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THÉÂTRE COMPLET
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IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE :
Cinquante exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 50 et cent cinquante exemplaires sur papier du Marais numérotés de 5i à 200
OUVRAGES DE HENRY BATAILLE
Chez le même éditeur :
tA TBNDRBSSB. — l'hOMMK A LA ROSE. VERS PRÉFÉRÉS.
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LA LÉPREUSE. l'hOLOCAUSTE .
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Pour paraître prochainement : l'KifPANCB fcTBaifBLLB, romau autobiographique.
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HENRY BATAILLE
THEATRE
COMPLET
L'AMAZONE L'ANIMATEUR
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ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUB ràcinb, paris
-Droits de tradaction, d'adaptation et de reproduction réservés pour tons les pays y compris la Suède et la Norvège.
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Copyright 1916-1920 by Hknky Bataille.
A l'immortelle douleur DBS Femmes de France,
A TOUS les cœurs broyés par le bel et cruel Idéal,
A toutes celles qui auront le droit, un jour,
Dans la cité douloureuse, De dicter cet ordre qui n'a été jusqu'ici qu'une prière^
In Memoriam tëternam.
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I
L'AMAZONE
PIÈCE EN TROIS ACTES
Représentée
pour la première fois, au théâtre de la Porte-Saint-Martin,
le 9 novembre 1916.
PERSONNAGES
MM.
Pierre Bsllangbr Antoine.
M. DuARD L. Gadthibr.
L'envoya de la croix-rocgb Janvier.
Rbnaudin Renoir.
Le docteur Barriek Jean Dotal.
M. DBS Marais Darger.
M . DK SAINT-ÂRROifAN PBRSON
Blanchard, bodrgoin.
Les blessés } Dbssocdex.
Dbsty . Pbrson.
UVY.
L'hdissibr de la sods-prkfecturb Garcias.
Un marchand de Sabots Lévy.
Un homme ToïAH .
Un DOMESTigoB Hbnriot.
Mmes
Cécile Bbllangbr Réjane .
GiNKTTB DaRDBL SiMONE.
M™3 DR Saint-Arrom\n Grdmbach.
Jolie Ddard Jbaxne Lion.
Simone Bbllangbr Georgbyill.
Ml*0 TlNAYRE BlÉMONT .
La mère Caraco Darbt.
Germaine Mazalta.
Une femme vbovb Lrmbrcibr.
Unb pbmmb do peuple Farna.
Uns pkmmb Lafoorcadb.
PRBMlèRK DAMB I)B LA MUTUALITÉ YrIBI.
DKUXièMK l)AM8 DK LA MUTUALITÉ OlIVIBR.
L'AMAZONE
Et la guerre survint !... Ecroulement de tous les espoirs, subit étranglement des conquêtes sécu- laires de l'esprit, suicide de l'homme parvenu à mi- chemin du faîte convoité. L'animal fou se précipite dans les activités les plus embrouillées et les moins conformes à la vie. Les forces naturelles sont déviées jusqu'à l'absurdité. C'est la saignée de la race, la mort des idées, l'appauvrissement des pa- tries, le néant de l'erreur, l'aberration suprême 1... Toutes lumières éteintes. L'ombre antique rede- venue maîtresse du globe ; déluge de ténèbres qui ensevelit la planète... Ma génération ne semblait pas appelée à respirer d'autre air que l'air pur de l'intelligence, des libertés, du progrès, de l'idéal social et moral... Bruyamment la civilisation vient d'être coupée en deux du tranchant de l'épée... Quel est ce cataclysme qui s'abat sur tant de fronts levés naïvement vers le ciel ?... C'est ce que tout le monde se demande avec effroi... On com- mence par s'interroger, on se tâte, au milieu des flaques de sang qui gicle de toutes parts ! Est-ce la fin de l'intelligence ?... Sera-ce un jour la dé- bâcle définitive de la pensée devenue agent suspect et subversif !... Est-ce l'esclavage qui recom-
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mence ?... Est-ce la liberté qui va rugir au con- traire son cri suprême de dégoût et de rébellion ?.« Qui sait ? Le tocsin sonne... Le canon s'approche déjà de ma maison de campagne... Les pigeons blancs du toit prennent leur vol... Les champs désertés ont l'air de préparer des tombes... On m'annonce que l'ennemi est proche. En effet, les premiers obus incendient la forêt... Il faut partir... Chaque coup de canon fait s'écrouler des roses 3ur îa terrasse... Non, non, ce ne sera pas la défaite 1 non, non, ce ne sera pas la mort de toute beauté !... C'est impossible ! Des rêves rajeunis renaîtront ; des volontés plus extraordinaires encore vont sor- tir de ce fumier sanglant... Et si, par hasard, ce n'était pas là les réalités que ton destin nous ré- serve, — ô Insatiable ! — je m'inclinerais encore sans comprendre, persuadé que tes fins sont mer- veilleuses et que nous ne pouvons les embrasser ; mais je jure qu'elles ne seront jamais en tout cas le règne de la Force, de la Bestialité, de l'Escla- vage. Oui, c'est ma fierté d'homme de le croire, quand bien même la Raison dévasterait momenta- nément l'univers, môme si elle s'acharnait contre la perfection de son passé... C'est vers la liberté, vers les flambeaux, que l'humanité sanglante tend « d'un geste droit son cœur comme un jet d'eau ».
Comme tous les Français surpris dans leur vie contemplative, tel est l'acte de foi que je prononçai fervemment quand il me fallut quitter ma maison, mes champs, sous la ruée des obus, et abandonner aux envahisseurs le morceau de sol exigu où chacun continue le rêve dos ancêtres...
Peu après, c'était la « Marne ». Jours bénis ! Au- rore dans le crépuscule I Ah I les belles heures où l'on vivait suspendu à l'espoir, accroché aux mi- nutes comme l'enfant aux mamelles qui vont lui prolonger le souflle. C'était enfin la preuve do l'es-
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pérance. Déjà le départ de la nation, aux jours de la mobilisation nous avait tout enorgueillis, — et le frisson de la mort qui venait de passer noua rendait plus radieux encore le reflux de la France. Quelle perspective s'étendait devant nous déjà à la portée du rêve I C'est à ce moment, au plein de l'angoisse, que loin des choses saccagées, au ha- sard même des tables d'auberge ou de campagne, je couvris les pages qui composent la première partie de la Divine Tragédie... On écrivait tout ce qui vous passait par le cœur comme pour se ven- ger de son impuissance !...
Ensuite deux années passèrent. Quelles années ! Depuis cette inauguration tragique du drame eu- ropéen, depuis ces premières heures où seule, l'obsédante idée : la défense du sol et de la race, accaparait toute notre ardeur, quel chemin par- cour u ! Tant de spectacles se sont offerts à notre esprit, tant de méditations nous ont sollicités, tant de points de vue se sont découverts à nos regards lentement, tant de choses nouo ont apparu à travers la déchirure progressive du voile, que nous avons peine à reconnaître l'homme que nous fûmes à ce moment-là !... Actuellement le danger subsiste malgré le goût de victoire qui se commu- nique à tout, mais le danger s'est déplacé, am- plifié, il revêt des formes multiples !... Nous avons éprouvé des déconvenues si diverses, nous avons assisté à une si totale faillite de l'intelligence, de l'observation, de l'organisation, nous avons frémi en face de telles hécatombes, imprudemment oc- casionnées, notre poing s'est crispé avec indigna- tion devant tellement d'agiotages de la pensée, de spéculations politiques, tant de haine, de bêtise fratricide, ont mêlé leurs fumées dans le but d'obs- curcir le ciel, tant et tant de problèmes ont été agités, tant de formes obscures s'ébauchent, mon-
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tent de ces champs de carnage et projettent leur ombre grandissante sur les cités, — que notre conscience troublée, avide, s'est ressaisie de tout son effort pour embrasser l'étendue qui se déroule à nos regards et qui n'est plus celle du début de la guerre I C'est tout un déplacement des valeurs, une coalition des idées en marche autour du drame. Pendant que la race donne, le long de la rouge diagonale qui cravache la France, l'exemple du courage le plus inouï, le plus sublime qui ait jamais été atteint, ici notre angoisse interroge tous les tribunaux de la pensée... Justice, Pitié, Charité, Fraternité, les jeunes et vivaces entités qui ont présidé à l'effort de nos pères se pressent, plus impérieuses, plus tragiques et plus courrou- cées autour de la magnifique et douce image de la Patrie !
Et c'est pendant que nous vivons plongés dans cette méditation frémissante et douloureuse que des esprits, apparemment bien légers et bien su- perficiels, des panbéotiens ingénus et affihés, sans le vouloir, peut-être, au troupeau des trafiqueurs de guerre, réclament à cor et à cri un panégyriste de l'hécatombe, le chantre énamouré de la tuerie... La France régénérée par la guerre !... Nous con- naissons l'antienne tendancieuse !... Non, il n'y aura pas l'Homère des tranchées... Ce seront d'au- tres poètes qui parleront et qui diront la Vérité, la grande Vérité, et proféreront d'autres paroles que de simples et vaines paroles de gloire. 11 n'est pas un homme digne do ce nom, il n'est pas même un chrétien digne de l'être qui ne doive exécrer la guerre. 11 n'y a plus de guerre sainte ! C'est l'es- prit du mal qui, à l'arrière, à l'abri, la prône, la vante, la couve, s'en sert comme d'un bouclier une arme de protection politique, un mot de passe fulminant qui permettra à la troupe sans
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scrupules ou vergogneuse de prendre les devants, sous le déguisement du patriotisme, sous le masque défoncé de l'honnête homme — masque que d'un revers de main, peut-être, le peuple soufflettera, à l'heure où il pourra parler et agir.
Parlons de la défense du sol envahi, et de la hideuse nécessité de la guerre, mais défions-nous de ses panégyristes.
Je vénère les hautes et pures convictions, — je m'incline respectueusement devant l'esprit reli- gieux qui tire la loi de son Christ, mais je renie aussi bien ceux qui s'écrient comme l'archevêque de Bordeaux : « la guerre est un apôtre suscité de Dieu dans un but de régénération religieuse et sociale », que ceux qui, comme le protestant Johannes Muller, écrivent : « Si Jésus vivait au- jourd'hui au milieu de nous, il aurait sans hésiter, comme allemand, pris les armes tout brûlant d'amour pour sa patrie... » Quelle insulte à la cou- ronne d'épines !... Quelle injure au patriotisme libéral et populaire !... Ils ne passeront pas ! ni ceux-là ni les autres !... Ce n'est pas pour eux que do si grands yeux se sont clos. Ce n'est pas pour eux que les hommes de France ont donné leur vie et dit adieu à la lumière du jour... Pas de régéné- ration ! Oh ! le blasphème I Jamais mon pays n'avait été plus beau ni plus grand que lorsqu'à éclaté le cataclysme. Inutile de baver sur la France d'hier. Celle d'aujourd'hui ne s'est pas improvisée, — et elle vient de prouver surabondamment sa hauteur d'âme ; ceux qui se livrent à des antici- pations de ce genre sont pour la plupart des esprits au rancart, des réactionnaires à qui la guerre ne fait pas oublier leur visée. Il n'y a pas d'enfant prodigue, a dit quelqu'un ; ne tuons pas le veau gras. Pas de régénération, non!... Mais une évolu-
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tion, logique, rapide, irrésistible, après la guerre, voilà ce que l'on peut prophétiser — et sur toute la terre ! La sainte Démocratie tout en sang, en haillons de misère et de gloire, celle-là qui revien- dra des tranchées, les entrailles dans les mains, comme le roi de la légende, se souvenant du crime allemand, celle-là ne permettra plus aux despotes d'aucun pays de leur faire subir un fléau pareil, sans son propre consentement. Par le sacrifice de leur sang, par la grandeur d'âme à laquelle ils ont atteint, par la preuve qu'ils viennent de don- ner de leur valeur, les peuples ont acquis le droit définitif de disposer d'eux-mêmes. Ils se sont ra- chetés à jamais de l'esclavage. L'homme s'est sacré divin et libre... Il s'est réalisé, et ne se dépassera peut-être jamais 1... Mais être le thuriféraire de cette buverie de sang !... Jamais ! A d'autres le péan, l'ivresse sanglante sur les buttes de terre molle où dorment nos enfants et avec eux tous les germes merveilleux qu'ils eussent engendrés et dont la terre est à jamais sevrée !...
*
* *
Cette guerre, en dépit de ses proportions gigan- tesques, n'est pour nous qu'une guerre de défense, une guerre haïe de l'esprit, méprisée du cœur. Seul le sacrifice unanime de la nation à la cause aura rayonné d'une gloire impérissable, insurpas- sable 1 Àtais l'appel aux armes nous a surpris en plein rêve humanitaire, en plein idéal de progrès, à l'heure d'une riche maturité. Cet effondrement total de plus de cent ans d'efforts vers toutes les plus belles espérances do fraternité et de justice humaines, est voué avant tout à l'exécration des âges. Cette guerre est la plus terrible offense qui ait jamais été portée à la noblesse de vivre, à la
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dignité de penser. Nous traversons à coup sûr une des heures les plus ignominieuses de l'histoire. Si tout le monde n'ose pas le dire, chacun le sent en son cœur. Chaque soldat fait le sacrifice de sa vie non pour acquérir une liberté de plus, un idéal nouveau, mais pour conserver une liberté ac- quise depuis tant de temps qu'elle ne semblait plus devoir nous être à nouveau ravie ; on combat en vue de maintenir l'idéal qui est, de tous, l'idéal le plus élémentaire : la préservation du patrimoine. Pour un peuple qui a brandi des torches plus radieuses dont la flamme illumina, même au prix de révolutions, les peuples de tous les continents, il est dur d'accorder, à une cause aussi primitive, le plus formidable sacrifice qui ait jamais été con- senti 1... Savoir que le progrès humain était en jeu dans cette terrible aventure, et que si la France ne sortait pas victorieuse du pugilat, toutes les chaînes naguère brisées viendraient d'elles-mêmes se souder et peut-être pour jamais aux poignets de l'homme esclave ; sentir que notre patrie, même exsangue, devra projeter plus gi-ands encore ses rayons tutélaires sur les peuples sauvés par son abnégation, ces certitudes-là ne sont qu'une com- pensation à la douleur d'avoir vu couler tant de veines ouvertes, d'avoir précipité à la fosse un siècle d'espérances, un trésor d'énergies radieuses, — tandis que s'opérait, sous nos yeux, le saccage le plus éhonté de toutes les libertés spirituelles, de toutes les plus belles conquêtes de l'âme, — Rai- son, Sagesse, Pitié, Charité !...
Le soldat peut encore s'illusionner sur les fina- lités de son œuvre., car un soldat perdu dans la mentalité collective de la foule ne pense pas ; — il sent et subit. Mais le poète, lui, s'il est sincère- ment ému, est trop renseigné sur le jeu des causes et des effets, pour ne pas distinguer que la seule
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réelle sublimité de cette tuerie est celle qui a exhaussé le courage de l'homme à la hauteur ja- mais atteinte du sacrifice sans illusion et de la ré- signation sans espoir. Un poète digne de ce nom ne sera pas le chantre enthousiaste de cet égorge- ment monstrueux ; c'est impossible ! Il ne se trou- vera pas un grand poète épique pour clamer, même en strophes patriotiques, autre chose que sa dou- leur, son affliction, sa pitié désolée, sa rage devant un meurtre, un carnage méthodique comme celui qui est en train de dévaster le monde. Les ivresses brusques empoignent l'homme et le précipitent hors de lui-même, jusqu'aux confins de l'enthou- siasme et du lyrisme. Les ivresses lentes l'intoxi- quent, c'est une loi physique. Cette guerre est une guerre triste ; elle ne connaît pas l'allégresse des combats, des victoires inopinées, prochaines. Elle est une guerre d'abattoir, et le sang qui coule inépuisablement se répercute, en bruit sinistre, au cœur de tout être sensible.
Le grand témoin divin, là-haut, c'est le Regret.
Mais par exemple, de quel émoi le poète pourra frémir s'il étend ses mains vers la douleur ter- restre !... Il sentira son âme se gonfler d'autres sanglots que de simples sanglots de gloire, et s'il découvre une beauté magique, divine à ces tragé- dies, c'est uniquement celle qui se dégage du sacri- fice merveilleux que l'homme fait sans répit de son bonheur et de sa vie, de ce mépris souverain de la mort qu'il aura montré, de cette souveraine éduca- tion morale qui le fait tomber au champ d'hon- neur, devant la fatalité de son idéal, non pas la joie au cœur comme le prétendent les pharisiens hypocrites chargés d'entretenir le mensonge de la guerre, mais un courage indicible dans l'&me... et au bout do bga poings meurtris !
L'immense Passion de Notre-Dame l'humanité,
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voilà le vrai poème, du moins tant que durera regorgement. Durant la monstrueuse et sublime célébration du mystère, il n'y a qu'à prier devant le calice.
De ce grand drame, ne retiens Qu'une expression de la vie ; Poète, ne compte pour rien L'autre phase du sacrifice. Rien ne demeure — hors l'humain.
S'il est un tant soit peu enclin aux idées géné- rales, le poète, outre la gloire de l'homme, pourra considérer, dans sa plénitude, une autre sombre beauté, celle de la Mort, — ce vieux capitaine, comme l'appelait notre plus grand poète idéaliste, — parce que la mort est nécessairement féconde, parce que c'est elle qui renouvelle les forces dégé- nérescentes de la vie, et que, si l'on dépasse en esprit le moment d'horreur qu'elle nous impose, on entrevoit alors des royaumes nouveaux, libres, fiers, ceux qu'appellent nos espoirs, nos certitudes, notre foi inébranlable, — fussent-ils oublieux de nos sacrifices, des désastres passés et des Atlan- tides écroulées...
A l'immortelle douleur des femmes de France,
A tous les cœurs broyés
Par le bel et cruel Idéal,
A toutes celles qui auront le droit, un jour.
Dans la cité douloureuse.
De dicter cet ordre qui n'a été jusqu'ici qu'une prière :
In Memoriam ^ternam.
C'est la dédicace que j'apposai à la première page de V Amazone. L'antagonisme entre l'impé- rieuse voix — étrangère à l'amour — qui exalte le
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renoncement, le sacrifice de soi, comme le plus haut sommet de l'énegie humaine, et l'amour dé- chiré, martyrisé, ruiné par l'héroïque suggestion, voilà le récent et éternel débat, voilà les deux faces de la guerre. Nous n'en avons pas seulement le spectacle sous les yeux, mais on dirait que les deux êtres cohabitent en nous-mêmes, inaccordables tant que durera la catastrophe. Ce ne sera que du- rant la veillée du corps, autour de la mémoire de la victime absente, que devra s'élever entre les deux veuves, après le duel tragique, un accord scellé par l'échange de la méditation. L'heure alors sera venue des devoirs respectifs. Ce pacte pourra être divers selon les circonstances et selon les gens. Chacun aura son devoir établi d'après les respon- sabilités engagées. Ce devoir multiple est aussi infini que toutes les formes qu'auront prises le sacrifice et la douleur.
Ici, j'ai voulu désigner seulement le devoir futur de « l'appeleuse », V Amazone, cette belle entraî- neuse qui a parlé non pas au nom de la nécessité du combat, mais au nom de la beauté en soi, du sacrifice à la patrie considéré comme le plan le plus élevé de l'énergie humaine, le sursum corda défi- nitif. Car il ne faut pas qu'il y ait confusion dans l'esprit du public sur cette terminologie un peu vague : Idéal, ni croire non plus que tous les sol- dats qui font leur devoir, en exposant leur vie, se sacrifient à une même catégorie d'idéals ; certains ne font pas œuvre d'idéalistes le moins du monde... Etre brave, défendre son pays menacé et payer môme cette défense nécessaire de son existence im- plique une idée d'abnégation civique fort belle, mais positive, rationnelle, qui no s'évade nullement du réel et ne s'oppose à aucune réalité objective. On peut être un héros dépourvu d'idéal, nous le voyons chaque jour dans la guerre présente. Un
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soldat qui meurt héroïquement en accomplissant ce qu'il estime son devoir n'est pas nécessairement un idéaliste, voilà ce qu'il importe de distinguer. Quelquefois, il ignore môme les raisons qui le font agir. Tandis que le soldat qui s'écrie : « Mourir pour la patrie est le sort le plus beau » est un idéaliste absolu.
L'idéal est de plus individuel : il n'a pas de caractères généraux. Dans une crise patriotique comme celle-ci les formes d'idéals sont diverses : les uns se sacrifient à une idée confessionnelle, à Dieu, les autres à une idée humanitaire de progrès, les autres à la race future, à la supré- matie de sa patrie... autant d'idéalistes. II peut y en avoir d'admirables et môme de détestables : l'Allemand qui se bat pour le triomphe unique de sa race fait œuvre exécrable d'idéahste. Comme Cyrano, en combattant les préjugés, les lâchetés et même les chimères du laurier et de la rose, fait œuvre individuelle d'idéaliste.
Une forme d'idéal qui aui'a été très répandue chez les enrôleurs et colle à laquelle instinctivement souscrit V Amazone, c'est la beauté en soi du sacri- fice, considéré ainsi que je le disais plus haut, comme la cime de l'énergie humaine, la vertu la plus altière : « Ah ! si j'étais homme, bon dieu, je ne pourrais pas tenir en place, tandis que tous ces braves petits se font tuer... » Le but devient plus incertain, noyé qu'il est dans l'apologie du courage et de la fraternité ; les attributs ne sont plus seule- ment ceux du patiiotisme intégral, — malgré qu'ils en revêtent toutes les apparences.
Je supplie qu'on ne croie pas que je m'insurge le moins du monde contre le consentement à cette forme d'idéal amplifiée et poussée jusqu'au pa- roxysme ; il n'y a pas que les amazones, les mys- tiques de l'idée qui aient fait du prosélytisme
ao L'AMAZONE
acharné pendant la guerre (parfois les femmes ont été très véhémentes, parce qu'elles sont plus im- pulsives que nous et toujours fascinées par le cou- rage masculin), mais nous-mêmes, interrogeons- nous... Au début de la guerre surtout, n'avons- nous pas entendu en nous des voix aussi exigeantes du sacrifice d'autrui ?...
C'est très bien. Et quel que soit l'idéal qui nous a poussés à sortir du silence, pour crier : « Partez, sachez vaincre ou mourir », ce furent, j'en suis certain, toujours de généreuses exhortations. Mais alors, que tous ceux-là qui ont exigé des autres, non d'eux-mêmes, le sacrifice de la vie, ne se croient pas libérés par leur seul acte de foi et par la pacification des peuples quand celle-ci viendra. La victoire elle-même ne leur aura pas donné quit- tance, comme le dit un de mes personnages. L'idéal dont ils se sont fait volontairement les porte-voix leur a créé une continuité du devoir par delà la mort. Ce devoir, s'il est tenu, la portée morale peut en être immense et la noblesse même de la nation en dépendra en partie. In memoriam sster- nam ! criera l'Erynnie pitoyable, au grand cœur douloureux ! A vos morts 1 maintenant, comme vous avez crié : A vos pièces ! C'est ce devoir-là qu'a finalement compris l'amazone de mon ou- vrage, cruelle par impulsion, consciente par ré- flexion, noble par résolution. A vos morts ! Voilà le grand devoir, la respectueuse pensée que j'ai voulu signifier à des vivants pondant que là-bas se perpétuait l'hécatombe. Et la foule a approuvé et hoché la tête, la grande foule est venue méditer sur sa propre douleur, et sur certains devoirs su- périeurs de conscience. Elle a répondu à la sincé- rité de cet appel. Ah ! l'âme pure de la foule, comme il faut la saluer respectueusement 1 Quelle auguste France que la France presque anonyme
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et tacite que compose maintenant ce peuple .de veuves, de pères sans enfauLs, d'orphelins, d'es- eeulés, ou dans l'angoisse de le devenir ! Gomme elle comprend la sincérité, celle-là !
Par ailleurs, dans une partie de la presse, j'ai été insulté, gratifié de boue et honteusement ca- lomnié. Qu'importe si les pharisiens ont parlé de sacrilège au nom d'un public qui n'y a même pas pris garde ! qu'importe qu'ils aient clamé, « ca- chez ce sein rouge que nous ne saurions voir », en réclamant un petit encouragement pom' le civil. Rien n'a empêché le sentiment populaire • de ré- server pendant des mois à la pièce l'accueil qu'il fait à toute sincérité. Depuis deux ans la presse préférait sans doute consacrer ses louanges aux innombrables histoires d'espions, aux opérettes sur la guerre, aux défilés de petites femmes dégui- sées en porte-drapeau, aux « on les aura » piétines sur les planches des tréteaux, avec force baïon- nettes de carton, etc.. Le théâtre en était là après deux ans de guerre. Il aurait pu se taire, il parlait. Je trouvais ce genre de paroles dégradant pour le public de mon pays. Alors j'ai pensé que l'heure était venue et qu'il fallait élever la voix. L'Amazone n'est qu'une petite porte ouverte sur l'espace, voilà tout. Ce n'est qu'un pâle début, mais il m'a semblé qu'il devenait nécessaire et salubre, dans une époque comme celle que nous traversons. La veille de la représentation, je fai- sais paraître dans un quotidien l'avant-propos sui- vant :
« J'accueille avec plaisir l'occasion qui m'est offerte d'expliquer pourquoi je me suis permis de porter, pour la première fois, à la scène, un peu de cette grande vérité qui étreint un pays entier, mais
aa L'AMAZONE
que le théâtre n'avait pas encore abordée de front.
Après un recul de plus de deux ans, la guerre peut enfin entrer dans l'art comme elle est entrée dans l'histoire. Que, par toutes les portes ouvertes, elle s'engouffre dans la cité ! Déjà le poème, le livre, l'image en furent avides. Seul, le théâtre s'est tenu à l'écart. C'est un tort I Je dis plus : tout écrivain chargé de représenter son époque qui n'aura pas tenu compte de l'immense événe- ment, de sa répercussion sociale, du bouleverse- ment qu'il apporte dans le domaine des âmes, aura failli à sa tâche ; cette tâche simple et fondamen- tale a été, de tout temps, de peindre, à mesure qu'on avance dans la réalité, le monde extérieur et intérieur, tel qu'il se déroule à nos regards. Alors aujourd'hui? Aujourd'hui?... Ahlj^, qui pourrait, qui oserait rester muet devant une France pareille, devant la passion sublime de l'humanité !...
Comprenons-nous bien. Il s'agit d'art. Je ne parle pas des spectacles occasionnels qui purent avoir leur intérêt et leur raison d'être. Il ne s'agit plus de rendre puérilement à nos admirables sol- dats un hommage dont ils sont lassés, ni d'exalter chez le civil un patriotisme, d'emphase plus ou moins vulgaire, qu'il n'écoute même plus ; de telles entreprises sont périmées. Je réprouve également tous les simulacres d'uniformes militaires qui, à mon avis, profanent la grande tragédie qui se joue actuellement et dont les morts, même au sein de la terre, n'ont pas cessé d'être les acteurs sublimes. Cette tragédie-là ne supporte pas son simulacre... Mais nous n'avons pas besoin de lui pour faire tenir dans nos œuvres l'esprit des vivants, l'esprit des morts, tout l'avenir, l'âme d'im pays ! Notre domaine, à nous, autours, c'est la conscience hu- maine. Ce domaine, la guerre vient de lui donner
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subitement des proportions si gigantesques et d'en bouleverser avec une telle ampleur les faces, les plans, les aspects que, devant une pareille évolu- tion, le poète épris de réalité commettrait quelque lâcheté à ne point s'emparer de sa plume. 11 est utile, il est nécessaire qu'un aussi grand sujet pénètre et inspire l'art le plus vivant, le plus di- rect et le plus intérieur qui soit, je veux dire l'art dramatique. Mais, par exemple, on ne peut y tou- cher qu'avec une grande franchise et une totale indépendance d'esprit. 11 faut répudier toute fausse éloquence ; aucun de ces faciles appels au patrio- tisme de théâtre ; rien qui ne soit de la vérité stricte et profonde, comme avant qu'il y ait eu la guerre, — rien surtout qui ne soit de l'art selon ses lois éternelles, ses lois de construction indiiïérentes aux circonstances. Le temps est venu où nous pou- vons peindre et rendre l'extraordinaiie, tiagique et merveilleuse époque qu'il nous est donné de tra- verser. Si formidable que soit le sujet, il ne s'agit aucunement encore une fois de modifier les assises essentielles de l'art dramatique ; elles demeurent les mêmes, nous devons nous y subordonner en- tièrement. Il faut se pencher sur une autre réalité que celle d'hier, voilà tout. Comme toujours, nous devons porter à la scène les êtres les plus représen- tatifs de notre époque au fur et à mesure qu'elle se modifie. Tel est notre devoir de contempoiains, et c'est aussi ce que l'avenir réclamera de nous ainsi que nous le réclamons du passé... En art, il n'y a de types éternels que ceux qui font tenir leur infini dans une stricte réalité. L'auteur dramatique n'est pas à proprement parler un moraliste, c'est-à-dire qu'il n'a point à défigurer la vérité, même au profit des plus belles causes. N'est-ce pas suffisant qu'il puisse demeurer un poète ou un devin du cœur ? Aussi modèlera-t-il des êtres ressemblants, authen-
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tiqneSjtout en les choisissant parmi les plus expres- sifs de son temps, de même que les conflits, ima- ginés ou reproduits par lui, devront être exacts, mais allégoriques et généraux le plus possible. Notre plus haute recherche, notre ambition la meilleure tiennent tout entières dans ce dilemme. U Amazone qui sera représentée demain soir est donc comme mes pièces précédentes une « pièce de consciences », Les états d'âme que j'y ai portés sont issus de la guerre, inspirés par elle. On pourra suivre comme d'habitude une anecdote rigoureu- sement plausible et même véridique ; mais ceux qui voudront bien réfléchir un peu n'auront pas de peine à démêler que chaque personnage, sous ses simples apparences,a des prolongements qu'il sera aisé de suivre, à la réflexion. C'est la réalité de la guerre envisagée sans artifice et abordée, si j'ose dire, de plain-pied. Ce sont trois petits actes qui décrivent le précipité chimique du formidable évé- nement, ses répercussions sur une famille, sur l'a- mour, sur certaines forces tumultueuses de l'âme. Dans cette très simple et très normale aventure bourgeoise, le public distinguera que le person- nage central, V Amazone, représente l'idéal sous les traits de la jeunesse qui a soulevé, arraché l'homme à son foyer et entraîné le monde. Dans l'autre per- sonnage de femme, j'ai voulu représenter l'huma- nité douloureuse et déchirée, partagée entre ses devoirs et ses instincts. Je demeure persuadé que la vraie foule douloureuse et pensive écoutera les sanglots ou les rires de nos pcusonnages nouveaux avec autant d'attention qu'elle écoulait les san- glots et les rires de nos personnages précédents, et peut-être, ajoutera-t-elle, sans déplaisir, aux longs défilés de nos héroïnes d'autrefois, ce type récent do femme que la guerre a engendré, cette amazone qui représente la femme nouvelle, une
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femme d'aujourd'hui, personnage peut-être mo- mentané ou de transition, mais qu'il nous est impossible de ne pas considérer. Les traits épar» qui caractérisent ces femmes d'aujourd'hui, leur rôle actuel, même la particularité de leur rôle social, il fallait les résumer dans un type qui em- pruntât à l'actualité sa vérité et sa curieuse beauté.
Et si ce dessin apparaît avorté, on m'excusera en faveur de l'intention. Il subsistera au moins ceci que j'ai voulu comme tant d'autres, mais, le premier, au théâtre, — pousser mon humble chant en votre honneur, ô morts de France I vous qui nous avez dicté le devoir de la vie spirituelle la plus haute... Que la Patrie tout entière puise son inspiration en vous, morts d'hier et morts de de- main !..,
Pour nous, spectateurs de l'immense tragédie, les personnages fondamentaux n'ont pas varié, même sous des masques intensifiés, même sous les aspects les plus terribles. Ce sont les mêmes forces de l'infini : la mort, l'amour : ce sont nos pas- sions, nos idéals, nos immolations. Oui... Mais à travers ces piliers immuables qui se dressent, té- moins tragiques, sur la route, écoutons... regar- dons... La pauvre et grande âme humaine che- mine.... »
II
Durant cette guerre il y a eu beaucoup de bonté, de charité individuelle, mais il n'y aura pas eu assez de pitié énoncée. Non ! il n'y en aura pas eu assez sur la terre pour répondre à la somme immense de douleur et d'horreur qui a été dépen- sée. Devant l'histoire, ce sera une tache pour l'humanité qu'im grand cri de pitié, un cri formi- dable, ne se soit pas élevé au cours de cette tuerie,
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et qu'il n'ait pas été proféré par ceux-là mêmes de qui on était en droit d'espérer plus de courage. Un Tolstoï n'eût pas manqué de faire retentir sa vaste voix. Ce cri, il aurait pu sortir du sein de la chrétienté, des peuples neutres, du cénacle des penseurs. D'où provient cette abstention ou cette timidité ? Où est-il, l'imbécile ou l'hypocrite qui prétendra que la pitié est déprimante ? Allons donc !... Celui qui parlerait ainsi, je proclame d'a- vance qu'il ne saurait être autre qu'un installé de la guerre à moins qu'il ne soit seulement un minus habens dépourvu d'imagination ? Où aurait-il pris que les cris de pitié n'encouragent pas plus nos sublimes soldats dans leur tâche obscure et dou- loureuse que les coups de panache et d'encensoir perpétués par la littérature ?... Le simple sanglot d'une mère à son fils, « mon pauvre petit », est un viatique autrement réconfortant que les « nous vous envions l'honneur d'aller se faire tuer, sans sourciller, comme des fils de Corneille, etc.. » C'est un fait que les soldats n'ont pas apprécié du tout le los inutile entonné en leur honneur : cette race merveilleuse qui n'éprouvait pas le besoin d'être réconfortée et qui l'a suffisamment montré, semble avoir trouvé de mauvais goût les cantates de l'arrière... Mais elle eût senti un lien plus solide avec l'arrière, si nous avions aidé à réveiller par- tout les notions de justice et de bonté oubliées. Ah ! pourquoi la pitié s'est-elle jugulée elle-même I Pour ne pas contristcr le civil et de peur de ralen- tir les affaires ? Je n'y crois pas ! Sommes-nous à ce point pusillanimes ? Quelle fable ! Si la foule avait dû être déprimée, elle l'aurait été, et bien autrement, par la série de déceptions que l'écri- ture et la parole lui ont fait subir, par les pro- messes perpétuelles des fouilles publiques démen- ties au fur et à mesure, par les mensonges dont on
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l'a'' bercée, — par les insanités débitées à tout bout de champ, sur l'ennemi, — par les bravache- ries et les satisfecit que de faute en faute les inté- ressés se décernaient indéfiniment dans notre pays, par le billet de banque du mensonge mis en circu- lation, par les traites d'illusions qu'on tirait but le peuple, en les renouvelant éternellement, — et si elle a résisté à ce traitement-là c'est que la foule a une fière santé et une robuste constitu- tion l|Prétendre que des sentiments de pitié, des élans généreux, des torches hardiment brandies, auraient déprimé le civil plus que ne l'a fait ce monopole de duperie, c'est le plus impudent peut-être de tous les mensonges, si ce n'est pas le plus hypocrite des remords Ij La pitié, veilleuse à petite flamme courte et h£iletante, obscure lu- mière humiliée, elle est au cœur des mères, des pères, des femmes au chevet des mourants, elle est dans toutes les âmes déchirées... c'est la lampe du sanctuaire... Ah ! ceux-là comme je comprends leurs silences dont ils usent pour répondre en no- blesse et en magnanimité à l'exemple que leUr ont légué ; des '^morts ;qui furent aussi héroïques que pudiques !...:Etfpuis ils n'avaient pas mission de parler !... Ils sont le peuple de la douleur... Mais ceux .?'qui pensent ouvertement, qu'on écoute quand ils parlent, les esprits indépendants et libres, je ne comprends pas qu'ils aient si facile- ment pris leur parti du silence et qu'ils s'en soient remis au vague/atalisme du consentement univer- sel. Ont-ils eu peu de troubler la tâche énergique de la patrie ? Ils l'auraient au contraire agrandie et assainie. Ont-ils redouté d'être mal compris, de tomber dans des équivoques ? Plutôt. Ont-ils été préoccupés, par opportunisme, d'équilibrer leur attitude et de se réserver prudemment pour le dé- nouement ? Ont-ils redouté que la haine et l'hypo-
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crisie embusquées ne les accusassent faussement de patriotisme refroidi, voire de lâcheté ?... Jésus ne se fût pas posé cette question !... Et même si la calomnie les avait atteints, la belle affaire ! Est-ce donc un si lourd sacrifice de passer des rangs de la majorité à ceux d'une minorité ? Quand on a dans le cœur une foi bien ancrée, quand on porte en soi l'amour de son pays comme une religion intangible, que peut-on redouter de la calomnie, même lorsqu'on est en pleine renom- mée ? A supposer qu'elle s'exerce contre nous, n'est-il pas juste, lorsque nos enfants reçoivent des balles mortelles, que nous exposions une plus ealme existence aux balles mâchurées et moins dangereuses de la calomnie ?... Oui, c'est vrai, hélas ! des gens se sont servis du patriotisme comme d'une arme dissimulée sous des flots de rhétoriques tricolores et ils ont fait du plus noble des sentiments l'instrument de leurs haines ou de leurs convoitises ! Mais à cette arme n'au- rions-nous pas pu en opposer une autre dont le pouvoir (qui sait !) eût pu devenir incalculable ? Au milieu de cette faillite universelle de l'intel- ligence, à laquelle est due en partie la dufée de cette guerre, comment ne nous sommes-nous pas aperçu plus vite que la pitié, la simple pitié, aurait pu devenir une arme capitale, irrésistible qui sou- levant les peuples aurait peut-être aidé à terminer cette monstrueuse hécatombe ? Qui peut pré- tendre qu'elle n'eût pas été d'un appoint tout aussi considérable que le fameux « facteur mo- ral » dont on a tant abusé pour excuser l'inertie et l'incurie I Oui, la pitié, c'était la sixième arme... Nous en avons douté. A peine est-elle sortie du fourreau qu'on l'a jugée tout de suite suspecte ! Honte à nous 1 Nous n'avons pas su la brandir et nous no pouvons pas calculer de quelle force nous
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nous sommes privés 1... Trop tard d'ailleurs, main- tenant ! C'est irrémédiable. Nous subissons et continuons à subir la conséquence de ce total oubli. La pitié ! Oh î en nous laissant aller à son élan, nous n'aurions pour cela rien abdiqué de nos justes volonté*», nous n'aurions pas arrêté la jus- tice française en si beau chemin... L'élan opposé de nos soldats vers le combat et pour le triomphe de notre cause aurait été plus raffermi encore par la pensée que, là-bas, derrière eux, des frères s'em- ployaient à rapprocher le terme de l'effort sacré, de leur long martyre, sans pour cela rien distraire de nos revendications et de nos buts d'état.
Nous n'aurions point remis l'épée au fourreau ni cessé d'exposer tant de poitrines à la mitraille ennemie ; la même énergie eût été déployée contre l'invasion pour « la victoire du droit et de la jus- tice, » selon la formule désormais consacrée. Mais il n'est fpoint dit que pendant que des milHons d'hommes s'égorgeaient, une ligue, un consortium d'intellectuels opposé à celui des fameux signa- taires allemands n'eût point endigué le flot perpé- tuellement montant que n'a barré aucune autre écluse que la résistance de nos soldats ; la cons- cience universelle des peuples est peut-être plus facile à réveiller qu'on ne le pense. La haine a porté partout son fer rouge ; elle a avivé toutes les plaies, mais jamais des mains crispées par la douleur ne se sont élevées entre les combattants ; l'amour, personnage suspect, ne s'est réfugié qu'au cœur des victimes et de leurs consolateurs ; les genoux n'ont pas voulu se plier pour implorer la^conscience humaine en délire.
Rien ne nous prouve que la grande voix de la pitié ne se fût pas propagée et n'eût pas apporté une intimidation en Allemagne au moins égale à celle qu'y ont produite nos cris d'indignation
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légitimes mais d'effets nécessairement minimes. Quant à nos protestations journalières de patrio- tisme et de ténacité, nos soldats n'en avaient que faire ! En admettant que son action n'eût pas été immédiate, cette vertu archithéologale n'en eût pas moins secouru petit à petit la morale saccagée, l'idéal meurtri, tout ce que l'ivresse des peuples a anéanti dans un coup de saoulerie. Elle eût aidé à la marche de la lumière et de la vérité. Elle eût entraîné les masses démocratiques de tous les pays, masses qui feront ces révolutions néces- saires et salutaires dont on peut prédire qu'elles seront le dénouement de l'orgie autocratique.
Elle eûtpacilité également une ligue des pays neutres.
Sur la fièvre de l'univers, nous n'avons eu pour baume jusqu'ici que les paroles malheureusement tardives du président Wilson. Elles ont eu une grande autorité, assez pour que nous jugions du pouvoir qu'auraient eu un appel plus éloquent, plus horrifié, une sollicitude plus émue. Un homme pourtant a parlé au nom de la masse silencieuse de l'humanité accablée et ruinée, au nom des collectivités martyrisées et ces messages n'ont pas été vains, même si ce peuple était forcé d'entrer en lice.
Des ondes de lumière ont été agitées et tout au moins les grands principes de l'humanité et les vastes espérances d'avant-guerre ont relevé leurs fronts humiliés. Elles fructifieront. Ayons con- fiance. L'Idée dépasse les êtres qui la mettent en branle. Elle entraîne les nations à sa remor- que.
Mais ce n'était pas assez que cette objurgation tardive, il fallait plus ! Par malheur une sorte de terreur instituée par la presse mondiale a imposé le silence à ceux qui avaient peut-être le plus envie
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de prendre la parole ou de pousser le cri d'une conscience déchirée.
On peut évaluer maintenant quelle a été la responsabilité de la presse de tous les pays dans la prolongation et dans les erreurs de cette guerre. Elle a instauré ou subi — on n'en peut plus dis- tinguer le départ — la féodalité du mensonge et peut-être la presse est-elle moins responsable qu'on ne le pense,car elle a agi par tâtonnements et plus par suggestion que par intérêt. N'im- porte ! Elle a eu sa part dans la propagation des erreurs de toutes sortes. Elle a été le plus souvent dans son ensemble la parodie de la guerre. Elle a sophistiqué l'histoire et son soldat, rapetissé la grande résolution douloureuse et mélancolique de l'homme sur toutes les teiTes où l'on saigne, même celles de l'ennemi. Elle s'est faite marchande de sornettes... Elle n'a pas distingué les grandes di- rections de la pensée, ni les forces des événements en conflagration. Elle est restée en dehors de l'état d'âme populaire, — qui s'est passé d'elle. Elle est demeurée bureaucratique, sédentairement confi- née dans des errements de jadis. Heureusement, il y eut, il y a toujours à sa tête des hommes d'ac- tion, des braves lutteurs qui ont fait du bien, des organisateurs et des esprits de pure race. L'en- semble ne constitue pas une force suffisante qui pallie l'effet déconcertant d'une si lourde consom- mation d'erreure et de puérilités qui justifieraient à elles seules la réputation de légèreté que nous nous sommes faite à travers les âges ! On a cru qu'à ces masses redevenues les troupeaux des anciens temps, il fallait conférer un idéal collectif énorme, des idoles grossières, des abstractions ingénues. Erreur ! Un sourd travail se produit dans l'Europe, auquel la presse est restée étran- gère. Mais la plus grande faute de la presse a été
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de faire subir sa tyrannie aux esprits indépen- dants et d'imposer le silence aux élans généreux et à la contrition de l'Europe. Ah ! la simple bonté, comme nous en reconnaisson-s intérieure- ment la puissance depuis que nous sommes privés de son effluve ! Nous nous reportons aux grandes paroles évaporées aujourd'hui et qui émanaient de l'expérience nazaréenne ; nous comprenons que l'humilité qu'il y a dans la charité est peut-être sans qu'il y paraisse une force tout aussi habile que les diplomaties d'état modernes, une sourc* qu'on n'a pas captée parce qu'on la méprisait. On l'a laissée se dériver au hasard. Après cette débauche d'erreurs, l'intelligence humaine aura un gros effort à faire pour reprendre son altitude et reconquérir son rang ! Il faudra qu'elle aussi connaisse l'humilité et ce n'est qu'en confessant son erreur qu'elle recouvrera sa beauté.
Peu à peu heureusement des modifications tar- dives se produisent, trop tardives hélas ! pour qu'elles aient quelque poids maintenant dans les solutions du conflit. Des filets de lumière annon- cent l'invasion future du soleil. Il viendra ! II éclairera les peuples ! Dans le simple domaine de la littérature, nous venons d'avoir une belle œuvre de pitié et de réalité stricte pour l'appré- ciation de laquelle il est permis d'employer l'ad- jectif numéral cardinal. Ce n'est qu'un roman mais il nous a ouvert des espaces que l'on retenait prisonniers. C'est Le Feu d'Henri Barbusse. Sé- vère et puissante accumulation de témoignages, accent d'une âme fiévreuse et fraternelle, ce livre a déjà et aura de jour en jour plus encore une répercussion salubro. Or, je ne sache pas que ces pages où la vérité saigne tout entière, et qu'un cœur passionné d'espérance a dicté, aient affaibli nos courages, déprimé les soldats par le récit de
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leurs misères, entamé ia noblesse de notre cause !... Jamais la vérité ne déçoit. Nous sommes instruits par le passé que les pires erreurs des dirigeants ont été toujours de poser le boisseau sur la lu- mière !... Et la lumière finit toujours par faire sauter le boisseau.
Malheureusement, après trois ans bientôt de guerre et d'adaptation au malheur autant qu'à l'héroïsme éperdu, je crois bien que toute inter- vention, autre que celle du fusil et du canon, est sans avenir ! On est allé trop loin dans l'inviai- semblable pour que l'expérience suprême ne soit pas tentée ! et les peuples y sont amèrement réso- lus ; ils continueront tête baissée dans l'orage du sang !... La victoire sans doute décidera. Prions pour notre sainte et immortelle patrie ! Prions pour le sort des armes, et pour tous les saccages exécrés qu'elles vont accumuler encore !... Prions, parce que notre victoire peut tout réparer ; elle est le salut de l'humanité en péril. Elle suscitera une réaction formidable et féconde ; — mais au prix de quelles ruines ! Comment ne pas frémir en y songeant ?
Ce n'est plus maintenant que la pitié et la raison peuvent s'imposer avec utilité. C'est au moment où se produisit la chute de l'orgueil allemand, après la Marne et l'Yser, quand les peuples étourdis se mirent à fourbir, chacun de leur côté, des armes démesurées, à entraîner dans leurs filets les autres peuples neutres et à préparer ainsi le cercueil des vieux régimes... c'est à ce moment-là qu'elles de- vaient intervenir ! Maintenant il ne nous reste plus qu'à invoquer platoniquement la déesse Raison, — et à écrire chacun selon son cœur, du plus humble au plus autorisé.
Et quand bien même l'effet de la pitié déchaînée n'eût pas été ce qu'on en aurait pu attendre, je ne
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vois pas en quoi l'esprit humain se serait dé- shonoré pour avoir tenté par son imploration de hâter la fin logique d'une catastrophe qui n'a plus aucun rapport avec ce qu'on appelait du nom de guerre, avec ce que nous envisagions aux jours sublimes et légers de la mobilisation, alors que maintenant le pugilat est devenu à proprement parler le suicide de la vieille Europe, la cachexie des races... Certes, devant ce piétinement sur le charnier, comme elle est sans risque l'attitude de celui qui s'écrie : « Sont-ils beaux ! Pas une plainte ! De la vaillance et de la gaieté française 1 Arrière le pessimisme ! La France est régénérée quand elle était hier gangrenée aux moelles et divisée. Vive l'union sacrée, etc.. » cependant qu'on voit, de toutes parts, grimacer au contraire les haines de partis et que manifestement ils ai- guisent leurs armes et leurs ongles, pour un corps à corps qui sera un des plus irréductibles qu'on aura jamais vus !... La pitié les eût aidés peut être à se reprendre et à éviter l'attaque fratricide qu'ils préparent, mais qui semble inéluctable dé- sormais.
Pour ceux qui ne se soumettent pas à des soucis de carrière, la juste attitude est de parler sans rébellion, sans colère, — mais avec la décision de ne pas mentir ni à la vérité ni à la dignité d'écrire. Quand on n'est pas un flambeau, qu'on n'a pas rang dans cette phalange qui a le droit et la puissance de faire retentir jusqu'aux confins du monde le cri inentendu qui soulagerait la masse des peuples opprimés et résignés, il n'y a qu'à re- tracer simplement ce que l'on voit et ce que l'on ressent en face des évidences. Cela constitue déjà, par le temps qui court, un acte de courage 1... Triste constatation I... Les entrepreneurs de scan- dale dont le métier est le chantage, les trafiquours
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de guerre, les termites de la calomnie organisée sont là pour pétrir automatiquement les pincées de boue qu'ils puisent à la grande auge. Non con- tents de déshonorer la presse, ils rendent vains les efforts des moralistes et des écrivains sérieux. Plus d'un a remarqué tristement qu'entre la satire du moraliste et le pamphlet du calomniateur, le pu- blic mis en garde par trop d'expériences ne sait plus distinguer : il confond dans la même dé- fiance l'œuvre de salubrité et le trafic d'intérêt. Heureusement, ces manufactures de calomnies officielles et privées se sont tellement discréditées elles-mêmes que si elles parviennent à jeter la sus- picion sur les bonnes entreprises, elles n'arrivent pourtant point à renouveler leur propre crédit auprès d'une foule que les excès de duperie ont lassée depuis longtemps.
J'en ai eu encore la preuve à propos de cette pièce qui ne prétend pas à être une œuvre impor- tante, mais que défendait sa sincérité. La masse profonde du public ne s'y est pas trompée et cette fois encore la conspiration dirigée contre la pièce a fait long feu.
Il sera néanmoins intéressant plus tard pour l'information littéraire de rechercher quel a été durant la guerre le réveil de la critique dramatique après trois années de silence. Le formidable événe- ment, hélas, ne paraît avoir été d'aucune consé- quence pour elle. Aucune évolution. Elle est de- meurée semblable à elle-même ; elle a amplifié le ton, voilà tout. Les injures dont j'ai été abreuvé cette fois passent de beaucoup celles que j'avais reçues pour mes pièces précédentes. On sent une volonté plus ramassée de donner le coup décisif. Il est inconnu qu'un écrivain, surtout un auteur dramatique, ait été attaqué avec autant d'âpreté. Les invectives de ce genre sont généralement ré-
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servées aux hommes politiques ou à ceux dont la vie publique s'est mêlée à des effervescences de partis. Je voudrais bien dire que ces attaques s'adressent à l'esprit de la pièce et à ce qu'elle peut contenir de volonté artistique ou de ten- dance morale. Hélas ! j'en serais complètement empêché ! Les tendances de l'œuvre y sont pour peu de chose. La coalition a été nettement dirigée contre la personnalité d'un écrivain dont l'in- dépendance et l'isolement semblent avoir servi de cible. A part quelques esprits coutumiers d'ana- lyses qui honorant leur profession, — combien rares ! — et qu'il est superflu de désigner ici, un flot d'articles conçus dans un style d'une rare indigence ont charrié tous les lieux communs de l'invective... La plume a peine à reproduire ces gentillesses... Je mo suis vu traité successivement dans les grands quotidiens de « bandit crapuleux, empoisonneur public, excrémentiel, pourriture, faussaire, lubrique, honte de la France... le plus nauséabond des mercantis, farceur et saligaud, de Sade dans son cachot, palefrenier morphinomane, potard convulsionnaire, gatouille de bateau, or- dure suprême..., etc., etc. » Que sais- je !... In- jures qui n'ont aucune relation d'idée avec la pièce, mais c'est là le procédé habituel de la ca- lomnie. Ce n'est triste que parce que de pareilles choses s'écrivent durant que les Allemands pié- tinent encore le sol de France ! Ma pièce était communément traitée de parodie sacrilège, de chienncrie,de pauvreté ignominieuse et de spécu- lation révoltante, etc.. Et il ne faut pas croire que ce genre de critique ait été un langage spéci- fique réservé aux entrepreneurs habituels de l'in- jure et de la haine. Je citerai tel poète — sans talent, mais connu — qui osa écrire : « Par ici, les nettoyeurs do tranchées ». L'essai d'obstruc-
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tion ne s'arrêtait pas là. Dès le lendemain de la représentation, des directeurs de journaux im- portants et de quelques feuilles de choux, s'en furent au ministère réclamer la fermeture du théâtre qui représentait V Amazone ou l'interdic- tion de la pièce. Jolies préoccupations ! Quelques critiques ont résumé eux-mêmes la physionomie de l'événement. Je leur laisse la parole : « Une partie de la presse n'a été qu'une explosion de haine personnelle, depuis longtemps contenue. îl s'agit d'une coalition de concurrence... Certains fournisseurs ne pardonnent pas à l'auteur d'avoir dénoncé dans V Amazone la faillite de la littérature de poilus sentimentaux, d'infirmières angélique» et de marraines sirupeuses. De là ce concert d'im- précations. Si ce n'est pas le cloaque (M. H. Ba- taille aurait le droit de ne pas ménager les qua- lités méprisantes à ceux qui ne lui mesurent pas les calomnies), c'est bien la mare aux gre- nouilles (1) ».
« On n'a guère étudié l'œuvre, mais on a da- vantage insulté l'auteur, La critique dramatique a donné avec excès dans la polémique personnelle. Elle a eu tort... U Amazone n'a pas été un succès pour les critiques, etc.. (2) ».
D'autres ont marqué le dessein politique de cette cabale tendancieuse. Que le public, dont la religion est faite depuis longtemps à ce point de vue, ait répondu par un haussement d'épaules à ces diffamations et à ces salisseurs professionnels, il y a là un signe d'époque. Depuis longtemps il exerce son contrôle lui-même et il casse les gages d'anciens mandataires qui, d'âge en âge, de com- promission en compromission, d'incompétence en
1. Camille le Seane.
2. Ernest-Charles.
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incompétence, en sont aihvés à se disqualifier presque complètement ; il leur faudra faire un sérieux pas en arrière et revenir à des procédés plus décents pour retrouver une autorité dont ils se sont peu à peu dépouillés. La juste appréciation de la foule qui s'est libérée de leur influence a défi- nitivement percé à jour le jeu de ces discréditeurs attitrés de I-a pensée française, assermentés à leur parti ou à leur clientèle, qui n'ont d'autre mission que d'avilir les forces intellectuelles de leur pays, parce qu'elles se dirigent vers des chemins qui ne sont pas les leurs, et sur lesquels il est toujours facile d'exercer ce qu'on pourrait appeler des tirs de barrage. A ceux-là la guerre était apparue une aubaine presque inespérée, une raison d'être nou- velle et à la faveur d'un patriotisme devenu leur bonne à tout faire — c'est-à-dire qu'Us l'ont mis à tous les ouvrages — ils espèrent organiser le sac- cage de leurs ennemis et se refaire des virginités compromises, au moyen de cette vieille idéologie : la guerre qui vient au secours de leur système po- litique et privé. Sur la garde de leur sabre, ils inscrivirent le nouveau mot d'ordre d'agression : Union sacrée. Mais dans tous les domaines de la vie nationale, il ne semble pas que ce soulagement leur ait été octroyé î Le bon sens français, la ro- bustesse populaire, en attendant le retour des soldats, demeurent inattaquables. La nation leur montrera, preuves en mains, que depuis cent ans et plus qu'elle s'achemine vers la réalisation de ses grands programmes, il n'y a plus d'obscuran- tisme qui puisse désorienter une race soumise en tant de siècles à trop d'expériences !
Mais pour en revenir à l'humble littératui-e et à la plus humble de toutes, la littérature drama- tique, constatons qu'à vrai dire l'occasion parais- sait bollo do passer au fil de l'union sacrée un
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écrivain que l'on sait vivre dans un isolement complet et qui n'étant soutenu par aucun parti, par aucune amitié, semblait devoir représenter, dans les circonstances actuelles, un des obstacles les plus faciles et les moins lourds à renverser. La tentation était grande ! Il est, en effet, assez anor- mal que l'homme seul, c'est-à-dire l'homme qui passe de son cabinet de travail à son jardin, et qui a la prétention d'exercer librement au dehors son métier, soit en relation directe avec la giande foule et fasse avec elle échange de sincérité. Il y a là une anomalie évidente. Les ennemis de la li- berté de penser voient dans ce libre commerce de sympathies, obtenu sans truchement, un mauvais présage pour l'avenir. La liberté de penser, la seule que pour ma ])art je réclame, la tradition veut qu'on ait bien du mal à l'exercer, dans notre pays, même lorsqu'elle est sans aspérité et qu'elle s'exprime sans violence ! Mais « l'homme seul » la considère par contre, cette liberté, comme le plus précieux quoique le plus fragile des biens ; la perte de son indépendance est la seule priva- tion dont il puisse souffrir, l'unique risque auquel il soit décidé de ne pas s'exposer. Chacun a une conception particulière de sa vie et de son devoir et il ne faut pas s'étonner que le solitaire entende avoir le bénéfice de son isolement. Pour qui vit loin de toute compétition de carrière, loin de tout honneur officiel et de la vie de relations, de telles résolutions ne comportent d'ailleurs qu'un mini- mum strict d'inconvénients (être méconnu et provoquer les légendes malveillantes et absurdes, qu'importe !) et, pour s'en garer, il suffit de s'abstraire dans un travail toujours renouvelé. Personnellement, je continuerai donc et il est fort à croire que les coups de boutoir continueront de leur côté ; l'attaque redoublera vraisemblable-
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ment, d'autant plus qu'elle n'a subi jusqu'ici que des échecs et que l'auteur n'est disposé à faire aucune concession. Mais désormais je me refuserai même à prendre connaissance de ces tentatives d'obstruction et j'ignorerai de parti pris les di- verses réactions auxquelles mes pièces donneront lieu. J'estime qu'il n'y aura pas de meilleure ré- ponse que de soumettre mon hygiène littéraire à plus de solitude encore ; non point par sentiment de suffisance, mais pour protéger mieux cette fa- meuse indépendance si nécessaire à l'écrivain, et sans laquelle notre métier deviendrait le dernier et le plus misérable des métiers ! Je suis, par ailleurs, mieux instruit que tout autre de mon infériorité. Je ne défends que la bonne foi de mes ouvrages où les lacunes, les fautes et les faiblesses abondent. Sur le terrain de la sincérité seulement je les sais inattaquables. A part quoi je n'ai point du tout la prétention ni la sottise de penser que leur exécution soit irréprochable.
Pour m'excuser de tant de tares manifestes, je m'en réfère seulement à quelques vers griffonnés il y a des années sur des cahiers intimes aujour- d'hui livrés au public et où se résumait toute la foi naïve de ma jeunesse :
« ...Mais mon pardon sera peut-être D'avoir avec un soin pieux noté ces voix Qui font le grand écho du cœur, ces cris de l'être Désespéré, perdu au sein des vieux pourquois... Mon pardon, ce sera de m'être fait petit. Proche, attentif, sincère, et d'avoir consenti Que le rêve s'incline, ou que la main se pose Sur l'immense pitié qui sort du cœur des choses ! En sorte que j'ai bien mérité, quoique indigne. Mon pardon. D'un cœur pur, l'ouvrier se résigne A n'être au'humblement l'artisan de sa cause, Heureux s il peut encor permettre à son orgueil De déposer, ainsi que des fleurs à l'autel,
PRÉFACE 4»
— Révoltés et soumis au destin, tour à tour, Mais beaux d'avoir battu la charge universelle, Trophées sans gloire, en gerbe éparse, pêle-mêle — Tous ces cœurs exhaussés sur ton décembre. Amour !... »
*
La tâche qui s'oiïre aux écrivains d'aujourd'hui est belle et féconde. Elle consiste à se presser fra- ternellement autour de l'Idée, autour du Flam- beau, plus menacé que jamais. Qu'ils considèrent sincèrement le péril qui l'assiège, — péril que nous voulons croire aussi momentané que celui de la patrie. Mais ce ne sera jamais un poncif de répéter que ridée également est une patrie à laquelle nous devons un dévouement filial ! Le monde in- tellectuel dans une nation démocratique devrait constituer une élite conductrice. Je n'ai point pré- tendu ici faire la critique ni définir les rapports de la littérature et de la guerre. Il y a eu de grands esprits, il y en a eu de modestes qui tous, et d'une volonté égale, se sont ennoblis à écrire les choses essentielles ; mais j'ai déploré certaines réserves, certains excès dans la prudence, une sorte de maussaderie générale qui n'a pas su faire opposi- tion aux quelques tentatives de domination criardes et agressives dont nous avons le spec- tacle. Courage et résistance sur tous les terrains de la patrie intellectuelle 1 Exaltons en nous le goût de l'éternel. Je suis persuadé que désormais la pensée un peu mortifiée prendra mieux cons- cience de sa puissance, de son rôle dans l'organisa- tion sociale dont elle est un instrument de préci- sion et de régulation. Elle ne voudra pas que l'histoire puisse dire qu'elle n'a pas su tenir son poste durant une perturbation aussi formidable et
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aussi menaçante. Eh quoi ! serait-il poesible que les errements de naguère, cette ardeur héréditaire au dénigrement mutuel qui est une tare des Fran- çais, cette espèce d'indolente anarchie que nous connaissons trop, la guerre civile des lettres, la fidélité des haines, un scepticisme d'attitude, la confusion volontaire et dédaigneuse en littérature du pire et du meilleur, notre vieux gérontisme aveugle, stagnant et officiel, tout cet attirail d'in- timidation surannée subsiste comme si rien ne s'é- tait produit ? Quoi ? serait-il vraiment possible que, ayant en face de nous le terrible exemple donné par une Allemagne qui sait organiser la hiérarchie de ses valeurs, tant d'expériences ne nous servent pas de leçon et que nous ne profi- tions pas d'une aussi dure épreuve ? Ouvrons les yeux. Ouvrons les grands et que les vrais écri- vains se tendent la main, non pour défendre leur collectivité, mais leur religion en péril, la Raison. Le règne de la force oppressive heurte aux portes de la vieille Byzance. Une représaille éternelle flotte sur la terre. L'odeur nauséabonde du sang et du crime ne fait que s'accroître ; un désespoir monte de l'horizon. Que l'homme intègre reste à son poste de vigie, en attendant que se dissipent les assauts de ténèbres ! Non, la confiance dans le beau, dans le pur, dans le bon et le vrai ne sera pas une vaine espérance ! Ces mots-là sont pour nous l'honneur même de vivre. Nous attendons leur réalisation.
Jamais le grand principe ternaire de nos pères et do nos maîtres n'a resplendi d'un éclat plus ra- dieux, malgré l'ombre implacable où le sang les éclabousse : liberté, égalité, fraternité ! Et c'est le sang des justes qui vient encore de rajeunir ces trois catéchumènes. La route sera longue, mais elle est sûre. En avant, peuples, vers le soleil, là-
PRÉFACE 43
bas, la république sociale universelle, qui, un jour, renouvellera le monde !
Si, par malheur, nous faisons défection, que ce soit à toi, jeunesse de France, dont l'effort n'aura pas affaibli le courage, que ce soit à toi qu'incombe la tâche de remettre tout en ordre dans les grands foyers sociaux. Tu feras nette et pure la place où tu projettes d'asseoir ton repos. C'est toi seule qui détermineras les grandes direc- tions immédiates de la conscience au lendemain même du jour où cessera brusquement cette ré- i^ence de la haine à laquelle toutes les vieilles fédérations de l'esprit humain se sont soumises avec une docilité momentanée, comme l'ont fait nations et royaumes. Et l'enfance aussi, celle qui joue en ce moment au cerceau et à la toupie, alors que les aînés se battent, cette enfance verra et accomplira de grandes choses ! A l'heure tragique et enténébrée que nous vivons, on ne peut se dé- fendre d'une grande émotion lorsque l'on regarde ios enfants bâtir leurs pâtés dans le sable... Quel héritage nous laisserons à leurs petites mains ! Peut-être verront-ils enfin de grandes innovations continentales ? Peut-être de beaux repentirs jail- liront-ils de cet avortement monstrueux de la guerre ? Croyons ! La plus immorale des expé- riences entraînera le plus fécond des châtiments lorsque, après le cauchemar forcené qu'elle est en train de vivre, après cette hypnose farouche de l'idée iixe — • car tout sommeil n'est pas forcément léthargique — l'humanité entière tendra les bras vers la lumière, comme un dormeur qui se réveille..
Janvier 1917. P. S. — Depuis que ces pages ont été écrites
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et imprimées, d'importants événements extérieurs qu'elles pressentaient se sont déjà produits. L'au- teur n'a rien à ajouter ni à rectifier. L'avenir se fixe et pose ses points de repère.
H. B.
ACTE PREMIER
Un salon bourgeois, à la Flèche, en l'année 1915.
SCÈNE PREMIÈRE
GERMAINE, UN HOMME, puis LE DOMESTIQUE et LA MÈRE CARACO.
GERMAINE
Là ! fourrez tout contre l'armoire !
l'homme C'a fait quarante paires de sabots.
GERMAINE
Bon ! bon ! quai'ante aujourd'hui, cinquante hier... est-ce que l'envoi sera complet ?
l'homme Non, nous devons encore fournir à Mademoiselle une vingtaine de paires qui ne seront prêtes qu'à la fin de la semaine.
GERMAINE
A la fin de la semaine, c'est bien tard ! Je crois que ces dames font leur envoi aux tranchées dans deux ou trois jours,
l'homme Je comptais les trouver ici pour la petite facture.
GERMAINE
Vous pouvez passer à l'ambulance, je crois qu'elles ne rentreront pas avant une heure d'ici.
UN DOMESTIQUE de 16 ans, cwrivant par la gauche.
Hé Germaine, il y a là une \iejlle qui a plutôt l'air d'une mendigote, qui veut absolument pailer.
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GERMAINE
A qui ?
LE DOMESTIQUE
Elle ne sait pas.
GERMAINE
Et c'est pour ça que tu me déranges ? Tu ne pouvais pas la renvoyer toi-même.
LE DOMESTIQUE
Je l'aurais bien fait, mais elle dit qu'elle ne vient pas demander de rargent,qu'elle vient en apporter.
GERMAINE
A qui ?
LE DOMESTIQUE
Elle ne sait pas !
GERMAINE
Ah ! mon pauvre garçon ! heureusement que tu es de la prochaine classe I
LE DOMESTIQUE
Elle dit qu'on la connaît bien dans le quartier, qu'elle s'appelle la mère Caraco.
GERMAINE
Eh bien ! mène-moi ça ici. (A Vhomme. )TeiieZj empilez vos dernières paires là-dessus.
l'homme Sur cette table de travail ?
GERMAINE
Toute la maison est remplie comme un wagon de marchandises. Maintenant si vous voulez aller à la cuisine, l'apprenti que vous avez vu à l'ins- tant va vous donner un verre. (A la mère Caraco qui est entrée.) Alors c'est VOUS la mère Cai'aco ? Qui demandez- VOUS, d'abord ?
ACTE PREMIER 4;7
LA MÈRE CARACO
Je veux parler à la dame de la maison.
GERMAIKE
Laquelle ? elles sont deux. Il y a Madame Bel- langer et puis sa parente, une réfugiée.
LA MÈRE CARACO
Je veux parler à la petite.
GERMAINE
Qu'est-ce que vous leur voulez ? Si c'est pour un secours, faites une demande à la Croix- Rouge ou adressez-vous à la mairie.
LA MÈRE CARACO
C'est pas pour un secours, je viens apporter de l'argent.
GERMAINE
Et vous ne savez pas à qui ? Surtout que vous avez une tête à apporter de l'argent ! Combien ap- portez-vous ?
LA MÈRE CARACO, tire de sa poche vingt francs en or.
Voilà. C'est vingt francs.
GERMAINE
Et en or ! Donnez-loà moi, je les remettrai de votre part.
LA MÈRE CARACO
Oh ! c'est plus compliqué que ça 1 je les dois ft je ne les dois pas !... C'est une des dames en question qui me les a donnés.
GERMAINE
Eh bien 1 alors, gardez-les et fichez-moi la paix.
LA MÈRE CARACO
Elle me les a donnés, mais comme je suis hon-
3
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nête et qu'elle m'a dit en me les donnant : « Te- nez, voilà vingt sous... »
GERMAINE
Une erreur. Bon ! Alors c'est Mademoiselle na- turellement ! Attendez que je finisse de ranger ça et puis vous allez venir avec moi à la cuisine, vous attendrez ces dames qui ne vont pas tarder à rentrer. Ne vous asseyez pas là, voyons, ne vous asseyez pas !
Germaine continue de ranger.
LA MÈRE CARACO
Vous comprenez, je les rapporte pour le prin- cipe, mais je voudrais bien que, vu mon honnê- teté, elle me les laisse... je pourrais les échanger contre quelques sacs de pommes de terre aussi.
LE DOMESTIQUE, introduisant deux dames.
Ces dames disent qu'elles ont rendez-vous avec Mademoiselle Ginette.
SCÈNE II Les Mêmes, DEUX DAMES
PREMIÈRE DAME
Oui, Mademoiselle Dardel nous a fait dire de passer chez elle.
GERMAINE, interrompant.
Chez elle ! comment chez elle ! C'est inouï I
LA DAME
Enlin, ici, chez Madame Bellanger... pour prendre du linge ; elle a dû le faire préparer ; c'est pour la Mutualité des Orphelines du département. Voilà notre livre.
ACTE PREMIER 49
GERMAINE
Bon, ça ne me regarde pas ; si Mademoiselle vous a donné rendez-vous, attendez-là. Oui, vous pouvez vous asseoir. (A la mère Caraco.) Allez, venez.
LA MÈRE CARACO
Je suis très connue dans le quartier. La mère Caraco.
Par la galerie restée ouverte, entre Ginette,
SCÈNE III Les Mêmes, GINETTE
GINETTE, dix-neuf ans. Blonde. Costume d^infirmière et manteau bleu.
Je vois qu'on m'attendait !... B'jour... Quel temps admirable aujourd'hui !
PREMIÈRE DAME
Vous nous avez donné rendez-vous, Mademoi- selle, pour le linge de la Mutualité.
GERMAINE
On est venu apporter les sabots, les voilà.
GINETTE Parfadt. (A la mère Caraco,) Et VOUS ? LA MÈRE CARACO
Mademoiselle ne me reconnaît pas ? Je suis la personne à qui vous avez donné vingt sous hier dans la rue.
GINETTE
Eh bien ! que réclamez-vous ?
LA MÈRE CARACO
Je ne réclame pas, mais comme les vingt sous étaient vingt francs...
5o L'AMAZONE
GINETTE, i^iftement. Chut! taisez- VOUS... tout à l'heure. ^-4 Germaine.) Dites-moi, Germaine, j'ai une faim du diable, apportez-moi tout de suite du saucisson, du pain, beaucoup de pain.
GERMAINE, dans les dents.
II a augmenté !
LES DAMES
Ah ! vous devez être si surmenée...
GINETTE
Non 1... je suis creusée... mais pas crevée du tout... Evidemment voilà deux nuits que je ne dors pas... De grands blessés sont arrivés avant- hier.
UNE DAME
Vous avez l'air un peu fatiguée, Mademoiselle.
GINETTE
C'est regrettable, car je ne me suis jamais mieux portée. J'ai une vie si merveilleuse, si pas- sionnante I
LA DAME
Alors vous avez bien voulu préparer quelques dons, comme vous me l'aviez fait espérer !..,
GINETTE
Parfaitement, vous m'excuserez s'il n'y a pas grand'chose I Ce que j'ai pu récolter... Je vais vous faire apporter ça. (Elle appelle par la galerie.) Jean, dites à Germaine de vous donner le paquet préparé dans l'ofTice avec l'inscription : « Mutua- lité dos Orphelines». (Elle revient vers les dames.) Une seconde, vous permettez ? (A la mère Caraco, bas). Eh bien, vous pouvez les garder vos vingli francs,
LA MÎ^RE CARACO
Oh ! merci. Mademoiselle ne s'était pas trompée?
ACTE PREMIER 5i
GINETTE
Si, je m'étais trompée affreusement... C'est une gaffe ! Je m'en suis aperçue à l'instant même où je vous mettais la pièce dans la main, mais je me suis dit : bah ! puisque ça y est !... (Elle rit.) Vous en avez parlé à la cuisinière ?
LA MÈRE CARACO
Il ne fallait pas ?
GINETTE
Bah ! tant pis !... Et puis rien qu'en pensant à la tête qu'elle me fera, ça m'amuse. (A la mère Caraco, un peu ahurie.) Je VOUS disais de VOUS taire devant elle parce que je n'ai pas d'argent person- nellement, je suis pauvre comme vous, je suis une émigrée, moi, et les petites aumônes que je puis faire, c'est avec l'argent de ma cousine... voilà 1 Maintenant que vous connaissez la valeur de cette petite libéralité, vous en ferez peut-être un meil- leur usage encore 1 Vous ne buvez pas, au moins ?..
LA MÈRE CARACO
Oh ! non. Mademoiselle, jamais plus depuis la mobilisation... Le dimanche seulement, je bois ma gratification...
GINETTE
Vous êtes une patriote... Tenez, suivez le domes- tique. (Le domestique entre avec le paquet. Aux dames.) Voici, Mesdames..., ce n'est pas énorme...
LES DAMES
Vous êtes trop aimable ! Si vous voulez bien signer sur le registre...
GINETTE Donnez. (Le domestique est sorti avec la mère Caraco et Germaine revient avec le plateau. Ginette, tout en si- gnant, prend un morceau de pain et commence à manger
52 L'AMAZONE
gloutonnement.) J'ai une faim ! je n'ai même pas pris le temps depuis ce matin de manger un croû- ton. Vous avez une voiture en bas ?
LES DAMES
Oui.
GINETTE
Eh bien, le garçon va vous descendre le paquet tout de suite ! Excusez-moi, j'ai tellement de choses à faire et c'est ma seule heure de repos, je me la consacre à moi-même.
LES DAMES
Encore merci, Mademoiselle. Vous remercierez beaucoup Madame Bellanger de notre part. EUes sortent. Ginette reste avec Germaine.
SCÈNE IV GINETTE, GERMAINE
GERMAINE
Est-ce que Madame rentre pour le diner ?
GINETTE
Oui, mais nous coucherons cependant à l'am- bulance... Personne n'est rentré ?
GERMAINE
Non, pas encore, Mademoiselle Simone n'est pas revenue du cours... Je n'ai pas pu trouver d'épinards, alors j'ai fait de l'oseille.
GINETTE
Faites-la bien aigre. Pour moi d'ailleurs, ça n'a aucune importance, Germaine... quand j'aurai
agïf: premier 53
mangé six tranches de saucisson, ou douze... (Un temps.) Ou vingt-quatre !...
Germaine agacée sort. Ginette reste seule et, manches retroussées, se met avec ardeur à jouer du violon. Au bout de quelques instants, Germaine revient.
GERMAINE, radieuse.
C'est la voisine, Mademoiselle Tinayre, qui veut dire un mot pressé à Mademoiselle !
GINETTE
La vieille ! qu'elle entre !... Tiens, pourquoi riez- vous ?...
Germaine sort. Quelques secondes après, Mademoi- selle Tinayre entre. Ginette s'interrompt de jouer,
SCÈNE V GINETTE, MADEMOISELLE TINAYRE
MADEMOISELLE TINAYRE
Je vous demande pardon d'interrompre votre concert, Mademoiselle.
GINETTE
Je vous en prie !
MADEMOISELLE TINAYRE
Mais je me permets de venir vous trouver de la part aussi de ma sœur. Vous êtes une personne de grand mérite, nous savons le bien qu'il faut penser de vous, mais je vous assure qu'il y a des circons- tances où certaines distractions prennent un as- pect singulièrement déplacé ! Deux fois, je vous ai écrit à ce sujet.
GINETTE
Mon Dieu 1 quand je reviens de l'ambulance,
64 L'AMAZONE
j'avoue que je ne vois pas d'inconvénient à me dérouiller un peu les doigts.
MADEMOISELLE TINAYRE
Mademoiselle, quand on a l'âme dans le deuil comme nous l'avons tous, quand notre pensée se reporte sur nos chers absents, il est pour le moins déplacé de nous forcer à écouter des flonflons !
GINETTE
Diable ! des flonflons, vous êtes sévère pour mon répertoire.
MADEMOISELLE TINAYRE
Rappelez-vous qu'il n'y a pas longtemps une circulaire préfectorale avait sollicité les habitants que l'on n'entendît même pas de piano dans les rues de La Flèche.
GINETTE
Au commencement de la guerre ! mais depuis... On a marché ! Je suis absolument persuadée, comme vous le dites, que votre âme est en deuil, bien que je ne sache pas qu'un de vos proches soit sur le front ou dans un hôpital...
MADEMOISELLE TINAYRE
Je VOUS demande pardon ! Un neveu que nous avons pour ainsi dire élevé a été gravement at- teint...
GINETTE, vivement, mais sans ostentation.
J'ai vu massacrer sous mes yeux ma mère qui a été exécutée comme otage... J'ai tout perdu, jusqu'à ma fortune, jusqu'à la maison dana la- quelle j'ai toujours vécu. Mon frère a eu un œil crevé par les Allemands. Mon père, malade, est mort de chagrin pendant l'occupation. J'étais Boule, il n'y avait plus d'homme à la maison pour
ACTE PREMIER 55
faire les funèbres besognes, j'ai cloué moi-même le cercueil de mon père !
MADEMOISELLE TINAYRE
Mais, Mademoiselle !
GINETTE
Après je me suis enfuie. Je suis restée trois jours en pleins bois sans manger. Ensuite, j'ai fait 150 kilomètres à pied, sans un sou, sans linge, laissant derrière moi tous ces deuils et ma vie écroulée. Je me suis fait rapatrier ici où ma cousine a bien voulu me recueillir, je consacre le plus que je peux de mes heures et de mes nuits à tous ceux qui ont souffert autant et plus que moi.
MADEMOISELLE TINAYRE, V interrompant.
Encore une fois. Mademoiselle, je ne doute pas de vos mérites et cela n'a aucun rapport.
GINETTE, reprend.
Je crois porter dans mon cœur de dix-neuf ans plus de chagrin que vous n'en portez dans le vôtre et avoir payé à la douleur une contribution que je ne vous souhaite pas. Eh bien, malgré tout cela, je ne trouve pas mauvais, oh ! pas mauvais du tout, quand je reviens de l'hôpital, de causer quelques minutes avec ce violon d'emprunt î Lui et moi, nous nous remémorons le bon temps !...
MADEMOISELLE TINAYRE
Si gaîment que, ma sœur et moi, nous avons parfois l'air de dire notre prière du matin dans un cinéma.
GINETTE
Tiens ! vous y allez donc !
MADEMOISELLE TINAYRE
D'ailleurs, s'il ne nous a pas suffi de nous adresser à vous-même, il y a quelqu'un qui pour-
56 L'AMAZONE
rait nous départager et au jugement duquel je me soumettrais. C'est Monsieur le sous-préfet lui- même.
GINETTE
Oh ! dans ce cas, bien volontiers, j'accepte... Qu'à cela ne tienne.
Elle va à la table à écrire et éclate gentiment de rire. MADEMOISELLE TINAYRE
Je ne vois pas ce qu'il peut y avoir de si risible dans ma proposition.
GINETTE
Je vous demande pardon, mais je pensais jus- tement à ce jeune sous-préfet intérimaire... Il a une tête à être passionné de musique... Il doit jouer admirablement la Veu^e Joyeuse d'un doigt sur le vieux piano de la sous-préfecture ! ,
MADEMOISELLE TINAYRE
Je ne trouve pas ces plaisanteries très drôles.
GINETTE
Je ne vous les donne pas pour telles !... Enfin, soit !... vous avez raison, il n'y a pas de meilleure lumière départementale pour le moment. (Elle appelle après avoir écrit.) Jean I...
MADEMOISELLE TINAYRE
Vous venez d'écrire à Monsieur le sous-préfet ?
GINETTE
Oh ! je ne lui ai rien expliqué... je lui demande simplement s'il veut bien trancher un cas de conscience! (Au domestique.) Jean, vous ferez porter cette lettre à la sous-préfecture, ou portez-la vous- même si vous avez le temps. (Le domestique sort. Entre Germaine.) Ah 1 non 1 non 1 plus personne !... Je n'y su's pas.
I
ACTE PREMIER 57
GERMAINS
C'est un soldat.
GINETTE
Qu'il s'adresse à l'ambulance !... Je ne reçois pas ici...
GERMAINE
C'est justement un soldat de l'ambulance... II dit qu'il part pour le front...
MADEMOISELLE TINAYRE, se levant froidement.
Je vous salue bien, Mademoiselle...
GINETTE
Moi de même. Dès que la réponse me parviendra, je vous la transmettrai. Mes respects à Madame votre sœur. Accompagnez et faites entrer.
Elle reste seule, enferme son violon dans la boite.
SCÈNE VI GINETTE, RENAUDIN
GINETTE, le reconnaissant.
Qu'est-ce qu'il y a ?
RENAUDIN, hésitant, embarrassé.
Je VOUS demande pardon. Mademoiselle, de m'être permis de venir chez vous, c'est incorrect ; mais, tout à l'heure, dans le brouhaha, vous avez été appelée par la directrice et Mademoiselle Des- mouillère au moment où je vous disais adieu. Alors ça m'a paru un peu court. Je voulais vous remettre quelque chose d'important, oh !... pour moi, pour moi seulement... Il y avait du monde, je n'ai pas osé... Je me suis permis de venir jus- qu'ici... J'ai eu tort !... Vous n'êtes pas fâchée ?«.
58 L'AMAZONE
GINETTE
Mais ne vous excusez pas, Renaudin. Moi aussi, j'aurais voulu vous dire une phrase de départ, vous faire tous mes vœux. Vous m'en aurez donné l'occasion... C'est moi qui vous remercie.
RENAUDIN
N'est-ce pas, quand on s'en va et qu'on se dit qu'on ne reviendra peut-être plus... (Mouvement de Ginette.) Hé oui, dame, c'est déjà bien beau d'être revenu une fois ! Il ne faut pas être exi- geant 1... Vous avez été si bonne pour moi tou- jours pendant mon temps d'hôpital. Je n'aurais pas voulu que vous croyiez que je n'avais pas trouvé un mot vrai de remerciement... le mot du cœur... La timidité m'a toujours serré à la gorge...
GINETTE
Voyons, vous plaisantez ! Pourquoi remercier ? Ce que nous faisons pour vous c'est si peu de chose en comparaison de ce que vous faites pour nous !... Du reste, il ne faut pas avoir de mauvais pressentiments. Ce n'est pas bien ! Vous êtes un chançard, vous ; vous reviendrez dans quelques mois sain et sauf, et le drapeau en tête !... Je vois mon Renaudin d'ici.
RENAUDIN
Un chançard !... oui. On dit toujours ça. C'est la phrase...
GINETTE
Et où partez-vous ?
RENAUDIN
Ben... Je vais rejoindre mon dépôt à Troyes. Après, naturellement, je ne sais pas où on nous enverra, mais je pense que ce sera du côté de
ACTE PREMIER 69
Notre- Dame-de-Lorrette. On se bat ferme de ce côté en ce moment.
GINETTE
C'est là que Thierry ?...
RENAUDIN
Oui... Justement 1 Un silence.
GINETTE
Bah ! ce n'est pas la même chose ! lui, c'était un maladroit, un gros paysan, balourd. Vous vous rappelez, il restait à se chauffer devant le feu pen- dant des heures ; c'était son idéal, un idéal de garçon de ferme en convalescence, se chauffer devant un feu de bois. Il n'aura pas su se remuer, le bon gros ! . . .
RENAUDIN
A propos, quand vous êtes partie tout à l'heure... Est-ce que la nouvelle était déjà arrivée... que... Chantagne, le petit Chantagne...
GINETTE
Quoi ?
RENAUDIN
Ah ! vous ne saviez pas !
GINETTE
Chantagne aussi ! Qu'est-ce que vous me dites là ! Il n'y a pas quinze jours !... (Un long silence.) Pauvre gosse ! ça me fait de la peine, beaucoup de peine, il était reparti si content, si gai. Le pauvre petit, on ne lui en voulait pas de tout le mal qu'il vous donnait...
RENAUDIN
Oui, un mauvais malade, hein ? celui-là 1
GINETTE
Un gamin ! Est-ce possible ?... Il me semble
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que c'est d'hier. Vous rappelez- vous quand il nous faisait enrager, ses petites blagues d'enfant. Quand nous ouvrions la porte, qu'il criait de loin : « bon- jour, chérie » en se fourrant après sous les draps pour se cacher avec un rire d'enfant qui va se faire gronder !,.. Alors c'est fini !... Ils demeurent songeurs.
RENAUD IN, riant.
Peut-être que bientôt il y en aura un autre comme moi qui viendra vous dire : « Vous savez, Renaudin ! vous vous rappelez Renaudin... un petit brun... avec des moustaches courtes... »
GINETTE, avec autorité.
C'est très mal de partir avec ces idées-là, Re- naudin !
RENAUDIN
Oh ! je n'ai pas peur, allez !... Et vous savez bien que je n'ai pas peur 1 Si ça y est, ça y sera I Et puis, du reste, c'est des gens comme nous qui devraient y passer, oui, ceux qui n'ont pas beau- coup de famille, ou pas du tout, ceux qui ne lais- sent rien derrière eux 1
GINETTE
Vous n'avez pas de mère ?
RENAUDIN
Je vous l'ai déjà dit, mais vous avez oublié... C'est trop naturel, ne vous excusez pas... Non, vous savez, moi je n'ai pas été heureux. J'ai encore mon père, il est horloger à Albi ; il m'aime bien, seulement ce n'est pas lui que je voudi'ais avoir comme dernière image devant les yeux... car vous savez, nous sommes obligés tous de penser à quoiqu'un... y a pas ! c'est obligatoire. Oh ! bien sûr, on a (oujours dans lo cœur Tidéc de patrie, mais ça n'est pas dans les yeux, dans la mémoire.
I
ACTE PREMIER 6i
On a besoin de se reporter, pour se donner du cou- rage, quelquefois à une figure plus précise... à qui on ait l'habitude de penser et qui vous accom- pagne... A la fin, au bout de mois et de mois de cafard, de boue, de poisse, on n'a plus que quatre ou cinq pensées favorites. On rabâche tout le temps. Tenez, dans le combat où j'ai été blessé, j'avais un camarade qui, pendant l'ouragan de mi- traille, chantonnait, accroché par terre à deux touiïes d'herbe, un air de gramophone qu'il avait l'habitude de chanter dans la tranchée. Et ça n'était pas par fanfaronnade ni par peur. Non, c'était pour avoir en lui, autour de lui, sa pensée d'habitude, la pensée qui lui faisait le plus de plaisir, qui lui rappelait le plus la vie, les bons mo- ments, la rigolade... Moi, je suis bien fixé, je sais à quoi je penserai... Au meilleur moment de ma vie.
GINETTE, les yeux baissés.
Le meilleur moment, je crois que c'est toujours l'enfance.
RENAUDIN, secouant la tête.
Non, le meilleur moment c'aura été le temps que je viens de passer à l'hôpital. Oh ! oui... je repen- serai longtemps, longtemps à l'hôpital, à vous 1 Ça, je peux dire que j'ai eu de la chance, j'ai été heureux I Vous pouvez parler de veine !
GINETTE, riant.
Mais c'est une chance que vous avez tous ! Presque tous nos hôpitaux se valent...
RENAUDIN
Oui, mais pas les infirmières ! Et vous le savez bien 1... Quand on vous embarque, qu'on n'est pas trop touché, c'est une phrase qui se dit là-bas : « Est-ce que je vais avoir la veine de tomber sur
6a L'AMAZONE
la chouette ambulance ! » Et ça veut dire... des visages, doux, agréables... autour du lit... quel- qu'un qui vous comprendra... Vous, vous avez été si bonne, si gentille, toujours... Vous ne savez pas la différence qu'il y a entre vous et les autres. Et le courage que vous savez donner presque sans rien dire pourtant... Vous êtes rude même par- fois... N'empêche que quand vous entriez dans la salle, ah ! tout de suite, tout de suite, fallait voir leurs yeux se faire doux, gentils... et apaisés. Tous ont plus ou moins le béguin pour vous... mais ce n'est pas la même chose que moi. Je... (Il s'arrête.) Zut ! Je vous demande pardon de vous dire tout cela, ça n'est pas bien intéressant d'ailleurs pour vous de savoir que là-bas il y en a un qui clignera souvent les yeux pou? se rappeler... pour tâcher de ne pas oublier... C'était ça justement que je voulais vous dire, j'avais remis toujours jusqu'au dernier moment... Et puis juste quand j'ai pris mon courage à deux mains, comme par un fait exprès, il y a eu la directrice, le père Bertoubeau, les embêteurs, il n'y a pas eu moyen de placer un mot. J'étais navré I Quelle chance que vous m'ayez laissé monter et que je vous aie retrouvée, pour la dernière fois où je vous regarde, dans votre costume d'infirmière... Si j'y passe là-bas, je vous reverrai comme au bon temps, comme vous êtes là, comme vous étiez près de mon lit... Voulez-vous accepter quelque chose de moi ? Je n'ai personne à qui laisser un souvenir de moi... Pronez-lc, allez... Si je reviens, ça n'aura pas d'importance, vous le détruirez... Mais ça me fe- rait tant do plaisir... dites ?...
GINETTE
Mais volontiers, Renaudin, ça me fera plaisir à moi aussi.
ACTE PREMIER 63
RENAUD IN, embarrassé. C'est idiot, idiot, vous allez rire !
GINETTE
Montrez !,..
RENAUDIN
C'est quand j'étais petit. J'ai sculpté ça, vous voyez, dans un coquillage... J'ai été élevé à Hen- daye, au bord de la mer. Ça n'a l'air de rien, mais il a fallu des mois... Vous savez ! c'est très difli- cile...
GINETTE
Mais oui, c'est d'un travail inouï, c'est prodi- gieux de fini... C'est autrement difïicile à faire, sûrement, que la bague des tranchées.
RENAUDIN
Je le portais quelquefois comme bouton de man- chette. Je m'en suis servi comme d'un fétiche, d'une médaille. Vous voyez, j'avais gravé deux colombes. C'est idiot, n'est-ce pas, de vous donner ça I Vous voyez, ça me fait piquer un fard... D'au- tant que dans peu de temps, vous n'y penserez plus, à nous... Quand ce sera fini, que vous serez heureuse... mariée... avec des gosses... et le tralala de la vie...
GINETTE
Vous vous trompez, Renaudin. Toutes celles qui auront revêtu ce costume en garderont un souvenir... ineffaçable. Ce costume, je le quitterai comme on quitte le voile et je repenserai souvent, quelle que soit ma vie, à l'heure de l'hôpital ! Moi aussi, je vous promets que je sortirai quelquefois ce petit souvenir sculpté que vous venez de me donner et qui devait vous être une chose très chère, je le sens...
fi4 L'AMAZON li
RENAUDIN, avec un grand soupir.
Chouette !... ça va mieux !... Ah ! c'est que... c'est que je n'ai jamais pu vous dire... si vous sa- viez... Mademoiselle... si vous saviez ce...
SCÈNE VII Les Mêmes, PIERRE BELLANGER
PIERRE
Pardon.
GINETTE
Entrez, entrez... Vous ne nous dérangez nulle- ment, Pierre... Un de nos soldats guéris qui re- part au front tout à l'heure... Monsieur Bellan- ger... le mari de ma cousine. Madame Bellanger,
RENAUDIN
Enchanté, Monsieur... Je dois des remercie- ments à Madame la major pour toute la bonté dont elle a fait preuve... Est-ce que je ne vous ai pas vu à l'ambulance, Monsieur ?
PIERRE
Je ne pense pas... Il y a plus de deux mois que je n'ai accompagné ma femme... Mes occupations à l'arsenal ne me laissent guère de temps.
RENAUDIN
Vous n'êtes pas mobilisé ?
PIERRE
Vous voyez, si je suis sans gloire, je ne suis pas sans fonction... Ne vous dérangez pas pour moi.
GINETTE
Monsieur mo faisait ses adieux... Alors, Ronau- din... vous disiez ?...
ACTE PREMIER 65
RENAUDIN, balbutiant.
Mais rien... rien... je n'ai plus rien à dire, Ma- demoiselle... Silence.
GINETTE, lui tendant la main. Donc ?...
RENAUDIN, avec un élan brusque et jarouche.
Rien, sinon... puisque c'est la dernière fois... toute ma reconnaissance... entière... mais là... mais là...
Il s'arrête ému, ne trouvant plus ses mots.
GINETTE, gravement.
Au revoir, Renaudin.
RENAUDIN
Ou adieu 1
GINETTE, la main sur l'épaule, avec force.
Pas de faiblesse... mon petit... Et... rappelez vous ce que vous avez promis... Là-bas...
Elle fait un geste destructeur.
RENAUDIN,' fièrement.
Oh ! ça... Au revoir. Monsieur 1 Il sort.
SCÈNE VIII PIERRE, GINETTE
PIERRE
En voilà un qui part avec son viatique.
GINETTE
Quoi ?
66 L'AMAZONE
PIERRE
Sa voix tremblait... Encore un de touché I
GINETTE
Pierre, vous savez que je déteste ce genre de plaisanterie.
PIERRE
Ce n'est pas une plaisanterie. Que ce pauvre garçon vous ait aimée, quel mal y a-t-il à cela ?... D'abord n'est-il pas naturel que l'on vous aime... et ensuite songez ce que vous êtes pour ces malheu- reux : le lien entre les joies du passé et celles de l'avenir... toute la femme, tout le foyer ; et qui plus est, vous êtes des femmes, qu'ils n'auraient jamais rencontrées. Ils auraient été vos inférieurs ot vous vous êtes inclinées devant eux... vous les avez servis... vous les avez guéris... C'est du très bel ouvrage, Ginette. Mais un peu dangereux tout de même pour les foyers, cet ouvrage-là !
GINETTE
Croyez-vous que nous n'aurons pas semé dans leurs âmes beaucoup de courage à côté des conso- lations.
PIERRE
Oui, parbleu, du courage, do l'héroïsme chez ceux qui n'en avaient pas ! Mais chez ceux qui en avaient à revendre, au contraire, chez les simples, chez les brutes, vous n'avez fait qu'entr'ouvrir toute une zone d'attendrissement aristocratique qu'ils ne connaissaient pas et vous savez bien qu'il y en a qui retourneront dans leur foyer, gué- ris, mais l'âme terriblement inquiétée.
GINETTE
Mon cher, comme ça vous va bien à vous de phi- losophaillor en sortant do vos écritoircs, de votre
ACTE PREMIER «7
bureau ! Ah ! on vend de l'ironie dans les admi- nistrations !
PIERRE
Je n'ironise pas du tout, Ginette ; ce que je dis est plein de sens et d'exactitude... Et devant vous je n'ai jamais envie d'ironiser.
GINETTE
Alors c'est pire, puisque vous essayez de m'ac- cabler de choses désagréables, sans résultat, d'ail- leurs.
PIERRE
Je n'ai pas cette intention.
GINETTE
En diminuant notre pauvre mérite, si toutefois nous en avons un ! Et surtout en tenant bêtement ce langage de civil retardataire : « Cet homme vous aimait »... (Elle hausse Iss épaules.) Phuff ! Pékin !...
PIERRE
Je ne désignais pas une faiblesse. Au contraire. Il y a, à l'heure actuelle, presqu'un excès de toutes les vertus humaines. La guerre et le danger sont causes de cette surenchère. Tenez, vous, Gi- nette, qu'est-ce que vous auriez été dans votre milieu bourgeois de Lille ou de Roubaix ?... Vous seriez- vous même découverte jamais 1 Auriez- vous su communiquer ce courage, cette intrépidité ?...
GINETTE
Vous venez de constater vous-même qu'ils n'ont guère besoin qu'on leur en communique, ceux-là !
PIERRE, hochant la tête.
Savoir I... On a toujours besoin du clairon, Gi- nette ! Pour faire l'ascension des sommets, il faut
68 L'AMAZONE
être entraîné par une voix... et même par une mu- sique.
GINETTE
Ça dépend des jarrets !... Consolez-vous !... L'âge de la retraite a sa beauté modeste... mais enfin, pas dédaignable. On ne peut pas demander l'impossible !...
PIERRE
L'impossible !... Ah ! il y a quelque chose de si attirant dans l'impossible !...
GINETTE
Travailler bénévolement dans un bureau... assis... c'est encore très beau et c'est encore, pa- raît-il, servir la patrie... (Subitement.) Mais as- seyez-vous donc au Ijeu de marcher tout le temps... Reposez- vous...
PIERRE
Merci ! J'ai travaillé debout, toute la journée,
et je ne suis pas fatigué.
Entre Cécile Bellanger en costume d'infirmière avec sa fille Simone. \
SCÈNE IX Les Mêmes, CÉCILE, SIMONE
CÉCILE
Je suis allée chercher Simone au cours. C'est pour cela que je suis en retard.
GINETTE
Salut... depuis tout à l'heure.
CECILE
J'ai les amitiés du major Boudet à vous faire. II voua a cherchée, vous étiez déjà partie 1
ACTE PREMIER 69
GINETTE
Oui, aujourd'hui, j'avais hâte de rentrer jouer du violon. (A Simone ) Gomment va-t-elle ?
SIMONE
Pas très bien, toujours.
GINETTE
Tiens, qu'est-ce qu'elle fait là ? Qu'est-ce que vous faites, Simone ?
SIMONE
Eh bien ! du crochet.
GINETTE
Jusque dans la rue ! Quel zèle ! au moins si on vous rencontre, on sera bien sûr que vous faites quelque chose pour les blessés.
SIMONE, aigrement.
Tout le monde ne peut pas être infirmière... Si je n'avais pas ma gastro-entérite !
PIERRE
Allons, ne vous chamaillez pas !
CÉCILE
Ah ! voilà les sabots 1 le compte y est ?
GINETTE
Ma foi, je n*ai pas eu le temps de vérifier, j'a- voue. J*ai mangé une tranche de saucisson admi- rable ; quand je dis une tranche, je devrais dire un demi-saucisson, j'avais une faim de poilu !...
PIERRE
Vous ne mangez donc pas à votre faim à Tarn bulance ?
GINETTE
Justement. On ne sent sa faim qu'en sortant.
'jo L'AMAZONE
CÉCILE
Le fait est que nous n'avons pas une minute en ce moment. Ce soir, il arrive encore deux grands blessés. On vous l'a dit, Ginette ?
GINETTE
Je crois bien !
CÉCILE
Coucherez-vous là bas ?
GINETTE
II ne manquerait plus que je couche ici ! CÉCILE, à Pierre.
Et toi, rien de nouveau à l'arsenal ?
PIERRE
Rien ! toujours une insupportable comptabi- lité... des chiffres, des vérifications...
CÉCILE, s^asseyant.
Ah ! c'est bon tout de même ! Cela paraît si extraordinaire de se retrouver quelques heures par jour. On en perd tellement l'habitude, hein ?... Je ne me rappelle plus ma vie passée...
PIERRE
Le fait est qu'on a l'air d'une tribu qui campe dans de lointaines colonies. Chacun a son emploi ! Malgré que je sois plus administratif que jamais, on me donnerait l'ordre de scier du bois et de nettoyer la vaisselle que je n'en serais pas autre- ment étonné ! Simone, tu ne m'as pas embrassé I
SIMONE
C'est vrai, papa ?
PIERRE
Oh I le beau livre d'école I
ACTE PREMIER ;i
SIMONE
Oui, c'est une histoire de la guerre illustrée qu'on m'a fait acheter.
PIERRE
Montre cette merveille historique ! Pendant qu'ils regardent, Cécile va à Ginette. CÉCILE
Pourquoi n'êtes vous pas venue avec moi faire quelques emplettes ?...
GINETTE
Mais je vous l'ai dit !
CÉCILE
Non, vous avez fui exprès pour ne pas passer chez le bottier.
GINETTE
Ma foi, je n'y ai pas pensé. Mais, je vous en prie, Cécile, je n'ai aucun besoin de souliers, pas plus que je n'avais besoin de la chemisette que vous m'avez fait faire.
CÉCILE
Voyons, ma chérie, tout cela ne compte pas et n'a aucune importance ! Vous agissez toujours comme si vous étiez une charge pour nous,
GINETTE
Nullement, mais je compte bien que, plus tard...
CÉCILE
Mais oui, plus tard... après les réparations, les indemnités, quand on vous aura rendu vos biens... Jusque-là n'abusez pas de votre discrétion.
GINETTE
Je fais déjà la charité avec votre argent ! Plutôt que de me payer une nouvelle paire de souliers,
4
72 L'AMAZONE
dont je n'ai nul besoin, si vous voulez acheter quelques paquets de Maryland et de tabac anglais pour...
CÉCILE, riant.
Merci bien, ils fument déjà tous en cachette ; il y a le sacré Marocain qui met, chaque fois que je passe, son mégot dans la table pour que je ne sente pas !
PIERRE, allumant une cigarette.
Mais moi qui ne suis pas blessé, j'ai le droit, n'est-ce pas ? ça ne vous gêne pas ?
GINETTE
Si c'est du caporal, ça va... Je n'aime que ça.
CÉCILE
Vous vous êtes occupée du dîner ? Je ne sais pas ce qu'il va y avoir.
GINETTE
Oui, j'ai commandé... Tiens, mais au fait, j'y songe... Simone, venez avec moi, nous allons essayer le poridge cacao.
PIERRE
Qu'est ce que cette douceur ?
GINETTE
Un don magnifique d'un industriel. On m'a fait cadeau de 250 boîtes d'un vague poridge-cacao pour le front. Ça se prépare en une minute et il paraît que c'est naturellement délicieux. Nous allons faire la popoto. Vous en goûterez, aussi, cousin ?
PIERRE
Merci, je ino récuse cette fois. Je connais déjà le lait concentré.
GINETTE
Oui. C'est vrai, la vie des tranchées et vous I
ACTE PREMIER jS
PIERRE
Si c'est comme ça ! j'en prendrai quatre tasses.
GINETTE
Allez, venez, Simone, je suis persuadée que ce sera miraculeux pour votre gastro-entérite et votre colon transverse.
PIERRE
Où allez-vous faire ça ? A la cuisine ?...
GINETTE
Si vous voulez, on va le faire ici : je vais aJler chercher la lampe à alcool et je vous ferai appor- ter des tasses... et de la crème pour vous...
Pierre reste seul avec sa femme.
SCÈNE X CÉCILE, PIERRE
CÉCILE
Je suis un peu fatiguée... J'enlève mon voile !... Je te ferai la même observation que tu as faite à ta fille !
PIERRE
Laquelle ?
CÉCILE
Tu ne m'as pas embrassée.
PIERRE
Tiens ! c'est vrai.
CÉCILE, riant.
Tu vois qu'on perd les notions les plus élémen- taires de la tenue... Je ne t'en veux pas, mais est-ce que la guerre serait la désunion des fa-
^4 L'AMAZONE
milles ? Embrasse-moi fort ! Ah ! ça va mieux, on retrouve un peu ses habitudes ! Quand les retrou- verons-nous toutes ! Enfin, il ne faut pas penser à notre misérable personne !,.. C'est égal, je me demande, vois-tu, comment une jeune fille comme Ginette qui a perdu sa famille, ses biens, la moin- dre chance de bonheur, peut conserver une santé morale et un équilibre pareils dans la gaîté... car c'est de la vraie gaité qu'elle éprouve et qu'elle dispense à tout le monde. On l'entend chanter dans les couloirs de l'ambulance...
PIERRE
C'est sa jeunesse !
CÉCILE
Il n'y a pas qu'une question de jeunesse. Si tu la voyais, vraiment elle m'étonne toujours ! Quand les auxiliaires sont fatiguées, elle balaye la salle elle-même, vide les cuvettes, distribue la soupe ! Tout à l'heure elle a pansé un phlegmon et une main saignante aux phalanges arrachées, avec un sang-froid de vieux médecin.
PIERRE
Mais toi, Cécile, tu en fais tout autant !...
CÉCILE
Oui, nous en faisons peut-être autant, mais je ressens malgré tout une tristesse générale, des ré- voltes contre la souft'rance, une mélancolie s'y mêle, et cependant j'ai mon intérieur, mon foyer que je retrouve tous les jours à la même heure, j'ai toi... moi !... Tandis qu'elle ! M'a-t-elle frap- pée dès la première nuit que nous avons passée ensemble à l'hôpital quand sont arrivés les grands blessés !... C'est une chose fantastique que la première nuit à l'hôpital oii une trentaine d'hom-
ACTE PREMIER ^5
mes mêlent leurs cauchemars, commandent, gé- missent, montent à l'assaut, revivent le drame... Moi, devant ces fantômes, j'étais transie d'hor- reur, elle^ à mes côtés, pas du tout, elle était calme, elle souriait presque. Moi, je suis allée tout de suite à l'un qui criait plus que les autres dans la grande mêlée imaginaire et je balbutiais n'im- porte quoi : « Voyons, voyons, calmez-vous, cal- mez-vous ! » Elle, presque en souriant, au con- traire, s'est approchée d'un grand diable plus forcené, elle lui a tapoté la joue avec une autorité extraordinaire, comme si elle était de longtemps une professionnelle habituée, et ea le tutoyant, elle lui a ordonné sévèrement de se taire pour ne pas fatiguer l€s autres... Et tu vois que, rentrée ici, elle joue du violon, elle a un appétit d'enfer... elle mange comme quatre !... Faut-il admirer ?... Pourtant, il me semble que, moi aussi, je porte une force d'amour, d'abnégation aussi grande... seulement, c'est une force sourde, grave... Est-ce que je reviens déjà de la vie, quand d'autres s'y précipitent ?... Elle joue du violon : j'ai aban- donné le piano 1...
PIERRE
Gela provient du parfait accord de toutes ses fa- cultés... Combien sont-elles de jeunes filles main- tenant qui se sont transformées ainsi, par le mi- racle de la guerre 1... Elles auront fait notre étonnement, notre stupeur admirative... Mais toi, tu as ta haute sensibilité... Nous sommes moins maîtres de nos sensations ? Sans doute c'est aussi qu'elles sont plus intenses... Mais il ne fau- drait pas te surmener ?...
CÉCILE
Et toi, tu as l'air soucieux ? Le communiqué est bon cependant, n'est-ce pas ?
^6 L'AMAZONE
PIERRE
Excellent.
Rentrent Ginette et Simone avec une lampe à alcool des paquets, Simone en a les bras remplis.
SCÈNE XI
Les Mêmes, GINETTE, SIMONE, puis GERMAINE
GINETTE
Nous n'allons pas dévorer tout ça. C'était poi vous montrer les munitions ! Allez ! Simon installons-nous sur cette table et improvisons !
PIERRE
Voulez-vous qu'on vous aide ? Ça se prépare l'eau ?
GINETTE
Soyez tranquille, pour vous on ajoutera de ] crème ! Je vous l'ai promis.
GERMAINE, entrant.
C'est Monsieur le sous-préfet avec un auti monsieur. Il demande s'il peut voir ces dames.
PIERRE
Ah ! c'est son auto qui vient de s'arrêter à 1 porte ! Vous l'attendiez donc !
GINETTE
Au fait, je ne vous avais pas encore raconta C'est à cause do la vieille folle d'à côté... la se questrée...
CÉCILE
Faites monter, faites monter le sous-préfet.
ACTE PREMIER 77
PIERRE
Il a dû trouver ce prétexte pour venir, comme il est visiblement amoureux de vous, Ginette.
GINETTE
Vous êtes odieux ! C'est une monomanie I
PIERRE
Voyons, vous ne pouvez pas nier que ce jeune sous-préfet intérimaire n'a pas été héberlué par vous ?
CÉCILE
Tais-toi, Pierre... le voilà (A Ginette,) Mais que vient-il faire ?...
GINETTE
Attendez, vous allez le savoir.
SCÈNE XII Les Mêmes, DUARD, LE DOCTEUR BARRIER
Entrent le sous-préfet et un gros homme qui est le médecin civil Barrier. Le sous-préfet Duard est tout jeune et visiblement inexpérimenté.
GINETTE
Oh ! je suis désolée, vous n'auriez pas dû vous déranger vous-même. Monsieur le sous-préfet... cela n'avait aucune importance !
DUARD
Mais je ne me suis pas dérangé le moins du monde, je passais en auto devant votre porte avec le D^ Barrier, que je vous présente...
BARRIER
Madame, mademoiselle, monsieur... Salutations.
78 L'AMAZONE
DUAÏID
De quoi s'agit-ii ? Puis-je vous ^e utile ?
GINETTE
Oh ! le cas est sans gravité. 11 pourra même vous apparaître une plaisanterie douteuse... Avec aplomb j'ai accepté de vous soumettre ce cas de conscience...
CÉCILE
Nous étions en train de goûter à un produit avant de l'expédier sur le front, un de ces nou- veaux produits dont on nous encombre et dont les trancbées ne veulent même plus.
PI EURE
Un five o'clock de cagnas. Je vous en prie...
DUARD
Ce serait avec le plus grand plaisir, mais nos minutes sont comptées. J'ai promis de conduire le docteur cbez une cliente qui ne peut guère attendre.
BARBIER
Elle est en train d'accoucher.
PIERRE
Le Docteur Barrier, n'est-ce pas ?
DUARD
Un de nos grands spécialistes.
BARRIER
Oui, Mademoiselle, pendant que l'humanité est en train de s'entre-tuer, moi j'ai pour mission de faire faire à la vie le maximum de rendement... Jamais besogne ne m'a paru plus agréable !
GINETTE Jl^
Simone, donnez deux tasses, à moins que réelle- mont vos minutes soient comptées, à tous deux.
ACTE PREMIER 79
DUARD
Oh ! le fait est que je suis accablé de besogne, mais mes clients sont moins pressés que ceux du docteur !.., Trois cents dossiers d'allocations, ré- quisition de blé, do foin, veiller à l'hygiène des écoles, au personnel des grandes usines, un cour- rier de deux cents lettres de réclamations, des réclamations de députés, car il y en a encore 1 Rédiger dans la quinzaine un rapport sur la ré- forme administrative !
GINETTE
Et vous voulez encore que je vous ennuie avec ma petite requête !
CÉCILE
Mais enfin, qu'est-ce que c'est, Ginette ?
GINETTE
Après tout, j'ai peut-être tort de rire. Figurez- vous que nos insupportables pies-grièches de voi- sines prétendent m'interdire de jouer du violon et s'en réfèrent à je ne sais quelle ordonnance de la préfecture et aussi à votre jugement personnel. Il parait que c'est inconvenant de jouer du violon... ailleurs qu'au front sur des boîtes de macaroni...
DUARD
Quelle idiote ! Je vais vous rédiger une lettre que vous pourrez lui montrer à cette dame. J'en- tends ne pas être tenu responsable d'un arbitraire pareil.
GINETTE
A la bonne heure ! je n'en doutais pas !
DUARD
Quelle est cette personne ? Une vieille dame ?
GINETTE
Naturellement ! comment voulez-vous qu'il en
8o L'AMAZONE
soit autrement ! Ah Dieu ! avant la guerre, je n'aimais pas les vieux, maintenant je les déteste.
BARRIER
Merci, en passant. On rit.
GINETTE
Oh ! mais je n'appelle pas vieux du tout un homme de votre sorte... placé...
PIERRE
Au guichet de la vie.
BARRIER
Il en a de bonnes !
GINETTE
J'appelle vieillard tout ce qui se consume dans l'inutilité, l'anémie, l'ankylose ! Et ce qu'on en voit !
BARRIER
La cachexie, comme nous disons entre nous, mais c'est un sale mot pour de jolies bouches.
CÉCILE
Voilà Ginette lancée !... Je vous avertis que c'est sa marotte.
DUARD
Mais, il y a des vieillards intrépides et char- mants. Mademoiselle.
GINETTE
J'enrage de penser qu'après la guerre il y aura tous les vieillards ! Et que cette belle jeunesse meurt tous les jours pour entretenir le règne de la vieillesse ! Ah ! s'ils se contentaient d'étouffer les violons !
BARRIER
Elle ne pardonne pas à la vieille dame d'à côté I
ACTE PREMIER 8i
DUARD Je vais la saler I
BARRIER
Mais elle me plaît, cette petite demoiselle-là... Passez-moi une tasse de cacao. Ça remplacera les pernods défunts. (Regardant sa montre,) Et puis, la mère et l'enfant auront bien la politesse de m'attendre ! D'abord les enfants peuvent at- tendre, ils ont bien le temps devant eux ! Tandis que nous I
DUARD
Une pierre dans votre jardin, Ginette...
BARRIER
Du tout, du tout ! Figurez-vous que je penw comme cette petite demoiselle-là !
DUARD
Moi, sur ce chapitre, je m'en réfère à la limite d'âge administrative... On est jeune jusqu'à la classe 87.
BARRIER
Après la guerre ce sera le régime des vieux bu- reaucrates et du gérontisme ! Tout peut mourir en France, même la jeunesse, pas l'administration ! Le dernier survivant de la planète Terre sera un employé des contributions indirectes ! L'adminis- tration, ah ! nous l'aurons connue, celle-là !
GINETTE
Ce que ça fait plaisir d'entendre ça ! Je vous demande pardon de le dire. Monsieur le sous- préfet, mais dès qu'on a affaire à elle, la sacrée administration, tenez, même dans un service comme le nôtre à l'hôpital...
DUARD
Chut ! chut ! je devrais me scandaliser !
82 L'AMAZONE
BARRIER
Que voulez-vous ? Nous payons en caducité notre excédent de génie et de jeunesse. C'est comme une espèceMe loi des compensations.
GINETTEj^se haussant sur la pointe des pieds et avec des grands gestes coupants.
Ah ! il faudra balayer tout ça après la victoire !
BARRIER, riant.
Regardez-la avec ses dents de jeune louve, elle va en croquer sa tasse !
DUARD
Elle ne fait qu'une bouchée de tous les fonc- tionnaires futurs et passés.
PIERRE, haussant les épaules.
Et puis tout cela est bien puéril, Ginette ! Dans le poids mort des civils dont vous parlez, il n'y a pas que les vieillards ; il y a une masse de gens inaptes au service et à l'activité.
GINETTE, l'interrompant.
Les déchets, quoi ! Heureusement, il y aura aussi les autres...
BARRIER
Qui ?
GINETTE
Mais ceux auxquels on ne pense pas assez, ceux qui reviendront, tiens, parbleu ! Et à ceux-là toutes les places au soleil I
PIERRE
Et à eux tout l'amour 1
GINETTE
Tiens, comment donc, aussi I
ACTE PREMIER 85
BARRIER
Je compte bien sur leur clientèle !
GINETTE
Qu'ils reviennent pour épousseter ceux qui au- ront fait en leur absence l'intérim de la jeunesse ! C'est que nous en voyons, vous savez, nous autres, les femmes, des vieux beaux qui cambrent les jarrets et qui sont décidés à ne pas rendre la place après la guerre ! Puis, vous savez, ils connaissent le moyen de refaire la France !
PIERRE, levant les bras.
Dieu l'a faite ainsi. Nous n'y pouvons rien !
DUARD
Ce n'est pas un mal. Il en faut... il en faut...
PIERRE
Et vous êtes injuste aussi... Pourquoi accabler ceux qui ne peuvent prétendre à un plus haut sacrifice de leur vie ?... Ils s'efforcent d'être des remplaçants équitables, utiles.
GINETTE
Penh ! là ! là ! En voilà des mots, qui ont la goutte !
PIERRE
On ne peut pourtant pas tuer les vieux pour vous faire plaisir. Quel abattoir !
GINETTE
Que voulez-vous, quand je vois tous les jours ces admirables enfants souffrir sans se plaindre (car ils ne se plaignent même pas), et repaitir de même, faire le sacrifice de tout ce qu'il leur res- tait à vivre, avec cette simplicité tranquille, ah ! bon Dieu, j'imagine que si j'étais homme, tant
84 L'AMAZONE
qu'un soufïle de vraie vie et de santé enflerait ma poitrine, je ne pourrais pas tenir en place !.,.
BARRIER
II faut tout de même des jarrets, Mademoiselle.
CÉCILE
Je vous écoute, Ginette, et je ne vous approuve pas... Il est nécessaire qu'il en reste pour per- pétuer la famille ! L'incendie ne peut pas gagner toute la terre.
PIERRE
Et puis la jeunesse, c'est très bien, la jeunesse ! mais serait-elle ce qu'elle est sans nous ? CÉCILE, protestant.
Gomment, nous ? Mais je suppose bien que personne ici ne parle de nous !
GINETTE
Naturellement.
PIERRE, s^anime.
Que serait-elle sans nous la jeunesse ? Une force brute, voilà tout ! Nous lui donnons sa di- rection. Oui, certes, nous ressentons l'élan qu'elle nous communique comme un rouage communique le mouvement à un autre rouage, mais en revanche que ne reçoit-elle pas de notre expérience ? Il est nécessaire que la vieillesse soit là pour servir à la jeunesse de ...
GINETTE, interrompant.
De repoussoir. Ça évidemment.
PIERRE
Oh !
Il repose sèchement sa tasse sur la table dans un geste nerveux. On se retourne.
CÉCILE
Qu'est-ce que tu as ?
ACTE PREMIER 85
PIERRE
Moi ? Rien ! Rien du tout... Je réfléchis seule- ment tout à coup que j'avais oublié une course importante... à deux pas d'ici. Monsieur le sous- préfet, votre auto est en bas ? J'en ai pour trois minutes, juste aller et retour. Je vais jusqu'au coin de la rue.
CÉCILE
Où ?
BARRI ER, tirant sa montre.
Diable ! diable ! eh là 1 Ils ne pourront jamais attendre jusque-là. Sur ma demi-heure nous ve- nons de perdre cinq bonnes minutes à discuter comme au café de la République,
PIERRE
Mettez votre chapeau. Le temps de vous apprê- ter, je serai de retour.
BARRIER
Dépêchez-vous alors, Monsieur, je vous en prie.
DUARD
Je vous demande pardon d'insister à mon tour.
PIERRE
Entendu et merci. Il sort.
SCÈNE XIII
Les Mêmes, moins PIERRE
CÉCILE
J'ai peur que vous ne l'ayez un peu agacé.
GINETTE, riant.
Ça, j'avoue que parfois j'agace mon cousin. J'adore la discussion.
86 L'AMAZONE
CÉCILE
Et toutes ces parlottes sont bien vaines...
DUARD
Nous en avons oublié, dans la chaleur du ban- quet, de vous donner notre jugement sur ce pro- duit. Il n'est pas trop mauvais, c'est le mieux qu'on puisse en dire. Ça repose des bonnes choses.
GINETTE
Et vous, Simone, comment trouvez-vous ça ?
SIMONE
Infect.
GINETTE, riant.
Naturellement. Simone ne parle pas souvent, mais quand elle parle elle laisse tomber des dia- mants...
DUARD
Je ne vais plus oser revenir ici...
GINETTE
Pourquoi ?
DUARD
Vous avez été bien dure pour moi... Hé oui, je suis hélas ! de ces tristes auxiliaires qui, bien qu'âgés de trente ans et quelques mois...
GINETTE, vivement.
Oh ! mais je serais désolée que vous preniez pour votre compte des discussions d'ordre géné- ral... S'il fallait traiter en mépris tous ceux qui, pour des raisons valables, sont obligés de vivre à l'arrière, et qui, d'ailleurs, s'emploient de tout cœur à leur tâche 1... Je ne connais pas de plus stupide injustice...
DUARD
Sans rancune, allez !... Il n'y en a pas un de
ACTE PREMIER 8-
ceux-là qui ne se soit posé la question : « Dans ma faiblesse n'entre-t-il pas un peu de lâcheté ? »
CÉCILE, avec force.
Pas ici... je vous le garantis !...
DUARD
Et cela ne m'empêche pas de vous être tout dévoué, Mademoiselle, tout acquis à chaque fois que vous aurez besoin de moi... N'hésitez pas à m'appeler et à user de mes services... Au moins, faire en sorte d'être bon, utile... à tous...
GINETTE
Mais vous voyez que je ne me prive pas de vou» déranger... Et, si même pour l'organisation du train sanitaiie... (On entend la corne de Vauto.) Tiens ! ce n'est pas possible, déjà lui !
BARRIER
Il ne peut pas matériellement avoir eu le temps 1
DUARD, va à la fenêtre, Charles, qu'est-ce qu'il y a ?... Quoi ?... Oh I bon (Il se retourne.) L'auto l'a laissé là où il l'a ( onduit. Et il nous le renvoie, de peur que nous lie nous mettions en retard.
BARRIER
Tant mieux, profitons-en !,.. Je suis bourrelé de remords !... Madame, Mademoiselle, excusez- nous... La classe 37 m'appelle.
CÉCILE
Dites-moi... Vous descendez la rue Carnot ?
DUARD
Tout droit.
CÉCILE
Voulez-vous me déposer en passant chez ma cousine de Saint- Arroman ?...
88 L'AMAZONE
DUARD
Je crois bien !
CÉCILE, à Ginette. Je vous laisse Simone...
GINETTE
Allez, allez...
CÉCILE
Je reviendrai d'ailleurs aussitôt.
DUARD
Et je vous enverrai ce mot pour la vieille voi- sine ce soir même.
GINETTE
Je vous en prie... Ce n'est pas pressé...
BARRIER
Au revoir, ma petite infirmière... J'aime ces na- tures-là... Aussi, si vous avez jamais besoin de moi... A votre disposition !
GINETTE, riant.
Oh ! docteur !
BARRIER
Suis-je bête !... Oui, c'est vrai... Où avais-je la tête ?... l'habitude professionnelle ! Et d'ailleurs un jour ou l'autre, je pense bien que vous ferez votre devoir de bonne française ! D'ici là, en tout cas, charmé de vous avoir connue !
GINETTE, riant.
Alors... au revoir... Le docteur sort.
ACTK PREAIIKR 89
SCÈNE XIV GINETTE et SIMONE, seules, puis PIERRE
GINETTE
Maintenant faisons le ménage nous-mêmes, Simone.
SIMONE
Si vous voulez.
Pendant qu'elles rangent les tasses, GINETTE
L'homme aux sabots étant venu, il faudra que nous les comptions tout de même !
SIMONE
Nous n'avons pas besoin d'être deux pour ça !
GINETTE
On n'est pas plus aimable.
SIMONE, avec intention.
Vous savez que je ne suis pas « bonne » !
GINETTE
Vous vous calomniez peut-être ! Qui sait ?
SIMONE
Non. Mais, sans doute, je suis trop petite pour m'intéresser à la guerre. Plus tard, quand je serai grande je m'intéresserai aux autres... comme vous !
GINETTE
Mais les autres, ma petite Simone, les autres, ce sont des gens en effet rudement intéressants !
SIMONE
Avant les autres, j'aime les miens.
90 L'AMAZONE
GINETTE
Tiens ! tiens !... Mais c'est la première fois que vous me sortez des idées aussi arrêtées !
SIMONE
Croyez-vous ?
GINETTE
Vous ne m'aimez pas, Simone, avouez-le. Qu'est-ce que je vous ai fait ? Est-ce parce que je vous ai quelquefois rabrouée ?
SIMONE
Vous rabrouez tout le monde... C'est une habi- tude... Et puis, moi, ça n'a pas d'importance.
GINETTE
Il faudra soigner votre estomac, ma petite. Votre caractère s'aigrit beaucoup. Vous n'êtes pas malheureuse pourtant ?
SIMONE
Je le suis.
GINETTE
Ça se dit ! Je voudrais bien savoir depuis quand?
SIMONE
Depuis que vous êtes arrivée ici.
GINETTE
Depuis que...
La porte s'ouvre. Entre Pierre, GINETTE
Tiens, vous revoilà !
PIERRE
Mais oui ! Ils sont partis ?
GINETTE
Bien entendu, puisque vous avez renvoyé la voiture. Cécile en a profité pour se faire déposer
ACTE PREMIER 91
chez sa tante. Elle reviendia dès qu'elle aura fini sa visite.
PIERRE, à Simone. Tu t'en vas, fi fille ?
SIMONE
Je vais faire mes devoirs. Elle sort.
SCÈNE XV GINETTE, PIERRE
PIERRE
Je ne vous dérange pas ?
GINETTE s^est mwe à coudre.
Pas le moins du monde. (Silence.) Il est très bien, ce gros docteur... hein ?... (Nouveau silence.) Je dis, il est très bien, ce gros docteur...
PIERRE
Ah ! oui !
GINETTE
Gela n'a pas l'air de vous intéresser.
PIERRE
Si. Je repensais à notre conversation ! Ah ! quel mépris dans toutes vos paroles ! Et quel mépris spécialement de moi !
GINETTE
Vous plaisantez ! Quel rapport...
PIERRE
Ne faites pas la bête. Il n'est pas de jour que vous ne m'ayez tancé d'importance.
GINETTE
Ah 1 ça, en voilà une idée ! Vous faites ce que
9* L'AMAZONE
vous pouvez, mon pauvre Pierre ; on n'a aucun reproche à vous adresser. Vous avez fait votre devoir ; vous avez quarante-six ans. Vous pour- riez être évidemment dans un lointain dépôt, dans une intendance insignifiante, mais vous n'encou- rez aucun blâme en vous rendant utile dans votre propre ville. Vous voilà comme le sous-préfet ! J'ai toujours voulu parler de ceux qui n'ont pas l'âge de la retraite, et de ceux...
PIERRE, l'interrompant.
Pas le blâme, si vous voulez, mais le mépris 1 ah oui ! Mais ça n'est pas votre faute ; vous avez le mépris cruel de la jeunesse. Et puis, c'est peu'^- être pour mon châtiment aussi !
GINETTE
Votre châtiment ?
PIERRE
Oui, d'avoir osé vous faire l'aveu que je vous ai fait 1
GINETTE, froide.
Il est convenu que nous n'en reparlerons jamais,
PIERRE
Mais vous y répondez toujours indirectement par vos railleries... justes, oh ! très justes !... Celui qui ne peut prétendre aux actes les plus énergiques et les plus valeureux de l'âme doit se soumettre lui-même à toutes les conséquences de son âge ou de sa pleutrerie. Aligne tes fiches, vieux bonhomme, dans ton bureau. C'est justice.
GINETTE
Mais qu'est-ce qui vous prend aujourd'hui ? Je me suis mal exprimée sans doute. Moi aussi je suis pantoufle, Pierre ! Résignons-nous à notro modeste emploi. La beauté, c'est pour k^ autres!
ACTE PREMIER 93
Pourquoi faites-vous cette figure piteuse, grand Dieu ! Tenez, voulez-vous me passer les ciseaux qui sont sur la table ? Merci !
PIERRE
Je ne mérite pas tant de mépris. Au fond, j'ai ma valeur.
GINETTE
Mais je vous respecte énormément ; je sais que vos travaux d'architecte sont remarquables et j'apprends toujours à vous écouter.
PIERRE
Je vaux mieux que tout cela. La province m'a un peu étouiïé, la vie de famille aussi ; au fond personne ne me connaît. J'ai été un solitaire. Si j'avais pu vous parler à cœur ouvert, vous m'au- riez jugé, mais voilà... c'est de ma faute. Tout de suite, j'ai été assez bête, assez naïf, comme un vieux collégien, pour faire la gaffe et pour qu'il me soit interdit à tout jamais de reprendre cette conversation interrompue. Je vous aurais mieux éclairée sur moi-même, sur mes sentiments ! Vous m'avez ordonné de me taire, je me suis tu.
GINETTE, énergique ment.
11 ne pouvait pas en être autrement.
PIERRE
En effet. Seulement je me suis tu trop vite !
GINETTE
Von ! Parce qu'à coup sûr, le lendemain si vous aviez persisté, j'aurais bouclé mon imperceptible valise. Je n'aurais pas trahi l'hospitalité.
PIERRE hausse les épaules.
Oui, oui î... Mais tout de même ce sont de bien glands mots, et vous l'avez trahie tout de même I
94 L'AMAZONE
GINETTE
C'est le comble, par exemple !
PIERRE
Parfaitement, à votre insu ! La trahison, c'est d'avoir apporté ici votre jeunesse, je ne dis pa£ seulement votre cL-arme, je dis la puissance de votre jeunesse ardente, même votre gaîté, même ce courage que vous communiquez à tout 1( monde. Vous parliez tout à l'heure de la bureau- cratie, de la porte qu'il faudrait ouvrir poui balayer cette atmosphère endormie. Eh bien c'est ce que vous avez fait, vous, en entrant ici sournoisement et sans le vouloir.
GINETTE
Oh ! sournoisement !
PIERRE
Vous avez ouvert les fenêtres, vous avez balay( cette atmosphère provinciale où des énergies ui peu molles s'endormaient dans le confort, dam une austérité pour laquelle nous n'étions peut être pas nés. Cette grande histoire, la Guerre passait au-dessuo de nos têtes. Vous, avec voj blessures toutes neuves, toutes saignantes, votr< rage, votre enthousiasme, vous êtes arrivéi comme un petit bolide. Vous nous avez tous en traînés. Qui sait même si Cécile aurait trouve ex elle ces ressources d'énergie si vous ne la lui avie; un peu souillée ; vous n'avez pas besoin de pro clamer votre amour pour la jeunesse, allez ! C'esi vous qui êtes la jeunesse ! Mais cruelle par exem pie... et sévère ! Bah 1 la bonté vous viendra plui tard. La bonté, c'est déjà de la décadence.
GINETTE, éclatant de rire, le nez sur son ouvrage.
Bon Dieu ! mais je ne suis pas tout ça ! Qu(
ACTE PREMIER 9^
diable allez-vous chercher là ! Toutes ces choses se réduisent à bien moins... bien moins... C'est l'histoire d'une pauvre petite émigrée, un petit bout de rien du tout qui est entré dans une maison amie, chez des gens adorables et pleins de cœur. Or, pendant qu'elle se mettait simplement à sa besogne d'infirmière, à son petit traintrain de vie, le cousin, comme dans les pires romans, a failli devenir amoureux de sa petite personne. Ça aurait pu se gâter, elle aurait dû se fâcher... et puis tout s'arrange... Voilà à quoi se limite exactement l'histoire.
PIERRE, secouant la tête.
Non, pas du tout. Vous savez bien que ce n'est pas ça ! N'essayez pas d'en diminuer les propor- tions ! C'est plus, beaucoup plus 1... C'est même tellement, que, par moments, je me demande si ce n'est pas une seconde vie qui commence... Et si, tout à coup, je vous révélais la profondeur de mes sentiments, vous en seriez peut-être effrayée... Mais cependant, je sais, je lis dans vos yeux, dans votre attitude, que vous vous en rendez compte.
GINETTE, fronçant les sourcils.
Alors, taisez-vous encore et toujours... c'est ce qui vaudra le mieux.
PIERRE
C'est une superstition ancienne qui vous fait dire : il vaut mieux se taire devant l'amour. Voyez-vous, je vous disais tout à l'heure une grande vérité, au sujet de ce soldat balbutiant qui s'en allait emportant avec l'amour qu'il vous a voué une grande force qui va le soutenir et l'embraser !... Je vous disais qu'un des miracles les plus merveilleux de cette guerre aura été de transformer les sentiments de l'homme devant la femme et réciproquement. Est-ce parce que vous
96 L'AMAZONE
n'êtes plus les mêmes que naguère, vous autres femmes ?... Est-ce plus simplement parce que le danger de l'heure nous a fait mieux comprendre la destination de l'amour et de la tendresse, mais je sens parce que j'éprouve qu'il y a encore dans l'amour des rayons X qui restent à découvrir... Et quand la découverte est faite de ces rayons in- visibles, c'est toute une espèce de rénovation ! En vous aimant comme je le fais, je ne peux même pas savoir s'il entre une partie d'amour physique pour vous ! C'est vrai ! Je vous aime, Ginette, éperdûment, suivant l'ancien terme, mais je vous aime comme on aime l'air pur, l'air vif des som- mets, la santé, la marche... C'est un sentiment neuf qui a quelque chose de grand, d'enthousiasmant !
GINETTE
Ce n'est pas mon influence que vous subissez ! A travers moi vous sentez l'enthousiasme de l'heure que nous vivons.
PIERRE
Ah ! qu'importe si vous êtes le clairon ! Mais je jure qu'à mesure que vous parlez, qu'à mesure que vous vivez ici, je sens renaître en moi des ferveurs, des juvénilités, des espérances que je n'aurais plus jamais attendues de moi-même. Même quand je boude contre les paroles que vous prononcez, mon cœur vous donne toujours gravement raison : car vous avez toujours raison, Ginette ! Vous m'avez amélioré, vous m'avez inspiré le désir d'un idéal, vous m'avez rajeuni et si vous en avez guéri d'autres de leurs blessures, vous avez fait ici une très bonne œuvre aussi sans vous en douter : vous m'avez guéii de moi-même.
GINETTE
Faites mieux, faites plus encore, oubliez complè-
AGTK PREMIER 97
tement nos pauvres personnalités. Non, non, on ne peut pas parler d'amour, voyez-vous, on n'a pas le droit d'éprouver autre chose que l'amour qu'ils éprouvent, eux !
PIERRE, avec rage.
Ah ! vous ne parlez toujours que d'eux ! Et pour les rapprocher davantage de vous... vous les appelez... des enfants !
GINETTE
De quoi voulez-vous donc que je parle ? Je vou- drais que vous les voyez comme nous les voyons, oui, il faut les avoir vus comme l'autre jour lors- qu'on est venu leur chanter la Marseillaise dans la salle de l'ambulance. Pierre, Pierre, si vous aviez vu toutes ces figures illuminées ! les giands blessés qui se soulevaient sur leurs coudes 1 les petits qui enlevaient respectueusement leur coiffe, comme s'ils étaient devant une grande personne, devant un chef ! Et leurs yeux !... oh ! leurs yeux en écoutant cette chose qui les avait emportés déjà dans la mitraille et qui allait les reprendre bientôt, cette chose pour laquelle ils allaient mou- rir ! II y en avait qui pleuraient de grosses larmes, il y avait des mains agitées, des mains qui frois- saient le drap comme des agonisants, et eux aussi, ils associaient tout ce qu'ils avaient en eux d'a- mour à cette chose-là et j'entendais un blessé qui, tout en pleurant d'ardeur et d'enthousiasme, murmurait le nom de son amie ou de sa femme et disait : « Marie ! Marie ! » comme un autre disait peut-être dans un autre coin de la salle à cette minute : « Maman ! maman ! «... Ah 1 les braves petitj ! les braves petits 1...
PIERRE, tout à coup avec éclat.
Oui, vous avez raison mille fois, il n'y a qu'eux 1
98 L'AMAZONE
Eux seuls méritent d'être aimés, tous ces soU' neurs d'enthousiasme ! Ginette, vous n'avez pas besoin de m'entraîner ! Je vous réservais depuis quelque temps une grande surprise, et vous m vous en douti-oz pas ! Regardez-moi bien, savez vous ce que je viens de faire à l'instant, savez vous où je suis allé avec l'auto ? Je me suis fai1 conduire au bureau militaire. Dans ma poche depuis hier matin, je serre précieusement la ré ponse que l'autorité militaire m'a fait parvenir réponse à une demande formulée par moi depuis une quinzaine de jours.
GINETTE
Et qui était ?
PIERRE
Celle d'obtenir mon envoi volontaire en pre- mière ligne.
GINETTE, stupéfaite.
Qu'est-ce que vous dites là ?
PIERRE
C'était facile. J'ai été soldat et je n'ai été versé dans mon service que par piot«xition au moment de la mobilisation. Je n'ai que quarante-six ans après tout. Dans les tranchées, il y a des hommes de cinquante !
GINETTE
Et cette autorisation, vous...
PIERRE
Je l'ai là depuis hier matin. Elle me brûle I Croyez-vous, je me sentais encore partagé par diiïérents senliments, je ruminais les vieux de- voirs, comme s'il y en avait deux f II n'y en a qu'un I Oui, oui ! Je m'en rendais compte ; maiB au milieu de noti*e conversation de tout à l'heure, quand j'ai entendu votre cinglante ironie... car
ACTE PREMIER 99
je vous poussais exprès, je vous aguichais pour voir jusqu'au fond de votre conscience, pour y lire ce cri de reproche que vous n'avez jannais osé me lancer en face... alors j'ai bondi comme sous un coup de cravache, je suis allé droit au bureau militaire...
GINETTE
Pierre, vous n'avez pas signé ?
PIERRE
C'est tout comme ! Je voulais voir si j'étais en règle : je le suis. Je n'ai plus que ma signature à mettre. Dans un quart d'heure, ce sera fait. Il est là, face à elle, souriant, radieux. GINETTE
Mais votre femme, est-elle au courant... votre femme ?
PIERRE
Jamais de la vie par exemple ! Je n'ai mis per- sonne au courant de mon travail de conscience
GINETTE
Mais alors vous n'avez pas le droit. Vous devez connaître son opinion, peut-être son désaveu. Vous avez une fille ! Réfléchissez.
PIERRE
C'est vous qui me parlez ainsi, tout à coup ? Ah ! je ne vous reconnais pas ! Qu'est-ce que cette objection soudaine et timorée ! Elst-ce qu'ils n'ont pas tout sacrifié, eux, leur famille, leurs enfants, leur femme, comme je vais le faire, moi le retar- dataire ! Ce qui est bon pour les autres, n'est-il pas bon pour moi ? Non, je ne suis pas au ran- cart, Ginette. J'en suis ! Depuis que j'ai pris cette décision, je suis rempli d'enthousiasme, de joie. Je trichais avec vous, je vous présentais des objec-
loo L'AMAZONE
tions, et à mesure que vous les détruisiez, au liei de la déception que vous croyiez enfoncer ei moi, c'était du bonheur, c'était de la joie qu j'éprouvais !...
GINETTE
Pierre ! je vous en conjure, Pierre, vous agisse sous l'empire d'une idée. Elle n'est peut-être pa juste... Il y a plusieurs devoirs, en effet. Je sui effrayée... vous m'épouvantez...
PIERRE
Et en outre, voyons, voyons, est-ce que ce n'é tait pas la seule solution ? Il n'y en avait pa d'autres ! Vous parlez de devoir, mais vous n pensez pas le premier mot de ce que vous dites Est-ce que nous ne vivions pas tous deux dan une gêne insupportable ; est-ce que cet amou que j'éprouvais pour vous n'était pas entre nou et ne pesait pas dans toute la maison de son poid de mensonge ? Votre loyauté elle-même chance lait par moments ! Avouez que vous aviez en\d de partir quelquefois ?...
GINETTE
Je regrette de ne l'avoir pas fait ! Si j'avais su
PIERRE
Non. C'est moi qui dois partir. C'est moi qu partirai et pour la plus belle dos causes ! La mai son sera assainie derrière moi. Mais ce n'est I qu'un bien mince espoir en comparaison de cclu qui m'anime, Ginette, ma chérie ! Vous m'ave donné la force d'aller à la patrie ! Je vous doi tout ! Rassurez-vous, voire amour n'est pas ci cause. C'est fini. C'a été ma Jouvence, voilà tout Maintenant, corps et âme pour mon pays ! Vou m'avez arraché à ma torpeur, j'ai vingt ans, ving ans au cœur, Ginotto I Je vais me battre I Oh
ACTE PREMIER loi
soyez tranquille, je reviendrai, je reviendrai et Ij'aurai mérité, je vous le jure, d'être estimé de vous, Ginette !
GINETTE
Pierre, je suis en proie à une émotion effrayante, Pierre, il me semble à mon tour que je suis prise dans une espèce do vertige. Non, il ne faut pas que cela soit... Voyons, voyons, mon ami, de j l'ordre, voyons, raisonnez... raisonnez... (Pierre la regarde en souriant.) 11 y a quelqu'un d'abord à qui il faut demander, à qui...
Juste à ce moment, la porte s^ouvre. Cécile entre, suivie de Simone.
SCÈNE XVI
Les Mêmes, CÉCILE et SIMONE
PIERRE, de suite. Je t'attendais.
CÉCILE
Tu as quelque chose à me dire ?
PIERRE
Oui. Mais attends que Simone soit passée à côté
CÉCILE, à Simone.
Tiens, emporte les livres alors. Simone sort.
PIERRE, après un grand temps.
J'ai une grande nouvelle à t'annoncer, à vous annoncer à tous. Je suis sûr que tu m'approuveras quand je te l'aurai dite.
CECILE, s'' asseyant. Qu'est-ce que c'est ?
loa L'AMAZONE
PIERRE
Ma chère Cécile, j'agitais en moi depuis quelque temps des remords auxquels je ne t'ai point fait participer. Le résultat de mes réflexions, de mes décisions est tel que je ne pouvais que te mettre en présence du fait accompli. Je n'ai pas voulu que ta volonté entrât dans la balance.
CÉCILE
Tti n'agis jamais qu'avec discernement et avec justesse, je n'aurais pu sans doute qu'acquiescer. J'écoute !... Ginette n'est pas de trop ?
PIERRE
Voici... Je veux servir ma patrie comme les autres. Je suis en pleine force. Ma mise au rancart n'était, après tout, qu'une lâcheté. On a le droit dans mon cas de contracter un engagement. J'ai fait des démarches sans t'en avertir. Je me suis occupé de mettre avant tout ma conscience en règle. C'est décidé, j'ai obtenu mon incorporation au 162^ d'infanterie où je reprends mon grade de sous-lieutenant.
CECILE, se levant, tremblante.
Tu as fait cela ? c'est fait, c'est décidé ?
PIERRE
Je n'attends plus que mon ordre d'appel.
CÉCILE
Et ce régiment se trouve où ?.,. (Pierre fait un geste qui a Vair de dire « je ne sais pas ».) Ah ! dans
les tranchées alors, à la ligne de feu ?
PIERRE
Au front.
CÉCILE, avec un cri.
Tu as fait cela 1 Ton enfant, mon Dieu, ton enfant, et moi... moi !...
ACTE PREMIER io3
PIERRE
Et eux ! n'ont-ils pas leurs femmes, leurs en- fants ! Je ne pouvais plus y tenir. Tu m'approuves, n'est-ce pas ?
CÉCILE
Je ne peux pas le croire ! C'est une épreuve... Dis-moi que ce n'est pas vrai... Ou alors, que c'est un cas de conscience, un scrupule, appelons-le ainsi, comme tant d'hommes en agitent en ce moment. Dans ce cas, tu verras, tu verras... je te calmerai. C'est moi qui te ferai comprendre la vérité. Ginette est une enfant qui, souvent bien à tort et sans penser aux conséquences, a agité devant nous des idées de devoir et de sacrifice parfaitement exagérées... Mais d'ailleurs je m'a- buse, ce no sont pas les paroles d'une enfant qui ont pu t'impressionner !
PIERRE
Non ! Ne cherche pas. C'est l'idée fixe, tortu- rante du devoir. C'est devenu une obsession. Je ne peux plus attendre.
CÉCILE
Mais, mon ami, mais, mon chéri, c'est bien com- préhensible 1 Parbleu, tu ne serais pas l'être que tu es, si tu n'éprouvais pas de la gêne, de l'ennui... Mais tu t'égares et tu ne vois plus juste du tout. Ton âge libère ta conscience. Tu n'as pas été pris pour le service armé. Je comprends ces scrupules Chez des hommes encore jeunes...
PIERAE
Je suis un homme en pleine vigueur. J'ai été soldat. On a l'âge de ses artères et de ses muscles.
CÉCILE
Ah I mais je ne veux pas ! Ah ! mais c'est hn-
io4 L'AMAZONE
possible !... Mais oui, nul homme n'est tenu de faire plus que son devoir... lorsque la patrie elle- même ne le réclame pas... Mon chéri, c'est une espèce de fièvre qui te prend... Donne-moi ta main... Pourquoi me la refuses-tu ?... Ah ' Gi- nette, voyez comme vos paroles sont imprudentes., comme nous devons tous regretter d'avoir parlé à la légère !... Mais, n'est-ce pas, Ginette, dites-le lui, dans aucun cas, vous n'avez fait allusion à une lâcheté quelconque... Jamais nous ne l'avons incriminé ! Jamais personne n'a songé à venir lui dire qu'il était un lâche !
PIERRE
Personne... mais moi.
CÉCILE, avec éclat.
Toi I toi !... Il faut bien tout de même qu'il y en ait qui restent. Ils ne peuvent pas tous mourir |
PIERRE
Il ne s'agit pas de mourir. Il s'agit de vaincre. Il s'agit d'être là.
CÉCILE
Mais c'est abominable à la fin !... Tu ne vois pas l'état dans lequel tu me mets... Oh ! la façon dont tu as organisé cet engagement, derrière moi, sans t'inquiéter de ce que je pourrais penser ! Cette façon de me mettre, comme tu le dis, devant la chose accomplie ! Il y a là positivement quelque chose d'excessif, de révoltant... moi... moi... ta femme... J'avais le droit d'être consultée, y songes-tu ? Tu me brises... tu m'accables... Je ne sais plus où j'en suis. Aie pitié de moi 1
Son pauvre visage exprime un bouleversement intense.
PIERRE
Ma chère Cécile, ma résolution est inébranlable.
ACTE PREMIER io5
Je suis prêt d'ailleurs à subir toutes les tortures que ma décision va m'imposer. Je n'en sortirai que plus raffermi... dussè-je en ressortir aussi plus triste !
CÉCILE éperdue.
Alors si je ne compte pas, songe à Simone. Ali 1 elle aura plus d'empire que moi, ta petite Simone 1 Elle a tant besoin de toi, elle qui est si faible, si délicate et qui t'aime tant, car elle n'aime que toi... Mais oui, moi, elle m'aime très peu... bien moins que toi en tout cas... Je t'en prie ! Je t'en supplie... Ah ! je vais convoquer tous nos amis; ils te parleront, ils te dicteront ta conduite. Tu verras, j'ai toujours été de bon conseil, reconnais- le ; je ne peux pas me tromper.
PIERRE
Tout ce que tu diras est inutile et tous les con- soils seront bien importuns. Je te répète que la chose est faite, tu entends, signée...
CÉCILE
Signée !... (Elle appelle.) Simone !... Simone !...
GINETTE, courant à la porte. Non... ne l'appelez pas... Ne l'appelez pas...
PIERRE
Cécile ! je t'en supplie ! n'appelle pas... Tout à l'heure, tu réclamais ma main, donne-moi la lienne... viens ici. Il Vattire.
CÉCILE
Non, non, ne me touche pas... Va-t-en ! va- t-en ! Je ne compte plus pour toi !... Ne me parle plus... Laisse-moi...
PIERRE
C'est ton premier mouvement, Cécile... C'est
zo6 L'AMAZONE
ton premie.' cri ; tu m'approuveras après. Je te connais.
CÉCILE, se précipitant sur la porte.
Simone ! Simone !... (Dès que Simone est sur le seuil, elle lui crie.) Simone, ton père veut nous quit- ter... Simone ! ma pauvre enfant...
SIMONE
Papa !
CÉCILE
Il veut aller se battre... Il veut aller se faire tuer... Va te jeter à ses genoux... Dis-lui d'avoir pitié de nous !
PIERRE, se dégageant brusquement.
Ah ! tu abuses, Cécile, tu abuses... Voilà la scène que je voulais éviter. Relève-toi, Simone... relève-toi ! A mon tour, c'est moi qui dis : Allez- vous-en... Quand vous serez plus calmes toutes deux, je pourrai vous parler, vous persuader. Pour l'instant, laissez-moi tous. J'ai encore besoin de me retrouver seul... devant ma conscience.
CÉCILE, immédiatement sautant sur cette lueur d'espoir.
Ah ! tu vois bien que tu n'as pas dit ton dernier mot ! Oui, je te laisse... oui, nous te laissons. Viens mon enfant chérie, viens... Ton père a compris... ton père t'a entendue ! Ah ! c'est égal, je viens d'avoir une rude peur. (Elle respire largement.) Oui, oui, mon chéri, nous te laissons, réfléchis. Nous L'attendons à côté.
Elle sort encore secouée par les larmes et en serrant Simone tout contre elle. Elle laisse la porte ouverte. Ginette, la main sur le bouton de la porte, .<te re- tourne vers Pierre.
ACTE PREMIER 107
SCÈNE XVII GINETTE, PIERRE
PIERRE
Ah ! ça, suis- 'G un criminel ?... En faisant ce que des millions d'ctres ont fait avant moi... ne di- rait-on pas que je commets une lâcheté...
GINETTE
C'est le cri du cœur !
PIERRE
On ne ferait pas mieux pour un traître !
GINETTE
Dans ces grands sacrifices il y a toujours la trahison de l'amour !
PIERRE
Alors, si je suis emporté par le coup de vent qui passe...
GINETTE
Peut-être cette femme sent-elle obscurément que ce coup de vent-là vient d'une profondeur où elle n'avait pas sa place...
On entend crier à côté : Simone ! Simone ! mon en-- fant... Ginette pousse la porte sans la fermer entiè- rement.
PIERRE
Alors, devrai-je donc me rétracter ?... Dois-je aller poser ma signature ou non ?... Une seule voix m'inquiète... Ginette, répondez-moi sincè- rement, du fond de vous-même... Oubliez tout ce qui n'est pas directement et uniquement le devoir lui-même... Le devoir ! il n'y a pas autre chose €n question, Ginette ! C'est vous seule que j'en-
io8 L'AMAZONE
tendrai... que je lise dans votre voix la vérité nécessaire... Si je m'en vais, si je vais me battre et à plein cœur, si je reviens — et je reviendrai — avec les autres, après la victoire, dites, dites, ver- rai-je dans vos yeux éclater l'assentiment, la fierté ! Verrai- je dans votre sourire ce quelque chose de plus et qui ne sera pas de l'amour — mais qui me remplira de bonheur, d'orgueil, qui voudra dire simplement cela... « C'est bien ! c'é- tait ça qu'il fallait faire... Je suis contente... » Je sacrifie le foyer, l'amour, même légitime, s'il res- treint la conscience et je serai heureux de céder à celui qui vous entraîne, pour la plus belle des causes, loin de la vie humble, fade et dépéris- sante... Ginette ! verrai-je cela... un jour... Gi- nette, est-ce cela que vous me direz un jour ?
Elle le regarde avec une émotion indicible. Leurs yeux se fixent dans une intensité effroyable. Grand si- lence.
GINETTE
Oui! PIERRE, se redressant dans un grand mouvement de joie. Alors !,..
Il se précipite sur son chapeau et sort précipitamment.
RIDEAU
ACTE DEUXIEME
Même décor. Le salon a quelque chose de plus aban- donné, de plus reclus. Des housses aux meubles. La grande table est poussée près de la cheminée qui est allumée. Les fauteuils sont tournés vers l'âtre.
SCÈNE PREMIÈRE
MONSIEUR et MADAME de SAINT-ARROMAN MONSIEUR DES MARAIS, GERMAINE
GERMAINE
Si Madame et ces Messieurs veulent se donner la peine d'entrer, je vais prévenir ces dames.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Annoncez Monsieur et Madame de Saint-Arro- man et Monsieur des Marais. (La bonne sort.) Vous voyez sur la cheminée son portrait en uniforme. Quelle heure as-tu, Léon ?
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Quatre heures.
MONSIEUR DES MARAIS
C'est tout à fait pareil...
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
A quoi, Monsieur des Marais ?
MONSIEUR DES MARAIS
Quand on venait prendre des nouvelles de mon fils... et que j'écoutais chuchoter les visiteurs der- ière les portes.
I
iio L'AMAZONE
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Comment voudriez-vous que ce ne fût pas tou- jours la même chose ?
MONSIEUR DES MARAIS
Je ne l'ai pas vue depuis un ou deux ans, Ma- dame Bellanger... Elle n'avait pas un visage fait pour l'anxiété ! C'était ime femme solide.
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Oh ! notre cousine est restée pareille ! Elle a une autre résistance que ça !
GERMAINE, rentre.
Ces dames arrivent.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Merci.
SCÈNE II Les MÊMES, GINETTE
GINETTE, ptu après, en costume de ville gris.
Cécile me prie de l'excuser auprès de vous... Elle est souffrante.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Mais je crois bien, je crois bien... Nous venions simplement demander si vous aviez des nouvelles... sans quoi nous n'ignorons pas que Cécile ne sort presque plus depuis un mois.
GINETTE
Oui, elle a suspendu complètement son service à l'ambulance ; elle ne se sentait pas en état d'es- prit de continuer son service.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Je vous présente Monsieur des Marais que nous
I
ACTE DEUXIÈME m
avoTis rencontré et qui a absolument voulu mon- ter.
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Eh bien ! avez-vous des nouvelles ?
GINETTE
Aucune, aucune, sans quoi je vous aurais déjà fait prévenir.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
C'est désolant !
GINETTE
Ou c'est tant mieux,
MONSIEUR DES MARAIS
Evidemment, voilà toujours ce qu'on se dit !
GINETTE
Un ami de Cécile qui est très influent et très actif, monsieur Lacaze, a fait toutes les démar- ches à Paris et même par la Croix- Rouge en Alle- magne. Rien •! Par conséquent, c'est la porte ou- verte à tous les espoirs, n'eat-ce pas ?
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Cela fait combien de temps maintenant qu« vous êtes sans nouvelles ?
GINETTE
Trente-quatre jours I Avez-vous lu la dernière carte ? Elle était datée de Champagne. Bref, nous sommes toujours dans le même état d'esprit et au même point que lorsque le service des ren- seignements nous a répondu : pas de nouvelles !... Tenez, voilà la carte.
Monsieur et Madame de Saint-Arroman et Monsieur des Marais regardent la carte postale.
Ti- L'AMAZONE
MADAME DE SAINT-ARROMAiS', à Ginette, à part.
Je VOUS demande pardon d'avoir amené cette relation à nous...
GINETTE
Je ne connais pas ce Monsieur, en effet.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Il a perdu son fils à la guerre, il y a six mois. Depuis lors, une forme aiguë de la curiosité le fait rôder autour du malheur des autres pour y re- trouver le sien. C'est un excellent homme mais son insistance est presque maladive.
GINETTE
Oui... C'est un des innombrables guetteurs.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Je redoutais qu'il ne vous soit très agréable de le voir ; il y en a qui évitent la vue de ce petit homme qui se promène le dos remonté comme s'il pleurait toujours.
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN, rendant la carte.
A ce moment, en tout cas, il avait l'air joyeux et bien en forme... Merci. Mais enfin l'état de Cécile ?
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Espère-t-elle, ou, au contraire, se laisse-t-elle aller ?
GINETTE
En apparence, elle est très forte et très con- fiante : il ne lui échappe jamais que des paroles de certitude, mais l'anxiété de son œil et sa marche fébrile démentent toute tranquillité.
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
KL vous personnellement. Mademoiselle ?
ACTE DEUXIEME u3
MONSIEUR DES MARAIS
Oui, VOUS ! VOUS avez l'air perspicace... Pour mon pauvre fils, je sens que vous auriez deviné.
GINETTE
Moi ! oh ! j'ai la plus grande confiance. Elle ne repose sur rien, naturellement, que sur des intui- tions, mais je serais bien étonnée si l'avenir la démentait. J'ai la foi.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Vous ne croyez pas que notre pauvre Cécile ferait bien de reprendre un peu ses occupations à |^^*hôpital comme vous ?
^^B GINETTE
l|B Mais je compte bien que d'ici peu elle va re- j!* prendre son service. En ce moment-ci d'ailleurs I nous n'avons pas de grands blessés et l'on peut s'absenter l'après-midi ; il n'y a qu'une dizaine de lits ; seulement il faut nous attendre dans un mois, avec la grande attaque de Champagne, à une recrudescence d'occupation. D'ici là il est tout à fait salutaire que Cécile se soit reposée. Elle avait beaucoup travaillé depuis un an et demi, songez !
MONSIEUR DES MARAIS
Le travail !... Oui... il faut travailler avant... parce qu'après... on ne peut plus...
GINETTE, sèchement.
Cela dépend des âges et du courage qu'on a, Monsieur.
MONSIEUR DES MARAIS
Quand bien même...
GINETTE, impatientée. Vous ne faites rien dans la vie ?
n4 L'AMAZONE
MONSIEUR DES MARAIS
Je me lève dès cinq heures du matin... Je suis toujours debout... Je vais dans les gares, dans les hôtels de la ville, partout où il y a de la tris- tesse. Il faut bien user ma vie !...
GINETTE
Le moment du repos est sans doute venu pour vous...
MONSIEUR DES MARAIS
Je voudrais bien oublier le siècle, la vie, toutes les misères humaines. Mais on ne peut pas... Elles vous attirent ! Elles vous attirent...
GINETTE
N'est-ce pas, c'est un aimant puissant ?
MONSIEUR DES MARAIS
Oui, mais nous, les vieux, cela nous soulève... M peine... pour mieux nous laisser retomber aprèsl daas notre vie sédentaire.
MADAME DE SAINT-ARROMAN, prudemmen*.
Ghère amie, nous ne voulons pas vous déranger plus longtemps.
GINETTE
Il est tout à fait naturel que vo.us soyez venus aux nouvelles. Je suis désolée de ne pas voua en donner de meilleures. N'hésitez pas, quand vous passez par ici, à sonner. Vous n'en voulez pas à Cécile, n'est-ce pas ?
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Oh 1 je la comprends si bien !... et puis que nous dire ? Ces paroles vaines et vagues que toutes les familles échangent en ce moment ? Il n'y a qu'à s'en remettre à la volonté do Dieu. Nous souhaitons Lant que lo coui'age de ce brave
ACTE DEUXIÈME ii5
garçon soit récompensé, car il a été admirable en quittant ainsi volontairement tous les siens... GINETTE, gravement. Ce sont de grands exemples.
MADAME DE SAINT- ARROMAN
Allons, au revoir, Mademoiselle.
MONSIEUR DES MARAIS, intentionnellement.
Je reviendrai.
GINETTE, avec un haut-le-corps.
Hum ! Pas sûr ! Monsiem- des Marais, vous re- ( viendrez, mais dans cinq ou six mois. Je vous invite à dîner. Malgré votre deuil, nous lèverons no» verres en l'honneur d'une joie qni sera uni- verselle, et à côté de ce brave garçon, vous trou- verez la force de lever votre verre de Champagne comme les autres.
Elle lui frappe familièrement sur Vépaule. MADAME DE SAINT-ARROMAN
Dites bien à Cécile que nous serions heureux de la voir, de parler ensemble de Pabsent, que nous l'aimons bien... Et que la ville entière a les yeux et le cœur fixés sur elle.
GINETTE
En tout cas, je le lui dirai. Ils sortent.
SCÈNE III GINETTE, CÉCILE, puis GERMAINE
CÉCILE, entrant comme si elle avait guetté leur sortie.
Ils sont restés moins longtemps que je ne le
craignais. Ah ! ces empressements sont fastidieux !
Ils finiraient par vous donner rappréhenaion du
i
''6 I/AMAZONE
malheur si on n'était pas si ferme, ni si rassuré. Ginette, nous allons faire un peu de musique, voulez-vous ? Vous avez le temps ?
GINETTE
Oh ! je n'ai pas besoin d'être là-bas avant une demi-heure.
CÉCILE
Et puis après j'irai me promener seule près du canal.
GINETTE
Décidément, c'est votre promenade favorite. CÉCILE, feuilletant les partitions.
Oui, c'est là où nous nous promenions dans les premiers temps de notre mariage. Instinctivement, on recherche tous les endroits où on a été heureux ensemble, n'est-ce pas ? Et je l'ai tant parcouru, ce chemin, avant la naissance de la petite 1 Nous allions souvent jusqu'à la croix Saint-Bernard à bicyclette, dans notre jeune temps... J'entends encore craquer les branches sous les roues de ma bicyclette... Tous les parcours que l'on faisait à deux deviennent si émouvants maintenant ; je ne peux plus entrer chez le marchand de tabac du coin sans un petit battement de cœur... (Se reprenant.) Et c'est absurde parce que vous con- naissez mon état d'âme, n'est-ce pas ? Mais on serait nerveuse à moins. Voulez-vous que nous jouions du Grieg ?
GINETTE Volontiers. (Elle reprend son violon et accorde.) Il faut que j'achète de la colophane meilleure ; celle-là est en mille miettes.
CÉCILE
Je ne vous ennuie pas au moins avec tous mes souvenirs. Les souvenirs, c'est si personnel !
ACTE DEUXIEME 117
GINETTE, la voix ferme. Non, mais l'avenir, voyez-vous, il faut toujours avoir les yeux fixés sur lui 1 J'ai une si grande confiance en l'avenir...
CÉCILE
Vous avez raison, seulement le passé n'est ja- mais tout à fait liquidé... Tenez, je me demande même si je lui ai assez fait comprendre tout mon amour pour lui, toute ma tendresse... En quinze années de mariagf , c'est inouï, on ne trouve même pas le temps de dire tout son amour. J'ai des re- mords maintenant de ne pas le lui avoir assez fait comprendre ! Comme c'est court, quinze ans I... Mais je parle, je parle ! Excusez-moi... Simone n'est pas en âge de partager ces sentiments-là, alors je me confie à vous. Je sais bien, vous allez me gronder encore, Ginette, et vous aurez raison ; tout le monde n'a pas votre force admirable ! Ne me grondez pas, tenez, et embrassez-moi. Elle lui tend la joue.
GINETTE
Cécile, Cécile ! ne vous laissez pas abattre... Ayez confiance ! Je suis si sûre, moi, si certaine 1
CÉCILE lui caresse amicalement les cheveux.
Et moi donc I... Nous nous comprenons bien maintenant n'est-ce pas ? Depuis six mois d'in- timité complète à nous deux et surtout depuis ce dernier mois !... Dites, au fond de vous, m'avez- vous pardonné ce petit mouvement que j'ai eu naguère envers vous, m'avez-vous bien pai"- donné ? Ce n'était pas, vous le comprenez, vous- même que j'accusais directement, mais l'impru- dence de vos paroles ! Comme disait Pierre en riant, vous êtes née cornélienne... Mais enfin, dame,cette espèce d'appel aux armes perpétuel qui
îi8 L'AMAZONE
semblait votre marotte à cette époque !... Je sais bien qu'un esprit comme Pierre n'a pas pu être sérieusement influencé par les opinions d'une en- fant... Tout de même sur le moment, n'est-ce pas ! J'avoue que je regrettais tant de paroles que nous avons prononcées imprudemment, sans nous douter de ce qui se passait dans son esprit à lui.
GINETTE
Car, vous aussi, vous étiez très combative.
CÉCILE
Ah ! Dieu, je me le suis assez reproché ! Si j'a- vais pu deviner ! Mon tort, voyez-vous, ça n'a pas été quelques paroles imprudentes qui n'oni pas dû peser beaucoup sur sa décision, non, moi vrai tort a été un respect humain absurde, j 'aurais dû l'empêcher de partir, j'aurais dû m'accrochei à lui.
GINETTE
C'eût été mal ! Vous ne le deviez pas.
CÉCILE
Si, si, je le devais, ce sera le remords de tout( ma vie !
GINETTE, sursautant.
Est-CG que vraiment vous penseriez !...
CÉCILE
Non, non, non ! Je ne pourrais pas supporte] cette idée-là ! non, je ne le veux pas ! Quand bioi môme j'entendrais toutes les horloges de la vill( sonner en môme temps, l'heure n'aura pas sonné tant que je n'entendrai pas colle-ci... la mienne Elle se croise énergiquement les bras.
GINETTE
Ce soir, ou domain matin, et vous savez qu(
ACTE DEUXIEME 119
mes pressentiments ne me trompent pas, j'ai la certitude que vous allez recevoir une lettre.
CÉCILE
Vous m'avez déjà dit vingt fois que vos pressen- timents ne vous trompaient pas ! Et puis, non, j'aime mieux ne plus attendre I J'aime mieux me faire à l'idée de ne rien recevoir jamais... Toutes les mères et toutes les femmes de France qui n'ont pas de nouvelles doivent éprouver ce sentiment jusqu'au retour définitif. Elles vivent dans une espèce de vie intermédiaire, oui... ni tout à fait mort, ni tout à fait vivant là-bas... Il vaut mieux ne pas savoir, il vaut mieux attendre toujours... Nous sommes maintenant comme les femmes de ces marins dont on me parlait, les marins d'Islande ; tous les jours elles attendent un peu plus un retour qui ne se fera peut-être jamais... alors elles arrivent ainsi insensiblement à la vieil- lesse en gardant l'espoir... et quand on leur ap- prend qu'ils sont morts, elles s'aperçoivent qu'elles le savaient depuis déjà longtemps !... (S' asseyant au piano.) Chantons la chanson de la fidélité... l'épouse qui attend éternellement celui qui ne revient pas... Voulez-vous? La chanson de Solveig.
GERMAINE, entrant.
Monsieur Duard.
GINETTE
Est-ce que ?...
CÉCILE
Recevez-le, faites monter, je vous laisse.
GINETTE
Vous ne le recevez pas ?
CÉCILE, souriant.
Comme ce n'est pas pour moi qu'il vient d'a- bord I
i:io L'AMAZONE
GINETTE
Si VOUS pensez vraiment cela, je ne le recevrais plus moi-même.
CÉCILE
Je vous en prie. Je suis très heureuse de la sym- pathie que me témoigne à moi comme à vous Monsieur Duard qui est un excellent homme, mais pour les mêmes raisons qui m'ont empêchée de recevoir tout à l'heure ma famille, je préfère le silence complet et le recueillement sur le sujet qui m'oppresse... Puisque vous êtes assez gentille pour me servir d'intermédiaire dans toutes ces occasions, faites-le encore une fois. Je ne dédaigne pas du tout l'amitié de ce charmant homme, il peut m'être très utile... Même invitez-le à dîner pour un de ces soirs.
GINETTE
Et notre musique ?
CÉCILE
Nous en ferons tout à l'heure, j'en profite pour descendre à la lingerie ; j'ai commencé hier l'in- ventaire du linge. J'avais trop négligé la maison...
Elle sort par la petite porte du fond. Entre Monsieur Duard.
SCÈNE IV GINETTE, DUARD
DUARD
Bonjour, Mademoiselle. Personne n'est venu, TOUS n'avez reçu personne ?
GINETTE
Si les cousins do Madame Bcllangor.
ACTE DEUXlÈMIi: lai
DUARD
Et puis c'est tout ?
GINETTE
C'est tout. Pourquoi ?
DUARD
Personne d'autre n'a demandé à voir Madame Bellanger ?
GINETTE
Personne à ma connaissance... Votre ton m'in- quiète ; qu'y a-t-il ?
DUARD
Rien, rien de grave, mais je suis un peu agité, en effet, anxieux.
GINETTE
Pour nous ? Pour elle ?...
DUARD
Ecoutez, Mademoiselle. Je vais vous expliquer en deux mots et puis je me mettrai à la recherche de la personne que je m'attendais à trouver ici. Il faut absolument que je la trouve ; je reviendrai ce soir à six heures, si vous le voulez bien, et nous parlerons de ce que j'aurai appris.
GINETTE
Mettez-moi au courant d'un mot, au moins.
DUARD
Il s'est présenté à la sous-préfecture en mon absence, car j'étais en tournée d'inspection à propos des réquisitions, il s'est présenté une per- sonne que ma sœur a reçue avec mon adjoint et qui vient de Genève, un agent de la Croix- Rouge internationale comme on nous en dépêche quel- quefois pour des communications particulières.
122 L'AMAZONE
GINETTE
Et alors ?... Achevez.
DUARD
Ne vous énervez pas ainsi, Mademoiselle, aucun malheur ne frappe votre maison ! Cependant cette personne a prononcé deux au trois noms dont deux étaient totalement inconnus de ma soeur comme habitants de La Flèche, mais elle croit bien que le troisième nom était celui de Bellanger. Encore une fois cela a été plus bredouillé que pro- noncé, et en somme la préfecture n'a rien à voir avec des communications de ce genre... Non, non, ne vous émotionnez pas. Mademoiselle, je vous en prie ! Quand bien même ma sœur ne se serait pas trompée, cela ne signifierait rien du tout ; en tout cas, il ne faudrait pas en conclure à un malheur. Au contraire ! Monsieur Bellanger p€ut être prisonnier. Par la Suisse se font toutes les communications de ce genre. Là serait l'explica- tion de ce silence car, encore une fois, s'il était arrivé un malheur, c'est par Tadministration mi- litaire que nous le saurions.
GINETTE
Alors, en ce moment cet homme erre par la ville et nous ne savons pas où le trouver ?
DUARD
Ce sera l'affaire de peu d'instants pour moi de le pister et de le rejoindre.
GINETTE
C'est ça, c'est ça !
DUARD
Mais, je vous en prie, ne vous mettez pas dan* cet état i
ACTE DEUXIÈME i23
6114 ETTB
Apportez-moi une bonne nouvelle, je vous en supplie, apportez,-moi une bonne nouvelle 0*1 je deviendrais folle !
DUARD
C'est vous qui parlez ainsi !
GINETTE
Oui, vous ne pouvez pas savoir... vous ne pou- vez pas comprendre. Depuis un mois je lutte... j'essaye de me calmer. Ah ! si le malheur 8ui"ve- nait ! si c'était vrai !
DUARD
Ge ne sera pas î Mais quand bien même, celle à laquelle il faudrait porter secours dans ce cas, celle pour laquelle il serait nécessaire que vous ayez tout le courage voulu, c'est Madame Bellan- ger. C'est elle qui serait frappée la première.
GINETTE, instinctivement.
Pas plus que moi !
DUARD, la fixant avec étonnement
Pas plus que...
Silence.
GINETTE
Ne vous méprenez pas sur le sens de mes pa- inles. Monsieur Duard, je vous en supplie !... IvKcusez seulement mon trouble. Vous êtes notre ami, vous êtes mon ami, n'est-ce pas ? J'ai si peu de personnes à qui me confier ! j'ai toujours senti dans votre regard une loyauté qui m'a donné con- fiance !
DUARD
Comptez entièrement, Mademoiselle, sur mon tachement et sur ma sincérité.
1
124 L'AMAZONE
GINETTE, en proie à une grande émotion.
J'ai des remords, des remords affreux qui tor turent ma conscience depuis le départ de moi cousin. Ma part de responsabilité est si grande !
DUARD
Je vous supplie d'avoir confiance en moi. Ailes jusqu'au bout de la sincérité. Croyez-vous que j( ne puisse deviner à demi...
GINETTE
Il y avait une vilenie dans l'air... Instinctive- ment, j'ai voulu la détouiner, la changer en beau- té... J'étais sincère. J'ai fait comme les sœurs de charité, comme les prêtres, lorsqu'ils voient un( âme en perdition. Leur prosélytisme s'achainc et lorsqu'ils gagnent cette âme à leur cause, alors ils s'enorgueillissent de leur ouvrage, comme s'ils avaient fait une grande action !... Ah ! les fous, les fous ! Que m'importait à moi, je vous le demande un peu, de gagner cette âme à la patrie 1 comme si elle en avait encore besoin, la patrie !... En tout cas ce n'était pas à moi de parler !... J'étais l'hôte, la réfugiée... Hélas ! qu'ai-je fait !
DUARD
Je veux vous aider, Mademoiselle, vous secou- rir moralement...
GINETTE
Je n'ai pas conseillé, mais j'ai inspiré ce départ I
DUARD
Eh bien ! je ne vois pas le mal qu'il peut y avoh à inspirer une vertu de saciifice et de courage que le plus humble ouvrier, le plus simple paysan de Franco porte en lui. De quoi pourriez-vous avoir honte ? Ceux qui peuvent éprouver un remords, ce sont ceux qui ne sont pas capables d'escalader
I ACTE DEUXIÈME laô
la cime. J'en sais peut-être quelque chose... Cal- mez-vous, je vous en prie. Je ne vous reconnais
GINETTE
Oh ! c'est que j'ai tellement changé 1... J'avais dix-neuf ans au commencement de la guerre... Une année de plus et il me semble que j'en ai cinquante !... Je vivais dans une espèce de ver- tige, comme sur une barricade, les yeux encore pleins des horreurs que j'avais vues... J'aurais voulu être homme pour partir et taper dur !... Ah ! les belles heures d'enthousiasme !... Je ne savais rien de la vie ! Je pleurais comme on chante...
DUARD
Eh bien, rien n'est changé !
GINETTE
Rien..., mais la fièvre s'est calmée depuis... Nous avons eu trop de loisirs... La conscience a eu le temps de naître... Des mois... des mois... d'hécatombes... de sang... cette guerre de siège qui n'en finit pas !... Dirais-je encore : « Par- tez ! » comme je l'ai dit dans un coup de tête, d'emballement... sans même me poser les ques- tions... qui m'obsèdent chaque nuit maintenant !...
DUARD
Vous vivez trop repliée sur vous-même... Vous vous rongez toutes les deux. D'abord il n'y a aucun malheur, j'en ai le sentiment très net.
GINETTE
Dieu vous entende !
DUARD
Le piie est peut-être que Monsieur Bellanger soit prisonnier en Allemagne.
126 L'AMAZONE
GINETTE
Oh ! tout serait sauvé, je n'en demande pas plus.
DUARD
Et puis ma sœur a peut-être mal compris le nom. Ecoutez, pardonnez-moi de vous laisser dans cette anxiété morale, mais il est indispen- sable que j'aille à la recherche de ce personnage.
GINETTE
Oui, c'est vrai, allez vite, sachez de quoi à re- tourne. J'ai même été imprudente de vous re- tarder, pardon.
DUARD
J'ai mon auto en bas. Je reviendrai dès que je saurai quelque chose ; comptez sur moi, sur ma discrétion, sur mon respect. Vous, pendant ce temps et à tout hasard, au cas où..., détournez l'attention de Madame Bellanger.
GINETTE
A l'instant même, oui.
DUARD
Et ressaisissez-vous !
GINETTE
Oh ! c'est déjà fait ! Je m'en veux de cet ins- tant de faiblesse ; il est passé.
DUARD
Et dites-vous que d'une minute à l'autre vous aurez la preuve que toutes vos appréhensions étaient vaines.
GINETTE
Oui. Il le faut. J'en suis sûre d'ailleurs et comme dit Cécile qui s'y entend en courage : « Quand bien incmo toutes les horloges de la ville sonne-
ACTE DEUXIÈME 127
raient en môme temps, si l'heure n'a pas sonné à cette pendule-ci, je n'ai rien entendu ! »
DU ART)
A tout à Thème.
H sort. Ginette se reprend un peu, en silence, puis elle va à la porte et appelle.
SCÈNE V
GINETTE; CÉCILE, puis GERMAINE
GINETTE
Cécile i
CÉCILE..
Voilà.
GINETTE
Vous étiez en bas.
CÉCILE J'arrive. (Ginette accorde son violon et se compose un visage. Peu après Cécile entre.) Je Croyais que sa vi- site serait plus prolongée. Que venait-il faire ?
GINETTE
;> Comme tout le monde comme tous nos amis : s'informer.
CÉCILE
Oui, eh bien i ces gens-là ne font qu'augmenter l'obsession. J'en ai par-dessus la tête. Ces gens se croient obligés de ne parler que de ça ! Ouf ! On voudrait être au fond d'une campagne, dans un trou au bord de la mer.
GINETTE
Le fait «et...
CÉCILE
Vous suivez sur la partition ou vous savez par cœur ?
ia8 L'AMAZONE
GINETTE
Par cœur.
CÉCILE
Il faudra que je fasse accorder le piano.
GINETTE
Il est un peu bas, oui. Donnez le la de l'autre octave, qui est plus juste. Allons-y.
Elles jouent. Au bout de quelques minutes^ Germaine entre sur la pointe des pieds, s'avance près du piano et montre une carte à Cécile.
CÉCILE
Oh ! VOUS m'avez fait peur ; qu'est-ce que c'est ? (Lisant.) Ah ! Oui ! Faites entrer, je sais ce que c'est. Oh ! vous pouvez rester, Ginette. Ce doit être à propos du train sanitaire. J'avais adressé une demande d'appareil radioscopique à la Croix- Rouge de Genève. Ce doit être la réponse. Elle se lève.
GINETTE
Vous dites ? Quelqu'un de la Croix- Rouge de Genève ?
CÉCILE
Voilà la carte.
GINETTE
Vous êtes certaine, Cécile, que ce soit à propos du train sanitaire. ?
CÉCILE
Auriez-vous une autre idée ?
GINETTE
Je ne bais pas ! une demande de secours... Qui sait ?... Ne vous donnez pas la peine, je vais aller voir.
EUa se dirige avec précipitation vers la porte.
ACTE DEUXIÈME lag
CÉCILE, l'arrêtant net par le bras et sur un ton extrêmement impératif.
Ginette, je désire recevoir celt« personne. Je vous prie de rester ici...
EUes demeurent oppressées, en regardant la porte. Entre un homme aux allures compassées et un peu protestantes. C'est un homme d'une soixantaine d'années, ganté, un portefeuille sous le bras.
SCÈNE VI
Les Mêmes, L'ENVOYË DE LA CROIX-ROUGE
l'envoyé Mesdames.
CÉCILE, lui montrant de suite un siège. Monsieur.
l'envoyé, avec hésitation.
Madame Bcllanger, s'il vous plaît ?
CÉCILE, exagérément aimable.
C'est moi-même, Monsieur. Vous venez sans doute au sujet d'une demande adressée par moi pour mon train sanitaire... Je suis confuse que l'on ait délégué quelqu'un.
l'envoyé Mon Dieu, ^ladame, j'ignorais, je l'avoue, que vous ayez fait une proposition de ce genre... qui n'est pas de mon domaine.
CÉCILE
Alors ?... Asseyez-vous, Monsieur.
I l'envoyé, gêné.
Ma présence. Madame, chez vous revêt un ca-
i3o L'AMAZONE
ractère tout particulier. Il est absolument néces- saire que je me trouve seul avec vous un instant.
Ginette ne bouge pas. CÉCILE, étonnée et faisant signe à Ginette de demeurer.
Vous pouvez parler, Monsieur. Je vous présente ma cousine, infirmière à l'hôpital de la Croix- Rouge. Je n'ai pas de secrets pour elle. Parlez, je vous écoute.
Silence tendu et pénible.
l'envoyé, parlant lentement et cependant en phrases préparées
Je fais partie, Madame, du service international de la Croix- Rouge et j'arrive de Genève même. Du reste, je m'adresse à une infirmière-major, vous êtes aussi au courant que moi de nos divers ser- vices. Par conséquent, vous ne pouvez ignorer que, dans certaines circonstances, la Croix- Rouge emploie des membres délégués auxquels on confie la mission de se rendre dans les familles distin- guées où nous pouvons servir d'intermédiaires en quelque sorte... Oui, nous sommes ainsi quel- ques-uns qui nous sommes chargés volontairement d'apporter à des épouses, à des mères... dans les meilleurs cas, des renseignements, lorsque nous en possédons, sur des prisonniers... Dans les cas les plus tristes et les plus douloureux, nous appor- tons des reliques qui nous sont parvenues...
CÉCILE, la voix blanche.
Vous avez dos nouvelles de mon mari. Mon- sieur 1 II est prisonnier ?
Elle reste assise, accrochée au fauteuil, mais penchée et la tête tendue comtne au-dessus d'un abîme.
l'envoyé
Il n'a jamais été prisonnier.
Les deux femmes se lèvent brusquement en même temps.
ACTE DEUXIEME i3i
CÉCILE balbutie.
Alors, pourquoi seriez-vous là ? Vous venez vous-même de me dire... que... Elle 8*arréte.
l'envoyé, les yeux baissés. Vous n'avez jamais reçu aucune communication du bureau des recherches ?
CÉCILE
Pourquoi ?...Ah ! la vérité ! vite... Blessé griè- vement ?... Allons, allons... (Elle pousse une plainte affreuse.) Il est mort I je sens qu'il est mort !...
GINETTE, blâme et lui serrant les bras.
Cécile, du calme !... pour l'amour de Dieu.
CÉCILE
Je vous dis qu'il est mort I vous le voyez bien, il n'y a qu'à vous regarder... Mais regardez-le, mais regardez-le... tenez... EUe montre Vhomme du doigt.
l'envoyé, d'un ton vif et grave.
Et moi, Madame, je n'ai aussi qu'à vous regar- der pour lire dans toute votre personne de quel courage supérieur vous êtes animée. Vous êtes à coup sûr de ces nobles femmes toutes prêtes au plus douloureux, au plus sublime des sacrifices l
CÉCILE
Je suis veuve ! l'envoyé, dans une attitude respectueuse et inclinée. Votre mari. Madame, a été un héros.
Elle ne le laisse pas. achever, les deux femmes se pré- cipitent en hurlant dans les bras Vune de Vautre. Elles poussent en même temps le cri que des mil- lions d'êtres ont poussé, dans de semblables cham-' bres closes, partout sur la surface de la terre.
i32 L'AMAZONE
CÉCILE
Mon Pierre, mon pauvre Pierre !... C'est fini de nous deux !.., Il y a huit jours que j'en étais sûre !.,.
Elle s^écroule sur le canapé. La maison retentit de son gémissement.
GINETTE, criant apec elle.
Pierre ! (Désespérément.) Mais ça n'est pas pos- sible, ça n'est pas encore sûr, n'est-ce pas. Mon- sieur, dites ?... dites ?...
l'envoyé, violemment ému.
Madame, Mademoiselle, excusez-moi. J'étais loin de me douter en entrant ici... J'avais au moins l'espoir que vous étiez plus au courant que vous ne l'étiez en réalité. Je pensais que vous aviez reçu un avis dubitatif...
CÉCILE, parlant à travers les incommensurables sanglots qui la secouent toute.
De disparition, oui, c'est tout ! la mention : disparu...
GINETTE, accrochée encore à une lueur d'espoir.
Mais la preuve. Monsieur, la preuve, la possé- dez-vous ? (Enlaçant Cécile.) Je VOUS en supplie, avant de vous laisser abattre, attendez la certi- tude... Il y a des erreurs de ce genre tous les jours...
l'envoyé
Je ne serais pas ici pour y apporter autre chose que des certitudes ! Mais, Madame, je me repro- cherais toujours d'avoir été l'annonciateur de ce deuil héroïque si je no laissais pas à votre douleur tout son premier cours... Elle veut le recueille- ment..., la solitude...
ACTE DEUXIÈME i33
CÉCILE, le front heurtant le bois du canapé, à ridée que l'homme va s* éloigner, trouve la forée de parler. Tous les renseignements, vous les avez !
Elle fait des gestes de mains suppliantes et retombe sur le canapé.
l'envoyé, s'approche de Ginette, à voix basse et rapide. Mademoiselle. Je mets là, sur cette table... mon adresse à l'un des hôtels de la ville : je n'en bou- gerai pas. Aussitôt que vous désirerez me voir.
CÉCILE, qui a deviné, essaye de se maîtriser.
Restez, restez. Pas plus tard !... Pas de pré- cautions pour une femme comme moi... (Elle fe met debout.) Je suis chrétienne. Vous reviendreir, oui, Monsieur, mais je veux savoir au moins com- ment il est mort. (Mais elle étouffe et s'affole.) Pierre, mon ami, mon ami... Alors tu n'es plus ! as-tu souffert ?... Mon pauvre petit !... (Elle sanglote.)
l'envoyé Vous voyez. C'est au-dessus de ses forces.
GINETTE, bas, s' appuyant à la table.
Oui, oui, Monsieur, en effet... il vaudra mieux que vous reveniez tout à l'heure...
CÉCILE, à travers des spasmes et des hoquets. Avant... au moins... je vous supplie... je veux savoir, je veux, j'aurai la force... je vous assure... je me raidirai... (Elle se remet encore debout. Alors elle lance les deux mots fatidiques.) Quand ?... Où ?...
Un silence. Toute larme semble séchée subitement. On entendrait craquer le feu.
l'envoyé Votre mari. Madame, est tombé en Champagne, près du village de Beaumont, en territoire occupé par l'ennemi. Il est bien mort en héros, puisque
...........
1% L'AMAZONE
Il a dû être chargé d'une reconnaissance extrê- mement périlleuse. D'après mes renseignements, c'est lui-même qui aura réclamé cette mi&sion qu'il a partagée avec un camarade, car ils sont partis à deux. Aucun n'est revenu.
GINETTE, comme si elle recevait une secousse en pleine poitrine.
Il l'a réclamée ? Vous êtes sûr qu'il l'a voulu ? D'où tenez-vous ces renseignements qui ne nous sont pas parvenus et qui nous auraient été trans- mis par l'administration militaire ?...
l'envoyé
Si barbare que soit un peuple, si cruelle que soit la guerre, les ennemis n'en rendent pas moins quelquefois hommage à ceux qui sont tombés face à eux dans quelque expédition aventureuse... ils estiment que ceux-là ont le droit d'être honorés d'une tombe spéciale. Aussi à la funèbre nouvelle que je vous apporte. Mesdames, se joint la petite... la grande, très grande consolation... que Monsieur Bellanger est enterré par l'ennemi à côté du village de Beaumont avec une croix indicatrice. La fiche a été transmise à la Croix- Rouge de Genève par l'administration allemande. Et à la notice ont été jo-ints, comme ils le font quelque- fois en signe de respect, les objets appartenant à votre mari, sa plaque d'identité, ses breloques, et son portefeuille. Ils ont môme poussé le respect jusqu'à remettre le gousset qui contenait do l'ar- gent et une médaille. Je suis chargé de vous re- mettre ces précieuses reliques et c'est pourquoi je suis ici. Madame, il est des personnalités qui méritent et au-delà que ces reliques ne soient pas confiées à la poste ou à l'inconnu dos bureaux. Nous avons prévenu l'administration militaire
ACTE DEUXIEME i35
française de la démarche que nous comptioni faire.
CÉCILE
Vous les avez là, Monsieur ?... (Avidement.) Si... si... je veux les voir tout de suite, je veux les re- connaître.
l'envoyé, hésitant.
Je redoute pour vous une commotion.
CÉCILE
Donnez, donnez î
Alors il sort du portefeuille un paquet cacheté de gros cachets rouges. Il le pose lentement, respectueuse- ment sur la table. A cet instant les deux femmes restent terrifiées, le cœur battant devant cette chose inconnue et mystérieuse.
CÉCILE
J'ai peur !... J'ai peur !... Une espèce de terreur sacrée les emplit toutes deux. L'envoyé fait sauter les ca- chets, et développe le papier gui recouvrait les objets. Le paquet s^ouvre. D^aussi loin qu'elle reconnaît les objets, Cécile pousse un gémissement affreux.) Oui ! Oui ! Je reconnais, je vois, je vois, c'est ça ! c'est ça ! (Elle se précipite et porte à ses lèvres les objets, la montre, la plaque.) Sa plaque ! son nom et puis ç^, tenez, Ginette, ça... Vous vous rappelez ces souvenirs ? Pierre ! Pierre ! mon chéri. ..Le portefeuille que je lui avais donné l'année dernière. Oh! il me semble que c'est lui que je touche tout à coup... 11 me semble que c'est lui que j'embrasse... Ce porte- feuille encore tout chaud de sa poitrine.
Elle le tient contre elle puis le couvre de caresses, en se penchant sur la table. Ginette »'a plus la force d'aller à elle. Uhomme demande d'un geste s'il faut rester ou s'en aller. Pendant que Cécile est effondrée
ksur les reliques.
i36 L'AMAZONE
GINETTE, à bout d'effort.
Oui, tout à l'heure. Laissez-la seule. Revenez dans une heure.
l'envoyé, à coix basse.
Il n'y a personne à appeler auprès de vous deux ?
GINETTE
Non, Monsieur.
l'envoyé
Dites-lui bien. Mademoiselle, qu'il est mort en héros et qu'elle sera fière quand elle aura la force d'en savoir davantage...
GINETTE
Dans une heure...
Cécile entend le bruit de la porte qui se ferme. Elle relève le front, fait un mouvement pour empêcher Vhomme de sortir. Seules, elles se laissent aller à leur détresse.
SCÈNE VII CÉCILE, GINETTE
CÉCILE
On me l'a pris ! on me l'a pris ! Ils nous les pren- dront tous !... C'est de ma faute aussi. Lâche que je suis ! je n'aurais pas dû le laisser partir, j'au- rais dû m'accrocher à lui.
GINETTE
Peut-être !
CÉCILE se m£t à parler, de tout à la fois, en gémissant, comme font ceux qui ne se réfugient pas dans le silence.
II était trop bon! il était trop juste cet homme- là ! Vous avez eu le temps d'apprécier, vous, sa
ACTE DEUXIÈME i3;
valeur, son courage ; mais ses petites délicatesses, moi seule je les connaissais. Il était si bon I je respectais ses volontés.. Et Simone! Simone... où est Simone ? Il ne faut pas qu'elle sache, il ne faut pas qu'on entende mes cris, où est-elle, cette enfant ? Empêchez-moi de crier !
GINETTE
Simone est en ville. Ne vous inquiétez pas d'elle.
CÉCILE
Il faudra lui cacher la fin de son père le plus longtemps possible, n'est-ce pas ?... Cet homme va revenir, dites, Ginette ?... Je suis en état d'é- couter tout ce qu'il ne m'a pas dit. Je veux savoir.
GINETTE
Quoi ?
CÉCILE
La chose terrible ! S'il a souffert... Comment était le corps, la blessure... C'aura été effroyable I s'il a dû s'avancer tout seul...
Les yeux fixes, elle a Vair de considérer devant ses pieds la scène d'épouvante. A son tour, Ginette regarde dans l'espace, devant elle. Les deux femmes se représentent le tableau d'horreur. Mais leurs ex- pressions ne sont pas pareilles.
GINETTE
Oui, tête haute ! en avant... Je le vois ! Il a marché, il voyait la mort ! Il a dû s'avancer sans peur...
CÉCILE, pelotonnée, les mains au visage.
Taisez-vous ! taisez-vous donc ! Je ne veux pas voir... Oh ! l'agonie... Quelle chose abominable l Par terre... là... tout seul... dans un champ... Je vois ses efforts... pour se traîner... je...
i38 L'AMAZONE
GINETTE
Non ! Pas d'agonie ! il est mort d^un coup au eœur^ en plein cœur. Je suis sûre de cela 1
EUes parlent toutes deux comme dans une hallucinor tion. Ginette les yeux étincelants de fièvre, Cécile voûtée, regardant le sol.
CÉCILE
Pas d'agonie ! parbleu, c'est toujours ce qu'on nous dit, à nous autres femmes...
GINETTE, avec une voix égarée presque prophétique.
On ne me l'a pas dit de lui, mais j'en suis sûre 1
CECILE, devant f accent d^une pareille affirmation, pa- rait avoir presque une détente de Vangoisse. Elle tourne le visage vers celle de qui vient, la parole apaisante.
Merci, Ginette ! Je vous donnerai un souvenir de lui... Parmi ces pauvres choses, ces épaves, vous choisirez. (Elles revont toutes les deux à la table... Cécile serre farouchement les objets contre elle.) Elles sont à moi, elles seront toujours sur ma peau. Et entre toutes, Ginette... entre toutes, voilà la grande chose sacrée... la seule chose vivante encore \
Elle tient le portefeuille à plat sur sa main, sans oser rouvrir.
GINETTE
Pas maintenant... Ce n'est pas encore le mo- ment des souvenirs, vous avez tout le temps... Laissez cela, vous voyez bien que vous n'avez même pas la force nerveuse de supporter le choc.
CÉCILE
II y a peut-être un testament... qui sait ?
GINETTE
Laissez donc... laissez donc !
Avec des précautions infinies, des défaillances, elle déplie la chose, cntr'ouvre le portefeuille.
ACTE DEUXIÈME iSg
CÉCILE, dès que le portefeuille est ouvert^ dans un redoublement de larmes.
Son écriture... tenez, sa chère écriture pen- chée !... Tenez, tout de suite, mes lettres... les TÔtres aussi !
GINETTE, sursautant.
Les miennes ?... Donnez, donnez, que je voie...
CÉCILE lui passe une lettre dont Ginette se saisit brusquement. Pierre ! Pierre chéri !... Mais qu'est-ce que c'est que cette croix de sang... Du sang ! Le sien!... là-dessus... sur cette page! Non! c'est une croix tracée, sur une lettre... une lettre de vous...
GINETTE
Donnez vite que je reconnaisse.
CÉCILE
Mais ce n'est pas de vous, ça ?
GINETTE
Donnez, je vais voir... je... Cécile lui repousse la main tout en lisant, puis elle a un mouvement de recul et prend du champ. Ginette reste immobile. Cécile lit, puis ses yeux se relèvent et se portent sur ceux de Ginette. Elle la fixe, d'une façon terrible dans le silence total. On n'entend que leurs respirations à toutes deux.
GINETTE, à voix étouffée. Eh bien ! quoi ?... Cécile ?
Les deux femmes se considèrent ainsi longuement. Sous le regard effrayant de Cécile, Ginette a instinc- tivement reculé. CÉCILE, la voix changée, et avec une gravité menaçante.
Ginette, vous allez me laisser seule avec ce mort.
GINETTE
Mais pourquoi... Je...
i4o L'AMAZONE
CÉCILE, la foudroyant du regard.
Ginette, je vous en prie... je vous ordonne... de me laisser seule ! Je veux être seule devant cette dépouille. Sortez...
Ginette, ne quittant pas Cécile du regard, va à la porte de la chambre, met la main sur le bouton de la porte, puis s'arrête, peureuse. Cécile la pousse brusque- ment.
CÉCILE
Mais sortez donc !
SCÈNE VIII CÉCILE, seule.
Elle referme la porte à clef. Alors elle se précipite sur le portefeuille et elle lit, elle lit ardemment. On voit passer sur sa physionomie, à la clarté de la lampe sur le piano, toutes l»s phases du drame intérieur, tous les sentiments à la course qui se bousculent les uns les autres : la terreur, Vindignation, tout, jus- qu'à la peur elle-même... Dans le silence, au bout de longtemps, l'autre porte s'entr'auvre ; c'est Ginette qui a fait le tour et qui rentre à pas de loup par la petite porte sous tenture. Cécile ne Ventend pas, ce n'est que lorsqu'elle est au milieu de la pièce qu'elle se retourne.
SCÈNE IX CÉCILE, GINETTE
CÉCILE
Assassin I Assassin 1
GINETTE
Pas ça ! pas ça !...
ACTE DEUXIÈME i4i
CECILE
Assassin ! c'est vous qui l'avez envoyé à la mort !
GINETTE
Non, ne dites pas une pareille chose !.., Ce n'est pas vrai ! Cécile ! . . , Croyez-moi ! . . . Elle tombe à genoux, l
CÉCILE
Les preuves sont là... Assassin ! Ah ! comme tout s'éclaire ! Tout vient de me révéler le crime. Non seulement, elle a pris le cœur de mon mari, mais elle m'a pris sa vie ! Et moi je perds les deux à la fois ! Mon Dieu ! mon Dieu !... Je l'apprends en même temps... J'ai tout perdu en une seconde Mauvaise bête, c'est toi qui me l'as tué. J'ai le droit de te rendre la pareille... J'ai envie de te serrer au cou, mauvaise bête !
GINETTE
Pardon, pardon, Cécile 1... Je ne sais pas ce que vous avez bien pu lire !...
CÉCILE
Ses cris d'amour à lui et toutes vos lettres à vous... toutes ! Il ne doit pas en manquer une ! Tenez : « Si je meurs, en obéissant à votre voix, Ginette bien-aimée, je me rappellerai que... » (Maintenant, elle effeuille rageusement les papiers.) Oh ! et vos phrases de vos lettres à vous : « Ah ! qu'il était sublime et beau, votre regard, le jour où TOUS m'avez annoncé... »
GINETTE
Je ne vous ai pas trompée, Cécile, croyez-moi !...
CÉCILE
Pas trompée, assassin ! Répétez-le, ce mot ! Vous êtes venue ici sous le toit de l'hospitalité. Je
i42 L'AMAZONE
VOUS ai ouvert ma maison à vous, la réfugiée ! Je vous ai dit : venez, mon enfant, venez avec nous, vivez de nous, voici l'abri, le pain, la tendresse I Et lâchement vous m'avez volé l'amour de mon mari.
GINETTE, se traînant à genoux, Cécile courbée sur elle.
Je suis désespérée... J'ai tout fait pour le re- pousser au contraire ! Il n'y a rien eu de mal entre nous !
CÉCILE
Rien de mal ! Ce petit mot ! Rien de mal ! quand vous me l'avez pris et emporté jusqu'à le jeter froidement à la mitraille. Car votre orgueil voulait toute la proie, et avec vos grandes phrases creuses, vous l'avez ensorcelé sans doute pour mieux en faire votre esclave mystique... C'est pour vous qu'il est allé se faire tuer.
GINETTE, dans un cri de sursaut.
Pour la Patrie ! Pour la Patrie !
CÉCILE
Pour vous.
GINETTE
Non!
CÉCILE
Si !... A la rue... tueuse !... Je ne sais pas, si vous restiez là, ce que je serais capable de faire.
GINETTE
Je ne peux pas me défendre. Vous ne compren- driez pas maintenant. Je ne pense qu'à votre af- freuse douleur. Je suis en effet une criminelle^ puisque cette douleur, c'est à moi que vous la de- vez, à moi soulo, après tout !... J'aurais dû fuir !
CÉCILE
Ah ! oui, une criminelle et la pire, la plus abjecte
ACTE DEUXIÈME i43
qu'il y ait ! Je vous aimais, nous vous aimions tous ici... II n'y a pas de plus grand crime, puis- qu'au moment même où veuve, je pourrais au moins pleurer sa mort, vous m'enlevez jusqu'à la possibilité des larmes !... C'est trop affreux vrai- ment ! C'est trop pour moi I En apprenant la mort de celui qu'elles aiment, toutes les femmes, loutes, ont la joie au moins de le pleurer et moi, jo ne le peux plus !... Pierre, tu m'as trahie ! je t/ai perdu maintenant pour l'éternité ! Ah I va, c'est mon dernier cri d'amour pour toi, je ne te pleurerai plus jamais,., tu m'as fait trop de mal 1 Elle retombe, déchirée, écrasée.
GINETTE, toujours à genoux, s^approchant d'elle. Pardon pour lui I Oui, tout vient de moi. J'ai Lort de m'absoudre ! tout vient de moi et rien de luil
CÉCILE
Ne me touchez pas. Ne me touche pas, toi ! Ah ! ces yeux, comment ne les ai-je pas vus ! Gomment n'ai-je pas vu plus tôt leur ignoble expression. J'étais trop noble, trop pure ! Je ne pouvais pas distinguer votre bas amour derrière son masque de faux héroïsme.
GINETTE
Non I je ne l'aimais pas d'amour...
CÉCILE, se levant.
Ah ! ça, c'est vrai ! Le voilà, le cri du cœur ! Non, jamais vous ne l'avez aimé I En effet, non ! Jamais vous n'avez aimé cet homme, car vous n'auriez pas eu le courage de l'envoyer à la mort, le courage que, moi, je n'avais même pas !... C'est vrai, elle ne l'aimait pas I Et lui, le pauvre fou, il l'adorait ! Fallait-il qu'il vous aimât pour avoir gardé sur lui toutes vos lettres ! A ce point que vous n'imaginiez pas pareille impru-
I44 L'AMAZONE
dence, n'est-ce pas ? Mais liii, il s'est bien soucié qu'on troiiTe toutes ces lettres adultères sur son corps, il s'est bien soucié de navrer le cœur de sa femme ! Ce qu'il voulait, c'était ne pas se séparer de ces feuilles chéries. Vous pourrez les compter un jour, car je vous les rendrai vos billets d'amour. J'en réponds d'avance, pas un ne manquera à l'appel !... Vous trouverez le compte !... Je sais ce que c'est maintenant que la fidélité du cœur !
GINETTE
Votre douleur se cogne à droite et à gauche... Gomment pourriez-vous reconstituer d'ailleurs ! Je vous en conjure, croyez-moi, ne diminuez pas le sacrifice qu'il a fait de sa vie, ne le mêlez pas à l'erreur d'un moment qui ne l'a pas conduit à ce chemin sublime. L'homme de la Croix- Rouge me l'a répété encore en sortant : « Dites-lui qu'il est tombé en héros ! » Vous comme moi, Cécile, nous n'avons été qu'un tremplin d'où son âme s'est élancée. Celle qui vous l'a pris n'est pas ici. Elle est là-haut I elle est là-bas !
CECILE
Non, elle est là à mes genoux 1 La guerre va dévorer tout l'amour du monde ! Ah ! je la hais bien aussi, la guerre ! Derrière elle, il ne restera rien ! Elle dévastera tout l'amour ! oui, mais elle ne tue pas le souvenir, la guerre !... Tandis que vous I... D'elle et de vous, c'a été la moins abo- minable !
GINETTE
Cécile, vous n'avez pas pu lire suffisamment ces lettres ! Vous vous trompez. Il faut que vous les lisiez. Vous les lirez. Ce ne fut pas une aventure d'amour ; non, ce n'est pas une trahison. Réflé- chissez ! Aurait-il gardé ces lettres sur lui an
ACTE DEUXIEME i45
I risque qu'on les trouve après sa mort ? Ma justi- fication est dans le témoignage qui m'accuse. Vous y lirez tout ce que je proclame. Je vous en supplie maintenant, ayez-en le courage... Si, il lo faut ! Il n'y a qu'une chose qui me stupéfie : ce que vous venez de me dire à l'instant, qu'il se trouverait là-dedans une phrase écrite à mon .1 dresse. Toutes les lettres qu'il dut m'écrire me ont parvenues.
CECILE
Elle l'avoue I
GINETTE
Ah ! Cécile ! Je vous les donnerai. Une autre que vous-même pourrait les lire sans frémir et sans condamner. Mais celles-ci, les avez-vous bien lues, Cécile ? Vos yeux brouillés de larmes : ont pu se tromper. Ces mots s'adressent peut-être à vous...
Elle s'est approchée de la table. Cécile s'élance.
CECILE
Eloignez vos mains... C'est un supplice de les voir se tendre vers cette chose I J'ai nien lu I Me» yeux ne peuvent plus s'abuser maintenant. Pour- quoi cette lettre est-elle là ?... Oui, pourquoi ? (Elle reprend la lettre, après V avoir cherchée.) Ce sera facile à savoir, nul doute... J'ai vu au passage son écriture au crayon... Elle m'a brûlée comme du feu !... Je me suis arrêtée.
Tout à coup elle pousse une exclamation.
GINETTE
Quoi donc ?
L'attitude de Cécile change en un instant, elle déifient grave et terrifiée,
CECILE, lisant.
« Dans mon agonie, cinq heures du soir... » Mon
i46 L'AMAZONE
Dieu ! je touche la lettre qui a reçu son dernier souffle ] . . . Mon Dieu ! . . .
Elles sont presque à genoux toutes les deux comme si une présence de Vau-delà se matérialisait.
GINETTE, presque dans un souffle.
Lisez ! Lisez !... Recevons sa pensée.
CÉCILE, avec un respect tremblant^ éperdu»
« Dans mon agonie, cinq heures du soir ! A vingt mètres des lignes allemandes. Je suis tombé. Mon ventre est broyé, j'ai pu me traîner sous un éboulement... Je vais mourir dans ce champ. (Elle s'arrête. On entend leurs sanglots. Puis, peu à peu, eUe recommence et déchiffre lentement, mot par mot.) Je
ne regrette pas d'avoir accepté la mission qu'on m'a donnée tout à l'heure. Devant la mort, de- vant l'inconnu qui va peut-être me juger, dans un instant, je ne mentirai pas... Je n'ai rien à me reprocher. J'ai aimé profondément ma femme et mon enfant. (Sanglots.) (^ue celle qui m'a montré le chemin du devoir ne se fasse aucun reproche !... »
(Elle s'interrompt, regarde Ginette et dit :) C'est VOUS. (Puis elle reprend :) « Je la remercie pour son âme pure et haute qui a été mon soutien. Si jamais ce mot testamentaire crayonné dans l'ago- nie heureuse lui parvient, qu'elle sache que je lui confie mon souvenir, que je lui donne ma pensée. Elle seule peut la comprendre et la continuer. (La voix de la lectrice se modifie, et devient brûlante et âpre.)
Elle seule pourra dire quand les autres pleure- ront : « Je suis contente de lui. » (Cécile relève le front et de la main essuie sur ses joues le sillon des larmes.) Moi, je meurs heureux... Oui, par delà la vie 1 par delà les âmos ! Pour la plus noble des causes I Je vais mourir avec devant les yeux
ACTE DEUXIÈME i47
l'image que tout être se fait de la Patrie... avec BUT la bouche un nom, un seul... »
Elle n'achève pas. Elle pousse un cri du fond des en- trailles en même temps que du gosier de Ginette sort un autre cri, d'une toute autre expression, clairCf extasiée.
GINETTE
Pierre 1 Pierre I... Il a écrit cela !...
CÉCILE
Il a osé l'écrire I C'est là, c'est là !...
GINETTE
Mon Pierre I mon Pierre 1...
CÉCILE
Sa veuve I elle est sa veuve !... Ah ! le lâche ! le lâche !
GINETTE, les m^ins jointes, la tête levée» Mon Pierre I mon héros 1
CÉCILE
Taisez-vous donc à la fin I Alluz-vous vous taire I Tenez, voilà ce que j'en fais !
EUe prend la lettre, la broie dans ses mains et la jette à terre.
GINETTE, se précipite.
Je ne veux pas ! Donnez cela ! Non, non, vous n'avez pas le droit !
CÉCILE lui barre le passage et Vempêche de toucher à la lettre.
Il a renié à la dernière heure sa famille, sa femme, son enfant... Il n'est pas mort en soldat 1 il est mort en amant I Pour une fille, il a tout trahi I Ah ! vous vous valez tous les deux I
GINETTE
Ne l'insultez pas, lui !... si noble ! si beau 1
i48 L'AMAZONE
CÉCILE
Traître et lâche !
GINETTE, les yeux perdus dans Vextase intérieure.
Mon héros !...
CÉCILE
A vous deux, vous faisiez un couple d'hypo- crites ! Il n'a été que cela, un hypocrite vulgaire, le mari adultère et banal !
GINETTE, avec une expression de colère indignée.
Oh ! vous ne l'insulterez pas, je ne le permet- trai pas ! 11 m'a confié sa mémoire. Il m'en a remis toute la gloire !
CÉCILE
C'est vrai, vous êtes la légataire ! Vous avez été l'inspiratrice de sa mort, il est bien juste que vous en soyez le chantre ! Allez, dressez-vous sur votre trépied de sibylle et criez, criez, tant qu'il vous plaira !...
GINETTE
Et vous, ne rabaissez pas votre héros !... Rien, ne l'entachera... Il est allé tout droit dans la ba- taille, il a été merveilleux, j'en suis sûre... Son âme chantait ! Il me semble que j'entends des clairons !...
Ses petits poings serrés ont Vair de scander un rythme intérieur.
CÉCILE
All(ïz clamer dehors votre abominable ivresse que vous ne pouvez même pas faire taire devant moi...
GINETTE
Tant pis ! Il ne faut pas insulter celui qui vient d'être sublime, souverain I II aimait quelque autre chose plus que sa vie ! plus que nous !
ACTE DEUXIÈME i49
CÉCILE
Et il n'a fait que des ruines !
GINETTE
Tant pis ! il était de ces gens qui ne sont peut- être ni des parents, ni des amis, ni même des époux... mais qui sont des hommes !
CÉCILE
Ah ! je les entends maintenant, les accents dont il s'est enivré ! Mauvaise sirène qui l'avez attiré là où nul ne lui demandait d'aller, même pas son pays !... Son chemin était assez beau 1
GINETTE
Il n'y en a pas de chemin qui soit trop beau quand le risque est celui-là !
CÉCILE
En sorte... oh ! c'est affreux !... que moi, la femme, l'épouse, je ne suis même pas sûre que mon mari soit mort pour la patrie !... Il aura fait sa mort si ténébreuse, si obscure, que je ne serai jamais fixée sur elle... L'homme que j'ai aimé n'était peut-être qu'un lâche masqué de gloire...
GINETTE, hors d'elle, la voix coupante.
C'était un demi-dieu !... Il était de leur race 1...
CÉCILE
A la rue, vous qui avez trahi ! et qui avez encore l'audace et le triomphe plein la bouche ! A la rue ! d'où vous venez, sans sou ni maille...
GINETTE
C'est ça qui m'est égal, par exemple !
CÉCILE, lui jetant ses lettres à la face. Allez-vous-en avec votre idole qui n'est plus la
i5o L'AMAZONE
mienne... qui m'a reniée jusque dans la mort l'idole que je renie à mon tour...
GINETTE
Mais que vous ne briserez pas !
A ce moment. Monsieur et Madame de Saint-Arroman apparaissent à la porte, poussant Simone devam eux.
SCÈNE X
Les Mêmes, MONSIEUR ET MADAME DE SAINT-ARROMAN, SIMONE, GERMAINE, puis DUARD.
CÉCILE, lui tendant les bras désespérément.
Simone ! Simone ! tu n'as plus de père, tu n'as plus de père 1
SIMONE
Maman 1 Elles a'étreignent,
CÉCILE
On te l'a volé, mon enfant, on te l'a tué I...
MADAME DE SAINT-ARROMAN
1^ Pauvre Cécile 1 Monsieiu* Duard, que nous ve- nons de rencontrer, vient de nous apprendre la terrible nouvelle ! Soyez si fière !...
SIMONE, se débattant dans les bras de sa mère*
Papa I... papa est mort 1
Germaine est entrée timidement, en larmes, et se tient sur le pas de la porte.
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Mais aussi songez quelle mort ! Quelle mort ad- mirable, enviable... quelle gloire pour vous I...
ACTE DEUXIEME i5i
CÉCILE, que ces voix exaspèrent.
Ah ! VOUS aussi, vous aussi, parbleu I La gloire I la gloire 1 Vous trouvez qu'il a fait son devoir, n'est-ce pas ? Ils sont inouïs !
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Il a fait plus que son devoir. C'est admirable ! CECILE, s'animant encore plus à mesure.
Il devait d'abord penser à moi, à sa fille...
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Ne dites pas ça,... à l'heure actuelle où dee millions d'êtres font le sacrifice de leur vie comme il l'a fait de la sienne !
CÉCILE
Mais sa vie, le pays ne la lui demandait même pas !... C'est à nous qu'il la devait !... Je vou dis qu'il est mort comme un lâche... Je le sais, moi !
A ce mot, un souffle de stupéfaction passe sur touteê les têtes.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Qu'est-ce qu'elle dit ?
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
C'est sa douleur qui l'emporte !
CÉCILE cherche du regard Ginette. Il a tout trahi !
GINETTE
Elle perd la tête ! Ne l'écoutez pas.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Pauvre, pauvre Cécile, ne blasphémez pas I Je vous comprends mais ne dites pas de pareils mots, que rien n'excuserait, même la douleur !
Germaine depuis un moment s^est vivement empotée de la petite Simone et Va entraînée dans la chambrt. A ce moment, Monsieur Duard entre.
i52 L'AMAZONE
GINETTE, allant de suite à lui.
La chose est consommée.
DUARD
Je viens de l'apprendre, hélas !
CÉCILE, se débattant et parlant aux Saint-Arroman^ 1
Vous m'irritez tous à la fin !... Allez- vous-en ! Je vous dis que c'était un lâche ! .
GINETTE, de loin, qui parlait à Monsieur Duard, n'y % tenant plus, se retourne vers elle les yeux pétillants de rage. Ah ! je ne peux entendre ça, je ne peux pas...
Elle se dirige vers la porte pour s^enfuir et empoigne | son manteau bleu qui traînait sur une chaise, 1
DUARD
Où allez-vous ?
GINETTE
Je pars ! Elle a tout appris, elle me chasse I
DUARD
Où allez-vous. Mademoiselle ?
GINETTE
Ça ! Qu'importe !
CÉCILE, repoussant les autres qui Ventourent et cherchant toujours Ginette du regard.
Rien, rien ne m'empêchera de le dire... Il est mort comme un...
GINETTE, de la porte, criant cette fois, tout à coup, devant tout le monde, et de toutes ses forces.
Ne l'écoutez pas I II est mort comme un héros ! Ne l'écoutez pas !
CÉCILE, /e poing tendu vers cUe,sans se soucier des autres. Faites-la taire, collo-là 1
ACTE DEUXIÈME i55
GINETTE, fièrement, lance encore une fois. Comme un héros, comme un dieu I
CÉCILE
Mais faites-la taire, faites-la taire, celle-là I Ginette est sortie brusquement, en claquant la porte.
SCÈNE XI Les Mêmes, moins GINETTE
Alors on voit cette chose : à peine Vimage de Ginette s^ est-elle effacée devant les yeux de Cécile,'- àj'la seconde rriéme où elle a disparu, que celle-ci- st retourne vers les autres personnes, comme si elle le» voyait pour la première fois.
CÉCILE
Qu'ai-je dit ? Je ne m'en souviens plus !... Qu'est-ce que je viens de dire ?... Est-ce que je n'ai pas dit : un lâche ! Ne me croyez pas... J'ai menti ! j'ai menti... Il ne faut pas me croire... Je deviens folle !
Elle essaye de se maîtriser, de se ressaisir.
MADAME DE SAINT- ARROMAN
Mais ma pauvre Cécile, naturellement c'est votre douleur qui vous emporte !
DUARD, s^ avançant.
Madame...
CÉCILE
Ah ! ne marchez pas là-dessus ! Donnez ça, donnez... (Elle montre la lettre froissée qu*elle avait jetée à terre tout à Vheure ; Monsieur Duard la ramasse et la lui tend. Elle s^en saisit et pleure doucement.) Non,
non, ce n'était pas un lâche ! Ce n'était pas
i54 L'AMAZONE
non plus un héros... C'était un homme tour à tour faible et fort comme tous les hommes. Il ne nous a pas trahis... Il nous avait quittées... Il m'avait quittée simplement, le pauvre, pour suivre la voix de la jeunesse qui l'appelait là-bas... Il a subi le mirage entraînant... C'était trop haut pour toi, Pierre... C'était trop loin pour toi, Pierre... voilà tout... Tu devais tomber fatale- ment ! Oh ! si tu étais resté près de mon petit cœur !... Tu vois maintenant, Pierre, comme la jeunesse est cruelle !
Elle faiblit, Madame de Saint-Arroman la soutient.
DUARD, gravement. II n'y a pas à pardonner aux héros. Madame !
CÉCILE, levant vers lui simplement sa pauvre tête ravagée.
Mais s'il n'avait pas été qu'un pauvre homme. Monsieur, je ne lui aurais pas pardonné !... (Sa main laisse tomber à nouveau la lettre froissée dans un mouvement de faiblesse, on veut la lui remettre en mains.)
Ce n'est rien... ce n'est rien... C'est un papier qui n'a aucune espèce d'importance ! (Elle consi- dère la lettre dans ses mains. Une hésitation sur ce qu^elle doit en faire. Puis, elle regarde le feu... Ensuite elle se dirige, ou plutôt se traîne vers la cheminée. Elle dépose sur le charbon brûlant, presque respectueusement, le pa- pier gui se met à flamber et à se consumer. On devint à son attitude, presque de prière, que c''est une sorte d'inci- nération, de purification... Ses mains jointes ont pourtant un mouvement en avant comme pour arrêter Vengloutisse- ment de la lettre suprême. Elle la regarde douloureusement brûler en pleurant, pendant que tous les êtres groupés au- tour d'elle respectent son sanglot, lent, régulier, qui remplit la chambre.) Tu vois, tu vois ce que c'est... Je ne t'aurais pas fait de mal, moi !... Mais c'est bon... c'est bon... Je respecterai ta pensée. Ce sera
ACTE DEUXIEME
comme tu l'auras voulu, Pierre, l'auras voulu... Et puis...
i55 comme tu
Fiax, elle regarde toujours le feu et continue à mar- monner sans plus voir personne, presque à crope- tons, sur la dalle de la cheminée qui Véclaire, déjà dans Vattitude qui lui sera bientôt familière, durant Vhiver, au fond de la maison vide.
RIDEAU
ACTE TROrSÏÈME
Au premier étage de la sous-préfecture, à La Flèch| un salon transformé en cabinet de travail du sous-pi fet.
SCÈNE PREMIÈRE JULIE, DUARD
On entend au dehors des acclamations et quelques notes de fanfare.
JULIE, à Monsieur Duard, à la fenêtre, à gauche.
Tu vois, ils n'ont pas voulu quitter la sous- préfecture, sans te faire une petite ovation.
DUARD, appuyé à la çitre, fait des signes.
Ils sont si gentils !
JULIE
Dis-leur un mot. Il y en a qui ne t'ont pas vu.
// ouvre la fenêtre, passe sur le balcon. On applaudi^ du dehors.
DUARD, sur le balcon.
Mes amis... C'est un grand jour pour nous tous. C'est l'ère du travail et de la prospérité qui se rouvre pour toutes les populations françaises. Re- prenez vos outils avec sérénité. J'espère que vous avez bien compris le sens de notre réunion au- jourd'hui, six mois après la cessation des hosti- lités. Ce que nous fêtons aujourd'hui, par toute la France et dans tous les pays alliés, ce n'est pas seulement, comme il y a quelques mois, le jour où le sang a cessé do couler. Ce que nous fêtons
ACTE TROISIÈME 167
aujourd'hui, vous l'avez vu dans tous les jour- naux ; vous l'avez appris jusque sous le chaume le plus lointain ; c'est un bonheur aussi mémo- rable ; la date unique où tous les gouvernements de l'Europe viennent de signer un accord définitif qui remettra désormais les dissensions entre les peuples, si elles se représentent, à un tribunal arbitral. Ce sont des garanties de faits. La plus formidable explosion de crimes internationaux a exigé une correspondante organisation de force répressive pour le maintien de la paix du monde et de la vie civilisée... Ah ! si nos chers morts qui ont sauvé le plus beau de nos aspirations et dont les noms sont inscrits dans la salle de la mairie de La Flèche, pouvaient entendre nos cris de joie, le chant de reconnaissance qui s'échappe de nos poitrines...
La porte principale s^ouvre. Entrent plusieurs hommes.
SCÈNE II Les Mêmes, DES HOMMES, UNE FEMME
JULIE
Chut ! Chut ! Monsieur le sous-préfet parle.
UN DES HOMMES
C'est une délégation du Conseil municipal de Vi- trimont.
JULIE
Oui, oui... Tout à l'heure. 11 va vous recevoir. Asseyez- vous là.
Julie a poussé la fenêtre. On n^entend plus la voix du sous-préfet. Les hommes s^asseoient.
UN DES HOMMES
Vous ne me reconnaissez pas, Mademoiselle. Je
i58 L'AMAZONE
suis un ancien garçon de bureau de la préfecture. J'ai été un peu défiguré. Ah ! je ne me ressemble plus beaucoup !...
JULIE
Oui... oui.,, tout à l'heure ; Monsieur le sous- préfet parle.
Une iemme entre par la porte.
TOUS A LA FOIS
Chut ! chut ! Monsieur le sous-préfet parle !
La femme reste respectueusement dans le fond. Duard a fini de parler. On entend des applaudissements sur Vesplanade et quelques mesures de chant.
DUARD, vient du balcon.
Ah ! mes amis ! vous voilà I
On entoure Monsieur Duard, UN HOMME
Nous nous sommes permis de monter. Nous ne savions pas que vous alliez prononcer un chouette discours...
DUARD ,
Oh ! un discours...
UN HOMME
Vous me reconnaissez, Monsieur le sous-préfet ?
DUARD
Tiens, vous revoilà, vous ?
UN AUTRE
Moi, je no fais pas partie de la délégation, mais je me suis joint à eux, relativement à la place d'agent-voyer qui est vacante depuis le décès de Juliot.
DUARD
Bon, bon, nous verrons cola.
ACTE TROISIÈME 169
UN DES HOMMES
Voilà. Nous venons vous prier de vouloir bien honorer notre petite commune de votre présence au Comice agricole qui aura lieu jeudi prochain.
DUARD
Eh bien ! je tâcherai, mes amis, oui... Je ne promets pas de rester au banquet, mais je viendrai faire un tour en auto.
UN HOMME
Hein ! comme on se retrouve, Monsieur le sous- préfet ! Ah I je croyais bien ne jamais vous revoir 1
DUARD
Mais tu n'es pas de La Flèche, toi ? l'homme
Si. Seulement, je suis allé retrouver les vieux à la campagne, à cinq lieues d'ici. Ma blessure m'empêche encore de trouver un emploi. Je n'ai que ma pension... On nous a pourtant promis...
DUARD
Et vous ? Je ne vous connais pas 1 UN autre homme
En effet, Monsieur le sous-préfet. Je suis de passage chez des amis, mais on m'a dit que Made- moiselle Dardel, mon ancienne infirmière aux am- bulances de La Flèche, était ici, à la sous-préfec- ture, depuis ce matin. Je serais bien heureux de pouvoir lui dire un mot. Elle était si gentille. Ma- demoiselle Ginette, si bonne pour nous !
LA femme, s'approchant.
C'est justement à son propos aussi que je viens, Monsieur le sous-préfet. On m'a dit qu'il fallait s'adresser à elle, comme nouvelle directrice de l'Orphelinat de la Guerre, pour trouver un emploi.
iGo L'AMAZONE
DUARD
Mais elle ne dirige pas l'Orphelinat elle-même. Elle est secrétaire générale. D'ailleurs, Mademoi- solle Dardel n'habite pas La Flèche ; pour la fête... (Se retournant vers sa sœur.) Julie, veux-tu voir si Ginette est sortie de sa chambre. Tu lui diras qu'un de ses anciens blessés désire la voir. (Aux hommes.) Et serrons-nous la main fortement I Je crois qu'en des jours comme celui-ci, on doit se sentir tous des frères, des amis, des vrais... Il me semble que je vous ai toujours connus, dès l'en- fance...
JULIE
Voilà Ginette. Entre Ginette.
SCÈNE III Les MÊMES, GINETTE
UN HOMME
Bonjour, mam'zelle.
GINETTE
Tiens ! mon petit 122.
l'homme, riant.
Ah ! vous vous rappelez mon numéro ? Ça, c'est chouette 1 C'est moi, Bec-de-puce, comme on m'appelait.
GINETTE
Ça me fait plaisir de te revoir, mon vieux I... LE 122
Ben I et à moi donc... M'en avez-vous fait assez dos spicas I
ACTE TROISIÈME iCi
GINETTE
Ah oui ! Je ne sais pas si tu n'étais pas même un peu tire-au-flanc, hein ?
LE 122 Oh I Mademoiselle, peut-on dire !
GINETTE
Oh ! six mois après la guerre, tu peux me le confier. Je ne te signalerai pas au major... Et ce shrapnell ? Est-ce qu'il a fini par sortir ?
LE 122 Oh I non ! je ne suis pas un fricoteur, je vous assure... Il est sorti un beau jour, tout seul, et j'ai t^'ardé l'usage de mon bras. Ça, c'est du sacre rabiot !
GINETTE, lui tendant la main. Alors, serre fort !
LA FEMME, s^ approchant.
Mademoiselle, j'ai une requête à propos d; l'ouvroir. Voici une lettre de recommandation.
GINETTE
Tout à l'heure, tout à l'heure...
UN HOMME, s'approchant.
Ah ! c'est vous. Mademoiselle Dardel ! Ah ! ce que j'ai entendu parler de vous. Il paraît que vous en faites du bien et que vous vous dévouez pour les pauvres ! Et que vous travaillez pour nous !
GINETTE, riant.
C'est une réputation bien surfaite. Je suis restée un an enfermée à la campagne et Monsieur et Mademoiselle Duard ont bien voulu, depuis, me faire entrer dans quelques bonnes œuvres. On ne travaillera jamais assez pour vous. On n'en fera jamais assez pour vous 1
i6a L'AMAZONE
JULIE
Tenez, voulez-vous prendre un verre de sirop de groseilles, mes braves ?
LES HOMMES
Vous êtes trop aimable ! Il ne faut pas vous déranger pour nous !
DUARD
Mais si, mais si... j'y tiens... en camarades I
GINETTE
Oh ! mais mon petit 122 I il ne boira jamais du sirop de groseilles! Il lui faut une canette. Une canette, Julie !
UN HOMME
Attendez... Je connais la maison, moi, comme ancien garçon de bureau. Je vais aller la chercherj la canette.
DUARD
Apportez-en plusieurs de la cave. Il sort.
LES HOMMES
A votre santé I
DUARD
A la Paix éternelle !
UN HOMME
Vive la France !
A ce moment, la porte s'ouvre. Entrent quatre grands blessés.
I
I
ACTE TROISIEME i63
SCÈNE IV Les Mêmes, QUATRE GRANDS BLESSÉS
DUARD
Entrez, entrez... Vous n'êtes pas de trop, vous autres. Je vous approuve d'avoir voulu me serrer la main en particulier. Voilà cinq de nos plus grands héros : Vacher, Bertandier, Villard et... comment, déjà ? Aidez-moi... Tardieu, c'est ça ! Ah 1 de rudes héros ! Ceux-là !... légendaires I
l'un d'eux
Oh ! des héros ! on nous appelait comme ça autrefois ! Mais maintenant, c'est des gros mots 1 Quoi, nous sommes redevenus comme tout le monde... des petzouilles, quoi 1
GINETTE
Hein ! Vous ne dites pas ça sérieusement, je pense I Vous restez, mes amis, nos grands héros, riios vaillants protecteurs !
l'homme
La guerre ! Chut ! Il ne faut plus jamais parler de ça I... Jamais ! J'ai tout oublié !... Nous fai- sons tous semblant d'avoir oublié.
l'autre
Un jour comme aujourd'hui, on peut en repar- ler tout de même ! Je suis content parce que je suis assuré que mes enfants n'iront pas se faire casser la figure.
UN AUTRE
Oh ! Tribunal arbitral I... Tribunal de garan- ties !... Tu as confiance ?
i64 L'AMAZONE
UN AUTRE
Oui, t'as tort ? Je sens que c'est fini, par la force des choses. Je ne dis pas, dans peut-être cinquante ans... cent ans... on ne sait pas ce qui peut arriver. Mais il y a eu vraiment trop de mi- sères sur la terre... On en est saouls...
UN AUTRE
Bah ! maintenant, il y a de la rigolade et je suis en train de nous saouler avec le sirop de groseilles de la sous-préfecture !
UN AUTRE
Ne t'en fais pas, vieux, il est question de réta- blir l'absinthe...
DUARD, aux délégués avec lesquels il causait.
Eh bien I tenez, passez dans le bureau du secré- taii'e, à côté ; je vais vous montrer les propositions que j'envoie au préfet pour fixer le chiffre des dommages de notre commune. Et vous verrez que j'ai tenu compte de vos observations.
UN HOMME
Ah ça I pour les indemnités, ce n'est pas de refusj
Les hommes sortent avec Monsieur Duard. Restent les grands blessés^ Ginette^ Julie et le blessé 122.
SCÈNE V
GINETTE, JULIE, LES GRANDS BLESSÉS, LE BLESSÉ 122, puis UNE FEMME
UN HOMME
Alors, avant do vous occuper de bonnes œuvres, vous étiez infirmière à La Flèche ?
GINETTE
Je l'ai été pendant une année et demie.
ACTE TROISIÈME i65
LE BLESSÉ 122
Ah ! vous pouvez dire que vous avez trimé, Mademoiselle !
GINETTE
Bah ! j'ai été comme toutes les femmes !... Votre humble servante !
UN BLESSÉ
Oui !... autrefois !... Ah 1 comme vous avez été bonnes, et douces !... Maintenant, où êtes-vous toutes, nom de Dieu !... Mes marraines m'ont lâché ! Ah ! j'en avais, j'en avais des marraines I
UN AUTRE
Comme tout le monde, tiens 1
UN AUTRE
Il n'y avait qu'à se baisser pour en avoir à cette époque-là... Et des brunes, et des blondes... et des grasses et des maigres ! Moi, j'en avais quatorze I... Où c'qu'elles sont à c't'heure ?
UN AUTRE
Moi, je suis plus malin, j'ai conservé des rela- tions avec aucune. Ça me permet de repenser à toutes avec plaisir. Comme ça je ne me fais pas rembarrer. Je les revois toutes en fumant ma bouffarde. Ça me fait encore du bon temps 1
l'autre Tout ce que nous disions était d'une importance pour elles à ce moment-là I On débagoulait des idioties : elles s'esclaffaient. Elles disaient : il est épatant, où as-tu trouvé ça ? Maintenant, c'est comme avant, nous sommes des petzouilles, que je vous dis !...
UN autre La mienne me renvoie mes lettres en corrigeant
i66 L'AMAZONE
bien dire qu'elles ne peuvent pas penser à nous jusqu'à la fin des fins ! quoi ?... Tout passe, malheur et bonheur !... On ne se souvient plus de nous, je vous dis !... Il n'y a rien eu, il n'y a jamais rien eu !... Il faut que ce soit comme ça !...
Une femme est entrée depuis un instant ; elle écoute. LA FEMME
Il y a toujours nous, vos femmes !...
UN HOMME
Tiens ! t'es donc jalouse, la mère Thibault ! La mère rogue toujours !
JULIE, qui était restée au bureau, en train de classer, sans rien dire. Qu'est-ce que vous voulez ? Vous cherchez Monsieur le sous-préfet ?
LA FEMME
Mande pardon... je n'ai trouvé personne en bas ; je suis venue apporter dix francs pour la souscrip- tion du monument aux morts. C'est mes économies.
JULIE
Donnez-les, je vais vous inscrire.
LA FEMME
Je vous connais, Villard, allez !... Les femmes du peuple ont valu les autres... même sans rien faire que de labourer les champs.
UN HOMME
Bien sûr I mais c'était votre ouvrage d'habi- tude !... Vous n'avez pas de mérite !
JULIE, levant le nez de ses papiers, et haussant les épaules.
Je vous trouve injuste. Pourquoi réclamer la priorité pour les unes ou pour les autres. Le rôle dos femmes a été dur, amer, sur toute la face du
ACTE TROISIÈME 167
monde. II a été également bien tenu. Vous ne pouvez pas leur en vouloir, mes amis, de reprendre maintenant leur rôle d'épouses, de mères de fa- mille après la guerre !...
UN AUTRE, sentencieux.
Ça, la société pourra leur être reconnaissante éternellement.
LA FEMME
Oui. Elles ont fait leur devoir, elles ont été ad- mirables ; c'est vrai ! Mais je suis jalouse, tout de même... dans le passé !... Elles n'en ont pas moins appuyé mon homme contre leur poitrine pendant qu'il râlait... Oh ! je ne suis pas jalouse dans un mauvais sens, non... Mais elles l'ont pansé, ha- billé, nettoyé... Elles l'ont fait manger comme un pauvre gosse !... J'aurais voulu être là... Il s'est promené convalescent pendant des mois au bras d'une autre... Ils se sont dit des choses dans la souffrance que nous nous sommes jamais dites peut-être... et que j'aurais voulu entendre, moi ! On devrait être là à l'heure de la douleur... à l'heure où son homme souffre... Je sais bien qu'elles l'ont fait avec courage, mais je ne peux m'empêcher de détester celle qui l'a soigné, même encouragé, aidé, pendant deux mois en Orient, la remplaçante, dont il garde encore la photographie cachée... Et si elle était là devant moi, je lui dirais : « Entre femmes, on ne se re- mercie pas !... Bonsoir ! On reprend chacun son chemin... La chair, t'as aidé à la faire repousser sur les os... Maintenant, faut que j'achève toute la guérison,... et c'est ce que je vais tâcher de faire, sans Croix- Rouge au front et au bras 1 »
JULIE
Ça passera... La douleur vous a aigrie... Il faut
8
i68 LAMAZONE
que toutes les {emmes s'embrassent dans la même émotion, les femmes du peuple comme celle? de l'aristocratie 1 Y aura-t-il toujours la haine des races ?
UN SOLDAT
Mère Thibault, vous me dégoûtez !... Si je suis encore là, c'est à vos remplaçantes que je le dois. Allez, verse tes dix francs, et va-t-en I
LE SOLDAT DE GINETTE
Oui, elle nous dégoûte... A la porte !... Tu parles trop.
LA FEMME
Pendant trois ans que j'ai trimé dans les champs en pleurant, j'ai pas dit un mot à qui que ce soit I
LE BLESSÉ 122, désignant Ginette qui écoutait sans rien dire.
Tenez, en voilà une qui n'a que du bien sur la conscience !... En voilà une pour qui, hommes et femmes, ne doivent avoir que de la reconnais- sance. Maintenant, Mademoiselle, que la guerre est finie, il me semble que chaque fois que je vous rencontrerai, je vous devrai le salut militaire, comme à un supérieur !
La femme, à pas traînants, Vépaule haute, l'œil sour- nois, s'en t'a, pendant que les hommes lui lancent des quolibets.
UN HOMME, jetant sa casquette en Vair.
Vivent les petites femmes de France!... Ohé I...
GINETTE
Mais, j'étais comme les autres,., ni plus, ni moins... Il y on a ou do tollomont mieux que moi... il y on a ou do sublimes... voilà ce que cette pauvre femme bornée a peine à croire !
ACTE TROISIEME i6f>
LE SOLDAT
A votre santé I... Oui, à toutes, à toutes I et du fond du cœur l bon Dieu I
GINETTE, prenant un verre. Oui, à la vôtre à tous... Si vous saviez la joie que je ressens à retrouver vos yeux, vos éclats de voix, votre rire 1 II me semble tout à coup que je suis encore parmi vous... Ça me fouette comme l'air du large ou de la montagne ! On respire... Je suis comme le vieux cheval de bataille qui entend un peu le clairon. A la France, mes amis, à la France 1 Tant qu'il y en a, et tant qu'il en tient dans vos grands yeux et dans vos grosses pattes 1...
On trinque joyeusement, dans la fraternité complète de l'homm£ et de la femme.
UN BLESSÉ, s'approche d'elle. Pst... Mademoiselle... Vous dites que le cheval de bataille a besoin de réentendre le clairon... Eh bien, si des fois vous vous promenez le soir, après dîner, derrière la ville, près les petits bois sur la route en sortant de l'esplanade, écoutez bien, il y a un pépère, par là, qui, lui aussi, a besoin de se rappeler le bon temps... Alors, des fois, il tire de temps en temps quelques coups de gueuloir de cet instrument-là... dont il n'a jamais pu se séparer tout à fait.
UN BLESSÉ, riant.
C'est un ancien clairon du 121®. 11 se ballade avec le clairon... et dans un étui... ! comme un musicien au cachet !...
LE CLAIRON
Aujourd'hui, parbleu, il a fallu que je l'amène à la fête avec moi... Mais le soir... oh ! le soir... pour moi tout seul... dans la campagne, comme les gamins de 15 ans ! Seulement eux, ça ne leur
170 L'AMAZONE
rappelle rien... Oh ! je ne joue pas la charge, non, ça, c'est trop grave... mais les petites sonneries habituelles... du dépôt, la diane, ça suffit, on revit tout ça, même dans le clairon, avec des paroles toutes seules, si bêtes qu'elles soient, ça fait de l'effet.
UN HOMME, chantonnant.
Il se lave, ça lui semble bien égal Dedans le verre où va boire son cheval !
GINETTE
Et avec le clairon ? Pourquoi pas !... Tiens... Trois notes. Pour eux... sur le balcon... Vas-y... Ils te le demandent. Bouche le clairon avec ton poing.
UN HOMME
Pour rigoler, quoi !...
Dans l'embrasure de la fenêtre, ouverte, Vhomme en- tonne en sourdine la sonnerie qui rend un son faible, nasillard, presque sarcastique et qui a la tristesse banale des sonneries qu'on entend dans les banlieues, au coucher du soleil.
UN HOMME, qui se souvient^ tout de même, avec un geste vague et crispé.
Bon Dieu I... Bon Dieu !... Tout ça I
UN HOMME, triste.
Pour rigoler.
SCÈNE VI Les Mêmes, DUARD, GINETTE, JULIE
DUARD, entrant.
Ah ! c'est ici qu'on fait ce boucan I II n'y a pas de mal, mes amis 1
ACTE TROISIÈME 171
LES HOMMES
Excusez-nous, Monsieur le sous-préfet, on fai- sait joujou...
DUARD
Bien, bien ! tout à la joie ! Seulement, mainte- nant, je vous demande pardon. J'ai beaucoup de choses à mettre en ordre. Au revoir tout le monde, hein ? Je suis enchanté d'avoir eu l'occasion de vous dire à tous mon émotion, de vous avoir ex- primé une sollicitude sur laquelle vous pouvez compter inébranlablement.
UN HOMME
C'est du travail, qu'il va falloir, maintenant 1
DUARD
Ce^^n'estjpas ça qui manque ! On vous en don- nera," allez... à chacun selon la mesure de vo» forces.
UN HOMME
Et -un peu de bonheur avec, pour un chacun qu'a tant trimé. !
UN AUTRE, ponctuant.
C'est égal, pour une belle journée, c'est une belle journée !
LE BLESSÉ
Au revoir. Mademoiselle. Si vous voulez bien que le petit 122 vous la serre de la patte blessée... la gauche I
GINETTE
Tienfi, parbleu ! Oh 1 mais bigre ! vous serrez fort 1 On voit bien qu'il n'y a plus de shrapnell, là-dedans.
l'homme, acec crânerie.
Il n'y en a plus, mais s'il le faut, il y en aura encore !
172 L'AMAZONE
GINETTE
Ça, c'est une brave parole ! Bonsoir, petit. Bon- soir, le clairon !...
LE CLAIRON
Et vous savez, Mademoiselle, si je passe jamais
f?OUS vos fenêtres avec ça... (Il fait le geste de porter
ie clairon à sa bouche.) VOUS Saurez que c'est moi.
Le sous-préfet les congédie. Restent seuls Monsieur Duard, sa sœur et Ginette.
DUARD
Allons, allons, tout ça se reforme ! Quelle vita- lité admirable chez ces braves ! Encore quelques années de souffrance, d'endolorissement, il n'y paraîtra plus !... Ce qui me chiffonne, c'est quand jo veux leur dire des paroles émues, sincères, je ne trouve que des mots glacés, administratifs !... Gomme c'est difficile, les termes laudatifs ! Enfin, heureusement, il y a les actes, les actes ! ...
GINETTE
Ah I oui, on va s'en donner à cœur joie. Puisque j'ai pris la décision des fonctions officielles, moi aussi, je jure bien que je ne veux pas perdre mon temps ! Pas un jour de plus ; j'ai soif de sortir de mon inaction. Elle me pesait comme un crime.
DUARD
Eh bien ! dès demain, vous serez à votre bu- reau. L'heure de votre installation dans vos nou- velles fonctions est fixée.
GINETTE
Et avec tout ça, je n'ai pas ouvert ma malle. Il serait peut-être temps que je mette de l'ordre là-haut.
JULIE
Vous n'êtes pas mécontente do votre chambre ?
ACTE TROISIÈME 173
GINETTE
Ma foi, je ne l'ai pas bien regardée ; c'a encore si peu d'importance pour moi ! Croiriez-vous, Ju- lie, pendant tout le temps que j'ai habité la cam- pagne avec vous, je ne m'étais même pas aperçue qu'il y avait une porte dans l'alcôve de ma cham- bre donnant sur le grenier. Mais maintenant, (Elle rit.) je deviens tout de même plus exi- geante ; je vieillis, car en y réfléchissant, je me suis aperçue que le volet de la fenêtre de droite est absent, et dam I ça troublerait le sommeil... Décidément oui, je dois vieillir pour avoir de telles préoccupations.
DUARD
Je vais faire venir l'architecte de la sous-pré- fecture ?
JULIE
En attendant, je vais attraper la femme de chambre. Ce sera probablement plus expéditif 1
GINETTE
Et c'est encore bien plus simple que ça. Je peux très bien l'arranger moi-même. Venez m'aider. Avec un marteau et quelques clous... Venez.
Monsieur Duard et Ginette sortent ensemble.
SCÈNE VII
JULIE, seule, puis MADAME DE SAINT-AR ROMAN
JULIE, seule à la table. Voyons 1 le courrier du jour n'est pas ouvert I Et le secrétaire qui n'est pas là 1... (Elle prend V ouvre-lettre. La porte d'entrée s^ouvre brusquement.) Qui est-ce qui se permet d'entrer sans frapper ?
174 L'AMAZONE
MADAME DE SAINT- ARROMAN
Je VOUS demande pardon, je cherchais Monsieur Duard.
JULIE
Il n'est pas là.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Il ne reçoit pas ? Madame de Saint-Arroman... je me présente.
JULIE
Ah ! bien ! Madame...
MADAME DE SAINT-ARROMAN
J'aurais voulu voir Monsieur Duard, relative- ment à un protégé que je lui ai recommandé par lettre.
JULIE
Je ferai la commission, Madame. Je suis sa sœur.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
J'aurais été enchantée de voir Monsieur le sous- préfet lui-même ; je ne sais pas si vous me re- mettez. Mademoiselle, je suis, moi, la cousine de Monsieur Bellanger.
JULIE
Je ne l'ignorais pas.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
J'aurais été aussi très heureuse de féliciter Monsieur le sous-préfet en même temps.
JULIE
De quoi ?
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Mais mon dieu, je crois... qu'on peut en parler, puisque Ja nouvolle est publique... Nous allons avoir une bien chai-mante sous-préfète, aussi char- manie qu'inattendue.
ACTE TROISIEME 17Ô
JULIE
Ce qui est bien plus inattendu encore, Madame, c*est la confirmation d'une nouvelle sur laquelle je suis, quoique étant parente proche de Monsieur Duard, aussi mal renseignée que possible. Vivant retirée à la campagne jusqu'à ce jour, je n'étais pas au courant des cancans de La Flèche.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Ah ! faudrait-il donc mettre sur le compte de cancans, cette nouvelle qui vient de faire le tour de notre ville ? S'il faut démentir ce bruit, je suis à votre entière disposition.
JULIE
Nous n'avons besoin de personne pour ce genre de commissions !
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Vous avez tort de prendre en mauvadse part l'expression de ma sympathie qui n'avait rien d'ironique. Depuis près de deux ans que l'amie de ma cousine, Madame Bellanger, vivait avec vous à la campagne, tout le monde avait plus ou moins pensé à cette éventualité...
JULIE
Vous devancez son hcui e, en tout cas. Mademoi- selle Dardel a été atrocement éprouvée par la vie. Quand nous l'avons vue désemparée, abandonnée de tous, notre premier mouvement a été de nous porter à son secours. Sur ce point, vous êtes par- faitement renseignée. Elle a vécu à la campagne, se confinant dans une solitude des plus dignes. Mais là, où vous vous trompez singulièrement, c'est quand vous ajoutez qu'elle a vécu dans notre intimité à tous deux, mon frère et moi. C'est moi seule, à cause de ma santé, qui habite la ferme
fnt-Jean où elle a vécu jusqu'à ce jour. Mon
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frère étant trop occupé à La Flèche pour faire autre chose que de venir me rendre visite le di- manche ou manger avec nous la soupe du soir de temps en temps. Cependant, s'il n'a pas vécu suffisamment à Saint-Jean pour partager notre intimité, il a fréquenté assez la maison pour ap- prendre que la cousine de Madame Bellanger est digne de tous les respects et même de toutes les admirations.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Gela est fort bien dit, et vous voyez que de là à l'élever à une distinction officielle, il n'y avait qu'un pas.
JULIE
Qui n'est pas franchi. Madame.
SCÈNE VIII Les MÊMES, GINETTE
GINETTE
Julie, avez- vous les clefs de la chambre... celle à côté de la mienne ?
Elle aperçoit Madame de Saint-Arroman. MADAME DE SAINT-ARROMAN, se levant, froidement.
Mademoiselle !
GINETTE
Madame 1
JULIE, vivement. Oui, voilà. Elle sert le trousseau de sa poche. Ginette ressort.
ACTE TROISIEME 177
SCÈNE IX MADAME DE SAINT-ARROMAN, JULIE
MADAME DE SAINT-ARROMAN
On ne m'avait pas menti, en tout cas, en m'assu- rant qu'elle était arrivée depuis hier pour s'instal- ler à la sous-préfecture.
JULIE
Mademoiselle Dardel est désormais secrétaire de deux oeuvres importantes dont elle a assumé la responsabilité. Son activité ne lui permet plus de vivre dans la retraite, comme par le passé.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Je vous en prie, ne vous donnez pas tant do mal pour définir une situation qui ne me regarde nulle- ment. Veuillez transmettre la lettre que voici à Monsieur le sous-préfet. Tous mes remerciements d'avance pour ce qu'il voudra bien faire au sujet de mon petit protégé. Madame Bellanger aussi lui en aura infiniment de reconnaissance. Elle a gardé le plus charmant souvenir de Monsieur le sous-préfet. Au revoir, et pardon de vous avoir dérangée.
JULIE
Adieu, Madame, adieu.
Madame de Saint-Arroman sort.
SCÈNE X DUARD, JULIE, puis GINETTE
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DUARD, revenant.
Hein ? Quoi ? Ginette vient de me dire... la aint-Arroman... Elle est partie ?
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JULIE
Tu vois ? La porte en tremble encore... Elle a la main si lourde.
DUARD
Dommage, je regrette de ne pas être arrivé à temps, je n'aurais pas été fâché de la voir. Elle m'avait écrit, je ne lui avais même pas répondu.
JULIE
Tu devines pourquoi elle était accourue. Ah ! ça n'a pas été long. A peine dans la ville le bruit s'est-il répandu que Ginette s'installait à la sous- préfecture, que celle-là est accourue t'apporter ses félicitations... préalablement roulées dans le venin public.
DUARD
Alors, ce sera donc toujours la même chose ? Alors, la guerre, des années sanglantes, des an- nées do douleurs atroces, rien n'a pu modifier la vieille petite âme provinciale et potinière ? Non, ce serait trop désolant à penser. Je ne veux pas le croire, Julie !... Il faut avoir foi dans le renouveau de la France, du haut en bas de l'échelle sociale.
JULIE
L'âme humaine change-t-elle jamais ?... La haine s'est fortifiée même assez confortablement, pondant que le sang des bons coulait 1
DUARD
Eh bien ! il faut lui faire la guerre !... Il faut la forcer à renoncer, à demander grâce !... Ah ! tu vas encore me trouver bien jeune, ma pauvre sœur ! Mais je suis outré, outré, surtout de ce que j'appréhende personnellement... Est-ce qu'il n'y a pas des unions dont la beauté, dont la franchise doivent s'irriposer, après de"î tragédies comme celles quo nous venons do traverser f... Alors, l'amour,
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ACTE TROISIÈME 179
ça fait jaser encore ces vieilles pimbêches et mur- murer les brodeuses de pantoufles de jadis ?...
JULIE
L'esprit du mal ne s'éteint pas avec le sang des bons, te dis-je...
DUARD
Je ne veux pas le croire, je veux croire à plus de santé morale de la race, même chez ceux qui n'ont pas su se faire une âme nouvelle avec la guerre ! Il na devrait plus y avoir qu'une seule préoccupa- tion chez nous, dans le pays : recréer la famille détruite, se précipiter dans le mariage comme dans un devoir... Un mariage, quelle chose sacrée, émouvante, maintenant ! Comment oser en sou- rire ! Ah 1 sapristi, pendant la guerre, l'avons- nous assez annoncé pourtant que ce règne de la vérité arriverait ! Union sacrée des classes, des partis, dos... (Il s'interrompt.) Taisons-nous, voilà Ginette. Laisse-moi lui parler, je ne l'ai pas vue seule depuis son arrivée.
Ginette entre,
JULIE
Eh bien ! avez-vous arrangé le volet, ou prenez- vous la chambre d'à-côté ?
GINETTE
Ma foi ! j'ai pris la chambre bleue qui me con- vient fort bien. On y transporte ma malle en ce moment.
JULIE
Je veux aller constater moi-même si tout est en ordre... et vous faire monter une lampe de table plus commode que celle que vous avez.
Elle sort.
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SCÈNE XI
GINETTE, DUARD puis UN GARÇON DE BUREAU
GINETTE
Vous me croirez si vous voulez, mais ça m'a été absolument indifférent de voir le visage de Ma- dame de Saint- Arroman !
DUARD
Ses paroles vous eussent produit probablement le même effet.
GINETTE
Qu'on dise ce qu'on voudra ! Je n'en ai pas le moindre souci et ce n'est pas ça qui m'empêchera de me mettre au travail.
DUARD
Vous avez l'air content, heureux, Ginette. Vous ne savez pas la satisfaction que j'en puis éprouver. Moi aussi, je ressens une si grande joie de vous voir pénétrer ici comme chez vous. Tout le monde dans mon entourage vous regarde avec sympathie., vous le sentez, n'est-ce pas ?
GINETTE
Ma foi, oui. Je suis ravie de prendre la direction do mon service. Ah ! pouvoir enfin faire quelque chose ! 11 me semble que les portes se rouvrent... Voyez-vous, tant que l'on sentait que l'humanité souffrait encore do toutes parts, on pouvait pro- longoi- sa maussaderie, sa songerie au coin du feu, mais dans la joie universelle, no pas pouvoir s'y précipiter... ah ! ce serait dur ! (Elle s'interrompt.) J'ai peut-être tort de vous dire ces choses ; je manque d'à-propos ; mon point de vue est très
ACTE TROISIÈME ï8i
égoïste sans doute, mais vous me connaissez assez pour savoir qu'il ne faut pas attendre de moi des phrases qui ne soient pas brutalement dites.
DUARD
Pourquoi vous accusez-vous de n'avoir pas toutes les délicatesses ? Vous les avez toutes, et par-dessus le marché vous avez cette qualité si irançaise, si indispensable, le bon sens. Je me rap- pelle votre délicieux éclat de rire spontané, bon enfant, lorsque vous vous êtes décidée à sortir de cotte retraite, à accepter ce que je vous oiïrais dans mon faible pouvoir. Autant vous avez mis de pudeur, do discrétion dans vos réticences, au- tant, quand la décision a été carrément prise d'accepter et de partager une vie de besogne, avec quelques chances de bonheur personnel, vous l'a- voz fait de belle et joyeuse humeur... comme un chien... vous permettez encore ?... un chien qui aurait été longtemps, longtemps malade et qui, tout à coup, revient à la vie, avec un petit jappe- ment de plaisir.
GINETTE
Cette comparaison n'est pas non plus pour me déplaire ! Merci ; j'aime bien avoir l'air d'un toutou, et je vous sais gré, dans l'expression de votre tendresse, de n'avoir employé jamais aucune comparaison romanesque... Je suis ce que je suis, pas grand'chose, mais j'ai l'intention de l'être en toute franchise et en toute affection, Jacques.
EUe lui tend la main. DUARD, parlant avec chaleur, même avec exaltation.
Vous m'avez appris à n'être ni un sentimental, ni un romanesque ; vous m'avez appris à dépouil- ler en moi-même tout ce que j'avais d'éducation factice. C'est vous qui avez suscité en moi ces sen- timents nouveaux,... qui...
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GINETTE, surprise et l'arrêtant net d'un geste. Pas ça !
DUARD
Je vous ai déplu ?
GINETTE
Non, mais ce n'est pas cela qu'il faut dire. Ça, voyez- vous, c'est une musique que j'ai déjà en- tendue. (Songeuse, elle a Vair de se parler à elle-même,) A force de l'entendre, elle m'inquiéterait terrible- ment. Elle m'agace. Je ne voudrais pas qu'elle m'éclairât sur moi-même. Ai- je donc tant que cela le pouvoir de susciter et de transformer à mesure que je vais sur la terre ?
DUARD
Je sais à quoi vous faites allusion, à quel drame de famille et dont je ne suis nullement jaloux. Oui, en effet, vous avez ce pouvoir, Ginette, un pouvoir magique, mystérieux...
GINETTE, Vinterrompt.
Si c'était vrai, ce que vous dites là, ce serait ter- rible. (Presque avec colère.) Mais Cela n'est pas I Non, cela n'est pas 1 J'en ai assez... Je veux agir, vivre, sans que ma personnalité soit en cause. Comprenez- vous, je veux être une femme quel- conque qui n'a aucun pouvoir magique, mysté- rieux, dépourvue de toute influence occulte ou pas... Je ne veux plus entendre ces phrases, mon ami... Il n'y a plus rien de miraculeux sur la terre. L'heui'c magique est passée... Soyons des réalistes dans toute l'acception du terme... Vous parliez de certain éclat do rire qui m'a prise un jour après bien des méditations graves, bien des hésitations... Eh bien I ce qui m'a fait un jour éclater de rire et m'a décidée tout à fait, mieux que tous les argu- ments, que vous me présentiez avec éloquence,
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c'est" quand j'ai eu prononcé à voix haute, un jour, dans ma chambre, en m'y promenant de long en large, ce simple mot : sous-préfète I... (Elle sourit.) Je VOUS demande pardon, je vous offense... je le sens...
DUARD
Du tout !... Mais expliquez mieux. GINETTE, répétant le mot cette fois sans sourire.
Sous-préfète ! Ce mot bourgeois, calme, appli- qué à moi-même, à moi ! ce mot dont j'ai tant ri autrefois, que je trouvais presque ridicule, em- ployé à mon propos, cela m'a paru tout un pro- gramme... une nouvelle vocation... J'en ai sa- vouré tout le bourgeoisisme, justement, tout le manque de mystère, de pouvoir occulte... Mon che- min de Damas... à rebours !... Sous-préfète ! ça m'a rassurée sur moi-môme et c'a emporté toutes
les hésitations ! (Il la regarde, étonné, un peu inquiet ; elle lui prend énergiquement les mains.) Mon ami, mon grand camarade, jo veux vous le dire gravement, comptez sur moi... Oui nous allons faire de belle besogne. Maintenant que la terre et l'humanité vont panser leurs blessures... ah 1 dans notre coin, comme deux braves associés, nous allons nous y mettre modestement, doucement...
DUARD
Pour la vie, Ginette ! Et c'est encore un grand mot !...
Il lui baise la main qu'il tenait dans les siennes, GINETTE
Alors, ce sera mon quartier général, ici ? Ah ! que j'ai hâte ; que j'ai hâte !... Remuer des pa- piers, salir le papier blanc, me créer tout un atti-
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rail... Hein ? Mes plaisanteries d'autrefois sur l'administration. Ça y est !... A mon tour ! Entre un garçon de bureau après avoir frappé. LE GARÇON DE BUREAU
Il y a là deux personnes qui demandent à voir, l'une Monsieur le sous-préfet, l'autre Mademoi- selle Dardel. C'est pour un nom, paraît-il, qui a été mal gravé dans la plaque commémorative et puis... l'autre dame vient faire un don, je crois, pour l'orphelinat.
GINETTE
Pour l'orphelinat ? Ce n'est pas ici 1... Mais faites entrer tout de même. (A M. Duard.) J'inau- gure !...
Le garçon de bureau est ressorti.
DUARD
EhTïien ! mais voilà, en effet, je crois, une excel- lente occasion de commencer, comme vous dites... puisqu'on vous demande personneUement. Tenez, installez- vous à votre table...
GINETTE, riani
Dans votre fauteuil ?... Ça m'amuse 1 II est im- portant 1...
DUARD
Je vous laisse. (Il se retourne à la porte souriant.) Je suis bien heureux, Ginette 1 II y avait tant d'années qu'on ne pouvait plus employer cette phrase-là !... Maintenant, il est permis à toutes les lèvres de la prononcer. (Au garçon de bureau qui rouvre la porte ) l'^aites entrer ces personnes. Monsieur Duard sort.
ACTE TROISIEME i85
SCÈNE XII GINETTE, DEUX DAMES
Entrent deux dames. Une femme d^ aspect bourgeois, peu fortuné. Une autre, tout en noir, son voile de crêpe rejeté sur toute la figure, et descendant jus- qu'au bas de la jupe, est impressionnante.
GINETTE, s'asseyant au bureau._
Asseyez-vous, Mesdames, je suis à vous.
La femme en deuil fait signe à Vautre de la main qu'elle n'est pas piessée.
LA DAME
J'en ai pour une seconde, d'ailleurs, Madame ne me gêne pas du tout. Voilà, je viens pour l'ins- cription du nom de mon mari. Il n'a pas la place qu'il mérite. Si on inscrit les noms sur le monu- ment, j'ai le droit que...
GINETTE
Mais, Madame, on observe l'ordre alphabé- tique. Comment s'appelait votre mari ?
Elle prend la plume, et eUe parle d'un ton très fonc- tionnaire.
LA DAME
Thénard... C'est injuste, l'ordre alphabétique I... Mon mari est mort héroïquement, la croix de guerre, la médaille, trois citations 1 II a droit plus que les autres à...
GINETTE
Madame, nous n'avons pas de distinctions à faire parmi les soldats tombés au champ d'hon- neur. Le premier nom par ordre alphabétique est celui d'un humble soldat, Joseph Arnaud, le se- cond, Pierre Bellanger, le troisième, Boutroux, etc..
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Tous sont également réunis dans la gloire. D'ail- leurs...
Elle a prononcé tous ces noms d'un égal accent, froid comme un appel. Mais ayant levé la tête, elle consi- dère tout en paHant la femme au voile de crêpe à la dérobée.
LA DAME
Promettez-moi d'insister auprès de Monsieur le sous-préfet. Je ne suis pas seule à penser ainsi...
GINETTE, troublée,.
Quoi ? oui, oui... C'est entendu... Je présen- terai la requête... Partez maintenant... Je suis pressée... Allez !...
La quémandeuse s^en va. La porte refermée, grand silence tragique, haletant, puis la femm^ se lève. Elle s^avance, fait quelques pas, ainsi drapée, puis elle rejette le voile de crêpe en arrière et son visage ravagé, aux yeux brillants, apparaît, à Ginette, qui demeure immobile, figée devant la table.
SCÈNE XIII CÉCILE, GINETTE
CÉCILE
'Vous ne m'attendiez pas ? Vous ne vous disiez pas qu'un jour, même lointain, même après des années et des années, je reviendrais ?... Qu'à un tournant de la vie, vous me trouveriez tout à coup devant vous ? oh ! pas par hasard !... au con- traire, un jour à mon choix... ce jour fatal, iné- vitable qui devait venir et que cependant je n'attendais pas sitôt... Je veillais de loin... prête à surgir devant vous si par malheur vous vous échappiez de la ligne stricte et du devoir que vous avez à accomplir 1
ACTE TROISIEME 187
GINETTE
Que venez-vouB réclamer de moi ?
CÉCILE
Je ne suis pas la loi, mais je serai rigoureuse comme elle. Je viens vous rappeler à l'obéissance d'un contrat que les hommes ne connaissent pas, mais que mon mari a signé de son sang. C'était une dette sacrée que vous avez acceptée avec des cris de triomphe, et de cœur léger ! Et si voub vous égariez jamais, je m'étais bien juré de vous faire respecter tout l'honneur du titre que vous portez 1
GINETTE
Quel titre ?
CÉCILE
Elle le demande I Lequel I Celui de veuve I... C'est vous qui êtes la veuve. Ce n'est pas moi. Moi, hélas, j'ai porté le voile, les insignes appa- rents, tout le monde s'est incliné, tout le monde m'a plainte. Personne ne pouvait savoir que la femme légitime était destituée par un écrit qui vaut tous les testaments du monde. Personne ne pouvait savoir qu'un soir terrible, nous avions toutes deux échangé ce titre et ce contrat 1 Pierre avait tenu à faire de vous sa veuve ; il vous avait remis le soin de sa mémoire... toute sa pensée in- time... Il s'était lié à vous par delà la mort ; et tandis que sous l'outrage je pleurais mes larmes, vous êtes partie, en brandissant cette nouvelle dignité comme un trophée, comme une victoire 1 Ah I ce titre, vous l'avez réclamé avec des cris de triomphe. Je vous entends encore : « mon héros ! » On aurait dit que vous l'emportiez tout entier, et que vous alliez vous réfugier en lui I (Elle s'assied dans une détente momentanée du corps.) Eh bien ! chose étrange, dans ma solitude, après les phases
i88 L'AMAZONE
habituelles de la révolte et de la douleur, je me suis faite à ce partage posthume. A quoi ne se fait-on pas ?... D'ailleurs, on ne peut pas partager l'amour vivant... non, ça, c'est impossible, mais on est bien moins exclusif pour un amour défunt ! J'avoue que, par moments, j'ai même été allégée à la pensée que vous doubliez mes larmes, oui... oui... qu'il y avait quelque part un double de moi qui ressentait ce que je ressentais d'irréparable, presque à la même heure... Plus je me figurais grande votre peine, moins j'avais de mal à vous accorder ce titre secret et partagé 1 (Farouchement.) Avez-vous bien souffert, au moins ? Puis-je en être bien sûre ? Avez-vous eu part égale ?
GINETTE
Peut-être moins que vous l'avez imaginé, tant j'étais fière de celui qui n'était plus !,.. Ah ! oui, si fière de l'avoir aimé. J'ai cru l'honorer mieux en bannissant les larmes... Mais la suprême fierté, c'est vous qui l'avez eue 1 Sa mort a rejailli sur vous de toute sa grandeur. Ne vous abusez pas, Cécile ; c'est bien vous qui portez le titre de veuve ; ou si vous n'en êtes pas certaine, alors, c'est que vous ne vous êtes pas encore résolue à comprendre cette vérité, que Pierre ne m'a pas fait le don de sa vie... C'est à la Patrie seule qu'il l'a fait...
CECILE, elle se lève^
Naturellement ! la guerre finie, la victoire ga- gnée, le débiteur, où est-il ? C'est la patrie ?... Trop commode ! Vous, vous n'étiez qu'une voix, n'est-ce pas, l'enrôleur de passage, sans aucun mandat et une fois l'homme anéanti, lo drame terminé, vous ne vous souciez plus de rien ? Vous vous détachez de la suite des choses et des devoirs
ACTE TROISIÈME 189
que vous avez contractés !... oui, des devoirs, car, ayant voulu sa mort, c'est par delà le tombeau que vous vous êtes unie à lui. Ah ! il y a tout de même une catégorie d'êtres avec qui ce n'en est pas fini ! ce sont les appeleurs, ceux qui, sans rien ris- quer, les pieds au chaud, leur ont crié : u En avant !... Ah ! nos beaux, nos grands héros 1... Sont-ils beaux, regardez-les ! Ils ne se plaignent même pas I... Défendez-nous bien !... Nous, nous restons à vous admirer !... Allez donc, braves hé- ros I... » Les appeleurs, les vendeurs de beauté qui criaient : « Venez tous... voici le grand ren- dez-vous de la mort ! » Eh bien ! maintenant, ceux-là ne sont pas quittes envers ceux qui sont tombés à leur ordre !... D'autres oui, mais pas vous ! Vous êtes enorgueillie d'avoir été l'inspira- trice ; vous devez être et vous serez la lampe fidèle; vous partagerez avec moi la longue douleur de la fidélité, Ginette... Je le veux... ah ! je le veux de toutes mes forces I Vous n'avez pas de liens légaux qui vous unissent à lui, mais moi, je vous impose tous les droits et tous les soucis de la veuve... Fidèle à lui, je vous veux ! toute à son souvenir, rien qu'à son souvenir ! Ah ! comme j'y tiens ! Vous me l'avez pris : maintenant vous lui appartiendrez comme moi je lui appartiens. Pas de voile blanc sur la tête, jamais ! Pas de fleurs 1... Ceci, ceci !
Elle saisit un pan de son long voile noir et, de force, en couvre la tête blonde de Ginette. On dirait un funèbre coup de filet.
GINETTE, se dégageant.
Oh ! pourquoi la dérision de ce voile ! Pourquoi venez-vous m'insulter, Cécile, en m'accusant d'un oubli qui n^est pas... Cette grande pensée épurée règne encore sur tous mes instants, je le jure.
igo L'AMAZONE
CÉCILE
Des mots ! Petite menteuse ! Tu penses à lui tout le temps, n'est-ce pas 1 Alors, où est sa pho- tographie ? A ton poignet ou dans ton médail- lon ?... Pleures-tu le soir au fond de ta chambre comme au premier soir, dis ? Moi, je pleure tou- jours ! Souffres-tu dans ton cœur, dans ta chair ?
GINETTE
Non... pas ça !... Vous voulez me charger de plus de liens et de plus d'obligations que je n'en ai ; pas la chair !... Je ne lui ai jamais appartenu. Comprendre sa pensée, prolonger l'affection pure, idéale, qu'il a daigné m'accorder, communier en lui, ah ! cette fîdélité-là, vous ne me l'apprendrez pas, Cécile !... Mais je n'ai eu ni l'honneur d'être sa femme, ni la lâcheté d'être sa maîtresse 1
CÉCILE
Ajoutez donc le mot qui vous brûle les lèvres : « Et je ne l'aimais pas ! »
GINETTE
Je l'adorais ! J'ose le dire devant vous parce que je n'éprouvais pas cet amour auquel vous voulez me rabaisser. Je ne sais si je l'ai aimé au- trefois, au sens ordinaire du mot, avant son dé- pai't pour le front... je n'en sais rien... Peut-être ! Mais depuis ce moment-là, mon culte a grandi tous les jours... Maintenant, c'est un vaste sou- venir triste, mais plus apaisé, plus fortifié, comme il l'aurait souhaité lui-même.
CÉCILE
C'est ça, c'est ça... la chapelle du souvenir 1 On lui rend do petites visites, qui n'exigent d'abné- gation d'aucune sorte I Oh ! un mort vraiment bien facile à honorer ! Et pourtant, la fidélité de 00 souvenir-là, c'était encore trop lourd à suppor-
ACTE TROISIEME 19 1
ter pour vous ! Il n'y a pas deux ans qu'il est mort ; il n'y a pas six mois que la paix est signée, déjà, vous ne pensez plus qu'à vous refaire une vie, un bonheur intime, partagé. Gomment donc, à vous qui avez détruit le foyer, il vous en faut un, maintenant ! Et qui choisissez-vous, vous l'hé- roïne, l'enrôleuse de héros ?... Justement un de ceux qui ont vécu à l'abri du danger, de la tour- mente ! Mais ça vous est bien égal d'être consé- quente avec vous-même !... Celui-là, vous ne l'avez pas poussé à la guerre autrefois ! Qu'est-ce que ça vous faisait qu'il y fût ou non 1 Vous n'en souffriez guère...
GINETTE
Parce que je ne l'aimais pas 1
CÉCILE
Ah ! le mot terrible, effrayant !... Il aurait passé pour sublime, autrefois !... Maintenant, de sang- froid, il donne le frisson 1... Alors, et lui que vous aimiez, celui qui a eu tout le couiage et toute la beauté, c'en est fini de lui ! Quelle part a été la sienne ! Ah ! je devrais triompher, car c'est une éclatante revanche que celle de vous décou- vrir maintenant si faible, si banale, si quelconque ! Mais je ne peux pas ; c'est plus fort que moi. J'ai envie de crier, comme s'il pouvait m'entendre : « Tu vois le peu qu'était cet amour-là... Et comme c'était bien moi la vérité ! »
GINETTE
Votre accusation manque de contrôle... Je vi- vais cachée, confinée dans la retraite. Vous n'avez pas pu me juger.
CÉCILE
Oui, vous avez vécu cachée, c'est vrai, quoique avec un peu plus de courage ou moins d'humilité,
19a L'AMAZONE
VOUS n'eussiez pas eu besoin de vous réfugier dans Pamitié de ces gens-là. Vous viviez terrée chez la soeur^ c'est vrai, mais rapidement, de cette inti- mité, vous passiez à un nouveau rôle... Vous avez toujours eu besoin d'actions publiques !... Nous avons appris que vous vous occupiez de philan- thropie, d'œuvres de soldats. Vous avez com- mencé à diriger des ouyroirs, des administrations de charité. c. Vous rentriez dans la vie publique par toutes les portes de la bienfaisance.
GINETTE
Chacun comprend la douleur et le devoir d'une manière différente. Chacun sa nature, Cécile ! Ce n'est pas la mienne de pleurer ou de gémir. Oui, j'ai pu reprendre goût à vivre, à travailler sim- plement. C'est vrai, je suis bruyante, maladroite ! Un trop-plein de santé, de convictions à dépen- ser !... Cela ne m'empêche pas de sentir très en profondeur. Seulement, voyez-vous, j'estime aussi qu'il ne faut pas se confiner en soi-même, se sou- mettre à ses sensations, mais au contraire, aller sainement son chemin droit devant soi.
CÉCILE
C'est plus commode ! Eh bien ! moi j'interviens, j'oï'donue... Je ne vous supporte pas infidèle à sa mémoire... (Eclatant.) Ah ! ça ! mais comment avez-vous pu penser une seconde que je vous lais- serais être heureuse dans la vie !
GINETTE
Ah ! voilà le vrai mot lâché, le cri du cœur ! Voilà le vrai mobile qui vous pousse I
CÉCILE
Colui-hi vussi, jn Tavoue ! Alors, vous alliez, deux ans après, tranquillement vous marier, créer votre foyer à vous, ici, dans la même ville que
ACTE TROISIÈME igî
moi, à deux pas de ma maison ! Alors, nous allions nous rencontrer dans les rues, vous alliez triom- pher et prospérer, tandis que je m'éteindrais dans mon esseulement et ma tristesse ! Vous seriez ici l'éternelle rivale triomphante officielle, l'étrangère venue s'installer chez lui, respirant l'air que vous lui avez enlevé... prenant possession d'une ville où vous êtes entrée par la porte de la charité. Je ne veux pas de ce mariage qui m'oflense, qui me mortifie dans mes sentiments les plus secrets ! Je ne veux pas, vous dis-je, que vous soyez heureuse, je ne tolérerai pas que vous soyez deux ! J'em- ploierai les moyens qu'il faut ; mais je vous for- cerai bien à rester sienne, murée dans le passé, comme je le suis, moi !.,. Pierre, Pierre !... Elle veut déjà se défaire de ta présence, quand moi, je 1 n'en suis jamais lasse !
GINETTE
Ah ! cette voix, cette voix, comme elle me fait mal !
Elle éclate tout à coup en sanglots, CÉCILE, se rapprochant.
Vous allez connaître, Ginette, les longues heures de la solitude dans le souvenir, les longs soirs où on pleure toute seule, comme si la vieillesse était déjà là. Ginette, puissiez-vous connaître les nuits sans sommeil ! Tous les jours, tous les jours, vous vous redirez : « Comme il m'aimait, comme il m'aimait ! » Tous les jours, vous rechercherez le bruit de sa voix...
Elle parle doucement, maintenant, comme si elle vou- lait l'attirer à elle, par la séduction des larmes.
GINETTE, la tête dans ses coudes.
Cécile, Cécile 1
CÉCILE
Rappelez-vous comme il était bon, comme il
194 L'AMAZONE
était confiant, cet homme !... Gomme il est allé docilement à la mort, sur un petit signe de vous 1 Rappelez- vous son brave sourire, cette façon loyale qu'il avait de parler, de rire, de croire...
GINETTE
Cécile ! Cécile !
CÉCILE, penchée sur elle.
C'est le devoir, maintenant, Ginette ! le long de- voir de la fidélité. Et comme vous lui devez votre solitude et votre souffrance ! Et que cette expia- tion-là est peu de chose, pour le prix dont il a payé son idéal ! A nous deux maintenant ! Jus- qu'au bout, des veuves... toujours !... des veuves I
SCÈNE XIV Les Mêmes, DUARD
Monsieur Duard entre brusquement. Elles se taisent et se séparent.
DUARD, à Ginette^ après un grand silence.
Mademoiselle, voulez-vouis avoir l'obligeance de me laisser quelques instants avec Madame Bellan- ger. Elle est chez moi, et c'est à moi de la rece- voir !
Ginette sort lentement sans se retourner.
SCÈNE XV DUARD, CÉCILE
DUARD
Dos mois entrecoupés ne me seraient point par- venus à travers la porte, qu'à votre visage, j'au- rais déjà compris ce que vous veniez faire ici.
ACTE TROISIÈME 195
Que venez- vous ressusciter ? A quel titre parlez- vous ainsi que vous le faites, dans ma maison ?
CÉCILE
Dites-moi d'abord à quel titre vous me parlez vous-même ?
DUARD
J'ai maintenant des droits sur Mademoiselle Dardel.
CÉCILE
Les miens sont plus anciens. J'ai un droit de priorité et des ordres à dicter.
DUARD
Quand le passé, sans tache, sans reproche, est chose révolue désormais, pourquoi venez-vous le réveiller ? Il vous a fait souffrir, mais il se fond dans le grand drame universel. Le sacrifice et la mort de Monsieur Bellanger appartiennent à l'his- toire de son pays. Ils ne doivent pas avoir d'autre prolongement que le rayonnement de sa gloire et de son exemple.
CÉCILE
'Mais il y a aussi des dettes, des obligations à remplir. Les morts en ont légué la charge à leurs héritiers. Et nous n'avons pas encore donné quit- tance ! Cette femme ne sera pas la vôtre. Rési- gnez-vous à cela. Je ne le veux pas, entendez-vous.
DUARD
(Madame, il y a là, en bas, gravé dans le marbre, le nom sacré de votre mari. Je m'étonne que vous n'ayez pas réfléchi que ces héros ont fait plus encore que de sauver notre sol de l'invasion ; ils ont donné leur sang pour que la France soit grande après eux, ils ont dicté par leur mort un devoir à tout le pays : ce devoir-là, ce n'est pas de les pieu» rer, c'est de fonder des foyers, de recréer la vie.
196 L'AMAZONE
la famille, les enfants, tout ce qui sera la France de demain. C'est vers l'avenir et non vers les fan- tômes que nous devons tous nous bousculer ! On doit lutter contre tout ce qui annihile la nécessité de vivre ! Il n'est que temps ! Et c'est à cette heure de devoir, d'espérance mutuelle, que vous venez, vous, Madame, la femme du soldat tombé, demander à une autre femme de renoncer à son rôle d'épouse, de faillir à sa simple tâche de Fran- çaise ? Allons donc, ce ne sera pas !...
CÉCILE
Prenez-en votre parti, les cloches de la ville ne sonneront pas ces noces-là !
DUARD
Votre intervention est abusive. Madame... Le passé n'existe plus !
CÉCILE
Vraiment ?... Le passé est plus vivant que ja- mais ! Voyez-vous, Monsieur Duard, voyez-vous, les forces qui avaient abdiqué, celles qui n'étaient plus rien au milieu du cataclysme, reprennent dans la paix tout leur avantage. Ce sont les forces patientes, les vertus obscures de l'expérience, le sentiment, les vertus fidèles de la race..., l'amour mort. Monsieur Duard, l'amour tué I Nous rega- gnons notre rang... C'est mon heure ! Et me re- voici !...
DUARD
Eh bien, soit I je vous combattrai hardiment... Oui, Ginette n'est plus l'héroïne dont la voix clai- ronnait la bataille, c'est vrai ! Elle se transforme ; mais elle a le droit do devenir une simple bour- geoise, préoccupée aussi de son bonheur... Pour- 3uoi pas ? La vie se reforme. Il no s'agit pas ici 'amour, du moins pour elle. Mademoiselle Dardol
ACTE TROISIÈME 19;
n'éprouve aucun sentiment de cet ordre et je n'ai
Tii la prétention, ni l'espoir qu'elle modifie ses sen-
iments à mon égard... Seulement, moi je Taime...
ardemment. Je défendrai son bonheur, le mien !...
La porte s^ouvre, entre Ginette^
SCÈNE XVI GINETTE, DUARD, CÉCILE
GINETTE, elle porte un costume sombre, minable et taché
Vous souvenez-vous de ce costume, Cécile ? Celui que je portais un soir où j'ai sonné à votre porte... C'est mon costume d'émigrée... sale, usé, criblé... pourri de pluie, de boue, de poussière. Tel qu'il était dans sa misère affreuse, nous l'avions, par la suite, bien rangé dans une armoire... vous vous rappelez 1 Hier encore, à Saint- Jean, avant de refermer le couvercle de la malle, j'avais eu soin de placer précieusement le costume au-dessus de toutes mes autres affaires. Oh ! je n'ai même pas eu à défaire la malle qu'on venait d'apporter J'ai soulevé à peine le couvercle et regardez-moi Cécile, c'est pour vous, pour vous que je l'ai remis. Telle que vous m'avez vue arriver, telle je repars... trois ans après...
CÉCILE
Ginette ! c'est votre décision ?
DUARD
Vous dites ?
GINETTE
On pourrait se croire reportée à quatre ans en rrière, n'est-ce pas, Cécile !... Une petite malle en )lu8 1... l'excédent de quatre années !...
198 L'AMAZONE
DUARD
Ah I ça, Ginette, non... non... voyons I Vous n'allez pas, j'espère, obéir à cette femme ? Je vous en conjure I Retrouvez- vous 1...
GINETTE
Laissez, mon ami. Je vous demande tellement, tellement pardon de la peine que je vais vous cau- ser ! Mais il faut que je m'en aille... J'avais cru me fixer ici pour toujours. Je me serai seulement reposée, détendue auprès de votre excellente ami- tié. Vous avez été si bons, si charitables, votre sœur et vous, que vous aviez fini par me donner la tentation du bonheur. Quelqu'un est venu nous réveiller !...
DUARD
Non ! je ne vous laisserai pas subir cette em prise. Vous êtes libre, Ginette ; mais ce qu'elle vous ordonne de faire, c'est mal, très mal... Vous ne le ferez pas, Ginette ! Ah I nous nous enten- dions si bien... si profondément, il y a un instant I
GINETTE
Mais, c'est maintenant seulement que nous re- trouvons la sagesse ! Croyez-moi I Ce que nous éprouvions l'un pour l'autre, c'était de la bonne et loyale camaraderie...
DUARD
Qu'en savez-vous !... Avez-vous pénétré mes propres sentiments, Ginette ? Etes-vous certaine de me connaître ? Ah l celle-là, dès qu'elle sera partie, je vous reprendrai bien I
CÉCILE, immobile, sans un geste, mais ne quittant pas Ginette du regard. En Ôtes-vous déjà aussi certain que tout à l'heure ?
ACTE TROISIEME 199
GINETTE
Je n'obéis à aucun ordre, à aucune suggestion... ne le croyez pas. Je me suis trop attardée, j'étais lâche... Je quitte la maison du bon accueil... Par- don !... Mais il faut que je reparte là-bas... (EUe montre la fenêtre.) dans la direction du Nord... Cécile a réveillé en moi, non pas des remords, mais des voix intérieures. J'entends tout à coup cer- tains appels irrésistibles. Elle a bien fait de me parler ainsi. J'ai plus nettement envisagé mon devoir l A chacun le sien, comme l'on a sa desti- née !... Cécile, vous avez fait toute la lumière en moi.
DUARD
Le devoir !... le devoir... Quel abus des mots ! le devoir de la jeunesse n'est pas de frayer avec des fantômes... ni de renoncer à la vie... n'en dé- plaise à cette femme qui prétend le contraire. La jeunesse... la jeunesse, elle est toute puissante !... Le devoir aujourd'hui consiste en ceci : aimer, créer...
GINETTE
La jeunesse ? Mais je n'en fais déjà plus partie..; C'est fini I Celle qui devra créer, comme vous le dites, c'est une autre jeunesse... toute fraîche, celle de demain, intacte, pas touchée... A celle-là, l'avenir, l'élan que nous avions I Notre jeunesse à nous n'est plus ce qu'elle fut hier... Elle a trop vu de drames, de douleurs, tomber trop d'idéals... Oh 1 elle n'est pas décoiu*agée, au contraire, mais c'est une jeunesse amère, pensive, qui n'a plus qu'à passer le flambeau à celle qui la suit...
DUARD
Aspirer à la vie effacée, rester cloitrée dans le deuil, voilà le crime, Ginette I Une femme, une seule, disant : « que d'autres agissent, j'abdique l »
20O L'AMAZONE
ah ! quelle conséquence grave serait cet état d'es- prit pour la France de demain !... Au seuil de tout... au moment de la reprise des volontés, des espérances ! Allons donc, je ne veux pas le croire 1 Votre vie ? mais elle commence !
CÉCILE, la fascinant toujours du regard.
Ginette ! Ginette 1
GINETTE, hochant la tête.
Ma vie ? Voyez... elle ne m'appartient plus... Je l'ai engagée... Je n'avais pas le droit d'en dispo- ser ! Elle appartient à ceux dont j'ai été... l'obli- gée d'abord, puis ensuite, à ceux que j'ai entraînés, éperonnés vers un idéal... Que voulez-vous ? il y a des vies qui sont inscrites entre deux ou trois années... Ce qui vient après n'a plus la moindre importance I
DUARD
Ah I je vous croyais plus d'énergie I
GINETTE
Mais il m'en faut énormément, pour faire ce que je fais 1 J'en ai un fonds inépuisable 1
DUARD
Alors, si c'est vrai, détachez-vous des affligés de la guerre. Entreprenez une vie active, nécessaire, personnelle... Vous en aviez soif...
GINETTE
Cette vie-là, d'autres s'en chargeront toujours, d'autres qui n'ont pas laissé leur cœur dans la ba- taille !... Savez- vous bien qu'il y a maintenant tout un peuple immense qui va vivre dans le passé. Le peuple des veuves, celui des pauvres mères, des amantes, tous les cœurs navrés, brisés de tristesse, mais gonflés do gloire 1 Au souvenir, tous, tous au souvenir 1... C'est leur devoir d'y aller...
ACTE TROISIÈME Ml
CECILE, 'C9mme à elle-même.
Elle s'éveille I
DUARD
Qui sati£Îera-t-il dans la nation, ce devoir-là ?
GINETTE
Qui ? Je vais vous le dire, mon ami !... Il y a aussi un autre peuple qui vit dans des terres hu- mides, remuées... toujours direction du Nord... là-haut... des villages de tumulus... des villages de tombes... un quart de France !...
CÉCILE
Oui, c'est là qu'il dort... c'est là qu'ils reposent 1
GINETTE
Ils ont besoin qu'on les veillo, les pauvres ! Ils n'ont pas fait tout ce qu'ils ont osé faire pour qu'on les abandonne à eux-mêmes ! 11 est juste que certains d'entre nous n'éteignent jamais 1;^ veilleuse. Que penseraient-ils de nous ? CÉCILE, avec un cri, sanglotant.
Enfin, elle a compris 1...
EU« met sa tête un instant dans ses mains. GINETTE
Il y a bien des femmes chastes qui se consacrent à Dieu ! Pourquoi n'y en aurait-il pas pour se consacrer à eux ? Est-ce que leur divinité n'en est pas digne ?... Et celles comme moi qui ont par- ticipé au combat, les vierges guerrières, comme m'appelait Pierre en riant, hélas, celles-là plus que tout autre ! L'esprit des morts doit vivre parmi nous et nous aider à une vie plus haute... Là est la vérité, voyez-vous ! Et j'étais foUe de ne pas m'apercevoir que tout mon amour est vécu... Cécile, merci de m'avoir remise dans le chemin lumineux... Cécile, je le- jure, j'en prends l'enga-
aoa L'AMAZONE
gement, je resterai fille... mais par exemple, fiUe courageuse et fervente... Je travaillerai, je lutte- rai... humblement... Je me rendrai utile aux malheureux... je les aiderai. Là où je vais, déjà les ruines se relèvent... des fabriques, des ateliers fonctionnent. Je me mêlerai au peuple... je...
DUARD
Ah ! je suis vaincu ! Que vous importe mon dé- chirement !... Il compterait pour si peu !... (Dési- gnant Ginette.) Contre vous, Ginette, on ne lutte pas !
Il s'appuie à un meuble^
GINETTE
Mon ami, il y a une grande route ouverte de- vant moi 1... Je ne peux pas ne pas la prendre... 1
CÉCILE, avec émotion^ à Ginette.
Ginette, à votre départ, vous avez donné des raisons singulièrement plus hautes que celles que j'attendais de vous... Vous avez compris le devoir de certains êtres, qui se sont enchaînés à ceux qui moururent 1 Merci. Parlons net. Puis-je savoir où vous comptez vous rendre ?...
GINETTE
Oui, à Roubaix, mon pays. (Avec hésitation.) Mais, auparavant, je ferai un détour... Aupara- vant, j'ai un pèlerinage à accomplir... J'hésitais, jvî n'osais pas, je n'ai jamais osé... Encore mainte- nant, Cécile, je ne m'y rendrai qu'avec votre consentement...
CÉCILE
Qu'avec mon... Elles se pénètrent du regard.
GINETTE
Je désire aller respectueusement embrasser une
ACTE TROISIEME 2o3
terre sacrée et puiser là l'inspiration de ma vie. Cette émotion si attendue, désirée si ardemment, je vous demande de me la consentir vou -même. Je suis sûre que vous ne m'en voudrez pas, lorsque vous viendrez à votre tour, là-bas, et que vous retrouverez la trace de mes genoux et les fleurs que j'y aurai laissées I
CECILE, éclatant, sous le poids de l'émotion, et lui tendant tout à coup les bras.
Viens, toi !
GINETTE s'y précipite.
Ah ! Cécile... Merci, merci... Vous me par- donnez donc, enfin ! (Elles pleurent sur l'épaule Vune de Vautre.) Je savais bien que vous ne m'auriez pas laissé partir sans cela !
On entend une rumeur au dehors.
CÉCILE, s'essuyant les yeux.
Qu'est-ce que c'est ?... Ne crie-t-on pas ?... Ah I non, ce sont des gens qui passent.
DUARD
On chante 1 Ce sont les gars qui s'en reviennent, ils chantent en regardant nos fenêtres. Ils s'ima- ginent qu'il y a derrière les fenêtres autant de joie que dans leur cœur !
GINETTE
Oui... Ce sont les gars, qui, la fête finie, retour- nent chacun chez soi... Ils se rendent en masse à la gare, un peu ivres du passé... qu'on vient de remuer...
DUARD, de la fenêtre.
Soir de fête... soir de bonheur ! hélas !...
GINETTE
Ecoutez... cette sonnerie ?... C'est le clairon...
2o4 L'AMAZONE
le clairon de tout à l'heure ! ... Ce qu*il joue là, c'est pour moi. « Quand je passerai sous vos fe- nêtres, m'avait-il dit, Mademoiselle... ». (Elle ouvre brusquement la fenêtre, le bruit redouble, elle parle.) Je viens... je viens... je vous accompagne...
DUARD, tressaillant.
Ginette ! Ginette !
GINETTE
A quoi bon attendre des faiblesses ou des lar- mes !... Tout de suite 1 Je vais me mêler à eux... à la foule... Quel plus beau départ pourrais- je souhaiter ?... Me mêler à la poussière de leurs pas rythmés, comme s'ils reformaient leurs rangs, comme ils sont partis autrefois vers la Victoire et vers la Mort !... Ils m'entraîneront dans leur cohue, jusqu'au quai de la gare!... Ecoutez le clairon... Que c'est beau 1 Gomme il parle!... Gomme tout revit là-dedans... Adieu, vous au- tres 1 Adieu !...
DUARD
Ginette ! Ah ! que je vous regrette... que je vous regrette I II y aura ici un pauvre homme très malheureux...
GINETTE
Non... courageux, comme les autres... comme ceux qui n'ont pas payé leur tribut à la grande noblesse 1 Je vous en supplie, élevons nos âmes, élevons-les... Nous vivons un moment déchirant, mais sublime...
CÉCILE, au moment où Ginette a gagné la porte à reculons et oà elle va franchir le seuil.
Va ! va !... Ah ! je comprends maintenant que tu n'étais pas seulement la jeunesse... mais l'i- déal ! Je doutais de toi. Maintenant je crois. J'ai
ACTE TROISIEME 9«5
confiance. Tu as mis tes actes en règle. Va, va, là-bas ! Tu en es digne !... Tu n'es pas de celles qui doivent profiter du bonheur, mais de celles qui devront l'inspirer comme tu as inspiré le sa- crifice !... Sois forte et vaillante, mon enfant, toi qui es encore jeune 1... Moi, non plus, je n'ai plus de bonheur... Je reste seule, finie, impuissante... mais que sur la terre il y ait enfin tout le grand bonheur des autres !... Ils l'auront bien gagné !... (Ginette ouvre la porte. On entend toujours le clairon et le bruit rythmé de la foule et des chants militaires.) Kt dis-lui, là-bas... dis-lui bien que je lui ai par- donné, comme à toi... à cause de ça... de ça, qui a passé... et qui a tout emporté !
Ginette disparaît par la porte grande ouvert*^
FIN
i
L'ANIMATEUR
PIÈCE EN TROIS ACTES
Représentée pour la première fois le 27 janvier 1920, au théâtre du Gymnase.
Reprise au théâtre de Paris, le 23 janvier 1926.
I
PERSONNAGES
Théâtre (la
Gymnase
27 janvier I9i0
MM.
Théâtre
de Paris
23 janvier 1920
MM.
DaRTÈS ARQniLLIÈRB.
GlBBRT DlMRNY,
DoNADiBU Armand Bo0r.
Whbil Jban Aymb.
Leyrissb, rkdactedr br
CHEF RooBR Vincent.
ÛCMONTBL, PRÉSIDENT DD
CONSEIL BbRTHIER.
Lasserrb, propriétaire
DO JOURNAL Marcel André.
Scott, sbchétairb de la
kbdaction vonbllt.
FnaTZ, ACTIONNAIRE. . . . GOLLBIf.
Mnifs
Renée Dartès Yvonne de Brat.
M™" Dartès Henriette Roggers.
Une DACTYLO Edwige Moorb.
La kemme db chambre . .
MM.
De Costikr, actionnaire. Lkirar.
LucAYA, actionnaire . . . LcciBN Laforbst. Bbllbu, bbcrétairb di
Dartès Hbnry Ddtal.
Saint-Auban Fiot.
Frédéric, prèrk de M™*
Dartès Daoyilliirs.
Dr Crissol Garnèob.
Tiialabrrt
Un garçon DR BURRAO . . l;N OItOOM
Harky BaOR. Madcot. Armand Bour. Jean Hedzb.
JoË Saint-Bonnk
Padl Amiot .
GORIEDX.
Gh. Bernard. Philippe RiCHAR]
Mmes Yvonne de Bray Jeanne Rolly. Th. Rbnouard. Valbntine Ribb
MM. Pierre Garnibi Bouorbau .
Jean Gaubbns.
GOUDERC .
Marc-Yalbbl. Raymond Maurb Gh. Rbscbal. Louis Richard. Brault.
I/ANIMATEUR
I
ACTE PREMIER
Le bureau de Dartès, directeur littéraire du journal U Epoque.
SCÈNE PREMIÈRE
Belleu, secrétaire, et la dactylo sont seuls en scène. La porte s^ouvre, un actionnaire du journal entre, ne dit rien, se promène, s'agite et donne un formidable coup de poing sur la table.
FURTZ
Tonnerre !...
Au bout de quelques secondes il sort.
SCÈNE II BELLEU, LA DACTYLO
BELLEU, debout.
De Dieu... aurait-il dû ajouter !...
LA DACTYLO
Il n'a pas osé. Il s'est retenu !
BELLEU
Ça barde !... Il va se passer des choses effroya- bles... la situation est tragique.
2IO L'ANIMATEUR
LA DACTYLO
Tiendra-t-il le coup ?
BELLEU
Avec un homme de cette trempe, on ne sait ja- mais !
SCÈNE III
Les Mêmes, SCOTT
SCOTT
Bonjour, mon vieux.
BELLEU
Qu'est-ce qu'il y a, Scott ?
SCOTT
Où est le courrier de Dartès ?
BELLEU
Le courrier du patron ? Voilà... sur le bureau !
SCOTT va au bureau.
L'avez-vous ouvert ? (Pas de réponse.) L'avez vous ouvert, oui ou non ?
BELLEU ça au bureau.
J'en ai décacheté une partie, mais, selon les ordres du patron, tous les télégrammes et toutes les enveloppes portant « rigoureusement person- nel » ou « personnel » tout court sont là, intacts.
SCOTT, tirant sa montre.
Il est cinq heures et demie... Dartès devrait être déjà là depuis plus d'une heure I... 11 se dé- robe à la situation qu'il a créée. C'est un lâche 1... Il nous flanque tous dans le pétrin...
ACTE PREMIER au
BELLE U
Scott 1 Je VOUS en prie 1 Et puis... tous... pour- quoi ?
SCOTT
Oh ! mais, pardon... il n'y a pas que le rédac- teur en chef et le secrétaire de la rédaction qui veulent dégager leur responsabilité. Tout le per- sonnel est en bas qui a tenu à témoigner à Mon- sieur Lasserre qu'il désapprouve l'attitude du di- recteiu" littéraire... Littéraire ! directeur litté- raire... aussi, quelle idée I... Eh bien 1 il est cinq heures et demie, Belleu ; la situation est grave 1 C'est celle d'un vaisseau atteint dans ses soutes et qui va sauter !
BELLEU
Allons... allons... pas de grands mots. Mon cher Scott, je n'ai pas à savoir si c'est le vaisseau qui va sauter ou bien le capitaine... mais vous êtes venu ici pour me demander quelque chose de positif ?
SCOTT, va au bureau.
Oui !... je viens vous demander, au besoin vous enjoindre, de décacheter, en l'absence de Dartès, les télégrammes qui ont l'air de s'accumuler, et dont nous entendons avoir connaissance, au mo- ment même où on fait le numéro !... Dans des circonstances comme celle-ci, nous avons le droit de vous demander communication des télégram- mes adressés au directeur, puisque le directeur n'est pas là I
BELLEU
Ma situation est extrêmement embarrassante... Vous oubliez que je suis le secrétaire particulier de M. Dartès...
SCOTT
Vous appartenez à la rédaction du journal...
aia L'ANIMATEUR
BELLEU
C'est Dartès qui me paie mes appointements : il y a une nuance ! En tout cas, je ne me reconnais pas le droit d'enfreindre les ordres de mon patron !
SCOTT
Mon vieux, il y a dans ces télégrammes, nous en sommes sûrs, une dépêche de la plus haute impor- tance.
BELLEU
Attendez que le patron soit là... Il ne saurait tarder !
SCOTT
S'il n'est pas là, maintenant, c'est qu'il ne vie:^ dra pas aujourd'hui... c'est qu'il ne veut pas être là !... Vous ne vous rendez pas compte du strata- gème ?... Nous le cherchons partout au bout du fil I... Il n'a pas déjeuné chez lui... Il a fui son domicile... Sa femme est ici !... Elle-même n'a pu le joindre depuis ce matin.
BELLEU
Ah ! elle est là ?
Oui.
Où ça ?
SCOTT BELLEU
SCOTT
Dans le bureau de Lasserre I
BELLEU
Dans le bureau de Monsieur Lasserre ?... (BrurS- quementj Encore une fois, je regrette, mon cher Scott, mais je viens d'interroger ma conscience...
SCOTT, un pas vers la porte.
C'est bon 1... Et si Madame Dartès elle-même
ACTE PREMIER ai3
vous demande de lui remettre le courrier... lui obéirez- vous ?...
BELLEU
Dans ce cas, je n'aurai qu'à m'incliner !
SCOTT
Parfait 1 Il sort,
SCÈNE IV LA DACTYLO, BELLEU
LA DACTYLO
Très bien parlé !... Vous êtes un brave homme !.. Vous croyez qu'elle va ouvrir ?
BELLEU
Je crois... je crois... je crois tout... Je crois à la goutte d'eau qui fait déborder le vase !... Il n'y avait déjà plus beaucoup de liens moraux, ni in- tellectuels, entre Dartès et sa femme...
LA DACTYLO
Et après le coup de Trafalgar de ce matin !...
BELLEU, à la porte.
Ce qui m'inquiète, c'est qu'elle soit venue se mêler de cette histoire !... Ça ne sent pas bon I En tout cas, si on fait sauter le patron, je saute avec lui... Reprenons, voulez-vous ?
SCÈNE V
MADAME DARTÈS, SCOTT, FURTZ, BELLEU LA DACTYLO
MADAME DARTÈS entre, suivie de Scott et de Furtx.
Mon cher Belleu, je prends sur moi de faire dé- cacheter le courrier.
ai4 L'ANIMATEUR
BELLEU
Dans ce cas, Madame, ma responsabilité est à couvert, et si ce sont des ordres que je reçois de Madame Dartès elle-même !...
MADAME DARTÈS
Décachetez !... Voulez-vous ? Belleu remonte au bureau.
BELLEU
Voici d'abord ce qui n'est pas personnel I... Voulez-vous en prendre connaissance ?...
MADAME DARTÈS
Ça ne peut avoir aucune importance, ces lettres ne répondant pas à l'article de ce matin ! ...
BELLEU
Il y a des pneus que j'ai ouverts !...
SCOTT
Des désabonnements ?... Naturellement.
BELLEU
Quelques-uns.
SCOTT
Nous en sommes au soixantième en bas !...
BELLEU
Des félicitations aussi...
MADAME DARTÈS, après avoir lu, passant aux autres.
Tenez, tenez, vous pouvez prendre connaissance.
FURTZ
Naturellement, c'était à prévoir, les félicita- tions do toute la clique !... Un de Machard... Un du directeur du Progrès populaire 1... Mais le télé- gramme important y est-il ?
ACTE PREMIER ai5
SCOTT
Eh bien ?
MADAME DARTÊS
Je ne vois pas la signature I
SCOTT
II arrivera, soyez tranquille !
MADAME DARTÈS
J'en ai peur 1... On frappe.
BELLEU
Entrez !
SCÈNE VI Les Mêmes, plus LUCAYA
LUCAYA
Eh bien, sacredieu ! Est-il là ?...
SCOTT
Pas encore !
FURTZ
Vous voyez 1
LUCAYA
C'est phénoménal !... Ah ! Madame, votre mari, voulez-vous savoir ce que c'est ?...
madame DARTÊS, l'interrompant.
Je vous en prie. Monsieur, je suis sa femme !... Quelle que soit mon opinion sur sa conduite, quelle que soit ma stupéfaction et même mon affliction... je ne puis rien entendre contre lui I
LUCAYA
Je vous félicite, en tout cas, de ne pas faire cause commune 1... Bonjour, Scott.
lO
ai6 L'ANIMATEUR
MADAME DARTÈS
Vous connaissez mes idées, elles sont les vô- tres !... Du reste, vous lirez samedi prochain, dans le numéro de la Femme, l'hebdomadaire que je dirige, une profession de foi diamétralement oppo- sée à celle qui a paru inopinément dans vos co- lonnes... Bien que ne m'occupant pas officielle- ment de politique, je tiens à me dissocier complè- tement des proclamations nouvelles de mon mari l
BELLEU
Madame Dartès... Madame Dartès, vous le lâ- chez !...
FURTZ
Et je vous en félicite !
MADAME DARTÈS
Cela ne change rien à mon affection pour lui... Mais je tiens à vous dire ce que je dirais à Claude, s'il était là... Ma conscience désapprouve qu'il ait fait passer cet article sans vous le soumettre.
LUCAYA
C'est une indignité !...
SCOTT
Une saloperie, simplement 1
FURTZ
Le retour d'âge I... Une attaque de mégalo- manie foudroyante 1
SCOTT
Ah I nom de nom, on ne fait pas de blague de ce genro-là 1... Si vous voyiez la tête sincèrement na- vrée de tout le monde dans la maison... Enfin, vous, Madame, qui êtes la compagne de ses idées, vous deviez bien vous rendre compte de son évo- lution... si on peut appeler ça une évolution poli- tique 1...
ACTE PREMIER ai
FURTZ
Oui ?
MADAME DARTÈS
Mon Dieu, Messieurs, depuis déjà pas mal d'an- nées, mon mari et moi nous avons pris l'habitude de nous cacher nos dissentiments sur le chapitre social !... Et j'ignorais où il en était arrivé à mon insu !... Je vous certifie que, ce matin, j'ai été aussi surprise que vous l'avez été !
FURTZ
Il donnait le change.
LUCAYA
Et il préparait son petit coup en dessous depuis pas mal de temps.
||) SCOTT
K Mais le but. Madame, le but de cette palino- Hie ?...
FURTZ, marchant.
L'ambition !... Il veut faire figure de grand dé- magogue I
Scott, bas à Saint-Abban. Inouï !
FURTZ
C'est une évolution à rebours !... Soixante ans, c'est généralement l'âge du mysticisme et de la réaction !... Tandis que lui, il passe l'arme à gauche et devient un croque-bourgeois !...
LUCAYA
Enfin, on ne m'ôtera pas de l'idée que cet ar- ticle n'a pu passer sans la complicité de notre rédacteur en chef I...
SCOTT
Leyrisse ?... Ah ! si vous voyiez son indigna- tion !... Pauvre garçon 1
aiS L'ANIMATEUR
LUCAYA
Enfin, quelqu'un dans la maison aurait dû Bi- gnaler...
SCOTT
Seuls les protes et les metteurs en page ont eu
connaissance de l'article et vous avouerez qu'ils
n'avaient pas qualité d'appréciation ! Alors ?....
(Gravement.) Le petit personnel est inattaquable.
Un groom entrant.
LE GROOM
Un télégramme.
Il sort.
MADAME DARTÈS le décacheté. Donnez !
BELLEU, bas à la dactylo. C'est ignoble ce qu'elle a fait là I
SCOTT
Eh bien ?
MADAME DARTÈS
Parfaitement !...
Ils lisent tous les trois.
SCOTT prend le télégramme.
Hein !... Qu'est-ce que je disais ?...
BELLEU
Vous n'allez pas soustraire ce télégramme ?...
SCOTT
Nous n'avons aucune intention de nous en sai- sir !... Il nous suffit de l'avoir lu !
MADAME DARTÈS
Tenez, tenez, Bellou !
SCOTT
Mettez on évidence sur le bureau... Kn évi- dence, Belleu !... Nous sommes trois à l'avoir lu,
ACTE PREMIER aig
ça suffît !... Voulez- vous venir, chère Madame, voir le président de notre conseil d'administra- tion ?...
MADAME DARTÊS
Pour rien au monde !... Je veux bien aller dans votre bureau à vous, mais j'entends rester officiel- lement en dehors de toute délibération où mon mari sera mis en cause !... D'ailleurs, qu'il n'y ait pas d'équivoque... Je suis une vieille journa- liste de race, comme vous le disiez tout à l'heure... Je tiens à déclarer une dernière fois devant Belleu que, si je désavoue les idées de mon mari, je ne mets pas en doute une seconde sa sincérité et sa bonne foi absolue... C'est un honnête homme !...
FURTZ
On vous le concède. Passez, cher ami !
• SCOTT
Six heures moins le quart !... C'est incroyable I...
FURTZ
Il se fout de nous !... Ils sortent.
SCÈNE VII BELLEU, LA DACTYLO
BELLEU
Ce n'est pas impossible, mon vieux !... Vous avez entendu !... Ah ! la vache I... Les femmes, quand elles s'y mettent !...
LA DACTYLO
Vous auriez tout de même pu vous opposer...
BELLEU
De quel droit ?... En tout cas, je fais deux pa- quets... Ici, la correspondance violée... et là...
220 L'ANIMATEUR
LA DACTYLO
Qu'est-ce que ça peut bien être, ce télégramme ?
BELLE U, le repliant exprès.
Je ne veux pas le savoir !... Je crois bien que c'est le dernier jour que je passerai dans la boite !... Et puis en voilà assez de ces bougres-là !... Au tra- vail comme si de rien n'était !... Voulez-vous ta- per ?
LA DACTYLO
Volontiers...
BELLEU
Allons-y î... Ça vous est égal que je fume, n'est-ce pas ?
LA DACTYLO
Je VOUS en prie !...
BELLEU, dictant. t
« Cher Monsieur. Malgré tout le désir que Mon- sieur Dartès aurait de vous être agréable, il lui sera impossible de faire paraître l'article que vous avez bien voulu lui envoyer. Il me charge de vous adresser toutes ses félicitations. La mise en page ne lui permet pas... »
La porte s'ouvre et Dartès entre.
SCÈNE VIII Les Mêmes, DARTÈS, puis SCOTT
BELLEU
Lo patron I
DARTÈS
Tenez... Belleu... Aidez-moi donc à enlever mon pardessus, ça vous donnera une conte- nance !...
ACTE PREMIER 221
BELLEU
Je n'ai pas besoin de contenance !... Et, tout de suite, je tiens à vous assurer que vous me trou- verez avec vous... toujours et jusqu'au bout !...
PARTES
Je n'en attendais pas moins de vous !... C'est bon, Belleu, c'est bon. Ma présence est signalée... On ne va pas être long à venir frapper à mon bu- reau !...
BELLEU
L'inspection est déjà passée 1... Tenez 1...
// montre le courrier.
DARTÈS
Ah ! ah ! ils ont osé !... Misère que tout cela !
(Tout en feuilletant le courrier.) Savez-VOUS d'oÙ je viens ?
BELLEU
Ma foi !...
DARTÈS
Des bois de Viroflay... Depuis ce matin, Bel- leu I... Après avoir relu l'article, j'ai pris mon cha- peau, pendant que ma femme repoussait en bâil- lant le numéro que je lui tendais, et je m'en suis allé comme un étudiant, au hasard, dans la ban- lieue ! Je n'ai pas déjeuné !... Charmante prome- nade, seul à seul avec moi-même ! J'ai une faim de loup... Mademoiselle Thérèse, faites-moi donc monter un bouillon de chez Maire !... Voulez- vous ?
Entre Scott.
SCOTT
Monsieur, les administrateurs, réunis dans le bureau de Monsieur Lasserre, demandent à vous voir immédiatement... Soit que vous montiez... soit que...
aai» L'ANIMATEUR
DARTÊS
Allez leur dire que je suis à leur disposition... Heureux de les recevoir. Ma porte leur est gi^ande
ouverte.
SCOTT
Bien, Monsieur 1 // sort.
DARTÊS
Annulons le bouillon, Mademoiselle Thérèse, mais laissez-moi tout de même, je vous rappelle- rai ! Mon cher Belleu, vous aussi vous allez me laisser quand ils arriveront... Seulement, mettez deux sièges à mon bureau.
LA DACTYLO, sur la porte.
Faut-il faire entrer ?
. DARTÊS
Qui est là ?... Entrez, entrez, mon cher... Vous êtes chez vous.
SCÈNE IX DARTÊS, LEYRISSE
LEYRISSE
On commençait à redouter une désertion !
DARTÊS
En effet, c'est bien mon genre. Il lui tend la main.
LEYRISSE
A quoi bon ?...
DARTÊS
Vous me refusez la main 1... Diable 1...
LEYRISSE
Je ne retire rien de mon estime et de mon res-
ACTE PREMIER 223
pect pour vous, Monsieur Dartès. Je suis per- suadé que vous allez vous justifier devant ces Messieurs. Seulement, comme rédacteur en chet ma responsabilité est en cause et je subis, moi le premier, un contre-coup dont il importe que je sois dégagé nettement. Ceci fait, je suis sûr que je pourrai vous tendre la main comme par le passé... Vous permettrez que, jusque-là, le rédacteur en chef...
DARTÈS
Comment donc !... C'est trop naturel. J'ac- cepte cette échéance... Mais, en attendant cette poignée de main à terme... vous plairait -il de me dire qui est là, avec Lasserre ? Combien sont-ils ?
LEYRISSE
Notre président, naturellement. Il y a Saint- Abban, Lucaya, de Costier, et puis Furtz... Enfin, ils sont quatre actionnaires.
DARTÈS
La majorité, quoi !... C'est bien !...
BELLE U, bas à Dartès, désignant la porte ouverte.
Voici ces Messieurs de la famille.
SCÈNE X
DARTÈS, DUMONTEL, DE GOSTIER,
SAINT-ABBAN, FURTZ
LUCAYA, LASSERRE, LEYRISSE
DARTÈS, allant à eux.
Je vous en prie !
DUMONTEL, entrant le premier.
Bonjour, mon cher
Les autres suivent.
224 L'ANIMATEUR
DARTÊS
Si VOUS vouiez bien prendre place, je suis à vous. Belleu, avancez des chaises.
Silence. On se place. Dumontel et Lasserre au bureau de Dartès. Belleu sort.
LASSERRE
En qualité de propriétaires du journal, nous avons à vous demander compte de cet extraordi- naire article qui a paru ce matin... si contraire à notre indépendance politique, et qui vient de pro- voquer, dans tout Paris, une émotion indescrip- tible !... Voici qu'on nous accuse d'avoir vendu le journal à un consortium !... Les désabonne- ments affluent déjà par télégrammes.
FURTZ
C'est révoltant, ce que vous avez fait 1... En- tendez-vous, Monsieur !... c'est révoltant !
DUMONTEL Du calme... du calme !... (Désignant Leyrisse.) D'ailleurs, attendons d'être entre nous pour en- tamer la discussion,
LEYRISSE
Je vous demande pardon de ne pas m'être re- tiré, Messieurs. Mais je tiens à dégager ma respon- sabilité personnelle... J'ai été accusé, je tiens à ce que Monsieur Dartès me disculpe lui-même... Hier soir, à minuit, quand je composais le journal, Monsieur Dartès a envoyé directement l'article à la composition. Il est descendu lui-même à l'im- primerie et a corrigé la première et la deuxième épreuves... en sorte que je n'ai eu aucune dé- fiance. Il n'est parti qu'à deux heures du matin, après la mise en page... Jamais il no me serait venu à l'idée do suspecter un article de Monsieur Dartè'î I... Depuis vingt ans que je suis ici, je crosi
ACTE PREMIER aa5
qu'on peut avoir confiance en moi !... Si j'avais eu connaissance de l'article... j'affirme sur l'hon- neur que j'en aurais référé immédiatement à Mon- sieur Lasserre... Les choses se sont passées exac- tement comme je viens de le raconter... Je tiens à ce que Monsieur Dartès en témoigne devant vous.
DARTÈS
C'est tout ce qu'il y a de plus exact !...
DUMONTEL
Très bien, Leyrisse, vos explications sont lumi- neuses... Nous n'en doutons pas !... Vous avez commis une négligence personnelle, mais vous conservez toute notre confiance 1...
LASSERRE
Toute !
LEYRISSE
Merci, Messieurs i... Il sort.
SCÈNE XI Les Mêmes, moins LEYRISSE
DUMONTEL
Ah ! çà, vous êtes devenu fou, Dartès ?... Ou quelle farce avez-vous rêvé de jouer ?... Car c'est sans lendemain votre petit coup d'Etat !... Vous ne pensez pas sérieusement que j'aie pris la com- mandite, avec quelques amis, d'un grand journal pour qu'un subordonné appointé, eût-il le titre de directeur, me coupe l'herbe sous le pied... nous lance à sa remorque dans une direction politique affolante et rompt toutes nos amitiés... C'est une facétie de mauvais goût, à moins que ce ne soit du provincialisme le plus déconcertant !...
2a6 L'ANIMATEUR
DARTÈS
D'abord, en attaquant Gibert, je n'ai pas eu l'intention d'engager le journal dans une cam- pagne, ni de lui donner une impulsion politique. Je reconnais ne pas avoir assumé, en effet, d'au- tres fonctions que celles de directeur littéraire d'un grand quotidien ; pour le surplus, j'ai un article hebdomadaire à fournir ; c'est vous-même qui me l'avez dit en m'appelant à la direction ?
LASSERRE
Pardon, nous ne pensions pas, en vous appe- lant à ces fonctions, qu'une personnalité pondé- rée comme la vôtre prendrait tout à coup le mors aux dents, écrirait des articles révolutionnaires, résolument contraires à l'esprit impartial... et même, disons le mot, gouvernemental du journal qu'il dirige... Déjà, vous avez écrit quelques lea- ders tendancieux qui auraient dû nous faire ou- vrir l'œil.
DARTÈS
Les opinions isolées d'un rédacteur n'engagent pas nécessairement un journal.
DUMONTEL
La preuve, ce sont les ricanements qui m'ont accueilli tout à l'heure quand je suis arrivé au Sénat !... La preuve, ce sont ces désabonnements immédiats...
DARTÈS
Quelques isolés... Une bande d'abonnement n'est pas un bulletin d'adhésion aux idées ex- primées dans un journal.
DUMONTEL
Quelle méconnaissance du public, ou quelle mauvaise foi I... Dans la vie, on no choisit pas toujours sa femme, ni môme sa maîtresse, mais on
ACTE PREMIER 227
choisit toujours deux choses : son médecin et son journal I
LASSERRE
Enfin, oui ou non, étiez-vous mandaté par nous pour exprimer des idées que je trouve subver- sives ? Consultez votre contrat ! Nous vous avons choisi comme...
DARTÈS
Couverture littéraire 1...
FURTZ
Insultez-nous !... C'est ça 1
DE COSTIER
Vous insinuez que nous avons besoin de cou- verture ?...
FURTZ
Descente de lit serait plus juste !... Nous assis- tons, Messieurs, à la révolte de la descente de lit !...
DARTÈS
Prenez garde. Monsieur Furtz !
DUMONTEL
Je vous invite au calme, les uns et les autres !... Si nous débutons par les conclusions, dans cinq mi- nutes nous n'aurons plus rien à nous dire !
SAINT-ABBAN
Dumontel a raison, comme un homme d'esprit qu'il est !...
LASSERRE
Asseyons-nous ! Prenez place, Dartès. Je de- mande à Dartès de se justifier de cet acte inouï... d'avoir fait passer cet extraordinaire article atta- quant un confrère redoutable, une personnalité de l'importance d'Edouard Gibert, sans m'en
228 L'ANIMATEUR
avoir référé, et en soustrayant cet article à l'atten- tion du rédacteur en chef. Un silence.
DARTÈS, debout à droite de la table. Messieurs, j'adore mon pays !..,.
SAINT-ABBAN
Pas plus que nous I...
DARTÈS
Autrement. Voilà tout. Je ne suis pas un homme politique. Je n'appartiens à aucun parti. Je suis un esprit libre, absolument indépendant et fort de cette indépendance. Depuis plusieurs mois, je m'indignais de voir s'organiser un véritable com- plot politique... Je trouve la campagne de ca- lomnie abominable lorsqu'elle vise à frapper des forces intellectuelles qui, en dehors de tout parti, sont l'honneur même de l'humanité... Soumis que je suis au grand esprit républicain, j'ai...
FURTZ, V interrompant.
Mais, républicains. Monsieur, nous le sommes tous !... Notre journal comme les autres !...
DE COSTIER
Qu'est-ce qu'il nous chante là !... Tout le monde l'est maintenant I
FURTZ
Même les royalistes !
DE COSTIER
Ne jouez pas sur les mots 1 Si vous n'étiez que républicain...
LUCAYA
Oui, ce ne serait même plus une opinion !
FURTZ
Et puis, vous nous la baillez belle... On connaît
ACTE PREMIER 229
ça ! Vous êtes un de ces gens qui s'endorment la tête à droite et qui se réveillent la tête à l'ex- trême-gauche !
DARTÈS
J'ai évolué !... C'est mon honneur de l'avoir fait. Vous vous trompez, Monsieur ! Mes opinions ont été toujours profondément libérales, mais, aujourd'hui encore, je ne prétends être qu'un écrivain sans parti, qui n'a agi que sous l'empire de sa sincérité 1 Quand j'ai vu cette campagne de calomnie s'infiltrant dans toutes les artères du pays, j'ai souffert, en silence d'abord, parce qu'il y avait beaucoup de brebis galeuses. Je me suis contenu. Seulement l'article d'Edouard Gibert dépassait toute mesure, hier... C'était plus qu'un crime de lèse-pensée : un crime de lèse-patrie ! Je n'ai pu retenir mon indignation... J'ai crié ; c'a été plus fort que moi... Je lui ai dit son fait 1... S'il le veut, nous constituerons des témoins.
FURTZ
Allons donc... C'est puéril !,.. Ce terrible pam- phlétaire va essayer de tomber notre journal... Heureusement qu'il n'a pas de quotidien à sa dis- position et qu'il ne dirige que des cahiers bleus hebdomadaires... Mais nous en avons pour des mois de coups de gueule !
DARTÈS
Que voulez- vous, moi, j'ai poussé le cri de ma conscience !
LUCAYA
Chaque fois qu'un homme change d'opinion, il dit cette phrase-là !
SAINT-ABBAN
C'est le premier vagissement de l'anarchisme I
23o L'ANIMATEUR
DUMONTEL
Et puis, mon cher, on ne crie pas dans la maison des autres !... On attend d'en être sorti pour pous- ser une incongruité sonore ! On rit.
SAINT-ABBAN
Bravo, Dumontel !.,.
FURTZ
Très bien l
DUMONTEL
Voyez-vous, permettez-moi de vous le dire en toute franchise, vous êtes un rêveur, un uto- piste !,., 11 n'y a pas de pire danger pour un pays et pour un journal !
FURTZ
Ah ! je vous avais assez averti !... 11 ne faut jamais mettre un littérateur à la tête d'un jour- nal, retenez bien cela !
SAINT-ABBAN
Oui, oui, il y a toujours trop de littérateurs dans un journal !
LUCATA
Trop de littérateurs I
FURTZ
A moins qu'ils n'aient été, avant, courtiers de publicité...
DE COSTIER, avec un mépris accablant.
Et vous n'êtes même pas académicien l
LASSERRE
Rappelez-vous, j'avais assez réclamé que vous preniez un académicien, Dumontel 1
DUMONTEL
A quoi bon !... Si nous tirions à vingt mille, je
ACTE PREMIER a3i
ne dis pas !... Mais à partir de deux cent mille exemplaires, Messieurs, on ne prend pas d'aca- démicien 1... Monsieur Dartès offrait toutes les garanties de sécurité... Nous en avions jugé ainsi, Lasserre et moi!,.. Vous nous senibliez agréable dans vos écrits... vous aviez la mesure de l'équité...
DARTÈS
Vous oubliez l'indépendance !...
DUMONTEL
On ne vous demandait que d'être conciliant.
DARTÈS
Vous ne m'avez tout de même pas acheté comme on achète une terre illustre et épuisée I...
DUMONTEL
Non !... Mais précisément, parce que jusqu'ici votre personnalité considérable était plus... plus... comment dire... figurative qu'efficace... du diable si j'aurais pensé que, piqué au vif, vous souhaite- riez un autre rôle et vous mettriez à injurier un confrère en réclamant des lois contre la calomnie. Permettez-moi de vous dire que je crois plus à votre capacité littéraire qu'à votre capacité lé- gislative.
DARTÈS
Que voulez-vous, je ne conçois pas le journa- lisme qui comprime et qui ravale !... C'est peut- être un tort, mais j'ai des convictions !... Toutes les grandes sources d'émotion, de fierté, d'enthou- siasme sont encore en moi toutes vives malgré mes cheveux blancs !...
FURTZ
Je vous en prie, pas de profession de foi !... Vous n'êtes pas à une réunion électorale... Pas encore, en tout cas.
232 L'ANIMATEUR
DARTÈS
Dieux, non ! Je le jure, je ne serai jamais un politicien !
FURTZ
Vous ne serez jamais qu'un Perrichon, ça c'est sûr.
DARTÈS
Vous voulez dire. Monsieur ?
DUMONTEL
Contenez-vous !
DARTÈS
Vous voulez dire. Monsieur ?
FURTZ
Qu'un journal est une carrière, Monsieur !... Qu'on ne s'improvise pas journaliste... Voilà la morale de cette histoire ; retenons-la ! Vous étiez un isolé... Vous n'avez aucune communication avec le monde extérieur. Vous m'avez donné tout de suite cette impression ! Le jour où vous vous êtes installé dans votre fauteuil, j'ai eu le frisson 1 Diriger cet organe de vie et d'échange mondial quand on est à l'écart de tout !... Oui, dans votre fauteuil, vous me faisiez l'effet d'un Perrichon, le cul sur le mont Blanc !
DARTÈS
Allons donc ! Vous ne m'avez choisi que pour cela ! A ce moment vous appeliez ça un indépen- dant I... Aujourd'hui, c'est un isolé !...
LASSERRE
Et puis, assez d'idées générales !.., Des faits !... Gomme propriéLaire-diroctour économique et fi- nancier, j'interviens ! Votre article violent qui at- taque nos amis et semble nous faire pactiser tout à coup avec les partis les plus avancés, les désabon-
ACTE PREiMIER 233
nements, les préjudices qui s'ensuivent, c'est déjà la débâcle ! Demain ce serait les bouillons innom- brables, le concessionnaire de notre publicité qui réclamera... Dame, nous avons touché des avances importantes sur les contrats d'annonces !... Des bombes comme celles que vous avez fait éclater ce matin, c'est ce que j'appellerai de la publicité inopérante !... De ce train-là, si on vous laissait faire, dans six mois le journal serait à l'eau et nous n'aurions plus qu'à le liquider à des distri- buteurs de publicité financière quelconque !... Grand merci !... Il y a pis !... Vous le savez, nous touchons une grosse somme au budget d'émission de l'emprunt des chemins de fer africains !... Nous allons nous voir simplement retirer cette subvention.
DARTÈS
C'est une faute de recevoir, même honorable- ment, des subsides secrets !... Ça fausse la poli- tique du pays 1
DE COSTIER
Ah ! çà, mais !... Il va nous donner des leçons de probité !
DARTÈS
Pas de retours de bâton !
FURTZ
Mais des coups de bâton !... Les vôtres !.,. Ah 1 il n'y a pas, nous avons eu la main heureuse 1
LUCAYA
Quelle arrogance !
SAINT-ABBAN
Allons ! nous vous montrerons que nous ne sommes pas encore dans votre filet !
a34 L'ANIMATEUR
LUCAYA
Vous aurez beau jouer les Ruy Blas pour con- seil d'administration !...
DARTÊS
Où voulez- vous en venir ?
LUCAYA
A ça.
Il déchire un papier.
DARTÈS
Déchirer notre contrat ? Eh bien ! non, Mes- sieurs 1... j'estime n'avoir pas dépassé les termes de mon contrat !... Je ne m'en irai pas de moi- même ! Si vous estimez, vous, que j'ai failli à mes engagements, attaquez-moi... Faites un procès I
FURTZ
Ça y est ! C'est le chantage !... Hein ? hein ?
LUCAYA
Savez-vous, Monsieur, comment on appelle ça ?... De la canaillerie !
DARTÈS
Non, de la fermeté d'âme I
LASSERRE
Notre contrat doit être résilié de plein droit I
DARTÈS
Ce n'est pas mon avis 1...
SAINT-ABBAN
En tout cas, nous, administrateurs, nous met- trons les pouces à votre coup d'Etat I...
LUCAYA
Nous ne laisserons pas passer un seul de vos articles.
ACTE PREMIER a35
FURTZ
Et nous vous retirerons toute rédaction.
LASSERRE
Descendez à l'imprimerie, lisez le placard I
DARTÈS
Il y a des lâches qui vous flagornent et pren- nent le vent.
LASSERRE
En tout cas, demain paraîtra dans le journal, en première page, une lettre désavouant le direc- teur littéraire.
FURTZ
Très bien !
DE COSTIER
Allons ! allons ! Votre situation vous l'avez rendue impossible ; il va falloir boucler votre va- lise 1
DARTÈS
Agissez comme bon vous semblera, et selon ce que vous déclarez votre droit. Moi, je reste !... Je suis prêt à subir les conséquences de mon acte !...
LUCAYA
Vous avez un fier toupet, savez- vous !... Ça s'appolle du banditisme, entendez-vous... du ban- ditisme !...
FURTZ
Ça ne se passera pas comme ça I On lève le$ cannes. Brouhaha. DUMONTEL
Voyons, mes amis... mes amis... Je vous en prie... Je suis au désespoir !... Ces murs n'ont pas encore entendu de pareils vocables... Respec- tez notre chère maison, je vous en conjure !... Je
236 L'ANIMATEUR
réclame de vous le silence complet... Laissez-moi me recueillir un instant, j'en ai besoin ! J'ai beau- coup, beaucoup de peine!... (Grand silence. Il s'est appuyé à la table la tête dans les mains, puis il s'avcnee devant la table.) Messieurs, malgré tout... il ?; faut surmonter mon émotion. J'y suis prêt !... En quelques mots, je liquiderai la situation !
FURTZ
On vous écoute !
SAINT-ABBAN
Respectueusement, Monsieur Dumontel !
LUCAYA
Respectueusement !
DUMONTEL
Permettez-moi pourtant de le prendre de haut !... On semble suspecter notre bonne foi politique !... Je veux donc m'élever, non sans tristesse d'avoir à le faire, au-dessus des intérêts matériels du journal que vous défendez fort bien ! Le vieux lutteur parlementaire que je suis, et je crois qu'on ne me refusera pas l'expérience de la carrière...
ENSEMBLE
Non... Non !
DUMONTEL
Le vieux parlementaire, dis-je, déplore tout haut l'aberration humanitaire qui séduit les hom- mes do votre valeur, Dartès, en raison de ses mi- rages ! Cotte aberration ne doit pas engager un organe comme le nôtre dans une route qui nuirait — bien que nous no fassions pas ouvertement de politique — non seulement à nos intérêts, mais, jo le (lis comme je le pense, à la défense du pays I
SAINT-ABBAN
Vous résumez admirablement nos sentiments I
ACTE PREMIER 23;
LUCAYA
Admirablement !...
DUMONTEL
Oui... c'était mon rêve de faire de ce journal un organe qui ne s'occuperait pas si les routes vont à droite ou à gauche, en avant ou en arrière, qui serait pour ainsi dire le rond-point des idées ! Et c'est pourquoi vous me sembliez désigné à la direction. Or, vous lui faites prendre un parti, et brusquement, par vos attaques contre Edouard Gibert et vos déclarations libertaires, vous sem- blez pactiser avec un mouvement qui nous range parmi les ennemis du bon sens. C'est inadmissible, dangereux pour nous d'abord... et, ce qui est plus grave, pour l'esprit public.
SAINT-ABBAN
Oui, oui !
FURTZ
Pour l'esprit public !...
DUMONTEL
L'esprit public, si vous lui refusez l'aliment na- tional, il se nourrira de l'aliment antinational, et... La porte ê*ouvre brusquement.
SCÈNE XII
Les Mêmes, LEYRISSE
LEYRISSE, en coup de cent. Je vous demande pardon d'entrer à Timpro- viste, mais j'arrive en proie à la plus vive émo- tion 1... Messieurs, je suis obligé de vous faire Eart d'une révélation accablante... Edouard Gi- ert vient d'arriver au journal, il nous apporte la certitude, hélas I absolue que le coup était
a38 L'ANIMATEUR
concerté et, j'ai le regret de le dire, que Monsieur Dartès va être compromis dans l'affaire des scan- dales !
DARTÈS
Moi !...
LES AUTRES
Hein ? Quoi ? Qu'est-ce qu'il dit ?
SAINT-ABBAN
Ça y est I
LEYRISSE
Edouard Gibert exhibe une lettre qui vient de mie bouleverser, une lettre où Monsieur Dartès discute lui-même des offres fermes pour la créa- tion d'un journal... Des offres, et ceci est plus troublant que tout, d'une personnalité dont vous avez d'ailleurs là, sur le bureau de Monsieur Dar- tès, un télégramme de jubilation confraternelle I Il a les preuves en mains, il va vous les montrer 1...
DARTÈS
Je proteste de toutes les forces de mon énergie !.. C'est un chantage éhonté !
FURTZ
Ça y est, l'infamie !
DE COSTIER
Parbleu, j'en étais sûr !
SAINT-ABBAN
Voilà l'explication ! Tout s'éclaire !
LUCAYA
Jo m'en doutais I... Il était affilié à la bande !...
DE COSTIER
Vous étiez un vendu I Un concussionnaire !...
FURTZ
Un traître 1
ACTE PREMIER ajQ
DARTÈS
Ma vie entière est pour prouver le contraire !...
FURTZ
On la connaît, cette phrase-là !
LEYRISSE
Vous comprenez que je n'aie pas pu me retenir de vous communiquer une pareille révélation.
LASSERRE
Vous faisiez partie de la troupe infâme, et vous vouliez tuer le journal avant d'en partir !...
LUCAYA
Judas !... Combien avez-vous touché ?
On Ventoure en vociférant.
DARTÈS
Je jure sur la tête de mon enfant que c'est une calomnie monstrueuse !... C'est la réponse de Gibert... Où est-il ?.., Il a osé venir jusqu'ici ? Je veux le voir en face.
LASSERRE, lui barrant la route.
Vous VOUS disculperez ailleurs !
DUMONTEL
Nous souhaitons de tout cœur qu'il ne s'agisse que d'une équivoque, mais nous ne pouvons pas conserver un jour de plus à la tête du journal un homme qui sera compromis demain dans les scandales 1
LASSERRE
Pas un jour de plus !
FURTZ
La suspicion suffit !...
DUMONTEL
Vous n'avez pas trafiqué peut-être, mais nous
a4o L'ANIMATEUR
ne pouvons pas admettre que notre directeur soit impliqué dans l'affaire !
DARTÈS
Vous avez raison, Messieurs... J'affirme sur l'honneur qu'aucune compromission de ma part n'existe en fait... que ma conscience est pure... je le prouverai !... Mais, en attendant, la suspicion est pour vous impossible à soutenir, je le recon- nais !... C'est bien, je vous donne ma démission !... Effacez mon nom de la manchette. Demain pa- raîtra ma lettre de démission !
Moucement d'apaisement et de soulagement.
LASSERRE, très vite.
Nous l'acceptons !
FURTZ
Il n'y a plus qu*à régler : sur les six cent soixante-huit actions, vous en avez soixante, sans que vous les ayez souscrites ; elles furent dues à un geste du conseil d'administration...
DARTÈS
Je vous les rends !
LASSERRE
Nous les refusons !... Mais nous acceptons la résiliation pure et simple de notre contrat I
FURTZ
L'honneur de la...
DUMONTEL, froidement et debout, imposant un silence habile et satisfait à rassemblée.
Assez, Furtz... Pas un mot do plus, la séance est terminée !... Notre présence n'est plus né cessaire ici... Soyons maîtres de nous-mômos, et prenons congé do notre ancien directeur, à qui noQB adressons tous nos regi^ets d'avoir à nous se-
ACTE PREMIER a4i
parer de lui sur un malentendu, une équivoque atroce, qu'il dissipera, nous le souhaitons de tout cœur, nous en sommes même perduadés... Adieu, Dartès... !
DARTÈS
Messieurs, une seconde !... Où est le calomnia- teur ?
LEYRISSE
A côté, dans mon bureau !
DARTÈS
Alors, qu'il se montre... Je me contiendrai comme un honnête homme qui sait qu'on n'arri- vera pas à le salir... mais que je fasse justice de- vant vous de cette vengeance !... Que je sache de quoi l'on m'accuse... quelles sont les armes qu'on a forgées !... En un instant, j'aurai tout détruit !
DUMONTEL, fermement.
Inutile, nous n'avons pas à intervenir person- nellement... Nous ne sommes pas juge et partie.
DARTÈS
Je vous demande au moins de ne pas vous sé- parer avant que je l'aie vu, moi le premier... Mon- tez tous dans le bureau de Dumontel... Je ne quitterai pas la maison sans que vous ayez la preuve que j'avais les mains nettes !... Leyrisse, allez chercher Gibert ! Dites-lui qu'on n'apporte pas une accusation de ce genre comme on place une bombe derrière une porte !... Je l'attends ici, face à moi !...
Jl fait un geste de menace. Leyrisse sort.
DARTÈS
Voyez mon émotion, Messieurs...
DUMONTEL
Nous avons des questions intérieures à agiter
a4a L'ANIMATEUR
et d'immédiates déterminations à prendre. Le temps vous appartient, Dartès. Ne vous pressez pas... Quand vous le désirerez, vous n'aurez qu'à monter dans mon cabinet, je vous y attends...
DARTÈS
A tout à l'heure. Messieurs...
Ils sortent à la file, dans un silence volontaire et ironique. Dartès demeure agité, les bras croisés, ar- pentant la pièce jusqu'au moment où l'on entend un bruit de porte et la forte voix de Giber iqui s'exclame :
« Mais comment donc, je ne demande pas mieux ! »
La porte s'ouvre, Leyrisse fait entrer Gibert et referme vivement la porte derrière lui. Les deux hommes se mesurent au regard.
SCÈNE XIII GIBERT, DARTÈS
GIBERT
Ah J ah ! pauvre hurluberlu que tu es I... Tu as foncé sur moi ! Un vieil ami de trente ans!... Toi mon labadens de salle de rédaction 1... Eh bien I je te coule 1 C'est simple ; tant pis pour toi 1...
DARTÈS
Il faut le pouvoir !... Allons, vide le fond de ton sac !... De quoi as-tu le toupet de m'accuser, pa- raît-il ?... Quelle pauvreté as-tu dénichée depuis ce matin dans ton livre d'or de police secrète ?... Je n'ai rion sur ma conscience, qui pèse sache-le !... Je suis inlègre et pur 1
GIBERT
Intègre 1... Oh 1 ce bon vieux mot usé comme tous les fonds de culotte sur tous les bancs de la
ACTE PREMIER 245
politique et des tribunaux ! C'est toi l'intègre ? Eh bien ! continue !... Mais un fichu benêt, en tout cas, qui t'es compromis comme à plaisir, par vanité naïve, et qui vas choir demain dans la complicité louche. Ah ! tu as voulu jouer un rôle, pauvre girouette !... Va donc ! je te connais... Tu n'as pas la taille de l'emploi !... Il reste en toi du pauvre secrétaire maiseillais qui t'es traîné vingt ans à la remorque d'un homme politique !... Jobard, entends-tu... jobard, quand tu t'es laissé empaumer par les mauvais meneurs qui vont te conduire à la ruine... Jobard, qui as laissé dans leurs mains la preuve que tu allais toucher de la galette empoisonnée...
DARTÈS
J'étais sûr que tu en arriverais à cette stupi- dité-là !... Oui, j'ai reçu des propositions pour la création d'un nouveau journal, c'est vrai, mais je les ai déclinées, ne trouvant pas la garantie mo- rale des actionnaires suffisante...
GIBERT
Trop tard, mon vieux ! Je ferai paraître, dans les Cahiers bleus, lundi, une lettre de toi où tu discutes jusqu'au tarif de tes futurs émoluments. Je regrette de ne pas diriger un quotidien, car, alors, ce ne serait pas lundi, mais demain, que tu serais exécuté. J'expliquerai par quelle bonté, sa- chant ce que je savais de toi, je t'avais épargné jusqu'ici.
DARTÈS
Ne te gêne pas !... Venge-toi, en travestissant mes intentions les plus honnêtes, les plus loyales !... Tu sais bien que j'ignorais qu'il y eût de l'argent suspect !...
GIBERT
Inscrivez, greffier.
244 L'ANIMATEUR
DARTÊS
Et quand bien même !... J'ai une trop grande foi dans mon idéal pour en changer, parce que d'autres l'ont éclaboussé ou traîné dans la boue !... Un coup de brosse et l'hermine reparaît plu» blanche !... Vas-y... j'attends de pied ferme !... Scélérat ! Besogne de scélérat !...
GIBERT
Tu l'as dit deux fois... Je sais bien qu'un bon journaliste doit se répéter... mais il faut être un bon journaliste !... Et tu n'es qu'un fantoche ennuyeux... des pieds à la tête.
DARTÈS
Ça, c'est pour l'article de lundi !... Tu t'en- traînes... Depuis le lycée, tu n'as été que ça, toi, un fort en gueule...
GIBERT
A coups de gueule, on sauve un pays en danger quelquefois !... Ce que ton article feignait d'igno- rer, c'est ma sincérité patriotique. Le pays, lui, n'en doute pas !... J'ai soutenu l'opinion pu- blique, moi !
DARTÈS
Oui, souteneur ! L'opinion publique, tu la calomnies et la flagornes à la fois ! Tu lui verses sa ration de mensonges tous les matins, tu vaques au boniment, et, d'ailleurs, tu rêves d'obéir à un maître quelconque... Sous ce veston, tu as une livrée 1
GIBERT
Oii 1 oh ! ces libéraux retardataires, style 48 !... Tous les poncifs pour avocats de la démocratie, tu les gobes du premier coup... Des mots, dis-tu ?... Il n'y en a qu'un pour qualifier ta jobarderie... «Don Quichotte arriéré!»... Des gens comme
ACTE PREMIER a45
toi, il faut les contraindre au silence ! . . . La France a failli mourir de ces gens-là !,.. Ah ! l'admirable France de maintenant 1... Il lui reste encore à se- couer bien des poux de sa crinière !... Eh bien ! à son service jusqu'au bout !... Ce matin, en lisant ton article contre moi, un mot méprisant de Bos- suet me remontait aux lèvres : « Arrière les dé- mons qui tentent d'étonner ma foi ! »
DARTÈS
Phraseur !
GIBERT
Non 1 Vengeur 1... J'irai jusqu'au bout de l'exé- cution. Qu'es-tu venu faire, malheureux, dans cette bande !... Jadis tu m'aurais inspiré de la pitié... Aujourd'hui le sentiment que tu m'ins- pires, c'est celui du châtiment nécessaire, parce qu'il faut châtier tous les drôles qui gênent la marche de la nation !.,.
DARTÈS
Connue, ton exaltation patriotique !,.. Tu ne la puises pas dans l'alcool et les demi-setiers comme d'autres pamphlétaires !... Mais le geste de tes bras croisés dans la réunion publique... je sais ce qu'il cache sous le plastronnage de ta car- rure... Il cache la seringue de Pravaz que tu te piques dans les biceps I
GIBERT
Assez !... Entends-tu, assez !... Ou nous allons nous empoigner autrement qu'en paroles, je t'en réponds !... Chevaucheur de nuées qui n'as rien vu... incapable même de diriger ta propre vie, et qui rêves de diriger une opinion... Toi ! toi I... C'est à pouffer. Ah ! tu as bien la tête d'un pro- phète des temps nouveaux, d'un voyant extra- lucide, toi qui as été trompé pendant dix ans par
a46 L'ANIMATEUR
Ménescal au su de tout Paris, sans que tu t'en sois aperçu !
DARTÈS
Répète, si tu oses !... Répète, canaille l...
GIBERT
Qui ignores même que sa fille n'est pas de lui, quand tout le monde le sait... qu'elle est de Mé- nescal ! Bonsoir, vieux ! Bonne chance !
DARTÈS
Ah ! misérable !... Ah ! crapule !... Il se précipite sur Gibert.
GIBERT
Bas les pattes !... tu as passé Vkge de ce jeu-là... Allons... allons... tu toucheras des épaules, mais pas sur ce parquet, mon bon !... sur le parquet de la Santé.
Dartès s^est élancé, ils luttent ; alors, au bruit contre la muraille, des gens du personnel accourent, Scott en tête.
SCÈNE XIV
Les Mêmes, SCOTT, LEYRISSE, puis GENEVIÈVE ET FRÉDÉRIC
LEYRISSE
Messieurs... Je vous en prie 1... ce pugilat dans un journal qui se respecte !...
SCOTT
Monsieur Gibert I... Monsieur Gibert 1...
GIBERT
Bah ! le col est un peu froissé, voilà tout !... Votre ancien directeur manque de tenue. Mes-
ACTE PREMIER 247
sieurs I... Bon débarras pour la maison !... Je vous salue bien !...
DARTÊS, le poing tendu.
Et toi!...
GIBERT
On va rire maintenant! ... Il sort en panant haut et en gesticulant. LEYRISSE
Remettez-vous, je VOUS prie, Monsieur Darlès... Oh I en arriver là, comme c'est regrettable, vrai» ment !...
SOOTT
Pour l'honneur do la maison ! Dartès rajuste son col. Il suffoque, appuyé à la table. Geneviève Dartès entre avec son frère.
GENEVIÈVE
Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qu'il y a ?.., Dans quel état je te retrouve I...
DARrÈS, à Scott.
Laissez-nous, ma femme et moi 1... Lais§ez- nouB,
GENEVIÈVE, à son frère qui allait se retirer.
Reste, Frédéric... tu n'es pas de trop I... Scott et tarisse sortent.
SCÈNE XV GENEVIÈVE, DARTÈS, FRÉDÉRIC
GENEVIÈVE
Alors, il faiit venir ioi pour te trouver te colle tant avec Gibert ? Ce matin, tu es parti en sifflo- tant... sans daigner me parler... ou me signaler seulement l'article qui allait mettre le feu aux
248 L'ANIMATEUR
poudres !... Je t'ai attendu vainement... C'est moi qui, toute la journée, ai subi les assauts ! Tu as agi comme si je n'existais pas !... A moins que tu n'aies redouté le blâme qui allait infailliblement sortir de ma bouche... c'est encore possible, cela... De toutes façons, mon ami, je te trouve l'air sin- gulièrement moins joyeux que ce matin !... Je me plais à le constater ! . . .
DARTÊS, comme sortant d'un rêve.
Oui, c'est vrai, je me rappelle, ce matin, j'étais parti de chez moi heureux !... le cœur léger... presque le cœur en fête !... le cœur d'un enfant qui vient d'accomplir son devoir.
FRÉDÉRIC
Enfin, nous attendions un signe de vie, au moins !... Notre attitude dans tout ça... y avez- vous pensé ?...
DARTÈS
Parle, beau-frère !... parle !...
GENEVIÈVE
Claude, il est nécessaire que tu saches à quel point je désapprouve ta conduite !... Frédéric est do mon avis... Certes, nous t'avons toujours suivi, aidé, et même obéi... quoique nous ayons sur bien des choses des idées dissidentes... Ces malenten- dus allaient toujours s'accentuant, mais je res- pectais tes convictions comme j'espérais que tu respectais les miennes !... Jamais je n'aurais cru d'ailleurs que tu en arriverais à infliger un pareil démenti à tout notre passé, à nos doctrines poli- tiques et sociales d'autrefois. Je ne te suis plus, Claude... Je ne te suis pins du tout !...
DARTÈS
Ne mûche pas les mots I... Tu me renies, n'est-ce pas ?
ACIE PREMIER a49
GENEVIÈVE
En tout cas, je n'admets pas la manière dont tu viens de bouleverser ton propre journal !... Il y a là quelque chose qui me choque et qui ne cori-es- pond pas à ta loyauté habituelle !... Devant la direction, l'administration, je l'avoue... je n'ai pas pu te soutenir... je le regrette... Tu m'as mis dans cette situation, ou de te lâcher publique- ment, ou d'opter pour des idées qui ne sont pas les miennes... Que comptes-tu faire, maintenant ? Voyons, te voici hors de cette maison !... J'ai besoin de savoir, moi, avant d'aller plus loin, sur quelle route tu comptes t'engager !... quelles sont tes visées personnelles ?... car tu en as !... Je ne me soucie pas de frayer avec un parti suspect ou taré !...
Elle s*a8sied.
FRÉDÉRIC
Oui !... Sacredieu !... Vous devez avoir, pour agir ainsi, des pourparlers déjà très avancés !...
DARTÉS
Aucim... c'est ce qui vous trompe... aucun !...
FRÉDÉRIC
Alors ?...
DARTÉS
Alors, rien !... Qui m'aime me suive... beau- frère !...
FRÉDÉRIC
Belle formule !... 11 me semble que je vous ai suivi, mon cher, et longtemps !... Vous n'avei rien à me reprocher... J'ai été votre secrétaire pen- dant dix ans. . . Nous avons vécu sous le même toit, nous y vivons encore !... Mais, enfin, voOà six mois que je suis attaché à un ministère... et au ministère de l'Intérieur, encore... Quelle attitude
ife
25o L'ANIMATEUR
voulez-vous que j'aie demain ? On sait que nous habitons encore ensemble ; que nous prenons nos repas en commun... Me voici classé anti-gouver- nemental !... Charmant !... Vous auriez vraiment pu, mon cher Claude, penser un petit peu à nous, à ma sœur, dont la situation est étrangement fausse... Elle dirige un journal de féminisme, mon- dain, je veux bien, mais elle a sa clientèle, et...
GENEVIÈVE
Laisse cela, Frédéric, mon journal n'est pas en question. Je me place à un point de vue plus élevé... Ce sont nos rapports personnels de lui à moi qui sont en cause !.., Que comptes-tu faire ? Veux-tu, parle, décide-toi !... Que signifie cette obstination à te taire ?... Qu'as-tu à me regarder de cet œil fixe et glacé ?...
DARTÈS
Je te regarde, en effet... je te regarde !... Je cherche à lire dans tes yeux le mensonge de dix années d'association totale !...
GENEVIÈVE
Qu'est-ce que tu veux insinuer ?...
DARTÈS
Sais-tu ce que m'a craché à la face ce vieil in- siilteur de profession ?... « Tu n'as, été qu'un benêt toute ta vie, toi, qui fus trompé pendant plus de dix ans par ta femme. » Tais-toi 1... Ne fais pas ce faible <,'>>ste de protestation !... Regarde-moi bien I Je ne l'ui pas su, en effet, mais je l'ai deviné !... Là est ma lâcheté, là est mon aberration !... Je savais qu'il n'y avait peut-êtro qu'à te faire suivre un jour... qu'à ouvrir une lettre... J'ai préféré vivre, je m'en rends compte maintenant, dans l'ignorance do ce crime domestique !... Mais jo t'en ai toujours voulu, comme si je l'avais dé-
ACTE PREMIER 25i
couvert ! J'ai vécu en étranger à tes côtés, à cause de cela, sans bien m'en rendre compte moi- même !... Nous sommes arrivés à une désunion complète. Au fond, peut-être vas-tu jusqu'à me haïr... et si rien n'a éclaté entre nous, je te le ré- pète, c'est à ma lâcheté seule que tu le dois !... J'ai toujours su !...
GENEVIÈVE, impassible.
Tiens ! je ne répondrai môme pas !... Je ne daigne pas !...
DARTÈS, les yeux dans les yeux.
Mais il y a quelque chose de plus atroce en- core !... Il y a que je viens de recevoir un coup de massue dont je ne me relèverai peut-être ja- mais !... Je viens d'entendre cette autre abomi- nation à mes oreilles : « Tout le monde sait que ta fille est de Ménescal !... »
GENEVIÈVE
Plaît-il ?
DARTÈS
Ah ! tu sourcilles, cette fois !... Et moi, je tremble ! Est-ce vrai ? Pas ça, hein ?... Pas ça ! Aie donc le courage de dire la vérité en cette heure tragique que nous traversons !... Est-ce vrai, cette chose-là ?... Est-ce vrai, cette horreur ? Silence de Geneviève.
FRÉDÉRIC
Allons, mon bon ami, voyons !... Vous n'allez pas prendre au sérieux des vengeances manifestes auxquelles vous deviez bien vous attendre !... Tout cela est, ma foi, trop bête, trop dérisoire !...
DARTÈS, o Geneviève.
C'est à mon tour de te dire... parle, toi !... Mais parle donc !... (Silence.) Ah ! monstre !...
■
25a L'ANIMATEUR
Monstre que tu es... qui essayes par ton silence de me faire croire à cette absurdité!... Ah ! tu t'y entends à me torturer !... La voilà, ta ri- poste !... Comme si c'était vraisemblable... ma fille !... C'est trop bête !... Vas-tu parler à la fin... vas-tu te justifier !... Non, tu ne sortiras pas avant d'avoir dit la vérité... Ne reste pas ainsi dans cette attitude de défi ou, je ne sais pas, moi, d'aveu !... Ce n'est pas vrai !... Tu mens !...
GENEVIÈVE
Je n'ai rien dit !...
DARTÈS
Oui, mais tu mens tout de même !...
FRÉDÉRIC
Geneviève, parle !... délivre-le d'un doute qui le fait justement souffrir... et qui t'offense, toi, j'en suis certain ! Ne supporte pas plus longtemps cette accusation I...
GENEVIÈVE
A quoi bon !... Il n'y a plus entre lui et moi ni mensonge ni vérité !... Nous sommes parvenus à un point où, seule, la séparation, et la séparation définitive peut apporter un soulagement à cet état de guerre... que les paroles, les aveux ou démentis ne feraient qu'envenimer !... Qu'il croie ce que bon lui semble ; je ne répondrai pas !... Tirons de tout ceci une moralité... qu'il est urgent dès aujourd'hui de mettre de l'espace entre nous !... C'est la scission nette, l'heure en est arrivée I... Nous n'avons plus rien de commun 1... tu entends ? plus rien !...
Elle a laissé tomber ce dernier mot comme un couperet Elle 9a prendre sa fourrurg sur un fauteuil.
ACTE PREMIER 353
DARTÈS
Ah ! c'est bon, j'ai compris !... Renée, ma petite Renée, c'est affreux !... à devenir fou I
FRÉDÉRIC
Geneviève, voyons, je te supplie I
Frédéric va à Geneviève. Celle-ci, en remettant sa four- rure, lui fait signe de se taire. Dartès est tombé sur une chaise.
DARTÈS
Diable... la vie est dure !... Ainsi, un beau jour, parce que tu as prononcé une petite parole de vérité, pauvre bonhomme... tous les mensonges dans lesquels tu vivais, et qui t'entouraient, se sont retournés et ligués contre toi, comme des vipères furieuses sur lesquelles tu aurais mis le pied !... Tu es mordu de toute part !... Tant pis !... Même avec cette soufîrance-là au cœur, je ne me démentirai pas !... Non !... Non !... Je ne te désavouerai pas, vérité !... Tu es trop belle !... (Il fait un effort sur lui-même et se lève, chancelant.) Et puis, je m'en tirerai !... Geneviève, je m'en tirerai. Je me connais... Oui... oui, tu as raison!... maintenant la séparation... la solitude com- plète... sans plus rien que son devoir pour paia sec et pour idéal !... Ça ne m'effraie pas... pag du tout !... Conservez l'appartement... moi j*ai déjà désigné le petit coin où j'irai habiter !... La porte s'ouvre.
SCÈNE XYI Les Mêmes, RENÉE
RENÉE, entrant.
Qu'est-ce qui se passe ?... J'étais mortellement inquiète toute la journée !... Bonjour, maman 1... Quand j'ai su que vous étiez tous au journal, je
a54 L'ANIMATEUR
suis vite accourue, pressentant bien qu'il se pas* sait quelque chose de grave... Et dès la porte, en bas, un collaborateur m'apprend qu'on te dé- barque !... Je suis outrée !... Mais peut-être est-ce que je m'exagère...
DARTÊS
Non !... C'est la vérité.
RENÉE
Tu ne vas pas te laisser faire, je suppose !... Tu vas te défendre... tu vas leur montrer qui tu es 1... Je te vois d'ici leur répondre... je...
GENEVIÈVE, prenant la parole.
Renée, les événements sont encore plus graves que tu ne le penses... Nous venons de prendre, ton père et moi, avec l'assentiment de Frédéric, des déterminations irrévocables... et nous allons, dès aujourd'hui, les mettre à exécution.
RENÉE
C'est-à-dire ?...
GENEVIÈVE
Ton père, pour s'adonner à la force de ses con- victions... à une lutte qui va l'absorber entière- ment, réclame une complète liberté. Nous avons donc décidé, momentanément, de nous séparer !... Il désire vivre seul, se recueillir et agir ainsi, sans blesser ni atteindre les siens qui ne voudraient pas avoir, dans ces conditions, à le juger ou à le blâmer... Cette séparation prend date dès main- tenant... Nous vivrons, toi, moi et Frédéric, à la maison, comme de coutume...
RENÉE
C'est vrai, ça ?...
DARTÈS
C'est vrai ! . . .
ACTE PREMIER a55
RENEE
Tu veux te séparer de nous ?...
DARTÈS
Je veux... éloigner le passé... tout le passé !... dont le contact, dont la vue seule me fait mal 1
RENÉE
Alors... le divorce !... Dame, ça s'appelle ainsi ! Deux camps... nous et toi ?...
DARTÈS
Si tu veux 1...
GENEVIÈVE
C'est la volonté de ton. père !... Nous ne pou- vons plus vivre en commun, après cette journée et ce qui s'est passé, c'est impossible 1...
RENÉE
Et vous acceptez ça, vous ?
GENEVIÈVE
Il le faut, pour l'intérêt de tous 1...
RENÉE
Alors, au moment où tout l'accable, vous allez l'abandonner, comme ça, à lui-même !... Il sera tout seul à souffrir, à lutter 1...
DARTÈS
Je ne souffre pas !...
RENÉE
Il ne souffre pas, cet homme-là ?... Non ? Il ne souffre pas ? Mais il n'y a qu'à le regarder, te- nez... regardez-le ! Ses lèvres tremblent... son pauvre front est en sueur !.., Il lutte, parce qu'il a du courage !... Mais son angoisse intérieure, tenez !...
256 L'ANIMATEUR
DARTÈS
Renée, veux-tu te taire !...
RENÉE
Sa désolation !
DARTÈS
Renée... voyons... assez !... Tu me brises, ne le vois-tu pas ?
RENÉE
Et il va s'en aller, tout seul... comme un homme puni d'avoir dit ce qu'il avait dans le cœur... tan dis que nous ! Pas moi... papa... pas moi, ça je te le garantis !...
DARTÈS
Renée !...
RENÉE
Avec toi, jusqu'au bout, et à tes côtés 1... Puisqu'il y a deux camps... c'est tout choisi : je reste là !
GENEVIÈVE
Tu n'as pas à émettre une prétention de ce genre 1...
RENÉE
Je n'ai pas à... Avec ça !... Nous allons bien voir 1 N'aie pas peur que je t'abandonne, papa, à l'heure où tu souffres et où tu te bats !... J'aime- rais mieux mourir que de ne pas être à tes côtés... ou dans tes bras !...
DARTÈS, gui s^est contenu jusque-là, ne pouvant retenir un cri déchirant de triomphe et de douleur.
Ah ! vous pouvez vous en aller !... Vous pou- vez disparaître !... Allez-vous-en !... allez-vous- en !... Je suis payé ! Jl Vétreint.
ACTE DEUXIEME
A Saint-CIoud. Un ancien atelier de photographe, très simple. Quelques meubles récemment apportés. Sur une bibliothèque basse, un plâtre de la tête de Hugo, au mur des tableaux d'amis. Grande verrière au fond, donnant sur une petite rue de banlieue. Dartès mange à sa table de travail. Renée le sert.
SCÈNE PREMIÈRE DARTÈS, RENÉE, BELLEU
RENÉE
Tiens, le fromage est un peu sec, mais le beurre est bon !...
DARTÈS
Non, non, merci mon petit 1... C'est très bien comme ça...
RENÉE, à Belleu, près de la verrière.
Eh bien ! où en sont-ils, Belleu ?... Est-ce que le nombre a encore augmenté ?...
BELLEU
Oui, ils m'ont l'air d'être maintenant assez nom- breux... Le caboulot se remplit 1... Ils doivent bien être une trentaine maintenant !... Tenez, en voilà encore un qui arrive et qui regarde la fe- nêtre !...
RENÉE
S'ils continuent, ça finira par ressembler à un meeting !
258 L'ANIMATEUR
D ART ES
C'est bien ce qui m'ennuie !... Je n'avais pas prévu qu'ils en feraient une manifestation... Posi- tivement, quand j'ai déclaré : venez demain matin chez moi à onze heures, je vous donnerai ma ré- ponse, je croyais me trouver en face de deux ou trois délégués, de Maravias et de quelques dépu- tés !... Et ils ont organisé toute une mise en scène... Ma porte est bien consignée ? Je ne veux voir personne avant l'heure fixée par moi !... Il n'est que neuf heures ! J'ai donc encore deux heures de solitude ! Il n'y a pas à craindre qu'on monte, Renée ?
RENÉE
Non, la concierge est parfaitement stylée 1...
DARTÈS
Deux heures !... Tout un monde... Tu as dé- jeuné ?
RENÉE
Oui... oui... A huit heures, comme d'habitude, la bonne m'a servi mon chocolat.
BELLEU, toujours à la fenêtre.
Voilà Macherin avec quelques citoyens incon- nus de moi.
DARTÈS
Naturellement.
BELLEU
C'est bien arrangé !... Sous couleur d'un petit mouvement en votre honneur, sous prétexte de venir vous féliciter du prix de Stockholm, c'est une manœuvre de dernière heure pour vous em- pêcher de vous dérober I...
DARTÈS
Avec ça que je me gênerais 1... C'est agaçant...
ACTE DEUXIÈME a59
Je ne veux me trouver en face que de ceux que j'ai convoqués !...
BELLEU
Alors, moi, maintenant que vous avez dicté la correspondance, à quoi désirez-vous que je m'oc- cupe ?...
DARTKS
A rien 1...
RENÉE
Tenez, Belleu, aidez-moi à ranger ici ; il faut que ce soit en ordre quand ils arriveront !
DARTÈS
A quoi bon, mon petit 1... Au contraire, laisse les miettes de mon frugal repas du matin !... La bonne bouteille de vin populaire, le fromage sur la table, le pain en miche... Vieilles habitudes d'é- tudiant conservées toute la vie et qui vont mieux ici, dans ce petit atelier de photographie, que dans mon ancien appartement conjugal ! Qui m'eût dit ça, hein ? quand j'ai loué, il y a un mois, à Saint-GIoud, cette bicoque entrevue un matin tragique et dont je m'étais dit tout de suite : Bah ! s'il arrivait quelque chose, j'aimerais assez me réfugier là, dans cette rue de province, si calme, avec un bon troquet en face 1
BELLEU, on entend du bruit dehors.
Ecoutez, il y en a un qui vient de crier : « Vive Dartès ! »
RENÉE, à la bonne qui est entrée.
Tenez, Jeanne, emportez ça \... (A Dartès.) Motb^ on laisse la bouteille de vin sur la table ?
DARTÈS, riant. N'exagérons pas... Ne faisons pas de mise en scène !... Laissons ça aux candidats municipaux !..
26o L'ANIMATEUR
BELLEU
Une auto qui s'arrête !
DARTÊS
Où ça, en face ?
BELLEU
Non, à votre trottoir !
DARTÈS
C'est un taxi ?
BELLEU
Une auto particulière... Une auto chic !... bon genre !
DARTÈS
Et qui en descend ? Je n'ose pas me mettre à la fenêtre, comme il n'y a pas de rideaux de vitrage.
RENÉE
Pas possible !... Wlieil I
DARTÈS
Hein ?... Qu'est-ce qu'il vient faire ?
RENÉE
Il a traversé le trottoir en deux bonds, tête baissée. Tu ne veux pas le recevoir ?
DARTÈS
Ah ! fichtre non !... Belleu, vu l'importance du personnage, il est plus correct que vous le rece- viez, mais vous réconduirez avec toute la courtoi- sie désirable ! Qu'est-ce qu'il vient faire ?... J'es- père bien qu'il no vient pas me proposer d'entrer à son journal !,..
RENEE
Oh ! papa I... ir n'oserait pas !...
ACTE DEUXIÈME a6i
DARTÈS
Sait-on jamais, avec ces gens-là... Passons, mon petit... Belleu sam-a très bien s'en tirer.
RENÉE, de loin, à Belleu.
Aimable... n'est-ce pas ?...
Ils sortent à gauche, on entend la voix de Belleu dans l'antichambre qui est allé au-devant de Wheil,
SCÈNE II WHEIL, BELLEU
BELLEU
Entrez, entrez !... Je vous en prie, Monsieur Wheil... Monsieur Dartès sera désolé...
WHEIL
Inutile, Belleu, inutile !... II est là, je suis au courant.
BELLEU
Mais, je vous assure !...
WHEIL
Comme directeur du Français, vous pensez bien que j'ai un service d'informations qu'on ne dépiste pas facilement.
BELLEU
Et que savez-vous ?
WHEIL
Ce que nous savons tous jusqu'ici, c'est que, depuis un mois, les partis extrêmes de la démo- cratie veulent s'emparer de la personnalité de Dartès... Mais ce que nous savons depuis hier, c'est qu'ils ont décidé d'offrir à Dartès la direction du nouvel organe extrémiste, la Lumière, qui va
a6a L'ANIMATEUR
paraître la semaine prochaine... Ils comptent faire de son acceptation un chambard énorme !... Le nom de Dartès va briller en capitales sur les murs de Paris, au-dessous du titre révolution- naire... On s'agite en face, dans ce café... et ces messieurs attendent l'heure où Dartès leur ou- vrira la porte de son buen-retiro !... Je m'y intro- duis, moi, avant l'heure fixée, car j'ai une propo- sition à faire à Dartès, tellement importante, qu'il est urgent qu'il la connaisse avant de transmettre sa décision !... Je demande la parole cinq ou six minutes !
BELLEU
Encore une fois. Monsieur Wheil, avec la meil- leure volonté du monde...
WHEIL
Si je ne puis le voir, voulez-vous au moins me mettre en présence de sa fille, qui est sûrement là... sûrement... Mais oui, Belleu !... Il faut que je lui parle en particulier ; la chose en vaut la peine.
BELLEU
Je vais voir si Mademoiselle Renée est là !
WHEIL
Je vous en prie, mon ami !...
Belleu sort. Resté seul, Wheil inspecte la pièce et s* ap- proche du buffet.
WHEIL
II en est au litre de bleu et au quart de brie !...
ACTE DEUXIÈME a63
SCÈNE ÏII WHEÏL, RENÉE
RENÉE, entrant.
Oh ! Monsieur Wheil, mon père regrettera vive- ment de ne pas s'être trouvé là !...
WHEIL
Bonjour, Mademoiselle 1... Il ne veut pas me recevoir ?
RENÉS
Mais je vous assure !...
WHEIL
Ça ne fait rien ; votre présence me suffit !... Vous aimez beaucoup votre père, Mademoiselle ?
RENÉE
Mon Dieu, Monsieur, vous me posez la question comme on dirait : « Rodrigue, as-tu du cœur ? »
WHEIL
Evidemment, c'est absurde I... Nous savons tous que vous le chérissez... que vous vivez avec lui, en communauté parfaite de pensée !... L'ai- mant comme vous l'aimez, vous ne pouvez être que de bon conseil pour lui !...
RENÉE
Oh !... les conseils... Je ne permets pas d'in- tervenir dans la vie intellectuelle de mon père...
WHEIL
Mademoiselle... il faut que vous l'empêchiez de faire une sottise... une sottise dont il traînera toute sa vie le boulet !... C'est un homme perdu... un grand homme perdu s'il accepte...
Il
264 L'ANIMATEUR
RENÉE, souriant.
Perdu... pour vous !.,.
WHEIL
Oh ! mademoiselle... pour nous... il y a long- temps qu'il est perdu î... Les convictions, les as- pirations qui nous furent communes dans la jeu- nesse ne sont plus les siennes, hélas ! depuis longtemps !,.. Et je n'ai jamais cessé pour cela de le respecter profondément !... Votre père le sait. Je garde pour lui, quoique maintenant d'un parti opposé, une très vieille tendresse sentimentale... Et Dartès n'en a jamais douté, j'en suis sûr !
RENÉE
Vous avez raison... Je l'ai souvent entendu dire : « Au fond, Wheil m'aime beaucoup 1 »
WHEIL
Ah ! vous voyez !... A la bonne heure !... Pour Dieu ! qu'un homme de sa valeur ne se laisse pas chambrer par des agitateurs dont beaucoup ne sont que des farceurs de la plus louche politique d'opposition.
RENÉE
Mon père n'écoute que sa conscience.
WHEIL
Au fond, tout est venu de cet article qu'il a écrit contre Gibert !.,. A ce moment-là ! il était sans dessein pohtique arrêté !... Le voilà englobé, happé de toutes parts. Tout cela à cause d'un premier article !... C'est l'histoire de ces gens qui ont acheté un beau fauteuil ancien et qui, poiu' mettre leur maison à l'harmonie du fauteuil, finissent par tout démolir et y employer leur for- tune entière !
ACTE DEUXIÈME 265
RENÉE, riant.
En fait de fauteuil ancien, vous vous en prenez à un bien pauvre tabouret du faubourg Saint - Antoine... et si vous y allez de ce train !
WHEIL
Excusez-moi de vous parler avec toute la pas- sion qu'un pareil malentendu m'inspire !... Peut- être se laisse-t-il griser par sa soudaine popula- rité.
RENÉE
Il est si peu l'homme de ces griseries-là I
WHEIL
Ça va être terrible ! Il va s'enferrer jusqu'à la gauche.
RENÉE
Oh ! jusqu'à la gauche, c'est fait depuis si longtemps I
WHEIL
Le prix de Stockholm et la direction de la Lumière. Il faut le tirer de ce mauvais pas. Sa respiration tout entière y passera d'un coup... Et je viens vous y aider, Mademoiselle... car il n'est
Î>as possible que vous ne soyez pas remplie pour ui d'inquiétude !... Oh ! je ne viens pas lui pro- poser un renoncement, non, non, soyez tran- quille... Je sais à qui je m'adresse !... Mais le hasard veut que je sois à même de lui apporter une position admirable, digne de lui, purement littéraire, à l'écart de toute politique.
RENÉE
Vous ?... C'est-à-dire...
WHEIL
Oh ! pas chez moi... rassurez- vous... non !... La direction d'une grande maison d'édition, à
266 L'ANIMATEUR
Zurich, montée avec des capitaux considérables, sans opinion publique !... Je peux immédiatement lui faire signer un traité lui garantissant cinquante mille francs d'appointements et une participation aux bénéfices... J'ai la proposition ferme, là, dans ma poche !...
RENEE
Mais, Monsieur, j'en parlerai !... Cela mérite évidemment d'être pris en considération... Seule-^ ment, je crois bien... si vous voulez mon avis...
WHEIL, se levant.
Ecoutez. Mademoiselle, voici comment nous allons procéder I... J'ai une visite à faire à Saint- Cloud à quelques pas d'ici. Dans un quart d'heure, je serai de retour... d'ici là vous aurez touché un mot à votre père du projet... et vous vous arran- gerez pour me mettre cinq minutes en présence de lui!...
RENÉE
Je vous promets, en tout cas, d'insister pour qu'il vous reçoive.
WHEIL
Je n'en demande pas plus !... A tout à l'heure, Mademoiselle !... Je suis heureux de vou3 avoir rencontrée... Ce n'est pas un acquiescement que je lis dans vos yeux...
RENÉE
En effet. Monsieur, je ne me mêle pas des af- faires de mon père 1
WHEIL
Mais, dans ces yeux-là, je lis la bonté et le dé- vouement. Cela me suffit... Je oompte sur ces
ACTE DEUXIÈME 267
deux collaborateurs... A tout à l'heure... Ne m'accompagnez pas, je vous en prie...
Il sort. Renée, restée seule, va ouvrir la porte]de gau- che. Dartès entre.
RENEE
Papa !
SCÈNE IV RENÉE, DARTÈS
DARTÈS
Il est parti ?,.. Qu'est-ce qu'il a dit ?... Qu'est- ce qu'il est venu faire ?...
RENÉE
Oh ! rien de bien important !... J'ai compris qu'il était question de librairie... d'édition en Suisse... de gros appointements !...
DARTÈS
Quel micmac !...
RENEE
Ça avait l'air sincère I... Je l'écoutais d'une oreille distraite. Je n'entendais que ce mot : « Suisse !... la Suisse 1 »
DARTÈS
C'est bien le moment !
RENÉE
J'envisageais le voyage... Je voyais un hôtel sur le haut d'une colline, une terrasse et des pois de géranium sur fond bleu 1...
DARTÈS
Oui I... Ça t'irait assez à toi !...
268 L'ANIMATEUR
RENÉE
Le grand air pur !...
DARTÈS, sévèremenU
Renée !...
RENÉE
Je n'ai rien dit !... Ne me gronde pas. Silence.
DARTÈS
Pauvre petite !... Tu souffres !... Au fond, tu me désapprouves !
RENÉE
Encore une fois, ai- je dit quelque chose !...
DARTÈS
Tu t'en garderais bien !... Tu n'es venue vers moi que pour ra'aider, pour être là à mes côtés... Et tu te tais par principe, pour ne pas me pei- ner !... Seulement, au fond !.,. // lui tape amicalement la joue,
RENÉE
Tu ne peux pas m'empêcher, en tout cas, de trembler pour ton bonheur, papa !.... J'ai le cœur gros, voilà tout... parce que je t'aime... et aussi parce que nous étions si heureux tous les deux !... Tous les deux seuls !...
DARTÈS
Mais tu parles comme si j'avais pris moi-même une décision ! Rien n'est moins sûr que mon ac- ceptation !... Je rumine, je tergiverse 1...
RENÉE
Allons donc !... Pour essayer de me donner le change, tu fais semblant d'hésiter... comme moi,
ACTE DEUXIEME 269
je fais semblant de croire I Mais je sais bien quel est le. parti énergique que tu as pris ! Dans deux heurf'S... c'est terrible !... dans deux heures nous allons être lancés comme des boulets, vers l'in- connu !...
DARTÈS
Eh ! bien, tu te trompes !... Si tu pénétrais dans mon cœur, tu verrais que, véritablement, j'ai des hésitations... des envies d'envoyer tout pro- mener !...
RENÉE
Vrai ?... Ah ! si ce pouvait être vrai !... Si tu pouvais seulement hésiter I...
DARTÈS
Eh bien ?
RENÉE
Alo!^^, à cette minute-ci... dont toute notre vie va dépendre... j'oserais élever la voix...
DARTÈS
Fais-le, mon petit... Après tout, je t'y autorise. RENÉE, allant à lui.
Père, je t'aime tant !... Je tremble !... J'ai peur ! Tu seras traîné dans la boue... calomnié... Et quelle lutte dorénavant ! Songe à l'existence qui va nous être enlevée tout à coup ! Tout ce que nous étions, l'un pour l'autre, depuis deux mois qurt je vis à tes côtés... que nous vivons dans cette communion de tous les instants !
DARTÈS
Et quelle joie cela a été pour moi !... Nos pro- menad(^s... nos soirées autour de cet abat-jour !... Ta façon de protéger ma vie, d'organiser les jour- nées... de recevoir les amis...
37© L»ANIMATEUR
RENÉE
Car il a fallu que la vie nous force à cette solitude... pour que sorte de nos deux cœurs une tendresse que nous ne savions pas si parfaite... (Elle Vemhrasse tendrement sur le front.) Oh ! cette sale politique qui va te prendre non seulement à moi qui t'aime... mais à la paix de vivre ! Ah ! que je la hais !... Tous ces gens qui grouillent au- tour de mon père... lotirent par la manche... et qui méditent de le précipiter vers je ne sais quel ave- nir qui m'épouvante... Tu me pardonneras, mais, que veux-tu, j'ai peur, instinctivement, que tu ne sois pas très bien fait pour cette bataille, papa !... Si tu te trompais sur toi-même... si tu étais sim- plement... (Elle hésite.) Un penseur !...
DARTÈS
Toi aussi ?... Oh ! cette expression presque méprisante, dans ta bouche !... Ce qu'elle est de- venue de nos jours !... Un penseur !... Eh bien, s'il m'était donné un jour de constater qu'on avait raison de douter de ma force d'action... oh ! ce serait bien la plus cruelle désillusion de moi- même !... Certes, il ne m'a pas été donné encore de défendre des causes passionnément, à coups de dents et à coups de griffes... mais je ne suis jamais tombé non plus dans cette nonchalance qui ouvre les portes de la sénilité 1...
RENÉE
Voyons, papa, ça ne te suffit donc pas d'avoir raison, d'écrire librement ce que tu veux... d'être si grand ton isolement. Car tu vas te diminuer... oui, tu vas te diminuer dans la lutte vulgaire !... Tu vas te rabaisser à leur niveau !...
DARTÈS
C'est possible... mais le devoir, Renée, le de-
ACTE DEUXIÈME 271
voir... la grande souffrance humaine qui est là... enchaînée... et toutes ces chaînes qu'il faut bri- ser !...
RENÉE
Le devoir intellectuel ne demande pas des ab- négations aussi rigoureuses... Tu as déjà assez souffert pour lui !... Tu y as perdu ton foyer 1...
DARTÈS
Crois-tu ?
RENÉE, changeant de ton
Ecoute... j'ai tout à coup l'intuition de l'ave- nir !... un pressentiment mauvais !... quelque chose qui passe dans mon corps entier !... Papa... refuse... Je t'en suppHe, refuse !... Oui, oui, je sais que tu dois me trouver impudente d'oser te par- ler ainsi... mais il faut que je te l'aie dit... Accepte une position dans le genre de celle qu'on te pro- pose... On irait en Suisse. On vivrait, tous les deux !... Ce ne serait pas gentil ?... Dis ? Je co- pierais tes manuscrits !... Et puis, on voyagerait aussi un peu... On ne aérait pas heureux, dis ?... C'a t'est donc égal d'être heureux ?... Pourqud rofuses-tu d'être heureux ? Si tu m'aimais comme tu le dis !...
Elle es. à genoux près de Zui, il lui caresse les cheveux^
DARTÈS
Oui, vvèfi do toi... regarder toujours ton visage souriaiii/ avec tes bons yeux de chien fidèle 1...
RENÉE
Pap...
DARTÈS, la repoussant brusguement.
Va-t'en... Laisse-moi L..
RENÉE
Qu'est-ce que tu as ?
a;2 L'ANIMATEUR
DARTÈS
Tais-toi, malheureuse...
RENÉE
Tu m'as repoussée avec une telle colère, un si méchant regard... Un temps.
DARTÈS
Pardon, mon petit !... Pardonne-moi ma brus- querie... Je suis nerveux !... On le serait à moins,
RENÉE
Tu m'en veux ?
DARTÈS
Donne tes mains... donne 1... Toi, si bonne... si tendre, toi qui, plutôt que de me quitter, as pré- féré te brouiller presque avec ta mère, et ne plus la revoir que de loin en loin, toi qui reviens de ces tristes rendez-vous, le cœur gros mais l'esprit toujours aussi résolu, pardonne-moi, cher mi- gnon !... Je n'aurai jamais assez de reconnaissance pour l'amour que tu me prodigues... Je devrais tout te sacrifier, même l'avenir, je le reconnais !,.. Tu ne peux pas comprendre certains troubles qu'il y a en moi... Certaines raisons que j'ai de mt lancer avec fureur dans l'action, et qui me rendent très, très irritable, presque méchant !... Oh ! tes petites mains dans les grandes miennes !..,
RENÉE
Alors, pendant que tous ces gens s'agitent ot regardent ta fenêtre, soyons encore nous deux, comme nous l'avons été tous les jours du mois dernier I... tu veux bien ? Tu veux bien ? Joue encore uno heure avec moi à être heureux !...
DARTÈS
Ce que tu voudras I...
ACTE DEUXIÈME 273
RENEE
Tiens, remets-toi là, dans ton grand fauteuil. Je vais te bourrer une bonne pipe moi-même !... Et puis nous allons feuilleter ensemble ce numéro de la Renaissance latine qui est arrivé ce matin... Il y a la reproduction d'un Vinci admirable... et des Ingres très drôles... tu vas voir... Allons, avance, avance ici !...
DARTÈS
Renée, quel enfantillage ?... Mais je te com- prends, va ! Je comprends tout ce que tu veux dire de charmant et de désolant.
RENÉE
Là I... Moi, à côté, sur mon petit tabouret... On n'est pas bien ?... Tu vois, c'est comme d'habi- tude I... (On entend au dehors des bruits et les échos de l'Internationale. Dartès dresse l'oreille.) N'écoute pas les bruits du dehors... Il n'y a rien dehors... absolument rien !... Regarde, voilà le Vinci en question !.,. C'est beau, hein ?... Où se trouve-t-il, ce tableau ?... A Milan !... Je vou- drais voir un jour Milan !... Tu te rappelles, tu as failli nous emmener tous une année en Italie ?... Elle babille et Venlaee.
DARTÈS
Ma chérie !... Il me semble qu'on me met une camisole de dquceur autour des bras...
SCÈNE V Les Mêmes, WHEIL
WheIL, entrant.
Oh ! le joli tableau d'intérieur !... Ne vous dé- rangez pas, je vous en prie... c'est trop charmant,
^74 L'ANIMATEUR
Mademoiselle !... Je vous demande pardon de de- vancer de quelques instants le rendez-vous 1 Dar- tès... je ne me perdrai pas en explications !... Dartès, lisez ça... C'est tout ce que je vous de- mande !...
Il lui tend un papier.
DARTÈS
Une seconde, Wheil, je suis à vous... J'entends du bruit !... (Il va vers la porte.) Qui s'introduit ici, derrière vous ?,.. Je ne reçois pas !
On entend la voix de Donadieu dehors. Il entre en bous- culant la femme de ménage.
SCÈNE VI
Les Mêmes, DONADIEU
DONADIEU
J'en étais sûr !... Papa Wheil ici !... Bonjour «itoyen I
WHEIL
Je vous prie, Monsieur Donadieu, d'être poli... Nous n'avons pas gardé les vaches ensemble I...
DONADIEU
Ça dépend de ce que vous appelez vache !... Il y a vache et vache. Dartès, vous n'allez pas vous laisser empaumer, hein ?
WHEIL, avec hauteur.
Qu'est-ce à dire. Monsieur ?...
DONADIEU
Sufficit I... Tentative de dernière heure I... Fi- gurez-vous, Dartès, que personne no voulait monter chez vous avant l'heure fixée I... Ils ont d'3S âmes do parlementaires, ces bougres-là 1 Moi,
ACTE DEUXIÈME 270
quand j'ai vu stopper l'auto du directeur du Français^ je n'ai fait ni une ni deux... En ma qualité de vieux bohème incivil qui peut prendre sur soi toutes les gaffes... j'ai enfilé l'eBcalier !... Et je viens vous chercher, Dartès ; les camarades vous attendent chez le bistro... Je vous ai fait verser votre vermouth grenadine !... Alors, on descend ? Ils sont cent cinquante en bas qui ont une envie furieuse de vous serrer dans leurs bras !..,
DARTÈS
Je n'ai pas encore pris ma détermination !...
WHEIL
Ah ! ça. Monsieur Donadieu, m'expliquercz- vous pourquoi votre parti tient tant à mettre un littérateur pur comme Dartès à la tête d'un journal prolétarien ! Ce n'est pas ce libertaire de cabinet qui ébranlera la Jéricho capitaliste !
DONADIEU
Pourquoi nous l'accueillons ?... Comme en d'au- tres temps nous eussions accueilli Lamartine,Zola et d'autres, s'ils étaient venus à nous 1 ... (Il écrit en Vair avec son doigt.) D. A. R. T. È. S..., un nom qui fait bien sur l'affiche ! Oh ! il y en a des noms de plus dans le mouvement, je le reconnais, mais, tel quel, c'est un excellent instrument d'é- mancipation !...
WHEIL, à Dartès.
Je ne vous donne pas un mois pour divorcer d'avec ces gens-là, Dartès !... Je le prophétise, Monsieur Donadieu ; un homme pas plus qu'un peuple ne change de moelle ni de muscles en quatre ou cinq jours !...
DONADIEU
Qu'en savez-vous ? Il y a des routes de Damas
2:6 L'ANIMATEUR
pour les esprits libres... Je ne parle pas pour vous, Monsieur Wheil, bien entendu ! Allons... venez, Dartès !... Je vois bien que vous hésitez... qu'on vous chambre !... Votre demoiselle est venue re- ferm.er la porte et vous fait des signes derrière moi...
RENÉE
Mais, Monsieur...
DONADIEU
Vous n'allez pas leur occasionner cette décep- tion... hein ?... Ce ne serait pas chic !...
DARTÈS, sèchement.
Vous avez eu tort de monter, Donadieu !...
WHEIL
Dartès, je vous adjure, mon bon ami !... Songez à l'heure que nous traversons... Au nom du pays même, pas de campagne perturbatrice en ce mo- ment !... Laissez cette poignée d'agitateurs et de factieux.
DONADIEU
Cette poignée-là, que vous désignez de ce petit geste... vous ne savez pas si ce ne sera pas de- main une nation, Monsieur I
WHEIL
Non, car votre triomphe serait pour la nation un arrêt de déchéance et de mort, car, è ses yeux, vous ne luttez pas seulement contre le capital... mais contre toutes les belles idées pour lesquelles des millions d'hommes vivent et savent toujours mourir : la Patrie, la Religion, la Famille, l'Ordre. Et quoi que vous fassiez, vous êtes infailhble- ment les vaincus de demain 1...
DONADIEU
Laissercz-vous dire ça devant vous, Dartès ?...
ACTE DEUXIÈME a; 7
DARTÈS
Ecoutez-moi, Donadieu !... Je n'approuve pas une minute les paroles de mon vieux camarade Wheil, vous n'en doutez pas... sans quoi, serais-jo allé à vous ?... Il y a pourtant une impression- nante vérité dans ce qu'il proférait à l'instant... Ceci : on ne change pas un homme en cinq mi- nutes !... Je vais vous faire sur moi-même une triste révélation qui vous atterrera peut-être. 11 y a deux parts en moi... Un libertaire qui hait les anciens mensonges sociaux, qui croit, comme vous, au renversement nécessaire des valeurs, aux solutions immédiatement exécutoires, à la refonlo de l'organisme social, un qui adore le peuple, 1er peuple au grand cœur douloureux... qui éprouve l'envie furibonde de se dévouer à sa cause sacrée... oui !... Mais il y a aussi un vieux bourgeois en moi, qui ne se décide pas à mourir !... Je mo méfie des oppressions collectives, de l'esclavage dos partis !... Je suis un révolutionnaire, certes, mais épris de liberté... d'amour... et non de haine !...
WHEIL
Et c'est tout autre chose... Tolstoï, mon cher ! Vous n'êtes pas l'homme de ces révolutionnaires- là!
DONADIEU
On croit toujours ça !... Rien ne ressemble plus à un révolutionnaire qu'un autre révolution- naire !...
WHEÏL
Dartès, vous resterez dans le vrai I
DONADIEU
Officiel et légal I
ajS L'ANIMATEUR
WHEIL
Dans la grande vérité humaine...
RENÉE, de loin. Je t'en supplie î
DARTÈS, bas»
Je souffre du doute de moi !... J'ai des répu- gnances... Je n'adopte pas toutes vos idées... Il y a des gens à la tête du parti qui me dégoûtent et que je méprise.
WHEIL
J'en étais sûr !
DONADIEU, un peu stupéfait et ironique.
Non, mais, pas possible !... Vous n'en êtes pas plus loin que ça, Dartès ? A ce point d'interroga- tion élémentaire sur vous-même ? Ah ! je suis bleu de vous trouver dans de pareilles disposition? quand je m'attendais à vous livrer à toutes les acclamations des camarades !...
WHEIL
Tenez... tenez, vite, Dartès... Ecoutez-moi ça» je vous en prie ?... Ecoutez ce qu'on crie dans la rue 1... Ah ! l'abomination, le blasphème !...
DONADIEU
C'est un isolé !... Vous savez bien, cet éternel isolé qu'on a toujours la ressource d'appeler un homme saoul !
WHEIL
Un seul I... Non... Il y a plusieurs voix !...
RENÉE
Papa ! écoute... On entend dans des rumeurs : « A''hu9... I''ar...mé».„ »
ACTE DEUXIÈME a^g
WHEIL
Est-ce sous ce cri de ralliement-là que tous allez vous ranger ?
DARTÊS, avec élan cette fois.
Non, non !... Pas ce cri !... De ceux-là, je n*en suis pas !
WHEIL
A la bonne heure !... Voilà l'autre cri... Celui que j'attendais, celui de votre conscience !...
RENÉE
Papa !... papa, tu refuses ?...
DARTÊS, tristement. Cela te ferait donc tant plaisir ...
DONADIEU
Mais, bon sang !... Qui disait donc que cet homme-là signerait ! Allons, c'est jugé !... Inutile de les faire poireauter plus longtemps !... Avez- vous peur au moins de descendre et de leur dire à tous, franchement, les yeux dans les yeux : « Je ne veux pas ! »
DARTÈS
Mais certainement, je le leur dirai !... Je ne re- doute aucune explication... aucun aveu de moi- même... C'est à moi de m'excuser et je le ferais très humblement !... Descendons... Renée, donne- moi mon chapeau...
WHEIL
Et il y va !... Allons, allons, l'affaire est ratée... Riez si bon vous semble, pour dissimuler une déception qui doit être amère, je le reconnais i
DONADIEU
Une déception, moi ? Quelle blague !... Je suis
28o L'ANIMATEUR
tranquille, Dartès... Sans tarot et sans marc de café, je n'ai pas de peine à tirer votre horoscope I... Minute, mes amis. Ecoutez bien 1... Si un homme comme vous, en proie au doute et se cherchant querelle à lui-même, exprès, pour ne plus avancer, au point où vous en êtes, Dartès, si cet homme venait me consulter, je lui dirais à peu près ça : Ne te frappe pas... Ton cas est clair ! Voilà l'his- toire... Tu vas, tu viens, sans t'occuper d'autre chose que de toi-même, et puis, un beau jour, tu émets une petite idée générale grande comme ça... une idée banale, cent fois dite, usée par d'autres bouches que la tienne 1... Et voilà que tout à coup elle se met à vivre devant toi, la petite idée... elle absorbe tout ; elle se met à vivre d'une existence personnelle, formidable ! Elle entraîne tout, même toi, qui l'as émise et qui maintenant regimbes et grognes à sa remorque.. Oh ! tu as beau résister, tempêter, bernique.. Elle te prend par la manche... puis aux entrailles., elle tire... elle tient bon 1 Y a pas... faut suivre !.. C'est fini ! Tu lui as donné la vie à la petite idée elle te demande la tienne en échange !... Elle fera de toi, si elle le veut, un martyr !... Les idées vois-tu, c'est plus grand que nous... Tu te plains tu ahanes derrière... tu dis : « Mais ce n'est pas elle ! Sous cette forme, je ne la reconnais pas !... Je n'en veux plus... Comme on me l'a changée, la bougresse ! » Allons donc, mauvais père I... C'é- tait ta fille, ta fille prédestinée... et c'est pour celle-là probablement que tu étais né 1... Oh 1 tu en as eu d'autres et d'aussi belles, bien sûr, mais ça no fait rien : c'est celle-là qui doit te remor- quer, que tu le veuilles ou non !... Tôt ou lard c'est elle qui sera ta foi, ton triomphe ou ton sup- plice I... Et si ce n'est pas aujoin-d'hui, ce sera demain... dans dix ans... qu'importe I... Retiens
ACTE DEUXIÈME 281
ce que j'affirme : tu peux refuser de poser ta si- gnature au bas d'un traité... Pas d'importance ! Je m'en fous !... Regarde-moi !... Un jour, un jour où il y aura beaucoup de souffrances dans l'air et par le monde... où on lui fera du mal à ta petite idée de jadis... où on voudra lui casser les ailes... alors, tu ne pourras pas te retenir, et c'est toi-même qui pousseras les deux battants de la porte en criant : « Eh bien, me voilà, nom de Dieu ! »
D ART Es, levant les bras.
Qui sait !...
WHEIL
J'ai écouté votre petit topo... Nous sommes d'accord sur un point, c'est que votre homme n'est pas mûr !...
DONADIEU
Mais non, il n'est pas mûr I... C'est l'évidence !... Allez, Dartès, venez leur dire ça : « Je ne suis pas mûr ! » Et c'est moi qui réglerai votre vermouth grenadine !... Ça vaudra bien ça ! Après vous, ci- toyens...
Dartès sort le premier, après avoir souri un peu triste- ment, un peu pauvrement à Renée qui lui envoie un baiser du bout des doigts. Elle est très pâle.
WHEIL
Je descends avec vous, et je file de suite 1... Je me suis mis abominablement en relard. (Donadieu et Dartès sont sortis les premiers. A Renée.) Et à bien- tôt, hein ? Demain, si vous le permettez !... Nous n'y sommes pour rien. Vous avez enlevé ça de main de maître... Comptez sur moi. (Montrant sa poche.) Le bien-aimé petit traité est là!...
Il sort derrière les autres, radieux. Restée seule, Renée les écoute, elle a un geste rageur en refermant la porte, puis elle va à la fenêtre et regarde.
282 L'ANIMATEUR
SCÈNE VII RENÉE, seule
RENÉE
Tiens, qui fait marcher la trompe de l'auto ?... Un farceur !... Ah ! on a reconnu Wheil.., On va le bousculer ! Monte ! monte donc vite, mon vieux, c'est ce que tu as de mieux à faire... (Elle ouvre la fenêtre, on entend du bruit dehors.) Voilà papa... la porte s'ouvre... Il entre !... (Acclamations au dehors, puis arrêt brusque.) C'est fait !...
Elle referme la fenêtre, va à la table, cherche de quoi écrire et se met à écrire un pneu. Au bout d'une seconde, la porte s'ouvre et Madame Dartès entre. Renée parle sans lever la tête.
SCÈNE VIII RENÉE, MADAME DARTÈS
RENÉE
C'est vous, Jeanne ?... Vous allez mettre ça, en pneu, tout de suite. (Elle lève la tête.) Toi, ici I... Comment es-tu entrée ?
MADAME DARTÈS
J'allais sonner, j'ai trouvé la porte ouverte I...
RENÉE
La porte ouverte ?... C'est Wheil qui est sorti le dernier... Est-ce que...
MADAME DARTÈS, vivement. Il faut venir ici to trouver, puisque depuis cinq
ACTE DEUXIÈME a83
semaines, tu ne réponds même pas à mes lettres et que tu refuses tout rendez- vous... Alors ?...
RENEE
Si papa te voyait ici, chez lui 1...
MADAME DARTÊS
Eh ! bien, quoi !... Nous sommes séparés, mais on peut avoir à se parler !... Il y a d'ailleuis peu de chances qu'il me voie, puisqu'il est en face, en train de signer le pacte... l'affreux pacte qui va faire de lui un paria et de toi, ma chérie, peut-être une victime.
RENÉE
Ah I ah ! tu espionnes !
MADAME DARTÈS
J'étais en bas avec une foule de badauds et de reporters... Quand j'ai vu ton père traverser la rue, je n'ai pu résister à l'envie de monter... J'a- vais vu ton petit visage à la fenêtre...
RENÉE
Mais j'y songe de plus en plus !... Est-ce que, par hasard, tu ne serais pas venue avec Wheil ?... J'imagine très bien l'auto de Wheil te déposant au coin de la rue !... Est-ce que tu ne serais pas derrière la démarche qu'il vient de faire auprès de papa, et n'est-ce pas lui qui a laissé intention- nellement la porte ouverte ?
MADAME DARTÊS, haussant les épaules.
Je ne sais pas ce que tu veux dire !... J'ai en effet vu Wheil et Donadieu descendre d'ici avec ton père... C'est tout... Wheil a repris son auto et il est reparti rapidement par la côte de Saint- Cloud... Embrasse-moi, veux-tu ?... (Renée lui tend le front.) On peut rester cinq minutes ?
28Î L'ANIMATEUR
RENÉE, après une hésitation. Si tu veux !
MADAME DARTÈS, posant son sac sur ta table.
Alors, la folie est consommée !... II a accepté, ma pauvre petite !
RENÉE
Ne me plains pas, je t'en prie !...
MADAME DARTÈS
Quand la porte du caboulot s'est ouverte, il a été salué par des vociférations !... II va connaître les ivresses de la popidai'ité. Toi aussi. Renée... Hélas !
RENÉE
Mon père pouvait à son gré accepter ou refuser, ma tâche et mon devoir seraient restés les mêmes I
MADAME DARTÈS
Que va-t-il advenir de toi ?... Ah ! j'ai le cœur serré... serré 1 Jusqu'au dernier moment, j'ai espéré qu'il se reprendrait, que tu l'empêcherais de commettre cette folie !...
RENÉE, entre les dents.
Tu es donc bien sûre qu'il a accepté ?...
MADAME DARTÈS
Oui... Je l'ai vu entrer au bras de Donadieu... Si ce n'était pas fait, je te connais, tu me l'aurais déjà dit...
RENÉE
Pas sûr I... La crainte de te voir triompher trop haut m'aurait peut-être empêchée !...
MADAME DARTÈS
D'ailleurs, ton silence à mon égard, depuis un
ACTE DEUXIÈME a85
mois, laissait peu de place à l'espérance... Dans nos dernières entrevues, j'ai bien constaté les progrès effrayants de notre dissension ! Renée, pourquoi n'as-tu pas voulu venir chez moi ?...
RENÉE
C'est que, précisément, ces dernières entrevues avaient été très pénibles... très blessantes aussi, maman !... Tu m'as tenu, contre papa, dos propos de plus en plus odieux... Et puis, je n'étais pas assez maîtresse de ma langue !... Tu me faisais parler... j'avais peur de trahir la pensée de papa dans des heures aussi graves où il réclamait le si- lence et la méditation !...
MADAME DARTÈS
Oh ! cette phraséologie dans ta bouche !... Je la reconnais ! Je l'ai entendue près de vingt an- nées !...
RENEE
Tu vois, toujours, dès les premiers mots, ta haine t'emporte !
MADAME DARTÈS
Ne t'éloigne pas ainsi... avance !... (Elle lui prend les mains.) Nous deux, Renée... nous deux... devenues des ennemies 1...
RENÉE
Ohi
MADAME DARTÈS
Des étrangères en tout cas !... Comme c'est triste ! comme c'est lamentable !...
RENÉE
Je te répète ce que je n'ai jamais cessé de te dire : il ne tient qu'à toi qu'il en soit autrement !... Cède !... Raccommode-toi avec papa !...
286 L'ANIMATEUR
MADAME DARTÈ9
Tu emploies innocemment des mots d'enfants,.. C'est une chose rendue impossible !... Je te l'ai expliqué cent fois ! Il n'y a pas que les incompa- tibilités d'idées !... Tout est fini entre ton père et moi.
RENEE
Alors, même s'il avait renoncé à la politique, tu ne serais pas revenue ?...
MADAME DARTÈS
Non!
RENÉE
Oh !... Mais qu'est-ce qui s'est donc passé tout à coup entre vous... qui rend tout rapprochement impossible ?... Si tu le voulais vraiment, tu le pourrais... Si, si... et c'est ça que je ne te par- donne pas...
MADAME DARTÈS, fermement.
Non !...
RENÉE
Et puis, que vais-je supplier là ?... Je suis bien bête !... Tant pis !... On m'a donné à choisir ma route, je l'ai choisie !
MADAME DARTÈS, avec un mouvement précipité vers elle.
Ce n'est pas une raison pour que je te perde, moi I Et je te perds pour toujours !... Je le sens.
RENÉE
Tu l'auras voulu !...
MADAME DARTÈS
Cette accusation inique !... et sans cesse la même I... Tu me rends injustement responsable d'un état de choses qui a la force d'une fatalité I...
ACTE DEUXIÈME 287
Tu es murée dans ta résolution implacai)!. , dan:? ton rôle de servante de grand homme !... Ah ! si tu pouvais connaître la pauvre et simph; humanité de tout cela !... Mais tu as raison, n'en parlons plus !... Ce qu'il y a de certain, c'est que la pri- vation de toi m'est intolérable !... Je ne m'habitue pas à l'idée que le soir, quand je rentre-, tu n'es plus là... Je t'appelle, je te cherche !... Oh ! rassure-toi, je ne suis pas venue essayer de t'atter drir ! Je sais que ta volonté n'est pas de celi qu'on fléchit.
RENEE
La tienne non plus... Vois-tu, quand deux êtres en sont arrivés où nous en sommes, le mieux esl de ne plus se faire souiïrir I A quoi serviraient des mises en présence perpétuelles, des chagrins iné- vitables, puisque, forcée d'opter, je suis résolue à rester avec lui jusqu'au bout !
MADAME DARTÈS
Jusqu'au bout !... Ah I tu te rends bien compte de ce que cet engagement contient de renonce- ment et peut-être même d'épouvante ! Voilà ce qui m'indigne... Voilà ce que je suis venue te crier une dernière fois !... Cet homme n'a tout de même pas le droit de disposer ainsi de ton ave- nir !... Quand je songe à la vie qui t'attendait, élégante, claire, facile... au mariage auqufl tu étais destinée !...
RENEE
Penh !... Tu me fais hausser les épaules... Quelle puérilité !
MADAME DARTÈS
Mais si, mais si... cela compte aussi ! Par la foîce des choses tu vas rouler dans les bas fonds populaires I... Tu seras dépréciée, gâtée !... Oh !
il.
288 L'ANIMATEUR
il faut que je te sauve malgré toi-même,! Il le faut !
Elle $^ approcha de Renée, presque en suppliant. RENÉE
Papa va arriver d'une minute à l'autre... Avais-tu quelque chose d'autre à me dire ?...
MADAME DARTÈS
Renée, mon amour chérie, reviens chez moi passer quelque temps ! Tu seras libre, tu verras ton père tant que tu voudras, bien entendu... tu...
RENÉE, rinterrompant avec une froideur immobile.
Il va monter... As-tu quelque chose d'autre à me dire ?.<-.
MADAME DARTÈS, le rouge lui est monté au çisage.
Tu me renvoies !... C'est bien !... C'est bien !... Quelle peine ! (Elle se recule, mortifiée, humiliée. Un grand silence, gène, puis changeant de ton.) Oh l
io ne me faisais aucune illusion... aucune. La preuve, tiens, que je pressentais que notre rup- ture allait être définitive, irréparable, c'est que je venais te rendre certains comptes que j'ai à te rendre !... Je te les apportais... regarde ! Elle ça à la table, et ouvre son sac.
RENÉE
Des comptes ?... Quels comptes as-tu à me rendre ?... Je ne comprends pas ?...
MADAME DARTÈS
Renée, tu as atteint ta majorité, et la vie nous sépare brutalement. Sois libre. Désormais, nous allons encore nous heurter, même de loin... car, je te l'avoue très franchement, je combattrai ré- solument les idées de ton père dans mon journal 1...
ACTE DEUXIEME 289
RENÉE
Je n'en doutais pas.
MADAME DARTÈS
Tu daigneras seulement m'accorder les rendez- vous qui sont nécessaires pour régler certaines af- faires!... Je ne vois pas me faisant appel à un notaire pour des communications comme celle que j'ai à te faire aujourd'hui !... A moins que tu veuilles bien, comme je te l'ai demandéj venir chez moi, où nous parlerons à tête reposée ?...
RENÉE
De quoi peut-il bien s'agir ?... Eclaire-moi d'un mot... Je verrai s'il y a lieu de prendre rendez- vous !
MADAME DARTÈS
Tu es de glace, décidément !... Assieds-toi, jo t'en prie... rien qu'une seconde !... Quelques mots d'affaires, pas autre chose 1
RENÉE, s'asseyant à la table.
Je ne vois pas bien...
MADAME DARTÈS
Oh ! c'est sans grande importance, mais il faut tout de même que tu sois mise au courant... Voilà.. Ta fortune personnelle se réduit à peu près à aéant ! Tu possèdes vingt actions de chemin de fer, trente actions du journal le Progrès... Ton père a cru devoir m'envoyer encore le montant les coupons ; je t'avertis que je ne les accepterai plus à partir d'aujourd'hui.
RENÉE
Si c'est pour de pareils règlements que tu as cru ievoir me relancer jusqu'ici 1...
290 L'ANIMATEUR
MADAME DARTÈS très simplement^ d'un ton presque détaché.
Ce n'est pas tout, en effet l... Je désirais t'ap- prendre une chose qui serait venue à ta connais- sance d'ici peu!... Il s'agit de l'exécution d'un vœu testamentaire... Sache donc que ta majorité te rend virtuellement propriétaire d'une petite villa à Veules-les- Roses !
RENÉE
Moi ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
MADAME DARTÈS
Oh ! bien peu de chose !... une bicoque au bord de la mer, avec un bout de terrain... Ne t'illu- sionne pas !... Cela peut constituer tout de même un petit avoir. Dans la crise que tu vas traverser, qui sait s'il ne te sera pas agréable de posséder uii coin de repos pour faire halte !...
RENÉE, amusée.
Comment suis- je propriétaire d'une villa ?.. D'où me vient cette richesse ?... Et comment s( fait-il qu'on ne m'en ait jamais rien dit jusqu'ici
MADAME DARTÈS
Il y a une quinzaine d'années, Ménescal, (Ui temps, un froid.) notre vieil ami, que tu as poi connu, car tu étais trop petite, a eu l'idée en mou rant de partager ses biens à quelques amis... Il n laiësait aucune famille... A moi fut léguée cnlt bicoque de Veules-les- Roses ! Maie, sans doute Ménescal avait-il deviné que je ne l'habiterai pas... Craignait-il qu'elle fût vendue par la suite ?, Je n'en sais rien 1... En tout cas, il avait mis un condition... c'est qu'à ta majorité, la villa te r( viendrait ù toi, on personne... Il t'aimait beau
ACTE DEUXIÈME 391
coup, Ménescal, tu t'en souviens ?... Voici, d'ail- leurs, la lettre où cette volonté est exprimée... Tu la liras ; je te montre tout de suite cette phrase : • Je désire, ma chère Geneviève, qu'en souvenir de moi cette villa revienne à votre petite Renée, quand elle aura atteint sa majorité et... »
RENEE
Donne... donne vite !... (ElU lit.) Mais qu'est- ce que c'est que cette histoire ?... Comment se fait-il que tu ne m'en aies jamais ouvert la bou- che ?,.. C'est la première fois que j'entends parler de cette villa... qui t'appartient pourtant depuis quinze ans I...
MADAME DARTÊS
On t'en a parlé... Tu l'as oublié, certainement... Il n'est pas possible qu'on ne t'en ait pas parlé 1... D'ailleurs, cette maison était si petite !... De plus, je n'ai jamais pu supporter l'air de la mer, tu le sais !... Alors, je l'ai louée à bail, et, ma foi, je ne m'en suis plus jamais occupée... que pour quel- ques réparations de temps en temps !...
RENÉE
Comment se fait-il.,, que papa non plus ne m'en •ait jamais parlé ?... Il sait... bien entendu... que cette maison t'a été léguée à toi ?...
MADAME DARTÈS
Comment voudrais-tu qu'il en fût autrement ?
RENÉE
Alors... je ne m'explique pas non plus son si- lence à ce sujet ? Attends, attends... Connaît-il .aussi l'intention de Ménescal que la maison me revienne à moi personnellement ?... Cette lettre que tu me communiques... il en a eu connais- ^sance ?
292 L'ANIMATEUR
MADAME DARTÊS
A la lettre que je viens de te remettre, j'î joint différentes correspondances qui te montre ront le caractère affectueux de cette donation., Il y a visiblement des phrases qui ont été écrite pour que tu les lises plus tard 1...
RENÉE
Tu n'as pas répondu à ma question.
MADAME DARTÈS
Laquelle ?
RENÉE
Ce vœu et cette lettre sont-ils connus de mo: père ?
MADAME DARTÈS
Mais... certainement... je crois... oui !...
RENÉE
Certainement, et je crois !... Voilà deux mot qui jurent terriblement ensemble I
MADAME DARTÈS
C'est-à-dire que l'événement est déjà si lointai] que je ne me rappelle pas exactement si cett lettre lui a été montrée...
RENÉE, avec un mouvement de répulsion craintive.
Non 1... Assez !... N'allons pas plus loin !.. Tout ceci ne me regarde pas !... La villa t'appar tient... elle est à toi I... c'est bien à toi qu'elle i été léguée...
MADAME DARTÊS
Pas le moins du monde...
RENÉE
Garde-la... Assez, maman !... Jo refuse, ui point c'est tout.
ACTE DEUXIEME 298
MADAME DARTÈS
Mais...
RENÉE
N'insiste pas... Je ne veux participer en rien à ton passé ! Les raisons d'amitié de Ménescal pour toi sont explicables. Mais je désire demeurer à l'écart de tout ce qui concerne ce passé-là !... Je te prie même de reprendre ces lettres I... Tu as eu des scrupules... Ce vœu, ce désir exprimé dans ces lettres t'y contraignaient 1... Je ne doute pas une seconde d'ailleurs que ce fût là un expédient de la part de Ménescal... pour empêcher que la maison fût mise en vente dans une débâcle d'argent ! Peut-être aussi en cas de contestation 1... C'est cela, n'est-ce pas ?... C'est à ce sentiment que cor- respond sans doute une pareille détermination ?... N'est-ce pas toi-même qui viens de me le dire ? Elle parle avec une volubilité intense.
MADAME DARTÈS
Peut-être... oui 1...
RENEE
Eh bien, voilà qui est réglé ! Ma vie est exclusi- vement rivée à celle de mon père 1... J'en accepte tous les aléas... J'en subirais toutes les misères, si • iles se présentaient, avec la même allégresse !... Cotte existence-là, je l'inaugure les mains vides !... Je n'accepte et je n'accepterai rien jamais que de lui!
MADAME DARTÈS
Oh ! alors tu n'acceptes pas parce que ceci vient de moi ?... Voilà ce que tu veux me faire com- prendre, n'est-ce pas ?
RENÉE, les yeux pétillants de rage. Parfaitement l...
394 L'ANIMATEUR
MADAME DARTÊS
Oh ! c'est d'une cruauté, ce que tu dis là !... Est-ce que tu t'en rends bien compte, Renée ?... C'est tout simplement atroce I
RENÉE, sourdement. Laquelle est la plus atroce de nous deux ?
MADAME DARTÊS
Alors, dans ton cœur... ton père seul compte 1... Je ne suis rien, moi ?...
RENÉE
Lui d'abord !... Lui, par-dessus tout !... Vous l'avez voulu ainsi !
MADAME DARTÈS
Malheureuse 1...
RENÉE
Lui, qui a eu toutes mes pensées !... Lui, qui n'a pas été aimé par toi !... Lui, qui n'a pas eu sa part d'amour, et qui la méritait pourtant parce qu'il avait toutes les dignités, toutes les bontés !... Lui, que je vénère !...
MADAME DARTÈS, les mains aux oreilles.
Cruelle !... va, continue... Chaque mot est un coup de couteau !
RENEE
Lui, de qui je tiens ce qu'il y a de meilleur en moi !...
MADAME DARTÈS, bondissant.
Mais ce n'est pas vrai I... Tu es mon sang aussi !.. Tu es ma lillo !... Ce que tu as de bon, ce que tu as de meilleur en toi, tu me le dois !... Tu es ma lillo, entends-tu ?
ACTE DEUXIÈME 396
RENÉE
Comme je suis la sienne !...
MADAME DARTÈS
Tu es ma fille !...
Un grand silence, uu silence terrible.
RENÉE, blême.
Ah ! ça, voyons, voyons... depuis cinq minutes que tu me pousses à bout, c'est à se demander si je perds la tête I Où veux-tu en venir ?... J'ai tout à coup l'intuition d'une perfidie, mais elle serait telle venant de toi 1... Qu'est-ce que tu veux insinuer ?... Pourquoi cette exclamation que tu viens de pousser ?... Je retiens une interroga- tion monstrueuse.
MADAME DARTÈS, avec passion.
Eh bien, ne te demande rien !... Fcoute-Ie sim- plement comme il vient d'être poussé, ce cri qui me monte des entrailles !... Ecoute celle qui te dit : u Viens, ma chérie !... ne me renie pas ! » Pour qu'une mère torturée, désespérée qu'on lui arrache son enfant, en arrive à lui crier ça : « Ce n'est pas ta route !... ta route est avec moi !... » il doit y avoir des raisons irrésistibles !... Viens, ma chérie !... Tu ne peux pas renier de tes pa- rents celui qui des deux est ta chair même... celle qui...
RENÉE, apec un cri déchircuU.
N'achève pas... non... non !... Dis-moi vite, très vite que ce n'est pas possible... que je com- prends mal !... que je suis infâme d'imaginer ce que j'imagine... C'est que ce serait à se jeter par la fenêtre de désespoir et d'horreur !... T'en rends-tu compte ? Alors, ce serait vrai ?... Alors, je... (Un court silence, puis elle pousse un cri atroce et
296 L'ANIMATEUR
tend les bras vers la porte en criant de toute sa douleur.)
Papa !... papa !...
MADAME DARTÈS
Voyons... mon enfant... ne t'affole pas !... Maintenant, voilà que tu vas trop loin dans tes suppositions !... Voyons...
RENEE
Papa !... Papa !...
MADAME DARTÈS
Le désespoir,... la jalousie, peut-être aussi... ont égaré mes paroles !... Je me suis mal expri- mée. Ce n'est pas sur un mot qui m'a échappé que tu peux conclure à une pareille fatalité...
RENÉE, la repoussant.
Non !... Tu ne serais pas assez misérable pour dire de toi une chose pareille, si la vérité n'était pas éclatante, si tu n'en étais pas sûre !... Va- t'en !... Je ne te pardonnerai jamais le mal que tu viens de me faire !... Tu m'as enlevé ma seule fierté de vivre !
MADAME DARTÈS, se reculant et sourdement.
Ma chérie... tu as horreur de moi... n'est-ce pas ?
RENÉE
C'est de moi que j'ai horreur, maintenant.
(En sanglotant d'un désespoir incommensurable.) Papa ! au secours 1... Ta fille !... ta petite fille !
A ce moment on entend la porte de l'antichambre s'ouvrir.
MADAME DARTÈS
Fais attention.
Ecnée fait des efforts surhumains pour ravaler ses larmes. Dartès entre.
ACTE DEUXIÈME 397
SCÈNE IX Les Mêmes, DARTÈS
DARTÈS
Qu'est-ce que tu fais chez moi ?... De^quel droit es-tu montée ? Pour quelle raison ?...
MADAME DARTÈS
J'étais venue voir Renée... Je m'excuse et je m'en vais.
DARTÈS
Il y a des yeux rouges, ici !... Qu'as-tu bien pu dire à cette petite, qu'elle a le visage boulever- sé ?... Qu'est-ce qu'on t'a dit qui t'a fait verser ces grosses larmes ?... Tu es là sans pouvoir même parler !... suffoquée !...
RENÉE, reniflant ses sanglots comme un enfant.
Mais rien, papa... rien d'important ?,.. Je t'as- sure... des discussions... Tu vois, c'est fini !... Maman s'en va !...
DARTÈS
Ah ! la pauvre figure que voilà... Ah 1 ça, mais...
(Soupçonneux, à sa femme.) Tu n'aurais pas... Il s'arrête.
MADAME DARTÈS
Quoi ... achève !...
DARTÈS
Va 1 quoi qu'elle t'ait dit, ne la crois pas 1... Tout ce qui vient d'elle n'est que mensonge !... Mensonge I . . . (S'avançant vers Madame Dartès presque
à VOIX basse.) Réponds !... Tu n'aurais pas osé pousser l'infamie...
298 L'ANIMATEUR
RENÉE, qui Va suivi, pousse un vrai hurlement de douleur.
Ah !... j'ai entendu... 11 le savait, lui aussi... il le savait !
DARTÈS, se précipitant sur sa femme.
Va-t'on d'ici ou je te tue !... Ah ! j'étais bien sûr quo lu en arriverais là un jour !...
MADAME DARTÈS
Pourquoi as-tu voulu m'arracher ma fille ?... Tu l'as captée 1 Tu l'as dressée contre moi !
DARTÈS
Dehors !...
Il la pousse vers la porte, comme s^il avait peur de Vétrangler sur place.
MADAME DARTÈS
Tôt OU tard, c'est à moi qu'elle reviendra... Oui, c'est à ta mère que tu reviendras, Renée !...
DARTÈS
Mais va-t'en donc !... Tu ne vois donc pas que je vais t'étrangler comme une bête !...
MADAME DARTÈS
Renée, c'est à moi que tu reviendras, Renée, retiens ce cri-là... retiens ma voix... à moi... à moi...
Dartès Va jetée dehors. Il ferme la porte sur cette clC' meur.
ACTE DEUXIÈME agy
SCÈNE X DARTÈS, RENÉE
DARTÊS, appuyé à la porte.
Oh I pauvre petite ! Qu'est-ce qu'on vient de te faire ?...
RENÉE
Papa !... que je suis malheureuse !... DARTÈS, s*élançant.
Ah ! Papa ! Le premier mot qui sort de ta bouche ! Merci, merci, mon chéri !... Calme-toi... Je t'adore, mon petit... Je t'adore !... tu m'en- tends... là... là... calme-toi...
Il la serre convulsivement dans ses bras. RENÉE
Que je suis malheureuse !... Ma fierté de toi !... quelle déception I...
DARTÊS
Et voilà... c'est fait 1... Maintenant, ce que je te cachais si jalousement... tu le sais... C'est hor- rible, n'est-ce pas ? On ne peut rien imaginer do plus affreux !...
RENÉE
Rien... rien au monde...
DARTÈS
Tu comprends maintenant les transes par les- quelles je passais quand tu allais chez elle ?... J'avais tellement peur que tu reviennes avec cette épouvante dans les yeux !... Tôt ou tard, elle devait en arriver là !... Je le savais bien...
■
3oo L'ANIMATEUR
ton amour pour moi t'avait condamnée... à cette révélation !
RENÉE, écrasée et laissant tomber le torrent de ses larmes
Oh ! une révélation !... C'est pire... C'est une sentence que je viens d'entendre... une sentence de dégradation pour la vie ! Ce que je croyais être... et ce que je suis !... Moi qui n'avais qu'un orgueil... qu'un honneur... être la chair de ta chair !
DARTÈS
Tais-toi... ma chérie \ ... (Il la reprend dans ses bras.) Tiens ! nous sommes vraiment trop malheureux tous les deux !... Hein ! crois-tu ?... Ton jeune cerveau qui va être rempli de cette obsession !...
RENÉE
Et tu savais cette abomination depuis quand ?... Depuis toujours ?... Tu as pu garder cette chose... me la dissimuler des années... faire semblant de m'aimer I...
DARTÈS
Mais non, mais non 1... La blessure est toute vivo ! Seulement, les deux coups ont été espa- cés !... Tiens, le jour où j'ai quitté le journal... quand tu es entrée, quand tu t'es jetée dans mes bras... c'est ce moment-là qu'elle venait de choisir pour me frapper au cœur 1...
RENEE
Comme tu as dû souffrir !
DARTÈS
Autant que tu souiïres, Renée...
RENÉE
Autant ?... Oh 1 ça, c'est impossible I... Ça ne
ACTE DEUXIEME 3oi
se compare pas. Toi, tu restes toi-même, tandis que moi... songe... devenir en un instant le fruit de la faute... le produit de cet être falot et vil dont je porte peut-être la ressemblance accablante sur tout le visage !... dans tout mon être !... Quel dégoût. Non ... je ne pourrai jamais me faire à cette idée ! Jamais ! Jamais I
DARTÈS
Enfin, il faut tout de même la remercier de n'avoir pas parlé plus tôt... Je n'ai pas été privé de la joie de la paternité. Songe, si j'avais su ce que je sais quand tu bégayais, quand tu me ten- dais tes petits bras !...
RENÉE
Est-ce que je ne te les tends pas toujours de la liiême façon !
DARTÈS
Oh ! si... et c'est toujours aussi bon !... Mais je me dis que maintenant, te voici grande, de toute façon l'instant serait venu où je t'aurais perdue... C'était fatal... Le plus beau est passé... le plus doux, tu me l'as donne, le meilleur, tu l'as reçu !... On s'est bien aimé, hein ? nous deux ?...
RENÉE
Oh ! ce mot au passé !... Que de peine tu mo fais... Il est vrai que toi, tu ne m'aimes proba- blement plus autant depuis que tu sais quo je ne suis pas... ta fille 1
DARTÈS
Mais, Renée, je ne t'aimais pas seulement parce que tu étais ma fille !... Mais parce que tu étais toi !...
RENÉE
Dis, papa, est-ce qu'il pourrait se faire qu'on s'aime moins ?
3oa L'ANIMATEUR
DARTÊS
Pas maintenant, bien sûr... mais plus tard, qui sait ?... Tu te reprendras, tu réfléchiras !...
RENÉE
Je ne t'aimerai que davantage...
DARTÈS
Il y aura toujours entre nous cette idée qui grandira... qui s'installera... cette fanure de tout I
RENÉE
Tu crois ?
DARTÈS
J'en suis sûr !...
RENÉE
C'est atroce !...
Ils restent béants, regardant, droit devant eux, Vavenir,
DARTÈS, tout à coup, essayant de plastronner, pour Renée,
Tiens, heureusement que tu as eu l'inspiration de me faire renoncer à cette direction !... C'est fait !... En voilà une veine ! Maintenant on va réaliser le beau rêve que nous ébauchions tout à l'heure... on va aller en Suisse !... On voyagera sans autre souci que le plaisir de vivre ensemble...
RENÉE
Non l... Il ne faut pas I
DARTÈS
Pourquoi ?
RENÉE
11 ne faut pas voyager... Tu souffrirais trop... Seuls tous les deux, tu te torturerais davantage !... C'était bon il y a une heure !... Maintenant, je suis sûre que l'obsession te ferait mal... 11 te faut, au contraire, un dérivatif 1... Il te faut l'action I
ACTE DEUXIÈME 3o3
DARTÊS
Tu as peut-être raison... Alors, je vais travail- ler !... Oh ! la vieille charrette n'est pas encore usée. Je ferai un livre !... Je sais bien aussi qu'il faut gagner sa vie ! Au fait, je n'y pensais pas... l'offre de Wheil ?... la direction de la maison de Zurich !... Voilà qui tombe à pic !
RENÉE
L'offre de Wheil ?...
DARTÊS
Les voilà, les gros sous... et le coup de collier à donner !... Tiens, je suis enchanté !... Je vais lui écrire tout de suite !
Il se dirige vers son bureau.
RENÉE
A Wheil ?... As-tu songé que rien n'est changé depuis tout à l'heure... que cet argent que tu refu- sais te viendra du parti ennemi 1...
DARTÊS, aeec un geste las et découragé. Oh ! maintenant !
RENÉE
Ainsi, tu passerais dans l'autre camp ?...
DARTÊS
L'autre camp !... Mes amis de jadis !... Pour- quoi pas ?...
RENÉE
Tu en es là !...
DARTÊS
D'ailleurs, ce travail de bureaucrate, ce sera beaucoup plus mon affaire !... Et c'est peut-êtce toi qui avais raison !... Je voyais faux, je m'en
3(>4 L'ANIMATEUR
rends compte maintenant... Les idées, devant cer- taines réalités !
RENÉE
Toi... toi, parler ainsi !...
DARTÈS
Je deviendrai rapidement un petit vieux très sage... très sage !
Humblement, les épaules tassées, il a pris la plume. Une bizarre grimace lui contracte enfantinement les lèvres.
RENÉE, avec éclat. Et voilà ce qu'elle a fait de toi !...
DARTÈS
N'est-ce pas ce que tu voulais tout à l'heure !...
RENÉE
Tout à l'heure, oui, parce que je n'étais que ta fille !... ta fille timorée et lâche, comme le sont ious les enfants !... Mais, sache-le... je parlais contre mon cœur... contre ma pensée vive !... Ta foi, c'est la mienne !... Ton idéal, c'est le mien.
DARTÈS
C'est vrai, ça ?...
RENÉE
Si c'est vrai !... Ah ! mais, sache-lo, sache-le maintenant et que je le crie bien haut, puisque jo le peux enfin !... Pas une de tes pensées qui ne soit la mienne !... Je t'ai suivi toujours, applaudi en secret 1... Je te poussais de toute la force do mon admiration... car je ne connais pas de vie plus noble que la tienne 1... Ce que tu viens de faire au mépris de ton bonheur, mais c'est admi- rable... admirable 1... Et c'est ça que tu veux rayer, d'un couj), à cause de cette petite vérité
ACTE DEUXIEME 3u5
misérable qui ne devrait pas compter dans ta vie ?... Père ! Père !... laisse-moi le crier ce mot... ce beau mot, tout au moins à mon aise ! Père, mon père par les idées... par tout ce que tu m'as inculqué de toi !... C'est la plus haute des pater- nités, celle-là, je viens de le comprendre tout à coup... L'autre n'est rien en comparaison ! Tu ne m'as pas créée, peut-être... mais tu m'as ani- mée, tu m'as pétrie... c'est mieux !... Quand je me croyais ta fille, j'étais là, craintive... ma chair tremblait !... Regarde maintenant, je ne tremble plus ! ...Je suis seulement libérée de tous les mi- sérables liens charnels 1 Ah 1 elle croyait m'enle- ver la joie d'être ta créature !.,. L'imbécile !... (Le doigt tendu lers le front de Dartès.) Mes origintt.;, les voilà !... Au-dessus de tout, il y a la grande paternité des idées !... Oui... mille fois oui... tu m'as enfantée !... Jamais je ne me suis sentie plus ta fille qu'en ce moment !... En avant, père, du côté de ton devoir !... Il est là ! C'est ton enfant qui te le crie !... En avant, du côté de ton idéal! (Elle va à la fenêtre.) Il est encore temps... tout le monde n'est pas parti !... (Elle appelle,) Hop ! hop 1 Menessier... Tardieu... Ils sont là sur le trottoir...
DARTÈS
Qu'est-ce que tu fais ?
RENÉE
Je les appelle... (Elle crie.) Il accepte, venez vite, mon père accepte ! C'e^t décidé 1... (Elle re- polisse la fenêtre et va à Dartès.) Cai' tu acceptes, n'est-ce pas ?
DARTÈS
Si j'accepte !... Moi aussi, je me résignais, par amour pour toi, au renoncement le plus affreux.
3o6 L'ANIMATEUR
je saignais de rage contenue... et c'est toi, toi- même qui viens m'ouvrir les barreaux de la cage à l'heure où tout allait s'écrouler !... à l'heure où je croyais étouffer !... C'est trop de joie. Ah ! bon Dieu ! On va voir ! Renée, la foudre est tombée sur nous ! D'un coup de cœur, nous nous redres- sons ensemble ! Au devoir !...
Au devoir !
RBnEE
DARTÈS
Tu as raison... je vais parler... J'appellerai comme la cloche. Tu connais sa devise : « J'ap- pelle les vivants et je brise la foudre !... » Oui, j'appellerai de toutes mes forces... mais par le tocsin, par la guerre, par la révolte !... Je sonnerai pour la bonté, pour la fraternité douloureuse des créatures... Dis, Renée, voilà ce qui va germer de notre blessure, de notre déception... Ce ne sera pas beau, dis ?
RENÉE
Ah ! père, si ce sera beau !... De toute cette dou- leur faire de la beauté, de la bonté I... Quelle ré- ponse et quel exemple 1
DARTÈS
Ta main, mon petit... ta main loyale et forte 1 Maintenant il me semble que je soulèverais le monde !...
ACTE DEUXIÈME Soj
SCÈNE XI
Entrent DONADIEU, MENESSIER, ET TROIS OU QUATRE PERSONNAGES, les uns en bourgeois, les autres en casquette.
DONADIEU
Qu'est-ce que j'avais dit !... Ça n'a pas été long... C'était fatal, parbleu 1
RENÉE
Entrez, je vous en prie.
DARTÈS
P Entrez, entrez, Donadieu... Messieurs, entrez tous... Je suis votre homme. Je vous avais dit tout à l'heure la cause de mes hésitations. Avant de venir à vous, je voulais me libérer complèic- ment !... C'est lait. Comptez sur moi, corps et âme... Je vous donne ma vie 1...
TOUS
A la bonne heure... Vive Dartès... Signez ça :
Vun agitgje traité et le pose sur la table DARTÈS
Tenez, c'est à cette petite qu'on doit tout. ..Ne l'oubliez pas...
DONADIEU
Bravo, Mademoiselle ! Laissez-moi vous serrer la main... Vous êtes contente ?...
RENÉE
Si je suis contente I
3o8 L'ANIMATEUR
DONADIEU
Mais elle pleure, cette gosse !... Elle pleure !
RENÉE
Tiens, de fierté !... Quand on a un père comme celui-là, n'est-ce pas ?... quand on a un père comme celui-là...
RIDEAU
ACTE TROISIEME
L'imprimerie des Cahiers bleus. Le bureau de Gibert au premier étage, très vieille petite maison. Gros cais- ■ons. Au mur, les cagiers avec les piles de livres rangés. Désordre. Le nouveau livre de Gibert un peu partout, — en ballots. Au mur, de» affiches portant le titre du livre : Lascar le Juste. Le bureau donne au fond sur une petite cour ; on distingue les toits bas de l'imprimerie.
SCÈNE PREMIÈRE MADAME DARTÈS, GIBERT
GIBERT
Restez encore... que je sache, avant que vous descendiez, si vous ne rencontrerez pas Wheil.
MADAME DARTÈS
Où l'avez-vous mis ?
GIBERT
Dans le bureau du caissier en bas... Je lui ai donné un exemplaire à lire... Il savoure ça depuis une demi-heure.
MADAME DARTÈS
Il doit être fixé !... C'est pour un article dans Le Français ?
GIBERT
Parbleu !... (Il prend le téléphone intérieur.) Allô... Voulez-vous faire attention à ce que Ma- dame Dartès ne rencontre pas Wheil dans l'esca- lier, n'est-ce pas ?
3io L'ANIMATEUR
MADAME DARTÈS
Du reste, je veux m'en aller sans être vue de qui que ce soit.
GIBERT
Vous n'avez qu'à sortir par la porte de la
cour !... (Il continue à téléphoner.) Allô... Quoi ?...
Oui !... quarante exemplaires chez Loury... cinquante chez Dentus... Mais non, pas soixante, cinquante... ça suffît... Oui, je suis justement en train de faire la liste. Que tout soit livré à six heures... Eh bien, je m'en fous, prenez un taxi... Il y a combien d'exemplaires de sortis à l'heure actuelle ?... A deux heures ça faisait six cent cinquante ?... Bien !... (Il raccroche le récepteur.) Vous semblez un peu triste... un peu à plat... Qu'est-ce qu'il y a ?
MADAME DARTÈS
Moi ?... Non pas... Evidemment, maintenant que le volume est parti... maintenant que quel- ques mains l'ouvrent déjà à la devanture des li- braires... j'ai tout de même comme la respiration coupée...
GIBERT, riant.
C'est nerveux... le trac 1...
MADAME DARTÈS, après un petit sursaut.
De quoi ?... Vous plaisantez, je crois I... J'es- time n'avoir commis aucun acte répréhensiblo, au- cune lâcheté.
GIBERT
Non, ma chéro amie, aucune... Votre conscience peut être parfaitement rassurée... Vous êtes une vie lime ! Contre cet être néfaste, néfaste pour
A»:TE troisième 3ii
les siens comme pour son pays, qui vous a arraché votre enfant et vous a atteinte dans votre bonheur, qu'avez- vous fait ?... Vous avez parlé, vous vous êtes plainte... J'ai retenu au passage quelques- unes de ces confidences douloureuses, je m'en Bui' servi pour dépeindre le bonhomme... et ce ne serait répréhensible à la rigueur que s'il s'agissait d'un livre où le nom même de Dartès serait im- primé... Or, il s'agit ici d'une fiction, d'un per- sonnage composé d'éléments réels, d'une satire moitié farce et moitié larmes I... Allez, ma bonne amie, en paix, en toute paix... Le monde com- prendra qu'en m'ayant communiqué quelques do- cuments, et qui ne touchent exclusivement qu'à sa vie privée, vous n'exercez pas une vengeance. Ceux qui vous ont approchée ne peuvent que res- pecter l'expression d'une douleur sincère, et aussi d'une foi civique qui fait votre honneur de journa- liste.
Il s^arréte. visiblement satisfait de la formule.
MADAME DARTÈS
Merci, Gibert !... mais je creuse le fossé plus profond, plus irréparable, entre mon enfant et moi. Il est vrai qu'au point où nous en étions ! Je serais à l'agonie, viendrait-elle seulement à mon chevet ?... Je ne le crois pas 1
GIBERT
Bah 1 peut-être un jour ses yeux s'éclaireronl- ils ? Attendez quelques années encore... L'heure du châtiment viendra et tout ceci est un admi- rable dépôt de munitions... {Au moment où Madame Dartès se dirige vers la porte.) Ma chère amie, avant de nous quitter... permettez-moi d'aborder une question matérielle que vous avez toujours eu le tact d'éviter, et à laquelle il faut bien en venir.
14
3i2 L'ANIMATEUR
MADAME DARTÈS
Quoi donc ?
GIBERT
Voilà le chiffre du premier tirage : vingt mille. Combien s'en vendra-t-il, je l'ignore, mais ne vous semble-t-il pas équitable que, sur cette édition, vous touchiez un léger pourcentage, si léger soit- il ?
MADAME DARTÈS
Halte-là, Gibert I... Jamais !... Pourquoi pas les trente deniers ?... D'ailleurs, il n'y a aucune collaboration... Je ne saisis même pas l'à-propos de votre offre mon cher !... Je n'ai pas écrit une ligne de votre livre, je n'ai fait qu'entr'ouvrir quelques dossiers, quelques tiroirs.
GIBERT
Le chapitre douze pourtant est tout entier de votre main ?.,. Et vous savez, là-dessus, je ne transige pas... Du moment qu'une ligne a été écrite par une autre main que la mienne...
MADAME DARTÈS
N'insistez pas, vous m'offenseriez !
GIBERT
Il en sera comme vous voudrez.
On frappe.
GIBERT
Entrez I
UN RÉDACTEUR
Monsieur Wheil s'impatiente.
GIBERT
Une seconde encore... allez lui tenir compa-
ACTE TROISIEME 3i3
gnie... Le temps de faire descendre Madame... je téléphonerai.
Le rédacteur sort. Madame Dartès prenan* un exem- plaire à couverture rouge.
MADAME DARTÈS
Le pavé rouge I
GIBERT
II frappera au bon endroit, je vous en réponds !
MADAME DARTÈS
Qu'est-ce qui va sortir de tout ça ?... Si on pouvait le savoir à l'avance !... Comme c'est cu- rieux, j'éprouve à mon tour, exactement, l'im- pression d'incertitude et d'émoi qu'a éprouvée Dartès le jour où il écrivit son premier article contre vous et qui déclencha toute cette série d'incroyables événements... A mon tour, je m'in- terroge anxieusement... Ai-je bien fait ?... De quels événements vais- je être la promotrice ?... Et, ceci est encore plus curieux, Gibert, penchée sur mon propre doute, sur ma propre angoisse, je sens que, même si j'entendais une voix intérieure qui me désavoue, eh bien ! rien ne m'empêcherait d'agir et d'aller de l'avant !
GIBERT
C'est que vous le haïssez tellement !
MADAME DARTÈS
Ah ! oui, je le hais, de toutes mes forces !... Mais il n'y a pas que la haine, il y a le besoin mys- térieux de dire la vérité de son cœur et de sa foi, l'extraordinaire plaisir de lutter contre ce vertige qui vous attire, qui vous attire !... Ah ! l'attrac- tion de ce qu'on croit la vérité !... Quand j'étais petite, j'éprouvais ça déjà !... J'émettais des
■
3i4 L'ANIMATEUR
idées subversives qui faisaient pleurer ma mère... J'avais des remords affreux de lui faire de la peine ! Eh bien ! quand même, c'était plus fort que moi... Il fallait que je me débarrasse de mon désir d'insubordination !... Et encore mainte- nant... maintenant, je sens que ce petit livre-là va m'enlever à jamais le cœur de ma fille, que nous ne nous reverrons peut-être jamais... qu'elle m'en voudra pour le reste de ses jours... j'en éprouve un déchirement atroce !... eh bien, ce se- i'ait à refaire... je le referais !
GIBERT
Oui, la force des idées !... C'est bien celle-là qui entraine les peuples et qui fait marcher le monde... C'est notre force centrifuge, à nous autres, les esprits conducteurs.
MADAME DARTÈS, ai>ec un lourd soupir.
Notre force ou notre faiblesse ?
GIBERT
Non, notre force, et vous allez le voir... Vous allez voir le résultat du pavé rouge !
MADAME DARTÈS
Puissiez-vous dire vrai !... Adieu I
GIBERT
Quelques exemplaires, ma chère !
MADAME DARTÈS
Oh 1 non, merci !... pas un 1... Voilà un livre que je ne relirai jamais par exemple I Non, d'ail- leurs, je n'ai pas l'envie do lire quoi que ce soit, jo vous jure bien... Je vais rentrer chez moi, prendre une tasse de thé... je m'étendrai sur une chaise longue et demain matin, Gibert, demain
ACTE TROISIEME 3»5
matin l'aurore me trouvera dans la même posi- tion, les yeux ouverts...
GIBERT
Vous ne dormirez pas... vous croyez ?
MADAME DARTÈS
Non, je regarderai, en face de moi, au mur, un portrait en médaillon d'une petite fille de douze à treize ans, les yeux bleus, la bouche souriante... le col nu... et...
Elle pleure.
GIBERT
Vous êtes profondément à plaindre !
MADAME DARTÈS
Je sentirai ses yeux de reproche... j'entendrai sa voix me dire : « Qu'est-ce que tu as fait là, maman ? »
GIBERT
Ma pauvre amie !...
MADAME DARTÈS, aoec un éclair farouche et orgueilleux dans les yeux.
Ne me plaignez pas ! Je vous l'ai dit... ce serait à refaire, je le referais. Elle sort brusquement.
SCÈNE II GIBERT, puis WHEIL
GIBERT, seul au téléphone.
C'est vous, Thalabert ?... Passez-moi Goffier et priez Wheil de monter... Ah ! au fait, chez les libraires, spécifiez que les volumes que j'envoie
3i6 L'ANIMATEUR
doivent garder leur bande pendant quelques jours !... Je désire qu'on ne feuillette pas... Et puis, spécifiez aussi que j'ai mis dans le « Vient de paraître » en très gros caractères, « Edition des Cahiers bleus »... je serais reconnaissant à chacun de ces messieurs d'expliquer au public que c'est la première fois qu'il sort de nos presses autre chose que le journal... mais bien que nous comptions devenir à partir de ce jour une maison d'éditions, nous ne publierons que les oeuvres de nos collabo- rateurs ; qu'on le sache bien !... J'édite moi- même. Prenez avec vous quelques membres de la
ligue : trois ou quatre. (Gibert à Wheil qui entre et en raccrochant le récepteur.) Eh bien ?
WHEIL
Terrible !... C'est effrayant !
GIBERT
Tant que ça ?...
WHEIL
C'est-à-dire qu'il ne s'en relèvera pas !... Ah ! vous êtes un fier bonhomme ! Et passez-moi le mot, quel toupet !... c'est admirable d'ailleurs le chapitre que je viens de lire où vous justifiez le titre Lascar le Juste I... c'est d'un tragi-comique î
GIBERT
Mon cher, vous fuyez, je ne vous ai pas pris en traître, je vous ai appelé, je vous ai mis le volume entre les mains. Je vous ai dit : Jetez-moi les yeux là-dessus... c'est le volume qui va démolir défini- tivement votre ancien ami Dartès. Etant donné vos relations, cette espèce d'indulgence inexpli- cable que vous avez toujours eue pour lui, c'est à vous seul do décider si vous voulez me consacrer un article de tôto dans le Français... Notez que je no demande pas votre propre signature 1
ACTE TROISIÈME Sij
WHEIL
C'est trop terrible ! Je vous assure, trop ter- rible !... Je vous flanquerai en quatrième page des placards grands comme ça !... Mais vous allez connaître un succès formidable. Vous pouvez vous passer d'un article de tête du Français !
GIBERT
Vous ne me blâmez pas, je pense ?
WHEIL
Ah ! foutre non... ces gens-là sont abomina- bles I... Le gouvernement est vis-à-vis d'eux d'une faiblesse inconcevable, je l'ai dit cent fois à Dartès !... S'il reçoit aujourd'hui une volée de main de maître, tant pis pour lui, comme dit la chanson : « Fallait pas qu'y aille !... »
GIBERT
Trois grands quotidiens vont cette semaine même consacrer à Lascar le Juste deux colonnes, il sera regrettable pour le Français que...
WHEIL
Mon cher, la raison principale, ce sont les cha- pitres qui ont trait à la vie privée de Dartès, la correspondance de sa femme avec Menescal, etc. Que voulez- vous que je fasse, mettez-vous à ma place ! Là, peut-être, avez-vous eu tort... êtes- vous allé trop loin ?... L'homme public suffisait.
GIBERT
Il faut frapper sur tous les endroits faibles de la statue. Il faut saper à la base ; l'heure est favo- rable. Après la brillante ascension de son soleil, il y a une éclipse momentanée même dans son parti, ce parti qui lui doit tant ! Son humanita- risme leur parait suspect, retardataire. Malheu-
3i8 L'ANIMATEUR
reusement, son action sur les foules reste im- mense. C'est une idole populaire, le tirage de la Lumière monte ; ils sont à deux cent mille ! C'est beaucoup ! Cet homme est un des cancers de la France !... Tel quel, il dispose d'une quantité innombrable de voix. On peut tout craindre en cas de révolution. Oh ! je sais bien qu'on va dire que j'exerce une vieille rancune !...
WHEIL
On dira ce qu'on voudra !... Mais on ne sus- pectera jamais chez vous la sincérité... c'est l'es- sentiel !... et voilà un privilège que plus d'un vous envie !... La lutte est tellement plus commode avec cette carte d'identité-là !... J'emporte l'exem- plaire, hein ?...
GIBERT
Non, pas celui-là... un Hollande... et sans ran- cune, Wheil !
WHEIL
Demain, je fais paraître en quatrième page un placard grand comme mon haut de forme... pen- dant six jours de suite 1
GIBERT
Et le septième, vous vous reposez !...
WHEIL
Je vais profiter de ce que je suis venu jusqu'aux Cahiers bleus pour faire un tour de Sénat !... De la rue do l'Echaudé, il n'y a qu'un pas... Je trou- verai encore, je l'espère, le ministre du Commerce à qui j'ai à toucher deux mots d'une affaire d'importation...
GIBERT, tendant V exemplaire. Tenez !...
ACTE TROISIÈME 3i9
WHEIL
Mettez-moi une belle dédicace là-dessus, une dédicace chaleureuse qui portera aussi le témoi- gnage de l'admiration que j'éprouve pour vous, car je vous admire... vous savez...
GIBERT
Tant que ça ?
WHEIL De tout cœur. (Gibert écrit et tend le livre, Wheil, lisant.) « A mon Wheil admirateur !,.. » (Il rit.) Vous avez l'humeur bonne enfant et goguenarde, mon cher !... Et la dent dure !...
GIBERT
Dartès vous répondrait qu'un dentiste doit prê- cher d'exemple.
WHEIL
Quel homme 1
GIBERT
S'il y en avait une douzaine comme ça... les choses iraient encore mieux qu'elles ne vont !
LE RÉDACTEUR, entrant.
Monsieur Gibert, il y a le nouveau... le jeune de Crissol, qui voudrait vous être présenté.
GIBERT
Qu'il monte une seconde, je crois bien... Et Thalabert ?
LE RÉDACTEUR
Il est avec eux, il monte.
GIBERT
Combien sont-ils en bas ? J'entends un pétard du diable à travers le plafond.
■
3ao L'ANIMATEUR
LE RÉDACTEUR
Une vingtaine, c'est au sujet de...
GIBERT, lui faisant signe. Oui, oui... ça va !...
Il sort.
WHEIL
Je VOUS donnerai un coup de téléphone dans la matinée de demain.
GIBERT
Pour ?
WHEIL
Pour savoir l'effet... et s'il y a du nouveau !
GIBERT
Ah ! bon !... si vous voulez !
SCÈNE III
GIBERT, WHEIL, DE GRISSOL, THALABERT
Entrent Thalabert et de Crissol. THALABERT
Je vous présente le nouveau venu, notre nouvel ami Monsieur de Crissol ! Monsieur de Crissol, Monsieur Wheil, directeur du Français !
DE CRISSOL
Monsieur, très flatté.
WHEIL
Eh bien, au revoir, cher ami !... Messieurs I
GIDERT
No vous cassez pas la figure dans l'escalier...
ACTE TROISIÈME 3ai
ces vieilles maisons ont des escaliers de coupe- gorge!...
WHEIL, en sortant.
Vous ne déménagerez pas un de ces jours pour un immeuble plus moderne ?
GIBERT, raccompagnant sur le palier.
Respectueusement fidèle à la rive gauche, comime tout écrivain de droite !... Bonsoir, cher ami 1...
DE CRISSOL, à Gibert.
Je suis enchanté, Monsieur Gibert, d'être admis au moment même où il y a quelque chose à faire, et où je puis apporter mon concours. On peut compter sur moi, et je suis décidé à le prouver tout de suite.
GIBERT
Pas trop de zèle !... Vous savez, c'est quelque- fois l'erreur des néophytes !
DE CRISSOL
Et s'il faut un jour se faire trouer la peau... on ira !.-. Nous sommes les chevaliers de la bonne cause... la victoire vient à nous de toute part... et vous verrez que, d'ici peu, il n'y aura plus que les imbéciles et les canailles sous les drapeaux de nos ennemis.
GIBERT
Ces paroles vous honorent, Monsieur de Cris- sol !... En attendant, jouez votre jeu sans pré- juger de l'avenir. Axiome : il ne faut mettre son maximum que sur des certitudes !
THALABERT
11 dirigera le groupe qui débouchera par la rue du Croissant.
1
332 L'ANIMATEUR
DE CRISSOL
On veut bien m© confier la direction du groupe... Nous venons de décider en bas que nous nous sé- parerions en plusieurs groupes... nous débouche- rons devant les bureaux de la Lumière par les trois rues, à cinq minutes d'intervalle.
GIBERT
Pas plus, car vous seriez dispersés en moins d'un quart d'heure, selon toute probabilité... et vous savez bien le mot d'ordre, pas d'autre cri que : « Conspuez Dartès ! Dartès... démission ! »
DE CRISSOL
Parfaitement, Monsieur Gibert... Rien autre
chose !
GIBERT
Et pas d'armes dans les poches, surtout I...
DE CRISSOL
Soyez sans crainte !
GIBERT
Ils sont combien en bas en ce moment ?... J'en- tendais d'ici qu'on causait avec animation.
THALABERT
Une quinzaine, à peu près !...
GIBERT
Il no faudrait pas dépasser la quarantaine de manifoslants.
THALABERT
C'est le compte que nous avons fait I...
GIBERT
Je vais vous rejoindre dans un instant... J'ai
ACTE TROISIEME Sa^
besoin de terminer ici un petit travail avec Thala- bert.
DE GRISSOL
Je vous laisse.
GIBERT
Et, enchanté, Monsieur de Crissol, de vous avoir serré la main !... Vous débutez par une petite manifestation toute platonique, sans autre importance que de provoquer un rassemblement et quelques arrestations qui souligneront l'appa- rition de Lascar le Juste !...
DE CRISSOL
Oui, mais... moi je suis du Midi... et je pré- férerais un bon plat de résistance, un bon cas- soulet.
GIBERT, riant.
Ba pla, pitchoun ! mangeras toun cassoulet gratinado e sera pla bou !
SCÈNE IV
GIBERT, THALABERT, puis UN GARÇON DE BUREAU
GIBERT
Thalabert, je réitère que je ne veux pas rédiger moi-même la prière d'insérer, ni les médaillons ; c'est une vieille pudeur littéraire. Je bute sur l'obstacle 1... Faiblesse, je le reconnais 1
THALABERT
J'ai fait précisément un essai de rédaction... Je l'ai sur moi, lisons-le ensemble.
3a4 L'ANLMATEUR
GIB£RT
Ce que vous avez composé ne peut être qu'irré- prochable.
THALABERT, lit.
Ce nouveau livre n'est pas un livre de polé- mique... Au cours de la bataille idéologique, Monsieur Gibert peut exécuter une renommée, mais dans ses livres, il ne fait pas autre chose qu'œuvre d'historien rigoureux et impartial I
GIBERT
Bien... très bien !
THALABERT
Mémorialiste plus que pamphlétaire, il s'égale à Saint-Simon. Plus incisif peut-être...
GIBERT
Vous ne croyez pas que vigoureux ?
THALABERT
Incisif a du bon !... On peut mettre les deux I
GIBERT
Ah ! puis ça me gêne, tenez, d'entendre ces éloges, passez-moi ça. (Il lit, un crayon à la main.) Ce livre... voulez- vous... frémissant ? J'ai un Tieux goût pour les qualificatifs romantiques, vous Bavez bien !... (On frappe.) Entrez I Un garçon de bureau posant une carte.
LE GARÇON DE BUREAU
La duchesse do Barsango désirerait un entretien particulier...
GIBERT
Je crois bien 1... Qu'elle monte !
ACTE TROISIEME ':5a5
THALABERT
La duchesse de Barsange ?...
GIBERT
C'est cette femme si intéressante qui a été au- trefois brûlée au visage dans la catastrophe du Bazar de la Charité !... Ça ne nous rajeunit pas, mon bon... Pendant des années elle a porté un masque de cire pour cacher sa mutilation. Elle avait été très belle... aujourd'hui c'est une vic- time résignée. C'est une amie intime de Monsei- gneur. Elle va souvent à Londres ; elle doit avoir quelques communications intéressantes à me faire 1...
THALXBERT
Alors, je vous laisse, je rejoins nos amis !...
GIBERT
Dites donc, calmez l'exaltation du nouveau venu, le petit de Grissol, qui m'a l'air tout de même de vouloir faire un peu trop d'esbrouffe... Il m'a déplu, ce garçon-là, je ne sais pas pour- quoi !
Thalabert salue respectueusement, en sortant, la darne qu*on fait entrer. Elle a le visage enfoui sous un chapeau d'ombre et couvert de dentelle noire.
GIBERT, très snob.
Ravi de vous recevoir, duchesse 1... Qui me
s*aut ce plaisir ?... (Silence. Gibert, après un regard plus insistant, se trouble et a un léger recul.) Ah ! ça, niais !...
3a6 L'ANIMATEUR
SCÈNE V GIBERT, RENÉE
RENÉE, défaisant son épaisse voilette.
Oui, c'est moi... c'est moi ! Je savais que, sous ce nom, je parviendrais jusqu'à vous 1 Alors ? Il parait que vous allez publier un livre... oui... le Toilà... qui non seulement traîne dans la boue celui dont je porte le nom, mais encore va livrer au public toute ma vie privée !... Vous allez aussi vous en prendre à une femme, vous allez étaler le secret de sa naissance, le drame de sa vie... Est-ce vrai, cette infamie ?
GIBERT, se calant dans une attitude hautaine mais sans morgue..
Mademoiselle, je n'ai à répondre à cette ques- tion que par mon livre lui-même. Ce n'est nulle- ment une biographie. Mon personnage porte un nom imaginé 1... J'ai réuni autour de cette figure, je le reconnais, les traits caractéristiques d'une personnalité qui travaille contre son pays, et qui, s'étant mis à la tête de ce parti qui mène la France droit à la ruine, n'a qu'à s'en prendre à elle-même si elle se reconnaît dans cette efïigie 1... Je fais, par amour patriotique, de la prophylaxie indispensable... voilà. Tant pis si, dans la dé- bâcle, il y a des victimes intéressantes, tant pis !... Le fleuve passe et brise quelques roseaux. C'est pour le salut de ses rives... Telle est mon oeuvre. Mademoiselle... Je m'excuse, mais rien ne m'ar- rêtera, je vous en avertis, ni la menace, ni la ven- geance I
ACTE TROISIEME Sa;
RENÉE
Alors, c'était vrai !... Ah ! je ne le croyais pas possible 1... Il a fallu qu'une âme écœurée vînt me donner des détails, et quels détails ! qui ne peuvent vous avoir été fournis — ça c'est le comble de l'horreur — que par une femme dont je n'ose prononcer le nom, parce que c'est un nom généralement réservé à la tendresse... (Elle suf- foque, puis reprend.) Cette femme en est, paraît-il, descendue à vous fournir des lettres, des témoi- gnages de l'adultère ? Est-ce vrai, dites, qu'il y a des lettres d'amour là-dedans, la correspondance d'un politicien, aujourd'hui disparu, des lettres qui parlent de leur enfant ?
GIBERT
Je VOUS arrête... voici le chapitre incriminé... lisez...
RENÉE, après avoir jeté les yeux et feuilleté avidement.
Oh ! oh ! vous avez osé ça ! Je ne peux pas !... Je ne peux pas lire ça !... Oh ! Monsieur 1 pour assouvir une passion politique, vous attaquer à la vie privée, cette chose sacrée, me briser le cœur, me couvrir de honte ! Vous allez jeter à la risée publique une révélation inutile, odieuse, infâme, telle que, depuis deux ans qu'on me l'a faite, je suis un être désespéré et vous répondez, superbement : «Le fleuve passe ! » Non... non, écoutez bien... je suis venue pour vous le dire... ce livre ne pa- raîtra pas !... Si des exemplaires en ont déjà été mis en librairie, vous allez les retirer aujourd'hui même... ou bien... Elle s'arrête.
GIBERT, froidement.
Ou bien vous allez me tuer ?... C'est cela !...
328 L'ANIMATEUR
Faites... L'histoire est connue I Je ne me défen- drai même pas, Mademoiselle.
RENÉE
Non, je ne vous tuerai pas... non, je ne tirerai pas sur vous...
GIBERT, appuyé à la bibliothèque. Alors ?... J'attends ! Un silence.
RENÉE
Je VOUS redis ceci posément, encore une fois, Monsieur Gibert : vous allez me donner votre pa- role d'honneur de détruire les exemplaires et les formes d'imprimerie immédiatement, ou aussi vrai que je suis ici.., c'est moi qui vais me tuer devant vos yeux ! Je me brûlerai la cervelle, ici même, devant vous, dans vos bureaux ! Je veux qu'il y ait ce sang sur votre livre !... Alors, il pourra paraître en toute sécurité et les hommes pourront le lire ! Et je ferai comme je le dis... et pas demain, non, non, tout de suite, tenez !... (De
son manchon elle tire un sac entr^ ouvert qui laisse passer le canon d'un revolver.) Ah ! ça VOUS trouble !...
Vous ne vous attendiez pas à cette solution... Vous êtes courageux, en effet ; deux balles dans la peau, pour des gens comme vous, c'est le risque honorable ! Mais ceci sera plus dur à supporter... Allons, réfléchissez, ça en vaut la peine !... Toute la vie il faudra traîner ce boulet- là !... Je serai un cadavre très lourd !...
GIBERT
Le chantage au suicide 1... c'est assez femme, en effet... en admettant que l'idée ne vous ait pas été soufflée I
ACTE TROISIÈME 329
RENÉE
Répétez-le, vous allez voir sur-le-champ, si c'est du chantage !... Et vous voulez savoir pour- quoi je le ferai, comme je le dis ? Que le bourreau connaisse au moins l'état d'esprit de sa victime 1 Ecoutez-moi : je ne suis pas désespérée, ni lasse de la vie... non, j'en suis écœurée !... Je suis dé- goûtée do tout et de moi-même par-dessus le mar- ché ! Oh ! tout ce que j'ai vu autour de moi !... la méchanceté des hommes... la tuerie universelle, la curée immonde des appétits, la chiennerie autour de tous les intérêts au nom de tous les idéals... La justice, où cela ?... La pitié, elle n'est d'aucun parti 1... De braves gens, des justes, oui... Mais ce qu'il m'a été donné de voir en peu d'années ! Quelle nausée !... Et par-dessus tout... comme une faillite suprême... le dégoût de moi-même, du mensonge vivant que je suis !... Ah ! certes, je ferai sans peine le sacrifice d'une peau qui n'a plus de valeur à mes yeux, et d'une vie où il y a des mères pour souffler des œuvres comme celle-là... et des hommes comme vous pour les écrire !... Je ne regretterai qu'un seul être... qu'un seul cœur, pour lequel le mien a battu de toutes mes forces... A part ça, la mort me trouvera prête !... Et si mon suicide, là, à vos pieds, devant les ballots du livre exécrable, peut être compris par tout le pays comme le cri d'indignation d'une âme qui se refuse à être broyée et avilie... comme un cri de révolte contre la méchanceté des hommes... alors, je ne regrette rien... allons-y !...
Elle jette son manchon sur une chaise et brandit le sac dans ses mains.
GIBERT
Avant toute chose, de quel droit flétrissez-vous cette œuvre sans la connaître ?... Si vous l'aviez
33o L'ANIMATEUR
lue, vous sauriez que je n'attaque l'honneur de personne... ni de Dartès... ni de vous-même, Ma- demoiselle. A l'homme dont vous portez le nom, mais que je regarde comme un ennemi de ma patrie, je rends pleine justice !
RENÉE
Je sais î On m'a appris de quelle manière ! Les quelques lignes que je viens de lire m'ont suffi pour comprendre ce que le livre contenait !... Vous vous employez à rabaisser la figure du grand modèle jusqu'à n'en faire qu'une sorte de benêt, qui a trahi successivement toutes ses convictions et ses amitiés... une espèce de raté sublime que sa noble femme elle-même abandonne et qui n'a pour soutien à l'heure de la vieillesse qu'une Anti- gone bâtarde... oui, oui, le mot y est, je l'ai lu... une fille qui n'est même pas de lui, symbole vi- vant et dérisoire de toutes les faillites qu'il a accumulées autour de lui ! Et alors, en avant la boue, les lettres, tout le branlebas des trahisons... les tiroirs faussés, la poubelle fouillée !... Et ça vous est bien égal qu'il y ait une femme affolée qui sanglote et qui se traîne ici... comme une condamnée ! Ça vous est égal !... Il faut écraser l'infâme 1... Tout est pour le mieux. II ne man- quait qu'un peu de sang dans cette affaire, il y sera !... (Elle sort le revolver et le pose sur le livre.)
Ceci ou ça : c'est à vous de décider... Il va en être exactement selon votre volonté !...
Un silence terrible et haletant.
GIBERT, indiquant du doigt les affiches illustrées, patriotiques qui ornent les murs du bureau.
Regardez ceci. Mademoiselle. Avant tout et au- dessus de toute chose, il y a une personne à qui j'obéis quand elle ordonne, et qui a toute ma pas-
ACTE TROISIEME '33i
sion, toutes mes forces... c'est la France !... Voici son image, nous l'avons partout dans la maison. Deux millions d'hommes sont morts pour elle. Et maintenant, pour détruire les germes de dissolu- tion qui la menacent encore, il faut des ouvriers décidés, acharnés !...
RENÉE
Non !... La France ne demande pas qu'on l'aime de cette façon-là, ce n'est pas vrai 1
GIBERT
Si!... Quand les ennemis intérieurs > de son destin s'apprêtent à la sacrifier à leur idéal insensé et mettraient plutôt le feu aux soutes pour la faire sauter que de renoncer à leur chance de vic- toire !
RENEE
Cela vous va bien à vous qui n'hésiteriez pas une seconde, pas une seconde à sacrifier des millions d'individus pour le triomphe de vos idées ou de votre parti politique !
GIBERT
Au peuple, à toute la nation, il faut montrer la vérité, la grandeur de l'idée qui a triomphé. Il faut maintenir les forces spirituelles qui ont rallié autour du drapeau toute la civilisation 1...
RENÉE
Et c'est au nom de ce mysticisme social qu'il faut crocheter les tiroirs et les consciences ! C'est pour cela qu'il faut que la vie d'une pauvre fille soit étalée, profanée, et que ce revolver étende la victime par terre, là, à vos pieds !
GIBERT
Halte-là I... Je respecte toutes les victimes. Ma-
■
33j L'ANIMATEUR
demoiselle, même celles que je fais !... Mais il faut s'entendre sur le mot. Vous êtes l'inspiratrice, sinon l'instigatrice de votre père !... Vous jouez un rôle dans votre parti, vous devenez peu à peu la muse rouge de l'animateur... Et maintenant votre menace de suicide, là, sous mes yeux... est- ce d'une victime ou d'une guerrière qui va de l'avant, prête à ferrailler et à poser ses conditions ? C'est de votre faute si, étant sur la barricade. l'ai'me à la main...
RENÉE, l'interrompant, furibonde.
Vous mentez !... Il n'y a pas de barricade I Les vrais pavés de la révolution, les voilà ! (Elle
montre les piles de livres.) C'est peut-être VOUS
qui la souhaitez de tout cœur, la guerre civile... vous qui la susciteriez au besoin et qui appelleriez la nation en champs clos pour vider la vieille que- relle !... Ah ! non, non, ne m'accusez pas d'appe- ler la haine !... La haine, ah ! je la hais trop, celle-là !... Alors, elle sera donc toujours de ce monde ? Les hommes s'entr'égorgeront toujours, même quand nous ne serons plus là, pour leurs idées, leurs croyances, leurs ambitions... Non, non, je ne veux pas le croire !... Ah I tout de même, il viendra bien, après nous, il viendra, le jour de i 'amour ! le jour où les pauvres gens sur la terre auront pitié les uns des autres... où l'on ne se fera plus de mal, où on se tendra les bras pour s'aider au lieu de se détruire !... Votre Dieu l'a dit le premier et j'ai cru à votre Dieu quand j'étais petite... Il faut croire à l'espérance humaine, Monsieur 1
GIBERT
Lu voilà bien l'utopie la plus dangereuse ! Nous lui devons assez de mal à celle-là I Le rêve de l'a- mour !... Bon pour les livres ou les songes-creux l...
ACTE TROISIÈMK 333
La fraternité des hommes et des peuples, ça, c'est la blague suprême !
RENÉE
Non, non... pas vous !... Pas vous !... Que d'autres viennent me le dire... que d'autres bou- ches m'en convainquent... ou alors, si l'amour est un effort de l'intelligence et du progrès, mais c'est encore bien plus beau... Monsieur Gibert, Mon- sieur Gibert, faites un effort ! Donnez un exemple de bonté, de pitié !... Oh ! je n'y mets aucun or- gueil, vous voyez !... Je me fais bien humble !... Je ne suis pas une guerrière, je suis une pauvre femme qui demande la charité humaine !
GIBERT
Et qui pose l'ultimatum du sang !... D'abord, votre ultimatum, je n'y crois pas I... On ne se tue pas en manière de protestation !
RENÉE
Il faut la preuve ? Elle saisit le revolver.
GIBERT, vivement et lui empoignant le bras.
Allons, laissez cela, laissez cela ! RENEE, éclatant en larmes.
Ah !... vous voyez bien tout de même que vous avez pitié !... J'ai vu un éclair de pitié dans votre regard... C'est peut-être vrai ce que disent vos amis, que vous êtes un exalté, un fou... mais, au fond, un homme pas méchant 1 II faut avoir pi- tié !... Il faut faire le geste généreux de détruire ce livre... Ce geste, comme il vous ennoblira aux yeux de tous !... Voulez-vous que je m'humilie, que je vous en supplie... je le ferai... Ayez pitié de
334 L'ANIMATEUR
ma détresse... Vous ne pouvez pas imaginer ce que je souffre !...
GIBERT
Un instant, Mademoiselle... J'entends du bruit anormal, un tumulte... (lise lève et va à la porte. Il Vouçre. On entend effectioement un brouhaha de tumulte.) Qu'est-ce ? que se passe-t-il ? (On lui répond d'en bas, des phrases entrecoupées , mêlées, Nettement, il domine le tumulte et donne un ordre impératif.)
Eh bien, laissez monter... Je vous dis de laisser monter 1
RENÉE
Par grâce ! Dans l'état où je suis, vous n'allez pas me mettre en présence de qui que ce soit ?...
GIBERT
Soyez sans crainte... Vous n'avez rien à redou- ter de la personne qui va entrer ici.
SCÈNE VI Les Mêmes, DARTÈS
D ART Es, repoussant la porte et haletant.
J'arrive à temps !... Qu'est-ce que tu fais ici ?... La personne qui t'a renseignée, prise d'inquié- tude et de remords lorsqu'elle t'a vue partir dans un fiacre, est venue me trouver. Sur le moment, j'ai refusé de croire à cette hypothèse insensée que tu allais te faire justice... C'était vrai, pour- tant... Tu étais là !... Tu allais assassiner !... (A Gibert.) Je suppose que vous n'imaginez pas un seul instant que je sois pour quelque chose dans cotte tentative de représaille... Si j'avais estimé
ACTE TROISIÈME 335
avoir à me venger, je n'aurais pas armé le bras d'une femme...
GIBERT
Vous faites fausse route, Dartès. Jamais votre fille ne m'a menacé... Je tiens à vous en donner l'assurance formelle.
DARTÈS
C'est vrai ?... Tu n'es pas venue ici pour atten- ter à sa vie ?...
REKÉE
Je l'affirme !
GIBERT
Je vous en donne ma parole 1
DARTÈS
Alors, que fais-tu ici ?... Je ne comprends plus... plus du tout ! Ah ! ça, réponds... explique... Tu te tais !... tu ne serais pas venue t'humilier, par hasard... supplier... t'abaisser à la plus ignomi- nieuse démarche.
RENÉE
Pourquoi pas ?
DARTÈS
Toi !... Toi !... Oh ! Renée !... Toi !... Je ne me résous pas à le croire !... Il a pu penser que j'étais derrière cette démarche et cette supplication... que je t'envoyais ici... que... Tu es inexcusable !... Inexcusable de t'humilier d'abord, inexcusable ensuite vis-à-vis de moi, à qui tu aurais dû son- ger avant tout... Affolement de femme, détresse nerveuse, ah ! il te reste beaucoup à apprendre, et tu n'es pas encore la créature que tu rêvais de devenir ! Gibert, je vous demande pardon de la
I démarche de cette enfant 1... Elle a des excuses aux yeux des hommes, peut-être. Aux miens, elle
336 L'ANIMATEUR
n'en a aucune, même pas dans son égarement !... La liberté de penser... la liberté d'écrire, et même d'injurier... toutes les libertés, je les respecte... Frappez, vous êtes libre... J'ai appris cela de nos pères qui étaient grands !... Et toi, Renée, tu vas demander pardon à Gibert, tu vas demander par- don à ton tour d'avoir exercé sur lui une pression misérable.
RENÉE
Moi !... Demander pardon !... Jamais, par exemple !...
GIBERT
Dartès, je suis à votre disposition !... mais je vous prie expressément de réduire ce colloque à nous deux.
RENÉE
Non, vous ne me chasserez pas d'ici !... Tu ne sais pas ce qu'il a osé... ce qu'il y a dans ce livre...
DARTÊS
Je le sais... Je m'en glorifie !
RENÉE
Tu ne sais pas jusqu'où a pu aller la calomnie !..
DARTÈS
La calomnie !... Ne médis pas de la calomnie !... Tu es trop jeune pour en connaître le prix, petite !.. Elle est le vin des forts, elle est une des plus belles sanctions de la noblesse de vivre et de penser I... Aux heures de doute et de relâchement, la douleur de son aiguillon ranime le courage et la volonté de bien faire. 11 est juste que la vertu ait ses piloris comme le crime ! Quand j'entends les cris de la meute, je commence à me rassurer sur moi-môme, et je me dis : « Alors, c'est que j'ai bien agi !» La
ACTE TROISIÈME 33;
calomnie, petite, mais si elle n'existait pas, il fau- drait l'inventer ! Oh ! sans doute, elle profane tout, elle salit nos meilleures actions, infecte nos plus saines pensées, elle crée la légende insurmon- table, elle fait mal, très mal... Il est même pos- sible, quand j'ouvrirai ce livre, que de grosses larmes coulent de mes yeux, tout comme font les petits enfants (Renée a un sanglot étranglé) et les
petites filles, Renée... Mais je te jure, aussi, qu'après, je relèverai plus fièrement la tête, parce que je pourrai me dire : j'ai bien vécu ! En voilà le témoignage !... Les plus belles, les plus triom- phantes larmes que le Christ a dû verser, ce n'est pas sur la croix à l'heure du sacrifice suprême... c'est à la colonne,sous les crachats et l'opprobre ! C'est alors qu'il a dû sentir que cela valait la peine d'être un homme. (Il prend le livre sur la table. ) Le voilà donc ce petit paquet d'épines et d'or- ties !... Le voilà donc celui qui contient. Renée, toute ma vie, parait-il, tout notre pauvre amour manqué aussi... celui qui prétend me juger devant les hommes. Prends exemple I... Sous les yeux de celui qui l'a écrit je pourrais à mon tour lancer là- dessus le crachat du mépris... Je l'embrasserai en signe de pardon de tout le mal qu'il va me faire et en disant ceci : « Pour l'idée et pour la frater- nité humaine ! » (Il porte le livre à ses lèvres.) Pu- bliez, Gibert 1
GIBERT
Et moi, je me soucie aussi peu de la magnanimité de l'un que de la menace de l'autre I... Depuis cinq minutes j'écoute les bras croisés ce réquisi- toire, comme si j'étais cloué à un banc d'infamie. En voilà assez !... Vengez-vous, ce sera de bonne guerre, et j'attends de pied ferme votre provoca- tion, Dartès ; mais ici je suis chez moi, à mon jour-
338 L'ANIMATEUR
nal... et je vous prie de ne pas insister ; à vos ordres sur tous les terrains, en dehors d'ici !
DARTÊS
Je suis venu pour chercher ma fille, vous le savez, dans l'épouvante qu'elle se livrât sur vous à quelque excès, mais je ne me serais pas humi- lié à rechercher votre présence J... Maintenant, j'ai fait mon devoir. Viens, Renée, viens vite !
RENÉE
Non !... Je ne m'en irai pas !.., Monsieur, j'ai posé un ultimatum que mon père ne connaît pas !,.. Mais vous, vous me comprenez ! Voulez- vous répondre, oui ou non ?...
DARTÊS
De quel ultimatum s'agit-il ?,.. J'ai le droit de le savoir !
GIBERT
Mademoiselle, je n'ai pas à répondre, je ne suis aux ordres de personne I
RENÉE
Aussitôt que mon père aura franchi cette porte... prenez garde !
DARTÊS
C'est une menace ?... Renée, tu perds la tête Que veux-tu dire ?...
RENÉE, se précipitant sur la porte, tourne la clef dans la serrure et la garde dans sa main.
Que tu ne sortiras pas avant que cet homme ne m'ait donné sa parole d'honneur que le livre sera détruit.
GIBERT
Nous sommes en plein chantage 1
ACTE TROISIÈME 339
DARTÈS
Tu perds toute dignité, tu ne vois pas dans quelle situation odieuse tu vas nous mettre tous les deux !...
GIBERT
Odieuse... oui I plus odieuse encore demain et après... Chaque jour sera un pas de plus vers la chute, Dartès !... Il y a un bruit d'ailes au-dessus de votre tête. Ne l'entendez-vous pas ?
DARTÈS
Ce que j'entends, c'est derrière vos fanfaron- nades le bruit d'une humanité en marche qui vous emportera comme une poussière.
GIBERT
En attendant, je ne fléchirai pas, entendez-vous tous les deux ! Je ne fléchirai pas.
RENÉE, jetant la clef par la fenétr€.
Père, tu ne sortiras pas d'ici !... Tiens !
DARTÈS
Qu'est-ce qu'elle fait ?
RENÉE, à Gihert.
Vous avez cinq minutes avant qu'on force cette porte !... Tous les exemplaires détruits, voilà ce que je veux, entendez-vous, tous !
OARTÈS, de la fenêtre^
La clef est tombée sur le toit.
GIBERT
Le toit de l'imprimerie... Cette fois je vous cer- tifie bien que cette plaisanterie va cesser. // se précipite au téléphone.
34o L'ANIMATEUR
DARTÈS, à Renée.
Qu'est-ce que tu as fait, malheureuse ?
GIBERT
Allô ! Thalabert, je suis chambré.
DARTÈS
Regarde ton ouvrage.
GIBERT
On vient de jeter la clef sur le toit de l'impri- merie. Pas la peine d'enfoncer la porte, mais faites chercher immédiatement cette clef par un ou- vrier... Il y a ici en circulation une arme à feu qui, même si elle ne m'est pas destinée...
DARTÈS, bondit.
Canaille !... Ah ! le menteur ! Vouloir faire croire que nous sommes venus ici avec une arme ! Il manquait cela à votre calomnie... Ce n'est pas vrai ! Nous avons les mains nettes... Il n'y a pas de revolver ici.
RENÉE
Si, père, il y en a un !
DARTÈS
Quoi ?... Alors c'était donc vrai ? Mon ap- préhension n'était pas fausse ? Tu allais tirer sur lui ?
RENÉE
Non, père, c'est moi, moi qui allais me tuer I
DARTÈS
Toi, Ronéo, tu aurais fait cela ?... Tu ne m'ai- mes donc pas ?
GIBERT
Et voilà le dilemme auquel votre fille voulait
ACTE TROISIEME 34 1
m'acculer. (Des voix derrière la porte : Ouvrez, mon- sieur Gibert, ouvrez l •) Je ne peux pas, mes amis. N'ayez pas peur !... Je ne suis pas en danger !
DARTÈS
Regarde quelle honte est la nôtre ! Par ta faute, Renée.
RENÉE, épuisée, tombant sur le canapé.
Pardon, père, mais je souffre tant !
DARTÈS
Pauvre petite !
LES VOIX DANS LA COUR
— A bas Dartès !
— Enfoncez la porte !
— Grimpez, vous qui êtes sur le toit !
— Essayez d'enjamber le balcon !
— La fille est là aussi !
— Qu'il se montre !
— C'est elle qui tirera parbleu !
— Pour l'acquittement en cour d'assises I
— Avez-vous la clef ?
— A droite... près de la gouttière !
— Dépêchez-vous, ils vont le tuer !
— Assassin !... Assassin !...
DARTÈS
Oh ! mais je ne veux pas qu'on croie ça de moi!... C'est abominable... Je vais leur parler...
RENEE
Papa !
DARTÈS
Si... si, je vais leur parler, je veux leur dire la vérité. Messieurs... (Il va à la fenêtre, une bordée
342 L'ANIMATEUR
d'injures, de huées, de sifflets l'accueille.) Messieurs, je
ne suis pas venu venger mon honneur.
LES VOIX
— Assassin !
— Il dit qu'il va se venger sur Gibert !
— Entendez-le, il l'enferme à clef pour le tuer !
— Descendez-le !
On entend dans les vociférations dominer : « Assas- sin ! »
DARTÈS
Messieurs, écoutez-moi, je vous en prie... Aucun homme n'a le droit d'en tuer un autre.
LES VOIX
Non, non, descendez-le...
DARTÈS
Messieurs... écoutez-moi, je vous en supplie... vous vous trompez... je disais que je ne suis pas venu venger mon honneur... La vie humaine est sacrée... (Un coup de feu retentit. Dartès recule légère- ment. Renée se précipite vers lui en criant.) Ce n'est
rien, ce n'est rien... Je suis touché, je crois... Ce n'est rien !...
GIBERT, à la fenêtre.
Quel est le fou qui a tiré ?
LES VOIX
— Lui, lui !...
— Mais non, mais non 1...
GIBERT
Mais sacredieu,, arrêtez-le ! Vous l'avez atteint, Monsieur. Je vous renie 1... Vous n'êtes pas des nôtres !... Il n'y a pas d'assassin chez nous 1... Empoignez-le I
ACTE TROISIÈME 343
RENEE
Mais tu saignes, là... Assieds-toi, ne reste pas debout...
GIBERT, à la fenêtre.
Un médecin, vite, un médecin. Allez rue de Toumon, au 23.
RENÉE, éperdue.
Au secours !... Au secours !...
GIBERT
Le docteur Vallier... Mais oui, mais oui... en- foncez la porte, et vite 1
DARTÈS
Je souffre, tout à coup, beaucoup... Ne t'effraie pas comme ça i...
RENÉE
Non, c'est une égratignure... La balle n'a pas traversé le cou... Viens là... sur le canapé...
GIBERT
Ne laissez pas la tête penchée en arrière. Main- tenez-la droite.
Une voix à la fenêtre : « Monsieur Gibert, voici la clef. V Un ouvrier monté sur le toit de Vimprimerie tend la clef à Gibert.
DARTÈS
Si je meurs, mon petit, dis-toi bien que je t'aurai adorée jusqu'à la fm...
RENÉE
Papa chéri !
DARTÊS
Tu es là Renée ? Je ne te vois plus, il faut que tu vives, toi... C'est mon ordre I... Tu es mon en-
344 L'ANIMATEUR
fant, mon enfant adorée... Je n'ai aimé que toi... Pense à la cause... il faut... et puis, que tu leur dises que mon dernier mot a été... en avant, en avant !...
GIBERT, à la porte qu'il vient d'ouvrir.
Entrez tous ! (Quinze personnes entrent en tumulte. Il y a les rédacteurs, les camelots, les typos en blouse. On se précipite.) Avez-vous arrêté le misérable ?
THALABERT
Immédiatement.
UN RÉDACTEUR
Il a cru que vous étiez en danger !
GIBERT
C'est une indignité qui rejaillit sur nous tous !...
THALABERT
Eh bien, patron, publions-nous ?
GIBERT
Attendez de nouveaux ordres. (On s'empresse autour de la victime. Gibert, désignant le sac à main près de Renée.) Enlevez-lui ça... vite, elle serait capable, dans son désespoir...
On essaie d'entraîner Renée.
RENÉE, se débattant,
Laissez-moi... laissez-moi ! Assassins ! bour- reaux !... Laissez-moi, vous tous qui me l'avez tué !...
THALABERT
Nous ne l'avons pas tué.
GIBERT
Non, nous ne l'avons pas tué !
ACTE TROISIÈME 345
RENÉE
Oui, VOUS avez raison ! Il n'est pas mort... Il vit !... Des êtres comme lui on ne peut pas les tuer, entendez-vous, bandits !... Il vivra en moi qui suis sa créature !... en moi qui ai reçu son souffle !... Il vivra en des millions d'âmes ! Il criera par des millions de bouches : En avant, en avant ! Laissez-moi... laissez-moi, tous... (Elle se précipite iur Dartès expirant et essaie de le soulever.^ Père, lève-toi... Il le faut, allons-nous-en... Viens que je t'emporte, mon amour, viens, papa, mon seul amour au monde... Ne t'en vas pas... Ils ne t'ont pas tué, ce n'est pas possible 1 Viens, viens... Ton souffle, ton souffle, jusqu'au bout 1
Elle tient la tête inanimée. Tout à coup elle s'aperçoit que Vâme en est partie... Elle pousse un hurlement de détresse. La tête de Dartès retombe sur le canapé.
RIDEAU
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8H9. — Imprimerie Jouve et Cie, 15, rue Racine, Paris. — 7-11/88
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PQ 2603 A7A19 1922 1. 10
Bataille, Henry Théâtre complet
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