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THÉÂTRE COMPLET

II

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE .

Cinquante exemplaires sur papier de Hollande

numérotés de 1 à 50

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OUVRAGES DE HENRY BATAILLE

Chez le même éditeur :

LA TENDRESSE. l'mOMME A LA UOSE. VERS PRÉFÉRÉS.

THÉÂTRE COMPLET : Tome I : la lépredse. l'holocauste.

Chez d'autres éditeurs : POÉSIES

LA CHAMBRE BLANCHE (épuisé).

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THÉÂTRE complet, tomC III : RÉSURRECTION. MAMAN COLIBRI.

l'enfance ÉTERNELLE, roman autobiographique.

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HENRY BATAILLE

THÉÂTRE

COMPLET

II

LE MASQUE L'ENCHANTEMENT

PARIS

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

26, RUE RACINE 26

Droits Je traduction, d'adaptation et d* reproduclioa réservés pour tous p»y?

U02,

A PROPOS D'ART DRAMATIQUE

« C'est toujours par ce qu'elle contient de vérité qu'une œuvre nouvelle choque ses contemporains. C'est toujours et seulement pour ce qu'elle aura contenu de vérité que cette œuvre est appelée a subsister dans l'avenir. » Voilà la phrase qu'il fau- drait inscrire au fronton de toute salle de spectacle, voilà léternelle et funeste contradiction dont se doit persuader l'écrivain de théâtre dès le début de sa

I rière. A lui de faire choix. Ce qui constitue son où.stacle aujourd' hui sera sa gloire de demain, ce qui est sa sauvegarde aujourd hui sera plus tard sa ruine. Mais quelque roule qu'il adopte cet écrivain peut tenir "our assuré l'aphorisme suivant : « Ce qui n'est pas

lité est destiné à périr, et s'il y a dans son œuvre une part quelconque de convention, en dépit du succès '•ni l'aura accueillie, ou du talent qui l'a défendue,

Ite part-là est d'avance frappée de caducité et de mort. »

La vérité! Profond et difficile idéal. Source et fin de Inutart. C'est avec un soin studieux et jamais lassé

le les générations se passent le miroir se rédéchit

II image, sans jamais parvenir à l'embrasser tout ilrère. Et, cependant, l'inaccessible vérité est sans sse sous nos yeux. Ce n'est point un trésor caché; ie se livre à nous comme une mère nourricière et

[>alienle. Malgré cela, nous en sommes toujours dis-

A l'IlUi'D.^ DAlU UlLVMAllyUE.

lanls el elle continue de faire noire constant remords comme notre meilleure inquiétude.

Cette difficulté que nous éprouvons à pénétrer un si patient modèle ne provient pas seulement de notre indignité personnelle. Le goût des contemporains, l'ostracisme rétrograde du public (des critiques surtout car le public ne demande qu'à ôtro persuadé), voilà les principaux fauteurs. Ensuite, il faut bien ajouter que la vérité est terriblement protéiformc et que chaque époque, four à tour, s'en fait une conception différente. 11 est en efl'et curieux de constater que c'est en son nom que se sont opérées toutes les révolutions; chaque drapeau a porté, l'un après l'autre, cette inscription merveilleuse en lettres d'or : Vérité. Cela n'a empê- ché ni les erreurs, ni les faillites de programme. La vérité échappe toujours. El, cependant, bien que nous n'arrivions même pas à nous entendre seulement dix ans de suite sur sa définition, elle est une, elle existe. Voilà qui est certain et nous vivons de son atmosphère. Elle est compatible avec l'art qu'elle baigne tout entier de son effluve. Elle constitue notre seule sauvegarde à nous, auteurs, comme elle engendre notre pire châti- ment. On pourrait l'appeler notre pain quotidien. Efforçons-nous donc encore et toujours de l'étreindre de plus près et de la traduire suivant l'idée momen- tanée que nous nous en faisons.

Quel avenir est réservé à cette recherche? On ne .saurait le dire ; mais à cause pourtant de la passion même que nous apportons à rendre l'expression de plus en plus nuancée de la vie, il est facile de prévoir que les révolutions qui se produiront désormais dans le domaine de l'art seront toutes de sagesse et de sin- cérité. Ce seront des révolutions de raison. Elles ne s'écriront plus à coups de préfaces de Crorawell; et

A PROPOS D'ART DRAMATIQUE. 7

nous les verrons s'accomplir sans grand boulever- sement apparent, puisqu'elles seront seulement à base de vérité plus intense et plus ressemblante à la vie.

Déjà, de nos jours, une pièce de théâtre meilleure nu point de vue art que telle autre ne se distingue point d'une pièce moins valable par des signes d'apparence bien caractéristiques. La différence ne réside ou du moins ne paraît résider que dans ce je ne sais quoi de plus profond et de plus réel auquel le public devient heureusement assez sensible, tout en ne le discernant pas du premier coup d'œil; le public se rend, en effet, toujours assez mal compte des différences essentielles qu'il y a dans la littérature de son époque. Il peut confondre les vraies productions et les sous-produits, surtout si on ne les lui désigne pas. Il suit ou subit les métamorphoses que nous lui imposons, soit avec plai- sir, soit avec malaise, mais en tout cas, sans jamais se les expliquer nettement. Il ne se rend pas bien compte de ce qui se passe. Toute beauté nouvelle lui paraît < hoquante à cause de ce qu'elle abolit en lui d'acquis t de précédent; mais il n'analyse pas ses sensations. Il attend d'elles une source de jouissances ou d'émo- lions. C'est par même qu'on peut l'atteindre en dépit (lo sa résistance nalurelle. Il ne faudrait pas ajouter, à rai dire, trop d'importance à celte résistance passa- de de la foule; l'évolution artistique de la scène n'en •ra pas relardée. Le théâtre dépouillera fatalement et «u à peu l'innombrable faisceau des conventions, ce poids mort qu'il traîne comme un boulet à travers les iécles. Car il faut que l'art dramatique devienne la liosc admirable qu'il lui appartient de devenir. N'estil I»as en somme l'art unique tous les autres viennent fondre, puisqu'il est la parole aussi bien que le

s A PROPOS D'ART DRAMATIQUE.

silence, l'exprimé aussi bien que l'inexprimé : le geslt l'âme, la nature? Il dépeint l'être intégral... L'étn actuel <lc la scène et du public, l'éducation des com^ diens ne nous permettent que peu de réformes, mai le théâtre atteindra tout de môme un jour ou l'autre c degré de perfection totale auquel il peut prétendr cette plénitude d'expression qui paraît être son but dernier et l'essence même de ses lois. L'époque qn'' nous traversons est déjà plus favorable que les préc» dentés à une telle éclosion; elle coïncide justement avec des évolutions de morale, de doctrine et de con- science étrangement passionnées. L'âme humaine est lourde de son été, elle est parvenue, non à son apog<''' mais à un de ces moments tout enrichis de fronda sons l'arbre étale et porte ses feuilles avec un puissance merveilleuse, quoiqu'un peu accablée di poids (le ses rameaux.

Qu'est-ce donc que cette fameuse vérité, but di bons pèlerins, Mecque éternelle des artistes? Au prr mier abord, il paraît un peu puéril de la juger -i rebelle; elle semble d'un accès commode... Mais ne nous y trompons pas. Nous ne voulons point parler d'une vérité superficielle, toute d'apparences, d'un réalisme brutal en effet, aisé à conquérir et qui donne à bon marché au public l'illusion de la vie; celle-là est, à l'humanité, ce que la carte postale est à Velas- quez; non, nous voulons dire : les rapports des vérités extérieures et des vérités intérieures. La confrontation de ces deux mondes, mais c'est tout le théâtre!... De leur conflit ou de leur amalgame il naît toutes sort< de beautés.

A PROPOS D'ART DRAMATIQUE. 9

Expliquons-nous, et avec le moins de pédanterie possible, ce qui n'est pas commode.

Nous appelons vérités extérieures les apparences exactes et proportionnelles des choses, tout ce qui est tangible et énoncé dans la nature; c'est aussi bien le langage parlé que le spectacle ambiant, leur amal- game. Cela, c'est l'armature même du théâtre.

Nous appelons vérités intérieures le secret des êtres, ce qui bouillonne en l'individu et qu'il n'exprime pas directement; ce sont aussi les sphères inconscientes de l'être. L'homme ne s'exprime entièrement dans la vie qu'à de rares occasions. Ce qu'il dit n'est généralement qu'un aspect de lui-môme, un rapport momentané de soi avec les êtres et les événements.

Tout ce monde muet et mystérieux ne constitue-t-il pas l'intérêt le plus intense de la^vie?

Voilà l'autre grand rôle admirable? Comment l'atteindre, dites-vous, dans un art justement tout de surface et d'apparence comme le théâtre, et il est interdit de décrire"?

Ah! précisément, c'est tout le génie du théâtre. Il est elliptique... Par des cris, des mots, des portes ouvertes sur l'âme, des synthèses merveilleuses et

raies, il conduit le public jusqu'aux ondes obscures et vivantes de l'être, sans pour cela nuire le moins du monde à la réalité extérieure et à la vraisemblance orale que nous voulons complète chez nos person- nages.

Nous avons pour parvenir à cette fin deux langages qui correspondent exactement à ces deux étals « exté- rieurs » et « intérieurs », le langage direct et le langage indirect. Le langage direct, est-il besoin de le définir? c'est celui que nous employons pour expri- mer sans détour nos désirs et nos sentiments. Cela

10 A PROPOS D'ART DRAMATIQUE.

va de soi. Le langage indirect est celui dont le sens n'est pas celui même de l'expression employée, mais celui qui voile ou révèle le sentiment intérieur. C'est notre langage dans la vie le plus usuel, celui qui com munique à nos paroles ce pouvoir particulier parfois si émouvant, si nuancé. Un personnage du Masque en donne, sans le vouloir, la définition : « Que dire après : je vous aime? Tout est dit! Non; ce qui est varié et profond, c'est ce qu'on ne dit pas, c'est l'insignifiance des paroles auxquelles nous faisons porter tout notre pauvre petit infini... Tenez, vous êtes là, vous pianotez deux mesures de piano et personne au monde ne peut savoirce que je mets d'amour dans ces deux mesures... Gomme c'est vous cet air-là!... Et c'est la vie qu'on puisse entrer dans un salon et y entendre dire : Voulez-vous du café? sans se douter que ce « voulez- vous du café » veut peut-ôtre dire des choses char- mantes ou infinies! »

Le langai,'e direct était le langage presque unique du théâtre primitif (et par théâtre primitif il faut entendre depuis Sophocle jusqu'au seizième siècle inclus). Shakespeare seul s'y dérobe et encore le trou- vons-nous chez lui dans sa formule 1;j plus schéma- tique : le monologue. Le langage indirect n'aurait .sans doute pas été perceptible au public des temps anciens. Notre public à nous, qui se raffine sans s'en douter, est devenu déjà assez pénétrant pour en suivre les nuances, non point encore dans toute leur étendue et leur variété, mais du moins dans leur intérêt essentiel.

Le juste mélange de ces deux moyens d'expression formera donc la base même du théâtre et constituera un de ses progrès les plus certains. Ce n'est point que cette forme indirecte n'ait été souvent erriployée jus-

A PROPOS D'ART DRAMATIQUE. H

ju'ici: elle a déjà des exemples de génie, raais il faut bien convenir que le théâtre, jusqu'à A. Dumas inclus, n'a su employer ni l'un ni l'autre langage. L'écriture dite de tiiéâlre n'est vraie ni en apparence, ni en pro- fondeur: ce n'est ni de la conversation, ni du style impressionné par les effluves intérieurs : il n'est vrai à aucun point de vue. C'est une sorte de langue écrite, vntaxique comme celle du roman, descriptive jusqu'à 1 ingénuité : c'est l'énoncé pur et simple de la situation ou des caractères. On dit lout, jusqu'aux idées du public. C'est la convention même. Il paraîtra dans une centaine d'années d'une puérilité infinie.

Est-ce à dire qu'il faille proscrire la littérature et

réduire la langue théâtrale soit, d'un côté, à un idiome

quelconque de conversation, soit, de l'autre, à des

balbutiemenls plus ou moins intelligibles? Non pas!

L'art, l'art tout entier est précisément de styliser la

nature sans la déformer, d'agrandir l'observation,

mais sans jamais la perdre de vue. De même qu'on est

en droit de sélectionner tout ce qui nous paraît élément

dramatique (car le théâtre c'est l'action, de la vie agis-

unte, et sur ce point l'esthéfique de la foule ne s*

trompe pas), de môme nous pouvons faire choix de

1 expression pittoresque ou colorée pourvu qu'elle soit

juste dans la bouche du personnage. Est-ce que

d'abord les êtres les plus instinctifs et les moins

lettrés ne possèdent pas souvent le génie même de

1 expression? Ne trouvent-ils pas couramment une

•pithète saisissante, n'arrivenl-ils pas aussi à Télo-

juence sous l'empire des passions? Au reste le métier

tu l'état civil du personnage nous maintiendra dans

<on langage possible, et c'est à nous de trouver et de

iiettre au point la beauté de son vocabulaire propre,

sans répudier le moins du monde, bien au contraire!

12 A PROPOS D'ART DRAMATIQUE.

les fautes grammaticales, les incorrections, les solé- cismes courants (la beauté verbale du théâtre n'est pas du tout la môme que celle du livre), les synthèses d'expressions, les ellipses furieuses, le flou de la parole, répétitions, scories, enfin, tout le ciel chan- geant des mots. C'est à nous de les grouper, de b^s associer, tout en ne faisant pas déchoir le style.

Voilà notre littérature. Elle est compatible au suprême degré avec la vérité. Vérité ne veut pas dire seulement vulgarité; elle a des faces sublimes et le théâtre peut parfaitement aller même jusqu'au lyrisme, à condition que ce ne soit pas l'exaltation verbale qu'on entend généralement par ce vocable, l'ivresse des mots qui nous vient de ce fâcheux romantisme dont le théâtre porte encore la tare! A ce lyrisme-là qui n'a que trop sévi et qui tente de parvenir à l'intensité parie leurre des épithèles entassées et la divagation des images, il faut substituer ce que j'appellerai le « LYRISME EXACT » et qui est bien le fils direct des vérités artis- tiques que nous proclamons ici. A vrai dire, ce n'est point encore la foule qui revendique pareille méta- morphose; elle est celle qui se délecte encore souvent du mensonge et du clinquant avec des yeux d'enfant crédule, et la légion n'est pas décimée des spectateurs qui applaudissent encore et frémissent, lorsque nos Franciliens tonilruent : « Il me semble que j'ai passé la nuit sur les dalles froides de la Morgue et le cynisme de mon aveu n'est que le dernier soupir de ma dignité perdue! »

Oui, l'état d'âme lyrique existe aussi bien que tel autre; il faut seulement désormais lui trouver sa juste expression. C'est, comme je le disais, par le rapport exact et étudié entre les vérités extérieures et le mou- vement intérieur de l'âme que nous y atteindrons; par

A PROPOS DART DRAMATIQUE. 13

les rapports judicieusement observés entre le spectacle tangible et le spectacle intangible, entre les rayons visibles et les X mystérieux de nos sentiments. Ce Ivrisme qu'il dénomme exact, l'auteur personnellement est toujours fait une loi de l'observer depuis qu'enfant 1 confia ses premières impressions au miroir des cahiers. Que ce soit en vers ou en prose, notre sincérité doit être immense. Elle n'y perdra pas en intensité, et c'e.'^t dans ce Ilot pur et vierge que nous renouvellerons désormais les forces un peu usées et déviées de notre littérature.

Il faut ajouter pour être juste que la jeunesse pen- sante qui se lève actuellement ne paraît guère préoc- upce de ce rajeunissement; jamais les formes usagées uont sévi avec plus de monotonie; le bavardage et la divagation de l'autre tentent un dernier effort déses- péré et rétrograde. Est-ce l'intimidation des milices aînées, du géronlisme éternellement puissaiit, est-ce incapacité de mieux faire? Il n'y a d'ailleurs pas à sinquiéter. L'évolution ne peut dévier de sa ligne de progrès, pas plus que l'inspiration de l'écrivain ne sau- rait être détournée de sa loi et de son chemin rationnel. L'avenir est qui porte en lui toute l'expression moderne et l'infaillibilité de son génie nouveau.

Avec le monde intérieur, le monde extérieur, leurs relations et leurs positions respectives, voilà la grande «alité et voilà l'étude; elle n'est pas commode. Le omantisme ignora l'une comme l'autre, la vérité inté- loure comme la vérité extérieure; le réalisme ne oulut connaître que la seconde; les psychologues iVagmentèrent à l'infini quelques parcelles de la pre- mière; quant au symbolisme, lui, il se réfugia dans les bstraclions pures, à égale distance de lune et de

U A PROPOS D'ART DRAMATIQUE.

l'aiilre élude. Voilà le bilan, du moins au théâtre, exception l'aile des quelques grands phares isolés. En dehors de ces écoles, des amuseurs se plurent, avec un talent, une virtuosité parfois extraordinaires, à dis- traire la foule au moyen de fantaisies sans fondem ni, dont le mensonge s'effrite de lui-même aujourdhui C'est que les auteurs dramatiques du dix-neuviènn siècle, pour atteindre à cette réalité supérieure, nont pas assez lenu compte de ses lois constitutives. Le théâtre envisage comme art exige impérieusement la formule que je viens d'en donner, et que je ne crain- drai point de rabâcher. Rapports des vérités intérieure de fnme, yéniïrales et par Lieu Hères, avec les vérilr exténeures. C'est son génie même et son essence. Hors de cela pas de salut! Il faut s'y soumettre. Nou-- ne pouvons entrer ici dans plus de définition, mais 1 simple énoncé de la formule suffit à faire comprend! qu'une telle soumission à des règles aussi admirable ne manque déjà pas de beauté, et qu'un art ainsi com- pris se présente, contrairement à l'idée répandu^ comme l'art supérieur par excellence, auquel le ph riche avenir est réservé. Le théâtre n'est nullement 1 moyen d'expression usé que l'on croit; dirai-je, comme je le pense, qu'il sort à peine de l'enfance? Il est d'ail- leurs toujours d'une cinquantaine d'années en retar sur le mouvement littéraire, ce qui le rajeunit en tout cas de pas mal. Lorsque ses moyens d'exécution, môme les plus matériels, car ils ont, hélas! leur importance seront perfectionnés suffisamment, quel nouvel avatar l'allend! La rapidité des changements de décors nous permettra de revenir à la méthode de Shakespeare, la meilleure, celle qui facilite l'ubiquité; la diversité de lieux, la fragmentation en scènes et non plus en acte- L'intelligence de la foule, la sensibilité du public, 1

A PROPOS D'ART DRAMATIQUE. 15

confiance des auteurs en lui, la rupture totale des vieux moules, comme par exemple (choisi entre cent) cette fastidieuse coupe en trois ou quatre actes que les machineries moins primitives aboliront, en permettant I agrandir le champ visuel de dix ou quinze tableaux plus véridiques, tout cela, et bien d'autres choses encore à ne pas désigner ici, constitue autant de réformes préparatoires qu'il faut attendre patiemment et que les générations à venir sauront accomplir au fur et à mesure.

Pas de confusion, pourtant. J'insiste. Cette vérité théâtrale très supérieure que nous appelons de tous nos vœux ne sera jamais la réalité absolue, n'y comp- tez pas. Ce n'est pas elle d'ailleurs que nous souhaitons. L'art la répudie. Il veut toujours dégager les côtés plastiques des vérités. L'art, c'est la vérité amplifiée et sthétique. Quelle que soit cette vérité-là, elle ne j'ourra jamais satisfaire entièrement ceux qui dans le public la souhaitent restreinte et antiplaslique. Il n'importe!... Allons bravement de l'avant.

En dehors de son intérêt particulier, de ses qualités intrinsèques, il y a dans la pièce de théâtre digne !t^ ce nom des ressorts, vous le voyez, très cachés : a volonté artistique, sa participation au progrès géné- al et au perfectionnement de ses lois. C'est une lâche à côté tout obscure et désintéressée. Ce n'est pas la moins belle, car elle est parfois sans récompense t elle est toujours comme un sacrifice ou une subor- dination très chaste à quelque Moloch invisible, à quelque dieu caché de l'art; elle lire toute sa récom- pense de soi-même. C'est une contribution à la beauté ç l'avenir, pourtant douteuse, une chaîne sacrée qu'on 0 passe de main en main, à la façon de ces Japonais qui consacrent leur vie à la culture de certaines

16 A PROPOS D'ART DRAMATIQUE.

espèces, dans un but purement esthétique dont ils ne verront jamais le résultat, puisqu'il ne pourra être atteint que dans des centaines d'années.

*

Si court que soit pour lui le chemin parcouru, qu'on permelle à l'auteur un regard en arrière, non pour ao. louer lui-môme le moins du monde, mais pour indi- quer aux rares personnes de bonne volonté qui pour- raient y prêter un peu d'indulgente attention, l'esprit qui a présidé à la conception de ses drames, le fil con- ducteur qui l'a mené de l'un à l'autre.

Le jeune homme, presque l'adolescent, qui, dans la forêt bretonne du Huelgoat, pour avoir écouté un paysan chanter, laissa tomber ses pinceaux et se prit à crayonner fiévreusement sur ses genoux les pages de La Lépreuse, ne se doutait certes pas à ce moment qu'il devait par la suite donner des rejetons à cette songerie passagère. Il essayait seulement, pour son plaisir personnel, à travers la chanson populaire, de retrouver un peu la source maternelle de nos âmes, là-bas, dans ce tragique primordial et divin de la légende. Inconsciemment, il posait cet humble petit drame au seuil de sa jeunesse, comme une invocation salutaire aux divinités lointaines de la Vérité et de la Poésie. La Lépreuse, c'est un peu (très peu, mais un peu) de l'âme ancestrale dont nous sommes tous sortis; son intrigue met en présence les forces primi- tives de la nature, le drame de l'homme et de la femme, tel quïl se dressa d'abord, sous les grands chênes, au bord des flots et sous le toit des villages. L'Holocauste qui vient après (car tel est le premier titre qu'il conviendrait de restituer aux quatre actes

A PROPOS D'AR DRAMATIQUE. 17

qui furent représentés sous le titre de Ton Sang) remettait en présence les mêmes forces naturelles, :aais modifiées par le lent travail des siècles: et c'était, etle fois, en une légende parallèle, l'homme et la i.rrame modernes, le drame de leur échange moral et physique sous nos cieux contemporains, à travers la montée de la vie nouvelle nos âmes se cherchent, -o repoussent selon les rythmes inconnus de ces temps qui virent les beaux rapsodes paysans de La Lépreuse.

Après ces deux rêveries générales, l'adolescent qui les écrivit s'approcha plus près de la vie et, à mesure que lui-même avançait à travers sa propre expérience, il comprit, en se donnant pour tâche d'écrire des pièces de toute réalité, ce qu'il manquait encore au théâtre actuel. L'état conventionnel de la scène vers 1900, malgré les faibles essais de libération précédents, réclamait que l'on tentât d'abolir, chacun du moins dans la mesure de ses forces, cette entrave de conven- tion, à laquelle s'était habitué le public au point de ne pouvoir plus s'en passer et de renier ce qui ne s'y soumettait pas. Au premier rang des cent conventions immuables (car heureusement il en est cent autres qui s'elTritent peu à peu graduellement d'elles-mêmes et sans grand elîort), se place la fameuse » séparation des genres ». V Enchantement eut ce mérite de rompre un joug barbare et d'inaugurer, pour la première fois lepuis que l'on fait du théâtre, un comique drama- tique, du moins, pour être plus exact, une fusion complète de l'élément comique et de l'élément drama- tique d'un sujet; et cela sans l'aide de personnages chargés spécialement de représenter les rires et les larmes ainsi que le fit le romantisme, mais bien chez les mêmes personnages, dans les mêmes âmes, aux

18 A PROPOS D'ART DRAMATIQUE.

mêmes instants, selon les caprices et les lois de la vie. J'eus la douce joie réalisée .de voir pleurer el rire en môme temps, d'un môme sentiment, ces spectateurs sincères anonymes qui composent notre meilleur aréo- page. L'épreuve avait réussi. Mais qu'est ce peu (h chose à côté de ce qui reste à faire?

Le Masque à son lour tentait d'apporter sur la scèn- une psychologie un peu moins simpliste et des pei sonnages dune sincérité moins élémentaire que celli que l'on a accoutumé d'y voir le plus souvent. Certes le visage de la vie est d'une expression infiniment mul- tiple et subtile. Le roman sait le réfléchir. Il est injuste qu'on ne laisse au théâtre que la suprématie de la violence et de Faction et qu'on lui accorde un droit si limité d'exploration. J'ai voulu dans Le Masque mon- trer chez mes héros une sincérité un peu plus nuancée que ces sincérités de théâtre toutes faites à quoi s< reconnaît généralement l'éternel et fastidieux per- sonnage sympathique.

Pour champ de démonstration, j ni pris délibérément milieu de cérébraux, parmi ces gens qui inter- prètent toujours l'existence. Et l'ironie avec laquelb- il sied d'assister au spectacle de leurs gestes, n'exclut pas l'intérêt ni la beauté qu'ils comportent. Sont-ce des états d'âme trop compliqués pour le public? D'au- cuns le prétendent. Pour ma part, je ne m'en suis pas aperçu, du moins en cette occasion.

Un public c'est des êtres, des âmes qui écoutent rassemblées; ces spectateurs divers s'assimilent diffé- remment les vérités qu'on leur jette et l'essentiel est qu'ils en emportent au sortir du spectacle une parcelle quelconque, fût-elle « pas plus grosse que l'œil d'un roitelet », comme disait Shakespeare.

Mais à ce jeu de réformer une à une les lois faussées

A PROPOS D'ART DRAMATIQUE. 19

ou incomplètes de notre métier, je m'aperçus vite du danger personnel à courir; la conséquence fatale d'une telle application est d'incliner l'œuvre vers le paradoxe et vers des sujets trop voulus. A quoi bon, d'ailleurs! Eût on entassé cent et cent réformes valables, la belle avance !... H y a plus et mieux à faire, il y a tout sim- plement à s'efforcer de rendre le plus d'humanité possible et de construire les meilleurs drames pos- sibles. Redoutons les théories et plions l'esthétique aux exigences de la libre observation; les ailes du drame doivent s'éployer sans contrainte d'aucune sorte, pour être fortes, pour être grandes. Ce sont mesquins esprits que ceux qui ambitionnent le titre de novateurs. Pourquoi se restreindre à la tâche stérile de redresser les arceaux faussés? De son temps, on est toujours méconnu, après on est dépassé, oui, dépassé par les générations suivantes qui portent encore plus loin le flambeau, le goût de la vérité, et reculent les limites l'on s'était arrêté. Qui pourrait se douter à l'heure actuelle que Géricault, par exemple, fut un révolu- tionnaire et un excentrique à une époque qui ne pré- voyait pas Delacroix? Ce qu'il faut c'est peindre, sans <]ue les formules, les principes transparaissent à tra- vers le travail, avec le plus d'amour possible, et au milieu de tout cela, sans que nous le perdions jamais (le vue pourtant, l'art pourra bien se subordonner à l'inspiration ! Et même ne se dégagera-t-il pas plus intense ou plus naturel?

Quand je fus persuadé de ce principe que le tempé- rament de l'artiste est l'essentiel d'abord, et que le don d'être simple et spontané est le plus indispensable des dons, je poussai la barque plus au large, et j'avançai vers les grands sujets, c'est-à-dire vers ceux qui com- portent les données plus larges, plus réelles, du sen-

20 A PROPOS D'ART DRAMATIQUE.

linienl. Avancer, certes, ne veut pas dire parvenir! Maman Colibri et La Marche Nuptiale ne sont que de premières escales, si j'ose m'exprimer ainsi, et si tant est qu'une humble barque puisse t'ire susceptible jamais d'un plus important voyage.

Tel fut le tracé du chemin. Était-il bien intéressant et même bien utile de le mentionner"?... Je ne crois pas. La sincérité ne va pas sans quelque naïveté; il faut excuser Tune en faveur de l'autre.

De ces divers drames émergent quelques figures de femmes C'est peut-être tout ce qu'il est souhaitable qu'on en retienne. Un même destin d'amour fatal les unit, bien qu'elles soient situées aux pôles extrêmes de la conscience. Aliette, la lointaine âme fruste de la glèbe qui tend le verre empoisonné au bord duquel fraternisent les lèvres de l'amour et de la mort : Marthe, la petite destinée aux yeux morts, holocauste de miséricorde. Puis ce furent les sœurs naïves de V Enclianlement, la cérébrale du Masque, etc. Entre toutes, il en est trois pour lesquelles, personnellement. je ne puis me défendre d'une certaine prédilection : Jeanniue de IJ Enchantement, Maman Colibri et l'hé- roïne de La Marche Nuptiale. Jeannine peut-être avant toutes les autres parce qu'elle est l'instinct pur et sans mélange; elle fut d'ailleurs très honnie dans le temps elle parut, et scandalisa fort. Maman Colibri, en proie aux diverses fatalités du temps et de la nature, ne fut pas non plus sans soulever une atmosphère de scandale, on s'en souvient. A ce propos, certains esprits avancés ont cru voir dans mon quatrième acte, le retour de Maman Colibri au foyer de famille, une concession bourgeoise. C'est fâcheusement comprendre une pensée fort claire. Ce quatrième acte fut pour moi, bien au contraire, le point déterminant de la conception;

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il n'est pas seulement un total logique, il est toute la pièce; on ne saurait l'interprétei' comme une concession d'auteur. Tout l'ouvrage est pour montrer justement ceci : la femme obéissant â des fonctions passionnées et passagères qui sont successivement en elle...

Au contraire de l'homme, qui peut se dévouer à une idée parfaitement en dehors de son destin ou de son bonheur personnel, qui peut même lui rester fidèle bien après tout accomplissement, les femmes sont des hé- roïnes momentanées; elles se b.aussent jusqu'à la pire abnégation, mais elles ne sont jamais que des héroïnes loccasion avec la passion et le pur instinct pour levier. Elles sont poussées par des forces intérieures, des dévouements sans limites, mais ce sont des méta- morphoses temporaires que leur inspirent les mysté- rieux desseins de la nature dont elles sont les meilleures servantes. La passion qui les a fait agir, une fois morte ju détruite, elles retombent au degré moyen du ther- momètre de la vie. avec parfois la plus absolue contra- diction dattitude; elles attendent patiemment de la vie une autre utilisation de leurs forces. Le parallélisme du second et du quatrième acte m'a séduit au contraire par sa vérité. L'amante hérissée qui s'engage à renier pour toujours trente ans de vie morale, d'habitudes, de tendresses, sous l'empire d'un moment d'ardeur inu- sité : ça c'est « le passage de Vénus ».

Vénus a passé, Vénus est partie. Lamante l'a, de ses propres mains vieillies, chassée dans les confins du ciel. D'instinct, domestique naturelle de la vie, sans même avoir à y réfléchir, elle se dirige vers sa nouvelle méta- morphose. Oh! sans joie, sans grand espoir, à la façon inconsciente des oiseaux qui, ayant hésité quelques secondes dans les airs, prennent la vague direction du bonheur, et lorsque Maman Colibri revient v.'r* lenfant

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nouveau qui sera pour elle la solution de continuil' elle répond, telle Kundry interrogée : « Que viens-lti faire ici? Servir! » Servir, servir encore !... A la jeu- nesse, à plus de jeunesse encore, mère toujours daii> l'amour! I.a jeunesse, c'est le leitmotiv caché de la pièce, le dessin d'orchestre de Maman Colibri : « Jeu- nesse, tout pour toi! » Irène a comblé, par cet amour le vide momentané de son cœur, l'interruption de fonc- tion qui se produisit après que la mère eut élevé ses enfants. Le printemps, en retard, a éclaté, mais aloi vers quelles ténèbres voulez-vous désormais, après le drame, que cette femme, ruinée à tous points de vue et sans ressources, se dirige, si ce n'est vers cette nouvel!»- réincarnation du passé et de l'avenir?

Elle va vers son petil-fils. Quelle erreur seulement de supposer que ce soit avec amour ou avec joie! Non ! Elle revient à tâtons, mystérieuse, résignée à la plu horrible des consomptions. C'est une fin qu'elle réclam*' et l'aïeule sait bien, en rentrant dans la maison, la plac qui lui sera réservée bientôt, dans une chambre là-haul, au second, elle pourra, à loisir, se livrer aux regrel- solitaires, en proie toute à la maladie du passé.

Respires-en sur moi l'odorant souvenir!...

pourrait-elle soupirer, en songeant aux roses que l'aïeule a portées aux lèvres de Chérubin.

La chaste et sincère Grâce de Plessansde La Mardi Nuptiale représente assez bien à mes yeux le troupea; d'âmes provinciales dont elle généralise les aspiration tremblantes, la femme prise entre les devoirs', le croyances de son passé et le sentiment nouveau de sa liberté, de son destin. Hélas! cette maigre et chance- lante héroïne fut-elle parfaitement comprise? Sa can- deur surprit des esprits qui avaient admis jadis sans

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nirciller l'extrême spiritualité de la dame du Masque, nit-êlre seulement à cause de la gravité peu diverlis- inte de sentiments que Grâce éprouvait devant la vie, •ut-èlre et surtout à cause des antiques conventions théâtrales dont je parlais tout à l'heure, qui ne per- mettent pas à des gens rassemblés d'admettre ce prin- I ipe de psychologie auquel ils soumettent pourtant us les jours leurs propres existences, à savoir que l'amour est l'extériorisation d'un idéal intérieur mo- ientané, quel qu'il soit ». Tandis que lamour au léàlre c'est toujours Éros jeune premier! Ou la beauté I la valeur, on nous donne à choisir! El, bien que ans une salle les visages réunis attestent ironiquement de la médiocrité du désir et la vulgarité de l'idéal choisi n dépit de toute réalité, le mensonge, subsiste sur la (?ne d'Érosaux yeux de cire, seul digne et seul maître s immolations amoureuses. Que Grâce de Plessans informe strictement sa vie à ses aspirations déjeune le et qu'elle fasse, avec son néo-myslicisme orgueil- iix, le choix d'un amour très médiocre, d'une exis- iice d'humilité, mais honnèle, mais répondant à s rêveries closes de couventine, voilà qui a ren- •rsé le bon public parisien du vingtième siècle! En (uelles tristes convenlinn-; l.-iu'jnif .Muor*^ le génie du théâtre !

Le cas de Poliche est plus joyeux. .Malgré un favo-

able accueil et une carrière suffisante, la pièce dé-

laîna une violente indignation dans le camp des amis

ibilués et intéressés de la Comédie-Française. 11 faut

voir suivi de près ces petits mouvements pour y croire.

crtains abonnés offensés criaient dans la salle : « Au

Palais-Royal! » L'accusation atteignait l'administrateur

iiour s'être aussi grossièrement fourvoyé. Des socié-

aires atteints dans la dignité de leur art écrivirent en

U A PROPOS D'ART DRAMATIQUE.

haut lion pour qu'on rappelât la Maison au respecl son institution. Même un sénateur dans son rapport - le budget des Beaux-Arts, s'éleva avec virulence contre ce spectacle dé^i^radanl et vil, cette * décadence mot bide », et flétrit hautement l'administrateur, lait sans exemple dans les plus beaux rapports administratifs, en le rappelant à ses devoirs au nom de l'Idéal et de l'Ai I français. Je n'exagère pas. Ce fut superbe! La pièci malgré une carrière suffisamment fructueuse, ayant » arrêtée par les soins du Comité des comédiens, dès qu U le leur fut licite, c'est-à dire aux environs de sa tren- tième représentation, on respira dans le clan des inté- ressés. Le Théâtre-Français était lavé et rendu à ses traditions.

Je me demande encore, à l'heure actuelle, en souriant, si l'enfantillage des masses est tel qu'elles puissent prendre, de bonne foi, le Pirée pour une incongruité. Je sais bien quil suffit de relire les anciennes attesta- tions d'écrivains qui de tout temps ont eu à subir la décence et le bon goût de leurs contemporains pour se persuader de l'extrême puérilité des foules.

« Cette comédie n'a pas eu de succès à la première; elle s'est débattue ensuite pendant une quarantaine de jours, contre l'étonnement, le silence, l'embarras et quelquefois les protestations du public. Un soir même un spectateur de l'orchestre plus sanguin ou plus bilieux que les autres, s'est levé et s'est écrié : i C'est dégoûtant. » Ce spectateur était-il sincère? Oui. Il faisait partie de ce public que le théâtre passionne et qui applaudit ou siffle, sans raisonner, selon l'impres- sion qu'il reçoit. Pour un grand nombre de gens il a résumer dans ces deux mots l'impression générale. Car je n'avais là, selon ces gens, que ce que je méri- tais. J'étais tombé dans l'excès de mes défauts. Après

A PROPOS D'ART DRAMATIQUE. 'lo

avoir écrit des pièces immorales, je devais arriver à en écrire d'indécentes. Ce n'était plus de la passion que je mettais en scène, c'était du libertinage, etc., etc. » I Qui dit cela? Cela semble d'hier : A. Dumas, à propos d'une de ses pièces, une de celles dont le sentiment bourgeois et conservateur eût lui attirer le plus de sympathies : L'Ami des Femmes.

Le public s'en tient à la lettre. Il ne s'applique ja- ; mais à découvrir le sens intime d'une œuvre. Dans le i cas de Puliche, il ne s'est pas seulement tenu à la lettre, il s'y est cramponné. Il a suffi de quelques mots d'argot nécessaires pour qu'on se soit écrié : « Les apaches et ; les hétaïres ont franchi le seuil de la Comédie-Fran- çaise. » On a déploré à bon droit qu'un poète de mérite, par une étrange aberration ou par une négli- ; gence d'enfant gâté, ait voulu déchoir jusqu'au style et ' à la fréquentation de la plus mauvaise compagnie à l'heure même il s'agissait pour lui de s'élever. O puérilité! Ainsi le naïf respect de la tradition et des formes officielles qui dorment avec sécurité au cœur du Français le plus frondeur a masqué le sens pourtant ; fort clair de cette œuvrette, petit conte dialogué, qui n'a pas, je le reconnais, au point de vue dramatique, grande importance, un peintre n'a-t-il pas le droit . de faire (juelquefois un tableau de chevalet? mais ; qui se trouve être précisément l'apologie du sentiment et de la spiritualité la plus catégorique qu'on ait peut- k, être portt'c au théâtre.

^ Pareille méprise semble impossible. Elle fut cepen- dant, et les comptes rendus de la presse bien pensante en fourniraient des témoignages abondants et indubi- tables. Cette presse qui stigmatisait le poète dépravé ;iit-elle sincère? Est-ce de bonne foi que de semblables confusions se produisent? 11 se peut. Toutefois, je me

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méfie. Porsonnellcmenl je ne partage pas l'avis connu el qu'A. Dumas résume clans le paragraphe que je viens de citer sur la sincérité du public. Elle m'a tou- jours semblé fort suspecte celte sincérité, et je crois qu'il y a à son propos une de ces légendes toutes faites qui demandent à être revisées. Le public, dans les grands théâtres, jusqu'à un nombre très avancé de reprc^seula tiens du moins, est un petit monde de choix fort au courant. Ce n'est pas la foule, la juste foule. 11 croit faire partie de l'élite cette fameuse phalange qui existe en effet mais dont personne n'a encore vu l'uniforme; il apporte ses haines, ses préjugés, ses convictions, ses préférences, son snobisme et aussi l'humeur changeante de ses prédilections, et croyez bien qu'd ne se prive pas de faire de la « politique lit- téraire ». La preuve de son insincérité c'est qu'il mani- feste bien haut ses impressions, ce qui ne se produit plus, passé certain nombre de représentations. Pour- quoi voudriez-vous qu'un homme abdiquât à la porte d'un théâtre des années d'habitudes intellectuelles et dépouillât l'insincérité de sa vie? Il apporte au contraire la prétention sommaire de ses juridictions dans quel- que branche d'art que ce soit. L'homme ne cesse jamais dêtre homme en aucune circonstance et le pouvoir du théâtre n'est pas tel. quoi qu'on dise, qu'il le transforme ou l'arrache à lui-même avec cette soudaineté. Ps'on, le spectateur boude très souvent ses propres impressions; il n'est sincère ni vis-à-vis de lui-même, ni vis-à-vis de l'auteur. Que de fois jaivu dans une salle de spectacle, tel s'amuser ou pleurer, qui nie après énergiquemenf y avoir pris le moindre plaisir ou le moindre émoi! Snobisme, panurgisme, sentiment vague ou agressif aussi de son pouvoir et de son autorité. De découle l'indulgence éternelle de ce public spécial, .son engoue-

A PROPOS D'ART DRAMATIQUE. 27

ment même pour les œuvres moyennes, parfois inco- lores et fades, auxquelles il ne s'intéresse pas plus vivement qu'à bien d'autres, mais qui ne l'offensent ni ne le dépassent. De aussi la servitude inimaginable des auteurs qui de tout temps ont redouté sa colère. Ce premier public des théâtres a conscience de sa force comme toutes les majorités. Il en abuse parfois et il est reconnaissant, ainsi que tout monarque inférieur, des marques de respect qui lui sont témoignées. Le public sefait souvent plus rétif qu'iln'est en réalité pour refuser une pâture qui ne lui plaît pas. Irrévérencieusement, di- sons qu'il lui arrive de faire la hèle pour refuser le foin. Il y a quelque ironie à constater que l'histoire de Poliche cesl l'histoire d'une âme moyenne mais délicate et élevée qui, pour plaire et conquérir, s'abaisse jus- qu'au niveau commun. C'est toute la servitude de la supériorité devant la suprématie des forces vulgaires de la vie. C'est le drame de l'être qui porte en soi le rare et le beau, non seulement comme un obstacle à parvenir, mais comme une tare ou une honte naturelle. Séduire par la vulgarité, repousser par la beauté, n'est-ce pas une aventure répandue dont, à y réfléchir, dans l'ordre intellectuel, les auteurs dramatiques ne sont point absolument exempts? Savouroos en passant la joyeuse mélancolie de ce rapprochement et deman- dons-nous comment il se peut qu'on ait détourné l'ab- négation devant Rosine du bonhomme Poliche, jusqu'à en faire une atteinte à la dignité du spectateur, un appel à la veulerie du caractère. Ah! c'est qu'au lieu d'agir et de s'exprimer comme il le fait, de dire en son langage à lui des choses qui signifient à peu près ceci : « O matière! matière cruelle et triomphante de la vie, tu es supérieure à tout parce que tu es belle! L'intelli- gence n'est rien en face de ta loi. Il est nécessaire,

28 \ PROPOS D'AUX DHAMATigiE.

logique, i|u elle s'immole à la royauté. Tu es la vie bêle, adorable, inconscienLc et pour cela sublime. Pardon de l'avoir troublée », il eût fallu qu'il s'indignât au contraire et qu'il flélrît la rose de ses jours en des termes tels qu'on en doit aux hétaïres de ce genre. Il eût fallu qu'il s'évadût de ce que tout esprit bien pen- sant dénomme la lâcheté morale, par la porte de l'idéal et de la dignilé humaine, si j'ose employer une aussi palpitante métaphore que je dédie à Joseph Prudhomme.

Pauvre bon bougre à l'obscur héroïsme!

Poliche n'a pas été compris de Rosine, il était juste qu'il ne le fût pas de la foule moyenne qui présente, avec Rosine, une similitude manifeste. Comme elle, elle éprouve le besoin d'être distraite, d'être subjuguée; elle veut que le rire soit dans l'amour, la bestialité dans la passion; elle est une maîtresse exigeante, superfi- cielle et insatisfaite. Poliche dit : « Je suis ennuyeux. » Il a raison. Et s'il a su le prouver et si le public le lui a montré, c'est que la philosophie de la pièce n'était pas dénuée de quelque vérité. Et j'ai fort bien fait d'envoyer ce balourd à Lyon. Qu'il y reste! C'est à la foule, sym- bolisée par le monsieur qui passe, qu'il balbutie en s'en allant, très humblement : « Pardon. »

On a trop dit au Français qu'il avait du goût. 11 a fini par le croire. Le moindre boutiquier se targue de cet apanage qu'il croit héréditaire et constitutionnel. Il supporte vaillamment les platitudes pornographiques de mille vaudevilles parce qu'elles sont exprimées avec décence, faclicité et selon des coutumes nationales. Mais soudain un mol vrai le choque. Il est blessé. N'y touchons pas... Taine le premier a dit fortement que le

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bon goût français était la tare indélébile de notre litté- rature et nous empt^cherait toujours d'avoir une grande 'ittérature dramatique. Et il prend à partie pour le dé- iiontrercet amour du ternie impropre et déguisé, celte 'ur des situations franches, celte prédilection inalté- rable pour le classicisme, etc., etc., qui nous confinent dans la inuance, dans une superficie élégante des 'sen- timents que nous croyons, parce qu'on nous l'a trop répété, une conformation de notre supériorité. Il est luste de dire qu'il ne peut y avoir de théâtre grand s'il uatteint pas les parties nobles et les parties basses de la passion. Il faut l'humanité totale, et le peuple qui a peur des mots et des situations est un peuple timoré qui rend à sa littérature un service détestable.

C'est pour ces raisons que Shakespeare nous dépasse le trente-six coudées. Cela n'empêche pas qu'aux yeux lu public français, malgré toute sa puissance, il de- iieure encore un barbare et que, par exemple, lorsque ; ai adapté Faust en vue d'une scène parisienne, j'ai été bligé d'émasculer nombre d'expressions et de jeux de -cène qui eussent révolté un public de choix comme le lôtre... Je ne sais si la prédiction deTaine se réalisera. 1 faut se persuader que non, mais avouer pourtant que nous sommes loin de l'avoir démentie.

Du reste, il est deux reproches que les contemporains l'ont toujours aux écrivains et particulièrement aux dra- maturges : le défaut d'idéal et Yamoralité.Ca furent de tout temps les griefs qu'on invoqua pour tenter le pro- ès de la génération montante. Ajoutons pourtant que a postérité, lorsqu'elle daigne s'occuper de l'un d'entre nous, revise toujours ce jugement, ou ce spécieux sub- ierfuge plutôt, en raison des lois fatales du progrès et le l'évolution. Seulement celte cour de cassation est une juridiction bien lointaine et les contemporains ont

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sur elle un bien terrible avantage ! Immoral et malsain. Deux vocables qui sont les deux armes anceslrales de la réaction : c'est le sabre, le sabre de nos pères; un sabre de garde nationale, et que Prudhomme a fait flamboyer. L'un de ces vocables, immoral ou amoral suivant les circonstances, s'il veut signifier atteinte aux conventions bourgeoises, dans ce cas, emprunte un sens dont on peut contrôler le plus ou moins d'à-propos, mais enfin un sens. L'autre : malsain, ne veut rien dire du tout. C'est un argument ab absurdo qu'on emploie perfidement parce qu'il est sans réplique; il a la force d'un argument d'intimidation : aussi est-il d'un usage courant et le voyez-vous reparaître, suivant les besoins de la cause, devant toute œuvre audacieuse, plus parti- culièrement devant les œuvres de pitié. Malsain, fai- sandé, morbide, etc. Tour à tour nos meilleurs livres, nos plus robustes tentatives se sont vu appliquer ces épithèles flagellantes. Dédaignons pareilles pauvretés. Nietzsche assurait que ce sont les peuples ou les indi- vidus débilités, qui font le plus appel au bon sens et à la santé, parce qu'ils ont besoin de se sentir étayés par des bornes de toute sécurité...

On a beaucoup agité ces temps derniers en nous nommant en toutes lettres par nos noms d'écrivains laulre grief d'amoralilé. Celui-là est plus spécieux quoique aussi dénué de valeur, en ce qui concerne plus d'un d'entre nous. Si amoral signifie par sou a pri- vatif— privé de sanctions morales, il n'y aurait déjà guère motif à reproche, car toute œuvre d'art, tableau, statue, roman, pièce, a le droit strict de n'être que purement plastique. Seulement amoral emprunte sous la plume de ceux qui s'en servent comme d'une arme, un sens péjoratif, un soupçon d'indignité qui l'appa- rente singulièrement au mot immoral, avec, en plus, je

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lie sais quelle accusalion de veulerie et d'inconscience qui n'esl pas dans l'élymologie du mot. En ce cas ce n'est plus qu'un moyen qu'il provienne des critiques i des auteurs eux-mêmes, pour tenter d'associer IX œuvres grossières ou communes qui ont existé de ut temps (autrefois on les nomma « théâtre rosse », le ugage du boulevard appelle aujourd'hui leurs dérivés a théâtre mufle ») des œuvres qui ont pour base une morale agrandie c'est leur but mais une morale très nette qui s'efforce de retracer quelques luttes imaines non point tout à fait dépourvues de beauté, i l'on peut voir se débattre des êtres « qui ne por- tent pas leur âme en vain ». J'ai dit les raisons pour lesquellesj'estime que la tendance d'une œuvre, sa phi- losophie, sa morale même, ne doivent jamais empiéter sur le domaine de la vérité, premier point de vue de l'auteur dramatique. Mais pourtant il y a assez de place dans une pièce de théâtre pour qu'on y puisse voir pal- piter, derrière les faits, quelque chose de plus encore. L'étonnant même, c'est d'être obligé de le dire, et que ceux qui le disent soient ceux-là mêmes qui tentent de toute évidence de refléter un peu les inquiétudes de l'âme moderne et dont les ouvrages porteront au moins la trace des souffles qui animèrent leur époque.

Mais, objectera-t-on à la fin, c'est le procès du public et de l'opinion que vous instruisez là, sans bien grande nouveauté? Nous connaissons les récrimi- nations de l'auteur insatisfait qui se pose en prophète méconnu. Ce n'est pas le cas pourtant, et ce serait bien mesquinement m'inlerpréter! J'expose ici en passant, dans toute leur simplicité et sans y ajouter le moindre éclat, les raisons foncières du malentendu crnel qui sépare l'artiste du public ou du moins du iiblic spécial chargé de nous juger. El quant au

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signataire de ces pièces, loin de lui la pensée et le ridicule de se plaindre d'un accueil qui fut, à de bien rares exceptions près, entièrement flatteur et plus cha- leureux encore que le mérite des ouvrages ne le com- porlait! Ce n'est point, croyez-le, le plus ou moins de succès immédiat ou durable qui vaut l'inquiétude de l'écrivain indépendant, soucieux de sauvegarder, même devant le surcés, sa liberté de pensée et décidé à n'obéir qu'à lui-môme. Les contingences delà réussite, ses étapes et ses routines, sont de peu de poids, pour qui se confine résolument dans une solitude les joies et les vicissitudes de la vie théâtrale n'acquièrent plus la signification ordinaire. Mais la méconnaissance de ses intention:^, voilà le grand chagrin de l'artiste! Surtout dans une forme d'art qui exige si rigoureu- sement l'impersonnalité de l'auleur, et qui provoque par conséquent, à foison, les équivoques. On préfère à toute récompense celle il'ètre pénétré, compris. Nous préférons, si invraisemblable que cela paraisse, qu'on nous accuse de n'avoir pas eu la puissance nécessaire pour soutenir nos desseins, au chagrin de les voir méconnus ou calomniés. Étrange spéculation, soit! Mais elle est réelle et sans ridicule. Vous en trouverez la trace saignante dans l'histoire de la littérature, et les lettres d'un Flaubert ou d'un Baudelaire, pour prendre l'exemple de haut, sont remplies de cette mélancolie que la renommée ne suffit pas à dissiper. Notre pays, je le sais, est de ceux qu'irritent ou font sourire les paroles de foi des vivants, quand ils ne sont pas, et môme d'ailleurs quand ils sont marqués du sceau définitif. Pourtant leur opportunité est grande. Les intérêts de l'art, le dévouement qu'on lui consacre ne sont point vanité. L'art est la raison suprême. Il survit à tout, aux religions, aux patries; rien ne sub-

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siste dans le passé, que par lui. Il esl la vérité à laquelle tout aboutit, en laquelle tout se fond; ses intérêts parfois passagèrement chancelants, en butte à de longs combats, font la préoccupation de ses adeples, s'ils vont à lui d'un cœur sincère et pénétré. La grandeur du culte excuse l'insuffisance du servant.

Il faut absolument rénover, assainir, fortifier l'arma- ture faussée du théâtre. C'est la tâche de l'avenir. En attendant ces temps meilleurs et de meilleures tenta- tives que celles-ci, mes comédies font uniment et sans prétendre y réussir ce qu'ont fait beaucoup de leurs sœurs aînées; elles s'occupent du mieux qu'elles peuvent, de l'amour, du mariage, de la famille, de l'union libre, de la morale des passions, du dévelop- pement du sentiment de conscience que doit pour- suivre l'humanité en route vers la justice, la raison, la pitié. Elles ont foi dans l'avenir démocratique de la race humaine, et cependant elles sont individualistes et aristocratiques, les deux seules situations valables de l'artiste en face des lois formidables de l'espèce et de la vie... Ce sont peut-être des rebelles, mais, j'espère, des rebelles équitables, pitoyables... Réussi ou non, c'est beaucoup que tout cela ! et l'on serait en droit de demander à l'auteur si vraiment il y a seulement un peu de cela, puisque presque rien n'en apparaît.

Il répondra que le théâtre n'est point fait pour exposer des idées, mais seulement pour les suggérer. Les pièces de théâtre doivent avoir des dessous de pensée, une trame philosophique, ainsi que les vête- ments ont des doublures : nécessaires mais résolument invisibles. Ainsi l'exige l'élégance du costume. J'en ai

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xposé loiil à l'heure les raisons artistiques, en définis sanl les lois consliliilives du lliéàlre, cl en posant les préliminaii'os d'un caléchisuic théâtral qu'il sniviil inli'- ressant d'établir plus complètement...

Laissons ici ces doublures sans agrément, bi le rùle qu'elles jouent dans l'organisation générale est indis- pensable, mais dissimulé, ce n'est pas pour que je m'y appesantisse aujourd'hui. Les principes de l'auteur sur ce chapitre n'ont pas varié, d'ailleurs, depuis le premier jour il écrivit : « S'il est nécessaire que le drame comporte une idée, des idées, la pensée pour le public doit être c/iose facultative. Il faut qu'une œuvre vaille par elle-même. Les idées, c'est pour nous, c'est un travail en dehors, sans imporlance, dont le seul résultat est de donner au public, par sensation, un aperçu plus pénétrant et plus ému de la vie. L'idée ne doit pas plus déborder que le lait. L'idée doit être contenue, incluse en la matière, s'étendant à tout et jamais hors les choses. Et c'est la tare du drame ibsénien par exemple qu'elle y excède la vie. Plus le conflit apparaît simple et dépourvu de haute signification, mieux le vrai but est atteint. » Ce n'est point pour éviter au public un travail de réflexion, c'est pour demeurer dans l'huma- nité et aussi dans les lois du théâtre. Les personnages doivent se mouvoir libres et agir selon eux, non pas selon les besoins de la cause. C'est eux-mêmes qui doivent conduire la pièce, non la pièce qui doit les conduire. Il faut les soustraire au joug de la thèse, comme autant que faire se peut, au joug de la situa- tion dramatique, laquelle a pris dans le théâtre une place par trop prépondérante. Tant pis pour nos idées si elles passent inaperçues ou ensevelies! Plaignons- nous de cette loi cruelle, nécessaire, et qui entretient les équivoques, mais résignons-nous. Fuyons l'élo-

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'{uence des idées et des paroles, qui nous valent pourtant de si commodes et de si faciles suffrages. Plantons l'arbre, mais que ses racines qui plongent dans la terre nourricière et généreuse, demeurent invisibles, sous peine de mort... Que le champ visuel <le la scène sélargisse, que les êtres figurés ne laissent pas leur vie dans les coulisses, qu'on les sente se ontinuer dans l'espace et venus à nous tout chargés léjà d'un passé, issus d'une enfance ou d'une jeunesse léterminées. qu'ils se dirigent vers un point la mémoire les prolongera bien au delà du drame; il faut du mystère derrière les portes, de l'air qui circule; la douleur ou la joie seront appropriées à l'instant, au lieu elles éclateront. Que les paroles ne soient pas 'le ces paroles de théâtre, avec leurs syntaxes spéciales les répliques se renvoient comme des balles de raquettes, ce qu'on croit être bien à tort, généra- lement, le style des maîtres, mais que les mots soient ailés, pareils à ceux que le vent emporte et que la vie étouffe: nous voulons les sentir sur les lèvres ils expirent, montés des profondeurs de l'être dont ils traduiront tant bien que mal, avec leurs résonances obscures, tout le langage intérieur, tout le lyrisme refoulé, l'iuexprimé des volontés, des souffrances, des élans, des joies, des énergies, des désirs. Et que tout cela -oit pourtant banal et bête comme l'existence éternelle! Ah! je le jure ici, ce n'est point à mes propres pièces que j'attribue la moindre de ces parures ou de ces réalisations; elles ne sont, elles, en attendant de faire mieux, que d'indigentes œuvrettes, pleines seu- loment de bonne volonté; ce sont les filles d'un pas <ant qui n'aura guère tracé sur le mur que de faibles «roquis, selon le caprice de l'heure, dénués d'ailleurs de tout autre mérite que leur sincérité résolue et

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implacable. Peu de chose, en vérité! tantôt un dessin maladroit, une comédie plus habile... Ce n'est pas à ces pauvres témoins que je ferais le moins du monde appel, en célébrant un théâtre dont je vois cependant les formes s'ébaucher dans l'avenir. Ce théûtre-Ià, j'en pressens l'avènement et j'en puis préciser merveilleu- sement le génie, lorsque je me l'évoque à moi-même. Il ne peut manquer de venir, celui-là, et pas un autre; il faut que son jour se fasse peu à peu, à tâtons, afin qu'il exprime toute notre vie moderne, avec ses atmo- sphères mêlées aux instants, son visage extraordinai- rement ému, ses puissances, ses faiblesses, ses simpli- cités infinies comme ses complications extrêmes, la sobriété de ses intrigues, l'intensité des sentiments (jui l'agitent, tout ce qui est nous enfin, le drame par- ticulier de chacun, si âpre, si têtu, avec pourtant sa participation à la terrible existence universelle. Il faut que ce théâtre-là traduise non seulement nos luttes, nos conflits intimes et publics, nos sensibilités exactes, mais aussi qu'il soit imprégné des efforts collectifs de la société, à l'image de nos morales nouvelles, réglant son pas aux cadences de notre marche en avant, à tra- vers la vie obscure et les équilibres du monde! Et ce n'est pas encore assez! Qu'au milieu de tout cela, bien au centre, à côté de l'Homme, il y ait, personnage invisible auquel il faut restituer désormais toute son importance, le Destin, non plus le Fatum antique, mais le faisceau coordonné de ces lois immuables de la nature qui président éternellement à nos actes, dont ellos sont les régulateurs impassibles. En un mot, que se dresse enfin, très ressemblant aux modèles, vaste et simple à la fois, sincère toujours, le seul vrai drame, le

drame des Consciences et du Destin.

Juillet 1907.

A PROPOS D'ART DRAMATIQUE. 37

Près de dix ans se sont écoulés depuis que je confessai ces opinions sur le théâtre. Se sont-elles sensiblement modifiées après dix années de production? Oui et non. A bien relire ces noies, il ne m'apparaît pas que le fond même de mes convictions ait beaucoup changé. Elles semblent procéder toutes de la même origine. Je crois plus que jamais à la même cause littéraire, artistique et sociale; pourtant l'homme mûr accorde moins de place à la préoccupation esthétique qui paraît tou- jours, dans la jeunesse, prédominer. En possession de -on métier, un métier qui doit lui devenir naturel, tout artiste, après avoir passé le stade Ton interroge les lois de son art (ce qui nest après tout qu'une curiosité le novice) n'a plus, à mon sens, d'autre devoir que elui de se passionner pour les sujets qu'il entreprend t de se laisser aller à leur force, à leur véhémence en toute bonne foi et en toute simplicité de cœur. Il n'a plus qu'à écrire de plein jet. Il appartient à ses per- sonnages plus qu'à son art. La vie littéraire d'un dra- maturge est particulièrement brève : une trentaine (le pièces de théâtre, c'est à peu près son maximum de production (cinq à six mois pour écrire la pièce, préa- lablement conçue ; deux mois de répétitions; le reste pour les représentations, voilà l'ordinaire bilan annuel). C'est peu pour ceux, qui, en cours de route, ont amassé ■les matériaux, conflits, idées, personnages, per- sonnages surtout, qui prendraient place sans contrainte <lans une de ces abondantes et larges séries de romans les types les plus divers se meuvent à leur aise, alors qu'ils se trouvent terriblement à l'étroit dans le adre exigu du théâtre ! La scène n'est pas l'amie de la fécondité, mais de la synthèse.

De vingt à trente ans, l'inspiration est capricieuse, liche et difTuse. Dans les œuvres de la quarantaine, le

38 A PROPOS D'ART DRAMATIQUE.

sang bîil plus timbré. A celle époque, l'esprit conçoit avec aisance et tend à serrer de plus près l'idéal dont on laissait vagabonder le caprice. En général, l'écri- vain se dirige vers plus de simplicité cl de conviction. Il s'interdit les déviations du sujet; il s'irrite aux non- chalances. Habitué à concevoir à plans plus larges, il répugne aux surcharges. Le don de simplicité n'est pas inné en nous; il s'acquiert avec la vie. La vraie simplicité est un aboutissement, non un point de départ. Les idées imposent peu à peu leur force. Une curiosité plus avide, un respect plus ému des êtres, de leurs souffrances, de leurs héroïsmes, de leur sincérité s'emparent de nous en même temps que l'on avance sans entrave à travers sa propre production. Ce sont les effets ordinaires de la maturité. Sont-ils effi- caces? Sont-ils d'ordre inférieur? Il ne nous appartient pas de juger.

En tout cas, si l'auteur ne s'aperçoit pas qu'il ait à renier grand'chose de ses convictions du début, il doit constater deux changements très nets qui se sont pro- duits au cours de ces dix années. L'accord s'est fait entre le public et lautcur; autant la résistance dés premières années avait été nette, autant elle paraît s'être aplanie. Les idées ont-elles gagné la foule? En fait, alors que les pièces précédentes avaient à demi échoué, toutes les pièces qui suivirent connurent aisé- mont leurs centièmes représentations et pour la plu- pari les dépassèrent. En outre, et ceci est plus signifi- calif, les reprises de ces premières pièces dont on vient de lire qu'elles heurtèrent leur époque ne trouvèrent plus que sjTnpathie elles n'avaient suscité que résistance ou hostilité, môme pai'mi les critiques qui les avaient le plus dénigrées. Il en fut de L Enchantement comme de Maman Colibri, comme de

A PROPOS D'ART DRAMATIQUE. 59

oliclie et je citerai particulièrement La Mardie \uptiale qui se débattit péniblement à son apparition

Il Vaudeville contre Tanimosité de la presse et la froideur du public pendant une trentaine de soirs et qui à la Comédie-Française tienlrégulièrement l'affiche flepuis quatre ans, fait sans précédent, dans les annales de ce théâtre, pour une reprise.

Il ne s'agit pas du tout d'en inférer que l'équité est proportionnée à la valeur très modeste de ces pièces. L'auteur n'a pas le moins du monde la niaiserie de se targuer ici de cette faveur publique. Comme suite aux lignes que l'on vient de lire sur le théâtre et sur ses errements, il croit simplement judicieux de mettre en ringard l'apparente contradiction du public. Peul-on en

onclure que l'évolution s'elTeclue rapide et que, comme je le prétendais à trente ans, en dépit des résistances passagères, toute vérité se fait jour et contient une force indépendante de la valeur même de celui qui la manie? Oui, sans doute. Il y a^aussi que le public n'est pas chargé de découvrir par lui-môme la jeunesse littéraire; il est bien obligé de s'en référer aux on-dit, aux échos de la mode et de la presse. Il rapporte dans les conversations ces jugements tout faits que Molière flétrissait déjà de son temps. Plus tard, l'auteur s'adresse lirectement non plus à un public, mais à la foule, la i..ule de tous les pays du monde. De nos jours, les pièces connaissent une diffusion mondiale, dont les générations précédentes ne bénéficiaient pas. L'au- Unir pénétre dans les pays les plus reculés. Sa pensée s'infiltre; peu à peu, il se lait comprendre. Les juge- ments de la foule-sont-alors étayés sur sa propre sensi- bilité : sa religion s'éclaire. Elle se souvient des pièces précédentes, qui sous lajnême signature, l'ont touchée, remuée. Elle a la foi : son sens^^critique lui permet des

40 A PROPOS DAP.T DRAMATIQUE.

réserves, des désapprobations, mais elle n'est plus de parti pris; elle ne vit plus dans Taberralion de l'igno- rance où on l'entretenait. Je crois à la grande foide. Je crois à l'admirable sincérité qu'elle met à ratifier ses erreurs ou ses injustices; j'en ai eu la preuve. L'au- teur, en tout cas, n'a fait aucune concession dans les pièces qui ont suivi; au contraire, elles ne se différen- cient guère des précédentes que par plus d'âpreté; et le succès de celles qui avaient jadis rencontré le plus de résistance m'est garant que toute sincérité porte en elle son châtiment momentané et sa récompense futuj-e. Simple et mathématique constatation qui s'est répétée de génération en génération et qui peut, aux jeunes gens, servir de nouvel exemple. A force de se répéter dans l'histoire des lettres et des arts, cette expérience prendra peut-être un jour la valeur d'une loi générale. Un éditeur ayant eu la pensée de réunir les différents feuillets de route que l'auteur avait disséminés au hasard, je crois que le meilleur parti à prendre est de les transcrire ici, en toute sincérité et tels qu'ils furent brouillonnes au fur et à mesure de la bataille litté- raire. Les notes qui suivent n'ont donc qu'un intérêt restreint et tout documentaire. Ce sont des réflexions « d'avant-premières » qui parurent, éparses, dans diffé- rents quotidiens ou revues. On les a conservées et môme groupées ici, non point parce qu'elles servent de commentaires à des ouvrages désormais jugés, aaais en raison de quelques points de doctrine qu'il n'était peut-être pas absolument inutile de soustraire à l'oubli.

Décembre 1916.

I

Le Masque

COMÉDIE EN TROIS ACTES

Ri'présenlée pour la première fois sur le théilre du Vaudeville, le 24 mai f902.

Mais ne sut fil- il pas que lu sois l'apparence Four réjouir leur cœur qui fuit la vérité...

Baudelaire.

PERSONNAGES

ANDRÉ DEMIEULLE MM. Tarhide.

SICAULT Lerand.

FÉLIX nOUCHON G. Dubosc.

DARTIER Nertann.

VOIRON Paul Fugère.

GILLET Paul Numa.

DÉSIRÉ Baron fils.

LE DIRECTEUR Gildès.

LE PRINCE PALINKOFF . . . Ripert.

LOUIS Prika.

UN AGENT CoQuiLLON.

LE PIANISTE Alciriade.

Garço.ns et Machinistes.

GENEVIÈVE DEMIEULLE. . . M"" Réjane.

NETCHE EMS C Caron

GYSÈLE DARTIER Lucy Gérard.

PAULETTE Suzanne Avril.

VALGY Thylda.

BOUYOU Bernou.

LA PRINCESSE PALINKOFF . Andral.

THÉRÈSE Claudia.

EMMA DANNET Herval.

TIM Petite Prévost.

Le Masque

ACTE PREMIER

La scène même du théâtre pendant une répétition. Lourde

pénombre, Lne herse au fond. De vagues portants à droite et à gauche.

SCENE PREMIERE

EMMA DANNET, PAULETTE, BOLYOU,

VOIRON, GILLET, SICAULT, LE DIRECTEUR,

LE PIANISTE,

Une petite Fille, Acteurs, Machinistes .

< )ii aperçoit des machinistes qui posent un de'cor de jardin dans le fond de la scène.)

SICAULT.

Appuyez le rideau de fond!

LE DIRECTEUR.

Chargez le rideau de Zélie!... Le massif côté jardin!

SICAULT.

Allons, mes enfants, allons!

DES ACTEURS.

Prends garde, Bouyou!

( L'actrice interpellée se gare. ) EMMA.

Et n'écrasez pas les gâteaux!... Sauvez les gâteaux!,.. (Le.y acteurs se grt)u/>ent sur le devant du théâtre, près de la rami>e e'teintc, autour d'une petite table qu ils ont avancé c.\

M LE. MASQUE.

LE DIRECTEUR, aux machinistes. C'est ça... appuyez un peu à gauche... encore... là... Ça va!... Dites donc, Sicault, une minute...

(// disparai't dans les portants avec le régisseur Sicault.) EMMA DANNET, à une petite fille de cinq ans, i/ui a la bouche pleine d'un gros gâteau. Viens ici mon loulou... tu vas te faire écraser...

PAULETTE.

Il n'y a jamais que le pianiste d'exact ! Ce n'est pas des répétitions ça!...

VOIRON.

Comme tu manges salement, Bouyou!... Quel petit cochon !

PAULETTE.

Pas notre décor, je suppose, qu'on plante ?

{Elle quitte la table pour regarder le décor.) GILLET, haussant les épaules. Qu'est-ce que ça peut bien te faire?

PAULETTE.

Oh ! sur que pour une pièce pareille !... Ah ! ils peu- vent être certains de leur affaire! La tape ! Si j'étais le directeur, je m'arrangerais pour me faire payer le dédit.

GILLET.

Oui, il paraît qu'il y a dix mille francs de dédit. Bon à prendre ! Tandis que ça ne fera pas un sou ! Trente représenlations assurées. Ça en aurait fait quarante si ce.n'avait pas été joué par Valgy...

PAULETTE.

Faut-il qu'il soit gâteux pour monter une pièce pa- reille!...

VOIRON, se rapprochant. Je ne suis pas tout à fait de votre avis, ma chère amie... Il y a des choses intéressantes... mais c'est un peu subtil, je l'avoue, c'est un peu subtil.

[Mouvement général. Cris de : Ah ! le voilà ! le voi- là!... L'auteur, André Demieulle, entre. Chapeau haut de forme. Gros foulard.)

LE MASQUE. 47

SCÈxNE II Les Mêmes, ANDRÉ DEMIEL'LLE.

EMMA.

Eh bien... qu'est-ce qui vous est arrivé, Demieulle?...

PAULETTE.

C'est du joli!... L'auleur à la fin de la répétition maintenant... C'était à midi pour le quart et il est trois heures et demie.

EMMA.

Nous avons répété le deux sans vous et sans le gui-

:.cnol.

ANDRÉ, enlevant son pardessus. Tiens! parbleu... [Apercevant les gâteaux sur la table et dans les bouches.) ]e vois que VOUS ne vous embêtez pas!

PAULETTE.

Vous savez que la grande actrice n'est pas ?

ANDRÉ.

Ah :

PALLETTE.

C'est de l'aplomb !... Elle nous fait poser.

BOLYOU, très haut. Quelle dinde!...

GILLET, bas a Bouyou. Chut !... voyons... Tu fais la gaffe !

BOUYOU.

La gaffe ?

GILLET.

Voyons... Demieulle et Valgy...

BOUYOU.

Eh bien, quoi?... Après tout, on nesl pas ibrcé de savoir... ANDRÉ, se rapprochant de la table en enlevant ses gants. Ço a l'air bon ce que vous mangez là.

Mi LE MASQUE.

EMMA.

Il reste un éclair et un baba pour vous.

ANDRÉ.

Je prends réclair avec vos doigts, Dannel... merci.

LE DIRECTEUR, reparaissant dans le fond. Dites donc... Demieulle... deux mots...

VOIRON.

Le patron vous appelle.

[André remonte vers le directeur.^

LE DIRECTEUR.

J'ai fait poser pour vous le fond du décor du trois. Je mettrai un pavillon. Ça vous plairait-il en principe ?

ANDRÉ.

Vous m'aviez promis un décor neuf...

LE DIRECTEUR.

Bien sûr... bien sûr... je ne parle que de la planta- tion... On repeindra tout ça... J'ai des embêtements avec mes actionnaires, en ce moment. Vous comprenez?

EMMA, aux autres. Regardez le manger son éclair en causant... Oh ! mais ça a l'air sérieux!... Bouyou, sans rien dire, va lui offrir une croquette de chocolat.

[Bouyou prend la croquette. On entend André et le directeur.)

ANDRÉ, s' animant. Permettez, permettez... (Bou/ou lui offre la croquette. Machinalement il la prend et dit :) Merci.

(// continue la conversation, l'éclair d'une main et la croquette de Vautre.)

PAULETTE.

C'est qu'il la mange I... Il a une bonne tête!... [A Sicault ) Alors que répète-t-on, Sicault !

SICAULT.

Le trois...

LE MASQUE. 48

ANDRÉ, redescendant après avoir quitté le directeur^ qui disparaît. En passant près du pianiste .^ à mi-voix. La brute!

LE PIANISTE, se retournant. Hein?

ANDRÉ.

Ah ! c'est vous... je ne vous avais pas vu... Bonjour, monsieur... monsieur du piano... comment vous portez- vous?

LE PIANISTE, rectifiant.

Damianos.

ANDRÉ.

C'est ça, c'est ça... Damianos {Il passe.) A qui est •Ite enfant? A vous, Dannet?

GILLET.

Tu ne vas pas nous l'amener tous les jours, ton gosse?

EMMA.

Il te gêne?

ANDRÉ.

C'est vrai que vous êtes une des rares actrices ran- gées et mariées. C'est bien ça... Il ressemble à son père, d'ailleurs.

EMMA.

Il n'est pas de mon mari... Ah ! non, par exemple !... Avoir un enfant de mon mari, quelle horreur! Dire qu'il y a des femmes qui supportent celte idée...

ANDRÉ.

Alors, il est d'avant?

EMMA.

Non ; d'après.

ANDRÉ.

Ah ! parfait !

EMMA, sentencieusement.

La première chose, mon petit, quand on se marie, c'est de se faire une vie bien ù soi. Tout de suite que je me suis mariée, j'ai commandé mon ménage à dilTé- iculs fournisseurs. {A l'enfant.) Et maintenant, oust! va jouer chez le petit concierge...

50 LE MASgUE.

VOIRON.

Passe-moi le sac aux gûleaiix.

GILI.ET, à André.

Celle Dannel !... elle a vécu huit ans avec le dernier vaudevillisle el elle se croil obligée de nous servir des mois d'auteur gai... C'est effroyable.

ANDRÉ.

Oui, mais je l'aime bien, parce qu'elle a en tout une belle âme républicaine...

EMMA, à Voiron qui fait claquer le sac de papier aux oreilles de V enfant . Sale type, va!... lu vas la faire pleurer!... Gillel, veux-lu être assez gentil pour conduire ma fille chez le concierge ?

GILLET.

Comment donc.

EM.MA.

Va, avec le monsieur.

GILLET, entraînant l'enfant par la main et d'une i'orx mielleuse. Viens, mon coco. Tu entends ce que dit la grue de mère ?... Ah ! tu peux te flatter d'appartenir à une jolie famille... Viens chez le concierge, el si tu raf)pliques demain, lu peux être sûr que je le mettrai mon pelit pied dans le derrière, s'pas, mon coco ? l'enfant. Oui, monsieur.

EiM.MA, de loin. Qu'esl-ce que tu racontes là-bas?

GILLET.

C'est ta fille qui rv" 'lii '^'^s inconvenances.

{Ils sortent par le fond. )

LE MASQUE. 51

SCÈNE III

Les Mêmes, moins GILLET et La Petite Fille.

ANDRÉ, au régisseur. Je suppose qu'on ne va pas répéter dans celte demi- obscurité... [Souriant, poli et blaguant.) Sicault, pas d'éco- nomie pour les dernières répétitions? SICAULT, appelant. Charles!... Il est Charles.

UNE VOIX SOUTERRAINE.

Charles ?

SICAULT.

Donnez la rampe... la rampe, j'ai dit. {Un temps.) Vous n'entendez pas ?... {On donne la rampe.) Et éteignez la herse du fond.

PAULETTE.

Est-ce qu'on attend encore Valgy pour répéter le trois?

ANDRÉ, regardant paresseusement sa montre. Oh ! elle ne viendra pas à présent.

EMMA.

Si on téléphonait chez elle, savoir ce qu'elle est de- venue.

BOUYOU.

Quel est son numéro ? J'y cours.

EMMA.

Je ne sais pas.

BOUYOU, à Demieulle, avec impertinence. Vous le connaissez peut-être, comme par hasard?

ANDRÉ.

Non.

uouvou. En cherchant bien?

ANDRÉ, sans hésiter. ■J'.".oO.

b2 LE MASQUE.

BOUYOU.

Boum. .

[Elle sort en courant et en chantant.)

Vous pouvez bien m'aimer Moi, je m'en fous pourvu que je vive!

SCENE IV

Les Mêmes, moins BOUYOU.

GILLET.

Quelle gosse !

SICAULT, au pianiste. Monsieur Damianos, je crois que vous pouvez vous en aller...

ANDRÉ.

Je pense, en effet, monsieur Damianos, qu'on ne répé- tera pas la danse de madame Valgy aujourd'hui.

LE PIANISTE.

Je vais attendre encore. Je suis habitué...

VOIRON, ramassant un jouet. Oh ! chic !... la trompette du salé!... (// souffle dedans.) Moi qui ai toujours rêvé de jouer Hernani !...

EMMA et GILLET.

Assez!... Assez!... Raseur!...

SICAULT,

Voyons, mes enfants, commençons... En scène.

VOIRON, interrompant. Pardon... avant d'attaquer. [A André.) Dis donc, mon petit, un mot.

ANDRÉ.

Ce que vous voudrez.

LE MASQUE. 53

VOIRON, l'amenant face au public, sur le fiei'ant de la scène. Il y a quelque chose qu'il faut que tu changes à tout prix... non, non, lu ne peux pas laisser ça... impos- sible...

ANDRÉ.

yuûi!

VOIRON, prenant le manuscrit au souffleur.

Tu me fais dire à la fin de ma déclaration une imbé- cillité... mais ça, ça le regarde; c'est loi qui es l'auteur. Ce qui me regarde, moi, c'est le ton. Eh bien, voilà 'indication que tu as mise dans ton texte : Avec pas-

<>n; tu as marqué avec passion « Tes yeux, ta bouche, i surtout le plus exquis de tes charmes, ta bêtise!... »

Il bien! jamais lu ne me feras dire ça... jamais le nublic ne comprendra !...

ANDRÉ.

Cependant l'intention...

VOIRON, l'interrompant.

Tes intentions? Elles ne me regardenl pas tes inlen- t ions. On ne peut pas dire ces choses-là avec passion. Tandis que... ainsi... après « les yeux, ta bouche, et .surtout le plus exquis de les charmes », je me lève el avec mépris... comme ça... je laisse tomber... « ta bê- tise ! » Alors, oui, comme ça le public comprend...

ANDRÉ.

Mais le public, cher monsieur, nest pas une oie.

VOIRON.

Tais-loi, lu n'y connais rien... Le public est un idiot...

C'est un fait connu, mon bon... ce n'est pas toi qui y liangeras quelque chose. Personne ne peut savoir

pourquoi, mais c'est comme ça... Si tu prends chacun

en particulier, si tu causes avec des gens bien, dans un lion ou dans un café {Sourire de DemieuUe.) et ne "uris pas; je le prie de croire que j'ai fréquenté des «ns qui le valaient, dans ma vie! ils comprennent,

oui... mais sitôt qu'ils sont réunis dans une salle, là>

i>4 LE MASgUE.

devant toi... (// montre la salle.) ils deviennent comme des moules... Comment ça se fait, je n'en sais rien... mais c'est un fait établi, mon petit!

ANDRÉ.

Cependant...

VOIRON.

Tais-loi, je te dis... Tu n'as pas la prétention de t'y connaître mieux que moi ? Il y a trente ans que je joue et que je n'ai aucun succès... alors tu penses si je le connais, le public !

ANDRÉ, sarcastlque et amer.

En effet... pareille compétence...

VOIRON.

Si je te disais que ma femme n'a pas de tempérament, qu'est-ce que tu répondrais?

ANDRÉ.

Tant pis ! ou : ah ! ah !

VOIRON.

Rien. Tu ne répondrais rien... tu serais collé... Tu ne la connais pas ma femme ! [Avec un beau geste.) Eh bien, idem, attends de connaître le public, mon petit.

ANDRÉ.

Permettez... la comparaison entre voire épouse et le public ne se tient pas beaucoup, ou alors, si vous n'avez pas eu plus de succès auprès d'elle qu'auprès du public, il y a quelqu'un qui me renseignerait mieux que vous- même sur les goûts de votre femme... c'est son amant.

VOIRON.

Tu crois? (// siffle.) Gillet, le monsieur veut te de- mander un renseignement... cause-lui.

[Kt il s'en va, superbe.) GILLET, s' approchant aimablement.

Monsieur Demieulle !

ANDRÉ.

Rien, rien, c'est une plaisanterie de Voiron.

LE MASQUE. 55

GILLET.

Ah ! Lien !... {Un froid.) Il en a parfois de lerribles... Ah ! on n'en fait plus de ce genre. C'est le type du vieil acteur.

ANDRÉ, clans les dents.

Du vieil acteur...

GILLET.

Qui a connu le panache.

ANDRÉ, de même. Qui a connu le panache...

[Silence. Ils se saluent et se se'parent.) SICAULT.

Y sommes-nous?

LE DIRECTEUR, entrant.

Une minute ! (// appelle.) Sicault ! (// lui parle bas.) Dites donc, elle commence à ra'embêter Valgy. Tachez de l'asticoter ferme, en répétant... Si on pouvait lui faire payer son dédit!... Trente mille francs î... Elle est très nerveuse ces temps-ci... Compris?

SICAULT.

Bon, patron.

SCÈNE V Les Mêmes, BOUYOU, VOIRON.

BOUYOU, rentrant par le fond.

On a répondu que madame était partie il y a déjà un bon moment pour sa répétition et qu'elle avait été souffrante.

EMMA.

Ah! chérie!... Les ivresses!

SICAULT.

Allons, répétons, voulez-vous, en attendant, la fin de

5(> LE MASQUE.

la scène du deux. En voilà une qui commence à nous raser ! . . .

PAULETTE.

Et la coupure?... Il sérail temps de la faire, celte coupure !...

ANDRÉ.

Oui... après. On coupe toujours bien assez tôt!

SICAULT, arrangeant. La mise en scène... Une chaise là...

(Le (^recteur a Juparu.) GILLET, à Bouyou. Qu'est-ce que c'est que ce livre que tu trimballes sous le bras ?

BOUYOU.

Je ne sais pas... On me l'a prêté.

GILLET.

Elle est étonnante celle petite!... Tout ce qu'elle trouve chez ses amis elle le chipe... Et ce qu'elle en a de petits amis!... On lui envoie tous les jours dans sa loge, les uns des caisses de pruneaux, les autres des lampes à pétrole... C'est ainsi qu'on l'entretient, celle petite. Tenez, elle n'a pas couché chez elle, eh bien, ce matin, il a fallu qu'elle chipe ce livre... (// le prend.) La chasse aux fauves.

ANDRÉ.

Bigre!... C'était un dompteur...

SICAULT, finissant la plantation. L(^ canapé par ici...

GILLET, à Bouyou.

hn boiiniK'. pourquoi t'appelle-t-on Petit Bouyou ?

BOUYOU.

Parce que je dis comme ça bouyou au lieu de bon- jour... Ça m'est resté.

vomON, sur le devant du théâtre., en se protégeant de la lumière de la rampe a\>ec le bras. Quel beau théâtre, tout de même!... Regarde-moi ça... Quelle salle!...

LE MASQUE. 57

GILI.ET.

l£l le lustre !... Quel lustre !...

VOIRON.

Quel dommage qu'on ne joue ici que des cochonne- ries!... Quand je serai directeur ici, on ne jouera que du drame... Il faut de l'idéal!... Jetons de l'idéal aux foules !

GILLET.

Moi, après toi, quand tu auras fait faillite, je ne joue- rai que l'opérette!... je sens l'opérette là-dedans. SICAULT, hurlant.

Place au théâtre!... {A Vairon et à Gillet.) Eh bien, que faites-vous là?

VOIRON.

Nous rêvons. Nous rêvons.

GILLET.

SICAULT.

Allez, fichez le camp...

VOIRON, en s'en allant, à Gillel. Et, d'ailleurs, que sommes-nous?... Un siècle d'opé- rettes ! Quand la France est dirigée comme elle l'est !...

ANDRÉ, haut.

Quelqu'un sait-il si mon ami Ronchon est venu me demander?...

EMMA.

Non, je ne crois pas.

SIOVULT.

Na, ça y est. Toi, Paulette, prends au monologue, EMMA, bas à Andrc\ pendant que Paulette <>« s'asseoir sur une chaise à l' avant-scène. Vous ne pouvez pas vous en passer de votre ami Rouchon... Qu'est-ce qu'il fait dans la vie. volro ami Rouchon?

ANDRÉ.

Rien, il est mon ami... C'est sa fonction... C'est un gan^on sans apparence, comme ça... mais très fin...

58 LE MASQUE.

toute l'amitié, avec ses petites attentions, ses suscepti- bilités aussi... ses bouderies quand...

PAULETTE, titr sa chaise, se retournant . Chut ! un peu de silence, Emma, s'il vous plaît, l'au- teur!... on ne s'entend pas ici... C'est pas des répéti- tions ! Ah !

GILLET, au fond avec Bnuyou. Qu'est-ce qu'elle a à pousser ses soupirs de panthère ?

ANDRÉ, à Paulette. Alors, mademoiselle, souvenez-vous (pio, dans la pièce, le plus exquis de vos charmes, c'est votre bôtise... dans la pièce seulement. Tâchez d'être bien bote. Vous représentez la Viennoise sentimentale.

[Paulette est face au public. André à gaucJte. Les autres dissémines.)

PAULETTE, commençant . « Et que m'importe, après tout!... Vicomte, oui, cer- < tes, mais un titre suffit-il à combler le vide d'un tel « cœur... Ah! vous croyez que vos instances, vos objur- « galions... Que non pas!... Charles est toujours pré- « sent à ma mémoire, et le souvenir n'est pas loin, d'un « soir, où, au clair de... > [Elle s'arrête, regardant le trou du souffleur.) Merci!... Je te dis : merci!... Faut-il ôlre bêle pour souffler : lune !... Quoi... Ça m'est égal ! Je le prie de ne rien m'envoyer! {Elle reprend.) c Charles est « toujours présent à ma mémoire et le souvenir n'est « pas loin d'un soir, où, au clair de lune, nous échan- « geûmes ce que vous appelleriez avec ironie les pre- * micrs serments de la grisette, vous dont le cœur, sans « faiblesse, alors que... alors que... » Allons! allons! Ah! zut! quand je sais, il souffle, et quand je ne sais plus, il ne souffle pas!...

LA VOIX DU SOUFFLEUR.

Mais c'est vous qui m'avez dit...

PAULETTE.

Parbleu! Tu me fais perdre la mémoire... Tu me troubles... Maintenant, ça y est... je suis troublée.

LE MASQUE.

LA VOIX DU SOUFFLIÎUR, daii'! le trou, dominant Le tumulte. Il y a vingt ans que je suis souffleur de théâtre subventionné!...

PAULETTE.

Ah! Ah! C'est ça qui m'est égal!... Je m'assieds sur les théâtres subventionnés !

SICAULT.

Voyons, mes enfants, voyons, un peu de calme... Nous n'arriverons à rien...

PAULETTE.

Je suis troublée, je le sens bien...

VOIRON.

Mais non... mais non... iu es lucide...

(On l'entoure, on la presse... Moment de brouhaha d'où Von entend par moments cette exclamation : « Je suis troublée ». Enfin, tout se calme.)

PAULETTE.

Je veux continuer... Mais qu'il ne recommence plus... Et puis je passe le monologue... Je prends quelques répliques avant l'entrée de Gillet... « J'aurai l'énergie... quoi qu'il advienne... Mon pauvre Charles! »

(.-/ ce moment, dans le fond du théâtre, le concierge du ihéiitre fait dei gestes pour être eu de l'auteur... Il tient une carte à la main.)

AN^DRÉ, à voix basse, sans bouger. Qu'est-ce que c'est?...

I E CONCIERGE, faisant un cornet de ses mains par-dessus la tète de Paulette.

Monsieur Ronchon....

(André fait signe de faire vn/rcr. Le concierge dis- parait.) ANDRÉ, « Félix Rouchon qui apparaît dans le fond.

PsSSt! ' ^ , .

(Félix s'avance sur la pointe des pieds pendant que Paulette continue.)

60 LE MASQUE.

SGÈNF Les Mêmes, FÉLIX.

ANDRÉ.

Assieds-loi là... sans bruil!

[Félix s'insta/le à côté de Demieufle, sur la gauche.) PAULETTE, continuant. « ...Ma vie est brisée!... Soit... Je sais ce qu'il me « reste à faire !... Charles saura (oui. »

ANDRÉ, bas à Félix. Ça va?

FÉLIX, mcme jeu. Merci... Je viens de faire des achats avec ta femme dans les grands magasins. Nous t'avons acheté de l'eau dentifrice et de la pâle à barbe.

PAULETTE, sanglotant. « Il ne me reste plus que cette issue... »

ANDRÉ, bus.

Est-ce qu'elle doit venir, Geneviève?

FÉLIX, bas. Elle a dit que, peut-ôlre, elle viendrait te chercher... Si non, elle te prie de ne pas rentrer trop tard pour dîner.

PAULETTE.

« Lui!... Regardons-le donc en face, celui qui a été le pâle amant de mes rêves! »

SICAULT.

Gillet, à toi !...

GILLET, de la coulisse. Voilù.

PAULETTE, répétant. « ...Pâle amant de mes rêves. »

GILLET, apparaissant, « Madame, la voilà donc, cette explication tant d(fsi- rée! »

LE MASQUE. 61

SICAULT, dune vole de stentor. Non :

{Un temps. Silence général )

SICAULT, après avoir joui de son effet., d'une voix très simple. Je le demande pardon de l'interrompre, mon vieux, liais voilà déjà plusieurs fois que je le vois faire cette afouillade... ce n'est pas ça du tout... ce n'est pas une Mirée... [Elevant la voi.r.) Je sais bien que maintenant est à la mode... on dit : « Madame, je vous aime et je lis me jeter par la fenêtre », comme on dit : « Il fait chaud, j'enlève mon paletot... » Ce n'est pas de la réalité, ça, c'est du réalisme!

UNE VOIX, partie on ne sait doit. Bravo !

SICAULT.

Je ne demande les approbations de personne... Eh bien, ça ne veut rien dire du tout ce que tu fais là... est l'émotion? est-elle? L'émotion, ça ne se cache pas, ça se montre... et même il faut la transposer... Transpose, mon vieux!... Qu'est-ce que c'est qu'une statue sans socle?... rien du tout... eh bien, la statue c'est la vérité, el le socle, c'est le théâtre!.. Voilà... Par conséquent, voilà comme il faut poser ça... Tu entres... (// va prendre la place de l'auteur et joue.) rapidement... Tu enlèves ton chapeau.

(5lLLET, ironique. Dans le salon?

SICAULT.

Naturellement... Tu enlèves ton chapeau, lu le poses sm' la chaise... Dans un salon chic, il y a toujours une chaise à côté de la porte d'entrée... là... et lu t'avan- ces... la main sur le dossier d'un fauteuil : « Madame, voilà donc, celte explication tant désirée... » Voilà, à la bonne heure... c'est quelque chose... ça a de la ligne... ça a du... Recommence.

«2 LE MASQUE.

(;iLLET.

Moi, ji' \eii\ liicii 11 rulever mon chapeau et mou par- dessus ({ue dans le salon... seulement... alors le domestique, qu'est-ce qu'il fait, le domestique?... SICAULT, xe retournant, terrible. Il est sorti, nom de dieu !...

{^Au moment oh Gillet va recommencer son entrée, bruit de jupe dans le fond. Madcune Valgy entre en coup de vent. C'est une très jolie fille, encore jeune, très maquillée. Un silence glacial l'accueille.)

SCÈNE VII Les Mêmes, VALGY, puis GENEVIÈVE DEMIEULLE.

VALGY, qui s'aperçoit de l'accueil. Oui, oui, je sais bien... mais je me lè-ve, mes enfants. J'ai attrapé un refroidissement terrible... j'ai dîné hier soir au Bois... et toute la nuit, sueurs, fièvre... Oh! cette voix!... non, mais écoute ça... hum! hum!... C'est épouvantable î...

( Elle va rapidement à André sur le devant de la scène . )

P.\L"LETTE, derrière son dos. Ah! ma vieille, si tu n'étais pas la maîtresse de l'auteur, du directeur et du Minisire de l'Agriculture ! .\.NDRiî, bas. Il fallait me faire téléphoner.

VALGY, bas.

Comment donc!... Et ta femme? Vois-tu ta femme i l'appareil. « Est-ce que le coco est là? » Bonjour, coco... ii\\ bien?...

ANDRÉ.

Quoi ?

VALGY.

Eh bien, je te dis bonjour, tu pourrais être poli..

LE xMASQUE. «»3

Qu'est-ce que tu as fait ces jours-ci? Tu m'as beau- '^oup trompée?

ANDRÉ.

Merci, pas mal, et toi?...

VA.LGY, se retournant , aux autres. Si vous croyez, mes enfants, que je vais répéter avec '"ette voix-là...

EiMMA.

Charmant! Délicieux!...

VALGY.

Je répéterai la petite danse, si vous voulez... C'est même d'ailleurs pour cela que je suis venue.

SICAULT,

Allez, oust! changement à vue... A la pantomime!... Quel métier!... S'il ne vaudrait pas mieux faire des chaussons de lisière !

VALGY, a André', en enlevant ses fourrures.

Dis-moi quelque chose de gentil pour me réchauffer le dos...

ANDRÉ.

Mignemigne.

VALGY.

Ah! ça s'en va, mon garçon... ça s'en va!... est-il le temps tu venais d'abord mettre ta tête là, pour renifler le parfum de ma fourrure... et je te retroussais la moustache pour voir ce qu'il y avait dessous!

ANDRÉ.

Pas loin... Trois mois.

VALGY.

Bah ! et puis après !... Ça s'en ira si ça doit s'en aller, n'est-ce pas?... faut pas se faire de bile!... [Haut.) Allez monsieur Damianos... à la ritournelle !... Non, mais celle voix !

F.MMA.

Je t'ai déjà indiqué mon docteur... il est épatant... Au fond, lu n'es (|n';ni('niit|ue... Je connais une dam

64 LE MASQUE.

du monde, de mes amies, qu'il soigne avec de la viande crue...

VALGV.

C^onnu !

EMMA.

Non, pas connu!... des kilos de viande crue sur la figure, un peu de Champagne de temps en temps...

ANDRÉ.

?]t une rose entre les dents.

EMMA.

Elle reçoit comme ça à son jour.

ANDRÉ.

Vous me présenterez.

GILLET.

Mais c'est dégoûtant ce que tu nous racontes !

FÉLIX, a André ^ en le prenant par Le bras. Dire que tu as l'air à l'aise parmi l'écœurement de tous ces propos !

ANDRÉ.

N'en dis pas de mal... C'est la poésie même du lieu cela fait partie de l'atmosphère mélancolique et chère de ces répétitions voilées d'ombres... et je les aime comme les dévotes doivent aimer l'élernuement du sa- cristain... N'en dis pas de mal. Ce sont les bruits de chaise de l'église...

SICAULT.

Vous êtes libre, Paulette, pour aujourd'hui ?

PAULETTE.

Non, je reste voir les ébats chorégraphiques de Valgy... Qu'est-ce qu'elle fait? Elle enlève son corsage... Eh bien, et ce rhume?

VALGV,

Zut! tant pis!... Je ne peux 'pas répéter ces mouve- ments-là dans des entournures.

GILLET.

C'est imbécile... Vous allez attraper la mort.

LE MASgUE. 65

VALGY.

Eh bien, en attendant, veux-lu t'éiendre sur ton ca- napé, suivant la mise en scène... Ah! à ce propos, monsieur Demieulle, comme sentiment je ne me trompe pas, n'est-ce pas?... Mon amant est, au fond, très furieux de me voir engagée dans un music-hall, parce qu'il ne me croit aucun talent, et...

GILLET.

L'imbécile !

VALGY.

Alors, après la scène d'engueulade (que nous passe- rons aujourd'hui), je lui danse mon pas de ballet, et, ce faisant, je tâche de l'exciter...

voiRON, rectifiant.

De l'enivrer, divine amie...

ANDRÉ.

Oui, oui... Vous avez très bien donné la dernière fois. C'était tout à fait ça... comme une vision... la vision du plaisir moderne... Que ce soit très canaille olirès harmonieux à la fois. {Souriant.) N'est-ce pas? vous voulez bien?

VALGY.

Compris. {A GUlet.) Tu vas voir ça, mon colon. Tu n'as qu'à te bien tenir.

GILLET, qui figure l'amant en question, .l'installant sur une chaise. P:i-.st'-moi la Chasse aux fauves. Bouyou...

\ ALGY.

Allez, Damianos... seulement très en sourdine, s'il vous plaît, un murmure à peine... que je cherche des choses en répétant...

ANDRÉ.

El surtout pas de poésie, hein ?... Café-concert, que ça sente bien la fumée de tabac... C'est ça... na... na... na... {Il fredonne .) na... na... na...

VALGY.

Allendez! attendez!... je suis intimidée... Une se-

66 LE MASQUE.

conde, que je me recueille... [Elle met les mains sur la figure, puis brusquement.) Ole posada celle aranga... comme disait un de mes amants qui était marchand do nougat espagnol. {A André.) Te frappe pas, mon coco, c'est pas vrai, c'est de l'esprit... Attention !... mar- chez!...

[André et Félix sont sur la gauche, Bouyou se trouve près du piano et du pianiste, à droite, aux deux tiers de la scène. Gillet sur des chaises figurant un canapé, au milieu. Les autres dans le fond. Et Valgy commence à esquisser son pas, à la façon des danseuses y près du piano, presque sans bouger avec des jetés battus indiqués par les mains. Musique douce.)

ANDRÉ, à Félix. Elle est jolie, hein?

FÉLIX.

Non... elle n'est pas.

ANDRÉ.

Parce que tu ne sais pas voir... Et puis, toi, tu n'ai- mes pas les femmes.

FÉLIX.

Si, je les aime bien... à ma façon. J'aime bien les faire causer, leur payer des gâteaux, les mener dans le? magasins, leur acheter des petites affaires pas chères... un sac de cuir par exemple, à sept francs quatre -vingt... bricoler... Oh ! bien sûr que je ne partage pas tes enthousiasmes ! Mais je t'assure, je ne comprends pas... Il y en a mille sur le pavé de Paris comme celle- !... Qu'est-ce que tu lui trouves d'extraordinaire? Sérieusement je ne comprends pas que tu trompes ta femme pour un être aussi insignifiant.

ANDRÉ.

Mais, imbécile, crois-tu que je l'aime cette femme? Ou du moins que ce soit elle-même que j'aime?... Allons donc ! La femme, vois-tu, c'est l'action des pares- seux ou des artistes. C'est la seule qui leur soit per-

LE MASQUE. 67

mise, el qui résume pour eux toute la vie extérieure... La femme alors devient une sorte de voyage, d'exode... Je l'aimerais celle-là, liens, dix fois plus canaille encore pour tout ce qu'elle m'apporte de vie vraie... Les con- templatifs comme nous d'un travail ou d'une épouse trop à nous, ont besoin de ces sorties vitales, et juste- ment je l'aime, elle, pour son histoire commune, son passé; elle est un bain de réalité... Quand j'en aurai assez, soit, stop! En attendant, voilà ce qui s'appelle aimer. Le reste, c'est affaire à charretiers.

FÉLIX.

Eh bien, (pi est-ce que tu vois en celle-ci, par exem- ple ? A quel voyage t'entraîne-t-elle?

ANDRÉ.

Ah ! mon cher, je voudrais te faire comprendre cela avec des mots... Regarde-la, tiens...

(Geneviève Deniieulle apparaît à un portant de droite. Elle est presque complètement cachée à André' par le piano et le portant du jardin.)

GENEVIÈVE, bas à Bouyou. Bonjour mademoiselle.

BOUYOU, se retournant. Oh ! bonjour, madame... je ne vous voyais pas... Monsieur votre mari est là. Voulez-vous ma chaise?

GENEVIÈVE.

Merci, merci.

[Elle se tasse timide dans un portant. A ce mo- ment, f^algy se laisse entraîner à la danse. Et elle la danse vraiment joyeuse et dépoitraillée. Le piano murmure.)

ANDRÉ, continuant, à Félix, sans avoir remarqué

rentrée de sa femme.

Oui, regarde... tiens, ces yeux, ces épaules, qui ont

l'air de s'allumer et de crépiter seulement à la lumière

du soir, du beau soir tumultueux des appartements...

cette chair spéciale, prêtée, qui n'est pas à moi comme

■file de ma femme... J'aspire avec elle la vie même

68 LE MASyUE.

de son milieu... Je .suis avec elle les raille désirs anonymes d'hommes qui l'ont exaltée... Cequej'étreiiLs en elle, mais c'est tout le paysage de vie qu'elle apporte. Tiens, en ce moment, elle s'est assise, elle s'étend... regarde-là... eh bien, elle devient pour moi toute la lassilude nocturne de la femme... son dos calé est celui qu'emporte toutes les nuils le petit mystère galopant des voitures, le dorlotement caoutchouté, lu sais, qui traverse la nuit si vite, si vile, l'âmedeParisqui l'écoute passer. [Dans les petits -silences, on entend la voix de Geneviève à Bouyou, de l'autre côté de la scène, elles causent à mi-voLr.) Hop! droite! immobile, mainte- nant... seuls les cinq doigts se trémoussent sur la bagueUe, ces cinq petils doigts nus, car les doigls ont aussi leur nudité que n'ont pas les mains d'épouses, si nus que le bois .semble rude à leur toucher, mais c'est toute la liberté ailée de la caresse, c'est le coup d'aile d'oiseau qui a passé!... Les jupes secouées, envolées, comme elles sont gaies, comme elles sont vivantes ! Cette chair de femme engendre la vie, la belle vie ani- male de tout ce qui la touche, l'étreint. Elle est un geste rose de la vie... Ah! au contraire, le gris ennui fidèle de la chair à moi, quand je vais rentrer tout à l'heure... Et tout ça me dit zut, et tout ça se fiche de moi, tout ça me crie : suis-moi ou ne me suis pas, qu'est-ce que ça me fait?... Et celle vie-là me fortifie, m'emporle... Elle n'est pas, cette femme, seulement la joie, mais elle est surtout la joie des autres... voilà, voilà, .surtout cela, comprends- tu... la joie des autres! et j'aspire celte joie comme un voyage, comme une force, comme du bon soleil, comme la santé et l'espace. Elle est la vie, la vie, la v...

VALGY.

Ouf ! mes enfants, quelle suée !

[Applaudissements .) TOUS.

Bravo, bravo, c'est très bien.

LE MASQUE.

ANDRÉ.

Tout à fait, tout à fail bien.

VALGY.

Vous navez pas regaixlé. Vous avez bavardé tout le temps.

VOIRON.

Ma fille, ça ne fait rien que tu soies malade, ne guéris pas... ne cherche pas mieux... c'est exquis et joué... (Il fait claquer la langue), comme ton pied !

FÉLIX.

absolument...

VALGY, rian(. L'autre qui dit : absolument î

GILLET.

Vous ne savez pas qui vient d'entrer dans le cabinet du patron ? Darlier.

GENEVIÈVE, qui est restée dissinnilée derrière son portant,

de façon qu'on ne puisse pas la voir, bas à Bouyou. Dartier? qui?... l'auleur?

BOUYOU.

[ Oui, le père Dartier...

VOIRON, aux autres.

Il vient voir si ça va être la tape ici... J'espère que le patron ne va pas nous l'amener sur scène, cette vieille brute.

GILLET.

Iiistement les voilà. Chut !...

GENE\lÈVE, à Bouyou, en un mouvement de retraite. ' )h ! bien, si ce sont les Darlier, je me sauve.

BOUYOU.

Vous partez, madame?

GENEVIÈVE.

Oui, je ne voudrais pas me rencontrer avec eux, ça me .serait désagréable... je reviendrai tout à l'heure, dans un instant, à la fin. {Apvis une hésitation.) Dites-moi?

BOUYOU.

70 LE MASgUE.

(;eneviève. .)(; I luiï. «jur ]>cr.s()iiiio ne m'a aperçue; alors ce n'esL pas la peine de leur dire que j'étais venue, n'esl-ce"pas?

bOUYOU.

Ces! enlon.lu, madame.

GENEVIÈVE.

Au revoir, mademoiselle... {Revenant.) Même pas à mon mari, n'est-ce pas?... c'est parce que comme ça n'a pas d'importance, vous comprenez...

BOUVOU.

Oui, ou!, parfaitement.

GENEVIÈVE.!

Merci.

[Elle disparaît.)

SCENE VIII Les^^Mêmes, mof«s;GENEVIÈVE.

VALGY.

Je suis esquintée.

ANDRÉ.

Il y a de quoi.

VOIRON, regardant danx la coulisse. Il a encore'grossi depuis hier, le père Dartier.

VALGY, s'' approchant d'André, Ce n'est pas^ta femme qui était contre4e portant?

ANDRÉ.

Ma femme? Elle est là?

FÉLIX.

Elle est là? Tiens!...

ANDRÉ.

Je vais voir.

(// sort par la [droite pendant que Dartier et sa' fille Gysèle arrivent du 'fond^ accompagnés du direc- teur.)

LE MASQUE.

SCENE IX

VALGY, VOIRON, GILLET, EMMA, PAULETTE,

SICAULT, FÉLIX, BOUYOU, ^ DARTIER, GYSÈLE, LE DIRECTEUR, puis ANDRÉ.

DARTlER, bruyant. Je ne vous dérange pas?

EMMA.

On finit...

DARTIER.

Bonjour, mon petit... Bonjour, Emma... Tiens, vous :es engagée ici, vous?

EMMA.

Vous voyez.

LES ACTEURS.

Maître... Bonjour, cher maître...

DARTIER.

Demieulle n'est pas ?

EMMA.

Si, il doit être là.

GILLET, à Voiron, sur la gauche.

Quelle est la femme qui accompagne Dartier? Elle -l jolie?

VOIRON.

C'est sa nile.

GILLET.

Alors elle est laide.

DARTIER, à sa fille.

Je le présente mademoiselle Valgy.

ANDRÉ, revenant à Félix. Mais non, elle n'est pas là... (A Bouyou.) Madame i Demieulle n'était pas là, n'est-ce pas, Bouyou?

BOUYOU.

Non, je ne l'ai pas vue.

72 LE MASQUE.

ANDRÉ.

Tiens ! Darlier !

DARTIER.

Ça va, mon petit?

GYSÈLE, .s' avançant . Bonjour, monsieur.

ANDRÉ, à Cyscle. Ah ! ça, par exemple, c'est gentil de venir nous voir...

DARTIER.

J'étais monté causer avec Garthez, au sujet de la conférence que je fais ici au samedi populaire pro- chain... ma fille était dans la voiture... alors, elle est montée vous dire bonjour. . On travaille ferme ici? Cm marche?...

ANDRÉ.

Votre pièce passe après la mienne, n'est-ce pas?

DARTIER.

C'est Garthez qui le dit. Ce n'est pas une raison... Ce vieux Sicault, ça me fait toujours plaisir de le revoir.

GILLET, à Voiron, continuant, sur la gauche. Ah ! c'est sa fille !...

VOIRON.

Tu ne l'avais jamais vue?

GILLET.

Elle est... honnête?

VOIRON.

Elle n'a que dix-huit ans, ce n'est pas difficile... En tout cas, ça ne pourra pas durer longtemps.

GILLET.

Pas le sou dans la maison ?

VOIRON.

Et le diable en a assez d'être tiré par la queue. . . ça le fatigue.

GILLET.

Je croyais qu'elle allait entrer au théâtre?

LE MASQUE. 73

VOIRON.

Elle n'a plus que ces deux partis à prendre... un liant ou monter là-dessus, comme nous. DARTiER, passant sur le datant du théâtre avec le directeur. A Emma, en lui tendant un journal. Tiens, regarde si je ne parle pas de toi, mon enfant, i Garthez.) Comment est la pièce de DemieuUe?

LE DIRECTEUR.

Pas plus idiote que les autres pièces, mais pas moins.

DARTIER.

Alors, pourquoi la montez-vous ?

LE DIRECTEUR.

Parce que nous nous croyons obligés de monter des pièces. C'est le moyen de perdre un peu plus d'argent que si on n'en montait pas... Enfin ! Ah ! si le bougre pouvait retirer sa pièce! Il y a un dédit de 10 000 francs ! Je me payerais une petite maison à Berqueville-sur-Mer!

DARTIER.

V propos, vous serait-il égal, puisque nous sommes en inpte, de m'avancer le montant de ma conférence?

LE DIRECTEUR.

Mais comment donc, cher maître, avec plaisir... seu- ment, je vous l'ai déjà réglée.

DA RTI ER , négligé .

Ah? Au fait, c'est vrai... Celle du Rire de Molière, vous êtes sûr ?

LE DIRECTEUR, férocement souriant. Mais ça ne fait rien... Ce sera pour Les larmes de icine, quand elle viendra... Voulez-vous passer une inule dans mon cabinet, puisque nous y sommes?

DARTIER.

Ç^a ne vous dérange pas ?

LE DIRECTEUR.

Au contraire. Ça me fait un plaisir énorme.

(//ç sortent.)

i

LE MASQUE.

SCÈNE X

Les Mêmes, /WO///Ç LE DIRECTEUR e/ DARTIEB.

SIC.VULT, interrompant la conversation générale. Je vous demande pardon, monsieur Demieulle, mais je voudrais savoir si nous avons fini.

ANDRÉ.

Oui.

PAUI.ETTE, rageuse. C'est possible, mais je vous avertis que je ne partirai pas sans avoir ma coupure.

ANDRÉ.

Ah ! oui. Eh bien, elle est faite, la coupure... il n'y a ffu'à copier dans le manuscrit...

PAULETTK.

Eh bien, allons-y ! Emma ! Bouyou ! ANDRÉ, bas à Gyscle Dartic

Jai deux mots à vous dire... mettez vous j)re!^ du piano... si, si... je suis à vous. [Se retaumant vers les acteurs.)\\ y a quelque chose à copier... Sicault, voulez- vous coUationner avec soin.

EMMA.

Eh bien, et vous?

ANDRÉ.

Moi? Jamais de la vie!... J'en ai assez de ma pièce... Tenez... voilà comment on va s'arranger... Voilà la table. (// prend la table sur le devant de la scène et la porte dans le fond du théâtre.) Vous allez VOUS mettre autour comme des beaux, sur vos petites chaises... Le manus- crit est très net...

PAULETTE.

Mais nous avons besoin de...

ANDRÉ, vivement. De Ronchon. Au lait, mon vieux... tiens le manuscrit, lu me rendras service...

LE MASQUE. 75

lÉLiX, bas^ suffoque. Tu en as de l'aplomb !

VOIUON.

Allez, le Rouchon... Sacré Rouchon des familles!...

PAULETTE.

Au travail, Rouchon!...

ANDRÉ.

D'ailleurs, si vous voulez des explications, je ne suis pas loin... Seulement, la politesse... (// montre Gysèle. Il quitte le fond et vient près de Gysèle qui feuillette une parti- rinn, appuyée droite derrière le piano.) Dites donc, quelle

ipprise!... C'est gentil d'avoir tenu la promesse que

lUS m aviez faite, l'autre soir, chez les Stimpfer, de

■nir me voir à ma répétition.

GYSÈLE.

N'est-ce pas?

ANDRK.

Oh! mais, je suis ravi, vous savez...

(/Z s'asseoit sur le tabouret de piano.)

GYSÈLE.

C'est vrai?

ANDHÉ.

.Je vous revaudrai ça.

GYSÈLE.

Vous me donnerez un rôle?

AISDRÉ.

Ce n'est pas sérieux?... Vous n'allez pas entrer au théâtre?

GYSÈLE.

Rien de plus sérieux.

ANDBÉ.

\ DUS aurez tort... Oh! mais je suis content, content!... ! ai beaucoup pensé à vous depuis notre soirée chez < Stimpfer... Mais laissez donc ce morceau de piano anquillt'... nuisque je vous parle.

GYSÈLE.

Oh! mais vous avez des autorités d'artiste!...

70 LE MASQUE.

ANDRÉ.

Vous aimez les artistes?

GYSHLE,

Dieu non ! je les ai en horreur

ANDRÉ.

Pourtant, voire père?...

GYSÈLE.

Papa?... Est-ce que c'est un artiste, voyons!...

ANDRÉ, riant. J'aime à voir que vous êtes intelligente... Etes-vous vraiment intelligente?

GYSÈLE.

Mais c'est un inventaire.

ANDRÉ.

Oui. Quand j'approche une femme pour la première fois, tout m'étonne en elle... Et puis, vous m'intéressez comme un animal très jeune... une jolie bête d'appar- tement.

VOmON, danx le fond, a Valgy, à la table sont ranges les acteurs,. Dis donc... regarde ton chouchou qui fait la cour à la dame...

VALGY.

Eh bien ! De quoi te môles-lu? Si ça l'amuse, cet enfant.

voinoN. Ah ! très bien ! . . .

GYSÈLE, à André' qui la fixe. Quand vous aurez fini de me regarder !

ANDRÉ.

C'est que c'est très drôle, votre figure... Vous avez un peu les paupières bleuies de fièvre là-dessous, et transparentes comme la peau des petits canaris qui viennent de naître... C'est très joli.

GYSÈLE, riant. Vous êtes drôle.

LE MASQUE. 77

ANDRÉ, essayant de lui prendre la ma./i dan-t le manchon,

sur le piano. Elle la retire.)

Et là, qu'est-ce qu'il y a? (// garde le manchon à la

main. Je ne peux jamais voir de ces petites afîaires-là,

<ans avoir envie de tout retirer... Il n'y a pas de bête

i-dedans, au moins? Ah! c'est que je connais des

lames qui ont toujours à l'intérieur des ouistitis, ou des

petits cochons d'Inde.

GYSÈLE.

Ne vous gênez pas, farfouillez!... Eh bien, eh bien, il va lire mes lettres, maintenant?... [Un temps.) D'ailleurs, ous pouvez voir ; c'est de la sœur qui m'a élevée au ouvent...

ANDRÉ, tripotant une carte-téle'gramme ouverte. Fichtre!... elle vous envoie des petits bleus?... On -t moderne dans votre couvent... Alors, je peux re- arder la signature? (// lit.) Soso... La sœur Soso!... h! bien, à la bonnr heure!

GYSÈLE.

Il faut VOUS dire que c'est un diminutif, un diminutif amilié... Elle s'appelle madame Sorèze... alors, n'est- pas, de Soso à...

ANDRÉ.

Oui. il n'y a qu'un pas... Ah! vous avez été élevée au -uvenl! .. D'ailleurs j'aurais m'en douter; à votre laînc, il y a des médailles... [Jouant avec sa chaîne de t.) Qu'est-ce que c'est que cette sainte préférée, c'est lie sainte?

GYSÈLE.

Non. C'est Jeanne d'Arc.

ANDRÉ, souriant indéfini ssablement.

(iardez-la longtemps, mon enfant!,.. {Reprenant.) Alors, dites encore... parlez-moi de vous... Vous avez des principes... C'est bien, ça... 'Vous croyez au bon Dieu?

GYSÈLE.

Non, le bonDieu, je n'y crois pas... (<^/>rè.v avoir re' fléchi <:' seconde.) La Sainte Vierge, j'y crois...

78 LU MASQUE.

AND HÉ.

Esl-elle gentille!... Il faudra venir me voir... Venez ch»'/ iTH li demain dans l'après-midi, à deux heures.

GYSÈLE, feuilletant une partition. Quelle est cette partition? Il y a de la musique dans votre pièce?

ANDRÉ.

Je ne .sais pas... Dites... demain?... Qu est-ce que m)us faites dans la journée?... Vous n'êtes pas très libre, peut-ôtre?

GYSÈLE.

Oh! je suis complètement indépendante. Personne n'a à me demander compte de mes actes.

ANDRÉ.

Alors?

GYSÈI.E.

Ah ! il y a de la musique. Est-ce madame Valgy qui chante?

ANDRÉ.

Non, elle danse.

GYSÈLE.

Vous savez qu'on nous regarde, à côté.

ANDRÉ.

Ça ne fait rien. Nous ne faisons rien de mal, n'est-ce pas?

GYSÈLE.

De quoi avons-nous l'air? {Rires au- fond.) Vous enten- dez?... On se fiche de nous.

ANDRÉ.

Eh bien, quoi? Regardez mon air dégagé... Faites de même... c'est un ton à prendre. Supposez que je vous dise : « Je vous aime », écoutez comme je dirais ça dans les dents... personne n'y veri'ait rien... Je vous aime, je vous aime, je vous aime...

GYSÈLE.

Oui, mais vous ne me le dites pas.

LE MASQUE. 79

ANDRÉ.

Je m'en garderais bien!... Ya-t-il rien de plus sol et e plus borné au monde que : < Je vous aime ! Que ire après? C'est fini... Non, ce qui est varié el pro-

ond, c'est ce qu'on ne dit pas, c'est l'insignifiance des aroles à qui nous faisons porter tout notre pauvre petit ifini... Il y a mille fois plus d'amour dans certaines lirases banales de conversation que dans : « Je vous ime »... jdicoutez, en ce moment vous pianotez trois lesures de musique et personne au monde ne peut avoir ce que j'y mets d'amour dans ces trois mesures... // fredonne.) Comme c'est vous, cet air-là \...{Il fredonne lus doucement.) Et c'est la vie, qu'on puisse entrer dans \n salon et y entendre : « Voulez-vous du café? sans

âC douter que ce « Voulez- vous du café? » veut pent-f^tre

dire des choses charmantes ou infinies...

GYSÈLE.

Vous êtes drôle !

ANDRÉ.

Je ne vous dis pas des phrases aussi poétiques pour [lie vous me répondiez : vous êtes drôle. C'est vrai, a!... Écoutez, je vous attendrai demain toute la jour- lée... je bouleverse exprès pour vous des tas de choses pressées, des affaires urgentes... Je ne reviendrais plus ! à-dessus... mais vous avez compris?

GYSÈLE.

Serez-vous en négligé, avec des poignets de dentelle

pI lin b!-ncr>lo( d'or?

ANDRÉ.

Je ne plaisante pas. C'est très sérieux.

GYSKLE.

Je le vois bien.

ANDRÉ.

Vous êtes adorable. Et je vais être très malheureux.

GYSÈLE.

11 vaut mieux que nous ne nous revoyions pas.

80 LE MASyUE.

ANDRÉ,

FounjUDi?

GYSÈLE.

Qu'est-ce que vous trouvez de bien en moi? Dites vite, parce que papa va revenir? ANDRÉ, riant.

Mais tout. Vous avez une forme de menton ex-tra-or- di-nai-re.

GYSÈLE.

C'est tout?... Ce n'est pas beaucoup.

ANDRÉ.

Vous avez une chose que j'adore... le nez et la bou- che en contradiction; oui, vous avez le nez qui fait uif, uif, uif... et puis la bouche qui fait eh, eh, eh...

GYSÈLE.

Ah! j'ai le nez qui fait uif, uif, uif...

ANDRÉ.

Et vos cheveux sont d'une couleur délicieuse de ciga- rette américaine.

GYSÈLE.

C'est bien ça. Il ne faut plus nous revoir.

ANDRÉ.

Quel rapport?

GYSÈLE.

De quelle couleur vraie sont-ils, mes cheveux?

ANDRÉ.

Blonds.

GYSÈLE.

Si vous m'aimiez, demain ils seraient verts.

ANDRÉ.

Pourquoi verts?

GYSÈLE.

Ou bleus... parce que vous les trouveriez d'une cou- leur exceptionnelle... Mais quand vous auriez cessé de m'aimer, ils ne seraient ni blonds, ni bleus, ni verts... Ils seraient de cette couleur indistincte et laide qu'ont tous les cheveux des femmes qu'on a aimées.

LE MASQUE. 81

ANDRÉ.

Ce nest pas juslifié du tout.

GVSÈLE,

Mais si. Pour vous autres, hommes, il n'y a que deux ortes de beautés, celle des femmes qu'on n'a pas encore eues et celle des femmes qu'on a eues... qui toutes se valent... Et comme je tiens à ma beauté...

ANDRÉ.

Oh! vous voulez poser à la jeune fille à aphorismes!

GYSÈLE.

Quand vous me connaîtrez mieux, vous verrez que je nïs très franche...

ANDRÉ.

Vous êtes franche?... Alors, regardez-moi bien dans les yeux... Croyez-vous que je sois affolé... littérale- I ment affolé par vous?

GYSÈLE, f?ien dans les feux. Oui.

ANDRÉ.

Et que je veuille vous le dire et vous voir, et que je

I ne vais plus penser qu'à vous?...

I ,

GYSELE.

Oui.

.\NDRÉ.

Et que vous viendrez demain?

GYSÈLE.

Voilà papu.

SCÈNE XI LLb MKMEs. DARTIER et LE DIRECTEUR.

)ARTIER, entrant de gauche, bruyamment, avec le directeur. En passant près de la table autour de laquelle sont rangés les acteurs, au fond. Ah! ah! les derniers béqucls?

8'i LE MASQUE.

l'AULETTE.

Non, la première coupure, au contraire... Vous savez, Deraieulle, c'est dix mille fois mieux ainsi... Ça ne se compare pas...

[Elle "■ /'•'■'■ ANDKÉ, les bras au ciel. Tant mieux, tant mieux!

FÉLIX, se rapprochant d'André, bas. Mon rôle est-il terminé?

DARTlER, à André. Je vous demande pardon, cher ami, je finissais avec Garthez... {Appelant.) Gysèlel {A André et à Félix.) Des- cendons-nous ensemble?

ANDRÉ.

Mais tout le monde a fini, je pense... Nous allons tous descendre ensemble... ^'ous n'y voyez pas d'in- convénient?

SICAULT.

Oui. la collation est faite... Je garde le manuscrit.

GU.LET.

Les pardessus, les cannes, les parapluies...

(Les acteurs, peu à peu, se sont /fv'^ \

VALGY, se rapprochant d^ André. Monsieur Demieulle, un mot... [bas.) C'est ta nouvelle passion?... Compliments.

ANDRÉ.

Imbécile!

VALGY.

Oh! mon pauvre petit, je ne suis pas jalouse, va!... Si ça peut te faire plaisir... Seulement, tu les prends jeunes maintenant. Prends garde, ça te vieillit...

LE MASQUE. 85

SCÈNE XII

Les Mêmes, GENEVIÈVE.

[Geneciève entre pnr la droite c^vime nréccdemmcnt .)

ANDRÉ, allant à elle. f Justement, nous allions partir... Je t'ai vaguemeiil ; attendue; Félix m'avait promis ta visite... Tu n'es pa« \ venue tout à rheure, n'est-ce pas? Tu n'étais pas dans u en'!-'"''

GENEVIÈVE.

Xoi:..

ANDRÉ.

C'est bien ce que je pensais... Darlier est là.

GENEVIÈVE, à Danier. J'ai vu voire voiture, à la porte.

ANDRÉ, prés'entant Gysèle. Tu connais mademoiselle?

GENEVIÈVE.

. J'ai eu le plaisir de rencontrer mademoiselle doux I fois déjà... chez les Stimpfer.

GYSÈLE.

C'est fola.

GENEVIÈVE.

Et puis à des premières... Oh! jai déjà remarqué ina<lemoiselle... Je suis enchantée de vous serrer la ijiaiu. Vous vous en alliez vraiment?

DARTIER.

Nous nous en allions.

voiRON, au f( wl. Mon foulard... Oui m'a chipé mon foulard?

ANDRÉ.

Et mon pardessus, Sicault?... On ne s'y reconnaît

plus.

84 Lt: MASQUE.

VALGV.

VA mon chapeau?

SICAULT.

Vous l'avez posé sur le piano.

LE DIRECTEUR.

Messieurs et mesdames, avant de nous séparer... ^'ous allez peut-être me trouver indiscret, mais le de- voir professionnel, n'est-ce pas?... Je tiens à volrt' disposition les billets de notre loterie de l'Association que vous voudrez bien me prendre. Cinquante centimes pièce, d'ailleurs; vous voyez que ce n'est pas cher.

GILLET.

Pan!... ça ne pouvait pas manquer. Ce n'est pas en- core ça qui lui donnera les cent mille francs qu'il lui faut pour ne pas faire faillite !

UN PEU TOUT LE MONDE.

Mais comment donc...

DARTIER, à sa fille. Quel tapeur!... Nous allons lui en prendre pour vingt sous... Je ne lui devrai plus que quatre cent quatre- vingt-dix-neuf francs.

GENEVIÈVE, qui est descendue sur le devant de la scène,

f^algy e'pinglc son chapeau. Permettez-moi, mademoiselle, de vous dire toute mon admiration sincère.

VALGY.

Oh! madame!

GENEVIÈVE.

Je n'avais pas encore eu l'occasion de vous féliciter de votre beau talent... mais j'ai entr'aperçu deux ou trois fois ce que vous faisiez dans la pièce démon mari.

VALGY.

Je suis confuse, madame... et très flattée.

GENEVIÈVE.

Vous aurez un succès personnel, énorme... D'ailleurs, vous y êtes habituée.

LE MASQUE. S5

VALGY.

Oh I mauaine !...

GILLET, à Paillette, pendant quon place des billets dans le fond, en lui montrant Geneviève et Valgr. Paulette?... regarde.

PAULETTE.

Je vois...

GILLET.

C'est tordant.

PAULETTE.

C'est ridicule... Demieulle pourrait bien éviter à sa femme des situations grotesques...

GILLET.

Non, mais regarde-les. Madame ma chère!... {A ce ornent, Félix est passé près d'eux.) Ça y est! Nous i>mmes pinces!... L'ami a entendu.

PAULETTE.

Il ne mouchardera pas.

GILLET.

Non, il s en privera 1... surtout qu'il a une tête à être inoureux de la dame... Tiens, justement...

(// lui fait signe de regarder Félix.}

FÉLIX, visiblement énervé, appelant. Geneviève !

GENEVIÈVE, à Valgr, continuant sans se retourner. Et VOS dernières robes étaient d'un goùl !

VALGY.

Eh bien, figurez-vous, c'est une petite couturière de rien du tout.

GENEVIÈVE.

Vraiment?

FÉLIX, appelant plus fort. Geneviève, venez- vous?

GENEVIÈVE, toujours sans se retourner. Vous me donnerez l'adresse... Elle n'est pas très hère?...

H6 LE MASQUE.

As.^ez... mais en venant de aia part...

FÉLIX, se rapprochant, à Geneviève, à voix ba^se. Venez... je vous dis de venir.

GEIHEVIÈVE. Pourquoi ? [Elle se retourne aimablement vers Vai}^) r/ui allait s'ccartcr.)'VnuH descende?, nvec nous, n'est-ce pas, mademoiselle .

FÉLIX, O'^iU-, i<iiijonr> v i',/.r Dusse.

Pour l'amour de vous-même, voulez-vous venir! .. Votre place n'est pas ici...

GENEVIÈVE

Pourquoi ?

FÉLIX.

Parce que... parce que vous vous rendez ridiculr. . parce que vous ne voyez pas ce...

GENEVIÈVE, lui mettant la main dci'ant la bouche. Chut! mon ami... Qu'est-ce que vous alliez dire! [Elle le regarde fixement.) Votre amitié aura failli une fois manquer de tact... voilà tout. Mais ne recommencez plus... [Elle va vivement au groupe qui se dirige à ce moment vers la sortie de gauche en bavardant , et se trouve son mari. ) Relève le col do ton pardessus, mon chéri, j'ai peur que tu attrapes froid.

ANDRÉ, souriant. Maman, va !

PAULEÏTE.

A demain, l'auteur!

ANDRÉ.

A demain... Eh bien, Félix?

FÉLIX, ((ui est resté sur le devant de la scène, rc'veui . Oui, oui... Allons !

GYSÈLE, en disparaissant dans les portants, à Geneviève. La pièce de monsieur Demieulle sera un triomphe.

LE MASQUE. 87

DARTIBR, mettant le bras sur l'épaule d'André. \h ! mon cher, voire directeur me le disait encore à minute : « Lo mlu-o d Di^mieuUe? C'est une mer- ,11e! .

LN ACTi:;i;u, (i un autre. Bonsoir.

K.MMA.

Au revoir, vieux.

GILLET, au régisseur, i Je ne viendrai pas demain, je te préviens... J'ai une petite bonne femme délicieuse à promener demain...

SICAULT.

T'as raison... Ne le la foule pas... Ah! les acteurs '■'lies !

vomON, à Gillet.

Tiens, veux-tu m'aider à enfiler ma manche?... {En- filant son pardessus.) Bonsoir.

(On s'en va.)

UN AUTRE, au régisseur. Fatigué, hein ?

LE RÉGISSEUR.

, Enfin!... une journée de moins!... On va pouvoir I aller manger... B'soir.

GILLET.

T'as pas une cigarette?

SICAULT.

Du caporal.

LE RÉGISSEUR, quand tout le monde est parti et que les voix se sont éteintes. Ouf! (// empile les cahiers.) Une... deusse... troiss... ^6n lent silence.) Charles !...

r"

VOIRON, revenant.

J'avais oublié ma canne... B'soir.

(// s'en va.)

S8 LE MASQUE.

LE RÉGISSEUR.

Voyons... le manuscrit... mon chapeau... (// allume lentement unr cigarette. Un temps. // ^'''tir,. // ,,■,,■ \

Charles?...

{^Obscurité complète sur la scène et dans la nulle. Ou entend la voix de f homme qui se dirige, en c/iantom/ant, vers un petit falot qui pointe entre les portants. Le rideau descend dons l'obscurité.)

RIDEAU

ACTE II

I 'Tand atelier de peintre, comme en ont quelquefois les I leurs. Bureau d'André Demieulle à droite. Genevièvp, le, André, près de la cheminée. Le soir tombe S'J! ..i

fond de Paris bleu, à travers les vitres.

SCÈNE PREMIÈRE GExNEVIÈVE, NETGHE, ANDRÉ. /?m:s Us Domestique.

NETCHE.

Quelle horrible poussière aujourd'hui à TExposi- >n... on en mangeait!,.. El la sale cohue !

GENEVIÈVE.

Commencez-vous a tout voir ?

NETCHE.

Il le faut bien... On n'est pas pour son plaisir...

[(/n domestique entre avec un plateau.) ANDRÉ.

Ah! oui, votre petite mixture... Qu'est-ce que c'est •jà? Une cuillerée de marmelade d'oranges, dans une isse d'eau chaude?...

NETCHE.

Mon cher, vous avez toujours des étonnements de lançais bien... Français. Dire que vous n'ôtes pas ncore habitué à mon monocle! Fait-il toujours votre >ie. mon monocle ?

..() LE MASQUE.

ANDRÉ.

Ce n'est pas voire carreau qui excite ma curiosité... c'est qu'il n'y en ail que pour un œil... Pourquoi pro- cédez-vous toujours par un... je l'ai remarqué... un car- reau et un bigoudis?... Car je vous ai aperçue, l'autre malin, avec une papillolte en papier brouillard, là, sur le front, une seule... 0 Nelche, pourquoi cette unité ?

NETCHE.

Parce que, sans doute, je suis moi-même une unité de vieille fille. C'est peut-être parce que j'aime particuliè- rement ce nombre, que je ne me suis pas mariée.

ANDRÉ, xnuriant.

Mais, le mariage, n'est-ce pas encore ne faire qu'un?

NETCHE.

Oh 1 si j'étais mariée, mon cher, il me semble que mon ambition se bornerait à ne faire que deux... Ce sérail déjà superbe !... On y est si souvent un nombre supérieur.

LE DOMESTIQUE, rentrant.

Madame Valgy et une demoiselle sont là.

ANDRÉ.

Quelle demoiselle?

LE DOMESTIQUE, hésitant.

Je crains d'avoir mal compris : mademoiselle Petit- Bouyou.

ANDRÉ.

Elles viennent me remercier de mon cadeau de pre- mière. Faites-les monter.

NETCHE, se levant.

Ah ! vos sales actrices, mon cher !... Je me sauve. Je monledans ma chambre.

ANDRÉ.

Restez donc !

NETCHE.

Dieu m'en préserve !.. Je n'aime pas du tout vos actrices... Je prends mes papiers, vous permettez?

[Elle va au bureau.)

¥

LE MASQUE. '•

ANDRÉ.

Est-ce par respeclabilité que vous fuyez ?

NETCHE.

Êtes-vous bête !

ANDRÉ.

Alors, dites-leur donc un mot, je vous en prie

NETCHE.

S il ne faul «lue cela pour vous faire plaisir !... vezvous mis mon numéro de la Revue vertet

ANDRÉ.

Que faites-vous en ce moment ?

NETCHE.

Un travail, pour un magazine américain, sur Saint- I hientin... Très intéressant.

GENEVIÈVB, bas à Netche. Allendez-raoi là-haut, dans ma chambre, et ne vous lonnez de rien... J"ai à vous parler.

NETCHE.

U n V a qu une chose qui m'étonne de vous... c'est ;ue vous ne restiez pas pour recevoir cette... personne.

GENEVIÈVE.

Oui, n'est-ce pas?... Cela me change. Ce que je vais ous annoncer vous étonnera plus encore. {Ml'uu a la ren- contre de ralgy et de Bouyou.) Bonjour, mesdemoiselles...

SCÈNE II Les Mêmes, VALGY, BOUYOU.

VALGV et BOUYOU, à André qui leur a ouvert la porte.

Ça va? Bonjour, vous.

[Elles saluent Geneviève.)

GENEVIÈVE.

Asseyez- vous donc, je vous en prie...

'J-2 LE MASQUE.

ANDRÉ, présentant. Miss Nelche Heras, la traductrice anglaise bien connue.

VALGY.

Madame.

NETCHE, rectifiant. Non : mademoiselle, si ça ne vous fait rien.

BOUYOU, à André. Oh ! je me souviens... c'est mademoiselle qui a tra- duit ce roman que vous m'avez prôté, sur V Amour thérapeulirjuc.

NETCHE.

J'aime à constater que vous me faites de la réclame, mon cher. Oui, mademoiselle, c'est moi, bien que je professe sur ce sentiment des idées bien différentes de celles de l'hygiéniste. .J'estime que le bon Dieu s'est occupé de l'amour grosso modo, et à une époque son éducation de bon Dieu n'était pas encore faite... en sorte que nous en sommes réduits à des moyens un peu barbares. Maintenant que son goût artistique doit être plus raffiné, quel repentir il doit éprouver!... Adieu, Geneviève, à tout à l'heure... à dîner... [A Jndrc, en s'en allant.) J'ai dit mon petit mot... petit mot... Ëtes- vous content?

ANDRF, rcicrmart' la porte en riant.

C'est une excellente amie... Elle est venue s'installer chez nous pour l'Exposition.

GENEVIÈVE.

Elle a la vie un peu dure, et nous sommes enchantés de cette occasion... Je l'aime infiniment.

ANDRÉ.

Et elle a dit juste, vous savez? c'est » un vieux vierge ».

VALGY.

Elle n'est pas jolie, jolie, mais enfin...

ANDRÉ.

Pauvre femme!... Une fois, on l'a demandée en ma-

LE MASQUE. 93

liage. Elle valsait... son danseur s'est embarrassé dans

sa jupe... ils sont tombés... A la suite de cet incident,

il voulut l'épouser. A quoi elle répondit : « Non, mon

ior, parce que vous êtes toujours saoul, et je ne suis

is sûre que vous ne le soyez pas encore en ce mo-

onl! .

VALGY.

C'est drôle!

ANDRÉ.

El vous ne connaissez pas toute la ménagerie!... )us avons aussi un type de vieille bonne... Tenez, ailleurs, jugez-en.

{Une vieille bonne genre campagnard entre.)

SCÈNE III Les Mêmes, L\ Vieille Bonne.

GENEVIÈVE, avec reproche. André î {Elle se lève, et va à la bonne. A voix bastc.) Eh

Ijien ■?

LA BONNE, de même, en prenant le plateau

(fu't'Uc i'ii'nt cJwrchcr.

Tout est pr&l.

GLNLNibNK, (le incine.

Chut ! j'arrive...

VALGV, à André. Nous sommes venues toutes deux vous remercier de 'Ire souvenir... {Très femme du monde.) Monsieur De- iieuUe a fait des folies!... Ces staluetlcs î...

ANDRÉ.

Ne parlons pas de ça.

GENEVIÈVE.

Vous avez été admirable, mademoiselle, et mon mari '■ vous sera jamais assez reconnaissant. (Prenant conge^.)

H4 LE MASQUE.

Vous permettez?... Je ne sais si j'aurai le plaisir de vous revoir encore tout à l'heure. En tout cas, je vous serre la main. El encore bravo !

VALGY et BOUYOU leveei. Madame.

[Geneviève sort.)

SCÈNE IV ANDRÉ, VALGY, BOUYOU.

ANDRÉ, sans se déranger de son bureau. Je VOUS croyais brouillées toutes les deux, Bouyou el vous?... Vous êtes réconciliées?

VALGY.

Oui, nous sommes Irivs amies maintenant... C'est la vie! Vous excuserez ma visite... mais il faut venir ici pour VOUS voir.

ANDRÉ.

J'ai été très pris tous ces temps. Les travaux de la Commission...

VALGY.

Oh! ce n'est pas une scène de jalousie, tu sais! {Un temps.) On peut parler?...

ANDRÉ, <^<' levant. On peut parler... Attends.

(// prend un gro.t livre sur une table et le porte à Bouyou . )

VALGY.

Que fais- tu ?

ANDRÉ.

Bouyou, on va parler d'amour... Voilà des images à regarder, pour les petites filles.

BOUYOU.

J'aime autant ça, vous savez... Je n'ai pas de vice.

LE MASQUE. 95

ANDRÉ, C installant dans le fond de Vatelier. C'est très joli. C'e.st ma collection d'images, quand ivais des culottes courtes et des bas écossais... / P'a/gr-) A nous deux !

VALGY.

Ne prends pas ce que je viens de te dire pour un re- [troche... au contraire... tu es libre... et moi, je suis inslement venue l'annoncer une nouvelle.

ANDRÉ, ironique.

Tu te maries ?

VALGY.

Enfin... depuis hier... j'ai un nouvel ami...

ANDRÉ.

Allons, allons, tant mieux!... Si c'est un garçon bien... lOn, dans mon genre... je suis enchanté pour toi.

VALGY.

Oh ! il ne le vaut pas!

ANDRÉ.

Ta, ta, la !

VALGV.

Knfin, que veux-tu, mon coco, nous avons été très ureux tous les deux, n'est-ce pas?... Nous nous •nmes Mon aimi's. io crois. On peut le dire !

ANDRÉ.

i^.a, <: <'.'-i vi;u !

VALGY.

Et nous nous quillons sans colère, en amis... C'est . 'S bien.

ANDRÉ.

C'est très bien.

VALGY.

Toi, de ton côté, lu n'auras pas eu à te plaindre, je ois... J'ai été une maîtresse assez chic... D'ailleurs, reconnais que tu peux avoir qui tu veux.

ANDRÉ.

Oh ! lu sais, je suis comme les autres « Monsieur ni francs » ou « Monsieur trois actes »...

00 LE MASQUE.

VALGY.

Pour mon compL*-, je me souviendrai toujours avec attendrissement de loi... de nos baisers... J'ai môme voulu en garder une trace ineffaçable... J'ai voulu en éterniser le souvenir d'une façon qui le touchera beau- coup, je crois, mon chéri...

ANDRÉ, inquiet. Ah !... en quoi faisant?

VALGY, les yeux perdus au plafond. Je me suis fait tatouer tes initiales... pour la vie... là, sur ma poitrine...

ANDRÉ, bondissant. Hein?... quoi? Qu'est-ce que tu dis/... C est une farce ?

VALGY, doucement entêtée. Non. mon chéri, c'est vrai... Tu peux voir.

.VNDRÉ.

Mais c'est idiot!... Je ne veux pas! Je ne veux pas de ça ! Bouyou, vous auriez empêcher votre amie...

BOUYOU.

Je n'étais pas là!

ANDRÉ.

En voilà une histoire !

BOUYOU.

Oh ! c'est assez bas pour qu'elle puisse encore se décolleter !

VALGY.

Je croyais que ça te ferait plus déplaisir!... Tiens, regarde.

{Elle dégrafe son corsage et lui montre au-dessus du sein la marque bleue.)

ANDRÉ.

Mais c'est que c'est vrai î

VALGY.

Eh bien, tu en fais une tête!

LE MASQUE. 97

ANDRÉ.

C'est que c'est vrai !

[Elles éclatent toutes deux.)

VALGY.

Kêta ! . . . Le bêta ! . . . [Elle va à un va.<te de fleurs^ y trempe mouchoir et se frotte la peau à l'emlroit de la marque.) \- a coupé !... Il y a coupé î

{Elle lui montre son mouchoir devenu tout bleu. Elles se courbent de rire.)

ANDRÉ.

Vh! c'est d'un goût!... d'un esprit !... Mes félicita- ^ lions !... Tout à fait spirituel!

VALGY, ne cessant pas de pouffer. Que veux-tu, on fait ce qu'on peut! On n'est pas des princes !

SCENE V Les Mêmes, GENEVIÈVE.

GENEVIÈVE, rentrant, une dépêche à la main. Tiens, une dépêche pour!...

(Elle s'arrête, interdite devant Falgy dépoitraillée.) VALGY, à Bou/ou, entre les dents. Tableau!

[Elle se retourne précipitamment vers la glace.) AsnnÉ, prenant le bras de Genenrcve, qui s'est redressée pour sortir. Bas.

1 veste... Je te demande de rester... Tu verras ce qui se passer... [Haut, à Falgy qui s'arrange de l'air le plus naturel quelle peut, et à Bouyou qui s'est levée.) Mesdemoiselles... je suis désolé de ne pas vous retenir, mais il faut, maintenant, que je passe à des choses... intéressantes... (// a martelé l^.s mots. Un temps. Silence.) Vous connaissez le chemin?

[Les deux amies se consultent du regard.)

5

LE îfASOtE

F Jes sortent mmladroitemcM^ gnmekeimeMtf ecmr:

ANDRÉ, GENEVIÈVE.

ANDIUÊ, nprrs «r*«w> refèrnu je te dema: Ion. Geneviève... je l'eipli-

,..v.oi... Cesl iml.c... . .,v ne peux pas le dire à quel point je suis navré de le voir faire du chasrrin pour une slupidilé pareille... Éc dicule... si béte que je

Une plaisanterie de fille, dont je suis tout honteux. Voilà... cesl une imbécile hisloire d»^ va.-.m

GENEVIÈVE.

TaLs4oi î Tais-loi î

-VXDRÉ, contùiuant. Celle fille, figiune-loi. a imaginé par ce temps d'épi- démie..

ÙENEVIÈV:

~ a pas d ::: Si lu

m .e que de v c'est à

cause de certaine coïncidence... Sans quoi, rassure-loi, le cœur de ta servante ne défaille pas plus aujourd'hui que durant huit ans de silence !... J'en ai vu d'autres! Ce n'est pas que ta mai "v

comme chez vous... l , . .v-,

des mystères de ce genre entre nous et jamais deux mots de plainte ne sont sortis de nos lèvres... Ce n'est donc pas pour semblable détail que mon cœur écla- terait... Non. laisse, le dis-je... c'est une coïncidence

LE MASgUE.

, titain événement qui me frappe et qui fait lujourd'hui j'aurais envie de crier... oui. il me semble .' ça me feraif du bien de dire un peu : « Monstre ! monstre ! monstre ! >

ANDRÉ, doucement. Mais non, mais non, mon petit, je ne suis pas un monstre... En effet, nous ne nous expliquons jamais, et c'est un tort !

GENEVIÈVE.

Nous expliquer? Pourquoi, grands dieux !... Un jour, bientôt, tu sauras ce que j'ai enduré!... ce que tu mas Eait souffrir d'humiliation... oh! d'humiliation seule- ment, car il y a longtemps que je ne t'aimais plus... c'est fini, je le le dis 1res franchement... je ne t'aime ;-. C'est de la peau morlel... Mais d'humiliation, oui, rage impuissante dans les mouchoirs tordus... Ah! ne puis dire que cela, mais laisse-moi le dire, tiens, me fait du bien... Monstre! monstre !...

{Et elle répète ce mot dans ses dents, à mi-voix, plu- sieurs fois de suite,)

ANDRÉ.

Mais non, mon petit... je ne suis pas un monstre...

suis désolé vraiment de tout ce qui arrive... je suis

s peiné, je t'assure, de ne pas savoir t'éviter certains ntacts... Et si lu crois que je ne m"apen;ois pas de

.lélicatesse !... Mais ce que je sais bien, tout de même, ■st que je ne suis pas un monstre... Il y a une chose riaine, une chose dont je réponds, et c'est ressentiel.-

st que je t'aime !

GENEVIÈVE.

Aimer! Tvi m'aimes!...

ANDRÉ.

ga coiiHiie tu voudras, mais oui, y lamie...

ives peul-élre pas cet amour suffisant, c'est

léhensible... mais que veux-lu î... Je pourrais

.. .., -iquer, ce serait très long... et inutile... Tout

■la n'a pas l'importance que tu crois... Il y a des femmes

100 LE MASQUE.

dans la vie, c'est indéniable, il y a des femmes, oh!... (// fait un gexte de lassitude.) mais il y a les femmes, comme il y a les tableaux, comme il y a mille autres choses!...

GENEVIÈVE.

Ah ! oui, je sais !... Artiste, va !...

ANDRÉ.

Mais c'est que c'est l'exacte vérité!... L'amour, dans la réalité, ne se différencie pas toujours par des senti- ments aussi nets que tu crois... C'est... {Cherchant les mots.) l'agglomération de vagues désirs... Je t'aime, voilà qui est sûr, et cependant je l'avoue, sans me con- sidérer comme un monstre et sans avoir môme le sen- timent de te trahir, il se peut que j'aie besoin de regarder sur la terre autre chose que... nous,

GENEVIÈVE.

Oh! dis: « loi », va, ne te gêne pas! ANDRÉ, s'animant.

C'est évident! J'ai le besoin absolu (c'est mon métier, mon art, ma vie) de respirer tout l'air de ma journée, sans discipline... II le faut... Il me faut, choses, beautés, laideurs, parfaitement laideurs ! si ça me plaît ! autour de moi, là, sur ma table de travail, partout... J'y puise mes sujets, j'y alimente mon cerveau... Est-ce te trahir? C'est le besoin d'un peu d'universalité... Je ne le prends rien.

GENEVIÈVE.

Il y a la limite.

ANDRÉ.

Ah ! voilà, commence la grande hypocrisie : la li- mite !... Qui l'assignera? Qui peut établir la borne ? La femme d'un peintre permet à son mari d'être ému devant une autre femme jusqu'à un certain point, qui paraîtrait cependant, ce certain point, le comble de la forfaiture à la femme d'un architecte... mais parfaite- ment!... C'est le grand mensonge... Ah! accuse-moi plutôt d'égoïsme.:. voilà, voilà, la vérité !,.. Il est pos-

LE MASQUE. 101

•ble que je sois une force brutale, mais point répu-

tianle... Le désir n'estpasen soi une chose laide... c'est

i source du monde tout de même ! Et tu sais bien que

tu redevenais jeune fille, tu m'aimerais d'être celte

.rce, et que c'est pour elle que lu m'as aimé, que lu

l'as donné le premier baiser de la bouche... Prends-

loi donc comme je suis, va... je reconnais que ce ne

doit pas être tous les jours facile, mais il y a des appar-

lements et des amours incommodes... on peut y vivre

jut de même... Douleur ou joie, ne fais pas le tri,

t r-u{^U]0 fnnfp la feibe, va, puisque c'est l'amour.

'.ENEVIÈVE.

Si tu savais, à la longue, comme c'est fatigant !

ANDRÉ, arpentant l'atelier acec des gestes. Que veux-tu t.. . Jamais tu n'obtiendras ce change- ment, jamais, que je puisse n'être plus sensible à la volupté des choses et à la beauté qui passe, à un i émissement féminin autant qu'à un frémissement de uille... 11 faudrait me crever les yeux, pour que ces ^ux-là n aiment plus... Je ne sais pas comment font -^ autres... ils sont bien heureux sils sont fichus autre- ient!... Seulement, ce qui me différencie et constitue a probité à moi, c'est que j'aurais horreur justement la trahison. J'aurais horreur de mentir. Ça éclate... ! ça va!il encore mieux, avoue, que si je mentais.

GE^'E^^ÈVE. Ah 1 nui le demande d'être sincère?... Mens!... ('est politesse de l'amour !

ANDRÉ.

Et moi '" '^'^ ^ .iiv r.-i^ Atrp poli. Je ne veux pas du

ensongo

'JE> i:vii.vE. Sans lui, deux êtres au monde pourraient-ils vivre !i semble?

ANDRÉ.

Mensonge tout de môme !

102 LE MASQUE.

GENEVlÈVi:.

Cher inensoufçe alors, celui qui m'a si longlemps enlrelenue de loi. Je ne te demandais pas autre chose que In irrAce de oe mensonge et l'illusion de cet amour.

ANDHj'i.

El moi, je veux la vérité... Ah ! si nous pouvions nous débarrasser de cette sincérité toute faite et de conven- tion, comme nous nous senlirions émus et plus rappro-. chés justement par la mélancolie de notre distance! Comme tout n'en irait que mieux !

GENEVIÈVE, secouant la tête. Non. Il n'y aurait plus de bonheur.

ANDRÉ.

Oui sait? Ce ne serait pcul-ôlre qu'une habitude à prendre. Comme tout s'éclaircirait alors en nous et prendrait sa véritable importance !... [Changeant de ton.) En tout cas, je la veux pour moi, celle vérité; j'ai foi en elle... Résigne-loi à cette franchise. Il faudra que notre union s'y plie ou... (^i'^c//es?m^/o/7.) qu'elle casse... Je veux le libre développement de ma conscience et de ma carrière. Je t'aimerai comme je t'aime... et si je t'aime un jour ainsi que tu le désires, lu ne le devras qu'à ma liberté... Tâche de l'éduquer à cette lumière, qui sera coûte que coûte... il le faut!

GENEVIÈVE, «cec élan. Et crois-tu donc que tout cela, je ne me le sois pas dit!... Et môme ce que tu n'oses pas dire plus claire- menl... que, de nous deux, loi seul dois être heureux, parce que toi seul es digne de Tétre, parce que toi seul vaux quelque chose, que mon destin à moi doit s'effacer devant le tien... et que cela est juste parce que tu es fort et beau, et qu'il faut que tu crées, et qye mes larmes ne peuvent pas compter dans la balance... Ah ! tout cela et bien d'autres choses, je me le suis dit! Mais humainement, pratiquement, comment faire? Et tu le sais si bien que tu restes dans les généralités, dans les

LE MASQUE. 103

i'îes au-dessus de nous, el que tu n'oserais pas préciser

avantage ta pensée!... Cependant, parfois, André, j'ai u toucher à la résignation heureuse... Si tu savais ! si

u savais!... Je n'ai pas eu de plus grande passion que

Sm bonheur. Avec quel soin j'ai veillé sur lui... mais

force !... la force !... Avec quel désespoir je me suis

! : « Il faut!... il faut!... » El parfois, j'ai dompté bêle, parfois, j'ai cru toucher au but... oui, j'ai cru

iie je pouvais ce que ne peut pas l'amour... J'ai cueilli tes maîtresses, je leur ai souri, je leur ai tou- la main, je l'ai conduit vers elles, el certains urs, je me suis sentie toute heureuse et toute pâle un bonheur extraordinaire, d'une beauté trop forte •ur mes épaules... Ah! tu ne sais rien... Tiens, cette mme, je ne te l'ai pas dit, qui avait des cheveux

onds et qui était Italienne... tu sais qui je veux dire?... puis, celte autre dont nous n'avons pas parlé, la tite que tu as fait venir de Bruxelles... Eh bien...

ANDRÉ.

Tais-toi ! Tais-toi !

GENEVIÈVE, éclatant en sanglots^ dans ses mains. Ah ! tu vois bien î... tu vois bien que tu as pitié de moi !

(Un grand si/encc, oit ton entend seulement pleurer Ge/ievièt>e.)

ANDRÉ, ému, la voix basse, un peu étranglée.

Tu as raison; les mots nous ont dépassés... Seule- ment, il faut que cette conversation nous ait servi à

lelque chose... Je ne veux pas céder à l'émotion à KjucUc je pourrais mo laisser aller... facilement... Résumons, {Les mains dans les poches.) Alors... alors... accepte-moi comme une force brutale, injuste, cruelle... soit, peu importe !... mais prends-moi ainsi, je t'assure, ou... laisse-moi !.,. Je t'aime, j'affirme que je t'aime, mais je ne changerai rien... je ne veux pas

langer... je resterai celle force nécessaire et libre...

lilî^... Notre union demeurera dans la vérité.

104 LE MASQUE.

(// a dit cela, doucement, mais fermement, avec un peu de timidité.)

r:rvFVTi'vH.

Tu seras heureux

{Un froid.) ANDRlî, essayant de changer de ton. Mainlenant, cessons, voyons, quelle heure est-il"? Cinq heures... Tu n'as pas oublié que nous dînons chez les Hurteaux.

GENEVIÈVE.

.!<• iif, ^;ii-; si j'irai... Tu peux y dîMci- seul...

ANDRÉ.

Oui, d ailleurs 1... Comment se laiL-il que Félix ne .soit pas venu aujourd'hui ?

GENEVIÈVE.

J'ignore. H devait aller à une exposition particulière.

[F(fli.i' entre.)

SCENE VU Les mêmes, FÉLIX.

ANORÉ, soulagé, liaussant la voùv au diapason ordinaire de la maison. Nous parlions de loi à la minute. Tu viens tard.

FÉLIX.

Pas trop. Bonjour. Viève... Je vous rapporte votre livre... Tu l'en vas quand j'arrive ?

ANDRÉ.

Oui. Ce n'est pas l'effet que tu me produis, mais je vais terminer mon petit papier pour le journal, qui doit être porté avant dîner, par le groom. Geneviève ne sort pas.

LE MASQUE.

iOo

FÉLIX.

iai- lais... Je le pose là, votre livre... Vous ne me le réclamerez plus... Pas très passionnant, du reste...

Enfm, après tout, il en vaut d'autres !

^ [André sort.)

SCE.NE VIII GENEVIÈVE, FÉLIX.

GExNEVIÈVE.

Adieu, mon ami.

FÉLIX.

Comment, adieu?

GENEVIÈVE, souriant. A.iM u... Vous ne me reverrez plus peut-être de long- temps.

FÉLIX .

Que voulez-vous dire?

GENEVIÈVE.

l-uiu luujuurs, je quitte André et cette maison... Je suis contente que vous soyez venu...

FÉLIX.

Ah: va. voyons, qu'est-ce que cette histoire?... Ce n'est pas vrai ?

GO'EVlicVE.

Si vrai que mes malles sont prêtes... Félicie les ter- mine là-haut, sans qu'André s'en doute le moins du monde, car André ignore mon départ, bien entendu... l dans deux heures, je serai partie.

FÉLIX, suffoque.

Mais enfin, on ne prend pas des résolutions pareilles

-an- ..

lOG LE iMASgUE.

GENEYiÈvn, f interrompant. Il y a huit jours que j'arrange mon départ cl un mois au moins que je lai décidé.

Oh! que je n'aime pas cela... que je n'aime pas cela !... On eût dit que je pressentais quelque chose, en venant. Je me rappelais la tête que vous vous faisiez, la dernière fois, et je me disais, en marchant : « J'ai- merais mieux recevoir vingt-cinq gifles que de les trouver se disputant »... Et je les comptais les gifles, à chaque arbre... pan ! pan!.., Geneviève? Ce n'est pas .sérieux ?

GENEVIÈVi;.

Oh ! à n'y pas revenir!... Je ne i aune plus, inutile d'insister, mon bon Félix... ce n'est pas un coup de tête, un défi... je pars parce que je le veux, parce que j'en ai assez. J'ai trop souffert. Ce que j'ai souffert, mon Dieu, ce que j'ai souffert!... En ai-je subi des ignomi- nies !... Je crois avoir fait et supporté tout ce que l'on peut humainement. A la longue, mon affection pour lui s'est usée... et maintenant, je veux me sauver. J'ai bien le droit de penser à moi !... Je ne veux pas mourir, vous comprenez?... Il n'est que temps de me refaire une petite vie à moi... que temps ! J'ai trente-cinq ans, je suis encore jeune et j'ai de la fortune... Cela représente encore dix ans de possible... Ah! non, non, non!... si je ne pars pas en cette minute, je suis perdue ! Sa vie n'est et ne peut être qu'une chaîne interminable de femmes et d'aventures; à chaque chaînon, j'ai espéré... Hélas! pas môme une interruption !... Aujourd'hui, le chaînon qui se prépare, c'est la petite Darlier...

FÉLIX.

Bah !

GENEVIÈVE.

Oui, la petite Gysèle, je le sais... Un chaînon dura- ble... L'occasion est excellente pour moi, de m'en aller au plus vite, au plus vite, Félix !... ou sans quoi, c'est

LE MASQUE. 107

la perspective de la décrépitude irréparable. Nous de- viendrons irrémédiablement vieux et sans joie... il se teindra la moustache tandis que je maquillerai la trace

le mes soucis... nous aurons une de ces affreuses vieillesses d'artistes... je ne connais rien de plus laid... comme ces vieux couples sacrilèges que Ton se montre

lu doigt et qui sentent l'amour et la mort... beuh ! la -alct!'' !. . Au plus vite, au plus vile, Félix !

m':li.\. Kétlcchissez, rélléchissez, Geneviève !

GFVP\ If VF Konriant à nouveau du m'inr nctit sourire

léger et simple Vous voyez uion qu'il n'y a pas à iiisisier... Mes malles sont faites et regardez mon calme... Et encore je viens, .1 l'instant, de m'énerver un peu... Vous ne pouvez pas ine jjlàmer de partir, voyons, vous qui me l'auriez déjà •onseillé, si vous l'aviez pu !

FÉLIX.

Oh 1 moi, je ne suis pas en question !

GENEVIÈVE

1*^1 ce sera sans rémission... 11 n'y aura pas de rappro- chement possible... Vous-même, pendant un certain temps, vous ne saurez pasoù jesuis... .l'emmène Netche.

FÉLIX,

Mais, que va-t-il arriver ici ?

GENEVIÈVE.

Ah ! Et puis approuvez ou n'approuvez pas, cela m'est bien égal!... Vous préféreriez sans doute me voir victime jusqu'au bout de mes forces, c'est possible, mais vous ne me contesterez pas le droit d'exister un peu pour mon compte, tout de même?,.. Et puisque André restera André, qu'il ny a pas d'espoir qu'il change... Oh! je ne sais pas ce que le fait de traverser la rue de à m'apportera de bonheur... mais peu m'importe!... Il ne saurait y avoir, momentanément, de plus grand bonheur pour moi que la délivrance...

108 LE MASQUE.

respirer... je n'en peux plus... respirer !... Et ne discu- lons pas. Ce sera ainsi, parce que je le veux... là.

FÉLJX.

C'est une raison! Alors, s'il n'y a rien à faire...

GENEVIÈVE.

Rien.

FKLIX. Alors... [Gcstr iiawrc.) Mais, Ôtes-\()us .SI ^5UIT■ (jiic (;;i

de ne plus Taimer ?

GENEVIÈVE.

Oui... De l'affection amicale, il y en a encore en moi... de la pitié, aussi... de l'amour, plus... Comment s'est opéré ce changement?... Lassitude, sans doute... Et cependant, je l'ai tant aimé, Félix!... Un beau ma- lin, on se réveille délivré de ce poids... on ne sait pas... c'est fini !

FÉLIX.

Eh bien, partez, partez!... Mais vous allez le rendre très malheureux.

GENEVIÈVE.

Hélas ! oui, voilà la triste chose ! Malheureux, en eiïet.

^ FÉLIX.

Evidemment, c'est votre droit, de partir, mais bien qu'il ne vous aime pas à passion, il sera malheureux, el peut-être éternellement... de vous sentir absente et de vous avoir fait souffrira ce point.

GENEVIÈVE, comme à elle-même et tristement.

Justement. Je suis acculée à ce dilemme : ou il faut que j'en meure, ou il faut qu'il souffre à son tour... J'ai vainement retourné ça dans ma cervelle, nuit et jour... Je n'ai trouvé qu'un moyen pour remédier à tout, et ce moyen qui allégera ses remords, je vais l'employer... Il est terrible, amer et pas fameux... au moins, il est sûr. Il faut qu'il ne puisse plus, vous en- tendez, jamais me regretter... jamais. Sa vie a autre- ment d'importance que la mienne... Il a beaucoup de talent, et je n'ai pas le droit, môme en me sauvant, de

LE MASQUE. 109

détruire une aussi belle destinée... Dix ans je me suis ssionnée pour son bonheur! Je n'ai eu que ce but lique, je peux le dire. Il ne faut pas que tous ces iorts soient perdus. Que mon départ serve au moins quelque chose... à le délivrer tout à fait et pour de n... Sur les deux, qu'il y en ait un au moins de ivé... Ah! qu'il l'ail, son «bonheur»! Nous en ra-t-il assez encombrés, hein, de « son bonheur » ?...

Ah! Dieu, qu'il soit heureux enfin... si ça peut lui faire

plaisir !

FÉLIX.

Que c'est bien, ce que vous dites là, et que vous parlez Il en femme !... Oui, mais le moyen ?

GENETVIÈVE.

Très simple... Pour la première fois, je vais faire ivre pieuse et lui mentir. Ce sera ma manière de re- ndre à ses idées révoltantes et si factices sur la vérité, nom de laquelle il lui est loisible de commettre toutes infamies depuis notre mariage !

FÉLIX.

C'est si commode !

GENEVIÈVE.

Ah ! la vérité dont il m'aura tant accablée, la vérité qui tue l'amour!... Seul le mensonge est pralique et "■loyable, le beau mensonge qui voile tout... Eh bien, là, je vais mentir pour son bonheur.

ÏÉLIS..

Comment ?

GENEVIÈVE.

le vais lui faire croire, avec toutes les preuves à ;tpui, que, moi aussi, je lui ai été infidèle et que je 1 ai trompé.

FÉLIX, rrant.

Pfff!... Si c'est tout ce que vous avez trouvé, ma

'\ ro Vi/n** ' Tl uo vous croira pas.

GENEVIÈVE.

ua dépend. 11 y a la manière.

110 LE MASQLTK.

FÉLIX.

Jamais! Jamais!

GENEVIÈVE.

Naïf!

FÉLIX, haussant les épaules. Et quand vous réussiriez, la belle avance! Vous l'au- rez rendu plus malheureux!

GENEVIÈVE.

Oui, un temps... mais après!... Quand vous aurez réflécJii une minute, vous comprendrez mieux ce que je veux tenter. D'abord, j'aurai rendu toute réconciliation impossible... et cela j'y tiens avant tout... Il me retrou- verait, on se reviendrait, fatalement, on se réconcilie- rait... mal, je mets de l'irréparable entre nous... S'il m'aimait, mon moyen ne vaudrait rien, car je sais que la jalousie rapproche les hommes. Ne m'aimant plus, il se contentera de me maudire, et s'il souffre un peu dans son amour-propre et ses habitudes songez aussi que, petit à petit, il se justifiera. Croyez-en sa femme... je le connais... il reprendra vite, môme en grognanl. son petit équilibre et son bon appétit... Je le délivre «le moi, qui l'embarrassais... Je délivre! Tout est là.

FÉLIX.

Alors, vous consentiriez, Geneviève, fût-ce au prix même de la paix de cet homme, à rester pour toujours "souillée dans son esprit, à devenir...

GENEVIÈVE, haussant les épaules.

Oh ! la dernière des dernières, s'il ne fallait que cela pour qu'il soit heureux et pour que je m'en aille enfin me reposer dans un petit coin, quelque part, à la cam- pagne !,..

FÉLIX.

Ah ! la brute, que je le hais ! Vous êtes sublime !

GENEVIÈVE, très simple et légère. Mais non, mais non ! Ce que je fais, au contraire, a la froideur d'un calcul... C'est de la pitié, oui, si vous voulez... et de l'intelligence. La petite bourgeoise du

LE MASQUE. lli

i>in n'agirait pas ainsi, certes, mais moi, j'ai été à une

oie plus... relevée? Je suis de la classe des grandes,

loi... Sublime? Mais c'est un calcul de femme rangée,

! élix !

[El elle sourit.) FÉLIX.

Comme vous connaissez le cœur humain !

GENEVIÈVE.

Ce n'est pas le privilège exclusif des littérateurs ! Et ourtant, tout à l'heure, il m'a traitée comme une sim- le, avec tout le mépris possible... S'il savait ! C'est lui naïf! {U/i grand soupir.) Ah ! si j'avais été heureuse, ion ami, j'aurais fait une femme charmante et j'aurais une maîtresse très habile. Hélas ! il a fallu me ré- gner à cultiver pour moi seule l'intelligence de mon ;nour.

FÉLIX.

A ce point là, bigre, c'est de l'art ! Je dirai même de art... dramatique; car c'est toute une intrigue, pareille

celles qu'il imagine, que vous allez fabriquer là... GENEVIÈVE, avec amertume.

11 m'a appris le métier. Oui, au milieu de tous ces lasques de comédie qu'il amoncelle autour de lui, ce )i-disanl apôtre de la Vérité toute nue, eh bien, je vais

mon tour en ramasser un... Je le mettrai sur mon isage pour la vie... C'est ce masque-là qui sera désor- mais entre nous, et il ne verra plus jamais, Félix, le eau visage qui était derrière. {Elle passe les mains sur n front.) Et maintenant, partez vite, je n'ai que le •mps...

FÉLIX.

Comment allez-vous vous y prendre? GENEVIÈVE, très rapidement. J ai plusieurs moyens... de mauvaise comédie. Je vais 11 essayer un... le premier venu. S'il ne réussit pas, je isserai à un autre... C'est hasardeux !... Mais un iraa- nnfir 'omme lui se laissera facilement prendre à ses

\[-> LE MASQUE.

propres hameçons. J'y compte en tout cas... Disparais- sez et revenez dans un quart d'heure. J'ai besoin que vous soyez là. ou cas j'aurais réussi du premier coup.

FÉLIX.

Comment le saurai-je, si je vous liouvc (.'iisemble?

GENEVIÈVE.

C'est juste... Un signe.

FÉLIX.

Car tout cela est très bien, mais savez-vous si cet homme, au lieu de bondir comme vous le croyez, ne va pas trouver quelque parole lamentable et douce qui vous ira jusqu'au cœur? Dès les premiers mots, vous balbutierez... et je suis bien bon de ra'inquiéter! Je vous défie de mettre votre projet à exécution. GENEVIÈVE, de la porte qu'elle tient oui'crtc, se retournant , très fermement.

Oh ! je vous jure, Félix, je vais une dernière fois juger mon amour en toute indépendance, ça va être la dernière épreuve, eh bien, je vous jure que si je distingue {Elle montre son cœur), fût-ce à cause d'un seul cri, le moindre son qui ne soit pas celui de la pitié, je reste.

FÉLIX.

Bien. Je vais mettre un cierge à votre paroisse. Et mon signe ?

GENEVIÈVE.

C'est juste... [Elle va à la cheminée.) Eh bien, tenez, cette photographie... la sienne. Après que j'aurai parlé, je la tiendrai en mains... Pendant qu'il répondra, je fermerai les yeux, comme ça, et je m'interrogerai. Si vous retrouvez la photographie, là, à sa place, sur la cheminée, c'est que quelque cho.se aura bougé en mon cœur... Au contraire, si, en entrant, vous voyez la pho- tographie à terre... eh bien, mon cher... ce-^' ri^^f^ je l'aurai laissée tomber !

FÉLIX.

Ah ! folle Geneviève ! Je trouve tout cela bien com- pliqué pour ma simplicité à moi... mais je souffre de

LE MASQUE. 113

votre souffrance et j'admire, allez, cette espèce de soin testamentaire que vous prenez de lui... C'est tout de môme une très jolie et bien touchante idée!... Heureux l'homme qui l'inspire î

GENEVIÈVE.

Mais je vous ai mis dans la confidence... Le silence, hein, Félix?

FÉLIX.

A quoi bon me le recommander? Ne suis-je pas votre Miii plus que celui d'André? [Gravement.) Quoi qu'il irrive, et quoi que j'en pense, vous entendez, la beauté le votre pensée sera respectée, je vous le jure.

GKNEVIÈVE.

Merci. Revenez exactement. Il faut que vous soyez là... 'après. D"ici là, tout ce que je demande, moi, c'est 1;\ force... la force... car ça va être un dur moment! Elle referme la porte, réfléchit un instant.) Voyons... (Elle cmble récapituler dii'ersc.i pensées^ pui.f elle va vivement à me table, écrit quelque chose et, ensuite, ouvre une porte en .'ppelant très haut plusieurs fois : Tim !

SCÈNE IX GKNEVIÈVE, TIM, pui^ Un Domestique.

TlM, petit groom, entrant quelques secondes après. Madame ?

GENEVIÈVE.

Monsieui- ne t'a pas encore sonné pour ses épreuves?

TIM.

Non, madame.

GENEVIÈVE.

Prends... ce télégramme, ot va le porter à la poste le la rue Meissonier.

114 LE MASQUE.

TIM.

Mais monsieur m'a dit de ne pas bouger, qu'il allait me donner l'article à porter au journal.

GENEVIÈVE.

Va. Ça ne fait rien.

{On entend sonner dans la maison.)

TIM.

Madame, justement, voilà monsieur qui me sonne mes trois coups.

GENEViÈYK, i'U'emer7t. Je le dis d'aller, as-tu compris? Vite, vite... Ne passe pas par là... passe par le grand escalier et ne remonte pas chez monsieur surtout.

[El/e ouvre une petite porte à droite et fait sortir le groom. Elle écoute quelques secondes, puis s'installe précipitamment au bureau d'André et se met à écrire.)

LE DOMESTIQUE, entrant. Madame a-t-elle vu le groom ? Monsieur le demande.

GENEVIÈVE, continuant d' écrire.

Le groom ? Non.

LE DOMESTIQUE.

Ah ! je croyais que madame l'avait appelé...

GENEVIÈVE.

Du tout, du tout.

(Le domestique ressort. Un temps. Geneviève écrit ton- Jours d'une plume rapide et nerveuse. La porte de droite s'ouvre brusquement.)

SCÈNE X

GENEVIÈVE. ANDRÉ, puis FÉLIX.

ANDui-,, mirant, un porte-plume dans les dents. Ça, c'est un peu fort!... Qu'est devenu le petit? Tu ne l'as pas vu ?

LE MASQUE. H5

GENEVIÈVE.

Non.

.VNDRÉ.

On me disait que tu l'as appelé à l'instant... Il ne -'St pas envolé, pourtant,

GENEVIÈVE, écrivant.

Je ne l'ai pas appelé du tout.

ANDRÉ.

Ça c'est raideî... Il m'a semblé à moi aussi entendre voix... Et alors, est-il passé? Je lui avais dit de ne

is bouger... Il verra ça!... Je lui tirerai les oreilles !..

:i bien, et l'autre? Qu'est-ce qu'il est devenu, Félix?

GENEVIÈVE.

Il est parti.

ANDRÉ.

Ou'esl-ce qu il a 't II boude ?

GENEVIÈVE, écrivant toujours . Non.

ANDRÉ.

Avec ça ! Je le connais... encore une lubie !... Quel le caractère il a, celui-là! Qu'est-ce que nous lui >ns fait? Tu l'as vexé, hein?... hein? Je te parle, tu •nlends pas?... Tu pourrais répondre?... Mais, ah ça! .0 se passe-t-il?... toute la maison est sens dessus des- us ! Quoi?... tu n'entends plus maintenant quand on parle?...

GENEVIÈVE.

Je te demande pardon... J'écris.

ANDRÉ.

A qui ?

GENEVIÈVE.

A Lehmann, pour sa facture.

ANDRÉ.

.\h ! bien... iMais nous n'avons pas fixé le chiffre de la ludion. Ça me concerne pourtant! A combien tran- siges-tu ?

J16 LE MASQUE.

GENEVIÈVE, toujours dans la même position.

A huit cents francs.

ANDRÉ, bondissant.

A huit cents francs !... Mais tu es folle ! à huit cents francs !... Qu'est-ce qui te prend? Jamais de la vie, par exemple!... Nous n'avons pas les moyens de mettre huit cents francs à une saloperie qui en vaut trois cents tout au plus!... Puis, qu'esl-ceque ça fait de réduction? Deux louis ou trois?... Je crois que tu perds la tête, ma parole ! D'abord, c'était à moi d'écrire... Je ne sais pas ce qui t'a pris... Comment arranges-tu ça? ^lontre.

GENEVIÈVE.

Je vais corriger le chiffre.

ANDRK, allongeant la main.

Fais voir... Car si tu crois qu'il s'agit seulement de lui proposer, à cet individu !... S'il refuse, je plaide... je plaide... Donno.

GENEVIÈVE.

Tu... \i-u.\ \uir cette lettre?

ANDRÉ.

Mais oui...

GENEVIÈVE.

Écoute...

ANDRÉ.

Eh bien, qu'est-ce que lu as, voyons?

GENEV1Î:VE.

Ecouliv Ini^s('-^l^i la finir. .VNDRÉ.

QuoiV... Allons, allons, pourquoi ne veux-tu pas me donner cette lettre?... Qu'est ce que ça veut dire?... Voyons... maintenant c'est moi qui exige que tu me la donnes...

[Il veut prendre la lettre, Gencviè\-€ met la main dessus.)

GENEVIÈVE.

André... Je t'expliquerai... (// //// arrache la lettre et y jette les yeux quelques secondes.)

LE MASQUE. H?

ANDRÉ, trèx calme.

Qu'est-ce que c'est que ça? (// lit à haute voix.) « Ne

soyez plus malheureux... Je vous l'ai caché à vous

comme à tous pour ne pas vous causer, peut-être, de

joie trop prématurée... oui, je pars, mon ami... Je

quitte cette maison... A cinq heures, je ne serai plus

là... J'emmène Félicie... Attendez-moi demain mardi

vous savez... Dieu m'est témoin que lorsque je

me suis donnée à vous, mon ami... {Georges relit la

phrase.) c'était plus par vengeance que par amour...

j'ai beaucoup souffert depuis de ma faute... mais

maintenant je suis trop meurtrie, j'ai besoin de me

réfugier auprès de votre tendresse... » {Un temps.

■clatant de rire.) Non, c'est trop bête!... C'est vraiment

trop simplet!... Il faut trouver autre chose, ma petite!

'Chercher à exciter ma jalousie avec des trucs aussi

nfantinsî Ah! ma pauvre fille, si tu crois que nous en

<)mmes encore !...

GENEVIÈVE.

Tu as raison... C'était de ma part un enfantillage ri- dicule... Je ne sais pas ce qui m'a passé par la tête... Rends ce bout de papier. Je suis confuse.

ANDRÉ.

Cependant que veut dire : à cinq heures je ne serai lus là?... Oh ! je te demande cette explication pour te montrer à quel point l'invraisemblance était criante... Tu ne réfléchissais pas que l'on ne part pas ainsi dans la vie, sans bagages, sans... Au fait, pourtant, qu'est-ce que cette malle que j'ai vue avant notre explication de tout à l'heure, à ton palier.

GENEVIÈVI:;.

Oh! une coïncidence... voilà tout.

ANDRÉ.

.Mlons, voyons, voyons... Geneviève, lu n'as jamais iienli, du moins je l'ai toujours cru ainsi. Je fais appel

la loyauté, en ce moment... Trêve de plaisanteries le mauvais goût. Jeté prie, je te somme de répondre

Jlx LE MASQUE.

en toule franchise. Qu'y a-t-il derrière cette trame cousue de fil blanc que tu me tendais?... Pourquoi ce piège?

GENEVIÈVE.

Je t*expliquerai... Ne va pas croire des choses que tu pourrais croire à première vue...

[Elle se tait.) ANDRÉ.

Parle donc... Tu es toute pâle... Je ne me fâche pas, lu vois bien... Je sais qu'en te posant la question, comme je viens de le faire et dans un pareil moment, tu ne mentiras pas... Maintenant que tu es bien con- vaincue, je l'espère, que des manœuvres de ce genre pour raviver mon amour par la jalousie seraient d'abord absurdes et dangereuses ensuite pour toi-même... parle. [Elle laisse tomber la tête dans ses mains.)

GENEVIÈVE, se dressant brusqncment. Ah ! pourquoi mentir plus longtemps, puisque dans une heure tu l'aurais su?... Eh bien, oui, oui, c'est vrai, j'en ai assez... je pars, je m'en vais.

ANDRÉ.

Je ne te demande pas si tu pars ou si tu restes... ce n'est pas ça... Je te demande si tu oserais, après ce que je viens de te dire, soutenir la véracité de cette phrase : « Dieu m'est témoin que quand je me suis donnée à vous... »

GENEVIÈVE.

Aitdi(' !.. je ne suis pas coupable !

ANDRÉ.

Mais réponds donc !... Ces faux-fuyants ne sont plus de situation!... Il faut bien que je l'interroge, puisque tu m'as rais dans celle obligation stupide... Certes, je n'ignore pas que les aberrations des femmes jalouse- les poussent parfois aux pires extrémités... tout e possible dans la vie !... Mais de la part pourtant... de ta part !...

La I

i

LE MASQUE. 119

GENEVIÈVE, hésitant, cherchant les mois, avec une expression atroce. C'est à toi la faute si j'ai perdu la tôle, André...

ANDRÉ.

Tu mens!... je vois bien que tu mens! Je suis bien !>on de donner dans ces panneaux!...

GENEVIÈVE.

Oh! je pourrais mentir... mais je ne le ferai pas...

n ai assez ! J'aime mieux qu'il en soit ainsi, après tout.

Il ! je prévois la gravité de ce qui va se passer... après

I veu que je vais te faire nous ne devrons plus nous 1 l'voir... mais qu'importe ! [Elle se redresse avec courage.) ' Mii, André, c'est vrai... La lettre que tu as surprise

-^ait vrai... Dans un moment de détresse, un jour, je

liélé infidèle... depuis j'ai vécu dans le remords, mais

-jourd'hui je reconquiers ma liberté...

ANDRÉ.

Des preuves !

GErCEVîÈVE.

Des preuves?... A quoi bon? Ne sens-tu pas que je

(lis toute la triste vérité... Puisque je pars, à quel mobile

'éirais-je en te leurrant de la sorte? Je n'aurais pas la

lie folie que tu me supposes, de vouloir te reprendre \>;\Y des moyens aussi bas.

ANDRÉ.

Tu pourrais vouloir le venger.

GENEVIÈVE.

Dieu !... me venaei' !... 11 est bien fini ce temps-là !...

ANDRÉ.

-Mais prouve... prouve, alors...

GENEVIÈVE.

Va voir dans ma chambre. Tiens, j'entends qu'on sccnd mes malles dans l'escalier .. Félicie reste à on service... Elle doit être prête...

[Jndré va à la porte, l'ouvre, regarde cl revient.) ANDRÉ, le poing levé'. Gueuse !

120 LE MASQUE.

GENEVIÈVE.

Je ne suis guère coupable, après tout... André, si lu .savais !... des mois de rage, de souflrances !... ne me Irompais-tu pas, toi, abominablement? Je soutirais trop... je me disais : moi aussi, j'ai le droit... Et alors, un jour que tu m'avais rudoyé... la vieille histoire... alors... {Étouffant.) Tu vois bien que je ne peux pas parler, les mots m'étranglent... épargne-moi !

[Elle retombe siir une chaise. Elle est livide.)

ANDRÉ, éclatant. Ah! c'est propre !... Hypocrite! Hypocrite!

GENEVIÈVE, rassemblant ses forces. Et c'est cette faute en grande partie qui m'a aidée à supporter avec résignation tout ce que tu me faisais.

ANDRÉ, lui saisissant les poignets. Le nom?... le nom de l'homme... le nom? [Silence.) Tu hésites !...

GENEVIÈVE.

Je ne puis plus te le dire.

ANDRÉ.

Ah! c'est juste!... « J'ai besoin de me réfugier auprès de votre tendresse... » Va, garde ton vil secret... tu peux l'emporter... Pars, pars, quitte cette maison [Dou- loureusement), mais pars tout de suite... que je ne te revoie plus, va-t'en, va-t'en !

(Geneviève, réellement éperdue, fait un pas vers lui, comme si elle allait se jeter à son cou.)

GENEVIÈVE, criant.

André!... Ce n'...

ANDRÉ, L'interrompant brusquement avec un rire. Oh! je sais bien ce que tu le dis : il n'y a qu'une minute il criait : « Tout le monde a le droit!... »

GENEVIÈVE .

Non, non... Écoute donc!...

LE MASQUE. 121

ANDRÉ, /Mrlant sur elle. ... c Et voilà, maintenant qu'il s'agit de moi, ce n'est pas la même chose!... »

GENEVIÈVE.

André!... Puisque...

ANDRÉ, criant à tue-téte.

Oui, lu avais le droif, tu avais le droit commun!... Ce n'est pas la trahison qui m'écœure et me révolte... Tu avais le droit !... Ça? mais je m'en fiche, c'est bien -impie... je m'en fiche !... tu dois bien le voir à mon '.aime!... (// la repousse avec fureur. Le tumulte de leurs rleux voix mcle'es s'apaise brusquement . André continue seul. Il arpente la pièce en gesticulant.) Non, ce qui m'écœure, c'est le mensonge... cela seulement!... Ah! le voilà bien le résultat de ton beau mensonge, hein?... Quelle infa- mie!... Tu as caché cela avec toutes les hypocrisies, peut-être pendant des mois, je n'en sais rien, des années!... comme la dernière des coquines, comme une pauvre fille méprisable que tu es. Et, c'est inimaginable, tu avais l'aplomb de me reprocher tout à l'heure, dou- cement, plaintivement et dans quels termes, le...

S' interrompant.) Ah ! quelle atmosphère hideuse tu accumulais autour de nous! {Geneviève., peu à peu, s'est reprise. Elle est accoudée à la cheminée. Elle a maintenant

n mains la photographie. Elle écoute. On peut suivre sur son .isage toutes les phases d'une lutte inle'ricure.) Heureuse- ment tout s'arrange... Si lu croyais me faire quelque 'hose en t'en allant! Pars, pars, ce n'est pas toi qui me |uittes, c'est moi qui le chasse. Je vais donc pouvoir

nfin vivre sans ton fardeau ! . . . sans Ion ennui !. . . Veux-tu

ivi.ir' TVmi ni n^.'^ov rl(> nous jusqu'à l'écœurement.

(//.v sont visage à visage.)

GE.NEVIÈVE.

Je comprends ça !...

ANDRÉ.

Regarde-moi... Notre amour, entends-tu? ce n'était plus rien! rien! rien!

6

12:2 LL JiASyUE.

GENEVIÈVE, laissant tomber la photographie. Penh!... pas L-rniicrchose!

ANDRÉ.

Ll uiauiLenaiil su) uns libérés l'un et Tautie. Noire séparation pratique, nous y songerons... mais d'abord ce qu'il faut, c'est mettre de l'espace entre nous... Tu partais. A merveille!

SCENE XI

Les Mêmes, FÉLIX. [Félix erUi' ouvre peureusement la porte. André se retourne.)

.\.\DRÉ.

Entre, entre... tu n'es pas de trop!...

(iENEVlÈVE.

Ah! pardon!... Quand je serai sortie...

FÉLIX.

Qu'y a-t-il? Vous vous disputiez?

GENEVIÈVE.

Nullement.

FÉLIX.

Ce désordre, ces papiers épars?...

GENEVIÈVE.

Un coup de vent qui est passé par là... Il a môme fait tomber cette photographie, voyez.

FÉLIX.

Je vois. [Pendant qu André se baisse pour ramasser la lettre chiffonnée.^ Félix., bas à Geneviève.) Alors, VOUS avez eu cet horrible courage!.... Est-ce possible!

GENEVIÈVE, rapidement.

J'ai moins souflert que je ne croyais... 11 m'a aidée. Ce que c'est que de nous! [Elle montre du regard André qui plie la lettre en quatre.) Voilà un bnmpio infelligenl

LE MASQUE. 125

cl supérieur, tenez... si vous saviez la lamentable pué- rilité de ce qu'il a trouvé à dire!... C'est un pauvre rand gosse, aprè.s tout...

[Elle va sortir.)

ANDRÉ, lui tendant la lettre de loin. Ceci t'appartient.

GENEVIÈVE. C'est juste... [Elle la prend, puis, bas, à Félix, en pax- 'H.) Silence!

FÉLIX, de même. C'est juré.

GENEVIÈVE, à la porte, toujours à voix basse. Je pars tranquille. Le blé est bien semé : il va pous- r. [Elle se retourne pourtant vers André, à la dérohe'e.) En irtant, Félix, tout de même si je pouvais l'embras.ser nis qu'il le sache!... {Elle sort.)

SCENE XII ANDRÉ, FÉLIX.

.ViN'DHÉ, qui les a regardes converser à voix basse.

Elle vient de te dire ce qui se passe?

FÉLIX, d'un air lassé à Cavance. Non. Elle m'a dit seulement en sortant : « Il arrive «les choses. » Quelles choses?...

.ANDRÉ, changeant de ton prenant le ton d'un homme. Ah! mon vieux, ce qui arrive?... un bouleversement ans ma vie, incroyable, in-cro-yable!... Tu m'en vois encore tout abasourdi...

FÉLIX.

Quoi ?

ANDRÉ.

Imagine ce que tu peux trouver de plus invraisem- blable, de plus inattendu... la chose qui nous eût sem- blé, il y a une minute, la plus inconcevable!

124 LE MASQUE.

FÉLIX. ANDRÉ.

Geneviève me trompait.

FÉI.IX, ovec le calme le plut absolu. Ah !

ANDRÉ.

Oh! je l'en prie, mon ami, je t'en prie!... Il y a des minutes tu manques de tact, je ne sais pas si lu t'en aperçois... Je le dis : « Geneviève me trompait » et tu me réponds : « Ah! »... comme si je t'apprenais que nous changeons de cuisinière... Ça n'a pas autrement d'importance, mais dans la circonstance, tu comprends, c'est un peu agaçant...

FÉLIX.

Je te demande pardon. Je tâcherai à l'avenir de...

ANDRÉ.

Oui, ça n'a aucune importance... {Reprenant.) Crois- tu?... elle me trompait! "Tout, je me serais attendu à tout... mais pas b. celle-là! A ce point que j'ai cru tout d'abord à une répartie enfantine... mais il est impos- sible de douter. Elle ne s'est pas accusée : je l'ai surprise. Elle ne s'est pas vantée : elle a larmoyé... Et puis, quoi, elle s'en va!... Voilà! Elle s'en va!... Hein? Avais-je raison de ne pas me mettre martel en lêle?... On eût dit que je pressentais l'avenir et qu'il ne fallait pas m'inquiéter autrement d'elle!... Et elle a refusé de me nommer... l'autre, le partenaire.

FÉLIX.

Ah! elle a refusé...

ANDRÉ.

Naturellement. J'ai eu la révélation subite, en une seconde... du fait brutal... c'est tout... Je n'en sais pas plusque toimainlenanl... Avecqui? hein?... avec qui?...

FÉLIX.

Oui, avec qui?...

LE MASQUE. liij

[ Leurs yt'u.r .%c rencontrent tout à coup. Le regard se pro- longe. Félix fuit un mouvement brusque, un haut-le- corps véhément.^

ANDRÉ, lui mettant la main sur t épaule en souriant. Ah! permets... es-tu fou? Je ne te soupçonne pas... je le prie même de ne pas te défendre... Non... seule- ment, je m'interroge... Ton défaut de surprise à l'ins- tant... ton attitude... gênée (-Vo«('<?flM mouvement de Félix), mais oui, gcnée... ces paroles échangées à voix basse... cette lettre après ton brusque départ...

FÉLIX.

Oh! arrête-loi!... Tu ne peux pas te douter à quel point cette scène va être ridicule!... Arrête-toi...

ANDRÉ.

Tu es fou? Est-ce que j'en doute?... Non... seulement il suffit qu'une minute, une seule, tu comprends? ce soupçon soit admissible, pour qu'il empoisonne à jamais notre amitié et nos relations... Un tel soupçon serait en effet ridicule, intolérable, grotesque. ..Et dans l'im- possibilité où nous sommes actuellement, toi d'une justification, moi d'une preuve... il vaut mieux remettre à plus tard le plaisir de nous revoir.

FÉLIX.

Je te répète, André, que lues insane en ce moment!...

.VNDRÉ.

Écoule... je suis à un grand moment de ma vie, un moment décisif et terrible... il faut d'un coup net que je sépare le passé de l'avenir... Je n'ai le loisir ni de m'attarder, ni de réfléchir, si je veux me sauver... et je me sauverai... Avec celle femme s'en va toute une moitié de ma vie que je ne connais déjà plus. Demain je mcltrai de l'ordre dans tous ces événements, je réflé- chirai, je m'amenderai, mais aujourd'hui, il faut faire maison nette... Je te demande pardon, mais que ce qui appartient au passé soit au pa.ssé!... A quelque lilre que lu en fasses partie, confident ou... autre, je sens

126 LE MASQUE.

que nous devons nous séparer... Aussi bien notre amitié n'avait plus aucun rapport avec ce qu'elle fut autrefois... elle n'avait plus qu'un lien : ma femme...

FÉLIX, éclatant. Mais, imbécile, imbécile, est-ce que tu ne vois pas que...

ANDRÉ.

Que?

FÉLIX, S arrêtant, puis haussant les épaules. Un silence.

Rien. . Comme tu voudras, après tout! Tu as raison, pas d'explications. Il vaut mieux nous séparer, sans plus...

(// va prendre son chapeau.)

ANDRÉ.

Crois-tu que je ne sache pas qu'il y a près de deux ans que lu es amoureux de Geneviève !

FÉLIX, les poings serrés. Oh! assez, s'il le plaît!... Eh bien oui, j'étais amou- reux de ta femme, oui, c'est possible, après tout... c'est possible que je l'aime !... Mais sais-tu comment?... sais-tu depuis quand?... Il y avait des mois que tu la trompais bêtement avec une actrice... tu rendais mal- heureuse à plaisir cette pauvre petite femme et je la voyais silencieuse et souriante, au point que je me de- mandais par quelle grâce elle ignorait encore ta con- duite, lorsqu'un soir, vers minuit, je la ramenais en voiture, je ne me rappelle plus d'où, mais tu venais à coup sur do faire encore quelque chose de pas 1res glo rieux, et nous gardions tous deux une contrainte péni- ble. Dans un mouvement qu'elle fit vers la portière, sa fôte passant probablement au-dessus de moi, je sentis tout à coup sur ma main comme une goutte de pluie... Une larme venait de tomber. Elle était chaude, je me souviens, elle glissa en refroidi.ssant le long de mon poignet... Oh! le trajet de cette larme, j'en garderai toute ma vie le contact!... Ce qu'elle disait, cette larme,

LE MASQUE. l'i?

ce qu'elle disait!... Et ne sachant pas que je l'avais reçue, cette femme continuait de rire et de parler, comme si cela ne la gênait pas... et comme si elle eût pu en verser mille de la sorte, sans que ça la dérangeât autrement... Et j'eus la sensation très nette que tous les jours elle attendait l'obscurité pour pleurer... De- puis cette minute, je l'ai aimé'^ oui, d'un seul élan de pitié qui fait que je ne crains pas, tu vois, d'avoir les yeux mouillés en t'en parlant et que sous tes yeux à toi, mon cher, je ne m'en excuse pas je m'en vante!... Et là-dessus, je crois qu'on peut se quitter.

/// met brusquement son chapeau et remonte.] ANDRÉ, sans se retourner. Je te le répète pour la justification de ce que je fais, en rompant avec toi je romps avec tout un passé... FÉLIX, de loin. Mais oui, mais oui. ne te donne donc pas la peine. Bonsoir.

(// sort.)

SCÈNE XllI ANDRÉ, seul, puis Un Domestique, puis GYSÈLE.

ANDRÉ, un moment immobile, puis se mettant en marche. On entend des mots : Parfait! parfait !... Tout ça est très bien... très bien... très bien... J'ai rudement bien fait de congédier celui- ! A merveille!... Tout ça va on ne peut pas mieux!... (On frappe à la porte au fond. Haut :) Non, par exemple, je n'y suis pas. (// reprend.) Oh î mais très bien ! très bien ! (On refrappe. Criant :) Je n'y Suis pas. [Un temps. Il tire sa won/re.) Voyons, voyons, du parti pris, du parti pris!...

LE liOMESTlQVE, passant la tète à In porte.

Je demande pardon à monsieur, mais j'ai attendu que

\n LE IVIASQUE-

monsieur Félix fût parti... Monsieur sait bien... c'est la personne qu'il m'avait dit de faire entrer, même s'il n'y était pas... Alors comme justement j'ai entendu dire à monsieur qu'il n'y était pas... je me suis per- mis... Faut-illa faire entrer? Elle attend dans le bureau.

ANDHÉ.

S'il faut la faire entrer!... S'il faut la faire entrer!... [Courant à Gysèle, qui entre pendant que le domestique sort.) Gysèle! Gy.sèle! quelle joie! C'est vous!... c'est votre fraîche petite figure qui arrive ! Que c'est bon... Gysèle!... Quelle joie que vous veniez à cet instant... vous ne pouvez pas savoir! Ah! cher petit bouquet de violettes !...

GYSÈLE.

Mon Dieu... cette effusion!... On reçoit de la sorte une maîtresse... Vous oubliez que je ne vous suis rien.

ANDRÉ.

Vous ne m'êtes rien... mais vous me serez tout de- main.

GYSÈLE.

C'est à savoir ! ANDRÉ, la faisant asseoir et dans un élan précipité.

Si... si... mon enfant, mon petit doux!... Ah! ça me fait du bien, cette jeunesse-là ! Mettez vos mains comme des fleurs mouillées sur mon front!... (// respire avec soulagement.) Écoutez... Il se passe des choses très graves ici... oui, ma vie peut être bouleversée du jour au lendemain... Il faut absolument que nous nous voyions ce soir... que je vous parle... Ici ce serait imprudent... J'ai des affaires à mettre en ordre.

GYSÈLE, ironique devant cette effusion formidable. Mais, cher monsieur, mettez-les tranquillement... Je venais vous faire une simple visite, et...

ANDRÉ.

Pas d'enfantillages, Gysèle... c'est très sérieux... infi- niment grave... C'est la troisième ou quatrième fois que

LE MASQUE. 129

is nous voyons, mais l'iraporlance de la situation it que nous nous passions d'être corrects... Pouvez- is, ce soir, vous trouver loge 37 à l'Odéon... sans Ire père?... Faites-vous chaperonner par une amie...

GYSÈLE.

Faites attention... quelqu'un.

SCÈNE XIV Les Mêmes, NETCHE.

NETCHE, entrant brusquement, sans frapper. Qu'est-ce qu'on me dit, mon cher?... Vous permettez, mademoiselle, une seconde?... On lève ses paquets? ANDRÉ, glacial. Mais ce n'est pas à moi à vous renseigner, ma chère amie.

.NETCHE.

Moi qui m'apprêtais à boucler mon baluchon pour retounierà Londres!... J'y suis attendue à dîner samedi par la princesse Stirberg. Ah ! que vous êtes donc inconfortables, mon dieu î Quelle horrible chose que les nages d'artistes!... Je viens vous prendre mes ciga- les, alors... Vous ne pensez pas, mon gros, que je is vous faire cadeau de mes bouts dorés... Je n'ai pas les moyens de vous laisser des cigarettes à deux sous pièce... Vous seriez bien aimable d'ouvrir votre tiroir.

ANDRÉ.

Voici.

NETCHE.

J'oublierai certainement quelque chose dans cette précipitation, mais je compte sur votre probité pour le renvoyer... Au fait, j'y pense, vous ne nous avez - présenté mademoiselle.

ANDRÉ, du bout des dents. Mademoiselle Gysèle Dartier. Miss Netche Ems.

I")0 LE MASQUE.

NETCHE, mettant son monocle et la regardant avec insolence.

Mademoiselle... Mademoiselle est aclrice?

GYSÈLE, aimable. Pas encore.

NETCHE.

Vous êtes en train de lui faire un rôle, probablement c'est cela... Je vous le souhaite sincèrement très joli mademoiselle, et digne de vous... Mon cher ami De raieuUe est loin d'être un imbécile... mais je n'aime pa beaucoup ce qu'il fait. Ses pièces manquent, vous savez de ce que nous appelons d'un mot spécial, le... [Elle ch le mot en anglais.) VOUS n'avez qu'un seul mot en fran çais un peu trop général, pour rendre ça : le cœirr N'est-ce pas ainsi qu'on dit? ANDRÉ, agacé, mettant la main sur le bouton de la porte.

Je suis bien fâché, croyez-moi, de ne pas avoir votn approbation.

NETCHE, avec hauteur.

Je n'aurai pas le plaisir de vous voir dans ce rôle mademoiselle, mais, je vous le dis, je souhaite absolu ment que la pièce soit belle... n'est-ce pas, André?., qu'elle soit gaie, et que la femme ne soufl're pas trop î ia fin.

ANDRÉ, tout à fait impatienté.

Ma chère Netche, vous m'excuserez, mais je suis ui peu pressé aujourd'hui... Mademoiselle en sera quitt< pour ne pas connaître vos idées littéraires. Elles on leur intérêt d'ailleurs. {A Gysèle, en ricanant.) Vous h voyez, miss Netche a été élevée à l'école du cœur su: la main.

[Netche, qui allait sortir, se retourne., sa grosse fac< empourprée. )

NETCHE.

Mon cher, mon père était un gros Irlandais au5 mains rouges; il m'a élevée en efîel solidement, à un( époque les hommes étaient d'une trempe virile, et or

LE MASgUE. 131

lui eût coupé les bras plutôt que de lui faire faire une action qu'il n'eût pas jugée bonne... Il fessait la fille, mais il n'a jamais fait pleurer la mère... Et je me souviendrai toujours de la poignée de main qu'il me donna quand je quittai le pays pour gagner ma vie, une poignée de main il y avait pour cinquante ans de courage et de belle honnêteté... je ne sais pas si la fille saura y mettre l'énergie qu'y mit le père, mais c'était à peu près comme ceci, je me souviens... Good bye. [Elle lui donne un shahe-hand formidable. S inclinant sèche- ment.) Mademoiselle.

SCENE XV

GYSÈLE, ANDRÉ, seuls.

GVSÈLE.

Oh! qu'est-ce que tout ça veut dire?... Non, mon cher, non, je ne veux pas me mettre dans cette histoire !... [Elle a un retrait immédiat vers la porte.) ANDRÉ, vivement. Gysèle, Gysèle!... que nous importent les gens!... Ils ne savent pas encore... Quand ils sauront dans quelle boue je pataugeais!... Demain, Gysèle, demain, si vous le voulez, ma vie entière vous appartient...

(// lui prend les mains avec effusion.)

GYSÈLE, regardant la porte obstinément comme un chien

fjui voudrait partir. Laissez-moi descendre. Je voudrais m'en aller.

ANDR?!:.

Pratiquement, voyons... voulez-vous?... loge 57... Vous avez peur?...

GYSÈLE.

Oui. je ne suis pas tranquille. J'aimerais mieux ne pas «^tre venue .. Les scènes, vous savez... les histoires...

132 LE MASQUE.

ANDRÉ.

Quelle enfant!... \ ous n'avez rien à craindre... Dites?...

GYSÈLE, SCS petits sourcils froncés. Laissez-moi m'en aller.

ANDRÉ.

Je vous accompagne... Voulez-vous?... Répondez. GYSÈLE, regardant la porte.

Quoi?... Votre vie?... la loge?... On ne s'y reconnaît plus... Je verrai... peut-être... ce soir, neuf heures... loge 37... {Elle répèle tnacliinalement.) 37... quatre et trois...

ANDRÉ.

Vous avez peur?

GYSÈLE.

Oui.

ANDRÉ.

La voilà, la voilà, la porte!...

(// ouvre la porte en parlant bas et la précède. La petite ne se le fait pas dire deux fois et enfile le couloir. Ils disparaissent... La scène reste vide un instant, puis la p">-<'' 'J" gauche grince et s'ouvre lentement. \

SCÈNE XVI GENEVIÈVE, La Vieille Bonne, puis ANDRÉ.

GENEVIÈVE, suivie de la bonne qui tient une valise à la main. C'est une vieille à fair dou.x et hébété. Personne... Ils sont descendus. Allons, vite... pas de temps à perdre... Psst... {La bonne s avance.) Mets ça là-dedans. {Elle prend un bibelot sur une table.) Et puis ça... j'y tiens beaucoup. {Elle cherche de Vœil un objet familier.) Quoi encore?... ça... Fourre-le comme tu pourras, on arrangera tout là-haut... Quoi, qu'est-ce

LE MASQUE. 133

que tu as à pleurer. Eh bien, oui, on s'en va, mon pau- vre vieux, on s'en va! C'est la vie!... Qu'est-ce que tu veux, il n'y a rien d'extraordinaire!... Ça arrive ces hoses-là... Quand tu resteras à me regarder avec ■s bons yeux pleins de larmes, ça ne changera rien, n'est-ce pas ! {La bousculant.) Allez... tu mettras tout dans la chapelière. Maintenant c'est fini ici... pour nous... fini! {On voit l'émotion qui lui fait trembler les lèvres.) Je ne voudrais pas qu'on nous voie, nous n'avons pas de temps à perdre, voyons... Je n'oublie rien? [La bonne s'en t'a. Au moment de sortir elle-même, Geneviève aperçoit la photographie d'André reste'e à terre.) */-a. [Elle se bais.fe et la ramasse. Quand elle se relève, la porte du fond s'ouvre. Andrc rentre. Il voit le geste de Gene- viève qui se redresse maladroitement .. . Puis elle va sortir^ gênée, mais brusquement elle se retourne et regardant André bien daru les yeux.) Adieu, André, je vais vivre... A mon tour, maintenant. Sans rancune.

ANDRÉ.

Adieu.

RIDEAU.

ACTE ITT

Le petit salon d'un Palace à Monte-Carlo, attenant à gauche au hall de l'hôtel et donnant au fond sur un vaste couloir. A droite, la porte d'un « tea room », sorte de bar vitré. De grandes lanternes japonaises sont assez joliment disposées de chaque côté de la porte. Des pots de faïence du pays avec des palmier:*. Petites tables, petits canapés. Une table à journaux au milieu. Toutes les portes sont ouvertes, sauf celles du tea room qui est h tambour. Dans le corridor du fond, on voit la cage de l'ascenseur. La musi lUe de l'hôtel vient de cesser et, au lever du rideau, défilent dans le corri- dor quelques musiciens en costumes rouges, avec leurs contrebasses, leur boîte à violons, etc. Nelche et Geneviève sont assises sur la gauche. Geneviève brode vaguement un chemin de table. Elles causent à distance avec un monsieur en habit et une dame. Ce sont deux Russes, de table d'hôte, prince et princesse Palinkoff.

SCENE PREMIERE

GENEVIÈVE, NETGHE, Le Prince et la Princesse PALINKOFF.

GENEVIÈVE.

On abuse un peu de la musique à Monte-Carlo.

NETCHE.

Mais ici cela l'ail un son assez joli. Et c'est encore bien mieux de ce tea room comme ils disent empha- tiquement — lorsqu'on en laisse la porte ouverte...

LE RUSSE.

Du reste, ce petit salon est intime. C'est la seule pièce se tenir.

NETCHE.

Cest pour cela sans doute que personne ne s'y lionl.

LE MASQUE. 13à

LE RUSSE.

Oh! tout le monde, le soir, va à l'usine, comme vous dites ici.

LA RUSSE.

Vous ne jouez pas, madame?

GENEVIÈVE.

Nous sommes de passage seulement. Nous arrivons, mon amie et moi, de Naples, nous venons de sé- journer deux mois. Avant de réintégrer Paris, nous nous arrêtons un peu à la Riviera. Nous partirons demain probablement.

LA RUSSE.

Ah î si tôt!... Nous, nous arrivons directement de Pétersbourg. C'est un si beau pays... Nous aimons tant Monte-Carlo, en Russie... Mais il n'y a pas un chat cette année. La saison est très mauvaise. Le Caire leur fait concurrence...

GENEVIÈVE.

C'est encore do si bonne heure!

LE RUSSE.

Nous devions venir avec de nos amis, le prince et la princesse Stahovitch... mais, au dernier moment, ils sont demeurés pour les fêtes de la Cour.

GENEVIÈVE.

Vous connaissez les Stahovitch? Lesquels? CAui qui a épousé une Française... l'aide de camp?

LA RUSSE.

Nous le connaissons beaucoup.

GENEVIÈVE.

Que c'est drôle !... Il a épousé une de mes amies de pension, Louise Vandal, la fille d'un marchand de soie- ries de Besançon... Comme le monde est petit! Elle a. failli venir?

LA RUSSE.

Oui. Elle est très musicienne, vous savez, elle adore Monte-Carlo à cause de la saison d'opéra... Mais elle

I3r, LE MASQUE.

aura encore le temps de se décider à venir, carie théâtre n'a commencé que ce soir, n'est-ce pas?

LE BUSSE.

On joue une pièce de qui donc, déjà?... deDeraieulle.

GENEVIÈVE.

Oui, j'ai aperçu l'affiche en arrivant.

LE RUSSE.

Je ne connais que de nom... C'est bien? On dit que c'est un auteur gai.

GENEVIÈVE.

Très gai, n'est-ce pas, Netche? Nous le connaissons un peu.

LE RUSSE.

Oh î vraiment. Vos auteurs français sont si char- mants... {On apporte des lettres.) Vous permettez ?

GENEVIÈVE.

Faites donc.

[Ils décachètent leur courrier et se parlent en russe à voix basse.)

NETCHE.

Dire qu'il y a des gens qui arrivent de Pétersbourg pour la joie d'entendre une pièce d'And ! Eh bien, vrai !

GENEVIÈVE.

C'est tout de même ce qu'on peut appeler une fichue idée que de s'arrêter à Monte-Carlo, et de descendre juste à cet hôtel.

NETCHE.

Maintenant que c'est fait !

GENEVIÈVE.

Le plus simple sera de partir demain matin de très bonne heure pour Beaulieu ou Bordighera... Beaulieu plutôt. C'est plus près de Londres... Ça vous fera plaisir.

NETCHE.

Nous n'aurions pas voulu descendre à Monte-Carlo que nous y étions bien forcées, ma chérie. Nous ne pouvions plus envoyer de dépêche à Félix. Il est parti

LE MASQUE. i37

ce matin à huit heures cinquante de Paris. II n'aurait

pas pu recevoir la dépêche.

GENEVIÈVE.

Uh : puis, mon Dieu!... II n'y a qu'à faire tout ce que nous pourrons pour éviter une rencontre... D'ailleurs, André est à son théâtre... Nous ne le verrons pas... et ils iront souper avec les acteurs au Café de Paris ou chez Giros... Je connais ses habitudes... Jambon et porto blanc. Je suis venue déjà avec lui à Monte-Carlo pour la représentation de son Èlau.

NETCHE.

Avouez que ça ne vous a pas été autrement désa- gréable de l'apercevoir sur le Grand Rond ce matin. Croyez-vous vraiment qu'il ne nous ait pas vues ?

GENEVIÈVE.

Non... Il était avec toute sa troupe... Je ne sais si est parce que j'en ai perdu l'habitude, mais j'ai trouvé ela d'un lugubre!... Il avait l'air de faire partie d'une tournée de province... Il portait un chapeau mou mar- ron désastreux...

NETCHE.

Ça vous a impressionnée tout de môme, dites, de revoir son joli petit museau en sucre rose.

GENEVIÈVE -

Pas le moins du monde!... Tenez...

(.'/ ce moment, entrent, venant du couloir du fond, Gysèle Dartier et Bouyou chapeautées, accompa- gnées de l'acteur Foiron. On voit qu'ils passent intentionnellement par pour Geneviève. Ils se dirigent vers la table aux journaux, de l'air de chercher un journal. Avant de sortir, les femmes, en même temps, jettent un coup d'oeil sur Gene- viève : Bouyou, avec un peu (^insolence, affecte de siffler un air favori; Gysèle, très simple, un peu timide. Ils restent debout, comme des gens qui ne font que traverser.^'

138 LE MASQUE.

SCÈNE II Les Mêmes, GYSÈLE, BOUYOU, VOIRON.

NETCHE, bas à Geneviève. Elle n'est donc pas au théâtre avec son André chéri?...

GENEVIÈVE.

C'est la deuxième fois qu'elle passe et qu'elle nous dévisage.

NETCHE.

Vous ne direz pas que celle-là ne nous a pas vues !... Elle est en jolie compagnie !

VOIRON, chantant. Trou laY, la, la ! trou la... As-tu le Figarot

BOUYOU.

Non, vicomte...

GYSÈLE, affectant de clicnher sur la table.

C'était justement lui que je cherchais...

VOIRON.

Alors, filons au théâtre... Je suis du dernier tableau, moi, si vous ne faites rien... Ou alors je vous carbonise la politesse.

GYSÈLE, vivement, ge'née du commun de Voiron.

Du tout, nous sortons avec vous, monsieur...

BOUYOU, en sortant, à Voiron, exprès, tout haut. C'est rigolo, la vie, pas?...

[Ils sortent tous les trois, Gysèle la dernière.)

SCÈNE III GENEVIÈVE, NETCHE, Le Prince et La Princesse.

GENEVIÈVE, pensive. Il n'y a que six mois et pourtant elle a déjà vieilli.

[A ce moment, les Russes se retournent vers Geneviève.)

LE MASQUE. 139

LE RUSSE.

Je VOUS demande pardon... Mais les nouvelles du ays, n'est-ce pas ?... J'ai justement mon frère qui m'en- oie des nouvelles de cette affreuse guerre. {S' adressant

sa femme.) Ah! Néra ! regardez l'horloge... Il faut lier prendre nos manteaux. {A Geneviève.) Nous allons liercher des amis à la sortie du théâtre.

GENEVIÈVE.

Quelle heure est-il donc ?

LE RUSSE.

Onze heures moins cinq à l'usine.

GENEVIÈVE.

Que cela?

LE RUSSE, riant. Oh ! que cela ! vraiment !

GENEVIÈVE.

C'est une exclamation... parce que nous attendons un ami qui vient de Paris à notre rencontre par le rapide de onze heures.

NETCHE.

Et il nous apporte des grands papiers sérieux. Alors !...

LE RUSSE.

Vous avez encore un petit quart d'heure d'attente...

E[ il y a quelquefois du retard... Néra, je monte avec

vous... Si cela peut intéresser madame, nous allons

lescendre en môme temps la photographie de la prin-

esse Slahowitch.

Oh! oui... cela m'amusera beaucoup de voir ce qu'elle est devenue.

LE RUSSE.

Elle est très grosse personne.

GENEVIÈVE.

Pauvre Louise !... Oui, descendez, voulez-vous bien?

140 LE MASQUE.

SCÈNE IV (lENEVIÈVE, NETCHE.

NETCHE, ^e levant pour se dégourdir. Enfin!... J'allais leur proposer de jouer à pigeon- voie... Qu'on est poli en Russie !

[Elle c/iantonnc.)

L'adjudant dit : « Nom de nom, Bougre, bougre, mon capitaine! »

GENEVIÈVE.

Taisez-vous ! Si on vous entendait !

NETCHE.

On vous prendrait pour ma damo de compagnie. Ça vous vexerait.

GENEVIÈVE.

Ce bon Félix!... J'aurai plaisir tout de même à le revoir... Avouez que dans toutes ces affaires il a été charmant... si discrètement dévoué... pour toutes ces questions odieuses de notaire... ces formalités indéli- cates du divorce. J'ai hâte de savoir s'il va nous apporter quelque chose de définitif...

NETCHE.

Je ne blague pas votre caniche... seulement, n'exagé- rons rien... Il travaillait un peu pour son compte.

GENEVIÈVE.

Oh! son compte!... Pouvez-vous dire! Rien n'est moins vrai ! Il sait que je lui suis reconnaissante d'une affection si dissimulée et si intense, voilà tout. Évidem- ment, il se doute bien aussi que le jour je me déci- derai, le divorce prononcé, et bien plus tard encore, à choisir un compagnon sûr, un ami suivant la formule, pour me voir vieillir, en échange de ces bons sentiments dont se font les amitiés durables, il se doute bien, évi- demment, que ce ne sera pas un autre que lui...

LE MASQUE. 141

NETCHE.

C'est ce que je dis... Le bail est consenti à longue échéance. C'est dans le tempérament des Françaises de ne pouvoir vivre seules... Ne discutons pas... Seule- ment, quand je serai h Londres, vous savez, ça se fait aussi bien qu'ici et plus rapidement, ces petites opéra- tions !... et ça ne m'occasionnera pas de dérangement... GENEVIÈVE, se balançant dans le rocfàng,

A moins que je ne prenne goût définitivement au voyage, et que je ne devienne, Netche, la solitaire des tables d'hôte... la dame en noir « qui a être jolie... » J'aime le voyage pour lui-même, le train, son dorlote- ment, son sommeil, avec le long chapelet des stations qu'on égrène... on n'est nulle part, hors du sol... c'est bon. Toute votre vie suit aux bagages... Être un peu comme ces employés de sleeping, dont j'ambitionne parfois la vie, avec leurs longues journées vides ils n'ont qu'à regarder monter et descendre les fils télé- graphiques, derrière la portière d'azur... Et je me sens déjà, Netche, cette dame en noir, qui a être si jolie et qui descendra sûrement demain à Iheure triste de la table d'hôte.

NETCHE.

C'est égal, mon àrae pratique de Saxonne s'habitue mal à l'idée que ce qui vous sépare, c'est une faute imaginaire!... « Le Sganarelle imaginaire »... tiens, voilà pour lui !

GENEVIÈVE.

En tout cas, vous n'en pouviez nier l'efficacité? Et puis ne dites pas de mal de mon mensonge. J'en suis très fîère, vous savez ?

NETCnE, levant les bras au ciel.

Si je le sais !

GENEVIÈVE.

Et si jamais le bon Dieu qui saura apprécier— me dispense du Purgatoire et me fait entrer au Paradis, ce nf '^era jamais qu'à cause '!•> '-'^ o'Mif ni.>nt;.>iiin'-!;"i.

U'2 LE MASQUE.

NETCHE.

Vous avez fait aussi votre petite pièce; ça se gagne! Cabotins !

GENEVIÈVE, faisant la grimace. Oii ! celte vilaine Netche ! Non... pas cabotins... nous sommes... [FAle cherche.) les imprésarios de notre bonheur... voilà. Ça, c'est une définition qui me plaît.

[Elle rit.) NETCHE.

Si vous le pouviez, comme on sent que vous veilleriez encore de loin sur son bonheur, à votre homme !

GENEVIÈVE.

Je n'aimerais pas le savoir malheureux, voilà tout... Mais quant à m'en occuper jamais, ou à me donner une once d'émotion à cause de lui... ah! non!... Penser que j'ai été jadis assez bête pour me faire tant de mal?... Tout est passé. Tenez, dans le livre que je lis là, il y a cette phrase (on dirait un proverbe oriental) : « Quand tu sens que tu vas pleurer, pense à la stupidité de la cause et tu souriras ». Maintenant, s'il arrivait quelque chose, n'importe quoi, je crois que je saurais sourire et m'en tirer de l'a<;on spirituelle, ce qui est tou jours, après tout, la vraie façon de s'en tirer.

[Reviennent les Russes.)

SCENE V Les Mêmes, Le Prince, La Princesse, puis FELIX.

LE PRINCE.

Voilà.

[Ils exhibent un long porte-photographies de voyage.) GENEVIÈVE.

Oh! que c'est drôle!... Cette bonne Louise!... C'est qu'elle est devenue énorme... Ma parole, elle a l'air Russe, véritablement.

LE MASyUE. U3

LA PRINCESSE.

Voilà le prince Sfahovilch.

GIÎNETIÈVE.

Oui... mais elle... oh! que cela m'amuse! FÉLIX, entrant par la porte du hall. Bonjour, chère madame.

GENEVIÈVE, s'exclamant. Par exemple !... Mais qu'y a-t-il?Le train est donc en \ avance ?

ILLL\.

J'ai pris une voiture pour venir de la gare. L'omnibus V avait beaucoup de bagages à charger... et je craignais I de vous faire attendre. {Aux Russes.) Mais, je vous en [ prie, ne vous dérangez pas pour moi.

LE PRINCE.

Nous avons fini, nous sortons.

FÉLIX.

Je vous en prie. Je monte ma valise et choisir ma chambre... Ne me regardez pas, j'ai voyagé avec une dame qui a laissé la glace baissée toute la journée... ' je dois avoir l'air d'un mécanicien.

GENEVIÈVE.

Vous avez l'air au moins d'un ingénieur !

Tout cela n été dit avec une politesse affecte'e et un baisement de main très correct. Un garçon attend avec la valise et les couvertures.

NETCHE.

Bonjour, le Félix. Votre chbmbre est retenue, vous avez... Vous allez voir, si elle ne vous convient pas... (iENEViÈVE, serrant les mains aux Russes qui se retirent discrètement. Au revoir, madame, cela m'a fait un grand plaisir. GENEVIÈVE, allant il Fe'li.c, gaicwcni rt familièrement. Vous avez fait bon voyage"?

FÉLIX.

Vous, vous avoz fnit un bon visoi?:e, dilos (\o^^c !,..

144 LE MASQUE.

Deux mois! Vous avez toute l'Italie dans les yeux... Mais vous avez eu lorl de renvoyer vos amis, Gene- viève... Je vais me désenfumer, une seconde et je serai redescendu.

GENEVIÈVE.

Je pense bien!... Vous allez prendre quelque chose, VOUS aliez souper.

FÉLIX.

Je boirai surtout.

NETCHE.

Oui, c'est cela, Geneviève, pendant que je vais lui indi- quer sa chambre, faites-lui préparer ici quelque chose.

FÉLIX.

De la bière surtout.

NETCHE, ba.^ à Geneviève. Laissez-moi le soin de le prévenir de la présence d'André et do la petite souillon.

GENEVIÈVE, Jiaut.

Prenez tout votre temps, Félix. Je vous attendrai dans le bar, là, à côté. Vous avez les papiers ?

FÉLIX.

Oui, je vous raconterai ça... ( groom.) Dis donc, petit.

NETCHE.

Prenez-vous l'ascenseur. C'est au premier.

FÉLIX.

Pas la peine alors. {lis sortent.)

LA VOIX DE NETCHE, dans le couloir.

Avez-vous mes cigarettes ? Ah ! vous êtes un bon chienchien...

[Geneviève, restée seule, va au canapé , tapote son ouvrage. Elle a l'air heureux et léger. Gysèle entrt par le hall. Elle se dirige vers la table du milieu ec y prend une em>eloppe. Elle regarde Geneviève de côté; celle-ci gênée .^ et voyant t insistance, prend le parti de se retirer. Au moment elle atteint la porte du corridor, Gysèle, rouge comme une pivoine, se décide.)

LE MASQUE. 145

SCÈNE VI GENEVIÈVE, GYSÈLE.

GYSÈLE.

Madame... toute la journée j'ai hésité vingt fois à vous aborder... excusez-moi... Je sais que c'est contraire à toute espèce de correction, et vous devriez en effet vous retirer. Mais il n'y a pas d'audace de ma part. J'ai une chose très grave à vous dire. Vous pouvez passer sur les convenances avec la petite Dartier, allez!... Maintenant, madame, je n'insisterai plus... j'aurai fait mon devoir en vous priant de m'écouter.

GENEVIÈVE.

Mademoiselle, ce n'est pas une affaire de correction, mais je doute que vous ayez à me dire quoi que ce soit qui puisse me concerner... et je vous prie de ne pas insister.

[Elle fait un pas vers la porte.)

GYSÈLE.

Si, madame, si, justement quelque chose qui vous concerne !... Mais, je vous le répète, vous êtes dans votre droit en vous retirant et j'aurai fait mon devoir.

GENEVIÈVE, après une hésitation. Si c'est important, dites rapidement ce que vous avez ;i me dire, mademoiselle.

GYSÈLE.

Vous le pouvez d'autant mieux que je n'étais rien dans la vie de monsieur Demieulle ^quand vous vous êtes séparés. El lorsque nous nous rencontrions chez madame Slumpfer ou aux répétitions, j'ignorais tout de votre vie.

GENEVIÈVE.

Je le sais.

I4<. LK MASgUE.

GYSÈLE, cinhiirras.sée, cherchant le.<t mots. Je me fnis engager à l'Odéon et je quille demain MoDlo-darlo. Je m'en vais.

GENEVIÈVE.

Avec monsieur Dcmieulle?

GVSKLE.

Sans monsieur Deraieulle.

GENKVnîVE.

Ahî bah!... Eh bien, mademoiselle, je ne saisis pas rinlérèt que peut avoir pour moi un engagement... évidemment appréciable, et dont je vous félicite... mais ce doit être affaire entre vous et monsieur Demieullo, un départ conclu entre vous depuis longtemps et auquel je ne suis, je suppose, en rien mêlée.

GYSÈLE.

Vous vous trompez, et c'est parce que vous él"- que j'ai pris une détermination aussi rapide.

GENEVIÈVE.

Je ne comprends plus.

GYSÈLE.

Les raisons pour lesquelles je quitte m.i \ n- aciuelle vous importent peu, madame... mais mon devoir était de vous dire en parlant : il n'y a qu'une seule femme qu'il aime. Et ces^i vous.

[Un silence.) GENE\ij. »:^, ci'i un ^11 lit sourire, J-e vous remercie mademoiselle, vous êtes bi«iî aima- ble !... Mais ce que vous me dites là, je n'en ai jamais douté, croyez-le bien. Cela ne m'apprend rien... Alors?... GY'SÈLE, flé»arçonnée. Alors, quand j'ai appris votre présence ici môme, ma résolution a été prise. Je me suis dit : « S'il est un instant de partir, c'est celui-ci... On ne sait pas cequ'oii laisse dorrière soi! »

GENE^^È^•E, ironique. Ah ! très bien, je comprends... vous espériez que je

LE MASQUE. 147

•viendrais gentiment prendre la place vacante et vous . DUS disiez que l'occasion était bonne de mettre votre fuite à exécution; il serait toujours en pays de connais-

ince, le cher homme! Et. on ne sait pas, des fois,

est-ce pas?... C'est simplet comme raisonnement,

lais désarmant...

GYSÈLE.

Maintenant, c'est dit... je n'aurai plus rien à me reprocher.

{Elle salue et se retire.)

GENEVIÈVE, l'appelnnt.

Je ne suis pas curieuse, mademoiselle, mais pour uels motifs le quittez-vous si mystérieusement ?

GYSÈLE.

Oh î il n'y a pas de mystère... Quant aux raisons, vous imprendrez qu'elles soient difficiles à vous donner...

GENEVIÈVE, ironiquement sincère. Mais, chère mademoiselle Dartier, ne vous gênez donc pas pour moi !... Sérieusement, entre nous, croyez- vous que l'ex-femme d'André ne doive pas être blasée iir ce genre de rapprochements ? Je n'en suis pas à ça jnès, vous pensez bien !... J'en ai connu d'autres. Et "est de la si vieille histoire tout cela ! André m'est devenu si totalement étranger ! je m'informe, mais à uur titre de renseignement... parce qu'en effet c'est... urieux d'apprendre une chose comme celle-là... Mais jt; vous en prie, ne vous gênez donc pas!... Vous voyez avec quelle simplicité j'agis... Ou'est-ce donc ?... Rai- >ns de...

GYSÈLE.

Oh! mon Dieu, tout et rien... Si vous désirez savoir, 'la peut très bien se dire... Au fond j'étais née pour théâtre, uniquement... Je n'étais pas habituée aux artistes, aux vrais. Cela ressemble si peu à ce que j'ai vu autour de moi!... Oui, je n'étais pas destiné à un artiste trop compliqué... Je ne comprends pas celte psychologie, ri^s. \\t\\(^x\r(^< ro< rr\< Nous ne parlons

148 r^<M"':LI*^ MASQUE.

même pas le même langage... Et puis, coramenl dire... Il n'a pas des sentiments... {Elle cherche et puis laisse tomber de ses lèvres avec un snobisme très accentué et un peu nu'prisnnt.) d'homme du monde... Est-ce que je vous choque en disant cela ?

GENEVIÈVE, amusée et faisant des gestes de d(^négation. Du tout, du tout !...

GYSf'LE.

Vous souriez?

GENEVIÈVE.

Oh ! du tout... mais pendant que vous parliez, mes yeux sont tombés sur une phrase de ce livre que je lisais tout à l'heure : « Quand tu sens que lu vas pleu- rer, pense... [Elle s'arrête, la considcrc. et avec un snr/rirr.)

aux autres... »

GYSÏLE.

Je sens bien que vous me prenez pour une pelilc bêle... Non, madame, non... Je suis seulement d'un autre bord, d'une autre espèce, voilà tout... 11 y a des races qui ne peuvent pas se rencontrer. La mienne est faite pour produire des ratés, des aventuriers ou des grues... vous voyez que je ne m'illusionne pas!... J'ai la consolation de penser que je m'en tirerai seulement avec un peu d'élégance... Ce ne sera pas plus gai pour cela !... Je suis de celles dont les hommes disent : « C'est une rosse Et en effet, j'ai un grand besoin de liberté et pas de cœur. (Geneviève sourit. Gysèle la regarde dans le blanc des )eux.) Ne riez pas, madame, c'est très douloureux. [Devant l'expression sérieuse de Gjsèlc, Geneviève s'arrête.) Môme quand on pleure à côté de moi, même quand c'est quelqu'un que j'aime, j'ai l'impression d'un grand vide sec au cœur... et de l'im- patience... Tous les jours, on se dit : Ça viendra, ça viendra peut-être... et de jour en jour c'est l'impression, au contraire, que ça manque sous le pied à chaque fois... C'est excessivement douloureux, madame. Ceux qui n'ont pas subi cette sorte d'effort et de vide ne

LE MAS^^UE. 149

peuvent pas comprendre... mais chacun a sa manière '• souffrir, croyez-le bien; quelle qu'elle soit, elle (■rite un peu de respect... et on ne ^ait pas, quand on ne l'a pas éprouvé soi-même, ce que l'on peut souffrir de ne pas pouvoir aimer, et ce que représente de tor- lure et de bonne volonté une larme de petite rosse.

[Elle a dit cela ai'ec un simple orgueil, redrexxant sa tête, les yeux e'claire's et un pleur vif et rapidement essuyé.)

GENEVIÈVE.

Je VOUS demande pardon si je vous ai blessée, made- moiselle... Je n'ai pas eu cette mesquine intention... et

n'ai aueun motif de vous en vouloir.

GYSKLE, se laissant aller avec plus d'expansion.

Il n'y a pas que de ma faute d'ailleurs... Je dois le dire, les femmes comme moi se feront toujours diffici- ' "ment à cette vie très., spéciale... Il a gardé, affiché

s relations avec cette Valgy... il a combiné des

petites aventures diverses dont il m'a fait part d'ailleurs

avec une régularité parfaite... Pourquoi, grand Dieu!

besoin extraordinaire de tout dire !,.. Ah ! jeu ai vu

peu de temps !... Il ma demandé de recevoir amica-

aicut, comme des égales, d'étranges personnes... 11... Et puis, laissons cela... Il est possible que je ne fu=;se pas née pour l'amour, mais c'est bien lui en tout

s qui m'en aura fait passer l'envie !... Ah ! ils ont été

lis nos six mois !...

GENEVIÈVE, /inchant la tête.

Je vois, allez... je vois... En une seconde, pendant que vous me parliez, toute votre intimité vient de m'apparaître... C'est extraordinaire ?... Je reconstitue tout... Je vous vois à ma place, vous qui avez pris la suite {\c mon existence... lui, boudeur sous la sus- pension de la salle à manger... le vide de votre intimité pendant que le poêle de l'atelier crépite. J'entendrais sonner la pendule ! Que c'est piètre, mon Dieu ! et que c'est donc toujours la môme chose)...

150 LE MASQUE.

GYSKLE.

Oui... c'est pièlrc, comme vous dites... Mais main- tenant, fini... je m'en vais... je n'ai plus la force !

GENEVIÈVE.

Et ces mots!... les mêmes phrases... les mêmes gestes presque !... Comme c'est curieux tout cela !...

GYSiiLE.

Alors, j'ai écrit à papa... Il y a cinq jours... (vous voyez qu'à ce moment je ne pouvais pas prévoir cette rencontre) pour voir quel accueil on me ferait à la maison, et si l'on voudrait user d'influence pour me faire engager ministériellement. Voici ce que j'ai reçu {Elle lit la lettre.) « Ma fille, ta mère est prête à te par- donner ; j'ai vu le ministre, hier, et moi, me souvenant des sentiments généreux que Ion pauvre grand-père nous a inculqués, je ne mets aucune condition au plaisir de te rouvrir les bras... Post-Scriptum. Puis- que lu es à Monte-Carlo, veux-tu mettre un louis pour moi sur le 26 et un autre sur le 52 ? » GENEVIKVE, riant.

Il ne perd pas la carte, monsieur votre père.

GVSÈLE.

Ah! c'est encore un type... délicieux, celui-là!... {m/e se lève.) Enfin, voilà... voilà...

GENEVIÈVE.

Eh bien, mademoiselle, résumons... .le comprends votre démarche et vous voyez que je n'ensuis nullement formalisée. Seulement c'est irrémédiable... Jamais, quoi qu'il arrive, dans quelque embarras qu'il se trouve, je ne retournerai auprès d'André {Appuyant sur les mots), vous entendez, quoi qu'il arrive... C'est enterré...

GYSfùLE.

Alors, tant pis !

GENEVIÈVE, vivement. Mais si je vous ai écoutée sans vous contredire, je suis loin cependant de penser comme vous... A votre

LE MASQUE. 151

place, mademoiselle, je réfléchirais avant de faire une hose irréparable dont vous pourrez vous repentir... Oui sait si son bonheur n'est pas en vous?... Vous allez peut-être lui porter un coup très dur... Vous vous ' lompez en disant qu'il ne vous aime pas : je crois au ontraire qu'il vous aime beaucoup... c'est vrai... J'ai été très malheureuse à cause de vous, autrefois. {Mou- vement d'étonné ment de Gysè/e.)Oui, c'est à cause de VOUS que nous nous sommes séparés.

GYSiiLE, ébahie. De moi ? C'est ma première nouvelle !

GENEVIÈVE.

Vous savez, ce jour vous êtes venue à la maison quand je partais... eh bien, je lui avais dit : « Fais ton choix entre elle et moi. . . puisque tu Taimes à ce poin t. . . » C'est à ce moment justement que vous êtes arrivée.

GYSÈLE.

Il m'a raconté la chose tout autrement.

GENEVIÈVE.

Eh bien, il vous a menti.

GYSÈLE.

Oh!

GENEVIÈVE.

Vous voyez, il vous l'a caché pour ne pas vous mon- trer justement à quel point il tenait à vous... à quel point il vous aime... et...

{Elle s'arrête troublée devant le regurd de Gysèle. qui la fixe avec émotion depuis un instant.)

GYSÈLE.

Ah ! le gûcheur! le gâcheur! Il avait cette femme et il l'a quittée !

GENfcVlÈVE.

Que voulez-vous dire 1

GYSÈLE.

Comme c'est difficile à comprendre!.,. Vous ne voulez plus reprendre voire mari, mais tout de même

l.Vi Ll£ MASQUE.

vous ne voudriez pas qu'on lui fasse du mal, qu'on le ftsse souffrir... et alors, pour m'inciter à rester, vous allez mentir, essayer de me redontier du courage à mon tour!... Ah ! ne vous froissez pas, madame, de ce que je vous aie devinée ! C'est une pensée si délicate!... Eh bien, non, on ne le fera pas souffrir, ne craignez rien... Si peu que je sois dans sa vie, rien ne sera fait qui puisse lui être néfaste. Je ne partirai pas encore... Je ne ferai rien de brutal... Je reste encore, madame... j'essaierai. Je vous le promets, parce que maintenant je sens très bien que je le dois.

[Elle s'est levée, très se'rieuse et très respectueusement .)

GENEVIÈVE, après l'avoir regardée à son tour en silence.

Ah î oui, le gâcheur! Qu'il en aura été gâché pour lui ! et de jolies choses qui méritaient mieux... oui, ma foi, de jolies choses! {Avec un soupir.) Maladroit!..- [Elle se lè\'e.) Tenez, le voici qui ouvre la porte du hall. Poussez- vous uti peu à droite. Adieu, mademoiselle, nous ne nous re verrons plus... Je suis contente tout de même de vous avoir mieux connue... Dans toutes les âmes, il y a des hésitations, des timidités char- mantes qui peuvent les rapprocher un moment... et des pudeurs qui les séparent pour toujours. Adieu, made- moiselle.

GYSÈLE.

Adieu, madame.

[Geneviève entre flans le tea room. Peu après parait André' par la porte du hall.)

SCÈIVIE VII ANDRÉ, GYSÉLE, puis NETCHE et un Garçon.

ANDRÉ.

Tiens, tu étais là... On te ch'erche partout... Bouyou t'avait perdue... Tu n'es pas restée au théâtre?

LE MASQUE. 153

GYSÈLE. î

Il faisait chaud... J'étais un peu fatiguée... Ça a bien marché ?

ANDRÉ.

Pas mal. Public un peu froid, mais le troisième a porté... Oh! lu sais, à celte saison... Nous sommes au <".afé de Paris... on t'attend à souper... Viens-tu?

GYSÈLE.

Non, je suis trop fatiguée, je vais me coucher.

ANDRÉ.

Bien... [Ln tt^m/>s.j Dis donc.

GYSKLE.

Quoi ? .

ANDRÉ.

Tu sais qui est ici dans l'hôtel ?

GYSÈLE.

Oui... j'ai vu... cet après-midi.

ANDRÉ.

Son gros Porthos est avec elle... Aramis ne doit pas être loin... Seulement, ces gens-là ça voyage avec des airs d'armée du salut et ça s'amuse en dessous... Le vice protestant est sentimental... heu h !

GYSÈLE.

Tu as tort de parler ainsi de la femme, mon ami... < le n'est pas indispensable.

ANDRÉ, nerveux et ironique.

Toujours drôle au bout de six mois d'entendre la maîtresse défendre la femme de son amant ! Patience ! Dans un peu lu me diras qu'elle a eu bigrement raison de me tromper comme elle l'a fait...

GYSÈLE, l' interronifUïnt.

Oui, je connais cette vieille histoire... Mais c'est cu- rieux, si tu veux mon avis... il y a quelque chose qui ne m'y paraitpas clair dans cette histoire-là.

ANDRÉ.

Que veux-tu dire ?

1Ù4 LE MASQUE.

GYSÈLE.

Rien... une impression.

ANDRÉ.

Si. Tu insinues... tu veux dire quelque chose...

GYSÈLE.

Rien... Je le dis ça en passant... une impression...

ANDRÉ.

Qui t'est venue quand?... A quel propos ?... Pourquoi me dis-tu ça maintenant?...

GVSÉLE, se reprenant.

Mais je ne sais pas... Je n'y liens pas autrement... Nous n'allons pas entrer en discussion à celte heure- ci... J'ai sommeil. Bonsoir...

ANDRÉ.

C'est que c'est si particulier ce que tu viens de dire, rapproché de certains renseignements récents qui m'ont frappé. Alors, rien ?... Tu ne l'as pas vue, par hasard?

GYSÈLE.

Moi? Ce serait un comble!... Veux-lu me décrochor cette agrafe, qui me gêne ?

.(//.v sont (le face en ce moment; dans le fond posu- JSetche <pii s'adresse au lifterboy.)

NETCHE.

<^^lc muiisiriir n'ciame sa malle.

LE LU- TER.

Madame, elle a sûrement arriver par l'omnibus... On doit la lui monter en ce moment.

NETCHE. Merci. [Elle entre dans le salon, se dirigeant vers le tea room. Elle aperçoit André et Gysèle qui ne peuvent pas la voir.) Tiens, tiens, ce cher ami !

{Elle se retrousse jiour prend le dans le fond de sa jupe un énorme porte-cartes de père de famille. On la. voit griffonner un mot, pendant qu André' finit de dégrafer le manteau de Gysèle.)

LE MASQL'E. 155

ANDRÉ.

Alors, tu montes dans ta chambre?

GYSÈLE.

)i!i... A demain.

ANDHÉ.

Tu te lèveras de bonne heure?

GYSÈLE.

.Je ae sais pas... ma femme de chambre t avertira...

NETCHE, faisant un si^ne du doigt au lifter qui est resté dans le fond. Voulez-vous avoir l'oblig^eancts de passer cette carie ce monsieur? [Et elle entre dans le rooni, elle va rejoindre Genei>iève .)

ANDRÉ.

Alors pour Texcursion à la Réserve ? GVSÈLE. d'un geste las. Ah ! non ! non... merci. ( E GARÇON, s'approc/iant, la casquette à la main, à André. Monsieur.

( // prend la carte et fait un mouvement.)

ANDRÉ.

Ça, par exemple î

GYSÈLE, qui s'en ai/ait. Qu'est-ce que c'est?

ANDRÉ.

Rien... un monsieur... une demande de places poui' ilemain... {Au lifter.) Attendez, je vais répond?'^ ' v (.ysèle.) Eh bien, alors, voilà... à demain.

GYSÈLE.

C'est ça. . .

[Elle s'en lo indolente, en emportant des journauj:, prnhuhli'nient pour les lire /lans son lit.]

ANDIMÎ.

est cette dame qui vous a remis la carte de visite?

LE GARÇON.

Elle PMsl entrt'e dans le room.

156 LE MASQUE.

ANDRÉ.

Esf-olle seule ?

LE GARÇON.

Je ne sais pas... mais on peut regarder par la vitre.

[yàndre se Iiaussc à la porte du room, en se dissimulant.) ANDRÉ, désignant quelqu'un par la vitre.

Vous voyez celte personne... pas celle qui vous a remis la carie, l'autre à côté... Voulez- vous aller lui dire que quelqu'un est qui voudrait lui parler? [Resté seul, il relit le mot écrit sur la carte. Il paraît très agité. Lisant.) « Vous êtes un imbécile*. Un imbécile!... Bien... nous allons voir ça tout de suite...

[Peu après, la porte du bar s'ouvre.)

SCÈNE VIII Les Mêmes, GExNEVIÈVE

Vous! Oui, moi.

GENEVIEVE, sans surprise. ANDRÉ.

GENEVIEVE.

Je croyais que nous étions convenus que les inter- médiaires suffisaient. Si vous exigez de moi un entretien, écrivez, j'aviserai... mais en tout cas, pas ici...

ANDRÉ.

Écoute, il ne s'agit pas de se payer de phrases ni de plastronner... Simplifions... Ce que j'ai à le dire n'exige qu'une minute, le temps de relever le col de ce pardes- sus et de jeter mon cigare. Un soupçon, un soupçon atroce me tourmente. Il y a un mois, une circonstance imprévue l'a fait naître... Je passe. Ce soupçon est de telle nature, que je n'aurai pas une minute de repos avant que je n'aie éclairai la chose... Le hasard nous

LE MASQUE. 157

met pour la première fois en présence, à portée de la main... j'en profite. Je veux une preuve absolue, qui méclaire. Je l'aurai.

GENEVIÈVE.

En vérité, je ne saisis pas un mot de tout ceci... je me demande si je rêve et je vous prie de cesser cet obscur entrelien, qui est dérisoire.

ANDRÉ.

Inutile. Je crois, je suis sûr au fond que je me suis trompé et que ce n'est de ma part qu'un scrupule bote. . . Toutes les apparences sont contre loi, ou pour toi, comme tu voudras. J'ai guelté tout à l'heure... je sais que cet homme vous a rejoint ici... ceci devrait me suffire... ceci, et ce que je sais de votre vie à deux qui ne peut laisser aucun doute... l'instance en divorce, vos projets d'union, je suis au courant de tout. Eh bien, cela ne me suffit pourtant pas. Il me plaît, j'ai le droit de revenir sur un passé qui m'appartient encore... J'y reviens... Je veux, j'exige une preuve de ce que vous m'avez juré, de ce qui nous a séparés... de ta trahison, de la liaison avec cet homme.

GENEVIÈVE.

Vous êtes fou, ridicule et odieux... Nous n'avons plus rien de commun... Je me retire... et plus jamais je ne ous autorise â me reconnaître.

ANDRÉ, s' interposant entre elle et la porte.

Pourquoi cette rebuffade ? Si cet homme est votre ninant, c'est en souriant que vous devez m'écouter. Écrasez-moi donc de cette lumière dérisoire. Je me ré- signe d'avance à n'avoir été en pareille démarche qu'un mari ridicule et un peu sot... Je serai le premier à en rire. Il vous est facile, il doit vous être facile de m'éclairer définitivement d'un détail retrouvé, d'une lettre de Félix, d'une vieille dépêche.., d'une de ces mille broutilles de vie que l'on traîne après soi... que sais-je ? Notez que je n'exige aucune comparution,

158 LE MASOUE.

rien fie solennel, grand Dieu!... rien qu'un pauvre petit détail bien l>éte et tristement éloquent... qui me rende la paix... et je vous laisse pour la vie... Mais comprenez bien ce que je veux dire, à quel point ma détermination est prise... ou d'ici demain vous me fournirez cette satisfaction morale à laquelle huit ans <le mariage me donnent droit, ou je vous jure que je la prendrai moi-môme et que demain j'aurai calotte cet homme. Alors il faudra bien qu'il s'explique ! Vous avez le choix. Si vous préférez éviter un scandale el un ennui, toujours un peu niais, voyez ce que vous avez k faire... Je ne partirai que délivré de ce doute, qui me fait souffrir al'rocement... C'est compréhensible?... Ce serait tellement afTreux... tellement... {S' interrompant brusquement.) Voilà. Pardon, si je me conduis avec quelque gros-^ièreté, ce n'est pas dans mes habitudes, mais j'étouffais... Pas moyen que tu te dérobes ou que lu parles do cet hôlel avant midi. Au besoin je le gar- derais... Trouve, ou bien... lu es avertie... A demain...

GENEVIÈVE, faisant un effort pour garder son sang- froid, et d'une voix mal assurée quelle essaie de rendre dédaigneuse.

Soit... Demain je vous aurai fourni la preuve que vous réclamez... Vos menaces sont vaines et piteuses... Mais surtout, oh! surtout, que je ne vous revoie jamais.

ANDnÉ.

Non, non jamais.

(// sort. A peine est~it partie r/ue Geneviève se précipite à la porte du bar et appelle.)

SCENE IX GENEVIÈVE, NRTCHE.

GENEVIÈVE.

Netcheî tout s'écroule! mon beau mensonge qui s'en va î

LE MASQUE. 159

NETCHE, accourue. Quoi! que se passe- t-il?...

GENEVIÈVE.

Quelqu'un, quelque chose, je ne sais pas, lui aura fait comprendre... donné des doutes... Qui?... Vous nile au monde et Félix savez la vérité... Il m'a sommée e lui fournir une preuve que ma liaison n'était pas feinte. Sinon, d'ici demain il aura provoqué son ancien ami... et alors, alors tout est fini, iSctche! Ils s'expli- queront!... Et jamais Félix ne voudra consentir à sou- tenir le mensonge, à lui affirmer...

NETCHE.

Que vous êtes sa maîtresse? Ça, bien entendu... Vous pouvez perdre tonte illusion de ce côté. Dame!

GENEVIÈVE.

Oh! je le sais bien. Vingt fois déjà je l'ai empêché de se disculper. Le jour de notre rupture, pendant qu'André parlait, j'ai eu envie de crier : « Ce n'est pas Félix, c'est un autre! » Mais heureusement je ne l'ai pas fait... c'eût été aviver le soupçon!... Dieu m'est témoin que lorsque je me suis fait arracher cette lettre impro- visée, pas une minute je ne pensais que cet aveu pou- vait retomber sur Félix. Plus tard, lâchement, j'ai laissé croire... c'était fait! Maintenant, dans l'état de clair- voyance où est André, revenir sur cette légende, c'est encore plus dangereux. Ah! le seul obstacle que j'avais mis entre nous s'écroule, nous reprendrons le collier de misère, et pour la vie!...

NETCHE, brutalement.

Eh! bien. quoi?... Quel mal y vovez-vous?

i.ENEVIÈVi;.

Vous êtes ioiicl... Cela jamais!... Et ce qu'il y a de plus malheureux dans celte rencontra de^plus enra- geant, c'est que ce mensonge, mensonge autrefois, n'en est plus un maintenant... Il est vrai jusqu'à un cer-

lin point, puisque me voici à la veille même d'épouser

160 LE xMASQUE.

Félix... Enfin, n'est-ce pas, c'est vrai... cette scène au- rait eu lieu quelques semaines plus tard j'aurais pu lui crier au visage .- c Vois donc un peu si je n'ai pas dit la vérité!... «Ah! quel malheur! quel malheur que cela ne soit pas !

NETCHE.

Voyons, pas d'aflblement... Félix vn descendre m ni! ne vous trouve pas dans cet émoi.

GENEVIÈVE.

J'ai peur... j'ai peur, ma petite Netche !

NETCHE.

Avouez-le donc, si vous avez peur, c'est de vous- même, parce que vous savez bien que vous l'aimez tou- jours au fond... que vous n'avez jamais cessé de l'ai- mer... et que vous vous sentez d'avance à sa merci. GENEVIÈVE, lui mettant la main sur la bouche.]

Et quand cela serait, malheureuse! Raison de plus ! Je veux vivre... je ne veux plus souHrir... Mais regardez donc, rien qu'à cette idée, mes mains tremblent... Ah! fuir vers la paix, du repos!... Xon, nonjene veux plus... Ce ne sera pas. Allons, il faut passer à l'acte... Que ce que j'ai évoqué se réalise, maintenant!... Il faut que d'ici demain, l'irréparable soit entre nous!

NETCHE.

Geneviève !

SCENE X

GENEVIÈVE, NETCHE, FÉLIX {qui redescend.) Un Garçon.

FÉLIX.

Je vous demande pardon... Je suis inexcusable... mais cette malle n'arrivait pas. J'avais peur qu'elle ne fût perdue... J'ai piétiné dehors en l'attendant; heureu- sement il no mo manque rien... J'ai tous les papiers.

LE MASOLt. 161

GENEVIÈVE, allant droit à Félix. J'ai à vous parler. {^A ce moment, un garçon s' approche a droite.) Garçon, mettez le couvert pour deux, là, à gauche, sur cette petite table. {A Netche.) Je sais que vous avez horreur de souper. Je ne veux pas déranger vos petites habitudes... Félix vous excusera ; il sait aussi que vou« n'aimez pas vous coucher après minuit.

FÉLIX.

Cerlauiciiu'ul, ma bonne Netche... Dormez bien, ma bonne Netche. Adieu, ma bonne Netche.

NETCUE.

Mais... [Entre les dents.) Diable !

LE GARÇON, « Geneviève. Qu'est-ce que madame désire?

(Gene\.>iève commande au garçon, qui met le couvert sur une petite table dans l'encoignure. Pendant ce temps, Netche fait exactement ce qu'elle a fait tant à r heure pour André : elle prend le carnet dans la poche de sa jupe, tire une carte et écrit rapide- ment, puis elle se rapproche de Félix.)

NETCHE, lui glissant la carte et à voix basse. Chut!... Lisez et gardez ça pour vous.

FÉLIX.

Entendu.

NETCUE, haut.

Méditez et endormez-vous là-dessus.

FÉLIX.

Est-ce un verset <Je l'Évangile?

{Geneviève revient.)

GENEVIÈVE, serrant la main de Netche. A demain, Netche, pour le lunch.

[Pendant qu elle dit deux mots à voix basse à Netche en la reconduisant à la porte, Féiic jette les yeux sur la carie que lui a passée Netche.)

FÉLIX, lisant. « Vous en êtes un autre! »... Qu'est-ce que c'est que

lt;2 LE MASQUE.

i^al {Maugréant.) Vieille toquée! Elle se croit spirituelle! On l'a gâtée, celle femme, à laisser sa folie en liberté... Que diable veut dire cv,rAl

SCÈNE XI FÉLIX et GENEVIÈVE, seuls.

GENEVIÈVE.

Voilà. Ça va être gentil tout plein... n'est-ce pas? Asseyez- vous...

FÉLIX.

Un petit coin intime...

GENEVIÈVE.

Éloignez donc ce grand lustre... que ce soit plus intime encore... Auparavant, allumez les lampes delà table... Là... Elles seront bien suffisantes...

FÉLIX.

Oui, ce sera très bien... est l'allumage?

(// cherche. )

GENEVIÈVE.

Dessous, à portée de votre main...

(// tourne le bouton électrique sous la table. Il ne reste dans la pièce que la lueur des petits abat-Jour sur la nappe. Le garçon entre et dépose les plats).

GENEVIÈVE.

C'est cela, garçon, posez le tout en une fois... et lais- sez-nous... ne revenez plus.

FÉLIX, riant. Il va croire à un repas confidentiel, ce garçon...

GENEVIÈVE.

Un dîner d'amoureux... C'est un peu ça, justement... Félix, j'ai une chose grave, nouvelle, à vous apprendre...

FÉLIX.

Sérieuse?

LE MASOUE. 163

GENEVIÈVE.

Ça dépend... J'ai beaucoup réfléchi eu votre absence... i jai senti, parfaitement senti, que je vous aimais... nais d'amour, damour.

FÉLIX.

Comme ça, subitement?... Geneviève, ne plaisantez

pas, je vous en supplie, ce ne sont point des facéties à

faire... Mon bonheur est déjà très suffisant. Je m'en

ontente... Oui, vous m'aime?... mais d'une bonne

losse affection, avec deux grosses joue^ rebondies...

GENEVIÈVE.

Pas le moins du monde. C'est de l'amour, du vrai,

uelque chose de nouveau, dintime, de sensuel... j'en

c^uis sûre... J'ai de la difficulté à vous le dire, un peu,

mais je léprouve... Mon bon Félix, je vous aime...

Voilà...

FÉLIX.

Pourquoi le dites-vous en pleurant?

GENEVIÈVE.

Ne faites pas attention. C'est l'émotion... Je vous aime... Je m'habitue à le dire... En vérité j'ai la tête qui tourne un peu. Est-ce ce beau pays, l'effet d'un veuvage déjà ancien... dame, on est femme!... l'odeur de la mer, le parfum des oeillets coupés... des tubéreuses... les Iziganes... l'ensorcellement banal des lumières sur le fond bleu des vagues... mais je pensais avec hâte à votre retour. J'escomptais ce rapprochement... je rêvais des choses folles? que sais-je?... J'attachais une sorte d'importance superstitieuse à cette nuit de retour. Est-ce béte?... Je suis troublée, heureuse, énervée...

FÉLIX.

Geneviève, est-ce possible? Non, arrêtez- vous... vous voulez m'éprouver, vous moquer de moi... C'est encore du jésuitisme laïc, ça?

GEXEVIÈVl

QuelKi 'preuve faut-il vous donner? Ma chambre sera uverle, ce soir.

\U LE MASQUE.

FÉLIX.

Hein?... >'ous ne vous jouez pas demoi?... Aht cette chance-là, par exemple, cette chance!... Et vous me dites cette petite phrase-là sans préparation, en gri- gnotant un sandwich !... Moi, il me semble que la terre va s'arrêter de tourner, tout simplement! Geneviève, répétez encore, pourvoir...

GENEVIÈVE.

Ma chambre sera ouverte cette nuit. Eh bien, quoi?

FÉLIX.

C'est qu'elle le répète encore, avec ses lèvres adora- bles !... Et cette promesse, cette ofl're de vous, si simple, faite, à mi-voix, entre deux portes, dans le va-et-vient d'un hôtel, mais c'est plus divin à entendre que tout ce qu'on peut imaginer!... Le mariage, cela me paraissait beau, loin, vague ; je n'osais pas préciser. Et puis tout d'un coup, sans transition, à l'avance, c'est vous qui vous ofiVez !... Mais vous ne vous doutez pas de ce que vous exaucez... Vous ne saviez pas!... Vous croyiez que je vous chérissais en bon toutou... que j'étais le Félix sentimental, le Félix banal si répandu, si indis- pensable à tout ménage qui se respecte au vingtième siècle. Ah î quelle erreur, mon amie!... Maintenant je peux bien le dire pour la première l'ois, je vous ai désirée lollemenl, passionnément, sensuellement, j'ai souffert (If vfilic rrnim, (]o votre chair...

GENEVIÈVE.

Taisez-vous, taisez-vous ! mon Dieu !

FÉLIX.

Goulûment... tout à fait. Je n'aurais jamais osé vous le laisser comprendre avant ces paroles bénies que vous venez de prononcer. Vous n'avez jamais pu sentir mon désir vous effleurer, avouez-le? Pourtant par moments, ma parole! c'était tragique... Que de fois j'ai failli vous saisir au passage, avec une fringale de pauvre!... Pourquoi retirez-vous votre bras?...

LE MASgUE. 165

GENEVIÈVE.

Moi?... Je ne le retire pas... Vous vous trompez.

FÉLIX.

Geneviève 1

GEΫrEVlME.

Mon ami ? FÉLIX, la fixant attentivement, tout à coup avec épouvante.

I Regardez-moi... Ah! elle ment! Elle mentait, la mi- sérable! Je le savais bien!... Pourquoi venez-vous de commettre cette cruauté? Que venez-vous de me faire •avouer!

GENEVIÈVE.

Mais ^non, je ne mens pas... Quelle idée! Je vous ' assure...

FÉLIX.

Allonsdouc! mon désir vous dégoûte... On ne se mé- [ prend pas à cela !... J'ai senti le geste... Mais alors, qui I vous poussait à ce jeu cruel ? A quel motif avez-vous ^ obéi? Il y en a un. Lequel? Vous n'êtes pas si atroce!...

GENEVIÈVE.

[ Comment vous convaincre! Ah! prenez-moi donc,

sans phrases, sans scrupules, puisque je vous dis que

suis à vous... Que vous faut-il de plus? On ne de-

ande rien à une femme qui se donne, mon cher...

•n. pas même la raison de ses larmes.

FÉLIX.

\ ous ne pouvez pa» retenir votre désespoir!

i.ENEViÈVE, a\.'ec un tressaut, après avoir porté ses regards à gauche, vers le liall tT entrée.

Ne levez pas la tête, ne vous retournez pas... Il est 5 là... il entre dans le hall... Je ne sais s'il nous a vus... •ni. il nous a vus... Mon Dieu ! Félix... il vient...

FÉLIX.

Je vous vois trembler maintenant d'une aulre émo- tion... J'aime mieux cela. Ça soulage...

J6G LE MASQUE.

GENEVIÈVE.

OIH de grâce, n'ayons l'air de rien! Faisons semblant ne ne pas l'avoir aperçu... Peut-être ne nous remar- t|uera-l-il pas... peut-être ne passera-t-il pas par ici. Donnez-moi ce verre... ayons l'air de rire... merci... Ah ! Félix, d'un grand élan, de tout mon cœur, de tout mon désespoir, je vous aime, je vous aime, je vous aime ! Il faut que vous m'emportiez dans vos bras tout de suite, n'est-ce pas"? loin, loin... à jamais... Emmenez- moi. Je suis à vous. Prenez, prenez mes lèvres... Je suis votre femme, votre chose...

FÉLIX.

Geneviève, vous êtes folle î... Il est là... il nous voit du hall... il vient à nous. Redressez-vous...

GENEVIÈVE.

Eh bien, quoi! n'êtes-vous pas mon amant? Je mets mes bras autour de votre cou. Rien n'est plus naturel que je mette mes bras autour du cou de mon amant... n'est-ce pas?..

FÉLIX.

Oue faites-vous ?

[Eperdumenf, en sentant approcher les pas d' André Demioulle, elle s'accroche au cou de Fe'lix dans une pose nonchalante et pâmée de maîtresse accou- tumée, comme pour donner à f homme qui s'avance et va passer un change suprême. Et ce faisant, avec C expression la plus douloureuse du monde, elle essaye de rire bruyamment et de paraître natu- relle. Elle serre en tremblant les épaules de Félix qu'elle empêche de bouger cl elle a ses lèvres tout proches de son cou. Félix qui entend, sans se retourner, le pas d'André, la regarde faire avec terreur et stupeur à la fois.\

LE MASQUE. 167

SCENE XII FÉLIX, GENEVIÈVE, ANDRÉ.

nilré s'est •arrêté, comme ne sachant pas s'il doit passer "Il rester. Il demeure une seconde dans Vattitude d'un homme qui attend que l'on bouge ou s'écarte devant lui.

ANDRÉ.

\ ous êtes un goujat, monsieur. Je vous cherchais, 'i illeurs... Nous avons quelques comptes à régler.

(// marche vers Féli.r la canne levée, Félix, qui a vu le mouvement, précipitamment tourne le bouton électrique qui est à portée de sa main sous la table. La lumière des lampes s'éteint. Obscurité.)

FÉLIX.

André, je l'épargne un vilain geste et une sotte action, bouge pas... Tu te couvrirais de ridicule. {Jndrr

iWice à tfttous dans l'ombre.) Prends garde, tu vas te cogner contre un meuble.,, ce sera idiot... Écoute une seconde, une seconde seulement... et je rallume. Mais laisse-moi profiter de celte obscurité, nous ne voyons pas nos visages, ce qui vaut mieux, car nous aurions honte délre si grotesques, pour le dire une chose, une

use vraie et fort simple. Après quoi je rendrai la lu- (uière, et si tu ne te juges pas satisfait, nous pourrons nous colleter à loisir. Je suis à ta disposition pour et quand il te plaira... André, ta femme t'a menli... Elle le mentira peut-^tre demain... mais elle na jamais été ma maîtresse... elle ne m'a pas aimé... De cela je te donne ma parole d'honneur la plus sacrée. Elle n'a ja- mais été la femme d'aucun autre homme que toi... Les sanglots que j'entends dans l'obscurité, près du canapé, ne me démentiront pas... Tu vois, c'était simple ^ dire. Cela s'est passé comme au confessionnal, dans l'obscu- ■'■'''... aucun de nou= n'a en à rougir. Mainlenniit, hoit;

)G8 LE MASQUE.

pouvons regarder nos visages. (// rallume l'électricité ci regarde André bien en face.) A les ordres, André. [André ne bouge pas.) C'est élonnanl comme la lllmi^re oa éblouit !

GENEVIÈVE, se dressant du canope dans un cri de rage.

Il ment, il ment!... Vous ne sentez donc pas qu'il ment, le lâche... J'ai été à lui.

ANDRÉ.

Geneviève !

[Genei'ièce retombe, écroulée, ne pouvant plus conti- nuer de parler.]

FEUX. Voyez-vous, mes enfants, c'est très joli de jouer à l'amour. C'est tout de même très embêtant pour vos amis... Garçon! (fl frappe sur une coupe avec sa bague.) ANDRÉ.

Que veux-tu faire ? N'appelle personne.

FÉLIX, narquois, feignant de répondre à son mouvement en avant. Laisse-donc, je t'en prie... Commentdonc! Trop heu- reux... Une bagatelle... Ça fait, garçon? LE GARÇON, qui vient d'entrer. Cinq cinquante.

FÉLIX, allongeant la monnaie tout en parlant. C'est pour rien... Oui, voyez-vous, mes amis, la vé- rité, c'est que vous êtes des gens d'une autre espèce... des artificiels, les gens du masque... (.4m g^arton.) Gardez, gardez, mon ami. [Pendant que le garçon sort.) Vous avez perdu le sens des réalités ordinaires. De la vie, vous faites une pièce. Vous employez de mauvais moyens de comédie, des ficelles auxquelles vous êtes seuls à croire. Geneviève a usé à ton égard du plus mauvais des trucs; lu l'aurais dédaigné pour tes pièces? Jamais un autre homme qu'un auteur dramatique ne s'y fût laissé prendre ! Évidemment, cette vie de chimériques, c'est intéressant... de loin... mais justement vous êtes

LE MASQLE. l.jy

-1 Dien lails 1 un pour l'autre!... ^'os amis, eux, s'en

trouvent un peu plus désorganisés. El prenez garde,

même, à la longue vous deviendrez facilement pas

très... honnêtes... Un peu dangereux le jeu que vous

jouez là, mes petits agneaux!... {A André.) Pardon, lu

•^rmets. [Il pousse légèrement André pour prendre son pai-

siut.) Tâchez donc délre un peu plus simples, que

diable ! Vous vous aimez, vous avez fort besoin l'un de

lautre, essayez de vous en accommoder... Et de ce

pas je m'en vais aller voir la dernière scène de ta pièce

: Casino, s'il en est encore temps. Tes œuvres le

nt supérieures, mon vieux, c'est incontestable.

[fia mis négligemment son pardessus.)

ANDRÉ, tristement. Félix : Félix !

(// a un mouvement i>ers lui, la main tendue.)

FÉLIX, sèchement. Non. {A Geneviève, prostrée, mue/te.) Allons, Gene- viève... Les plus belles idées, voyez-vous, peuvent dé- générer en fumisteries d'un goût détestable... C'est votre avis, j'en suis sûr... Mettez y le terme qu'il con- vient. Et loi, lu seras bien aimable de me laisser prendre le chapeau qui est derrière toi, là... Pardon.

[U'n garçon entre du fond, suivi d'une petite bouquetière avec des paniers.)

LE GARÇON, à Félùr.

Monsieur, c'est la corbeille de fleurs que vous avez commandée pour la chambre 26. . . Voilà la bouquetière. . . Elle demande s'il faut les monter tout de suite. FÉLIX, vivement.

Mais non, mon enfant, vous faites erreur. Il n'a pas été question de la chambre 26. J'ai dit au théâtre dans la loge de mademoiselle Bouyou...

LA BOUQUETIÈRE.

Mais non, monsieur, je vous assure, vous avez dit : « Chez la dame qui est au 26 de l'hôtel. »

170 LE MASQUE.

FÉLIX, l'interrompant. Loge '26, probablement. C'est cela que j'ai voulu dire. Je me suis mal exprimé, sans doute. Passe devant, pe- tite, je te suis. Donne-moi un œillet, tiens, je vais te- montrer le chemin des coulisses. Tu es italienne, la gosse? vera, vera, bene... Aquella signora que avisto... [Et il sort en affectant de se baisser pour parler à la petite., tout en mettant le brin d'oeillet rose à sa boutonnière.)

SCÈNE XIII

ANDRÉ, GENEVIÈVE.

[André et Geneviève restent seuls, sans sortir encore de leur silence. Jndre', le premier, timidement, avec une gène affreuse, ose élever la voir.)

ANDRÉ.

Il a dit la vérité, n'est-ce pas ?

GENEVIÈVE, sans se retourner. Eh bien, après?... Ah !

[Elle fait un geste vague de lassitude.) ANDRÉ, allant à elle, d'un grand élan. Ma pauvre petite Viève î

GENEVIÈVE.

Oublie ce que tu viens d'entendre... Va-t'en... Tu sais bien que nous ne pouvons pas être heureux ensem- ble... Laisse-moi vieillir toute seule... J'en ai tant be- soin... Oh! va- t'en!...

ANDRÉ.

Geneviève! Geneviève! Quelle honte pour moi si ce que j'entrevois est vrai... J'hésite encore à comprendre. Parle. Quel but poursuivais-tu? Il me semble deviner

LI-: MASQUE. 171

quelque chose de si louchanl que j'ose à peine y croire... Ah ! éclaire-moi je t'eu supplie !

GENEVIÈVE.

Eh I ne saisis-tu pas, malheureux! Je voulais l'irré- parable entre nous et puis, à tant faire, je voulais que tu me haïsses au moins, puisque tu ne pouvais pas

limer! J'ai voulu te délivrer de moi pour de bon... J'ai

:lu te voir, de loin, heureux avec d'autres femmes...

enir ce que tu souhaitais d'être, plus célèbre, plus jv aie, libre enfin, même de mon souvenir... grâce à cinq petites minutes de mensonge, grâce à la poignée de sable que je t'avais jetée dans les yeux... Hélas! moi qui ai tant mendié en vain de toi un peu de ce men- songe, le mensonge divin de l'amour, si nécessaire, <iiii fait que je me teignais les cheveux depuis déjà plus

•inq ans pour que tu ne les visses pas blanchir... Ce (iue je voulais? Il le demande? L'oubli pour toi, la paix pour moi!... Et maintenant tout est fini, raté... Malheu- reux ! pourquoi as-tu passé cette porte ?

ANDRÉ.

Tu as fait cela, toi. toi! Depuis quelque temps, le soupçon m'en était bien venu, à vrai dire, mais... mais je croyais trop à l'égoïsme des femmes, parbleu !

GENEVIÈVE.

VA maintenant que tu sais tout, va-l'en... aie ce cou- rage... Je suis sans force, moi. j'ai tout usé... à toi de savoir te conduire... Tu es bien convaincu que nous ne pouvons plus être heureux ensemble... Va-t'en...

.\NDRÉ.

M'en aller! Comment le pourrais-je?... Voyons!... Mets-loi à ma place... C'est à genoux que je veux vivre auprès de toi maintenant... Ah! quelle déclaration damour vaudrait les paroles que je viens d'entendre .sortir de ton cœur ! Tu as dit les mots qu'on n'entend jamais qu'à la prière du soir...

172 LE MASQUE.

GENEVIÈVE.

Mon Dieu, faites que celui que j'aime ne revienne jamais... Comme il était proche !

ANDRK.

Proche, tout proche de loi, et changé, lu verras, mé- tamorphosé. Un homme pour lequel une femme a fait ce que lu as eu le courage de faire ne peut plus être le même... C'est évident... ne proteste pas... c'est l'évi- dence même...

GENEVIÈVE.

Ah ! ne t'illusionne pas, André! Il y avait de l'égoïs- me... J'étais si lasse!... J'allais vers l'ombre de la vieil- lesse, toute seule... c'était bon, c'était reposant...

ANDRÉ.

Mais, moi aussi je veux vieillir, je m'engage à vieillir...

GENEVIÈVE.

La Uberté ne lâche pas ainsi ceux qu'elle a tenus toute leur vie !... Tu sais bien que tu ne peux pas m'aimer mon pauvre garçon !

ANDRÉ.

J'ai quarante ans ! Je ne les avouais pas... C'a été la cause de tout ! Et j'en aurai si vite cinquante !

GENEVIÈVE.

De quoi souffrir une éternité.

ANDRÉ.

Nous verrons bien ! Et d'abord tout de suite je vais te donner la preuve de ce que j'avance... Je romprai dès demain malin, avec cette petite Dartier, nettement, sans tergiverser... Certes, elle va beaucoup souffrir, celle enfant... Tu ne te doutes pas à quel point elle s'était attachée à moi... Eh bien! même si ce doit êlre un coup terrible pour elle, j'aurai ce courage... GENEVIÈVE, souriant tristement.

C'est épouvantable !

ANDRÉ.

Et ce n'est qu'un commencement ! Le reste me re- garde... Je te dis que tu ne me connais pas!...

LE MASQUE] 173

GENEVIÈVE.

Pas encore, seigneur ! Tu m'effrayes !

ANDRÉ.

Maisc'esl égal, mainlonant que j'y pense, Geneviève, je ne le dis pas pour m'excuser, avoue que lu as rudement bien menti, sapristi! Tu aurais eu du génie comme actrice, sais-tu bien? Il n'y avait qu'une femme pour mentir ainsi! Tu étais servie par l'espèce...

GENEVIÈVE.

Ah ! tu n'as pas compris !...

ANDRÉ, V interrompant et lui prenant la ttUe.

Si, si, et ne crains pas, pauvre cher front, que je veuille diminuer le mérite que tu as eu... Sois tran- quille, ton beau mensonge ne sera pas oublié... 11 restera entre nous, mais plus que comme un vieux sou- venir, une relique. Nous lui ferons des visites... On lui élèvera un mausolée... Et ce sera à la façon de ces orgueilleux propriétaires qui, ayant fait bâtir une villa de plaisance au bord d'une grève d'élection, inscrivent au fronton : « La belle Idée ! »

GENEVIÈVE.

Nous faisons une folie ! Ah ! tout cet effort perdu !...

.\l'.i< 'I'^ font c.'ln que rcste-t-il?

ANDRÉ.

Nous, notre pauvre nous.

GENEVIÈVE.

Comme avant?

ANDRÉ.

Comme avant ! Il faut en prendre ton parti, que seux-tu? Je suis ta chère bonne catastrophe.

GENEVIÈVE.

Tu me trahiras encore ! Ah ! la vie qui reprend !

ANDRÉ.

Ce n'est pas trop tôt !... Tu ne te doutes pas, en plus de tout, de ce qu'est devenu la maison, l'appartement, depuis que lu o- i.:j!ti,> !

17 4 LE MASQUE.

GENEVIÈVE.

Il était temps qac je revienne enlever la poussière et remettre un peu d'ordre dans tes papiers, mon pauvre mari !

ANDRK.

Ail ! petit bout de femme, tu ne saurais croire comme je me sens devant toi honteux, soulagé et ravi... Ma seule, ma vieille et jeune amie... je te retrouve tlônc !...

GENEVIÈVE.

Tout recommence ! Tant d'années !

ANURK.

Ce n'est pas sûr! Attends, tu verras... Je ferai mon possible. Je le jure. Je le jure. Crois-moi.

GENEVIÈVE.

Eh bien, reprends-moi donc !... loi, ta cruauté et ton mauvais amour!... Je ne lutte plus... Fais de moi ce que tu voudras... Je le donne le reste de ma vie... Épargne-moi le plus que tu pourras, c'est tout ce que je te demande !...

(// l'etreint longuement.)

GENEVIÈVE.

Prends garde, quelqu'un!... Félix, peut-être, qui revient...

ANDRÉ.

Non, impossible ! (// écoute.). Ce sont les acteurs qui rentrent se coucher.

GENEVIÈVE, hochant la tcte. Félix! celui-là ne nous pardonnera jamais... J'ai été infâme avec lui... Nous perdons notre meilleur ami.

ANDRÉ.

Bah ! pour un temps, un an peut-être tout au plus... Il faudra bien, lui aussi, qu'il reprenne le licou de l'amitié... Je le défie de faire autrement... (A Gene^'iève.)

LE MASQUE. 175

'ousse-loi dans l'ombre à droite, que les cabots ne ous voient pas, en montant l'escalier... {Ils s'effacent dans l'encoignure à droite.) Chut !

(Zes acteurs ne traversent pas la salle ; ils sont passes par le hall, mais on les voit, au fond, monter l'es- calier; on les entend causer haut. Un premier groupe passe compose de deux hommes et de Boujou).

UN ACTEUn, baillant et tenant la rampe de l'escalier.

Allons, ma vieille, on va se pieuter... Tu n'en as pas soupe de Monte-Carlo?

UN AUTRE.

11 y a de si jolis fonds de décor !... On dirait un qua Irième acte...

BOUYOU, avec un accent de dégoût indicible. Oh ! moi, j'ai horreur de la nature !

l'acteur. Tu as ton lacet qui passe par ta jaquette, je t'avertis...

BOUYOU.

Tu penses ce que ça m'est égal !

l'acteur. Et à moi donc !

[Leurs voix s'e'teignent. Un second groupe passe, deux hommes ; L'un des deux est Vo/ron, l'autre Gillet. Ils paraissent vivement occupes par une dis- cussion. On entend Voir on f/ui gesticule.)

VOIRON.

Mais non, mon cher, mais non. Tu n'y es pas du tout... La vie, qu'est-ce que c'est? La réalité, est-ce que ça existe?... Elle n'existe qu'en tant que nous la tradui- sons... C'est de la philosophie, ça !

Gir.LET.

Permets, permets .

VOIRON.

Tu bafouilles, mou vieux. La réalité, c'est celle que je présente au public, que je crée... nom de Dieu ! Un

176 LE MASQUE.

point, c'est tout... La réalité, tiens, je la fous dans un chapeau, je tourne, une, deux... rien dans les mains, rien dans les poches .. et...

[Puis, cest tout. Silence. Les acteurs sont monte's se coucher.)

ANDRÉ, avec un geste vers eux. Nous suivons ?

GENEVIÈVE.

Oui.

RIDEAU

L'Enchantement

COMÉDIE EN QUATRE ACTES

Reprétentée pour la première fois sur le théâtre national de VOdéon, le â mai 1900.

Reprise au théâtre de la Renaissance, le 50 janvier 1913.

Ca amoureux tourne au comique aussi bien qu'au tragique : parce que dans i'un et l'autre cas, il est aux mains du génie de l'espèce qui le domine au point de le ravir à lui-même.

SCHOPENHAUEB.

PERSONNAGES

GEORGES DESSANDES. . . . MM. Tarride.

PIERRE BOISSIEUX Rameau.

VICTOR DE CHELLES. . . . Dauvillibrs.

JOSEPH Taldy.

Etc., etc.

ISABELLE DESSANDES. . . . M-"" Jane Hading.

JEANNINE Marthe Régnier.

ODETTE HEIMAN Emma Bonnet.

FRAULEIN J. Fromant.

GEORGETTE de Villers.

MADAME DE ROUVRAY. . . Muraour.

AUGUSTINE J. RoLL.

Etc., etc.

L'Enchantement

ACTE PREMIER

L n petit salon rotonde, avec, dans le fond, deux grandes baies vitrées, tlonnant, l'une sur une sorte de hall jardin d'hiver, l'autre sur un salon qu'on voit grandement éclairé à travers les vitrages de la porte. L'électricité est éteinte dans le jardin d'hiver. La rotonde est médiocrement éclairée, avec beau- coup de petites lampes aux épais abat-jour.

SCENE PREMIERE VICTOR DE CHELLES, MADAME HEIMAN.

{^Au lever du rideau, Victor et Madame Heiman cauxent.)

I i:lqu'u>' ouvre la porte et la referme brusquement en disant : Oh ! pardon !

VICTOR, se lève et s^ adressant à la porte refermc'e.

Non... non... faites donc!... je vous en prie. {Riant.) Sonl-ils bêles!... [J Madame Heiman.) Est-ce que lu restes encore longtemps?... Je suis éreinté... Odieuse, celle journée!... Nous avons été de toutes les corvées.

MADAME HEIMAN.

Dis, crois-tu, maintenant que la voilà mariée, que Georges va nous recevoir ensemble, comme avant?... va-l-il falloir faire semblant...

182 L'ENCHANTEMENT.

\ ICTOH.

Mais non, mon chéri; je te l'ai déjà dit, Isabelle esl une femme sans préjugés. Je la connais bien. Elk trouverait ridicule que nous nous gênions... On nous recevra en petit ménage „.. an moins dans l'intimité.. Elle te plaît, la mariée ?

M.\.DAME UEIMAN.

Oui, mais pourquoi cette idée de recevoir le soir d( la messe de mariage? Ça ne se fait plus. On dirait une noce de boutiquiers.

VICTOR .

Justement, pour cela même, parce que c est pro vince ! Ah! on voit bien que tune la connais pas... Elle tient à ce genre; c'est de la pose à rebours... Au fond, malgré ses airs modernistes, regarde son buste (Z montre un buste fie femme sur la cheminc'e.), elle est trèî Fanny Lear... très Piano de Berthe... Tiens, un détail la petite sœur s'appelait Jeanne, elle en a fait Jean nine ! Toute une époque. Est-ce assez second empire 1 Et puis, elle se serait fort bien contentée du lunch.., mais cela veut dire aussi autre chose, cette soirée.

MADAME HEIMAN.

Ah!

VICTOR.

Tu nas pas compris?... Il faut bien mettre en évi- dence que c'est un mariage de raison... qu'on se cou- chera très tard et qu'elle s'en fiche.!, qu'elle se marie avec un vieil ami.

MADAME HEIMAN.

Vous êtes tous ses vieux amis.

VICTOR.

Oh ! pas le moindre d'entre nous ne peut se llatter de la moindre privante, tu sais!... C'est une vertu!... En somme, sa position d'orpheline jadis, de vieille fille maintenant, et surtout l'éducation de sa sœur, l'ont entraînée à ces allures libres de camarade... Elle a été la camarade, trop rare espèce de femme ! et c'est

L'ENCHANTEMENT. 183

' >ute une génération qui finit ce soir!... Mais, au fond, rois-le bien, personne n*a jasé... et c'est tout de même une femme de grand mérite.

MADAME HEl.MAN.

Oui, oui; je connais la rengaine. Elle a élevé la petite au biberon, ses amis à !a cravache, et vous êtes une douzaine qui avez l'air d'enterrer votre jeunesse.

VICTOR.

Oh ! moi je ne suis pas de la promotion... je ne la i>nnais que de deux ans. Ce sont les amis qui m'ont attiré... Il y avait une bonne table. Ils doivent tous être rudement furieux contre Dessandes ! Et, ma foi, elle a bien fait de l'épouser, pour elle et pour la gosse. Il fallait une fin. Ils seront heureux et de cette fleur d'oranger ils f^auront se faire d'excellente tisane... Mais quelle journée !

MADAME HEIMAN.

11 y a encore du monde au salon?

VICTOR.

Quatre chats... Tu viendras demain déjeuner?

SCÈNE II Les Mêmes, ISABELLE DESSANDES.

ISABELLE, entrant. Tiens? Ah! vous cherchez le frais ! {A rictor.) Oui, 'est ça, allez-vous-en ! (./ Madame Hciman.) Pas vous; nous avons beaucoup de choses à nous dire. Voulez- vous que je ferme la porte du hall ?

{rictor entre au salon.)

MADAME IIEIMAN.J

Je vous en prie, madame, vous vous occupez beau- coup trop de moi.

184 L'ENCHANTEMENT.

ISABELLE.

Non, je suis très, très heureuse près de vous. Je sens que nous commençons une grande amitié; Georges ma tant parlé de vous.

MADAAIE HEIMAN.

Vous n'étiez pas jalouse 1

ISABELLE.

Non. Vous aurait-il aimée un peu que je ne serais pas jalouse... C'estjoli, vos bagues... Oh ! une opale !

MADAME HEIMAN.

Superstitieuse ?

ISABELLE.

Pas même religieuse... Mais j'ai prié tout de même, ce matin, sous mon voile.

MADAME HEIMAN.

Pourquoi avoir quitté votre robe de mariage ? Vous étiez si belle là-dessous.

ISABELLE.

Taisez-vous, j'avais l'air d'une mariée de banlieue... Que c'est bOle de se déguiser ainsi, comme un clown ! C'est complètement ridicule ce genre d'exhibition à mon âge. {Débouche une bande dt enfants de tout âge, cou- rant.) Oh! les bébés! courez-vous comme ça ? On ne passe pas.

UNE PETITE FILLE.

Nous cherchons Jeannine pour lui dire adieu, made- moiselle.

ISABELLE.

Madame, ma petite Thérèse, c'est madame qu'il faut dire... Répèle un peu : madame... quoi ?

THÉRÈSE.

Madame Dessandes.

IS.\.BELLE.

C'est parfait.

THÉRÈSE.

est Jeannine?

L'ENCHANTEME.NT. 185

ISABELLE.

Je ne sais pas; voyez dans sa chambre. Si vous la trouvez, vous lui direz de venir me parler. Embrasse fMicore, tout petit. Là... oup ! Vous êtes libres. {Us irtent par la porte du salon.) C'est gentil, les enfants !

. MADAiME HEIMAN.

Ah î voilà une bonne petite parole franche de jeune mariée.

ISABELLE.

Ne dites pas cela. Mon seul enfant, tenez, entendez- le rire là-haut. [Elle désii^ne une porte à droite.) Il me semble que je volerais quelque chose de mon cœur à Jeannine. Mon temps de maternité est fait, voyez-vous .

SCÈNE III

Les Mêmes, Une Dame.

UNE dame, entrant. .le vous cherchais partout, chère amie. Je n'arrivais j)as à vous trouver.

ISABELLE.

Vous partez? Vous avez une voiture?

LA dame. Oui, oui, la mienne est en bas... merci.

ISABELLE.

Je vaiï! vous accompagner.

LA DAME.

Mais non, laissez-nous donc, chère madame, vous devez être excédée.

ISABELLE.

Du tout, il faut que j'aille encore serrer les dernières mains, et puis je redoute qu'il n'y ait pas assez de voi- tures pour tout le monde. Nous habitons un quartier si mal desservi.

186 L'ENCHANTEMENT.

LA DAME.

C'est joli de couleur, ici.

ISABELLE.

C'était un petit salon que j'ai fait transformer en fu- moir... Il faudra un fumoir, maintenant... Passez, je vous en prie... {A Madame Heiman, bas.) Restez, vous. Je reviens.

[Elles sortent, Odette, seule, se dirige vers /'■ <:^//iin dont In porte est ouverte.)

SCENE IV PIERRE. MADAME HEIMAN.

PIERRE, l'aperçoit du salon et vient ii elle. Eh bien! avez-vous échangé des sympathies avec madame Dessandes ?

MADAME HEIMAN.

Oui, je la trouve très curieuse... attirante extrê- mement.

PIERRE.

Peuh ! pas plus que tout le monde... Elle a ses dé- fauts et ses vertus.

MADAME HEIMAN.

Et puis des idées larges... droites... tout de même particulières.

PIERRE.

Une nuance entre la veuve et la vieille fille. C'est vrai, tout de même, qu'elle est très dame ! Ce sera plus tard la vraie dame européenne, un peu libérale, un peu ennuyeuse.

MADAME HEIMAN, riant.

Taisez-vous donc, vous êtes son meilleur ami.

PIERRE.

Mais si je n'étais pas son meilleur ami, je ne me per-

Ll£.\CIlANTKMi:.\T. 187

met Irais pas de parler ainsi. N'est-ce pas qu'elle a un visage délicieux, un visage qui vous saisit dès l'abord rame certains parfums... La petite aussi est intéres- nte... vous verrez ! [Ironique.) Ah ! ce sont deux sœurs complies. Je ne sais pas ce que cela veut dire au >te, mais l'expression me plaît. Elles sont « accom- .ies ».

M. \ DAME H El M AN.

Y a-t-il longtemps qu'ils s'aiment?

PIEBRE.

Ce détail les regarde exclusivement. S'ils s'aiment, ce doit être depuis longtemps, sinon c'est une vieille amitié qui... qui... s'achève... {Sourire.) C'est très peu intéressant.

MADAME HEIMAN.

Maintenant, un conseil, Pierre. Dans notre position, "Victor et moi, ne devons-nous pas...

PIERRE, haussant les épaules. Penh ! [elle est au-dessus de ces préjugés. Allez en confiance... Et, (juant à moi, il est temps que je file me coucher.

MADAME HEIMAN.

Déjà?

PIERRE.

Mais oui, ma chère; vous n'avez pas l'air de vous douter que je prends le paquebot demain à Bordeaux. J'en ai pour plusieurs jours de langage.

MADAME HEIMAN.

Ah bah! personne ne m'avait prévenue. Le tour du monde ?

PIERRE, vague.

Un voyage de quelques mois. Je vais aller jouer au lazzo, chez un oncle, dans l'Amérique du Sud.

188 L'ENCHANTEMENT.

SCÈNE V Les Mêmes, ISABELLE.

ISABELLE, rentrant. Vous êles encore tou.s les deux? Vous savez, Pierre, que madame Heiman a l'amabilité de nous rejoindre à Sainl-Meilhan dans quelques jours, car vous n'ignorez pas que nous sommes voisines de campagne, toutes deux ?

PIERRE.

Comment donc! J'ai logé quinze jours dans la pro- priété de Georges. De ma fenêtre, je voyais la maison de madame Heiman, et on a besoin de cette distraction là-bas, car c'psi mortel, vous savez, ce pelit trou!

ISABELLE.

Je connais les photographies... qui me plaisent beau- coup. {Bas a Pierre, a distance de madame Heiman.) Dites donc, quelle femme est-ce, madame Heiman?

PIERRE.

Elle vous le dira.

ISABELLE. ,

Merci. Je m'en doutais.

PIERRE.

Elle est charmante.

ISABELLE.

Je l'adore.

PIERRE, haut.

Quand parlez-vous ?

ISABELLE.

Demain soir. Quelques malles à fermer. Jeannine est très maniaque. Il lui faut le temps de ranger ses petites aftaires elle-même. Tenez, elle doit être encore en train de fureter dans sa chambre. Georges lui a donné un nécessaire dont elle est très fière.

(Z.<?.v enfants de tout à Clieure repassent, j

L'ENCHANTEMEiNT. 189

ISABELLE.

Vous ne ramenez pas Jeannine 1

UiNE PETITE.

Elle est dans sa chambre, elle va descendre. ISABELLE, à une enfant.

Veux-lu dire ; à un domestique d'apporter ici un plateau de soda... et une lasse de thé. Pierre, votre lasse de thé habituelle'?

PIERRE.

Non, je vais vous demander la permission de m'en r aller... J'ai besoin de quelques heures de sommeil avant f le train.

ISABELLE.

Comment, vous partez ainsi? Et Georges, vous ne lui serrez même pas la main?

PIERRE.

Il a le tort de ne pas être là, et comme je ne veux pas rentrer au salon...

MADAME HEIMAN.

Attendez, je vais aller vous le chercher, moi.

PIERRE.

Ça, c'est gentil.

SCÈNE VI PIERRE, ISABELLE, seuls.

PIERRE.

Adieu, ma grande amie.

ISABELLE.

Pourquoi me dites-vous adieu d'un Ion si grave?

PIERRE.

I*arce que, ne le savez-vous pas, Isabelle? c est un grand adieu que je vous donne ! Toute une moitié de ma vie qui disparaît !

IltO L'ENCHANTEMENT.

ISABELLL.

Mais, Pierre, votre place ne sera pas changée ici... (lardez-la.

PIERRE.

J'ai attendu, vous le voyezjusqu'audernier jour pour perdre tout espoir. C'est du fond du cœur, ma grande et forte amie, que je vous dis adieu ! Oh ! la mélancolie que j'y mets n'est que tout égoïste... c'est un vieux pleur de vieux garçon qui grogne contre des habitudes dérangées... oh! sans quoi ! vous m'avez donné l'exem- ple de la sagesse... Vous êtes une femme parfaite et sans faiblesse. Un beau jour, vous avez choisi entre vos intimes l'homme qui paraissait le plus propre à vous rendre heureuse et votre choix fut longuement médité ! Vous avez exclu celui qui vous aimait « le trop »... Vous passerez ainsi, bien calme, de l'amitié à l'amour. Et c'est pourquoi je vous quitte sans autre regret que celui de quelques habitudes chiffonnées.

IS.VBELLE.

Ah ! Pierre ! Pierre I vous ne serez jamais sage !

PIERRE.

Tout le monde ne le peut pas... Enfin vou», ^ua:^ serez heureuse... Tout compte fait, votre vie promet... Tiendra-t-elle ?

ISABELLE

J'espère.

[Leurs yeux se fixent dans la lumière brw^qiif 'Vm,,' lampe.)

PIERRE.

Vous avez raison, il fallait garder vos yeux des lu- mières trop vives ; ils étaient peut-être bien faibles pour les supporter.

ISABELLE.

Que voulez-vous! Je me résignerai à l'abat-jour.

PIERRE, la regardant. Oui, votre visage n'en sera pas moins joliment éclairé.

L'ENCHANTEMENT. l'.H

ISABELLE.

Allons, allons... c'est celle stupide musique qui vous iid mélancolique.

PIERRE.

Peut-être. Mais que vous ne vous trompiez pas sur !te mélancolie... Elle est doucement méprisante et Liueilleuse, Isabelle. On ne pleure dans la musique e des bonheurs médiocres et qu'on ne devrait .ôme pas regretter!

SCENE VII Les Mêmes, GEORGES.

GEORGES, entrant. Alors, vraiment vrai, tu nous quilles?

PIERRE.

Gomme si tu ne m'avais pas toi-même fait prendre 'W coupon.

GEORGES.

Ah ! lu l'as trouvé? J'avais peur qu'on ne l'ait déposé ii.p lard chez toi.

PIERRE.

Merci, lu vois...

[Geste (f adieu.) GEOR(iES.

Non, pas encore... nous n'avons pas eu le temps de percevoir dans la cohue.

PIERRE.

Ta présence est indispensable au salon.

GEORGES.

Pas du tout... Je venais au contraire une .seconde

,>irer deux ou trois boufl'ées de cigare. Il n'y a plus

personne, que quelques rebuis de famille... ça leur fera

comprendre qu'il est tard. Ah ! (// respire bruyamment.)

192 L'ENCHANTEMENT.

Tiens! il pleul!... La bonne pluie d'été qui crève sur Paris! C'est moite et doux... Que t'en vas-tu chercher ailleurs?

PIEIUJE.

Peul-ùlrc pas l'aventure... mais des ciels moins gris que les nôtres, tu vois... [Georges lui tape sur l'épaule en riant.) Eh ! oui, mon vieux, c'est ainsi.

GEORGES.

Soit! Je ne t'envie pas tant de jeunesse.

ISABELLE, de loin en préparant le the' que le domestique a apporté.

Bien. Grondez-le à votre tour, Georges... Parfaite- ment, vous avez besoin d'être grondé; on n'est pas plus romanesque.

PIERRE.

Oui, mais on devient trop distingué ; ça m'inquiète.

GEORGES.

Tu es amer.

PIERRE.

Tu ne sens pas ça, loi ? J'ai besoin d'aller voir des haillons... de beaux haillons qui aient vécu... ISABELLE, l'interrompant. Du thé, mon ami?

[FAle lui prc'sentc une tasse et le sert.)

PIERRE. Oui... du thé... {Avec un sourire m la regardant.) Merci pour le sucre.

ISABELLE, près de lui., ci mi-i>oix. Ah! Pierre, si romanesque vraiment!... et si peu... moderne !

PIERRE, très /laut^ exprès. Comme vous avez joliment dit ça ! Tout un petit monde d'ironie et de fatuité là-dedans. Si, si, moderne, au contraire... à satiété... oui, les appartements deviennent trop confortables... la vie est trop caout- choutée... Je m'y sens trop bien préservé contre tout,

L'ENCHANTEMENT. in

le froid, le chaud, les inconvénients et la passion. Vrai, il se répand partout une espèce de médiocrité élégante ''n bonheur; c'est fastidieux! Nous avons tous le même

partement et la même àme... Ça devient une espèce parcage, un nivellement général; chacun y a sa

lite case laquée blanc... Le socialisme des riches, quoi! Je fuis tout le mauve contagieux de vos robes qui m'ont si bien apprivoisé à elles... Ah ! la vie qui salit, n importe quoi ! mais de la vie vive et des passions.

GEORGES, à la cheminée en cnupant un cigare.

Je vois évidemment que lu as besoin de changer d'appartement.

PIERRE.

J'ai besoin de ne plus me sentir préservé, voilà tout,

me délivrer de cette éducation médiocre dont vous

"S la patronne agaçante. {Jeannine entre à ce moment.

le passe dei'ant Pierre qui la happe au passage.) Tenez, là,

Lre petite élève... la chouchoute... Vous en serez

re, allez!... Que voulez-vous qu'il pousse dans de

pareilles caboches ? Ah ! l'aurez-vous préservée celle-là,

avant la vie, Isabelle !... Eh! eh ! mon dieu, quels yeux

mauvais ! Voyez- vous ça !... la petite poison !

(Jeannine se de'gage d'un coup d épaules et va froide- ment à sa sœur.)

GEORGES.

Tu l'embêtes, cette enfant, avec ton lyrisme !

JEANNINE, à Isabelle. Tiens, voilà tes clefs. [lillc jette les clefs sur la table avec bruit et s'en ca.)

ISABELLE, à Jeannine. Jeannme! Eh bien, ou vas-tu?

(Jeannine sort sans répondre, sans se retourner.)

ISABELLE, à Pierre. Vuu.-ï lavez froissée! C'est intelligent. N'importe, vuus m'amusez... Comme si tout le monde avait à se préserver, comme si c'était une loi de naissance!

9

194 LLlNLHAxNTEMENT.

GEORGES.

Le passionnai obligatoire.

PIERRE.

Vous préférez la petite épargne bien française.

GEORGES.

Non, mais il devient extraordinaire, ma parole... On dirait qu'il s'en prend à nous... Pourquoi cet airrogue?

ISABELLE, interrompant encore vivement. Oui, que voulez-vous dire? Que nous ne sommes que de petits bourgeois? Mais pourquoi nous en faire un crime! C'est curieux, Pierre n'a jamais pu admettre qu'il y ait des âmes totalement, oh! mais to-ta-le-menl fei'mées à ce qu'il appelle avec tant de fracas « la passion ». Elles peuvent aimer beaucoup tout de môme, soyez-en sûr... C'est cela que vous voulez me faire dire? i^EUe se tourne vers Georges et Irè.v sérieuse.) Eh bien, je le dis sans gêne, et Georges ne le trouvera pas déplacé : nous nous épousons tous deux, oh ! mon dieu, sans passion... et c'est tout de même une belle union que la nôtre.

PIERRE.

Je n'ai pas dit le contraire. Seulement, pourquoi ce petit air fat et compatissant?

ISABELLE, riant.

Mais non! vous êtes extraordinaire. Question de nature, de... tempérament, je ne sais pas moi... vous allez me faire dire des bêtises.

PIERRE.

Oui, vous avez la prétention d'être supérieurement équilibrée. Quelle erreur est la vôtre! Je n'en veux d'autre preuve que cet amour désordonné et insuppor- table pour Jeannine.

ISABELLE, uvec volubilité'.

Ça, c est autre chose, mon cher! Cet amour-là est fait de quinze années de dévouement, d'abnégation, de...

L'ENCHANTEMENT. 105

PIERRE, l' interrompant. Je m'en fiche. C'est de la passion, et de la plus désé- quilibrée, encore!

IS.\BELLE.

'il! puis, la passion! On ne s'en lassera alors jamais ui ce vieux sentiment si fatigué, si usé?... Voyons, Pierre, vous ne trouvez pas qu'il serait temps d'y sub- stituer autre chose, un sentiment plus grand, plus noble, plus sain?

PIERRE.

! vous croyez avoir dit quelque chose de très fort ! On le voit à votre air épaté. Mais vous parlez comme une institutrice libérale! Mais vous n'êtes rien moins qu'une émancipée, ma pauvre amie. Quelle illusion !... Et puis, diantre, attendez au moins demain matin. Vos idées -changeront peut-être d'ici-là!

f ISABELLE.

< Continuez, vous m'amusez.

PIERRE.

Non, je vous vexe... Seulement, tant pis! c'est aga- çant... A la veille, que dis-jc? à la minute du sacrifice, vous avez une manière de sublime tranquille qui dé- passe tout ce qu'on peut rêver!... {Sarcastique.) Hé! loi, là-bas, l'homme, que penses-tu dans ton coin de cette conversation de soir de noces?

GEORGES, négligé.

Continuez, je vous en prie, ne vous gênez pas pour moi.

ISABELLE.

Nous pensons de môme, n'est-ce pas, Georges? Oh! nous nous sommes très approfondis.

GEORGES, se rapprochant, la botte de cigares à la main.

En tout cas, un fond commun, que je ne crains pas d'avouer, c'est l'amour de la paix... Je redoute les orages sublimes... Je ne vois pas pourquoi je ne me passionne- rais pas pour mon bonheur... mon travail aussi. J'aime

196 L'ENCHANTEMENT.

bien mou travail... je crois... il me semble... Tu veux un cigare?

PIERRE, visiblement moins montre de lui. Le calumet de la paix?

GEORGES.

Ne raille pas vieux. Oui, j'ai un penchant au bonheur, un irrésistible penchant à la paix. Tout petit, je me souviens que je te cédais déjà aux billes, au collège, quand lu trichais, ce qui t'arrivait souvent dans la fièvre des jeux illusoires, pour avoir la paix. Ça dure encore. Et ne hausse pas les épaules. Je ne suis pas un homme plus médiocre qu'un autre.

(Ce disant, il a un peu brutalement appuyé la main sur r épaule de Pierre.^

PIERRE, énervé. Possible! c'est toi qui railles, eh bien, écoute...

ISABELLE, interrompant avec vivacité. Quoi? {Elle le regarde fixement.) Je VOUS défie, Pierre, de ne pas rire.

PIERRE, après un court silence, haussant les épaules. Vous avez raison. {La voix changée.) Tiens, veux-tu me faire chercher mon vestiaire et une voilure, c'est plus important.

GEORGES.

Comment donc!

(// sort.)

SCÈNE VIII PIERRE, ISABELLE.

PIERRE.

J'ai failli devenir tout à fait ridicule. Merci de m'avoir an'êtéà temps. Ah! décidément, oui... pas dans le train!

L'ENCHANTEMENT. 197

ISABELLE.

Personne n'esl parfait.

PIERRE.

Oh! je sens la lare, allez! Je ne m'illusionne guère. Je possédais autrefois une petite amie (ne cherchez pas, vous en prie, vous n'avez pas connu) qui s'intéressait ivement à un jeune auteur dramatique dont le nom ne nous est pas encore parvenu. Il est de Nantes, disait- elle, et il prétend que c'est pourquoi il ne réussira jamais. J'essayai vainement de protester. « Non, non, reprit-elle, il me répète souvent :Voi&-tu. il y a quelque chose qui me manque; si j'étais à Paris mai né... '^ qui s'appelle né... eh bien, je Taurais. » ISABELLE, riant. Que lui manquait-il?

PIERfiE.

Le dialogue.

ISABELLE.

Et alors?

PIERRE.

« Je ne sais pas, moi, ce que c'est que le dialogue, » ma petite amie parle toujours, « mais il paraît i|u'au théâtre on ne peut rien faire sans le dialogue. ' ft nest pas l'esprit qui me gène, dit-il : l'esprit, ça est national; il n'y a pas de départements. Alors, les i^ux premiers actes, tout marche. Seulement, c'est •rsque arrive l'émotion, au troisième acte... (l'émo- lOD, il paraît que c'est au troisième acte) alors ça n'y si plus, je me laisse aller, tu comprends, j'ai l'air de roire que c'est arrivé, d'y couper. Il doit y avoir une manière de ne pas avoir l'air d'y couper! Seule- ment, voilà, il faudrait être de Paris. » Eh bien, tel ce Iton jeune homme qui se destinait à l'art dramatique, luand arrive l'émotion, il vaut mieux que je retourne n province, voyez-vous... je n'ai plus la nuance.

ISABELLE.

Revenez guéri.

im l'1":nchantExMENt.

PIERRE.

Adieu, Isabelle. Je ne vous en veux pas. Vous me croyez?

ISABELLE.

Oui.

[Un temps. Le domestique apporte le chapeau et le pardessus.)

PIERRE, mettant son pardessus . Je vous écrirai. Quel souvenir vous allez garder de moi! J'ai honte un peu. (// se regarde complai somment dans la glace en mettant son chapeau.) Bah! en somme, rococo, mais j'aurai été ce qu'on appelait autrefois un galanl homme... la jolie expression!... un de ces voya- geurs surannés comme on en rencontrait jadis, dont on disait : Je l'ai connu à Chiassetli, ou ailleurs, il aimait une belle dame, qui avait un chapeau de satin blanc, et il mourut en lui écrivant des vers sur son Pétrarque. (// rit.) Allons, adieu. Quelle slupide con- versation de départ!

GEORGES, rentrant.

La voiture est là.

PIERRE. Je me sauve. [A Madame Heiman qui vient d^entrer.) Au revoir, vous. Oh! nous somme* gens de revue! ISABELLE, lui tendant la main. Bon courage, mon ami.

(//s se regardent.) PIERRE.

Bonne chance, Isabelle. {A Georges, en sortant, la voix- un peu contractée.) Fermée, la voiture? Il doit faire un lemps !

L'ENCHANTEMENT. 109

SCÈNE IX

ISABELLE, MADAME HEIMAN. pui^ JEANNLXE et GEORGES.

ISABELLE. Parti! {Elle se dirige vers le salon.)

MADAME HEIMAN.

Prenez garde, vous avez un volant de défait à votre corsage.

ISABELLE.

Ce n'est rien, ne vous donnez pas la peine. J'ai une t^pingle.

MADAME HEIMAN, arrangeant la robe. Ce pauvre Pierre, il vous aimait. Oue lui avez-vous lit?

l.-ABELLE.

J'ai essayé de lui donner du courage, sans mentir pourtant, il ne faut jamais mentir. Mon sourire lui fera i^^rand bien plus tard, j'en suis sûre. Vous savez, lors- lue le médecin est parti, les malades aiment bien se rappeler qu'il riait... Oh! merci, vraiment, vous êtes trop aimable... {Jeanmne c//frc.) Te voilà, toi; on te cherche partout. C'est très impoli, ce que tu fais là. Pierre est parti. Tu entends?

MADAME HEIMAN.

Oh ! ne la grondez pas, je vous en prie. Pas aujour- Ihui. Elle est si jolie, cette enfant!

GEORGES rentre. Bas, à I.tabelle., en passant. l)ites donc, j'ai cru un moment que ça allait se gâter.

ISABELLE.

N'est-ce pas? Il s'en est fallu de peu. [A un domestique i/iii entre.) Y a-t-il assez de voitures? Tout le monde est- il à peu près parti?

200 L'ENCHANTEMENT.

LE DOMESTIQUE.

Il reste encoie les parents de monsieur et trois ou quatre personnes. Il y a aussi la mère de mademoiselle Thérèse qui attend madame dans le petit salon.

ISABELLE.

Bien. Nous allons renvoyer le tout. (Aux autres.) Pas- sons, voulez-vous. {Georges passe le premier.)

MADAME HEIMAN, montrant Jeannine quelle voit de dos, à une table., comme plongée dans la contemplation de photographies.

Re{^ardez-la. Est-elle jolie dans cette pose!

ISABELLE, appelant. Jeannine !

MADAME HEIMAN.

Elle est plongée dans la contemplation de Saint- Meilhan. Elle n'entend pas.

ISABELLE.

Elle fait semblant de ne pas entendre.

MADAJÎE HEIMAN.

Attendez !

ISABELLE.

Oh ! vous allez lui faire peur.

MADAME HEIMAN, s'approche à pas de loup de Jeannine et lui met la main sur les yeux.

Coucou ! {Elle retire brusquement les mains.) Oh! vous pleurez, mademoiselle?

ISABELLE.

Elle pleure?

MADAME HEIMAN, gênée.

Mais oui, elle pleure! Oh! je vous demande pardon, mademoiselle... je ne savais pas...

ISABELLE, vivement. Ce n'est rien, ce n'est rien. Ne vous en occupez pas.

MADAME HEIMAN.

L'émotion de la journée sans doute.

LENCHANTEMENT. 201

ISABELLE.

Oui, elle est un peu nerveuse ce soir... Voulez-vous '^n dire, s'il vous plaît, à Georges de s'occuper des parts sans moi... qu'on ne m'attende pas, qu'il m excuse.

SCÈNE X JEANNINE, ISABELLE

ISABELLE, rapidement.

Voyons, Jeannine, pourquoi pleures-tu? Tes petites amies te cherchaient partout, tu boudais dans ta cham- bre et maintenant voilà que tu pleures?... Voyons,

[)onds, je veux que tu répondes.

JEAN'NINE.

Je n'ai rien. Laisse.

ISABELLE.

Depuis plusieurs joui-s déjà, on te voit passer silen- ■usement dans l'appartement, tu t'enfermes, tu ne ponds plus lorsqu'on te parle... Jeannine, ne prends rtout pas en mauvaise part ce que je dis; je ne te fais aucun reproche, mais si quelque chose dans mon atti- tude t'a blessée le moins du monde, si tu souffres, parle. Jamais un doute ne s'est élevé ni ne s'élèvera ntre nous.

JEANNINE.

Laisse, je t'assure, je suis fatiguée.

ISABELLE.

Ces jours-ci nous avons été très séparées, c'est vrai... Mais regarde-moi donc chérie. M'en voudrais-tu? Si tu ois, si tu peux penser seulement que ce mariage doive anger quelque chose à notre vie... Est-ce cela? Tu réponds pas... Est-ce cela? 0 Jeannine, est-il rien qui lisse venir déranger notre intimité? N'es-lu pas au-

202 L'ENCHANTEMENT.

dessus de tout dans ma vie? Je sais bien, à la plac j'éprouverais aussi ce petit sentiment de jalousie mais, ma chérie, ma chérie, peux-tu penser!,.. Tourne: votre figure par ici... Est-ce que je ne l'aime pas phi que tout au monde!

JEANNINE.

Oh ! tu dis ça, tu dis ça !

ISABELLE.

As-tu besoin que je te le répèle, enfant.

JEANNINE.

Si j'étais sûre de cela, au moins, bien sûre! Ti m'aimes plus que tout au monde? Songe bien à co qu( tu dis.

ISABELLE, dans un élan.

Ah ! quand ma vie ne l'aurait pas prouvé, quand je ne l'aurais pas donné la becquée jour par jour, ne peux-tu lire eiï celte minute dans mes yeux que c'est toi l'ado rée! Ne sais-tu pas que c'est la faute s'il ne reste plu.' rien pour les autres?

JEANNINE.

Plus rien?

ISABELLE.

Parole, va, pas grand'chose! Tiens, je suis flattée au fond, de cet acte de jalousie; j'y complais un peu, je te dirai. {Elle rit.) Embrasse... 0 Psinelte, s'il avait fallu pour l'épargner une grande peine quelconque, sacrifier ce mariage, je n'aurais pas^hésité.

JE.\NNINE.

Ah! Sacrifier à moi, rien que pour moi? El cepen dant, c'est ton bonheur ce mariage! Je dois te paraître bien égoïste en ce moment, hein, Isabelle?... C'est Ion bonheur?

ISABELLE.

Voyons, comprends... Il y a des choses embarras- santes... beaucoup plus difficiles à expliquer à une petite fille qu'à d'autres.

LhLNCUANTEMEXT. 203

JEANNINE.

Va donc! te gène pas...

IS.\BELLE.

D'abord, je le lai expliqué déjà maintes fois. Ce ma- riage est de toute raison et de toute nécessité... les convenances... et puis il faut bien prévoir l'avenir, pour moi comme pour toi. II y a même des questions d'intérêt.

JEANNINE.

Oui, je sais... Après?

ISABELLE.

Quant à Georges, c'est mon plus vieil ami. J'ai une énorme affection pour lui et tu es assez grande pour comprendre que je ne l'aime pas damour.

JEANMNE.

Oh! tu dis ça! tu dis ça!

ISABELLE.

Si je l'avais aimé, je ne l'aurais pas épousé.

JEANNINE, comme quelqu'un à qui on veut en trop faire accroire.

Tu ne l'aurais pas épousé? Pourquoi ?

ISABELLE, simplement. Parce qu'il nous aurait dérangées, sœurette... Saisis-tu ?

JE.'U^NINB, met un doigt grave sur sa tempe. Je te demande tout ça, Isabelle, parce que j'ai besoin 'le mettre de l'ordre dans ma tête. Ainsi, c'est toaam -culemenl. Mais si toi tu ne laimes pas d'amour, lui, il I aime?

ISABELLE.

Mon Dieu... sûrement... à ma manière... (L'entourant ■le ses l/ras.) Oh! tu verras, lu verras! combien lu seras heureuse, comme notre affection au contraire, délivrée

le tant de soucis matériels d'avenir, deviendra plus

■Iroite, plus serrée!...

201 L'ENCHANTEMENT.

JEANiNINE.

C'est ça, dorloLle... dorlolte...

ISABELLE, lui pinçant le bout du nez. Oh! la vilaine petite fille!

JEANNINE, se redressant brusquement. Je ne suis pas si petite fille que (:-a ! Je la fais.

ISABELLE, riant.

Tu n'as pas besoin de le dire! Je sais bien que tu y mets de la coquetterie.

JEANNINE.

Je suis au contraire très avancée pour mon âge... Ne ris pas. Tu m'offenserais en ce moment, je t'assure...

ISABELLE.

Tu es amusante quand tu es digne!

JEANNINE, se lève.

Je suis capable de grandes... grandes choses..., tout comme toi.

ISABELLE, lui prenant les deu.r mains.

Je sais que sous ces apparences nerveuses et folles tu as des côtés déjà très beaux, très profonds, et un vrai petit cœur de femme. J'ai voulu faire de toi, à ton tour, une femme forte et libre. Aussi, ne me déplaît-il pas que tu fasses beaucoup de footing, du yacht, du cheval... et quand je te laisse même fumer une ciga- rette, après dîner, il ne me déplaît pas qu'on y voie le geste d'une petite indépendance très crâne... Et c'est ma fierté de t'avoir faite ainsi.

JEANNINE, hochant la tête., doucement.

Oui, c'est encore à toi que je dois d'être comme je suis. Je te dois tout, même cela, c'est vrai... oh! lu mérites beaucoup de reconnaissance !

ISABELLE.

Maintenant, oust! assez causé. Viens au salon.

L'E.NXHANTEMENT. 205

JEANNINE.

Non... non, dorlotte... dorlotte encore... au moins une petite minute.

ISABELLE, la berçant un peu. Tu verras, comme on te fera une vie belle! On fera ceci, on fera cela... et plus tard, qu'est-ce qu'on fera? On te cherchera un petit mari!

(Jeannine a les yeux clos sur la poitrine de sa sœur.)

JEANNINE, riant du petit rire qu'ont les enfants dans les larmes. Un petit mari!... oh! tu dis ça!... Oui, raconte encore tout ce que tu aurais fait.

ISABELLE.

Tout ce qu'on fera. D'abord, on t'achètera à la cam- pagne une belle écurie de poneys. Tu recevras... JEANNINE, les yeux toujours fermes. Oui, oui...

ISABELLE.

Et puis, et puis... je ne sais pas, moi! Tu es bête!

(^Elle r embrasse.) JEANNINE.

Dis, cest vrai, que je ressemblais beaucoup à maman? Dis encore, je faisais beaucoup de mauvais tours? Raconte.

ISABELLE.

Je crois bien! Tu m'en as fait voir, va! Tu te rap- pelles, la fois du bassin?

JEANNINE.

Oui, je me rappelle. C'est drôle, hein? {Un temps. Elle nuvre les yeu.r et regarde au loin dans sa pensée.) Jai tou- jours été très originale.

ISABELLE.

Entends-tu 'gratter à la porte? C'est Neyl qui vtMit venir te dire bonjour. Faut-il lui ouvrir?

JEANNINE, sa rcX'erie coupée, avec une petite voix sic/n:. Menu! situ rimagiiics (ju'elle m'inlt'resse celle bèleî

m\ L'ENCHANTEMENT.

ISABELLE, se levant aussi. Nous ne pouvons pas ne pas aller dire adieu aux personnes. Si cela t'ennuie, reste. Je t'enverrai Georges qui n'a pas eu le temps de te parler de toute la journée.

JETANNINE.

Oh! non. Encore moins!

ISABELLE.

Je suis sûre que tu te trompes sur les sentiments de Georges à ton égard.

JEAJSNINE, avec une volubilité subite. Je ne crois pas! En tout cas, ça n'a pas la moindre importance, là, là!... On fait ce qu'on fait dans la vie, pour soi, sans s'inquiéter de ce qu'en penseront les autres après. S'il fallait seulement compter sur leur reconnaissance, ah! là! là! ça ne vaudrait pas, vrai, de se donner tant de mal!...

(^Elle a dit cela si vite qu'on comprend à peine, et puis elle s'arrête net.)

ISABELLE, suffoquée.

Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que c'est que celte divagation philosophique, tout d'un coup?

JEANNINE.

Je ne sais pas... fais pas attention.

i^Elle se blottit dans Les bras de sa sœur, yeux clos, avec un petit grognement.)

ISABELLE.

Comme il t'échappe des bribes de phrases par mo- ments, Jeannine, que je n aime point, pleines d'amer- tume, bizarres, communes...

JEANNINE.

T'occupe pas... c'est ma moue, c'est quand je fais ma moue !

ISABELLE.

Allons, je ne réussis qu'à t'impatienler.

L'ENCHANTEMENT. 207

JEANNINE.

Écoule... dis-le moi dans les yeux. Tu seras profon- dément heureuse?

{Elle regarde sa sœur avec des yeux tout grands et sérieux.)

IS.\BELl.E.

Profondément.

JEANNINE.

Eh bien, alors voilà, c'est fini! Je suis calmée tout à fail... Ce n'était pas plus difficile que ça!

ISABELLE.

Calmée, calmée?

JEANNINE.

Oh! complètement! Je suis même bien.

ISABELLE.

Alors, vite, lève-loi. Cette fois, je ne peuK plus attendre une seconde; viens.

JEANNINE, avec un mouvement crispé. Pas encore! pas encore! Non, écoute... je neveux pas. Ça m'ennuie.

ISABELLE.

Alors, désires-tu que je t'apporte quelque chose ici ? Il doit rester de ce que tu aimes au buffet.

JEANNINE.

C'est cela, c'est cela...

ISABELLE.

Une coupe de fruits. Je te l'apporterai mni-nuMn.-. Oh ! je te gâte.

JEANNINE, agitée au possible.

Mon Dieu!... pas si vite, je t'en supplie... Reste une petite .seconde.

ISABELLE.

Tu e^ vraiment dans un émoi extraordinaire, Jcan- nine. Tu ne te sens pas malade?

208 L'ENCHANTEMENT.

JEANNINE, se ravisant et s'efforcant de paraître naturelle. Tu as raison, il faut que tu t'en ailles. Tu dis une coupe de fruits?... Oui, une coupe de fruits... je veux bien... Seulement, ne l'apporte que dans un quart d'heure... pas avant... lorsque je serai tout à fait bien... Je vais m'étendre ici sur le canapé. C'est compris? Pas avant un quart d'heure?...

ISABELLE.

Capricieuse!...

[Elle s'éloigne, Jeannine s'allonge sur le canapé et alors on entend comme une plainte.)

JEANNINE.

Sœurette! sœurette!... quel dommage!...

ISABELLE, se retournant.

Oh! un reproche? Encore!

JEANNINE.

C'est parce que je t'aime tant!... tant! T'occupe pas de moi maintenant, ne t'occupe plus. [Quand Isabelle va passer la porte.) Isabelle!... regarde-moi encore, gen- timent... de la porte... là, comme ça... Va, maintenant, va! [Isabelle est partie. Seule .^ d'une voix étranglée, Jeannine appelle encore.) Isabelle! Isabelle!... Oh!

[Elle se met à trembler fiévreusement des mains. Un moment se passe. Mors on la voit se relever, dégrafer son corsage, y prendre une enveloppe qu'elle cacheté avec un soin extraordinaire. Elle remet la lettre dans son corsage, regarde si on ne la voit pas, puis sa sauve à pas précipités par la porte de droite.)

SCÈNE XI ISABELLE, puis GEORGES.

VOIX d'isabelle. Non, non, ne vous dérangez pas, ce n'est rien. [Elle entre, avec à la main une coupe sur une assiette.)

L'ENCHANTEMENT. 209

GEORGES, la .fuivmit. Elle est malade?

ISABELLE.

Seulement un peu énervée... Jeannine ? donc a- l-elle pa.ssé ? {Allant au hall.) Tu es ? [Georges C embrasse rla nuque.) Taisez-vous î Vous avez failli me faire tout iiverser.

GEORGES.

Posez donc ce meuble, c'est gênant,

ISABELLE.

Retournez. Nous sommes ridicules. Depuis une heure on doit prendre nos petites absences pour des allusions d'impatience. C'est grotesque. Nous avons l'air de le laire exprès.

GEORGES.

Ça vous ennuierait donc tant d'avoir l'air de le faire oxprès ? Tu m'aimes?

ISABELLE.

Je t'aime.

GEORGES.

Oh, ce premier « tu » ! Ce n'est pas mal pour une eraière fois, mais il y a mieux. On dit «tu», très fort. i doit durcir les lèvres. [Ils s'embrassent.) J'ai été irré- ochable, tout à l'heure, dites?

ISABELLE.

<>omme toujours.

GEORGES, avec un rire malin.

C'est égal, je ne suis pas fâché de cette conversa- lion! Je n'avais pas besoin d'être renseigné certes, mais

1 apprend toujours... Ah! vous êtes une femme à I uigne et dune beauté.... un peu froide... mais si su- iM«rieure !... Enfin!... Seulement, moi, vrai, j'ai honte

ec mon désir vulgaire... J'ai peur de vous dégoûter...

ISABELLE.

Non, Georges, je vous estime et vous aime; si je mets le devoir de la vie plus haut que tout, mon affec- tion pour vous n'en est pas diminuée... jVllez, n'ayez

•210 L'ENCHANTEMENT.

crainte. Notre part est la bonne. Je rae charge de nous.

{Georges lui tient les mains et la regarde clans les jeu. r.) Eh bien ? quoi ?

GEORGES.

Eh bien ! eh bien ! est-ce que tu ne vois pas que jo me reliens pour ne pas l'écraser dans mes bras?

ISABELLE.

Chut! Je vous assure que nous nous couvrons du plus complet ridicule... Filez!... Mais est-elle donc passée? Elle a grimper dans sa chambre. GEORGES, souriant finement. A tout à l'heure, alors...

ISABELLE, haussant les épaules. Ah! français que vous êtes!... Les vieilles plaisan- teries ne perdent pas leur droit... et il y a toujours du commis voyageur chez l'homme le pins inlellige.nl.

GEORGES.

A tout à l'heure, tout de même.

(// sort.)

ISABELLE, restée seule, i'a vers la porte de droite puis elle se ravise, remonte au fond, ouvre la porte vitrée du Jardin d'hiver plongée dans C obscurité. Elle appelle.)

Nine ! . . . Nine ! es-lu ?

[Elle tourne le bouton électrique, inspecte et ressort.)

SCÈNE XII JEANNINE. ISABELLE.

[A ce moment la porte s'ouvre violemment. Jeannina se précipite en courant dans le sens du salon.)

ISABELLE.

Eh! bien, qu'est-ce que c'est? Pourquoi cours-tu comme une folle ?

L'ENCHANTEMENT. 211

JEANNINE, te retourne d'un élan et se jette éperdue au cou de sa sœur.

Adieu ! adieu ! Isabelle ! adieu !

ISABELLE.

Mais qu'y a-t-il? Qu'est-ce qui le prend? Tu es folle !... Tu m'étrangles !...

vN'NiNE, accrochée désespérément , dans un grand sanglot. Adieu !... Adieu !...

ISABELLE.

Mais c'est insensé !... Réponds?... Lâche-moi!... Ah!

i, chérie, chérie... mais tu m'épouvantes... voyons...

c'est fou!... Oh! mais parle donc... Jeannine!... Mon

Dieu ! qu'est-ce que tu sens? Ouvre la bouche... Qu'est-

que lu as bu? Malheureuse ! Ce n'est pas vrai, Jean-

uine, ce n'est pas vrai?...

JEANNINE.

Adieu!...

ISABELLE.

Oh !.. . au secours ! au secours ! Ah ! malheureuse ! Au cours donc ! quelqu'un... Georges!...

SCÈNE XIII

Les Mêmes, GEORGES, puis MADAME HEIMAN,

puis Une MADAME DE ROUYRAY, Une Jeune

Fille, etc.

{^Georges accourt.)

ISABELLE.

Elle s'est tuée ! Elle s'est empoisonnée ! Elle vient de r empoisonner... Georges! au secours! au secours! mon Dieu î...

MADAME HEIMAN, entrant.

Un malheur ?

212 L'ENCHANTEMENT.

GEORGES.

Vite, vile! Voyons si monsieur Barguier, un ami d'Isabelle, est parti... Je crois qu'il a été médecin dans la marine... monsieur Barguier... Sinon, prévenez mon médecin par téléphone, 2125-50... Pas un mol, surtout, ne laissez entrer personne... Que personne ne sache!...

(// lex pousse toutes deux dans le jardin d'hiver dont il referme lo porte, derrière lui.)

(On entend dans le salon le bruit des voix des quelques rares personnes qui restaient encore ; quelques ^thrases : cela ?... Téléphone !... etc..)

MADAME HEIMAN, rentrant, suivie de monsieur Barguier.

Là, monsieur... cette porte... Entrez, je vous en supplie! {Elle fait entrer, puis barrant la porte à deux ou trois personnes accourues.) C'est Jeannine qui vient de .se trouver mal... Elle s'est surmenée toute la journée... l'émotion de ce mariage... Elle se contenait depuis plu- sieurs heures, elle a été prise d'une syncope subite... Madame Dessandes a perdu la tête ! c'est bien com- préhensible...

UNE VIEILLE PARENTE.

Sa Jeannine! Elles s'aiment tant !... Pourvu qu'il n'arrive rien !

UNE DAME, en sortie de bal, la tête couverte. Mais vous pensez que ce ne sera pas grave ?

MADAME IIEIMAN.

Nullement. Quoique le contre-coup sur madame Des- sandes... Naturellement elle va s'efTrayer.

LA DAME.

J'étais déjà dans l'escalier. Je suis remontée précipi- tamment avec madame de Rouvrayel sa fille, -en enten- dant ces cris !.. . On ne peut pas entrer ?

MADAME HEIMAN.

Non, non... on m'a bien recommandé... Vous savez, la solitude dans ces sortes d'indispositions...

L'ENCHANTEMENT. 213

MADAME DE ROUVRAY.

Comme c'est contrariant !... Il y a tant danémies cé- rébrales depuis quelque temps !

{Madame Heimon répète ses explications à voix b€isse à un monsieur^ dans l'encoignure du salon.)

LA VIEILLE PARENTE.

Quelle est cette dame qui a l'air si intime?...

UN MONSIEUR.

Je ne sais pas... une madame Hermann... Heiraan... un nom Israélite... Il n'y a que des israélites pour de- venir des amis intimes en cinq minutes. UNE PETITE JEUNE FILLE, à sa mère madame de Rouvray.

PfTî en voilà une révolution ! Cette .leannine ! C'est de la pose!... Mais oui, elle adore faire son intéres- sante. Je ne la connais pas d'hier, tu penses ! Tiens, tu demanderas à Geoigette! Est-ce qu'elle ne fait pas ses embarras tout le emps, à la pension? Elle est trop gâtée, voilà... El jalouse, quand on ne s'occupe pas d'elle! Est-ce qu'à la représentation des grandes, quand on a joué Vercingétorix, il y a quinze jours, elle ne vint pas faire des iiisloires parce qu'on lui avait distribué le rôle de Celtill ! Elle a piqué une crise de nerfs. Elle voulait à tout prix jouer Vercingétorix.

MADAME DE ROUVRAY.

Le fait est qu'elle a bien mauvais genre, ta petite amie... Cette ferronnière sUr le front!

LA PETITE.

Et ses bagues I... Elle en a jusqu'à l'index comme les peinlresses de la rue du Berri.

UNE DAME, en s'en allant, à madame Heiman.

Dites bien à madame Dessandes toute la part que '} a prise...

MADAME HEIMAN.

Je n'y manquerai pas.

{A ce montent, Georges rouvre la porte. Il paraît trè maître de lui et sourit.)

iJl/i L'ENCHANTEMENT.

GEOUGES, répondant aux uns et aux autres. Vraiment je suis désolé... quel conlre-lemps!... Ce n'est rien du tout... un léger étourdissement... la cha- leur, le bruit... Je vous en prie... Oui, ma femme s'esl un peu émotionnée... Mille fois trop bonne... Ma chèn- tante, voulez-vous vous occuper de ces dames?...

(// les a menées en souriant jusqu'à la porte du salon.)

MADAME HEIMAN, prenant Georges à part. Eh bien... vite, vite! dites? Vous souriez?

GEORGES.

Eh bien, fausse alerte, Dieu merci ! Elle n'a môme pas eu le temps d'avaler le laudanum... Aucun danger. A peine avait-elle bu, qu'elle a tout à fait perdu la tôle, et s'est jetée au cou de sa sœur... Personne ne se doute de rien, au moins?

MADAME HEIMAN.

Personne.

GEORGES.

Vous êtes sûre? J'y tiens...

MADAME HEIMAN.

Mais quel coup de folie !

GEORGES.

Oui, je ne sais pas, c'est fou ! c'est ahurissant !

MAD.\ME HEIMAN.

Vous êtes sûr qu'il n'y a plus de danger?

GEORGES.

Il n'y en a même pas eu. Faites filer cette peste do madame de Rouvray surtout... hein? Je vous demande pardon... Et que la porte soit interdite à qui que ce soit !

MADAME HEIMAN.

Je crois bien... mon pauvre ami... Ne vous occupez de rien. {Georges 'rentre rapidement dans le hall. Madame Heiman appelle un domestique.) Monsieur vous fait dire de veiller aux voilures et de ne laisser entrer absolu- ment personne... même la tante de monsieur... Quelle envoie prendre des nouvelles demain matin si elle veut.

L'ENCHANTEMENT. 2ir»

LE DOMESTIQUE.

Bien, madame.

(^Tout le monde est rentré au salon à V exception de madame Heiman et de Victor de C/ielles.)

SCÈNE XIV MADAME HEIMAN, VICTOR DE CHELLES, seidx.

rOR DE CHELLES, fjui s'est rapproché de madame Heiman, dans f embrasure de la porte.) Alors tu restes?

MADAME HEIMAN.

11 l'aut bien... Je ne puis m'en aller ainsi...

VICTOR.

lion agrément !... Tu viens déjeuner demain?

MADAME HEIMAN.

' >ui, oui.

VICTOR.

lu as l'air émue?

MADAME HEIMAN.

On le serait à moins... Figure-toi...

{El/e l'a fermer la porte du salon.)

VICTOR. MADAME HEIMAN.

l'igure-toi... ce n'est pas un évanouissement.

VICTOR.

M ah!

MADAME HEIMAN. est... {^ ce moment le jardin d'hivii .•> umrc cl I^u- ''■ et Georges apparaissent.) Chut!... à demain... je te raconterai.

[Fictor s'éclipse.)

■i\>; L'ENCHANTEMENT.

SCÈNE XV

MADAME HEIMAN, ISABELLE,' GEORGES.

[Isabelle et Georges sortent du jardin d' hiver, elle est toute défaite; lui la soutient un peu.)

MADAME IIEIMAN, se précipitant à sa rencontre Madame!

ISABELLE.

Ah! c'est vous!... Au fait, vous savez...

GEORGES.

Elle seule !

ISABELLE, vague. Merci, merci...

MADAME HEIMAN

Comme vous êtes pâle !

ISABELLE.

J'ai deux mois à dire à Georges. Voulez-vous nous laisser seuls, s'il vous plaît? Oh! vous pouvez entrer... Au contraire, je vous en prie... vous me rendrez ser- vice... Veillez sur elle!

[Madame Heiman entre dans le jardin tout doucement.)

SCÈNE XVI ISABELLE, GEORGES.

ISABELLE.

Tiens, prends cette lettre. Elle t'est adressée. Je l'ai trouvée sur sa poitrine. Lis.

GEORGES a un mouvement de surprise, puis il prend la lettre que lui tend Isabelle. On entend des bribes de phrases.

Parce que je vous voidais à moi... à moi... alors sans: rien dire... j'aurais désiré vous embrasser avant d^

L'ENCHANTEMENT. '2 17

mourir... ci loi, sœurette... faire du mal... très bien 'insi... tu verras... {Il laisse tomber la lettre, stupéfait. Silence. Il se rapproche timidement, avec émotion. d'Isabelle. ) Isahellf^. vous pleurez?

ISABELLE.

rson... je reste atterrée... atterrée... Oh !

GEORGES.

Je vous jure que, pour ma part, j'ignorais... (GcsYf d impuissance.) Je vous demande pardon.

ISABELLE.

Pourquoi prenez-vous cet air honteux, comme si vous aviez à vous excuser de quelque chose? [Le regardant.) Dieu! il s'agit bien de cela! Ma Jeannine qui voulait s'en aller! ah bien î...

GEORGES.

Oh! s'en aller!... l'aurait-elle pu? Vous voyez...

ISABELLE.

Avoir tout pensé, tout calculé, s'être appliqué l'âme 1 la sienne, on peut dire avoir tout prévu... pas une minute, cette chose stupide, cette insipide banalité... C'était trop simple à imaginer, évidemment!... Ah! la vie est encore trop bête pour que la raison soit bonne I quelque chose!

GEORGES.

Mais aussi, que diable, qui eût pu prévoir?... [Levant

5 bras au ciel.) Ça arrive donc encore, ces choses-là? ISABELLE, continuant fiévreusement.

Ainsi, elle m'a caché cela à moi, obstinément? Mais I y réfléchir une seconde, on est épouvanté, Georges! >h ! comme elle a souffrir ! Le drame horrible !... i;eorges, essayant de calmer le tumulte.

Peut-être a-t-elle cédé, au contraire, à une ivresse nerveuse. Elle n'a peut-être pas du tout réfléchi. A -tMze ans, on veut toujours mourir tout de suite î Elle tltribue peut-être à lamour des déceptions imaginaires. \ cet ûge, sait-on ?

10

'JIS L'ENCHANTEMENT.

ISABELLE.

Allons donc I Regardez, précisez, C esl effrayant ! Elle a attendu, jusqu'à ce jour, que tout fût irrémédia- blement consommé, que tout espoir pour elle fût bien mort? Ah! égoïstes que nous sommes! {Ai^ec passio/i.) La chérie î la chérie ! Et pour moi cela ! Comment cal- mer les traces de sa blessure, maintenant ? Car c'est fini... Elle a attendu jusque-là que mon bonheur fût irréparable !

[Georges se retourne brusquement.)

GEORGES.

Que voulez- vous dire par là? Que vous m'eussiez sa-

critir 1

ISABELLE.

H l'aurait bien fallu.

GEORGES.

Ah !

ISABELLK.

Et comme elle le savait!... Mais vous, le premier, vous l'auriez trouvée juste, notre séparation?

GEORGES, arec un léger sourire. Évidemment ! Ce n'est qu'une insignifiante question d'amour.

ISABELLE, du bout des dents. El je vous aime pourtant, Dieu sait!

GEORGES, a l'air d^hésiler nue seconde à dire quelque chose, puis il se ravise.

Oui. Eh bien, laissez-moi vous dire que vous êtes dans un trouble fort légitime, mais toutes les hypo- thèses que vous feriez en ce moment sur le compte de .Jeannine, sont bien gratuites... Il ne faut pas exagérei les choses. Les douleurs d'enfant, qu'est-ce? Des qu'elle a senti qu'elle perdait pied, elle s'est raccrochée à vous. Suicide même, en l'occasion, serait un bien gros mot. Et tout cela va et vient dans ces petites cer- velles, il n'y faut pas ajouter l'importance que...

LENCIlAiNTEMENï. 211)

ISABELLE, sèchement. e n'est, en tout cas, pas à vous à le faire remar- quer!... Vous restez vraiment d'un calme!... Seriez-vous inger, pour n'être pas de la famille ? C'est pour vous lie s'est tuée ! Et vous, le premier, mon cher, vous 1 il devriez au moins des paroles moins inditlérenles !

GEORGES.

Aïe ! Aïe î II vaudrait peut-être mieux que nous n'en- •ns pas dans ces sortes d'appréciations... [Vivement.) a des choses plus pressées... D'abord, que faire?

ISABELLE.

Il ! oui, que faire !

GEORGES.

; remède, nous ne le trouverons pas ainsi en cinq utes... Mais puisqu'il est préférable de laisser Jean- ' seule un peu avec Barguier, et que nous disposons ) d'une seconde pour nous concerter, je désire que s m'indiquiez tout de suite en ce qui me concerne, If... comment dire? {Il cherche.) l'altitude que je dois - i'" <Î^'S que nous allons rentrer.

ISABELLE.

attitude! Quel mol sec! Il n'y a pas d'attitude à

ir... {Avec un grand geste.) Celle du cœur!...

GEORGES.

. est un peu vague. {Sursaut d'Isabelle.) Oh ! Isabelle,

ime je sens saigner votre âme î... Elle souffre aigre-

iii'nl, ma pauvre femme! c'est bien naturel... Mais vous

\ lez, vous verrez, comme tout s'aplanira... vous en

z étonnée, j'en suis sur... Le moindre dérivatif à

idée fixe... il suffira d'un peu d'éloignement...

ISABELLE.

■h! ça, êtes-vous fou? L'éloigner? Me séparer d'elle minute, maintenant? Vous ne pensez pas à ce que

s dites! C'est-à-dire que je vais être rivée à elle .simplement, moi! S'il y a seulement une porte entre nous désormais, je ne vivrai pas ! Quelle épouvante si

220 Li-..m.iiAMEM1-:M.

je ne l'avais pas, là, sous la main, tout de suite, raoïi Dieu, mon Dieu... j'aimerais mieux mourir tout i\r suite ! Ah ! c'est que je la connais î Elle est capable âa recommencer demain... L'éloigner? Quel crime! Non, non, on ne passe pas deux fois par je viens de pas- ser!... L'horrible petite! Elle a mis la mort entre nou.s.

GEORGES.

Je disais : éloignement... comme ça... sans rien pré- ciser...

ISABELLE, se redressant et allant droit à lui.

Voyons, Georges, au lieu de nous réunir étroitement contre le malheur, il y a au contraire entre nous, de- puis tout à l'heure, comme une hostilité réelle, comme si nous avions senti tout de suite que nous allions dé- fendre différemment notre bonheur. Nous valons mieux que cela.

GEOHGES, effondré.

Ah ! notre pauvre bonheur, parlons-en ! Quel cata- clysme ! Qu'est-ce que nous allons faire maintenant? Comment sortir de là?

ISABELLE.

Vous le demandez? Mais nous jeter à son secours! La guérir! La guérir; tenter cela! Et que voulez- vous que nous fassions d'autre maintenant? Me séparer d'elle, une minute, du moins pour l'instant, n'y reve- nons plus, n'est-ce pas? Je considère le petit voyage ou la maison de santé que vous m'offrez comme une mon- struosité. Quelle réponse à son abnégation ! Pour l'ins- tant je la garde... voilà ce que je sens. Après, on verra.

GEORGES.

Alors la prendre entre nous, avec nous, à Saint - Meilhan?... Non non, je ne contredis pas, notez bienî... je vous demande simplement... je m'informe.

ISABELLE.

A moins que vous ne préfériez que nous nous disions adieu ?

L'ENCHANTEMENT. ^m

GEOUGES.

Merci.

ISABELLE.

Ah! si jamais ce petit être se tuait pour de bon, à > cause de nous, songez quel serait le reste de notre vie!.,. Pauvre enfant désemparée! Ce qu'il faut, au mlraire, c'est ne pas l'abandonner, la calmer, tout de suite, la réconforter, pour arriver à la guérir ensuite, ' petit à petit... à lui sortir cet amour du cœur. GEORGES, arpentant le salon désespérément . La guérir, la guérir!... Songez-vous à tout ce que ! cela comporte"? Tout ce que cela veut dire ?

ISABELLE.

Oui, je le comprends aussi bien que vous. Avec ' d'autres natures que les nôtres ce serait peut-être impos- sible... mais nous sommes trop chics, trop incapables l'un et l'autre de tomber dans les vilenies!... Vous ne doutez pas de vous, je suppose?

GEORGES, haussant les épaules. Bien entendu. Seulement réfléchissez à In situation que cela nous crée !

ISABELL::, avec eni parlement. Mais oui nous souflrirons, parbleu ! Tant pis ! Oui certes, une vie de soins, une lûche très, très lourde ; c'est une affaire de volonté. Et comment lui marchan- derions-nous nos peines, dites, car c'est sublime ce qu'elle vient de faire là, celte petite, je ne sais pas si vous vous en rendez bien compte !... Et vrai, ce ne se- I pas la peine d'être les gens que nous sommes et ' grâce à Dieu...

GEORGES, i interrompant un peu impatienté.

)h ! vous, évidemment, je sais à quoi m'en tenir,

us m'aimez d'une façon si... supérieure! Mais moi,

je ne suis au-dessus de rien du tout, moi ! Mon devoir

est de vous ouvrir les yeux sur l'avenir... Guérir? vous

en parlez à votre aise... Y parviendrez-vous ?

l.'FLXCHANTEMENï.

ISABELLE.

Sûrement !

GEORGES.

Peul-ôtre. ISABELLE le regarde, puis avec un sourire un peu méprisant.

Mais si, Georges, mais si !... nous arriverons parfai- leraenl à la délivrer de nous, petit à petit... Que voulez- vous? nous apprendrons comment, à mesure... Raison, douceur, morale, que sais-je ! C'est une question de tact, de précaution infinie. Mais dès les premières pa- roles douces que nous lui dirons, vous verrez, son éton- nement sera doux d'apprendre que l'amour c'est une chose naturelle, dont on parle, nullement offensante, et qui se traite. Elle l'a caché comme une honte. Il faut qu'elle arrive à s'en exprimer au grand jour, quoti- diennement, comme de sa santé, d'une maladie natu- relle, admise entre nous... Et puis lamour, ça s'use à en parler!... Je sais en tout cas, moi, qu'elle n'en mourra plus. C'est l'essentiel, d'abord. Toutefois, pui.sque vous paraissez ne pas m'approuver...

GEOr.GES.

Voyons, vous savez bien, ma chérie, que votre volonté n'entre môme pas en discussion. Que voulez-vous que je fasse ? C'est une impasse : soit! Plus tard, plus tard seulement, je me permettrai de vous poser quelques questions... oh! absolument personnelles, d'ailleurs! elles manqueraient d'à-propos en ce moment. Jusque-là je me tiendrai dans mon coin.

ISABELLE.

Non pas. Je compte au contraire beaucoup sur vous.

GEORGES.

Oh! oh:

ISABELLE, frappant des doigts sur le canapé. Cessez de railler, voyons ; c'est déplacé.

GEORGES.

Je raille, moi? Alors c'est une façon de sagesse vague

L'ENCHANTExMENT. 223

iie je cherche à opposer, comme ça... sans bien sa- lir... un contre-poids... Et puis, je m'essaie en mOrae ..;mps déjà à une contenance... Quand je me sentirai ridicule, je m'en tirerai par l'ironie. Voilà !

(// fi>iirre rageusement les deux mains dans ses poches.)

ISABKLLE.

Ridicule î Quelle préoccupation î

GEORGF^.

Parb'eu, vous n'aurez que les belles, vous !

IS.VBELLE, avec volubilité.

Belles, oui, et je vous communiquerai de cette

beauté, Georges ! Quelle haute tûche que la nôtre ! Quel

enthousiasme à éclairer celte petite âme confuse! à...

[Georges, celte fois, perd patience.)

GEORGES.

Pardon, pardon, plus je vais, plus je me persuade lie je suis un homme vulgaire, très terre à terre. J'ai esoin que nous ne nous égarions pas. Et comme il me

semble percevoir dans vos paroles un peu d'emphase,

et...

ISABELLE.

O'i ! insulter ainsi ce qu'il y a de meilleur en moi !

i.ORGES, se rapprochant, plu.': doucement .

l'ardon .si je vous ai blessée, Isabelle... je n'avais pas

îlle inlontion. Je suis seulement pour ramener la

ludion à toute sa vulgarité... j'insiste : vulgarité... Se

lévouer, c'est bien... mais je ne voudrais pas que nous

lissions dupes d'un lyrisme un peu... en dehors de la

[uestion. Écoutez, j'aurais trop à dire, et cela ne servi-

ùt à rien! Autant lancer des cailloux dans l'infini !...

Votre fièvre est bien légitime, après tout, et je ne veux

pas être taxé d'égoYsme. Refléchissez à tout; décidez;

puis que ce soit chose entendue. Décidez de noire vie

I oranie vous le voudrez! Vous êtes libre, maîtresse de

iotrè sort... Et cola fait, je prends ma pipe, mes bou-

|uins, je me mets au travail, en pleine paix comme si de

I/ENCHANTEMENT.

rien n'était. Il ne faudra pas me le répéter deux fois. Vous conduirez la barque et j'attendrai, patiemment. Arrive que pourra !... soit. Ce que je vous certifie, par exemple, c'est que, quoi qu'il advienne, je ne m'en mêlerai pas ! Jeannine est votre sœur... vous la soignerez à votre guise. Moi, je ne vous suis qu'un étranger; je n'existe pas. Soyez-en bien avertie et retenez-le, je vous prie !... Je me ferai toujours une vie, d'ailleurs, et vous me donnerez de votre amour ce que vous voudrez... ce que vous pourrez. Je m'en contenterai.

(// a dit cela du ton d un homme qui lutte violemment contre lui-même, puis prend son parti. La porte s'ouvre. Madame Heiman sort sur la pointe des pieds .)

MADAME HEIMAN.

Madame !

ISABELLE.

Quoi ? Ça ne va pas ?

MADAME HEIMAN.

Si, si, au contraire. Seulement, elle a une grosse crise de larmes. Je crois que vous pourriez rentrer sans inconvénient. Elle pleure, elle sanglote, elle dit qu'elle ne veut plus vous voir, madame... oh ! des mots d'en- fant î

[Elles se sont rapprochées de la porte entr ouverte. Isabelle regarde avec précaution, puis dit quelques phrases à voix basse à madame Heiman qui rentre, toujours sur la pointe des pieds. Pendant ce temps, Georges s'est assis, nenu-ux, sur le bras d'un fau- teuil. Isabelle descend et vient l'embrasser, les bras au cou.)

ISABELLE.

Allons, votre main, Georges... et courage! Il ne faui plus rien regretter.

GEORGES, soupirant.

Je vous aimais.

ISABELLE.

Vous m'aimerez. C'est notre bonheur remis à un peu plus tard, mon ami, voilà tout.

L'ENCHANTEMENT. 225

GEORGES.

Notre bonheur ! notre baiser !... les voilà loin I

IS\BELLE, douce.

Oui sait? {Georges relève la téte.)Om, je dis : qui sait? iissez-raoi ménager l'avenir. Vrni'; '^nvez bien quelle rnme logique je suis?

GEORGES.

Après tout, des êtres comme vous sont peut-être capa- bles de miracles !

IS.VBELLE.

Allons, souriez; vous voyez bien que j'ai la force de sourire, moi. Levez la tête. Je comprends votre peine ; mais ne vous attristez plus de moi, Georges! Il fallait bien payer un bonheur trop facile.

GEORGES.

C'est cher !

ISABELLE.

Oui, mais lorsque nous nous retrouverons après, seuls et fiers, avec notre amour? GEORGES se lève et re'sume la situation avec effondrement. Alors quoi? nous partons toujours à Saint-Meilhan, die nous suivra ?

ISABELLE, ferme. Demain î

GEORGES, bêtement accable'. y\on Dieu!... mon Dieu!... qui aurait pu prévoir... il n'y a qu'un instant ?

ISABELLE.

(Vest un tort; nous aurions prévoir.

[Georges est debout, Isabelle va comme pour l'em- brasser, mais elle lui prend la tête entre les mains et le regarde longuement dans les yeux.) GEORGES.

Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

ISABELLE.

Je cherche. Je m'habitue à l'idée que c'est vous quelle aime... vous... loi... qu'elle t'aime, à en vouloir

220 LKXCHANTEMENT.

mourir... Ah ! quel est donc ce mal mystérieux e terri- ble, et pourquoi faut-il qu'il choisisse toujours les épaules les plus faibles ?

[La porte du hall s'ouvre à cet instant.) GEOnCES.

Tenez î

ISABELLE.

Ma petite...

{■fcannine est presque portée par madame Heinian et monsieur Barguier. On la de'pose sans bruit sur un canapé. Elle est décorsete'e, elle a ses petites mains baguées sur la figure et se cache dans le dossier du canapé. Discrè'ement madame Heiman et monsieur Barguier se retirent au fond, Georges reste à dis- tance aussi. Silence. Isabelle s' approche doucement .)

SCENE XVII

GEORGES, ISABELLE, JEANNINE, MADAME HEIMAN, MONSIEUR BARGUIER.

ISABELLE murmure à l'oreille de sa sœur : Jeannine!... C'est moi, Jeannine ! Oh! la méchante petite fille qui voulait nous quitter ainsi, nous aban- donner... Vous n'avez pas honte, mignon, mon mi- gnon?... Et pour cela !

JEANNINE, sans bouger, la tète enfouie dans les bras. Plus bas... plus bas... Isabelle...

ISABELLE, souriante. Oui, oui... à l'oreille... Comme si tu n'aurais pas eu plus vite fait de me le dire ! Ouvrez vos yeux ! voulez- vous ouvrir vos yeux! Oh! je vous gronderai, je vous gronderai... mademoiselle!

JEANNINE, les yeux obstinément fermés, ne voulant pas les rouvrir au monde extérieur, lance à voix étouffée : Est-ce que Georges sait?

L'ENCHANTEMENT. . 'J-27

ISABELLE.

Mais oui, Georges sait! Je crois bien. II est ! (haut) Georges !

JEANNINE.

Non, non ! je ne veux pas !... je ne veux pas !

.Elle se ren fouit dans les coussins, cette fois complète- ment. Isahelle fait un geste impérieux à Georges et mimique de Georges qui a l'air de dire : « Tout à l'heure... on a bien le temps !»...// sVcAan^r à ce moment^ entre Georges et Isabelle, une panto- mime agitée.)

ISABELLE, appelant très haut. Georges! {A Jeannine.) Tiens, le voilà devant toi!... Ouvrez les yeux î

JEANNINE, sanglotant et trépigrutnf, la bouche contre les coussins. Je ne veux pas î Je ne veux pas !

ISABELLE.

Tiens, le voilà qui te tend la main et qui te parle. Regarde.

{^Nouvelle mimique. Il faut enfin que Georges se décide. Alors il tire ses manchettes brusquement de l'air de quelqu'un qui prend un grand parti et il s'avance.)

GEORGES, avec un sourire bête et figé sur les lèvres. Eh bien, Jeannine, eh bien... vous nous en faites des peurs ! Vous ne voulez pas me donner la main ? JEANNINE, pleurant à gros bouillons. Isabelle ! I.sabelle !

ISABELLE, essayant de lui forcer doucement les paupières arec les doigts.

Ouvrez les yeux ! Je veux que tu ouvres tes petits yeux... Si, 8i... qu'est-ce que c'est que ça !

RIDEAU.

ACTE II

A Sainl-Meilhan. Ré«idence sans grand style, bâtie sous la Restauration. Une grande pièce du rez-de-chaussée, don- nant, par une large porte-fenêtre en fer forgé, comme une grille avec vitres, sur un perron et sur un long parc feuillu à peine un peu roux «léjà. La pièce est vaste, gaie et froide; habilement modernisée, dans les détails, par des mains de femme. A droite et à gauche, portos. Piano à queue. Grande cheminée ancienne, arrangée à l'anglaise, à gauche. Les meubles sont jolis.

Le rideau se lève sur une scène d'intimité deux mois après le premier acte. A gauche, Isabelle et madame Heiman, près d'une petite table il y a des boissons. A droite, à distance, Georges tape avec un marteau sur quelque chose qu'on ne distingue pa« très bien; et au milieu d'eux, sur un pouf, face au public, complètement isolée : Jeannine. Elle se ronge un peu les ongles. Elle a un petit polo sur la tète et une cravate rouge.

SCÈNE PREMIÈRE

GEORGES, ISABELLE, MADAME HEIMAN, JEANNINE.

GEORGES.

Quatre heures, déjà ! Comme nous avons déjeuné laixl.

ISABELLE.

El vous n'avez pas encore travaillé aujourd'hui ?

GEORGES.

Chiche! J'y vais.

ISABELLE, à Madame Heiman. De la glace ?

MADAME UEIMAN.

Merci. Maintenant on n'en a guère plus besoin... Comme c'est joli toute cette descente vers l'Oise, d'ici !

L'ENCHANTEMENT. 229

GEORGES.

C'est une merveille, par les premiers jours de froid... vec le petit vent du nord qui rebrousse les feuilles, est tout d'argent. Si vous voyiez ça à cinq heures du matin !... Seulement, voilà il faut être levé.

MADAME HEIMAN.

Vous vous levez donc à cinq heures du matin ?

GEORGES.

A la bougie quelquefois.

MADAME HEIMAN.

'\ ous chassez en ce moment ? C'est donc vous qui faites tout ce bruit de fusillade au bout de mon parc. I On ne peut plus dormir.

GEORGES.

Peuh ! je vais plus loin que ça... J'ai été jusqu'à Lau- rac, hier.

MADAME HEIMAN.

Matin 1

ISABELLE.

Vous ne voulez pas nous aider à arranger ces iirysanlhèmes?

MADAME HEIMAN.

Nous manquons de chic.

GEORGES.

C'est très bien au contraire. N'y touchez plus... Mon Icmonscoach est sucré 1

ISABELLE.

Non, j'ai oublié.

GEORGES.

est le sucre pilé ?

JEANNINE, se levant subitement de son pouf, comme réveillée d'un rcve, et se précipitant. Voilà !

[Elle empoigne le sucre pilé et le porte ci Georges.) GEORGES.

A!i ! merci, merci.

{Jeanninv se rassied.)

230 i/KNCHANTEMENT.

MADAME IIEIMAN.

Vous voudrez bien faire un petit tour de voilure avec moi, avant d'aller t\ la gare?

ISABELLE.

Pourquoi à la gare ?

MAliAME HELMAN, embarrassée. Je ne vous ai pas dit?... Monsieur de Chelles arrive nu train de six heures.

Victor? Tant mieux !

MADAME HEIMAN.

Il passait dans le département, alors...

GEORGES.

Oui, oui... S'en donne-t-elle du mal!

LSABELLE.

Eli bien, à cinq heures, si vous voulez ; je vous accom- pagnerai peul-êlre jusqu'à la gare.

MADAME IIEIMAN.

Jeannine voudra bien se joindre à nous?

ISABELLE.

Je ne sais si cela lui convient... Veux-tu venir en voiture, à cinq heures, avec nous. {EUe se retourne en /adressant à Jeannine qui est, depuis le commencement de la scène, perdue dans la contemplation be'ate de Georges; elle ne le quitte pas des yeux. En ce moment elle a la bouche grande ouverte et rientend absolument rien. Reprenant a voix basse :) Jeannine?

.MADAME HEIMAN, comblant habilement le silence.

Ah! l'eau déborde!... prenez garde!

ISABELLE.

Mais non, elle ne déborde pas.

MADAME IIEIMAN.

Ah ! je croyais. Connaissez-vous le petit bois des Cheminiéres, à trois kilomètres d'ici ? Comment, vous ne l'avez jamais visité ? C'est exquis, ma chère... il faul absolument que vous voyiez ça... Pour une fois que je

L'ENCHANTEMENT. 231

vous liens, je ne vous lâche pas. Nous irons tout à l'heure.

IS.\BELLE.

Quoi? Si .vous voulez... ça m'est égal. MADAME HEIM.VN, à Georges. Que iaites-vous là-bas?

GEORGES.

J'arrange le collier de Neyt qui est détraqué... Elle perd tout le temps son collier, cette bêle!... Allons, bon !... ai-je mis le tournevis, maintenant ! JEANNINE, se précipitant de son pouf. Le voilà î

[Elle a tout de suite trouvé le tournevis et le porte à Georges.)

GEORGES.

Ah ! merci, merci. (// dépose son cigare et siffle.) Neyt! Neyt !

JEANNINE.

Elle n'est pas ; elle doit être dehors.

GEORGES, appelant plus fort. Neyt! Neyt!

JEANNINE va vite à la porte du perron, siffle et fait des gestes. Allons, arrivez ici, tout de suite!

{Elle prend le petit chien dans ses bras et le dépose sur les genoux de Georges.)

GEORGES.

Ahî... on va vous mettre votre beau collier... sale bête... sale chien... Et ne m'embrassez pas surtout! Allons, debout... sur votre derrière !... Eh bien, eh bien... ce n'est pas la peine de me mettre en quatre pour vous... Voulez-vous bien !... JC.VNNINE, riant.

Vous lui dites toujours des méchancetés, ce n'est pas étonnant si elle vous désobéit... Je vais lui tenir le cou.

-:{2 L'ENCHANTEMENT.

GEORGES. C'est ça, allons... [Jcannine rit en essayant de retenir Ncyl ^ur les genoux de Georges.) Je VOUS ai pincée! JEANNIN'E.

Non, ce n'est rien !

GEORGES.

Si, je vous ai pincée ! ISABELLE, qui les regarde., interrompant tout à coup.

Voyons, Jeannine ! laisse donc ce chien une minute... il est insupportable, on le trouve partout... Il n'y a que lui dans la maison.

JEANNINE.

Mais on arrange son collier.

ISABELLE.

Il a les pattes dégoûtantes. Il vous salit, il ennuie lout le monde.

JEANNINE.

Mais puisque...

ISABELLE.

Allons, laisse-le, je te dis... envoie-le coucher.

JEANNINE prend vivement le chien sous son bras. Bien!

ISABELLE.

Ce n'est pas une raison pour t'en aller!

JEANNINE, blèmc.

Viens, Neyt!

[Elle sort en claquant la porte.)

ISABELLE, bas à Madame Heiman. Allons, voilà encore qu'elle va bouder!... Rendez-moi un service.

MADAME HEIMAN.

Volontiers!

ISABELLE.

Sans avoir l'air de rien, voulez-vous regarder elle s'en va? Je ne veux pas trop paraître la surveiller, vous comprenez?... mais je n'aime pas quand elle boude.

L'ENCHANTEMENT. '233

MADAME HEIMAN.

Comment donc !

GEORGES,

Vous dites, chère amie?

(// appuie sur « chère amie ».)

ISABELLE.

Rien, ne vous occupez pas... cher ami.

[Madame Ueiman est sortie.)

SCENE II •1S.\BELLE, GEORGES, seuls.

[Ils mesurent un instant le silence, puis se lèvent en même temps et se font signe : « Oui » . Ils se collent dans un coin, •■'étreignent.

ISABELLE, tout à Coup.

Prends garde, elle est peut-être derrière la porte!

[Elle se dégage.) GEORGES.

.l'ai compté, cette fois nous en avons pour cinq minutes.

ISABELLE.

En voilà une de passée.

GEORGES.

Restent quatre.

(// f attire.) ISABELLE.

Prends garde... la voilà... (Ils se séparent brusquement. La porte vieitt de s'oia'rir.) GEORGES, empoté, de'tachant ses mots. Vous ne pensez pas, ma chère amie, qu'il soit alors absolument nécessaire...

[C'est la femme de chambre qui est entrée.)

234 LEiNCHANTEMENT.

LA TEMME DE CHAMBRE.

Madame... voilà les chapeaux de mademoiselle qu'on apporte.

ISABELLE.

C'est bien... posez-les là.

GEORGES, furieux.

Vous ne pourriez pas frapper avant d'entrer?... Votre service se néglige considérablement à la campagne... Vous entendez?... ne me le faites pas répéter!

LA FEMME DE CHAMBRE.

Oui, monsieu

GLORGES.

Allez!.., C'est insupportable! [Elle sort.) Chérie!...

{Ils s^e'treignent à nouveau.) isABKLLE, répiunatu de la main un battement de cœur. Ah! j'ai eu peur!

GEORGES.

Tu as eu peur!... C'est délicieux.

ISABELLE.

Non. Je ne trouve pas.

GEORGES.

Ne dis pas ça! c'est délicieux!... Il me semble que je trompe ton mari... chose exquise...

ISABELLE.

Nous trompons quelqu'un en effet... Chaque baiser est un remords.

GEORGES.

C'est ce que je dis... {Un temps) sous une autre forme, voilà tout.

ISABELLE.

Tu ne trouves pas qu'il y a quelque chose de honteux et môme de vilain dans nos baisers?

GEORGES.

Oui, il y a de l'adultère... Ma maîtresse! ma petite maîtresse!...

L'ENCHANTEMENT. 235

ISABELLE.

On dirait que ça t'amuse!

GEORGES.

Plus, ça m'excite!

ISABELLE.

Tu as un excellent caractère.

GEORGES.

On le fait, son caractère! Le mien devient en effet excellent. .le commence à comprendre le charme de notre situation... J'ai vingt ans... je sors du collège et j'ai une aventure avec toi. Écoute, suppose que tu es la bonne de ma mère..* (// lui prend la taille.)

ISABELLE.

Tu es stupide 1

GEORGES.

Je trouve cela amusant, très, très drôle, et plus... Ces baisers dérobés, ces... Nous qui passions pour un ménage bourgeois!

ISABELLE, froidement. Celui-ci te va mieux, je comprends ça.

GEORGES, tirant tout à coup sa montre.

\'oyons, deux et une font trois. Dépêchons-nous. {On frappe à In porte, machinalement il dit : ) Entr...

ISABELLE.

Chut!

[Ils se séparent et vont s'asseoir diversement.)

GEORGES, une fois installé, un journal à la main. Entrez!

SCÈNE III

Les Mêmes, JEANNINE.

isabelle. C'est toi, Jeannine? Pourquoi frappes-tu?

JEANNINE, du bout des dents. Au cas je vous aurais dérangés.

230 L'ENCHANTEMENT.

ISABELLE.

Tu sais bien que tu ne nous gênes jamais.

JEANNINE, petit air faussement naturel. Je venais chercher mes jonchets que j'avais oubliés... Je peux?

ISABELLE.

Jeannine, écoute ici.

JEANNINE.

Quoi?

ISABELLE lui fait signe de venir.

Ma question quotidienne. Si madame Heiman n'était pas venue déjeuner ce malin, je le l'aurais déjà posée... Je ne voudrais pas t'importuner non plus; tu es libre... Je te demande seulement : Es-tu dans les mêmes dispo- sitions aujourd'hui que les autresjours?Tu ne veux pas que nous causions un peu?,.. Non? Ce que j'en dis, tu le sais bien, n'est uniquement que pour ton bonheur.

JEANNINE, les sourcils très écarquillés . Mais je suis très heureuse, je te remercie, je suis très heureuse comme cela ! Pourquoi?... Avec tout ce que tu as eu la bonté de m'acheter... mon jeu de géogra- phie, mon Eurêka et mes jonchets, surtout mes jon- chets... C'est encore ce que tu pouvais trouver de mieux dans les jeux à un. [Se levant vivement.) Tu per- mets? Ils sont là, dans le tiroir, n'est-ce pas?

ISABELLE, la figure un peu contractée., avec un regard vers Georges qui lit le journal sans bouger.

Je t'achète des jouets pour te forcer à te distraire... à t'occuper manuellement un peu, malgré toi, d'une façon quelconque... Voyons, mon petit, viens entre nous... ici. Je voudrais que tu nous parles.

JEANNINE.

Mais quoi? Qu'est-ce que tu as? Je ne comprends pas bien ce que tu veux dire... Il ne faut pas aller jouer?... c'est ça?... Attends que je pose celte boîte. Voilà.

(Elle s' assied, les mains aux genou.r comme à la classe.

L'ENCHANTEMENT. 237

ISABELLE, avec un soupir. Allons, ce n'est pas encore aujourd'hui que nous tirerons quelque chose de toi et que naîtra un peu «Tintimité et de confiance. Tant pis!

[Silence.)

JEANNINE. Alors, je peux remonter? [Elle se lève, remonte et va sortir. A la porte, elle se ravise; très haut.) Tu sais, j'ai réfléchi pour le professeur de gymnastique.

GEORGES, levant le nez de son journal. Quel professeur de gymnastique?

ISABELLE, gênée. Oui, j'ai cherché quelqu'un qui pourrait de temps en temps venir lui faire faire un peu d'exercice, ici.

JEANNINE, de la porte, cinglant les mots.

Comme je fais déjà beaucoup d'hygiène, je crois que ça me fatiguera. Tu remplaceras cela par autre chose, si tu veux bien. [Fausse sortie encore.) Ah! puis, si tu vas à la ville, veux-tu avoir la complaisance de m'acheter une autre balle?... La mienne est usée.

[Au moment elle sort, elle heurte dans la porte

Madame Heimaii qui rentre.)

MADAME HEIMAN,

Tiens, vous étiez là?

JEANMNE.

Vous me cherchiez l

MADAME HEIMAN.

Du tout, mais je vous croyais sorlie.

JILVNMNE.

Jetais rentrée, vous voyez... [Imperturbable ,^ les mains derrière le dos.) Pardon, madame.

MADAME HEIMAN, qui €it restée dans la portg, ne comprenant pas. Ouoi ::

t>:{8 LENCHANTKMENT.

JRANNINE.

Pardon, je voudrais passer.

MADAME IIEIMAN.

Ah ! oui î

(Une seconde et la porte se referme. Jcunnine a dis- paru.)

SCÈNE IV GEORGES, ISABELLE, MADAME HEIMAN.

GEORGES jette son journal en pouffant. Elle ne vous l'a pas envoyé dire, hein ? Ses jon- chets!... El son professeur de gymnastique !... Elle est extraordinaire, celte |)elile î

ISABELLE.

Ça le fait rire? Tu as de la chance.

(;EOnGES, avec un haussement d'épaules. Oh ! il n'y a pas de quoi pleurer... mon Dieu I

IHAHELLE,

.Je ne trouve pas ces petites scènes d'une drôlerie irrésistible... Maintenant, je n'en comprends peut-être pas tout le sel, il est vrai !

MADAME IIEIMAN, (pti s'est tenue éloignée, et regarde à la fenêtre pour se donner une contenance. Alors, que fail-oii aujourd'hui ?... Il serait temps de se décider.

GEORGES.

Sortez, VOUS... moi je monte travailler.

ISABELLE, à Georges.

Vous montez 1

GEORGES.

Il le faut bien.

ISAIJELLE. A votre aise ! {Elle remonte ; bas à Madame lleiman.) Je

VOUS remercie, vous savez, et m'excuse.

>i.M)\Mi: m iMA">.

De ritM», do riou. Jo In croyais nu jardin. Kilo a i\f\ \irc le tour par la cuisino pour ronlirr ici... Quoi polit

iivl !

i;r.i)iu;r.». Dii, > 11..11. . in |)arle/. pas sans i\\u- jo \ous aio sorrô 1 main ; d'aillcnrs, je nVn ai <|U0 pour uno heure, vous Mtv «MUMuc \h «piand je redescendrai; luMez-moi en mut c.m pnr \n l'iMii^lnv

M/UUMU ilEIMAN

I aii.'sv.t.Mi\ : i,'( ce (|u"il avance, voirc livre .

«;i:(>H«n:s. r.n boulolte, va boulotte... Je vous lo lirai \\\\ de ces jours.

isAnixti:. Aile/ Iravailler, mon ami, allez!

GKOaUKS.

.le me sens beau. La sensation du devoir ! A tout à riieure.

(// sort.)

SCKNK V lADAMIC IIICIMAN. ISAHRIJ.K. puis (iliOlUiEv^.

M.\OAMl. ■■■l.•^,N.

Ah ! ma chtNre arnie, je ne suis pas frtchée que l'occa- sion se présenle, si vous m'»M> donne/, la permission toutclois, do causiM* un peu librcnuMit. Depuis (|uin/c jcurs que jo me suis installée chez moi, j'ai craint lieaucoup d'CtreindiscriMe.etjc me suis ' vt- N ]'.■<■...( voiis ave/, voir uvoc <iuello r«5serve !

ISADCI.I.R, d*iin air tuindidr.

1 .*...- .luriez pu vcn" •'"- -ouvenl, au<unl <[- - ^.-i.. îiuriez voidu.

210 L'ENCHANTEMENT.

MADAME HEIMAN.

Nous n'avons échangé que des paroles volontaire- ment inclifTércnles, par-dessus les haies... Alors, dites?.. Comment cela va-t-il ici, depuis ces deux mois?

ISABELLE.

Mais très bien, très bien, très bien.

(^Isabelle feuillette un livre.)

MADAME HEIMAN.

Ah! j'avais cru... j'avais cru vous sentir encore en proie à des inquiétudes, des transes...

ISABELLE.

Pourquoi ? Parce que je vous ai envoyée à la recherciic de Jeannine?... Simple formalité... Tout va très bien, très bien...

MADAME HELMAN.

Vous me rassurez ! Je suis bien contente. C'est curieux comme on se trompe! Il m'avait semblé percevoir...

ISABELLE.

Quoi ?

MADAME HKIMAN, coup (l'œil malin. Oh! une atmosphère générale... un je ne sais quoi dans la conversation.

ISABELLE.

Vous vous trompiez... Tout va à merveille, je vous le répète... tout est pour le mieux.

MADAME HEIMAN.

Alors, Jeannine ?

ISABELLE.

Jeannine est parfaite, Georges est parfait, j'ai lieu d'être pleinement satisfaite.

MADAME IIELMAN.

Je pensais bien que cette petite crise d'enfance se dissoudrait d'elle-même au beau soleil.... Et vous? Comment avez-vous supporté une situation, en somme bien... pénible, bien difficile?

L'ENXHANTEMENT. '2i\

ISABELLE.

Comme vous le voyez.

MADAME IIEIMAN.

Vous avez été si courageuse î Ah ! peu de femmes auraient eu votre énergie ! Votre mine d'ailleurs laisse i désirer... Jeannine, elle, a repris son petit air calme. < ieorges, je n'en parle même pas...

ISABELLE.

Mais si, parlons-en, au contraire. Quel visage floris- sant, n'est-ce pas Ml engraisse!

MADAME HEIMAN.

Je n ai pas fait attention.

ISABELLE.

Vous n'avez pas vu ? Il engraisse. C'est remarquable, sérieusement... Il prend du ventre.

(O/i rn.)

.MAD.\ME HEIMAN.

El...

ISABELLE, Et?

.MADAME HEIMAN, souriant. Je vais vous paraître indiscrète... indélicate, mais excusez une question qui me vient naturellement aux lèvres.

ISABELLE.

Dites.

MADAME HEIMAN.

J'ai ob.servé que vous employiez, Georges et vous, le vouvoiement avec une affectation bien naturelle devant Jeannine... Je veux savoir .si ce sont encore les... com- ment dire?... les mêmes formules, que vous employez dans l'intimité?

ISABELLE, avec un mouvement.

Mais voyons! Georges et moi nous ne sommes que des amis.

MADAME HEIMAN, interloquée.

Ah !bah ! Mais au moins, vous ne me ferez pas croire.

:: 'ri L ii.\t-iiA:>< 1 L.MlNT.

que vous n'ayiez point quelque rapprochement, quel- ques heures d'intimité ! Vous ne gardez pas cette con- trainte superflue, l'un devant l'autre, je suppose?

ISABELLE, gênée.

Mais si, mais si... Cela fait partie de mon programme.

MADAME HEIMA.N.

Fichtre ! Vous êtes une femme de caractère. (.Se le- vant.) Allons, je vois que tout est pour le mieux, en elTet...

ISABELLE.

Vous vous levez?

MADAME HEIMAN, battant froid. Mon Dieu, chère amie... je crois décidément que ma présence est très déplacée. Et je n'ai plus qu'à m'excu- scr d'avoir élé indiscrète.

ISABELLE, brusquement. Rasseyez-vous, Odette. Eh bien! oui, c'est vrai... pourquoi essayer de nier plus longtemps l'évidence même?... oui, ça ne va pas, ici... ça ne va pas comme je l'espérais.

MADAME HEIMAN, totit de Suite rassérénée et curieuse. Pauvre amie ! Vous deviez vous attendre pourtant à toutes les difficultés !

ISABELLE.

Ah ! dites à toutes les affres ! J'avais tout prévu. Aussi, je ne parle pas de mes angoisses personnelles... elles ne comptent pas... J'avais prévu l'état d'anxiété chronique dans lequel je devais désormais vivre, par peur insurmontable, irraisonnée même, de ce que ces yeux-là ont déjà vu !... Il y avait pourtant une chose sur laquelle je n'avais pas compté : le silence de Jeannine, un silence résolu, entêté... un mutisme mystérieux contre lequel je ne peux rien, absolument rien!... Et cela, c'est mal de sa part, je crois avoir le droit de le dire !

MADAME HEIMAN, poussant SU chciise.

ÎMais racontez ; je ne suis au courant de rien, moi !

L'ENCHANTEMENT. ii43

ISABELLE.

Sans quoi, je ne sais que trop la lâche terrible que j'ai assumée!... Oh! ces premiers jours î Je les pré- voyais, mais rien ne peut vous en donner une idée ! Nous avons fait tout ce que nous avons pu... Nous ne nous quittions pas tous les trois. J'évitais de me trouver seule avec Georges. Je voyais tellement ses pauvres re- gards navrés dès que nous étions obligés de la quit- ter!... Je devinais tollementce qui se passait en elle!... Mais quoi ! il fallait bien nous séparer, ne fût-ce que... pour la nuit... Oh ! ces promiscuités inévitables! Cette espèce de honte continuelle! l'inévitable détail de l'inti- mité auquel il a fallu descendre! Ah ! elle eût été autre, cette petite, mais comme on me l'a changée! Vous ne pouvez vous douter de son insistance froide et silen- cieuse... cet oeil qui voit tout, devine, cherche apercer, va au-devant des pensées... Et cela avec, je puis dire, une impudeur, un soudain cynisme, une sorte de fièvre froide extraordinaire !... Nous avons placé naturellement nos trois chambres à des paliers dilTérents... mais que de nuits, je peux vous le confier, j'ai entendu son petit pas nu monter furtivement l'escalier!... que de nuits j'ai senti son haleine anxieuse derrière la porte!... Elle épiait... puis je l'entendais descendre; alors mon cœur se remettait abattre... Oh! ces len- demains, où je la voyais toute paie, avec des cernures, et déjà vieillie par la mauvaise anxiété ! Partout, dès que nous nous trouvons ensemble, Georges et moi, elle nous traque. On ouvre une porte... crac... elle est là, derrière, droite, les lèvres pincées. Elle vous re- garde, puis passe comme une ombre. Elle fait des irruptions brusques; sa petite tôte les prépare, les calcule toute la journée. Oh ! le reproche perpétuel de son attitude! Et j'ai tenté tout, toutes les paroles, toutes les tendresses ! J'ai essayé toutes les conversa- tions, à trois, à deux, sur son amour; j'en ai ri... j'en ai pleuré... Rien. Rien ne peut la faire sortir de ce

'2U L'ENCHANTEMENT.

silence. Elle me revient d'ailleurs... d'autre part... d'une autre vie... elle a laissé la mémoire et le passé... Des mots de haine parfois lui échappent; elle n'a plus que cela à mon service, de la haine !

MADAME HEIMAN.

Oh ! de la haine ! à coup sûr, vous exagérez !

ISABELLE.

Non, je ne m'illusionne pas, allez ! Elle me hait. Ah ! ma lâche ne sera guère facile ! Enfin, tout cela n'est pas à raconter...

MADAME HELMAN.

Vous êtes du moins certaine qu'elle a renoncé à ses idées noires 1

ISABELLE.

Rien moins que certaine ! Allez savoir avec un pareil mutisme ! Je vis dans des transes perpétuelles. Je l'épie comme je peux; je la fais surveiller jusque dans sa chambre par les domestiques... Vous devinez aisé- ment toute notre vie !

MADAME HEIMAN.

El Georges au milieu de tout cela ?

ISABELLE.

Georges? Parfait, parfait! Il est très correct.

MADAME HEIMAN.

Car lui aussi a sa bonne part d'ennuis... et chez un concentré comme lui...

ISABELLE.

Esprit beaucoup plus superficiel qu'on ne le croit en général !... Je le connais bien... Il y a du fond, certai- nement, chez ce garçon, mais de la surface surtout...

MADAME HEIMAN.

Vous trouvez? Je l'ai toujours connu plutôt métho- dique, posé...

ISABELLE.

Oui, je sais... c'est l'impression qu'il donne en géné- ral !... (Elle hausse les épaules.) Il chasse, il travaille un

LENCHANTEMENT. 245

peu... Il est d'altitude très joviale... avec moi, du moins. Négligemment.) Je ne sais comment il se comporte avec îeannine, quand ils sont seuls.

MADAME HEIMAN.

Ou le devine !

i^Elle a dit cela sans y ajouter <V importance ,) ISABELLE, de but en blanc. Vous le devinez? Eh bien, dites pour voir?

MADAME IIEIMAN, prise an dépourvu.

Mais... mon Dieu... à les voir ensemble, lui, l'air rai- sonneur, paternel... les mains dans les poches... elle, bougon...

ISABELLE.

Vous les avez vus ensemble ?

madame uelman. Oui.

isabelle. çaV

MADAME HEIMAN, uu peu gênée. Mais plusieurs fois... avant-hier encore... au bout du parc, au tournant de la vigne phylloxérée.

ISABELLE.

Avant-hier, mercredi?

MADAME HEIMAN.

Oui.

ISABELLE.

Ils VOUS ont vue ?

MADAME HEIMAN.

.1 ignore. Ils passaient.

ISABELLE.

A quelle heure, mercredi ?

MADAME HEIMAN, él'Osivc.

Ah ! je ne me rappelle plus î

ISABELLE.

Le malin ou le soir?

246 L'ENCHANTEMENT.

MADAME HEIMAN, hésitation.

Plutôt le soir.

ISABELLE.

Quatre heures ?

MADAME HEIM.XN.

Oui, quatre heures, c'est ça... Pourquoi?

ISABELLE.

Pour rien. {Elle remonte.) Eh bien, sortons, décidé- ment?

MADAME HEIMAN.

Qu'est-ce que vous avez? Ah î pauvre de moi, qu'ai- je fait encore?...

ISABELLE.

Rien, mais mercredi, à deux heures, Georj^es est parti à bicyclette pour la ville... et il m'a dit y être resté, sans bouger, jusqu'à sept... Voilà.

MADAME HEIMAN.

Je me suis donc trompée de jour... Attendez... mais oui, justement, je crois que...

ISABELLE, lui mettant lu main sur l'épaule en riant.

Non, non, je vous en prie, ne cherchez pas à rat- traper!... Comme ça n'a pas d'importance... Ils se cachent, voilà tout... Déjà!

MADAME HELMAN.

Je connais Georges, et, tel que je le connais, je suis sûre de n'avoir pas gaffé... Voyons, voyons... depuis le déjeuner je vous observe... Ne seriez-vous pas tout simplement jalouse ?

ISABELLE.

PlaîL-il 1

MADAME HEIMAN.

Oui, ne seriez-vous pas jalouse?

ISABELLE.

Jalouse, moi ? Ah ! vous tombez bien ! Jalouse ! Dieu non, par exemple !... Pas de ça, Lisette! Vous me con- naissez peu... Moi !... Je ne voudrais pas que vous le pensiez surtout !

L'ENCHANTEMENT. 247

MADAME HEIMAN.

list-ce bien vrai, aussi, ce que vous me disiez tout à l'heure de votre intimité, ou du moins de votre... man- que d'intimité avec Georges ? ISABELLE, avec un mouvement (T hésitation et rapidement.

Qu'importe !

MADAME HEIMAN.

Ah ! bien, parfait !

ISABELLE, embarrassée, à voix basse. J'ai été obligée de céder à Georges. Oui, je n'ai pas pu agir autrement... il m'a semblé que mon devoir...

MADAME HEIMAN, riant. Parfait ! [Elle va sur le perron et appelle en l'air.) Georges.

ISABELLE.

Que faitfts-vous?

MADAME HEIMAN.

Après ce que vous venez de me conter là, je suis complètement rassurée. Vous allez voir... j'ai hâte de vous montrer que je n'ai pas gaffé. LA VOIX DE GEORGES, par la fenêtre du premier étage.

Quoi?

MADAME HEIMAN, du perron.

.le m'en vais... Alors je vous appelle comme vous me lavez demandé.

VOIX DE GEORGES.

Je descends !

ISABELLE.

L'absurde histoire !

MADAME HEIMAN.

Il ne faut pas laisser traîner les malentendus. Axiome. Vous débutez; moi j'ai quinze ou vingt ans de... vir- tuosité. Fiez-vous-en à moi, ma chère... Je vais com- mander ma voiture pour la promenade. Pendant ce temps vous allez dire voire soupçon tout franchement à Georges et... je reviendrai vous prendre en vicloria... Tenez, je ris î

248 LENCHANÏEMENT.

ISABELLE.

Vous me rendez ridicule !

MADAME HEIMAN.

Faut-il que je sois sûre de voire mari pour risquer le paquet!... Dites-lui tout en deux mots, et vous verrez!... Mais abordez très franchement la question, hein 1 Pas de complications, surtout?

ISABELLE,

Oh! des complications! que vous me connaissez peu!... Droit au but... telle est ma devise, toujours... Vous allez voir.

MADAME IlEIMAN.

Non, je ne verrai pas.

LSABELLE.

Ça ne fait rien. Droit au but. Deux mots : oui ; non.

SCENE VI Les Mêmes, GEORGES.

GEORGES, entrant de droite.

Donc, vous ne sortez pas ensemble, décidément ?

MADAME HEIMAN.

J'avais oublié un rendez- vous, chez moi, très pressé... Je sortirai peut-être tout à l'heure... si Isabelle veut venir me prendre?

ISABELLE.

Peu probable.

MAD.\ME HEIMAN.

Adieu, mes enfants !

GEORGES.

Quelle flèche !

MADAME HEIMAN.

C'était inutile de descendre... mais vous l'avez voulu.

L'LALilAXTEMENT. 249

GEORGES.

Et je ne le ivqretle pas. Je n'avais pas le courage de

nir prendre un livre dont j'ai besoin... là, dans la

bibliothèque... Vous ne voulez pas que je vous accom-

MADAME nEFM.W, ouvrcuit son ombrelle. Non, non, bonsoir.

[Elle s'en va.) GEORGES, du perron. Bonne promenade !... Quel temps, hein ?... Ne vous retroussez pas si haut... je suis encore là... Quoi?... Mais non, je ne suis pas si bête que ça î

SCÈNE VII

GEORGES. ISABELLE, puis La Bonne.

.'{esté seul avec Isabelle, Georges redescend et se frotte les mains en chantonnant, puis il s'approche de sa femme et va l'embrasser. A ce moment, fracas. Par la porte-fenêtre du fond, un grand ballon de jardin a bondi sur eux. Ils se séparent effrayes. Puis, Georges ayant compris d'où et de qui est parti le projectile, sourit, bausse les épaules. Il ramasse le ballon, va à la fenêtre.)

GEORGES, riant. Le ballon de Damoclès.

(// envoie promener le ballon, d'un grand coup de pied, dans le Jardin.)

ISABELLE.

Tu es bien joyeux, Georges; tu fais des mois... c'est vissanf... .seulement si lu pouvais avoir une joie loins bruyante, je t'en serais reconnaissante.

GEORGES.

Je serai triste, si tu y tiens; mais je n'ai pas de raison «i'tHre triste.

'2^0 i;K\r,HA\TEME.\T.

ISABELLE.

Je sais; mais moi, j'en ai... Je l'en prie, mets la sour- dine... ce sera plus décent.

GEORGES.

N'est-ce pas loi qui mas recommandé d'être aussi p^ai que possible?... Je pensais que cela faisait partie du programme. C'est une gaîlé de...

ISABELLE.

De commande.

GEORGES.

Oui.

ISABELLE.

Merci. Tu t'en es bien acquitté. Je me rappelle, en effet, je croyais bénévolement que la situation allait te gêner un tant soit peu, l'être désagréable... Je croyais, oui, je l'avoue, que tu allais souffrir de ton côté.

GEORGES.

Je veux bien souffrir, si tu y liens, absolument... mais je n'ai pas de raisons de souffrir.

ISABELLE.

C'est que c'est vrai pourtant!... Quelle raison aurait- il de souffrir en effet?... C'est admirable! Tu es là, à l'aise, confortablement...

GEORGES.

Confortablement, non, non... n'exagérons rien... Je ne suis pas mal, actuellement, voilà tout.

ISABELLE.

Il y a deux femmes qui t'aiment, au lieu d'une ! C'est tout le résultat que t'a apporté ce changement de vie !... Il a parbleu raison !... Seulement, moi, qui n'ai pas les mêmes sujets de gaîté, ce que je te demande, c'est un peu de décence, dans les expansions, pour celle qui soufïre.

GEORGES.

De décence!... J'ai fait quelque chose d'indécent?

L'ENCHANTEMENT. 251

ISABELLE.

Ce que je te demande, c'est devant Jeannino un peu de retenue... afin de ne pas entraver ma lâche à moi, suffisamment pénible, telle qu'elle est.

GEORGES.

Parce que j'ai ri tout à l'heure, après la sortie de .Teannine !

ISABELLE.

Sans quoi, mon Dieu, je comprends tellement!... Oh ! je ne t'en veux pas... c'est si naturel, en effet !... Tu es flatté... Ce .«ont des faiblesses d'amour-propre si compréhensibles î

GEORGES.

Flatté :

ISABELLE.

Ne l'en défends pas; à quoi bon? Il y a beau temps f[ue j'ai fait la remarque... en souriant... Je ne t'en ai pas parlé, parce que nous autres femmes, nous compre- nons si bien ces choses-là... et les hommes sont si fats!

GEORGES.

Elle est bonne!

ISABELLE.

Tu crois que je ne vois pas toutes tes petites mani- i;ances ?

GEORGES.

Oh! conte-moi les petites manigances... j ( m serai bien aise !

ISABELLE.

Tu veux?... Au hasard... dans le tas... tiens. Durant les regards qu'elle te jette, ces longs regards insistants et béats, qui ont l'air de dire : « Est-il beau, Seigneur, est-il beau ! » tu prends alors un air modeste, tîétaché... qui est très amusant, je t'assure, à observer I Mais oui, juon ami, vous avez des manières de faire des effets de mains, quand vous voyez que son regard se pose, s'in- stalle sur vous... des gestes enfuis vers la cravate...

252 L'ENCHANTEMENT.

GEORGES.

Vous êtes un vrai miroir, mais un miroir qui rend bien, sapristi !

ISABELLE.

Le petit ton poli, condescendant, et joliment fat, avec lequel vous lui demandez : « Jeannine, voulez-vous me passer telle chose? »

GEORGES.

Quoi encore? quoi encore?

ISABELLE.

Un petit détail... entre mille... mais assez drôlet. Vous fumiez la pipe à Paris. Pendant six ans, vous avez fumé la pipe chez moi, sans vous gêner, oui, ma foi... je vous aurais brodé des pantoufles!... Eh bien, maintenant, vous vous êtes mis à la cigarette!... Oh! c'est un rien, je le sais bien, mais un rien significatif pour l'observateur !

GEORGES.

Pardon, voilà une amélioration, dont vous profitez aussi... L'hommage est de moitié pour vous... il y a ingratitude à me le reprocher.

ISABELLE.

Tenez encore... mais non... ceci me gêne un peu à dire... Vous m'en voudrez.

GEORGES.

Dites, dites, pendant que vous y êtes, vous auriez tort de vous gêner.

ISABELLE.

Quand elle chante sa Chanson de Florian, vous savez avec l'expression en coulisse : « Qu'on chérisse au pre- mier moment^ qu'on aime ensuite davanta-a-ge » si vous voyiez votre air, lorsque vous lui répondez : « Bien ça, Jeannine... très bien... recommencez donc! » Vous avez à ce moment une expression générale... extraordi- naire... oh! intraduisible!... mais très comique. Il y a ainsi tout un côté de vous que je ne connaissais pas

L'ENCHANTEMENT. 253

autrefois et que vous m'avez révélé... un côté « calicot » mon pauvre ami!... Mais j'ai tort de vous dire tout cela, sans doute, vous m'en voudrez !

GEOHGES.

Je vous suis très reconnaissant, au contraire.

ISABELLE.

Je ne vous cacherai pas que, par moments, vous m'apparaissez un peu ridicule, voilà tout.

OEORGES.

Ah! qu'est-ce que j'avais dit? Ridicule!... Écoute ça, mon bonhomme, écoute ça î

ISABELLE.

Mais, dès les premiers jours, je l'ai si nettement senti, Jeannine vous est devenue tout à coup si sympa- thique!... vous ne la croyiez pas si intelligente que cela, cette petite!... Tenez, le soir même de notre ma- riage, après le coup de folie de Jeannine, alors que nous nous concertions, je me rappelle déjà que j'ai été obligée devons interrompre...

GEORGES, stupéfait.

Moi?

ISABELLE.

Oui, quand je vous ai dit : « Nous la guérirons de vous », je me rappelle, vous m'avez répondu déjà de ce petit ton intraduisible : » Pas si sûr que ça ! »

GEORGES.

Moi??

ISABELLE.

A ce point que j'ai été obligée, vous ne vous en sou- venez pas? de vous reprendre... et d'ajouter: « Mais si, mon ami, mais si... » en souriant, honteuse un peu pour vous.

GEORGES.

C'est le comble, par exemple !

ISABELLE, continuant. Et ça vous gênerait, en effet, qu'elle guc^rit ! ça

254 L'ENCHANTEMENT.

vous vexerait... car elle ne peut guérir que par l'amoin- drisseraent de votre charme! Vous verrez diminuer votre puissance de séduction jour par jour... ah! ce sera dur! Et comme je comprends que vous désiriez voir se prolonger cet état de choses le plus longtemps possible, quitte à entraver mon ouvrage!... car c'est contre vous que je travaille, en effet, mon ami... et ce n'est pas commode... j'aurais mauvaise grâce à le nier! Je connais trop moi-môme le pouvoir de vos armes !

[Avec une révérence.) GEORGES, ^''inclinant. Vous êtes bien aimable!

ISABELLE.

Cependant vous vivez votre seconde jeunesse. Et c'est ce qui vous donne cette mine d'admirable prospérité !

GEORGES.

Je ne vais pas mal, je vous remercie... Oh! du côté de la santé!... Enfin, je lâcherai d'aller moins bien, s'il y a moyen.

ISABELLE.

Tout cela est bel et bon... je ris maintenant, mais il y a des moments je trouve cela moins spirituel ! La situation a complètement dévié et se retourne contre moi. Ma parole, je deviens la femme ennuyeuse à la- quelle on se résigne ! C'est inouï !

GEORGES.

Est-ce de ma faute?

ISABELLE.

Je complais sur un peu de bonne volonté de part et d'autre... sur sa lendrcsse... sur...

(lEOBGES.

Ah! voilà bien le grand tort! Vous comptiez sur ce que vous désiriez, tout simplement. Je vous ai assez prévenue, j'ai rabâché... maintenant vous êtes sociale- ment responsable de nous ! je ne m'en mêle plus, je ne veux rien savoir! Je suppose que vous avez réfléchi... alors, la paix! Il fallait tout prévoir.

L'ENCHANTEMENT. 255

ISABELLE.

J'espérais appuyer sur un terrain quelconque, mais rien !... Elle se dérobe à toute guérison.

GEORGES.

Guérison ! Vous parlez tout le temps de ça comme d'une maladie !

ISABELLE.

C'en est une!... et contagieuse encore!

GEORGES.

A vous entendre, on dirait tout le temps qu'il y a un agonisant dans la maison ! J'en arrive à marcher sur la pointe des pieds... Alors, faites l'opération, sapristi!

ISABELLE.

C'est par une lente hygiène que j'espérais...

GEORGES.

Par un régime, dites donc le mot!... Tout le temps, à Paris, que vous me découvriez vos intentions, ce mot me venait aux lèvres : Un régime. Bain le matin... bain le soir... gymnastique suédoise... promenade... travail à cinq heures...

ISABELLE.

C'est cela, appelez-moi pion tout de suite!... Je suis le pion !

GEORGES.

Tout ce que vous me dites je l'ai prévu, tout noté. . . [Sortant un carnet) dans mon almanach prophétique pour 1900... Tenez, le 26 septembre... [Il consulte le carnet.) Ah ! non, vous êtes en avance !

ISABELLE.

Avouez-le, vous êtes extraordinaire! Rien ne vous enlève votre bonne humeur! Mais votre sourire, au moins, expliquez-moi votre sourire! (;eorges.

Impatiente!... Joconde, depuis le temps, n'a pas en- core expliqué le sien!... Voyez-vous, Isabelle, c'est des idées à moi, des petites idées à moi... Dans la vie, je

256 L'ENCHANTEMENT.

ne sais jamais s'il faut rire ou pleurer... ou plutôt, j'ai la sensation très nette qu'il faut à la fois rire et pleurer des mêmes choses, car toute chose a une double face, l'une drôle et l'autre... pas très drôle... et je ne sais ja- mais laquelle est la bonne. Ce n'est peut-être d'ailleurs ni l'une ni l'autre!... En tout cas, je n'ai pas assez con- fiance pour me laisser pleurer; c'est pourquoi je com- mence toujours par sourire... par peur des dieux, avec la juste crainte d'un comique supérieur. C'est plus prudent.

ISABELLE, avec mépris. Philosophe !

GEORGES, tout d'un coup, il la saisit à pleins bras. Et puis, ce n'est pas tout ça!... Il y a quelque chose qui me fait tranquille et patient : tes baisers... oui tes baisers à toi, les tiens, ceux que tu m'as donnés, car je te les ai arrachés... car ils ont passé tes lèvres serrées... car il a bien fallu que tu cries ta volupté...

ISABELLE.

Tais-toi!.... tais-toi !...

GEORGES.

Ah ! nie-le donc un peu !... j'en ai encore la brûlure et le désir !

ISABELLE.

Tais-toi... je t'en conjure!

GEORGES.

Que m'importe, dès lors ! J'ai le sentiment calme de la tictoire, et de l'attente aussi. Pourquoi ne veux-tu pas que je sois heureux, réponds, toi que, si je le vou- lais, je défierais de sortir de ces bras-là !... Ne te cache pas la tête ainsi, va, lève-la haut... lève-la ! (// lui relève la tcte.) Tu pleures?

ISABELLE,

Oui, un peu... Tu n'aurais pas dire cela... tu as ou tort.

GEORGES.

Oh! Isabelle!

L'ENCHANTEMENT. 257

ISABELLE.

Laisse, laisse... {Elle passe.) Je suis, à mon tour, ner- veuse aujourd'hui... Et puis, que ce soit fini !... Je ne sais ce que j'avais, un besoin malsain de parler... On a tort. Cessons.

GEORGES.

Mais lu m'en veux.

ISABELLE.

Je te jure que non... C'est moi qui me juge absurde. Picmonte travailler... et redevenons sérieux.

{Elle va à la sonnette et sonne.) ISABELLE.

A propos de choses sérieuses, j'attends toujours le notaire pour l'acte. Es-tu passé chez lui, mercredi? Qu'a-t-il dit de ma lettre?

GEORGES.

Mercredi?... non, je n'y suis pas passé... je n'ai pas eu le temps... J'irai demain.

ISABELLE.

Comment, tu n as pas eu le temps de deux heures à sept? Qu'as-tu donc fait à la ville?

GEORGES, embarrassé.

Ben, pas mal de commissions... je me suis attarde chez le sellier... Et puis la vie de province, déjà!... l'ai flâné au café Lebrault, avec des amis.

ISABELLE.

Jusqu'à sept heures?

GEOUGES.

Je le demande pardon... j'enverrai le cocher demain matin... Il n'y a pas de mal.

ISABELLE.

Merci.

{Silence.) GEORGES.

Quoi ?

ISABELLE.

Rien... bonsoir.

258 L'ENCHANTEMENT.

GEORGES.

Je croyais que lu me disais quelque chose.

LA BONNE, entrant. Madame...

ISABELLE.

Voulez-vous appeler mademoiselle Jeannine, et... [Elle s'arrête, attendant que Georges veuille bien sortir.) GEORGES.

Eh bien, je vous laisse, je vais finir ma page.

ITI wrt.) ISABELLE, à la bonne. Dites-lui que c'est pour essayer des chapeaux...

LA BONNE, d'un air confidentiel. Madame, je dois prévenir madame que mademoiselle Jeannine s'est enfermée dans sa chambre, hier soir, à double tour... J'ai eu très peur... je l'ai surveillée... j'ai vu la lumière jusque très tard.

ISABELLE, impatientée. Mais oui.., mais oui... je sais !

LA BONNE.

Je dis ça... parce que Madame m'avait recommandé...

ISABELLE.

Oui... oui... allez.

SCENE VIII

ISABELLE, seule. Ah ! comme il a menti î comme il a menti ! Cette fois, je n'ai plus à douter... Bonne bête que je suis !... Oh ! mais je saurai... je saurai tout!... A l'autre maintenant! Je la forcerai bien à parler... mais comment? Je veux savoir pourtant... J'existe, moi !

[On entend la voi.r de Jeannine dans le couloir.) voix DE JEANNINE.

ça ? dans le salon ?

L'ENCHANTEMENT. 259

SCÈNE IX ISABELLE, JEANNINE.

JEANNINE.

Tu m'as appelée?

ISABELLE, à part.

Elle... Oh! elle!

JEANNINE.

Qu'est-ce que tu veux ?

ISABELLE.

Oui, je t'ai appelée pour que lu essayes tes chapeaux quon t'a apportés. {Elle ouvre les cartons, elle met un chapeau sur la te te de Jcannine .) Il n'est pas laid, celui-là. JEANNINE.

Fais voir l'autre. Non...

ISABELLE.

Tu naimes pas le pailleté, devant? Ça se fait beaucoup.

JEANNINE.

Je préfère le grand bord.

ISABELLE.

Le pailleté a du genre, tu sais... Puis, tu as raison.

JEANNINE.

Et les tiens, ils ne sont pas ?

ISABELLE.

Oh! moi... avec mon grand noir... c'est suffisant... La toilette m'est bien égale... à la campagne... je ne suis plus assez jeune, ni assez belle... Toi, c'est amu- sant de t'habiller, parce que c'est comme une poupée chic. .. Tu es si jolie ! Tout te va ! Regarde les chapeaux, ils te coifl'ent tous... la modiste me le disait encore hier... Alors, c'est celui-là que tu as choisi? Remet.s-le dans la boîte... [Au moment Jcannine va sortir, elle tend vivement un porte-cigarette.) Will you hâve cigarette, miss?

260 L'ENCHANTEMENT

JEANNINE. ISABELLE.

Cerlainly. Take.

JEANNINE. Wcll. [Elles allument leur cigarette.'^

ISABELLE, la poussant vers le canapé. Assieds-toi là... Tuas le temps... Tiens, les allumettes. [Elle rit et la tient enlacée.) Ch'tit bout, va!... tu ne sais pas ce que ça veut dire : ch'tit bout? c'est les paysans d'ici qui disent comme ça... c'est vrai ! [Elle l'embrasse.) Je l'aime bien... Ah ! on arrivera un jour à se retrou- ver! Tu ne peux pas rester dans cet état de claustra- tion morale indéfiniment. Laisse-toi aller... dis-moi tous tes secrets... comme à une amie de couvent. {Enfantin.) Si tu étais au couvent, lu aurais bien des amies, n'est- ce pas ?

JEANNINE, faisant tomber la cendre de sa cigarette. Mais quoi, quoi te raconter?. . . Oh ! que c'est agaçant !

ISABELLE.

Tout. J'ignore tout de toi... depuis deux mois. Pour- quoi ne veux-tu pas parler? Les premiers jours, tu as été exquise d'abandon... et maintenant...

JEANNINE.

Oh! que c'est agaçant !... Qu'est-ce que tu veux sa- voir? Tu ne seras pas plus avancée!... Lundi je l'aime, mardi je l'aime, mercredi je l'aime... et c'est toute la semaine ainsi... Qu'est-ce que tu veux, ça ne se raconte pas ce que j'éprouve! ... [Deux longues bouffées de ciga- rette.) Ah ! si j'écrivais mon roman... peut-être !... {Grave subitement.) Tiens, j'ai pensé à toi, justement, hier soir.

ISABELLE.

Oui?

JEANNINE.

J'ai commencé une narration.

ISABELLE.

Une narration ?

(

L'ENCHANTEMENT, 261

JEANNINE.

Si je la continue, je t'en montrerai peut-être des pas- sages... ce qui pourra se monlrer. .. {Mouvement cT Isabelle.) oh ! peut-être !-.. je ne promets pas... {Eîîe laisse tomber sa cigarette.) Oui, j'ai pensé écrire certaines choses... pour... pour quand je ne serai plus là... plus tard.

[Elle hoc/ie la tête.) ISABELLE.

Ne parle donc pas ainsi!... Quelle phraséologie de mauvais goût! Tu parles comme les petites filles du Musée des familles !... [Isabelle glissant sur le canapé', tout contre Jeannine.) Tu ne veux pas me montrer ça tout de suite? Tu ne peux pas aller me le chercher?

JEANNINE, secouant la tête avec une froideur de reine. Oh ! non, non ! C'est tout à fait impossible pour le moment ! {Sile/we.)

ISABELLE, lui entourant la taille, et à voix basse. Alors, dis... tu l'aimes toujours fort? JEANNINE prend un air de grand mystère et laisse tomber, du bout des dents, à peine. Oui.

ISABELLE, l'embrassant tout à coup. Ch'lit bout, va !... Est-elle gentille tout de môme!... Tu vois, qu'est-ce que tu veux que ça me fasse, qu'est- ce que tu veux que ça me fasse!... Tu as raison de l'aimer: il le mérite... Et après?

JEANNINE.

'>»ii. mais lu nie serres, tu me fais mal!... Je tas- sure... je voudrais bien te faire plaisir, mais je ne sais quoi le dire !

ISABELLE, les jeux brillants, le visage avide.

Ce que tu penses, ce que tu fais... vos confidences de la journée... ce que tu dis à Georges... n'importe quoi... les détails les plus insignifiants.

JEANNINE.

Je cherche.

[Un sourire imperceptible passe sur ses lèvres.)

262 L'ENCHANTEMENT.

ISABELLE.

Ah ! je te vois sourire... tu as^quelque chose sur les lèvres...

JEANNINE.

Non!

ISABELLE, la serrant très fort contre elle. Si, dis...

JEANNINE, baissant la tête en souriant. C'est bête !

ISABELLE.

Quoi... quoi... chérie?

(^Elle attend anxieusement .1 le visage crispé, ce qui va sor- tir de la bouche de Jeannine. . . Le silence est immense . )

JEANNINE.

J'ai fait quatre vers hier.

(^Isabellr, un instant dtsarçonne'e par cet enfantillage, ne dit rien d'abord, puis tout de suite, l'œil rebrille, la bouche se contracte.^

ISABELLE.

C'est vrai ?... dis-les moi ?

JEANNINE, maniérée, se balançant. Non!

ISABELLE.

Si, dis.

JEANNINE. riant, gagnée.

Je n'oserai pas... Attends alors... je vais te les écrire... [Elle se lève, va à la table en courant.) D'abord, je ne me J

les rappelle déjà plus!

[Elle cache sa tête dans ses coudes avec un joli geste d^ enfant honteux.)

ISABELLE.

Menteuse !

[Jeannine écrit en s' appliquant et en mouillant le crayon avec sa langue. Isabelle se rapproche d'elle.)

JEANNINE.

Ne me regarde pas, ça me gêne.

[Elle cache le papier sous son bras.)

f

L'ENCHANTEMENT. '2ô3

ISABLILLE.

e m'en vais, je m'en vais.

JkiANNiNE continue; quand elle a fini^ elle tend le papier

à Isabelle sans la regarder, par-dessus l'epaulc. . iens, prends !... (Rapidement, elle se précipite au piano, I rtugissante, et se met à tapoter de la main droite.) Tu lis ?

ISABELLE.

i j ^'nicllc parcourt avidenwnt des yeujc . Silence.)

JEANNINE, toujours de dos, de loin, sans se retourner, en tapotant. Ne fais pas attention à Torthoc^raphe, ni à la rime, lu sais... Tu as lu?

ISABELLE, riant mal. )ui... (Puis tout d'un coup., la voix changc'e et sifflante [ malgré elle.) Ce n'est pas méchant, c'est naïf!

{Jcaninne se lève brusquement. Elle fixe sur sa sœur un regard interrogatif et haineux.)

JEANXINE.

Je pourrais peut-être te dire des choses moins naïves, f si je voulais ! . . . Rends-moi ça. . .

ISABELLE, cachant le papier derrière son dos. Pourquoi, Jeannine?

JEANNINE.

Rends-moi ça tout de suite... rends, tu te moques de moi !

ISABELLE, avec un ricanement dans la voix. Pu ne veux pas que je les montre à Georges?

JEANNINE.

Rends, je te dis...

(Elle atteint le papier et le déchire en mille petits morceaux.)

ISABELLE, continuant.

( ieorges ne les connaît pas ?

JEANNINE, cramoisie de colère et de dépit.

.le ne te répondrai plus jamais, jamais !...

204 l'p:nchantement.

ISABELLE.

Ils ne sont pas mal du tout, ces vers... Je n'ai pas voulu le vexer. 11 faudiait les montrer à (ieorges... 11 ne les connaît cerlainemenl pas... S'il les connaissait, il m'en aurait parlé... [Elle relève la tête avec orgueil.) Comme il me dit tout!

JEANNINE.

Alors, pourquoi me le demandes-tu?

ISABELLE.

Parce que tu aurais pu les lui montrer aujourd'hui, par exemple... ou tout dernièremenl.

.lEANNINE.

Eh bien, demande-le lui donc... puisqu'il ledit loul... c'est plus simple !

{Elle se dirige vers la porte rapidement.)

ISABELLE fait un mouvement en avant. Voyons... mignon...

JEANNINE.

Si, je t'assure... moi, j'en ai assez... je m'en vais. {A 1(1 porte elle se retourne une dernière fois, gouailleuse et regardant Isabelle dans les yeux, elle lance :) Pour le reste,

si lu as besoin de renseignements... lu n'as qu'à de- mander à Georges !

[Et puis elle claque la porte du jardin. L' appartement en a tremble'.)

ISABELLE, seule. Oh! j'ai été maladroite!... Oh! je m'en veux!... Elle se moque de moi mainlennut... [On entend la voix de Jectnnine qui chante très haut dans le jardin.) Allons, la voilà qui chante!... C'est clair... Je t'entends, je t'entends, va ! Voilà une chanson qui parle mieux que toutes les paroles... [Elle passe ses mains sur sa figure.) Oh ! puis... [Elle rejette la tcle en arrière, comme pour en faire tomber tout un poids.) Ah ! il y a encore de belles préoccupations! [Elle .se pre'cipite au piano ouvert et elle se met à jouer

avec fiir-i,r >!'•<: /?)^///ji- rh- Ifi li'tc ft dr\' c'nriitlrs.)

L'ENCHANTEMENT. 205

SCÈNE X ISABELLE, MADAME HEIMAN.

MADAME HEIMAN, entrant. Vous venez? Je suis prête.

ISABELLE.

Oui... Écoutez comme c'est passionnant, hein?... Vous aimez Schumann?

MADAME HEIMAN.

Beaucoup, beaucoup... Figurez-vous, ma chère, que je viens de recevoir une dépêche de Victor... Contre- ordre... Il n'arrivera que d'aujourd'hui en huit. {Un temps.) Eh bien !

IS.VBELLE joue, joue c'pcrdument et tout à coup se lève toute droite, appuyée au piano. Ma petite Odette, je suis au bord d'une grande chose qui me fait peur... je le sens bien, allez... j'ai compris de quel mal je souffre.

MADAME HEIMAN, vivement. 11 a menti ?... Ah ! prenez garde, Isabelle, ne ramassez pas le mouchoir d'Othello!... Ce Georges! dites donc nii peu que vous ne l'aimez pas !

ISABELLE.

Oui, n'est-ce pas? c'est visible?... {lille parle lente- ment, h voix à peine perceptible ^ tant elle est basse et trem- blante) Mais sentir que je dois cela, Odette, que je dois ola à un baiser!... que je dois cela ù ce qu'il y a d(^ lus vil en moi, à Ihumiliation d'une caresse de chair !... .1 dire qu il a sufii d'une minute, d'une étreinte, pour lire sombrer toute ma vie... et me livrer, poings liés, à I cl asservissement... oh ! j'en pleurerais, j'en pleurerais lune grande honte blessée... El vais -je maintenant, vais-je?... Alors, c'est ça la jalousie?... Elle aussi, il a falloir qu'elle entre en moi? car je sens venir quelque

260 L'ENCHANTEMENT.

chose de louche, de malsain, d'effleureur... C'est comme une espèce d'enchantement... On dirait que cetle petite est un foyer d'amour, qui, par sa seule présence, attire, allirc et brûle... Il se dégage d'elle des parfums que je n'ai pas respires... d'afîreux parfums qui grisent! M.vDAiHE HEniAN, hochaiit la tcte. C'est ça ! c'est bien ça !... Ah ! on n'est pas fier!

ISABELLE.

Vous devez voir à mes yeux que je suis toute épou- vantée, n'est-ce pas ?

MADAME HEIMAN,

Oui, ils implorent... ils ont la fièvre...

ISABELLE.

.le suis loiile novice, vous comprenez... vous com- jnenez, je paie double, probablement, moi... je ne savais pas !

MADAME HEIMAN.

Vous n'étiez pas femme. Dites tout franchement à 'îeorges... expliquez-vous.

ISABELLE.

Ils se cacheront mieux, voilà ce que j'y gagnerai.

MADAME HEIMAN.

Ah î vous êtes déjà bien subtile, Isabelle.

ISABELLE.

Non non ! ne rien lui dire, au contraire... et je compte, ma petite Odette, sur votre silence absolu... Rien de ce que j'avoue ici, ne doit arriver jusqu'à Georges... Il faut me le jurer.

MADAME HEIMAN.

Oh ! ce sera absolument comme vous voudrez, je le jure!... Mon Dieu! dans quelle équipée vous ôtes-vous lancée!... Si elle débute ainsi ! Il faut l'arrêler de suite... Kloignez Jeannine. Donnez-la-moi pour un temps.

ISABELLE.

.Jeannine?... Vous êtes folle! Vous vous mettriez à mille que vous ne m'en sépareriez pas!... Je ne pour-

L'ENCHANTEMENT. 267

rais plus vivre un jour!... Jeannine! Mais qu'elle ne sache jamais, jamais, quoi qu'il advienne, ce qui se passe en moi !... Elle ne peut être, en aucun cas, res- ponsable de ma souffrance à moi... Elle est la dernière au monde qui doive la comprendre ! et quand je mour rais de chagrin, qu'aucun soupçon ne s'élève en elle, grand Dieu !... J'ai juré à la mémoire de notre mère que je rendrais cette petite âme à la vie, et je tiendrai parole ! Un scrupule, une impatience, elle recommen- cerait demain!... oui, oui... car elle n'a pas abandonné son sinistre projet, j'en suis sûre... c'est là, dans ses yeux, l'idée fixe... Je ne peux pas lui dire un mol, un seul mot... Voilà l'horreur!... Songez à cette chose épouvantable!... vingt fois le jour, une angoisse se glisse entre elle et mon regard! Mais, chose atroce, entendez-vous ? elle joue, même de son suicide ! Elle a des manières furtives... des façons de sortir brusque- ment... ah ! j'étouffe parfois de terreur!... Il y a main- tenant le chantage de la mort...

MADA.ME BEI M AN.

C'est impossible... elle vous haïrait!

ISABELLE.

Depuis le jour je l'ai sauvée, elle me hait... Oh ! le reproche de ses yeux, de ses pauvres yeux de chien blessé, qui me disent toute la journée: Sœurelle!... Sœurette!... qu'as-tu fait?... Ah! oui, qu'ai-je fait?

{Elle pleure.) MADAME HEIMAN.

Allons, ne vous désolez pas... Venez, nous parlerons de tout cela dehors... La voiture nous attend.

ISABELLE, machinale. Oui, la voiture nous attend... {A la bonne qui est entrée.) Augustine, vous arrangerez tout ici... P'aites marcher le feu pour quand je rentrerai... on gèle.

LA BONNE.

Bien, madame... Madame met son manteau? 11 fera froid tout à l'heure.

268 LLiNClIANTEMENT.

MADAME HKIMAN.

Oui, couvrez-vous bien.

ISÂBLLLE.

Merci, je suis prête.

MADAME HEIMAN.

Allons, vene^.

ISABELLE.

Ah! mon Dieu, mon Dieu!... Passez, je vous en prie.

[Elles sortent.) (La bonne arrange le feu, puis elle allume une grandi- lampe à pied, derrière le canapé', qui se trouve auprès de la cheminée.)

SCÈNE XI

JEANNINE, La Bonne.

JEANNLNE, ouvrant doucement la porte.

Ces dames sont parties?

LA BONNE.

A l'instant.

.lEANNINK.

En voiture?... Savez- vous elles allaient?

LA BONNE.

Non, mademoiselle.

JEANNINE.

Bon.

LA BONNE.

Mademoiselle veut-elle que j'allume la lampe main- tenant ?

JEANNINE.

Oui.

{Un temps.) LA BONNE allume la lampe. Il a fait une belle journée aujourd'hui !

L'ENCHANTEMENT. 269

JEANNINE.

Oui. {Un temps.) Vous fermerez les volets dans cinq minutes, quand le soir sera tout à fait tombé.

LA BONNE.

Bien, mademoiselle... C'est tout?

JEANNINE.

Oui.

[Elle prend un livre et, songeuse, s'installe sur le canapé et lit.)

SCENE XII JEANNINE, GEORGES.

GEORGES en^A-c brusquement par la porte de droite. Dites d... Tiens! c'est vous qui êtes là?... Votre sœur est partie ?

JEANNINE.

Elle vient de sortir avec madame Heiman.

GEORGES.

Ah! elle est revenue, celle-là?... Vous permettez?... je vous dérange... je viens prendre un bouquin dont j'ai besoin... je remonte travailler.

JEANNINE.

Faites donc.

[Georges ouvre la petite bibliothèque c'tagère qui est au mur.)

GEORGES.

Mettez donc une bûche au feu... Vous allez attraper un rhume ici !... Je ne sais pas comment vous pouvez tenir.

JEANNINE.

Si vous voulez.

GEORGES.

Quel livre lisez- vous là?

270 L'ENCHANTEMENT.

JEANNINE.

Je ne sais pas.

GEORGES.

En voulez-vous un autre ?

JEANNINE. Ça m'est égal. {Elle se lève en proie à une très {grande décision; elle est bouleverse'e, elle respire fort, comme lors- qu'on va prendre une décision. Quand Georges descend de sa chaise, elle se précipite vers lui) Georges ! GEORGES.

guoi?

{Ils sont face à face.)

JEANNINE, baissant la tête. Rien!...

{Elle reste ainsi fixe, plantée devant lui, en regardant ses bottines.)

GEORGES.

Savez-vous ce que va faire la petite Jeannine si elle est bien gentille?... Elle va mettre ses pieds au feu, là-bas, sur le canapé... ouvrir ce livre qui est très inté- ressant... et que j'ai choisi exprès pour elle... {Il lui met le livre dans la main, en la conduisant doucement par l'épaule.) elle va lire... on le tient comme ça, le livre... là... pen- dant que les gens sérieux vont remonter à leur travail.

(// l'installe.) JEANNINE, suppliante. Tout de suite?

GEORGES.

Tout de suite !... Voilà ce que va faire la petite Jean- nine, parce qu'elle est bien obéissante... Et quand sa sœur rentrera, elle la trouvera, gentiment, dans même position... les pieds au feu...

JEANNINE.

Georges !

GEORGES.

Et comme comble de générosité, c'est moi qui vaiî mettre la bûche dans le feu !... (// met une bûche dans la

L'ENCHANTEMENT. 271

cheminée. Une dernière fois, on entend dans la bouche de Jeannine roucouler plus faiblement le mot de « Georges » . Au moment de s'en aller, avec douceur, il lui tape la joue, et grave :) Allons, bonne lecture, mon petit... {Brusquement.) Je ne sais pas comment vous pouvez tenir dans cette pièce, vrai... il faudra que je fasse mettre des bourrelets aux portes... brrr !

[Il sort.)

SCÈNE XIII JEANNINE, puis ISABELLE.

restée seule, Jeannine ne change pas de position. La tête est seulement inclinée toute basse sur le livre. Un grand temps se passe ainsi.)

ISABELLE, rentrant par la gauche sur la pointe des pieds.

Rien... elle est seule... Tout est comme à l'ordi- naire... la lampe brûle... la bûche chante... {On entend et on i oit au dehors la bonne qui ferme les volets.) On ferme les volets... Elle ici... lui là-haut... C'est ma maison... a calme maison du soir... Tout est en place.,. Et me >oici, moi .. le cœur ballant dans ce silence... Ah ! Isa- belle! ma pauvre Isabelle!... que fais-tu là... en cette minute .. et t'en vas-tu? {/îlte prend ses gants et se rapproche derrière le canapé.) Elle pleure !... j'cnlends luber ses grosses larmes sur le livre... dans le !ence... une... deux. . On pourrait les compter... Et •si loi, toi, petite sœur... toi que j'aimais tant... Ah! échanle... méchante... Qu'y a-t-il au fond de cette (irible petite tôle!... de la vengeance... et puis... Ire chose encore... voleuse, entends-tu !... voleuse!... ' ' rette petite tête que je h...

[Jeannine se lève en sursaut, effarée, avec un cri.)

272 L'ENCHANTEMENT.

JEANNINE.

Ah ! Lu m'as fait peur... Qu'est-ce que lu faisais-là?... qu'est-ce que tu disais?

ISABELLE, i enlaçant des deux bras.

Que lu étais jolie comme cela, en ce moment... oh 1 mais jolie, non, tu ne peux savoir comme lu étais jolie!...

RIDEAU.

ACTE III

Au premier. Cabinet de travail de Georges, très gai, très neuf. C'est la pièce moderne de la maison. Très fouillis. Window sur le jardin. Le jardin se reflète dans les vitres de l'énorme bibliothèque.

SCÈNE PREMIÈRE

GEORGES estassisàson bureau et écrit, puis JEANNINE. [On frappe à la porte de droite.)

GEORGES. Entrez!

JEANNINE, entrant.

Bonjour! C'est moi!... Ça vous embête, hein? de me voir ici? Mais rassurez-vous. Je ne viens pas pour moi, je viens pour mon appareil photographique. Voulez- vous être assez aimable pour me changer mes plaques? Mes douze sont faites.

GEORGES, de son bureau.

Posez ca là... Je finis cette page... Dans un quart d'heure je passerai au cabinet noir.

JEANNINE.

11 y en a une, une instantanée vous serez très bien.

GEORGES, continuant à écrire.

Qui... moi?

JEANNINE.

Vous savez bien que je ne fais que vous, C'est ma spécialité. Je vous ai pris tout à l'heure quand vous

274 L LNCHAiNTKMEiNT.

descendiez de bicyclette. Je vous ai bien attrapé au moment ou vous sautiez en arrière. Vous devez avoir les deux jambes en l'air et la tête sur la selle... Ce doit être charmant.

GEORGES.

Tout à fait réussi.

JEANNINE.

Vous aviez une tête! Les cheveux vous dégoulinaient tout le long de la figure!...

GEORGES.

Exquis tableau.

JEANNINE.

Ne vous inquiétez pas. Si vous me plaisez comme ça! {^Genrgex se remet à écrire. Jeannine s'installe sur une cfiaise, les mains sur les genoux, les yeux au plafond. Silence.) Un ange passe. {Silence.) Hum! (Silence.) Hum! Hum! [Silence.) Mais je cause, je cause, je ferais peut-être bien de m'en aller. Vous allez vous faire attraper.

GEORGES.

Jeannine, j'ai des choses sérieuses à vous dire.

JEANNINE.

Mettez-moi à la porte, je vous prie... Je serais désolée si vous aviez des ennuis à cause de moi, vous com- prenez.

GEORGES.

Je suis tout à fait résolu à éviter désormais ces ren- contres k deux... que vous entretenez... surtout du genre des dernières! Cela ne peut nous mener à rien de bon. Vous m'avez tendu un piège l'autre jour,

JEANNINE.

Oh! un piège!

GEORGES.

Vous m'avez dit que vous aviez des choses très impor- tantes à me révéler, que vous ne pouviez pas me les confier devant votre sœur, et ce n'était pas vrai. Vous n'aviez rien d'important du tout.

L'ENCHANTEMENT.

JEANNINE. Pour VOUS.

GEORGES.

Et j'ai été obligé de mentir à votre sœur. Je n'aime pas beaucoup ça !

JEANNINE.

Puisqu'il paraît que vous lui dites tout, vous n'avez qu'à le lui dire.

GEORGES.

Reprochez- le-moi donc.

JEANNINE.

Non, c'est vrai, je vous remercie.

GEORGES.

Mais je neveux pas que pareille chose se renouvelle. Ça nous crée des airs de confidence que je réprouve. Vous savez quelles sont nos conventions à tous les trois? Très sérieusement, j'ai à vous gronder. C'est comme cette histoire de paillier l'autre soir... quand nous sommes allés nous étendre tous les trois après dîner... Isabelle peut très bien nous avoir vus. J'étais 1res embarrassé.

JEANNINE, riant.

Je le sais bien.

GEORGES.

Oui Mors, si c'est un jeu, il est temps d'enrayer.

JEAN M NE.

C'était si bon, l'autre soir! J'ai bien mis cinq minutes

à faire ramper ma main sous la paille, pour atteindre la

vôtre, sans que ni vous ni Isabelle ne me voyiez. Puis,

quand j'ai saisi le bout de vos doigts, j'ai serré, serré

"'^ toutes mes forces! Vous ne pouviez plus bouger. Il

l'ait fallu qu'Isabelle vît, pour retirer votre main, cl

)rs... je sentais tout doucement mon bras s'engourdir

is la paille... et, comme ça, sous la lune, avec l'odeur

une grosse rose qui était à mon corsage... c'était si

m!... Et, taisez- vous, je vous ai été .si reconnaissante

le vous ne retiriez pas votre main !...

'J76 L'ENCHANTEMENT.

GEORGES.

Pas du touL Ma lâcheté vient de ce que je ne pou- vais pas faire un mouvement sans appeler l'attention d'Isabelle... Et notre vie est assez compliquée comme elle est!...

JEANNINE.

Laissez-moi croire au moins que c'était un peu pour moi.

GEORGES.

Et puis ce sont des sortes de situations parfaitement grotesques !

JEANNINE.

Faites-m'en donc des reproches! Ça vous va bien!

GEORGES.

Je sais... Enfin, je prétends que ces scènes ne se re- nouvellent plus. Évitons de nous trouver seuls, le plus possible, il le faut. Maintenant, je sens qu'il le faut. Devant votre sœur, au contraire, tout ce que vous...

JEANNINE.

Tout ce que je voudrai. Vous êtes bien aimable !

GEORGES.

Comprenez donc.

JEANNINE.

Et moi?... Est-ce que vous pensez à moi? C'est bien... je me tairai... je me tairai complètement, par exemple, car vous ne voudriez pas tout de même que je raconte à Isabelle tout ce qu'elle me demande! Du matin au soir elle me torture à m'arracher des questions ! Il est possible que ça l'intéresse, mais si vous étiez gentil, vous devriez lui faire comprendre que c'est moins drôle pour moi... et que ce sont des choses qu'on ne fait pas... et que je n'en peux plus! Du reste, elle n'a pas de tact... Je ne suis qu'une petite fille, mais je l'ai toujours vu dans la vie, je l'ai toujours remarqué, elle n'a pas de tact !

L'ENCHANTEMENT. 277

GEORGES.

Il ne s'agit pas de cela.

JEANMNE, i'ivement.

Oh! elle a d'autres qualités!... ne vous fâchez pas! Elle est belle, elle est plus belle que moi, cerlaine- menl! (.^wc colère.) Elle n'a pas une vitelotte au milieu de la figure, comme elle a dit encore hier devant vous pour me vexer... pour me faire passer pour laide! C'est bien,je ne vous parlerai plus, je ne vous chercherai plus, j'obéirai. Mais alors, qu'est-ce qui me restera, si vous m'enlevez même ces petites choses, ces petites compensations, qui sont la seule joie de mon existence? Ah! je mécontentais de pas grand'chose, vous l'avoue- rez ! Mais il y a des jours je me disais : Il ne m'aime pas, seulement nous avons tout de même des intelli- gences à deux, qu'on ne sait pas... C'est bien, je me tairai... Je ne ferai même plus mon cri, vous savez? quand je veux attirer votre attention... Oui, ça n'a l'air de rien, mais pour moi, c'est beaucoup, parce que, rien que ce cri, ça veut dire pour moi des choses que les autres ne comprennent pas... à part vous.

GEOUGES.

Avec cela qu'il est joli votre cri! Vous n'y perdez pas giond'chose... un aboiement!

JEANNINE.

Oli! moi, je ne suis pas poétique, vous savez!.., \ ous ne le trouvez pas bien? Oh! c'est une trouvaille! .ie l'aime beaucoup. Écoutez. [Elle le fait.)

GEORGES.

On dirait le cri d'un gondolier de Venise.

JEANNINE.

Oh! Venise! c'est ça qui est beau! Oh! c'est que j'aurais voulu partir en voyage! Ce que c'est beau!... [Ses yeux regardent la plafond.) Je pense quelquefois que si je vous avais épousée, on y serait parti... tous les deux.

'278 i;i:nchantement.

GEORGES.

Vous n'avez pas trouvé quelque chose de bien neuf!

JEANNINE.

Ouest-ce que ça me fait! oh! Venise!!...

GEORGES.

A la bonne heure! Parlons donc un peu géographie! JEANNi.NE, se levant.

Ah! au fait!... Vous avez peur d'une scène! En effet, il faut ra<^me que je m'en aille, sans quoi, si Isabelle sait que je suis montée, ce que vous allez vous faire attraper, oh! mon ami, ce que vous allez vous faire attraper!...

GEORGES.

Oh, pas d'esprit! Votre sœur souffre. Votre entêtx'- ment à bouder, à l'éviter, au lieu de la rassurer... elle est si bonne pour vous!... Ce qu'elle a fait pour vous est admirable, et vous la récompensez en ne lui donnant que des inquiétudes... Enfin, je ne veux pas recommencer à vous sermonner à mon tour. Tout cela doit vous être redit souvent, n'est-ce pas? Passons... ce n'est pas mon affaire!... Seulement je vois très bien qu'Isabelle commence à s'énerver... et, à des mots, à des indications vagues, je vois qu'il commence à entrer en elle de la défiance et... autre chose. Je ne devrais pas vous avouer cela, mais enfin elle souffre et...

JEANXINE, fronçant les sourcils. C'est bien son tour!

GEORGES.

Quelle méchanceté vous venez de dire !

JEANNINE.

Elle peut souffrir un peu à son tour, pour voir ce qu'on éprouve!... Et ce ne sera jamais une compensation!

GEORGES.

C'est affreux de parler ainsi! Votre sœur!...

JEANNINE.

Je la déteste, je la déteste... Ça vous étonne?

LENCHANTExMENT. 279

GEORGES.

Non; ce n'est pas vrai.

JEANMNE.

Si; autrefois je l'aimais, mais maintenant je la dé- teste! du malin au soir la voir se rapprocher de vous, vous prendre la main, l'entendre vous tutoyer, vous faire des mines tout à son aise!... Chaque fois qu'elle est là, contre vous, et que je me dis : « Mon Dieu, comme elle a de la chance!... », chaque fois qu'elle vous appcoche de trop près, vous tient les mains... oh! je la tuerais! Et puis...

GEORGES.

Et puis quoi? Laissez donc ce verre! Vous allez le casser, dans le feu de vos démonstrations, et comme c'est mon verre de conférence...

JEAN.MNE.

Décidément, si je vous ai bien compris, vous me fendez de vous parler en particulier, parce que ça lui plaît pas, et pnrce que je vous gène?

GEORGES.

Ce n'est pas exact.

JEANNINE.

Ah! oui, comme elle vous gène la petite Jeannine! mme vous préféreriez qu'il n'y ait jamais eu de pe- Jeannine sur la terre! .Merci toujours de me le :>peler, au cas je l'aurais oublié.

GEORGES tout d'un coup lève le poing sur la table. Mais sapristi de sapristi!...

JEANNINE.

Quoi?

GEORGES reste une seconde le bras en l'an , puis le laisse retomber mollement. Rica.

[Un temps.) JEANNINE, une moue.

Tenez, vous êtes tous les deux très gentils au fond,

\

280 L ENCHANTEMENT.

el vous faites ce que vous pouvez! Seulement, puisque vous venez de me dire carrément votre façon de pen- ser, je voudrais, à mon tour, cesser une minute mon genre petite fille qui me va si bien... Le moment est venu pour moi aussi de dire les choses sérieuses. Donc, ne bondissez pas. je vous en prie, oh! cela surtout! j'ai si mal à la tôle aujourd'hui!... comprenez-moi en ami et écoutez-moi. {Georges- fait signe qu'il est tout oulc. avec l'air de dire : Asseyez-vous donc, Mademoiselle! Jeannine xe rassied, puis, comme une leçon apprise, avec calme, mais dune voLv funèbre : ) Vous savez qÛC pas unc seconde, jamais, je n'ai renoncé à mourir.

GEORGES.

Nom de nom !

[Il envoie promener deux livres dans la chambre, d'un coup.)

JEAMSINE.

Vous voyez!

GEORGES, furieux, tout rouge. Je vous défends d'ajouter un mot de plus, vous entendez! C'est révoltant, écœurant!

JEANNINE.

On dirait que vous apprenez une nouvelle! GEORGES, déambulant , les bras au ciel.

Et voilà la vie que vous nous faites!... Vous êtes embêtante!... Oh! ça!!... Vous pouvez vous vanter de savoir raser les gens avec une persistance!!... Heureu- sement on est meilleur que vous, on vous pardonne votre dada! Vous êtes aussi une gosse, une vraie gosse, et cela explique tout. Vous verrez plus tard, comme elle vous fera rire votre funeste passion, quand je serai encore un peu plus décati que maintenant, et que nous en recauserons avec votre mari, un garçon charmant et bien mieux que moi... [Geste de prostestation de Jeannine.) si, si, bien mieux que moi ! Vous verrez mon nez dans son vrai jour alors. Regardez-le mon nez : si c'est celui d'un homme pour qui on se suicide ! I

1

L'ENCHANTEMENT. 281

Jii.vNNiNE, suppliant.

Georges, vous ne pouvez pas me refuser si peu de

chose : Cinq minutes... consacrez-moi cinq minutes

dans votre vie dans toute votre vie ! Comme c'est peu

pourtant. Ne jamais vous parler, ne jamais m'épan-

cher contre votre t'paule!... Oh! voyez-vous, c'est

\ l'idée fixe maintenant! et je mourrai contente... Quel-

[ ques secondes de pitié pour moi seule. Oh! ne reculez

. pas comme ça... je suis si loin!... [Les larmes aux yeux.)

\ Écoutez, je souflVe bien pour vous dire cela... j'ai

beaucoup de peine, j'ai tant de peine!... et c'est pour

vous!... Oh! aimez-moi, dites, aimez-moi!...

[Elle a dit cela sur un ton de petite plainte douce... et on f entend pleurer.)

GROROES. rmu. Mon pauvre petit !

JEANNINE, reniflant ses larmes.

Merci. J'aime tant quand vous m'appeliez mon pau-

'■ vre petit! Ça me fait du bien pour quelque temps...

(Vivement.) C est vrai que j'ai des choses à vous dire...

J'ai des papiers très sérieux à vous remettre... un grand,

grand mystère... Je vous en conjure... ce soir, après

GEORGES, f interrompant. Non, inutile ! Pas de cachotteries. Ça ne prend plus.

JEANNINE.

Bien, parfait! avais-je la tête, en effet? je suis stupide! Vous avez trop peur d'une scène! Vous man- quez de chic, décidément vous n'avez pas d'allure, mon ami... Alors, c'est non, non?

GEORGES. Non. [Bruxt/uement Jeannine qui jouait avec le verre de couleur le caxse.) Là! VOUS l'avez cassé ! Je l'avais préparé pour ma lecture. C'est intelligent! Et vous vous êtes fait mal?... oh! mais très... vous saignez?

282 L'ENCHANTEMENT.

JEANNINE. Peuh! {Georges a pris so/i mouchoir et lui essuie la main Jeannine essaye de se rapprocher.^ Georges!

(// retire froidement sa main, met son mouchoir dans la pochette de son veston.)

GEORGES,

Allons, il faut vous en aller, Jeannine. Vous savez que je vous lis, à tous, le premier chapitre de mon livre, dans un quart d'heure? Vous en êles, n'est-ce pas? oui?... eh bien alors, il faut vous en aller...

JEANNINE.

Venez, Georges, ce soir... vous ne voulez pas?

GKOnGES.

Non.

JEANNINE.

Oh!

{Elle fait un mouvement de déception triste.)

GEORGES, après un temps, et après avoir paru réfléchir quelques secondes, .se rapprochant fi elle.

Dans les campagnes, quand l'enfant soulfre, Jean- nine, et qu'il a la lièvre, les gens qui le soignent, autour de lui, ayant défense de lui donner à boire, répandent parfois un peu d'eau, sur les carreaux de la chambre, pour que la fraîcheur en arrive jusqu'à l'enfaut et qu'il se calme... Contentez-vous, Jeannine, de ce que j'en peux répandre et lâchez d'être heureuse, s'il vient par- fois jusqu'à la fraîcheur de quelque larme évaporée...

JEANNINE, tout bas, tout bas. Venez !

GEORGES, changeant de ton. Oh ! maintenant, Jeannine, je vais me fâcher !

JEANNINE.

Georges !

GEORGES.

Assez!... Allez-vous-en ! Victor ou Odette vont arriver d'un moment à l'autre. Allez-vous-en !

i

L'ENCHANTEMENT. 283

(7/ la pousse par les épaules jusqu à la porte... Jean- nine résiste comrr^e un enfant en grognant... La porte se referme... Gi orges reste seul, réfléchit, et va s'asseoir à sa table. La porte de droite s'ouvre. Victor de Chelles entre, chapeau de paille, fleur à la boutonnière .\

SCENE II GEORGES, VICTOR DE CHELLES.

GEORGES.

Un homme ! Tu dis?

VICTOR.

GEORGES.

Je dis : un homme. Enfin !

VICTOR, stupéfait, sur le seuil. Qu'est-ce que tu chantes-là ?

GEORGES.

Des culottes... un veston... des moustaches... quel- qu'un comme moi!... Ah ! ça fait du bien tout de même! ça me retrempe!... Eh bien, voilà, mon vieux, voilà, je suis content!... Il me faut peu de chose, hein?... Ce bon Victor !

VICTOR.

Si tu te paies ma tète, tu sais, lu pourrais le faire d'une façon plus spirituelle.

GEORGES.

Me payer ta lôte?... non... la voir seulement, la voir! Tu m'as trouvé dans l'état de ces pauvres voyageurs français qui n'ont pas entendu parler leur langue mater- nelle, depuis des temps immémoriaux, et qui embras- seraient le premier Français que le ciel fait surgir à leurs yeux! Eh bien, voilà, j'avais comme besoin de

284 L'ENCHANTEMENT.

parler « homme ». Jamais je ne me suis senti si attaché à toi !...

VICTOR.

C'est que tu es saoul... J'étais venu voir si cette lec- ture tenait toujours... Je juge, d'après cette entrée, que c'est partie remise.

GEORGES.

Comment donc, si elle tient! Plus que jamais! Voilà; le paquet est là... i'27 pages. Vous les avalerez jus- qu'au bout.

VICTOR, timidement. C'est une histoire d'amour?

GEORGES, bondissant.

Ah ! ça, non, par exemple ! ah ! ça, bigre non ! Même je t'avertis, nous allons bien passer cinq minutes en- semble, si tu es venu avec la moindre velléité de me parler de tes amours avec Odette, ou me narrer si vous êtes en bonne intelligence, si vous vous disputez, etc.. je ne le souffrirai pas une minute, contrairement à mes habitudes ! C'est un simple avertissement.

VICTOR.

Oh! mais sur quoi as-tu marché ce matin? Au fait, depuis que je suis ici, Odette prend des airs de grand mystère chaque fois que je parle de vous, Isabelle?... chutt! La petite? qu'est-ce qu'on en fait? Est-elle un peu revenue de Georges? Quand la marie-l-on?... chutt I ! De tant de mystère je conclus que tu ne dois pas être tous les jours à la noce !

GEORGES, radieux.

C'est le cas de le dire !

VICTOR.

Heureusement, tu as épousé une femme exemplaire, la femme forte de l'Évangile... telle que, toute ma vie, je m'en suis souhaité une... et les rênes dans sa main, tous les embêtements que tu peux avoir doivent être

L ENCHANTEMENT. 285

iiement mitigés... Ah! lu as eu de la chance! il n'y a pas à dire !

GEORGES.

Il n'y a pas à dire. Don Juan !

VICTOR.

GEORGES, lui allongeant une tape. Eh, eh ! petit farceur !

VICTOR.

Ne fais pas de manières. Tu es ici comme un coq en pâle. Non ? Tu n'es pas heureux ?

GEORGES.

Heureux ! si je ne suis pas heureux? Il faudrait vrai- ment que je sois difficile ! On ne peut pas être plus heureux que moi. Songe donc, tu m'as défini d'un mot à l'instant, je suis l'homme aimé, sublime secret du bonheur ! Cet état de grûce, je le porte à même mon visage. Toute personne qui m'approche, sachant notre aventure et qui ne la saurait pas, grand Dieu ! toutes, sans exception, m'entends-tu? m'abordent avec le même sourire, ce bon sourire de componction atten- drie : Homme aimé, va ! » C'est le bénéfice de la situa- lion. 11 y a des gens qui pourraient se trouver ennuyés ; moi pas î Je suis à l'aise, je me promène dans un murmure très flatteur... Ainsi, liens, fais-toi une faible idée de cela... Ce secret qu'on devait si bien enfouir, il n'est pas de bedeau du village voisin qui l'ignore ! 11 a d'abord fallu le dire à rinstilutrice, à Fraiilein, à cause de la surveillance à exercer sur Jeannine. A l'heure actuelle, il n'est pas un domestique, pas un jardinier dans la maison qui ne soil au courant. Ils sont là, en rond, aulour de nous, intéressés... Ils me placent les plats, à table, avec une encourageante bienveillance. Ils ne perdent pas un coup d'oeil de la petite, ils guettent ses moindres mouvements.. Kl toujours ce regard qui a l'air de dire du manant au grand seigneur : Je sais le secret... Don Juan!

286 L'ENCHANTEMENT.

VICTOR.

En effet, ce ne doit pas être, par moments, tout co qu'il y a de plus...

{On frappe.) GEORGES.

Qu'est-ce que c'est?

LA VOIX DE FRAULEIN, fort accent. Monsieur, je venais voir si mademoiselle était ?..

GEORGES.

Mais, entrez, entrez donc, quand vous avez frappé.

SCÈNE III

Les Mêmes, FRAULEIN.

{Fraûlein entre, yeux baissés, mains basses.)

GEORGES.

Là... Eh bien, elle n'est pas là, mademoiselle. Voilà... Maintenant, vous pouvez vous retirer.

{Fraiilein snrt comme elle est entrée.)

SCÈNE JV GEORGES, VICTOR DE CHELLES.

GEORGES.

Tu vois cette institutrice allemande? Eh bien, elle n'osait pas entrer. Et tu ne sais pas pourquoi? Parce qu'elle a peur de moi. C'est ainsi... j'en suis sûr. Elle n'ose pas lever les yeux sur moi, de la journée, sur cet homme terrible! elle m'évite... elle a peur de tomber morte d'amour, subitement, là, raide, à mes pieds... Comme je te le dis !

L'ENCHANTEMENT. 287

VICTOR, riant.

C'est drôle.

GEORGES.

Oui, c'est drôle. Et tu n'entrevois qu'une des mille ''acéties de cette situation ou sublime ou grotesque !... ne suis pas encore fixé! Ceci n'est qu'un délail... i je te disais le reste!... Certes, un autre pourrait en trouver un peu excédé, en éprouver un peu de malaise. Je ne te cacherai pas même que les premiers temps ont été légèrement durs, mais, n'est-ce pas, comme on fait son bonheur on se couche? Il s'agit de -avoir le faire, voilà tout. Eh bien, oui, mon cher, je iiis l'homme le plus heureux du monde! J'ai fini par trouver une certaine saveur dans mon état; je ne suis pas éloigné d'un sadisme philosophique elTrayant... C'est une affaire d'entraînement!... Je me fais l'effet de es rois de féerie à qui les bonnes fées réservent toutes ortes de blagues. La meilleure est toujours la dernière. Is parcourent le monde, la valise à la main, dans leur >rt incertain, souriant à la gifle qui les attend, au oup de pied qui les guette. Par habitude, ce n'est plus uour eux que matière à bons mots, et ils en trouvent d'excellents, qui les satisfont pleinement. Disculeravec les puissances suprêmes, regimber, plaider, à quoi bon? Ils en savent la parfaite et merveilleuse inutilité, puisqu'elles sont femmes! Non, le sourire aux lèvres et la joue roide, ces rois voyageurs savent être commis- voyageurs avec grâce. Ainsi, je vais, alerte, au milieu des avaries, coriace, et je ne m'en tire pas trop mal. Je ne discute jamais, jamais, jamais !... J'attends toujours la prochaine bl.igue des puissances suprêmes, sans sur- irisé. Et, tiens, je ne serais pas autrement étonné si. Il ce moment, ma tête se couvrait d'un bonnet de oton, et si mes meubles se mettaient à danser la gigue Il me faisant les cornes !

VICTOtt.

Tudieu ! mon cher, quelle verve!

288 L'ENCHANTEMENT.

GEORGES, réprimant vite un geste. Oli ! puis je dis ça ! c'est histoire de rire un peu, parce que j'en ai besoin, et parce que ça me fait plaisir de te voir, mais au fond de cette histoire... il y a de vraies larmes et de vrais chagrins. Je n'en perds aucun.

VICTOR.

Ah ! ça voyons... Est-ce que ta femme?...

GEORGES V interrompt brusquement en lui frappant sur l'épaule.

Ahl non, non! Tout ce que tu voudras... mais pas d'expl calions... pas ça ! Je bavarde, pour me débonder. Tout ce que je réclame de loi, c'est de me montrer ta bonne grosse figure de camarade... je te l'ai dit, je ne suis pas difficile !... rien que de t'avoir vu, j'en ai pour plusieurs jours à être remonté. Mais voilà lotit!... Les explications, c'est pour les femmes... Au travail! Ainsi, pour le moment, mon travail c'est douze plaques à développer. Je vais te demander la permission d'entrer dans le cabinet noir. Tu peux rester là, d'ailleurs.

VICTOR.

Mais non, je te remercie... Je vais chercher Odette à la maison, si on lit.

GEORGES, prenant l'appareil et le balançant lentement dans Cair. Et puis, mon vieux, il y a Montaigne dans un coin... Un petit chapitre, de temps en temps, qui ne vous fait pas de mal, une bonne pipe, et l'on se dit qu'après tout il faut savoir s'arranger, et que tâcher de faire le moins de mal possible, c'est encore la vraie définition de^ce mot un peu emphatique [Un temps) mais beau tout de même {Un temps) la bonté... Parlons d'autre chose, veux-tu?

VICTOR.

Je n'ai pas besoin de l'assurer que je me mets à ton enlière disposition, ne serait-ce que pour te tenir com-

L ENCHANTEMENT. 289

,>agnie. chasser, canoter, pocher, le peu de temps que je passerai ici...

GEORGES, allant à la porte du cabinet noir. Mcrri. je connais ton amitié. Tu permets?...

VICTOR.

lais. Je vais chercher Odette.

GEORGES.

Attends donc, j'en ai pour une minute; je vais mettre 's clichés dans le bain. Je ne t'ai rien demandé de loi. Alors, ça va? lu es ici pour quelques jours?...

VICTOR.

Je repars après-demain.

GEORGES.

Si tôt? Elles affaires?

VICTOR.

Bah! couci-couça...

GEORGES.

Une seconde... Je ferme la porte. Tu as les jour- naux là.

VICTOR.

Merci.

[Reste seul, il s'assied et prend un journal.)

L\ VOIX DE GEORGES, à travers la porte du cabinet. Alors, lu pars après-demain ?

VICTOR.

Je le l'ai déjà dit.

LA VOIX DE GEORGES.

t l'st dégoûtant.

ViCTOR.

' iioi?

LA VOIX DE GEORGES.

Que tu partes après-demain... [Un temps.) Oh! sa- pristi, mon vieux, j'ai l'air d'avoir une tôle, sur cette l»hi-'o !...

13

29U L'f:NCHANTEMENT.

SCÈNE V

Les Mêmbs, ISABELLE, Un Jardinier.

ISABELLE cntr'oin're la porte de gauche.

Il n'est pas là?

VICTOR désigne le cabinet noir. Non... là...

ISABELLE, lui faisant signe de parler bas. Chut! {Elle rci'ient à la porte.) Entrez !

{On voit entrer un jardinier avec des monceaux de roses sur les bras. Elle-même porte les plus belles et elle est habillée dune robe extraordinairement bleue.)

VICTOR.

J'espère !...

ISABELLE.

Une surprise. Bonjour. Là! on va en profiler pour en mettre partout.

\Elle prend les bottes des bras du jardinier et les fourre dans des pots.)

LA VOIX DE GEORGES.

Elle vient, ma tête, elle vient ! C'est tout à fait un phoque.

VICTOR.

Eh bien, de quoi te plains-tu ? ISABELLE, sautillant de coin en coin, et à voix basse. Il y a longtemps qu'il est là-dedans ?

VICTOR.

Dépôchez-vous, il va sortir.

ISABELLE, au Jardinier.

Ici, ici... dans ce vase !... Dieu, qu'il fait de bruit avec ses sabots ! Vous avez bien dormi ? Vous êtes reposé? Ah! tant mieux. (Indifférente.) Yous avez très bonne mine. Odette va venir pour la lecture?

à

L ENCHANTEMENT.

VICTOR.

,Io croi-i ]ii(Mi... je vai<i la chercher.

(// prend son chapeau.)

L.\ VOIX DE GEORGES.

Après tout, je .suis peut-Ctre comme ça !

IS.\BELLE, riant, à Victor. Diles-lui, oui.

VICTOR, d'une voir de stentor. (Jili.

{tsnùcite xc recule pour admirer. Les manuxcrilt cu.r- mcines sont enterre'.': .fous les fleurs.)

ISABELLE, satisfaite, à Victor. Attendez, nous allons sortir ensemble. Je vaii^ me cacher derrière la porte, pour juger de l'effet.

[Ils sortent sur la pointe des pieds. La scène reste vide.^ LA VOIX DE GEORGES.

C'est curieux comme c'est trompeur, la photographie, in?... Il y a une optique particulière, tu comprends'?... n temps.) Ilt'lii ? (Un temps.) Est-ce que tu es parti?...

SCÈNE VI GEORGES, seul.

[fl sort du cabinet noir. Apercevant les roses.) GEORGES.

La fée!... Qu'est-ce que je disais? La iéc !... Me voici uverl de roses!... Elles sont exquises, d'ailleurs... (// ' n prend une sur la table. Saluant à droite et à gauche.) "^lerci, madame, merci beaucoup!... [Après quoi, il va i t rideaux de la fenêtre et cherche. Ne voyant personne, il ^arde derrière un fauteuil, puis va ii la porte, ijui lui <iste.) Ah! bon! {Puis il réfléchit.) Oui... mais... la-

29-2 L'ENCHANTEMENT.

quelle?... {Criant.) Comme c'est gentil d'avoir eu celle attention!... Quoi?... c'est vraiment trop gentil... (// écoute pour reconnaître un son de voix.) Je Suis COnfus...

[Isabelle fait irruptinn.)

SCENE VII r;FORr.ES, ISABELLE.

GLOKGES, iinmcdiatemcnt. Il n'y a que toi pour avoir des idées pareilles !

(// l'enlace.) ISABELLE, destinant les roses.

Elles sont jolies, hein ?

GEORGES.

Et cette toilette?.,.

ISABELLE.

Oui, c'est un parti que j'ai pris. Je me négligeais. Je le faisais un peu exprès, tu comprends! autremeni ce n'est pas dans ma nature. Mais, il ne faut pas... Ji suis belle, hein? Je te plais?

(^Elle se met .lur ses genoux.)

GEORGES .

Dis donc, j'ai mille fois plus envie de condamner ma porte au milieu de toutes ces roses {Il la renifle) e' de ton très savant parfum, que de lire 127 pages! S; on les laissait à la porte, les autres?

ISABELLE, lui mettant vivement les bras au cou.

Comme tu es gentil ! Mais ce serait exagéré... {l:Ue lui arrange la raie de ses cheveux.) Ça m'a amusée de t'envoyer ces roses parce que la rose est la fleur la plus féminine, et, je ne sais pas, c'est plus amoureux de donner des roses, à un homme... c'est plus... com- raçnt dire? {Elle lui souffle à f oreille.) inconvenant... Tu comprends ?

L'ENCHANTEMENT. 293

GEORGES.

Eu rougissant.

[Il la caresse à son tour de la main.) ISABELLE, se détachant. Oh ! mais tais-toi ! Je ne sais pas ce que tu as... je ne l'ai jamais vu comme ça !

GEORGES, étonné. Moi ?

ISABELLE.

Oui, (."est extraordinaire, depuis quelque temps... tu ' es tout chose...

GEORGES, trèx étonné, mais satisfait. Ah, bah! tiens !... je n'ai pas remarqué...

ISABELLE, souriant. Oh ! moi si, chéri ! {Elle se rassied sur l'autre gcnnu de Georges. Elle lui mordille l' oreille, puii tout d'un coup.) s Écoute. Donne-moi un rendez-vous, très loin... [Lesyeux 1 perdus au loin.) j'irai te retrouver comme un amant. I un rendez-vous très caché ! Que ce soit plus mystérieux, '. plus doux qu'ici. Tu veux pas ?

[Elle V enlace, voluptueuse.) GEORGES, minaudant. .Je ne sais si je dois...

ISABELLE, vivement. Mais pas maintenant, tout à l'heure... quand il y .Mira du monde. Alors tu me diras tout bas, tout h up : à ce soir, telle heure, près de tel endroit...

{Georges demeure un instant interloqué^ puis la me- naçant du doigt en riant.)

GEORGES.

Ah, ah ! tu prends goût à ce petit jeu, tu vois .'

ISABELLE.

Oh ! je t'aime !

{F\[lc se blottit en lui commr un rlmt }

2w i;exchantement.

GEORGES, la balance un instant de droiiv « ^uui.nc:^ avec cnlme et méthode; tout à coup, il lai vient une idée. Elles sont admirables ces roses, mais nous allons être asphyxiés pendant la lecture. L'odeur des cre- tonnes neuves et des roses, cela étouffe...

ISABELLE.

Tu crois? Ouvre la fenêtre. Non, non, ne l'ouvre pas, tu prendrais mal !

GEORGES.

Il n'y a pas de danger.

ISABELLE.

Si, tu prendrais mal. Tu es très déliml .If vwiiiino.

GEORGES.

Moi, délicat? Je me porte comme un bœul.

ISABELLE.

Tu te l'imagines, mais, au fond, tu es très délicat, du côté de la poitrine, j'ai déjà remarqué. Tu l'enrhumes pour un rien.

GEORGES.

Tiens, tu es adorablement comique?...

(// l'a fermer la fenêtre.)

ISABELLE a eu un froncement de .wurcils triste; quand il redescend, elle dit doucement .

Il faut me pardonner, tu comprends. J'ai profond, en moi, ce sentiment maternel et vieilli que la chose que j'aime devient, par ce fait, extrêmement fragile, se met un peu à dépérir... et j'ai comme un besoin de la cou- vrir d'un châle de tendresse... et une si grande peur qu'elle ne m'échappe !

(U't soupir.) GEORGES.

N'aie pas peur. Je me retiendrai. j

(// montre son biceps.) m ISABELLE, changeant de ton. Gaie. D'abord cet air de la campagne ne nous vaut rien Plus tard, lorsque nous serons libres, et que Jeannin

)

L'ENCHANTEMENT. '295

sera complètement guérie, nous irons faire notre voyage de noces. Tu veux? Nous irons à Venise. Oh! ({ue ce doit être beau, Venise !... Pourquoi ri s- lu ?

GEORGES.

Rien, mais je n'ai pas de chance ! Toutes les femmes que j'ai connues ont voulu toujours m'cmmener à Ve- nise! C'est navrant. Je suis très bien ici, moi ! {Se levant.) Ou'est-ce qu'ont donc ces chiens à aboyer? Neyt! Homère! Callipyge !... Ah! c'est le facteur, et madame Heiman. Le facteur et madame Heiman, c'est trop pour eux.

ISABELLE.

Déjà ! quel ennui ! MADAME HEIMAN, du deluji ^, u <,c /:,(,> sur le balcon. Bonjour.

GEORGES, à la fenêtre.

Vous n'avez pas rencontré Victor!

MADAME HEIM.AN, du dehors.

Non. Il était ! C'est bête ! 11 a passer par le petit pont. .Te fais (It-tohn... vous permelloz'?...

GEORGES.

Oui, oui ! fourrez ie zèbre à l'écune.

(// revient à Isabelle.) ISABELLE.

«.esi <ja, rncls-iiioi les mains au Iront. J entends battre ton pouls à ma tempe, et c'est un bruit si aime, si rassurant. (Elle se laisse aller .sur sa poitrine.) ' >u'pst-ce que c'est ? Tu as saigné?

{Elle tire le mouchoir qui dépasse de la poche du veston.)

GEORGES.

Oh! rien... ce n'est rien... Le verre, tu sais, le verre couleur...

ISABELLE.

Pauvre chéri ! tu tes fait mal et lu ne me diî?ai.> i nu. ça? vile, fais voir.

2it<> L'ENCHANTEMENT.

GEORGES cherche dc'sespére'ment une biexsuic sur ses muius. Non... ce n'est pas moi qui me suis blessé... c'est Jeannine.

ISABELLE.

Ah î c'est Jeannine ! Elle est venue ici?

GEORGES.

Oui, en m'apportent des photographies à développer, elle a fait un mouvement brusque, et alors...

ISABELLE.

Et alors, tu lui as pansé sa blessure.

GEORGES.

Instinctivement j'ai pris mon mouchoir... oh ! une petite coupure de rien... ne t'inquiète nullement. ISABELLE, blènie.

Je m'en rapporte à toi.

GEORGES.

Sans quoi, il ne s'est rien passé de particulier aujour- d'hui... Justement, il se trouve qu'elle ne m'a même rien dit en dehors de... de la photographie... Je ne vois absolument rien à te signaler, aujourd'hui. C'est en posant l'appareil ainsi... Qu'est-ce que lu as?... Tu me crois, au moins ?

ISABELLE, voix faible.

Ce serait la première fois que je ne te croirais pas.

SCÈNE VIII

Les Mêmes, Un Domestique. UN DOMESTIQUE, entrant.

Le courrier, monsieur. Le facteur a une traite et une lettre recommandée pour monsieur. Il y a à signer.

GEORGES.

Je descends.

i

L ENCHANTEMENT. 297

LE DOMESTIQUE.

Voilà le courrier de madame, el un paquet.

(// le donne a Isabelle.)

fiEORGES, heureux de cette diversion, va s'en aller, mt de sortir, d'un air naturel il xe croit obligé de dire.

Rien a*important ?

ISABELLE.

Rien.

LA VOIX DE MADAME HEIM.VN.

Peut-on monter?

GEORGES.

/e crois bien... Isabelle est là, montez donc.

(// va au-devant d'elle dans l'escalier, Isabelle ouvre- la lettre qu'on lui a remise, son visage a une ex- pression de grande anxiété.)

[Madame Heiman entre.)

SCÈNE IX ISABELLE, MADAME HEIMAN.

ISABELLE.

\h ! VOUS en avez des idées! J'ai suivi vos conseils, i étrenné une robe neuve...

MADAME HEIMAN.

\\\\p est rlinrmimlo. bravo!... et dans la note!

ISABELLE.

)e me suis liumiliée un peu plus, voilà tout le résul- !... Pouvais-je deviner qu'au moment je me traî- is comme une fille, oui, comme une fille, à ses pieds, venais de déranger une scène d'amour?... et quelle ne!... Tenez, en voici les débris... El, là, le raou- oir avec lequel il lui étanchait tendrement, ha, si idrcment, la main... c'est touchant!,.. Je la vois, la ne, je la vois! ^)ue le hasard est donc bête! Voilà,

'i\)8 L'ENCHANTEMENT.

voilà, au moment je m'écroulais de tendresse, ce que j'ai trouvé sur son cœur î... [Elle jette le mouchoir à terre. Après quoi, elle re<^arde nindame Heinian avec angoisse.) Ah! je ne pourrai pas le supporter! je le sens bien, c'est inutile, je ne pourrai pas !

MADAME HEIMAN.

Si j'ai compris un mot à tout ce que vous venez de me débiter, je veux bien êlre pendue ! Bon Dieu, qu'est- ce que tout ça veut dire?... Je regarde avec stupe\ir les pièces à conviction! On dirait d'un assassinat... Di; verre pilé... le bâillon du crime!... Cela vient donc d' se passer ;\ la minute? Georges avait pourtant l'air 1( plus naturel du monde.

ISABELLE.

Est-ce que je lui laisse voir quoi que ce soit?

MADAME IIEIMAN.

C'est donc cela que vous pleuriez toute seule comme un pauvre petit bout de Madeleine... dans cette purée de fleurs !...

ISABELLE.

D'autres choses aussi. On dirait qu'il y a des minutes dans la vie qui contiennent toutes nos douleurs ensem- ble, comme pour nous faire tout pleurer en une seule fois, par économie. Cela, tenez, que je lisais quand vous entriez, c'est une lettre. Elle est datée de Collao. Vous connaissez? Non? Ce doit être loin Collao?

MADAME HEIMAN.

Pierre ?

ISABELLE.

Écoutez : [Elle lit) « Je vous écris, mon amie, d'un grand jardin sur le bord de la Madeira. Les camélias luxueux, les mille étoiles des azalées dans les lourds ynassifs, me cachent la mer qui m'attend. La verdure de ce pays est sombre, luisante et sans bruit. De temps en temps seulement, un camélia pourri tombe comme un fruit lourd à travers les branches. C'est tout. Seulement,

d

L'ENCHANTEMENT. 29il

oici : il y a aie milieu, caché ilans les massifs, un peuplier de mon pays, un grand peuplier qui monte •"'ers le ciel. Je le distingue mal d'où je suis, mais je

entends fiissonner dans les cimes. Il est extrêmement sensible et très seul. Il n'est pas d'ici. Il ny a nul souf- fle dans Vair tiède et pourtant il frissonne à je ne sais quel vent invvîible pour nous, et il inurmure là-haut, tout seul, sa longue peine natale. Il ne me voit pas, et pourtant dans cette grande immobilité de silence, le peu- plier de mon pays et moi, nous nous comprenons, El voici que de cette peine inconnue et légère qui l'agite naît une forme féminine. Je pense à vous. Etes-vous heu- reuse, mon amie? Moi, je repars demain, pour un peu plus loin, dans ces contrées graves et amères. Ce sont de belles patries, que vous ne connaîtrez jamais, Isabelle. Il y a des coutumes bizarres et naïves qui vous étonne- raient, entre autres, celle-ci {qui explique le petit paquet joint à cet envoi) : Les femmes d'ici veulent que quand le grand mal d'amour vous a pris, on trouve, en respi- rant certains parfums locaux, l'oubli de son mal. Ce parfum est considéré, ici, comme un remède infaillible. Au fond, je crois bien que c'est simplement de l'eau de roses. Il est peut-être ironique de vous envoyer ce flacon, mais c'est une garantie que vous aurez dans votre tiroir... Ne vous étonnez pas si le flacon est débouché; c'est que je l'ai respiré... Adieu, ma grande amie. Il est lard. L'air doit être encore plus doux que de coutume^ car tout s'est calmé et je n'entends plus le peuplier de mon pays. » Pauvre ami, comme il a souflrir !

MADAME HEIMAJS.

Romance de guitare !...

ISABELLE.

Oh! je ferai comme lui, je partirai! 11 ne sera pas dit au moins, que je n'aurai pas su disparaître! Je m'en irai loin, si loin, ijuils n'entendront plus parler de moi !

ÔOO L'ENCHANTEiMENT.

MADAME HEIMAN.

Mais non, mais non!... Ne vous laissez pas gagner par le sentimentalisme italien de ce phraseur de Pierre... Vous ferez ce que vous eussiez faire dès le premier jour... Vous surmonterez la terreur nerveuse qui vous lie à celte enfant et vous me la confierez quel- ques mois. Je vous ai dit que je m'en chargeais... [Isabelle hausse les épaules de l'air de dire : C'est tout ce (ju'ils trouvent, eux! ! puis elle ouvre le paquet. A part.) Oh! mais! oh! mais!...

GEORGES, du dehors.

Un verre d'eau dans mon cabinet... oui, avec un citron.

MADAME HEIMAN.

Voilà Georges... Allons, cachez-lui ces vilains yeux rouges, au moins.

GEORGES, du dehors.

Et ne laissez monter personne.

MADAMi: HEIMAN.

Pristi, c'est vrai, cette lecture! Je n'y pensais plus... La Logomachie depuis Charles le Téméraire... Et Victor qui ne revient pas !

SCÈNE X Les Mêmes, GEORGES, puis JEANNINE

MADAME HEIMAN.

Je suis désolée, Georges! Je vous demande bien par- don pour monsieur de Chelles de ce retard. Il n'en fait jamais d'autres! Il y a un malentendu. Je lui avais bien dit, en effet, de pas.ser me prendre à la maison, mais pas si tard...

L" ENCHANTE MENT. 501

GEORGES.

Oh ! nous avons encore le temps ! {Tirant sa montre. \ Hé! hé! cinq heures moins le quart. Si nous voulons lire. {Ennuyé.) A moins que nous remettions à demain ?

MADAME HEIMAN.

Et le pis c est qu'il est capable de mattendre. Je uai verti personne que je sortais. Il est assez stupide pour mattendre...

IbABLM.i-., " jfiiiiiiine qui entre.

Tu assistes à la lecture, n'est-ce pas ?

JEANNINE.

Oui.

GEORGES, à madame Heiman. Nous allons faire sonner la cloche du jardin. Eh bien, i)up f.Tilt's-vous? vous filez aussi?

MADAME HEIM.AN.

La voiluro ne doit pas encore être dételée. C'est encore !• qu'il y a de plus simple. (.47>a/7.) Veine! ça prend!

GEORGES.

Vous vous croiserez en roule!

MADAME UEIMAN.

J'en ai pour cinq minutes, aller et retour. Préparez

vos papiers : je vous le ramène. (A la porte, elle rci.'ient.)

Et puis, commencez sans nous. Si <,'a part de Charles le

Téméraire, nous pouvons bien arriver un peu en retard.

{Elle dit cela d un petit air malin et avertisseur.)

GEORGES.

Comment, comment, Charles le Téméraire ? Vous brouillez le titre et le .sous-titre, ma chère amie, Charles, ni le petit téméraire. Ce n'est pas du tout la môme chose ! {Madame Heiman s'est déjà enfuie.) Est-elle bète ! Excellent début!...

( // rem > n te en siffla nt.)

-)02 L'ENCHANTEMENT.

SCÈNE XI ISABELLE, JEANNINE, GEORGES.

ISABELLE, prenant^ naturellement^ la main de Jcannine qui pause près (telle.

Tiens, lu t'es coupée?

JEANNINE.

Oh! rien!... C'est en jouant dans le jardin. GEORGES, continuant de maugréer.

Ils sont d'une inexactitude intolérable, ces deux-là ! Et dire qu'il en est ainsi dans tous les ménages irrégu- liers!... Ça fait frémir! Eh bien, attendons, nous autres, mes enfants! Tournons-nous les pouces. {Les deux sœurs sont assises, prostrées. Georges les regarde avec méfiance.) Étonnant combien ma lecture a l'air de soulever d'enthousiasme!... C'est dommage ! 11 y avait quelque chose, là!...

(// se frappe le front et rallume sa pipe.)

ISABELLE, à elle-même. En jouant dans le jardin ! ... Ils ne m'auront pas même fait la grâce d'un doute!...

[Silence.)

GEORGES, de la table oit il soupèse son manuscrit. Alors, rien dans le courrier?

ISABELLE.

Rien. [Georges se met à numéroter ses pages avec un crayon. Isabelle, immobile, assise sur un canapé'. Jeannine se lève distraitement et va dans le forulde la pièce, loin, der- rière le canapé', prendre une guitare qui se trouvait là. Elle l'accorde.) Comme ils ont l'air naturel. C'est efTrayant !

L'ENCHANTEMENT. 303

GEORGES, numérotant. Cinquante, cinquante-deux... Bon! est le cinquante et un ?

[Les cordes pincées de la guitare sonnent une à une dans le vide... Chacun est à sa pensée.)

ISABELLE, à elle-même. Comme ils doivent se comprendre dans le silence !... (Haut.) C'est décidément une femme charmante que cette Odette.

GEORGES, continuant de numéroter. On est sûr de la trouver là, au moment on en a besoin. Ah! c'est la vraie amie! Tamie des mauvaises Iv'iir.'v Cent vingt-deux, cent vingt-trois...

ISABELLE, à part.

Elle se met derrière moi, pour que je ne puisse pas la voir. Il y a la glace, ma petite ! [Elle saisit nerveusement un miroir à portée de sa main.) Elle lousse. Est-ce bêle! GEORGES. \ ictor vaut mieux. {Comme personne ne repond, Georges ft've la tête et contemple la scène. A port, entre les den/f.) Bigre ! Le silence est tendu. Il y aura de l'ora-a-ge ! [Haut.) Je me demande si je dois laisser subsister cette phrase qui ne me paraît pas bien académique pour moi, mais si humaine, pourtant, si humaine!... {D'une voix ^rai'e et profonde.) Qui me dira pourquoi, au théâtre, datis les silences solennels, les acteurs boutonnent le dernier bouton de leur redingote?

(fît après avoir mesure' d un nouveau coup iVaeil In scène et les deu.v femmes immobiles, d'un geste large, il boutonne son veston, avec une Joie féroce et solitaire.)

ISABELLE, tout à COUp,

C'est charmant !

GEORGES.

N'est-ce pas? {.i part.) Il y aura de l'ora-age!...

// referme un tiroir. La guitare égrène toujours <!es notes fausset.)

30i L'ENCHANTEMENT.

ISABELLE, à part.

Elle lui tend les lèvres! Oh! la petite rusée! la rusée. Elle lui envoie un baiser! Cela a l'air d'une petite gri- mace de rien du tout... {Un sourire effleure les lèvres de Georges qui relit une pcige.) Ah! il a souri! Je suis blême!... C'est affreux... Elle se rapproche. Ah! mais ils se moquent de moi! Je vais le leur crier!... C'est trop, à la lin !... Je suis là, pourtant, je compte, j'existe... [Soudain, haut, éclatant. )(jeovge?,yeTC\hTa,?>SQ-TCio'\.[George.\\ stupéfait, lève la tête.) J'ai dit : Embrasse-moi !

[La petite n'a pas bougé. Elle regarde sa sœur avec une haine indicible. Puis, elle Jette la guitare et s'enfuit, muette, claquant la porte.)

SCENE XII ISABELLE, GEORGES.

GEORGES.

Ou'csl-ce qui te prend? Mais, réponds, qu'est-ce qui

ISABELLE.

)(■ lie sais pas... Je le demande pardon.

GEORGES.

De ce train, tu finiras par être la cause même du malheur que tu redoutes!... Il faudrait bien savoir véritablement, ma chère amie, puisque vous imposez à cette enfant de vivre entre nous, ce que vous voulez au juste. Avant vos remèdes, il n'y avait rien à craindre, mais maintenant, il y a tout à craindre ! Si c'est ainsi que vous comptez la traiter!... Mais, au nom du ciel, quel accès t'a pris? réponds?...

ISABELLE.

Je ne sais pas... un coup de folie, tu as raison, un

LENCHANTEMENT. ^»->

besoin irrésistible que j'ai eu, tout à coup, de fem- brasser,un besoin de tes lèvres, juste à ce moment... Je ne m'explique pas. Ça été plus fort que moi...

GEORGES.

Depuis deux mois, j'ai accepté la situation complète, intégrale... à tant faire, je me suis payé le bloc, y com- pris les bons sarcasmes dont tu m'abreuves!... Ils faisaient partie de mes prévisions et la joie de ma mathématique!... J'attendais le total qui te convain- crait, sans plus intervenir jamais... Mais, pour te rendre coupable d'actes pareils, il faut que tu aies dépassé mes prévisions et que lu me caches de bien étranges soup-

nst... Allons, voilà qui va finir!... Que vous le vouliez uu non, nous nous expliquerons cesoir, ma chère amie! Pas un mot de plus. Cet état cardiaque va cesser!

ISABELLE.

Tu as rai.son de le fâcher. J'ai eu tort. Mais je vais parer, tu verras. Va me la chercher...

GEORGES.

Ma parole, c'est moi maintenant qui prend le parti de lie enfant! C'est moi qui suis obligé de la défendre contre toi, et c'est moi qui commence à avoir réelle- ment peur, maintenant!... Car je ne sais si tu vois ce que tu fais... Pour la première fois j'ai le sentiment 'un danger véritable... est-elle maintenant? l-elle?

ISABELLE.

Là!... là! Ne te fâche pas si fort, mon Dieu... puis, (|ne je te dis que je vais tout réparer... Au lieu de crier, lu ferais bien mieux d'aller me la chercher.

GEORGES.

Ah ! nous allons encore couler quelques heures char- mantes !... [Il sort en criant .) Jcannine ! {Mais Jeannine ne devait pas être loin, peut-être même derrière la porte, car Isabelle a le temps, à peine, de se précipiter au balcon que

506 L'ENCHANTEMENT.

Georges rentre, poussant In petite devant lui. Bas à Jean- nine.) J'en ai assez de cette existence. Il faut qu'elle cesse.

ISABELLE se retourne. Ah ! le voilà !

(ZsV/c fait un signe suppliant à Georges, pour qu'il les laisse seules. Jeannine attend, droite. Georges sort.)

SCÈNE XIII ISABELLE, JEANNINE.

ISABELLE.

Pardon, Jeannine, je te demande pardon de ce que je viens de l'aire là.

JEANNINE, imperceptiblement.

De rien, j'en ai vu d'autres.

ISABELLE.

Si, j'ai besoin que lu me pardonnes. 11 y a longtemps que je voulais te le dire.

JEANNINE.

Ça n'a pas d'importance... et tu as tous les droits!

ISABELLE.

Regarde-moi, puisque tu m'as comprise, Jeannine... J'en fais humblement l'aveu devant les yeux de quinze ans, en baissant les miens : je soufTre, Jeannine, je .souffre du môme mal que loi... 11 faut être bonne. Par- donne-moi, mon petit.

JEANNINE, gcne'e.

Voyons, c'esl une plaisanterie...

ISABELLE.

Non, je l'assure. Quoi qu'il se soit passé, entre vous

à

LENCHANTEMENT. 507

!eux, en aucun cas je n'avais le droit de le faire du mal, 1 sois sûre que si je n'ai pas toujours été à la hauteur de ma tâche que je saurai conduire jusqu'au bout, dorénavant, ma bouche a parlé toujours contre mon cœur et de cela, je te demande, Jeannine, très humble- ment pardon.

JEANNINE, simple. C'est oublié !

[Elle passe.)

ISABELLE, avec un mouvement doux et peureux des doigts, comme pour la retenir au passage. Je suis un peu excusable parce que vous m'avez entouré de beaucoup de mensonges... sans quoi, je crois que j'aurais su être bonne, toujours, sans me plaindre... Nous sommes un peu gauches toutes deux... nous étions si peu préparées à ce qui devait nous arriver!... Tu as aimé bien jeune, mon petit... et moi très tard ! et voici que bientôt mes cheveux blanchis vont se couvrir de honte. Enfin!... nous ne sommes pas responsables, hein ? Ce n'est pas de notre faute... Qui nous eût dit cela? On était si heureuses à la mai- son! tu te souviens"?... On se sera tout de même beau- coup aimé... Ah! si tu avais parlé à temps!... Enfin! nous sommes deux pauvres malheureuses, voilà ce que nous sommes, n'est-ce pns Jeannine ? 11 n'y a pas à s'en vouloir. Je tâcherai d'être meilleure, je te promets... Puisque tu souffres, tu dois savoir qu'on n'est pas tou- jours maître de soi... et que ça fait mal! C'est le doute, tu comprends, dont vous m'avez entourée'?... Si vous m'aviez dit tout simplement ce qui en était, je me serais arrangée... Désormais, tu verras!... Je m'exagère peut-être, après tout, vous n'en êtes peut- être pas encore aussi loin que je me l'injagine... Je ne sais pas, moi!... [Elle lui tient les mains et essaye de rencontrer ses regards.) Je ne te demande qu'une parole de vérité pour que tout s'éclaire... Je l'assure, quoi que vous ayiez fait, quand bien même vous vous adore-

7m L'ENCHANTEMENT.

riez... tu seras étonnée! Oh! je vois ta figure qui se contracte! Laisse-loi pleurer, va, ne t'empêche pas... Prends mes larmes et donne-moi les tiennes.

JEANMNE, se raidissant et dt^toumnnt les yeux.

Va-ten !

1S.A.BELLE, rapprochant son visage du visage de Jeannine, les yeux tendus.

Une parole seulement!... C'est ton silence, lu com- prends !... J'y ai vu des remords, de la haine... et quelle haine ! (Les cils de Jeannine battent, battent. Elles sont souffle à souffle.) J'y ai VU que vous vous adoriez au poinl... de vouloir que... je disparaisse... C'était fou, n'est-ce pas?... Une parole, seulement!... J'y ai cru voir, comme en tes yeux, des abîmes hideux... j'ai cru voir... {Un cri.) Monstre!

JEANNINE.

Ah ! tu m'as fait mal !

I.ÇABE1.LE.

Odieux petit monstre qui essaie de m'enfoncer ce dernier clou dans la gorge et qui veut me faire croire que ton silence est un aveu, et que tu me l'as pris, et qu'il 'est à toi î... Va-t'en! va-t'en! Je ne veux plus te voir ! Tu me fais horreur !

JEANNINE.

Et quand cela serait, à la fin !

ISABELLE.

Tu mens! tu mens! tu es abominable....

JEAN'NINE.

C'est trop fort! Ah! je suis un monstre! C'est trop, cette fois, c'est trop!... Ah! je suis un monstre, moi à qui tu fais subir la plus épouvantable des existences!... que lu forces, du matin au soir, à subir, la rage dans l'âme, toute ta joie, tous tes baisers, avec des airs de triomphe, lorsque j'en meurs et qu'il me faut fuir tes

L'ENCHANTEMENT. 309

lèvres, qui me cherchent, après!... Ah! tu ne m'en auras pas épargné un de les baisers, à moi, la peliLe pauvre!... Ah! je suis un monstre! Eh bien, alors, dis 'ourquoi tu me forces à vivre, pourquoi tu m'as arra- lîée à la mort? Oui te le demandait? Qu'est-ce que je t'avais fait pour cela !..

Tais-toi ! Tu es horrible ! Tu ne dois pas savoir ce <|ue tu dis, pour me briser ainsi !...

JEANMNE.

Quel soulagement m'as-tu apporté ? réponds ? Cite- moi une joie, une!... Tu m'as rivée à ton bonheur! C'est pour le voir que tu me forces à vivre ! La torture de ton questionnaire perpétuel, la torture à petit feu, -ans répit!.,. Ah! tu ne laisserais pas même un jour ma -outTrance tranquille ! Et quand je veux la solitude au moins, quand je veux vous fuir, tous les deux, une heure... je ne peux pas! parce qu'il paraît que cela te l)Ouleverse, ça te remue le sang que je ne sois pas là!

ISABELLE.

Oui, lâche ! lâche! car ce que tu sais trop, c'est que je meurs derrière les portes que tu fermes, lâche!

JE.\XMNE.

Mais alors, puisque tu devais im- r.procher tout, jusqu'à l'air de cette maison, que comptais-tu donc m'olîrir, à la fin, quand tu mas dit : Reste, je le veux?

ISABELLE.

La vie ! T'aider à passer le pas. Te porter de l'autre côté de la douleur. Te voir grandir cl comprendre.

JK.XNNLNE.

•lai grandi et je comprends.

LSABELLE.

Ce que tu n'as pas, toi, c'est le droit de me torturer lAchement de doutes aflVeux, du doute de ce oui n'(>sl

510 L'ENCHANTEMENT.

pas [Ramassant tout son effort) de ce qui n .i jamais

été!...

JEA.NNINE.

Mais qu'en sais-tu, à la fiTi ?

ISABELLE; dans un cri. IVon, non, cela n'est pas, cela n'est pas!... Tu n'en avais pas le droit!...

JEANNLNE.

Je n'ai que celui de souffrir, parlai te naent! Eh bien, si tu m'imposes un pareil martyre, ce doit être pour quelque chose, tout de même! Et je voudrais bien savoir ce qui m'attend, au bout du supplice, quel bonheur?... Mais, à la fin des fins, pourquoi, pourquoi suis-je ici? Possible que lu prennes plaisir à me faire savourer vos baisers... moi, je n'en ai que de l'hor- reur!...

ISABELLE.

Tu ne sais pas ce que tu dis! c'est monstrueux!... Oh! comme tu me hais!... Rappelle-loi, Jeannine, pourtant!... Il ne me manque que de l'avoir portée dans mes flancs!... C'est mon amour qui saigne!...

JEANNINE.

Je te hais? Mesure à ma haine Tatrocilé de ce que lu appelles ton amour et de ce que tu commets en son nom. Et dedans, la seule qui aime, c'est moi, parce que je me tuerai, moi, par charité, pour ne pas troubler ton alî'reux bonheur!...

LSABELLE.

Misérable! Elle me reproche de vivre! Sois rassurée, va... j'ai compris, je te laisserai la place...

JEANNINE.

Allons donc! pas de phrases! Tu sais bien que c'est moi qui vais disparaître... Seulement, lu aurais mieux fait de me laisser tranquille la première fois, voilà tout !

ISABELLE.

N'en dis pas plus. Tu l'auras, petite louve !

L'ENCHANTEMENT. 5ll

JEAN>'1NE.

La petite louve en a assez ! La petite louve? regarde- la une dernière fois î... Tu te traînerais à mes genoux, tiens, que je ne resterais pas un jour de plus ici ! ' Laisse-moi passer.

ISABELLE, In xaisisxant. Tu ne vas pas recommencer l'abomination, mon Dieu?

JEANNINE.

Pas plus tard qu'à la minute !

ISABELLE.

Ah! VOUS voyez bien, vous autres, que j'ai raison ? contre tous de ne pas la laisser arracher de mes mains!

JEANNINE. .le \on\ nnrlii".

ISABELLE.

.Jeaunine :... tu ne sortiras pas !

JEANNINE.

Je sortirai... j'en ai assez... Adieu !

[Elle se dégage brusquement des bras de sa sœur et disparaît.)

ISABELLE, les genoux fléchissants, roide, d'une voix étranglée^ appelle.

Georges ! . . . Georges !

{Georges accourt au bruit, par la droite.)

SCENE XIV ISABELLE, GEORGES.

ISABELLE.

Georges!... C'est fini!... Je l'ai bien vu. Je ne peux plus rien sur elle... Elle va se tuer, cette l'ois, pour de

512 L'ENCHANTEMENT.

bon... Va, va, fais ce que lu veux ! Elle est à loi, mon rôle est Icrminé, je te la donne! Mai.s qu'elle ne se tue pas!... mon Dieu, qu'elle ne se lue pas!... Va! Va!... mais va donc !

[Elle le pousse hardiment par s'est enfuie Jcanninc. et, seule, s écrase contre le canapé, de tout son lon<^, la face en terre, devant la porte béante.)

RIDEAU

ACTE IV

Même décor qu'au deuxième acte. C'est le soir du môme jour. Une grande lampe allumée ; le feu pétille encore.

Au lever du rideau, madame Heiman, un chapeau sur la tète, et Pierre en costume de voyage. Ils parlent à un domes- tique, sur le seuil de la grande porte grillée par ils vien- nent d'entrer et à travers laquelle on voit la nuit claire.

SCÈNE PREMIERE Un Domestique, MADAME HEIMAN, PIERRE.

l,i: DOMESTIQUE.

Non, madame. Madame est toujours souffrante. Elle ne va pas mieux, elle n'est pas descendue de sa chambre, depuis que madame est venue à cinq heu- res... Mais si madame veut que je la fasse prévenir?

MADAME HEIMAN KT PIERRE.

Non, non. Et Monsieur?

LE DOMESTIQUE.

MoiL-^it'ur MfiiL de sortir. Mais pas pour longtemps. Il est allé fumer son cigare dans l'allée des Ormes, probablement... ou du côté du réservoir... Il ne sera pas long.

MADAME HEIMAN.

Mademoiselle 1

LE DOMESTIQUE.

Mademoiselle est couchée à cette heure-ci et d'ail- leurs mademoiselle n'est pas descendue de sa chambre non plus, depuis cinq heures...

u

314 L'ENCHANTEMENT.

MADAME HEIMAN.

Alors, monsieur a dîné seul?

LE DOMESTIQUE.

Oui, madame. Il est resté un peu auprès de madame avant le dîner, et encore, non, je me trompe... puisque j'ai entendu la voix de monsieur qui lisait dans son cabinet.

MADAME HEIMAN.

Comment qui lisait? Puisque la lecture n'a pas eu

lieu?

LE DOMESTIQUE.

Oui, mais j'ai entendu monsieur qui disait comme ça : « Puisque personne ne veut m'en tendre, je vais lire à Neyt! » Alors il a enfermé la chienne avec lui, et il s'est lu tout seul.

PIERRE.

Je le reconnais bien !

MADAME HEIMAN, riant.

Bien, bien! Nous allons raltendre ici, [Le domestique sort. A Pierre, en s'asseyant.) Ah ! ça, m'expliquerez-vous maintenant, blague à part, comment l'on reçoit une lettre de vous d'un équaleur quelconque et comment vous débarquez, le même jour, chez moi, sans crier gare, le plus naturellement du monde... dans la car- riole du père Baugé?... revêtu de cet adorable petit complet américain... Elle est bonne!... C'est ce qui s'appelle préparer son petit efl'et !...

PIERRE.

Je ne me suis pas payé une entrée, je vous le ré- pète... Pourquoi ne voulez-vous pas me croire?... Votre ignorance des choses administratives me ravit... La voilà bien, la France!.,. Pauvre France!... La dernière levée ne se fait pas dans tous les pays du monde à six heures du soir. 11 n'y a pas qu'à jeter la lettre, crac, dans un palmier, en passant... palmier? vous savez ce que c'est qu'un palmier?... à la bonne heure!... En

L ENCHANTEMENT. 015

.r-i îe, chère tête, qu'on peut très bien jeter une lettre le lundi, par exemple, se décider à partir dans le courant de la semaine, et faire le voyage, le lundi suivant, en paquebot, par le môme courrier que ladite lettre? z-vous compris, maintenant?

MAD.\ME HEIMAN.

Mal. C'est obscur.

PIERRE.

Je me suis jeté dans le train du Havre, immédiate- ment, au débotté... et à la gare de Saint-Meilhan, comme je vous l'ai dit, l'honorable individu que vous appelez Baugé a bien voulu me conduire chez vous... Oui... Il commençait à faire trop chaud là-bas, et puis il est urgent que je me rende à Londres... Car je suis devenu extraordinaire, vous savez!... J'ai des intérêts dans r.\chanti-Coldfiels Corporation !... Je suis de deux commissions techniques !...

MADAME HEIMAN.

\'ous !... C'est à se tordre î... C'est drôle comme quand i,.c r>-.;r.ii>oc coupent leurs cheveux pour le régiment!

PIERRE.

Eh bien il faudra vous y habituer.

MADAME HEIMAN.

Jamais! Je vous en préviens!... Je ne vous prendrai jamais au sérieux comme homme d'affaires!... C'est égal î Vous ici!...

PIERRE.

Comme ma petite visite a l'air de vous abrutir, ma chère amie!...

MADAME HEIMAN.

''ri peu.

PIERRE.

Ouoique je trouble un délicieux téte-à-téte avec monsieur de Chelles v..iic n»' i./,.i, voulez pas d'étr*' descendu chez vous .

7A(\ L'ENCHANTEMENT.

iMADAME HEIMAN,

Il n'aurait plus manqué que vous tombiez ici!

PIERRE.

.l'ai plus de tact... Pourquoi me dites-vous ça?...

MADAME HEIMAN.

Alî ! parce que!... part.) Je ne sais plus que lui dire, moi... (Haut.) Écoulez, vous revenez de Pontoise.

PIEURE.

Non, de plus loin,

MADAME HEIMAN.

En l'occasion, c'est arriver de Ponloise... On ne vuu^ a plus revu, s'il m'en souvient, voyons... depuis la messe de mariage... Malin, va !

PIERRE.

Quoi?

MADAME HEIMAN.

Rien. Vous pensez bien que depuis lors il a .se passer des choses, n'importe quoi... mais des choses... Seulement comme vous en êtes resté à la messe de mariage, vous comprenez, ce serait trop long de vous mettre au courant!... C'est môme pourquoi j'ai préféré vous traîner de suite chez les Dessandcs... Ma foi. jo réserve le paquet à Isabelle.

PIERRE.

Odette, rien de grave, hein, j'espère?

MADAME HEIMAN.

Rien, rien. Comique, au fond... Elle vous expliquera.

PIERRE.

Vous m'avez fait peur... Vos réticences sont exaspé- rantes, et vous êtes dune discrétion bien peu israélite !

MADAME HEIMAN, SOUria/lt.

Hein... votre prétexte de retour?...

L'ENCHANTEMENT. 517

PIERRE.

Non, je vous jure... L'éternelle tentation du passé m'a fait obliquer la route, vous le voyez. Mais je n'ai pas \e cœur d' Olympia. [Regardant /a pièce.) XloTs, c'est là?

MADAME HEIMAN.

Oui, c'est là!... oui, c'est là, cet endroit délicieux... ce petit paradis!... la maison de la joie!...

PIERRE.

N'est-ce pas?... Je m'en doutais.

M.^.DAME IIEIMAN.

Ah! ce (pi'on s'amuse ici! vous ne vous en faites pas uno idée... Et, en passant, je vous remercie, de tout cœur, de m'avoir ces gens-là... je m'en féliciterai toute ma vie! Chaque jour est un jour de fête... de bamboche... A ce point que samedi, moi aussi, je boucle mes malles... et vais reprendre mes quartiers d'hiver au plus vite... Oh! Pierre, attendez-moi jusqu'à sa- medi... partons ensemble... emmenez-moi à Londres ! ce serait si gentil d'aller faire un petit peu la fête en- semble!...

PIERRE, nerveux.

Voyons, qu'y a-t-il, Odette, qu'y a-t-il décidément? Ne plaisantez pas.

MADARfE HEIMAN, lui prenant le bras. Écoutez, je crois que je ferai bien, tout de même, de vous mettre un peu au courant, sans quoi vous risquez de ne pas très bien comprendre !... Vous voyez ce poinl rouge là-bas... au bout de l'allée?

PIERRE.

Oui, c'est une lanterne.

MADAME HEIMAN.

Non, c'est Georges qui fume son cigare

PIERRE.

Non, c'est une lanterne.

518 L'ENXHAxNTEMENT.

MADAME HEIMAN.

Non, c'est Georges... Allons à sa rencontre, El, ce faisant, je vais vous révéler les choses essentielles, pour que vous puissiez ensuite... voler de vos propres ailes.

PIERRE.

Vite. Vous me faites mourir à pelil leu...

(Ils sortent.)

LA VOIX DE MADAME HEIMAN.

Et au tournant de l'allée, je vous quitte... oh! je vous jure bien que si... il faut d'abord que j'aille vous sortir des couvertures de laine...

(Z<e.y voix se perdent. La scène reste vide. De derrière le piano elle était blottie et cachée, on voit surgir Jeannine. Elle est en petite camisole de nuit, les cheveux dans le dos. Elle court vite à la porte par viennent de partir Pierre et madame Heiman.)

SCÈNE II JEANNINE, FRAULEIN.

JEANNINE. Enfin !(£//e regarde attentivement dehors entre les bar-

r.aux de la grille.) Prennent-ils à droite ?... à gauche?... Oui!... Ah! rien n'est perdu !... Vile la lampe!...

[Au moment oii elle va éteindre la lampe, la porte d<- droite s'ouvre ; c'est Fraitlein.)

FRAULEIN.

Je vous cherchais partout... voulez-vous rr-monlor !

JE/VNNINE.

Allez-vous me fiche la paix !

FRAULEIN.

Ah! Fraûlein!... Fraûlein!... WoUen sie... w^as sagt Madame?

L'ENCHANTEMENT. 519

JEANNINE.

Wurst... Wursl ! Voilà ce qu'elle va dire, madame... Wurst !... El puis, si vous ne voulez pas vous en aller, \ ous savez ce que je vous ai promis? Je dirai à mon-

eur j'ai trouvé sa photographie, dans votre cham-

i»re!... Ah !

FRAULEIN.

Mein Gotl !

JEANNINE.

Vous m'embêtez avec votre Gott... On vient, fraûlein, je vous en prie... je vous en supplie, ma petite fraûlein, allez- vous-en î

FRAULEIN,

Oh! mademoiselle!...

.FEANNINE.

Vous savez uku (ju'il le faut... Je vais monter me coucher dans cinq minutes... allez...

FRAULEIN.

Oh ! mademoiselle! mademoiselle.

[Elle pousse violemment Fraûlein et referme la porte. Puis elle baisse la lampe complètement. Elle se place près de la porte de droite, à cropetons, par terre. Au bout d'un moment, Georges arrive sur le perron, le col du manteau rehaussé'. Il entre, referme la porte grillée, remonte la lampe, la prend et se dirige vers la porte de droite pour aller se coucher. Au moment de l'ouvrir, il se heurte à Jcannine.)

SCÈNE III JEANNINE, GEORGES.

GEORGES.

Ah! c'est vous ! Justement, pas fAché de vous rencon- trer !... {Il pose la lampe.) Ah, bien ! vous n'avez pas de toupet! Vous attendez là, tranquillement, à pied de bas.

:>20 L'ENCHANTEMENT.

en vous tournant les pouces, que je vienne vous dire des douceurs!... Après la scène inimaginable de cet après-midi!... Voire sœur, depuis ce temps, ne se remet pas de l'attaque de nerfs que vous avez provoquée. Notez que j'ignore ce qui s'est passé entre vous deux et ce que vous avez peul-ôlre osé lui faire croire, pour qu'elle en soit arrivée !... j'ai peur de comprendre!... Toujours est-il qu'il n'y a plus de raison humaine qui tienne !... La démence du sacrifice bat son plein ! Tout que j'obtiens d'Isabelle, ce sont des phrases <le ce genre : « Elle est à toi !... Soyez heureux! » Vous avez tramé une petite intrigue malpropre et méchante, à mon insu... Il y a deux mois que vous manœuvriez... et entre vos deux sourdines, moi, j'ai été joué!... Eh ! ma petite, voilà qui est fini, celte fois... Vous allez partir.

JEA>MNE.

Oui, un peu de patience... Je vais partir, en elTel, et c'est pour cela que je suis ici. Georges, pour que vous me donniez l'adieu (jue j'atlends depuis si longtemps... avant que je disparaisse à jamais...

GEORGES, Matant. Oh ! fini, celte fois !... Ily a des bornes aux meilleures plaisanleries !... C'était trop commode, en vérité ! « Vous ne voulez pas faire un petit tour de promenade ? Non? Ça vous déplaît?... Crac, je me tue Ah ! vous l'aviez trouvée, vous, la formule!... Mais celle fois...

(// lui secoue vigoureusement les bras.)

JEANMXE.

C'est cela... tenez-moi les poignets... étouffez-moi... J'entends gronder votre voix sur ma tête... c'est déli- cieux...

GEORGES.

.M vous m aimez voilà la minute de me le prouver et de vous faire pardonner votre sinistre comédie. Je m'adresse à la grande Jeannine... Vous ne pouvez pas

L ENCHANTEMENT. 5'Jl

4er un jour de plus ici; lépreuve est faite... Il faut e vous parliez... [Vivement.) Quand je dis partir, je veux dire, bien entendu, vous absenter ([uolques se- maines... quelques semaines au plus... un voyage de rien du tout avec madame Heiman... une excursion ilnns les Alpes [il fait un grand geste vague; se rcpre- 'tt), dans les petites Alpes... lesAlpilles !... Nele faites jas pour Isabelle, Jcannine, si vous ne lui consentez pas ce sacrifice, faites-le pour l'amour de moi î...

JEANNINE, lui parlant tout près dans V obscurité profonde .

Mais oui... mais oui... Inclinez un peu votre lOte sur moi, et tout sera dit. {Mouvement de Georges.) Ne me troublez pas... C'est ma grande dernière minute... J'exécuterai tout ce que je me suis promis, point par point. Voyons... par ordre... que je ne m'embrouille pas... [Elle met ses mains sur sa figure et parle aicc une i'oix nouvelle, tindde et basse.) Ecoutez, Georges... d'abord... oh! j'ai la gorge sèche... laissez-moi... laissez-moi vous dire tu ! Cela, d'abord, je me le suis promis... Oh! je ne vais jamais pouvoir oser!... [La voix nés t plus qnun souffle imperceptible.) Toi, toi... mon (ieorges... je t'aime... Oh I je suis toute rougissante... si TOUS me voyiez dans l'obscurité!... C'est exquis... C'est ainsi que je vous parle quand je suis seule dans ma chambre... Quel bonheur! je vous dis tu, comme si c'était vrai...

(.EORGES.

Vous m'aimez, dites-vous? Mais quelle sorte d'amour est le vôtre ?... Je ne peux pas y croire. Non, non, je n'y crois pas, c'est inutile !... Commencez par me le prouver... Vivez pour moi, si vous m'aimez... Ah! si vous me montriez un peu de dévouement, .si... ah!...

JKANMNE.

J'avais préparé des phrases, vous m'avez embrouil- lée !... Oh ! seule, je vous dis des choses, des choses !... je les marque pour vous les répéter... vous seriez con-

oi2 L'ENCHANTEMENT.

tont... mais je les oublie après... Je n'ai pas beaucoup de bonheur, vous comprenez...

[l'ille est tout proiLr tnnt nrn/h^ rjr /ia\ et parle, les yeux clos.)

GEORGES, nervctt.v.

Ne me faites pas repentir d'être resté, Jeannine... Remontez dans votre chambre.

JKANNINE, laissant glisser son front le long du bra^ de Georges.

Je perds la tête... je ne sais plus, moi... je vous aime, Georges !

GEORGES.

Ail ! détestable rusée qui voudrais lasser mon courage!

JEANNINE.

Ce rêve, pourtant ! ce rêve ! Être serrée une minute dans vos bras !... Je serais partie consolée... Vous êtes bien cruel, allez !... Je m'étais tellement dit : Dans tout ce que j'oserai lui crier, il y aura bien quelque chose pour l'émouvoir... Et ce sera comme lorsque je cours dans la prairie en chantant : * Je l'aime ! je l'aime! je laime ! » [Mouvement de Georges.) Ah! je Vois cela! VOUS détournez la tête... Vous me trouvez répugnante à vous dire ces choses... vous détournez la tête... C'est une petite fdle de seize ans qui parle ainsi !... Eh bien, est-ce que vous croyez que je ne me lais pas horreur, moi !...

GEORGES.

Mais non, pauvre enfant, mais non... Ce sont d'autres pensées qui m'agitent et m'épouvantent!... Crois-tu que je n'entende pas cette mendicité de tendresse, crois-tu que je ne voie pas le trouble qui a détruit l'harmonie dans ce corps brûlant et cette petite têle égarée, ivre d'amour et de mort!...

JEANNINE.

Dieu, qu'on est bien contre vous !... Je vous aime !... Et puis on a fait sécher les châtaignes sur le perron, dans la journée... et c'est ça que c'est si parfumé...

L'ENCHANTEMENT. r.25

Dieu ! qu'on est bien ! Vous sentez mon cœur qui bat contre vous? Écoutez, je ferme les yeux... je ne verrai pas quand vous m'embrasserez.

GEORGES.

Jeannine! Jeannine !

JEANNINE, avec un petit éclair (htns les yeux vite réprime. Oh! Je savais bien que vous étiez bon! Dieu, je

ais pleurer bien sur, je vais sentir que vous me -<'rrez dans vos bras... Oh ! Georges ! quelle joie ! vous in'aim... Non, non, j'ai eu tort... je n'ai rien dit ! Ce n'est pas vrai, non, vous ne m'aimez pas !... vous allez membrasser seulement... je n'ai pas dit que vous maimiez pour ça. ...Oh! Georges... c'est moi qui t'aime, t'aime, t'aime !...

GEORGES.

Mais taisez-vous donc î

(D un mouvement nerveux, irrésistible, il la saisit bru- talement. Jeannine a un en étouffé en s'abattantsur \u poitrine. Ils restent ain.fi lèvre à lèvre, un grand moment, dans le rond clair de la lampe. Des pha- lènes, autour d'eux, cognent l'ombre; un pic-vert réveillé traverse la prairie en criant, et le croissant de la lune, au loin, filtre à ras de terre, dans une haie, au bout du jardin... Des pas ont retenti sur le perron... la porte grillée a battu... Georges et Jeannine se détachent brusquement, ils se renfoncent dans l'ombre. Une silhouette, dehors, la main pose'e sur le boulon de la porte, les regarde... Georges va nu-devant d'elle et ouvre lui-même vivement.)

SCÈNE IV Les Mêmes, PIERRE.

GEORGES, reconnaissant Pierre avec difficulté dans C ombre. Toi?...

5-24 LEXCHANTEMENT.

PIERRE, esxaynni cTctre très natitrel. Tu vois... en effet... je... j'arrive... je suis de retour. Alors en passant., en allant... à machin... à Londres... je suis descendu chez Odette.. Et... {Haussant le ton.) ça va bien, toujours?

GEORGES.

Mais tu... tu vois.

[Silence.)

riERRE, à Jeannine qui na pas b >ugé, près du piano. Bonjour, Jeannine.

JEANNINE.

Bonjour, monsieur.

{Elle ne bouge toujours pas. Silence]

PIERRE, à Jeannine. Eh bien, c'est tout ce qu'on me dit?

{Jeannine s'approche de Pierre et lui tend le front.) GEORGES, à Jeannine.

Jeannine, voulez-vous, s'il vous plaît, aller prévenir votre sœur que Pierre est là... qu'elle descende tout de suite.

{Jeannine sort.)

SCÈNE V GEORGES, PIERRE.

GEORGES, il va à Pierre, d'une voix blanche. Ta main, Pierre. Dans cet extraordinaire moment tu viens de m'apparaitre, là, je me suis demandé si j'avais bien toute ma raison!... si ce n'était pas mon cerveau qui projetait réellement ton image dans le cadre de cette porte... à deux mois de distance!... C'est tellement fou!...

PIERRE.

Ecout-e... je...

LENCHAxMEMENT. 3i.j

GEORGES, C interrompant. Non, ne me dis rien encore. Le hasard ta fait tomber sur la minute de trouble la plus extraordinaire de ma

''ie... {Se pn^^nnt /,„ ..v//o<: c,/;- ip froiit .) Tu uc vôux pas voir î . . .

PIERRE.

Odette m'a dit...

GEORGES.

rson, lu ne peux pas savoir! Quoi que tu puisses ima- giner, remets à plus tard le "moindre jugement... Ce sera justice... En atltMidant, à la hâte, pendant que nous sommes seuls, je vais te demander tout de suite une chose. Puisque te voilà... demeure ici quelques jours... oui... Il faut que je parte. Ta présence précipi- tera et facilitera mon départ... Ah! dans quelle maison reviens-tu!... On vient... Ta main?...

PIERRE.

Tu t'en vas?

GEORGES.

Oui... je suis dans un tel état de trouble... tout cela... le saisissement de ton arrivée. . . j'ai besoin d'un moment de repos et de recueillement... Je ne t'entendrais même pas, je n'entendrais personne d'autre que moi-môme pour l'instant... El puisqu'Isabelle descend, il est mieux que je te laisse seul avec elle.

PIERRE.

Mais...

GEORGES.

Si... si... cela vaut mieux. (// va sortir^ tout bouleversé, puis se ravise et droit ti Pierre, la voix très émue.) Je lo jure, Pierre, que je suis un honnête homme!

{Silence.)

PIERRE.

Je ne te demandais rien.

{Georges .sort. Pierre, resté mcuI, lèi'e lentement la lampe. . . et attend.)

526 L'ENCHANTEMENT.

SCÈNE VI PIERRE, ISABELLE.

Isabelle entre précipitamment, en vêtement de nuit hâtivement jeté sur ses épaules.

PIERRE.

Isabelle !

ISABELLE.

Pierre !

{E/te est tombée près de la porte, sur la c/iaise qui se trouvait là. Lui, près de la table. Ils pleurent.)

ISABELLE, s' essuyant les yeux. Quand on m'a dit que c était vous, j'ai reçu un coup au cœur! C'était à la fois trop cruel et trop bon... Ah! Pierre!... Pierre!

PIERRE.

Qui m'eût dit que nous pleurerions ainsi, en nous revoyant!...

ISABELLE se rapproclie de la table et de Pierre. Mon ami!... Regardez ce qu'on a fait de votre amie...

PIERRE.

Non. Vous ôtes toujours la môme. [Isabelle, élevant la lumière à hauteur des yeux. Il la regarde en plein jour^ timide.) Un peu maigrie... un peu pâlie!

ISABELLE.

Vous, vous avez bonne mine.

PIERRE. Ah! moi, vous savez, je... {Geste. Isabelle tout d'un coup lui saisit les deux mains, en le regardant dans les yeu.v. Pierre touché.) Merci... merci!... Vous n'avez jamais été meilleure pour moi, dans toute votre vie!... {Un temps.) Et cependant, allez, je ne bénis pas les chagrins qui vous rendent plus compatissante.

L'ENCHANTEMENT. ô^l

ISABELLE.

La petite m'a dit que vous étiez descendue chez

Jette... C'est vrai?... Est-ce que vous avez tout ce

<iu"il vous faut, au moins?... Et dites?... ce retour?...

PIERRE.

Oui, tout à l'heure... tout à l'heure... je vous dirai... ça n'a pas d'importance!... Je vous en prie, ne troublez pas cette minute, laissez-moi tout au bonheur de vous '■voir... là... là... (// s'assied et la contemple encore lon- guement un peu comme les peintres font en regardant un modèle, et il dit en secouant la tête.) Mon pauvre amour!... Cela ne vous offense pas que je vous appelle ainsi?...

ISABELLE.

Pierre !

PIERRE.

.l'emploie le mot amour, faute de mieux!

ISABELLE.

C'est déjà bien suffisant.

PIERRE.

Ah! maintenant, vous avez fait l'apprentissage amer? Mais aussi... mais aussi!... Ah! si j'avais été encore, Mion amitié sûrement vous eût empêché de commettre itie sottise. Vous vous êtes lancée, à corps perdu, dans juelle aventure!... Oui, je sais, vous étiez en droit d'es- pérer mieux de leur part... mais la moindre expérience vous eût avertie que vous courriez à un îibîmo. Enfin!

ISABELLE.

Vous auriez eu, à ma place, le môme mouvement

^/'néiv'iiv (ino. moi...

PIERRE.

Mais comme vous avez ne pas savoir vous v pren- dre !... [Souriant.) Et que de choses charmantes et stupides vous avez dire!...

ISABELLE.

Si vous saviez, Pierre ! Ah I comme ils m'ont trompée !

3ti8 L'ENCHANTEMiiNT.

PIERRE.

Je no le défends pas. Je ne le juge môme pas enco^(^ Je vous prie seulement de savoir <Hro in'liiliî''n(p.

ISABELLE.

Je pense, lourdement, à ce que je dois laire. On eût dit que je sentais que vous deviez venir et que je n'at- tendais plus que vous...

PIERRE.

Comme il faut que vous l'ayez aimé, mon Dieu!

ISABELLE.

Si c'est aimer que de se sentir tous les jours plus égarée, plus palpitante, plus chagrinée... alors, oui, je Fai aimé...

PIERRE.

Passionnément!

ISABELLE, sérieuse.

Je vous demande pardon d'avouer simplement, cette Iransformation, devant vous. Mais à quoi servirait de ne pas être franche?

PIERRE.

Oh! vous ne me faites plus de mal!... Il y a long- temps que je vous ai dit adieu. {Changeant de ton.) Bref, maintenant, qu'allez-vous devenir? car il s'agit de trou- ver une issue... Vous ne pouvez pas rester plus long- temps dans cette répugnante atmosphère.

LSABELLE.

J'y songe.

PIERRE.

^uel moyen ?

ISABELLE.

J'en ai un bon... Attendez... Vous nous rt su/. n't;st- ce pas?

PIERRE.

Je repars liemain par le train de quatre heures.

ISABELLE.

Non !

L'ENCHANTEME.M. 5-Jy

PIERRE.

N'insistez pas...

IS.\BELLE.

N'oilà qui va hâter les choses.

PIERRE.

ISABELLE.

PIERRE, l'niu.

Comment cela ^'ous verrez. Ahî

ISABELLE.

Et à quelle heure êtes-vous arrivé chez Odette?

PIERRE.

Au moment du dîner... il y a une heure...

ISABELLE.

Et à huit heures vous étiez déjà au courant de tout!... C'est admirable! Voilà bien les amies!... Curiosité, vanité et envie... J'en étais sûre!... Elle m'avait juré, celle-là, qu'on la cou}>erail en morceaux plutôt que de révéler un mot de leur trahison, à qui que ce soit... même à de Chelles, même à vous...

PIERRE.

Vous vous trompez, je vous jure. Odette a été d'une discrétion absolue... même ridicule, je m'en porte ga- rant pour <'11f'.

ISABELLE.

Mais alors, (jui vousa appris?

PIERRE, t^iiil'iirtfisfé.

Eh bien! je...

ISABELLE, (l'une voix subUiine/it indifférente et détachée.

Ahî je comprends... oui, c'est juste... Ils ne se ca- chent de personne... Oh! tout le monde est au courant ici... C'est une aventure publique. Georges lui-même vous aura tout de suite raconté sa passion pour Jean- nine. [Mouvement de pritestatim énergique de Pierre,) Ou

550 L'ENCHANTEMENT.

alors, plus simplement, il vous sera arrivé ce qui est arrivé à tant d'autres... hier encore, à de nos voisins... oh: ne protestez pas... c'est devenu tellement fréquent! Dès votre entrée ici, vous avezcoraprisà leur attitude... {Second mnm'cmciit chi Pierre.) Je VOUS en prie, cette fois, Pierre, ne m'humiliez pas d'un mensonge de plus ! A quoi bon?... Croyez-vous que je ne sache pas? Ils ne se cachent plus, vous-dis-je... Vous êtes tombé, tout de suite, sur une scène d'intimité... Ils vous ont donné. le spectacle de les surprendre... comme on les trouve niainlenant toujours... s'erabrassant, n'est-ce pas? s'étreignant dans mi coin... c'est cela?... [Pierre hoche la tête évasivement et baisse la tête.) C'est cela? {Bondis- sant ai'ec un cri.) Ah! c'est tout ce que j'attendais!

pii:;rri:. O'i^ dites-vous?

ISABKLI.i;.

Je n attendais que cette preuve... Celte fois des yeux ont vu!... Ah! la bonne délivrance!... la certitude!... Enfin!...

PIERRE.

Isabelle!

ISABELLE.

C'est le ciel qui vous envoie!... Enfin! enfin!

{Elic va à un petit meuble bas près de la cheminée et l ouvre avec une clef quelle porte à sa chaîne de cou.)

PIERRE.

Mon amie, mon amie... vous m'effrayez.

ISABELLE promène ses mains agitées dan<s des tiroirs.

Georges apparaît a ce moment sur le perron. Ah! te voilà!... Entre! {Montrant Pierre.) Maintenant, il a vu! maintenant j'ai la preuve!... Tu ne peux plus nier... {Elle s éloigne un peu à reculons des deux hommes.) C'est tout ce que j'attendais... Adieu!... Je vous dé- livre... Soyez heureux !,..

LENCHANTEMENT. 351

[On la i'oit filtre un geste. Un revolver estitans sa main. Georges se jette sur elle. Une courte lutte s^ engage. Dans le corps à corps ^ Georges finit par lui arracher le revolver des mains. Il en retire les cartouches.

SCENE Vil GEORGES, ISABELLE, PIERRE.

GEORGES, yefa//f simplement le revolver à terre. Imbécile ! [Puis^ il va s'asseoir, les deux mains sur la face. Un grand silence. Isabelle haletante se soutient à la cheminée. Pierre est près iCelle. Personne ne dit plus rien. Enfin, Georges relève la tête.) Voilà tll en étais! ohî... nous en sommes!... Est-ce croyable que ce soit toi, là.... ce revolver à tes pieds!

ISABELLE, montrant Pierre. Maintenant, plus rien ne pourra faire que ces yeux-là n'aient pas vu !

PIERRE.

Isabelle!

GEORGES.

Ah! oui... ce baiser!... mais c'est ton œuvre, malheu- reu.se! Ton œuvre... ah! parlons-en!... Sans que j'aie rien à me reprocher, Pierre, je te le jure, d'homme à homme, en lace de cette pauvre femme égarée... voilà de quelle infamie elle me soupçonnait, moi!... Ah! va- t'en, tiens! je ne sais pas ce qui l'emporte, de ma pitié ou de ma révolte!

ISABELLE, qui est restée fixe pendant que Georges <• jk,, ,,\

subitement.

Écoute, Georges, en cette minute, à la sincérité de la

colère, de ton gole, d'un je ne sais quoi (|ui ne ment

pas... je raffirme, et c'est solennel, cette fois,

532 L'ENCHANTEMENT.

celle preuve, ce baiser indéniable, cel affreux baiser, je peux le rayer de ma mémoire... lui donner, à la rigueur, une raison, un sens... {.tppuyant sur les bras.) Juge de la puissance de ma foiî A cet instant, si lu le veux, je le croirai, je m'y engage solennellement sur tout ce que j'ai de plus sacré... lu n'entendras plus, ni plainte, ni soupçon... si lu jures simplement, en celle minute, devant Pierre qui nous entend, et devant qui tu n'oseras pas mentir, que tu n'aimes pas Jeannine. Je te croirai !

GEORGES a une hésitation, puis fermement.

Non, je ne jurerai pas cela.

ISABELLE, avec un cri de triomphe.

Ah!... tu vois bien... tu vois bien que tu l'aimes!...

GEORGES.

Eh non, non, je ne peux pas et je ne ferai pas pareil serment! Assez de mots et d'hypocrisie!... En toute la sincérité de mon âme à moi, puis-je dire que je ne l'aime pas ou que je l'aime?... C'est cela que tu de- mandes? Tu veux que je te dise... que je te dise... depuis des mois tu me harcèles! Tu veux que je te donne d'un mot l'explication de ce qu'il y a en nous de plus intraduisible. Ou'esl-ce que lu appelles aimer ? Apprends-moi d'abord commence l'amour, finit la pitié, je le répondrai ensuite! Vous avez des distinc- tions admirables ! Mais sais-je, moi, de quel nom humain, vous autres, femmes, vous pouvez bien nommer le sen- timent que j'éprouve, là, en ce moment, pour celte enfant? C'est peut-être de l'amour!... c'est possible! Je n'en sais rien, rien!... Nous vivons depuis deux mois dans une atmosphère de petits mensonges, d'hypocrisie sentimentale. Assez! Il y a en nous, au-dessus de nous, la vérité profonde. Je ne sais si elle s'appelle amour, ou haine, ou pitié. Elle est comme elle est... Je me refuse à la profaner d'un serment inepte ! El non, raille fois non, je ne sais pas ce que vous appelez amour, de vos bouches de femmes» !

L'ENCHANTEMENT. 533

ISABELLE.

Vois mes yeux, ils te l'apprendront.

GEORGES.

Des moisi... Et je me révolte... Et cette fois ça va Ire ma revanche! Ah! mes gaillardes, il va falloir marcher droit 1 {Respirant largement en se frappant la p i- trine.) Dieu de bon Dieu! ça fait du bien!... [il arpente la pièce.)3e l'ai laissé le soin de nos existences jusqu'au bout... tu vois que jai tenu parole, complaisamment? jt^ n'ai pas bronché... Voilà le résultat!... A mon tour, maintenant! (-</ Pierre.) Veux-tu aller chercher Jean- nine, s'il le plaît, Pierre, j'ai besoin qu'elle entende ce que je vais dire.

SCENE VIII

GEORGES, ISABELLE.

Resté seul avec Isabelle, il va à elle et f appuie contre sa poitrine. Elle résiste.

Gi:ORr.l>.

Ma pauvre femme! Regarde tu nous as menés... Es-tu convaincue?... Voilà ton orgueil nous a con- duits... Allons! reconnais la monstrueuse erreur de ta

ntative!... J'attendais, moi, puisque tu ne voulais pas utiliser ma raison, résigné à mon rôle de spectateur. J'aurais peut-<^tre tenter d'intervenir plus tôt; mais qui d'un i)eu sensé aurait jamais soupçonné que nous en étions de cette pelile course à l'ahime! Je ne pouvais pas suivre les frénésies obscures de votre silence... Nous étions murés chacun dans notre alti- tude respective, et la vie muette allait sou train, sans échange!... Ah! quel criminel joujou!... Oui, oui, ma pauvre grande chérie! je sais bien tout ce que tu pour- rais me dire pour ton excuse. Tu as cru tenter une

534 LENCHANTEMENT.

œuvre belle. El lu as subi la contagion, renchantemcnl, pour parler Ion affreux langage, jusqu'à la démenc<'! Tu as accompli jusqu'au boul le Irajel jadis parcouru par Jeannine, et ce coup de pistolet logique, admirable, nécessaire, équilibre vos deux folies!...

ISABELLE.

C'est ça... parle, parle... 11 me semble que je te crois, en celle minute... parle encore... c'est apaisant... Même si tu mens encore, cela fait du bi<^n '''1' hr^co..,

GEORGES.

Ton œuvre, comme tu l'appelais emj)hatiquement, Ion œuvre n'était pas belle... non, même pas cela! elle était laide... Le seul mot de guérison, que tu employais sans cesse, eut suffire à l'avertir... car tu ne pouvais la guérir qu'en tuant son amour. Et en cela, Isabelle, lu commellais comme les autres le crime essentiel, le grand crime de nature, laUeinte à la liberté juste. Pour être juste, il n'eût pas fallu tenter d'assassiner cet amour, dont elle était innocente, mais au contraire le laisser vivre librement et mourir de sa belle mort. Cela eût été la justice profonde... mais hélas! elle n'est pas dans nos moyens... Il est de ces choses qu'on peut penser, et qu'il faut bien se garder de faire, et la morale des hommes ne va pas jusqu'à elles! Quant à moi, comment m'y serais-je pris pour détester celle enfant? Je ne peux pas lui en vouloir de m'aimer... Voilà la vérité, la vérité belle et toute simple... et qu'il faut oser dire, puisqu'elle est sans offense.

ISABELLE.

Oui, oui... lu as Fair de penser tout cela... tout cela a l'air juste... [Elle fronce les sourclh tout à coup et secoue la tête, de Vair de revenir à sa pensée.) Mais cependant, qu'est-ce que tu veux? ce baiser... ce baiser... tu auras beau dire... c'est de l'amour!

GEORGES, douloureusement.

Ah! c'est fini! Ce mot-là est entre nous.

L'ENCHANTEMENT. 555

ISABELLE, immc'riiatement, avec crainte. ' Non, Georges, tu verras... j'hésite encore... je ne - pas... depuis que je t'aime, je ne sais plus rien. - je ne demande pas mieux que de te croire!

GEORGES.

Non, c est fini... .l'en suis sûr maintenant, c'est fini!... Ah! je me souviens, Isabelle, de ion cri désolé quand lu as pris la petite avec nous... « L'amour est dans la maison!... » Oui, l'amour!... Désormais, il a été l'invité, avec Jeannine, le personnage invisible, l'hôte toujours présent, et à travers lui. nous ne nous sommes plus jamais retrouvés... Il a failli même me corrompre... oui, moi, je l'avoue, es-tu contente! Mais si nous ne nous dégageons d'un effort brusque, tu entends, définitif, Isabelle, à force de nous serrer l'un contre l'autre, il va nous broyer, jusqu'aux os... Sépa- rons-nous.

ISABELLE.

Comment? quoi?... que dis-tu? Nous séparer?

GEORGES.

Oui, nous séparer. Le temps nécessaire pour vous rendre la raison perdue. Puisque, je le sens, tu ne veux pas accepter le seul moyen possible : éloigner ta sœur...

ISABELLE, t interrompant.

Mais tu sais bien que ce serait le crime !

GEORGES.

Oui. Eh bien, justement... partageons le sacrifice en trois. Annulons tout bonheur, il n'y aura plus de jalouses!... Notre part de malheur h tous sera égale; les femmes seront satisfaites!... Ce que je sais bien, c'est que pas un jour de plus nous ne vivrons de cette vie que tu nous imposes, l'enfer!

ISABELLE.

Georges, je m'y oppose ! C'est moi seule la fautive... je réparerai, tu verras.

536 L'ENCHANTEMENT.

GEORGES.

A aucun prix!... n'insiste pas... j'ai dit... Demain recomnien(?crait la geôle. Madame Heiman emmènera Jeannine, elles iront faire un petit voyage dans le Midi... moi ailleurs... loi tu retourneras à Paris...

ISABELLE, tombe effondrée sur une chaire. Oh ! mon Dieu !

[Entrent Pia,' il .Kiiiunitr.)

SCÈNE IX Les Mêmes, PIERRE, JEANNINE.

GEORGES.

Toi, arrive ici... ma petite ! hop! (// la pousse bruta- lement devant lui.) Écoule-moi bien... attentivement. IS\^TAA.^, pleurant. " !;':--■ Écoute-le, Jeannine ! Écoule-le ?

GEORGES.

Nous allons nous séparer, puisque vous l'avez voulu, puisqu'il le faut. Tu vas donc partir... que tu ailles, retiens ce que je te dis là, enferme chaque parole avec soin dans ta mémoire, que tu ailles, plus de soltises !... Sache ceci: que lu ne commets rien de mal en m'aimant. Laisse vivre en loi cet amour, librement, sans contrainte, sans chercher à en guérir !... Laisse-le chanter ou pleurer à sa guise, mon enfant... Ne te presse pas de ne plus m'airaer... Puise dans celle épreuve le courage même de vivre et de devenir une femme!... Bientôt peut-être, un jour, nous sentirons que nous pouvons nous rapprocher, et nous revien- drons... Ce jour-là, il n'y aura plus de petite Jeannine. Il n'y a plus de petite Jeannine !... Jure que tu vivras pour moi, pour elle. [Il montre Isabelle.) Plus de sottises,

L'ENCHANTEMENT. 537

jamais, n'est-ce pas?... ou je le lire les oreilles !... El il 'aul que lu saches ceci, c'est cela^ue je voulais le dire <•{ qu'il faut que la sœur entende : du fond du cœur, je le plains, et je te prie de me pardonner le mal que je te ' ause involontairement... Ne te demande jamais de |uel nom se nomme le sentiment que j'éprouverai, là- bas, pour toi... el qu'importent les noms!... Il n'a de nom dans aucun langage humain, Jeannine ! Et je le remercie de ton amour, mon petit!... El, pour cela, ce baiser que tu me demandais tout à l'heure, Isabelle va permettre que je te le donne maintenant, du fond de mon cœur. N'est-ce pas, Isabelle, que lu permels que je l'embrasse?

ISABELLE, faiblement, sans conx'iction. Oui.

GEORGES embrasse Jeannine au front.

Allons, Jeannine!... j'attends loi mieux qu'un serment. Dis que tu es décidée à partir courageu- cmenl!... [Jeannine ne repond rien.) Eh bien, lu hé- rites?... Tu ne veux pas répondre? (/^«««/ne va tomber n xanglotant sur le canapé.) Bien!... à la guise!... Pre- nez-le comme vous voudrez, je vous avertis seulement, loutes deux, que ma résolution est inébranlable! Je n'admettrai aucun empêchement... vous m'entendez, aucun!... A part quoi, à votre aise, mes enfants!... Protestez, si bon vous semble ! Moi, j'ai dit... N'espérez pas une minute que j'enlre dans la discussion de ma volonté?...

(// sort.)

SCÈNE X IbADLLLE, JEANNINE, PIERRE.

ISABELLE, effondrée. Ah ! je ne sais plus, moi... Pierre !

358 L'ENCHANTEMENT.

PIERRE, souriant. Oui, je ci'ois que vous ue savez plus graud'chose, ni les uns, ni les autres!

ISABELLE.

Que va-l-elle devenir?... Regardez-la... tenez... [Elle t'a vers Jeannine.) Jeannine...

PIERRE, la retenant, bas à Isabelle. Vous n'êtes pas, pour l'instant, en état de lui dire quoi que ce soit d'utile. Laissez-la pleurer un instant!... Allez rejoindre votre mari et apaiser sa juste colère... croyez-moi... Deux paroles d'un ami et d'un étranger feront plus que tout le reste!... Elle se confiera plus facilement à moi... Je vous rappellerai dans un mo- ment. Ne vous éloignez pas.

ISABELLE.

Ne soyez pas trop sévère !

PIERRE, souriant. Je serai extrêmement sévère !

SCÈNE XI PIERRE, JEANNINE.

PIERRE, seul avec Jeannine. Très beau, tout ce qu'il vient de dire là!... Seule- ment, pratiquement, ça ne s'arrange pas avec cette facilité!... Votre beau-frère a toujours été un théori- cien... oh! incomparable!... 11 a dit des choses excel- lentes, et lui, il lui suffit d'avoir raison pour être heureux !... Vous séparer ! vous séparer, tous les trois !... c'est bel à dire! Mais ce jugement de Salomon ne change rien ! Avec toutes ces belles paroles, ils n'empêcheront, ni l'un ni l'autre, que vous ne restiez la victime, et voilà ce qu'avec votre instinct admirable

L'ENCHANTEMENT. 5.V.«

: enfant, vous avez compris tout de suite! (// mule •nachiualeinent une cigarette (ju' il ne fume pas et tourne sur le tabouret de piano.) Il y a un instant, je ne vous con- naissais pas... je serai franc, vous ne m'intéressiez même pas du tout... Je vous ai toujours considérée )mme une enfant insupportable, et d'ailleurs parfai- nmenl inutile!... Seulement, j'avoue, mon pauvre gosse, que depuis une heure je commence à com- prendre (on est long à comprendre !) voire sort à venir... et ce qui vous attend... Qui sait, dans tout cela, si ce nest pas vous la plus intéressante, après tout!... Quand, dans la vie, il y a quelqu'un de trop, la nature s'arrange toujours pour l'éliminer, en lui flan- quant tous les torts sur le dos !... C'est vous qui vous êtes débattue peut-être le plus généreusement, sans calcul, commettant toutes les galTes, sans rien savoir... [Jeannine fond en sarfglots.) Ne VOUS désolez pas !... Ah ! ce n'est pas gai, fichtre, mais on n'en meurt pas... Il y en a d'autres que vous sur la terre qui ont en- dossé, avec plus de rancœur, allez, et à un Age on ne se console plus, hélas! cette sorte d'emploi... Vous avez quel âge? dix-sept ans... dix-huit ans? {Jeannine fait signe de la tête que non.) Dix-sept?... {Jeannine fait signe de la tête que oui.) Pfl"f ! Remerciez le ciel de vous avoir envoyé la précocité de la douleur. Vous en serez débarrassée plus tôt!...

JEANNl.NE, rti'fc conviction. Oh ! ça, monsieur, jamais! jamais !...

PIERRE, riant. Pauvre petit ! comme vous avez bien dit ça !... Voire angoisse passera tout de même plus vite que vous ne l'espérez!... Mais qu'on vous a mal éduquée!... L'une a vu seulement en vo-us une malade (l'éternelle ren- gaine!) l'autre, (Jeorges... il ne connaît rien aux femmes !... C'est môme sa grande force sur elles, le LTcdin ! [ti-er un <nin,-r\ Enfin!... Malgré (juoi, vous

."vSO L'IÙNCHANTEMENT.

avez bien compris la nécessité de vous en aller, vous, loiile seule... Vous ne pouvez continuer de rester ici i'i faire souffrir « les grands » î Puisqu'il le faut vous saurez parlir et disparaître de leur vie...

JEANMNE.

Oui. J'aurai la force maintenant.

PIERRE.

Je ne voulais pas vous entendre <!ir(> ;niiiH riu.,.' Seulement, irez-vous?

JEANMNE.

Je ne sais pas. Je dcmandoi'ai cfu'on m<^ ineflf on pension.

l'U.HKK, '■■(lit.

Quel drôle de petit angelot !... Mais vous avez pass(^ Tàge de la pension! Il faut vous faire une vie à vous!... Pourquoi ne rencontreriez-vous pas, non des valseurs, des cousins amoureux ou des Saint-Cyriens éperdus, je sais bien qu'il n'y a pas de quoi satisfaire un cerveau comme le vôtre, frappé d'un don prématuré, mais quel- qu'un qui veuille bien se consacrer à l'éducation d'une Ame aussi difficile que la vôtre, Jeannine, quelqu'un qui soit à même de respecter votre chagrin et de l'aimer tendrement, comme si c'était son propre chagrin à lui qu'il consolât, pouvant vous offrir quelque chose qui ne serait ni de la paternité ni de l'amour, mais une affection infinimentmêlée... Supposez avec cela, comme par hasard, que ce vieil homme, avec son trop-plein d'inutile tendresse, trouve en vous épousant l'occasion de se dévouer à un bonheur qui n'est pas le vôtre, Jean- nine. mais celui de la grande âme étrange qui régit cette maison cl dont vous portez un peu l'image dans vos yeux...

JEANN'INH, i liuv! l'imp'i-il.

Arrêtez-vous. Je n'ignore pas à quel point vous avez aimé ma sœur: elle me l'a dit... Et quoique je ne sois (ju'une enfant, j'ai assez souiï<Tl et je suis assez intelli-

L'ENCHANTEMENT. ôil

nte, monsieur, pour deWner de quel sacrifice vous seriez capable pour Isabelle I... Mais non, c'est impos- sible, tout de même î... Vous ne pouvez pas aller, même à cause d'elle, jusqu'à vous charger de moi, et vous traîneriez un bien pauvre pelitpaquel !... Merci... Je n'ai

soin d'aucun .secours... Je m'en tirerai toute seule!

PIERRE.

Ah, mais ! savez-vous que vous ùies très chic, déci- dément!... Vous avez raison, je lançais à tout hasard cette bouée de sauvetage, oh ! sans bien y croire, à l'aveuglette, el pour voir ce que vous en diriez... mais vous avez raison, malgré ce qu'aurait de tentant l'idée paradoxale de nous unir tous deux pour leur seul bonheur, nous ne le pouvons pasi...

JE.\NMNE.

C'est bien tout de môme d'y avoir songé !

PIERRE.

Oui cesl bien, parbleu, oui, c'est très bien!... Voilà .0 qu'il faut se dire I... Etje suis très contentde nous!... Ah! mais par exemple, ce qui est fort possible, ce que j'exige, c'est qu'après nous être connus el rapprochés comme nous venons de le faire, nous ne nous quittions pas comme cela!... Ah! mais non!... Vous m'intéressez diablement, .savez-vous!... Il faut que nous devenions une bonne paire d'amis... dites, vous voulez?... Madame Heiman, c'est bien sec! même en voyage... Vous avez besoin d'un meilleur confident... Attendez, attendez un peu, vous allez voir! C est moi qui vais me charger de votre éducation !... Promettez-moi d'abord qu'on

crira, tous les deux?... Ce sera très gentil, très tou- rnant!... On parlera d'eux, on se dira leur bonheur... leur gloire... comme de vieux invalides qui n'en veulent pas à leurs généraux de s'être lait casser la lêle pour eux!... Ah! vous verrez, à nous deux comine on se

inprendra!... Ils ne savent pas quels êtres charmants M aïs sommes... Les imbéciles!... N'est-ce pas que je

.-'.2 L'ENCHANTEMENT.

suis sympalliique?... Tope-là! Alors, vous voulez bien

(\o moi fonimf <'-iiiin?'ade'?

JEANN?NE.

Oh! oui. monsieur!

PIERRE.

J'emporte votre petite amitié, comme une jolie fleur, née des ruines, jeunes pour vous, vieilles pour moi, de nos deux douleurs... née de tout l'amour qu'ils n'auront pas compris!... L'élan précipité de ce grand toqué doit vous elîaroucher un peu, mais je ne veux pas m'en aller sans que nous ayons conclu une vraie alliance, dans le mystère de cette belle et triste soirée, dont nous gar- derons le souvenir, et... Allons, voilà que je m'exprime encore en style vieux monsieur... je déraille... c'est désolant !

.lEANNINE.

Vous êtes très gentil ! . . . Mais quel ennui tout de môme

de n'avoir pas de chance!...

{Un gros soupir.)

PIERRE.

A qui le dites- vous! Alors, je peux compter sur vous?

JEANNINE.

De grand cœur!

PIERRE.

Le pacte est conclu?... .le suis ravi... Et qu'allez- vous faire, ma nouvelle petite amie?

JEANNINE.

Je vais parler comme une grande personne... Il faut que je sois bien raisonnable maintenant... Rappelez ma sœur, voulez-vous?... Et merci...

{Elle lui serre la main. Pierre m a la ponf ne droite.)

L ENCHANTEMENT. Ôi5

SCÈNE XII Les Mêmes, ISABELLE, puis GEORGES.

JEANNINE.

Isabelle... J'ai à le dire ce que je viens de décider... \^Elle va parler.) Attends que Georges soit là, veux-tuf j'aime autant que vous soyez tous les deux.

ISABELLE.

Le voici...

(Georges entre.)

JEANNINE, à voijc haute, non sans émotion.

I Après la façon dont Georges m'a parlé tout à Iheuro,

[ et que j'ai bien retenue, je tiens à vous dire (jue je suis

l décidée à partir avec madame Heiman. Je ferai le

voyage que vous voudrez. Et je m'engage à ne plus

jamais vous donner le moindre sujet d'inquiétude, à

avoir beaucoup de courage et à ne jamais vous faire

de peine... ni à l'un ni à l'autre... même de loin.

( Elle récite un peu comme une leçon, avec peine. Puis^ comme brùée par l'effort fait, elle se détourne (Ceux brusquement.)

GEORGES.

A la bonne heure, Jeanninc!... Voilà ce qui s'appelle j>arlerî... On fera quelque chose de vous!...

(Isabelle, très émue, i<eut se précipiter vers Jeannine pour l'étreindre dans ses bras, mais Jeannine a un mouvement de recul.)

PIERRE, cntraùuint I<!abelle. Laissez-la. Pas encore... L'efl'orl a été gros!... {Bas.) I Un petit pacte est conclu entre nous. Un petit pacte sérieux et profond.

544 L'ENCHANTEMENT.

ISABELLE.

Oh! merci, Pierre! Je ne doute pas de voire amilié, ni de votre cœur excellent... Merci de votre aide... merci de pouvoir compter sur vous. Si maman était là, elle vous remercierait.

[Elle s'essuie les yeux.)

PIERRE.

Allez, comptez, avant toutes choses, sur l'avenir. Tout s'arrangera... et les peines s'envoleront... derrière moi...

ISABELLE.

Pierre!...

GEORGES, à Pierre.

Je te demande pardon, mon cher, de cette scène de ménage tu es tombé en plein...

PIERRE, rapidement.

Comment donc!... Bigre, mes enfants! Onze heures? Et la mère Heiman qui m'attend avec ses couvertures de laine!... Je me sauve! Demain matin, avant de par- tir, je viendrai encore vous serrer la main... Mon cha- peau, mon pardessus?

GEORGES.

Tu ne vas pas savoir retrouver ton chemin !

PIERRE.

Par la grand'route.

GEORGES.

Et le ciel s'est voilé.

PIERRE.

Jeannine va m'éclairer jusqu'à la grille... n CsL-cepas, Jeannine?... C'est vrai qu'il fait noir, tout de même! {Jeannine prend vivement la lampe et passe devant Pierre.) Bonsoir, bonsoir, mes enfants!.. {On entend sa voix du dehors.) Et il a "plu!... Ce qu'on va patauger! Prenez garde à votre jupe, Jeanneton...

L'ENCHANTEMENT. j^r

SCÈNE XHl GEORGES. ISABELLE.

Tiens ! . ,

ISABELLE.

Pierre m'a laissé entendre qu'ils venaient tous deux d'échanger une grande promesse d'amitié... Mais cette amitié peul-elle être do quelque secoui'^ à l'enfant qni s'en va... si seule!...

GEORGES.

Mais oui... Ils vont dire ensemble beaucoup de mal, de nous... Ils sont sauvés!...

ISABELLE .

Alil (|ue lu es déconcertant. Georges!... Au moment même l'on croit te comprendre et te satisfaire, voilà que tu ris '

GEORGES, / attirant sur sa poitrine.

C'est que je connais la banalité de la vie! et j'ai confiance on elle, et c'est sur elle que je compte! Sois rassurée. Les pires drames, les plus tristes drames, un beau jour, par un épuisement du sort, par une lassitude du grand ironiste d'en haut, sans doute satisfait do nos contorsions, se résolvent en une pichenette insigni- fiante, en un incident d'une banalité... déplorable! Tant de soulTrances pour aboutir à ça!.., à rien... VA pour- quoi plutôt aujourd'hui que demain?... on ne sait pas!... C'est épuisé!... on le sent, on n'en est pas sAr!... Et c'est la vie!...

ISABELLE.

Pauvre Jeannino !

L ENCHANTEMENT.

GEORGES.

Mais non, pas pauvre Jeannineî... Elle vient de pren- dre une grande résolution, très courageuse... Elle s'ouvre à la vie vraie,., et trouvera d'elle-môme un dé- nouement, incroyable d'insignifiance, à toute sa grosse douleur!... On sourira ensemble un jour des tragédies passées!...

ISABELLE.

Ah! serons-nous jamais heureux, Georges?

GEORGES.

Mais oui, nous serons heureux! Il le faut bien!... Nous serons heureux, banalement, comme tout le monde! comme les autres!... Allons, ma toute petite Isabelle, confie-toi, enfin, à cette épaule, sans plus jamais chercher à comprendre la grande force mysté- rieuse à laquelle nous donnons le nom d'amour, et pro- nonce-le, va, ce mot qui ne veut pas dire grand'chose, mais qui est bien tout de même dans la bouche, le plus charmant des mots... Allons... dis... dis?

ISABELLE, laissant tomber sa tête sur son épaule, dans un grand soupir. Je t'aime!

RIDEAU.

TABLE DES MATIERES

I A PROPOS d'Art dramatique 5

I Le Masque il

L Enchantement 177

8st?5S». Imp. LuiiBE, '.», me tle Pleurus. Paris.

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2603

A7ivl9

1922

t. 2

^taille, Henry- Théâtre complet

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