILLE
Non, Anselme, vous dis-je, Je suis homme d'honneur, cela me désoblige.
ANSELME Adieu donc, Mascarille.
MASCARILLE
ô long discours !
ANSELME
Je veux Régaler par tes mains cet objet de mes vœux ; Et je vais te donner de quoi faire pour elle L'achat de quelque bague, ou telle bagatelle Que tu trouveras bon.
ACTE PREMIER. SCENE SIXIEME 25
MASCARILLE
Non, laissez votre argent, Sans vous mettre en souci : je ferai le présent ; Et l'on m'a mis en main une bague à la mode, Qu'après vous payerez, si cela l'accommode.
ANSELME
Soit, donne-la pour moi; mais surtout fais si bien, Qu'elle garde toujours l'ardeur de me voir sien.
SCENE VI
LÉLIE, ANSELME, MASCARILLE
LÉLIE
A qui la bourse ?
ANSELME
Ah! dieux! elle m'était tombée, Et j'aurais après cru qu'on me l'eût dérobée ; Je vous suis bien tenu de ce soin obligeant, Qui m'épargne un grand trouble et me rend mon ar- Je vais m'en décharger au logis tout à l'heure, [gent.
MASCARILLE
C'est être officieux, et très fort, ou je meure.
LÉLIE
Ma foi, sans moi, l'argent était perdu pour lui,
26 L'ÉTOURDI
MASCARILLE
Certes vous faites rage, et payez aujourd'hui
D'un jugement très rare et d'un bonheur extrême.
Nous avancerons fort, continuez de même.
LÉLIE
Qu'est-ce donc? qu'ai-je fait?
MASCARILLE
Le sot, en bon français, Puisque je puis le dire, et qu'enfin je le dois. Il sait bien l'impuissance où son père le laisse, [presse; Qu'un rival qu'il doit craindre étrangement nous Cependant, quand je tente un coup pour l'obliger Dont je cours moi tout seul la honte et le danger...
LÉLIE Quoi! c'était?...
MASCARILLE
Oui, bourreau, c'était pour la captive Que j'attrapais l'argent dont votre soin nous prive.
LÉLIE S'il est ainsi, j'ai tort; mais qui l'eût deviné?
MASCARILLE Il fallait, en effet, être bien raffiné.
LÉLIE Tu me devais par signe avertir de l'affaire.
ACTE PREMIER. SCENE SIXIEME 27
MASCARILLE
Oui, je devais au dos avoir mon luminaire. Au nom de Jupiter, laissez-nous en repos, Et ne nous chantez plus d'impertinents propos : Un autre après cela quitterait tout peut-être ; Mais j'avais médité tantôt un coup de maître Dont tout présentement je veux voir les effets, A la charge que si...
LÉLIE
Non, je te le promets, De ne me mêler plus de rien dire ou rien faire.
MASCARILLE Allez donc : votre vue excite ma colère.
LÉLIE Mais surtout hâte-toi, de peur qu'en ce dessein...
MASCARILLE
Allez, encore un coup ; j'y vais mettre la main.
(Seul.) Menons bien ce projet, la fourbe sera fine, S'il faut qu'elle succède ainsi que j'imagine. Allons voir... Bon, voici mon^homme justement.
a8 L'ETOURDI
SCÈNE VII
PANDOLFE, MASCARILLE
PANDOLFE
Mascarille.
MASCARILLE Monsieur?
PANDOLFE
A parler franchement, Je suis mal satisfait de mon fils.
MASCARILLE
De mon maître ? Vous n'êtes pas le seul qui se plaigne de l'être : Sa mauvaise conduite, insupportable en tout, Met à chaque moment ma patience à bout.
PANDOLFE
Je vous croyais pourtant assez d'intelligence Ensemble.
MASCARILLE
Moi? Monsieur, perdez cette croyance Toujours de son devoir je tâche à l'avertir, Et l'on nous voit sans cesse avoir maille à partir. A l'heure même encor nous avons eu querelle Sur l'hymen d'Hippolyte, où je le vois rebelle ; Où, par l'indignité d'un refus criminel, Je le vois offenser le respect paternel.
ACTE PREMIER. SCÈNE SEPTIEME 29
PANDOLFE
Querelle?
MASCARILLE Oui, querelle, et bien avant poussée.
PANDOLFE
Je me trompais donc bien : car j'avais la pensée Qu'à tout ce qu'il faisait tu donnais de l'appui.
MASCARILLE
Moi! Voyez ce que c'est que du monde aujourd'hui. Et comme l'innocence est toujours opprimée! Si mon intégrité vous était confirmée, Je suis auprès de lui gagé pour serviteur, Vous me voudriez encor payer pour précepteur ; Oui, vous ne pourriez pas lui dire davantage Que ce que je lui dis pour le faire être sage. « Monsieur, au nom de Dieu, lui fai-je assez souvent, Cessez de vous laisser conduire au premier vent, Réglez-vous. Regardez l'honnête homme de père Que vous avez du ciel : comme on le considère ! Cessez de lui vouloir donner la mort au cœur, Et, comme lui, vivez en personne d'honneur. »
PANDOLFE
C'est parler comme il faut. Et que peut-il répondre?
MASCARILLE
Répondre? des chansons, dont il me vient confondre. Ce n'est pas qu'en effet, dans le fond de son cœur, Il ne tienne de vous des semences d'honneur; Mais sa raison n'est pas maintenant sa maîtresse : Si je pouvais parler avecque hardiesse, Vous le verriez dans peu soumis sans nul effort.
3o L'ÉTOURDI
PANDOLFE
Parle.
MASCARILLE
C'est un secret qui m'importerait fort S'il était découvert ; mais à votre prudence Je le puis confier avec toute assurance.
PANDOLFE Tu dis bien.
MASCARILLE
Sachez donc que vos vœux sont trahis Par l'amour qu'une esclave imprime à votre fils.
PANDOLFE
On m'en avait parlé ; mais l'action me touche De voir que je l'apprenne encore par ta bouche.
MASCARILLE Vous voyez si je suis le secret confident.!.
PANDOLFE
Vraiment je suis ravi de cela.
MASCARILLE
Cependant A son devoir, sans bruit, désirez-vous le rendre ? Il faut... J'ai toujours peur qu'on nous vienne sur- Ce serait fait de moi s'il savait ce discours, [prendre : Il faut, dis-je, pour rompre à toute chose cours, Acheter sourdement l'esclave idolâtrée, jjt la faire passer en une autre contrée. Anselme a grand accès auprès de Trufaldin: Qu'il aille l'acheter pour vous dès ce matin ;
ACTE PREMIER, SCÈNE HUITIÈME 31
Après, si vous voulez en mes mains la remettre,
Je connais des marchands, et puis bien vous promettre
D'en retirer l'argent qu'elle pourra coûter,
Et malgré votre fils, de la faire écarter.
Car enfin, si l'on veut qu'à l'hymen il se range,
A cet amour naissant il faut donner le change ;
Et de plus, quand bien même il serait résolu,
Qu'il aurait pris le joug que vous avez voulu,
Cet autre objet, pouvant réveiller son caprice,
Au mariage encor peut porter préjudice.
PANDOLFE
C'est très bien raisonné; ce conseil me plaît fort. Je vois Anselme ; va, je m'en vais faire effort Pour avoir promptement cette esclave funeste, Et la mettre en tes mains pour achever le reste.
MASCARILLE
Bon ; allons avertir mon maître de ceci : Vive la fourberie, et les fourbes aussi !
SCENE VIII
HIPPOLYTE, MASCARILLE
HIPPOLYTE
Oui, traître, c'est ainsi que tu me rends service Je viens de tout entendre, et voir ton artifice ; A moins que de cela l'eussé-je soupçonné ? Tu couches d'imposture, et tu m'en as donné !
32 L'ÉTOURDI
Tu m'avais promis, lâche, et j'avais lieu d'attendre Qu'on te verrait servir mes ardeurs pour Léandre ; Que du choix de Lélie, où l'on veut m'obliger, Ton adresse et tes soins sauraient me dégager ; Que tu m'affranchirais du projet de mon père: Et cependant ici tu fais tout le contraire ; Mais tu t'abuseras : je sais un sûr moyen Pour rompre cet achat où tu pousses si bien, Et je vais de ce pas...
MASCARILLE
Ah ! que vous êtes prompte ! La mouche tout d'un coup à la tête vous monte ; Et, sans considérer s'il a raison ou non, Votre esprit contre moi fait le petit démon. J'ai tort, et je devrais, sans finir mon ouvrage, Vous faire dire vrai, puisque ainsi l'on m'outrage.
HIPPOLYTE
Par quelle illusion penses-tu m'éblouir ? Traître, peux-tu nier ce que je viens d'ouïr ?
MASCARILLE
Non ; mais il faut savoir que tout cet artifice Ne va directement qu'à vous rendre service ; Que ce conseil adroit, qui semble être sans fard, Jette dans le panneau l'un et l'autre vieillard ; Que mon soin par leurs mains ne veut avoir Célie Qu'à dessein de la mettre au pouvoir de Lélie, Et faire que l'effet de cette invention Dans le dernier excès portant sa passion, Anselme, rebuté de son prétendu gendre, Puisse tourner son choix du côté de Léandre.
ACTE PREMIER. SCÈNE HUITIÈME 33
HIPPOLYTE
Quoi? tout ce grand projet qui m'a mise en courroux, Tu l'as formé pour moi, Mascarille?
MASCARILLE
Oui, pour vous ; Mais puisqu'on reconnaît si mal mes bons ofEces, Qu'il me faut de la sorte essuyer vos caprices, Et que, pour récompense, on s'en vient de hauteur Me traiter de faquin, de lâche, d'imposteur, Je m'en vais réparer l'erreur que j'ai commise, Et dès ce même pas rompre mon entreprise.
HIPPOLYTE, l'arrêtant.
Hé ! ne me traite pas si rigoureusement,
Et pardonne aux transports d'un premier mouvement.
MASCARILLE
Non, non, laissez-moi faire; il est en ma puissance De détourner le coup qui si fort vous offense. Vous ne vous plaindrez point de mes soins désormais: Oui, vous aurez mon maître, et je vous le promets.
HIPPOLYTE
Hé ! mon pauvre garçon, que ta colère cesse : J'ai mal jugé de toi, j'ai tort, je le confesse.
(Tirant sa bourse.) Mais je veux réparer ma faute avec ceci. Pourrais-tu te résoudre à me quitter ainsi ?
MASCARILLE
Non, je ne le saurais, quelque effort que je fasse; Mais votre promptitude est de mauvaise grâce.
34 L'ÉTOURDI
Apprenez qu'il n'est rien qui blesse un noble cœur Comme quand il peut voir qu'on le touche en l'honneur.
HIPPOLYTE
Il est vrai, je t'ai dit de trop grosses injures; Mais que ces deux louis guérissent tes blessures.
MASCARILLE
Hé ! tout cela n'est rien ; je suis tendre à ces coups ; Mais déjà je commence à perdre mon courroux : Il faut de ses amis endurer quelque chose.
HIPPOLYTE
Pourras-tu mettre à fin ce que je me propose? Et crois-tu que l'effet de tes desseins hardis Produise à mon amour le succès que tu dis ?
MASCARILLE
N'ayez point pour ce fait l'esprit sur des épines : J'ai des ressorts tout prêts pour diverses machines ; Et quand ce stratagème à nos vœux manquerait, Ce qu'il ne ferait pas, un autre le ferait.
HIPPOLYTE
Crois qu'Hippolyte au moins ne sera pas ingrate.
MASCARILLE L'espérance du gain n'est pas ce qui me flatte.
HIPPOLYTE
Ton maître te fait signe, et veut parler à toi ; Je te quitte : mais songe à bien agir pour moi.
ACTE PREMIER. SCENE NEUVIEME 35
SCÈNE IX MASCARILLE, LÉLIE.
LÉLIE
Que diable fais-tu là? Tu me promets merveille, Mais ta lenteur d'agir est pour moi sans pareille. Sans que mon bon génie au-devant m'a poussé, Déjà tout mon bonheur eût été renversé; C'était fait de mon bien, c'était fait de ma joie ; D'un regret éternel je devenais la proie. Bref, si je ne me fusse en ce lieu rencontré, Anselme avait l'esclave, et j'en étais frustré. Il l'emmenait chez lui ; mais j'ai paré l'atteinte, J'ai détourné le coup, et tant fait que, par crainte, Le pauvre Trufaldin l'a retenue.
MASCARILLE
Et trois; Quand nous serons à dix, nous ferons une croix. C'était par mon adresse, ô cervelle incurable, Qu'Anselme entreprenait cet achat favorable ; Entre mes propres mains on la devait livrer, Et vos soins endiablés nous en viennent sevrer. Et puis pour votre amour je m'emploirais encore? J'aimerais mieux cent fois être grosse pécore, Devenir cruche, chou, lanterne, loup-garou, Et que monsieur Satan vous vînt tordre le cou.
LELIE, seul.
Il nous le faut mener en quelque hôtellerie, Et faire sur les pots décharger sa furie.
ACTE II SCÈNE PREMIÈRE
MASCARILLE, LÉLIE
MASCARILLE
A vos désirs enfin il a fallu se rendre.
Malgré tous mes serments, je n'ai pu m'en défendre,
Et pour vos intérêts, que je voulais laisser,
En de nouveaux périls viens de m'embarrasser.
Je suis ainsi facile, et si de Mascarille
Madame la Nature avait fait une fille,
Je vous laisse à penser ce que c'aurait été.
Toutefois n'allez pas, en cette sûreté,
Donner de vos revers au projet que je tente,
Me faire une bévue et rompre mon attente :
Auprès d'Anselme encor nous vous excuserons
Pour en pouvoir tirer ce que nous désirons ;
Mais, si dorénavant votre imprudence éclate,
Adieu, vous dis, mes soins pour l'objet qui vous flatte.
38 L'ÉTOURDI
LÉLIE
Non, je serai prudent, te dis-je, ne crains rien ; Tu verras seulement...
MASCARILLE
Souvenez-vous-en bien. J'ai commencé pour vous un hardi stratagème : Votre père fait voir une paresse extrême A rendre par sa mort tous vos désirs contents ; Je viens de le tuer, de parole j'entends; Je fais courir le bruit que d'une apoplexie Le bonhomme surpris a quitté cette vie ; Mais avant, pour pouvoir mieux feindre ce trépas, J'ai fait que vers sa grange il a porté ses pas. On est venu lui dire, et par mon artifice, Que les ouvriers qui sont après son édifice, Parmi les fondements qu'ils en jettent encor, Avaient fait par hasard rencontre d'un trésor. Il a volé d'abord ; et, comme à la campagne Tout son monde à présent, hors nous deux, l'accom- Dans l'esprit d'un chacun je le tue aujourd'hui, [pagne, Et produis un fantôme enseveli pour lui. Enfin je vous ai dit à quoi je vous engage; Jouez bien votre rôle, et, pour mon personnage, Si vous apercevez que j'y manque d'un mot, Dites absolument que je ne suis qu'un sot.
LÉLIE, seul.
Son esprit, il est vrai, trouve une étrange voie Pour adresser mes vœux au comble de leur joie ; Mais quand d'un bel objet on est bien amoureux, Que ne ferait-on pas pour devenir heureux? Si l'amour est au crime une assez belle excuse, Il en peut bien servir à la petite ruse
ACTE DEUXIEME. SCENE DEUXIEME 39
Que sa flamme aujourd'hui me force d'approuver Par la douceur du bien qui m'en doit arriver. Juste ciel ! qu'ils sont prompts! je les vois en parole; Allons nous préparer à jouer notre rôle.
SCENE II
MASCARILLE, ANSELME
MASCARILLE La nouvelle a sujet de vous surprendre fort.
ANSELME Etre mort de la sorte!
MASCARILLE
Il a certes grand tort. Je lui sais mauvais gré d'une telle incartade.
ANSELME
N'avoir pas seulement le temps d'être malade!
MASCARILLE Non, jamais homme n'eut si hâte de mourir.
ANSELME Et Lélie?
MASCARILLE
Il se bat, et ne peut rien souffrir;
4o L'ÉTOURDI
Il s'est fait en maints lieux contusion et bosse, Et veut accompagner son papa dans la fosse ; Enfin, pour achever, l'excès de son transport M'a fait en grande hâte ensevelir le mort, De peur que cet objet, qui le rend hypocondre, A faire un vilain coup ne me l'allât semondre.
ANSELME
N'importe, tu devais attendre jusqu'au soir; Outre qu'encore un coup j'aurais voulu le voir. Qui tôt ensevelit bien souvent assassine, Et tel est cru défunt qui n'en a que la mine.
MASCARILLE
Je vous le garantis trépassé comme il faut.
Au reste, pour venir au discours de tantôt,
Lélie, et l'action lui sera salutaire,
D'un bel enterrement veut régaler son père,
Et consoler un peu ce défunt de son sort
Par le plaisir de voir faire honneur à sa mort.
Il hérite beaucoup; mais comme en ses affaires
Il se trouve assez neuf, et ne voit encor guères
Que son bien la plupart n'est point en ces quartiers,
Ou que ce qu'il y tient consiste en des papiers,
Il voudrait vous prier, en suite de l'instance,
D'excuser de tantôt son trop de violence,
De lui prêter au moins pour ce dernier devoir...
ANSELME
Tu me l'as déjà dit, et je m'en vais le voir.
MASCARILLE, seul.
Jusques ici du moins, tout va le mieux du monde ; Tâchons à ce progrès que le reste réponde, Et de peur de trouver dans le port un écueil, Conduisons le vaisseau de la main et de l'œil.
ACTE DEUXIEME. SCENE TROISIEME 41
SCÈNE III LÉLIE, ANSELME, MASCARILLE
ANSELME
Sortons ; je ne saurais qu'avec douleur très forte Le voir empaqueté de cette étrange sorte. Las! en si peu de temps! il vivait ce matin!
MASCARILLE En peu de temps parfois on fait bien du chemin.
LÉLIE Ah!
ANSELME
Mais quoi ! cher Lélie, enfin il était homme. On n'a point pour la mort de dispense de Rome.
LÉLIE Ah!
ANSELME
Sans leur dire gare elle abat les humains, Et contre eux de tout temps a de mauvais desseins.
LÉLIE Ah!
ANSELME
Ce fier animal, pour toutes les prières, Ne perdrait pas un coup de ses dents meurtrières : Tout le monde y passe.
42 L'ETOURDI
LÉLIE
Ah!
MASCARILLE
Vous avez beau prêcher, Ce deuil enraciné ne se peut arracher.
ANSELME
Si malgré ces raisons votre ennui persévère, Mon cher Lélie, au moins faites qu'il se modère.
LÉLIE Ah!
MASCARILLE Il n'en fera rien, je connais son humeur.
ANSELME
Au reste, sur l'avis de votre serviteur, J'apporte ici l'argent qui vous est nécessaire Pour faire célébrer les obsèques d'un père...
LÉLIE
Ah! ah!
MASCARILLE
Comme à ce mot s'augmente sa douleur ! Il ne peut sans mourir songer à ce malheur.
ANSELME
Je sais que vous verrez, aux papiers du bonhomme, Que je suis débiteur d'une plus grande somme; Mais, quand par ces raisons je ne vous devrais rien, Vous pourriez librement disposer de mon bien. Tenez, je suis tout vôtre, et le ferai paraître.
ACTE DEUXIEME. SCÈNE TROISIÈME 43
LELIE, s en allant.
Ah!
MASCARILLE
Le grand déplaisir que sent monsieur mon maître! ANSELME
Mascarille, je crois qu'il serait à propos Qu'il me fît de sa main un reçu de deux mots.
MASCARILLE
Ah!
ANSELME
Des événements l'incertitude est grande.
MASCARILLE
Ah!
ANSELME
Faisons-lui signer le mot que je demande.
MASCARILLE
Las ! en l'état qu'il est, comment vous contenter?
Donnez-lui le loisir de se désattrister ;
Et quand ses déplaisirs prendront quelque allégeance,
J'aurai soin d'en tirer d'abord votre assurance.
Adieu; je sens mon cœur qui se gonfle d'ennui,
Et m'en vais tout mon soûl pleurer avecque lui.
Ah!
ANSELME, seul.
Le monde est rempli de beaucoup de traverses. Chaque homme tous les jours en ressent de diverses. Et jamais ici-bas...
44 L'ÉTOURDI
SCÈNE IV
PANDOLFE, ANSELME
ANSELME
Ah ! bon Dieu, je frémis ! Pandolfe qui revient ! Fût-il bien endormi ! Comme, depuis sa mort, sa face est amaigrie ! Las ! ne m'approchez pas de plus près, je vous prie ; J'ai trop de répugnance à coudoyer un mort.
PANDOLFE D'où peut donc provenir ce bizarre transport?
ANSELME
Dites-moi de bien loin quel sujet vous amène.
Si pour me dire adieu vous prenez tant de peine,
C'est trop de courtoisie, et véritablement
Je me serais passé de votre compliment.
Si votre âme est en peine et cherche des prières,
Las! je vous en promets, et ne m'effrayez guères.
Foi d'homme épouvanté, je vais faire à l'instant
Prier tant Dieu pour vous, que vous serez content.
Disparaissez donc, je vous prie,
Et que le ciel par sa bonté
Comble de joie et de santé
Votre défunte seigneurie.
PANDOLFE, riant.
Malgré tout mon dépit, il m'y faut prendre part.
ANSELME Las! pour un trépassé, vous êtes bien gaillard!
ACTE DEUXIÈME. SCENE QUATRIÈME 45
PANDOLFE
Est-ce jeu, dites-nous, ou bien si c'est folie, Qui traite de défunt une personne en vie?
ANSELME Hélas! vous êtes mort, et je viens de vous voir.
PANDOLFE
Quoi! j'aurais trépassé sans m'en apercevoir?
ANSELME
Sitôt que Mascarille en a dit la nouvelle, J'en ai senti dans l'âme une douleur mortelle.
PANDOLFE
Mais enfin, dormez-vous? êtes-vous éveillé? Me connaissez-vous pas ?
ANSELME
Vous êtes habillé D'un corps aérien qui contrefait le vôtre, Mais qui, dans un moment, peut devenir tout autre. Je crains fort de vous voir comme un géant grandir, Et tout votre visage affreusement laidir. Pour Dieu, ne prenez point de vilaine figure; J'ai prou de ma frayeur en cette conjoncture.
PANDOLFE
En une autre saison, cette naïveté Dont vous accompagnez votre crédulité, Anselme, me serait un charmant badinage, Et j'en prolongerais le plaisir davantage; Mais, avec cette mort, un trésor supposé Dont parmi les chemins on m'a désabusé
46 L'ÉTOURDI
Fomente dans mon âme un soupçon légitime. Mascarille est un fourbe, et fourbe fourbissime, Sur qui ne peuvent rien la crainte et le remords, Et qui pour ses desseins a d'étranges ressorts.
ANSELME
M'aurait-on joué pièce, et fait supercherie ? Ah ! vraiment ma raison, vous seriez fort jolie ! Touchons un peu pour voir : en effet, c'est bien lui. Malepeste du sot que je suis aujourd'hui ! De grâce, n'allez pas divulguer un tel conte : On en ferait jouer quelque farce à ma honte ; Mais, Pandolfe, aidez-moi vous-même à retirer L'argent que j'ai donné pour vous faire enterrer.
PANDOLFE
De l'argent, dites-vous? Ah! c'est donc l'enclouure:
Voilà le nœud secret de toute l'aventure ;
A votre dam. Pour moi, sans m'en mettre en souci,
Je vais faire informer de cette affaire ici
Contre ce Mascarille, et si l'on peut le prendre,
Quoi qu'il puisse coûter, je veux le faire pendre.
ANSELME, seul.
Et moi, la bonne dupe à trop croire un vaurien, Il faut donc qu'aujourd'hui je perde et sens et bien? Il me sied bien, ma foi, de porter tête grise, Et d'être encor si prompt à faire une sottise, D'examiner si peu sur un premier rapport!... Mais je vois...
ACTE DEUXIÈME. SCENE CINQUIÈME 47
SCÈNE V LÉLIE, ANSELME
LÉLIE
Maintenant, avec ce passeport, Je puis à Trufaldin rendre aisément visite.
ANSELME
A ce que je puis voir, votre douleur vous quitte?
LÉLIE
Que dites-vous ? jamais elle ne quittera Un cœur qui chèrement toujours la nourrira.
ANSELME
Je reviens sur mes pas vous dire avec franchise
Que tantôt avec vous j'ai fait une méprise;
Que parmi ces louis, quoiqu'ils semblent très beaux,
J'en ai sans y penser mêlé que je tiens faux;
Et j'apporte sur moi de quoi mettre en leur place :
De nos faux monnayeurs l'insupportable audace
Pullule en cet Etat d'une telle façon,
Qu'on ne reçoit plus rien qui soit hors de soupçon !
Mon Dieu, qu'on ferait bien de les faire tous pendre !
LÉLIE
Vous me faites plaisir de les vouloir reprendre; Mais je n'en ai point vu de faux, comme je crois.
ANSELME
Je les connaîtrai bien ; montrez, montrez-les-moi. Est-ce tout?
48 L'ÉTOURDI
LÉLIE Oui.
ANSELME
Tant mieux ■ enfin je vous raccroche, Mon argent bien-aimé ; rentrez dedans ma poche ; Et vous, mon brave escroc, vous ne tenez plus rien. Vous tuez donc des gens qui se portent fort bien ? Et qu'auriez-vous donc fait sur moi, chétif beau-père ? Ma foi, je m'engendrais d'une belle manière, Et j'allais prendre en vous un beau-fils fort discret! Allez, allez mourir de honte et de regret.
LÉLIE, seul.
Il faut dire : « J'en tiens ». Quelle surprise extrême! D'où peut-il avoir su sitôt le stratagème?
SCENE VI
MASCARILLE, LÉLIE
MASCARILLE
Quoi? vous étiez sorti? Je vous cherchais partout! Hé bien! en sommes-nous enfin venus à bout? Je le donne en six coups au fourbe le plus brave ; Çà, donnez-moi que j'aille acheter notre esclave; Votre rival après sera bien étonné.
ACTE DEUXIEME. SCENE SIXIEME 49
LÉLIE
Ah! mon pauvre garçon, la chance a bien tourné. Pourrais-tu de mon sort deviner l'injustice ?
MASCARILLE
Quoi ? que serait-ce ?
LÉLIE
Anselme, instruit de l'artifice, M'a repris maintenant tout ce qu'il nous prêtait, Sous couleur de changer de l'or que l'on doutait.
MASCARILLE
Vous vous moquez peut-être ?
LÉLIE
Il est trop véritable.
MASCARILLE
Tout de bon?
LELIE
Tout de bon ; j'en suis inconsolable. Tu te vas emporter d'un courroux sans égal.
MASCARILLE
Moi, Monsieur? quelque sot : la colère fait mal, Et je veux me choyer, quoi qu'enfin il arrive. Que Célie après tout soit ou libre ou captive, Que Léandre l'achète, ou qu'elle reste là, Pour moi, je m'en soucie autant que de cela.
LÉLIE
Ah! n'aie point pour moi si grande indifférence, Et sois plus indulgent à ce peu d'imprudence!
5o L'ÉTOURDI
Sans ce dernier malheur, ne m'avoûras-tu pas Que j'avais fait merveille, et qu'en ce feint trépas J'éludais un chacun d'un deuil si vraisemblable Que les plus clairvoyants l'auraient cru véritable?
MASCARILLE Vous avez en effet sujet de vous louer.
LÉLIE
Eh bien! je suis coupable, et je veux l'avouer; Mais si jamais mon bien te fut considérable, Répare ce malheur et me sois secourable.
MASCARILLE Je vous baise les mains, je n'ai pas le loisir.
LÉLIE
Mascarille, mon fils!
MASCARILLE Point.
LÉLIE
Fais-moi ce plaisir.
MASCARILLE
Non, je n'en ferai rien.
LÉLIE
Si tu m'es inflexible, Je m'en vais me tuer.
MASCARILLE
Soit, il vous est loisible.
ACTE DEUXIEME. SCENE SIXIEME 51
LÉLIE
Je ne te puis fléchir?
MASCARILLE Non.
LÉLIE
Vois-tu le fer prêt?
MASCARILLE Oui.
LÉLIE
Je vais le pousser.
MASCARILLE
Faites ce qu'il vous plaît.
LÉLIE Tu n'auras pas regret de m'arracher la vie?
MASCARILLE
Non.
LÉLIE
Adieu, Mascarille.
MASCARILLE
Adieu, Monsieur Lélie.
LÉLIE Quoi?...
MASCARILLE
Tuez- vous donc vite ; ah ! que de longs devis !
52 L'ÉTOURDI
LÉLIE
Tu voudrais bien, ma foi, pour avoir mes habits, Que je risse le sot, et que je me tuasse.
MASCARILLE
Savais-je pas qu'enfin ce n'était que grimace;
Et, quoi que ces esprits jurent d'effectuer,
Quon n'est point aujourd'hui si prompt à se tuer?
SCÈNE VII
LÉANDRE, TRUFALDIN, LÉLIE, MASCARILLE
(Trnfaldin parle bas à l'oreille de Léandre.)
LÉLIE
Que vois-je? mon rival et Trufaldin ensemble! Il achète Célie; ah! de frayeur je tremble.
MASCARILLE
Il ne faut point douter qu'il fera ce qu'il peut, Et, s'il a de l'argent, qu'il pourra ce qu'il veut. Pour moi, j'en suis ravi : voilà la récompense De vos brusques erreurs, de votre impatience.
LÉLIE Que dois-je faire? dis, veuille me conseiller.
MASCARILLE Je ne sais.
ACTE DEUXIÈME. SCENE SEPTIEME 53
LÉLIE
Laissez-moi, je vais le quereller.
MASCARILLE
Qu'en arrivera-t-il ?
LÉLIE
Que veux-tu que je fasse Pour empêcher ce coup?
MASCARILLE
Allez, je vous fais grâce ; Je jette encore un œil pitoyable sur vous ; Laissez-moi l'observer; par des moyens plus doux Je vais, comme je crois, savoir ce qu'il projette.
TRUFALDIN, sortant, à Léandre. Quand on viendra tantôt, c'est une affaire faite.
MASCARILLE, s'èloignant.
Il faut que je l'attrape, et que de ses desseins Je sois le confident, pour mieux les rendre vains.
LÉANDRE, seul.
Grâces au ciel, voilà mon bonheur hors d'atteinte; J'ai su me l'assurer, et je n'ai plus de crainte. Quoi que désormais puisse entreprendre un rival, Il n'est plus en pouvoir de me faire du mal.
MASCARILLE, revenant.
Ahi! ahi! à l'aide! au meurtre! au secours! on m'assomme! Ah, ah. ah, ah, ah, ah! ô traître ! ô bourreau d'homme !
54 L'ÉTOURDI
LÉANDRE
D'où procède cela ? qu'est-ce ? que te fait-on ?
MASCARILLE On vient de me donner deux cents coups de bâton.
LÉANDRE
Qui?
MASCARILLE
Lélie.
LÉANDRE
Et pourquoi ?
MASCARILLE
Pour une bagatelle, Il me chasse et me bat d'une façon cruelle.
LÉANDRE
Ah! vraiment il a tort.
MASCARILLE
Mais, ou je ne pourrai, Ou je jure bien fort que je m'en vengerai. Oui, je te ferai voir, batteur que Dieu confonde, Que ce n'est pas pour rien qu'il faut rouer le monde ; Que je suis un valet, mais fort homme d'honneur, Et qu'après m'avoir eu quatre ans pour serviteur, Il ne me fallait pas payer en coups de gaules, Et me faire un affront si sensible aux épaules; Je te le dis encor, je saurai m'en venger : Une esclave te plaît, tu voulais m'engager A la mettre en tes mains, et je veux faire en sorte Qu'un autre te l'enlève, ou le diable m'emporte !
ACTE DEUXIEME. SCENE SEPTIEME 5 s
LÉANDRE
Ecoute, Mascarille, et quitte ce transport ; Tu m'as plu de tout temps, et je souhaitais fort Qu'un garçon comme toi, plein d'esprit et fidèle, A mon service un jour pût attacher son zèle ; Enfin, si le parti te semble bon pour toi, Si tu veux me servir, je t'arrête avec moi.
MASCARILLE
Oui, Monsieur, d'autant mieux que le destin propice M'offre à me bien venger en vous rendant service, Et que dans mes efforts pour vos contentements, Je puis à mon brutal trouver des châtiments. De Célie, en un mot, par mon adresse extrême...
LÉANDRE
Mon amour s'est rendu cet office lui-même : Enflammé d'un objet qui n'a point de défaut, Je viens de l'acheter moins encor qu'il ne vaut.
MASCARILLE Quoi! Célie est à vous?
LÉANDRE
Tu la verrais paraître, Si de mes actions j'étais tout à fait maître ; Mais quoi ! mon père l'est ; comme il a volonté, Ainsi que je l'apprends d'un paquet apporté, ■ De me déterminer à l'hymen d'Hippolyte, J'empêche qu'un rapport de tout ceci l'irrite. Donc avec Trufaldin, car je sors de chez lui, J'ai voulu tout exprès agir au nom d'autrui; Et, l'achat fait, ma bague est la marque choisie Sur laquelle au premier il doit livrer Célie :
56 L'ÉTOURDI
Je songe auparavant à chercher les moyens D'ôter aux yeux de tous ce qui charme les miens, A trouver promptement un endroit favorable Où puisse être en secret cette captive aimable.
MASCARILLE
Hors de la ville un peu, je puis avec raison D'un vieux parent que j'ai vous offrir la maison ; Là vous pourrez la mettre avec toute assurance, Et de cette action nul n'aura connaissance.
LÉANDRE
Oui, ma foi, tu me fais un plaisir souhaité. Tiens donc, et va pour moi prendre cette beauté. Dès que par Trufaldin ma bague sera vue, Aussitôt en tes mains elle sera rendue ; Et dans cette maison tu me la conduiras Quand... Mais chut ! Hippolyte est ici sur nos pas.
SCENE VIII
HIPPOLYTE, LÉANDRE, MASCARILLE
HIPPOLYTE
Je dois vous annoncer, Léandre, une nouvelle; Mais la trouverez-vous agréable ou cruelle ?
LÉANDRE
Pour en pouvoir juger et répondre soudain, Il faudrait la savoir.
ACTE DEUXIÈME. SCENE NEUVIEME 57
HIPPOLYTE
Donnez-moi donc la main [prendre. Jusqu'au temple, en marchant je pourrai vous l'ap-
LÉANDRE, à MascariUe. Va, va-t'en me servir sans davantage attendre.
MASCARILLE, seul.
Oui, je te vais servir d'un plat de ma façon. Fut-il jamais au monde un plus heureux garçon ? Oh! que dans un moment Lélie aura de joie! Sa maîtresse en nos mains tomber par cette voie ! Recevoir tout son bien d'où l'on attend le mal, Et devenir heureux par la main d'un rival ! Après ce rare exploit, je veux que l'on s'apprête A me peindre en héros un laurier sur la tête, Et qu'au bas du portrait on mette en lettres d'or : Vivat Mascarillus, fourbum imperator !
SCENE IX
TRUFALDIN, MASCARILLE
MASCARILLE Holà!
TRUFALDIN Que voulez-vous?
58 L'ÉTOURDI
MASCARILLE
Cette bague connue Vous dira le sujet qui cause ma venue.
TRUFALDIN
Oui, je reconnais bien la bague que voilà ; Je vais quérir l'esclave ; arrêtez un peu là.
SCENE X
LE COURRIER, TRUFALDIN, MASCARILLE
LE COURRIER
Seigneur, obligez-moi de m'enseigner un homme.
TRUFALDIN Et qui ?
LE COURRIER
Je crois que c'est Trufaldin qu'il se nomme.
TRUFALDIN
Et que lui voulez-vous ? vous le voyez ici.
LE COURRIER
Lui rendre seulement la lettre que voici.
ACTE DEUXIEME. SCENE DIXIEME 59
LETTRE
Le Ciel, dont la bonté prend souci de ma vie, Vient de me faire ouïr par un bruit asseç doux Que ma fille, à quatre ans par des voleurs ravie, Sous le nom de Cclie est esclave cbeç vous. Si vous sûtes jamais ce que c'est qu'être père, Et vous trouve^ sensible aux tendresses du sang, Conservez-moi cheç vous cette fille si chère, Comme si de la vôtre elle tenait le rang. Pour V aller retirer, je pars d'ici moi-même, Et vous vais de vos soins recompenser si bien Qiie, par votre bonheur, que je veux rendre extrême, Vous bènireç le jour où vous causeç le mien.
Don Pedro de Gusman,
Marquis de Montakane. De Madrid.
TRUFALDIN
Quoique à leur nation bien peu de foi soit due,
Ils me l'avaient bien dit, ceux qui me l'ont vendue,
Que je verrais dans peu quelqu'un la retirer,
Et que je n'aurais pas sujet d'en murmurer;
Et cependant j'allais, dans mon impatience,
Perdre aujourd'hui les fruits d'une haute espérance.
(Au courrier.) Un seul moment plus tard, tous vos pas étaient vains : J'allais mettre en l'instant cette fille en ses mains. Mais suffit, j'en aurai tout le soin qu'on désire.
(A Mascarilk.) Vous-même, vous voyez ce que je viens délire. Vous direz à celui qui vous a fait venir Que je ne lui saurais ma parole tenir. Qu'il vienne retirer son argent.
6o L'ÉTOURDI
MASCARILLE
Mais l'outrage Que vous lui faites...
TRUFALDIN
Va, sans causer davantage.
MASCARILLE
Ah ! le fâcheux paquet que nous venons d'avoir ! Le sort a bien donné la baie à mon espoir, Et bien à la male-heure est-il venu d'Espagne Ce courrier que la foudre ou la grêle accompagne ! Jamais, certes, jamais plus beau commencement N'eut en si peu de temps plus triste événement.
SCENE XI LÉLIE, MASCARILLE
MASCARILLE
Quel beau transport de joie à présent vous inspire ?
LËLIE
Laisse-m'en rire encore avant que te le dire.
MASCARILLE Çà, rions donc bien fort : nous en avons sujet!
ACTE DEUXIÈME. SCENE ONZIEME 6
LÉLIE
Ah! je ne serai plus de tes plaintes l'objet. Tu ne me diras plus, toi qui toujours me cries, Que je gâte en brouillon toutes tes fourberies : J'ai bien joué moi-même un tour des plus adroits. Il est vrai, je suis prompt et m'emporte parfois; Mais pourtant, quand je veux, j'ai l'imaginative Aussi bonne, en effet, que personne qui vive ; Et toi-même avoueras que ce que j'ai fait, part D'une pointe d'esprit où peu de monde a part.
MASCARILLE
Sachons donc ce qu'a fait cette imaginative.
LÉLIE
Tantôt, l'esprit ému d'une frayeur bien vive D'avoir vu Trufaldin avecque mon rival, Je songeais à trouver un remède à ce mal, Lorsque, me ramassant tout entier en moi-même, J'ai conçu, digéré, produit un stratagème Devant qui tous les tiens, dont tu fais tant de cas, Doivent sans contredit mettre pavillon bas.
MASCARILLE
Mais qu'est-ce ?
LÉLIE
Ahl s'il te plaît, donne-toi patience. J'ai donc feint une lettre avecque diligence, Comme d'un grand seigneur écrite à Trufaldin, Qui mande qu'ayant su par un heureux destin Qu'une esclave qu'il tient sous le nom de Célie Est sa fille autrefois par des voleurs ravie
62 L'ETOURDI
Il veut la venir prendre, et le conjure au moins De la garder toujours, de lui rendre des soins; Qu'à ce sujet il part d'Espagne, et doit pour elle Par de si grands présents reconnaître son zèle, Qu'il n'aura point regret de causer son bonheur.
MASCARILLE Fort bien.
LÉLIE
Ecoute donc ; voici bien le meilleur : La lettre que je dis a donc été remise ; Mais sais-tu bien comment? en saison si bien prise Que le porteur m'a dit que, sans ce trait falot, Un homme l'emmenait qui s'est trouvé fort sot.
MASCARILLE
Vous avez fait ce coup sans vous donner au diable ?
LÉLIE
Oui, d'un tour si subtil m'aurais-tu cru capable ? Loue au moins mon adresse et la dextérité Dont je romps d'un rival le dessein concerté.
MASCARILLE
A vous pouvoir louer selon votre mérite,
Je manque d'éloquence et ma force est petite.
Oui, pour bien étaler cet effort relevé,
Ce bel exploit de guerre à nos yeux achevé,
Ce grand et rare effet d'une imaginative
Qui ne cède en vigueur à personne qui vive,
Ma langue est impuissante, et je voudrais avoir
Celles de tous les gens du plus exquis savoir
Pour vous dire en beaux vers, ou bien en docte prose,
Que vous serez toujours, quoi que l'on se propose,
ACTE DEUXIEME. SCENE ONZIEME 63
Tout ce que vous avez été durant vos jours : C'est à dire un esprit chaussé tout à rebours, Une raison malade et toujours en débauche, Un envers du bon sens, un jugement à gauche, Un brouillon, une bête, un brusque, un étourdi, Que sais-je? un... cent fois plus encor que je ne dis : C'est faire en abrégé votre panégyrique.
LÉLIE
Apprends-moi le sujet qui contre moi te pique ; Ai-je fait quelque chose? Eclaircis-moi ce point.
MASCARILLE
Non, vous n'avez rien fait. Mais ne me suivez point.
LÉLIE Je te suivrai partout, pour savoir ce mystère.
MASCARILLE
Oui? Sus donc, préparez vos jambes à bien faire, Car je vais vous fournir de quoi les exercer.
LÉLIE
Il m'échappe ! ô malheur qui ne se peut forcer!
Au discours qu'il m'a fait que saurais-je comprendre,
Et quel mauvais office aurais-je pu me rendre?
ACTE III
SCÈNE PREMIÈRE
MASCARILLE, seul.
Taisez-vous, ma bonté, cessez votre entretien ; Vous êtes une sotte, et je n'en ferai rien; Oui, vous avez raison, mon courroux, je l'avoue; Relier tant de fois ce qu'un brouillon dénoue, C'est trop de patience, et je dois en sortir Après de si beaux coups qu'il a su divertir. Mais aussi, raisonnons un peu sans violence : Si je suis maintenant ma juste impatience, On dira que je cède à la difficulté, Que je me trouve à bout de ma subtilité : Et que deviendra lors cette publique estime Qui te vante partout pour un fourbe sublime, Et que tu t'es acquise en tant d'occasions A ne t 'être jamais vu court d'inventions ? L'honneur, ô Mascarille, est une belle chose : A tes nobles travaux ne fais aucune pause ;
66 L'ETOURDI
Et quoi qu'un maître ait fait pour te faire enrager, Achève pour ta gloire, et non pour l'obliger. Mais quoi ! que feras-tu que de l'eau toute claire, Traversé sans repos par ce démon contraire ? Tu vois qu'à chaque instant il te fait déchanter, Et que c'est battre l'eau de prétendre arrêter Ce torrent effréné qui de tes artifices Renverse en un moment les plus beaux édifices. Eh bien, pour toute grâce, encore un coup du moins, Au hasard du succès sacrifions des soins ; Et, s'il poursuit encore à rompre notre chance, J'y consens, ôtons-lui toute notre assistance. Cependant notre affaire encor n'irait pas mal, Si par là nous pouvions perdre notre rival, Et que Léandre enfin, lassé de sa poursuite, Nous laissât jour entier pour ce que je inédite. Oui, je roule en ma tête un trait ingénieux Dont je promettrais bien un succès glorieux, Si je puis n'avoir plus cet obstacle à combattre : Bon, voyons si son feu se rend opiniâtre.
SCENE II
LÉANDRE, MASCARILLE
MASCARILLE
Monsieur, j'ai perdu temps; votre homme se dédit.
LÉANDRE
De la chose lui-même il m'a fait un récit;
ACTE TROISIÈME. SCÈNE DEUXIEME 67
Mais c'est bien plus : j'ai su que tout ce beau mystère D'un rapt d'Egyptiens, d'un grand seigneur pour père, Qui doit partir d'Espagne et venir en ces lieux, N'est qu'un pur stratagème, un trait facétieux, Une histoire à plaisir, un conte dont Lélie A voulu détourner notre achat de Célie.
MASCARILLE Voyez un peu la fourbe !
LÉANDRE
Et pourtant Trufaldin Est si bien imprimé de ce conte badin, Mord si bien à l'appât de cette faible ruse, Qu'il ne veut point souffrir que l'on le désabuse.
MASCARILLE
C'est pourquoi désormais il la gardera bien, Et je ne vois pas lieu d'y prétendre plus rien.
LÉANDRE
Si d'abord à mes yeux elle parut aimable, Je viens de la trouver tout à fait adorable, Et je suis en suspens si, pour me l'acquérir, Aux extrêmes moyens je ne dois point courir, Par le don de ma foi rompre sa destinée Et changer ses liens en ceux de l'hyménée.
MASCARILLE Vous pourriez l'épouser ?
LÉANDRE
Je ne sais ; mais enfin, Si quelque obscurité se trouve en son destin,
68 L'ETOURDI
Sa grâce et sa vertu sont de douces amorces Qui, pour tirer les cœurs, ont d'incroyables forces.
MASCARILLE
Sa vertu, dites-vous?
LÉANDRE
Quoi ? que murmures-tu ? Achève, explique-toi sur ce mot de vertu.
MASCARILLE
Monsieur, votre visage en un moment s'altère, Et je ferai bien mieux peut-être de me taire.
LÉANDRE
Non, non, parle.
MASCARILLE
Eh bien! donc, très charitablement, Je vous veux retirer de votre aveuglement. Cette fille...
LÉANDRE Poursuis.
MASCARILLE
N'est rien moins qu'inhumaine; Dans le particulier elle oblige sans peine, Et son cœur, croyez-moi, n'est point roche après tout A quiconque la sait prendre par le bon bout ; Elle fait la sucrée, et veut passer pour prude ; Mais je puis en parler avecque certitude : Vous savez que je suis quelque peu du métier A me devoir connaître en un pareil gibier.
LÉANDRE
Célie?...
ACTE TROISIÈME. SCÈNE DEUXIÈME 6q
MASCARILLE Oui : sa pudeur n'est que franche grimace, Qu'une ombre de vertu qui garde mal la place, Et qui s'évanouit, comme l'on peut savoir, Aux rayons du soleil qu'une bourse fait voir.
LÉANDRE
Las! que dis-tu? Croirai-je un discours de la sorte?
MASCARILLE
Monsieur, les volontés sont libres ; que m'importe ? Non, ne me croyez pas, suivez votre dessein, Prenez cette matoise et lui donnez la main : Toute la ville en corps reconnaîtra ce zèle, Et vous épouserez le bien public en elle.
LÉANDRE Quelle surprise étrange !
MASCARILLE, bas.
Il a pris l'hameçon ; Courage 1 s'il se peut enferrer tout de bon, Nous nous ôtons du pied une fâcheuse épine.
LÉANDRE Oui, d'un coup étonnant ce discours m'assassine.
MASCARILLE Quoi! vous pourriez?...
LÉANDRE
Va-t'en jusqu'à la poste, et vois Je ne sais quel paquet qui doit venir pour moi.
(Seul.) Qui ne s'y fût trompé ? Jamais l'air d'un visage, Si ce qu'il dit est vrai, n'imposa davantage.
70 L'ÉTOURDI
SCÈNE ÏII
LÉLIE, LÉANDRE
LÉLIE
Du chagrin qui vous tient quel peut être l'objet?
LÉANDRE
Moi?
LÉLIE
Vous-même.
LÉANDRE
Pourtant je n'en ai point sujet.
LÉLIE
Je vois bien ce que c'est : Célie en est la cause.
LÉANDRE
Mon esprit ne court pas après si peu de chose.
LÉLIE
Pour elle vous aviez pourtant de grands desseins ; Mais il faut dire ainsi, lorsqu'ils se trouvent vains.
LÉANDRE
Si j'étais assez sot pour chérir ses caresses, Je me moquerais bien de toutes vos finesses.
LÉLIE
Quelles finesses donc ?
LÉANDRE
Mon Dieu, nous savons tout.
ACTE TROISIEME. SCENE TROISIEME 71
LELIE Quoi?
LÊANDRE
Votre procédé de l'un à l'autre bout.
LÉLIE
C'est de l'hébreu pour moi, je n'y puis rien comprendre.
LÉANDRE
Feignez, si vous voulez, de ne me pas entendre ; Mais, crovez-moi, cessez de craindre pour un bien Où je serais fâché de vous disputer rien : J'aime fort la beauté qui n'est point profanée, Et ne veux point brûler pour une abandonnée.
LÉLIE
Tout beau, tout beau, Léandre.
LÉANDRE
Ah ! que vous êtes bon ! Allez, vous dis-je encor, servez-la sans soupçon, Vous pourrez vous nommer homme à bonnes fortunes : Il est vrai, sa beauté n'est pas des plus communes; Mais en revanche aussi le reste est fort commun.
LÉLIE
Léandre, arrêtons là ce discours importun.
Contre moi tant d'efforts qu'il vous plaira pour elle ;
Mais surtout retenez cette atteinte mortelle :
Sachez que je m'impute à trop de lâcheté
D'entendre mal parler de ma divinité,
Et que j'aurai toujours bien moins de répugnance
A souffrir votre amour qu'un discours qui l'offense.
72 L'ÉTOURDI
LÉANDRE
Ce que j'avance ici me vient de bonne part.
LÉLIE
Quiconque vous l'a dit est un lâche, un pendard ; On ne peut imposer de tache à cette fille : Je connais bien son cœur.
LÉANDRE
Mais enfin, Mascarille D'un semblable procès est juge compétent; C'est lui qui la condamne.
LÉLIE Oui ?
LÉANDRE
Lui-même.
LÉLIE
Il prétend D'une fille d'honneur insolemment médire, Et que peut-être encor je n'en ferai que rire! Gage qu'il se dédit.
LÉANDRE Et moi, gage que non.
LÉLIE
Parbleu, je le ferais mourir sous le bâton, S'il m'avait soutenu des faussetés pareilles.
LÉANDRE
Moi, je lui couperais sur-le-champ les oreilles S'il n'était pas garant de tout ce qu'il m'a dit.
ACTE TROISIEME. SCENE QUATRIEME 73
SCÈNE IV
LÉLIE, LÉANDRE, MASCARILLE
LÉLIE
Ah! bon, bon, le voilà; venez çà, chien maudit.
MASCARILLE Quoi?
LÉLIE
Langue de serpent fertile en impostures, Vous osez sur Célie attacher vos morsures, Et lui ca!omnier la plus rare vertu Qui puisse faire éclat sous un sort abattu ?
MASCARILLE, bas à Lélie. Doucement, ce discours est de mon industrie.
LÉLIE
Non, non, point de clin d'œil et point de raillerie : Je suis aveugle à tout, sourd à quoi que ce soit ; Fût-ce mon propre frère, il me la payeroit ; Et sur ce que j'adore oser porter le blâme, C'est me faire une plaie au plus tendre de l'âme ; Tous ces signes sont vains. Quels discours as-tu faits?
MASCARILLE Mon Dieu, ne cherchons point querelle, ou je m'en vais.
LÉLIE
Tu n'échapperas pas.
74 L'ETOURDI
MASCARILLE Ahi!
LÉLIE
Parle donc, confesse.
MASCARILLE, bas à Léîie. Laissez-moi, je vous dis que c'est un tour d'adresse.
LÉLIE Dépêche, qu'as-tu dit? Vide entre nous ce point.
MASCARILLE, bas à Lèlie. J'ai dit ce que j'ai dit, ne vous emportez point.
LÉLIE, mettant l'èpèe à la main. Ah! je vous ferai bien parler d'une autre sorte.
LÉANDRE, l'arrêtant. Halte un peu, retenez l'ardeur qui vous emporte.
MASCARILLE, à part. Fut-il jamais au monde un esprit moins sensé !
LÉLIE
Laissez-moi contenter mon courage offensé.
LÉANDRE
C'est trop que de vouloir le battre en ma présence.
LÉLIE
Quoi ! châtier mes gens n'est pas en ma puissance?
ACTE TROISIEME. SCENE QUATRIEME 75
LÉANDRE
Comment, vos gens?
MASCARILLE, à part.
Encor! Il va tout découvrir.
LÉLIE
Quand j'aurais volonté de le battre à mourir, Eh bien? c'est mon valet.
LÉANDRE
C'est maintenant le nôtre.
LÉLIE
Le trait est admirable! Et comment donc le vôtre? Sans doute...
MASCARILLE, bas. Doucement.
LÉLIE
Hein ! que veux-tu conter ?
MASCARILLE, bas.
Ah ! le double bourreau qui me va tout gâter,
Et qui ne comprend rien, quelque signe qu'on donne.
LÉLIE
Vous rêvez bien, Léandre, et me la baillez bonne. Il n'est pas mon valet ?
LÉANDRE
Pour quelque mal commis, Hors de votre service il n'a pas été mis ?
76 L'ETOURDI
LÉLIE
Je ne sais ce que c'est.
LÉANDRE
Et, plein de violence, Vous n'avez pas chargé son dos avec outrance ?
LÉLIE
Point du tout. Moi, l'avoir chassé, roué de coups? Vous vous moquez de moi, Léandre, ou lui de vous.
MASCARILLE, à part. Pousse, pousse, bourreau, tu fais bien tes affaires.
LÉANDRE, à Mascarille. Donc les coups de bâton ne sont qu'imaginaires ?
MASCARILLE
Il ne sait ce qu'il dit, sa mémoire...
LÉANDRE
Non, non, Tous ces signes pour toi ne disent rien de bon : Oui, d'un tour délicat mon esprit te soupçonne ; Mais, pour l'invention, va, je te le pardonne ; C'est bien assez, pour moi, qu'il m'a désabusé, De voir par quels motifs tu m'avais imposé, Et que, m'étant commis à ton zèle hypocrite, A si bon compte encor je m'en sois trouvé quitte : Ceci doit s'appeler un avis au lecteur. Adieu, Lélie, adieu, très humble serviteur.
ACTE TROISIEME. SCENE QUATRIEME 77
MASCARILLE
Courage, mon garçon ! tout heur nous accompagne ; Mettons flamberge au vent et bravoure en campagne, Faisons Y Olibrius, Yocciseur d'innocents.
LÉLIE
Il t'avait accusé de discours médisants Contre...
MASCARILLE
Et vous ne pouviez souffrir mon artifice, Lui laisser son erreur, qui vous rendait service Et par qui son amour s'en était presque allé? Non, il a l'esprit franc et point dissimulé. Enfin, chez son rival je m'ancre avec adresse, Cette fourbe en mes mains va mettre sa maîtresse : Il me la fait manquer avec de faux rapports ; Je veux de son rival alentir les transports, Mon brave incontinent vient qui le désabuse ; J'ai beau lui faire signe et montrer que c'est ruse : Point d'affaire, il poursuit sa pointe jusqu'au bout, Et n'est point satisfait qu'il n'ait découvert tout. Grand et sublime effort d'une imaginative Qui ne le cède point à personne qui vive ! C'est une rare pièce, et digne, sur ma foi, Qu'on en fasse présent au cabinet d'un roi !
LÉLIE
Je ne m'étonne pas si je romps tes attentes ;
A moins d'être informé des choses que tu tentes,
J'en ferais encor cent de la sorte.
MASCARILLE
Tant pis.
78 L'ÉTOURDI
LELIE
Au moins, pour t'emporter à de justes dépits, Fais-moi dans tes desseins entrer de quelque chose; Mais que de leurs ressorts la porte me soit close, C'est ce qui fait toujours que je suis pris sans vert.
MASCARILLE
Je crois que vous seriez un maître d'arme expert : Vous savez à merveille, en toutes aventures, Prendre les contre-temps et rompre les mesures.
LÉLIE
Puisque la chose est faite, il n'y faut plus penser : Mon rival, en tout cas, ne peut me traverser, Et, pourvu que tes soins en qui je me repose...
MASCARILLE
Laissons là ce discours et parlons d'autre chose. Je ne m'apaise pas, non, si facilement ; Je suis trop en colère. Il faut premièrement Me rendre un bon office, et nous verrons ensuite Si je dois de vos feux reprendre la conduite.
LÉLIE
S'il ne tient qu'à cela, je n'y résiste pas ;
As-tu besoin, dis-moi, de mon sang, de mes bras ?
MASCARILLE
De quelle vision sa cervelle est frappée ! Vous êtes de l'humeur de ces amis d'épée Que l'on trouve toujours plus prompts à dégainer Qu'à tirer un teston, s'il fallait le donner.
ACTE TROISIEME. SCENE QUATRIEME 79
LÉLIE
Que puis-je donc pour toi?
MASCARILLE
C'est que de votre père Il faut absolument apaiser la colère.
LÉLIE
Nous avons fait la paix.
MASCARILLE
Oui, mais non pas pour nous : Je l'ai fait ce matin mort pour l'amour de vous ; La vision le choque, et de pareilles feintes Aux vieillards comme lui sont de dures atteintes Qui, sur l'état prochain de leur condition, Leur font faire à regret triste réflexion. Le bonhomme, tout vieux, chérit fort la lumière, Et ne veut point de jeu dessus cette matière ; Il craint le pronostic, et, contre moi fâché, On m'a dit qu'en justice il m'avait recherché ; J'ai peur, si le logis du roi fait ma demeure, De m'y trouver si bien dès le premier quart d'heure Que j'aie peine aussi d'en sortir par après : Contre moi dès longtemps on a force décrets ; Car enfin la vertu n'est jamais sans envie Et, dans ce maudit siècle, est toujours poursuivie. Allez donc le fléchir.
LÉLIE
Oui, nous le fléchirons ; Mais aussi tu promets...
MASCARILLE
Ah ! mon Dieu, nous verrons. (Lélie sort.)
8o L'ÉTOURDI
Ma foi, prenons haleine après tant de fatigues : Cessons pour quelque temps le cours de nos intrigues Et de nous tourmenter de même qu'un lutin : Léandre, pour nous nuire, est hors de garde enfin, Et Célie arrêtée avecque l'artifice...
SCENE V
ERGASTE, MASCARILLE
ERGASTE
Je te cherchais partout pour te rendre un service, Pour te donner avis d'un secret important.
MASCARILLE Quoi donc ?
ERGASTE
N'avons-nous point ici quelque écoutant ?
MASCARILLE
Non.
ERGASTE
Nous sommes amis autant qu'on le peut être ; Je sais bien tes desseins et l'amour de ton maître ; Songez à vous tantôt : Léandre fait parti Pour enlever Célie, et j'en suis averti, Qu'il a mis ordre à tout et qu'il se persuade D'entrer chez Trufaldin par une mascarade,
ACTE TROISIEME. SCENE CINQUIEME 81
Ayant su qu'en ce temps, assez souvent le soir, Des femmes du quartier en masque l'allaient voir.
MASCARILLE
Oui ? Suffit : il n'est pas au comble de sa joie ; Je pourrai bien tantôt lui souffler cette proie, Et contre cet assaut je sais un coup fourré Par qui je veux qu'il soit de lui-même enferré : Il ne sait pas les dons dont mon âme est pourvue. Adieu, nous boirons pinte à la première vue.
(Ergasle sort.) Il faut, il faut tirer à nous ce qued' heureux Pourrait avoir en soi ce projet amoureux, Et, par une surprise adroite et non commune, Sans courir le danger en tenter la fortune. Si je vais me masquer pour devancer ses pas, Léandre assurément ne nous bravera pas : Et là, premier que lui, si nous faisons la prise, Il aura fait pour nous les frais de l'entreprise, Puisque, par son dessein déjà presque éventé, Le soupçon tombera toujours de son côté, Et que nous, à couvert de toutes ses poursuites, De ce coup hasardeux ne craindrons point les suites. C'est ne se point commettre à faire de l'éckt, Et tirer les marrons de la patte du chat. Allons donc nous masquer avec quelques bons frères ; Pour prévenir nos gens il ne faut tarder guères. Je sais où gît le lièvre, et me puis sans travail Fournir en un moment d'hommes et d'attirail; Croyez que je mets bien mon adresse en usage. Si j'ai reçu du ciel des fourbes en partage, Je ne suis point en rang de ces esprits mal nés Qui cachent les talents que Dieu leur a donnés.
82 L'ÉTOURDI
SCÈNE VI
LÉLIE, ERGASTE
LÉLIE
Il prétend l'enlever avec sa mascarade?
ERGASTE
Il n'est rien plus certain; quelqu'un de sa brigade M'ayant de ce dessein instruit, sans m'arrêter, A Mascarille alors j'ai couru tout conter, Qui s'en va, m'a-t-il dit, rompre cette partie Par une invention dessus le champ bâtie ; Et comme je vous ai rencontré par hasard, J'ai cru que je devais de tout vous faire part.
LÉLIE
Tu m'obliges par trop avec cette nouvelle ; Va, je reconnaîtrai ce service fidèle.
(Seul.) Mon drôle assurément leur jouera quelque trait ; Mais je veux de ma part seconder son projet; Il ne sera pas dit qu'en un fait qui me touche, Je ne me sois non plus remué qu'une souche : Voici l'heure, ils seront surpris à mon aspect. Foin ! que n'ai-je avec moi pris mon porte-respect? Mais, vienne qui voudra contre notre personne, J'ai deux bons pistolets, et mon épée est bonne. Holà ! quelqu'un : un mot.
ACTE TROISIEME. SCENE SEPTIEME 83
SCÈNE VII
LÉLIE, TRUFALDIN
TRUFALDIN
Qu'est-ce ? qui me vient voir ?
LÉLIE
Fermez soigneusement votre porte ce soir.
TRUFALDIN Pourquoi ?
LÉLIE
Certaines gens font une mascarade Pour vous venir donner une fâcheuse aubade : Ils veulent enlever votre Célie.
TRUFALDIN
Ô dieux !
LÉLIE
Et, sans doute bientôt, ils viennent en ces lieux : Demeurez, vous pourrez voir tout de la fenêtre. Eh bien! qu'avais-je dit? les voyez-vous paraître? Chut ! je veux à vos yeux leur en faire l'affront : Nous allons voir beau jeu, si la corde ne rompt.
84 L'ÉTOURDI
SCÈNE VIII
LÉLIE, TRUFALDIN, MASCARILLE masqué.
TRUFALDIN
O les plaisants robins qui pensent me surprendre !
LÉLIE
Masques, où courez-vous ? le pourrait-on apprendre ? Trufaldin, ouvrez-leur pour jouer un momon; Bon Dieu! qu'elle est jolie, et qu'elle a l'air mignon ! Eh quoi ! vous murmurez ? Mais,sans vous faire outrage , Peut-on lever le masque et voir votre visage?
TRUFALDIN
Allez, fourbes méchants, retirez-vous d'ici,
Canaille ; et vous, seigneur, bonsoir, et grand merci.
LÉLIE
Mascarille ! est-ce toi ?
MASCARILLE Nenni-da, c'est quelque autre.
LÉLIE
Hélas! quelle surprise! et quel sort est le nôtre !
L'aurais-je deviné, n'étant point averti
Des secrètes raisons qui t'avaient travesti ?
Malheureux que je suis d'avoir, dessous ce masque,
Été sans y penser te faire cette frasque !
Il me prendrait envie, en ce juste courroux,
De me battre moi-même, et me donner cent coups.
ACTE TROISIÈME. SCÈNE NEUVIÈME 85
MASCARILLE
Adieu, sublime esprit, rare Imaginative.
LÉLIE
Las! si de ton secours ta colère me prive, A quel saint me vouerai-je?
MASCARILLE
Au grand diable d'enfer.
LÉLIE
Ah ! si ton cœur pour moi n'est de bronze ou de fer, Qu'encore un coup, du moins, mon imprudence ait grâce S'il faut pour l'obtenir oue tes genoux j'embrasse, Vois-moi...
MASCARILLE
Tarare! allons camarades, allons. J'entends venir des gens qui sont sur nos talons.
SCENE IX
LÉANDRE masqué, et sa suite; TRUFALDIN
LÉANDRE
Sans bruit; ne faisons rien que de la bonne sorte.
TRUFALDIN
Quoi ! masques toute nuit assiégeront ma porte ? Messieurs, ne gagnez point de rhumes à plaisir : Tout cerveau qui le fait est certes de loisir.
86
L'ÉTOURDI
Il est un peu trop tard pour enlever Célie ; Dispensez-l'en ce soir, elle vous en supplie : La belle est dans le lit, et ne peut vous parler; J'en suis fâché pour vous ; mais, pour vous régaler Du souci qui pour elle ici vous inquiète, Elle vous fait présent de cette cassolette.
LÉANDRE
Fi ! cela sent mauvais, et je suis tout gâté : Nous sommes découverts, tirons de ce côté.
ACTE IV
SCÈNE PREMIÈRE LÉLIE, MASCARILLE
MASCARILLE
Vous voilà fagoté d'une plaisante sorte.
LÉLIE
Tu ranimes par là mon espérance morte.
MASCARILLE
Toujours de ma colère on me voit revenir; J'ai beau jurer, pester, je ne m'en puis tenir.
LÉLIE
Aussi, crois, si jamais je suis dans la puissance,
Que tu seras content de ma reconnaissance,
Et que, quand je n'aurais qu'un seul morceau de pain.
88 L'ÉTOURDI
MASCARILLE
Baste, songez à vous dans ce nouveau dessein ; Au moins si l'on vous voit commettre une sottise, Vous n'imputerez plus l'erreur à la surprise : Votre rôle en ce jeu par cœur doit être su.
LÉLIE
Mais comment Trufaldin chez lui t'a-t-il reçu ?
MASCARILLE
D'un zèle simulé j'ai bridé le bon sire : Avec empressement je suis venu lui dire, S'il ne songeait à lui, que l'on le surprendroit, Que l'on couchait en joue, et de plus d'un endroit, Celle dont il a vu qu'une lettre en avance Avait si faussement divulgué la naissance ; Qu'on avait bien voulu m'y mêler quelque peu; Mais que j'avais tiré mon épingle du jeu, Et que, touché d'ardeur pour ce qui le regarde, Je venais l'avertir de se donner de garde. De là, moralisant, j'ai fait de grands discours Sur les fourbes qu'on voit ici-bas tous les jours ; Que, pour moi, las du monde et de sa vie infâme, Je voulais travailler au salut de mon âme, A m'éloigner du trouble et pouvoir longuement Près de quelque honnête homme être paisiblement ; Que, s'il le trouvait bon, je n'aurais d'autre envie Que de passer chez lui le reste de ma vie ; Et que même à tel point il m'avait su ravir Que, sans lui demander gages pour le servir, Je mettrais en ses mains que je tenais certaines Quelque bien de mon père et le fruit de mes peines, Dont, advenant que Dieu de ce monde m'ôtât, J'entendais tout de bon que lui seul héritât.
ACTE QUATRIÈME. SCÈNE PREMIÈRE 89
C'était le vrai moyen d'acquérir sa tendresse; Et, comme pour résoudre avec votre maîtresse Des biais qu'on doit prendre à terminer vos vœux, Je voulais en secret vous aboucher tous deux, Lui-même a su m'ouvrir une voie assez belle, De pouvoir hautement vous loger avec elle, Venant m'entretenir d'un fils privé du jour, Dont cette nuit en songe il a vu le retour. A ce propos, voici l'histoire qu'il m'a dite, Et sur qui j'ai tantôt notre fourbe construite.
LÉLIE
C'est assez, je sais tout : tu me Tas dit deux fois.
MASCARILLE
Oui, oui ; mais quand j'aurais passé jusques à trois, Peut-être encor qu'avec toute sa suffisance Votre esprit manquera en quelque circonstance.
LÉLIE Mais à tant différer je me fais de l'effort.
MASCARILLE
Ah ! de peur de tomber, ne courons pas si fort.
Voyez-vous, vous avez la caboche un peu dure ;
Rendez-vous affermi dessus cette aventure.
Autrefois Trufaldin de Naples est sorti,
Et s'appelait alors Zanobio Ruberti;
Un parti qui causa quelque émeute civile
Dont il fut seulement soupçonné dans sa ville
(De fait, il n'est pas homme à troubler un Etat)
L'obligea d'en sortir, une nuit, sans éclat.
Une fille fort jeune et sa femme laissées,
A quelque temps de là se trouvant trépassées,
90 L'ÉTOURDI
Il en eut la nouvelle, et dans ce grand ennui, Voulant dans quelque ville emmener avec lui, Outre ses biens, l'espoir qui restait de sa race, Un sien fils, écolier, qui se nommait Horace, Il écrit à Bologne, où, pour mieux être instruit, Un certain maître Albert, jeune, l'avait conduit; Mais pour se joindre tous, le rendez-vous qu'il donne Durant deux ans entiers ne lui fit voir personne : Si bien que, les jugeant morts après ce temps-là, Il vint en cette ville, et prit le nom qu'il a, Sans que de cet Albert ni de ce fils Horace Douze ans aient découvert jamais la moindre trace. Voilà l'histoire en gros, redite seulement Afin de vous servir ici de fondement. Maintenant, vous serez un marchand d'Arménie, Qui les aurez vus sains l'un et l'autre en Turquie. Si j'ai, plutôt qu'aucun, un tel moyen trouvé Pour les ressusciter sur ce qu'il a rêvé, C'est qu'en fait d'aventure il est très ordinaire De voir gens pris sur mer par quelque Turc corsaire, Puis être à leur famille à point nommé rendus Après quinze ou vingt ans qu'on les a crus perdus. Pour moi, j'ai vu déjà cent contes de la sorte. Sans nous alambiquer, servons-nous-en, qu'importe? Vous leur aurez ouï leur disgrâce conter, Et leur aurez fourni de quoi se racheter. Mais que, parti plus tôt pour chose nécessaire, Horace vous chargea de voir ici son père, Dont il a su le sort, et chez qui vous devez Attendre quelques jours qu'ils seraient arrivés : Je vous ai fait tantôt des leçons étendues.
LÉLIE
Ces répétitions ne sont que superflues :
Dès l'abord mon esprit a compris tout le fait-
ACTE QUATRIÈME. SCENE PREMIERE 91
MASCARILLE Je m'en vais là dedans donner le premier trait.
LÉLIE
Écoute, Mascarille, un seul point me chagrine : S'il allait de son fils me demander la mine?
MASCARILLE
Belle difficulté ! Devez-vous pas savoir Qu'il était fort petit alors qu'il Ta pu voir? Et puis, outre cela, le temps et l'esclavage Pourraient-ils pas avoir changé tout son visage ?
LÉLIE
Il est vrai; mais, dis-moi, s'il connaît qu'il m'a vu, Que faire?
MASCARILLE
De mémoire êtes- vous dépourvu ? Nous avons dit tantôt qu'outre que votre image N'avait dans son esprit pu faire qu'un passage Pour ne vous avoir vu que durant un moment, Et le poil et l'habit déguisaient grandement.
LÉLIE
Fort bien ; mais, à propos, cet endroit de Turquie ?...
MASCARILLE Tout, vous dis-je, est égal : Turquie ou Barbarie.
LÉLIE
Mais le nom de la ville où j'aurai pu les voir?
92 L'ETOURDI
MASCARILLE
Tunis. Il me tiendra, je crois, jusques au soir :
La répétition, dit-il, est inutile,
Et j'ai déjà nommé douze fois cette ville.
LÉLIE
Va, va-t'en commencer ; il ne me faut plus rien.
MASCARILLE
Au moins, soyez prudent, et vous conduisez bien ; Ne donnez point ici de l'imaginative.
LÉLIE
Laisse-moi gouverner. Que ton âme est craintive !
MASCARILLE
Horace : dans Bologne écolier ; Trufaldin : Zanobio Ruberti, dans Naples citadin ; Le précepteur Albert...
LÉLIE
Ah ! c'est me faire honte Que de me tant prêcher ; suis-je un sot, à ton compte ?
MASCARILLE
Non, pas du tout, mais bien quelque chose approchant.
LÉLIE, seul.
Quand il m'est inutile, il fait le chien couchant;
Mais, parce qu'il sent bien le secours qu'il me donne,
Sa familiarité jusque-là s'abandonne.
Je vais être de près éclairé des beaux yeux
Dont la force m'impose un joug si précieux ;
ACTE QUATRIEME. SCENE DEUXIEME 93
Je m'en vais sans obstacle, avec des traits de flamme, Peindre à cette beauté les tourments de mon âme ; Je saurai quel arrêt je dois... Mais les voici.
SCENE II
TRUFALDIN, LÉLIE, MASCARILLE
TRUFALDIN Sois béni, juste ciel, de mon sort adouci !
MASCARILLE
C'est à vous de rêver et de faire des songes, Puisqu'en vous il est faux que songes sont mensonges.
TRUFALDIN
Quelle grâce, quels biens vous rendrai-je, seigneur, Vous que je dois nommer l'ange de mon bonheur?
LÉLIE
Ce sont soins superflus, et je vous en dispense.
TRUFALDIN, à Mascarilk.
J'ai, je ne sais pas où, vu quelque ressemblance De cet Arménien.
MASCARILLE
C'est ce que je disois ; Mais on voit des rapports admirables parfois.
94 L'ÉTOURDI
TRUFALDIN
Vous avez vu ce fils où mon espoir se fonde?
LÉLIE
Oui, seigneur Trufaldin, le plus gaillard du monde.
TRUFALDIN
Il vous a dit sa vie, et parlé fort de moi ?
LÉLIE
Plus de dix mille fois.
MASCARILLE
Quelque peu moins, je crois.
LÉLIE
Il vous a dépeint tel que je vous vois paraître, Le visage, le port...
TRUFALDIN
Cela pourrait-il être, Si, lorsqu'il m'a pu voir, il n'avait que sept ans? Et si son précepteur même, depuis ce temps, Aurait peine à pouvoir connaître mon visage?
MASCARILLE
Le sang bien autrement conserve cette image ; Par des traits si profonds ce portrait est tracé Que mon père...
TRUFALDIN Suffit. Où l'avez- vous laissé?
ACTE QUATRIEME. SCENE DEUXIEME 95
LÉLIE
En Turquie, à Turin.
TRUFALDIN
Turin ? Mais cette ville Est, je pense, en Piémont.
MASCARILLE, à pari.
Ô cerveau malhabile ! (A Trufaldin.) Vous ne l'entendez pas : il veut dire Tunis, Et c'est en effet là qu'il laissa votre fils; Mais les Arméniens ont tous par habitude Certain vice de langue à nous autres fort rude : C'est que dans tous les mots ils changent nis en rin, Et, pour dire Tunis, ils prononcent Turin.
TRUFALDIN
Il fallait, pour l'entendre, avoir cette lumière. Quel moyen vous dit-il de rencontrer son père?
MASCARILLE
(A part.) (A Trufaldin, qui le voit gesticuler.) Voyez s'il répondra. Je repassais un peu Quelque leçon d'escrime ; autrefois en ce jeu Il n'était point d'adresse à mon adresse égale, Et j'ai battu le fer en mainte et mainte salle .
TRUFALDIN, à Mascarille.
Ce n'est pas maintenant ce que je veux savoir.
(A Lélie.) Quel autre nom dit-il que je devais avoir?
96 L'ETOURDI
MASCARILLE
Ah! seigneur Zanobio Ruberti, quelle joie Est celle maintenant que le ciel vous envoie !
LÉLIE
C'est là votre vrai nom, et l'autre est emprunté.
TRUFALDIN
Mais où vous a-t-il dit qu'il reçut la clarté?
MASCARILLE
Naples est un séjour qui paraît agréable ;
Mais, pour vous, ce doitêtre un lieu fort haïssable.
TRUFALDIN Ne peux-tu sans parler souffrir notre discours ?
LÉLIE Dans Naples son destin a commencé son cours.
TRUFALDIN Où l'envoyai-je jeune, et sous quelle conduite ?
MASCARILLE
Ce pauvre maître Albert a beaucoup de mérite D'avoir depuis Bologne accompagné ce fils Qu'à sa discrétion vos soins avaient commis.
TRUFALDIN Ahl
MASCARILLE, bas.
Nous sommes perdus si cette entretien dure.
ACTE QUATRIÈME. SCÈNE DEUXIÈME 97
TRUFALDIN
Je voudrais bien savoir de vous leur aventure ; Sur quel vaisseau le sort, qui m'a su travailler...
MASCARILLE
Je ne sais ce que c'est, je ne fais que bâiller.
Mais, seigneur Trufaldin, songez-vous que peut-être
Ce monsieur l'Étranger a besoin de repaître,
Et qu'il est tard aussi ?
LÉLIE
Pour moi, point de repas.
MASCARILLE Ah! vous avez plus faim que vous ne pensez pas.
TRUFALDIN Entrez donc.
LÉLIE
Après vous.
MASCARILLE, à Trufaldin.
Monsieur, en Arménie, Les maîtres du logis sont sans cérémonie.
(Trufaldin rentre. — A Lélie.) Pauvre esprit 1 Pas deux mots !
LÉLIE
D'abord il m'a surpris; Mais n'appréhende plus, je reprends mes esprits, Et m'en vais débiter avecque hardiesse...
MASCARILLE
Voici notre rival, qui ne sait pas la pièce.
98 L'ÉTOURDI
SCÈNE III
LÉANDRE, ANSELME
ANSELME
Arrêtez-vous, Léandre, et souffrez un discours Qui cherche le repos et l'honneur de vos jours : Je ne vous parle point en père de ma fille, En homme intéressé pour ma propre famille, Mais comme votre père, ému pour votre bien, Sans vouloir vous flatter et vous déguiser rien ; Bref, comme je voudrais, d'une âme franche et pure, Que l'on fît à mon sang en pareille aventure. Savez-vous de quel œil chacun voit cet amour Qui, dedans une nuit, vient d'éclater au jour ? A combien de discours et de traits de risée Votre entreprise d'hier est partout exposée ? Quel jugement on fait du choix capricieux Qui pour femme, dit-on, vous désigne en ces lieux Un rebut de l'Egypte, une fille coureuse De qui le noble emploi n'est qu'un métier de gueuse? J'en ai rougi pour vous encor plus que pour moi, Qui me trouve compris dans l'éclat que je vois ; Moi, dis-je, dont la fille, à vos ardeurs promise, Ne peut sans quelque affront souffrir qu'on la méprise. Ah ! Léandre, sortez de cet abaissement; Ouvrez un peu les yeux sur votre aveuglement : Si notre esprit n'est pas sage à toutes les heures, Les plus courtes erreurs sont toujours les meilleures. Quand on ne prend en dot que la seule beauté, Le remords est bien près de la solennité, Et la plus belle femme a très peu de défense Contre cette tiédeur qui suit la jouissance.
ACTE QUATRIEME. SCÈNE QUATRIEME 99
Je vous le dis encor, ces bouillants mouvements,
Ces ardeurs de jeunesse et ces emportements
Nous font trouver d'abord quelques nuits agréables;
Mais ces félicités ne sont guères durables.
Et notre passion alentissant son cours,
Après ces bonnes nuits, donnent de mauvais jours.
De là viennent les soins, les soucis, les misères,
Les fils déshérités par le courroux des pères.
LÉANDRE
Dans tout votre discours je n'ai rien écouté Que mon esprit déjà ne m'ait représenté. Je sais combien je dois à cet honneur insigne Que vous me voulez faire, et dont je suis indigne ; Et vois, malgré l'effort dont je suis combattu, Ce que vaut votre fille, et quelle est sa vertu. Aussi veux-je tâcher...
ANSELME
On ouvre cette porte ; Retirons-nous plus loin, de crainte qu'il n'en sorte Quelque secret poison dont vous seriez surpris.
SCENE IV
LÉLIE, MASCARILLE
MASCARILLE
Bientôt de notre fourbe on verra le débris, Si vous continuez des sottises si grandes.
ioo L'ETOURDI
LELIE
Dois-je éternellement ouïr tes réprimandes ? De quoi te peux-tu plaindre ? Ai-je pas réussi En tout ce que j'ai dit depuis...
MASCARILLE
Couci, couci : Témoin les Turcs, par vous appelés hérétiques, Et que vous assurez, par serments authentiques, Adorer pour leurs dieux la lune et le soleil. Passe : ce qui me donne un dépit nonpareil, C'est qu'ici votre amour étrangement s'oublie; Près de Célie il est ainsi que la bouillie, Qui par un trop grand feu s'enfle, croît jusqu'aux bords, Et de tous les côtés se répand au dehors.
LÉLIE
Pourrait-on se forcer à plus de retenue ? Je ne l'ai presque point encore entretenue.
MASCARILLE
Oui ; mais ce n'est pas tout que de ne parler pas : Par vos gestes, durant un moment de repas, Vous avez aux soupçons donné plus de matière Que d'autres ne feraient dans une année entière.
LÉLIE
Et comment donc ?
MASCARILLE
Comment? Chacun a pu le voir. A table, où Trufaldin l'oblige de se seoir, Vous n'avez toujours fait qu'avoir les yeux sur elle ; Rouge, tout interdit, jouant de la prunelle,
ACTE QUATRIEME. SCENE QUATRIEME 101
Sans prendre jamais garde à ce qu'on vous servait, Vous n'aviez point de soif qu'alors qu'elle buvait ; Et dans ses propres mains vous saisissant du verre, Sans le vouloir rincer, sans rien jeter à terre, Vous buviez sur son reste, et montriez d'affecter Le côté qu'à sa bouche elle avait su porter. Sur les morceaux touchés de sa main délicate, Ou mordus de ses dents, vous étendiez la patte Plus brusquement qu'un chat dessus une souris, Et les avaliez tout ainsi que pois gris. Puis, outre tout cela, vous faisiez sous la table Un bruit, un triquetrac de pieds insupportable, Dont Trufaldin, heurté de deux coups trop pressants, A puni par deux fois deux chiens très innocents, Qui, s'ils eussent osé, vous eussent fait querelle. Et puis, après cela, votre conduite est belle ? Pour moi, j'en ai souffert la gêne sur mon corps ; Malgré le froid je sue encor de mes efforts : Attaché dessus vous, comme un joueur de boule, Après le mouvement de la sienne qui roule, Je pensais retenir toutes vos actions En faisant de mon corps mille contorsions.
LÉLIE
Mon Dieu ! qu'il t'est aisé de condamner des choses Dont tu ne ressens point les agréables causes ! Je veux bien néanmoins, pour te plaire une fois, Faire force à l'amour qui m'impose des lois : Désormais...
ioa L'ETOURDI
SCÈNE V
LÉLIE, MASCARILLE, TRUFALDIN
MASCARILLE
Nous parlions des fortunes d'Horace.
TRUFALDIN, à Lèlie.
C'est bien fait. Cependant me ferez-vous la grâce Que je puisse lui dire un seul mot en secret ?
LÉLIE
Il faudrait autrement être fort indiscret.
(Lèlie s'éloigne.)
TRUFALDIN
Écoute, sais-tu bien ce que je viens de faire?
MASCARILLE
Non; mais, si vous voulez, je ne tarderai guère Sans doute à le savoir.
TRUFALDIN
D'un chêne grand et fort, Dont près de deux cents ans ont fait déjà le sort, Je viens de détacher une branche admirable, Choisie expressément de grosseur raisonnable, Dont j'ai fait sur-le-champ avec beaucoup d'ardeur Un bâton à peu près... oui, de cette grandeur; Moins gros par l'un des bouts, mais plus que trente Propre comme je pense à rosser les épaules : [gaules, Car il est bien en main, vert, noueux et massif.
ACTE QUATRIEME. SCÈNE CINQUIEME 103
MASCARILLE
Mais pour qui, je vous prie, un tel préparatif?
TRUFALDIN
Pour toi premièrement, puis pour ce bon apôtre Qui veut m'en donner d'une, et m'en jouer d'une Pour cet Arménien, ce marchand déguisé, [autre ; Introduit sous l'appât d'un conte supposé.
MASCARILLE
Quoi ! vous ne croyez pas?...
TRUFALDIN
Ne cherche point d'excuse. Lui-même heureusement a découvert sa ruse ; Et, disant à Célie, en lui serrant la main, Que pour elle il venait sous ce prétexte vain, Il n'a pas aperçu Jeannette, ma fillole, Laquelle a tout ouï, parole pour parole ; Et je ne doute point, quoi qu'il n'en ait rien dit, Que tu ne sois de tout le complice maudit.
MASCARILLE
Ah ! vous me faites tort. S'il faut qu'on vous affronte, Croyez qu'il m'a trompé le premier à ce conte.
TRUFALDIN
Veux-tu me faire voir que tu dis vérité ? Qu'à le chasser mon bras soit du tien assisté ; Donnons-en à ce fourbe, et du long et du large, Et de tout crime après mon esprit te décharge.
104 L'ETOURDI
MASCARILLE
Oui-da, très volontiers; je l'épousterai bien,
Et par là vous verrez que je n'y trempe en rien.
(A part.) Ah ! vous serez rossé, monsieur de l'Arménie, Qui toujours gâtez tout.
SCENE VI
LÉLIE, TRUFALDIN, MASCARILLE
TRUFALDIN (heurte à sa porte).
Un mot, je vous supplie. Donc, monsieur l'imposteur, vous osez aujourd'hui Duper un honnête homme et vous jouer de lui ?
MASCARILLE
Feindre avoir vu son fils en une autre contrée, Pour vous donner chez lui plus aisément entrée ?
TRUFALDIN (bat Lélie).
Vidons, vidons sur l'heure.
(Mascarille le bat aussi.)
LÉLIE
Ah ! coquin !
MASCARILLE
C'est ainsi Que les fourbes...
ACTE QUATRIÈME. SCÈNE SIXIÈME 105
LÉLIE
Bourreau 1
MASCARILLE
Sont ajustés ici. Garde-moi bien cela.
LÉLIE
Quoi donc? je serais homme...
MASCARILLE Tirez, tirez, vous dis-je, ou bien je vous assomme.
TRUFALDIN Voilà qui me plaît fort ; rentre, je suis content.
LÉLIE
A moi, par un valet cet affront éclatant ! L'aurait-on pu prévoir, l'action de ce traître Qui vient insolemment de maltraiter son maître ?
MASCARILLE, à la fenêtre de Trufaldin. Peut-on vous demander comme va votre dos ?
LÉLIE
Quoi ! tu m'oses encor tenir un tel propos ?
MASCARILLE
Voilà, voilà que c'est, de ne voir pas Jeannette Et d'avoir en tout temps une langue indiscrète ; Mais, pour cette fois-ci, je n'ai point de courroux, Je cesse d'éclater, de pester contre vous : Quoique de l'action l'imprudence soit haute, Ma main sur votre échine a lavé votre faute.
io6 L'ETOURDI
LÉLIE
Ah! je me vengerai de ce trait déloyal.
MASCARILLE
Vous vous êtes causé vous-même tout le mal.
LÉLIE
Moi?
MASCARILLE
Si vous n'étiez pas une cervelle folle, Quand vous avez parlé naguère à votre idole, Vous auriez aperçu Jeannette sur vos pas, Dont l'oreille subtile a découvert le cas.
LÉLIE
On aurait pu surprendre un mot dit à Célie?
MASCARILLE
Et d'où doncques viendrait cette prompte sortie? Oui, vous n'êtes dehors que par votre caquet. Je ne sais si souvent vous jouez au piquet, Mais au moins faites-vous des écarts admirables.
LÉLIE
Ô le plus malheureux de tous les misérables ! Mais encore, pourquoi me voir chassé par toi ?
MASCARILLE
Je ne fis jamais mieux que d'en prendre l'emploi ; Par là j'empêche au moins que de cet artifice Je ne sois soupçonné d'être auteur, ou complice.
LÉLIE Tu devais donc, pour toi, frapper plus doucement,
ACTE QUATRIEME. SCÈNE SIXIEME 107
MASCARILLE
Quelque sot ! Trufaldin lorgnait exactement.
Et puis je vous dirai, sous ce prétexte utile,
Je n'étais point fâché d'évaporer ma bile :
Enfin la chose est faite, et si j'ai votre foi
Qu'on ne vous verra point vouloir venger sur moi,
Soit, ou directement, ou par quelque autre voie,
Les coups sur votre râble assenés avec joie,
Je vous promets, aidé par le poste où je suis,
De contenter vos vœux avant qu'il soit deux nuits.
LÉLIE
Quoique ton traitement ait eu trop de rudesse, Qu'est-ce que dessus moi ne peut cette promesse ?
MASCARILLE Vous le promettez donc?
LÉLIE Oui, je te le promets.
MASCARILLE
Ce n'est pas encor tout ; promettez que jamais Vous ne vous mêlerez dans quoi que j'entreprenne.
LÉLIE
Soit.
MASCARILLE
Si vous y manquez, votre fièvre quartaine!
LÉLIE
Mais tiens-moi donc parole, et songe à mon repos.
MASCARILLE Allez quitter l'habit et graisser votre dos.
io8 L'ETOURDI
LÉLIE
Faut-il que le malheur, qui me suit à la trace, Me fasse voir toujours disgrâce sur disgrâce ?
MASCARILLE
Quoi ! vous n'êtes pas loin ? Sortez vite d'ici ; Mais, surtout, gardez-vous de prendre aucun souci Puisque je fais pour vous, que cela vous suffise ; N'aidez point mon projet de la moindre entreprise.. Demeurez en repos.
LÉLIE
Oui, va, je m'y tiendrai.
MASCARILLE, seul
Il faut voir maintenant quel biais j'y prendrai.
SCENE VII
ERGASTE, MASCARILLE
ERGASTE
Mascarille, je viens te dire une nouvelle
Qui donne à tes desseins une atteinte ciuelle :
A l'heure que je parle, un jeune Égyptien,
Qui n'est pas noir pourtant et sent assez son bien,
Arrive accompagné d'une vieille fort hâve,
Et vient chez Trufaldin racheter cette esclave
Que vous vouliez. Pour elle, il paraît fort zélé.
ACTE QUATRIEME. SCENE SEPTIEME 109
MASCARILLE
Sans doute, c'est l'amant dont Célie a parlé. Fut-il jamais destin plus brouillé que le nôtre ! Sortant d'un embarras, nous entrons dans un autre. En vain nous apprenons que Léandre est au point De quitter la partie, et ne nous troubler point, Que son père arrivé contre toute espérance Du côté d'Hippolyte emporte la balance ; Qu'il a tout fait changer par son autorité, Et va dès aujourd'hui conclure le traité ; Lorsqu'un rival s'éloigne, un autre plus funeste S'en vient nous enlever tout l'espoir qui nous reste. Toutefois, par un trait merveilleux de mon art, Je crois que je pourrai retarder leur départ, Et me donner le temps qui sera nécessaire Pour tâcher de finir cette fameuse affaire. Il s'est fait un grand vol; par qui? l'on n'en sait rien; Eux autres rarement passent pour gens de bien : Je veux adroitement, sur un soupçon frivole, Faire pour quelques jours emprisonner ce drôle. Je sais des officiers de justice altérés, Qui sont pour de tels coups de vrais délibérés : Dessus l'avide espoir de quelque paraguante, Il n'est rien que leur art aveuglément ne tente, Et du plus innocent toujours à leur profit La bourse est criminelle, et paye son délit.
ACTE V
SCÈNE PREMIÈRE MASCARILLE, ERGASTE
MASCARILLE
Ah ! chien ! ah ! double chien! mâtine de cervelle, Ta persécution sera-t-elle éternelle ?
ERGASTE
Par les soins vigilants de l'exempt Balafré,
Ton affaire allait bien, le drôle était coffré,
Si ton maître au moment ne fût venu lui-même
En vrai désespéré rompre ton stratagème.
« Je ne saurais souffrir, a-t-il dit hautement,
Qu'un honnête homme soit traîné honteusement;
J'en réponds sur sa mine, et je le cautionne.»
Et comme on résistait à lâcher sa personne,
D'abord il a chargé si bien sur les recors,
Qui sont gens d'ordinaire à craindre pour leur corps,
ii2 L'ÉTOURDI
Qu'à l'heure que je parle ils sont encore en fuite, Et pensent tous avoir un Lélie à leur suite.
MASCARÏLLE
Le traître ne sait pas que cet Égyptien Est déjà là dedans pour lui ravir son bien.
ERGASTE
Adieu; certaine affaire à te quitter m'oblige.
MASCARÏLLE, seul.
Oui, je suis stupéfait de ce dernier prodige ;
On dirait, et pour moi j'en suis persuadé,
Que ce démon brouillon dont il est possédé
Se plaise à me braver, et me l'aille conduire
Partout où sa présence est capable de nuire.
Pourtant je veux poursuivre, et, malgré tous ces coups,
Voir qui l'emportera de ce diable ou de nous.
Célie est quelque peu de notre intelligence,
Et ne voit son départ qu'avecque répugnance;
Je tâche à profiter de cette occasion.
Mais ils viennent; songeons à l'exécution.
Cette maison meublée est en ma bienséance,
Je puis en disposer avec grande licence ;
Si le sort nous en dit, tout sera bien réglé ;
Nul que moi ne s'y tient, et j'en garde la clé.
Ô Dieu ! qu'en peu de temps on a vu d'aventures,
Et qu'un fourbe est contraint de prendre de figures !
ACTE CINQUIÈME. SCENE DEUXIÈME 113
SCÈNE II
CÉLIE, ANDRÈS
ANDRÈS
Vous le savez, Célie, il n'est rien que mon cœur N'ait fait pour vous prouver l'excès de son ardeur : Chez les Vénitiens, dès un assez jeune âge, La guerre en quelque estime avait mis mon courage; Et j'y pouvais un jour, sans trop croire de moi, Prétendre en les servant un honorable emploi : Lorsqu'on me vit pour vous oublier toute chose, Et que le prompt effet d'une métamorphose Qui suivit de mon cœur le soudain changement Parmi vos compagnons sut ranger votre amant, Sans que mille accidents ni votre indifférence Aient pu me détacher de ma persévérance. Depuis, par un hasard d'avec vous séparé Pour beaucoup plus de temps que je n'eusse auguré, Je n'ai, pour vous rejoindre, épargné temps ni peine. Enfin, ayant trouvé la vieille Égyptienne, Et, plein d'impatience, apprenant votre sort, Que pour certain argent qui leur importait fort, Et qui de tous vos gens détourna le naufrage, Vous aviez en ces lieux été mise en otage. J'accours vite y briser ces chaînes d'intérêt, Et recevoir de vous les ordres qu'il vous plaît. Cependant on vous voit une morne tristesse, Alors que dans vos yeux doit briller l'allégresse ; Si pour vous la retraite avait quelques appas, Venise, du butin fait parmi les combats, Me garde pour tous deux de quoi pouvoir y vivre ; Que si, comme devant, il vous faut encor suivre,
114 L'ËTOURDI
J'y consens, et mon cœur n'ambitionnera
Que d'être auprès de vous tout ce qu'il vous plaira.
CÉLIE
Votre zèle pour moi visiblement éclate ; Pour en paraître triste, il faudrait être ingrate ; Et mon visage aussi, par son émotion, N'explique point mon cœur en cette occasion : Une douleur de tête y peint sa violence, Et, si j'avais sur vous quelque peu de puissance, Notre voyage, au moins pour trois ou quatre jours, Attendrait que ce mal eût pris un autre cours.
ANDRÈS
Autant que vous voudrez, faites qu'il se diffère; Toutes mes volontés ne butent qu'à vous plaire ; Cherchons une maison à vous mettre en repos. L'écriteau que voici s'offre tout à propos.
SCENE III MASCARILLE, CÉLIE, ANDRÈS
ANDRÈS
Seigneur Suisse, êtes-vous de ce logis le maître ?
MASCARILLE Moi, pour serfir à fous.
ANDRÈS Pourrons-nous y bien être ?
ACTE CINQUIÈME SCÈNE TROISIEME 115
MASCARILLE
Oui, moi pour d'étrancher chafon champre garni : Mais ché non point locher te gent te méchant vi.
ANDRÈS Je crois votre maison franche de tout ombrage.
MASCARILLE Fous nouviau dans sti fil, moi foir à la fissage.
ANDRÈS
Oui.
MASCARILLE
La matame est-il mariage à monsieur ?
ANDRÈS Quoi?
MASCARILLE
S'il être son famé, ou s'il être son sœur?
ANDRÈS
Non.
MASCARILLE
Mon foi, pien choli : finir pour marchandisse, Ou pien pour temanter à la palais choustice ? La procès il faut rien ; il coûter tant t'archant ; La procurair larron, l'afocat pien méchant.
ANDRÈS
Ce n'est pas pour cela.
MASCARILLE
Fous tonc mener sti fille Pour fenir pourmener, et recarter la file?
n6 L'ETOURDÎ
ANDRÈS Il n'importe.
(A Cilié.) Je suis à vous dans un moment ; Je vais faire venir la vieille promptement, Contremander aussi notre voiture prête.
MASCARILLE
Li ne porte pas pien?
ANDRÈS
Elle a mal à la tête.
MASCARILLE
Moi, chavoir de bon fin, et te fromage pon ; Entre fous, entre fous tans mon petit maisson.
SCENE IV
LÉLIE, ANDRÈS
LÉLIE, seul.
Quel que soit le transport d'une âme impatiente, Ma parole m'engage à rester en attente, A laisser faire un autre et voir, sans rien oser, Comme de mes destins le ciel veut disposer.
(Andrès sort de la maison.) Demandiez-vous quelqu'un dedans cette demeure?
ACTE CINQUIÈME. SCENE QUATRIEME 117
ANDRÈS
C'est un logis garni que j'ai pris tout à l'heure.
LÉLIE
A mon père pourtant la maison appartient,
Et mon valet, la nuit, pour la garder s'y tient.
ANDRÈS
Je ne sais ; l'écriteau marque au moins qu'on la loue : Lisez.
LÉLIE
Certes, ceci me surprend, je l'avoue; Qui diantre l'aurait mis? et par quel intérêt?... Ah! ma foi, je devine à peu près ce que c'est : Cela ne peut venir que de ce que j'augure.
ANDRÈS Peut-on vous demander quelle est cette aventure ?
LÉLIE
Je voudrais à tout autre en faire un grand secret; Mais pour vous il n'importe, et vous serez discret. Sans doute, l'écriteau que vous voyez paraître, Comme je conjecture au moins, ne saurait être Que quelque invention du valet que je dis, Que quelque nœud subtil qu'il doit avoir ourdi Pour mettre en mon pouvoir certaine Égyptienne Dont j'ai l'âme piquée, et qu'il faut que j'obtienne. Je l'ai déjà manquée, et même plusieurs coups.
ANDRÈS
Vous l'appelez?
u8 L'ÉTOURDI
LÉLIE
Célie.
ANDRÈS
Hé ! que ne disiez-vous ? Vous n'aviez qu'à parler; je vous aurais sans doute Épargné tous les soins que ce projet vous coûte.
LÉLIE Quoi ! vous la connaissez ?
ANDRÈS
C'est moi qui maintenant Viens de la racheter.
LÉLIE O discours suprenant !
ANDRÈS
Sa santé de partir ne nous pouvant permettre, Au logis que voilà je venais de la mettre ; Et je suis très ravi, dans cette occasion, Que vous m'ayez instruit de votre intention.
LÉLIE
Quoi ! j'obtiendrais de vous le bonheur que j'espère? Vous pourriez ?...
ANDRÈS, heurte à la porte.
Tout à l'heure on va vous satisfaire.
LÉLIE Que pourrais-je vous dire, et quel remercîment ?... ANDRÈS
Non, ne m'en faites point, je n'en veux nullement.
ACTE CINQUIÈME. SCENE CINQUIEME 119
SCÈNE V MASCARILLE, LÉLIE, ANDRÈS
MASCARILLE
Eh bien ! ne voilà pas mon enragé de maître ! Il nous va faire encor quelque nouveau bissêtre.
LÉLIE
Sous ce grotesque habit, qui l'aurait reconnu ? Approche, Mascarille, et sois le bienvenu.
MASCARILLE
Moi souis ein chant t'honneur, moi non point Maque- Chai point fentre chamais le famé ni le fille. [rille,
LÉLIE
Le plaisant baragouin ! Il est bon, sur ma foi.
MASCARILLE
Allez fous pourmener, sans toi rire te moi.
LÉLIE
Va, va, lève le masque, et reconnais ton maître.
MASCARILLE
Partieu, tiable, mon foi, chamais toi chai connaître.
LÉLIE
Tout est accommodé ; ne te déguise point.
MASCARILLE
Si toi point en aller, che paille ein coup te poing.
lao L'ETOURDI
LELIE
Ton jargon allemand est superflu, te dis-je ; Car nous sommes d'accord, et sa bonté m'oblige : J'ai tout ce que mes vœux lui pouvaient demander, Et tu n'as pas sujet de rien appréhender.
MASCARILLE
Si vous êtes d'accord par un bonheur extrême, Je me dessuisse donc, et redeviens moi-même.
ANDRÈS
Ce valet vous servait avec beaucoup de feu; Mais je reviens à vous, demeurez quelque peu.
LÉLIE
Eh bien, que diras-tu ?
MASCARILLE
Que j'ai l'âme ravie De voir d'un beau succès notre peine suivie.
LÉLIE
Tu feignais à sortir de ton déguisement, Et ne pouvais me croire en cet événement.
MASCARILLE
Comme je vous connais, j 'étais dans l'épouvante, Et trouve l'aventure aussi fort surprenante.
LÉLIE
Mais confesse qu'enfin c'est avoir fait beaucoup. Au moins, j'ai réparé mes fautes à ce coup, Et j'aurai cet honneur d'avoir fini l'ouvrage.
ACTE CINQUIEME. SCENE SIXIEME
MASCARILLE Soit, vous aurez été bien plus heureux que sage.
SCENE VI
CÉLIE, MASCARILLE, LÉLIE, ANDRÈS
ANDRÈS
N'est-ce pas là l'objet dont vous m'avez parlé ?
LÉLIE
Ah! quel bonheur au mien pourrait être égalé!
ANDRÈS
Il est vrai, d'un bienfait je vous suis redevable ; Si je ne l'avouais, je serais condamnable; Mais enfin ce bienfait aurait trop de rigueur S'il fallait le payer aux dépens de mon cœur : Jugez donc le transport où sa beauté me jette, Si je dois à ce prix vous acquitter ma dette; Vous êtes généreux, vous ne le voudriez pas. Adieu pour quelques jours, retournons sur nos pas. (Il emmène Célie.)
MASCARILLE
Je ris, et toutefois je n'en ai guère envie; Vous voilà bien d'accord : il vous donne Célie, Et... Vous m'entendez bien.
122 L'ETOURDI
LELIE
C'est trop, je ne veux plus Te demander pour moi de secours superflus : Je suis un chien, un traître, un bourreau détestable, Indigne d'aucun soin, de rien faire incapable. Va, cesse tes efforts pour un malencontreux Qui ne saurait souffrir que l'on le rende heureux ! Après tant de malheurs, après mon imprudence, Le trépas me doit seul prêter son assistance.
MASCARILLE
Voilà le vrai moyen d'achever son destin ;
Il ne lui manque plus que de mourir enfin
Pour le couronnement de toutes ses sottises.
Mais en vain son dépit pour ses fautes commises
Lui fait licencier mes soins et mon appui ;
Je veux, quoi qu'il en soit, le servir malgré lui,
Et dessus son lutin obtenir la victoire :
Plus l'obstacle est puissant, plus on reçoit de gloire,
Et les difficultés dont on est combattu
Sont les dames d'atour qui parent la vertu.
SCENE VII MASCARILLE, CÉLIE
CÉLIE
Quoi que tu veuilles dire et que l'on se propose, De ce retardement j'attends fort peu de chose;
ACTE CINQUIÈME, SCENE SEPTIEME 123
Ce qu'on voit de succès peut bien persuader Qu'ils ne sont pas encor fort près de s'accorder, Et je t'ai déjà dit qu'un cœur comme le nôtre Ne voudrait pas pour l'un faire injustice à l'autre ; Et que très fortement, par de différents nœuds, Je me trouve attachée au parti de tous deux : Si Lélie a pour lui l'amour et sa puissance, Andrès pour son partage a la reconnaissance Qui ne souffrira point que mes pensers secrets Consultent jamais rien contre ses intérêts. Oui, s'il ne peut avoir plus de place en mon âme, Si le don de mon cœur ne couronne sa flamme, Au moins dois-je ce prix à ce qu'il fait pour moi De n'en choisir point d'autre au mépris de sa foi, Et de faire à mes vœux autant de violence Que j'en fais aux désirs qu'il met en évidence : Sur ces difficultés qu'oppose mon devoir, Juge ce que tu peux te permettre d'espoir.
MASCARILLE
Ce sont, à dire vrai, de très fâcheux obstacles, Et je ne sais point l'art de faire des miracles ; Mais je vais employer mes efforts plus puissants, Remuer terre et ciel, m'y prendre de tous sens, Pour tâcher de trouver un biais salutaire ; Et vous dirai bientôt ce qui se pourra faire.
124 L'ÉTOURDI
SCÈNE VIII
CÉLIE, HIPPOLYTE
HIPPOLYTE
Depuis votre séjour, les dames de ces lieux
Se plaignent justement des larcins de vos yeux ;
Si vous leur dérobez leurs conquêtes plus belles,
Et de tous leurs amants faites des infidèles,
Il n'est guère de cœurs qui puissent échapper
Aux traits dont à l'abord vous savez les frapper ;
Et mille libertés à vos chaînes offertes
Semblent vous enrichir chaque jour de nos pertes.
Quant à moi, toutefois, je ne me plaindrais pas
Du pouvoir absolu de vos rares appas,
Si, lorsque mes amants sont devenus les vôtres,
Un seul m'eût consolé de la perte des autres.
Mais qu'inhumainement vous me les ôtiez tous,
C'est un dur procédé dont je me plains à vous.
CÉLIE
Voilà d'un air galant faire une raillerie ;
Mais épargnez un peu celle qui vous en prie :
Vos yeux, vos propres yeux, se connaissent trop bien
Pour pouvoir de ma part redouter jamais rien ;
Ils sont fort assurés du pouvoir de leurs charmes,
Et ne prendront jamais de pareilles alarmes.
HIPPOLYTE
Pourtant en ce discours je n'ai rien avancé Qui dans tous les esprits ne soit déjà passé; Et, sans parler du reste, on sait bien que Célie A causé des désirs à Léandre et Lélie.
ACTE CINQUIEME. SCENE NEUVIEME 12$
CELIE
Je crois qu'étant tombés dans cet aveuglement, Vous vous consoleriez de leur perte aisément, Et trouveriez pour vous l'amant peu souhaitable Qui d'un si mauvais choix se trouverait capable.
HIPPOLYTE
Au contraire, j'agis d'un air tout différent, Et trouve en vos beautés un mérite si grand ; J'y vois tant de raisons capables de défendre L'inconstance de ceux qui s'en laissent surprendre, Que je ne puis blâmer la nouveauté des feux Dont envers moi Léandre a parjuré ses vœux; Et le vais voir tantôt, sans haine et sans colère, Ramené sous mes lois par le pouvoir d'un père.
SCENE IX
MASCARILLE, CÉLIE, HIPPOLYTE
MASCARILLE
Grande, grande nouvelle, et succès surprenant, Que ma bouche vous vient annoncer maintenant !
CÉLIE
Qu'est-ce donc?
MASCARILLE
Ecoutez, voici sans flatterie...
126 L'ÉTOURDI
CÉLIE
Quoi?
MASCARILLE
La fin d'une vraie et pure comédie. La vieille Égyptienne, à l'heure même...
CÉLIE
Eh bien?
MASCARILLE
Passait dedans la place, et ne songeait à rien,
Alors qu'une autre vieille assez défigurée,
L'ayant de près, au nez, longtemps considérée,
Par un bruit enroué de mots injurieux
A donné le signal d'un combat furieux [ches,
Qui pour armes, pourtant, mousquets, dagues ou flè-
Ne faisait voir en l'air que quatre griffes sèches,
Dont ces deux combattants s'efforçaient d'arracher
Ce peu que sur leurs os les ans laissent de chair.
On n'entend que ces mots : chienne, louve, bagasse !
D'abord leurs scoffions ont volé par la place,
Et, laissant voir à nu deux têtes sans cheveux,
Ont rendu le combat risiblement affreux.
Andrès et Trufaldin, à l'éclat du murmure,
Ainsi que force monde, accourus d'aventure,
Ont à les décharpir eu de la peine assez,
Tant leurs esprits étaient par la fureur poussés.
Cependant que chacune, après cette tempête,
Songe à cacher aux yeux la honte de sa tête,
Et que l'on veut savoir qui causait cette humeur,
Celle qui la première avait fait la rumeur,
Malgré la passion dont elle était émue,
Ayant sur Trufaldin tenulongtemps la vue :
ACTE CINQUIÈME. SCÈNE NEUVIÈME 127
« C'est vous, si quelque erreur n'abuse ici mes yeux, Qu'on m'a dit qui viviez inconnu dans ces lieux, A-t-elle dit tout haut. O rencontre opportune ! Oui, seigneur Zanobio Ruberti, la fortune Me fait vous reconnaître, et dans le même instant Que pour votre intérêt je me tourmentais tant : Lorsque Naples vous vit quitter votre famille, J'avais, vous le savez, en mes mains votre fille, Dont j'élevais l'enfance, et qui, par mille traits, Faisait voir dès quatre ans sa grâce et ses attraits. Celle que vous voyez, cette infâme sorcière, Dedans notre maison se rendant familière, Me vola ce trésor. Hélas! de ce malheur Votre femme, je crois, conçut tant de douleur Que cela servit fort pour avancer sa vie ; Si bien qu'entre mes mains cette fille ravie Me faisant redouter un reproche fâcheux, Je vous fis annoncer la mort de toutes deux. Mais il faut maintenant, puisque je l'ai connue, Qu'elle fasse savoir ce qu'elle est devenue. » Au nom de Zanobio Ruberti, que sa voix Pendant tout ce récit répétait plusieurs fois, Andrès, ayant changé quelque temps de visage, A Trufaldin surpris a tenu ce langage : « Quoi donc ! le ciel me fait trouver heureusement Celui que jusqu'ici j'ai cherché vainement, Et que j'avais pu voir sans pourtant reconnaître La source de mon sang et l'auteur de mon être ! Oui, mon père, je suis Horace, votre fils : D'Albert, qui me gardait, les jours étant finis, Me sentant naître au cœur d'autres inquiétudes, Je sortis de Bologne et, quittant mes études, Portai durant six ans mes pas en divers lieux, Selon que me poussait un désir curieux. Pourtant, après ce temps, une secrète envie
128 L'ETOURDI
Me pressa de revoir les miens et ma patrie ; Mais, dans Naples, hélas I je ne vous trouvai plus, Et n'y sus votre sort que par des bruits confus : Si bien qu'à votre quête ayant perdu mes peines, Venise pour un temps borna mes courses vaines ; Et j'ai vécu depuis, sans que de ma maison J'eusse d'autres clartés que d'en savoir le nom. » Je vous laisse à juger si, pendant ces affaires, Trufaldin ressentait des transports ordinaires. Enfin, pour retrancher ce que plus à loisir Vous aurez le moyen de vous faire éclaircir, Par la confession de votre Egyptienne, Trufaldin maintenant vous reconnaît pour sienne ; Andrès est votre frère, et comme de sa sœur Il ne peut plus songer à se voir possesseur, Une obligation qu'il prétend reconnaître A fait qu'il vous obtient pour épouse à mon maître, Dont le père, témoin de tout l'événement, Donne à cet hy menée un plein consentement; Et, pour mettre une joie entière en sa famille, Pour le nouvel Horace a proposé sa fille. Voyez que d'incidents à la fois enfantés !
CÉLIE Je demeure immobile à tant de nouveautés.
MASCARILLE
Tous viennent sur mes pas, hors les deux championnes Qui du combat encor remettent leur personnes : Léandre est de la troupe, et votre père aussi. Moi, je vais avertir mon maître de ceci, Et que, lorsque à ses vœux on croit le plus d'obstacle, Le ciel en sa faveur produit comme un miracle.
ACTE CINQUIÈME. SCENE DIXIEME 129
HIPPOLYTE
Un tel ravissement rend mes esprits confus, Que pour mon propre sort je n'en aurais pas plus. Mais les voici venir.
SCÈNE X
TRUFALDIN, ANSELME, PANDOLFE, ANDRÈS, CÉLIE, HIPPOLYTE, LÉANDRE
TRUFALDIN
Ah I ma fille.
CÉLIE
Ah! mon père.
TRUFALDIN Sais-tu déjà comment le ciel nous est prospère ?
CÉLIE Je viens d'entendre ici ce succès merveilleux.
HIPPOLYTE, à Uandre.
En vain vous parleriez pour excuser vos feux, Si j'ai devant les yeux ce que vous pouvez dire.
LÉANDRE
Un généreux pardon est ce que je désire ; Mais j'atteste les cieux qu'en ce retour soudain Mon père fait bien moins que mon propre dessein.
130 L'ÉTOURDI
ANDRÈS, à Cèlie.
Qui l'aurait jamais cru, que cette ardeur si pure Pût être condamnée un jour par la nature? Toutefois tant d'honneur la sut toujours régir, Qu'en y changeant fort peu, je puis la retenir.
CÉLIE
Pour moi, je me blâmais, et croyais faire faute Quand je n'avais pour vous qu'une estime très haute. Je ne pouvais savoir quel obstacle puissant M'arrêtait sur un pas si doux et si glissant, Et détournait mon cœur de l'aveu d'une flamme Que mes sens s'efforçaient d'introduire en mon âme.
TRUFALDIN
Mais, en te recouvrant, que diras-tu de moi
Si je songe aussitôt à me priver de toi,
Et t'engage à son fils sous les lois d'hy menée ?
CÉLIE
Que de vous maintenant dépend ma destinée.
ACTE CINQUIÈME. SCÈNE ONZIÈME 131
SCÈNE XI
TRUFALDIN, MASCARILLE, LÉLIE, ANSELME, PANDOLFE, CÉLIE, ANDRÈS, HIPPOLYTE, LÉANDRE.
MASCARILLE
Voyons si votre diable aura bien le pouvoir
De détruire à ce coup un si solide espoir,
Et si contre l'excès du bien qui nous arrive
Vous armerez encor votre imaginative.
Par un coup imprévu des destins les plus doux,
Vos vœux sont couronnés, et Célie est à vous.
LÉLIE
Croirai-je que du ciel la puissance absolue...?
TRUFALDIN Oui, mon gendre, il est vrai.
PANDOLFE
La chose est résolue.
ANDRÈS Je m'acquitte par là de ce que je vous dois.
LELIE, à Mascarille.
Il faut que je t'embrasse et mille et mille fois, Dans cette joie...
MASCARILLE
Ahi, ahi! doucement je vous prie. Il m'a presque étouffé ! Je crains fort pour Célie,
132 L'ETOURDI
Si vous la caressez avec tant de transport : De vos embrassements on se passerait fort.
TRUFALDIN, à Mie.
Vous savez le bonheur que le ciel me renvoie ; Mais puisqu'un même jour nous met tous dans la joie, Ne nous séparons point qu'il ne soit terminé, Et que son père aussi nous soit vite amené.
MASCARILLE
Vous voilà tous pourvus; n'est-il point quelque fille Qui pût accommoder le pauvre Mascarille ? A voir chacun se joindre à sa chacune ici, J'ai des démangeaisons de mariage aussi.
ANSELME J'ai ton fait.
MASCARILLE
Allons donc ; et que les cieux prospères Nous donnent des enfants dont nous soyons les pères.
DIJON
DARANTIERE
LE
DÉPIT AMOUREUX
MOLIÈRE 1622-1673
Mp f|M W*
LE
DÉPIT AMOUREUX
COMÉDIE EN CINQ ACTES
EN VERS
1654
PARIS
LIBRAIRIE DE FRANCE
F. SANT'ANDREA, L. MARCEROU & Cm
99, BOULEVARD RASPAIL, 99 1922
NOTICE
Les Etats du Languedoc étaient réunis vers la fin de l'année 16)6 à Béliers, quand, à l'occasion de leur session, Molière, alors protégé par le prince de Conti, gouverneur de la province et vice-roi de Catalogne, donna pour la première fois dans cette ville le Dépit amoureux.
Son ennemi acharne, de Villiers, en ses Nouvelles nouvelles (i), rapporte que l'œuvre eut du succès quand Molière la joua à Paris. Sans doute, il la place au des- sous de l'Étourdi. Cependant il déclare : « ... Le Dépit amoureux... valait beaucoup moins,... mais... réussit toutefois, à cause d'une scène qui plut à tout le monde, et qui fut vue comme un tableau naturellement représenté de certains dépits qui prennent souvent à ceux qui s'aiment le mieux... »
Ce tableau, c'est déjà le plus fin de l'esprit et du cœur de Molière. C'est une de ces scènes où des amants, qui croient d'abord leur amour perdu pour une brouille légère, se trouvent, en se quittant, unis l'un à l'autre par des
(i) Paris, Pierre Bienfaict. 1 663 .
2 NOTICE
liens plus forts. C'est le cortège de sentiments confus et délicats, de tendresses mal éteintes et toujours prêtes h jeter des flammes, — tout ce qui tient dans l'éternel dialogue d'Horace et de Lydie, entre le souvenir chargé de regrets qui l'engage, « Donec gratus eram tibi,... Quand tu me trouvais à ton gré », jusqu'à l'aveu ému qui le couronne et qui l'achève : « Tecum vivere amem, tecum obeam libens... C'est avec toi que j'aimerais vivre, avec toi que je voudrais mourir (i) ». Ce sont les conflits charmants que Molière s'est plu à décrire, et dont on retrouve la peinture en maints passages de ses œuvres, notamment dans Tartufe (Acte II scène îv) ou à l'acte III du Bourgeois gentilhomme (scène x).
Mais de telles scènes, et celles qui les amènent ou s'en déduisent, ne sont qu'une partie du Dépit amoureux. Depuis le xvm- siècle, le Théâtre- Français les a dégagées, et réunissant le premier acte, quelques vers du second et la plus grande partie du quatrième, donne au public une pièce en deux actes qui a toujours gardé sa faveur.
A côté de cette pièce toute d'analyse et de finesse, il en est une autre, qui lui fut pour ainsi dire accolée, et qui porte à cinq actes l'étendue de l'ouvrage. C'est l'imitation d'un imbroglio italien, l'Intéresse, de Nicolo Secchi, c'est-à-dire la Cupidité. Molière a pu s'inspirer aussi en partie d'une pièce de Bois-Robert, imprimée en i6j6, la Belle invisible ou la Constance éprouvée, imitée elle- même a" une comédie de D'Ouville, Aimer sans savoir qui. Les complications d'intrigue que Molière y a prises, pour les mettre en scène selon l'esprit de l'époque, sont restées comme une gangue dont le goût public sut, de bonne heure, extraire la substance précieuse et durable.
Le Dépit amoureux eut, au moins dans les premières années, une fortune qui dépassa un peu celle de l'Etourdi.
(i) Horace, Odes, III, 9.
NOTICE 3
Les débuts jurent très brillants. La Grange rapporte en son registre qu'il fut représenté en déambre i6j8 sur la scène du Petit-Bourbon, et note qu « il eut un grand succès et produisit de part pour chaque acteur autant que l'Étourdi ».
Le Boulanger de Chalussay, dans Élomire hypocondre (Acte IV, scène u, du Divorce comique,), décrit ainsi l'accueil reçu par la pièce :
Mon Dépit amoureux suivit ce frère aîné (i),
Et ce charmant cadet fut aussi fortuné.
Car quand du Gros-René l'on aperçut la taille,
Quand on vit sa dondon rompre avec lui la paille,
Quand on >neut vu sonner mes grelots de mulets,
Mon bègue dédaigneux déchirer ses poulets,
Et ramener che% soi la belle désolée,
Ce ne fut que ah ! ah ! dans toute rassemblée;
Et de tous les cotés chacun cria tout haut:
« C'est là faire et jouer des pièces comme il faut. »
Ces vers désignent avec précision trois au moins des acteurs : Molière dans le râle d'Albert, Du Parc sous son nom de théâtre Gros-René, et Bcjart aîné qui, dans le personnage d'Eraste n'était autre que le bègue dédai- gneux. La distribution des autres rôles ne peut que faire l'objet de conjectures.
A. R.
(i) L'Etourdi.
PERSONNAGES
ÉRASTE, amant de Lucile.
ALBERT, père de Lucile.
GROS-RENÉ, valet d'Éraste.
VALÈRE, fils de Polidore.
POLIDORE, père de Valére.
MASCAR1LLE, valet de Valére.
MÉTAPHRASTE, pédant.
LA RAPIÈRE, bretteur.
LUCILE, fille d'Albert.
MARINETTE, suivante de Lucile.
FROS1NE, confidente d'Ascagne.
ASCAGNE, fille d'Albert sous l'habit d'homme.
ACTE PREMIER SCÈNE PREMIÈRE
ÉRASTE, GROS-RENÉ
ÉRASTE
Veux-tu que je te die? Une atteinte secrète
Ne laisse point mon âme en une bonne assiette.
Oui, quoi qu'à mon amour tu puisses repartir,
Il craint d'être la dupe, à ne te point mentir ;
Qu'en faveur d'un rival ta foi ne se corrompe,
Ou du moins qu'avec moi toi-même on ne te trompe.
GROS-RENÉ
Pour moi, me soupçonner de quelque mauvais tour,
Je dirai, n'en déplaise à monsieur votre amour,
Que c'est injustement blesser ma prud'homie
Et se connaître mal en physionomie.
Les gens de mon minois ne sont point accusés
D'être, grâces à Dieu, ni fourbes ni rusés :
8 LE DEPIT AMOUREUX
Cet honneur qu'on nous fait, je ne le démens guères, Et je suis homme fort rond de toutes les manières. Pour que l'on me trompât, cela se pourrait bien : Le doute est mieux fondé ; pourtant je n'en crois riem Je ne vois point encore, ou je suis une bête, Sur quoi vous avez pu mettre martel en tête. Lucile, à mon avis, vous montre assez d'amour ; Elle vous voit, vous parle à toute heure du jour, Et Valère, après tout, qui cause votre crainte, Semble n'être à présent souffert que par contrainte.
ÉRASTE Souvent d'un faux espoir un amant est nourri : Le mieux reçu toujours n'est pas le plus chéri, Et tout ce que d'ardeur font paraître les femmes Parfois n'est qu'un beau voile à couvrir d'autres flam- Valère enfin, pour être un amant rebuté, [mes.
Montre depuis un temps trop de tranquillité ; Et ce qu'à ces faveurs dont tu crois l'apparence, Il témoigne de joie ou bien d'indifférence M'empoisonne à tout coup leurs plus charmants appas, Me donne ce chagrin que tu ne comprends pas, Tient mon bonheur en doute, et me rends difficile Une entière croyance aux propos de Lucile, Je voudrais, pour trouver un tel destin plus doux, Y voir entrer un peu de son transport jaloux, Et, sur ses déplaisirs et son impatience, Mon âme prendrait lors une pleine assurance. Toi-même, penses-tu qu'on puisse, comme il fait, Voir chérir un rival d'un esprit satisfait ? Et si tu n'en crois rien, dis-moi, je t'en conjure, Si j'ai lieu de rêver dessus cette aventure.
GROS-RENÉ Peut-être que son cœur a changé de désirs, Connaissant qu'il poussait d'inutiles soupirs.
ACTE PREMIER. SCENE PREMIERE
ERASTE
Lorsque par les rebuts une âme est détachée,
Elle veut fuir l'objet dont elle fut touchée
Et ne rompt point sa chaîne avec si peu d'éclat
Qu'elle puisse rester en un paisible état :
De ce qu'on a chéri la fatale présence
Ne nous laisse jamais dedans l'indifférence ;
Et si de cette vue on n'accroît son dédain,
Notre amour est bien près de nous rentrer au sein.
Enfin, crois-moi, si bien qu'on éteigne une flamme,
Un peu de jalousie occupe encore une âme,
Et l'on ne saurait voir sans en être piqué
Posséder par un autre un cœur qu'on a manqué.
GROS-RENÉ
Pour moi, je ne sais point tant de philosophie ;
Ce que voyent mes yeux, franchement je m'y fie,
Et ne suis point de moi si mortel ennemi
Que je m'aille affliger sans sujet ni demi.
Pourquoi subtiliser et faire le capable
A chercher des raisons pour être misérable ?
Sur des soupçons en l'air je m'irais alarmer ?
Laissons venir la fête avant que la chômer.
Le chagrin me paraît une incommode chose ;
Je n'en prends point pour moi sans bonne et juste cause :
Et mêmes à mes yeux cent sujets d'en avoir
S'offrent le plus souvent que je ne veux pas voir.
Avec vous en amour je cours même fortune,
Celle que vous aurez me doit être commune :
La maîtresse ne peut abuser votre foi,
A moins que la suivante en fasse autant pour moi ;
Mais j'en fuis la pensée avec un soin extrême.
Je veux croire les gens quand on me dit : « Je t'aime »,
io LE DEPIT AMOUREUX
Et ne vais point chercher, pour m'estimer heureux, Si Mascarille ou non s'arrache les cheveux. Que tantôt Marinette endure qu'à son aise Jodelet par plaisir la caresse et la baise, Et que ce beau rival en rie ainsi qu'un fou, A son exemple aussi j'en rirai tout mon saoul, Et l'on verra qui rit avec meilleure grâce.
ÉRASTE Voilà de tes discours.
GROS-RENÉ
Mais je la vois qui passe.
#^
SCENE II MARINETTE, ÉRASTE, GROS-RENÉ
GROS-RENÉ St ! Marinette !
MARINETTE
Ho ! ho ! que fais-tu là ?
GROS-RENÉ
Ma foi, Demande ; nous étions tout à l'heure sur toi.
MARINETTE
Vous êtes aussi là, Monsieur ! Depuis une heure, Vous m'avez fait trotter comme un Basque, je meure.
ACTE PREMIER. SCENE DEUXIEME u
ÉRASTE
Comment ?
MARINETTE
Pour vous chercher j'ai fait dix mille pas, Et vous promets, ma foi...
ÉRASTE Quoi?
MARINETTE
Que vous n'êtes pas Au temple, au Cours, chez vous, ni dans la Grande
[Place. GROS-RENÉ
Il fallait en jurer.
ÉRASTE
Apprends-moi donc, de grâce, Qui te fait me chercher ?
MARINETTE
Quelqu'un, en vérité, Qui pour vous n'a pas trop mauvaise volonté : Ma maîtresse, en un mot.
ÉRASTE
Ha ! chère Marinette, Ton discours de son cœur est-il bien l'interprète ? Ne me déguise point un mystère fatal, Je ne t'en voudrai pas pour cela plus de mal : Au nom des dieux, dis-moi si ta chère maîtresse N'abuse point mes vœux d'une fausse tendresse.
i2 LE DEPIT AMOUREUX
MARINETTE
Hé, hé! d'où vous vient donc ce plaisant mouvement. Elle ne fait pas voir assez son sentiment? Quel garant est-ce encor que votre amour demande ? Que lui faut-il?
GROS-RENÉ
A moins que Valère se pende, Bagatelle; son cœur ne s'assurera point.
MARINETTE
Comment?
GROS-RENÉ Il est jaloux jusques en un tel point.
MARINETTE
De Valère? Ha! vraiment la pensée est bien belle. Elle peut seulement naître en votre cervelle. Je vous croyais du sens, et jusqu'à ce moment J'avais de votre esprit quelque bon sentiment ; Mais, à ce que je vois, je m'étais fort trompée. Ta tête de ce mal est-elle aussi frappée?
GROS-RENÉ
Moi, jaloux? Dieu m'en garde, et d'être assez badin Pour m'aller emmaigrir avec un tel chagrin! Outre que de ton cœur ta foi me cautionne, L'opinion que j'ai de moi-même est trop bonne Pour croire auprès de moi que quelque autre te plût : Où diantre pourrais-tu trouver qui me valût?
MARINETTE
En effet, tu dis bien; voilà comme il faut être. Jamais de ces soupçons qu'un jaloux fait paraître :
ACTE PREMIER. SCENE DEUXIEME 13
Tout le fruit qu'on en cueille est de se mettre mal, Et d'avancer par là les desseins d'un rival; Au mérite souvent de qui l'éclat vous blesse, Vos chagrins font ouvrir les yeux d'une maîtresse; Et j'en sais tel qu'il doit son destin le plus doux Aux soins trop inquiets de son rival jaloux. Enfin, quoi qu'il en soit, témoigner de l'ombrage, C'est jouer en amour un mauvais personnage, Et se rendre après tout misérable à crédit : Cela, seigneur hraste, en passant vous soit dit.
ÉRASTE
Hé bien ! n'en parlons plus. Que venais-tu m'appren-
[dre?
MARINETTE
Vous mériteriez bien que l'on vous fît attendre, Qu'afin de vous punir je vous tinsse caché Le grand secret pourquoi je vous ai tant cherché. Tenez, voyez ce mot, et sortez hors de doute, Lisez-le donc tout haut, personne ici n'écoute.
ÉRASTE lit.
Vous m'avez dit que votre amour
Était capable de tout faire; II se couronnera lui-même dans ce jour,
S'il peut avoir l'aveu d'un père. Faites parler les droits qu'on a dessus mon cœur,
Je vous en donne la licence;
Et si c'est en votre faveur, Je vous réponds de mon obéissance.
Ha! quel bonheur! O toi qui me l'as apporté, Je te dois regarder comme une déité.
14 LE DEPIT AMOUREUX
GROS-RENÉ
Je vous le disais bien : contre votre croyance, Je ne trompe guère aux choses que je pense.
ÉRASTE lit.
Faites parler les droits qu'on a dessus mon cœur,
Je vous en donne la licence;
Et si c'est en votre faveur, Je vous réponds de mon obéissance.
MARINETTE
Si je lui rapportais vos faiblesses d'esprit, Elle désavoûrait bientôt un tel écrit.
ÉRASTE
Ha! cache-lui, de grâce, une peur passagère Où mon âme a cru voir quelque peu de lumière ; Ou, si tu la lui dis, ajoute que ma mort Est prête d'expier l'erreur de ce transport; Que je vais à ses pieds, si j'ai pu lui déplaire, Sacrifier ma vie à sa juste colère.
MARINETTE
Ne parlons point de mort, ce n'en est pas le temps.
ÉRASTE
Au reste, je te dois beaucoup, et je prétends Reconnaître dans peu, de la bonne manière, Les soins d'une si noble et si belle courrière.
MARINETTE
A propos, savez- vous où je vous ai cherché Tantôt encore?
ACTE PREMIER. SCÈNE DEUXIÈME 15
ÉRASTE Hé bien?
MARINETTE
Tout proche du marché, Où vous savez.
ÉRASTE
Où donc ?
MARINETTE
Là, dans cette boutique Où, dès le mois passé, votre cœur magnifique Me promit de grâce une bague.
ÉRASTE
Ha ! j'entends.
GROS-RENÉ
La matoise!
ÉRASTE
Il est vrai, j'ai tardé trop longtemps A m'acquitter vers toi d'une telle promesse; Mais...
MARINETTE
Ce que j'en ai dit n'est pas que je vous presse.
GROS-RENÉ Ho! que non!
ÉRASTE lui donne sa bague.
Celle-ci peut-être aura de quoi Te plaire. Accepte-la pour celle que je dois.
i6 LE DEPIT AMOUREUX
MARINETTE
Monsieur, vous vous moquez ; j'aurais honte à la
[prendre. GROS-RENÉ
Pauvre honteuse, prends, sans davantage attendre : Refuser ce qu'on donne est bon à faire aux fous.
MARINETTE Ce sera pour garder quelque chose de vous.
ÉRASTE Quand puis-je rendre grâce à cet ange adorable?
MARINETTE
Travaillez à vous rendre un père favorable.
ÉRASTE Mais s'il me rebutait, dois-je...
MARINETTE
Alors comme alors, Pour vous on emploîra toutes sortes d'efforts; D'une façon ou d'autre, il faut qu'elle soit vôtre : Faites votre pouvoir, et nous ferons le nôtre.
ÉRASTE
Adieu, nous en saurons le succès dans ce jour. (Eraste relit la lettre tout bas.)
MARINETTE
Et nous, que dirons- nous aussi de notre amour? Tu ne m'en parles point.
ACTE PREMIER. SCÈNE DEUXIÈME 17
GROS-RENÉ
Un hymen qu'on souhaite, Entre gens comme nous, est chose bientôt faite. Je te veux ; me veux-tu de même ?
MARINETTE
Avec plaisir GROS-RENÉ Touche ; il suffit.
MARINETTE Adieu, Gros-René, mon désir.
GROS-RENÉ Adieu, mon Astre.
MARINETTE
Adieu, beau tison de ma flamme.
GROS-RENÉ
Adieu, chère comète, arc-en-ciel de mon âme.
(Marinettt sort.) Le bon Dieu soit loué, nos affaires vont bien : Albert n'est pas un homme à vous refuser rien.
ÉRASTE Valère vient à nous.
GROS-RENÉ
Je plains le pauvre hère, Sachant ce qui se passe.
i8 LE DEPIT AMOUREUX
SCÈNE III ÉRASTE, VALÈRE, GROS-RENÉ
ÉRASTE
Hé bien ! seigneur Valère ?
VALÈRE Hé bien ! seigneur Éraste ?
ÉRASTE
En quel état l'amour ?
VALÈRE En quel état vos feux ?
ÉRASTE Plus forts de jour en jour.
VALÈRE Et mon amour plus fort.
ÉRASTE
Pour Lucile ?
VALÈRE
Pour elle. ÉRASTE
Certes, je Pavoûrai, vous êtes le modèle D'une rare constance.
VALÈRE
Et votre fermeté Doit être un rare exemple à la postérité.
ACTE PREMIER. SCÈNE TROISIÈME 19
ÉRASTE
Pour moi, je suis peu fait à cet amour austère Qui dans les seuls regards trouve à se satisfaire ; Et je ne forme point d'assez beaux sentiments Pour souffrir constamment les mauvais traitements. Enfin, quand j'aime bien, j'aime fort que l'on m'aime.
. VALÈRE
Il est très naturel, et j'en suis bien de même : Le plus parfait objet dont je serais charmé N'aurait pas mes tributs, n'en étant point aimé.
ERASTE
Lucile cependant...
VALÈRE
Lucile dans son âme Rend tout ce que je veux qu'elle rende à ma flamme.
ÉRASTE
Vous êtes donc facile à contenter ?
VALÈRE
Pas tant Que vous pourriez penser.
ÉRASTE
Je puis croire pourtant, Sans trop de vanité, que je suis en sa grâce.
VALÈRE Moi, je sais que j'y tiens une assez bonne place.
ÉRASTE
Ne vous abusez point, croyez-moi.
20 LE DÉPIT AMOUREUX
VALÈRE
Croyez-moi, Ne laissez point duper vos yeux à trop de foi.
ÉRASTE
Si j'osais vous montrer une preuve assurée
Que son cœur... Non, votre âme en serait altérée.
VALÈRE
Si je vous osais, moi, découvrir en secret... Mais je vous fâcherais, et veux être discret.
ÉRASTE
Vraiment, vous me poussez, et contre mon envie Votre présomption veux que je l'humilie : Lisez.
VALÈRE Ces mots sont doux.
ÉRASTE
Vous connaissez la main ?
VALÈRE Oui, de Lucile.
ÉRASTE
Hé bien ? cet espoir si certain...
VALÈRE, riant.
Adieu, seigneur Éraste. (Il sort.)
GROS-RENÉ
Il est fou, le bon sire : Où vient-il donc pour lui de voir le mot pour rire ?
ACTE PREMIER. SCENE QUATRIÈME a,
ÉRASTE
Certes il me surprend, et j'ignore, entre nous, Quel diable de mystère est caché là-dessous.
GROS-RENÉ
Son valet vient, je pense.
ÉRASTE
Oui, je le vois paraître. Feignons pour le jeter sur l'amour de son maître.
SCENE IV
MASCARILLE, ÉRASTE, GROS-RENÉ
MASCARILLE Non, je ne trouve point d'état plus malheureux Que d'avoir un patron jeune et fort amoureux.
GROS-RENÉ
Bonjour.
MASCARILLE Bonjour.
GROS-RENÉ
Où tend Mascarille à cette heure ? Que fait-il ? revient-il ? va-t-il, ou s'il demeure ?
22 LE DEPIT AMOUREUX
MASCARILLE
Non, je ne reviens pas, car je n'ai pas été ; Je ne vais pas aussi, car je suis arrêté ; Et ne demeure point, car, tout de ce pas même, Je prétends m'en aller.
ÉRASTE
La rigueur est extrême. Doucement, Mascarille.
MASCARILLE
Ha! Monsieur, serviteur.
ÉRASTE Vous nous fuyez bien vite ! Hé quoi ! vous fais-je peur ?
MASCARILLE
Je ne crois pas cela de votre courtoisie.
ÉRASTE
Touche : nous n'avons plus sujet de jalousie ; Nous devenons amis, et mes feux que j'éteins Laissent la place libre à vos heureux desseins.
MASCARILLE Plût à Dieu !
ÉRASTE Gros-René sait qu'ailleurs je me jette.
GROS-RENÉ Sans doute, et je te cède aussi la Marinette.
MASCARILLE
Passons sur ce point-là : notre rivalité N'est pas pour en venir à grande extrémité ;
ACTE PREMIER. SCENE QUATRIÈME 23
Mais, est-ce un coup bien sûr que Votre Seigneurie Soit désénamourée, ou si c'est raillerie?
ÉRASTE
J'ai su qu'en ses amours ton maître était trop bien ; Et je serais un fou de prétendre plus rien Aux étroites faveurs qu'il a de cette belle.
MASCARILLE
Certes, vous me plaisez avec cette nouvelle :
Outre qu'en nos projets je vous craignais un peu,
Vous tirez sagement votre épingle du jeu.
Oui, vous avez bien fait de quitter une place
Où l'on vous caressait pour la seule grimace;
Et mille fois, sachant tout ce qui se passait,
J'ai plaint le faux espoir dont on vous repaissait :
On offense un brave homme alors que l'on l'abuse.
Mais d'où diantre, après tout, avez-vous su la ruse?
Car cet engagement mutuel de leur foi
N'eut pour témoins, la nuit, que deux autres et moi;
Et l'on croit jusqu'ici la chaîne fort secrète
Qui rend de nos amants la flamme satisfaite.
ÉRASTE
Hé! que dis-tu?
Je dis que je suis interdit, Et ne sais pas, Monsieur, qui peut vous avoir dit Que sous ce faux semblant qui trompe tout le monde En vous trompant aussi, leur ardeur sans seconde D'un secret mariage a serré le lien.
ÉRASTE Vous en avez menti.
24 LE DÉPIT AMOUREUX
MASCARILLE
Monsieur, le je veux bien.
ÉRASTE
Vous êtes un coquin.
MASCARILLE D'accord .
ÉRASTE
Et cette audace Mériterait cent coups de bâton sur la place.
MASCARILLE Vous avez tout pouvoir.
ÉRASTE
Ha! Gros-René.
GROS-RENÉ
Monsieur.
ÉRASTE
Je démens un discours dont je n'ai que trop peur.
(A Mascarilh.) Tu penses fuir?
MASCARILLE
Nenni.
ÉRASTE
Quoi! Lucile est la femme...
MASCARILLE Non, Monsieur, je raillais.
ACTE PREMIER. SCÈNE QUATRIÈME 25
ÉRASTE
Ah! vous raillez, infâme?
MASCARILLE Non, je ne raillais point.
ÉRASTE
Il est donc vrai ?
MASCARILLE
Non pas; Je ne dis pas cela.
ÉRASTE Que dis tu donc ?
MASCARILLE
Hélas! Je ne dis rien, de peur de mal parler.
ÉRASTE
Assure Ou si c'est chose vraie, ou si c'est imposture.
MASCARILLE
C'est ce qu'il vous plaira : je ne suis pas ici Pour vous rien contester.
ÉRASTE, tirant son épée.
Veux tu dire? Voici, Sans marchander, de quoi te délier la langue.
MASCARILLE
Elle ira faire encor quelque sotte harangue. Hé! de grâce, plutôt, si vous le trouvez bon, Donnez-moi vitement quelques coups de bâton Et me laissez tirer mes chausses sans murmure.
26 LE DEPIT AMOUREUX
ÉRASTE
Tu mourras, ou je veux que la vérité pure S'exprime par ta bouche.
MASCARILLE
Hélas! je la dirai; Mais peut-être, Monsieur, que je vous fâcherai.
ÉRASTE
Parle, mais prends bien garde à ce que tu vas faire; A ma juste fureur rien ne peut te soustraire, Si tu mens d'un seul mot en ce que tu diras.
MASCARILLE
J'y consens, rompez-moi les jambes et les bras; Faites-moi pis encor, tuez-moi si j'impose, En tout ce que j'ai dit ici, la moindre chose.
ÉRASTE Ce mariage est vrai ?
MASCARILLE
Ma langue, en cet endroit, A fait un pas de clerc dont elle s'aperçoit; Mais enfin, cette affaire est comme vous la dites, Et c'est après cinq jours de nocturnes visites, Tandis que vous serviez à mieux couvrir leur jeu, Que depuis avant-hier ils sont joints de ce nœud. Et Lucile, depuis, fait encor moins paraître La violente amour qu'elle porte à mon maître, Et veut absolument que tout ce qu'il verra, Et qu'en votre faveur son cœur témoignera, Il l'impute à l'effet d'une haute prudence Qui veut de leurs secrets ôter la connaissance
ACTE PREMIER. SCÈNE QUATRIEME 27
Si, malgré mes serments, vous doutez de ma foi,
Gros-René peut venir une nuit avec moi,
Et je lui ferai voir, étant en sentinelle,
Que nous avons dans l'ombre un libre accès chez elle.
ÉRASTE Ote-toi de mes yeux, maraud !
MASCARILLE
Et de grand cœur : C'est ce que je demande.
ÉRASTE
Hé bien ?
GROS-RENÉ
Hé bien ! Monsieur, Nous en tenons tous deux, si l'autre est véritable.
ÉRASTE
Las ! il ne l'est que trop, le bourreau détestable ! Je vois trop d'apparence à tout ce qu'il a dit, Et ce qu'a fait Valère, en voyant cet écrit, Marque bien leur concert, et que c'est une baie Qui sert sans doute aux feux dont l'ingrate le paie.
28 LE DÉPIT AMOUREUX
SCÈNE V GROS-RENÉ, MARINETTE, ÉRASTE
MARINETTE
Je viens vous avertir que tantôt, sur le soir, Ma maîtresse au jardin vous permet de la voir.
ÉRASTE
Oses-tu me parler, âme double et traîtresse ? Va, sors de ma présence, et dis à ta maîtresse Qu'avecque ses écrits elle me laisse en paix, Et que voilà l'état, infâme, que j'en fais.
(Il déchire la lettre.)
MARINETTE Gros-René, dis-moi donc quelle mouche le pique.
GROS-RENÉ
M'oses-tu bien encor parler ? femelle inique,
Crocodile trompeur, de qui le cœur félon
Est pire qu'un satrape ou bien qu'un Lestrigon !
Va, va rendre réponse à ta bonne maîtresse,
Et lui dis bien et beau que, malgré sa souplesse,
Nous ne sommes plus sots, ni mon maître ni moi,.
Et désormais qu'elle aille au diable avecque toi.
MARINETTE, seule.
Ma pauvre Marinette, est-tu bien éveillée ? De quel démon est donc leur âme travaillée ? Quoi ! faire un tel accueil à nos soins obligeants ! Oh ! que ceci chez nous va surprendre les gens !
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
ASCAGNE, FROSINE
FROSINE
Ascagne, je suis fille à secret, Dieu merci. ASCAGNE
Mais pour un tel discours sommes- nous bien ici ? Prenons garde qu'aucun ne nous vienne surprendre, Ou que de quelque endroit on ne nous puisse entendre.
FROSINE
Nous serions au logis beaucoup moins sûrement :
Ici de tous côtés on découvre aisément,
Et nous pouvons parler avec toute assurance.
ASCAGNE
Hélas ! que j'ai de peine à rompre mon silence !
3o LE DÉPIT AMOUREUX
FROSINE
Ouais ! ceci doit être un important secret ?
ASCAGNE
Trop, puisque je le fie à vous-même à regret, Et que, si je pouvais le cacher davantage, Vous ne le sauriez point.
FROSINE
Ha ! c'est me faire outrage,. Feindre à s'ouvrir à moi, dont vous avez connu Dans tous vos intérêts l'esprit si retenu ! Moi nourrie avec vous, et qui tiens sous silence Des choses qui vous sont de si grande importance ! Qui sais...
ASCAGNE
Oui, vous savez la secrète raison Qui cache aux yeux de tous mon sexe et ma maison ;. Vous savez que dans celle ou passa mon bas âge Je suis pour y pouvoir retenir l'héritage Que relâchait ailleurs le jeune Ascagne mort, Dont mon déguisement fait revivre le sort ; Et c'est aussi pourquoi ma bouche se dispense A vous ouvrir mon cœur avec plus d'assurance. Mais avant que passer, Frosine, à ce discours, Eclaircissez un doute où je tombe toujours : Se pourrait-il qu'Albert ne sût rien du mystère Qui masque ainsi mon sexe et l'a rendu mon père ?
FROSINE
En bonne foi, ce point sur quoi vous me pressez Est une affaire aussi qui m'embarrasse assez : Le fond de cette intrigue est pour moi lettre close, Et ma mère ne put m'éclaircir mieux la chose.
ACTE DEUXIEME. SCENE PREMIERE 3»
Quand il mourut, ce fils, l'objet de tant d'amour,
Au destin de qui, même avant qu'il vînt au jour,
Le testament d'un oncle abondant en richesses
D'un soin particulier avait fait des largesses,
Et que sa mère fit un secret de sa mort,
De son époux absent redoutant le transport,
S'il voyait chez un autre aller tout l'héritage
Dont sa maison tirait un si grand avantage ;
Quand, dis-je, pour cacher un tel événement,
La supposition fut de son sentiment,
Et qu'on vous prit chez nous, où vous étiez nourrie
(Votre mère d'accord de cette tromperie
Qui remplaçait ce fils à sa garde commis),
En faveur des présents le secret fut promis.
Albert ne l'a point su de nous ; et, pour sa femme,.
L'ayant plus de douze ans conservé dans son âme,
Comme le mal fut prompt dont on la vit mourir,
Son trépas imprévu ne put rien découvrir.
Mais, cependant, je vois qu'il garde intelligence
Avec celle de qui vous tenez la naissance.
J'ai su qu'en secret même il lui faisait du bien,
Et peut-être cela ne se fait pas pour rien.
D'autre part, il vous veut porter au mariage ;
Et, comme il le prétend, c'est un mauvais langage :
Je ne sais s'il saurait la supposition
Sans le déguisement ; mais la digression
Tout insensiblement pourrait trop loin s'étendre :
Revenons au secret que je brûle d'apprendre.
ASCAGNE
Sachez donc que l'amour ne sais point s'abuser, Que mon sexe à ses yeux n'a pu se déguiser, Et que ses traits subtils, sous l'habit que je porte,. Ont su trouver le cœur d'une fille peu forte : J'aime enfin.
3 2 LE DÉPIT AMOUREUX
FROSINE
Vous aimez ?
ASCAGNE
Frosine, doucement. N'entrez pas tout à fait dedans l'étonnement : Il n'est pas temps encore, et ce cœur qui soupire A bien pour vous surprendre autre chose à vous dire.
FROSINE
Et quoi ?
ASCAGNE J'aime Valère.
FROSINE
Ha ! vous avez raison : L'objet de votre amour, lui dont à la maison Votre imposture enlève un puissant héritage, Et qui, de votre sexe ayant le moindre ombrage, Verrait incontinent ce bien lui retourner ! C'est encore un plus grand sujet de s'étonner.
ASCAGNE
J'ai de quoi toutefois surprendre plus votre âme ; Je suis sa femme.
FROSINE
O dieux ! sa femme ?
ASCAGNE
Oui, sa femme.
FROSINE
Ha ! certes celui-là l'emporte, et vient à bout De toute ma raison.
Encore ?
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE PREMIÈRE 33
ASCAGNE
Ce n'est pas encor tout.
FROSINE ASCAGNE
Je la suis, dis-je, sans qu'il le pense, Ni qu'il ait de mon sort la moindre connaissance.
FROSINE
Ho! poussez; je le quitte, et ne raisonne plus, Tant mes sens coup sur coup se trouvent confondus. A ces énigmes-là je ne puis rien comprendre.
ASCAGNE
Je vais vous l'expliquer, si vous voulez m'entendre.
Val ère, dans les fers de ma sœur arrêté,
Me semblait un amant digne d'être écouté,
Et je ne pouvais voir qu'on rebutât sa flamme
Sans qu'un peu d'intérêt touchât pour lui mon âme.
Je voulais que Lucile aimât son entretien ;
Je blâmais ses rigueurs, et les blâmai si bien
Que moi-même j'entrai, sans pouvoir m'en défendre,
Dans tous les sentiments qu'elle ne pouvait prendre.
C'était, en lui parlant, moi qu'il persuadait ;
Je me laissais gagner aux soupirs qu'il perdait;
Et ses vœux, rejetés de l'objet qui l'enflamme,
Etaient comme vainqueurs reçus dedans mon âme.
Ainsi mon cœur, Frosine, un peu trop faible, hélas !
Se rendit à des soins qu'on ne lui rendait pas,
Par un coup réfléchi reçut une blessure,
Et paya pour un autre avec beaucoup d'usure.
34
LE DEPIT AMOUREUX
Enfin, ma chère, enfin l'amour que j'eus pour lui Se voulut expliquer, mais sous le nom d'autrui : Dans ma bouche, une nuit, cet amant trop aimable Crut rencontrer Lucile à ses vœux favorable, Et je sus ménager si bien cet entretien Que du déguisement il ne reconnut rien. Sous ce voile trompeur qui flattait sa pensée, Je lui dis que pour lui mon âme était blessée ; Mais que, voyant mon père en d'autres sentiments, le devais une feinte à ses commandements ; Qu'ainsi de notre amour nous ferions un"mystère Dont la nuit seulement serait dépositaire, Et qu'entre nous, de jour, de peur de rien gâter, Tout entretien secret se devait éviter ; Qu'il me verrait alors la même indifférence Qu'avant que nous eussions la même intelligence, Et que de son côté, de même que du mien, Geste, parole, écrit ne m'en dît jamais rien. Enfin, sans m'arrêter sur toute l'industrie Dont j'ai conduit le fil de cette tromperie, J'ai poussé jusqu'au bout un projet si hardi, Et me suis assuré l'époux que je vous dis.
FROSINE
Peste ! les grands talents que votre esprit possède ! Dirait-on qu'elle y touche avec sa mine froide ! Cependant, vous avez été bien vite ici : Car je veux que la chose ait d'abord réussi, Ne jugez- vous pas bien, à regarder l'issue, Qu'elle ne peut longtemps éviter d'être sue ?
ASCAGNE
Quand l'amour est bien fort, rien ne peut l'arrêter. . Ses projets seulement vont à se contenter,
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE DEUXIÈME 35
Et, pourvu qu'il arrive au but qu'il se propose, Il croit que tout le reste après est peu de chose. Mais enfin aujourd'hui je me découvre à vous, Afin que vos conseils... Mais voici cet époux.
SCENE II
VALÈRE, ASCAGNE, FROSINE
VALÈRE
Si vous êtes toutes deux en quelque conférence Où je vous fasse tort de mêler ma présence, Je me retirerai.
ASCAGNE
Non, non ; vous pouvez bien, Puisque vous le faisiez, rompre notre entretien.
VALÈRE Moi?
ASCAGNE
Vous-même.
VALÈRE Et comment?
ASCAGNE
Je disais que Valère Aurait, si j'étais fille, un peu trop su me plaire,
36 LE DÉPIT AMOUREUX
Et que, si je faisais tous les vœux de son cœur, Je ne tarderais guère à faire son bonheur.
VALÈRE
Ces protestations ne coûtent par grand'chose, Alors qu'à leur effet un pareil si s'oppose ; Mais vous seriez bien pris, si quelque événement Allait mettre à l'épreuve un si doux changement.
ASCAGNE
Point du tout ; je vous dis que, régnant dans votre âme, Je voudrais de bon cœur couronner votre flamme.
VALÈRE
Et si c'était quelqu'une où, par votre secours, Vous puissiez être utile au bonheur de mes jours ?
ASCAGNE
Je pourrais assez mal répondre à votre attente.
VALÈRE Cette confession n'est pas fort obligeante.
ASCAGNE
Hé quoi ! vous voudriez, Valère, injustement, Qu'étant fille, et mon cœur vous aimant tendrement Je m'allasse engager avec une promesse De servir vos ardeurs pour quelque autre maîtresse ? Un si pénible effort pour moi m'est interdit.
VALÈRE
Mais cela n'étant pas ?
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE DEUXIÈME 37
ASCAGNE
Ce que je vous ai dit, Je l'ai dit comme fille, et vous le devez prendre Tout de même.
VALÈRE
Ainsi donc, il ne faut rien prétendre, Ascagne, à des bontés que vous auriez pour nous, A moins que le ciel fasse un grand miracle en vous. Bref, si vous n'êtes fille, adieu votre tendresse ; Il ne vous reste rien qui pour nous s'intéresse ?
ASCAGNE J'ai l'esprit délicat plus qu'on ne peut penser, Et le moindre scrupule a de quoi m'offenser Quand il s'agit d'aimer. Enfin je suis sincère : Je ne m'engage point à vous servir, Valère, Si vous ne m'assurez au moins absolument Que vous sentez pour moi le même sentiment ; Que pareille chaleur d'amitié vous transporte, Et que, si j'étais fille, une flamme plus forte N'outragerait point celle où je vivrais pour vous.
VALÈRE
Je n'avais jamais vu ce scrupule jaloux ;
Mais, tout nouveau qu'il est, ce mouvement m'oblige,
Et je vous fais ici tout l'aveu qu'il exige.
ASCAGNE Mais sans fard ?
VALÈRE Oui, sans fard. ASCAGNE
S'il est vrai, désormais Vos intérêts seront les miens, je vous promets.
38 LE DÉPIT AMOUREUX
VALÈRE
J'ai bientôt à vous dire un important mystère Où l'effet de ces mots me sera nécessaire.
ASCAGNE
Et j'ai quelque secret de même à vous ouvrir Où votre cœur pour moi se pourra découvrir.
VALÈRE
Hé ! de quelle façon cela pourrait-il être ?
ASCAGNE
C'est que j'ai de l'amour qui n'oserait paraître, Et vous pourriez avoir sur l'objet de mes vœux Un empire à pouvoir rendre mon sort heureux.
VALÈRE
Expliquez-vous, Ascagne, et croyez par avance Que votre heur est certain, s'il est en ma puissance.
ASCAGNE
Vous promettez ici plus que vous ne croyez.
VALÈRE Non, non ; dites l'objet pour qui vous m'employez.
ASCAGNE
Il n'est pas encor temps; mais c'est une personne Qui vous touche de près.
VALÈRE
Votre discours m'étonne : Plût à Dieu que ma sœur...
ACTE DEUXIÈME. SCENE DEUXIÈME 39
ASCAGNE
Ce n'est pas la saison De m'expliquer, vous dis-je.
VALÈRE
Et pourquoi ?
ASCAGNE
Pour raison. Vous saurez mon secret quand je saurai le vôtre.
VALÈRE J'ai besoin pour cela de l'aveu de quelque autre.
ASCAGNE
Ayez-le donc ; et lors, nous expliquant nos vœux, Nous verrons qui tiendra mieux parole des deux.
VALÈRE
Adieu ; j'en suis content.
ASCAGNE
Et moi content, Valère. (Valère sort.)
FROSINE
Il croit trouver en vous l'assistance d'un frère.
40 LE DEPIT AMOUREUX
SCÈNE III FROSINE, ASCAGNE, MARINETTE, LUCILE
LUCILE
C'en est fait; c'est ainsi que je me puis venger;
Et si cette action a de quoi l'affliger,
C'est toute la douceur que mon cœur s'y propose.
Mon frère, vous voyez une métamorphose.
Je veux chérir Valère après tant de fierté,
Et mes vœux maintenant tournent de son côté.
ASCAGNE
Que dites-vous, ma sœur ? Comment courir au chan- Cette inégalité me semble trop étrange. [ge ?
LUCILE
La vôtre me surprend avec plus de sujet :
De vos soins autrefois Valère était l'objet ;
Je vous ai vu pour lui m'accuser de caprice,
D'aveugle cruauté, d'orgueil et d'injustice;
Et quand je veux l'aimer, mon dessein vous déplaît !
Et je vous vois parler contre son intérêt !
ASCAGNE
Je le quitte, ma sœur, pour embrasser le vôtre : Je sais qu'il est rangé dessous les lois d'une autre ; Et ce serait un trait honteux à vos appas, Si vous le rappeliez et qu'il ne revînt pas.
LUCILE
Si ce n'est que cela, j'aurai soin de ma gloire,
Et je sais pour son cœur tout ce que j'en dois croire :
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE TROISIÈME 4t
Il s'explique à mes yeux intelligiblement. Ainsi découvrez-lui sans peur mon sentiment; Ou, si vous refusez de le faire, ma bouche Lui va faire savoir que son ardeur me touche. Quoi! mon frère, à ces mots vous restez interdit?
ASCAGNE
Ha ! ma sœur, si sur vous je puis avoir crédit,
Si vous êtes sensible aux prières d'un frère,
Quittez un tel dessein, et n'ôtez point Valère
Aux vœux d'un jeune objet dont l'intérêt m'est cher,
Et qui sur ma parole, a droit de vous toucher.
La pauvre infortunée aime avec violence ;
A moi seul de ses feux elle fait confidence,
Et je vois dans son cœur de tendres mouvements
A dompter la fierté des plus durs sentiments.
Oui, vous auriez pitié de l'état de son âme,
Connaissant de quel coup vous menacez sa flamme,
Et je ressens si bien la douleur qu'elle aura
Que je suis assuré, ma sœur, qu'elle en mourra,
Si vous lui dérobez l'amant qui peut lui plaire.
Eraste est un parti qui doit vous satisfaire,
Et des feux mutuels...
LUCILE
Mon frère, c'est assez : Je ne sais point pour qui vous vous intéressez ; Mais, de grâce, cessons ce discours, je vous prie, Et me laisser un peu dans quelque rêverie..
ASCAGNE
Allez, cruelle sœur, vous me désespérez, Si vous effectuez vos desseins déclarés.
42 LE DÉPIT AMOUREUX
SCÈNE IV LUCILE, MARINETTE
iMARINETTE La résolution, Madame, est assez prompte.
LUCILE
Un cœur ne pèse rien alors que l'on l'affronte; Il court à sa vengeance, et saisit promptement Tout ce qu'il croit servir à son ressentiment. Le traître ! faire voir cette insolence extrême !
MARINETTE
Vous m'en voyez encor toute hors de moi-même ; Et quoique là-dessus je rumine sans fin, L'aventure me passe, et j'y perds mon latin. Car enfin, aux transports d'une bonne nouvelle, Jamais cœur ne s'ouvrit d'une façon plus belle : De l'écrit obligeant le sien tout transporté Ne me donnait pas moins que de la déité ; Et cependant jamais, à cet autre message, Fille ne fut traitée avecque tant d'outrage. Je ne sais, pour causer de si grands changements, Ce qui s'est pu passer entre ces courts moments.
LUCILE
Rien ne s'est pu passer dont il faille être en peine, Puisque rien ne le doit défendre de ma haine. Quoi ! tu voudrais chercher hors de sa lâcheté La secrète raison de cette indignité ? Cet écrit malheureux, dont mon âme s'accuse, Peut-il à son transport souffrir la moindre excuse ?
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE QUATRIÈME 43
MARINETTE
En effet; je comprends que vous avez raison,
Et que cette querelle est pure trahison.
Nous en tenons, Madame ; et puis, prêtons l'oreille
Aux bons chiens de pendards qui nous chantent merveille,
Qui pour nous accrocher feignent tant de langueur !
Laissons à leurs beaux mots fondre notre rigueur,
Rendons-nous à leurs vœux, trop faibles que nous sommes !
Foin de notre sottise, et peste soit des hommes !
LUCILE
Eh bien ! bien ; qu'il s'en vante et rie à nos dépens, Il n'aura pas sujet d'en triompher longtemps ; Et je lui ferai voir qu'en une âme bien faite Le mépris suit de près la faveur qu'on rejette.
MARINETTE
Au moins, en pareil cas, est-ce un bonheur bien doux Quand on sait qu'on n'a point d'avantage sur vous. Marinette eut bon nez, quoi qu'on en puisse dire, De ne permettre rien, un soir qu'on voulait rire. Quelque autre, sous espoir de matritnonion, Aurait ouvert l'oreille à la tentation ; Mais moi, nescio vos.
LUCILE
Que tu dis de folies, Et choisis mal ton temps pour de telles saillies ! Enfin je suis touchée au cœur sensiblement, Et si jamais celui de ce perfide amant, Par un coup de bonheur, dont j'aurais tort, je pense, De vouloir à présent concevoir l'espérance (Car le ciel a trop pris plaisir de m'affliger Pour me donner celui de me pouvoir venger);
44 LE DÉPIT AMOUREUX
Quand, dis-je, par un sort à mes désirs propice,
Il reviendrait m'offrir sa vie en sacrifice,
Détester à mes pieds l'action d'aujourd'hui,
Je te défends surtout de me parler pour lui.
Au contraire, je veux que ton zèle s'exprime
A me bien mettre aux yeux la grandeur de son crime ;
Et même, si mon cœur était pour lui tenté
De descendre jamais à quelque lâcheté,
Que ton affection me soit alors sévère,
Et tienne comme il faut la main à ma colère.
MARINETTE
Vraiment, n'ayez point peur, et laissez faire à nous :
J'ai pour le moins autant de colère que vous ;
Et je serais plutôt fille toute ma vie,
Que mon gros traître aussi me redonnât envie.
S'il vient...
SCENE V
MARINETTE, LUCILE, ALBERT
ALBERT
Rentrez, Lucile, et me faites venir Le précepteur : je veux un peu l'entretenir, Et m'informer de lui, qui me gouverne Ascagne, S'il sait point quel ennui depuis peu l'accompagne.
(Il continue seul.) En quel gouffre de soins et de perplexité Nous jette une action faite sans équité !
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE SIXIEME 4s
D'un enfant supposé par mon trop d'avarice
Mon cœur depuis longtemps souffre bien le supplice,
Et quand je vois les maux où je me suis plongé,
Je voudrais à ce bien n'avoir jamais songé.
Tantôt je crains de voir, par la fourbe éventée,
Ma famille en opprobre et misère jetée ;
Tantôt, par ce fils-là qu'il me faut conserver,
Je crains cent accidents qui peuvent arriver.
S'il advient que dehors quelque affaire m'appelle,
J'appréhende au retour cette triste nouvelle :
« Las ! vous ne savez pas ? vous l'a-t-on annoncé ?
Votre fils a la fièvre, ou jambe, ou bras cassé. »
Enfin, à tous moments, sur quoi que je m'arrête,
Cent sortent de chagrins me roulent sur la tête.
Ah!
SCENE VI
ALBERT, MÉTAPHRASTE
MÉTAPHRASTE
Mandatum tuum euro diligenter.
ALBERT Maître, j'ai voulu...
MÉTAPHRASTE
Maître est dit à magis ter C'est comme qui dirait trois fois plus grand.
46 LE DÉPIT AMOUREUX
ALBERT
Je meure, Si je savais cela. Mais soit; à la bonne heure! Maître, donc...
MÉTAPHRASTE Poursuivez.
ALBERT
Je veux poursuivre aussi; Mais ne poursuivez point, vous, d'interrompre ainsi. Donc, encore une fois, maître, c'est la troisième, Mon fils me rend chagrin ; vous savez que je l'aime, Et que soigneusement je l'ai toujours nourri.
MÉTAPHRASTE
Il est vrai : Filio non polest prœferri Ni si filias.
ALBERT
Maître, en discourant ensemble, Ce jargon n'est pas fort nécessaire, me semble; Je vous crois grand latin, et grand docteur juré, Je m'en rapporte à ceux qui m'en ont assuré; Mais, dans un entretien qu'avec vous je destine, N'allez point déployer toute votre doctrine, Faire le pédagogue, et cent mots me cracher, Comme si vous étiez en chaire pour prêcher. Mon père, quoiqu'il eût la tête des meilleures, Ne m'a jamais rien fait apprendre que mes heures Qui, depuis cinquante ans dites journellement, Me sont encor pour moi que du haut-allemand. Laissez donc en repos votre science auguste, Et que votre langage à mon faible s'ajuste.
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE SIXIÈME 47
MÉTAPHRASTE
Soit.
ALBERT
A mon fils l'hymen semble lui faire peur, Et, sur quelque parti que je sonde son cœur, Pour un pareil lien il est froid, et recule.
MÉTAPHRASTE
Peut-être a-t-il l'humeur du frère de Marc-Tulle, Dont avec Atticus le même fait sermon, Et comme aussi les Grecs disent Aîanaton.
ALBERT
Mon Dieu, maître éternel, laissez là, je vous prie, Les Grecs, les Albanais, avec l'Esclavonie, Et tous ces autres gens dont vous venez parler : Eux et mon fils n'ont rien ensemble à démêler.
MÉTAPHRASTE Hé bien, donc, votre fils?
ALBERT
Je ne sais si dans l'âme Il ne sentirait point une secrète flamme. Quelque chose le trouble, ou je suis fort déçu, Et je l'aperçus hier, sans en être aperçu, Dans un recoin du bois où nul ne se retire.
MÉTAPHRASTE
Dans un lieu reculé du bois, voulez-vous dire? Un endroit écarté, latine, secessus ; Virgile l'a dit : Est in secessu locus...
48 LE DÉPIT AMOUREUX
ALBERT
Comment aurait-il pu l'avoir dit, ce Virgile, Puisque je suis certain que, dans ce lieu tranquille, Ame du monde enfin n'était lors que nous deux?
MÉTAPHRASTE
Virgile est nommé là comme un auteur fameux D'un terme plus choisi que le mot que vous dites, Et non comme témoin de ce qu'hier vous vîtes.
ALBERT
Et moi, je vous dis. moi, que je n'ai pas besoin De terme plus choisi, d'auteur ni de témoin, Et qu'il suffit ici de mon seul témoignage.
MÉTAPHRASTE
Il faut choisir pourtant les mots mis en usage Par les meilleurs auteurs : Tu vivendo bonos, Comme on dit, scribendo sequare peritos
ALBERT
Homme ou démon, veux-tu m'entendre sans con- teste ? MÉTAPHRASTE
Quintilien en fait le précepte.
ALBERT
La peste Soit du causeur !
MÉTAPHRASTE
Et dit là-dessus doctement Un mot que vous serez bien aise assurément D'entendre.
ACTE DEUXIEME. SCÈNE SIXIÈME 49
ALBERT
Je serai le diable qui t'emporte, Chien d'homme. Oh ! que je suis tenté d'étrange sorte De faire sur ce mufle une application !
MÉTAPHRASTE
Mais qui cause, seigneur, votre inflammation ? Que voulez-vous de moi ?
ALBERT
Je veux que l'on m'écoute, Vous ai-je dit vingt fois, quand je parle.
MÉTAPHRASTE
Ha ! sans doute. Vous serez satisfait, s'il ne tient qu'à cela. Je me tais.
ALBERT
Vous ferez sagement.
MÉTAPHRASTE
Me voilà Tout prêt de vous ouïr.
ALBERT
Tant mieux.
MÉTAPHRASTE
Que je trépasse Si je dis plus mot.
ALBERT
Dieu vous en fasse la grâce.
50 ' LE DÉPIT AMOUREUX
MÉTAPHRASTE Vous n'accuserez point mon caquet désormais,
ALBERT Ainsi soit-il.
MÉTAPHRASTE Parlez quand vous voudrez.
ALBERT
J'y vais. MÉTAPHRASTE Et n'appréhendez plus l'interruption nôtre.
ALBERT C'est assez dit.
MÉTAPHRASTE Je suis exact plus qu'aucun autre. ALBERT Je le crois.
MÉTAPHRASTE J'ai promis que je ne dirai rien, ALBERT Suffit.
MÉTAPHRASTE Dès à présent je suis muet.
ALBERT
Fort bien.
MÉTAPHRASTE
Parlez, courage ; au moins, je vous donne audience Vous ne vous plaindrez pas de mon peu de silence, Je ne desserre pas la bouche seulement.
ACTE DEUXIÈME. SCENE SIXIÈME 51
ALBERT Le traître !
MÉTAPHRASTE
Mais, de grâce, achevez vitement : Depuis longtemps j'écoute ; il est bien raisonnable Que je parle à mon tour.
ALBERT
Donc, bourreau détestable...
MÉTAPHRASTE
Hé ! bon Dieu ! voulez-vous que j'écoute à jamais ? Partageons le parler au moins, ou je m'en vais.
ALBERT Ma patience est bien...
MÉTAPHRASTE
Quoi ! voulez-vous poursuivre ? Ce n'est pas encore fait ? Per Jovetn, je suis ivre.
ALBERT Je n'ai pas dit...
MÉTAPHRASTE
Encor ? Bon Dieu ! que de discours ! Rien n'est-il suffisant d'en arrêter le cours ?
ALBERT J'enrage !
MÉTAPHRASTE
Derechef? ô l'étrange torture ! Hé ! laissez- moi parler un peu, je vous conjure ; Un sot qui ne dit mot ne se distingue pas D'un savant qui se tait.
5 2 LE DÉPIT AMOUREUX
ALBERT, s'en allant.
Parbleu ! tu te tairas.
MÉTAPHRASTE
D'où vient fort à propos cette sentence expresse D'un philosophe : « Parle, afin qu'on te connaisse .» Doncques, si de parler le pouvoir est ôté, Pour moi, j'aime autant perdre aussi l'humanité Et changer mon essence en celle d'une bête. Me voilà pour huit jours avec un mal de tête. Oh ! que les grands parleurs sont par moi détestés ! Mais quoi ! si les savants ne sont point écoutés, Si l'on veut que toujours ils aient la bouche close, Il faut donc renverser l'ordre de chaque chose : Que les poules dans peu dévorent les renards, Que les jeunes enfants remontrent aux vieillards, Qu'à poursuivre les loups les agnelets s'ébattent, Qu'un fou fasse les lois, que les femmes combattent, Que par les criminels les juges soient jugés, Et par les écoliers les maîtres fustigés ; Que le malade au sain présente le remède; Que le lièvre craintif...
(Albert lui vient sonner aux oreilles une cloche de mulet, qui le fait fuir.)
Miséricorde ! à l'aide !
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ACTE III
SCENE PREMIERE
MASCARILLE
Le ciel parfois seconde un dessein téméraire,
Et l'on sort comme on peut d'une méchante affaire.
Pour moi, qu'une imprudence a trop fait discourir,
Le remède plus prompt où j'ai su recourir,
C'est de pousser ma pointe, et dire en diligence
A notre vieux patron toute la manigance.
Son fils, qui m'embarrasse, est un évaporé ;
L'autre, diable ! disant ce que j'ai déclaré,
Gare une irruption sur notre friperie :
Au moins, avant qu'on puisse échauffer sa furie,
Quelque chose de bon nous pourra succéder,
Et les vieillards entre eux se pourront accorder.
C'est ce qu'on va tenter ; et, de la part du nôtre,
Sans perdre un seul moment, je m'en vais trouver l'autre.
54 LE DEPIT AMOUREUX
SCÈNE II
MASCARILLE, ALBERT
: ALBERT
Qui frappe?
MASCARILLE
Amis.
ALBERT
Ho ! Ho ! qui te peut amener, Mascarille ?
MASCARILLE
Je viens, Monsieur, pour vous donner Le bonjour.
ALBERT
Ha ! vraiment, tu prends beaucoup de peine ! De tout mon cœur, bonjour.
(Il rentre.) MASCARILLE
La réplique est soudaine. Quel homme brusque !
(Il frappe à la porte.)
ALBERT Encor?
MASCARILLE
Vous n'avez pas ouï, Monsieur.
ACTE TROISIÈME. SCÈNE DEUXIÈME 55
ALBERT
Ne m'as-tu pas donné le bonjour?
MASCARILLE
Oui.
ALBERT
Hé bien ! bonjour, te dis-je.
(Il rentre.)
MASCARILLE
Oui ; mais je viens encore Vous saluer au nom du seigneur Polidore.
ALBERT
Ha ! c'est un autre fait. Ton maître t'a chargé De me saluer?
MASCARILLE
Oui.
ALBERT
Je lui suis obligé ; Va, que je lui souhaite une joie infinie.
(Il veut rentrer.)
MASCARILLE
Cet homme est ennemi de la cérémonie.
(Il frappe.) Je n'ai pas achevé, Monsieur, son compliment : Il voudrait vous prier d'une chose instamment.
ALBERT
Hé bien ! quand il voudra, je suis à son service.
(Il rentre.)
56 LE DÉPIT AMOUREUX
MASCARILLE, l'arrêtant.
Attendez, et souffrez qu'en deux mots je finisse. Il souhaite un moment pour vous entretenir D'une affaire importante, et doit ici venir.
ALBERT
Hé ! quelle est-elle encor, l'affaire qui l'oblige A me vouloir parler ?
MASCARILLE
Un grand secret, vous dis-je, Qu'il vient de découvrir en ce même moment, Et qui, sans doute, importe à tous deux grandement. Voilà mon embassade.
SCENE III
ALBERT
O juste ciel ! je tremble ; Car enfin nous avons peu de commerce ensemble- Quelque tempête va renverser mes desseins, Et ce secret, sans doute, est celui que je crains. L'espoir de l'intérêt m'a fait quelque infidèle, Et voilà sur ma vie une tache éternelle ! Ma fourbe est découverte. Oh ! que la vérité Se peut cacher longtemps avec difficulté ! Et qu'il eût mieux valu pour moi, pour mon estime, Suivre les mouvements d'une peur légitime,
ACTE TROISIÈME. SCENE QUATRIÈME 57
Par qui je me suis vu tenté plus de vingt fois De rendre à Polidore un bien que je lui dois, De prévenir l'éclat où ce coup-ci m'expose, Et faire qu'en douceur passât toute la chose! Mais, hélas I c'en est fait, il n'est plus de saison, Et ce bien par la fraude entré dans ma maison N'en sera point tiré que, dans cette sortie, Il n'entraîne du mien la meilleure partie.
SCENE IV
ALBERT, POLIDORE
POLIDORE
S'être ainsi marié sans qu'on en ait su rien !
Puisse cette action se terminer à bien !
Je ne sais qu'en attendre, et je crains fort du père
Et la grande richesse et la juste colère.
Mais je l'aperçois seul.
ALBERT
Dieu! Polidore vient!
POLIDORE Je tremble à l'aborder.
ALBERT
La crainte me retient. POLIDORE Par où lui débuter?
58 LE DÉPIT AMOUREUX
ALBERT
Quel sera mon langage?
POLIDORE
Son âme est toute émue.
ALBERT
Il change de visage. POLIDORE Je vois, seigneur Albert, au trouble de vos yeux, Que vous savez déjà qui m'amène en ces lieux.
ALBERT Hélas! oui.
POLIDORE
La nouvelle a droit de vous surprendre, Et je n'eusse pas cru ce que je viens d'apprendre.
ALBERT
J'en dois rougir de honte et de confusion.
POLIDORE
Je trouve condamnable une telle action, Et je ne prétends point excuser le coupable.
ALBERT
Dieu fait miséricorde au pécheur misérable.
POLIDORE
C'est ce qui doit par vous être considéré.
ALBERT
Il faut être chrétien.
ACTE TROISIÈME. SCÈNE QUATRIÈME 59
POLIDORE
Il est très assuré.
ALBERT Grâce, au nom de Dieu, grâce, ô seigneur Polidore !
POLIDORE
Eh ! c'est moi qui de vous présentement l'implore.
ALBERT
Afin de l'obtenir je me jette à genoux.
POLIDORE Je dois en cet état être plutôt que vous.
ALBERT Prenez quelque pitié de ma triste aventure.
POLIDORE
Je suis le suppliant dans une telle injure.
ALBERT Vous me fendez le cœur avec cette bonté.
POLIDORE Vous me rendez confus de tant d'humilité.
ALBERT Pardon, encore un coup.
POLIDORE
Hélas! pardon vous-même.
6o LE DEPIT AMOUREUX
ALBERT J'ai de cette action une douleur extrême.
POLIDORE Et moi, j'en suis touché de même au dernier point.
ALBERT J'ose vous convier qu'elle n'éclate point.
POLIDORE
Hélas ! seigneur Albert, je ne veux autre chose.
ALBERT
Conservons mon honneur.
POLIDORE
Hé ! oui, je m'y dispose.
ALBERT Quant au bien qu'il faudra, vous-même en résoudrez.
POLIDORE
Je ne veux de vos biens que ce que vous voudrez. De tous ces intérêts je vous ferai le maître, Et je suis trop content si vous le pouvez être. Ha ! quel homme de Dieu ! quel excès de douceur !
POLIDORE
Quelle douceur, vous-même, après un tel malheur ï
ALBERT Que puissiez-vous avoir toutes choses prospères !
ACTE TROISIEME, SCÈNE QUATRIÈME 61
POLIDORE
Le bon Dieu vous maintienne !
ALBERT
Embrassons-nous en frères.
POLIDORE
J'y consens de grand cœur, et me réjouis fort Que tout soit terminé par un heureux accord.
ALBERT J'en rends grâces au ciel.
POLIDORE
Il ne vous faut rien feindre : Votre ressentiment me donnait lieu de craindre ; Et, Lucile tombée en faute avec mon fils, Comme on vous voit puissant et de biens et d'amis...
ALBERT
Hé ? que parlez-vous là de faute et de Lucile ? POLIDORE
Soit, ne commençons point un discours inutile : Je veux bien que mon fils y trempe grandement; Même, si cela fait à votre allégement, J'avouerai qu'à lui seul en est toute la faute; Que votre fille avait une vertu trop haute Pour avoir jamais fait ce pas contre l'honneur Sans l'incitation d'un méchant suborneur ; Que le traître a séduit sa pudeur innocente, Et de votre conduite ainsi détruit l'attente. Puisque la chose est faite, et que, selon mes vœux, Un esprit de douceur nous met d'accord tous deux,
62 LE DEPIT AMOUREUX
Ne ramentevons rien, et réparons l'offense Par la solennité d'une heureuse alliance.
ALBERT, à part.
O Dieu ! quelle méprise, et qu'est-ce qu'il m'apprend? Je rentre ici d'un trouble en un autre aussi grand : Dans ces divers transports je ne sais que répondre, Et, si je dis un mot, j'ai peur de me confondre.
POLIDORE
A quoi pensez-vous là, seigneur Albert?
ALBERT
A rien. Remettons, je vous prie, à tantôt l'entretien : Un mal subit me prend, qui veut que je vous laisse.
SCENE V
POLIDORE
Je lis dedans son âme, et vois ce qui le presse,
A quoi que sa raison l'eût déjà disposé,
Son déplaisir n'est pas encor tout apaisé.
L'image de l'affront lui revient, et sa fuite
Tâche à me déguiser le trouble qui l'agite.
Je prends part à sa honte, et son deuil m'attendrit.
Il faut qu'un peu de temps remette son esprit :
La douleur trop contrainte aisément se redouble.
Voici mon jeune fou d'où nous vient tout ce trouble.
ACTE TROISIÈME. SCENE SIXIEME 63.
SCÈNE VI
POLIDORE, VALÈRE
POLIDORE
Enfin, le beau mignon, vos bons déportements Troubleront les vieux jours d'un père à tous moments; Tous les jours vous ferez de nouvelles merveilles, Et nous n'aurons jamais autre chose aux oreilles.
VALÈRE
Que fais-je tous les jours qui soit si criminel? En quoi mériter tant le courroux paternel ?
POLIDORE
Je suis un étrange homme, et d'une humeur terrible,
D'accuser un enfant si sage et si paisible !
Las! il vit comme un saint, et dedans la maison
Du matin jusqu'au soir il est en oraison.
Dire qu'il pervertit l'ordre de la nature,
Et fait du jour la nuit, ô la grande imposture !
Qu'il n'a considéré père ni parenté
En vingt occasions, horrible fausseté !
Que de fraîche mémoire un furtif hyménée !
A la fille d'Albert a joint sa destinée,
Sans craindre de la suite un désordre puissant :
On le prend pour un autre, et le pauvre innocent
Ne sait pas seulement ce que je lui veux dire !
Ha! chien, que j'ai reçu du ciel pour mon martyre,.
Te croiras-tu toujours, et ne pourrai-je pas
Te voir une foi sage avant mon trépas ?
64 LE DÉPIT AMOUREUX
VALÈRE, seul et rêvant.
D'où peut venir ce coup ? Mon âme embarrassée Ne voit que Mascarille où jeter sa pensée. Il ne sera pas homme à m'en faire un aveu : Il faut user d'adresse et me contraindre un peu Dans ce juste courroux.
SCENE VII
MASCARILLE, VALÈRE
VALÈRE
Mascarille, mon père, Que je viens de trouver, sait toute notre affaire.
MASCARILLE
VALÈRE
MASCARILLE D'où diantre a-t-il pu la savoir?
VALÈRE
Je ne sais point sur qui ma conjecture asseoir; Mais enfin d'un succès cette affaire est suivie Dont j'ai tous les sujets d'avoir l'âme ravie. Il ne m'en a pas dit un mot qui fût fâcheux : Il excuse ma faute, il approuve mes feux,
Il la sait?
Oui.
ACTE TROISIÈME. SCENE SEPTIÈME 6s
Et je voudrais savoir qui peut être capable D'avoir pu rendre ainsi sont esprit si traitable. Je ne puis t'exprimer l'aise que j'en reçois.
MASCARILLE
Et que me diriez-vous. Monsieur, si c'était moi Qui vous eût procuré cette heureuse fortune ?
VALÈRE
Bon, bon ! tu voudrais bien ici m'en donner d'une.
MASCARILLE
C'est moi, vous dis-je, moi, dont le patron le sait, Et qui vous ai produit ce favorable effet.
VALÈRE
Mais, là, sans te railler?
MASCARILLE
Que le diable m'emporte Si je fais raillerie, et s'il n'est de la sorte !
VALÈRE, mettant l'êpée à la main.
Et qu'il m'entraîne, moi, si tout présentement Tu n'en vas recevoir le juste payement.
MASCARILLE Ha! Monsieur, qu'est ceci? Je défends la surprise.
VALÈRE
C'est la fidélité que tu m'avais promise? Sans ma feinte, jamais tu n'eusses avoué Le trait que j'ai bien cru que tu m'avais joué.
66 LE DEPIT AMOUREUX
Traître, de qui la langue à causer trop habile D'un père contre moi vient d'échauffer la bile, Qui me perds tout à fait, il faut sans discourir Que tu meures.
MASCARILLE
Tout beau ! Mon âme pour mourir N'est pas en bon état. Daignez, je vous conjure, Attendre le succès qu'aura cette aventure. J'ai de fortes raisons qui m'ont fait révéler Un hymen que vous-même aviez peine à celer; C'était un coup d'État, et vous verrez l'issue Condamner la fureur que avez conçue. De quoi vous fâchez-vous, pourvu que vos souhaits Se trouvent par mes soins pleinement satisfaits, Et voyent mettre à fin le contraire où vous êtes ?
VALÈRE Et si tous ces discours ne sont que des sornettes?
MASCARILLE Toujours serez-vous lors à temps pour me tuer. Mais enfin mes projets pourront s'effectuer. Dieu fera pour les siens, et, content dans la suite,. Vous me remercîrez de ma rare conduite.
VALÈRE Nous verrons. Mais Lucile...
MASCARILLE
Alte ! son père sort.
ACTE TROISIÈME. SCÈNE HUITIÈME 67
SCÈNE VIII
VALÉRE, ALBERT, MASCARILLE
ALBERT
Plus je reviens du trouble où j'ai donné d'abord, Plus je me sens piqué de ce discours étrange Sur qui ma peur prenait un si dangereux change ; Car Lucile soutient que c'est une chanson, Et m'a parlé d'un air à m'ôter tout soupçon.
(A Valère.) Ha ! Monsieur, est-ce vous de qui l'audace insigne Met en jeu mon honneur et fait ce conte indigne ?
MASCARILLE
Seigneur Albert, prenez un ton un peu plus doux,. Et contre votre gendre ayez moins de courroux.
ALBERT
Comment gendre? coquin! Tu portes bien la mine De pousser les ressorts d'une telle machine, Et d'en avoir été le premier inventeur.
MASCARILLE
Je ne vois ici rien à vous mettre en fureur.
ALBERT
Trouves- tu beau, dis-moi, de diffamer ma fille, Et faire un tel scandale à toute une famille ?
MASCARILLE
Le voilà prêt de faire en tout vos volontés.
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68 LE DÉPIT AMOUREUX
ALBERT
Que voudrais-je, sinon qu'il dît des vérités ? Si quelque intention le pressait pour Lucile, La recherche en pouvait être honnête et civile : Il rallait l'attaquer du côté du devoir. Il fallait de son père implorer le pouvoir, Et non pas recourir à cette lâche feinte Qui porte à la pudeur une sensible atteinte.
MASCARILLE
Quoi ! Lucile n'est pas sous des liens secrets A mon maître ?
ALBERT
Non, traître, et n'y sera jamais.
MASCARILLE
Tout doux ; et s'il est vrai que ce soit chose faite, Voulez-vous l'approuver, cette chaîne secrète ?
ALBERT
Et s'il est constant, toi, que cela ne soit pas, Veux-tu te voir casser les jambes et les bras ?
VALÈRE
Monsieur, il est aisé de vous faire paraître Qu'il dit vrai.
ALBERT
Bon ! voilà l'autre encor, digne maître D'un semblable valet. O les menteurs hardis !
MASCARILLE D'homme d'honneur, il est ainsi que je le dis.
ACTE TROISIEME. SCÈNE HUITIÈME 69
VALÈRE
Quel serait notre but de vous en faire accroire?
ALBERT Ils s'entendent tous deux comme larrons en foire. MASCARILLE
Mais venons à la preuve, et, sans nous quereller, Faites sortir Lucile, et la laissez parler.
ALBERT
Et si le démenti par elle vous en reste? MASCARILLE
Elle n'en fera rien, Monsieur, je vous proteste : Promettez à leurs vœux votre consentement, Et je veux m'exposer au plus dur châtiment, Si de sa propre bouche elle ne vous confesse Et la foi qui l'engage et l'ardeur qui la presse.
ALBERT Il faut voir cette affaire.
MASCARILLE, à Vatire.
Allez; tout ira bien.
ALBERT Holà ! Lucile, un mot.
VALÈRE Je crains... MASCARILLE
Ne craignez rien.
70 LE DÉPIT AMOUREUX
SCÈNE IX
VALÈRE, ALBERT, MASCARILLE, LUCILE
MASCARILLE, à Lucile,
Seigneur Albert, au moins silence. Enfin, Madame, Toute chose conspire au bonheur de votre âme, Et monsieur votre père, averti de vos feux, Vous laisse votre époux, et confirme vos vœux, Pourvu que, bannissant toutes craintes frivoles, Deux mots de votre aveu confirment nos paroles.
LUCILE
Que me vient donc conter ce coquin assuré ?
MASCARILLE Bon! me voilà déjà d'un beau titre honoré!
LUCILE
Sachons un peu, Monsieur, quelle belle saillie Fait ce conte galant qu'aujourd'hui l'on publie.
VALÈRE
Pardon, charmant objet; un valet a parlé, Et j'ai vu malgré moi notre hymen révélé.
LUCILE
Notre hymen ?
VALÈRE
On sait tout, adorable Lucile, Et vouloir déguiser est un soin inutile.
ACTE TROISIEME. SCENE NEUVIEME 71
LUCILE Quoi ! l'ardeur de mes feux vous a fait mon époux ?
VALÈRE
C'est un bien qui me doit faire mille jaloux ;
Mais j'impute bien moins ce bonheur de ma flamme
A l'ardeur de vos feux qu'aux bontés de votre âme.
Je sais que vous avez sujet de vous fâcher;
Que c'était un secret que vous vouliez cacher,
Et j'ai de mes transports forcé la violence
A ne point violer votre expresse défense :
Mais...
MASCARILLE Eh bien ! oui, c'est moi ; le grand mal que voilà !
LUCILE
Est-il une imposture égale à celle-là ?
Vous l'osez soutenir en ma présence même,
Et pensez m'obtenir par ce beau stratagème ?
O le plaisant amant, dont la galante ardeur
Veut blesser mon honneur, au défaut de mon cœur,
Et que mon père, ému de l'éclat d'un sot conte,
Paye avec mon hymen qui me couvre de honte !
Quand tout contribuerait à votre passion,
Mon père, les destins, mon inclination,
On me verrait combattre, en ma juste colère,
Mon inclination, les destins et mon père ;
Perdre même le jour, avant que de m'unir
A qui par ce moyen aurait cru m'obtenir.
Allez ; et si mon sexe, avecque bienséance,
Se pouvait emporter à quelque violence,
Je vous apprendrais bien à me traiter ainsi.
72 LE DÉPIT AMOUREUX
VALÈRE, à Mascarille.
C'en est fait; son courroux ne peut être adouci.
MASCARILLE
Laissez-moi lui parler. Eh ! Madame, de grâce,
A quoi bon maintenant toute cette grimace ?
Quelle est votre pensée, et quel bourru transport
Contre vos propres vœux vous fait roidir si fort ?
Si monsieur votre père était homme farouche,
Passe ; mais il permet que la raison le touche,
Et lui même m'a dit qu'une confession
Vous va tout obtenir de son affection.
Vous sentez, je crois bien, quelque petite honte
A faire un libre aveu de l'amour qui vous dompte ;
Mais s'il vous fait perdre un peu de liberté,
Par un bon mariage on voit tout rajusté ;
Et, quoique l'on reproche au feu qui vous consomme,
Le mal n'est pas si grand que de tuer un homme.
On sait que la chair est fragile quelquefois,
Et qu'une fille, enfin, n'est ni caillou, ni bois.
Vous n'avez pas été sans doute la première,
Et vous ne serez pas, que je crois, la dernière.
LUCILE
Quoi ! vous pouvez ouïr ces discours effrontés, Et vous ne dites mot à ces indignités ?
ALBERT
Que veux-tu que je die ? une telle aventure Me met tout hors de moi.
MASCARILLE
Madame, je vous jure Que déjà vous devriez avoir tout confessé.
ACTE TROISIÈME. SCÈNE DIXIÈME 73
LUCILE
Et quoi donc confesser ?
MASCARILLE
Quoi ? ce qui s'est passé Entre mon maître et vous ; la belle raillerie !
LUCILE
Et que s'est-il passé, monstre d'effronterie, Entre ton maître et moi ?
MASCARILLE
Vous devez, que je crois, En savoir un peu plus de nouvelle que moi ; Et pour vous cette nuit fut trop douce pour croire Que vous puissiez si vite en perdre la mémoire.
LUCILE
C'est trop souffrir, mon père, un impudent valet.
(Elle lui donne un soufflet,)
SCENE X
VALÈRE, MASCARILLE, ALBERT,
MASCARILLE
Je crois qu'elle me vient de donner un soufflet.
ALBERT
Va, coquin, scélérat, sa main vient sur ta joue De faire une action dont son père la loue.
74 LE DÉPIT AMOUREUX
MASCARILLE
Et nonobstant cela, qu'un diable en cet instant M'emporte, si j'ai dit rien que de très constant.
ALBERT
Et, nonobstant cela, qu'on me coupe une oreille Si tu portes fort loin une audace pareille.
MASCARILLE Voulez-vous deux témoins qui me justifieront?
ALBERT
Veux-tu deux de mes gens qui te bâtonneront ?
MASCARILLE
Leur rapport doit au mien donner toute créance.
ALBERT Leurs bras peuvent du mien réparer l'impuissance.
MASCARILLE Je vous dis que Lucile agit par honte ainsi.
ALBERT
Je te dis que j'aurai raison de tout ceci.
MASCARILLE
Connaissez- vous Ormin, ce gros notaire habile ?
ALBERT Connais-tu bien Grimpant, le bourreau de la ville ?
MASCARILLE Et Simon le tailleur, jadis si recherché ?
ACTE TROISIEME. SCENE DIXIEME 75
ALBERT Et la potence mise au milieu du marché?
MASCARILLE
Vous verrez confirmer par eux cet hyménée.
ALBERT Tu verras par eux terminer ta destinée.
MASCARILLE Ce sont eux qu'ils ont pris pour témoins de leur foi.
ALBERT Ce sont eux qui dans peu me vengeront de toi.
MASCARILLE Et cqs yeux les ont vus s'entre-don ner parole.
ALBERT
Et ces yeux te verront faire la capriole.
MASCARILLE Et, pour signe, Lucile avait un voile noir.
ALBERT Et. pour signe, ton front nous le fait assez voir.
MASCARILLE
O l'obstiné vieillard!
ALBERT
O le fourbe damnable ! Va, rends grâce à mes ans, qui me font incapable De punir sur-le-champ l'affront que tu me fais : Tu n'en perds que l'attente, et je te le promets.
76 LE DÉPIT AMOUREUX
SCÈNE XI
VALÈRE, MASCARILLE
VALÈRE Hé bien ! ce beau succès que tu devais produire...
MASCARILLE
J'entends à demi-mot ce que vous voulez dire. Tout s'arme contre moi ; pour moi de tous côtés Je vois coups de bâton et gibets apprêtés : Aussi, pour être en paix dans ce désordre extrême,. Je me vais d'un rocher précipiter moi-même, Si, dans le désespoir dont mon cœur est outré, Je puis en rencontrer d'assez haut à mon gré. Adieu, Monsieur.
VALÈRE
Non, non ; ta fuite est superflue i Si tu meurs, je prétends que ce soit à ma vue,
MASCARILLE
Je ne saurais mourir quand je suis regardé, Et mon trépas ainsi se verrait retardé.
VALÈRE
Suis-moi, traître, suis- moi ; mon amour en furie Te fera voir si c'est matière à raillerie.
MASCARILLE
Malheureux Mascarille ! à quels maux aujourd'hui Te vois-tu condamné pour le péché d'autrui !
ACTE IV
SCÈNE PREMIÈRE
ASCAGNE, FROSINE
FROSINE
L'aventure est fâcheuse.
ASCAGNE
Ah ! ma chère Frosine, Le sort absolument a conclu ma ruine. Cette affaire, venue au point où la voilà, N'est pas assurément pour en demeurer là ; Il faut qu'elle passe outre ; et Lucile et Valère, Surpris des nouveautés d'un semblable mystère, Voudront chercher un jour dans ces obscurités Par qui tous mes projets se verront avortés. Car enfin, soit qu'Albert ait part au stratagème, Ou qu'avec tout le monde on Tait trompé lui-même,
78 LE DÉPIT AMOUREUX
S'il arrive une fois que mon sort éclairci Mette ailleurs tout le bien dont le sien a grossi, Jugez s'il aura lieu de souffrir ma présence : Son intérêt détruit me laisse à ma naissance ; C'est fait de sa tendresse, et, quelque sentiment Où pour ma fourbe alors pût être mon amant, Voudra-t-il avouer pour épouse une fille Qu'il verra sans appui de biens et de famille ?
FROSINE
Je trouve que c'est là raisonné comme il faut ;
Mais ces réflexions devaient venir plus tôt.
Qui vous a jusqu'ici caché cette lumière ?
Il ne fallait pas être une grande sorcière
Pour voir, dès le moment de vos desseins pour lui,
Tout ce que votre esprit ne voit que d'aujourd'hui.
L'action le disait, et dès que je l'ai sue,
Je n'en ai prévu guère une meilleure issue.
ASCAGNE
Que dois-je faire enfin ? Mon trouble est sans pareil : Mettez-vous en ma place, et me donnez conseil.
FROSINE
Ce doit être à vous-même, en prenant votre place, A me donner conseil dessus cette disgrâce : Car je suis maintenant vous, et vous êtes moi ; Conseillez-moi, Frosine, au point où je me vois. Quel remède trouver ? Dites, je vous prie.
ASCAGNE
Hélas ! ne traitez point ceci de raillerie.
C'est prendre peu de part à mes cuisants ennuis
Que de rire, et de voir les termes où j'en suis.
ACTE QUATRIEME. SCENE PREMIÈRE 79.
FROSINE
Non vraiment, tout de bon, votre ennui m'est sensible, Et pour vous en tirer je ferais mon possible. Mais que puis-je, après tout ? Je vois fort peu de jour A tourner cette affaire au gré de votre amour.
ASCAGNE
Si rien ne peut m'aider, il faut donc que je meure.
FROSINE
Ha ! pour cela toujours, il est assez bonne heure : La mort est un remède à trouver quand on veut, Et l'on s'en doit servir le plus tard que l'on peut.
ASCAGNE
Non, non, Frosine, non; si vos conseils propices Ne conduisent mon sort parmi ces précipices, Je m'abandonne toute aux traits du désespoir.
FROSINE
Savez-vous ma pensée ? Il faut que j'aille voir La... Mais Éraste vient, qui pourrait nous distraire;. Nous pourrons en marchant parler de cette affaire. Allons, retirons-nous.
80 LE DEPIT AMOUREUX
SCÈNE II ÉRASTE, GROS-RENÉ
ÉRASTE Encore rebuté ?
GROS-RENÉ
Jamais ambassadeur ne fut moins écouté ;
A peine ai-je voulu lui porter la nouvelle
Du moment d'entretien que vous souhaitiez d'elle,
Qu'elle m'a répondu, tenant son quant-à-moi :
« Va, va. je fais état de lui comme de toi;
Dis-lui qu'il se promène » ; et, sur ce beau langage,
Pour suivre son chemin m'a tourné le visage.
Et Marinette aussi, d'un dédaigneux museau,
Lâchant un : « Laissez-nous, beau valet de carreau »,
M'a planté là comme elle, et mon sort et le vôtre
N'ont rien à se pouvoir reprocher l'un à l'autre.
ÉRASTE
L'ingrate ! recevoir avec tant de fierté Le prompt retour d'un cœur justement emporté! Quoi ! le premier transport d'un amour qu'on abuse Sous tant de vraisemblance est indigne d'excuse? Et ma plus vive ardeur, en ce moment fatal, Devait être insensible au bonheur d'un rival ? Tout autre n'eût pas fait même chose en ma place, Et se fût moins laissé surprendre à tant d'audace? De mes justes soupçons suis-je sorti trop tard? Je n'ai point attendu de serments de sa part; Et, lorsque tout le monde encor ne sait qu'en croire, Ce cœur impatient lui rend toute sa gloire :
ACTE QUATRIEME SCÈNE DEUXIÈME 81
Il cherche à s'excuser, et le sien voit si peu Dans ce profond respect la grandeur de mon feu ! Loin d'assurer une âme, et lui fournir des armes Contre ce qu'un rival lui veut donner d'alarmes, L'ingrate m'abandonne à mon jaloux transport, Et rejette de moi message, écrit, abord ! Ha ! sans doute, un amour a peu de violence, Qu'est capable d'éteindre une si faible offense; Et ce dépit si prompt à s'armer de rigueur Découvre assez pour moi tout le fond de son cœur. Et de quel prix doit être à présent à mon âme Tout ce dont son caprice a pu flatter ma flamme ! Non, je ne prétends plus demeurer engagé Pour un cœur où je vois le peu de part que j'ai ; Et puisque l'on témoigne une froideur extrême A conserver les gens, je veux faire de même.
GROS-RENÉ
Et moi de même aussi. Soyons tous deux fâchés, Et mettons notre amour au rang des vieux péchés. Il faut apprendre à vivre à ce sexe volage, Et lui faire sentir que l'on a du courage. Qui souffre ses mépris les veut bien recevoir : Si nous avions l'esprit de nous faire valoir, Les femmes n'auraient pas la parole si haute. Oh ! qu'elles nous sont bien fières par notre faute ! Je veux être pendu, si nous ne les verrions Sauter à notre cou plus que nous ne voudrions, Sans tous ces vils devoirs dont la plupart des hommes Les gâtent tous les jours dans le siècle où nous sommes.
ÉRASTE
Pour moi, sur toute chose un mépris me surprend ;
Et, pour punir le sien par un autre aussi grand,
Je veux mettre en mon cœur une nouvelle flamme.
82 LE DEPIT AMOUREUX
GROS-RENÉ
Et moi, je ne veux plus m'embarrasser de femme ;
A toutes je renonce, et crois, en bonne foi,
Que vous feriez fort bien de faire comme moi.
Car, voyez-vous, la femme est, comme on dit, mon
Un certain animal difficile à connaître, [maître,
Et de qui la nature est fort encline au mal :
Et comme un animal est toujours animal,
Et ne sera jamais qu'animal, quand sa vie
Durerait cent mille ans, aussi, sans repartie,
La femme est toujours femme, et jamais ne sera
Que femme, tant qu'entier le monde durera.
D'où vient qu'un certain Grec dit que sa tête passe
Pour un sable mouvant : car, goûtez bien, de grâce..
Ce raisonnement-ci, lequel est des plus forts :
Ainsi que la tête est comme le chef du corps,
Et que le corps sans chef est pire qu'une bête,
Si le chef n'est pas bien d'accord avec la tête,
Que tout ne soit pas bien réglé par ses compas,
Nous voyons arriver de certains embarras :
La partie brutale alors veut prendre empire
Dessus la sensitive, et l'on voit que l'un tire
A dia, l'autre à hurhaut ; l'un demande du mou,
L'autre du dur ; enfin tout va sans savoir où :
Pour montrer qu'ici-bas, ainsi qu'on l'interprète,
La tête d'une femme est comme une girouette
Au haut d'une maison, qui tourne au premier vent.
C'est pourquoi le cousin Aristote souvent
La compare à la mer ; d'où vient qu'on dit qu'au monde
On ne peut rien trouver de si stable que l'onde.
Or, par comparaison (car la comparaison
Nous fait distinctement comprendre une raison,
Et nous aimons bien mieux, nous autres gens d'étude,
Une comparaison qu'une similitude),
ACTE QUATRIÈME. SCÈNE DEUXIÈME 83
Par comparaison donc, mon maître, s'il vous plaît, Comme on voit que la mer, quand l'orage s'accroît, Vient à se courroucer, le vent souffle et ravage, Les flots contre les flots font un remû-ménage Horrible, et le vaisseau, malgré le nautonier, Va tantôt à la cave et tantôt au grenier ; Ainsi, quand une femme a sa tête fantasque, On voit une tempête en forme de bourrasque, Qui veut compétiter par de certains... propos; Et lors un... certain vent, qui par... de certains flots, De... certaine façon, ainsi qu'un banc de sable... Quand... Les femmes enfin ne valent pas le diable.
ÉRASTE
C'est fort bien raisonner.
GROS-RENÉ
Assez bien, Dieu merci. Mais je les vois, Monsieur, qui passent par ici. Tenez- vous ferme, au moins.
ÉRASTE
Ne te mets pas en peine. GROS-RENÉ J'ai bien peur que ses yeux resserrent votre chaîne.
84 LE DEPIT AMOUREUX
SCÈNE III ÉRASTE, LUCILE, MARINETTE, GROS-RENÉ
MARINETTE Je l'aperçois encor ; mais ne vous rendez point.
LUCILE
Ne me soupçonne pas d'être faible à ce point.
MARINETTE
Il vient à nous.
ÉRASTE
Non, non ; ne croyez pas, Madame, Que je revienne encor vous parler de ma flamme : C'en est fait ; je me veux guérir, et connais bien Ce que de votre cœur a possédé le mien. Un courroux si constant pour l'ombre d'une offense M'a trop bien éclairé de votre indifférence, Et je dois vous montrer que les traits du mépris Sont sensibles surtout aux généreux esprits. Je l'avouerai, mes yeux observaient dans les vôtres Des charmes qu'ils n'ont point trouvés dans tous les Et le ravissement où j'étais de mes fers [autres,
Les aurait préférés à des sceptres offerts ; Oui, mon amour pour vous sans doute était extrême, Je vivais tout en vous ; et, je l'avouerai même, Peut-être qu'après tout j'aurai, quoique outragé, Assez de peine encore à m'en voir dégagé ; Possible que, malgré la cure qu'elle essaie, Mon âme saignera longtemps de cette plaie,
ACTE QUATRIÈME. SCÈNE TROISIÈME 85
Et qu'affranchi d'un joug qui faisait tout mon bien,
Il faudra se résoudre à n'aimer jamais rien.
Mais enfin, il n'importe; et puisque votre haine
Chasse un cœur tant de fois que l'amour vous ramène,
C'est la dernière ici des importunités
Que vous aurez jamais de mes vœux rebutés.
LUCILE
Vous pouvez faire aux miens la grâce tout entière, Monsieur, et m'épargner encor cette dernière.
ÉRASTE
Hé bien ! Madame, hé bien ! ils seront satisfaits : Je romps avecque vous, et j'y romps pour jamais, Puisque vous le voulez. Que je perde la vie, Lorsque de vous parler je reprendrai l'envie.
LUCILE Tant mieux; c'est m'obliger.
ÉRASTE
Non, non; n'ayez pas peur Que je fausse parole; eussé-je un faible cœur Jusques à n'en pouvoir effacer votre image, Croyez que vous n'aurez jamais cet avantage De me voir revenir.
LUCILE Ce serait bien en vain.
ÉRASTE
Moi-même de cent coups je percerais mon sein, Si j'avais jamais fait cette bassesse insigne De vous revoir après ce traitement indigne.
86 LE DEPIT AMOUREUX
LUCILE Soit ; n'en parlons donc plus.
ÉRASTE
Oui, oui, n'en parlons plus; Et pour trancher ici tous propos superflus, Et vous donner, ingrate, une preuve certaine Que je veux sans retour sortir de votre chaîne, Je ne veux rien garder qui puisse retracer Ce que de mon esprit il me faut effacer. Voici votre portrait : il présente à la vue Cent charmes merveilleux dont vous êtes pourvue : Mais il cache sous eux cent défauts aussi grands, Et c'est un imposteur enfin que je vous rends.
GROS-RENÉ
Boni
LUCILE
Et moi, pour vous suivre au dessein de tout rendre, Voilà le diamant que vous m'aviez fait prendre.
MARINETTE Fort bien !
ÉRASTE
Il est à vous encor ce bracelet.
LUCILE
Et cette agathe à vous, qu'on fit mettre en cachet.
ÉRASTE lit.
Vous m'aimez d'une amour extrême, Eraste, et de mon cœur voulez être éclairci :
Si je n'aime Eraste de même, Au moins aimé-je fort qu'Éraste m'aime ainsi.
ACTE QUATRIÈME. SCÈNE TROISIEME 87
ÉRASTE continue.
Vous m'assuriez par là d'agréer mon service : C'est une fausseté digne de ce supplice.
(Il déchire la lettre.)
LUCILE lit.
J'ignore le destin de mon amour ardente, Et jusqu'à quand je souffrirai ; Mais je sais, ô beauté charmante, Que toujours je vous aimerai.
LUCILE continue.
Voilà qui m'assurait à jamais de vos feux : Et la main et la lettre ont menti toutes deux.
(Elle déchire la lettre.)
GROS-RENÉ Poussez.
ÉRASTE Elle est de vous? Suffit; même fortune. MARINETTE, à Lucile. Ferme.
LUCILE J'aurais regret d'en épargner aucune.
GROS-RENÉ, à Éraste. N'ayez pas le dernier.
MARINETTE, à Lucile.
Tenez bon jusqu'au bout. LUCILE Enfin, voilà le reste.
LE DÉPIT AMOUREUX
ERASTE
Et, grâce au ciel, c'est tout. Que sois-je exterminé, si je ne tiens parole!
LUCILE
Me confonde le ciel, si la mienne est frivole !
ÉRASTE Adieu donc.
LUCILE Adieu donc.
MARINETTE, à Lucile.
Voilà qui va des mieux .
GROS-RENÉ, à Érasie. Vous triomphez.
MARINETTE, à Lucile.
Allons, ôtez-vous de ses yeux. GROS-RENÉ, à Éraste. Retirez-vous après cet effort de courage.
MARINETTE, à Lucile. Qu'attendez-vous encor ?
GROS-RENÉ, à Éraste.
Que faut-il davantage }
ÉRASTE
Ha! Lucile, Lucile, un cœur comme le mien Se fera regretter, et je le sais fort bien.
ACTE QUATRIÈME. SCÈNE TROISIÈME 89
LUCILE
Éraste, Éraste, un cœur fait comme est fait le vôtre Se peut facilement réparer par un autre.
ÉRASTE
Non, non, cherchez partout, vous n'en aurez jamais De si passionné pour vous, je vous promets. Je ne dis pas cela pour vous rendre attendrie : J'aurais tort d'en former encore quelque envie, Mes plus ardents respects n'ont pu vous obliger, Vous avez voulu rompre, il n'y faut plus songer. Mais personne après moi, quoi qu'on vous fasse enten- N'aura jamais pour vous de passion si tendre. fdre,
LUCILE
Quand on aime les gens, on les traite autrement : On fait de leur personne un meilleur jugement.
ÉRASTE
Quand on aime les gens, on peut de jalousie, Sur beaucoup d'apparence, avoir l'âme saisie ; Mais alors qu'on les aime, on ne peut en effet Se résoudre à les perdre, et vous, vous l'avez fait.
LUCILE La pure jalousie est plus respectueuse.
ÉRASTE On voit d'un œil plus doux une offense amoureuse.
LUCILE Non, votre cœur, Éraste, était mal enflammé.
90 LE DÉPIT AMOUREUX
ÉRASTE
Non, Lucile, jamais vous ne m'avez aimé. LUCILE
Eh ! je crois que cela faiblement vous soucie : Peut-être en serait-il beaucoup mieux pour ma vie, Si je... Mais laissons là ces discours superflus, Je ne dis point quels sont mes pensers là-dessus.
ÉRASTE Pourquoi ?
LUCILE
Par la raison que nous rompons ensemble, Et que cela n'est plus de saison, ce me semble.
ÉRASTE
Nous rompons?
LUCILE
Oui vraiment. Quoi ! n'en est-ce pas
[fait?
ÉRASTE
Et vous voyez cela d'un esprit satisfait ?
LUCILE Comme vous.
ÉRASTE Comme moi?
LUCILE
Sans doute. C'est faiblesse De faire voir aux gens que leur perte nous blesse.
ÉRASTE
Mais, cruelle, c'est vous qui l'avez bien voulu.
ACTE QUATRIÈME. SCÈNE TROISIÈME 91
LUCILE
Moi? point du tout; c'est vous qui l'avez résolu.
ÉRASTE Moi? je vous ai cru là faire un plaisir extrême...
LUCILE Point, vous avez voulu vous contenter vous-même.
ÉRASTE
Mais si mon cœur encor re voulait sa prison, Si, tout fâché qu'il est, il demandait pardon?..
LUCILE
Non, non, n'en faites rien ; ma faiblesse est trop grande, J'aurais peur d'accorder trop tôt votre demande.
ÉRASTE
Ha ! vous ne pouvez pas trop tôt me l'accorder, Ni moi sur cette peur trop tôt le demander; Consentez-y, Madame, une flamme si belle Doit, pour votre intérêt, demeurer immortelle. Je le demande enfin; me l'accorderez-vous, Ce pardon obligeant?
LUCILE
Ramenez-moi chez nous.
92 LE DÉPIT AMOUREUX
SCÈNE IV MARINETTE, GROS-RENÉ
MARINETTE O la lâche personne !
GROS-RENÉ
Ha ! le faible courage !
MARINETTE J'en rougis de dépit.
GROS-RENÉ
J'en suis gonflé de rage : Ne t'imagine pas que je me rende ainsi.
MARINETTE Et ne pense pas, toi, trouver ta dupe aussi.
GROS-RENÉ
Viens, viens frotter ton nez auprès de ma colère.
MARINETTE
Tu nous prends pour une autre, et tu n'as pas affaire A ma sotte maîtresse. Ardez le beau museau, Pour nous donner envie encore de sa peau ! Moi, j'aurais de l'amour pour ta chienne de face? Moi, je te chercherais? Ma foi, l'on t'en fricasse Des filles comme nous.
GROS-RENÉ
Oui ? tu le prends par là? Tiens, tiens, sans y chercher tant de façons, voilà
ACTE QUATRIÈME. SCÈNE QUATRIÈME 93
Ton beau galant de neige avec ta nonpareille, II n'aura plus l'honneur d'être sur mon oreille.
MARINETTE
Et toi, pour te montrer que tu m'es à mépris, Voilà ton demi-cent d'épingles de Paris Que tu me donnas hier avec tant de fanfare.
GROS-RENÉ
Tiens encor ton couteau ; la pièce est riche et rare. Il te coûta six blancs lorsque tu m'en fis don.
MARINETTE
Tiens tes ciseaux, avec ta chaîne de laiton.
GROS-RENÉ
J'oubliais d'avant-hier ton morceau de fromage ; Tiens : je voudrais pouvoir rejeter le potage Que tu me fis manger, pour n'avoir rien à toi.
MARINETTE
Je n'ai point maintenant de tes lettres sur moi ; Mais j'en ferai du feu jusques à la dernière.
GROS-RENÉ
Et des tiennes tu sais ce que j'en saurai faire ?
MARINETTE Prends garde à ne venir jamais me reprier.
GROS-RENÉ
Pour couper tout chemin à nous rapatrier, Il faut rompre la paille : une paille rompue Rend, entre gens d'honneur, une affaire conclue. Ne fais point les doux yeux, je veux être fâché.
94 LE DEPIT AMOUREUX
MARINETTE
Ne me lorgne point, toi ; j'ai l'esprit trop touché.
GROS-RENÉ
Romps ; voilà le moyen de ne s'en plus dédire. Romps; tu ris, bonne bête!
MARINETTE
Oui, car tu me fais rire.
GROS-RENÉ
La peste soit ton ris ! Voilà tout mon courroux Déjà dulcifié : qu'en dis-tu ? romprons-nous, Ou ne romprons-nous pas?
MARINETTE
Vois.
GROS-RENÉ
Vois, toi. MARINETTE
Vois toi-même. GROS-RENÉ Est-ce que tu consens que jamais je ne t'aime ?
MARINETTE
Moi ? ce que tu voudras.
GROS-RENÉ
Ce que tu voudras, toi. Dis...
MARINETTE
Je ne dirai rien.
ACTE QUATRIÈME. SCENE QUATRIEME 95.
GROS-RENÉ
Ni moi non plus.
MARINETTE
Ni moi» GROS-RENÉ
Ma foi, nous ferons mieux de quitter la grimace ; Touche, je te pardonne.
MARINETTE
Et moi, je te fais grâce.
GROS-RENÉ Mon Dieu ! qu'à tes appas je suis acoquiné !
MARINETTE Que Marinette est sotte après son Gros-René I
ACTE V
SCENE PREMIERE
MASCARILLE
« Dès que l'obscurité régnera dans la ville,
Je me veux introduire au logis de Lucile ;
Va vite de ce pas préparer pour tantôt
Et la lanterne sourde et les armes qu'il faut. »
Quand il m'a dit ces mots, il m'a semblé d'entendre :
« Va vitement chercher un licou pour te pendre. »
Venez çà, mon patron, car, dans l'étonnement
Où ma jeté d'abord un tel commandement,
Je n'ai pas eu le temps de vous pouvoir répondre :
Mais je vous veux ici parler et vous confondre :
Défendez-vous donc bien, et raisonnons sans bruit.
Vous voulez, dites-vous, aller voir cette nuit
Lucile ? — Oui, Mascarille. — Et que pensez-vous faire ?
— Une action d'amant qui se veut satisfaire.
— Une action d'un homme à fort petit cerveau, Que d'aller sans besoin risquer ainsi sa peau.
98 LE DEPIT AMOUREUX
— Mais tu sais quel motif à ce dessein m'appelle : Lucile est irritée. — Eh bien ! tant pis pour elle.
— Mais l'amour veut que j'aille apaiser son esprit.
— Mais l'amour est un sot qui ne sait ce qu'il dit: Nous garantira-t-il, cet amour, je vous prie,
D'un rival, ou d'un père, ou d'un frère en furie ?
— Penses-tu qu'aucun d'eux songe à nous faire mal ?
— Oui vraiment, je le pense, et surtout ce rival.
— Mascarille, en tout cas, l'espoir où je me fonde, Nous irons bien armés, et si quelqu'un nous gronde, Nous nous chamaillerons. — Oui, voilà justement Ce que votre valet ne prétend nullement : [maître. Moi, chamailler ! bon Dieu ! Suis-je un Roland, mon Ou quelque Ferragus ? C'est fort mal me connaître ; Quand je viens à songer, moi qui me suis si cher, Qu'il ne faut que deux doigts d'un misérable fer Dans le corps pour vous mettre un humain dans la Je suis scandalisé d'une étrange manière. [bière,
— Mais tu seras armé de pied en cap. — Tant pis !. J'en serai moins léger à gagner le taillis ;
Et, de plus, il n'est point d'armure si bien jointe Où ne puisse glisser une vilaine pointe.
— Oh ! tu seras ainsi tenu pour un poltron.
— Soit, pourvu que toujours je branle le menton. A table comptez-moi, si vous voulez, pour quatre ; Mais comptez-moi pour rien s'il s'agit de se battre : Enfin, si l'autre monde a des charmes pour vous, Pour moi, je trouve l'air de celui-ci fort doux :
Je n'ai pas grande faim de mort ni de blessure, Et vous ferez le sot tout seul, je vous assure.
ACTE CINQUIÈME. SCÈNE DEUXIÈME 99
SCÈNE II
VALÈRE, MASCARILLE
VALÈRE
Je n'ai jamais trouvé de jours plus ennuyeux : Le soleil semble s'être oublié dans les cieux ; Et, jusqu'au lit qui doit recevoir sa lumière, Je vois rester encore une telle carrière Que je crois que jamais il ne l'achèvera, Et que de sa lenteur mon âme enragera.
MASCARILLE
Et cet empressement pour s'en aller dans l'ombre Pêcher vite à tâtons quelque sinistre encombre... Vous voyez que Lucile, entière en ses rebuts...
VALÈRE
Ne me fais point ici de contes superflus.
Quand j'y devrais trouver cent embûches mortelles,
Je sens de son courroux de gênes trop cruelles,
Et je veux l'adoucir, ou terminer mon sort.
C'est un point résolu.
MASCARILLE
J'approuve ce transport ; Mais le mal est, Monsieur, qu'il faudra s'introduire En cachette.
VALÈRE Fort bien.
ioo LE DEPIT AMOUREUX
Et comment ?
MASCARILLE
Et j'ai peur de vous nuire.
VALÈRE MASCARILLE
Une toux me tourmente à mourir, Dont le bruit importun vous fera découvrir : De moment en moment... Vous voyez le supplice !
VALÈRE
Ce mal te passera ; prend du jus de réglisse.
MASCARILLE
Je ne crois pas, Monsieur, qu'il se veuille passer. Je serais ravi, moi, de ne vous point laisser ; Mais j'aurais un regret mortel si j'étais cause Qu'il fût à mon cher maître arrivé quelque chose.
SCENE III
VALÈRE, LA RAPIÈRE, MASCARILLE
LA RAPIÈRE
Monsieur, de bonne part je viens d'être informé Qu'Éraste est contre vous fortement animé, Et qu'Albert parle aussi de faire pour sa fille Rouer jambes et bras à votre Mascarille.
ACTE CINQUIÈME. SCENE TROISIEME 101
MASCARILLE
Moi ? je ne suis pour rien dans tout cet embarras.
Qu'ai-je fait pour me voir rouer jambes et bras ?
Suis-je donc gardien, pour employer ce style,
De la virginité des filles de la ville ?
Sur la tentation ai-je quelque crédit,
Et puis-je mais, chétif, si le cœur leur en dit ?
VALÈRE
Oh ! qu'ils ne seront pas si méchants qu'ils le disent ! Et, quelque belle ardeur que ses feux lui produisent, Éraste n'aura pas si bon marché de nous.
LA RAPIÈRE
S'il vous faisait besoin, mon bras est à vous : Vous savez de tout temps que je suis un bon frère.
VALÈRE
Je vous suis obligé, monsieur de La Rapière.
LA RAPIÈRE
J'ai deux amis aussi que je vous puis donner, Qui contre tous venants sont gens à dégainer, Et sur qui vous pourrez prendre toute assurance.
MASCARILLE
Acceptez-les, Monsieur.
VALÈRE C'est trop de complaisance.
LA RAPIÈRE
Le petit Gille encore eût pu nous assister Sans le triste accident qui vient de nous l'ôter.
102 LE DEPIT AMOUREUX
Monsieur, le grand dommage ! et l'homme de service !
Vous avez su le tour que lui fit la justice ?
Il mourut en César, et, lui cassant les os,
Le bourreau ne lui put faire lâcher deux mots.
VALÈRE
Monsieur de la Rapière, un homme de la sorte Doit être regretté ; mais, quant à votre escorte, Je vous rends grâces.
LA RAPIÈRE
Soit ; mais soyez averti Qu'il vous cherche, et vous peut faire un mauvais parti.
VALÈRE
Et moi, pour vous montrer combien je l'appréhende, Je lui veux, s'il me cherche, offrir ce qu'il demande, Et par toute la ville aller présentement Sans être accompagné que de lui seulement.
MASCARILLE ;
Quoi ! Monsieur, vous voulez tenter Dieu ? quelle audace ! Las ! vous voyez tous deux comme l'on nous menace, Combien de tous côtés...
VALÈRE
Que regardes-tu là ?
MASCARILLE
C'est qu'il sent le bâton du côté que voilà Enfin, si maintenant ma prudence en est crue, Ne nous obstinons point à rester dans la rue : Allons nous renfermer.
ACTE CINQUIÈME. SCÈNE QUATRIÈME 103
VALÈRE
Nous renfermer ? faquin ! Tu m'oses proposer un acte de coquin ? Sus! sans plus de discours, résous-toi de me suivre.
MASCARILLE
Eh ! monsieur mon cher maître, il est si doux de vivre ! On ne meurt qu'une fois, et c'est pour si longtemps!
VALÈRE
Je m'en vais t'assommer de coups, si je t'entends. Ascagne vient ici ; laissons-le : il faut attendre Quel parti de lui-même il résoudra de prendre. Cependant avec moi viens prendre à la maison Pour nous frotter...
MASCARILLE
Je n'ai nulle démangeaison. Que maudit soit l'amour, et les filles maudites Qui veulent en tâter, et font les chattemites !
SCENE IV
ASCAGNE, FROSINE
ASCAGNE
Est-il bien vrai, Frosine, et ne rêvai-je point? De grâce, contez-moi bien tout de point en point.
io4 LE DÉPIT AMOUREUX
FROSINE
Vous en saurez assez le détail ; laissez faire :
Ces sortes d'incidents ne sont pour l'ordinaire
Que redits trop de fois de moment en moment.
Suffit que vous sachiez qu'après ce testament
Qui voulait un garçon pour tenir sa promesse,
De la femme d'Albert la dernière grossesse
N'accoucha que de vous, et que lui, dessous main
Ayant depuis longtemps concerté son dessein,
Fit son fils de celui d'Ignés la bouquetière,
Qui vous donna pour sienne à nourrir à ma mère.
La mort ayant ravi ce petit innocent
Quelque dix mois après, Albert étant absent,
La crainte d'un époux et l'amour maternelle
Firent l'événement d'une ruse nouvelle.
Sa femme en secret lors se rendit son vrai sang;
Vous devîntes celui qui tenait votre rang,
Et la mort de ce fils, mis dans votre famille,
Se couvrit pour Albert de celle de sa fille.
Voilà de votre sort un mystère éclairci,
Que votre feinte mère a caché jusqu'ici.
Elle en dit des raisons et peut en avoir d'autres
Par qui ses intérêts n'étaient pas tous les vôtres.
Enfin cette visite, où j'espérais si peu,
Plus qu'on ne pouvait croire a servi votre feu.
Cette Ignés vous relâche, et par votre autre affaire
L'éclat de son secret devenu nécessaire,
Nous en avons nous deux votre père informé :
Et, poussant plus avant encore notre pointe,
Quelque peu de fortune à notre adresse jointe,
Aux intérêts d'Albert, de Polidore après,
Nous avons ajusté si bien les intérêts,
Si doucement à lui déplié ces mystères,
Pour n'effaroucher pas d'abord trop les affaires;
ACTE CINQUIÈME. SCÈNE CINQUIÈME 105
Enfin, pour dire tout, mené si prudemment Son esprit pas à pas à l'accommodement, Qu'autant que votre père il montre de tendresse A confirmer les nœuds qui font votre allégresse.
ASCAGNE
Ah! Frosine, la joie où vous m'acheminez!... Et que ne dois-je point à vos soins fortunés!
FROSINE
Au reste, le bonhomme est en humeur de rire, Et pour son fils encor nous défend de rien dire.
SCENE V
ASCAGNE, FROSINE, POLIDORE
POLIDORE
Approchez-vous, ma fille, un tel nom m'est permis; Et j'ai su le secret que cachaient ces habits. Vous avez fait un trait qui, dans sa hardiesse, Fait briller tant d'esprit et tant de gentillesse, Que je vous en excuse, et tiens mon fils heureux Quand il saura l'objet de ses soins amoureux. Vous valez tout un monde, et c'est moi qui l'assure. Mais le voici; prenons plaisir de l'aventure. Allez faire venir tous vos gens promptement.
ASCAGNE Vous obéir sera mon premier compliment.
io6 LE DEPIT AMOUREUX
SCÈNE VI
MASCARILLE, POLI DORE, VALÈRE
MASCARILLE
Les disgrâces souvent sont du ciel révélées :
J'ai songé cette nuit de perles défilées
Et d'ceufs cassés : Monsieur, un tel songe m'abat,
VALÈRE
Chien de poltron !
POLIDORE
Valère, il s'apprête un combat Où toute ta valeur te sera nécessaire. Tu vas avoir en tète un puissant adversaire.
MASCARILLE
Et personne, Monsieur, qui se veuille bouger Pour retenir des gens qui se vont égorger ! Pour moi, je le veux bien; mais, au moins, s'il arrive Qu'un funeste accident de votre fils vous prive, Ne m'en accusez point.
POLIDORE
Non, non; en cet endroit, Je le pousse moi-même à faire ce qu'il doit.
MASCARILLE Père dénaturé!
VALÈRE
Ce sentiment, mon père, Est d'un homme de cœur, et je vous en révère.
ACTE CINQUIÈME. SCÈNE SIXIÈME 107
J'ai dû vous offenser, et je suis criminel
D'avoir fait tout ceci sans l'aveu paternel;
Mais, à quelque dépit que ma faute vous porte,
La nature toujours se montre la plus forte,
Et votre honneur fait bien quand il ne veut pas voir
Que le transport d'Éraste ait de quoi m'émouvoir.
POLIDORE
On me faisait tantôt redouter sa menace; Mais les choses depuis ont bien changé de face, Et, sans le pouvoir fuir, d'un ennemi plus fort Tu vas être attaqué.
MASCARILLE
Point de moyen d'accord?
VALÈRE
Moi! le fuir? Dieu m'en garde. Et qui donc pourrait-
[ce être? POLIDORE Ascagne.
VALÈRE Ascagne ?
POLIDORE
Oui; tu le vas voir paraître.
VALÈRE
Lui qui de me servir m'avait donné sa foi !
POLIDORE
Oui, c'est lui qui prétend avoir affaire à toi,
Et qui veut, dans le champ où l'honneur vous appelle,
Qu'un combat seul à seul vide votre querelle.
io8 LE DEPIT AMOUREUX
MASCARILLE
C'est un brave homme; il sait que les cœurs généreux Ne mettent point les gens en compromis pour eux.
POLIDORE
Enfin d'une imposture ils te rendent coupable,
Dont le ressentiment m'a paru raisonnable ;
Si bien qu'Albert et moi sommes tombés d'accord
Que tu satisferais Ascagne sur ce tort,
Mais aux yeux d'un chacun et sans nulles remises,
Dans les formalités en pareil cas requises.
VALÈRE
Et Lucile, mon père, a d'un cœur endurci...
POLIDORE
Lucile épouse Eraste, et te condamne aussi :
Et, pour convaincre mieux tes discours d'injustice,
Veut qu'à tes propres yeux cet hymen s'accomplisse.
VALÈRE
Ha! c'est une impudence à me mettre en fureur : Elle a donc perdu sens, foi, conscience, honneur?
ACTE CINQUIÈME. SCÈNE SEPTIÈME 109
SCENE VII
MASCARILLE, LUCILE, ÉRASTE, POLIDORE, ALBERT, VALÈKE
ALBERT
Hé bien ! les combattants ? On amène le nôtre. Avez-vous disposé le courage du vôtre ?
VALÈRE
Oui, oui ; me voilà prêt, puisqu'on m'y veut forcer ; Et si j'ai pu trouver sujet de balancer, Un reste de respect en pouvait être cause, Et non pas la valeur du bras que l'on m'oppose. Mais c'est trop me pousser, ce respect est à bout; A toute extrémité mon esprit se résout, Et l'on fait voir un trait de perfidie étrange Dont il faut hautement que mon amour se venge.
(A Lucile.) Non pas que cet amour prétende encore à vous ; Tout son feu se résout en ardeur de courroux, Et quand j'aurai rendu votre honte publique, Votre coupable hymen n'aura rien qui me pique. Allez, ce procédé, Lucile, est odieux : A peine en puis-je croire au rapport de mes yeux. C'est de toute pudeur se montrer ennemie, Et vous devriez mourir d'une telle infamie.
LUCILE
Un semblable discours me pourrait affliger, Si je n'avais en main qui m'en saura venger.
uo LE DEPIT AMOUREUX
Voici venir Ascagne ; il aura l'avantage De vous faire changer bien vite de langage, Et sans beaucoup d'effort.
SCENE VIII
MASCARILLE, LUCILE, ÉRASTE, ALBERT,
VALÈRE, GROS-RENÉ,
MARINETTE, ASCAGNE, FROSINE, POLIDORE
VALÈRE
Il ne le fera pas, Quand il joindrait aux siens encor vingt autres bras.. Je le plains de défendre une sœur criminelle ; Mais, puisque son erreur me veut faire querelle, Nous le satisferons, et vous, mon brave, aussi.
ÉRASTE
Je prenais intérêt tantôt à tout ceci ;
Mais enfin, comme Ascagne a pris sur lui l'affaire,
Je ne veux plus en prendre, et je le laisse faire.
VALÈRE C'est bien fait : la prudence est toujours de saison ;. Mais...
ÉRASTE Il saura pour tous vous mettre à la raison.
VALÈRE Qui?
ACTE CINQUIEME. SCENE HUITIÈME in
POLIDORE
Ne t'y trompe pas : tu ne sais pas encore Quel étrange garçon est Ascagne.
ALBERT
Il l'ignore ; Mais il pourra dans peu le lui faire savoir.
VALÈRE
Sus donc, que maintenant il me le fasse voir !
MARIN ETTE
Aux yeux de tous ?
GROS-RENÉ
Cela ne serait pas honnête. VALÈRE
Se moque-t-on de moi ? Je casserai la tête A quelqu'un des rieurs. Enfin, voyons l'effet.
ASCAGNE
Non, non, je ne suis pas si méchant qu'on me fait,
Et, dans cette aventure où chacun m'intéresse,
Vous allez voir plutôt éclater ma faiblesse,
Connaître que le ciel, qui dispose de nous,
Ne me fit pas un cœur pour tenir contre vous,
Et qu'il vous réservait, pour victoire facile,
De finir le destin du frère de Lucile.
Oui, bien loin de vanter le pouvoir de mon bras,
Ascagne va par vous recevoir le trépas ;
Mais il veut bien mourir, si sa mort nécessaire
Peut avoir maintenant de quoi vous satisfaire,
En vous donnant pour femme, en présence de tous,.
Celle qui justement ne peut être qu'à vous.
ii2 LE DÉPIT AMOUREUX
VALERE
Non, quand toute la terre, après sa perfidie Et les traits effrontés...
ASCAGNE
Ah! souffrez que je die, Valère, que le cœur qui vous est engagé D'aucun crime envers vous ne peut être chargé : Sa flamme est toujours pure, et sa constance extrême, Et j'en prends à témoin votre père lui-même.
POLIDORE
Oui, mon fils, c'est assez rire de ta fureur, Et je vois qu'il est temps de te tirer d'erreur. Celle à qui par serment ton âme est attachée, Sous l'habit que tu vois à tes yeux est cachée : Un intérêt de bien, dès ses plus jeunes ans, Fit ce déguisement qui trompe tant de gens : Et depuis peu l'amour en a su faire un autre Qui t'abusa, joignant leur famille à la nôtre. Ne va point regarder à tout le monde aux yeux : Je te fais maintenant un discours sérieux; Oui, c'est elle, en un mot, dont l'adresse subtile, La nuit, reçut ta foi sous le nom de Lucile, Et qui, par ce ressort qu'on ne comprenait pas, A semé parmi vous un si grand embarras- Mais, puisque Ascagne ici fait place à Dorothée, Il faut voir de vos feux toute imposture ôtée, Et qu'un nœud plus sacré donne force au premier.
ALBERT
Et c'est là justement ce combat singulier Qui devait envers nous réparer votre offense, Et pour qui les édits n'ont point fait de défense.
ACTE CINQUIÈME. SCÈNE HUITIÈME 113
POLIDORE
Un tel évévement rend tes esprits confus, Mais en vain tu voudrais balancer là-dessus.
VALÈRE
Non, non; je ne veux pas songer à m'en défendre; Et si cette aventure a lieu de me surprendre, La surprise me flatte, et je me sens saisir De merveille à la fois, d'amour et de plaisir. Se peut-il que ces yeux... ?
ALBERT
Cet habit, cher Valère, Souffre mal les discours que vous lui pourriez faire. Allons lui faire en prendre un autre ; et cependant Vous saurez le détail de tout cet incident.
VALÈRE Vous, Lucile, pardon, si mon âme abusée...
LUCILE
L'oubli de cette injure est une chose aisée.
ALBERT
Allons; ce compliment se fera bien chez nous, Et nous aurons loisir de nous en faire tous.
ÉRASTE
Mais vous ne songez pas, en tenant ce langage, Qu'il reste encore ici des sujets de carnage. Voilà bien à tous deux notre amour couronné, Mais de son Mascarille et de mon Gros-René, Par qui doit Marinette être ici possédée ? Il faut que par le sang l'affaire soit vidée.
ii4 LE DEPIT AMOUREUX
MASCARILLE
Nenni, nenni, mon sang dans mon corps sied trop Qu'il l'épouse en repos, cela ne me fais rien, [bien : De l'humeur que je sais la chère Marinette, L'hymen ne ferme pas la porte à la fleurette.
MARINETTE
Et tu crois que de toi je ferais mon galant ? Un mari, passe encor : tel qu'il est, on le prend ; On n'y va pas chercher tant de cérémonie : Mais il faut qu'un galant soit fait à faire envie.
GROS-RENÉ
Écoute : quand l'hymen aura joint nos deux peaux, Je prétends qu'on soit sourde à tous les damoiseaux.
MASCARILLE Tu crois te marier pour toi tout seul, compère ?
GROS-RENÉ
Bien entendu : je veux une femme sévère, Ou je ferai beau bruit.
MASCARILLE
Eh ! mon Dieu, tu feras Comme les autres font; et tu t'adouciras. Ces gens, avant l'hymen si fâcheux et critiques, Dégénèrent souvent en maris pacifiques.
MARINETTE
Va, va, petit mari, ne crains rien de ma foi : Les douceurs ne feront que blanchir contre moi, Et je te dirai tout.
ACTE CINQUIÈME. SCÈNE HUITIÈME 115
MASCARILLE
Oh ! la fine pratique ! Un mari confident!...
MARINETTE
Taisez-vous, as de pique !
ALBERT
Pour la troisième fois, allons-nous-en chez nous Poursuivre en liberté des entretiens si doux.
DIJON — DARANTIERE
LES
PRÉCIEUSES RIDICULES
MOLIÈRE
1622-1673
«J» "A» MJ»
LES PRÉCIEUSES
RIDICULES
COMÉDIE EN UN ACTE
EN PROSE 1659
PARIS
LIBRAIRIE DE FRANCE
F. SANT'ANDREA, L. MARCEROU & Cm
99, BOULEVARD RASPAIL, 99 1922
NOTICE
Les Précieuses ridicules furent représentées pour la pre- mière fois le 18 novembre 165c, dans la salle du Petit- Bourbon .
Il y avait un peu plus d'un an que Molière était définitivement installé à Paris. Il avait déjà fait applaudir, parmi les pièces de son répertoire, les deux grandes comédies littéraires qu'il avait écrites et créées en province, l'Etourdi et le Dépit amoureux. // était alors âgé de y] ans. Il portait en lui l'expérience de dou^e années de pérégrinations à travers la France et d'efforts continus. Il avait accumulé un trésor d'ob- servations personnelles et profondes. Il avait pu étudier à l'aise toutes les provinces, leur langage aussi bien que leurs mœurs, et toutes les classes de la société. Il était un acteur émérite, chef d'une
« ... troupe de comédiens « Que Monsieur avoue être siens ».
Il n'ignorait plus rien de son métier. Il avait un théâtre, des appuis en haut lieu, une réputation croissante. Tout devait l'engager à produire. Et les Précieuses, comme La Grange l'atteste, furent la première pièce qu'il ait composée à Paris.
2 NOTICE
Des le premier soir, les Précieuses, qui avaient clé données après Cinna, remportèrent un succès considérable. Selon le Menagiana, il y avait une assistance de choix : « Mademoi- selle de Rambouillet y était, Madame de Grignan, tout le cabinet de l'hôtel de Rambouillet, M. Chapelain et quelques autres personnes... La pièce fut jouée avec un applaudissement général ( i j. » Et Ménage aurait dit à Chapelain, au sortir de la comédie : « Monsieur, nous approuvions, vous et moi, toutes les sottises qui viennent d'être critiquées si finement et avec tant de bon sens; mais, croyez-moi, pour me servir de ce que saint Remy dit à Clovis, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré, et adorer ce que nous avons brûlé (2). » Grimarest rapporte d'autre part qu'un vieillard se serait écrie : « Courage! Molière, voilà la bonne comédie (3)! »
Molière, pour un coup d'essai, venait de faire un coup de maître. La pièce est de peu d'étendue, mais avec une vigueur inconnue jusqu'alors, un naturel ètayè de citations précises, et toutes les ressources que la farce peut employer à grossir les effets comiques, elle s'attaquait à un ridicule des mœurs, a « cette fureur du bel esprit... plus que jamais à la mode », se traduisant, comme Va dit Voltaire en son Sommaire des Précieuses, par « un mélange de galanterie guindée, de senti- ments romanesques et d'expressions bicarrés qui composaient un jargon nouveau, inintelligible et admiré ».
La société de Madame de Rambouillet avait eu son beau temps de 1624 à 1648; mais son influence avait été prolongée et travestie par des disciples maladroits ou exagérés, des imita- trices ridicules, des pecques de province, dont les romans de Mademoiselle de Scudéry avaient achevé de gâter le goût.
Les précieuses avaient déjà été raillées dans la Précieuse ou le Mystère de la Ruelle, roman de l'abbé de Pure paru en 1656, et accommodé en pièce pour Us Italiens sous le titre de les Précieuses, — et dans les Lois de la Galanterie de Charles Sorel, écrit publié en 1644, mais réédité et amplifié en 1658. La comédie de Molière eut un autre retentissement.
(1) Menagiana, 1693, p. 278.
(2) Ibid.
(3) Grimarest, La vie de Molière.
NOTICE 3
Les personnes tombées dans le travers qu'il bafouait se sentirent touchées, car « l'on revint du galimatias et du style forcé dès cette première représentation ». Certaines sans doute s'irritèrent, et mirent en mouvement leurs relations, puisque la pièce ne fut pas jouée du 18 novembre au 2 décembre, et qu'il semble, d'après Somai^e, falloir imputer cet arrêt des représentations à « un alcôviste de qualité » qui aurait interdit le spectacle pendant quelques jours (1 ).
Mais « la pièce ayant eu l'approbation de tout Paris, où l'envoya à la cour qui était alors au voyage des Pyrénées, où elle fut très bien reçue (2) ». Molière profita du délai pour apporter à son œuvre quelques modifications. A la reprise, le 2 décembre, le prix des places ayant été doublé, la recette atteignit le chijfre extraordinaire de 1400 francs. Aucune des pièces de l'époque, rapporte le gaçetier Loret, n'eut
« ... une vogue si grande, « Tant la pièce semble friande ».
Les, Précieuses furent jouées fréquemment <* en visite », dans les salons ou à la cour. Elles furent données devant le roi le 26 juillet 1660 à Vincennes; le 30 août, au Louvre, pour Monsieur ; le 21 octobre, au Louvre, pour le roi; et le 26 oc- tobre, devant le roi, « cbe{ Son Eminence M. le cardinal Ma^arin qui était malade dans sa chaise. Le roi vit la comédie debout, incognito, appuyé sur le dossier de ladite chaise de Son Eminence, et rentrait de temps en temps dans un grand cabinet. Sa Majesté gratifia la troupe de trois mille livres { 3). »
Molière fut l'objet d'attaques asseç vives, notamment de la part de Somalie qui l'accusa d'avoir plagié les Précieuses de l'abbé de Pure. Il ne s'en émut point, et se contenta, en faisant paraître sa pièce en librairie cbeç Barbin, à la fin de janvier 1660, de « justifier ses intentions sur le sujet de cette comédie » .
«.J'aurais voulu paire voir qu'elle se tient partout dans les
(\) So.maize, Le grand Dictiuiuuire des Précieuses, au mot Prédictions.
(2) Segraisiana. 1721, p. 212.
|3) Registre de La Grange (i658-i685).
4 NOTICE
bornes de la satire honnête et permise ; que les plus excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais singes, qui méritent d'être bernés ; que ces vicieuses imitations de ce qu'il y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de la comédie; et que, par la même raison que les véritables savants et les vrais braves ne se sont point encore avisés de s offenser du Docteur de la comédie et du Capitan, non plus que les juges, les princes et les rois de voir Trivelin, ou quelque autre sur le théâtre, faire ridiculement le juge, le prince ou le roi, aussi les véritables précieuses auraient tort de se piquer lorsqu'on joue les ridicules qui les imitent mal. »
L'engouement du public ne faillit pas ; et les Précieuses furent jouées jusqu'à la date du 11 octobre 1660, où la salle du Petit-Bourbon fut fermée pour être démolie. La pièce avait eu quarante-quatre représentations.
* * *
Les Précieuses ridicules, bien que portant le titre de comé- die, tiennent cependant plus de la farce. L'artifice d'intrigue est réduit à V indispensable. Plus de complications difficiles, non pas même à débrouiller, mais à concevoir : V objet essentiel de l'auteur est de tracer en charge le dessin de ces grotesques dont les diverses conditions de la société nous offrent le spec- tacle, et provisoirement, de les ramener à quelques types plai- sants et populaires, bien connus du public et aimés de lui. Ainsi Molière, remontant aux sources naturelles .du rire et de la comédie, s'écarte des voies artificielles frayées avant lui, et ouvre celle qui l'acheminera vers les plus accomplis de ses chefs-d'œuvre.
La farce ne dissimulait point, comme la comédie, la person- nalité des acteurs. C'est donc sous leur propre nom que Charles Varlei de la Grange et Philibert Gassot du Croisy, qui, depuis Pâques 1659, étaient entrés dans la troupe de Molière et devaient rester ses meilleurs collaborateurs, jouèrent les rôles des amants rebutés par les Précieuses. Le vicomte de Jodelet,
NOTICE -,
c'est le célèbre acteur du théâtre du Marais, qu 'il avait quitté dans le même temps pour le Petit-Bourbon en compagnie de son frère L'Espy. Madelon était sans doute Madeleine Bèjart, et Caibos, Catherine de Brie. Quant à Marotte, il s'agit ou de Marotte de Beaupré, qui fut la femme de Verneuil, frère de La Grange, ou de Marotte Ragueneau, qui épousa La Grange lui-même. On ne sait au juste par qui fut tenu le personnage de Gorgibus.
Mascarille, c'était Molière. Il jouait sous le masque du valet fourbe, du coquin, tour à tour impudent, souple et triom- phant, ce personnage imité des comédiens italiens qu'il avait fait paraître déjà dans l'Étourdi et le Dépit amoureux, et qu'après les Précieuses il devait abandonner pour lui substi- tuer le type nouveau, plus ridicule et plus près de la réalité, de Sganarelle.
Mademoiselle des jardins, connue aussi sous le nom de Madame de Villedieu, auteur de plusieurs pièces dont l'une fut jouée en 1665 sur le théâtre de Molière à Paris, a laissé un Récit de la Farce des Précieuses où elle dépeint l'accoutre- ment burlesque de Molière.
« Imaginez-vous donc, Mesdames, que sa perruque était si grande, quelle balayait la place à chaque fois qu'il faisait la révérence, et son chapeau si petit qu'il était aisé de juger que le marquis le portait bien plus souvent dans la main que sur la tête; son rabat se pouvait appeler un honnête peignoir, et ses canons semblaient n'être faits que pour servir de caches aux enfants qui jouent à cline-musette ; et en vérité, Madame, je ne crois pas que lestentes des jeune s Massagètes soient plus spacieuses que ses honorables canons. Un brandon de glands lui sortait de la poche comme d'une corne d'abondance, et ses souliers étaient si couverts de rubans qu'il ne m'est pas possible de vous dire s'ils étaient de roussi, de vache d'Angleterre ou de maroquin ; du moins, sais-je bien qu'ils avaient un demi-pied de haut, et que j'étais bien en peine de savoir comment des talons si hauts et si délicats pouvaient porter le corps du marquis, ses rubans, ses canons et sa poudre. »
Pour montrer d'autre part quel était le talent de l'acteur, il n'est que de citer l'éloge envenimé qu'en fit Somalie dans la
6 NOTICE
Préface des Précieuses ridicules... nouvellement mises en vers 1 1660).
Il accorde que Mascarille y a « ajoute beaucoup par son jeu, qui a plu à asseç de gens pour lui donner la vanité d'être le premier farceur de France. C'est toujours quelque chose d'exceller en quelque métier que ce soit, et, pour parler selon le vulgaire, il vaut mieux être le premier d'un village que le dernier d'une ville, bon farceur que méchant comédien. »
Est-il plus bel éloge que celui que la nécessité de ne point trop s'écarter de la vraisemblance arrache à la fielleuse pru- dence d'un ennemi ?
A.R.
PRÉFACE DE L'AUTEUR
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PRÉFACE DE L'AUTEUR
C'est une chose étrange qu'on imprime les gens malgré eux ! Je ne vois rien de si injuste et, je par- donnerais toute autre violence plutôt que celle-là.
Ce n'est pas que je veuille faire ici l'auteur modeste, et mépriser par honneur ma comédie : j'offenserais mal à propos tout Paris, si je l'accusais d'avoir pu applaudir à une sottise. Comme le public est le juge absolu de ces sortes d'ouvrages, il y aurait de l'im- pertinance à moi de le démentir ; et quand j'aurais eu la plus mauvaise opinion du monde de mes Pré- cieuses ridicules avant leur représentation, je dois croire maintenant qu'elles valent quelque chose, puisque tant de gens ensemble en ont dit du bien. Mais, comme une grande partie des grâces qu'on y a trouvées dé- pendent de l'action et du ton de voix, il m'importait qu'on ne les dépouillât pas de ces ornements ; et je trouvais que le succès qu'elles avaient eu dans la représentation était assez beau pour en demeurer là. J'avais résolu, dis-je, de ne les faire voir qu'à la chan- delle, pour ne point donner lieu à quelqu'un de dire
io PREFACE DE L'AUTEUR
le proverbe (i) ; et je ne voulais pas qu'elles sautas- sent du théâtre de Bourbon dans la galerie du Palais. Cependant je n'ai pu l'éviter, et je suis tombé dans la disgrâce de voir une copie dérobée de ma pièce entre les mains des libraires, accompagnée d'un privilège obtenu par surprise. J'ai eu beau crier : O temps ! ô mœurs ! on m'a fait voir une nécessité pour moi d'être imprimé, ou d'avoir un procès ; et le dernier mal est encore pire que le premier. Il faut donc se laisser aller à la destinée, et consentir à une chose qu'on ne laisserait pas de faire sans moi.
Mon Dieu ! l'étrange embarras qu'un livre à mettre au jour ! et qu'un auteur est neuf la première fois qu'on l'imprime ! Encore si l'on m'avait donné du temps, j'aurais pu mieux songer à moi, et j'aurais pris toutes les précautions que messieurs les auteurs, à présent mes confrères, ont coutume de prendre en semblables occasions. Outre quelque grand seigneur que j'aurais été prendre malgré lui pour protecteur de mon ouvrage, et dont j'aurais tenté la libéralité par une épître dédicatoire bien fleurie, j'aurais tâché de faire une belle et docte préface ; et je ne manque point de livres qui m'auraient fourni tout ce qu'on peut dire de savant sur la tragédie et la comédie, l'éty- mologie de toutes deux, leur origine, leur définition, et le reste. J'aurais parlé aussi à mes amis, qui, pour la recommandation de ma pièce, ne m'auraient pas refusé ou des vers français, ou des vers latins. J'en ai même qui m'auraient loué en grec, et l'on n'ignore pas qu'une louange en grec est d'une merveilleuse efficace à la tête d'un livre. Mais on me met au jour sans me donner le loisir de me reconnaître ; et je ne
(i) Proverbe auquel Molière fait allusion :
« Elle est belle à la chandelle, mais le grand jour gâte tout. *
PRÉFACE DE L'AUTEUR 1 1
puis même obtenir la liberté de dire deux mots pour justifier mes intentions sur le sujet de cette comédie. J'aurais voulu faire voir qu'elle se tient partout dans les bornes de la satire honnête et permise ; que les plus excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais singes, qui méritent d'être bernés ; que ces vicieuses imitations de ce qu'il y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de la comédie ; et que, par la même raison, les véritables savants et les vrais braves ne se sont point encore avisés de s'offenser du Docteur de la comédie, et du Capitan ; non plus que les juges, les princes et les rois, de voir Trivelin, ou quelque autre sur le théâtre, faire ridi- culement le juge, le prince ou le roi : aussi les véri- tables précieuses auraient tort de se piquer, lorsqu'on joue les ridicules qui les imitent mal. Mais enfin, comme j'ai dit, on ne me laisse pas le temps de res- pirer, et M. de Luynes veut fn'aller relier de ce pas. A la bonne heure, puisque Dieu l'a voulu.
LES PERSONNAGES
LA GRANGE, j ts rebutés
DU CROIS Y, j
GORGIBUS, bon bourgeois.
ALMANZOR, laquais des précieuses ridicules.
Le Marquis DE MASCARILLE, valet de La Grange.
Le Vicomte DE JODELET, valet Du Croisy.
MADELON, fille de Gorgibus, j précieuses ridicules.
CATHOS, nièce de Gorgibus, \
MAROTTE, servante des précieuses ridicules.
Deux Porteurs de chaises.
Voisines.
Violons.
SCENE PREMIERE LA GRANGE, DU CROISY
DU CROISY. Seigneur La Grange!
LA GRANGE. Quoi?
DU CROISY. Regardez-moi un peu sans rire.
LA GRANGE. Eh bien?
DU CROISY. Que dites-vous de notre visite? En
êtes-vous fort satisfait ?
LA GRANGE. A votre avis, avons-nous sujet de l'être
tous deux?
DU CROISY. Pas tout à fait, à dire vrai.
LA GRANGE. Pour moi, je vous avoue que j'en
suis tout scandalisé. A-t-on jamais vu, dites-moi,
deux pecques provinciales faire plus les renchéries que
celles-là, et deux hommes traités avec plus de mépris
que nous? A peine ont-elles pu se résoudre à nous
faire donner des sièges. Je n'ai jamais vu tant parler
à l'oreille qu'elles ont fait entre elles, tant bâiller, tant
se frotter les yeux, et demander tant de fois : Quelle
heure est-il? Ont-elles répondu que oui et non à tout
: . . .
....... : . . . . .\ ■:■:.. \ .■■.-...-.. 1er-
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SCENES DEUXIEME ET TROISIEME
'7
SCENE II
GORGIBUS, DU CROISY, LA GRANGE
GORGIBUS. Eh bien ! vous avez vu ma nièce et ma tille ? Les affaires iront-elles bien ? Quel est le le résultat de cette visite ?
LA GRANGE. C'est une chose que vous pourrez mieux apprendre d'elles que de nous. Tout ce que nous pouvons vous dire, c'est que nous vous rendons grâce de la faveur que vous nous avez faite, et demeu- rons vos très humbles serviteurs. GORGIBUS, seul. Ouais! il semble qu'ils sortent mal satisfaits d'ici. D'où pourrait venir leur mécontente- ment? Il faut savoir un peu ce que c'est. Holà!
■
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SCENE III
MAROTTE, GORGIBUS
MAROTTE. Que désirez-vous, monsieur?
GORGIBUS. Où sont vos maîtresses?
MAROTTE. Dans leur cabinet.
GORGIBUS. Que font-elles?
MAROTTE. De la pommade pour les lèvres.
GORGIBUS. C'est trop pommadé : dites-leur qu'elles
descendent.
i6 LES PRECIEUSES RIDICULES
ce que nous avons pu leur dire ? Et ne m'avouerez- vous pas enfin que, quand nous aurions été les der- nières personnes du monde, on ne pouvait nous faire pis qu'elles ont fait?
DU CROISY. Il me semble que vous prenez la chose fort à cœur.
LA GRANGE. Sans doute, je l'y prends, et de telle façon que je me veux venger de cette impertinence. Je connais ce qui nous a fait mépriser. L'air précieux n'a pas seulement infecté Paris, il s'est répandu dans les provinces, et nos donzelles ridicules en ont humé leur bonne part. En un mot, c'est un ambigu de pré- cieuse et de coquette que leur personne. Je vois ce qu'il faut être pour en être bien reçu; et, si vous m'en croyez, nous leur jouerons tous deux une pièce qui leur fera voir leur sottise, et pourra leur apprendre à connaître un peu mieux leur monde. DU CROISY. Et comment, encore? LA GRANGE. J'ai un certain valet, nommé Masca- rille, qui passe, au sentiment de beaucoup de gens, pour une manière de bel esprit; car il n'y a rien à meilleur marché que le bel esprit maintenant. C'est un extravagant qui s'est mis dans la tête de vouloir faire l'homme de condition. 11 se pique ordinairement de galanterie et de vers, et dédaigne les autres valets, jusqu'à les appeler brutaux.
DU CROISY. Eh bien ! qu'en prétendez-vous faire ? LA GRANGE. Ce que j'en prétends faire? Il faut... Mais sortons d'ici auparavant.
SCÈNES DEUXIÈME ET TROISIEME 17
SCÈNE II GORGIBUS, DU CROISY, LA GRANGE
GORGIBUS. Eh bien ! vous avez vu ma nièce et ma fille ? Les affaires iront-elles bien ? Quel est le le résultat de cette visite ?
LA GRANGE. C'est une chose que vous pourrez mieux apprendre d'elles que de nous. Tout ce que nous pouvons vous dire, c'est que nous vous rendons grâce de la faveur que vous nous avez faite, et demeu- rons vos très humbles serviteurs. GORGIBUS, seul. Ouais! il semble qu'ils sortent mal satisfaits d'ici. D'où pourrait venir leur mécontente- ment? Il faut savoir un peu ce que c'est. Holà!
SCENE III
MAROTTE, GORGIBUS
MAROTTE. Que désirez-vous, monsieur?
GORGIBUS. Où sont vos maîtresses?
MAROTTE. Dans leur cabinet.
GORGIBUS. Que font-elles?
MAROTTE. De la pommade pour les lèvres.
GORGIBUS. C'est trop pommadé : dites-leur qu'elles
descendent.
18 LES PRÉCIEUSES RIDICULES
SCENE IV
GORGIBUS. Ces pendardes-là, avec leur pommade, ont, je pense, envie de me ruiner. Je ne vois partout que blancs d'œufs, lait virginal, et mille autres brim- borions que je ne connais point. Elles ont usé, depuis que nous sommes ici, le lard d'une douzaine de co- chons, pour le moins, et quatre valets vivraient tous les jours des pieds de mouton qu'elles emploient.
SCENE V
MADELON, CATHOS, GORGIBUS
GORGIBUS. Il est bien nécessaire, vraiment, de faire tant de dépense pour vous graisser le museau ! Dites- moi un peu ce que vous avez fait à ces messieurs, que je les vois sortir avec tant de froideur ? Vous avais- je pas commandé de les recevoir comme des personnes que je vous voulais donner pour maris ? MADELON. Et quelle estime, mon père, voulez- vous que nous fassions du procédé irrégulier de ces gens-là?
CATHOS. Le moyen, mon oncle, qu'une fille un peu raisonnable se pût accommoder de leur personne? GORGIBUS. Et qu'y trouvez-vous à redire? MADELON. La belle galanterie que la leur ! Quoi ! débuter d'abord par le mariage? GORGIBUS. Et par où veux-tu donc qu'ils débutent?
SCENE CINQUIEME 19
par le concubinage ? N'est-ce pas un procédé dont vous avez sujet de vous louer toutes deux, aussi bien que moi ? Est-il rien de plus obligeant que cela ? Et ce lien sacré où ils aspirent n'est-il pas un témoignage de l'honnêteté de leurs intentions? MADELON. Ah! mon père, ce que vous dites là est du dernier bourgeois. Cela me fait honte de vous ouïr parler de la sorte, et vous devriez un peu vous faire apprendre le bel air des choses. GORGIBUS. Je n'ai que faire ni d'air, ni de chanson. Je te dis que le mariage est une chose sainte et sacrée, et que c'est faire en honnêtes gens que de débuter par là.
MADELON. Mon Dieu! que, si tout le monde vous ressemblait, un roman serait bientôt fini ! La belle chose que ce serait, si d'abord Cyrus épousait Man- dane, et qu'Aronce de plain-pied fût marié à Clélie! GORGIBUS. Que me vient conter celle-ci? MADELON. Mon père, voilà ma cousine qui vous dira aussi bien que moi que le mariage ne doit jamais arriver qu'après les autres aventures. Il faut qu'un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments, pousser le doux, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple, ou à la prome- nade, ou dans quelque cérémonie publique, la per- sonne dont il devient amoureux; ou bien être conduit fatalement chez elle par un parent ou un ami, et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache un temps sa passion à l'objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, où Ton ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante qui exerce les esprits de l'assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s'est urt
20 LES PRECIEUSES RIDICULES
peu éloignée ; et cette déclaration est suivie d'un prompt courroux, qui paraît à notre rougeur, et qui, pour un temps, bannit l'amant de notre présence. Ensuite il trouve moyen de nous apaiser, de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d'une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les en- lèvements, et ce qui s'ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières ; et ce sont des règles dont, en bonne galanterie, on ne saurait se dispenser. Mais en venir de but en blanc à l'union conjugale, ne faire l'amour qu'en faisant le contrat du mariage, et prendre justement le roman par la queue ! Encore un coup, mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé ; et j'ai mal au cœur de la seule vision que cela me fait. GORGIBUS. Quel diable de jargon entends-je ici ? Voici bien du haut style.
CATHOS. En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout à fait incongrus en galanterie? Je m'en vais gager qu'ils n'ont jamais vu la carte de Tendre, et que Billets-doux, Petits-soins, Billets- galants et Jolis-vers sont des terres inconnues pour eux. Ne voyez-vous pas que toute leur personne marque cela, et qu'ils n'ont point cet air qui donne d'abord bonne opinion des gens ? Venir en visite amoureuse avec une jambe tout unie, un chapeau désarmé de plumes, une tête irrégulière en cheveux, et un habit qui souffre une indigence de rubans ! Mon Dieu ! quels amants sont-ce là ! Quelle frugalité d'ajustement, et quelle sécheresse de conversation !
SCENE CINQUIÈME 21
On n'y dure point, on n'y tient pas. J'ai remarqué encore que leurs rabats ne sont point de la bonne faiseuse, et qu'il s'en faut plus d'un grand demi-pied que leurs hauts-de-chausses ne soient assez larges. GORGIBUS. Je pense qu'elles sont folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre à ce baragouin. Cathos, et vous, Madelon...
MADELON. Hé 1 de grâce, mon père, défaites-vous de ces noms étranges, et nous appelez autrement. GORGIBUS. Comment, ces noms étranges? Ne sont-ce pas vos noms de baptême ? MADELON. Mon Dieu ! que vous êtes vulgaire ! Pour moi, un de mes étonnements, c'est que vous ayez pu faire une fille si spirituelle que moi. A-t-on jamais parlé, dans le beau style, de Cathos ni de Madelon ? et ne m'avouerez-vous pas que ce serait assez d'un de ces noms pour décrier le plus beau roman du monde ?
CATHOS. Il est vrai, mon oncle, qu'une oreille un peu délicate pâtit furieusement à entendre prononcer ces mots- là; et le nom de Polixène, que ma cousine a choisi, et celui d'Aminthe, que je me suis donné, ont une grâce dont il faut que vous demeuriez d'ac- cord.
GORGIBUS. Écoutez ; il n'y a qu'un mot qui serve. Je n'entends point que vous ayez d'autres noms que ceux qui vous ont été donnés par vos parrains et vos marraines. Et pour ces messieurs dont il est ques- tion, je connais leurs familles et leurs biens, et je veux résolument que vous vous disposiez à les recevoir pour maris. Je me lasse de vous avoir sur les bras ; et la garde de deux filles est une charge un peu trop pesante pour un homme de mon âge. CATHOS. Pour moi, mon oncle, tout ce que je vous puis dire, c'est que je trouve le mariage une chose
22 LES PRÉCIEUSES RIDICULES
tout à fait choquante. Comment est-ce qu'on peut souffrir la pensée de coucher contre un homme vraiment nu ?
MADELON. Souffrez que nous prenions un peu haleine parmi le beau monde de Paris, où nous ne faisons que d'arriver. Laissez-nous faire à loisir le tissu de notre roman, et n'en pressez point tant la conclusion.
GORGIBUS, à part. Il n'en faut point douter, elles sont achevées. (Haut.) Encore un coup. Je n'entends rien à toutes ces balivernes : je veux être maître absolu ; et, pour trancher toutes sortes de discours, ou vous serez mariées toutes deux avant qu'il soit peu, ou, ma foi, vous serez religieuses; j'en fais un bon serment.
SCENE VI
CATHOS, MADELON
CATHOS. Mon Dieu ! ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière ! que son intelligence est épaisse ! et qu'il fait sombre dans son âme ! MADELON. Que veux-tu, ma chère, j'en suis en confusion pour lui. J'ai peine à me persuader que je puisse être véritablement sa fille, et je crois que quelque aventure, un jour, me viendra développer une naissance plus illustre.
CATHOS. Je le crois bien ; oui, il y a toutes les apparences du monde. Et, pour moi, quand je me regarde aussi...
SCÈNE SEPTIÈME 23
SCÈNE VII
MAROTTE, CATHOS, MADELON
MAROTTE. Voilà un laquais qui demande si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir.
MADELON. Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites : Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d'être visibles. MAROTTE. Dame ! je n'entends point le latin ; et je n'ai pas appris, comme vous, la filolie* dans le grand Cyre.
MADELON. L'impertinente ! le moyen de souffrir cela ! Et qui est-il, le maître de ce laquais ? MAROTTE. Il me l'a nommé le marquis de Mas- carille.
MADELON. Ah ! ma chère, un marquis ! un mar- quis ! Oui, allez dire qu'on peut nous voir. C'est sans doute un bel esprit qui aura ouï parler de nous. CATHOS. Assurément, ma chère. MADELON. Il faut le recevoir dans cette salle basse, plutôt qu'en notre chambre. Ajustons un peu nos cheveux au moins, et soutenons notre réputation. Vite, venez nous tendre ici dedans le conseiller des grâces.
MAROTTE. Par ma foi, je ne sais point quelle bête c'est là : il faut parler chrétien, si vous voulez que je vous entende.
* Filofie est une coquille de 1682, perpétuée depuis par toutes les éditions. L'édition de 1674 donne filosofie.
24 LES PRÉCIEUSES RIDICULES
CATHOS. Apportez-nous le miroir, ignorante que vous êtes, et gardez-vous bien d'en salir la glace par la communication de votre image.
(Elles sortent .)
SCENE VIII
MASCARILLE, Deux Porteurs
MASCARILLE. Holà ! porteurs, holà ! Là, là, là, là, là, là. Je pense que ces marauds-là ont dessein de me briser, à force de heurter contre les murailles et les pavés.
PREMIER PORTEUR. Dame ! c'est que la porte est étroite. Vous avez voulu aussi que nous soyons entrés jusqu'ici.
MASCARILLE. Je le crois bien. Voudriez-vous, faquins, que j'exposasse l'embonpoint de mes plumes aux inclémences de la saison pluvieuse, et que j'al- lasse imprimer mes souliers en boue ? Allez, otez votre chaise d'ici.
SECOND PORTEUR. Payez-nous donc, s'il vous plaît, monsieur. MASCARILLE. Hem ?
SECOND PORTEUR. Je dis, monsieur, que vous nous donniez de l'argent, s'il vous plaît. MASCARILLE, lui donnant un soufflet. Comment, coquin ! demander de l'argent à une personne de ma qualité ? SECOND PORTEUR. Est-ce ainsi qu'on paye les
SCENE NEUVIEME 25
pauvres gens ? et votre qualité nous donne-t-elle à
dîner?
MASCARILLE. Ah ! ah ! ah ! je vous apprendrai à
vous connaître. Ces canailles-là s'osent jouer à moi !
PREMIER PORTEUR, prenant un des bâtons de sa
chaise. Çà, payez-nous vitement.
MASCARILLE. Quoi ?
PREMIER PORTEUR. Je dis que je veux avoir de
l'argent tout à l'heure.
MASCARILLE. Il est raisonnable, celui-là.
PREMIER PORTEUR. Vite donc.
MASCARILLE. Oui-dà ! tu parles comme il faut,
toi ; mais l'autre est un coquin qui ne sait ce qu'il
dit. Tiens, es-tu content?
PREMIER PORTEUR. Non, je ne suis pas content ;
vous avez donné un soufflet à mon camarade, et...
(Levant son bâton.) MASCARILLE. Doucement ; tiens, voilà pour le soufflet. On obtient tout de moi quand on s'y prend de la bonne façon. Allez, venez me reprendre tantôt pour aller au Louvre, au petit coucher.
SCENE IX
MAROTTE, MASCARILLE
MAROTTE. Monsieur, voilâmes maîtresses qui vont venir tout à l'heure.
MASCARILLE. Qu'elles ne se pressent point ; je suis ici posté commodément pour attendre. MAROTTE. Les voici.
26 LES PRECIEUSES RIDICULES
SCENE X
MADELON, CATHOS, MASCARILLE, ALMANZOR
MASCARILLE, après avoir salué. Mesdames, vous serez surprises sans doute de l'audace de ma visite : mais votre réputation vous attire cette méchante affaire ; et le mérite a pour moi des charmes si puis- sants, que je cours partout après lui. MADELON. Si vous poursuivez le mérite, ce n'est pas sur nos terres que vous devez chasser. CATHOS. Pour voir chez nous le mérite, il a fallu que vous l'y ayez amené.
MASCARILLE. Ah ! je m'inscris en faux contre vos paroles. La renommée accuse juste en contant ce que vous valez ; et vous allez faire pic, repic et capot tout ce qu'il y a de galant dans Paris. MADELON. Votre complaisance pousse un peu trop avant la libéralité de ses louanges ; et nous n'avons garde, ma cousine et moi, de donner de notre sérieux dans le doux de votre flatterie. CATHOS. Ma chère, il faudrait faire donner des sièges.
MADELON. Holà ! Almanzor. ALMANZOR. Madame ?
MADELON. Vite, voiturez-nous ici les commodités de la conversation.
MASCARILLE. Mais, au moins, y a-t-il sûreté ici pour moi ?
(Almanzor sort.) CATHOS. Que craignez- vous ? MASCARILLE. Quelque vol de mon cœur, quelque
SCENE DIXIEME 27
assassinat de ma franchise. Je vois ici des yeux qui ont la mine d'être de fort mauvais garçons, de faire insulte aux libertés et de traiter une âme de Turc à More. Comment diable ! d'abord qu'on les approche, ils se mettent sur leur garde meurtrière? Ah! par ma foi, je m'en déHe, et je m'en vais gagner au pied, ou je veux caution bourgeoise qu'ils ne me feront point de mal.
MADELON. Ma chère, c'est le caractère enjoué. CATHOS. Je vois que c'est un Amilcar. MADELON. Ne craignez rien, nos yeux n'ont point de mauvais desseins, et votre cœur peut dormir en assurance sur leur prud'homie. CATHOS. Mais, de grâce, monsieur, ne soyez pas inexorable à ce fauteuil qui vous tend les bras il y a un quart d'heure ; contentez un peu l'envie qu'il a de vous embrasser.
MASCARILLE, après s'être peigné et avoir ajusté ses canons. Eh bien 1 mesdames, que dites- vous de Paris ?
MADELON. Hélas! qu'en pourrions-nous dire? Il faudrait être l'antipode de la raison pour ne pas con- fesser que Paris est le grand bureau des merveilles, le centre du bon goût, du bel esprit et de la galanterie. MASCARILLE. Pour moi, je tiens que, hors de Paris, il n'y a point de salut pour les honnêtes gens. CATHOS C'est une vérité incontestable. MASCARILLE. Il y fait un peu crotté; mais nous avons la chaise.
MADELON. Il est vrai que la chaise est un retran- chement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps.
MASCARILLE. Vous recevez beaucoup de visites ? Quel bel esprit est des vôtres ? MADELON. Hélas ! nous ne sommes pas encore con-
28 LES PRECIEUSES RIDICULES
nues ; mais nous sommes en passe de l'être, et nous avons une amie particulière qui nous a promis d'ame- ner ici tous ces messieurs du Recueil des pièces choisies. CATHOS. Et certains autres qu'on nous a nom- més aussi pour être les arbitres souverains des belles choses.
MASCARILLE. C'est moi qui ferai votre affaire mieux que personne ; ils me rendent tous visite ; et je puis dire que je ne me lève jamais sans une demi- douzaine de beaux esprits.
MADELON. Eh ! mon Dieu ! nous vous serons obligées de la dernière obligation, si vous nous faites cette amitié ; car, enfin, il faut avoir la connaissance de tous ces messieurs-là, si l'on veut être du beau monde. Ce sont eux qui donnent le branle à la réputation dans Paris ; et vous savez qu'il y en a tel dont il ne faut que la seule fréquentation pour vous donner bruit de connaisseuse, quand il n'y aurait rien autre chose que cela. Mais, pour moi, ce que je considère particulièrement c'est que, par le moyen de ces visites spirituelles, on est instruit de cent choses qu'il faut savoir de nécessité, et qui sont de l'essence d'un bel esprit. On apprend par là chaque jour les petites nouvelles galantes, les jolis commerces de prose et de vers. On sait à point nommé : un tel a composé la plus jolie pièce du monde sur tel sujet; une telle a fait des paroles sur un tel air ; celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance ; celui-là a composé des stances sur un infidélité ; monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain à mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les huit heures ; un tel auteur a fait un tel des- sein ; celui-là est à la troisième partie de son roman ; cet autre met ses ouvrages sous la presse. C'est là ce qui vous fait valoir dans les compagnies ; et si l'on
SCÈNE DIXIÈME 29
ignore ces choses, je ne donnerais pas un clou de tout l'esprit qu'on peut avoir.
CATHOS. En effet, je trouve que c'est renchérir sur le ridicule, qu'une personne se pique d'esprit et ne sache pas jusqu'au moindre petit quatrain qui se fait chaque jour; et, pour moi, j'aurais toutes les hontes du monde s'il fallait qu'on vînt à me demander si j'aurais vu quelque chose de nouveau que je n'aurais pas vu.
MASCARILLE. Il est vrai qu'il est honteux de n'avoir pas des premiers tout ce qui se fait. Mais ne vous mettez pas en peine; je veux établir chez vous une académie de beaux esprits : et je vous promets qu'il ne se fera pas un bout de vers dans Paris, que vous ne sachiez par cœur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m'en escrime un peu quand je veux ; et vous verrez courir de ma façon, dans les belles ruelles de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes, et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits. MADELON. Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits; je ne vois rien de si galant que cela.
MASCARILLE. Les portraits sont difficiles, et de- mandent un esprit profond : vous en verrez de ma manière qui ne vous déplairont pas. CATHOS. Pour moi j'aime terriblement les énigmes. MASCARILLE. Cela exerce l'esprit, et j'en ai fait quatre encore ce matin, que je vous donnerai à deviner.
MADELON. Les madrigaux sont agréables, quand ils sont bien tournés.
MASCARILLE. C'est mon talent particulier, et je travaille à mettre en madrigaux toute l'Histoire romaine.
30 LES PRÉCIEUSES RIDICULES
MADELON. Ah ! certes, cela sera du dernier beau ;
j'en retiens un exemplaire au moins, si vous le faites
imprimer.
MASCARILLE. Je vous en promets à chacune un, et
des mieux reliés. Cela est au-dessous de ma condition ;
mais je le fais seulement pour donner à gagner aux
libraires, qui me persécutent.
MADELON. Je m'imagine que le plaisir est grand
de se voir imprimé.
MASCARILLE. Sans doute. Mais, à propos, il faut
que je vous die un impromptu que je fis hier chez
une duchesse de mes amies, que je fus visiter; car je
suis diablement fort sur les impromptus.
CATHOS. L'impromptu est justement la pierre de
touche de l'esprit.
MASCARILLE. Écoutez donc.
MADELON. Nous y sommes de toutes nos oreilles.
MASCARILLE.
Oh ! oh ! je n'y prenais pas garde, Tandis que, sans songer à mal, je vous regarde, Votre œil en tapinois me dérobe mon cœur : Au voleur! au voleur! au voleur! au voleur!
CATHOS. Ah ! mon Dieu ! voilà qui est poussé dans le dernier galant.
MASCARILLE. Tout ce que je fais a l'air cavalier ; cela ne sent point le pédant.
MADELON. Il en est éloigné de plus de deux mille lieues.
MASCARILLE. Avez-vous remarqué ce commence- ment, oh! oh! Voilà qui est extraordinaire, oh! oh! comme un homme qui s'avise tout d'un coup, oh ! oh ! La surprise, oh! oh!
MADELON. Oui, je trouve ce oh! oh ! admirable. MASCARILLE. Il semble que cela ne soit rien.
SCENE DIXIÈME 31
CATHOS. Ah ! mon Dieu ! que dites-vous ? Ce sont là de ces sortes de choses qui ne se peuvent payer. MADELON. Sans doute ; et j'aimerais mieux avoir fait ce oh! oh! qu'un poème épique. MASCARILLE. Tudieu ! vous avez le goût bon. MADELON. Hé! je ne l'ai pas tout à fait mauvais. MASCARILLE. Mais n'admirez-vous pas aussi je n'y prenais pas garde? je n'y prenais pas garde, je ne m'apercevais pas de cela : façon de parler naturelle, je n'y prenais pas garde. Tandis que sans songer à mal, tandis qu'innocemment, sans malice, comme un pauvre mouton, je vous regarde, c'est à dire, je m'amuse à vous considérer, je vous observe, je vous contemple, votre œil en tapinois... Que vous semble de ce mot tapinois ? n'est-il pas bien choisi ? CATHOS. Tout à fait bien.
MASCARILLE. Tapinois, en cachette ; il semble que ce soit un chat qui vient de prendre une souris.. . Tapinois. MADELON. Il ne se peut rien de mieux. MASCARILLE. Me dérobe mon cœur, me l'emporte, me le ravit. Au voleur ! au voleur ! au voleur ! au voleur ! Ne diriez-vous pas que c'est un homme qui crie et court après un voleur pour le faire arrêter ? Au voleur! au voleur ! au voleur ! au voleur! MADELON. Il faut avouer que cela a un tour spirituel et galant.
MASCARILLE. Je veux vous dire l'air que j'ai fait dessus.
CATHOS. Vous avez appris la musique ? MASCARILLE. Moi ? point du tout. CATHOS. Et comment donc cela se peut-il ? MASCARILLE. Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris. MADELON. Assurément, ma chère. MASCARILLE. Ecoutez si vous trouverez l'air à
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votre goût. Hem, hem, la, la, la, la, la. La brutalité de la saison a furieusement outragé la délicatesse de ma voix; il n'importe, c'est à la cavalière.
(Il chante.)
Oh ! oh ! je n'y prenais pas garde, etc.
CATHOS. Ah! que voilà un air qui est passionné! Est-ce qu'on n'en meurt point? MADELON. Il y a de la chromatique là dedans. MASCARILLE. Ne trouvez-vous pas la pensée bien exprimée dans le chant ? Au voleur ! au voleur ! Et puis comme si l'on criait bien fort, au, au, au, au, au voleur! Et tout d'un coup, comme une personne essoufflée, au voleur!
MADELON. C'est là savoir le fin des choses, le grand fin, le fin du fin. Tout est merveilleux, je vous assure ; je suis enthousiasmée de l'air et des pa- roles.
CATHOS. Je n'ai encore rien vu de cette force-là. MASCARILLE. Tout ce que je fais me vient natu- rellement; c'est sans étude.
MADELON. La nature vous a traité en vraie mère passionnée, et vous en êtes l'enfant gâté. MASCARILLE. A quoi donc passez-vous le temps ? CATHOS. A rien du tout.
MADELON. Nous avons été jusqu'ici dans un jeûne effroyable de divertissements.
MASCARILLE. Je m'offre à vous mener l'un de ces jours à la comédie, si vous voulez; aussi bien on en doit jouer une nouvelle que je serai bien aise que nous voyions ensemble. MADELON. Cela n'est pas de refus. MASCARILLE. Mais je vous demande d'applaudir comme il faut, quand nous serons là; car je me suis engagé de faire valoir la pièce, et l'auteur m'en est
SCÈNE DIXIÈME 33
venu prier encore ce matin. C'est la coutume ici, qu'à nous autres gens de condition, les auteurs viennent lire leurs pièces nouvelles, pour nous enagager à les trouver belles et leur donner de la réputation; et je vous laisse à penser si, quand nous disons quelque chose, le parterre ose nous contredire ! Pour moi, j'y suis fort exact; et quand j'ai promis à quelque poète, je crie toujours : « Voilà qui est beau ! » devant que les chandelles soient allumées. MADELON. Ne m'en parlez point, c'est un admi- rable lieu que Paris; il s'y passe cent choses tous les jours, qu'on ignore dans les provinces, quelque spirituelle qu'on puisse être.
CATHOS. C'est assez, puisque nous sommes ins- truites, nous ferons notre devoir de nous écrier comme il faut sur tout ce qu'on dira.
MASCARILLE. Je ne sais si je me trompe; mais vous avez toute la mine d'avoir fait quelque comédie. MADELON. Eh ! il pourrait être quelque chose de ce que vous dites.
MASCARILLE. Ah ! ma foi, il faudra que nous la voyions. Entre nous, j'en ai composé une que je veux faire représenter.
CATHOS. Hé! à quels comédiens la donnerez-vous ? MASCARILLE. Belle demande ! Aux grands comé- diens* ; il n'y a qu'eux qui soient capables de faire valoir les choses : les autres sont des ignorants qui récitent comme l'on parle ; ils ne savent pas faire ron- fler les vers et s'arrêter au bel endroit. Et le moyen de connaître où est le beau vers, si le comédien ne s'y arrête et ne nous avertit par là qu'il faut faire le brouhaha ?
* Leçon de l'édition de 1674. L'édition de 1682 donne : Aux coméJie>is de l'hôtel de Bourgogne.
34 LES PRÉCIEUSES RIDICULES
CATHOS. En effet, il y a manière de faire sentir aux auditeurs les beautés d'un ouvrage; et les choses ne valent que ce qu'on les fait valoir. MASCARILLE. Que vous semble de ma petite oie ? La trouvez-vous congruente à l'habit ? CATHOS. Tout à fait.
MASCARILLE. Le ruban en est bien choisi ? MADELON. Furieusement bien. C'est Perdrigeon tout pur.
MASCARILLE. Que dites-vous de mes canons ? MADELON. Ils ont tout à fait bon air. MASCARILLE. Je puis me vanter au moins qu'ils ont un grand quartier plus que tous ceux qu'on fait. MADELON. Il faut avouer que je n'ai jamais vu porter si haut l'élégance de l'ajustement. MASCARILLE. Attachez un peu sur ces gants la. réflexion de votre odorat. MADELON. Ils sentent terriblement bon. CATHOS. Je n'ai jamais respiré une odeur mieux conditionnée. MASCARILLE. Et celle-là?
(Il donne à sentir les cheveux poudrés de sa perruque.) MADELON. Elle est tout à fait de qualité; le sublime en est touché délicieusement.
MASCARILLE. Vous ne me dites rien de mes plumes ? Comment les trouvez-vous ? CATHOS. Effroyablement belles. MASCARILLE. Savez-vous que le brin me coûte un louis d'or? Pour moi, j'ai cette manie de vouloir don- ner généralement sur tout ce qu'il y a de plus beau. MADELON. Je vous assure que nous sympathisons, vous et moi. J'ai une délicatesse furieuse pour tout ce que je porte; et, jusqu'à mes chaussettes, je ne puis rien souffrir qui ne soit de la bonne ouvrière. MASCARILLE, s'êcriant brusquement. Ahi ! ahi ! ahi !
SCÈNE ONZIÈME 35
doucement. Dieu me damne, mesdames! c'est fort
mal en user; j'ai à me plaindre de votre procédé :
cela n'est pas honnête.
CATHOS. Qu'est-ce donc ? qu'avez vous?
MASCARILLE. Quoi ! toutes deux contre mon cœur
en même temps, m'attaquant à droite et à gauche ?
Al)! c'est contre le droit des gens; la partie n'est pas
égale, et je m'en vais crier au meurtre.
CATHOS. Il faut avouer qu'il dit les choses d'une
manière particulière.
MADELON. Il a un tour admirable dans l'esprit.
CATHOS. Vous avez plus de peur que de mal, et
votre cœur crie avant qu'on l'écorche.
MASCARILLE. Comment, diable! il est écorché
depuis la tête jusqu'aux pieds.
SCENE XI
MAROTTE, MASCARILLE, CATHOS MADELON
MAROTTE. Madame, on demande à vous voir. MADELON. Qui? MAROTTE. Le vicomte de Jodelet. MASCARILLE. Le vicomte de Jodelet ? MAROTTE. Oui, monsieur. CATHOS. Le connaissez-vous? MASCARILLE. C'est mon meilleur ami. MADELON. Faites entrer vitement.
3 6 LES PRECIEUSES RIDICULES
MASCARILLE. Il y a quelque temps que nous ne nous sommes vus, et je suis ravi de cette aventure. CATHOS. Le voici.
SCENE XII
JODELET, MASCARILLE, CATHOS MADELON, MAROTTE, ALMANZOR
MASCARILLE. Ah! vicomte! JODELET. Ah! marquis!
(Ils s'embrassent l'un l'autre.) MASCARILLE. Que je suis aise de te rencontrer! JODELET. Que j'ai de joie de te voir ici ! MASCARILLE. Baise-moi donc encore un peu, je te prie.
MADELON, à Cathos. Ma toute bonne, nous com- mençons d'être connues; voilà le beau monde qui prend le chemin de nous venir voir. MASCARILLE. Mesdames, agréez que je vous pré- sente ce gentilhomme-ci; sur ma parole, il est digne d'être connu de vous.
JODELET. Il est juste de venir vous rendre ce qu'on vous doit, et vos attraits exigent leurs droits seigneu- riaux sur toutes sortes de personnes. MADELON. C'est pousser vos civilités jusqu'aux derniers confins de la flatterie. CATHOS. Cette journée doit être marquée dans notre almanach comme une journée bienheureuse. MADELON, à Alman^or. Allons, petit garçon, faut-il toujours vous répéter les choses? Voyez-vous pas qu'il faut le surcroît d'un fauteuil?
SCÈNE DOUZIÈME 37
MASCARILLE. Ne vous étonnez pas de voir le vicomte de la sorte; il ne fait que sortir d'une maladie qui lui a rendu le visage pâle comme vous le voyez.
JODELET. Ce sont fruits des veilles de la cour, et des fatigues de la guerre.
MASCARILLE. Savez-vous, mesdames, que vous voyez dans le vicomte un des vaillants hommes du siècle? C'est un brave à trois poils. JODELET. Vous ne m'en devez rien, marquis, et nous savons ce que vous savez faire aussi. MASCARILLE. Il est vrai que nous nous sommes vus tous deux dans l'occasion. JODELET. Et dans des lieux où il faisait fort chaud. MASCARILLE, regardant Cathos et Madelon. Oui; mais non pas si chaud qu'ici. Hay! hay ! hay ! JODELET. Notre connaissance s'est faite à l'armée ; et la première fois que nous nous vîmes, il comman- dait un régiment de cavalerie sur les galères de Malte. MASCARILLE. Il est vrai; mais vous étiez pourtant dans l'emploi avant que j'y fusse; et je me souviens que je n'étais que petit officier encore, que vous commandiez deux mille chevaux. JODELET. La guerre est une belle chose : mais, ma foi ! la cour récompense bien mal aujourd'hui les gens de service comme nous.
MASCARILLE. C'est ce qui fait que je veux pendre l'épée au croc.
CATHOS. Pour moi, j'ai un furieux tendre pour les hommes d'épée.
MADELON. Je les aime aussi; mais je veux que l'esprit assaisonne la bravoure. MASCARILLE. Te souvient-il, [vicomte, de cette demi-lune que nous emportâmes sur les ennemis au siège d'Arras?
33 LES PRÉCIEUSES RIDICULES
JODELET. Que veux-tu dire, avec ta demi-lune?
C'était bien une lune tout entière.
MASCARILLE. Je pense que tu as raison.
JODELET. Il m'en doit bien souvenir, ma foi ! j'y fus
blessé à la jambe d'un coup de grenade, dont je porte
encore les marques. Tâtez un peu, de grâce : vous
sentirez quel coup c'était là.
CATHOS, après avoir touché l'endroit. Il est vrai que
la cicatrice est grande.
MASCARILLE. Donnez-moi un peu votre main, et
tâtez celui-ci : là justement, au derrière de la tête.
Y êtes-vous?
MADELON. Oui, je sens quelque chose.
MASCARILLE. C'est un coup de mousquet que je
reçus, la dernière campagne que j'ai faite.
JODELET, découvrant sa poitrine. Voici un autre coup
qui me perça de part en part, à l'attaque de Gra-
velines.
MASCARILLE, mettant la main sur le bouton de son
haut-de-chausse. Je vais vous montrer une furieuse
plaie.
MADELON. Il n'est pas nécessaire : nous le croyons
sans y regarder.
MASCARILLE. Ce sont des marques honorables, qui
font voir ce qu'on est.
CATHOS. Nous ne doutons point de ce que vous êtes.
MASCARILLE. Vicomte, as-tu là ton carrosse?
JODELET. Pourquoi?
MASCARILLE. Nous mènerions promener ces dames
hors des portes, et leur donnerions un cadeau.
MADELON. Nous ne saurions sortir aujourd'hui.
MASCARILLE. Ayons donc les violons pour danser.
JODELET. Ma foi, c'est bien avisé.
MADELON. Pour cela, nous y consentons; mais il
faut donc quelque surcroît de compagnie.
SCENE DOUZIÈME 39
MASCARILLE. Holà ! Champagne, Picard, Bour- guignon, Cascaret, Basque, la Verdure, Lorrain, Provençal, la Violette ! Au diable soient tous les laquais ! Je ne pense pas qu'il y ait gentilhomme en France plus mal servi que moi. Ces canailles me laissent toujours seul.
MADELON. Almanzor, dites aux gens de monsieur le marquis qu'ils aillent quérir des violons, et nous faites venir ces messieurs et ces dames d'ici près, pour peupler la solitude de notre bal.
(Almanzor sort.) MASCARILLE. Vicomte, que dis-tu de ces yeux? JODELET. Mais toi-même, marquis, que t'en semble?
MASCARILLE. Moi, je dis que nos libertés auront peine à sortir d'ici les braies nettes. Au moins, pour moi, je reçois d'étranges secousses, et mon cœur ne tient qu'à un filet.
MADELON. Que tout ce qu'il dit est naturel'. Il tourne les choses le plus agréablement du monde. CATHOS. Il est vrai qu'il fait une furieuse dépense en esprit.
MASCARILLE. Pour vous montrer que je suis véri- table, je veux faire un impromptu là-dessus. (Il médite.) CATHOS. Eh ! je vous en conjure de toute la dévo- tion de mon cœur, que nous oyions quelque chose qu'on ait fait pour nous.
JODELET. J'aurais envie d'en faire autant ; mais je me trouve un peu incommodé de la veine poétique, pour la quantité de saignées que j'y ai faites ces jours passés. MASCARILLE. Que diable est-ce là ? Je fais toujours "bien le premier vers, mais j'ai peine à faire les autres. Ma foi, ceci est un peu trop pressé ; je vous ferai un impromptu à loisir, que vous trouverez le plus beau du monde.
40 LES PRECIEUSES RIDICULES
JODELET. Il a de l'esprit comme un démon.
MADELON. Et du galant, et du bien tourné.
MASCARILLE. Vicomte, dis- moi un peu, y a-t-il
longtemps que tu n'a vu la comtesse ?
JODELET. Il y a plus de trois semaines que je ne
lui ai rendu visite.
MASCARILLE. Sais-tu bien que le duc m'est venu
voir ce matin, et m'a voulu mener à la campagne
courir un cerf avec lui ?
MADELON. Voici nos amies qui viennent.
SCENE XIII
JODELET, MASCARILLE, CATHOS, MA- DELON, MAROTTE, LUCILE, CÉLIMÈNE, ALMANZOR, Violons.
MADELON. Mon Dieu ! mes chères, nous vous demandons pardon. Ces messieurs ont eu fantaisie de nous donner les âmes des pieds, et nous vous avons envoyé quérir pour remplir les vides de notre assemblée.
LUCILE. Vous nous avez obligées sans doute. MASCARILLE. Ce n'est ici qu'un bal à la hâte ; mais, l'un de ces jours, nous vous en donnerons un dans les formes. Les violons sont-ils venus ? ALMANZOR. Oui, monsieur, ils sont ici. CATHOS. Allons donc, mes chères, prenez place. MASCARILLE, dansant lui seul, comme par prélude. La, la, la, la, la, la, la, la.
SCÈNE QUATORZIÈME 4i
MADELON. Il a tout à fait la taille élégante. CATHOS. Et a la mine de danser proprement. MASCARILLE, ayant pris Madeîon pour danser. Ma franchise va danser la courante aussi bien que mes pieds. En cadence, violons, en cadence ! Oh ! quels ignorants ! Il n'y a pas moyen de danser avec eux. Le diable vous emporte ! ne sauriez-vous jouer en mesure ? La, la, la, la, la, la, la, la. Ferme, ô violons de village !
JODELET, dansant ensuite. Holà ! ne pressez pas si fort la cadence : je ne fais que sortir de maladie.
SCENE XIV
DU CROISY, LA GRANGE, MASCARILLE, JODELET, CATHOS, MADELON, LUCILE, CÉLIMÈNE, MAROTTE, Violons.
LA GRANGE, un bâton à la main. Ah ! ah ! coquins,
que faites-vous ici ? Il y a trois heures que nous vous
cherchons.
MASCARILLE, se sentant battre. Ahi ! ahi ! ahi !
vous ne m'aviez pas dit que les coups en seraient
aussi.
JODELET. Ahi ! ahi ! ahi !
LA GRANGE. C'est bien à vous, infâme que vous
êtes, à vouloir faire l'homme d'importance !
DU CROISY. Voilà qui vous apprendra à vous
connaître.
(Ils sortent.)
42 LES PRÉCIEUSES RIDICULES
SCENE XV
MASCARILLE, JODELET, CATHOS, MADELON, MAROTTE, LUCILE, CÉLIMÈNE, Violons.
MADELON. Que veut donc dire ceci ? JODELET. C'est une gageure. CATHOS. Quoi ! vous laisser battre de la sorte ! MASCARILLE. Mon Dieu ! je n'ai pas voulu faire semblant de rien ; car je suis violent, et je me serais emporté.
MADELON. Endurer un affront comme celui-là, en notre présence !
MASCARILLE. Ce n'est rien, ne laissons pas d'ache- ver. Nous nous connaissons il y a longtemps, et entre amis on ne va pas se piquer pour si peu de chose.
SCENE XVI
DU CROISY, LA GRANGE, MASCARILLE, JODELET, MADELON, CATHOS, MAROTTE, LUCILE, CÉLIMÈNE, Violons.
LA GRANGE. Ma foi, marauds, vous ne vous rirez pas de nous, je vous promets. Entrez, vous autres.
(Trois ou quatre spadassins entrent.) MADELON. Quelle est donc cette audace de venir nous troubler de la sorte dans notre maison ? DU CROISY. Comment, mesdames, nous endure-
SCÈNE SEIZIEME 43
rons que nos laquais soient mieux reçus que nous ? qu'ils viennent vous faire l'amour à nos dépens, et vous donner le bal ? MADELON. Vos laquais ?
LA GRANGE. Oui, nos laquais ; et cela n'est ni beau, ni honnête de nous les débaucher comme vous faites.
MADELON. O ciel! quelle insolence! LA GRANGE. Mais ils n'auront pas l'avantage de se servir de nos habits pour vous donner dans la vue; et, si vous les voulez aimer, ce sera, ma foi, pour leurs beaux yeux. Vite, qu'on les dépouille sur- le-champ.
JODELET. Adieu notre braverie. MASCARILLE. Voilà le marquisat et la vicomte à bas.
DU CROISY. Ha ! Ha ! coquins, vous avez l'audace d'aller sur nos brisées ! Vous irez chercher autre part de quoi vous rendre agréables aux yeux de vos belles, je vous en assure.
LA GRANGE. C'est trop que de nous supplanter, et de nous supplanter avec nos propres habits. MASCARILLE. O fortune ! quelle est ton incons- tance !
DU CROISY. Vite, qu'on leur ôte jusqu'à la moindre chose.
LA GRANGE. Qu'on emporte toutes ces hardes, dépêchez. Maintenant, mesdames, en l'état qu'ils sont, vous pouvez continuer vos amours avec eux tant qu'il vous plaira ; nous vous laisserons toute sorte de liberté pour cela, et nous vous protestons, monsieur et moi, que nous ne serons aucunement jaloux. (Lticile et Célimène sortent.)
44 LES PRÉCIEUSES RIDICULES
SCÈNE XVII
MASCARILLE, JODELET, CATHOS, MADELON, Violons
CATHOS. Ah ! quelle confusion !
MADELON. Je crève de dépit.
UN DES VIOLONS, à Mascarilk. Qu'est-ce donc
que ceci ? Qui nous payera, nous autres ?
MASCARILLE. Demandez à monsieur le vicomte.
UN DES VIOLONS, à Jodelet. Qui est-ce qui nous
donnera de l'argent ?
JODELET. Demandez à monsieur le marquis.
SCENE XVIII
GORGIBUS, MASCARILLE, JODELET, MADELON, CATHOS, Violons
GORGIBUS. Ah ! coquines que vous êtes, vous nous mettez dans de beaux draps blancs, à ce que je vois, et je viens d'apprendre de belles affaires, vraiment, de ces messieurs qui sortent !
MADELON. Ah ! mon père, c'est une pièce sanglante qu'ils nous ont faite.
SCÈNE DIX-NEUVIEME 45
GORGIBUS. Oui, c'est une pièce sanglante, mais qui est un effet de votre impertinence, infâmes ! Ils se sont ressentis du traitement que vous leur avez fait ; et cependant, malheureux que je suis, il faut que je boive l'affront.
MADELON. Ah ! je jure que nous en serons vengées, ou que je mourrai en la peine. Et vous, marauds, osez-vous vous tenir ici après votre insolence ? MASCARILLE. Traiter comme cela un marquis ! Voilà ce que c'est que du monde ; la moindre disgrâce nous fait mépriser de ceux qui nous chérissaient. Allons, camarade, allons chercher fortune autre part; je vois bien qu'on n'aime ici que la vaine appa- rence, et qu'on n'y considère point la vertu toute nue.
(Us sortent tous deux.)
SCENE XIX
GORGIBUS, MADELON, CATHOS, Violons
UN DES VIOLONS. Monsieur, nous entendons que vous nous contentiez à leur défaut, pour ce que nous avons joué ici.
GORGIBUS, les battant. Oui, oui, je vous vais conten- ter, et voici la monnaie dont je vous veux payer. Et vous, pendardes, je ne sais qui me tient que je ne vous en fasse autant. Nous allons servir de fable et de risée à tout le monde, et voilà ce que vous vous
46
LES PRECIEUSES RIDICULES
êtes attiré par vos extravagances. Allez vous cacher, vilaines ; allez vous cacher pour jamais. Et vous qui êtes cause de leur folie, sottes billevesées, perni- cieux amusements des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets et sonnettes, puissiez-vous être à tous les diables !
DIJON — DARANTIERE
SGANARELLE
ou LE COCU IMAGINAIRE
MOLIERE
1 622- 1 673
*w» w w
SGANARELLE
ou LE COCU IMAGINAIRE
COMÉDIE EN UN ACTE
EN VERS
1660
PARIS
LIBRAIRIE DE FRANCE
F. SANT'ANDREA, L. MARCEROU & Cie
99, BOULEVARD RASPAIL, 99 1922
NOTICE
La première représentation de Sganarelle ou le Cocu imaginaire eut lieu le 28 mai 1660, sur cette scène du Petit-Bourbon où les Précieuses ridicules venaient de triompher. Le succès fut, peut-on dire, encore plus éclatant, car il demeura incontesté. De Villiers, toujours si hostile à Molière, écrit en 1663, dans ses Nouvelles nouvelles : « Le Cocu imaginaire... est, à mon sentiment et à celui de beaucoup d'autres, la meilleure de toutes ses pièces et la mieux écrite. » Et nous avons une relation fidèle des circonstances où elle fut joua, ainsi qu'un témoignage de la faveur qui l'accueillit, dans /'Avis au lecteur qu'un imitateur de Molière, Doncau, mit en tête de sa pièce intitulée la Cocue imaginaire.
Sganarelle, dit-il, a été joué « non seulement en plein été, où, pour l'ordinaire, chacun quitte Paris pour s'aller divertir à la campagne, mais encore dans le temps du mariage du Roy (1), où la curiosité avait attire tout ce qu'il y a de gens de qualité en cette ville : [la pièce] n'en
(1) Célébré à Saint-Jean-de-Luz le 9 juin 1660.
2 NOTICE
a toutefois pas moins réussi, et quoique Paris fût, ce semble, désert, il s'y est néanmoins encore trouvé assez de personnes de condition pour remplir plus de quarante fois les loges et le théâtre du Petit-Bourbon, et asse^ de bourgeois pour remplir autant de fois le parterre. Juge^ quelle réussite cette pièce aurait eue, si elle avait été jouée dans un temps plus favorable, et si la cour avait été à Paris. Elle aurait été sans doute plus admirée que les Précieuses, puisque, encore que le temps lui fût contraire, l'on doute si elle n'a pas eu autant de succès. Jamais on ne vit de sujet mieux conduit, jamais rien de si bien fondé que la jalousie de Sganarelle, et jamais rien de si spirituel que ses vers. »
L'ouvrage fut si goûté, que, du vivant de Molière, il fut repris tous les ans, et que, dans la période qui va jusqu'en 1673, on ne la joua pas moins de cent vingt-deux fois. Nulle autre de ses comédies ne fut plus souvent donnée sur son théâtre. Elle fut représentée neuf fois devant le roi. Seuls, les Fâcheux et la Princesse d'Élide, qui étaient des pièces mêlas de ballets, atteignirent ce chiffre ou le dépassèrent.
Pour la première fois dans le théâtre de Molière, à la place de Mascarille, transposé des pièces italiennes, on voit paraître Sganarelle, ce fantoche imité de modèles qui vivent encore si près de nous, courageux en paroles et peu- reux en action, tour à tour bonasse et narquois, défiant et crédule, en qui se résument les mesquineries et les ridi- cules d'une moyenne humanité. Ici commence la carrière d'un personnage, d'un type qui va tout ensemble se fixer et se développer, et que nous verrons vivre de nouveau dans l'Ecole des Maris, le Mariage forcé, Don Juan, l'Amour médecin et le Médecin malgré lui.
Aussi bien, la pièce de Sganarelle est encore une farce qui nous présente, autour des amoureux Célie et Lélie, dotés de noms à l'italienne, un acteur désigné par son
NOTICE 3
surnom Gros-René, d'autres personnages dont les dénomi- nations traditionnelles se retrouvent dans le Médecin volant ou la Jalousie du Barbouillé, Gorgibus, Sgana- relle, Villebrequin , ou des acteurs sans nom, comme la femme de Sganarelle. Molière interprétait le cocu imagi- naire. Gros-René était le nom de théâtre du gros Du Parc. On n'est pas sûr de la distribution des autres rôles.
Le Mémoire de... décorations, de Laurent Mahelot, nous fait connaître succinctement la mise en scène usitée sous Louis XIV. « 77 faut deux maisons à fenêtre ouvrante, une boite à portraits, une grande èpée, une cui- rasse et un casque. Un écu. »
Un sieur de Neufvillaine ou de Neufvillenaine pré- tendit avoir retenu par cœur tous les vers de la pièce, et la fit paraître en août 1660 chez Jean Ribou, avec des « arguments » qui précédaient chaque scène. Molière s'était assuré le privilège de l'impression dès le 31 mai. Il fit perquisitionner che^ Ribou et che^ son imprimeur Chris- tophe Journel, et porta plainte au Conseil privé. Ribou dut dédommager Molière, qui laissa s'écouler l'édition. Le texte devait en être asse^ fidèle; car elle fut réimprimée avec les mêmes « arguments » et sans modification appré- ciable.
ACTEURS
GORGIBUS, bourgeois de Paris.
LELIE, amant de Célie.
GROS-RENÉ, valet de Lélie.
SGANARELLE, bourgeois de Paris et cocu imaginaire.
VILLEBREQUIN, père de Valère.
CELIE, fille de Gorgibus.
LA FEMME DE SGANARELLE.
LA SUIVANTE de Célie.
UN PARENT de Sganarelle.
La scène est à Paris.
SCENE PREMIERE
GORGIBUS, CÉLIE, SA SUIVANTE
CELIE, sortant tout éplorée, et son père la suivant. Ah ! n'espérez jamais que mon cœur y consente.
GORGIBUS
Que marmottez-vous là, petite impertinente ?
Vous prétendez choquer ce que j'ai résolu,
Je n'aurai pas sur vous un pouvoir absolu,
Et par sottes raisons votre jeune cervelle
Voudrait régler ici la raison paternelle?
Qui de nous deux à l'autre a droit de faire loi?
A votre avis, qui mieux, ou de vous, ou de moi,
Ô sotte, peut juger ce qui vous est utile?
Par le morbleu! gardez d'échauffer trop ma bile;
Vous pourriez éprouver, sans beaucoup de longueur,
Si mon bras sait encor montrer quelque vigueur ;
Votre plus court sera, madame la mutine,
D'accepter sans façon l'époux qu'on vous destine.
8 SGANARELLE
J'ignore, dites-vous, de quelle humeur il est, Et dois auparavant consulter s'il vous plaît. Informé du grand bien qui lui tombe en partage, Dois-je prendre le soin d'en savoir davantage? Et cet époux, ayant vingt mille bons ducats, Pour être aimé de vous doit-il manquer d'appas ? Allez ; tel qu'il puisse être, avecque cette somme, Je vous suis caution qu'il est très honnête homme.
CÉLIE Hélas !
GORGIBUS
Hé! bien hélas! Que veut dire ceci? Voyez le bel hélas! qu'elle nous donne ici ! Hé ! que si la colère une fois me transporte, Je vous ferai chanter hélas! de belle sorte. Voilà, voilà le fruit de ces empressements Qu'on vous voit nuit et jour à lire vos romans ; De quolibets d'amour votre tête est remplie, Et vous parlez de Dieu bien moins que de Clélie. Jetez-moi dans le feu tous ces méchants écrits Qui gâtent tous les jours tant de jeunes esprits ; Lisez-moi comme il faut, au lieu de ces sornettes, Les Quatrains de Pibrac, et les doctes Tablettes Du conseiller Matthieu, ouvrage de valeur Et plein de beaux dictons à réciter par cœur. La Guide des pécheurs est encore un bon livre : C'est là qu'en peu de temps on apprend à bien vivre, Et si vous n'aviez lu que ces moralités, Vous sauriez un peu mieux suivre mes volontés.
CÉLIE Quoi! vous prétendez donc, mon père, que j'oublie La constante amitié que je dois à Lélie ? J'aurais tort, si sans vous je disposais de moi ; Mais vous-même à ses vœux engageâtes ma foi.
SCÈNE DEUXIEME
GORGIBUS
Lui fût-elle engagée encore davantage,
Un autre est survenu dont le bien l'en dégage.
Lélie est fort bien fait; mais apprends qu'il n'est rien
Qui ne doive céder au soin d'avoir du bien ;
Que l'or donne aux plus laids certain charme pour
Et que, sans lui, le reste est une triste affaire, [plaire,
Valère, je crois bien, n'est pas de toi chéri;
Mais s'il ne l'est amant, il le sera mari.
Plus que l'on ne le croit ce nom d'époux engage,
Et l'amour est souvent un fruit du mariage.
Mais suis-je pas bien fat de vouloir raisonner
Où de droit absolu j'ai pouvoir d'ordonner ?
Trêve donc, je vous prie, à vos impertinences.
Que je n'entende plus vos sottes doléances :
Ce gendre doit venir vous visiter ce soir,
Manquez un peu, manquez à le bien recevoir :
Si je ne vous lui vois faire fort bon visage,
Je vous... je ne veux pas en dire davantage.
SCENE II
CÉLIE, SA SUIVANTE
LA SUIVANTE
Quoi ! refuser, Madame, avec cette rigueur Ce que tant d'autres gens voudraient de tout leur cœur ? A des offres d'hymen répondre par des larmes, Et tarder tant à dire un oui si plein de charmes !
io SGANARELLE
Hélas ! que ne veut-on aussi me marier!
Ce ne serait pas moi qui se ferait prier ;
Et loin qu'un pareil oui me donnât de la peine,
Croyez que j'en dirais bien vite une douzaine.
Le précepteur qui fait répéter la leçon
A votre jeune frère a fort bonne raison
Lorsque, nous discourant des choses de la terre,
Il dit que la femelle est ainsi que le lierre,
Qui croît beau tant qu'à l'arbre il se tient bien serré,
Et ne profite point s'il en est séparé.
Il n'est rien de plus vrai, ma très chère maîtresse,
Et je l'éprouve en moi, chétive pécheresse.
Le bon Dieu fasse paix à mon pauvre Martin;
Mais j'avais, lui vivant, le teint d'un chérubin,
L'embonpoint merveilleux, l'œil gai, l'âme contente,
Et je suis maintenant ma commère dolente.
Pendant cet heureux temps, passé comme un éclair,
Je me couchais sans feu dans le fort de l'hiver,
Sécher même les draps me semblait ridicule,
Et je tremble à présent dedans la canicule.
Enfin il n'est rien tel, Madame, croyez-moi ;
Un mari sert beaucoup la nuit auprès de soi,
Ne fût-ce que pour l'heur d'avoir qui vous salue
D'un « Dieu vous soit en aide ! » alors qu'on éternue.
CÉLIE
Peux-tu me conseiller de commettre un forfait, D'abandonner Lélie, et prendre ce mal fait?
LA SUIVANTE
Votre Lélie aussi n'est, ma foi, qu'une bête, Puisque si hors de temps son voyage l'arrête, Et la grande longueur de son éloignement Me le fait soupçonner de quelque changement.
SCENE TROISIEME 1 1
CELIE, lui montrant le portrait de Lélie.
Ah ! ne m'accable point par ce triste présage.
Vois attentivement les traits de ce visage :
Ils jurent à mon cœur d'éternelles ardeurs;
Je veux croire après tout qu'ils ne sont pas menteurs,
Et comme c'est celui que l'art y représente,
Il conserve à mes feux une amitié constante.
LA SUIVANTE
Il est vrai que ces traits marquent un digne amant, Et que vous avez lieu de l'aimer tendrement.
CÉLIE
Et cependant il faut... Ah! soutiens-moi. (Laissant tomber le portrait de Lélie.')
LA SUIVANTE
Madame, D'où vous pourrait venir...? Ah ! bons dieux! elle Hé! vite, holà! quelqu'un. [pâme.
SCENE III
SGANARELLE, CÉLIE, LA SUIVANTE
SGANARELLE
Qu'est-ce donc ? me voilà. LA SUIVANTE Ma maîtresse se meurt.
12 SGANARELLE
SGANARELLE
Quoi ! n'est-ce que cela ? Je croyais tout perdu, de crier de la sorte; Mais approchons pourtant. Madame, êtes-vous morte ? Hays! elle ne dit mot.
LA SUIVANTE
Je vais faire venir Quelqu'un pour l'emporter; veuillez la soutenir.
SCENE IV
CÉLIE, SGANARELLE, SA FEMME
SGANARELLE, en lui passant la main sur le sein.
Elle est froide partout, et je ne sais qu'en dire; Approchons-nous pour voir si sa bouche respire. Ma foi, je ne sais pas; mais j'y trouve encor, moi, Quelque signe de vie.
LA FEMME DE SGANARELLE, regardant par la fenêtre.
Ah! qu'est-ce que je vois? Mon mari dans ses bras... Mais je m'en vais descendre Il me trahit sans doute, et je veux le surprendre.
SGANARELLE Il faut se dépêcher de l'aller secourir; Certes elle aurait tort de se laisser mourir :
SCÈNE CINQUIÈME 13
Aller en l'autre monde est très grande sottise, Tant que'dans celui-ci l'on peut être de mise.
(Il l'emporte avec un homme que la suivante amène.)
SCENE V
LA FEMME DE SGANARELLE, seule
Il s'est subitement éloigné de ces lieux,
Et sa fuite a trompé mon désir curieux ;
Mais de sa trahison je ne fais plus de doute,
Et le peu que j'ai vu me la découvre toute.
Je ne m'étonne plus de l'étrange froideur
Dont je le vois répondre à ma publique ardeur :
Il réserve, l'ingrat, ses caresses à d'autres
Et nourrit leurs plaisirs par le jeûne des nôtres.
Voilà de nos maris le procédé commun,
Ce qui leur est permis leur devient importun.
Dans les commencements, ce sont toutes merveilles,
Ils témoignent pour nous des ardeurs non pareilles ;
Mais les traîtres bientôt se lassent de nos feux,
Et portent autre part ce qu'ils doivent chez eux.
Ah ! que j'ai de dépit que la loi n'autorise
A changer de mari comme on fait de chemise !
Cela serait commode, et j'en sais telle ici
Qui, comme moi, ma foi, le voudrait bien aussi.
(En ramassant le portrait que Cilié avait laissé tomber.) Mais quel est ce bijou que le sort me présente? L'émail en est fort beau, la gravure charmante. Ouvrons.
i4 SGANARELLE
SCÈNE VI SGANARELLE, SA FEMME
SGANARELLE
On la croyait morte, et ce n'était rien ; Il n'en faut plus qu'autant, elle se porte bien. Mais j'aperçois ma femme.
SA FEMME, se croyant seule.
O ciel ! c'est miniature. Et voilà d'un bel homme une vive peinture.
SGANARELLE, à part, et regardant sur l'épaule de sa femme.
Que considère-t-elle avec attention ?
Ce portrait, mon honneur, ne nous dit rien de bon;
D'un fort vilain soupçon je me sens l'âme émue.
SA FEMME, sans l'apercevoir, continue.
Jamais rien de plus beau ne s'offrit à ma vue ; Le travail plus que l'or s'en doit encor priser, Ho 1 que cela sent bon !
SGANARELLE, à part.
Quoi! peste! le baiser? Ha ! j'en tiens.
SA FEMME poursuit.
Avouons qu'on doit être ravie Quand d'un homme ainsi fait on se peut voir servie, Et que, s'il en contait avec attention, Le penchant serait grand à la tentation.
SCENE SIXIEME 15
Ah ! que n'ai-je un mari d'une aussi bonne mine, Au lieu de mon pelé, de mon rustre...
SGANARELLE, lui arrachant le portrait.
Ah ! mâtine, Nous vous y surprenons en faute contre nous En diffamant l'honneur de votre cher époux! Donc, à votre calcul, ô ma trop digne femme, Monsieur, tout bien compté, ne vaut pas bien Madame ? Et, de par Belzébuth qui vous puisse emporter, Quel plus rare parti pourriez-vous souhaiter ? Peut-on trouver en moi quelque chose à redire ? Cette taille, ce port que tout le monde admire, Ce visage si propre à donner de l'amour, Pour qui mille beautés soupirent nuit et jour; Bref, en tout et partout ma personne charmante N'est donc pas un morceau dont vous soyez contente ? Et, pour rassasier votre appétit gourmand, Il faut à son désir le ragoût d'un galant?
SA FEMME
J'entends à demi-mot où va la raillerie. Tu crois par ce moyen...
SGANARELLE
A d'autres, je vous prie ! La chose est avérée, et je tiens dans mes mains Un bon certificat du mal dont je me plains.
SA FEMME
Mon courroux n'a déjà que trop de violence, Sans le charger encor d'une nouvelle offense ; Écoute, ne crois pas retenir mon bijou, Et songe un peu...
i6 SGANARELLE
SGANARELLE
Je songe à te rompre le cou. Que ne puis-je, aussi bien que je tiens la copie, Tenir l'original !
SA FEMME
Pourquoi ?
SGANARELLE
Pour rien, ma mie : Doux objet de mes vœux, j'ai grand tort de crier, Et mon front de vos dons vous doit remercier.
(Regardant le portrait de Lèlie.) Le voilà, le beau fils, le mignon de couchette, Le malheureux tison de ta flamme secrète, Le drôle avec lequel...
SA FEMME
Avec lequel? poursuis.
SGANARELLE
Avec lequel, te dis-je... et j'en crève d'ennuis...
SA FEMME
Que me veut donc conter par là ce maître ivrogne ?
SGANARELLE
Tu ne m'entends que trop, madame la carogne ! Sganarelle est un nom qu'on ne me dira plus, Et l'on va m'appeler seigneur Cornélius. J'en suis pour mon honneur; mais à toi, qui me l'ôtes, Je t'en ferai du moins pour un bras ou deux côtes.
SA FEMME Et tu m'oses tenir de semblables discours ?
SCENE SIXIÈME 17
SGANARELLE Et tu m'oses jouer de ces diables de tours ?
SA FEMME Et quels diables de tours ? Parle donc sans rien feindre.
SGANARELLE
Ah ! cela ne vaut pas la peine de se plaindre : D'un panache de cerf sur le front me pourvoir, Hélas ! voilà vraiment un beau venez-y voir !
SA FEMME Donc, après m'avoir fait la plus sensible offense Qui puisse d'une femme exciter la vengeance, Tu prends d'un feint courroux le vain amusement Pour prévenir l'effet de mon ressentiment? D'un pareil procédé l'insolence est nouvelle : Celui qui fait l'offense est celui qui querelle !
SGANARELLE Eh! la bonne effrontée! A voir ce fier maintien, Ne la croirait-on pas une femme de bien ?
SA FEMME
Va, poursuis ton chemin, cajole tes maîtresses, Adresse-leur tes vœux et fais-leur des caresses ; Mais rends-moi mon portrait sans te jouer de moi. (Elle lui arrache le portrait, et s'enfuit. )
SGANARELLE, courant après elle. Oui, tu crois m'échapper; je l'aurai malgré toi.
18 SGANARELLE
SCÈNE VII LÉLIE, GROS-RENÉ
GROS-RENÉ
Enfin nous y voici ! Mais, Monsieur, si je l'ose, Je voudrais vous prier de me dire une chose.
LÉLIE
Eh bien ! parle.
GROS-RENÉ
Avez-vous le diable dans le corps Pour ne pas succomber à de pareils efforts? Depuis huit jours entiers, avec vos longues traites, Nous sommes à piquer des chiennes de mazettes De qui le train maudit nous a tant secoués Que je m'en sens, pour moi, tous les membres roués, Sans préjudice encor d'un accident bien pire Qui m'afflige un endroit que je ne veux pas dire ; Cependant arrivé, vous sortez bien et beau, Sans prendre de repos, ni manger un morceau.
LÉLIE
Ce grand empressement n'est point digne de blâme : De l'hymen de Célie on alarme mon âme; Tu sais que je l'adore, et je veux être instruit Avant tout autre soin de ce funeste bruit.
GROS-RENÉ
Oui, mais un bon repas vous serait nécessaire, Pour s'aller éclaircir, Monsieur, de cette affaire ;
SCÈNE SEPTIEME 19
Et votre cœur, sans doute, en deviendrait plus fort Pour pouvoir résister aux attaques du sort. J'en juge par moi-même, et la moindre disgrâce, Lorsque je suis à jeun, me saisit, me terrasse; Mais quand j'ai bien mangé, mon âme est ferme à tout, Et les plus grands revers n'en viendraient pas à bout; Croyez-moi, bourrez-vous, et sans réserve aucune, Contre les coups que peut vous porter la fortune ; Et pour fermer chez vous l'entrée à la douleur, De vingt verres de vin entourez votre cœur.
LÉLIE Je ne saurais manger.
GROS-RENE, à part ce demi-vers. Si ferai bien, je meure. Votre dîner pourtant serait prêt tout à l'heure.
LÉLIE Tais- toi, je te l'ordonne.
GROS-RENÉ
Ah ! quel ordre inhumain !
LÉLIE J'ai de l'inquiétude, et non pas de la faim.
GROS-RENÉ Et moi, j'ai de la faim et de l'inquiétude De voir qu'un sot amour fait toute votre étude.
LÉLIE
Laisse-moi m'informer de l'objet de mes vœux, Et sans m'importuner, va manger si tu veux.
GROS-RENÉ
Je ne réplique point à ce qu'un maître ordonne.
20 SGANARELLE
SCENE VIII
LÉLIE, seul.
Non, non, à trop de peur mon âme s'abandonne :
Le père m'a promis, et la fille a fait voir
Des preuves d'un amour qui soutient mon espoir.
SCENE IX
SGANARELLE, LÉLIE
SGANARELLE
Nous l'avons, et je puis voir à l'aise la trogne
Du malheureux pendard qui cause ma vergogne :
Il ne m'est point connu.
LÉLIE, à part.
Dieux! qu'aperçois-je ici? Et si c'est mon portrait, que dois-je croire aussi ?
SGANARELLE, continue.
Ah ! pauvre Sganarelle, à quelle destinée Ta réputation est-elle condamnée ?
(Apercevant Lèlie qui le regarde, il se retourne d'un autre côté.) Faut...
SCENE NEUVIEME 21
LÉLIE. à part.
Ce gage ne peut, sans alarmer ma foi, Etre sorti des mains qui le tenaient de moi.
SGANARELLE
Faut-il que désormais à deux doigts on te montre, Qu'on te mette en chansons, et qu'en toute rencontre On te rejette au nez le scandaleux affront Qu'une femme mal née imprime sur ton front?
LELIE, à part. Me trompé-je?
SGANARELLE
Ah! truande, as-tu bien le courage De m'avoir fait cocu dans la fleur de mon âge? Et femme d'un mari qui peut passer pour beau, Faut-il qu'un marmouset, un maudit étourneau...
LELIE, à part et regardant encore son portrait. Je ne m'abuse point, c'est mon portrait lui-même.
SGANARELLE, lui tourne le dos. Cet homme est curieux.
LELIE, à part.
Ma surprise est extrême.
SGANARELLE
A qui donc en a-t-il?
LÉLIE, à part.
Je le veux accoster. (Haut.) Puis-je... Hé! de grâce, un mot.
22 SGANARELLE
SGANARELLE, le fuit encore.
Que me veut-il conter i5 LÉLIE
Puis-je obtenir de vous de savoir l'aventure Qui fait dedans vos mains tenir cette peinture ?
SGANARELLE, à part, et examinant le portrait qu'il tient et Lélie.
D'où lui vient ce désir? Mais je m'avise ici... Ah ! ma foi, me voilà de son trouble éclairci ; Sa surprise à présent n'étonne plus mon âme : C'est mon homme, ou plutôt c'est celui de ma femme.
LÉLIE
Retirez-moi de peine, et dites d'où vous vient...
SGANARELLE
Nous savons, Dieu merci, le souci qui vous tient ; Ce portrait qui vous fâche est votre ressemblance, Il était en des mains de votre connaissance, Et ce n'est pas un fait qui soit secret pour nous Que les douces ardeurs de la dame et de vous. Je ne sais pas si j'ai, dans sa galanterie, L'honneur d'être connu de votre seigneurie ; Mais faites-moi celui de cesser désormais Un amour qu'un mari peut trouver fort mauvais, Et songez que les nœuds du sacré mariage...
LÉLIE
Quoi ! celle, dites- vous, dont vous tenez ce gage...
SGANARELLE
Est ma femme, et je suis son mari.
SCÈNE DIXIÈME 23
LÉLIE
Son mari ? SGANARELLE
Oui, son mari, vous dis-je, et mari très marri ! Vous en savez la cause, et je m'en vais l'apprendre Sur l'heure à ses parents.
SCENE X
LÉLIE, seul.
Ah ! que viens-je d'entendre ? L'on me l'avait bien dit, et que c'était de tous L'homme le plus mal fait qu'elle avait pour époux. Ah! quand mille serments de ta bouche infidèle Ne m'auraient pas promis une flamme éternelle, Le seul mépris d'un choix si bas et si honteux Devait bien soutenir l'intérêt de mes feux, Ingrate, et quelque bien... Mais ce sensible outrage Se mêlant aux travaux d'un assez long voyage, Me donne tout à coup un choc si violent Que mon cœur devient faible et mon corps chancelant.
24 SGANARELLE
SCÈNE XI
LÉLIE, LA FEMME DE SGANARELLE
LA FEMME DE SGANARELLE,
se tournant vers Lêlie.
Malgré moi mon perfide. . . Hélas ! quel mal vous presse? Je vous vois prêt, Monsieur, à tomber en faiblesse.
LÉLIE
C'est un mal qui m'a pris assez subitement.
LA FEMME DE SGANARELLE
Je crains ici pour vous l'évanouissement ; Entrez dans cette salle, en attendant qu'il passe.
LÉLIE Pour un moment ou deux, j'accepte cette grâce.
SCENE XII
SGANARELLE et LE PARENT DE SA FEMME
LE PARENT
D'un mari sur ce point j'approuve le souci; Mais c'est prendre la chèvre un peu bien vite aussi, Et tout ce que de vous je viens d'ouïr contre elle Ne conclut point, parent, qu'elle soit criminelle.
SCÈNE TREIZIÈME 25
C'est un point délicat, et de pareils forfaits, Sans les bien avérer, ne s'imputent jamais.
SCANARELLE
C'est-à dire qu'il faut toucher au doigt la chose ?
LE PARENT
Le trop de promptitude a l'erreur nous expose. Qui sait comme en ses mains ce portrait est venu, Et si l'homme après tout lui peut être connu ? Informez-vous-en donc ; et si c'est ce qu'on pense, Nous serons les premiers à punir son offense.
SCENE XIII
SGANARELLE, seul.
On ne peut pas mieux dire ; en effet, il est bon D'aller tout doucement. Peut-être sans raison Me suis-je en tête mis ces visions cornues, Et les sueurs au front m'en sont trop tôt venues. Par ce portrait, enfin, dont je suis alarmé, Mon déshonneur n'est pas tout à fait confirmé. Tâchons donc par nos soins...
26 SGANARELLE
SCENE XIV
SGANARELLE, SA FEMME, LÉLIE sur la porte de Sganarelle et parlant à sa femme.
SGANARELLE, poursuit.
Ah ! que vois-je ? Je meure ; Il n'est plus question de portrait à cette heure, Voici, ma foi, la chose en propre original.
LA FEMME DE SGANARELLE, à Lélie.
C'est par trop vous hâter, Monsieur, et votre mal, Si vous sortez si tôt, pourra bien vous reprendre.
LÉLIE
Non,non, je vous rendsgrâce autant qu'on puisse rendre De l'obligeant secours que vous m'avez prêté.
SGANARELLE, à part. La masque encore après lui fait civilité.
SCÈNE QUINZIÈME ET SEIZIÈME 27
SCÈNE XV
SGANARELLE, LÉLIE
SGANARELLE, à part. Il m'aperçoit ; voyons ce qu'il me pourra dire.
LELIE, à part.
Ah ! mon âme s'émeut, et cet objet m'inspire... Mais je dois condamner cet injuste transport Et n'imputer mes maux qu'aux rigueurs de mon sort. Envions seulement le bonheur de sa flamme. (Passant auprès de lui et le regardant.) O trop heureux d'avoir une si belle femme !
SCÈNE XVI
SGANARELLE, CELIE regardant par sa fenêtre aller Lélie.
SGANARELLE, sans voir Cilié.
Ce n'est point s'expliquer en termes ambigus. Cet étrange propos me rend aussi confus Que s'il m'était venu des cornes à la tête.
(Il se tourne du côté que Lélie s'en vient d'aller.) Allez, ce procédé n'est point du tout honnête.
28 SGANARELLE
CÉLIE, à part.
Quoi ! Lélie a paru tout à l'heure à mes yeux : Qui pourrait me cacher son retour en ces lieux ?
SGANARELLE poursuit.
« 0 trop heureux d'avoir une si belle femme ! » Malheureux bien plutôt de l'avoir, cette infâme, Dont le coupable feu trop bien vérifié Sans respect ni demi nous a cocufié.
(Célie approche peu à peu de lui, et attend que son transport soit fini pour lui parler.) Mais je le laisse aller après un tel indice, Et demeure les bras croisés comme un Jocrisse. Ah ! je devais du moins lui jeter son chapeau, Lui ruer quelque pierre ou crotter son manteau, Et sur lui hautement, pour contenter ma rage, Faire au larron d'honneur crier le voisinage.
CÉLIE
Celui qui maintenant devers vous est venu, Et qui vous a parlé, d'où vous est-il connu ?
SGANARELLE
Hélas ! ce n'est pas moi qui le connais, Madame, C'est ma femme.
CÉLIE
Quel trouble agite ainsi votre âme?
SGANARELLE
Ne me condamnez point d'un deuil hors de saison, Et laissez-moi pousser des soupirs à foison.
CÉLIE
D'où vous peuvent venir ces douleurs non communes ?
SCENE SEIZIEME 29
SGANARELLE
Si je suis affligé, ce n'est pas pour des prunes, Et je le donnerais à bien d'autres qu'à moi De se voir sans chagrin au point où je me vois. Des maris malheureux vous voyez le modèle : On dérobe l'honneur au pauvre Sganarelle ; Mais c'est peu que l'honneur, dans mon affliction, L'on me dérobe encor la réputation.
CÉLIE Comment?
SGANARELLE
Ce damoiseau, parlant par révérence, Me fait cocu, Madame, avec toute licence; Et j'ai su par mes yeux avérer aujourd'hui Le commerce secret de ma femme et de lui.
CÉLIE
Celui qui maintenant...
SGANARELLE
Oui, oui, me déshonore : Il adore ma femme, et ma femme l'adore.
CÉLIE
Ah! j'avais bien jugé que ce secret retour Ne pouvait me couvrir que quelque lâche tour, Et j'ai tremblé d'abord, en le voyant paraître, Par un pressentiment de ce qui devait être.
SGANARELLE
Vous prenez ma défense avec trop de bonté; Tout le monde n'a pas la même charité,
30 SGANARELLE
Et plusieurs qui tantôt ont appris mon martyre, Bien loin d'y prendre part, n'en ont rien fait que rire.
CÉLIE
Est-il rien de plus noir que ta lâche action, Et peut-on lui trouver une punition? Dois-tu ne te pas croire indigne de la vie, Après t'être souillé de cette perfidie ? Ô ciel ! est-il possible ?
SGANARELLE
Il est trop vrai pour moi.
CÉLIE
Ah! traître, scélérat, âme double et sans foi.
SGANARELLE La bonne âme!
CÉLIE
Non, non, l'enfer n'a point de gêne Qui ne soit pour ton crime une trop douce peine.
SGANARELLE
Que voilà bien parler !
CÉLIE
Avoir ainsi traité Et la même innocence et la même beauté !
SGANARELLE. (Il soupire haut.)
Hay!
CÉLIE
Un cœur qui jamais n'a fait la moindre chose A mérité l'affront où ton mépris l'expose ?
SCÈNE DIX-SEPTIEME 31
SGANARELLE Il est vrai.
CÉLIE
Qui, bien loin... Mais c'est trop, et ce cœur Ne saurait y songer sans mourir de douleur.
SGANARELLE
Ne vous fâchez pas tant, ma très chère Madame, Mon mal vous touche trop, et vous me percez 1 'âme.
CÉLIE
Mais ne t'abuse pas jusqu'à te figurer Qu'à des plaintes sans fruit j'en veuille demeurer : Mon cœur, pour se venger, sait ce qu'il te faut faire, Et j'y cours de ce pas, rien nem'en peut distraire.
SCENE XVII
SGANARELLE, seul.
Que le ciel la préserve à jamais de danger! Voyez quelle bonté de vouloir me venger ! En effet, son courroux qu'excite ma disgrâce M'enseigne hautement ce qu'il faut que je fasse, Et l'on ne doit jamais souffrir sans dire mot De semblables affronts, à moins qu'être un vrai sot. Courons donc le chercher cependant qu'il m'affronte ; Montrons notre courage à venger notre honte. Vous apprendrez, maroufle, à rire à nos dépens, Et sans aucun respect faire cocus les gens.
32 SGANARELLE
(Il se retourne, ayant fait trois ou quatre pas.) Doucement, s'il vous plaît; cet homme a bien la mine D'avoir le sang bouillant, et l'âme un peu mutine; Il pourra bien, mettant affront dessus affront, Charger de bois mon dos comme il a fait mon front. Je hais de tout mon cœur les esprits colériques, Et porte grand amour aux hommes pacifiques. Je ne suis point battant, de peur d'être battu, Et l'humeur débonnaire est ma grande vertu. Mais mon honneur me dit que d'une telle offense Il faut absolument que je prenne vengeance. Ma foi, laissons-le dire autant qu'il lui plaira ; Au diantre qui pourtant rien du tout en fera ! Quand j'aurai fait le brave, et qu'un fer pour ma peine M'aura d'un vilain coup transpercé la bedaine, Que par la Ville ira le bruit de mon trépas, Dites-moi, mon honneur, en serez-vous plus gras? La bière est un séjour par trop mélancolique Et trop malsain pour ceux qui craignent la colique ; Et quant à moi, je trouve, ayant tout compassé, Qu'il vaut mieux être encor cocu que trépassé. Quel mal cela fait-il ? la jambe en devient-elle Plus tortue après tout, et la taille moins belle? Peste soit qui premier trouva l'invention De s'affliger l'esprit de cette vision, Et d'attacher l'honneur de l'homme le plus sage Aux choses que peut faire une femme volage! Puisqu'on tient à bon droit tout crime personnel, Que fait là notre honneur pour être criminel ? Des actions d'autrui l'on nous donne le blâme. Si nos femmes sans nous ont un commerce infâme, Il faut que tout le mal tombe sur notre dos : Elles font la sottise, et nous sommes les sots ; C'est un vilain abus, et les gens de police Nous devraient bien régler une telle injustice.
SCÈNE DIX-SEPTIÈME 33
N'avons-nous pas assez des autres accidents Qui nous viennent happer en dépit de nos dents ? Les querelles, procès, faim, soif et maladie, Troublent-ils pas assez le repos de la vie, Sans s'aller de surcroît aviser sottement De se faire un chagrin qui n'a nul fondement? Moquons-nous de cela, méprisons les alarmes, Et mettons sous nos pieds les soupirs et les larmes : Si ma femme a failli, qu'elle pleure bien fort. Mais pourquoi moi pleurer, puisque je n'ai point tort ? En tout cas, ce qui peut m'ôter ma fâcherie, C'est que je ne suis pas seul de ma confrérie : Voir cajoler sa femme et n'en témoigner rien Se pratique aujourd'hui par force gens de bien. N'allons donc point chercher à faire une querelle Pour un affront qui n'est que pure bagatelle. L'on m'appellera sot de ne me venger pas, Mais je le serais fort de courir au trépas.
(Mettant la main sur son estomac.) Je me sens là pourtant remuer une bile Qui veut me conseiller quelque action virile. Oui, le courroux me prend, c'est trop être poltron ; Je veux résolument me venger du larron; Déjà pour commencer, dans l'ardeur qui m'enflamme, Je vais dire partout qu'il couche avec ma femme.
34 SGANARELLE
SCÈNE XVIII
GORGIBUS, CÉLIE, LA SUIVANTE
CÉLIE
Oui, je veux bien subir une si juste loi. Mon père, disposez de mes vœux et de moi, Faites quand vous voudrez signer cet hyménée : A suivre mon devoir je suis déterminée, Je prétends gourmander mes propres sentiments, Et me soumettre en tout à vos commandements.
GORGIBUS
Ah ! voilà qui me plaît, de parler de la sorte ;
Parbleu, si grande joie à l'heure me transporte
Que mes jambes sur l'heure en cabrioleraient,
Si nous n'étions point vus de gens qui s'en riraient.
Approche-toi de moi, viens çà que je t'embrasse;
Une telle action n'a pas mauvaise grâce :
Un père quand il veut peut sa fille baiser,
Sans que l'on ait sujet de s'en scandaliser.
Va, le contentement de te voir si bien née
Me fera rajeunir de dix fois une année.
SCENE DIX-NEUVIÈME ET VINGTIEME 35
SCÈNE XIX
CÉLIE, LA SUIVANTE
LA SUIVANTE Ce changement m'étonne.
CÉLIE
Et lorsque tu sauras Par quel motif j'agis, tu m'en estimeras.
LA SUIVANTE Cela pourrait bien être.
CÉLIE
Apprends donc que Lélie A pu blesser mon cœur par une perfidie; Qu'il était en ces lieux sans...
LA SUIVANTE
Mais il vient à nous.
SCENE XX
LÉLIE, CÉLIE, LA SUIVANTE
LÉLIE
Avant que pour jamais je m'éloigne de vous, Je veux vous reprocher au moins en cette place.
36 SGANARELLE
CÉLIE
Quoi ! me parler encore ? Avez-vous cette audace ?
LÉLIE
Il est vrai qu'elle est grande, et votre choix est tel Qu'à vous rien reprocher je serais criminel. Vivez, vivez contente, et bravez ma mémoire Avec le digne époux qui vous comble de gloire.
CÉLIE
Oui, traître, j'y veux vivre; et mon plus grand désir, Ce serait que ton cœur en eût du déplaisir.
LÉLIE
Qui rend donc contre moi ce courroux légitime ?
CÉLIE
Quoi ! tu fais le surpris et demandes ton crime ?
SCENE XXI
CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, LA SUIVANTE
SGANARELLE entre armé.
Guerre, guerre mortelle à ce larron d'honneur Qui, sans miséricorde, a souillé notre honneur !
CÉLIE, à Lèlie. Tourne, tourne les yeux sans me faire répondre.
SCÈNE VINGT ET UNIÈME 37
LÉLIE Ah ! je vois...
CÉLIE Cet objet suffit pour te confondre.
LÉLIE
Mais pour vous obliger bien plutôt à rougir.
SGANARELLE
Ma colère à présent est en état d'agir ;
Dessus ses grands chevaux est monté mon courage,
Et si je le rencontre, on verra du carnage :
Oui, j'ai juré sa mort, rien ne peut m'empêcher;
Où je le trouverai, je le veux dépêcher;
Au beau milieu du cœur il faut que je lui donne...
LÉLIE
A qui donc en veut-on ?
SGANARELLE
Je n'en veux à personne.
LÉLIE
Pourquoi ces armes-là ?
SGANARELLE
C'est un habillement Que j'ai pris pour la pluie.
(A part.)
Ah ! quel contentement J'aurais à le tuer! Prenons-en le courage.
LÉLIE Hay?
38 SGANARELLE
SGANARELLE, se donnant des coups de poing sur ? estomac et des soufflets pour s'exciter.
Je ne parle pas
(A part.)
Ah! poltron dont j'enrage, Lâche, vrai cœur de poule !
CÉLIE
Il t'en doit dire assez, Cet objet dont tes yeux nous paraissent blessés.
LËLIE
Oui, je connais par là que vous êtes coupable
De l'infidélité la plus inexcusable
Qui jamais d'un amant puisse outrager la foi.
SGANARELLE, à part. Que n'ai-je un peu de cœur!
CÉLIE
Ah ! cesse devant moi, Traître, de ce discours l'insolence cruelle.
SGANARELLE
Sganarelle, tu vois qu'elle prend ta querelle ; Courage, mon enfant, sois un peu vigoureux : Là ! hardi ! tâche à faire un effort généreux, En le tuant tandis qu'il tourne le derrière.
LELIE, faisant deux ou trois pas sans dessein, fait retourner Sganarelle qui s'approchait pour le tuer.
Puisqu'un pareil discours émeut votre colère, Je dois de votre cœur me montrer satisfait Et l'applaudir ici du beau choix qu'il a fait.
SCÈNE VINGT ET UNIÈME 39
CÉLIE
Oui, oui, mon choix est tel qu'on n'y peut rien re-
[prendre. LÉLIE
Allez, vous faites bien de le vouloir défendre.
SGANARELLE
Sans doute, elle fait bien de défendre mes droits : Cette action, Monsieur, n'est point selon les lois ; J'ai raison de m'en plaindre, et, si je n'étais sage, On verrait arriver un étrange carnage.
LÉLIE D'où vous naît cette plainte et quel chagrin brutal...?
SGANARELLE '
Suffit, vous savez bien où le bât me fait mal ; Mais votre conscience et le soin de votre âme Vous devraient mettre aux yeux que ma femme est ma Et vouloir à ma barbe en faire votre bien, [femme ; Que ce n'est pas du tout agir en bon chrétien.
LÉLIE
Un semblable soupçon est bas et ridicule. Allez, dessus ce point n'ayez aucun scrupule, Je sais qu'elle est à vous, et, bien loin de brûler...
CÉLIE
Ah! qu'ici tu sais bien, traître, dissimuler!
LÉLIE
Quoi ! me soupçonnez-vous d'avoir une pensée De qui son âme ait lieu de se croire offensée ? De cette lâcheté voulez-vous me noircir ?
4o SGANARELLE
CÉLIE
Parle, parle à lui-même, il pourra t'éclaircir.
SGANARELLE, à Cèlie.
Vous me défendez mieux que je ne saurais faire, Et du biais qu'il faut vous prenez cette affaire.
SCENE XXII
CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, SA FEMME, LA SUIVANTE
LA FEMME DE SGANARELLE, à Cèlie.
Je ne suis point d'humeur à vouloir contre vous Faire éclater, Madame, un esprit trop jaloux; Mais je ne suis point dupe, et vois ce qui se passe Il est de certains feux de fort mauvaise grâce, Et votre âme devrait prendre un meilleur emploi Que de séduire un cœur qui doit n'être qu'à moi.
CÉLIE
La déclaration est assez ingénue.
SGANARELLE, à sa femme.
L'on ne demande pas, carogne, ta venue; Tu la viens quereller lorsqu'elle me défend, Et tu trembles de peur qu'on t'ôte ton galant.
SCÈNE VINGT-DEUXIEME 41
CÉLIE
Allez, ne croyez pas que l'on en ait envie.
(Se tournant vers Lêlie.) Tu vois si c'est mensonge, et j'en suis fort ravie.
LÉLIE
Que me veut-on conter ?
LA SUIVANTE
Ma foi, je ne sais pas Quand on verra finir ce galimatias : Déjà depuis longtemps je tâche à le comprendre, Et si plus je l'écoute, et moins je puis l'entendre; Je vois bien à la fin que je m'en dois, mêler.
(Allant se mettre entre Lêlie et sa maîtresse.) Répondez-moi par ordre et me laissez parler.
(A Lêlie.) Vous, qu'est-ce qu'à son cœur peut reprocher le vôtre ?
LÉLIE
Que l'infidèle a pu me quitter pour un autre ; Que lorsque, sur le bruit de son hymen fatal, J'accours tout transporté d'un amour sans égal, Dont l'ardeur résistait à se croire oubliée, Mon abord en ces lieux la trouve mariée.
LA SUIVANTE
Mariée? à qui donc?
LÉLIE, montrant Sganarelle. Lui.
LA SUIVANTE
Comment, à lui ?
42 SGANARELLE
LÉLIE Oui-dà.
LA SUIVANTE
Qui vous l'a dit?
LÉLIE
C'est lui-même, aujourd'hui.
LA SUIVANTE, à Sganarelle. Est-il vrai?
SGANARELLE
Moi, j'ai dit que c'était à ma femme Que j'étais marié.
LÉLIE
Dans un grand trouble d'âme, Tantôt de mon portrait je vous ai vu saisi.
SGANARELLE
Il est vrai, le voilà.
LÉLIE
Vous m'avez dit aussi Que celle aux mains de qui vous avez pris ce gage Était liée à vous des nœuds du mariage.
SGANARELLE, montrant sa femme.
Sans doute, et je l'avais de ses mains arraché, Et n'eusse pas sans lui découvert son péché.
LA FEMME DE SGANARELLE
Que me viens-tu conter par ta plainte importune ? Je l'avais sous mes pieds rencontré par fortune,
SCÈNE VINGT-DEUXIÈME 43
Et même quand, après ton injuste courroux,
(Montrant Lèlie.) J'ai fait dans sa faiblesse entrer Monsieur chez nous, Je n'ai pas reconnu les traits de sa peinture.
CÉLIE
C'est moi qui du portrait ai causé l'aventure, Et je l'ai laissé choir en cette pâmoison
(A Sganarelle.) Qui m'a fait par vos soins remettre à la maison.
LA SUIVANTE
Vous voyez que sans moi vous y seriez encore, Et vous aviez besoin de mon peu d'ellébore.
SGANARELLE
Prendrons-nous tout ceci pour de l'argent comptant ? Mon front l'a, sur mon âme, eu bien chaude pourtant.
SA FEMME
Ma crainte toutefois n'est pas trop dissipée,
Et doux que soit le mal, je crains d'être trompée.
SGANARELLE
Hé ! mutuellement croyons-nous gens de bien, Je risque plus du mien que tu ne fais du tien ; Accepte sans façon le marché qu'on propose.
SA FEMME Soit; mais gare le bois, si j'apprends quelque chose!
CÉLIE, à Lèlie, après avoir parlé bas ensemble.
Ah! dieux! s'il est ainsi, qu'est-ce donc que j'ai fait ? Je dois de mon courroux appréhender l'effet:
44 SGANARELLE
Oui, vous croyant sans foi, j'ai pris pour ma vengeance Le malheureux secours de mon obéissance : Et depuis un moment, mon cœur vient d'accepter Un hymen que toujours j'eus lieu de rebuter; J'ai promis à mon père, et ce qui me désole... Mais je le vois venir.
LÉLIE
Il me tiendra parole.
SCÈNE XXIII
GORGIBUS, CÉLIE, LÉLIE, SGANARELLE, SA FEMME, LA SUIVANTE
LÉLIE
Monsieur, vous me voyez en ces lieux de retour, Brûlant des mêmes feux, et mon ardente amour Verra comme je crois la promesse accomplie Qui me donna l'espoir de l'hymen de Célie.
GORGIBUS
Monsieur, que je revois en ces lieux de retour, Brûlant des mêmes feux, et dont l'ardente amour Verra que vous croyez la promesse accomplie Qui vous donne l'espoir de l'hymen de Célie, Très humble serviteur à votre seigneurie.
LÉLIE Quoi ! Monsieur, est-ce ainsi qu'on trahit mon espoir ?
SCÈNE DERNIERE 45
GORGIBUS
Oui, Monsieur, c'est ainsi que je fais mon devoir ; Ma fille en suit les lois.
CÉLIE
Mon devoir m'intéresse, Mon père, à dégager vers lui votre promesse.
GORGIBUS
Est-ce répondre en fille à mes commandements ? Tu te démens bientôt de tes bons sentiments: Pour Valère tantôt... Mais j'aperçois son père; Il vient assurément pour conclure l'affaire.
SCENE DERNIERE
CÉLIE, LÉLIE, GORGIBUS, SGANARELLE, SA FEMME, VILLEBREQUIN, LA SUIVANTE
GORGIBUS Qui vous amène ici, seigneur Villebrequin ?
VILLEBREQUIN
Un secret important que j'ai su ce matin, Qui rompt absolument ma parole donnée. Mon fils, dont votre fille acceptait l'hyménée, Sous des liens cachés trompant les yeux de tous, Vit depuis quatre mois avec Lise en époux ;
46 SGANARELLE
Et comme des parents le bien et la naissance M'ôtent tout le pouvoir de casser l'alliance, Je vous viens...
GORGIBUS
Brisons là : si, sans votre congé, Valère votre fils ailleurs s'est engagé, Je ne vous puis celer que ma fille Céiie Dès longtemps par moi-même est promise à Lélie, Et que, riche en vertus, son retour aujourd'hui M'empêche d'agréer un autre époux que lui.
VILLEBREQUIN
Un tel choix me plaît fort.
LÉLIE
Et cette juste envie D'un bonheur éternel va couronner ma vie.
GORGIBUS
Allons choisir le jour pour se donner la foi.
SGANARELLE
A-t-on mieux cru jamais être cocu que moi ? Vous croyez qu'en ce fait la plus forte apparence Peut jeter dans l'esprit une fausse créance? De cet exemple-ci ressouvenez-vous bien, Et quand vous verriez tout, ne croyez jamais rien.
DIJON — DARANTIERE
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