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University of Ottawa
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THEATRE COMPLET
XII
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
Cinquante exemplaires sur papier de Hollande
numérotés de f à 50
et cent cinquante exemplaires sur papier du Marais
numérotés de 51 à 200
OUVRAGES DE HENRY BATAILLE
Chez le même éditeur :
XATBNDRBSSE. — l'uOMMB A LA ROSB. VERS PRÉFÉRÉS.
THÉÂTRE COMPLET
Tome I : la lépreusb. — l'holocauste.
Tome II : lb masque. — l'enchantembnt.
Tome III : résurrection. — maman colibri.
Tome IV : la marcue nuptiale. — poliche.
Tome V : la femme nue. — le scandale.
Tome VI : la vibrgb follb. — le songb d'un soir d'amour.
— LA DÉCLARATION.
Tome VII : lb phalène.
Tome VIII : l'enfant de l'amour. — notrb image.
Tome IX : les fiamdfaux. — les sœurs d'amour.
Tome X : l'amazone. — l'animateur.
Tome XI : l'hommb a la rose. — la tendresse.
l'mtr paraître prochainement :
l'infancb éternelle, ronian autobiographique.
«ce*
HENRY BATAILLE
THÉÂTRE
COMPLET
XII
LA POSSESSION LA CHAIR HUMAINE
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE BACINB, PARIS
H
2ê>03,
Droits de reproduction, d'adaptation et de traduction
réservés pour tous les pays.
Copyright 1922
by HENRY BATAILLE
LA POSSESSION
PIÈCE EN QUATRE ACTES
Représentée pour la première fois, le 22 décembre 1921, an Théâtre de Paris.
PERSONNAGES
MM.
Sergb de Chavrks Capeu-ani .
Max Bignon P . Bbrnard .
Duc de Cdavres Macloy .
Argiano Varnel .
Emile C. Reschal .
Joussaud Lebrey.
Zaki R. Blus.
Santiago Resti.
Louis Cornély.
Un Maître d'hôtel Gercourt .
Jbssie Y. de Bray.
PASSEROSB SïLVIB.
Madame Cordier Lbndbr.
G. Bignon Clarbl.
Mady M . Gipsy.
Colette. ... Godard .
Gborgettb Picco.
JOLIB RlBB,
MM.
Un Valet de ciiajiiirk Delaportb.
Un Chaufpeur Lanjallay.
LA POSSESSION
Heureux les auteurs qui, séduits par une situation dramatique, accueillent et traitent «le beau sujet» de rencontre, sans souci de plus impérieuses sug- gestions ! Leur tâche est sans doute souriante ; ils connaissent le plaisir du caprice imprévu. Personnellement, je fais partie de ces écrivains qui, obéissant à un plan général, considèrent leurs ouvrages, non point chacun isolément, mais d'en- semble, dans leurs relations entre eux ou dans leurs antithèses. Le public, lui, juge la pièce qu'on lui présente (il serait bien empêché d'ail- leurs de faire autrement !) ; il se soucie fort peu que notre point de vue d'auteur diffère du sien et qu'une héroïne nouvelle soit, à nos yeux, le complément ou le contraste même d'un person- nage précédent... Cependant, nous poursuivons une recherche globale ; nous sommes hantés plus ou moins par certain idéal, par une idée autour de laquelle pivotent nos ouvrages. Cet idéal, cette recherche opiniâtre suscitent en nous des diffé- rences de points de vue, qui se renouvellent inces- samment, en agrandissant notre champ de cons- cience et d'observation ; ils stimulent l'imagina- tion et cet esprit de philosophie, dont il est diffi- cile aux œuvres d'art de se passer. Mais, dans ce cas, quelle est la méthode de travail et d'inspira- tion qui en résulte pour nous ? Celle-ci : c'est que
8 LA POSSESSION
nous ne partons pas d'une observation ou d'une donnée purement accidentelle ; pour parler le langage cher aux critiques, nous procédons tou- jours de l'idée au fait, et non point du fait à l'idée. En ce qui me concerne, depuis vingt-sept ans que je donne régulièrement des œuvres de théâtre, je n'ai jamais fait autrement. Une fois que la pensée fondamentale du drame s'est imposée à mon esprit, j'en cherche la démonstration dans la vie courante. Le document humain me fournit tout de suite d'amples et très diverses illustra- tions. De ce document, se dégagent, peu à peu, les caractères, l'individualité de chacun des person- nages, et ce n'est que lorsque idées et caractères se sont conjugués que l'intrigue proprement dite apparaît ou se précise. Je m'efforce alors à essayer de la rendre claire, symbolique en ses moindres parties. Je tâche que le plus d'idées universelles soient contenues dans un minimum de faits par- ticuliers, tous pris dans la réalité, et c'est là une formule toute homéopatique : « faire tenir le plus d'infini possible dans une dose réduite et concen- trée ». Qu'une larme provoquée dans l'œil du public, par une action brutale ou immédiate, ouvre «n son esprit, et presque à son insu, des au-delà d'idées et de sentiments qui l'amènent jusqu'à notre pensée profonde, jusqu'à notre zone de rêverie ! Le difficile est de parvenir à ce résultat- là, et, pour l'atteindre, il ne faut guère se fier qu'à l'émotion et à la sincérité avec lesquelles on écrit !... Mais, en tout cas, erronée ou non, ma conviction a toujours été celle-ci : nous ne devons jamais agrandir un fait, un sujet; j'estime que c'est là un détestabli' procédé de dilution ; il faut, au contraire, réduire une idée vaste, la tremper dans lu nature •■!. trouver en elle son ap- plication, sa démonstration, en un mot sa syn-
PREFACE 9
thèse. Le reste est littérature — c'est-à-dire ne concerne plus du tout le théâtre !
Certes, en procédant de cette manière, je puis faire fausse route, mais on conçoit que, dans ces conditions, le facteur « succès » ne soit pas la raison qui détermine le choix de tel ou tel sujet. Ceux qui obéissent à une méthode de ce genre sont résignés, par avance, à ce que telle piè«e porte moins que telle autre sur le public, et j'ai été, par exemple, tout le premier, étonné que L'Homme à la Rose connût une carrière presque égale à celle de La Tendresse, alors que je n'atten- dais guère plus d'une vingtaine de représenta- tions.
Bernard Shaw a bien compris cette fatalité du sujet, et il a très heureusement divisé ses pro- ductions en deux catégories : pièces plaisantes et pièces déplaisantes.
LE DRAME DE LA JEUNESSE
Je ne veux point préjuger ici dans quelle ca- tégorie il faudrait placer La Possession. Le public en décidera. Il est un fait certain, c'est que je de- vais écrire cette pièce. Pour quelqu'un qui étudie les manifestations de l'amour dans les consciences, il n'était pas possible d'éluder un sujet aussi fon- damental, aussi « vital », si j'ose m'exprimer ainsi. Je me réservais de l'écrire quelque jour et il fai- sait partie de mon programme. Il vient à son heure.
Qu'est-ce que La Possession ? Oh ! c'est bien simple !
C'est, sous son aspect moderne, dans sa vérité d'aujourd'hui, mais réduit aux lignes essentielles,
io LA POSSESSION
le drame de la Jeunesse, le vieux thème éternel de Héro et Léandre, Tristan et Yseut, Roméo et Juliette, Manon et des Grieux. Le couple par destination, la loi du printemps qui unit la jeunesse à la jeunesse, l'élan nuptial, l'éclosion de la corolle... Chose curieuse, ceux qui se sont inspirés de ce thème éternel, ou du moins ceux qui l'ont traité de main de maître, ont compris que, pour lui donner toute sa beauté, il fallait le traiter en drame et non en idylle, en douleur et non en joie ! Dans la vie elle-même, il n'est pas de sujet, en effet, plus douloureux, plus tragique... Dès que pousse le lis, dè3 que s'épanouit la fleur, dès que bondit sur terre la jeunesse animale, des forces bonnes et mauvaises, des volontés de des- truction ou de possession se mettent en marche vers cette nativité. Elle devient, tout à coup, dans la nature, le but, l'aliment convoité. Autour d'elle gravite et se rue le désir de la Faim. De- vant cette lutte qui s'organise autour d'elle, la jeunesse n'est guère qu'une proie terriblement exposée. Elle n'a, pour se défendre et triompher, que sa force nue et naturelle. Si la fleur échappe communément à la serpe, à la main, à la chenille, l'animal ou l'être humain n'échappe guère aux lois de compétition et de lutte qui naissent du désir. A l'exemple de ce qui se passe dans les forêts, dans les champs, dans l'air, partout où il y a liberté, l'instinct humain ourdit ses trames autour de la virginité et de la jeunesse. Aussilùt qu'apparaît la beauté intacte, inviolée, la chasse et la guerre préparent leur hallali. Dans cette grande partuntion universelle, que de bonheurs, que de victoires joyeusement remportées !... Mais i que de drames et quel carnage de la beauté I Que de jeunesse et d'amour Flétris, succombant à la lutte elle môme, assassinés par le simple ha-
PRÉFACE xi
sard des circonstances, par la misère, source in- féconde de tous les renoncements, par le vice et le mal ! L'offense au printemps, l'insulte à l'avril, quel crime, et quel crime banal, sempiternellement renouvelé ! Presque partout d'ailleurs où le couple jeune se forme et se hausse, au moment même où il va atteindre la branche élevée du bonheur, le poignard se glisse, la haine des Capulet aiguise ses armes, et, même dans la simple idylFe, le bouc lubrique tente le rapt de Daphnis... Sans compter que la jeunesse n'a pas à subir que des assauts extérieurs. C'est en lui-même aussi que J amour porte sa destruction. On tue toujours ce qu'on aime, disent les psychologues. On le tue par avidité, par soif inassouvie (posséder, c est déjà détruire !), mais on le tue aussi par simple inexpérience de la vie, par incompréhen- sion, parce que la jeunesse précisément est igno- rante de sa force, doute de sa suprématie. On le tue par veulerie, par peur de souffrir, d'aimer, par lâche prudence et, le plus souvent, par simple né- cessité !... Ce dernier cas est le plus répandu et ce n est pas le moins mélancolique, hélas !
LA FEMME DANS LA MKLÉE
^Dans la grande mêlée sociale, en effet, combien d êtres combien de femmes surtout, dépendent assez d elles-mêmes pour réaliser leur destinée ? heconnaissons-le sincèrement, à l'heure actuelle il n y a pas encore pour une femme, si elle n'est artiste, savante ou rentière, la possibilité de vivre dune vie indépendante et élevée Pré- tendre le contraire, c'est mentir. Pour la plupart des femmes, la grande, l'unique ressource, c'est
12 LA POSSESSION
le mariage ; mais le mariage est-il à qui le veut, ou à qui le peut ? Je ne parle pas des privilégiées à qui échoit la félicité de l'amour et de la richesse par droit de naissance, je parle de ces malheureuses innombrables, auxquelles la société refuse la place ambitionnée, et qui ne peuvent la trouver que dans la prostitution légale ou illégale. La loi de la femme devant ses maîtres, est encore d'être « possédée », dans toute la force du mot, physique- ment, moralement. Je ne dis pas qu'elle soit serve, mais seulement qu'elle est la satellite de l'homme. Elle est annexée au règne et au royaume de l'homme. Son âme s'absorbe en la sienne. Il n'y a pas lieu de développer ici une vérité première aussi incontestable, mais ce ne serait pas la peine de croire aux buts idéals de l'humanité, si nous ne placions pas au nombre de ces buts la libération de la femme. Elle con- naîtra peut-être un jour, dans une société moins hypocrite et moins livrée aux instincts de pos- session totale dérivée des âges primitifs, l'indé- pendance et une liberté qui rendront son célibat, la disposition de son être, moins suspects qu'ils ne le sont aujourd'hui... Puisse la lecture d'une œuvre comme La Possession devenir absolument oiseuse et même incompréhensible à nos arrière- petits neveux.
De ces réflexions, il ne faudrait pas conclure que La Possession soit une pièce le moins du monde sociale, ou dont le sujet pivote autour du féminisme... I><>in de là et pas le moins du monde. J'exprime ici des idées presque extérieures à une qui ne conte qu'une histoire d'amour après mille autres. Je ne crois pas à la pièce sociale pro- prement dite, pas |»lus que je ne crois à la pièce « à ». Le théâtre étanl œuvre d'art, et non ohaire ou tribune, ne doit rien prouver et ne peut rien
PREFACE ,3
prouver. Il suggère, voilà tout, parce qu'il est à l'image de la vie. Je pense seulement que toute œuvre quelque peu humaine, ou généreusement méditée, doit avoir des prolongements dans toutes les directions de l'idée. Par conséquent qu'elle ne saurait se soustraire à certaines préoc- cupations sociales qui sont notre devoir. Les œuvres de nos maîtres ont toujours apporté leur contribution à la vie morale de leur temps, même et peut-être surtout quand elles n'appa- raissaient pas chargées de revendications et d'i- déologie. Il y a en effet autant de nitroglycérine dans ces belles œuvres françaises qui ont nom Tartufe. Le Mariage de Figaro et que dans Ul nemi du Peuple. Comme je le disais tout à l'heure, c'est sous sa forme succincte, appliquée, dans sa siinplesse, qu'une idée vraiment active peut faire son chemin. Seulement, comme le disait le peintre Renoir, rien n'est plus déconcertant que la sim- plicité ! Tout le monde ne peut pas la comprendre et tant d'esprits supérieurs se méprennent sur son compte en confondant platitude et simpli- cité ! Je suis de plus en plus persuadé que le poète, dans ce commencement de siècle, qui a tant abusé de criticisme, de l'analyse et de l'es- thétique, doit aller à la grande simplicité, à la synthèse et viser le cœur de la foule, du grand troupeau souffrant. Estimer que moins l'idée est accessible aux simples plus elle est élevée, c'est une superstition littéraire bien naïve. C'est aussi un blasphème I
Nous ne sommes plus le siècle des professeurs, des pédants et des théoriciens. Nous serons le siècle de la vie ou nous ne serons rien et l'idée la plus haute, la plus belle, si elle n'est pas huma- nisée, n'est que souffle et néant 1...
14 LA POSSESSION
« DERRIÈRE LES POUPÉES !... »
La radieuse conception de la religion catholique, c'est que l'Idée suprême, c'est-à-dire Dieu, ait été obligée, pour sauver le genre humain, de se faire chair, de se mettre à la portée de la créature, de partager ses vicissitudes et l'infériorité de sa subs- tance... Ah ! la grande face de la Mort, les for- midables leviers de haine et de ruine ont boule- versé notre planète en son été ! L'âme humaine palpite, souffre, espère, la chair aussi !... Quit- tons les cercles froids de la pensée, délaissons les passe-temps intellectuels et mesquins d'autre- fois !... Soyons humains, soyons simples, soyons francs, soyons vrais ! Brisons les tours d'ivoire et visons droit à ce pauvre cœur fraternel des hommes, si éprouvé et toujours si abusé !... Le pouvons-nous ? Mais oui, je le crois sincère- ment, et dans tous les arts. En tout cas, grâce à deux antennes sensibles dont il a le privilège, le poète, lui, possède le sens humain et le sens de l'infini, deux forces conductrices qui lui per- mettent d'avancer en fouillant du regard les pro- fondeurs. C'est un don que lui ont, de tout temps, conféré les dieux. Eh bien ! qu'il le mette plus que jamais en activité. L'heure le veut. Son pre- Blier devoir est de frapper aux portes des âmes en < riant :« Voyez, voyez! La route est Longue encore, mais qu'elle est belle 1 Gomme c'est bien de ce côté qu'il faut aller, vers les lumières qui s'appellent justice, pitié, amour et paix... Ah ! nous en Bommes loin ? En marche tout de même ! Voyez !... Moi je ae suis que le vieua et modeste montreur de marionnettes. Mon rôle est bien limité, mais regardez tout de môme. Oui, j*1 sais,
PREFACE i5
ce sont toujours les mêmes personnages que je vous apporte, du fond des âges... Il y a pourtant des différences ! Voyez, par exemple, ce person- nage principal. Autrefois il s'appelait le gen- darme, aujourd'hui je l'appelle, la nature. Au fond, c'est la même chose, j'entends bien ; tout de même regardez comment il dirigera la pièce et comment il triomphera au dénouement. Les autres, ce sont les créatures et le bâton. Voyez ! voyez !... la pièce est banale et simple, mais voyez à travers elle, je vous en supplie, je vous en conjure ! Voyez plus loin que les portants. Voyez la route vers laquelle, quand ils ont quitté le guignol, se dirigent les personnages. Et en marche de ce côté, à la sortie du théâtre !... En marche, derrière les poupées !... »
Henry Bataille.
Cette note a été antérieurement publiée dans le journal Excclsior, du jeudi 15 décembre 1921, sous le titre : La générale de ce soir au théâtre de Paris. — A propos de La Possession, par M. Henry Bataille.
LA POSSESSION
ACTE PREMIER
L'intérieur d'une villa à Malmaison, sur la hauteur. Une grande pièce vitrée attenant à un perron assez bas. Vue sur la vallée de la Seine. Quelques silhouettes de châtaigniers massifs au dehors. L'intérieur de la villa est élégant, sans plus. Cretonnes. Piano. La villa des environs de Paris, pleine de souvenirs d'un luxe un peu arriéré et exagérément féminin.
Au lever du rideau, autour d'une table ronde, qu'on sent devoir être à l'occasion une table de salle à manger, Madame Bianca Cordier, une ancienne jolie femme de quarante-cinq ans> cause avec son notaire.
SCÈNE PREMIÈRE BIANCA, JOUSSAUD
BIANCA
Enfin, ai-je le droit, malgré les hypothèques, de louer à long bail la propriété ? Voilà surtout ce que je voulais vous demander aujourd'hui.
JOUSSAUD
Un bail de combien ?
BIANCA
De vingt-cinq ans, pour les trois mois d'été. Je recevrai annuellement six mille francs. Ça me sortirait un peu d'affaire.
18 LA POSSESSION
JOUSSAUD
Vous en avez le droit absolu... Mais permettez- moi de vous faire observer que six mille francs pour une propriété comme la vôtre, ce n'est pas considérable. Vous n'avez pas avantage à vous engager pour une durée aussi longue.
BIANCA
Ce renseignement m'était nécessaire, car, figu- rez-vous, au moment de conclure, l'agence Ma- zeaux, de son côté, m'a fait hier une proposition extraordinairement plus élevée: quinze mille francs pour la saison. Quinze mille !
JOUSSAUD
C'est un chiffre !
BIANCA
N'est-ce pas ? Vous concevez que cette pro- position me rende perplexe ! D'un autre côté, que voulez-vous ? l'idée d'un long bail constitue une sécurité et, dans l'état actuel de mes affaires !... Puis, je vous avoue que maintenant, après les bêtises que j'ai commises, je me défie de moi, de mes idées...
SCÈNE II
Les Mêmes, JESSIE
Entre sa fille Jessie, vingt ans, dans tout Véclat de sa beauté. Petite rubc de, jardin.
.IKSSIE
lil.-iu -l!l;m, tu il'- sais pas ouest... (Elle s'inter- rompt.) Bonjour, Monsieur ÏOUBSftUd. Une se- cond»1, Monsieur... Ma petite botte à poudre en
ACTE PREMIER 19
or, pas celle du nécessaire, celle dont je ne me servais pas ?
BIANCA
Elle est à Paris, ma chérie, dans le coffre-fort.
JESSIE
Dans le coffre-fort ! Quelle idée ! C'est bien de
toi, ça... (Par la porte ouverte, elle interpelle la femme
de chambre Georgette.) La boîte n'est pas ici, elle est à Paris.
GEORGETTE
Bien, Mademoiselle.
JESSIE
Finissez sans moi. Prenez le sweater de laine.
UNE VOIX, dans l'escalier.
Tu m'as appelée ?
JESSIE
Non, pas toi, Gabrielle, la femme de chambre.
JOUSSAUD
Croyez-moi, Madame, la propriété bâtie...
JESSIE, referme la porte et revient.
Puisque vous êtes là, je ne suis pas fâchée de causer un instant avec vous, Monsieur Joussaud. Je pars en voyage.
JOUSSAUD
Ah ! ah !
JESSIE
Peut-être ne reviendrai-je pas de longtemps à Malmaison... Alors, je serais aise d'obtenir cer- tains renseignements que maman n'est jamais parvenue à me donner. Après le dernier krach, que va-t-eile avoir pour vivre ?...
ao LA POSSESSION
BIANCA
Allons, bon ! j'étais sûre que c'était ça que tu allais lui demander.
JESSIE
Laisse, Blan-Blan.
BIANCA
Monsieur Joussaud lui-même ne peut pas faire l'estimation exacte.
JOUSSAUD
Oh ! à peu de chose près, Madame, puisque je m'occupe de toutes vos affaires et que vous m'a- vez chargé de retirer vos comptes du Crédit Cen- tral.
BIANCA
Pour ce qui me reste !
JESSIE
Bref, en titres, qu'est-ce que Madame Cordier possède exactement ?
JOUSSAUD
S'il fallait réaliser demain, Mademoiselle... en- viron deux cents... deux cent-trente mille i n titres nominatifs, plus cette maison, hélas ! pas mal hypothéquée, et une participation dans l'hôtel de Pougues-les-Eaux.
JESSIE
Bien. A peu près ce que tu m'avais dit. A cinq pour cent... douze ou treize mille ?
JOUSSAUD
Environ.
JESSIE
Très beau ! Admirable !... C'est tout de môme
mine de se faire rouler oomme ça ! Jouer à la
... loi qu'on a un tnagol de oinq c< nt mille
ACTE PREMIER ai
francs... et avec cette ignorance de tout qui te ca- ractérise.
BIANCA
Au moins, je suis jugée. Tu m'agaces, tiens, laisse-moi tranquille.
JESSIE, riant.
Figurez-vous, Monsieur Joussaud, que l'autre jour elle est revenue de chez vous en me disant que vous lui aviez parlé de la nécessité de faire analyser sa signature.
JOUSSAUD
Hein ?... Quoi ?... Avaliser, sans doute ?
BIANCA
Eh bien ! ça n'avait rien de si absurde ! Ce sont des termes techniques. Je croyais qu'il s'a- gissait d'une expertise... je ne sais pas, moi !
JESSIE
Quand on a cette candeur-là on ne s'aventure pas à jouer à la Bourse. On prend des livrets de
Caisse d'épargne !
BIANCA
Je voulais augmenter mes rentes et te donner un peu de luxe. Est-ce un crime ?
JESSIE
Allons, ne pleure pas ! Pas de larmes. Ne nous offrons pas, en tout cas, ce luxe inutile. Nous avons pris notre parti, toi et moi. (Tout à coup.) Et si elle mettait cet argent en vi-ager ?
BIANCA
Jamais de la vie ! Tout ce que je possède doit te revenir plus tard...
JOUSSAUD
Et puis votre maman est bien jeune. Elle a heureusement une admirable santé.
aa LA POSSESSION
BIANCA
Je touche du bois.
JOUSSAUD
Ses revenus ne seraient pas sensiblement aug- mentés.
BIANCA
Allez, je m'arrangerai très bien avec ce qui me reste. Qu'on ne s'inquiète pas de moi. Maintenant que je vais vivre seule dans un petit logement de deux à trois mille, au lieu d'un appartement de dix mille !... Avec la location d'été de la villa, j'aurai toujours une vingtaine de mille francs de rentes. C'est plus qu'il n'en faut pour moi.
JOUSSAUD
Mais Mademoiselle votre fille...
BIANCA
Elle va voyager avec des amis. Nous n'habiLe- rons plus ensemble désormais.
JESSIE
Je pars même tout à l'heure.
La porte s'ouvre. Gabrielle Bignon, une amie à peu près du même âge que Bianca, mais%d* aspect bien moins élégant, entre, tenant un carnet à la main.
SCÈNE III Les Mêmes, GABRIELLE
GABRIELLE
Pardon de vous déranger. Je fais_l 'invent aire et j'ai besoin d'un renseignement. bianca, présentant.
Ma meilleure amie, Gabrielle Bignon,""qûi con- naît toute ma vie... Monsieur Joussaud,
ACTE PREMIER 23
JOUSSAUD
Madame... J'ai déjà rencontré Madame très souvent avec vous.
GABRIELLE
Monsieur... Dis-moi, Bianca, je ne marque pas le service à thé de vieux Chine. On l'enfei ; avec le reste dans la chambre bleue, n'est-ce pas ?
BIANCA
Bien entendu. Je garderai la clef.
GABRIELLE
Excusez-moi, Monsieur. Ces inventaires, i toute une hisloi
JOUSSAUD
Je vous en prie.
GABRIELLE
Il y a aussi le faitout à la cuisine. Il est hors d'usage.
BIANCA
Tout à l'heure, Gabrielle, je t'en prie ! Le fai- tout 1
GABRIELLE
Oui, oui... Je vous laisse. Elle sort.
SCÈNE IV JOUSSAUD, JESSIE, BIANCA
JOUSSAUD
D'ailleurs, nous n'avons plus rien à nous dire. Envoyez-moi, quoi que vous fassiez, le projet de I acte de location, que j'examine s'il est bien ré- digé.
24 LA POSSESSION
BIANCA
Voulez-vous que je passe après déjeuner à l'étude ?... A quelle heure ?... Cinq heures ?...
JOUSSAUD
Parfaitement. Maintenant je vous demande la permission de me retirer. Au revoir, Mademoi- selle. Je vous souhaite un bon voyage. Vous allez loin ?
JESSIE
Gomment ?
JOUSSAUD
Vous allez loin ?
JESSIE
Oh ! oui... pas mal !
BIANCA
Je ne vous accompagne pas, vous connaissez le chemin.
JOUSSAUD
Je vous en prie.
Il sort par le jardin.
SCÈNE V JESSIE, BIANCA
JESSIE, riant.
I Ils De comprennent rien, ces no- taires... J'avais envia < 1 * ^ répondre froidement: «Oui, Monsieur, je nafea vais très loin... à Paris, faubourg Saint- Honoré... » 11 y s beauooup d'i- diots dans les affaires, oe qui explique bien dos
/■-//'.■ va vers In porte </'• droite.
ACTE PREMIER a5
BIANCA
Jessie !... Tu m'en veux énormément ?
JESSIE
De quoi ?
BIANCA
De mes folies !
JESSIE
Oh ! toujours cette rengaine ! Mais non, mais non. Elles ont eu même un bon côté, tes foi
BIANCA
Lequel ?
JESSIE
Celui de précipiter un dénouement que nous aurions pu reculer encore de deux ou trois ans... Je vais linir ma valise. Il faut que la femme de chambre s'en aille. Ah ! j'emporte ton onglier. Ça t'est égal ? Je te le rendrai.
BIANCA
Fais comme tu voudras.
JESSIE
On doit venir me prendre dans une heure envi- ron.
BIANCA, éclatant.
Ma petite chérie, non, non... nous ne pouvons pas nous quitter ainsi ! Depuis quinze jours nous n'avons pas risqué plus de deux ou trois allusions à ce qui va se passer.
JESSIE, fronçant les sourcils.
Ça valait mieux. Pourquoi changer ?
BIANCA
Ah ! plus de pudeur... au point où l'on en est ! Tout vaut mieux que cette affectation d'indif- férence.
26 LA POSSESSION
JESSIE
Je ne le crois pas.
BIANCA
Jessie, ma petite Jessie, je suis bourrelée de scrupules et presque de remords ! As-tu bien pesé ta détermination ?
JESSIE
A fond. Ma faculté de réflexion est même com- plètement épuisée.
BIANCA
Ne pourrais-tu pas essayer encore un an... six mois, une vie que tu as supportée si long- temps ?...
JESSIE
Essayer quoi ?... Se heurter encore à des décep- tions... Je suis tellement lasse, si tu savais!... Non, j'avoue que je ne puis plus t'entendre parler, le matin et le soir, invariablement, de ce qu'a fait la cuisinière... de ce qu'ils ont encore mangé de café au lait... une plâtrée grande comme ça... (Elle fait le geste.) Ne plus savoir les vols sup- posés des domestiques... ignorer que la bonne a encore mis les pieds sur le fauteuil... ne pas t'entendre vingt-cinq fois par jour répéter : pgette, ne prenez donc pas les portes à pleine main, ma fille !... »
BIANCA
Si je le dis vin!.! -cinq t'ois par jour, o'est sans doute mie vingt-cinq fois par jour j'ai l'occasion de le dire,
JEfi
i oui, Blan Blan.., Bien sûr, et pour tout le cent... tu as mille fois raison !
ACTE PREMIER 27
BIANCA
J'ai défendu du mieux que j'ai pu ce qui restait de notre pauvre pécule. Je me suis trompée en voulant le faire fructifier, voilà tout.
JESSIE, avec un geste comique.
Voilà tout ! Mais tu as été une mère parfaite... Toi, une femme élégante, une femme dont le luxe, dans notre monde, hélas ! appelé demi- monde, a été célèbre, il a fallu que tu descendes à mettre la main à la pâte. Tu as même fait la cuisine pendant tout un été pour supprimer des gages, et ce n'est pas drôle, pauvre Blan-Blan, de faire la cuisine, d'éplucher des carottes et des pommes de terre !... Je sais tout ce que je te dois. Mais vraiment, je ne peux plus ! Je ne peux plus m'accommoder d'une vie médiocre et qui, dans la gêne progressive, devient fastidieuse...
(Elle se rapproche de sa mère, lui touche l'épaule et, d'une voix plus mélancolique.) Hein, maman, les
avons-nous connues, les visites chez le couturier pour obtenir la robe à trois cents francs ! Ah ! les modèles de fin de saison au rabais... les papiers timbrés de la corsetière, les engueulades du pro- prio... les... Ouf !... Cinq ans de cette vie et de cette expérience-là... acculées que nous sommes maintenant à n'en jamais sortir... je ne peux plus !... J'ai vingt et un ans... je me suis gardée ! (Se reprenant.) Tu m'as gardée en vain pour le beau mariage... quelle drôle d'idée, d'ailleurs !... rien n'est venu, et combien de vingt-quatre heures se sont écoulées 1
BIANCA
Tu aurais pu tout de même épouser Lalulier.
JESSIE
Mais non, mais non, je ne pouvais pas épouser
28 LA POSSESSION
Lalulier... pas plus lui que ceux qui ont daigné me demander !... Hé bien, merci, quelle belle existence ! Le mariage misérable et grotesque, non ! Si j'attends un an ou deux de plus, vois-tu, je ne serai pas casable. Si je laisse échapper Ghavres, je suis fichue, simplement. En tout cas, jamais une occasion pareille ne se représentera. Car ce n'est pas tous les jours qu'un homme de sa va- leur, de sa race, de... Tiens !
BIANCA
Quoi ?
JESSIE
C'est assez drôle ! Je récite par cœur les argu- ments que tu m'as donnés toi-même quand il s'a- gissait du duc de Winsley.
BIANCA
Eh ! mon Dieu ! c'était alors la raison qui par- lait !... Je me faisais violence, je te prie de le croire. A la fois je voudrais et je tremble... Quelle tristesse !... Ah I c'est bien de ma faute 1
JESSIE
Enfin, il n'y a plus à tergiverser. Prenons-en notre parti. A l'heure actuelle, je vaux tant sur le marché de Paris. Je veux le prix fort... et au poids !
l'Aie fait claquer son fouet à chien.
BIANCA
Oh 1 t'entendre parler ainsi...
JSS8IE
Tout do môme, Blan-Blan, n'exagérons pas notre déception ! Tu m'as donné l'éducation raf- finée que j'ai reçue, en faisanl tout bas oette luation, que y fais aujourd'hui tout haut.
ACTE PREMIER 29
BIANCA, suffoquée.
C'est raide ! Tu es insupportable ! Passe-moi
Une prune à l'eau-de-vie. (Jessie verse à sa mère le contenu du flacon demandé.) A t'entendre, vraiment, on dirait que je ne t'ai élevée qu'en me disant tous les matins : « Sera-t-elle bientôt à point ? »
JESSIE
Non, mais tu m'as très intelligemment préparée aux deux manières de tomber, la bonne... (Elle lui tend le verre.) Tiens... et la mauvaise... Mange ta prune... C'est un peu comme dans un conte d'Andersen...
BIANCA
Ander... quoi ?
JESSIE
Ne cherche pas... un livre de la Bibliothèque Rose que tu m'as donné quand j'étais petite. Il y a une famille d'escargots, et la mère escargot dit à ses enfants escargots : « Si vous êtes sages, mais ce que j'appelle sages, plus tard, vous b mangés par le roi, sur un plat d'argent ! » Toute la question étant de savoir si je serai mangée à la sauce Robert ou à la sauce au carry. Eh bien 1 c'est parfait, Blan-Blan ! Je serai mangée avec beaucoup de piment, de poivre de Cayenne, à em- porter le palais de celui qui me dégustera, je te prie de le croire. Et... ne me plains pas plus qu'il ne faut, car si je n'ai pas encore été heureuse, j'ai l'intention de le devenir furieusement. Tu verras, que la vie sera épatante pour moi. Je suis calibrée pour le bonheur et je dépasserai mon programme... Je t'étonnerai, Blan-Blan. Il est dit, d'ailleurs, que je t'étonnerai toujours.
BIANCA
Je commence à le croire ! Mais, j'en ai aussi va-
3o LA POSSESSION
guement l'idée, Bébé, tu n'affectes cette satisfac- tion que pour me dissimuler ton chagrin et alléger ma peine.
JESSIE
Quelle bêtise !
Entre la femme de chambre, Georgette.
SCÈNE VI JESSIE, BIANGA, GEORGETTE
GEORGETTE
Voioi la clef de la boîte à bijoux.
JESSIE
Ah ! merci !
GEORGETTE
Mademoiselle prendra-t-elle la robe parme avec du skungs ?
JESSIE
Non, laissez-la ici. Seulement la robe rose, le saut-de-lit et la robe d'organdi.
GEORGETTE
J'ai pris le linge que Mademoiselle m'a dit.
BIANCA
Vous avez bien inscrit tout ce que vous prenez... que je m'y retrouve ?
GEORGETTE
Tout, sur le petit livre de Madame, et je l'ai remis à Madame Bignoo.
JESS1K
Ali ! !'•;'. ba.; de soie ^ris ?
ACTE l'RKMI! 3i
GEORGETTE
J'en ai pris deux paires et six de jaunes. Deux avec le talon de soie. Le loueur a envoyé la voi- ture. Elle est là.
JESSIE
Elle est là ? Alors, je vous recommande bien... pas d'impair !... Une fois arrivée faubourg Saint- Honoré, vous vous ferez conduire où l'on dira. Tout est convenu. Vous sortirez mon i, saire, vous mettrez un peu d'ordre. Et je recommande... avec les domestiques, Georir- aucun ragot.
GEORGETTE
Mademoiselle peut être tranquille.
JESSIE
Vous partirez aussitôt après avoir installé les objets et sorti mes affaires. Vous ferez vos courses dans Paris, mais avant de rentrer ici, vers huit heu- res, ce soir, vous téléphonerez faubourg Saint- Honoré. Si j'y suis, je vous donnerai moi-même des ordres pour demain.
GEORGETTE
Je demanderai Mademoiselle à l'appareil ?
JESSIE
Oui. Si je n'y suis pas, vous le verrez bien. C'est tout. No vous mettez pas en retard. Pi le train tout de suite, à Rueil.
GEORGETTE
Au revoir, Mademoiselle. Elle sort.
3a LA POSSESSION
SCÈNE VII JESSIE, BIANGA
JESSIE
Au cas où je garderais Georgette pendant quel- ques jours, ou bien si je remmenais en voyage, je te recommande de faire toi-même la pâtée des chiens.
BIANCA
Mais dois-tu vraiment partir tout de suite ?
JESSIE
C'est probable. Nous irons peut-être à Orthez dans sa propriété. Ce n'est pas ici. Tu sais où ça se trouve, Orthez ?
BIANCA
Je l'ai su. J'ai toujours été première en géogra- phie, mais j'ai tout oublié. C'est à droite, là, dans le bas...
JESSIE
De quoi ?
BIANCA
Dans le bas de la carte.
JESSIE, riant.
Non, c'est à gauche, mais à ça près ! Nous nous séparons pour la première fois, pauvre petit bout de mère !
1U \NCA
Dis-moi seulement que tu éprouves un peu do peine à me qu'il 1er.
jessii;
Infiniment, l'.i d'abord je ne te quille pas; '}<• viendrai presque tous les jours. Nous nous
ACTE PREMIER 33
verrons à Paris sans discontinuer, comme il a été convenu. Je conserve ma liberté entière.
BIANCA
Bah ! tu sais, nous autres, les mères, dans les affaires de cœur !... D'ailleurs, je ne manque pas de courage. Je vais avoir à m'occuper du démé- nagement.
JESSIE
Tu ne seras pas seule. Tu as tout de même Ga- brielle et Max.
BIANCA
Oh ! Max... D'abord, il passe ses examens. Et puis, maintenant que tu ne seras pas à la maison, on ne le revoira plus beaucoup, ce garçon !
JESSIE
Pourquoi ? Il viendra voir sa mère de temps en temps, comme d'habitude. Il viendra dîner. Ça te fera un peu de gaieté dans la maison ici et à Paris, car Gabrielle toute seul»', évidemment, je reconnais que ce n'est pas fou- fou...
BIANCA
Ecoute... on entend une auto.
JESSIE, vivement. C'est lui 1 Reçois-le.
BIANCA, troublée.
Quoi ! tu t'en vas ?
JESSIE
Naturellement. Je ne veux pas avoir l'air de
l'attendre !
Jessie va s'assurer sur le perron que c'est bien la visite attendue qui arrive, puis, petite pantomime entre la mère et la fille qui signifie : « Couds. Fais quelque chose. Aie Vair occupée... » Bianca hausse les épaules mais s'exécute, tire à elle la corbeille à ouvrage. Jessie, en sortant par la porte de droite, envoie un baiser à sa mère.
34 LA POSSESSION
SCÈNE VIII BIANCA, LE DUC DE CHAVRES
LE DUC
Bonjour, chère Madame.
BIANCA, feignant la surprise.
Bonjour, duc.
LE DUC
Gomment allez-vous ?
BIANCA
Très bien, merci.
C'est un homme d'une cinquantaine d'années, portant beau, avec une élégance recherchée et un peu spor- tive. Le timbre de la voix rauque ; il est hautain, sans morgue, et gouailleur.
LE DUC
Votre charmante enfant n'est pas là ?
BIANCA
Elle arrive. Je vais la prévenir. Je n'ai pas entendu votre auto. Vous ne l'avez pas fait en- trer ?
LE DUC
Je l'ai laissée à la grille. Je redoutais une
entrée de carnaval. J'arrive tout droit de la
bataille de fleurs et dans une voiture tellement
! Regardez moi ça d'ici, Madame Cordier I
BIANCA, de la porte.
effet, c'est d'une exubérance de oouleurs l
■ sera très touchée de cette attention, mais
un peu effrayée de traverser J'aiis dans un tel
at 1
ACTE PREMIER 35
LE DUC
Rassurez-vous ! Nous ne partirons que la nuit tombée. Nous allons dîner à Armenonville.
BIANCA
Je vais l'appeler.
LE DUC, courtois.
Mais pas du tout... je vous en prie... Ne la dé- rangez pas... Remettez-vous à vos ouvrages, j'y tiens.
BIANCA, se rasseyant.
Alors, puisque nous sommes seuls un instant, permettez, duc, que nous laissions l<-s préjugés et ! vs pudeurs et que, franchement, je vous pose certaines questions.
LE DUC
Mais je vous en prie ! Nul plus que moi ne mé- prise les préjugés.
BIANCA
Vous comptez l'emmener tout de suite en âge ? Avez-vous fixé votre itinérairi
LE DUC
Non, le choix n'est pas fait : peut-être la Spez»
zia... oui, en Italie... peut-être dans ma propriété
de Portos, au pied des Pyrénées... P dans
de Chantilly, simplement... Elle n'a qu'à
décider et commander...
BIANCA
Vous voyagez en auto découverte ? Vous veille- rez à ce qu'elle s'emmitoufle bien. Elle est un peu délicate des bronches.
LE DUC, petite sollicitude indulgente et narquoise.
J'y veillerai, chère Madame Cordier. Avez-vous d'autres recommandations à me faire ? Je les sui-
36 LA POSSESSION
vrai toutes... soyez sans peur. Je sais déjà qu'elle ne doit pas manger de pain, le pain lui faisant mal à l'estomac, qu'elle ne doit pas abuser des cachets d'aspirine... que...
BIANCA
Vous me trouvez un peu ridicule !
LE DUC
Pas le moins du monde. Vous ne vous êtes ja- mais séparée de votre fille ?
BIANCA
Jamais un jour entier. Et Bébé a si peu voyagé ! Nous allions autrefois tous les ans à Deauville.
LE DUC
Je me souviens de vous y avoir rencontrée. Votre beauté et votre luxe ont eu leur célébrité.
BIANCA
Merci de vous en souvenir !... En tout cas, maintenant je dissimule comme je peux mon émo- tion, mais si vous pouviez connaître le fond de mon cœur !
LE DUC
J»; devine tout ce que vous auriez encore à me .. toutes vos appréhensions... tous les tour- s que vous cachez... ('tenu Ile phrase : « Ayez- i n bien soin, rendez-la heureuse ! »
BIANCA
Toutes les mères me ressemblent.
ii. duc, avec un sourire indéfinissable, et cite réprime.
Non, pas (unies ! Mais, dans certaines circons- tances, elles ont îles points (le coiniiUlll, évidem- ment. D'ailleurs, entre l'union libre et le ma-
ACTE PREMIER 37
riage, il n'y a que l'écart d'une convention, d'une cloison de papier.
Il prend un papier sur la corbeille à ouvrage. BIANCA
Exactement, duc.
LE DUC
Eh bien, déchirons la cloison, chère Madame Cordier... faisons-en une boulette et mettons-nous de plain-pied.
BIANCA, lui reprenant le papier
Eh !... s'il vous plaît, c'est un patron !
LE DUC
Excusez !... Ah ! la vraie boulette, elle est faite depuis fort longtemps !... C'a été mon ma- riage, la boulette 1 Parlons-en ! J'étais trop jeune, sans doute... Ma femme m'a rendu assez malheu- reux... Nous avons vécu séparés... Espérons que, vingt-cinq ans après, l'illégalité m'apportera les joies que la légalité m'a refusées.
BIANCA, avec un soupir.
Cette illégalité que je redoutais tant pour ma pauvre petite Jessie et qui n'a pas été non plus mon lot.
LE DUC
Ne regrettez pas le mariage, brrou ! Quelle caillasse ! Il y a de tout, là-dedans.
BIANCA
Si elle avait voulu, pourtant !... Bien des partis se sont présentés, fort acceptables... très... hono- rables...
LE DUC
Mais je n'en doute pas... Je sais qu'elle pouvait
38 LA POSSESSION
prétendre à un meilleur avenir, plus régulier en tout cas, que celui que je lui apporte.
BIANCA
Qui sait ? Peut-être un jour lui donnerez-vous votre nom. Laissez-moi l'espérer, du moins... Quand vous apprécierez sa valeur... C'est un petit être exceptionnel... Elle réservait sa liberté pour qui lui conviendrait un jour, car, vous n'en doutez pas, elle est sage, absolument sage, dans le sens le plus rigoureux du mot.
LE DUC
Je le sais. C'est une des raisons de mon inclina- tion. Ce n'est pas la seule, mais cette considéra- tion entre pour beaucoup dans le désir que j'ai de m'attacher à elle. J'ai calculé toute l'étendue de mes responsabilités, allez. Et s'il ne tient qu'à moi...
BIANCA
Oui, évidemment... je comprends ce que vous voulez dire ! Il y a l'aléa...
LE DUC
La casse. Sans quoi, ce serait trop commode de vieillir et d'être riche !
BIANCA
A vous de veiller au grain ! Je vous donne, le coeur bien tremblant, une enfant digne d'nn homme admirable. La femme est ce que l'homme l;i fait. Ne la gâchez pas, ne la diminuez pas et elle vous sera probablement fidèle.
le duc, fiant Vous ne vous engagez pas trop ! Je vois aveo plaisir que vous pouvez être mère sans altérer pour oela le jugement de la femme. Je vous en félicite.
ACTE PREMIER 3g
BIANCA
Je me méfie plutôt de son caractère que de sa fidélité. C'est une pouliche qui rue un peu dans les brancards ! Mais l'expérience viendra et elle s'as- sagira.
LE DUC
Heu ! Cette vieille putain d nce conduit
au désenchantement, Madame Cordier, jamais à la sagesse.
BIANCA
C'est exact pour les vieux, pas pour les jeunes.
LE DUC
Merci.
BIANCA
Je voulais dire simplement que, comme toute vraie jeune Elle, quand elle aura un peu vécu, son caractère se transformera et vous en ferez ce que vous voudrez.
LE DUC
Hum ! hum !... Les connaissances amoureu comme les connaissances militaires, ont ceci de particulier que leur utilisation sur le champ d'ex- périence est presque nul.
BIANCA, un peu béante.
C'est-à-dire ?...
LE DUC, lui frappant familièrement le genou.
Enfin, ai-je un peu dissipé vos inquiétudes ? Avez-vous d'autres recommandations à me faire ?
BIANCA
Ah ! c'est mal de vous moquer...
LE DUC
Donnez votre main, chère Madame Cordier, et
4o LA POSSESSION
voyez à l'expression de mon visage si j'ai envie de me moquer. Je l'aime beaucoup... beaucoup !...
Il le dit sur un ton pénétré.
BIANCA, les larmes aux yeux.
Merci. Ah ! la vie n'est pas ce qu'on voudrait qu'elle fût !
LE DUC
Je l'aime beaucoup. Je devrais peut-être vous en assurer, avec plus de protestations...
BIANCA
Non, il n'y a pas mieux que ce que vous venez de dire... Beaucoup, c'est énorme !
LE DUC
En retour, je ne demande pas de l'amour. Je me rends bien compte que l'amour, dans mon cas, c'est la part du feu... mais je me satisfais de la chance qui m'échoit, et soyez sûre que j'apprécie, chez la belle enfant, cette manière de venir à moi, cette simple soumission à l'homme, qui n'est pas sans candeur ni sans beauté... Et, en y réfléchis- sant, c'est admirable, chère Madame Cordier ! Nous venons d'avoir exactement la conversation préalable qu'ont toujours une belle-mère et un gendre. Au fond, il n'y a que trois ou quatre si- tuations invariables dans la vie et la nature est éternelle !
A cet instant entre Jessie, un polissoir à la main.
ACTE PREMIER 4i
SCÈNE IX LE DUC, BIANCA, JESSIE
JESSIE
Ça va bien, cher ami ?... Voyez, je ne suis même pas habillée. J'étais en train de me faire les mains, quand, par la fenêtre de ma chambre, j'ai aperçu tout à coup un tombereau de maraî- cher...
LE DUC
Vous avez deviné que c'était ma voiture ?
JESSIE
Non 1 sérieusement !... Pas possible ?
Bianca s'éloigne discrètement. LE DUC
Vous partez ?
BIANCA
Si vous le permettez, je reviendrai dans cinq minutes. Excusez-moi, il faut que je finisse un inventaire.
Elle sort par le jardin.
SCÈNE X JESSIE, LE DUC
JESSIE, au duc qui veut lui baiser la main droite. Non, pas celle-là. (Tendant la main gauche au
duc.) Celle-ci !
LE DUC
Parce que c'est la gauche ?
42 LA POSSESSION
JESSIE
Non, parce que c'est momentanément la plus
belle. (Debout, elle se met en devoir d'astiquer ses ongles avec le plus grand soin.) Sérieusement, que signifie cette mascarade ?
LE DUC
Je veux vous emporter dans une voiture digne 4e vous.
JESSIB
Et vous avez pensé que je monterais dans cette machine-là ? Ni fleurs, ni couronnes !
LE DUC
Excusez-moi. J'arrive de la bataille de fleurs, la première depuis tant d'années ! Vous êtes trop jeune pour deviner le plaisir que les hommes de ma génération peuvent éprouver à retrouver des fêtes de ce genre qui ont enchanté leur jeu- nesse1 !
JESSIE
Et les fleurs sont à double fin ? Vous les utilisez à mon intention !... Oh ! ça ne vous ressemble pas. Vous qui avez toujours tant de tact !
LE DUC
Mais je ne comptais partir d'ici que la nuit ve- nu", croyez-le bien !
J KSSIE
Et m'emmener à Armenonville dans cet équi- ? Ah ! bien... c'est un lancement ! Mille re- grets ! Je n'embrasse pas une profession. Je ne suis encore ni coté.' ni péputn
L1 DUC
Oh ! quelle idée! Gomme elle est loin de moi. J'éprouverais une trop grande peine de vous avoir
ACTE PREMIER 43
JESSIE
N'exagérons pas... Blessée... tout de même, c'est un grand mot !
LE DUC, désignant Vautre main.
Donnez l'autre... la sœur pauvre.
JESSIE
Gendrillon ? Elle est tout de même pas mal, vous savez !
LE DUC
Il lui manque quelque chose...
JESSIE
Un petit coup de polissoir. (Il sort un ècrin de sa poche, il le lui donne, elle V ouvre et met la bague à son doigt. Il passe alors dans ses yeux uji éclair de joie enfantine et extasiée, de joie presque douloureuse. Elle se reprend assez vite et redevient courtoise, mondaine et co- quette.) Oh ! mon ami, vous êtes trop gentil. Vous avez fait des folies. Elle est superbe, d'ailleurs ! (Elle ferme un peu les yeux comme pour savourer.) La première !
LE DUC
Vous aurez des colliers et des sautoirs sensa- tionnels !
JESSIE
J'aime tellement les perles... tous les bijoux blancs ! Et ne pouvant en porter de beaux, d'a- bord parce que j'étais jeune fille, ensuite parce que je n'avais pas les moyens de me les procurer, j'ai préféré n'en avoir aucun... que ce petit bra- celet.
LE DUC
Il faudra l'enlever dès demain. Il n'est pas digne de vous.
44 LA POSSESSION
JESSIE
N y comptez pas... J'ai deux superstitions celle-ci... et celle-ci... (Elle désigne sa cheville.) L( bracelet du poignet et celui de la cheville. I est rivé... Rivé pour la vie, mon cher.- Essayes de tirer. (Elle tend la jambe.) Il me semble que si je l'enlevais, il m'arriverait malheur.
LE DUC
Ah bah ! Superstitieuse, vous, un esprit fort vous si intelligente ? Vous croyez à ces folies ?
JESSIE
Montrez votre main...
LE DUC
Ah 1 moi aussi ?
JESSIE
Non, pas celle qui donne, celle qui reçoit... D< belles lignes... Ah 1 ah 1 des ennuis tout de même
LE DUC
De cœur ?
JESSIE
Naturellement. Il n'y en a pas d'autres ! Un< belle période de là à là... C'est moi, c'est moi règne... Mais, vers la fin du règne, heu 1 Oh 1 j< n'aime pas ya...
LE DUC
Vous me rendez malheureux ?
JESSIE
.. Oui... Il y a de sales moments, je vouj préviens.
LE DUC
avertir.
ACTE PREMIER 45
JESSIE
Dame ! il est encore temps de réfléchir... Ré- fléchissez... réfléchissez...
LE DUC
Y aura-t il quelques belles années ?
JESSIE
Quelques.
LE DUC
Alors, ça suffît ! Courte et ! que lee cha-
grins viennent après ! Je serai payé...
JESSIE
Vous avez dû être un rude viveur, vous ?
LE DUC
J'ai toujours aimé bien faire ce que j'avais à faire. Bon fusil ; vaguement Bénateur, maire de Chantilly, j'ai un cheptel considérable dans h>s Pyrénées, j'ai été à la guerre... j'ai môme écrit un livre de stratégie militaire... mais, comme le sage, je fais profession de n'avoir su jamais parfaite- ment qu'une chose... (Il se penche sur Vépaule de Jessie.) l 'amour (Elle se dégage avec un geste enfan- tin.) Qu'est-ce qu'il y a ?
JESSIE L'écrin ? (Elle remet la bague dans Vécrin.) Vous me
la redonnerez à un autre moment... pas ici... pas sur cette parole...
Elle le lui tend par-dessus la table.
LE DUC
Ce qui veut dire ?
JESSIE
Mon ami, vous avez vraiment trop l'air d'ajou-
46 LA POSSESSION
ter une conquête à cent autres, une tête à voire cheptel.
LE DUC
Qu'allez-vous chercher là, Jessie ? Vous unique pour moi !
JESSIE
Je ne crois pas que vous vous en rendiez compte, il vient d'y avoir dans votre manière avantageuse de vanter vos succès quelque chose qui me blesse profondément... Moi, je ne me vends pas, je me donne et... pour la première fois ! Je ne voudrais pas faire ce sacrifice à un amateur de femmes, mais à quelqu'un qui comprenne toute la valeur, la rareté de cette minute que j'ai si longtemps retardée... Ce que je vous apporte, je l'es! moi, inestimable !
LE DUC
Décidément, comme je suis mal compris jusque dans mes délicatesses, Jessie... J'attache un prix également inestimable à la possession de l'être que vous êtes... mais c'est par modestie que je tenais avant tout à vous dissimuler le moment du sacrifice !
JESSIE, sursautant.
Sacrifice !...
LE DUC
Pardon. Le mot est de vous. Il y a, en tout cas, un sacrifice dont je ne veux pas, c'est oeluî de votre gaieté, de votre sourire. Voyez comme vous avez mal interprété mes timidités... ca- lantes! J'ai précisément eu peur de trop attî eï votre attention sur moi aujourd'hui; alors, j'avais préparé quelqu s distractions pour votre œil d'en- tant amu
ACTE PREMIER 4;
JESSIE
Eh bien, voilà, justement !
LE DUC
Je trouverai le moyen de réparer mes gw soyez tranquille.
JESSIE
Je me sens oppressée, vous comprenez, m'agace. J'aurais voulu me sentir plus libre, libre de venir ou de ne pas venir ce soir, à ma guise. Si j'étais venue, vous ne l'auriez dû qu'à ma propre résolution N'était-ce pas plus flatteur ? Croyez-moi... (Tristement.) pas d'auto fleurie, un billet de train ou un ticket de métro, c'eût suffisant. Bah ! mettons cette déception au cha- pitre profits et pertes, et n'en parlons plus... Tout à l'heure, je vais m'habiller. Nous irons din ir à Armenonville.
La porte s'ouvre. Entre Diunca.
SCÈNE XI
LE DUC, JESSIE, BIANCA, puis GABRIELLE
BIANCA
L'agence nous adresse les personnes qui veu- lent louer la maison. Il va falloir que je leur laisse visiter cette pièce.
JESSIE
Fais-les entrer, Blan-Blan. Nous irons, le duc et moi, dans le jardin ou au premier. Venez-vous
là-haut ? (Il veut prendre le polissoir et Vonglier.)
Non, laissez cela, je vous prie. Vous n'avez pas remarqué qu'elles sont tout à fait au point, main-
43 LA POSSESSION
tenant ? (Elle agite les mains. Bianca sort. Jessie tend son chapeau et sa canne au duc de Chavres.) Puisque vous revenez de la bataille, votre casque et votre lance, guerrier !
LE DUC
Ah ! ls triangle du sourire reparaît 1 A la bonne heure ! Votre maman met donc sa maison en lo- cation ? Je l'ignorais.
JESSIE
Maintenant qu'elle va se trouver toute seule, elle avait peur de s'ennuyer ; c'est surtout une façon de faire entretenir la maison... pour éviter les mites et la naphtaline.
Sur ces paroles, Gabrielle et Bianca sont entrées ; elles restent sur le seuil de la porte pendant que Jessie et le duc de Chavres s'en vont de Vautre côté.
GABRIELLE, qui a entendu les dernières paroles de Jessie, bas à Bianca.
Les mites et la naphtaline. Elle est très forte, ta fille 1
BIANCA
Elle a de la présence d'esprit, voilà tout. En- trez, messieurs.
Entrent Serge de Chavres et un autre jeune homme, Zaki.
SCÈNE XII BIANCA, GABRIELLE, SERGE, ZAKI
BIANCA
Voici lo salon. Nous y mangeons quelquefois. En somuif, à J;l campagne, on se Lient dans une
I 1
ACTE PREMIER 49
SERGE
Jomme c'est vrai 1
GABRIELLE
La vue est magnifique. De tous les coins, on aper- çoit Saint-Germain, Le Vésinct, Le Pecq, Chatou...
SERGE
Magnifique !
BIANCA
Le coin de l'île de Groissy...
SERGE, bas à Zaki.
Si elle savait ce que je m'en fiche !
GABRIELLE
La pièce a huit mètres.
SERGE
Ah bah ! Tant que ça ?
GABRIELLE
Gomment ? Mais j'en suis sûre ! Tenez... Elle arpente à grandes enjambées.
SERGE, bas à Zaki.
Elle n'est pas belle, la dame, quand elle prend les mesures ; elle a une façon d'écarter les jambes 1 (Haut.) Huit mètres, je ne l'aurais pas imaginé.
BIANCA
Alors, je te laisse continuer la visite avec ces messieurs. Je vais rejoindre Jessie.
SERGE, bas à Zaki.
Ça y est ! Jessie... elle s'appelle Jessie. Donc ils sont là,
Bianca sort.
5o LA POSSESSION
SERGE, aimablement.
Jessie... Bianca... Toute la géographie !
GABRIELLE
C'est le nom de la fille de mon amie.
SERGE
Pas possible ! Votre amie a une fille ? Je ne l'aurais jamais cru... Voyons, passons à une ques- tion très grave... très...
GABRIELLE
Dites.
SERGE
Le meuble chinois... La place du meuble chi- nois !
GABRIELLE
Quel meuble ? Nous louons tout meublé, Mon- sieur.
SERGE
J'ai bien compris. Seulement, Bobette (Se repre- nant.)... Madame Hugson a un meuble chinois colossal contenant dos choses précieuses et qui lui sont journellement indispensables. Il faut de toute nécessité caser ce meuble.
GABRIELLE
Sa place me paraît tout indiquée ici.
SKllGE
Oui, mais tiondra-t-il ?... Le chinois tiendra-t- il ?...
G LBRIBLLB
Dans tout ce panneau l1
SERGE
Il mesure trois mètres dix-huit, Madame. Je
ACTE PREMIER 5i
connais sa dimension exacte. N'auriez-vous pas un mètre. ?
GABRIELLE
Je vais en chercher un.
SERGE
Je vous demande pardon, mais cela a son im- portance.
Elle sort.
ZAKI
Qu'est-ce que cette histoire de meuble chinois et pourquoi l'envoies-tu chercher un mètre ?
SERGE
Parce que, armé de cet étalon de mesure géo- désique, je pénétrerai partout, partout... u dans les combles, même dans la cave s'il le faut, et j'arriverai bien à dénicher mon auguste père et son béguin.
ZAKI
Et s'il est dans le fond du jardin !
SERGE
Je mesurerai le jardin...
ZAKI
Et si Mercadier t'a collé une blague ? Si ton père ne vient pas pour la fille, mais pour la mère ?
SERGE
N'insulte pas un homme qui a toujours fait preuve de goût, même dans ses pires erreurs ! Regarde plutôt si tu n'aperçois pas une photo de la fille sur la cheminée 1
ZAKI
Pas la moindre... mais Mercadier t'a dit qu'elle était épatante, ça doit te suffire !
5a LA POSSESSION
SERGE
D'ailleurs, ne va pas t'imaginer que j'ai mani- gancé cette histoire pour entrer dans la place, je te l'ai dit, c'est uniquement pour embêter un peu papa. Oh ! la joie de me trouver nez à nez avec le cher homme... J'adore lui faire des bla- gues.
ZAKI
Je le sais bien !... Tu lui en fais de célèbres et, d'ailleurs, vous avez toujours vécu comme chien et chat !
SERGE
Crois-tu, quel cachottier tout de même ! A son âge, avoir une petite poule discrète en banlieue...
ZAKI
Et de vingt ans, encore !... A moins que Mer- cadier ne t'ait menti... Ton père ne désarmera jamais ! Ton chauffeur et le sien doivent être en train de s'aborder à la porte ; ce qu'ils doi- vent dégoiser !
SERGE
Pourquoi ?... un extra que j'ai depuis quinze jours ! Il ne connaît pas mon pi
ZAKI
C'est égal ! Rien qu'à la façon dont tu lui as orié tout à L'heure : « Albert, suivez cette carriole de loufoque, à cinquante mètres derrière, et...
Il s'arrête net.
GABRIELLE, rentrant.
Voici, Monsieur.
SKHGE
Mille fois aimable, Madame. C'est un mètre ou deuj mètres ?
ACTE PREMIER 5J
GABRIELLE
Deux.
SERGE
Gomme c'est petit ! Quel abîme entre l'optique et la géométrie !
Les hommes s'accroupissent.
GABRIELLE
Nous ne vous attendions pas aujourd'hui ; l'agence Mazeaux nous avait téléphoné que vous viendriez vendredi.
SERGE
C'est exact. Mais j'avais hâte de connaître la villa dont Mercadier m'avait fait une si agréable description.
ZAKI
Trois mètres cinq.
GABRIELLE
Au rez-de-chaussée, vous avez tout vu ; il ne reste plus que cette petite pièce avec un escalier
qui monte au premier. (Elle entrouvre la porte de gauche.) Désirez-vous la voir ?
SERGE
Volontiers, mais auparavant, je vais être d'une indiscrétion folle... mais ce qui s'appelle folle...
GABRIELLE
Ne vous gênez pas.
SERGE
Auriez-vous l'amabilité, Madame, de faire don- ner un verre de vin ou de bière à mon chauffeur ?
GABRIELLE
Certainement, c'est trop naturel... Je vais en donner Tordre.
54 LA POSSESSION
SERGE
Cet homme mourait de soif ! Merci bien, Madame.
GABRIELLE
Et vous-même, désirez-vous quelque chose ?
SERGE
Trop aimable.
Elle ressort par le jardin.
ZAKI, pouffant.
Eh bien ! si cette fois elle ne téléphone pas à la préfecture, c'est qu'elle a une santé !
SERGE
Maintenant allons-y ! Il faut mettre à profit l'absence de l'amie pauvre. Je vais simuler un petit accident. Tu pousseras des cris de paon.
ZAKI
Tu es bien aimable. Je ne tiens pas à me rendre ridicule.
SERGE
Je me serai soi-disant écrasé l'index en dépla- çant le piano. Ouvre la porte, réclame de l'eau, du laudanum.
ZAKI
Gomment, du laudanum ?
SERGE
De la teinture d'iode, tout ce que tu voudras... Eh bien ! voyons, degrouille-toi. Tu n'as pas l'espril de blague pour deux sous 1
ZAKI
Ali ! si tu me prends par l'amour-propre. (il ouvre la petite porte de gauche pur laquelle Jessie et le tiur.: i a étaient sortie. Il appelle,) Quelqu'un...
i-il quelqu'un ? Madame 1
ACTE PREMIER 55
SERGE, se tenant la main.
Oh ! que ça fait mal ! Bon sang de bon sang !
ZAKI
Une voix céleste répond de là-haut. Ils doivent
être au premier. (Il entre dans la pièce et on entend les mots suivants.) Je vous demande pardon, Madame, de vous obliger à descendre, mon ami s'est foulé le poignet...
SERGE
Le poignet... mais non... imbécile... c'est trop... Je doigt !
» ZAKI
Le doigt ! Auriez-vous un peu d'eau... un verre d'eau ?
LA VOIX DE BIANCA
Jessie... Jessie... de l'eau...
ZAKI
Ça y est.
SERGE
La fille est en haut, la mère est en bas. Nous tes sortirons bien tous de leur bauge.
ZAKI, il s'approche de Serge.
Mon pauvre gros ! Tu t'es fait très mal ! Ah ! c'est abominable...
SERGE
Je te remercie de ton intérêt... J'aurai tout le courage nécessaire... Entre Bianca.
56 LA POSSESSION
SCÈNE XIII SERGE, ZAKI, BIANCA, puis JESSIE
BIANCA
Je suis désolée. Vous vous êtes blessé, Mon- sieur ?
SERGE
J'ai voulu bêtement soulever le piano pour prendre une mesure sans déchirer le tapis. Le pied m'est retombé sur le doigt...
BIANCA
Vous ne saignez pas ?
SERGE
Du tout, du tout... Il est simplement écrasé...
BIANCA
Ah ! bon !...
SERGE
Je vous présente toutes mes excuses... Quel visiteur malencontreux. Madame !
JESSIE, entre avec un verre d'eau.
Voilà.
SERGE
Oh ! merci, Mademoiselle, merci beaucoup ! Je ne ferai que tremper ma main dans l'eau froide. Je vous en prie, ne vcus occupez pas de moi... Ah ! que ça fait mal 1... (Bas à Zaki.) Qu'elle est jolie ! (Haut.) Elle est très bien... charmante. Je la prends.
/.A Kl, inquiet.
Quoi ?
SERGE
La maison... C'est entendu, Madame, elle fera
ACTE PREMIER 5?
en tous points l'affaire de Madame Hugson. Inu- tile que je visite plus longtemps. Je prends.
BIANCA
Mais vous n'avez pas vu le premier 1
SERGE
Oh ! dans ces conditions, j'en serais incapable... et d'ailleurs, à quoi bon ?
BIANCA
Laissez le doigt dans l'eau plus longtemps, Mon- sieur. Est-elle assez froide ?
Sur ces mots entre, à gauche, le duc de Chavres.
SCÈNE XIV
BIANCA, SERGE, ZAKÏ, JESSIE, LE DUC, puib GABR1ELLE
LE DUC, suffoqué, sur le seuil.
Tiens I
SERGE
Ah 1 bah ?...
LE DUC, vivement.
Tiens, d'Aubrive !... Vous ici ?... (Il présente.) Le marquis d'Aubrive... un de mes bons amis...
SERGE, à Zaki.
Eh bien ! il en a un culot 1 (Haut.) Ce bon Chavres !
BIANCA
Vous vous connaissez ?
SERGE
Si je le connais !
BIANCA
C'est drôle !
56 LA POSSESSION
LE DUC
Que faites-vous donc, mon cher, un bras en l'air ?
SERGE
Un accident stupide !... Mais cela va déjà bien mieux et je demande pardon à ces dames d'une aventure aussi ridicule.
Du jardin rentre Gabrielle.
GABRIELLE
Que se passe-t-il ? J'entends des cris I
BIANCA
Monsieur s'est légèrement blessé.
SERGE
J'ai voulu bêtement soulever le piano.
GABRIELLE, bas à Bianca.
Quels gens bizarres I
SERGE
Le doigt a été amoché.
GABRIELLE, bas.
On dirait des cambrioleurs.
BIANCA, bas.
Mais non, ce sont des amis du duc.
LE DUC
Figurez-vous que ce cher d'Aubrive est un vieil ami à moi, et...
SERGE, interrompant brusquement.
Un mot, mon cher de Ghavres. Vous permettez, Madame, que je profite de l'occasion ? J'aurais un mot très important à dire à ce vieil ami.
ACTE PREMIER 5g
BIANCA
Je vous en prie. (A Zaki.) Tenez, Monsieur, venez voir d'ici le grand cèdre...
SERGE, à Zaki.
Zaki, va voir le cèdre...
BIANCA
Un cèdre bleu. Il est très vieux. Il doit être classé prochainement. C'est une curiosité.
Bianca, Gabrielle, Jessie et Zaki s'en vont au jardin- On les voit dehors se pencher sur la balustrade de la terrasse.
SERGE, à son père.
Tu en as de bonnes ! Pourquoi renies-tu ta pa- ternité ? Veux-tu m'expliquer ça tout de suite ? Je brûle de savoir 1
LE DUC
J'aime mieux que les propriétaires de cette maison ne soient pas mêlés à ma vie privée. Il n'y a aucune raison pour qu'ils connaissent mon fils et mes relations personnelles.
SERGE
Ah ! bah 1 Tu viens donc ici, dans une maison vaguement suspecte, sous un pseudonyme de prince charmant ?
LE DUC
Pas le moins du monde. Et d'abord pourquoi tombes-tu là comme de la lune ?...
SERGE
Je débarquais, chargé par Bobette Hugson de lui trouver une résidence d'été. Si j'avais pensé lever ce lièvre-là dans ces broussailles ! Je te de- mande pardon de mon indiscrétion involontaire.
6o LA POSSESSION
LE DUC
Tu m'embêtes ! Madame Cordier est une vieille amie à moi.
SERGE
Ah ! c'est une vieille amie !
LE DUC
A tout seigneur, tout honneur, du reste. Seu- lement, la maison est aimable, pas du tout sus- pecte comme tu l'insinues, aimable sans plus... Quelquefois je viens faire un bridge.
SERGE
Mais la fille est toquarde. Elle est toquarde, la fille!
LE DUC
Oui, elle est insignifiante.
SERGE
Mais au fait, j'y pense, alors pourquoi tant de mystère ?... Hein, hein ? Ne serait-ce pas quelque fille naturelle à toi que tu viendrais voir en cati- mini ?
LE DUC
Ton petit interrogatoire commence à me raser, Serge. As-tu fini ?
SERGE, prenant son chapeau.
ment que je m'en vais.
LE DUC
Tu as ton auto ?
SERGE
Naturellement. Tu ne penses pas que je sois veau à pied !
LE DUC
C'est lu Providence qui t'cnvi
ACTE PREMIER 61
SERGE
Non, ce n'est pas cette agence-là, c'est l'agence Mazeaux.
LE DUC
Tu vas me ramener à Paris. Je suis venu ici en sortant de la fête des fleurs. Je préfère ne pas i tourner chez moi en chienlit.
SERGE, riant.
Je t'approuve.
LE DUC
Alors, je puis compter sur toi? (A rentre le groupe.) Eh bien ! voilà du nouveau, Ma- dame Cordier. Mon ami veut bien me recondu chez moi.
SERGE, bas à Zaki.
Je trouve ça assez drôle 1 C'est moi qui voulais lui faire une blague et c'est lui qui me la fait !
LE DUC
Je retourne à Paris dans l'auto de Monsieur...
SERGE
Je l'emmène. Considérez la location comme con- clue.
BIANCA
J'ai une réponse à donner dès demain, vous le savez ?
SERGE
Je passe devant l'agence Mazeaux. Je préï drai.
BIANCA
Voulez-vous que nous y passions ensemble ? C'est à cinq minutes d'ici ; vous me dépost. J'aiim mieux en terminer tout de suite.
62 LA POSSESSION
SERGE
Bien volontiers. Nous pourrons même vous rac- compagner.
BIANCA
Pour rien au monde... Je rentrerai à pied avec mon amie.
GABRIELLE
Je vais chercher nos chapeaux. Elle sort.
SERGE, bas à Zaki.
11 ne perdra rien pour attendre ; j'aurai ma re- vanche.
BIANCA
Jessie, tu ne viens pas avec nous, jusqu'à l'a- gence ? \
JESSIE \
Non, merci ; je préfère rester.
SERGE
Mon cher Chavres, vous connaissez mon ami Zaki ?
A ce moment, Jessie fait signe à sa mère d'éloigner les importuns pour qu'elle puisse demeurer avec le duc de Chavres.
BIANCA, à Serge.
Je dois vous prévenir, Monsieur, qu'il y a une prairie mitoyenne avec un droit de passage. Oh ! c'est un tout petit inconvénient ; encore faut-il que vous soyez au courant.
LE DUC
Très important, le droit do passage... c'est une objection.
ACTE PREMIER 63
BIANCA
Tenez, je vais vous montrer ça... en bordure de l'escalier... juste devant la maison.
Ils rassortent sur la terrasse ; elle explique du geste. JESSIE, inquiète, au duc.
J'avoue que je ne comprends plus. Vous par- tez ?
LE DUC
C'est la meilleure solution. Vous m'avez fait tout à l'heure des reproches qui m'ont été sensibles et que j'ai trouvés justiiiés.
JESSIE
Je ne prétendais pas non plus vous éloigner.
LE DUC
Le programme est changé. Je vais passer chez moi, mettre un smoking... Je dînerai seul dans un restaurant quelconque, après quoi, je terminerai ma soirée en flânant au théâtre. Voilà pour moi...
JESSIE
Et pour moi ?
LE DUC
Pour vous ?... Eh bien, je laisse à votre porte l'auto dans laquelle je comptais vous emmener. Vous la renverrez si vous le désirez. Sinon, elle attendra votre bon plaisir, aussi longtemps qu'il vous plaira... Réfléchissez et, la nuit venue... plus tard même... donnez Tordre au chauffeur... Quand je rentrerai à minuit chez moi... si je vous trouve là, je serai le plus heureux des hommes. Si je ne vous trouve pas, respectueusement, sans mé- lancolie comme sans rancune, j'attendrai l'heure de votre fantaisie... l'heure que vous aurez choisie, entre toutes, pour faire à un pauvre homme un don aussi précieux que l'on ne saurait trop mériter...
64 LA POSSESSION
JESSIE
Merci. Cette fois, c'est agir avec une délicatesse dont je vous suis très reconnaissante ! J'aime que vous fassiez toutes les démarches et toutes les stations de l'amour... Alors, si je renvoie la voi- ture ?
LE DUC
Je ne vous en voudrai nullement.
JESSIE, se passant les mains sur le front.
Je vous remercie d'avoir compris l'état de mes nerfs et mon désarroi.
LE DUC
Au revoir.
JESSIE
Je vais réfléchir... En tout cas, vous connaissez l'Ecriture : « Veillez. Vous ne savez ni le jour, ni l'heure. »
LE DUC, souriant.
Vous avez des citations savoureuses... A tout hasard, je préparerai l'encens et la myrrhe...
JESSIE, lui tendant la main.
Allez, mon ami, allez !...
Ils remontent jusqu'à la terrasse. LE DUC
Etes-vous prêt, d'Aubrivo ? Je vous demande pardon, mais je suis attendu et il est déjà six heu- res nn quart.
SERGE, rentrant avec Bianca et Zaki.
Voilà, nous en avons terminé.
LE DUC
Comment va votre main^mon ami ?J
ACTE PREMIER 65
SERGE
Miraculeusement bien, comme si vous aviez mis un cierge pour moi à Sainte-Glotilde... Revient Gabrielle avec les chapeaux.
BIANCA
Nos chapeaux...
SERGE, s"1 inclinant, à Jessie.
Mademoiselle, enchanté d'avoir fait votre con- naissance.
JESSIE
Monsieur... Et guérison complète, j'espère.
SERGE
De quoi ? Ah ! oui ! Oh ! vous savez, une main de plus ou de moins, dans la vie, c'est si peu de chose !
LE DUC
Il vous reste la gauche.
SERGE
Bien dit ! (Riant.) Vous qui êtes le plus parfait
gaucher que je connaisse ! (Entraînant son père.)
Au fait, je ne vous avais pas vu depuis les di
(Il se retourne et salue encore.) Mademoiselle... (Au
duc.) La victoire de votre écurie, et le krach anglais m'ont rempli de joie...
Les voix disparaissent, tout le monde est sorti par le jardin. Jessie reste. On V entend parler à la porte de droite.
JESSIE
Il y a longtemps que Georgette est partie ?
UNE VOIX répond.
Trois quarts d'heure à peu près, Mademoiselle.
66 LA POSSESSION
JESSIE
Bien.
Elle referme la porte, revient en scène, range quelques objets. A ce moment, du jardin, se glisse Max Bi- gnon. C'est un adolescent de dix-huit ans environ.
SCÈNE XV JESSIE, MAX
JESSIE, se retournant au bruit.
Gomment ! tu es là ?
MAX
Je suis caché dans le jardin depuis une heure. J'ai pris le train de trois heures... j'ai vu de loin arriver le duc de Ghavres... puis d'autres visi- teurs... Et maintenant, je viens de voir tous ces gens s'en aller avec ta mère et maman. Alors, je suis sorti de ma cachette !
JESSIE
Tu m'espionnes ?... Nos mères sont effective- ment allées jusqu'à l'agence Mazeaux pour réaliser la location de la villa. Elles seront là dans un quart d'heure.
MAX
JESSIB
Jessie I Quoi ?
MAX
iris au cornant de tout...
JESSIE
Eh bien !
ACTE PREMIER 67
MAX
Hier... quand maman est venue à Paris me rendre visite, je lui ai arraché petit à petit la révélation que je redoutais tant. D'ailleurs, depuis quelques semaines, ton changement d'attitude vis-à-vis de moi... tes réponses évasives... l'an- nonce d'un voyage... des bribes de phrases que tu lançais exprès pour que je les comprenne... tout cela me faisait bien prévoir que la catastrophe se préparait... Jessie ! Jessie !... Tu ne vas pas faire ça ?... Jessie ! Mon dieu ! ma tète éclate !... Sache que je ne vis plus, que je suis comme fou depuis deux jours... Alors, tu vas te donner à ce...
JESSIE, l'interrompant sèchement.
Cela ne te regarde pas !
MAX
C'est révoltant... Je t'en supplie, je t'en sup- plie !
JESSIE
Suis-je ta maîtresse pour que tu me parles ainsi ?
MAX
Non, mais il a toujours été convenu que tu le serais un jour... Tu m'as juré que, quand tu te donnerais à quelqu'un, ce ne serait qu'à moi !
JESSIE
Tu parles comme un enfant que tu es, Max.
MAX
Tu parles déjà comme la femme que tu seras demain !
JESSIE
Si c'est pour me faire cette scène que tu es
68 LA POSSESSION
venu, je te prie simplement de t'en retourner à tes chères études...
MAX
Oh ! toi... toi !... Tu ne m'aimes plus ! Il n'est pas possible que tu m'aies jamais aimé ! Il s'assied et se prend la tête dans les mains.
JESSIE, s* approchant tout à coup derrière lui et doucement.
Ne te fais donc pas de chagrin... Tu sais bien au contraire que je t'aime, que je t'ai aimé... beaucoup... Tu n'es pas seulement toi, tu es toute notre enfance... tout ce qui a été doux, heureux dans la vie... Tu es mêlé aux souvenirs du jardin, du soleil sur les géraniums... ( Elle V attire contre sa poitrine.) Tu es le petit, le cher petit qui m'as serrée dans ses bras en jouant dans le foin frais et qui m'as donné le premier baiser... Gela ne s'ou- blie pas !
MAX
Mais toi, tu es toute ma vie, Jessie, toute... Voyons, sérieusement... tu ne peux pas attendre que j'aie passé mes examens... J'ai pris mes ins- criptions avant-hier. Mes examens d'admission sont en octobre, et à ce mom...
JESSIE
Je t'ai laissé croire à cette possibilité, parce que tu étais tendre et aimant, mon joli... et que je ne voulais pas te faire du chagrin... Mais, en mettant les choses au mieux, quel avenir sera le tien avant une dizaine d'années ?
MAX
Ça dépend !
JESSIE
Ah ! la misère à deux, non ça, jamais ! J'ai
[Uis le dégoût de la pauvret é... Je veux toute
ACTE PREMIER 6g
la richesse de la vie... le luxe des vitrines... le rare et l'inutile !
MAX
Alors, tu ne devais pas me laisser entrevoir une espérance. C'est mal ce que tu as fait là 1
JESSIE
Au fond, je ne t'en ai donné qu'une... une seule, logique, celle-là... c'est que nous nous aimerions un jour.
MAX
Eh bien ?
JESSIE
Eh bien ! réjouis-toi, au contraire, de ce qui se passe. Je reconnais, va, qu'il va quelque chose de triste, de bien mélancolique dans cette immola- tion que je vais faire, contrainte et forcée, de ma vie de jeune fille... mais qui de nous deux doit en souffrir le plus ?... Ce n'est pas toi, puisque tu n'as qu'à prendre ton mal en patience !... Mois oui... je te le dis... dans six mois peut-être, un an, tout au plus, tu recevras une lettre qui dira : « Demain, à cinq heures, je serai rue d'Assas, dans ta chambre... » Et tu seras heureux, n'est-ce pas, mon petit, et je serai tienne.
MAX
Pour quelques heures 1
JESSIE
Ne préjuge donc pas... Laisse-toi vivre !
MAX
Un an ! un an !... Tu viens de dire un an... Je ne pourrai pas aller jusque-là !
JESSIE
Tu travailleras... tu mettras les bouchées dou-
70 LA POSSESSION
blés, afin de devenir quelqu'un et de me conqué- rir...
MAX
Les bouchées doubles ! Ah ! si tu savais ce que j'en mets... ce que je peux bûcher tous les soirs jusqu'à deux heures du matin !... Je n'étais sou- tenu que par l'idée de l'avenir... Ah ! pourquoi m'as-tu fait luire le bonheur si c'était pour le dé- truire !
JESSIE
D'ailleurs, on dirait que je t'apprends une nou- velle ! N'étais-tu pas résigné, au fond, comme moi, à l'avenir inévitable ?
MAX
Oui, c'est vrai... au fond, j'étais fixé. Tu t'es toujours refusée à moi, pourquoi ? Par pru- dence... Selon toute tradition, ta virginité a été réservée comme un capital intangible sur lequel on ne prélève que des hypothèqu
JESSIE
Tais-toi, tu es immonde, maintenant... et d'une injustice 1
MAX
Tu portais orgueilleusement ta robe comme si tout ton avenir résidait dans la fermeté de ta gorge... dans la fraîcheur de ta chair... Tu t'es réservée comme un morceau de choix... Moi- môme j'ai subi cette superstition... je t'ai res- pectée jusqu'à la terreur.
JESSIE
Crois-tu «pic lu Q6 m'as respectée qu'en raison de ces timidités-là ?
Parfaitement !
ACTE PREMIER 71
JESSIE
Non, mon petit, tu te mésestimes... Tu m'as respectée, simplement parce qu'il y avait dans notre amour d'enfants, malgré tout ce que nous avions osé, quelque chose de sain, de pur et de bienfaisant... Ne regrette rien... Tu as eu de moi ce qu'une femme ne redonne jamais à personne... les premières caresses... les vraies... (Ils sont sur
une banquette et se serrent Vun contre Vautre.) J'i 11-
tends encore ta voix me dire dans le jardin : « Gela ne t'ennuie pas, Jessie, que je te oaresse ? » Ah ! mon joli !... A qui redonnerai-je maintenant le ruban de mes cheveux... et à qui redirai-je, en m'appuyant sur son épaule : « Est-ce que tu m'aimes fort... fort... fort ? »
MAX
Eh bien, Jessie... pourquoi renoncer à cet amour ? Est-ce que ce n'était pas bon, dis... nos mains enlacées... nos promenades... la façon que tu avais de me tendre la bouche de loin... dès que tu m'apercevais ?... Et tes chères visites si rares, mais si bonnes, dans ma chambre d'étudiant ! Ah ! ta façon de te décoiffer... de te jeter tout habillée sur le lit et de me laisser à tes côtés des heures et des heures... avoir soif de toi, jusqu'à ce que le soleil disparaisse à la fenêtre... Est-ce que ce n'était pas bon, dis ?... Et voilà... fini... fini !... Maintenant... il me semble que je tombe dans un puits... J'ai comme une fièvre de glace par tout le corps... Ai-je été sot... mon Dieu 1
JESSIE
Et dis-toi bien une chose, c'est qu'entre la possession et ce que nous nous sommes donné l'un à l'autre (Elle secoue négativement la tête, d'un air
72 LA POSSESSION
puéril.) il ne doit pas y avoir une grande diffé- rence !
MAX
Pas de différence ? C'est-à-dire qu'il y a tout un monde ! On dit qu'en amour, qui n'a pas tout donné n'a rien donné... Ah ! certainement, j'ai eu de toi, Jessie, des bonheurs tendres, des illusions de caresses que je n'oublierai jamais, mais la pensée que là... ce soir... un autre... un imbécile quelconque va posséder... tout ce que je n'ai pas eu... dont je suis sevré jusqu'à la torture... que ton petit corps, que ton parfum... la volupté de ta chair vont être profanés par cette brute... ce vieux... non, non... c'est insupportable!... Il faut que j'intervienne, et c'est pourquoi tu m'as vu sortir soudain, comme un loup d'un fourré pour venir réclamer ma part, et à coups de dents s'il le faut... je te le garantis.
JESSIE
Comme un loup... oui... un louveteau, avec tes yeux de fièvre et tes crins soulevés ! (Elle
recule et passe ses mains sur son front.) C'est
étrange, ce que j'éprouve I Je sens dans l'air, ce soir, une espèce d'oppression, d'étreinte... On dirait qu'il se passe ici ce qui se passe pour les bêtes, lorsque, dans un pays, dans un bois, il y a une femelle dont le moment d'amour est venu... C'est l'heure de la possession... Depuis que j'ai décidé d'appartenir à quelqu'un, on dirait qu'à mon insu la nouvelle s'est propagée très loin... comme une odeur... ça se sait... ça se devin»'... les mâles sont en marche... Je me sens entourée, froissée, capturée... Ceux-là mêmes que je ni- connais pas semblm! ne se rap- procher de moi qtre pour ça !... Tiens, tout à l'heure, il est veaa roi une visite d'affairée à pro-
ACTE PREMIER 7*3
pos de la villa; eh bien! je ne sais quoi dans sa présence m'a fait presque frissonner. C'était pourtant un simple passant, et il avait l'air de venir aussi pour me prendre ! Instinetivemi j'ai été obligée de baisser les yeux... Oh ! sans doute, c'est une obsession, je perds un peu la tête... Moi aussi, je deviens malade, Max... Ma sensibilité est atteinte... le printemps est lourd, cette année... la vie aussi est pesante... \ m'énervez tous ! Je voudrais la paix... fuir... ne peux pas... C'est l'heure, voilà... c'est l'heure 1
MAX, résolument.
Eh bien, je te garantis que cette heure m'appar- tient... Je Berai le vainqueur et je t'aurai le ]
me
JESSIE
Mais non, et ton petit chagrin, va, s'envoleia bien vite!... Ah! pourquoi es-tu venu troubler la soirée que je voulais passer à réfléchir ? Tu précipites l'événement au lieu de l'éloigner... Je n'avais qu'un moyen d'y échapper : le recueille- ment... Que tu es bête!... Tiens, voilà nos mères... je te prie de te maîtriser ; elles ne savent rien de nous. Et ce n'est pas le moment de te trahit . Vite, arrange tes cheveux... tu es tout ébouriffé 1
MAX, à voix basse.
Jessie ! Ah ! Jessie ! Je ne sais pas ce que je ferai, mais je me sens capable de toutes les folies.
JESSIE Attention ! (Allant au-devant des deux femmes et
et leur parlant de loin.) Eh bien! quoi, déjà revenues?
BIANCA, de loin.
Oui, l'agence était fermée. Ce sera pour demain,, j'ai laissé un mot.
74 LA POSSESSION
GABRIELLE, de loin également.
Nous sommes revenues à pied... mais ouf ! Une chaleur du mois de juillet !
Elles entrent.
SCÈNE XVI BIANGA, GABRIELLE, JESSIE, MAX
GABRIELLE, apercevant Max.
Tiens, tu es là, toi ?
MAX
Oui... Bonjour, m'man... Bonjour, Bianca...
BIANCA
Bonjour mon, petit.
MAX
Je suis venu diner avec vous... j'avais ma soirée libre... Ça ne vous ennuie pas ?... Je partirai immédiatement après diner.
BIANCA
Tu as bien fait !
JESSIE
Alors, cette location ?
Bl \NCA
Tics Bérieux... Oh ! j'aime encore mieux cette
solution-là. (EUe s'avance vers la table.) On pren- drait bien un verre de porto avant diner. Un rerre
de porto, M;i
MAX
Merci, je n'ai pas soif.
ACTE PREMIER ;5
BIAIS C A
Dieu, quelle chaleur !... Gabrielle, passe-moi l'éventail qui est sur le piano... Jessie est sortie à °auche.
SCÈNE XVII MAX, BIANCA, GABRIELLE, puis JES
MAX
Que fait Jessie ? Elle nous quitte ?
BIANCA
Je ne sais pas.
MAX
Je peux téléphoner, Blan-Blan ?
BIANCA
Mais oui, mon garçon.
Max est allé au téléphone. Gabrielle veut dire un mot à propos de Jessie et indique la porte par laquelle elle vient de sortir.
GABRIELLE, bas.
Alors, Jessie ne s'en va pas... et...
BIANCA
Je t'en prie, ne nous occupons pas d'elle. Je t'expliquerai plus tard... Tiens ! Elle lui verse du porto.
GABRIELLE
Merci, ça sufïit.
MAX, au téléphone.
Gutenberg 32-28.
BIANCA
Georgette est partie ?
?6 LA POSSESSION
GABRIELLE
Je crois.
BIANCA
Qui est-ce qui servira le dîner ?
GABRIELLE
Qui veux-tu que ce soit ? La cuisinière ; nous mettrons le couvert nous-mêmes tout à l'heure... On dînera sur la terrasse ?
MAX, au téléphone.
Allô,! C'est toi, René ?... Parfait, mon vieux... Ton frère est là ? J'ai besoin de vous, tous les deux... Oui, des choses !... Eh bien, nous passe- rons la soirée ensemble... attendez-moi... à neuf heures au plus tard, je serai là... Ça va... A tout à l'heure, vieux.
Il raccroche le récepteur.
BIANCA, à Gabrielle qui croque un gâteau.
Gomment ? Avant le dîner ? Tu as donc faim ?
GABRIELLE
Je n'ai pas faim ; c'était machinal...
Jessie rentre chapeautée.
MAX
Tu sors, Jessie ?
JESSIE
Mais oui.
BIANCA
Elle est invitée... On lui a laissé une auto pour fa conduire à un restaurant du Bois.
MAX, à voix basse, avec émotion.
Tu as bien réfléchi, c'est décidé ?
JESSIE
Absolument.
ACTE PREMIER -7
MAX
Oh!
JESSIE, distraite.
Gabrielle, veux-tu crier au chauffeur qu'il vienne me prendre devant le perron. La grille est ouverte. (A sa mère, haut.) Je vais faire un dé- tour, longer le champ de courses de Saint-Cloud et Auteuil ; ainsi je ne traverserai Paris qu'à la nuit tombée.
BIANCA, bas.
Fais attention à Max... tu n'as pas remarqué que je venais de lui dire que tu allais au Bois.
JESSIE
Oh ! Max, ça n'a pas d'importance...
BIANCA, haut.
Tu n'auras pas froid, Bébé, dans la voiture ?
JESSIE
Froid ? On étouffe, ce soir.
GABRIELLE
Voici la voiture.
L'automobile, toute fleurie de pivoines et de lilas, s'avance et vient se placer devant le perron.
JESSIE
Au revoir, mes enfants... au revoir, mon petit
Max. (Il fait celui qui n'entend pas.) Eh bien ! Max ? Shake and ? (Elle lui tend la main, il la lui donne
après un regard de détresse). Restez là, ne vous dé- rangez pas, surtout.
BIANCA
Mais nous ne nous dérangeons pas... Tu vois, nous achevons tranquillement notre porto.
;8 LA POSSESSION
JESSIE
Bon diner... Faites un petit poker après dîner» tous les trois, sur la terrasse, (Elle monte dans Vauto
fleurie. Avec des gestes gracieux du bras.) Au revoir, au
revoir, mes petits...
GABRIELLE
Est-elle jolie, comme ça !
JESSIE, tout en regardant Max, envoie un baiser circulaire: ensuite, elle donne l'ordre au chauffeur :)
Allez!
L'auto démarre et disparaît dans la poussière dorée du soir. Il y a un moment de silence où chacun est à sa pensée. Bianca siffle et tapote des ongles le sucrier
SCÈNE XVIII MAX, BIANCA, GABRIELLE
GABRIELLE
Bianca...
BIANCA, V es prit ailleurs.
Hein ? Quoi ?
GABRIELLE
Tu sais qu'il ne reste pas beaucoup de serviettes et de tabliers pour la location.
B] \NC.A
Ah ! vraiment. (A Max tout à coup.) Oh ! mais ds-toi donc ! Tu m'agaces, mon petit garçon, à rester debout ainsi... Tiens, prends ton verre comnb' nous... assieds-toi... C'esl du porto blanc de chez Tavernier... Oh 1 ce que les acacias se mettent à sentir depuis quelques jours...
GABRIELLE
J'ai justement reçu le octalogue de la Gerbe d'Or pour l'exposition de blanc.
ACTE PREMIER 79
BIANCA
Il y a des choses avantageuses ?
GABRIELLE
Oui, entre autres, des torchons pur fil pour quarante-deux francs la douzaine et des nappes dépareillées, avec des jours, à soixante-cinq et soixante-trois francs.
bianca, à Max.
Eh bien, qu'est-ce que tu as aujourd'hui, mon garçon ? Tu prends un air d'enterrement.., tu ne dis pas un mot.
MAX, se levant d'un air égaré, les yeux brillants et rouges.
Ce que j'ai ?... Ce que j'ai ?...
BIANCA
Quelle figure, mon dieu ! Mais qu'est-ce qu'il y a ?
MAX
Il y a... que vous n'aviez qu'un geste à faire... un mot à dire pour empêcher cette petite d'aller où elle va... et vous la laissez partir ! Votre con- sentement à cette chose est abominable !... Je vous hais, tenez !
GABRIELLE
Max... mais tu deviens fou !...
MAX
Et c'est fini maintenant... (Il éclate en sanglots.) Salauds ! vous êtes des salauds !... je ne peux pas vous dire ce que j'éprouve... vous êtes des sa...
Il tombe sur la table en proie à une crise de rage, ety désespéré, se frappe la tête à coups de poing.
RIDEAU
ACTE DEUXIEME
Dans l'hôtel du duc de Chavres, faubourg Saint- Honoré. Une chambre au rez-de-chaussée donnant de plain-pied sur le jardin. Deux portes-fenêtres cintrées. Vieille boiserie verte avec des bas-reliefs de terre cuite rose. A droite, un lit Régence à baldaquin surmonté de vases empanachés. Vieilles peintures. A droite, à côté du lit, la porte du cabinet de toilette et, à gauche, une grande porte donnant sur une galerie intérieure. Une table servie avec des verreries, vaisselles et seaux d'ar- gent. Les lampes et les lustres sont allumés. Au lever du rideau, la femme de chambre Georgette finit d'agrafer la robe que vient de passer Jessie. On entend de la musique.
SCÈNE PREMIÈRE JESSIE, GEORGETTE, EMILE
JESSIE
Ce que vous m'énervez !... Faites donc atten- tion, Georgette ! Vous ne vous rappelez pas qu'il y a des pressions à la ceinture ?... Là !... C'est bien... donnez-moi un peu de poudre pour les bras... et puis le flacon de cédrat.
GEORGETTE sort, va dans le cabinet de toilette et revient rapportant la boîte de poudre.
Voilà, Mademoiselle.
JESSIE, se poudrant les bras et se mettant quelques gouttes de parfum à la nuque.
Tout le nécessaire est bien sorti ? Je n'ai pas regardé...
ACTE DEUXIÈME 8r
GEORGETTE
Oui, Mademoiselle, je l'ai arrangé en arrivant à six heures.
JESSIE
Mettez la robe que je viens de quitter... n'im- porte où, ça n'a pas d'importance... Mais non, pas sur le lit... dans la salle de bain... voyons ! Vous pouvez vous en aller... Soyez là demain à midi et demi précis... Quelle heure est -il exacte- ment ?... Il n'y a pas de pendule ici ?
GEORGETTE
J'ai apporté la pendulette de Mademoiselle...
je l'ai placée sur cette table... Onze heures dix... J'ai encore le temps de prendre le tramway de la Porte-Maillot... Je serai à Rueil vers minuit.
JESSIE
Oui, vous aurez peut-être le tramway de onze heures vingt. Ah ! Georgette, passez-moi donc le livre que je lisais en vous attendant... Recom- mandez bien encore à maman la pâtée des chiens... Georgette, vous me certifiez n'avoir pas parlé aux domestiques de cette maison quand vous êtes venue ici à six heures ?... Pas de bavardages
sur nous
■»
GEORGETTE
Je le certifie. On m'a conduite directement dans cette chambre. J'ai tout arrangé, je suis repartie par le service et, comme Mademoiselle me l'avait recommandé, je n'ai téléphoné ici qu'à huit heu- res... Quand Mademoiselle m'a eu répondu au téléphone et donné l'ordre de revenir, j'assure que je suis montée directement sans adresser la parole à qui que ce soit. D'ailleurs, en tout et pour touf, je n'ai aperçu qu'un vieux valet de
8a LA POSSESSION
chambre et une espèce de cuisinier qui lavait l'office.
A ce moment on frappe à la porte. Elle s'ouvre. Le maître d'hôtel Emile entre avec un plat à la main. Il le dépose sur la table.
JESSIE
Qu'est-ce que vous apportez là ?
EMILE
Un cup, Mademoiselle.
JESSIE
Merci. Je vous ai dit tout à l'heure que je ne voulais rien prendre.
EMILE
Monsieur le duc m'a donné l'ordre de préparer le souper ; j'obéis. Je ne dérangerai plus Made- moiselle. Je n'ai juste qu'à apporter les cocktails aux truffes qui refroidissent dans la glacière.
JESSIE
C'est le duc qui a donné l'ordre qu'il y ait de la musique dans le jardin ?
EMILE
Oui, Mademoiselle.
JESSIE
Eh bien, en attendant que Monsieur revienne, voulez-vous avoir l'obligeance de prier le chef d'orchestre d'espacer cet accompagnement ?... Il me fait mal à la l
EMILE
Parfaitement, Mademoiselle.
ACTE DEUXIEME 83
JESSIE
Où sont-ils donc ? Emile ouvre les persiennes.
EMILE, indiquant.
Au fond du jardin, à gauche.
JESSIE
On se croirait dans un casino.
GEORGETTE
Mademoiselle se rappelle ? La chambre de Mademoiselle, à Etretat !
EMILE
Je ferai observer que Monsieur le duc a fait préparer aussi l'éclairage du jardin au cas où Mademoiselle voudrait se promener. Elle n'a qu'à tourner ce bouton.
77 tourne le bouton, le jardin s'éclaire.
JESSIE
C'est ravissant, mais de plus en plus balnéaire... Quel grand jardin !
EMILE
Nous sommes aussi grands que l'Elysée.
GEORGETTE
Si Mademoiselle veut se promener, voici son manteau.
JESSIE
Non, merci. (Au maître d'hôtel.) A quelle heure Monsieur est-il rentré ?
EMILE
A sept heures... il est monté s'habiiler très vite : il dînait dehors.
84 LA POSSESSION
JESSIE
Alors, ces musiciens... je désirerais savoir... ces musiciens étaient commandés à l'avance ?
EMILE
Naturellement, mais Monsieur leur a téléphoné de prendre leur service à huit heures au lieu de dix... pour le cas où Mademoiselle serait venue... ce qui s'est réalisé...
JESSIE
Ah ! bien !... Maintenant, je reconstitue.
EMILE
Je vais prier le chef d'orchestre d'espacer ses morceaux.
JESSIE
S'il VOUS plaît ! . . . (Emile disparaît dans le jardin.) Ce vieux domestique bavard a dit : « Le duc est monté s'habiller. » Donc sa chambre doit être au premier étage ?... Vous n'avez pas idée ?... (Se reprenant tout à coup avec pudeur, quand elle s^aperçoit de sa question étourdie.) Au fait, je ne Sais pas
pourquoi je vous demande ça !... (Soupir.) Vous voyez comme on change, Georgette !...
GEORGETTE
Bah !... Mademoiselle a vingt ans passés, main- tenant... 11 l'a ut bien qu'elle commence à vivre !...
JESSIE
N'est-ce pas ? Allons, partez vite !... Vous con- naisse1/, déjà votre chemin dans cet hôtel, je sup- pose ?
GEORGETTE
Comme si j'y avais toujours habité... Il n'y a rien d'autre à dire a Madara
ACTE DEUXIÈME 85
JESSIE R ien l . . . ( Georgette sort.)
EMILE, revenant du jardin. Je ferme les volets, Mademoiselle ?
JESSIE
Non pas !... Laissez-les ouverts... c'est plus jolil Jessie, debout, nerveuse, se verse à boire. Emile se précipite.
EMILE
Mademoiselle allait se tromper... Elle allait se verser du Sauterne en carafe.
JESSIE
Vous êtes le maître d'hôtel ?
EMILE, lui versant le cup.
Il y a vingt ans que je suis le maître d'hôtel de Monsieur le duc, après avoir été dix ans son cuisi- nier.
JESSIE
Je m'explique le soin que vous prenez de ma personne !
EMILE
J'ai oublié de demander. Qu'est-ce que Made- moiselle prendra demain matin ?... Du chocolat, du thé... du café au lait ?
JESSIE, rougissant légèrement.
Hein ?... Je ne sais pas... Je n'ai pas envisagé la question.
EMILE
Que Mademoiselle m'excuse si mon zèle m'a fait manquer à l'étiquette.
JESSIE
Vous n'avez manqué que d'à-propos !... Il est
86 LA POSSESSION
vrai que, depuis tant d'années, vous devez être devenu un peu le confident de votre maître !
EMILE
Monsieur le duc veut bien avoir quelque consi- dération pour moi, voilà tout !... J'ai écrit, sous sa direction, un livre de recettes gastronomiques qui a paru à la maison Hachette et Monsieur le veut bien m'appeler quelquefois, en manière de plaisanterie, « le Sainte-Beuve de la casserole ».
JESSIE, tentant une amabilité.
Je serai très heureuse d'avoir auprès de moi un serviteur aussi distingué... Car nous sommes peut-être destinés à nous revoir ?
EMILE, d'un ton sentencieux et réservé.
Dieu dispose, Mademoiselle... J'entends la son- nette de Monsieur le duc... Sans doute vient-il de rentrer.
Il sort. Jessie attend. Une petite angoisse passe visible- ment en elle. Elle se tapote la place du cœur comme pour le calmer. Au bout de quelques instants on frappe à la porte, d'ailleurs restée ouverte.
SCÈNE II
JESSIE, LE DUC DE CHAVRES, puis LE MAITRE D'HOTEL
LE DUC
Je puis ?
JESsn;
Mais certainement.
Elle reste debout, de dos à Chaires comme si la con- fueion V empêchait de $e retourner. C havres entre, se. jette lui baise longuement la main et le
fol :
ACTE DEUXIÈME 87
CHAVRES
Merci !... Merci !...
JESSIE, au bout d'un moment. Je vous en prie !
CHAVRES, avec un élan goulu et une voix plus fiévreuse qu'au premier acte.
Enfin !... enfin !... C'est donc vrai !... Elle est à moi... à moi, l'enfant exquise !... Nul mainte- nant ne pourra porter la main sur elle.
JESSIE, embarrassée.
Relevez-vous, voyons... les domestiqu*
// va fermer la porte.
CHAVRES
C'est une telle surprise !... Je vous espérais si peu !
JESSIE
Vraiment... à ce point ?... Vous m'étonnez !
CHAVRES
J'avais même pris mon parti de la déception, en sorte que j'ai été tuer les heures et carton- ner au cercle... Au lieu de l'attente passionnée, ma soirée s'est fondue dans une espèce de douceur résignée.
L'orchestre a repris dès la rentrée du duc. JESSIE
Si vous ne m'espériez pas du tout, pourquoi ces musiciens, je vous prie ?
CHAVRES
Ils étaient commandés depuis hier.
JESSIE
Pourtant, nous ne devions rentrer qu'après
88 LA POSSESSION
avoir dîné à Armenonville ? Cet accompagnement méthodique, calculé, devait être compris, je sup- pose, dans la seconde partie du programme... le protocole de la chute ! Pourquoi avoir devancé leur horaire ?... (Souriant.) Le Sainte-Beuve de la casserole vous a vendu, mon cher !
CHAVRES
Quelle vieille pie !... Il a dû vous assommer avec ses histoires !... Pourquoi riez-vous si fort?
JESSIE
Je ris parce que, mon cher, à tant faire, vous auriez bien dû vérifier le programme jusqu'au bout... Vous n'êtes pas musicien ?
CHAVRES
Non.
JESSIE
Vous ne dansez pas ?
CHAVRES
Non plus.
JESSIE
Un two step !... Oh ! un two step I... On voit bien que vous ne dansez pas en effet !... Imaginez, pour moi qui adore la danse, un two step à une e un peu plus... tardive !... Pourquoi pas la valse-hésitation ?... Ce serait plus de circons- tance !
// veut lui prendre la taille, elle s'échappe en esquissant un pas de danse.
(HAVRES
Ah ! petite railleuse !... Vous ries jolie ainsi !... Faites deux pas encore sur ce fond de marron- niers... !»• temps de vous savourer.
ACTE DEUXIÈME 89
JESSIE
Non, non, arrêtez cette musique... ou je vais finir par m'envoler par la fenêtre comme dans le Spectre de la Rose !... Vous serez bien avancé... Que je ne les entende plus !... Arrêtez-les !...
Il va dehors, sur les marches, et parle de loin aux musiciens. Elle s'approche de la table et se verse un peu de Champagne, puis se mord un doigt presque jusqu'au sang. La musique se tait.
CHAVRES, revenant.
Pas faim, petite fille ?... Vous n'aviez pourtant pas dîné chez vous et je vois que vous n'avez tou- ché à rien... Un peu de ce koulibia ?
JESSIE
Je ne suis pas gourmande !... Du raisin, peut- être... j'ai la gorge si sèche !... (Il lui tend un rai- sin.) J'adore manger le raisin à la grappe, comme les vendangeurs... Nous avons fait quelquefois les vendanges, maman et moi, du côté de Poitiers... C'était amusant comme tout ! Tenez, ainsi ! Il tend la grappe et elle mord à même. CHAVRES
Vous avez quelque chose d'animal qui me ra- vit 1 Cette épaule ronde et musclée de jeune faune, ce...
Il s'approche d'elle, la respire et lui baise les paumes des mains.
JESSIE, riant pour déguiser l'appréhension.
Quand j'étais petite, je soufflais dans la peau des raisins... mais on ne peut pas arriver à les gonfler... Ça ne réussit qu'avec les feuilles de pivoine ou de rose... Alors, on fait : pan !... (Elle tape sur sa main.) Je suis encore enfant hein ?... Pas trop ?...
9o LA POSSESSION
C HAVRE S
Ah ! femme ou enfant, vous êtes créée pour aspirer la vie à pleins poumons !
JESSIE, étirant les bras.
C'est à dire que je dois avoir quelques petites dispositions au bonheur !... Oh i dites... rendez- moi heureuse !... J'en ai tant envie !
CHAVRES
Soyez tranquille... J'ai mission de vous éveiller toute, de réaliser vos aspirations... Mais vous avez donc été déjà malheureuse ? A quel âge ?
JESSIE
Ne pas être heureux, pour les uns, c'est un état supportable... mais pour d'autres...
CHAVRES
Ah ! c'est vrai ; la religion en a fait le Purga toire...
JESSIE
Vous non plus, vous n'avez pas l'air plus heu- reux que ça, vous savez ? On lit dans vos yeux de la solitude... Laquelle ? Celle des égoïstes, na- turellement.
CHAVRES
Non, Jessie, la plus amère de toutes, peut- être... celle des voluptueux repentants !
JESSIE, le mot, l'approche des lèvres, V haleine du désir, la font un peu instinctivement reculer sur son fauteuil.
Ahl
CHAVRES
Déjà à mon déclin, j'ai l'impression d'être un vieux jouet houleux, d'avoir perdu ma vie, et je
me reprends à espérer comme dans l'adolescence...
ACTE DEUXIÈME 91
Aimer une femme !... aimer !... Voyez-vous, pe- tite, vous redoutiez de vous abandonner a un amateur d'expériences. Eh bien, non, je dissimu- lais, pour ne point vous effrayer, une attirance plus digne... Mes passions d'autrefois je les ai crevées sous moi. comme de vieux pur sang épui- sés à la course... Il ne me reste qu'un cœur neuf, inemployé, tout enivré de vous... Je vous aime avec tendresse... j'aspire à vous... à cette conva- lescence... Votre fraîche image s'est installée ici, depuis des mois... Il y a si longtemps déjà que vous avez traversé les murailles!... (Etonnée de ce langage si inattendu de la part d'un viveur endurci, elle regarde les murailles désignées, naïvement, comme pour y
chercher une issue.) Allons, allons... pas de nuage dans vos yeux, toujours si limpides, si pétil- lants !... Quel contraste curieux !... Tantôt vous êtes une enfant enjouée qui oublie tout... vous avez quinze ans !... Tantôt on découvre en vous une maturité, une clairvoyance amère qui ferait croire à une très longue expérience amoureuse, si l'on n'était absolument persuadé que vous êtes demeurée sage, sinon innocente.
JESSIE, qui déchire maintenant des fleurs.
Ah ! mon ami, c'est qu'en effet la vie n'a pu me laisser beaucoup d'illusions !... Si vous ima- giniez ce qu'est, au fond, l'existence ratée d'une jeune fille de mon espèce !... N'en parions plus... C'est fini !
CHAVRES
Vous avez lancé ça, comme vous auriez dit : « Tant pis ! on liquide ! »
JESSIE
C'est de votre faute aussi... Oui, vous avez adopté le ton grave et je me suis mise à l'unis-
92 LA POSSESSION
son... Il ne faut jamais me faire réfléchir, moi !.. Ce que j'éprouve est assez compréhensible, n'est- ce pas ? Je pense... je pense à ma jeunesse avec ce qu'elle a eu de bon et de mauvais... à mon en- fance qui finit ce soir.
CHAVRES
Impression, impression... voilà tout.
JESSIE
Oui... une impression. C'est comme si on délais- sait des êtres jusque-là chéris, malgré leurs dé- fauts... des choses aussi... des amis qui vous di- raient de loin : « Qu'est-ce que tu fais là, ma petite ? » C'est comme s'il y avait quelque part, en ce moment, des yeux rouges qui pleurent derrièr- un arbre, dans un jardin... là bas...
CHAVRES
Jessie, ne soyez pas inquiète. J'ai causé avec votre maman... Elle était calme, rassurée.
JESSIE
Oui... maman... elle ! Que voulez vous ? Je suis à la fois ici et là-bas. Je vous regarde et, en même temps, je songe à la soirée qui vient de se terminer là-bas... sous les tilleuls et les acacias de la terrasse... Ils jouent aux cartes... On a allumé la lampe... les papillons tournent...
Elle a le regard posé dans le vague, les doigts, machi- nalement, font tinter le cristal d'un verre.
CHAVRES
Ce que vous éprouvez de si fort el do lancinant
est une ; m poisse connue, l'angoisse nuptiale...
<îz-vou8 aller, fermez Les yeux, ne pensez
ACTE DEUXIÈME <>'i
plus, donnez-vous tout entière à cette angoisse délicieuse... toute...
77 se penche sur elle. Elle lève les coudes, d'une façon à la fois chaste et désespérée. Elle ploie sous la pression des bras. A ce moment on frappe à la porte.
CHAVRES
Qu'est-ce que c'est ?
JESSIE, riant tout à coup comme une enfant amu et délivrée.
Votre maître d'hôtel, sans doute.
CHAVRES
Encore un qui n'aura jamais le sens de l'oppor- tunité... Entrez !
EMILE, faisant signe à Chavres.
Monsieur le duc ?
CHAVRES
Qu'y a t il ? (A Jessie.) Vous permettez ?
Il remonte au fond et on entend quelques bribes du colloque à voix basse.
CHAVRES
Hein ?... Grave ?... Quand ?... On est là ?...
Attendez à la porte... (Un temps assez long. Le do- mestique se retire avec force gestes.)
JESSIE, pendant qu'Emile se retire.
Que se passe-t-il ? Vous avez l'air inquiet, tour- menté.
CHAVRES
Un contretemps fâcheux... La vie est stupide et incohérente.
JESSIE
Qu'est-ce que c'est ? Vous ne pouvez pas me laisser ignorer.
94 LA POSSESSION
CHAVRES
J'ai un fils, Serge, que je tiens assez éloigné de ma vie... un assez mauvais sujet pour qui je nourris parfois une affection horripilée, parfois un sentiment plus tendre... Je l'ai justement quitté à sept heures... Est-ce qu'on ne m'apprend pas que cet animal-là s'est fait bêtement renverser par une automobile dans les Champs-Elysées ?... Contusions graves, parait-il... Il me réclame...
JESSIE
Oh ! je suis désolée... Courez vite, mon ami... Je ne supporterais pas une minute l'idée que je sois un obstacle à votre impatience 1
CHAVRES
Mon Dieu... ces contusions n'ont peut être pas le caractère de gravité qu'on suppose !... De- main matin, par exemple...
JESSIE
Qui est venu vous avertir ?
CHAVRES
Des amis à lui... Ils sont là, à ma porte, dans une limousine, paraît-il.
JESSIE
Dans ce cas, si l'on vient vous chercher en auto, c'est que l'état est sérieux... Allez, je vous en supplie, au moins vous rendre compte... Peut-être reviendrez- vous rassuré... Et ce n'est pas une demi-heure de plus ou de moins à attendre...
CHAVRES
C'est vous qui le dites !...
JESSIE
Je vous assure... vous seriez demain (Elle a hésité
ACTE DEUXIÈME g5
sur le mot.) bourrelé de remords, et moi aussi... Vous voyez, je partage déjà vos ennuis et chagrins.
CHAVRES
C'est une preuve d'affection que vous voulez bien me donner. Dommage !... Nous étions si bien partis !
JESSIE, avec un sourire et les yeux baisse's.
Nous arriverons !
CHAVRES
Je vous adore... Vous (Mes la bonté même I (Il lui baise la main passionnément.)
JESSIE
L'appartement de votre fils est loin d'ici ?
CHAVRES
Du tout !...Rue deBassano,à dix minutes d'au- to !... Je vous jure que, de toute façon, je serai de retour dans une demi-heure au plus tard. Mais qu'est ce que vous allez faire pendant ce temps ?
JESSIE
Ne vous inquiétez pas de moi. J'ai là un livre que j'avais commencé... et puis mon impatience de vous savoir rassuré me tiendra compagnie... Ne regrettez pas cette pause ! Elle sera excellente, au contraire, pour me familiariser avec l'atmos- phère de votre maison... Ça allait déjà mieux depuis un instant et, quand vous reviendrez tout à l'heure, je serai tout à fait... (Elle cherche le mot.) guérie !...
CHAVRES
Je cours et reviens... Le maître d'hôtel m'at- tendra !
96 LA POSSESSION
JESSIE
Ne me l'infligez pas, surtout !
CHAVRES, sortant.
Emile, ne m'attendez pas... vous pouvez mon- ter.
Jessie referme la porte. Seule, elle a un mouvement de détente. Visiblement cette pause lui fait Veffet d'une halte. Elle sourit à sa soudaine solitude ; elle tire un livre d'une petite bibliothèque, vient s'accouder à la table, puis se lève, allume la lampe de chevet près du lit, se regarde dans la glace, étire les bras, prend sa boite en or, y puise un peu de rouge qu'elle se passe sur ses lèvres, puis, après une hésitation, commence à dégrafer sa robe comme si elle allait se mettre au lit. Tout à coup, elle sursaute. Elle entend un bruit au volet fermé de la porte-fenêtre.
JESSIE
On gratte... On dirait que quelqu'un essaie d'ouvrir les volets... Si je sonnais ?... Voyons, suis- je bête d'avoir peur !...
Elle s'approche de la fenêtre dont les vitres sont restées ouvertes. On entend :
UNE VOIX, au dehors.
Jessie... Ouvre... Ouvre...
Rapidement, en retenant une exclamation de stupeur, elle ouvre. Max se glisse, chapeau mou baissé sur le front, et referme le volet.
SCÈNE III JESSIE, MAX
JESSIE, elle le regardé avec hébétude, sans comprendre.
Oh ! par exemple, ya passe toute imagination !... t-oe que oert que cette extravaganoi Tu as osé !... D'abord, par où as-tu pénétré dans
ACTE DEUXIÈME 97
le jardin ?... Et qu'est-ce que tu viens faire ici ?... Ah ! si tu en arrives à ces folies-là !
MAX
Je me suis glissé avec les musiciens de l'or- chestre... Le domestique m'a laissé passer quand j'ai dit que j'allais les rejoindre. Alors une rage folle la saisit.
JESSIE
Quel toupet !... Ici... à ma porte... tu t'es per- mis !... Tu espères t'accrocher à moi et faire du scandale ! Ah ! il va t'en cuire, je t'en réponds ! Veux-tu bien déguerpir immédiatement ou je te fais mettre dehors ?... Mais... mais... il y a quelque chose encore de plus extraordinaire là- dessous !... Pour oser frapper à la fenêtre, com- ment savais-tu que j'étais seule en ce moment ? Comment savais-tu même qu'il y avait des mu- siciens ?... Tu mens ! Je sens que tu mens... que tu as sur la conscience quelque coup plus louche !
MAX
Oh ! c'est bien simple... J'errais désespéré de- vant le trottoir de l'hôtel vers huit heur«
JESSIE
Délicieux ! Tu procédais à l'étude du terrain !
MAX
Tout à coup j'ai aperçu sur l'autre trottoir
Georgette qui venait te rejoindre... Elle a de
l'affection pour moi, Georgette : elle m'a vite renseigné.
JESSIE
En voilà une qui ne fera pas long feu chez moi !
MAX
Depuis que le domestique m'a laissé entrer,
gS LA POSSESSION
je me tenais dans le jardin, dissimulé... Je vous ai aperçus tout à l'heure, quand vous avez, le duc et toi, ouvert la fenêtre.
JESSIE
Mais ça ne m'explique pas comment tu l'as vu partir !... Parle donc ! Parle !... Avoue !... (Trem- blante.) Ah ! ça !... ah ça h., est-ce que... ? Oh ! non, par exemple, je me refuse à le croire... malheureux ! Tu n'aurais pas osé aller jusque-là... Ah I tu ne sais pas, dans ce cas, comme je me ven- gerais !...
MAX
Tout... j'ai tout osé pour empêcher cet homme de t'avoir... même les moyens les plus extrava- gants !... Je risquerais ma peau s'il le fallait... J'avais préparé dix manières de parvenir jusqu'à toi, une fois entré dans la maison... car je jure bien que rien ne m'aurait empêché de te décou- vrir... Tu as affaire à un fou !... Oui, tu entends à un fou, résolu à tout !
JESSIE
Mais tu me perds, malheureux !... Mais c'est insensé ! Où est-il en ce moment ? Où est-il ? Qu'en as-tu fait ?
MAX
Tu veux le savoir ?... (Sarcastique.) Oh ! ne crains rien pour lui !... L'auto, avec doux amis à moi, est venu le prendre... Elle doit brûler la rue deBassano...A ce moment, on l'instruira que le fils a été blessé dans une maison amie et, après lui avoir fait faire quelques détours, en passant par aue du Bois, on le déposera très poliment à Neuilly, presque è l'entrée de la porte Maillot. Tu :iV.,i pas le diable... Le tempa qu'il hèle un taxi, qu'il revienne loi... i tq minuti
ACTE DEUXIEME 99
tout... C'est peu, mais assez pour qu'en revenant chez lui il trouve la maison vide... car tu vas me suivre immédiatement, Jessie !
JESSIE
Ah ! j'étouffe de colère !... Voilà ce que vous avez combiné, à deux ou trois... ce truc fameux et romanesque, conçu entre copains, je vois ça, dans un bar ou une brasserie de la gare Saint- Lazare ? Ah ! ce que vous avez dû faire les fa- rauds quand vous avez trouvé ça!... Un coup réglé avec, sans doute, l'auto d'un camarade ! Tu as la cervelle troublée par les romans de cinéma et les premières pages de journaux... espèce de sot !... (Tout à coup.) Mais non, tu as surtout escompté un scandale... voilà... tu as calcul* ma situation, après, serait intenable ici... C'est du chantage, du bas chantage ! Et tu as cru, im- bécile, qu'en me faisant passer pour quelque lille rouée et de bas étage tu m'aurais à toi, que je t'appartiendrais ?... C'est idiot !... Allons, file. Je te donne une minute, tu entends, pas une se- conde de plus, pour sortir de cet hôtel !
MAX
Oui, si tu pars avec moi, Jessie !
JESSIE
Tiens, c'est à pouffer de rire, à force de niaiserie et de bêtise ! Et dire qu'un garnement comme toi peut détruire votre vie en une seconde !
MAX
Je viens de t'avertir que j'étais fou... J'irai jusqu'au bout... Oui... le scandale... le scandale qui te sauvera !... 11 y a deux solutions, vois-tu... ou que tu t'en ailles avec moi, ou que tu t'en retournes à la maison...
ioo LA POSSESSION
JESSIE
Il y en a une troisième sur laquelle tu n'avais pas compté... la plus simple... que je te fasse mettre à la porte par les domestiques...
MAX
Ose.
JESSIE, courant à la porte de la galerie.
Immédiatement... Moi non plus je ne redoute pas le bruit... Non... non... coup nul !... Je me justifierai facilement... je dirai la vérité... Et j'aurai vite fait d'édifier cet homme, ce parfait galant homme, trop chevaleresque pour ne pas deviner que je suis irresponsable de ton incon- gruité !
MAX
Trop chevaleresque !...
JESSIE
Oui... cet homme du monde que vous avez osé berner, ridiculiser comme de petits voyous que vous êtes !...
MAX
Jessie... rentre à la maison... Nous partirons ensemble ou je resterai !
JESSIE
Ah ! c'est ainsi... tu l'auras voulu !
Elle s'élance.
MAX
Fais attention, Jessie, fais bien attention, une dernière fois !... Si bu ne devines pas, au son do ma voix, la gravité <le la situation et mon état d'esprit, c'esi, que tu es complètement abusée... Ecoule sans bronoher, je te prie.., Nous avons
ACTE DEUXIEME 101
vingt minutes... ne perdons pas de temps ! Je t'affirmes que tu n'appartiendrai pas à cet homme!. Tu es ma chair et mon âme... Je mourrai de toi ou tu seras ma femme, rien que la mienne... Par n'importe quel moyen j'empêcherai le crime auquel tu as lâchement consenti !
JESSIE
Le crime !... Il parle de crime !
MAX
Parfaitement, le crime contre l'amour, contre la nature... Deux êtres jeunes qui s'aiment s'ap- partiennent de droit. Ils doivent triompher de tout 1 Voyou, dis-tu, celui qui vient s'interposer et interdire cette saleté-là ?... Mais un, tout de même, avec lequel il va falloir compter... De ce ponte vanné ou de moi, qui l'emportera ?... On verra... Banco !... Je tiens le coup !
77 s'accote à la table. Elle le considère, épouvantée. Puis, devant le danger, elle change d'attitude et sa voix s'atténue.
JESSIE
Oui... oui... cette fois, j'ai compris... Tu as complètement perdu la tête... J'ai affaire à un égaré... Aucun raisonnement ne pénétrera cette cervelle en fièvre !...
MAX
Aucun !
JESSIE
Voyons, voyons, pourtant... avant que j'ap- pelle... essaie de te retrouver... Max... Tu ne vas pas m'obliger à cette chose honteuse : te faire chasser d'ici ?...
MAX
Voilà qui m'est égal !
102 LA POSSESSION
JESSIE
Réfléchis une seconde, tu comprendras que tu t'es lancé dans une équipée perdue d'avance !... Tu vois, je ne nie fâche plus... Là... je raisonne. Tu es encore accessible à un raisonnement, hein ? Voyons, si tu t'entêtes à rester ici, tu ne vois pas que tu vas être acculé à un camouflet ridicule ?...
MAX
Et après ?
JESSIE, avec précaution, la voilà qui s'approche de Max, essaie de sourire pour le calmer, et lui parle comme à un bébé rageur.
Il faut avoir dix-huit ans pour se lancer à corps perdu dans un enfantillage aussi romanesque !... Avec deux sous de bon sens, tu comprendrais qu'un plan comme celui que tu as conçu ne s'exécute pas ! Mais qu'est-ce que tu voulais réaliser au fond ?... J'avoue que je ne comprends pas !... M'enlever ?... Vivre avec toi ?
MAX
Parfaitement !
JESSIE
Mais nous l'avons envisagé cent fois !... C'est un compte réglé !... A moins que tu aies gagné une fortune cet après-midi... As-tu gagné une fortune ?
MAX
Je n'ai rien... absolument rien et je t'enlève tout de même !
su:
Oh ! Max... quoiqu'un qui t'«ntendràit I...
m ! Tu m'aimes et tu prétendrais
gâcher ma vie, mon avenir, me condamner à la
i re !
ACTE DEUXIEME ioî
MAX
Si je lâche mes examens, on m'offre du jour au lendemain une très belle situation dans le com- merce.
JESSIE
Gomment donc ! La vie en meublé... la femme de ménage... la matérielle au tripot et, le di- manche, une petite promenade en bicyclette aux Vaux-de-Cernay ! Tu vois grand !... Merci pour moi !... Allons, retrouve-toi, Max !... Te voilà déjà plus calme... Je vais t'excuser comme je pourrai, tout à l'heure... Je ne te garderai pas rancune, je te le promets... (Câline.) Si tu t'en vas tout do suite, pai exemple... C'est fini, n'est-ce pas ? Calmé ? En voilà des drames, mon Dieu!... Quel tout petit tu fais !
Elle essaie de rire, pour se rassurer elle-même. Silence^ MAX, abattu.
Eh bien, si tu ne veux pas tenter la vie avec moi, alors...
JESSIE
Alors, quoi ?
MAK, changeant de ton, devenant suppliant.
Oh ! chérie... chérie... que je t'emporte une heure... une heure seulement... ici ou ailleurs... mais pas cette étreinte misérable !
JESSIE
Oh !
M A X
Avant de nous séparer, que tu aies senti passer la jeunesse...
JESSIE
Mais c'est aussi impossible...
loi LA POSSESSION
MAX
Que je te quitte, t'ayant appris l'amour, le vrai... Et après je consens à te laisser là, exténuée ou repue... je partirai dans la rue en sifflant et en marchant droit devant moi !
JESSIE
Tu rêves tout haut, tu fanfaronnes. (Elle lui frappe le front.) Oh ! cette idée fixe ancrée là- dedans I Mais c'est disproportionné, voyons... Tu souffres mille fois trop pour le peu que tu perds I
MAX
Il n'y a pas de détresse trop grande quand on aime, et je suis désespéré... Vraiment, tu ne veux pas ?
JESSIE
Non, non !
MAX
Tu ne veux pas me suivre, Jessie ?
JESSIE
C'est impossible !
MAX
Tu ne veux même pas, non plus, rentrer à la maison ? Mais qu'est-ce que j'ai donc fait pour être aussi malheureux ? C'est à crever ! Pourtant^ je ne suis pas méchant... je suis un bon petit cœur, je t'assure, qui se débat et qui t'aime tant !
Il s'effondre à terre et pleure. JESSIE
A la bonne heur»1 ! le t'aime mieux ainsi, eiïondrô I... Il y a plus de force dans ta douceur et ta fragilité que dans ta colère ! (Elle lui relève
la tête et la pote sur se* genoux.) l'.uivro petit
oisuau ! . suis enfant... là... sur mon
ACTE DEUXIÈME ioo
épaule... que je te dorlote une seconde avant que
tu t'en ailles... (Elle susurre avec câliner ie.) Car tu vas partir, n'est-ce pas, mon chéri ? Tu ne vou- drais pas faire de la peine à celle que tu aimes, n'est-ce pas ? Ce serait vilain... et puis, ce ne serait pas toi, ça !
MAX
Oseras-tu m'abandonner, et t'en aller vers ton horrible bonheur, le sourire aux 1
JESSIE
Le bonheur ? Ah ! va, celui qui est le plus à plaindre, peut-être, ce n'est pas le délaissé, c'est celui qui délaisse !
MAX
Des mots !... Si c'était lui, au contraire, qui allait te donner conscience de ta chair !... Oh ! cette idée... cette idée !...
JESSIE
Allons... ne recommence pas... Tu t'étais cal- mé ! C'est désespérant !
MAX, se levant et cherchant à Ventraîner.
Viens, Jessie, par pitié... Je t'aimerai tant !... Allons-nous-en de cette maison... Que veux-tu que je devienne ? 11 n'y a plus qu'à se flanquer une balle dans la peau !
Alors, elle s'appuie à son épaule, et à voix basse, confidentielle et passionnée.
JESSIE
Petit bète, va !... Mais tu sais bien que tôt ou tard je te reviendrai... Alors ?... Laisse-moi donc le temps de devenir riche, de n'avoir plus besoin de subsister... Tu n'as pas confiance ?... Tu l'as dit, pourtant, nous sommes trop jeunes, et même, sans nous être possédés, j'ai été ta première mai-
io6 LA POSSESSION
tresse, tu as été mon premier amour... Rien ne peut nous enlever ce trésor-là !... Embrasse-moi!... (Il lui saute au cou.) Puisque je t'affirme qu'il sera à toi, ce visage, mon joli... qu'il sera à toi, ce corps, à toi seul !...
MAX
Oui, l'avenir, l'avenir ! Je n'ai pas confiance dans ce type-là... Il a de la barbe au menton I Tout de suite... tout de suite... Au secours, Jes- sie !
JESSIE
Essuie ton front en sueur !... Tes beaux che- veux sont tout en désordre... Tu es dans un
état 1... (Elle lui essuie le front avec son mouchoir.
Subitement, avec rage.) Tiens, cette idée que tu es là, toi, le souffrant, le désespéré... toi, le pauvre... Ah ! ce qu'ils me feront payer tes lar- mes !... Mon gosse, si c'était possible, si c'était seulement possible !... Mais ça ne l'est pas... Allons, prends ton chapeau !<.. Ne fais pas de mal à ta pauvre Jessie qui te pardonne et que tu tortures !... Je t'en conjure, va, et laisse là cette femme sans courage à qui tu voulais apporter l'amour et à qui tu n'as apporté que le désespoir 1
La porte de gauche s'ouvre brusquement et Serge, en habit, la canne à la main, apparaît, suivi du maître d'hôtel.
i
SCÈNE IV JESSIE, MAX, SERGE, EMILE
SERGE
t, bien ça !... Je m'en doutais !... Il me parait que noua sommes en pays de connaissance... Du diable bî j'aurais Bupposé, obère Mademoiselle!
ACTE DEUXIÈME 107
cet après-midi à Rueil, que je vous rencontrerais quelques heures plus tard en aussi belle compa- gnie !... Vous ne sortez jamais seule, à ce que je vois !... Allons, trêve de plaisanterie ! Où est mon père ?
JESSIE
Monsieur, je ne comprends pas !... Vous m'avez été présenté cet après-midi comme mandataire d'une personne qui...
SERGE
Parfaitement, on vous a présenté cet après-midi le marquis d'Aubrive ; c'était faux... c'était une dissimulation que mon père a faite, par je ne sais quel scrupule !... Je suis Serge de Chavr<
Jessie et Max se regardent avec épouvante.
JESSIE
Vous !
SERGE
Et je veux savoir comment Monsieur s'est fau- filé à pareille heure dans l'hôtel paternel, tandis qu'on se servait indûment de mon nom pour contraindre le duc à sortir de sa maison. Sur ce chapitre-là, je n'entends pas la blague! (silence.) Vous vous taisez ?... Je me trouverais donc en face de deux complices ?...
JESSIE
Monsieur, vous perdez toute mesure !... Même si vous êtes le fils du duc de Ghavres, vous n'avez pas qualité pour m'apostropher de cette manière l
SERGE
La vôtre manque de chic, Mademoiselle... Vous vous êtes trompée de porte... Pas ici... Allez faire ça dans un autre café 1
108 LA POSSESSION
MAX, bondissant.
Je vous défends d'insulter une femme respec- table qui n'est pour rien dans cette algarade dont je revendique toute la responsabilité...
SERGE
S'il vous plaît ?... Qui êtes- vous, pour me dé- fendre quelque chose ?... De quelle cave sort cet arrière-petit-neveu de Don Quichotte ?... Je ne vous connais pas, mais ce point d'honneur a l'air de vous convenir à merveille... Vous tenez passa- blement l'emploi. On a la vocation, ou l'on ne l'a pas... (Du bout de sa canne.) Mademoiselle, à la fin, vous plairait-il de me dire le nom de ce Monsieur ?
MAX
Qu'importe mon nom !... Je suis un inconnu pour vous. (Désignant Emile.) Je parlerai si vous voulez bien m'écouter sans témoin.
SERGE
Retirez-vous, mon vieil Emile... Je sais à quoi m'en tenir maintenant... Et je crois qu'il n'y a plus rien à craindre.
EMILE
Monsieur veut-il me permettre ?... Quand tout à l'heure mon...
SERGE
Rien !... Vous avez du flair, Emile, pour un ancien maître-queux. Car c'est ce bon serviteur qui, entendant des éclats de voix extraordinaires dans la chambre de son maître, a deviné la mysti- fication cl nTa téléphoné iilie©... Je vous propo- serai pour le prix Montyon, Emile... et ça com- penser,) un peu les débordements de votre re... Allez !
Emile sort <n fermant le porte. Jessîe, presque éva- nouie, e* appuie à un meuble.
ACTE DEUXIEME 109
SERGE, avec hauteur.
Nous disions ?...
MAX
Voici : je suis un camarade d'enfance de Made- moiselle Cordier, j'ai voulu l'empêcher de faire une bêtise et de passer la soirée en tête à tête avec le duc... Dans la nécessité d'éloigner votre père, j'ai usé du premier moyen venu. Deux de mes amis l'ont simplement conduit à Neuilly, soi-disant pour vous retrouver dans une maison amie... J'affirme qu'il a été convenu que l'auto le laisserait en plan et filerait aussitôt au garage..| Vous voyez, il n'y a là qu'un simple strataj sans gravité, pour gagner du temps.
SERGE
Un rien I... Une paille !... C'est une gaminerie charmante... charmante... comme dit la chan Vous avez un protecteur hardi, Mademoiselle.
JESSIE
Mais regardez-moi mieux, Monsieur !... Vous ne sentez donc pas que vous faites Terreur la plus grossière et la plus plate ?... Il me semble, moi, que si j'avais rencontré cette jeune fille dans sa maison, dans son milieu, sous la garantie même de l'amitié de votre père, je n'hésiterais pas à me dire : « Il doit y avoir méprise... Cette jeune fille- là n'est sûrement pour rien dans l'affront qu'elle subit la rage au cœur », et humiliée, Monsieur, à un point que vous n'avez pas l'air de soupçon- ner 1... (A Max.) Tiens, malheureux... voilà l'équi- voque que tu as provoquée et les soupçons dont je suis salie !... Quelle honte !... Moi, moi !...
MAX
Patience, Jessie ; dans un instant tout sera clair !
no LA POSSESSION
SERGE
Je ne demanderais pas mieux que de vous croire, Mademoiselle... Je me suis présenté à votre villa comme un intermédiaire ; c'était exact... J'avoue pourtant que la curiosité que j'avais de votre personne, de vos relations avec mon père me poussait aussi. Et tout de suite je vous ai vue, fine, élégante, racée, de manières très aristocratiques même... Oui, mais, alors, que voulez-vous, avec la meilleure volonté du monde... la présence inexplicable de Monsieur...
MAX
Vous la jugez telle !
SERGE
Cette mystification rocambolesque... hein ?... Elle serait à votre insu... peut-être à votre corps défendant ?
JESSIE
Oh ! l'histoire est encore plus bête que tout ce que vous pouvez imaginer !... Oui, naturellement, la première hypothèse qui vient à Pesprit, c'est celle de la petite femme pervers»1, de l'amant jaloux qui s'acharne... cela va de soi !... Eh bien, non, pas même ! Ça, voyez-vous, Monsieur, c'est encore en pension... ça, o est un petit garçon, un bête de petit garçon avec lequel j'ai rit'1 élevée. Il B'esl tout simplement épris de la petite lille dès l'âge du ceroeau et, selon l'habitude, il a toujours compté qu'on s'appartiendrait Pun à l'autre... Alors, ce garçon a appris tout àï'hi à la maison,qii(! j'allais pour la première fois de ma
vit'... (Serge, du coup, ne peut, s'empêcher de ricaner,
Oui, Monsieur, pour la première fois... franchir Je
ACTK DEUXIEME ni
seuil d'une garçonnière... Subitement, avec des camarades, il s'est monté la tête et...
MAX, s'avançant.
Et j'ai tenté, par n'importe quel moyen, la persuasion ou le scandale, d'empêcher que la jeunesse encore intacte soit flétrie, gâchée pour avoir, un soir, servi de passe-temps à un amateur de primeurs plus ou moins blasé... J'ai tenté que cette petite n'aille pas se livrer sans amour à cotte misère et ne devienne pas demain une recrue de la noce parisienne... J'
JESSIE, essayant de le faire taire.
Max !... Max !... Veux-tu, à la lin !...
SERGE
Laissez... Ce n'est pas pour moi !...
jessii:
Quel fou !... Qu'il s'en aille, chassez-le ! Je ne veux plus l'entendre 1
MAX
Et, en venant, moi qui Pairne, mais qui, en effet, ne suis pas son amant, essayer de Para à cette prostitution-là, j'ai peut-ê enfant écervelé, vous avez toutes les raisons de me trouver ridicule, je vous Paocord sque
même... mais ça m'est égal !... Ce qui prime, voyez-vous, c'est la sincérité et la nécessité de sauver ce qu'on peut sauver !... C'est raté, tant pis ! Vengez-vous ! Si j'ai dépa ,>ornes de
l'impudence, allez-y... calottez ce garnement qui restera sans sourciller, les bras croisés, et qui s'en fout !...
Il se poste dans une attitude de défi et la tête haute. SERGE
Eh, eh ! Il a du cran, le petit !... Un peu toupé-
lia LA POSSESSION
tueux tout de même, mais je ne déteste pas ça !... Alors ce serait vrai ? Ce serait... ah ! non ! pas possible !... l'innocence... le Rubicon ?... Vous ne cherrez pas quelque peu, mes enfants ? Alors cette petite demoiselle Cordier que j'ai vue cet après-midi avec son ruban dans les cheveux...
Il s'arrête. A ce point de suspension. Jessie répond par hochement de tête.
JESSIE
Je vous en prie, Monsieur 1 Après un pareil aveu, je sens que je vais avoir à souffrir mille railleries de votre part.
SERGE
Eh bien, vrai!... C'est un as, papa!... Mais c'est tout de même dégoûtant ce qu'il allait faire là !... Comment, je croyais venir à son secours, parer quelque vilain coup monté et je tombe en pleine
idylle contrariée !... (Se rapprochant d'eux, mi-bla- gueur et mi-curieux, en faisant des moulinets avec sa
canne.) Car c'est une idylle... une idylle et voilà tout... mieux, une fable... « Deux gamins s'aimaient d'amour tendre, un loup survint à jeun qui cherchait aventure. » Et le loup, c'était mon père, mon saint père qui s'amuse à piétiner ces plates-bandes idylliques avec ses gros souliers à clous et à talons rouges !... Aimez- vous 1rs his- toires ingénues, m'sieurs dames, nous en vendons l
JESSIE
Je sais que j'ai acquis tous les droits à votre moquerie... Considérez pourtant que je suis là, impuissante devanl vous, rouverte de confusion...
Epa a... Monsieu
ACTE DEUXIÈME n3
SERGE
Moi, railler, non pas !... Je reconstitue mainte- nant, je reconstitue en une minute.
JESSIE
Je ne crois pas.
SERGE
Si fait... Tenez, Mademoiselle, cet après-midi je n'ai pas douté un seul instant, je l'avoue, que vous ne fussiez depuis longtemps la maîtresse de mon père et même une petite femme experte et gentiment rouée.
JESSIE
Ah 1 vous voyez !
SERGE
Depuis un instant, je constate que je vous avais mal regardée, comme vous me le reprochi- z tout à l'heure... Il y a, dans vos yeux gris-bleus, une nuance d'enfance réelle, teintée do tristesse, qui ne trompe pas... Je vous vois très bien, il y a quelques années à peine, en jupe courte, jouant dans le jardin de la villa, avec un collégien tendre et effronté... Je vous vois, courant, les cheveux défaits, le rire en fleur... et puis je vois vos yeux s'attrister graduellement... Je devine... c'est la gêne qui est entrée dans la maison, les sales papiers bleus... c'est le chagrin de la villa qu'il faut mettre en vente... les petites joies qu'il vous faut quitter... L'occasion se présente... alors, on va franchir le pas, la mort dans l'âme et... Est ce ça ? Est ce que je me trompe beaucoup ?
A mesure qu'il parle, il cherche dans les yeux baissés de Jessie une approbation.
JESSIE, penchant la tête.
Tout à l'heure vous faisiez fausse route, main- tenant vous comprenez presque trop bien 1
n4 LA POSSESSION
SERGE, pose sa canne.
Alors... mon dieu, que c'est amusant tout de même !... alors vous n'étiez que deux petits amoureux qu'une vilaine aventure sépare ? Vous vous aimez depuis toujours ?... Contez moi ça... Vous voyez, je me radoucis...
MAX, prenant confiance à ce ton de voix nouveau.
Oui, c'est l'histoire banale... Vous venez de la retracer en quelques mots... Comprenez vous maintenant ma folie, même si vous ne l'excusez pas ? Car elle aussi m'aime. Nous nous aimons et...
SERGE, éclatant de rire.
Arrêtez, cocher !... Vous allez conjuguer tout le verbe aimer ! Si vous vous voyiez en ce mo- ment !... Ah ! vous n'avez pas l'aspect de crimi- nels !... Vous avez plutôt l'air de deux enfants accablés qui se boudent... Car, vous aussi vous êtes haute comme ça, Mademoiselle, malgré vos
grands airs ! (Jessie et Max, plus rassurés, se met- tent prudemment à sourire. Tout à coup et brusquement. y
Mais voulez-vous bien me ficher le camp tous les deux 1... Et plus vite que ça !
JESSIE
Monsieur !
MAX
Quoi ? Je n'ose pas comprendiv.
SERGE
Mais bon sang de bon Dieu, c'est ce garçon-là qui a nulle l'ois raison !... Un peu louf, téméraire, tout ce qu'on vomira... il vient tout d<> même de pousser nu joli cri d'amour, s;iw/ vous ! Mais, oui parfaitement ! En faoe du désir libertin et vieilli il y a les droits de ';• jeunesse... J'ai toujours été
ACTE DEUXIÈME n5
pour elle, moi, Mademoiselle ! Vous la laisseriez passer cette jeunesse-là ? Ce joli moment de votre vie serait gâché par des caresses fanées qui m'ont toujours paru, à moi, le comble du cynisme ?... Mais voulez- vous bien déguerpir ensemble I... Comment, il y a deux gosses qui s'adorent et qui côtoyaient cette malpropreté?... Eh bien! j'ou- vre la cage, au grand air... Allez donc, laissez-la craquer votre jeunesse, mes enfants !... Filez où bon vous semble, dans un garni, chez vous, ou ailleurs, mais aimez-vous, au moins ! Comme di- sait ma grand'mère : « Il n'y a pas de mal tant que ça fait joli sous le ciel bleu !... » Et, croyez-moi ne vous occupez pas d'un quinquagénaire bla- sonné qui se consolera facilement en se fourvoyant dans Pinconduite et l'honorabilité ! En voiture pour Cythère !... Vous vous étiez trompée, Made- moiselle, ce n'est pas ici qu'on prend les billets !
MAX, suffoqué de joie.
Ah ! le voilà, le vrai cri du cœur 1... Tu vois, Jessie, tu vois ce que dit Monsieur !
SERGE, éclatant de rire.
II est roulant, ce petit-là !
JESSIE
Il n'y a plus maintenant dans ma vie la moindre place à l'imprévu, à l'hésitation... Puisque tous se liguent contre moi, contre ma volonté, et bien, j'ai le droit tout de même d'exiger qu'on me laisse seule... Je suis maîtresse de mes actes, à la fin !
(Elle s'éloigne et s'isole sur le canapé près du lit.)
Vous abusez de la situation.
SERGE
Prenez garde... un être entier dépend de son premier départ.
n6 LA POSSESSION
JESSIE
Vous, dire ça ! Vous, son fils !
SERGE
C'est que sans doute votre erreur est trop écla- tante... Quand quelqu'un se noie, n'importe qui doit lui tendre la main.
MAX
Ecoute le revirement de cet homme sincère qui aurait sévi dix fois si tu n'étais pas profondément à plaindre et si la vérité n'était pas là !
JESSIE
Oui, triomphe, toi, parce que l'ennemi est venu à ton secours !
MAX
Je ne triomphe pas... je supplie... (Serge le pousse vers Jessie.) Les minutes passent... Dans un mo- ment peut-être Monsieur de Ghavres reviendra et alors, tout sera perdu.
SERGE, exprès.
Il me semble même que j'entends du bruit.
JESSIE
Votre père, Monsieur, n'a eu que des bontés pour moi !... Je suis liée... Ce serait de ma part une véritable trahison 1
SERGE
Ali I si vous vous mettez à éplucher le diction- naire des dé (initions ! Après tout, j'ai dit !... Maintenant débrouillez-vous, mes enfants !
MAX, à ses genoux, suppliant.
J'en mourrai, moi, Jessie 1
ACTE DEUXIEME n;
SERGE
Tenez, écoutez ça... Aurez-vous le courage de le laisser partir avec son pauvre petit rêve étranglé ?
MAX
L'heure qui passe... l'heure qui passe, mon Dieu ! Jessie, en ce moment c'est ton exisi entière que tu joues !... Je t'adorerai toute ma vie... toute ma vie, je te la donne... écoute-moi... écoute...
Il est là, à ses pieds, mains jointes. Une lutte visible s'opère en elle. Elle regarde ce pauvre visage navré, ces yeux dilatée, Elle a un geste de la main comme pour essuyer une sueur au front. Elle ferme les yeux, pâle atrocement, désemparée. Elle tes rouvre sur lui. Un grand silence pathétique.
JESSIE, se redresse tout à coup.
Viens !... viens !
MAX, dans un cri ébloui.
Jessie !
SERGE
Et aïe donc !... La morale est sauve, pour une fois !... Alors pas de temps à perdre... Vous, mettez-lui son manteau... on lui fera parvenir demain à llueil tout ce qu'elle avait apporté... Attendez, attendez... (Il va à la porte de la
galerie et appelle à voix forte : « Emile f... » Pendant ce temps, Max met son manteau à Jessie et la couvre de ca- resses reconnaissantes. Et Jessie se laisse faire en mur- murant d'un ton de plaintif reproche : « Oh! toi ! toi !... »)
Je vais vous faire sortir par l'avenue Gabriel, afin que vous ne heurtiez pas le paternel sur le trot- toir. Tableau, hein ! (Il ouvre la porte du jardin et, apercevant quelqu'un dans l'ombre, il appelle.) Emile !... Il y a quelqu'un... Hop donc !... (A cet instant et sur cet appel, la musique, au loin, attaque.) Non de
nom !... qu'est-ce que c'est que ça ?
n8 LA POSSESSION
JESSIE
Vous avez fait partir la musique.
SERGE
Pas possible !... Le satyre avait même pensé à ça ?... Décidément c'est un as !... Il avait tout
prévu, tout... sauf la bûche... (Emile entre de la galerie, précipitamment.) Voilà le protocole !... Emile,
mon vieux, ouvrez la porte de l'avenue Gabriel à mes nouveaux amis !... Tout est arrangé, je l'af- firme... Monsieur était attendu ici.
EMILE, d'un air fin.
J'avais d'ailleurs parfaitement reconnu Mon- sieur.
SERGE
Ah bah !
EMILE
Monsieur est dans la musique, n'est-ce pas ?
SERGE
Hein ?
EMILE
C'est bien vous qui êtes venu à huit heures et qui m'avez demandé de rejoindre l'orchestre ?
MAX, riant.
Exactement.
SERGE
Quand je vous le disais qu'il avait un flair d'artilleur ! Je n'ai jamais su si c'était un homme intelligent ou un parfait imbécile ! (Emile est sorti dans le jardin après avoir allumé l'électricité.) Bonne chance, Mademoiselle I (Il lui baise la main et la retient.) Ce que o'est «jin1 Ifl hasard ! Dire que si
j'avais dîné chez Maxim's ce soir, comme je devais
ACTE DEUXIÈME 119
le faire, votre vie aurait pris une autre direc- tion !
JESS1E, montrant Max de la main, avec un geste de doux reproche.
Je vous dirai dans dix ans si je dois vous remer- cier ou... vous maudire !
SERGE
Tope ! je tiens le pari... (A Mas.) Ah ! veinard, qui allez cueillir ce sourire-là dans un baiser !... Ouste! Bonne chance, les enfants, et amusez- vous ! (Ils sortent, poussés par lui ; leur couple enfan- tin disparaît dans la nuit. La musique continue, Serge,
seul, s'esclaffe.) Non, mais la tête de papa 1 ■ de Neuilly quand il va me trouver installé milieu de ses victuailles e1 vins !... Ah !
voir ça et mourir ! ... (Il se laisse tomber sur le fauteuil près de la table.) Tu ptllX entrer, B8
chéri... Tu es servi... et moi aussi !... Double blague en un coup !... Voici l'heure des jeunes, papa ! Ah ! je la tiens, ma revanche ! J'en atten- dais bien une de la Providence... mais alors ça... ça... oh ! ça !...
RIDEAU
ACTE TROISIEME
Un petit salon, attenant à une chambre, dans un palace de Nice. Au fond, un peu à droite, la salle de bain fermée, éclairée par une verrière, en corniche. A droite, la chambre ; en pan coupé, à gauche, la porte du cou- loir. Meubles anglais, classiques ; une psyché ; au milieu une grande table; à droite, une chaise longue. Fenêtre, à gauche derrière la table à coiffer, donnant sur un boulevard de Nice.
SCÈNE PREMIÈRE JESSIE, MAX
Au lever du rideau, la porte s'ouvre ; entrent Jessie et Max, costumés. Jessie en costume italien du XV III* siècle. Max a un simple manteau domino pourpre et un masque qu'il jettera sur un meuble, peu après qu'il sera entré.
JESSIE
Nous tenions avec difficulté dans l'ascenseur.
MAX
A quatre... avec des paniers pareils !
JESSIE, riant.
Oui... Il y aurait eu une personne de plus, nous aurions été obligés de jeter le lifter pour faire du lest... Est-ce qu'ils ont fait la chambre ?
MAX, regardant.
Ce serait malheureux, à oinq heures de l'après- midi, si les chambres étaient encore à faire !... Tu n'es pas trop fatiguée ?
77 jette son manteau.
ACTE TROISIÈME 121
JESSIE
Moi ?... de quoi, grand Dieu ?...
MAX
De la chaleur, de la bousculade !... Tu étais ravissante... La plus belle !
JESSIE
J'espère qu'on ne s'est pas aperçu que c'était un costume prêté par l'Opéra de Monte-Carlo... Oh ! puis ! pour les gens qui me connaissent 1...
MAX
Comment ? Les journaux locaux te citent main- tenant dans leurs échos !
JESSIE, elle se regarde dans la psyché.
Que tu es naïf, mon puceron bleu !... Tu vou- drais être fier de ta Jessie ! Mais Le moyen, tirant le diable par la queue ?... Heureusement qu'il l'a solide... car si elle nous claquait dans la main !...
Elle enlève sa coiffure.
MAX
Enfin, nous avons eu trois mois de veine inin- terrompue... Je les ai comptés hier soir sur mon diary.
JESSIE
C'est vrai que tu tiens à la fois la comptabilité et le journal de notre vie !...
MAX, prenant dans le secrétaire un petit livre de comptabilité.
Tiens, regarde... depuis la sale passe de février... il n'y a eu que le mercredi et le jeudi 10 où la caisse a été séchée... Vingt-deux francs ce jour-là, mais le lendemain juste, à Monte-Carlo, avec le
im LA POSSESSION
trente et quarante, c'est le coup de six mille halles !...
JESSIE, s'assied.
Quand sommes-nous arrivés exactement à Nice ?...
MAX, feuilletant.
Exactement ? Attends... Le trois février... Un mois de Monte-Carlo et un mois de Nice...
JESSIE
Déjà deux mois !... Ouvre un peu la fenêtre, j'ai chaud... et sonne pour demander quelque chose à boire...
MAX, il va à la fenêtre.
Tu ne te déshabilles pas ?
JESSIE
Tout à l'heure... j'ai bien le temps... Ça m'a- muse de me regarder au jour dans ce costume inénarrable !... Ah 1 il faut venir à Nice, et au Corso, pour voir une Américaine donner des raouts en pleine après-midi, en dépit de la lai- deur de tous ses contemporains !...
On entend le bruit du Corso dans V avenue. On frappe. Entre le garçon.
MAX
Que veux-tu prendre ?
JESSIE, se levant.
Téléphonez au bar qu'on me monte un ice cream soda tout de suit*, s'il y en a de prêts... sinon, une glace quelconque...
LE (;WtÇON
Bien, Mademoi
Il sort.
ACTE TROISIEME ia3
MAX, à la fenêtre.
En font-ils du bruit !... Viens voir... la fin du Corso qui passe au coin de l'avenue...
JESSIE
Merci !... Je suis saturée... J'ai envie de danser plutôt...
MAX
Eh bien, nous irons au dancing ce soir... Tu sautes comme un cabri.
JESSIE
C'est l'orage !... Suis-je à voire goût, Mon- sieur ?... Bonjour, mon agneau !... Je ne vous ai pas vu, aujourd'hui...
MAX
Nous ne nous sommes pas quittés une se- conde !
JESSIE
Mais je ne t'ai pas regardé.
MAX
Tu as bien fait... j'étais d'un toc sous ce man- teau !
JESSIE
Pourquoi n'as-tu pas voulu mettre la perruque bouclée ?... Elle fallait si bien... Tu étais belli.s- simo... bellissimo signor !
MAX
Ridicule. . ridiculo !... Un figurant [... Prin- cipe : je ne suis bien qu'en smoking.
JESSIE
Parée que tu n'étais pas maquillé... Tu te feras cette tête-là, après-demain soir, au bal costumé...
ia4 LA POSSESSION
seulement, tu me laisseras t'arranger... Je veux toute seule t;arranger, sans que tu t'en mêles... D'abord, tu l'avais mal mise, la perruque... Ren- file ton domino. Tiens, assieds-toi là !...
MAX
Tu veux jouer à la poupée ?
JESSIE, prenant la perruque posée sur la coiffeuse.
Pourquoi pas ?... Tu es ma grande poupée... Obéis quand je te demande quelque chose... Obéis, mon pigeon... là... tu vois, il faut que les boucles retombent sur le cou. (Elle se met à genoux et
lui essaie la perruque. Il est assis.) Tu ressembles
à la gravure de Boucher qui est dans la cham- bre de Blan-Blan à Rueil.
MAX
Avoir l'air d'un garçon boucher... c'est char- mant !
JESSIE
Spirituel, aujourd'hui, le petit agneau ? Là... Tu mets ça comme un cataquoi.
MAX
Cata... quoi... quoi ?
JESSIE, allant de la coiffeuse à la chaise.
Tu ne connais pas ?... Oh ! tu manques tota- lement d'érudition.
Elle chante.
Quand on n'a pas beaucoup de cheveux, Un cataquoi vaut mieux qu'une queue, Avec un peu de poudre.
Tiens, en voilà, de la poudre !... Ah ! si tu remues comme un ohat !... Là !... Il faut que le bout de tes oreilles soit plus rouge.
ACTE TROISIEME ia5
MAX
Tu me chatouilles 1... Tu me fais rire 1
JESSIE
Petite sensitive !
MAX
Hem ? ...Tu craches sur la brosse ? C'est dé- goûtant !...
JESSIE
Mais nous faisons toutes ça, mon chéri... depuis que le monde est monde, et ça ne nous dégoûte pas !... Si tu te tortilles ainsi, je vais te fourrer du mascarot dans l'oeil !
MAX
Fais attention, pour les larbins !... Je ne tiens pas à être ridicule.
Le domestique entre. Il apporte le plateau et des lettres.
LE DOMESTIQUE
Des lettres.
JESSIE
Merci. Mettez-les là. Le domestique sort.
MAX
Qu'est-ce que c'est que ces deux lettres ?
JESSIE
Pour la cinquième fois, la note de l'hôtel.
MAX
Ne pense pas à ça !... C'est triste !,.. N'ouvre pas. A quoi bon ? Nous savons qu'il y a une se- maine de plus !
JESSIE, posant Z'ice cream soda et décachetant une des deux lettres qu'elle parcourt rapidement du regard.
Chou bleu, quand, à six ou sept heures, Passe-
126 LA POSSESSION
rose va revenir de Monte-Carlo, je sens que les vingt-cinq louis que nous lui avons confiés se seront transformés en des brassées de billets...
MAX
Elle a une telle veine, tout est possible !... (Dé- signant la lettre suivante, que Jessie vient de poser sur la
table.) Et l'autre lettre ?
JESSIE L'autre?... (Elle chante en finissant de le maquiller.)
C'est la lettre d'un goujat... Tu sais, ce Leroy- Belleville que je n'ai vu qu'une fois, et qui se permet de m'inviter à déjeuner.
MAX
Quel mufle !
JESSIE
Tout ce que tu voudras, mais avec cette tête d'ange en sucre filé !... (Elle rit.) Je suppose que tu n'es pas jaloux ?... Tu sais le cas que je fais de ces propositions ? J'avoue que tant que tu ne seras pas débarbouillé, je ne te prendrai pas au sérieux !
MAX, se levant.
Je suis furieux 1... Tu te moques de moi !... Je colle de partout 1 En voilà assez !...
Il enlève la perruque et la jette sur la chaise longue. JKSSIE, poussant un cri.
Oh !... quel crime !... C'était bien la peine !...
(Avec une càlincrie de chatte.) Moi qui voulais
que nous nous aimions comme ça, dans ce cos- tume, tout à l'heure... Je ne t'avais maquille (jne dans oetl on abamiaahle J
ACTE TROISIEME 127
MAX, gui a décacheté la seconde lettre.
Le bouquet !... La note de l'hôtel accompagnée d'une lettre !
Il la lui passe.
JESSIE, lisant.
Mademoiselle, voilà la cinquième lois que nous vous prions de régler vos notes arriériez. Nuits sommes au regret de vous dire que, si vous diji- plus longtemps, nous serons obligés de... (Elle
s'interrompt brusquement.) Attends un pou... Us \< Voir, ceux-là !... (Elle téléphone.) Allô... allô... le gérant... Veuillez me faire monter le gérant tout de suite ?... C'est vous ?... Oui, tout de sui'
MAX
Qu'est-ce que tu vas lui dire ?
JESSIE
Je vais casser du bois.
MAX
Et après ?... Nous serons bien avancés... Pru- dence !... Gagnons du temps 1
JESSIE
Ne te mêles pas de ça... Tu devrais profiter de cette entrevue pour t 'habiller... Ce soir nous dînons au Perroquet Vert.
MAX
J'ai le temps... je suis prêt, en dessous... je n'ai qu'à passer mon smoking. Ecoute, s'il ne veut pas remettre l'échéance, et si par ailleurs la ma- térielle ne donne rien... il y a encore ma perle de plastron qu'on pourrait liquider ?
128 LA POSSESSION
JESSIE
Tais-toi, je l'entends dans le couloir... laisse un peu la porte de la chambre entr'ouverte.
Max entre dans la chambre. Jessie prend le soda et boit à la paille. Entre le gérant.
SCÈNE II JESSIE, ARGIANO
JESSIE
Bonjour, Monsieur Argiano... J'ai été très étonnée, je l'avoue, du ton de votre petite lettre.
Elle ne se lève pas et continue à boire. ARGIANO
J'ai reçu une semonce sévère de la direction. Les habitudes de la maison ne nous permettent pas de laisser des notes en souffrance aussi long- temps... Je puis vous accorder un délai de deux jours encore... seulement, passé ce délai...
JESSIE
Je reconnais que nous avons perdu pas mal au jeu, ces temps-ci, mais...
ARGIANO
Mais cela ne vous empêche pas de mener grand train, de faire des dépenses d'auto... môme de cos- tumes, auxquelles vous ne devriez songer qu'après avoir acquitté vos arriérés.
JESSIE
Puisque vous serez payé intégralement 1
ACTE TROISIÈME 129
ARGIANO
Je regrette, j'ai reçu cette fois-ci des ordres formels... Je ne peux pas aller plus loin.
JESSIE, se levant.
Ce qui veut dire que vous irez jusqu'à la saisie de nos malles, jusqu'à porter plainte, peut-être ?...
ARGIANO
A moins que vous ne cherchiez un arrangement.. Il y en a.
JESSIE
C'est-à-dire ?
ARGIANO
Je ne me permettrais pas de vous conseiller... Emprunter, se faire avancer la somme, c'est affaire de relations... Peut-être en manquez-vous ? On peut vous aider sur ce terrain... Tenez, moi, en ma qualité d'ancien banquier et de maître de manège au Caire, j'ai conservé un certain ascen- dant sur mes clients... Nous avons ici, à l'b une personnalité importante à laquelle vous êtes très sympathique et pour qui ce serait un plaisir, grâce à mon intermédiaire, de vous avancer cette somme, j'en suis du moins convaincu.
JESSIE
Qui ?
ARGIANO
Monsieur Leroy-Belleville.
JESSIE
Ah ! ah ! c'est un message, Monsieur Argia- no ?... Je n'aime pas ce genre-là... Monsieur Ar- giano, demain à quatre heures exactement vous serez réglé, 1 q, nous aurons quitté votre
établissement. J'ai l'honneur de vous saluer.
i3o LA POSSESSION
ARGIANO, d'un ton glacé.
C'est convenu, Mademoiselle. (A la porte il se retourne.) Dix pour cent en plus pour le personnel, n'est-ce pas ?
JESSIE
Dix pour cent, Monsieur 1 (A Max qui rentre tête basse et ayant revêtu son smoking.) Tu as enten- du ?... Je crois que je l'ai remis à sa place 1...
SCÈNE III MAX, JESSIE
MAX
Quelle humiliation !... Avoir à supporter des commissions de ce genre-là !
JESSIE
Ces gens sont à tout faire... des rabatteuas... Es-tu content de moi ?... Tu as confiance ?
Elle lui prend la tête et le regarde dans le blanc des yeux.
MAX
Oui, Jessie... J'ai confiance... seulement tu as fixé une échéance bien rapprochée... demain 1 D'ici demain, comment allons-nous faire ?
JESSIE
Bah 1 à demain les affaires sérieuses !... Comp- tons sur un coup de veine !... On en sortira bien pour la centième fois !... Nous étions encore plus malheureux il y a cinq mois à Paris, quand j'ai failli entrer dans un magasin de parfumerie de la rue de la Paix... Alors !... Ris donc, Paillasse 1... Ris comme moi, ma guenuche rose... et paye-moi
ACTE TROISIEME i3i
mes ennuis d'un baiser I C'est ma récompense à
moi... (Elle s'assied sur le canapé, dans une pose volon- tairement voluptueuse.) Et je te tends les bras. L'heure est belle. Non ?... tu boudes ?...
MAX
L'heure n'est pas belle, Jessie ! L'heure est grave !
JESSIE
Il n'y a pas d'heure grave tant qu'on s'aime... C'est toi qui l'as dit... Méchant !... Ah ! j'étouffe
dans Ce COStume ! (Etendue, elle s'élire, elle minaude gentiment, railleuse et lascive.) Aide-moi ù nie dégra- fer dans le dos... Tu ne veux pas !... Vous étiez plus amoureux et plus languide sous ce
manteau, mon joli. (Elle prend le manteau à côté
d'elle.) J'ai votre ombre à côté de moi... Fau- dra-t-il aimer une ombre ?...
MAX, tout à coup, n'y tenant plus, s'élance, lui arrache le manteau des mains.
Ou une réalité !
JESSIE
Ah 1 je savais bien que tu viendrais !
Au moment où il l'étreint, la porte s'ouvre violem- ment. Entre Passerose. Passerose est une petite femme blonde, ébouriffée, au visage botticellique et aux mains menues.
SCÈNE IV JESSIE, MAX, PASSEROSE
PASSEROSE
Joie... joie... joie ! La veine ! Ah I mes enfants I Ils se lèvent.
i'in LA POSSESSION
JESSIE
Pas possible !
MAX, frémissant.
C'est vrai ?...
JESSIE
Dis... mais dis donc... Quoi ?... un chiffre ?
PASSEROSE
La veine... la veine... Inouï ! J'ai lâché le truc à cinq heures et j'ai pris le train crainte de la sale passe... J'en ai fait une de ces filles de l'air !...
MAX
Mais parle, petite brute... parle !
PASSEROSE
Savez-vous combien je vous rapporte ?... Et rien qu'au trente et quarante, je le jure sur la tête de ma mère !
MAX
Je m'en fous de la tête de ta mère... Le chiffre.
PASSEROSE, sortant de son sac les liasses et les jetant sur la table.
Eh bien, comptez-moi ça !... Et dites voir un peu si l'or est une chimère !
MAX
Pas possible !... Toutes ces paperasses ?...
PASSEROSE
Dix mille trois cent cimpinnlr lïancs.
MAX
Que je iVnilir.issc, Passerosc !... Tu es notre porte- vin») !...
ACTE TROISIÈME i33
JESSIE
Tu es un fétiche, Passerose !...
MAX
Le quart pour toi, bien entendu !
PASSEROSE
Tu es honnête, mon loup !
JESSIE, coup d'œil à Passerose.
Je le savais qu'il y avait un Dieu pour les amants.
PASSEROSE
Vous vous précipitez là-dessus comme sur une pâtée ! Ne bouliez pas tout !...
MAX
Comptons !...
JESSIE
C'est à danser de joie !
MAX, riant.
Regarde ses yeux !... Est-elle belle !... Eli» mit comme devant la table de jeu quand «lie mise... Ses narines palpitent !
PASSEROSE
J'ai épingle les paquets de mille... le reste est en monnaie.
MAX
Le quart de dix, c'est deux cinquante... Voilà deux mille cinq pour toi... plus le quart de trois cent : soixante-quinze...
PASSEROSE
Ce qu'il calcule bien !... 11 me manque cent sous.
i34 LA POSSESSION
MAX
Ah î ce bon gérant !... La tête qu'il va faire, hein, Jessie ?... La note est de deux mille huit cents ?
JESSIE, imitant Argiano.
Plus dix pour cent pour le personnel.
MAX
Il restera à peu près quatre mille balles... Tiens, prends les quatre paquets... je me réserve cin- quante louis pour tenter le système à la roulette que m'a indiqué Servember.
Protestations.
JESSIE
Oh ! encore !... Laisse donc jouer Passerose, ne contrarie pas la veine.
MAX
Il faut mille francs devant soi... mais le coup a l'air épatant... Je vais te montrer... tire la rou- lette et le tapis.
JESSIE
Oh 1 chéri !
PASSEROSE
Il nous embête I Tout de suite il a envie de re- cracher son biberon !
MAX, arrangeant la roulette et le tapis sur la table.
Mes enfants, je veux vous montrer ça..-, nous allons essayer... Tu mises d'abord trois coups sur les deux carrés et sur tous les multiples de quatre...
PASSEROSE
Et tu es rincé comme un verre à bière.
MAX
Sois sérieuse.
ACTE TROISIEME i35
PASSEROSE
Est-il marrant tout de mémo i... Regarde, moi qui n'ai aucun système et qui suis venue au monde sans système. (On frappe à la porte.) Qu'est- ce que c'est ?
La porte s'ouvre.
SCÈNE V
Les Mêmes et SERGE DE CHAVRES,
DEUX FEMMES EN COSTUME, COLETTE
et MADY, UN ARGENTIN,
SANTIAGO OLIVER.
SERGE
On peut entrer ?...
JESSIE
Mais oui ! Je crois bien !
MADY
Nous avons lâché l'Américaine.
COLETTE
Ah ! ah ! au travail, les enfants !...
Ils se lèvent. Poignées de mains. SERGE
Au travail, hein ? Non, ne vous dérangez pas, je vous en prie... restez 1
JESSIE
Alors vous rentrez déjà à l'hôtel ?
i36 LA POSSESSION
MADY
Parlons-en ! Ce que vous avez filé vite de chez miss Hupson !
MAX
Oui... au galop... Nous en avions assez I
JESSIE
Il faisait si chaud !
COLETTE
Vous voyez que nous n'avons pas été longs à décamper aussi !... On va se déshabiller... Bon- jour, Passerose.
PASSEROSE
Bonjour, ma vieille.
MADY
Comment trouvez-vous mon travesti, Passe- rose ?
PASSEROSE
Epastrouillant, Coco 1
SERGE
Avant de rentrer à mon hôtel, j'ai tenu à ac- compagner ces dames pour vous dire adieu... et Monsieur Santiago Oliver, que j'ai rencontré en chemin, est monté avec nous.
SANTIAGO, fort accent.
Je suis très indiscret sans doute. Je vous de- mande pardon.
JESSIE
Du tout, Monsieur. Je vous remets parfaitement. Passerose, je te présente Monsieur Santiago Oli- ver. Tu le connais ?
ACTE TROISIÈME 137
PASSEROSE
Pas du tout. Argentin, n'est-ce pas ?
SANTIAGO
Pour vous servir.
SERGE
C'est de ma part un adieu définitif. Je pars dans un instant. C'est pourquoi je me suis permis de frapper à votre porte.
MAX
Et vous ne reviendrez pas sur la Côte ?
SERGE
Pas de cette année.
M AD Y
La saison est finie.
MAX
Vous partez en auto ou par le train ?
SERGE
En auto !... Mais ne vous dérangez donc pas... Restez à votre jeu. Je ne fais que vous serrer la main.
M AD Y
On a toqué à votre porte en passant dans le couloir, mais faut aller retirer sa chienlit.
PASSEROSE
Il étudiait un coup, le petit, il nous bourrait le crâne !
SERGE
Défiez-vous !
PASSEROSE
Surtout qu'il a une de ces poisses !...
138 LA POSSESSION
SERGE
Ecoutez, je vous propose six tours de roulette... six, pas un de plus !
MADY
A condition que j'aie de l'argent dans mes po- ches de Pierrot.
COLETTE
Je t'en prêterai...
JESSIE
Ça va ? Allez-y... allez-y, pontez !... J'ai des jetons d'un louis !
PASSEROSE
Vous feriez mieux de jouer des sous.
SERGE
De cette manière je dirai adieu à la fois à Nice et à Monte-Carlo ! Une chaise.
SANTIAGO, désignant une chaise.
Voilà.
SERGE
Je vous en prie...
Les deux hommes, à Vavant-scène, saisissent la chaise ensemble.
SANTIAGO, bas.
Quelle drôle d'idée vous avez eue là ! Et si on leur prend de la galette, à ces pauvres malheureux qui ne roulent pas sur l'or ? Lui m'a déjà em- prunté trois cents francs avant-hier au bac.
SERGE
Miii pour leur laisser quelques cou- pures que j'ai proposé ça !... Il y a la manière ! Si elle vous ennuie, ne jouez pas.
ACTE TROISIÈME i39
SANTIAGO
Compris. Alors, je suivrai votre jeu, n'est-ce pas ?
MADY
J'ai vingt-cinq louis à perdre.
SERGE, revenant à la table en traînant la chaist .
Six coups... pas plus.
COLETTE
Votre robe est ravissante, Mademoiselle...
m An Y Vous la remettrez jeudi soir ?
JESSIE
Probablement !
PASSEROSE
C'est moi qui tiens la roulette.
m An Y Et qui amène le zéro.
PASSEROSE
Je suis z'béroïque. !
JESSIE
Non, décidément, jouez avec ce que vous avez..,. Pas de jetons...
COLETTE
Vous ne vous asseyez pas, Monsieur Bignon ?
MAX
Merci ! . . . (Il allume une cigarette et se regarde dans la glace ; les autres jouent assis.) Il faut que je finisse
mon nœud de cravate, puisque je suis déjà habillé
i4o LA POSSESSION
pour le dîner. Et puis j'aime mieux rester de- bout.
PASSEROSE
Il veut encore grandir.
MADY
Il n'en a plus besoin ; c'est un gas !
SERGE
Le fait est que vous avez invraisemblablement grandi depuis l'année dernière... depuis le fa- meux jour... ou plutôt le fameux soir !
JESSIE
Vingt et un... vingt et un, rouge !
MADY
Mon âge, vingt et un, et mon numéro de rue.
SERGE
Naturellement... Ma veine habituelle 1
PASSEROSE
C'est que vous avez misé sur les carrés, les colonnes, les numéros pleins !
SANTIAGO
Vous vous connaissez depuis longtemps, Mon- sieur Bignon et vous ?
SERGE
Moi ? J'ai été leur parrain...
COLETTE
! possible ! ...Vous les avez tenus sur les fonts baptismaux à l'église ?
SERGE, riant.
A une certaine ('-L'Use, n'est-ce pas ?
ACTE TROISIEME 141
MADT
Je m'en doute...
JESSIE
Où on n'a pas dit de messe ce soir-là !
COLETTE
C'est obscur.
SERGE
Je les ai vus cinq minutes en tout dans ma vie !.. Le temps de leur donner la bénédiction... et puis, juste un an après, je les retrouve à Nice, très ohé ! ohé !
MAX
Qu'est-ce qu'il y avait de si extraordinaire à nous retrouver à Nice, même ohé ! ohé !
SERGE
J'imaginais que votre aventure durerait juste le temps du plaisir. J'avais crié : « Allez-vous- en, petits moineaux ! Et puis, passé le printemps... filez à tire d'aile, chacun de votre côté... » Pas du tout !
MAX
Eh bien, voilà comme nous sommes !
SERGE
Assez modifiés d'ailleurs.
COLETTE
Ah ! ils ne se ressemblaient pas ?
M AD Y
Racontez-nous...
SERGE
Ils se sont un peu dessalés depuis 1... C'était d'une candeur liliale I
i4a LA POSSESSION
PASSEROSE
Je te crois ! Ils étaient peut-être bien puceaux ?
Exclamations.
JESSIE
Oh ! Passerose ! Cette Passerose... elle est ef- frayante !
MADY
Le fait est qu'une fois lâchée !
PASSEROSE
Prenez-en de la graine, allez... Ça ne vous fera pas de mal !
JESSIE
12... rouge I
SERGE
Pan !
MADY
Je perds sur la colonne.
COLETTE
Ça va pour moi !
SANTIAGO
Pas pour moi !
SERGE
Monsieur Bijmon, vous rappelez-vous quand Emile... ce brave Emile...
PASSEROSE
Ali ! mes enfants I ce que vous êtes marrants avec vos petits souvenirs de famille !... On joue ou on ne joue pas ? Alors, un bouchon ! D'ailleurs, pour ce que ça vous réussit de jaspiner. On jouerait vingt coups, votre liquette y resterait... Tout ce que je vous permets de «lin1, c'est « abagaga, aba- .1 » quand j'amènerai le zéro 1
ACTE TROISIÈME 143
MAX, appelant V Argentin
Monsieur Oliver, une seconde !
SANTIAGO, se levant. Plaît il ? A Vavant-scène.
MAX
Vous avez eu l'amabilité l'autre soir de me prê- ter quinze louis au casino... (Il les lui tend.) En vous remerciant.
SANTIAGO
Oh ! mais ce n'était pas une chose urgente 1
SERGE, à la table.
La rouge, la rouge !
PASSEROSE
Silence ou « abagaga » 1
SANTIAGO, à Max.
Je suis assez riche pour ne pas m'occuper de quinze louis. Si je me suis permis d'accompagner le marquis de Ghavres, c'était pour vous demander à mon tour un petit service, tout petit.
JESSIE
Dix-huit !
SERGE
Deux fois de suite,
MAX, à Oliver.
Vous avez été parfaitement aimable... allez-y.
SANTIAGO
Peut-être pouvez-vous m'aider... Je suis très excité sur la Passerose.
144 LA POSSESSION
MAX
Oh ! pas commode !... Vous la connaissez ?
SANTIAGO
Je viens de lui être présenté pour la première fois ! Mais je l'ai beaucoup remarquée au casino.. Si au Perroquet Vert, où elle est une habituée.
PASSEROSE, à la table.
Faites vos jeux. Chaque fois que je vais amener le zéro, j'ai mon pied gauche qui me fait mal.
COLETTE
Moi, c'est quand il va pleuvoir.
MAX, à Oliver.
Vous l'entendez ?... Eh bien ! avec son air facile... son parler louchébem, elle n'est pas vénale, elle n'aime que son bon plaisir.
PASSEROSE, à la table.
Raté !
SANTIAGO
Mais il faut bien vivre, et avec sa déveine !...
MAX, pouffant. Elle ? une déveine ? Vous voulez rire J
SANTIAGO
Noire !... Je lui ai toujours vu une guigne noire !... Tout à l'heure encore, ici, au Casino, je suivais son jeu... Elle n'a pas ramassé un radis !
MAX
Au casino d'ici... à Nice ?... Vous l'avez vue au CaBino aujourd'hui ? Vous ne vous êtes pas trompé ?...
ACTE TROISIÈME i45
SANTIAGO
Impossible de se tromper sur la Passerose !... J'étais derrière elle... à la table de bac...
MAX
Et elle perdait, dites-vous ?...
SANTIAGO
Je comprends !
MAX, troublé.
Ah !... C'est extraordinaire... Merci.
SANTIAGO, s1 étonnant.
De quoi ?
MAX
Je ne sais pourquoi je vous dis ça !... Eh bien, entendu, je vais parler en votre faveur... je vous verrai demain.
SANTIAGO
C'est à moi de vous dire merci !...
SERGE, à la table, il se lève.
Quelle déconfiture !
SANTIAGO
Vous comprenez, ce qui me plaît dans la Passe- rose, c'est...
MAX, vague. Oui, oui... je suis de votre avis... (A ce moment,
dans un brouhaha les cinq joueurs se sont levés.) Eh
bien ?...
SERGE
Eh bien ! les six coups y sont... On se sauve...
MAX
Gain ou perte ?
*46 LA POSSESSION
PASSE ROSE, montrant Serge.
Ce qu'il en a écrasé !
COLETTE
Oh ! il n'y a que le marquis qui ait joué sérieu- sement... Nous, c'était pour rire !
PASSEROSE
Alors, vous vous barrez ?
M AD Y
Oui, on va se fiche en civil !
COLETTE
Pardon de vous avoir rasé quelques minutes...
SERGE, observant V attitude glaciale de Max.
Le fait est que vous avez hâte visiblement de nous voir partir, Monsieur Bignon.
MAX
Mais, pas du tout... Jessie a peut-être envie de se déshabiller, voilà tout !
JESSIE, choquée.
Moi, je ne suis pas pressée !...
SERGE
Adieu donc !... Je ne vous reverrai pas 1
MADY
Où est ma batte ?
SERGE
Enchanté de ce petit séjour de quelques se- maines en commun. Enchanté surtout de vous avoir retrouvés, heureux et en pleine forme comme je l'avais prévu... Alors, j'ai gagné le pari,
ACTE TROISIÈME i47
Mademoiselle, un pari que je comptais bien per- dre !
JESSIE
Quel pari ?
SERGE
Vous vous rappelez ? Dix ans de bonheur, di- sais-je, sans en croire un mot !... J'ai gagné !
JESSIE
Attendez un peu... Vous avez encore neuf ans pour le perdre 1
SERGE
Nous nous reverrons cet hiver.
MAX
Avec plaisir ; l'honneur sera pour moi.
SERGE
Je vous ferai signe... Mademoiselle... (Il leur
serre la main. Aux autres.) Allons, débarrassons
ces amoureux de notre présence.
COLETTE, bas à Passerose.
Dis donc, l'Argentin, il a l'air chipé pour toi ?
PASSEROSE
Eh bien, moi, pas pour lui !... Ma pomme ne sera pas pour ce type-là !
JESSIE
Au revoir, mes enfants !
COLETTE
A ce soir, ma petite !
Tout le monde sort bruyamment.
148 LA POSSESSION
SCÈNE VI JESSIE, MAX, PASSEROSE
JESSIE
Ouf!
PASSEROSE
Eh bien! de quoi te plains-tu ?... C'est un petit coup où vous auriez pu perdre tout et que j'avais amené... Et qui vous aura rapporté encore com- bien ?
JESSIE
Fais le compte... Moi, je n'en peux plus... Je passe dans la chambre jeter ce carcan-là sur le tapis. (A Max.) Tiens, enlève-moi mon collier, mon chéri.
PASSEROSE, énumérant.
Vingt... cent... cent vingt...
Max, dans son émotion, laisse tomber maladroitement le collier.
JESSIE, avec un mouvement spontané et instinctif.
Fais donc attention !
MAX
Pourquoi ?... puisque ce sont des perles fausses I
JESSIE
Justement, on pourrait marcher dessus 1
MAX
Puisque ça n'a pas de valeur î
JESSIE, riant.
D'autant que je les ai prises un peu baroques
ACTE TROISIÈME 149
pour que le collier fût proportionné à notre appa- I rence.
MAX, qui fait glisser les perles dans ses doigts, une à une.
Tiens !
JESSIE
Quoi ?
MAX
Je n'avais pas remarqué !... Il y a un nœud entre chaque perle.
JESSIE
Eh bien ?
MAX
Ça se fait aussi pour les perles fausses ?
JESSIE
Naturellement.
PASSEROSE, vivement.
Vous avez encore ramassé soixante-quinze louis... C'est Chavres qui s'est fait rincer... Les autres doivent être à flot... Ce qu'il joue mal, cet homme-là !
MAX
Dis donc, Jessie ?... Il n'y en a que quarante- deux... Il en manque quatre...
JESSIE
Tu avais donc compté ?
MAX
C'est toi qui, en revenant l'autre semaine d'a- cheter cette verroterie, a dit : il y en a quarante- six.
JESSIE
Oui, j'en ai laissé tomber quelques-unes l'au- tre jour, dans la foule ; le fil s'est cassé. Donne.
i5o LA POSSESSION
MAX
Voilà.
Elle passe dans la chambre.
PASSEROSE
Tu n'as pas besoin que je t'aide ?
JESSIE, de la chambre.
Merci... ça s'enlève tout d'une pièce !
PASSEROSE, à Max, tenant l'argent.
Les trois mille huit cents francs d'hôtel, plus soixante-quinze louis. Où faut-il mettre ça ?
MAX
Laisse le tout sur la table... Il y avait beau- coup de monde à Monte-Carlo ?
PASSEROSE
Peuh !... à la roulette encore pas mal... mais personne au trente et quarante comme toujours i
MAX
Il paraît que tu as pris le train sous la pluie pour revenir ?
PASSEROSE
Moi ?
MAX
Santiago Oliver m'a dit qu'à quatre heures il y avait eu un orage effroyable el qui dure encore, parait-il, à Monte-Carlo !
PASSEROSE
Ah ! oui, quelques gouttes... ]^ me rappelle... Je suis descendue .si vite de la terrasse pour ne pas rater le train !
ACTE TROISIEME i5r
MAX, Vappelant.
Viens ici, que Jessie n'entende pas... Tu n'as pas été à Monte-Carlo ?
PASSE ROSE
Tu veux ckerrer, mon petit ami !
MAX
Tu n'as pas été à Monte-Carlo !... Tu as passé ta journée, ici, au Casino... imprudemment d'ail- leurs... Il est vrai que je suis si jobard ! Et puis nous étions chez l'Américaine, c'est vrai ! Tu étais tranquille !
PASSEROSE
En voilà assez, n'est-ce pas ?... C'est bien la peine de me décarcasser pour vous !... Quel type charmant tu fais ! Tu as tout du gigolo, même l'ingratitude 1
MAX
Ce Santiago Oliver t'a vue toute la journée au Casino !... Allons ! tu sens bien que tu es pin- cée !
PASSEROSE
L'emploi des cornichons comme garniture est très abandonné !
MAX
D'où vient l'argent ?...
PASSEROSE
Puisque tu m'asticotes, mon petit, je ne te ré- pondrai pas !
Elle siffle, ironiquement.
MAX
Car tu as perdu toute la journée au Casino... selon ton habitude, paraît-il !... Alors, quand tu
i5a LA POSSESSION
revenais avec ces sommes considérables, qui te les avait remises chaque fois ?... Jessie elle-même ?... Ou quelqu'un ?
PASSEROSE
Oh ! yes, je suis Mabel la silïleuse !... Les brixtons girls ne parlent qu'aux gentlemen... Mon- sieur...
(Elle siffle de plus belle). MAX
Prends garde... Ah ! vous vous êtes moquées de moi toutes les deux ! J'avais un bandeau sur les yeux... la confiance absurde, folle, au cœur... mais il suffit d'un mot pour vous révéler l'étendue du secret... Ce que l'on découvre, en une seconde, apparaît suspect, taré... On se demande par quelle aberration on n'avait rien vu jusque-là... Siffle 1 siffle !...
JESSIE, de la pièce à côté.
Allons bon ! j'ai déchiré la manche en me dé- shabillant. (Elle rentre.) Qu'est-ce qui se passe?... Vous vous boudez ?
MAX
Tu n'es pas de trop !... (A Jessie qui apparaît
en peignoir. Il est hors de lui.) Passerose n'a ja- mais été à Monte-Carlo I Passerose n'a jamais gagné au jeu !... Cet argent lui a été remis pour qu'elle le lit passer dans le ménage sans que je me doute de tes combinaisons... Et il y a un mois que dure ce manège... Et le collier !... Hein 1 le col- li'T... les perles vraies, dont quatre ont dû être bazardées un jour de dèche .'... I>«- qui le oollier ? De qui l'argenl ?
ACTE TROISIEME i53
JESSIE, lentement à Passerose.
Laisse-moi seule avec lui. Va dans ta chambre, ma chérie... Si j'ai besoin de toi, je t'appellerai. Passerose sort.
SCÈNE VII MAX, JESSIE, seuls.
Max, menaçant, le cou tendu ; ils sont visage à visage. Elle, pâle, froide, médite sa réponse. On la sent perdue.
MAX
C'est vrai ? C'est vrai ? Hésitation.
JESSIE
Max, mets ta main sur ta bouche pour t'empê- cher de crier... Oui, c'est affreusement vrai...
MAX, levant le poing.
Put...
JESSIE, s'élance vers lui.
Non, non !... pas ça !... Je ne l'ai pas mérité ! Je t'adore !...
MAX, se dégageant.
C'est toi qui lui remettais l'argent ? A qui t'es-tu vendue ?
JESSIE, lui prenant la tête à deux mains.
Regarde-moi jusqu'au fond des yeux... Chéri, ne crie pas !... Regarde jusqu'au fond... tu verras la misère de mon âme... C'était pour te conserver, pour ne pas te quitter, que j'en suis arrivée là! Tu ne te rappelles donc pas que nous n'avions plus
i54 LA POSSESSION
de quoi nous payer à dîner. On n'était plus acculé à la misère, mais à la faim !
MAX
Alors, c'est depuis que nous sommes ici, à Nice ? Dis ?... Jusque-là rien ne s'est passé ?... Rien ?... Je veux le savoir !
JESSIE
Rien, je le jure !... A Paris, tu m'as vue... j'ai subi notre bohème, la galantine et le bistro, la robe raccommodée... sans sourciller... Mais, ici, nous avons voulu sortir de l'horrible ornière... C'est toi-même qui l'as ordonné... Le jeu !... Le luxe !... Le premier mois, la veine nous a souri follement... C'a été notre perte, ce coup de luxe et de bonheur, vois-tu !... Le résultat, c'est qu'on n'a plus eu même de quoi payer l'hôtel. Tu n'avais que ce qu'il fallait pour régler les consommations du dancing... Nous étions perdus... Je voyais venir le moment de te quitter ou de me jeter à l'eau... C'est alors que s'est passé le drame... Car c'a été un drame, entends-tu... un drame affreux 1
MAX
Que s'est-il passé ?
JESSIE
C'est quand tu es allé trois jours à Marseille... J'ai résumé notre vie, notre longue vie d'une année... J'ai compris tout ce qu'elle avait de momentané... que nous n'étions pas destinés à vivre ensemble, et que l'heure de la séparation avait sonné... Mais quoique Ton soit sûr de l'échéance, on proteste, on s'insurge, on veut se venger de la vie, et la vaincre à force d'amour !... Puisque j'avais fait la folie absurde de partir avec Loi, je voulais tout tenter, au moins, pour
ACTE TROISIEME i55
empêcher maintenant la rupture de nos deux chairs !... Ah ! qu'un coup de veine nous guérisse, nous délivre de l'affreuse destinée !... J'ai vendu mes deux bracelets, engagé différentes affaires et, avec ce petit magot, je suis allée à la table de baccarat... Tout à coup, ivre du risque, bête- ment, comme une folle qui se perd, j'ai lancé sans bien savoir : Banco !... un banco de cinq mille francs... Le banquier, qui m'avait vue vider mes derniers jetons, le croupier aussi, qui me connaissait, ont refusé le banco... « Eclairez ! » C'était une insulte publique !... C'est à ce mo- ment qu'un homme, voyant ma détresse et rougeur, a jeté négligemment, en fumant sa ciga- rette : « Je réponds du jeu de Mademoiselle... » Et il lança l'ordre de donner des jetons I Une pile de jetons s'amoncelait devant moi... J'avais perdu le banco, est-il besoin de le dire ?... Je vis l'homme allonger les billets... Alors, prise de rage contre la fatalité, pour la réduire à merci, je me suis jetée à corps perdu dans le vertige du jeu... J'ai tenu les coups les plus invraisemblables, je cou- vrais mon tableau... et toujours le râteau raflait, raflait... Je ne savais plus ce que je faisais... je n'étais plus qu'une bête désespérée qui donne de la tête au hasard... Max, lorsque je n'ai plus rien eu devant moi, quarante-cinq mille francs étaient engloutis !... J'avais perdu quarante-cinq mille francs qui n'étaient pas à moi !... Quand je compris, je me levai et je suis allée m'effondrer dans un coin du jardin... Peu après je me roulais aux pieds de cet homme... Je lui jurais que ma mère rembourserait l'argent... Il a été compatis- sant devant ma détresse effroyable... Il l'a com- prise... il...
MAX
Son nom ?
i56 LA POSSESSION
JESSIE
Serge de Chavres !
MAX, éclate d'un rire amer.
Admirable !... Le même homme qui m'a na- guère donné mon bonheur, et qui me le reprend aujourd'hui !... Car tu es devenue sa maîtresse, n'est-ce pas ?... Tu as payé de ton corps... Il l'a exigé...
JESSIE
Il ne l'a pas exigé, Max : il a été bon... Ne l'accuse pas !... Cet acte de compassion pour moi, il était le seul peut-être à pouvoir l'accom- plir... Ce n'était pas la contradiction de ses actes passés, comme tu le dis, c'était leur suite, au contraire !
MAX
Non, car s'il avait été un homme propre, l'homme qu'il prétendait être, il ne devait rien accepter de toi ! . . .
JESSIE
Et faire le sacrifice d'une fortune, chevaleres- quement ?... Ah ! pauvre petit !... Es-tu donc resté l'enfant de jadis !... Dans les romans, oui, ça se voit... mais, dans la vie, les hommes ont une générosité plus relative... Et c'est déjà beaucoup que ce qu'ils appellent leur bonté...
MAX
N'est-ce pas ?... Car, depuis, il t'a couverte d'or... donné ces perles ?...
JESSIE
Il a remédié à aotre <l<'>bâcle lamentable, Max... Et il sVn v.i. Voilà, voilà le bilan, piteux et déri- loiri
ACTE TROISIÈME i57
MAX
Après m'avoir pris mon amour... Lui, dont j'ai encore les paroles affables dans l'oreille !
JESSIE
Aucun de nous n'est celui que nous étions, Max... La chrysalide de l'adolescence est tom- bée... Et crois-tu que lorsque ce passant nous criait : « Aimez-vous... Allez donc ! En avant ! » ce n'était pas à moi, à moi seule que s'adressait le conseil enflammé ? Quelle obligation t'avait-il ?... Qu'étais-tu à ses yeux !
MAX
Oui, le prétexte seulement à quelque bl;i dont le plaisir pétillait dans toute sa personne ! Je me souviens, va. Oh ! tu n'as pas besoin de le justifier !... Tu revendiques la responsabilité de l'acte infâme ?... Bien !...
JESSIE
Ingrat !... Malheureux ingrat !... Plus tard tu comprendras !
MAX
Tu as payé !... Tu t'es prostituée !...
JESSIE
Pour te garder, que n'aurais-je pas fait, Max !
MAX
Bonne fille 1 C'est vrai, tu as été loyale en te donnant en échange !... Il y a un honneur pro- fessionnel I
JESSIE
Ah ! tais-toi, malheureux !... Comment oses-tu m'insulter, toi, le responsable ?... Toi a^qui, sur
i58 LA POSSESSION
un simple cri de désespoir égoïste, j'ai sacrifié tout l'avenir de luxe qui m'attendait, toi, pour qui j'ai accepté la misère, la basse bohème, la dégradation... Me suis-je assez gaspillée, gâchée... Ah ! ces promiscuités avec des grues, ce mépris des hommes pour la pauvreté... ces affronts constants à mon orgueil !... Et ce que je t'en ai voulu, dans le fond de ma rage, quand il a fallu en descendre, moi, moi, à cette prostitution-là... pas celle qui couvre tout de son éclat, et de son triomphe au moins, comme celle qui m'était offerte autrefois, mais l'autre, celle de la misère, de la détresse !... En descendre à ce trafic affreux de la chair qui paye ! Max, tu ne sauras jamais quel a été le cri intérieur de mon orgueil écroulé, de mon dégoût... Et tout cela, tout ce calvaire secret, pour ne pas te perdre ; pour maintenir notre pauvre amour insensé quelques jours encore, tant qu'on pourrait ! Ah ! oui, misérable que tu es, tiens, avec tes insultes éhontées ! Tu as exigé égoïstement que je te donne mon être, ma vie !... Ayant jugé que mon bonheur après tout ne valait pas tes larmes, j'ai cédé... Et, maintenant, c'est fait ! C'est fait... La voilà, ma vie !... Elle est propre ! Paye-toi dessus, comme les autres, sur l'esclave... et ravale tes injures !...
A ces cris succède le silence, la douleur muclte,soulagée. Max regarde Jessie, réfléchit, se bride, tout à coup :
MAX
Non, Jessie... pas d'injure, mais une volonté ferme ! Il est temps !... Nous avons vécu d'une vie d'erreur... Nous allons maintenant vivre la vraie vie, celle de dem êtres courageux qui s'ai- ment et <|ui ont Bouffert ensemble... Une vie honnête et pauvre !... Nom allons rentrer à Pa- rti, nt je vais prendre un emploi, un métier régu-
ACTE TROISIÈME i5$
lier comme tout le monde. Nous nous contente- rons de mon salaire 1
JESSIE
Je t'arrête tout de suite !... Non !... Recom- mencer l'existence de l'année dernière, quitter les expédients pour la misère hideuse et glacée... jamais ! J'en ai assez, c'est au-dessus de mes forces.
MAX
Il le faudra bien, pourtant !... Tu ne penses pas à retourner chez ta mère, à Malmaison ?
JESSIE
Je pense à me sauver... quand il en est temps encore... à rompre la chaîne... Nous ne pouvons plus tirer le collier de cette façon-là !... Comment ne vois-tu pas que l'heure est venue de non parer ? Ou j'y laisserai ma jeunesse et ma peau, dans cet engrenage-là ! Une vif ratée... oui... mais pas perdue !...
MAX
Tu n'as pas le droit de me quitter.
JESSIE
Et pourquoi ?... T'ai-je juré un amour 61 nel ?... Sommes-nous mari et femme ?
MAX
Des amants que rien ne peut séparer.
JESSIE
Si : la volonté !... Je ne t'ai fait aucun serment de vivre avec toi d'autre temps que celui du pre- mier amour !... Tu as réclamé ma virginité, la première étreinte... je te l'ai donnée !... J'ai pro- mis d'apaiser ton amour... Je l'ai fait. J'aurais dû partir aussitôt après que tu m'as eu prise. Nous
160 LA POSSESSION
avons prolongé notre amour au delà de son terme fatal, et c'est de cela que nous mourons !... Si une femme ne peut que se vendre ou se donner, elle a toujours le droit de se reprendre !
MAX
Attention ! J'irai jusqu'au crime... jusqu'au sang !...
JESSIE
Tu menaces !
MAX
Et tu as peur !... Et tu as raison d'avoir peur !... Jessie, n'avançons pas plus loin dans ce chemin de rancune et d'ignominie... Accepte la tentative loyale, la dernière que je te demande, que j'im- plore...
JESSIE
A quoi bon ?
MAX, il se redresse, menaçant.
...ou que j'exige, comme tu voudras... Ne comprends-tu pas que deux êtres comme nous ne sont désunis que par la mort ?... Nous sommes couplés. Je ne tiens pas à la vie, mais j'ai tout misé sur toi... Il faudra saper les deux racines pour nous séparer... Réponds... accepte... Donne- moi un délai... Tu ne peux pas me refuser... Jessie... Pas un reproche ne sortira de ma bou- che... Ne crains rien. Je serai juste.
JESSIE
Mais quelle vie deviendra la nôtre ?
MAX, suppliant.
lessie, Jessie, je n'ai jamais fait appel vainement à ton cœur !...
Il attend Ut réponse, le visage anxieux et tendu. Quel'
qu.es secondes après, Jessie luisse tomber un ac- quiescement à peine perceptible.
ACTE TROISIEME 161
JESSIE
Soit !
MAX, soupir soulage.
Merci !... C'est bien !... (Silence.) Alors, en- lève ce collier !
JESSIE
Le ?... Hein ?... Déjà des ordres !...
MAX
Oui !... Pas une minute à perdre... Quelle heure est-il ?
Il prend son chapeau.
JESSIE
Où vas-tu ?
MAX
Où je vais ?... A l'hôtel de Serge de Chavres...
JESSIE
Et ?...
MAX
Et lui dire que moi, à mon tour, je reconnais toutes les dettes que tu as contractées... que je me fais fort de rembourser intégralement tôt ou tard les quarante-cinq mille francs du jeu.
JESSIE
Nous sommes en pleine démence ! Max, nous n'avons même pas de quoi vivre huit jours !
MAX
Laisse-moi ! J'exigerai qu'il reprenne ce collier... Oh ! n'aie pas peur, je me contiendrai !
JESSIE
Peuh !... Ce n'est pas ça qui m'effraie !...
MAX
Compte sur ma correction absolue !
16a LA POSSESSION
JESSIE, le regarde, puis hausse les épaules, comme si tant d'enfantillage ne méritait pas de réponse.
Bébé !...
MAX, avec un kaut-le-corps.
Jessie !
JESSIE
Eh bien, va !... Va donc, si ta jalousie ou tes scrupules ont besoin de cet apaisement-là !
MAX
Je ne pourrais pas vivre une minute sans cela !
JESSIE
Dans ce cas...
Il sort. Quand il est parti, elle rouvre brusquement la porte, traverse le couloir, et on lui voit tourner le bouton de la porte en face.
SCÈNE VIII JESSIE, PASSEROSE
JESSIE, dans le couloir.
Passer Ose... vite... arrive... (Elle rentre en scène suivie de Passerose, anxieuse.) Vite, mon chéri 1... Il sait tout.
PASSEROSE
Je m'en doutais.
JESSIE
Il sait que nous ne vivions que de l'argent • l'un autre... Monte immédiatement à Ja chambre de Serge. Dis-lui qu'il descende quatre à quatre... Max se rend à Bon hôtel. 11 ignore, bieo entendu, que Serge avait une chambre ici...
ACTE TROISIÈME i63
PASSEROSE
Tu préfères qu'il descende ?... Il n'y a rien à craindre ?
JESSIE
C'est indispensable !... De cette fenêtre, je ne perds presque pas de vue le trajet de Max jusqu'à l'hôtel Royal... tandis que la chambre de Serge donne sur la cour...
PASSEROSE
Il est sûrement dans sa chambre ?
JESSIE
Il m'attendait là pour me dire adieu. Je devais trouver une minute, d'ici l'heure de son départ, pour nous séparer moins brutalement... Et pas un mot sur l'explication que je viens d'avoir avec Max !
PASSEROSE
Ça va de soi.
Passerose sort en courant. JESSIE, va aussitôt au téléphone, près de la fenêtre.
Allô !... Allô !... Donnez-moi tout de suite l'hôtel Royal... Très pressé... (Elle se penche encore à la fenêtre.) Pourvu que j'aie le temps !... Allô... L'hôtel Royal ?... Le gérant ou le portier, de la part du marquis de Ghavres... C'est l'admi- nistration ?... Bien !... Monsieur, c'est le marquis de Chavres qui vous fait dire ceci : il va se pré- senter à l'hôtel une personne qu'il ne veut pas recevoir. Il vous prie de dire à cette personne que le marquis de Chavres a quitté l'hôtel et vient de partir il y a un quart d'heure en auto... Bien... Vous-même ?... Merci...
164 LA POSSESSION
SCÈNE IX JESSIE, PASSEROSE, SERGE
SERGE
Que se passe-t-il ?...
JESSIE
Des drames terribles... C'est fini entre Max et moi ! Il vient de tout découvrir.
SERGE
Je suis prêt à prendre mes responsabilités.
JESSIE
Il ne s'agit pas de cela... Je m'en vais.
SERGE
Où est-il, en ce moment ?
JESSIE
A votre hôtel !... Il vous cherche !... Je me suis permis de téléphoner au Royal pour qu'on l'in- forme de votre départ.
SERGE
Vous avez très bien fait.
JESSIE, à Passer ose. Surveille. (Passerose va se poster à la fenêtre.) Je pars... Voulez-vous de moi ?
Devant cette offre si brutale, ai immédiate, Serge a une espèce de sursaut.
SERGE
Jessie, réfléchissez-y, ne suis- je pas uniquement
celui (|iii vous a porté secours ?... Mon rôle ne doit-il pas s'arrêter là ?
ACTE TROISIEME i65
JESSIE
Vous ne m'avez pas répondu. Me refusez-vous ?
SERGE
Je n'envisage pas de plus grand bonheur que de vous emporter comme une proie ! Mais est-il possible, Jessie ?... Et lui !...
JESSIE
Ne vous occupez pas d'autre chose que de me répondre oui ou non... Un fait seul est certain, c'est que je m'en vais... de toutes façons, dans une heure je serai partie, que ce soit avec vous ou seule !... Je ne reviendrai plus... A vous de ré- pondre ?
SERGE
C'est tout répondu, vous le savez bien !
JESSIE
Alors, il faut avoir quitté Nice dans un quart d'heure.
SERGE
Mon valet de chambre prenait le train ce soir... Moi, je partais en auto dans une heure.
JESSIE
Votre auto est au garage du Royal ?
SERGE
Toute prête !
JESSIE
Attendez-moi, là-haut, dans votre chambre... Sous un prétexte quelconque j'irai vous retrou- ver... Ne bougez pas jusqu'à ce que j'arrive.
Il lui baise la main et sort vivement. Elle referme la porte.
PASSE ROSE, quittant la fenêtre.
Tu pars ?
i66 LA POSSESSION
JESSIE
Il le faut.
SCÈNE X JESSIE, PASSEROSE
PASSEROSE
Pauvre loupiot !
JESSIE
Ah ! pas un mot, je te prie... Que j'aie le cou- rage de m'en aller avant que mon cœur crève !... Vite, mes instructions... Ne perdons pas la tête... D'abord, mon nécessaire... il y a quelques flacons à mettre... Dépêchons-nous...
Jessie prend les flacons sur la toilette. Passerose et elle emplissent précipitamment le nécessaire.
PASSEROSE
Voilà. Donne-moi bien toutes tes instructions.
JESSIE
Je t'enverrai une dépêche dès demain quand je saurai où je vais... Tu auras la bonté de faire envoyer par grande vitesse tous mes bagages à l'adresse donnée...
PASSEROSE
A Paris, probablement.
JESSIE
Jamais de la vie !... Il aurait trop vite fait de me retrouver... Pau ou Biarritz, au contraire...
PASSEROSE
Tu ne prends pas la valise ?
JESSIE
Impossible, pas le temps... Il ne faut pas attirer
ACTE TROISIÈME 167
son attention... Sonne, veux-tu ? (Passerose sonne
et, en passant, regarde à la fenêtre.) Je vais, en d<
cendant, payer la note de l'hôtel afin qu'elle soit réglée et qu'il ne soit pas assez fou pour refuser de le faire. (Elle considère le deuxième paquet de billets que Passerose avait séparé de l'autre tout à Vheure.)
Cet argent du jeu de tout à l'heure, laisse-le là où il est...
PASSEROSE
Bien, j'ai saisi...
JESSIE
Tu lui feras admettre qu'il n'y a pas de honte à se servir de cet argent, pour revenir à Paris... Qu'il comprenne que ce n'est pas comme l'autre argent, comme le collier, comme ces choses avec lesquelles je pensais nous acheter quelques mois encore do bonheur et de tendresse!... (Elle pleure.) Je pense qu'il reviendra directement à Paris... Tâche qu'il aille tout de suite chez sa maman... Ils sont en froid, mais ils se réconcilieront cou moi... Ce sera le meilleur refuge à sa douleur puis... (Entre un valet de chambre.) Tenez, mon ceci au 45. (Le valet prend le nécessaire.) C'est
tout, il n'y a rien à dire... Ne revenez pas ; je n'ai plus besoin de vous... Tenez... (Elle lui donne un
pourboire. Il sort avec le nécessaire. Elle se précipite sur le papier à lettres.) Apporte-moi le stylo et le sous-main. Tu lui remettras ce mot... quand tu pourras plus faire autrement, quand mon absence deviendra inexplicable.
PASSEROSE
Mais comment saurais-je que tu es réellement partie, tout au moins de l'hôtel ?... Car il faudra que je l'empêche de sortir.
JESSIE
Comment ?... Oui... c'est vrai !... Attends.
8
168 LA POSSESSION
Gomme la salle de bains a une porte indépendante qui donne sur le couloir, tout près de l'escalier, en passant, quand je m'en irai, je tournerai le bouton électrique... Si d'ici tu vois qu'il y a de la lumière, c'est que je serai descendue...
PASSEROSE
Compris.
JESSIE
Va t'assurer, pendant que je finis d'écrire, si la lumière fonctionne.
PASSEROSE
Oui.
Elle sort, passe dans la salle de bains, fait fonctionner une seconde l'électricité et revient au bout de quelques secondes. Pendant ce temps, Jessie écrit en larmes, le buvard posé sur ses genoux.
JESSIE
Une seconde. (Elle cachette et lui remet la lettre.) Voilà. Ça va être très dur... Le vrai moyen d'être bonne, ce sera de lui dire beaucoup de mal de moi. Ne crains pas de m'accabler !... Dis-lui que je suis une mauvaise rosse... Il va avoir une crise de désespoir affreuse, affreuse... C'est un petit garçon sans défense... 11 est si jeune, n'est-ce pas !... Son premier chagrin !... Allons, allons... pas pleurer... pas pleurer... Ce sera pour dans l'auto, quand le cœur crèvera !...
(Désespérément.) Il faut, quYsl-ce que tu veux ?...
Il faut, n'est-ce pas ?
PASSEROSE
Bien sûr !... La vie devenait bien difficile danB ces conditions !... Compte sur moi. Je ferai, ea tout cas, tout ce qu'il sera humainement possible de taire.
ACTE TROISIEME 169
JESSIE
Ah ! s'il pouvait accepter des consolations tendres !
PASSEROSE, avec reproche. Jessie !
JESSIE
Tu ne comprends pas !... Je fais appel à la tendresse féminine, aux bras et au cœur de la femme... Je pars, je ne suis plus jalouse... Je voudrais derrière moi de la maternité... près de lui... des lèvres, des lèvres sur son front ou sur ses lèvres à lui !... Ah ! mignonne, si tu avais touché sa bouche, dis-toi bien que tu en garderais la fièvre pour le reste de tes jours... Elle chancelle.
PASSEROSE
Qu'est-ce que tu as ?
JESSIE
Un vertige... Je ne sais pas !... J'ai eu tout à coup la sensation d'un abîme ouvert devant moi !... Ça passe... ça y est !... Voyons, je n'ai pas autre chose à te dire... d'autres recommandations à faire... ? Poste-toi à la fenêtre, surveille... Ah ! si... tu m'enverras tous les jours... tous les jours, jusqu'à ce qu'il soit parti... de longues lettr* Tous les détails, hein ?... Et puis, naturellement, des télégrammes en réponse aux miens.
PASSEROSE
Sois tranquille. Dans toute la mesure de mon dévouement, je t'aiderai.
JESSIE
Je connais ton cœur.
PASSEROSE
Le voilà. Il revient aussi vite qu'il a dû partir î
1TO LA POSSESSÏON
JESSIE Ail ! mon Dieu !... (Trouble de toutes les deux.) Que c'est long !... Je voudrais déjà être partie loin, très loin ! Cette chambre, où il y a encore tout nous deux... où il n'y aura plus que lui, sans son grand amour !... Comme on est ! Tout, je me rappelle tout... nos matins... nos soirs... sa ■voix !... Oh ! on se sépare pas pour la vie, bien sûr... Ce sera un temps... un temps...
PASSEROSE
Courage !... Tes yeux !
JESSIE
Eh bien, quoi !... S'il voit que j'ai pleuré, il pensera que c'est de remords, et il ne se trompera pas beaucoup !
PASSEROSE
Quant à moi, il va m'attraper. Ça va être ter- rible !
JESSIE
Peuh ! ses petites colères, si vite passées !... Tiens, l'ascenseur ! Va-t'<m ! Va-t'en !... (Elle fait signe à Passerose de passer dans la chambre.) Et adieu, toi !
Elles s'étrcignent, puis Passerose entre dans la cham- bre dont la porte reste ouverte. Jessie va à la coif- feuse et tâche de dissimuler ses sanglais.
SCÈNE XI ÏESSIE, MAX, puis PASSEROSE
\]\X, entrant essouffle.
Il était déjà parti !... Tu le savais ?
JES
Gomment veux-tu que je Bai be •'••• Il nous a
ACTE TROISIÈME 171
serré la main tout à l'heure... Je ne me suis pas occupée de l'heure de son départ...
MAX
N'importe... Que tu m'abuses encore ou non... demain nous prendrons le train pour Paris. Là, je le rejoindrai et...
JESSIE, montrant la chambre.
Fais attention... Passerose...
MAX
Elle est là ?
JESSIE
Je t'en supplie, ne la gronde pas !... Elle a obéi à mes ordres... Elle n'est pas responsable... Au fond, elle est très bonne !
MAX
Ah ! Passerose ! Ce que Passerose m'est égale ! (Reprenant.) Alors... demain...
JESSIE, elle appelle. Ghério ?
PASSEROSE, entrant.
Eh ah ! On est là !
MAX, continue.
Donc, demain matin, départ...
PASSEROSE
Eh ben, vous êtes réconciliés ?
MAX, se rapproche de Passerose.
Nous avons un compte à régler tous les deux !... Enfin, différons pour aujourd'hui.
PASSEROSE, lui prenant la main.
Je t'aime bien, ioupiot !
i72 LA POSSESSION
JESSIE, vivement.
Alors, si l'on part demain matin, tous les deux, je vais prévenir l'hôtel. Il est temps, pour qu'on ne nous compte pas la journée de demain.
MAX
Oui, si tu veux !
JESSIE, vivement.
Et je règle en même temps la note.
MAX, a un mouvement de colère auquel succède une hésitation. Tu...
JESSIE
Dame ! Gomment faire autrement ?... Je ne vois pas...
MAX
Hélas ! c'est juste... (Avec un geste d'énergie qui répond à tout.) Aussi bien, tout sera remboursé !...
PASSEROSE, arrangeant la table.
Je débarrasse parce que vous allez probablement faire monter le dîner tout à l'heure ?
MAX
Peut-être ! Tiens, voilà ton collier. Il sort le collier de sa poche.
JESSIE, le prenant.
Ah ! dis donc, impossible aussi de partir sans avoir réglé la modiste, en face... Puisque je des- cends, je vais la payer par la même occasion. Elle met son chapeau.
MAX
Tu as lr temps. Je voudrais ta parler.., Un jour de Corso, les boutiques sont fermées.
ACTE TROISIEME i?3
JESSIE
Non, pas celle-là. Justement, j'ai vu par la fe- nêtre...
PASSEROSE
C'est exact.
JESSIE
Débarrassons-nous donc de ces salœ préoccupa- tions. Que la question soit liquidée ! Elle met maintenant un manteau.
MAX Un manteau pour descendre jusque-là ?
JESSIE
Je ne peux pas traverser la rue dans ce costume de soir !...
MAX
Fais vite. Elle veut Vembrasser. Il la repousse violemment.
JESSIE, le cœur crevé.
Oh ! méchant ! Tu me refuses un baiser ?
PASSEROSE
Embrassez-vous donc, mes enfants. Il ne faut jamais se quitter brouillés, même pour cinq mi- nutes !...
JESSIE, supplie.
Oui... Laisse-moi au moins t'embrasser ! (Elle
lui serre la tête sur sa poitrine longuement, passionné- ment, tristement, et l'embrasse dans les cheveux.) Celui
qui le reçoit ne distingue pas quel est le bai- ser le meilleur, le plus profond... mais celui qui le donne ne s'y trompe jamais !... (Elle s'écarte de lui, et les doigts ont encore Vair de le chercher. Elle recule avec un visage stupéfié, meurtri par la douleur et
i;4 LA POSSESSION
Veffort.) A tout à l'heure, chéri... Souris-moi de loin ?... Je ne veux pas descendre si tu ne m'as pas souri... Ami ?
MAX
Ami.
JESSIE
Souviens-t'en !
Elle sort en coup de vent. La porte claque.
SCÈNE XII MAX, PASSE ROSE
MAX, change de ton.
A nous deux !... Nous avons un petit compte à régler.
PASSEROSE
Oh ! non, non, je t'en prie... ne gronde pas... et puis, pense pas à ça !... C'est fini... schettep !...
MAX
C'est elle, ou lui, qui te donnait l'argent ?
PASSEROSE
Elle... Je ne pouvais pas refuser... Mets-toi à ma place !
MAX
C'est égal, tu m'as charrié dans les grandes lar- geurs !
PASSEROSE Oh ! puis, lu m'as promis de ne plus parler de
Koutefl oes neflleries !... CTe*t loin... loin... eomme
Elle jette son mouchoir en Vair.
ACTE TROISIÈME 17»
MAX
Je n'ai rien promis du tout.
PASSEROSE
Si, tu as promis, mais tu ne te rappelles plus !... Est-ce que tu as contracté depuis longtemps l'ha- bitude de penser aux choses embêtantes ?... Moi pas !... Tu veux pas faire un jaquet ?
MAX, haussant les épaules.
Tiens ! ce n'est vraiment pas la peine de se fiche en rogne.
PASSEROSE
Max, j'ai besoin de Champagne... je vais avoir besoin ce soir de beaucoup de Champagne... Je peux en faire monter ?
MAX
Je crois bien !... Je sais que tu appelli bibine. Fais monter de la bibiie
PASSEROSE, à l'appareil.
Sommelier, un magnum de Mumm sec, tou suite.
MAX, nerveux, se lève et se dirige vers la porte.
Au fait, il serait peut-être plus décent que j la laisse pas seule régler la note.
PASSEROSE, V empêchant de sortir.
C'est très drôle, cette maladie que tu as de te inùler de ce qui ne te regarde pas ! (Il lui prend brusquement le poignet.) Ah ! salaud, ce qu'il pince !... As-tu fini ?... Qu'est-ce qui te prend ?
MAX
Ce que tu dois en savoir des choses, des choses
i?6 LA POSSESSION
sur elle... des choses que je ne saurai jamais... Tes yeux en sont pleins !
PASSEROSE
Pas mal, oui... jusqu'au bord.
MAX
Ah ! tu crânes !...
PASSEROSE
Heu !... heu !... Si tu savais à quoi je pense, loupiot !
MAX
A quoi ? .
PASSEROSE
A toi, tiens !... Et puis à mon petit chien que j'ai laissé dans ma chambre et qui doit avoir soif à regarder le pot à eau...
MAX
Femelle, va !... Tiens, j'aime mieux ne pas te poser de questions ! Je serai fixé assez tôt quand elle va remonter... Et puis, tu auras beau bluffer et crâner, je sais que tu es une bonne fille... (Il la
perce du regard, puis la lèvre amère.) Es-tu Une
bonne fille ?
PASSEROSE
Ou une garce ?... Une bonne fille... oui, très bonne, tu verras... tu verras !
MAX
C'est possible... Elle aussi, Jessie, est une bonne fille, n'est-ce pas ?... Vous êtes toutes des bonnes ailes !
A cet instant, la lumière s'allume dans la salle de bains. PASSEROSE, un léger frémissement sur ses épauU*.
ACTE TROISIEME IJJ
MAX
Tiens, on a allumé !
PASSEROSE, hâtivement.
" C'est la femme de chambre qui vient ranger la salle de bains... Ali ! maintenant, il faut fermer la fenêtre... On n'y voit plus goutte.
MAX
Pourquoi ?... Il y a encore un rayon.
PASSEROSE
C'est triste... Je vais fermer... (Elle s'élance et tire les rideaux pour masquer à Max la vue du boule- vard.) Donne l'électricité, toute l'électricité... Que ce soit bien gai pour ce qui va se pas-
MAX
Quoi ?... Qu'est-ce qui va se passer ?... Ah ! notre réconciliation à la petite et à moi ?... Peuh!... n'attache pas d'importance à ça !
Il va aux commutateurs. La lumière inonde la pièce. Entre le sommelier avec le Champagne.
LE SOMMELIER
Faut-il déboucher ?
PASSEROSE
Bien sûr !
Elle siffle immodérément.
MAX
Toi, tu siffles pour ne pas avoir peur du bou- chon... je te connais I
PASSEROSE
Tu l'as dit, chéri... Oh ! la mousse !... Trempe
i?8 LA POSSESSION
ton doigt dans la mousse, ça te portera bonheur... et tu en as plus besoin que tu ne crois. Le sommelier sort. Silence.
MAX, tout à coup, comme s'il avait été frappé par Vintonalion de Passerose.
J'en ai besoin ? Oui, c'est vrai !
PASSEROSE
Alors, bois !... Vois-tu, je m'y connais. Ah ! oui, je m'y connais ! Il n'y a que ça qui guérisse la douleur.
MAX
Je n'ai pas soif... (Pendant que Passerose boit à longues lampées.) Bon Dieu, comme elle est longue à remonter !
PASSEROSE
Tiens-toi tranquille, tu viens de dire que tu n'y attachais pas d'importance !... Max, est-ce que tu l'as trompée, toi ?
MAX
Non!
PASSEROSE
Tu n'as connu qu'elle ?
MAX
Je fais mon apprentissage... (Geste fat de gamin.) Les femmes, ah ! là, la 1
PASSEROSE
Gosse I
MAX, crânant devant une femme.
Pas tant que <;a !... Si tu savais, j'ai l'air ainsi, les femmes, je les estime à leur juste valeur...
PASSEROSE
Tu les feras Bouffrir ?
ACTE TROISIÈME 179
MAX
Je t'en réponds !
PASSEROSE
Et tu auras raison de les faire souffrir, va ! Les meilleures ne valent pas cher... Ce qu'elles sont rosses !
MAX
C'est pour Jessie que tu dis ça ?
PASSEROSE
Elle comme les autres !
Il la regarde maintenant, craintivement, en se mordant les lèvres.
MAX
Alors, tu crois qu'il vaut mieux ne pas s'en faire ?
PASSEROSE
Et comment ! Si tu peux. Faut pouvoir.
MAX
On tâchera !... Mais ce n'est pas chic, tu sais ? Tu dis du mal d'elle, maintenant... Pourquoi ?
PASSEROSE
Tu en diras bien plus que moi.
MAX
Non, moi, c'est fini !
PASSEROSE, elle boit.
Ça n'est pas commencé !
MAX, troublé.
A ce point-là ?... Tu ne l'aimes pas, hein ?... Tu la détestes, au fond ?
i8o LA POSSESSION
PASSEROSE
Depuis un instant peut-être !
MAX
Parce que ?. Parce que... Parce que ?
PASSEROSE
MAX PASSEROSE
Parce que...
MAX, cette fois se lève brusquement et va à la porte.
Ah ! je descends, je vais la chercher chez cette modiste, oust !
PASSEROSE, pose la coupe et appelle.
Dis donc ?
MAX
Quoi ?
PASSEROSE
Si elle ne remontait pas... qu'est-ce que tu di- rais ?
MAX, essayant de rire.
Tu en as de terribles !
PASSEROSE
Si elle ne revenait plus jamais ?...
MAX
Qu'est-ce que tu veux dire ?... Allons, qu'est-ce que tu veux dire ?
PASSEROSE, lui prend la main.
Pauvre loupiot, va !... Donne la main !
M \\, se dégageant, blême.
Ah ! ça !... Ah ! ça !... Mais tu es déjà ivre, ma parole !
ACTE TROISIEME 181
PASSEROSE
Autant savoir tout de suite que plus tard !...
Max, tu es un homme ?... (H reste figé, cloué sur place.) Elle ne reviendra pas... tiens, lis ! Elle lui donne la lettre, il lit, sidéré.
MAX
Quoi !... Quoi !... (On entend des bribes de phrases.) C'était impossible... adieu... moi qui t'adore... tu ne me verras plus pendant des années jusqu'à ce .que tu sois sage... Pardon de la peine affreuse, par- \don, chéri !... Je t'adorais... un four on se retrou- vera et... (Il s'arrête, debout, il crispe les mains au dossier d'une chaise, puis d'une voix basse et toute simple.)
Ah ! si c'est comme ça !... Ah ! alors !... Très bien !...
PASSEROSE
Tu souffres ?... Tiens, je suis bouleversée, moi aussi !
MAX, répétant machinalement, avec une inflexion terne, vague et douce.
Ah ! si c'est comme ça !
PASSEROSE
C'est bien, mon petit, tu as du cran !... Tu luttes !
MAX
Ce que c'est court, la vie !
PASSEROSE
La vie ? Oh 1 ça !
MAX
Un an !... ça a duré un an !... Elle est partie avec lui, n'est-ce pas ?
x8a LA POSSESSION
PASSEROSE
Oui.
MAX
C'était arrangé ?
PASSEROSE
Oui.
MAX
De toutes façons, elle serait partie I... Elle ne pouvait pas vivre avec moi... Elle a bien fait... Autant lui qu'un autre... Où sont-ils ?
PASSEROSE
En Italie, je crois.
MAX Pas même à Paris !... (L'inflexion, terne et molle revient dans sa bouche comme un leitmotiv plaintif. I
Ah ! si c'est comme ça !... Je ne croyais pas, moi, que c'était à ce point-là i... Mais non, c'est qu'il n'y a pas un an... il y a huit mois juste... Seulemenl je l'ai toujours connue, n'est-ce pas ?... je... l'a: toujours connue comme ça... alors...
On sent que les pensées tournent, confuses, en vitesse dans sa pauvre tête.
PASSEROSE
Tiens, tu me fends le cœur à t'entendre !
MAX
Il n'y a pas de quoi, va !... C'est fini, il n'y j plus rien... et puis voilà.
Elle se jette à son cou en pleurant. PASSEROSE
Tu verras, on se console... Tout s'oublie., d'autres te consoleront facilement.
Elle t'a peut-être chargée de ce sois i'... 11 y *
ACTE TROISIÈME i83
dans sa lettre une phrase à double sens... Je te laisse Passerose !
PASSEROSE
Elle m'a dit simplement : « Sois bonne pour lui I » Les femmes consolent d'une femme...
MAX
Tu me consolerais, toi ?... (Tout à coup hors de lui, comme si un coup de sang lui montait à la tête.) Va-t'en, va-t'en !... Voilà donc celle qu'elle avait prévue pour essuyer mes larmes !... (Il la poursuit dans la pièce.) Va-t'en, je te déteste, comme je vous déteste toutes... Vous êtes toutes des filles... Tu as vingt ans et tu portes tout l'esclavage hu- main sur ton visage !... Ah ! vous vous entendez bien entre vous... Tas de v...
^SEROSE
Max, Max... mais tu es fou... Mais c'est affreux,
oh !
Elle tombe sur la chaise longue, apeurée, tous ses nerfs tremblants, et sanglote, la tête dans ses mains.
MAX
Je suis fou, en effet, je ne sais pas... ce que je dis ! 11 faut m'excuser, pardonne-moi !... Je t'ai fait de la peine injuste, c'est malgré moi... Je sais que tu as bon cœur, que mon malheur te touche... Va ! je mentais... Tu es jolie et elle comptait sur ta beauté !... Je t'aurais rencontrée, dans ces temps de jeunesse folle où l'on suit la beauté sans savoir où elle vous conduit, je t'aurais peut-être aimée comme une autre... mais maintenant, je n'ai plus rien, tout croule... n'est-ce pas ? Oh ! je ne fais pas fi de ton amitié !... Tu me com- prends, hein ?... Je ne suis pas méchant.
PASSEROSE
Je ne t'en veux pas... c'est si naturel !... Tu
184 LA POSSESSION
souffres ! Si ça peut te soulager de crier contre moi comme si tu criais contre toutes les femmes, vas-y !
MAX
Amis, hein ?... Amis, comme elle disait !
PASSEROSE
Amis... mais oui...
Passerose a tiré d'une pochette une petite boite d'or. Elle Vouvre. Avec une pelle divoire, elle puise, approche la pincée de sa narine et respire.
MAX
Qu'est-ce que tu renifles là ?... Ah ! de la drogue... c'est vrai !
PASSEROSE, voluptueusement, savourant V extase à l'avance.
Si tu savais, aussitôt qu'on a du mal !... Tout devient beau... on est léger...
MAX, avec un geste de dégoût.
Oui... tu as ça, toi !... Je méprise cet oubli-là... Pas celui-là, peuh ! Quelle misère !
PASSEROSE
Ne dis pas ça 1... Tu ne connais pas... Si tu essayais, tu verrais... tout de suite le moindre effort devient facile... le monde est limpide.
MAX
Non, c'est un pauvre oubli !... Il y en a d'au- tres... Réponds-moi, pendant que tu es encore lucide... j'ai besoin que tu me donnes un conseil... Ton impression est bien que c'est fini... qu'il est inutile que je tente quelque chose ?
PASSEROSE
Oh ! il vaut mieux être franohe avec toi... Ne te
ACTE TROISIEME i85
fais aucune illusion, aucune ! Je te demande par- don de te le dire ! C'est fini.
MAX
Oui, c'est bien ce que je pensais, au fond.
PASSEROSE
Je suis fière de toi, loupiot... Tu ne te casses pas la tête contre les murs comme je m'y attendais... Tu ne pleures même pas I
MAX
Tiens, c'est vrai !... Je n'ai pas pleuré, c'est cu- rieux ! (Tout à coup, il pousse une plainte déchirante. Ses yeux sont tombés sur la robe de bal quittée et posée sur une chaise.) Sa robe, là... Et, cette fois, il pleure.
PASSEROSE
Hé oui, mon Dieu 1... Ne regarde pas ces choses... Il faudrait sortir d'ici.
MAX
Tout à l'heure, je la tenais dans sa robe... et puis, il n'y a plus de corps dedans... il n'y aura plus de corps jamais... C'est curieux, je ne la croyais pas méchante... Non, jamais je n'aurais cru... Et puis, c'est si cruel, cette manière !... Pourquoi m'appelait-elle son petit ?... On n'est pas un petit dans ces conditions !
Passe rose renifle à nouveau sur son doigt la poudre blanche.
PASSEROSE
Ah ! que c'est bon, tiens, tiens... Tout de suite ça fait frais et vif dans le cerveau... Dommage que tu ne veuilles pas essayer 1
MAX
Elle avait une jolie couleur d'yeux... J'adore les brunes aux yeux bleus... et puis, c'était sa
186 LA POSSESSION
façon de rire... Tout le monde n'a pas ce rire-là...
Voilà... elle était exceptionnelle...
Grisés, lui de sa douleur, elle de son extase, ils regar- dent les murs de cette blanche et morne chambre d'hôtel. Les deux cerveaux ne se répondent plus.
PASSEROSE
Sais-tu, il faut tout de suite te distraire... Veux- tu, on va aller diner au Perroquet Vert ?... On ne peut pas dîner ici, ce serait mortel pour toi... Là-bas, il y a un jazz-band... Oh ! et puis, tiens... on y voit des types épatants... C'est là que vient dîner la grosse comtesse Mellow,et le vieux Smith qui a ce tic de la lippe si rigolo !... Ah ! là ! là ! Il y a encore du bon temps ! Viens donc... On va rigoler...
MAX
Mais oui ! on va rigoler... J'y suis... Je vais passer ma cape.
PASSEROSE, la bouche pâteuse.
Et puis... qu'est-ce que je disais donc ?... Ah ! oui !... Si je n'avais pas bu tant de Champagne, je serais moins lourde... bon Dieu !...
MAX, il s'approche de la coiffeuse et prend au porte-manteau sa cape de soir.
Ses trois photos !... Jessie, Jessie... ce n'est pas vrai, dis ?
Il dispose les trois photos sur la coiffeuse.
PASSEROSE
Tu es très chic avec ta cape !... Elle tombe bien !... On est toujours sûr de faire une entrée avec toi.
M w On peut faire aussi une assez jolie sortie avec moi !... Maintenant, mes gante... un mouchoir...
(Il ouvre un tiroir et prend tes gants.) Elle Ù. tout
ACTE TROISIÈME 187
laissé... jusqu'à ce petit bijou-là... ce petit bijou d'automobile...
Il tire du tiroir un petit revolver gainé, minuscule. PASSERGSE
Hé là... il ne faut pas jouer avec ça !
MAX Je n'en ai pas envie !... (Il le manie en riant.)
Tout de même, Passerose, si je te faisais 1 blague !
PASSEROSE
Hé là !... il ne faut pas jouer avec ces saletés-là !
MAX
Mais c'est pour rire, bête !... Tu ne me connais pas, va !
PASSEROSE
Oui... c'est pour rire !... Ali ! quel type ! C'est joli, une cape qui tombe bien !...
MAX, il s' approche de la psyché. Dire seulement qu'il n'y aurait qu'à pousser cette petite machine, en appuyant sur le de la chemise !... Une tache de sang ! Ce serait iini ! On ne penserait plus !
Négligé, d'un air artiste, il essaie le geste devant la psyclié.
l'ASSEROSE, voulant se lever.
Oh ! ce que je suis lourde, bon Dieu !
MAX
Tomber dans une cape du soir en sifflotant et en se regardant dans la glace... Dis donc, Girl... une petite gigue pour gigolo ! Il siffle. PASSEROSE, riant, hébétée, la bouche pâteuse.
Quel type !... Seulement, Max, c'est des bla-
188 LA POSSESSION
gués qu'il ne faut pas faire... Faut pas m'effrayer ! Hein ?
MAX
Avec ça !... Je peux même t'imiter la scène tout à fait. Le type qui tombe là... comme on voit au cinéma...
PASSEROSE
Ah ! oui... oui... le ciné...
MAX
Une!
PASSEROSE, battant des mains.
Une !... Comme au ciné !
MAX
Deux 1...
PASSEROSE
Vas-y, COCO !... (Max appuie le revolver sur la poi- trine, presse la gâchette. On entend une détonation, il fait trois fois le tour sur lui-même et s'abat sur le tapis. Pas- serose a un rire stupide, prolongé, puis elle se lève à
demi titubante.) Max 1... Voyons... assez !... Pas de ces blagues-là !... Loupiot ! Loupiot !...
Elle donne un coup de pied à Max, pour le faire bouger. Il reste presque inerte, en proie aux derniers spasmes. Puis, comprenant tout à coup, les mains tendues dans le vide pour s'accrocher à quelque chose au mur, aux meubles, elle veut hurler « J ;* secours ! » et la voix s'étrangle dans une espèce de hoquet d'ivresse et d'épouvante.
RIDEAU
ACTE QUATRIÈME
Même décor qu'au premier acte. La villa, à quatre heures de l'après-midi. Plein hiver. Dehors, décor de givre. La neige en légers flocons ; c'est le brouillard de quatre heures. A l'intérieur, des housses. La cheminée flambe.
Au lever du rideau, un jardinier apporte du bois à une cuisinière gui arrange le feu. A côté Furie de l'autre et regardant le feu pétiller, Bianca et GabrieUe. Gabrielle, prostrée, est vêtue de crêpe. Bianca d'une robe grise.
SCÈNE PREMIÈRE
GABRIELLE, BIANCA, LA CUISINIÈRE LE JARDiMEll
Gabrielle, effondrée, le mouchoir à la main. BIANCA, au jardinier.
Merci, avec ce bois ça suffira.
LE JARDINIER
C'est du bois fendu. Il est très sec... Est-ce que ces dames repartent ce soir ou demain ?
BIANCA
Demain matin sans doute... Nous rentrerons à Paris... Ça dépendra de mademoiselle... Quelle heure est-il exactement ?
LE JARDINIER
Quatre heures.
190 LA POSSESSION
BIANCA
Et elle n'est pas encore revenue... de là-bas î... Mon Dieu ! pourvu qu'elle n'attende pas la nuit...; Allez, Louis.
LE JARDINIER, déposant une botte de chrysanthèmes.
J'ai trouvé encore ça dans la serre.
Il s'en va. Bianca sonne. La cuisinière continue d'ar* ranger le feu.
BIANCA Gabrielle ?... (Gabrielle ne répond pas.) Tu ne
veux pas prendre quelque chose qui te remonte- rait... une tasse de thé ? Quelque chose de chaud ?
GABRIELLE
Non, merci...
Entre Georgette. Bianca va vers elle. BIANCA, bas.
Georgette, apportez-lui tout de même un peu de thé... Voilà deux jours qu'elle n'a rien pris... depuis l'enterrement !... Elle n'a pour ainsi dire pas ouvert la bouche, même pour manger.
GEORGETTE
Elle ne parle toujours pas ?
BIANCA
Non, son silence est effrayant. Et voilà bieni ô| la nuit... Mademoiselle ne rentre pas !
GEORGETTE
Elle n'a pas voulu que Madame l'accompagne i
BIANCA
Elle me l'a interdit. Hier, c'a été la même chose Voilà deua heures, que, malgré ta aeige et 1< froid, elle eal allée pleurer, Beule^ sur la tombe..
ACTE QUATRIÈME 191
Comment l'empêcher ? Je regrette bien que Ga- brielle et elle aient tenu à ce qu'il soit enterré ici, à Rueil !... Je redoutais tant les journées qui suivraient... ici... au milieu de ces souvenirs... Oh ! Georgette, Georgette, il faudra bien tout de même qu'on arrive à la sauver, ma pauvre chérie !
La cuisinière est sortie à gauche. Georgette va à la porte-jenêtre.
GEORGETTE
La voilà dans l'allée.
BIANCA
Enfin !
Elle fait signe à Georgette de partir. Cette exclamation n'a pas obtenu de Gabrielle la moindre attention. Au bout de quelques instants, sous la neige, apparaît la silhouette noire et traînante de Jessie.
SCÈNE II BIANCA, GABRIELLE, JESSIE
Bianca va à Jessie, doucement, sans insister. BIANCA
Tu es trempée... Mets-toi devant le feu... Tu ne veux pas que j'aille te chercher d'autres chaus- sures ?
Elle lui retire son manteau couvert de neige. JESSIE, montrant Gabrielle.
Toujours la même chose ? Pas un mot ?
BIANCA
Rien.
JESSIE
Laisse-nous seules, elle et moi, un instant, veux-tu ?
Bianca sort.
iça LA POSSESSION
SCÈNE III JESSIE, GABRIELLE, puis BIANCA
JESSIE
Est-ce que ça va durer longtemps, Gabrielle, ce silence affreux?... Maintenant que c'est fini., bien fini... (Elle pleure.) que nous l'avons couché pour l'éternité dans le petit lit où il a voulu aller... et contre lequel je viens d'appuyer encore ma tête en feu... est-ce que tu vas te réveiller, toi ?... Vas-tu sortir de ce mutisme ? C'est insoute- nable... Depuis deux jours, pas un mot de reproche, pas un mot de haine !... Nous allons à nouveau nous séparer... Qu'auparavant j'aie senti la brûlure de tes yeux, l'injure de ta bouche ? Enfin, te rends-tu compte ou es-tu inconsciente ? Mais, au lieu de rester là, douce, effondrée, griffe- moi donc !... Déchire-moi la figure avec tes on- gles... C'est moi qui l'ai tué... Je suis un assassin... Je l'ai tué... moi seule !... Pauvre petit... qu'est- ce qu'il me demandait ? Pas grand'chose... c'était si simple... rester avec lui... endurer quelques privations. Et moi, comme une brute misérable, comme la plus lâche des créatures, moi, moi, je suis partie sans pitié... pour de l'argent, entends- tu, pour me vendre... pour mieux manger, pour mieux m'habiller ! Qu'est-ce que ça me coûtait de rester ?... Rien 1... Et la Lettre que je lui ai laissée !... C'est la lettre qui l'a décidé, sûrement... Passerose me l'a dit... Je ne lui ;ù pas épargné une Cruauté... (Elle s'accroche désespérément à la jupe de Gabrielle.) J'ai tué ton petit !... Je l'ai assas- siné !... Venge-toi... venge-toi sur moi ou tu n'as pas de sang dans les veines... Tiens, tiens, regarde Ja sale hèle !... Tiens, mets les mains
ACTE QUATRIÈME ig3
là !... Serre-lui le cou à mourir !... Etrangle-la, va... va, va !
Gabrîelle, les yeux terribles, semble vouloir serrer l'é- treinte, mais tout de suite, elle lâche et se rejette en arrière.
GABRIELLE, dans un gémissement.
Laisse-moi !... Ce n'est pas vrai, d'abord... ce n'est pas toi la coupable... Tu es bonne... Tu as été bonne pour lui !
JESSIE
Toujours !... Toujours cette obimère !... Bonne !... Ah ! il n'y a pas d'espoir d'éveiller la haine en toi... Passive, résignée... C'est ton lot à toi !
GABRIELLE
Tu me fais mal, Jessie !... Pourquoi me fais-tu si mal ? Est-ce que je ne souffre pas assez ?
JESSIE
Il me semble que si on me prenait mon fils, moi, je tuerais... Songe, chaque fois que j'irai te voir dans ta solitude, une douleur effroyable me rongera... et toi tu supporteras mes lèvres sur ta joue... Je te connais !... Seulement, je ne me con- tenterai pas de ton pardon, ah ! non !... Quand je serai une grue riche, une de ces sales femmes cou- vertes de bijoux et d'ignominie, je te donnerai beaucoup d'argent. Je veux que tu sois fortunée, rentée... que tu connaisses le bien-être.
GABRIELLE
Oh ! maintenant, va !... Je sais bien que tu es bonne... merci !
JESSIE, se relevant avec un rire exaspéré, presque fou*
Et elle dit merci !... Merci !... Oh !
i94 LA POSSESSION
GABRIELLE
Mais qu'est-ce que tu as ? qu'est-ce que tu as à me torturer ainsi !...
Bianca revient.
BIANCA, sévèrement.
Bébé... vas-tu la laisser tranquille !... Qu'est-ce que tu lui dis encore d'épouvantable ?
Gabrielle sort en pleurant et en gémissant.
SCÈNE IV JESSIE, BIANCA
JESSIE
Une conscience... je cherche partout une cons- cience !... Je n'en trouve pas !... Je veux qu'on me juge... qu'on voie la vérité, enfin !... Rien !... Rien !... Tout le monde est gentil pour moi... affable... «Asseyez-vous, vous êtes fati- guée... Il faut que vous preniez quelque chose... que vous vous remontiez, ma petite... » La conso- lation aux vivants !... On s'en moque un peu que j'aie tué cet enfant... Tiens, je viens de lui dire que, plus tard, je lui donnerai beaucoup d'ar- gent... pour solder le crime... Elle n'a même pas senti la terrible ironie de mes paroles. Elle m'a remerciée poliment !... Ah ! la vie ! les gens !...
BIANCA
Mais il n'y a pas de bon sens à se torturer ain- si !... Mon pauvre bébé, oe qui est arrivé est bien assez terrible sans que lu t'ingénies à torturer tout le monde avec les idées... Tu te repais <l<" tes remords... tu veux t'en faire souffrir Jusqu'au
ACTE QUATRIEME 196
sang !... Assez, je te prie !... Laisse-nous re- prendre le souffle !
JESSIE, les yeux égarés.
Qu'est-ce qu'il y a à dîner, ce soir ?... Il faudrait quelque chose de réconfortant.
BIANCA
Il y a du filet de b... (Comprenant.) Tiens, si c'est comme ça, j'aime mieux ne pas parler ! Tu deviens folle, tout simplement ! Et puis, d'abord, j'éclate, moi !... En quoi es-tu responsable de la mort de Max ?... C'est lui qui t'a entraînée... qui t'a fait rater ta vie... et c'est...
JESSIE, interrompant.
Tu ne t'étonneras pas si je m'en vais ce soir l
BIANCA
Où ?
JESSIE
Je n'en sais rien ! Mais, on ce moment, je ne supporterais pas ta présence... S'il y avait eu de la souffrance en toi, j'aurais pu chercher un apai- sement ici... parler de lui... Seulement tu dissi- mules mal ta satisfaction de me voir revenue, fût-ce à ce prix. Georgette m'a raconté que ce matin tu lui avais dit : « Maintenant, ma petit 0 fille est sauvée ! » Je crois même que tu as ajouté : « Ouf ! »
BIANCA
Ah ! par exemple, quelle sale menteuse, cette fille !... Je vais la flanquer à la porte !...
JESSIE
Oui ?... Veux-tu que je la sonne, elle le redira
devant toi. (Silence de Bianca.) Ah 1...
196 LA POSSESSION
BIANCA
Tu te trompes singulièrement, si tu crois que je n'aie pas éprouvé une peine très grande... Max faisait partie autrefois de la maison. Mais je gardais, je l'avoue, de sa trahison envers moi un ressentiment que rien n'aurait pu apaiser... Je lui devais le malheur de ma fille, la perte de toutes mes espérances de mère... Paix à ses cendres !... Il n'en subsiste pas moins maintenant que je...
JESSIE, V interrompant à nouveau.
Ne va pas plus loin dans tes homélies... Je sens grandir mon amour et mon désespoir à mesure que tu parles...
BIANCA
La sincérité est sans doute toujours maladroite...
On frappe à la porte de droite. Bianca ça ouvrir et cause à voix basse avec Georgette qui lui passe des cartes de visite.
BIANCA, à Jessie.
Jessie, il y a là plusieurs personnes qui désirent te voir... Madame Broussard... puis le vieux ca- pitaine... tu sais, Ghapdelaine ?
JESSIE
Au-dessus de mes forces... Personne... excuse- moi.
BIANCA, lui montrant, après quelques hésitations, une carte.
Et celui-là ?...
JESSIE, épouvantée.
Oh ! ...Renvoyez-le !... Je ne veux pas le voir !... Que vient-il faire ?... Renvoyez-le...
(Georgette va sortir.) Ou plutôt, non... (Georgette n'arrête, sur un signe de Bianca. Hésitation de Jessie.)
ACTE QUATRIEME 197
faites-le entrer ! (Georgette sort.) Je lui dois une entrevue. Mieux vaut maintenant que plus tard.
Bianca embrasse sa fille sur le front. BIANCA
Refrène cette affreuse agitation qui te dévore... je t'en supplie... Oui, je te laisse... Il le faut,
I n'est-ce pas ?... Tu es chez toi ici... bébé... Mais bride ta sensibilité et tes nerfs... si tu le peux... Ah ! mon petit, trop d'émotions pour ce corps fragile !
Elle sort discrètement par le jardin.
SCÈNE V JESSIE, SERGE
JESSIE, sans se retourner au bruit des pas. Oh ! ici !... Quelle profanation !
SERGE
Qu'auriez-vous dit, pourtant, si je n'étais pas venu ? Songez que, depuis le jour affreux, à Va- lence, où après avoir reçu ce télégramme brutal, vous vous êtes élancée éperdue dans le train, en exigeant que je ne vous suive ni vous porte se- cours, je suis resté sans une nouvelle de vous... Vous n'avez pas daigné m'adresser un mot, une dépêche !... Oh ! je sais !... Je comprends, allez !... Vous n'avez pas besoin de me témoigner l'horreur que je vous inspire... Je la conçois, mais vous concevrez aussi que je vous apporte ici l'expression de ma tristesse...
JESSIE
C'est moi qui suis la criminelle... ce n'est pas
198 LA POSSESSION
vous !... Votre vue m'est devenue insoutenable, elle est un coup de couteau en plein cœur... mais pourquoi vous en voudrais-je ?... N'est-oe pas moi qui me suis accrochée à vous, que je n'aimais pas pourtant... n'est-ce pas moi qui, ne pouvant supporter l'idée de la chaîne de misère, vous ai retenu au moment où vous alliez partir ?... Qu'est-ce que je suis, moi ?... Une prostituée... une femme bien méprisable !... Votre responsa- bilité se réduit ici à : « homicide par insouciance ».
SERGE
Et moi j'affirme que le plus criminel c'est bien moi... car je n'ai pas eu la raison que j'aurais dû avoir pour deux, lorsque vous vous êtes offerte éperdument à Nice ! Le sentiment de la catas- trophe s'est dressé à cet instant devant moi... Mais votre offre était si immédiate, si farouche !... N'étiez-vous pas trop désirable d'ailleurs pour qu'on vous refusât ?...
JESSIE
Je réclame ma part d'expiation... Deux bour- reaux ont mis ce petit dans l'étroit espace où il repose maintenant... Il n'y a peut-être pas de plus grand assassinat que celui de la jeunesse... C'est elle la plus grande beauté de la vie... Qu'a- vons-nous fait ? Qivavous-nous fait ? Elle sanglote.
SERGE
Ah 1 je revois le jour heureux, çai de soleil, où je suis entré, lu première fois, dans cette pièce, ce jour où je laissais joyeusement libre cours à mes facéties de vieux jeune homme... Et nous retrouver là, pas même un an après, moi dans Mite attitude repentante, vow dans cet accable-
ACTE QUATRIÈME 199
ment !... Il y a eu une fatalité extraordinaire dans nos rencontres, avouez-le.
JESSIE
On appelle toujours fatalité le résultat de ses propres lâchetés...
SERGE
Pas dans mon cas. Je ne vous ai approchée qu'à des moments furtifs, mais ce sont ces mo- ments-là dont toute votre vie a dépendu !... C'est moi qui ai réuni deux êtres qui s'aima 'ht moi qui les ai séparés... Vraiment, quelqu"un qui me jugerait à mes actes me déclarerait bien et bien absurde!... Et pourtant, ioute
l'influence bizarre que j'ai exercée sur votn vient, à mon insu, de ce que, dès le premier re- gard, je vous ai désirée... J'aurais dû, sans rien vous demander, m'intéresser à votre détresse... Mais la chair est faible, Jessie, vous étiez belle. attirante !... Quel mystérieux enchaînement des faits, quand on y songe !... J'ai été le bon et le mauvais énie de votre vie désemparée !
JESSIE
Mais non, vous avez été le hasard qui passe, le hasard incohérent, précipité, le hasard qui est notre lot, à nous, aux pauvres filles de mon es- pèce... le hasard brutal qui brise notre véritable et belle destinée, car j'étais destinée à cet enfant... je ne devais appartenir qu'à lui seul... et j'ai tué son printemps !... Dors, mon petit... dors main- tenant... Ah ! c'est que je l'ai vu dormir si pâle... si blême ! J'ai rapporté 1rs deux coussins tachés de sang sur lesquels on avait calé sa pauvre figure.
SERGE
Délivrez votre esprit de ce cauchor
200 LA POSSESSION
JESSIE
Mais c'est impossible !... Le souvenir est par- tout de notre avril ici... Son rire d'enfant est là, près de la cheminée où le bois éclate avec un bruit gai... Le jardin où son visage se détache sur toutes les branches !... Alors, quand je pense à ces choses, dont il ne fait plus partie, l'amour de lui m'em- poigne... me soulève comme le ferait la peur indi- gnée de la mort ! Je voudrais tenir ses mains chaudes dans les miennes... lui crier que la vie va reprendre à deux... Il serait si content de mes paroles, le pauvre ! Je lui dirais comme autrefois : « Le temps de neige est très doux... viens, oh va ramasser des châtaignes ! » Je ne peux pas croire !... Oh ! dites, dites que je ne suis pas un assassin tout de même !
Elle le regarde avec des yeux suppliants et obsédést SERGE
Vous êtes une femme, une pauvre femme très à plaindre... que je voudrais tenir longtemps sur ma poitrine... Ah 1 ma chérie !
Il s'approche et Vembrasse avec élan.
JESSIE, avec un recul de tout [son être.
Oh !... ces lèvres... ces lèvres-là !... Allez-vous- en ! Oh ! ce contact... ce qu'il me rappelle ! Alors, c'est vrai, j'ai été cette misérable-là ?... Pourquoi en m'embrassant m'avez-vous réveillée tout à coup ?... Tenez, je me plaignais, mais je ne voyais pas en vous l'homme qui m'a tenue dans ses bras et à qui toute ma chair a menti... Allez-vous-en I Je ne suis plus que votre ennemie !
SERGE
Non I ce n'est pas possible ! C'est sur ce drame que nous devrions nous séparer ? Alors que mon
ACTE QUATRIÈME aoi
influence pourrait pour la première fois devenir salutaire ? J'ai pitié de vous, Jessie !
JESSIE
Eh I que me fait votre pitié 1...
SERGE
Ah ! comme vous me détestez 1
JESSIE
Je me méprise, sachez-le, beaucoup plus encore que je ne vous déteste, voilà tout ! Mais votre vue me l'ait mal, la sensation persistante de vos main» sur mon corps me révolte ! Je ne peux plus vous regarder !... Tâchons de ne jamais nous trouv présence l'un de l'autre... Adieu... Ensemble, nous venons de brûler nos souvenirs.
SERGE
Vous l'avez dit, pourtant... on se souvient toujours de ce qu'on aime.
JESSIE
Mais le reste s'oublie !
SERGE
Jessie !
Elle s'échappe en courant. Seul, Serge, déçu, prend lentement son chapeau. Au moment où il va sortir, Bianca entre, très émue.
SCÈNE VI BIANCA, SERGE
BIANCA
Monsieur, Monsieur... la pauvre Jessie est en larmes !... 11 faut épargner sa douleur !
202 LA POSSESSION
SERGE
Je me retire, Madame. J'ai cédé à un élan de commisération. Je regrette de n'avoir fait qu'a- viver son chagrin !... Triste villa, Madame !... j'en avais gardé une impression si gaie, si heureuse, toute remplie de soleil !
BIANCA
C'était l'époque des roses. Maintenant !...
La neige a cessé au moment où ils parviennent au perron. Il jette un regard au dehors et recule aussi- tôt.
SERGE
Par exemple !... Voyez.
BIANCA, regarde à son tour, pousse une exclamation de surprise, puis se reprend aussitôt et avec froideur.
Mon Dieu, ceci prouve que c'est l'heure où tou- tes les pensées se rejoignent. On comprend qu'elle doive souffrir... La pitié vient à elle parce qu'on sait qu'elle est très bonne au fond, et qu'elle n'a jamais agi avec calcul.
SERGE
Je vous demande, Madame, de me laisser un instant, seul, en présence de la personne qui arrive là.
BIANCA
Je vous serai même très obligée de lui dire que ma fille, tout à son chagrin, no reçoit pas et remercie des marques de sympathie qu'on veut bien lui témoigner, d'où qu'elles viennent. Au revoir, Monsieur.
Elle sort. Serge se poste et attend, en fixant la porte du jardin.
ACTE QUATRIÈME ao3
S |
GÈNE VII |
||
CHAVRES, SERGE |
|||
Serge ? Oui, moi. |
CHAVRES SERGE CHAVRES |
||
A quel titre |
es- |
■tu |
ici ? |
A quel titre ?. |
SERGE |
CHAVRES
Après tout, je comprends et j'approuve... Tu t'es souvenu sans doute de ta responsabilité dans cette aventure qui finit si tristement... grâce un peu à toi, mon garçon ! Tu vois où peuvent mener la sotte insouciance et les pernicieuses forfante- ries qui ont marqué si désagréablement ta jeu- nesse... C'est quelques années plus tôt que j'eusse dû te fermer ma porte au nez !
SERGE
Oui, tu m'as gardé un ressentiment très profond. mais bien moins de ma vie dissipée d'autrefois que de la façon dont je t'ai bravé certain soir en prenant parti contre toi dans une aventure que je jugeais déplaisante... Tu as peut-être exagéré la leçon en me condamnant ta porte depuis lors... mais, aujourd'hui, je t'annonce une nouvelle : c'est que j'ai pleinement mérité ta disgrâce et que tu vas avoir toutes les raisons de me cingler de ton ironie... Ma part de responsabilité est beaucoup plus considérable que tu ne l'imagines !
ao4 LA POSSESSION
CHAYRES
Que veux-tu dire ?
SERGE
Connais-tu cette histoire ? Un jour, par hasard,, on rencontre une petite femme sans importance, et...
CHAVRES, nettement.
Non. Aussi bien, je n'ai que faire de tes confi- dences ou de tes aveux, mon garçon... Nous n'en sommes plus là... Si tu as ajouté quelque aggrava- tion à tes inconséquences, je n'en suis pas autre- ment étonné, mais je te prie de ne pas m'en faire le confident... J'ai tenu simplement par devoir, par un sentiment de déférence apitoyée, à dire à Mademoiselle Gordier et à sa mère de laquelle j'ai gardé un excellent souvenir, la part très sincère que je prends à ce deuil!... Que signifie ce mauvais sou- rire ? Quand on a éprouvé de l'affection sincère pour un être, plus cruel que méchant, il est aisé de surmonter, à l'heure de la souffrance, l'orgueil qui vous sépare de lui... Rien ne m'aurait em- pêché, pas même le respect humain, de venir dire à ces femmes : « Je vous plains ! »
SERGE
Eh bien, tu n'en auras pas l'occasion, car elles • nient recevoir personne en ce moment, ni toi, ni moi... tu vois.
(.HAVRES
Serais-tu chargé d* me l»1 dire ?
SERGE
n'est pas impossible.
ACTE QUATRIÈME ao5
CHAVRES
Je resterai jusqu'à ce qu'un autre m'informe que je suis de trop.
SERGE, ricanant.
Vieux stratège, va !... J'ai lu jadis ton livre !... Tu es de ceux qui n'abandonnent pas le champ do bataille avant d'avoir été vaincu.
CHAVRES
Cette mauvaise gouaille fait prévoir que tu I pas renoncé à mettre tes batteries en œuvre contre ton père... Crois-tu valoir mieux que lui !
SERGE
Je l'ai cru, je ne le crois plus !... Nous avons des traits communs, cher papa.
CHAVRES
Lesquels ?
SERGE
Un père débauché ne peut engendrer que des liis dissolus.
CHAVRES
Alors, pourquoi me parles-tu, non comme un t égal, mais comme un rival... Ah I prends garde, Serge, prends garde... 11 y a toujours eu du fou dans nos frictions, mais aujourd'hui ton irrespect passe los bornes !... Pourquoi ma présence t'ii- rite-t-elle ?...
SERGE
Parce qu'elle est une amère ironie de la desti née, bien plus que tu ne le supposes... As-tu com- pris maintenant ? La vie achève quelquefois avec le fils le roman qu'elle avait ébauché avec la père... Ça s'est vu !
ao6 LA POSSESSION
CHAVRES
Serge !
SERGE
Eh bien ! quoi ? Reconnais-tu l'aventure ? On s'approche en riant d'une femme, on la raille, on la protège, puis, brusquement, le cœur se prend et...
CHAVRES
Oh ! ...Serge !... Je me refuse à cette supposi- tion !...
SERGE
Parfaitement ! Identité du thème ! Et après ?
CHAVRES
Oh!
SERGE
Après ?
Jessie, attirée, a poussé la porte sur ces derniers mots qui ont la sonorité d'un défi.
SCÈNE VIII Les Mêmes, JESSIE
JESSIE
Ah ! les voilà, les voilà, les mâles qui viennent se quereller autour de leur proie... les matous qui viennent chercher la femelle !... Ce n'est plus un père et un fils en présence... ce sont des hommes !... L'instinct est là, en vous, dans vos yeux de menace. Une femme est à prendre, ils viennent la chercher...
CHAVRES
Mn pauvre Jessie... je venais vous apporter un
ACTE QUATRIÈME 207
souvenir triste et respectueux... Que supposez- vous d'odieux et d'abominable ?
JESSIE
Il y a un timbre de voix qui ne trompe pas. La haine crépitait dans vos gorges quand ma pré- sence vous a fait taire... Il est possible que je sois folle... mais alors, vous, Serge, pourquoi n vous pas parti comme je vous l'avais ordonne...
SERGE
J'allais obéir, j'ai pour ainsi dire heurté mon père sur le seuil. Je voulais l'entraîner...
JESSIE
Ce n'est pas vrai ! J'ai entendu l'aveu que vous venez de faire à votre père... N'étais-je pas s salie ni assez vile comme cela ? Après tout, juste, je suis celle qui se vend au premier venu !... On n'a pas besoin de se cacher de m'avoir Allez donc !... Mais la bote se révolte tout de même contre ses maîtres... Je vous chasse, en- tendez-vous. Je vous chasse tous les deux... Je veux être seule, libérée de tous ces hommes, lavée de toutes mes souillures... Max !... Max !... Ils ne savent pas que je ne suis plus qu'à toi !
Elle s'affale en sanglotant contre le bois du piano. CHAVRES
Vous m'accusez dans votre désespoir... Je vous demande en grâce de justifier ma présence et je me retirerai, Jessie, aussitôt après... comme il le fait (Mouvement de Serge), sans que vous le
ez, derrière vous, comme on doit le faire. pectueusement, en présence d'une pareille trist
Il y a entre les deux hommes un colloque éloquent du regard, où le père a le dessus et impose à son fils une volonté de respect et de pudeur qui se traduit chez Serge par un geste résigné, abattu.
ao8 LA POSSESSION
SERGE
Respectueusement, oui, voilà le mot, le seul mot dont je désire que vous vous souveniez, Jessie !... Vous n'aurez plus à me chasser une autre fois... Je pars... oui. J'emporte la honte de quelques faiblesses : c'est la seule que j'éprouve....' Je n'ai pas honte d'avoir cherché à vous porter i secours... Mais il était écrit que cette famille de-' vait, hélas ! vous marquer d'opprobre ou de malheur... Elle disparaît enfin de votre vie... Soyez soulagée... Oubliez jusqu'au nom de ceux qui vous ont fait du mal pour vous avoir beau- coup aimée, et qui s'en vont... (Il fait quelques pas vers la porte. Il se retourne vers son père, prêt, lui aussi,
à franchir le seuil.) Et qui s'en vont, Jessie...
Il sort lentement en laissant exprès les battants de la porte ouverts.
SCÈNE IX JESSIE, GHAVRES
CHAVRES
Il n'y a déjà plus qu'une voix dans la cha li- bre !... Une voix. (Un sanglot déchirant de Jessie.)
Et vos larmes, vos pauvres larmes désolantes !... Dans quelques secondes, il n'y aura plus qu'elles] lorsque ce vieil homme très bon, je vous assure, et sans rancune, se sera retiré.
JESSIE
Oui, j'ai été cruelle avec vous... Je vous de- mande pardon de la peine que je vous ai causée. Pardon de ma méchanceté... J'ai ressenti tant de remords vis-à-vis de vous, qui n'aviez eu que des bontés pour moi...
ACTE QUATRIÈME 209
CHAVRES
Il y a longtemps que vous êtes pardonnée, de- puis le jour où j'ai pu vous plaindre... et où j'ai pu dire : « Ah ! la malheureuse !... Que va- t-elle devenir ?... » Cas* vous avez eu beau être cruelle, et bafouer ma vieillesse, je ne vous ai jamais fait l'injure de penser que vous n'aviez pas éprouvé un peu d'amitié pour moi !... Vous m'avez humilié dans le désir absurde que j'avais de vous, dans le goût du plaisir qui vous inquié- tait tant. Et vous avez bien fait de vous laisser emporter par ce coup de soleil hors de mon ombre, mais moi je pensais : « Où va-t-elle ? » Je savais bien que les jeunes n'ont pas le temps de s'occuper du bonheur des autres ! Pauvre petite qui avait pris sa volée... et encore je ne soupçonnais pas où vous en tomberiez, Jessie !... Ah ! ça non ! Moi, je vous aurais rendue peut-être heureuse, d'un bonheur paisible en tout cas et comblé... Sous mes paroles de vieux viveur sceptique, aviez- vous bien deviné le sentiment fort, et si grave, qui m'attachait à vous ?... Enfin, n'y pensons plus C'est fini ! c'est fini !
JESSIE
Par folie j'ai manqué ma vie, par lâcheté j'ai tué la sienne ! Oui, c'est fini du printemps... c'est bien fini de Bourire... Le temps me crie : « Passe, ma fille ! Tu as coupé toutes tes fleurs en avril !... Chaque année il y en aura pour d'autres sur la terre, mais le printemps qu'on tue ne ressuscite jamais ! »
CHAVRES
Quelle erreur !... Ne pas ressusciter ? La vie est plus riche que ça ! Elle a d'autres ressources !... Vous aimerez un jour...
aïo LA POSSESSION
JESSIE
Non, non... Jamais... jamais plus ! Quelle hor- reur, cette idée !... On peut vivre sans amour !... Je vous l'ai dit : je vivrai seule... Je ne veux plus appartenir à personne.
CHAVRES
Mais c'est impossible, mon enfant !...
JESSIE
Le remords de n'avoir pu supporter la misère me soutiendra. Je travaillerai ; il y a des métiers honorables.
CHAVRES
Lesquels ? Pour une jeune femme de votre sorte.?... Non, tant que la société sera organisée comme elle l'est, ce sera un vœu héroïque et vain que celui que vous formulez là!... Et puis, le tra- vail ne s'improvise pas, ou il n'est que misère... D'ailleurs, quand votre deuil sera éteint en vous- même, vous vous apercevrez vite que la femme doit toujours appartenir à quelqu'un. C'est la loi. Tant, du moins, que son célibat sera suspect, dans une société qui vit sous la loi de l'homme, son rôle demeurera d'être possédée... oui, possédée dans toute la force du terme, par ses maîtres, ses conquérants, bons ou mauvais. Autrefois, on di- sait : « La femme est créée pour le guerrier. » Nous avons amélioré la formule, mais croyez-en ma vieille expérience... à moins que la vie ne l'ait faite riche, artiste ou savante, elle est la satellite de l*homme, malgré le cri de révolte que vous poussiez tout à l'heure... C'est la loi.
JESSIE
Elle est inique... J'y échapperai, à cette loi des
maîtres, je vous le garantis !
ACTE QUATRIÈME au
CHAVRES
Un temps !... Mais l'indépendance, c'est la richesse, ma pauvre enfant...
JESSIE, se tordant les bras.
Alors, toujours ? Toujours enchaînée, traînée en croupe ?...
CHAVRES
Non... pas quand vous sourirez à un jeune et nouvel amour...
JESSIE
Oh!
CHAVRES
... qui viendra et vous sauvera.
JESSIE, elle enfouit sa tête dans les coussins. Max !... Max !... Qu'est-ce qu'il dit d'abomi- nable ?
CHAVRES
C'est l'avenir fatal... nécessaire... C'est l'ave- nir ! Mais... tout de suite, ma pauvre enfant, tout aite, qu'allez- vous faire ?...
JESSIE
En voilà une chose sans importance !
CHAVRES
n'ose vous poser une question depuis que vous les interprétez si mal !... De quoi allez-vous
subsister ?
JESSIE
Ma mère a quelques milliers de francs de rente, c'est, plus qu'il n'en faut pour nourrir un deuil spéré comme le mien !
CHAVRES
Vivre ici !... Dans cette villa ?
ai2 LA POSSESSION
JESSIE
Ah ! Dieu, non, jamais !... Demain matin, je serai partie de ces lieux atroces où tout est sou- venir. Je ne supporterais pas, en ce moment, même la présence de ma mère. Non... Une au- berge, loin... à la campagne... Je verrai des champs... du silence.
CHAVRES
Mais vous mourrez de tristesse dans cette atmosphère minable ! Ce qu'il vous faut, je le crois sincèrement, c'est en effet la solitude, seu- lement plus chaude, plus douée de vie et de récon* fort. Je connais l'endroit exact qui vous convient... Il y a, à quarante kilomètres d'ici, une maison spacieuse dans un grand parc où des domestiques demeureront, tout en vous servant avec empresse- ment, respectueux de votre silence. Personne d'autre que vous n'en franchira les murs... Vout resterez là le temps que vous voudrez, entourée seulement d'objets d'art et de lumière... C'est è Chantilly, route de la Morlaye...
JESSIE, vivement. Merci de la pensée... Je refuse cette aide-là.
CHAVRES
Jessie, comprenez-moi bien... Je vous offre cette cure de solitude sans l'ombre d'une arrière- pensée... et parce que, si vous voulez bien l'aC' cepter, vous en tirerez un peu de paix !... Jamais vous n'entendrez parler de moi, jamais I Je res pecteroi votre retraite absolue. On me donnera d< vos nouvelles, <>t si, à la longue, elles ne sont pas trop mauvaises, vous ne save« pas la joie que j'er >uverai... Jo vous supplie «l'accepter sam ate aucune... .I<; vous donna ma parole que
ACTE QUATRIEME ai3
devinant votre état d'âme, c'est dans l'intention de vous offrir cette retraite que je suis venu ici...
JESSIE
Puis-je le croire ?
CHAVRES
La meilleure preuve, c'est que je suis allé ce matin à Chantilly et que j'en reviens directement. A tout hasard, j'ai donné des ordres pour que cette maison toujours ouverte fût prête à vous recevoir... On vous attend, vous n'avez qu'à y entrer.
JESSIE
En tout cas, l'intention me touche... Oui, de votre part... c'est si bon... Pour la première fois, depuis cinq jours, une voix n'irrite pas mon cha- grin... (Avec crainte.) Si j'acceptais cette amitié Visiblement sincère, mais sans récompense au- cune, quel serait votre bénéfice à vous ?
CHAVRES
Mon bénéfice ? (Un silence.) Avez-vous jamais ramassé, Jessie, un oiseau saignant dans l'œil duquel la vie subsiste encore ?... On le ranime dans la maison petit à petit ; les forces reviennent, les plumes se reforment sur les cicatrices !... 11 faut laisser libre, dans une chambre, ce malade sauvage qui se remet à penser à l'azur... Un beau jour, quand on juge que l'heure est venue, on ouvre la fenêtre... Alors, avec un grand cri, l'oiseau s'envole, sans même se retourner vers la maison ni les êtres qui l'ont aidé... On le regarde partir en souriant. Que reste-t-il ? Le souvenir d'une petite amitié sans réciprocité, d'une pré- sence qui fut tendre, jolie, la satisfaction amère d'un bienfait, peut-être... Voilà exactement quel
2i4 LA POSSESSION
sera mon bénéfice ; je ne demande et n'espère pas autre chose !... Lorsque vous serez assez forte pour revivre et vous élancer vers un nouvel et jeune amour, je vous regarderai partir par la fenêtre ouverte sans une larme, avec un sourire, au contraire... et mes vieilles mains trembleront seulement un peu, en se rappelant qu'elles ont tenu un moment la tiédeur des plumes qui se sont envolées... Voilà, Jessie, voilà... Et tant mieux si une mauvaise métaphore vous a permis d'aller jusqu'au fond de ma pensée !
JESSIE, lève, pour la première fois, des yeux plus apaisés
vers cet homme qui contient devant elle son émotion
intérieure.
Vous ne savez pas le bien que vous avez déjà fait à celle que vous appelez l'oiseau saignant !..J Je verrai !... Je réfléchirai... Je ne dis ni oui, ni non... Gela dépendra.
CHAVRES, immédiatement.
C'est énorme déjà que vous en acceptiez l'idée... Ecoutez, ne gâchons pas le bienfait de cette con- versation... Un mot de plus serait vain. Je me retire sur l'espoir de voir mon offre accueillie... Savez-vous ce qu'il faut faire ?
JESSIE
Ah ! tout se brouille en moi ! Je suis si lasse de mes erreurs 1
CHAVRES
Vous rappelez- vous un jour de printemps où j'ai laissé ma voiture, là, à la porte, incertain si vous la congédieriez ou la prendriez pour aller vers une route nouvelle ?
JESSIE, en pleurs à ce souvenir. Vous m'aviez dit : « Réfléchissez... », et la voi- ture était fleurie !
ACTE QUATRIÈME ai 5
CHAVRES
Eh bien ! aujourd'hui, je vais agir de même... seulement c'est une limousine fermée... Voici l'hiver... Je vous répète les mêmes choses... La voiture reste à votre disposition. Une maison est prête à vous recevoir à quarante kilomètres d'ici... Un ordre au chauffeur, en moins d'une heure vous serez arrivée. Sinon, si vous ne vous décidez pas, vous n'aurez qu'à lui faire dire, par votre femme de chambre, de partir. En entendant rentrer l'auto au garage, dans ma cour, je comprendrai que vous avez préféré pleurer ici cette nuit... Jessie, je vous conseille de tout mon cœur d'ac- cepter mon offre... et sans tarder, sans réfléchir, de monter vite dans l'auto... de vous arracher à cette atmosphère du soir, du vent, qui, d'ici une heure, va devenir étouffante pour vous... et... Bianca entre.
SCÈNE X
JESSIE, CHAVRES, BIANCA, puis GEORGETTE
K BIANCA
Comment, vous êtes là, duc ?... On n'y voit ! rien !... Jessie aurait dû allumer.
Elle donne V électricité, puis elle tend la main au duc qui lui fait signe de se taire en regardant Jessie.
k CHAVRES, très haut.
Je m'en allais, chère Madame. ■
BIANCA
Ah ! vous n'imaginez pas le plaisir que ça me lit d'entendre votre voix, de retrouver votre
ai6 LA POSSESSION
sourire dans cette maison. Il me semble tout à coup qu'il vient d'entrer ici du bonheur.
CHAVRES Chut !... (Puis à voix basse, se penchant vers elle, un doigt sur la bouche.) Qui sait ! (Haut.) Je vais
descendre la côte... Je prends le tramway.
BIANCA, étonnée.
Ah ! vous n'avez pas de voiture ?
CHAVRES, sans répondre, va à Jessie.
Courage, Jessie... Je ne peux souhaiter que cela, du fond de l'âme... Quoi que vous fassiez... où que vous alliez, beaucoup de force, n'est-ce pas ? Et au loin... un peu... un peu d'espoir... L'espoir en la vie !
Il lui baise fervemment la main.
JESSIE Hélas !... Merci, en tout cas... Vous êtes bon.
CHAVRES, activant sa sortie.
Au revoir, chère Madame. Ne m'accompagnez pas, je vous en prie.
Il s'en va. Bianca ne V aocompagne que sur le seuil. La nuit tombe presque complètement. Et la neige a redoublé.
BIANCA, se retourne vers sa fille après avoir regardé au dehors.
Mais, ces lanternes à la grille... Il a donc sa voi- ture ? II...
Jessie se lève brusquement, va à la porte de droite et appelle.
JESSIE
Georgette !... Georgette !... iM.t valise n'est pas défai
ACTE QUATRIÈME 217
GEORGETTE, au dehors.
Non, Mademoiselle.
JESSIE
Portez-la immédiatement dans l'auto et dites au chauffeur d'avancer.
BIANCA
Comment ?... Est-ce que ?...
JESSIE
Non... Réprime cet éclair de joie que je lis dans tes yeux. Non, je ne reprends pas encore mon métier et ma destinée... pas encore du moins ! Une balte, un refuge... Je l'accepte... Il m'olïx' sa maison de Chantilly... C'est là que, loin de tous, j je vais laisser crever mon cœur !
Il y a quelque chose encore de si amer et de si hostile dans la voix de Jessie que Bianca n'ose pas tenter une effusion et reste à distance.
BIANCA
Pauvre bébé, tu souffres atrocement !... Tu préfères pas rentrer à Paris avec moi demain ? Je sais bien que l'appartement est exigu pour toi... On te dresserait un lit dans le salon.
JESSIE
Je ne trouverais pas un être en accord avec
Ima douleur... Je veux la liberté ! BIANCA Dire peut-être, après tout, que cet éloignement te sera bienfaisant... Resterons-nous en commu- nication ?
JESSIE
Je te téléphonerai dès demain.
2i8 LA POSSESSION
BIANCA
Et tu pars tout de suite ?... Oui, tu préfères peut-être arriver avant la nuit ?
JESSIE
J'ai tellement l'habitude des voyages, des dé- placements ! J'ai traîné mon corps, depuis deux ans, comme un bagage, de départ en départ ! Depuis que j'ai quitté le nid, ma vie n'a-t-elle pas toujours été une fuite, un départ perpétuels ?... J'en ai pris l'habitude... Soigne la pauvre Ga- brielle !
BIANCA
Tu ne veux pas lui dire adieu ?
JESSIE
Non. Tu lui expliqueras mon départ... Tiens, tu lui remettras ceci de ma part... (Elle ouvre son sac à main.) Sa perle de plastron... du plastron qu'il avait justement le soir du... (Brusquement, dans un déchirement de tout Vêtre.) Non !... non !... Je ne peux pas... ça me fait trop de peine de me séparer de ça... Tout ce qui est parcelle de lui vit et vivra dans mes doigts... sur ma peau !
BIANCA, se levant.
L'auto !
Dehors, sous la neige qui tombe, dans le chien et loup du crépuscule d'hiver, Vauto noire glisse et s'arrête. Le chauffeur descend, on le voit qui allume à Viiïà térieur de l'auto, tessie s'adresse au chauffeur en s'avançant vers le seuil.
JESSIE
Vous avez la valise ?
ACTE QUATRIÈME 219
LE CHAUFFEUR
Oui, Mademoiselle. Je la mets à l'intérieur.
A cet instant, à la porte de droite, Georgette apparaît, tenant une couverture roulée. Bianca la lui prend des mains et repoussant Georgette vers la pon
BIANCA
Non, allez-vous-en... Laissez-la, Georgette... Je suis heureuse ! Ma fille est sauvée... je qu'elle est sauvée ! (Se reprenant.) Mais il ne faut pas qu'elle le sache... Allez-vous-en... Ne soyez pas là pour le départ... (Georgette sort.) Tu n'auras pas froid, Bébé ? Tu ne veux pas une cou- verture ? (Mais cette fois, n'y tenant plus, elle tombe dans les bras de sa fille.) Malgré la peine que j'éprouve à me séparer de toi quand tu souff] j je t'aime tant, chérie, que si tu vas vers l'apaise- ment... ah ! grand Dieu... tout le reste m'est bien égal ! (Jessie vient d'avoir un sursaut.) Qu'est-ce que tu as ?... Oh ! ces yeux !
Effectivement, elle a les prunelles dilatées, les yeux comme exorbités, en regardant de loin ce coffre noir qui vient la chercher.
JESSIE
J'ai cru que j'avais une hallucination... L'auto... ce départ... C'est tellement pareil à autrefois !
BIANCA
Quoi ?
JESSIE
Un jour où tu étais là... à cette même place... lui... là... exactement... Il m'avait suppliée tout bas, avec sa pauvre voix étouffée : « Jessie. Jessie, n'y va pas !... » Et je suis partie ! Je vois ses yeux de reproche... si tristes, si tristes... Je m'en vais, Max, Max,... comme autrefois !
220 LA POSSESSION
BIANCA
Jessie, Jessie !
JESSIE
Ah ! tu te souviens maintenant ?... « Tu n'au- ras pas froid, Bébé ?» — « Mais non... mais non... Restez là, ne vous dérangez pas... Faites un petit poker après dîner tous les trois sur la terrasse... Au revoir, maman... Au revoir, mes enfants... Adieu, mon petit Max... » Un petit signe et puis... Pareil... pareil !...
Elle va à reculons comme hallucinée par la hantise de la vision, avec des gestes saccadés.
BIANCA, écroulée.
Mon petit !
JESSIE
Tu verras comme je vous sourirai bien de la voiture... (A ce moment, de gauche, apparaît une forme] dans V ombre : c'est Gabrielle qui se glisse et regarde, Jessie est montée dans Vauto aux angles funèbres. On la , voit éclairée sur le fond rougeâtre de V étoffe. Elle fait ! signe au chauffeur de partir ; puis, on aperçoit une main plaquée et écarquillée sur la vitre de la portière. Une voix retentit encore à V intérieur.) Au revoir... au
revoir... mes petits...
L'auto démarre toute noire, dans la nuit claire.
FIN
LA CHAIR HUMAINE
PIÈCE EN TROIS ACTES
Représentée pour la première fois, le 10 février 1922, au Théâtre du Vaudeville.
PERSONNAGES
Distribution du 1er acte
MM.
Gabriel Leyasskdr André Polack.
Gaston Manoedvrier Marcel-André.
\fm6i
Jbannk Boulard Falconetti .
Mmb Coapard G . Dblys .
M. Le Docibck Laporbst.
Distribution des 2e et S* actes
MM.
Gabriel Levasseur Félix IIogdbnet.
Le Soldat Victor Francrn.
Pbiuppb Levassbdr Jban-Sylvestrb.
Le Secrétaire Fernal .
Mines
Jbannb Boolard Jbanne Granibr.
Mmb Levasseur Sdzannb Mdntb.
Bledtte Andréb Féranne.
M.
Le Dombstiql'b Dblsinne.
LA CHAIR HUMAINE
Je suis très heureux du succès que fait à la Possession le grand public, toujours si finement, si profondément oomprêbensif et qu'aucune obs- truction ne détourne de la sincérité et de l'hu- manité, mais, je le disais à cette place, si le suc- cès ne se fût pas produit, je n'en aurais été ni autrement surpris ni autrement ému. J'envisa- geais l'éventualité qu'un tel sujet (de ceux qu'on peut ranger, selon la classification de Bernard Shaw, parmi les sujets déplaisants, avec son étude de mœurs particulières et son absence de personnage sympathique) n'intimidât l'opinion, et j'indiquais les raisons impéri- qui m'avaient néanmoins déterminé à produire une composition que je ne pouvais rayer plus longtemps de mon programme.
Des causes moins rudimentaires et de meilleur aloi ont provoqué la laveur du public. C'est tant mieux ; mais ce que je disais à propos de la Possession, je peux, pour de tout autres motifs, le redire à propos de la Chair humaine. Il est possible que les spectateurs ne trouvent point, dans cette sobre comédie dramatique, d'éléments suffisants de curiosité. Cette opinion me paraîtrait tout à fait légitime, et je n'ai rien fait en tout cas pour l'éluder.
Il faut continuer sa route, écrire ce que l'on
aa4 LA CHAIR HUMAINE
a à écrire, mal ou bien, sans souci des succès faciles, n'écouter que son goût personnel, en s'employant du mieux possible à l'étude que l'on a résolu de poursuivre dans tous les milieux et dans toutes les sphères du sentiment. |8f|Du moins, telle est et telle a toujours été ma conception. Voilà plus de vingt-cinq ans que j'observe ces principes, et comme, après avoir imposé, durant un quart de siècle, ses idées à la foule, le risque que l'on court à continuer n'est pas bien considérable, je suis décidé, plus que jamais, à ne pas me départir d'une ligne de conduite qui m'a, jusqu'ici, procuré l'approba- tion soutenue du public et l'aversion de cette classe de la société, à la susceptibilité si répu- tée, dernier rempart, comme chacun sait, de la vertu et du bon goût : le journalisme.
De quelques synthèses
Je reconnais, à la décharge des opposants, que j'ai inauguré, au théâtre, une recherche d'en- semble jusque-là exclusivement réservée au roman, et l'habitude n'est malheureusement pas encore prise d'envisager nos œuvres dramatiques d'un point de vue universel et qui s'étende au delà de la pièce intrinsèquement représentée. D'où équivoque sur les milieux portés à la scène et les propres tendances de l'auteur : les adver- saires de ce dernier s'en donnent toujours à cœur joie d'embrouiller, à plaisir, les cartes, à cette occasion, et d'incriminer ses intentions per- sonnelles. Pour les gens de bonne foi — et il y en a des deux lûtes de la barricade — un sin- cère et rapide coup d'œil sur nos œuvres pas-
PRÉFACE aa5
sées suffirait, pourtant, à préciser le plan de l'auteur et la diversité de son programme. En ce qui me concerne, rappellerai- je quelques-unes de ces synthèses ? Maman Colibri (la famille mondaine et les fonctions de la femme), la Marche nuptiale (l'orgueil de caste et le don de soi), le Scandale (la province et la liberté de conscience), Poliche (la fête parisienne, la vulga- rité et le sentiment), le Masque (les cérébraux ; littérature et imagination), la Femme nue (les artistes, le mariage et l'union libre), la Vierge folle (la grande épouse bourgeoise et l'abnégation, l'Uxor), V Enfant de V amour (les courtisanes et le déplacement des valeurs morales), les Flambeaux (les savants, le plan supérieur), le Phalène (les métèques, les barbares), l'amour plastique, les Sœurs d'amour (la catholique, la féminité et les dogmes), l'Animateur (les politiciens, l'idéalisme civique), la Tendresse (le monde des théâtres, la liberté de la femme) , la Possession (la prostitu- tion, son esclavage, le grand crime naturel), etc.
LES SOURDS VOLONTAIRES
A chaque pièce, honnêtement, j'ai, au préalable, confessé, dans des avant-premières, mon dessein et mon ambit ion. Nos sujets nous dominent ; mais, quel que fût le sujet, j'ai toujours réclamé, sup- plié même qu'on ne détournât pas, en prenant prétexte des milieux représentés, le sens général de mon théâtre, ni la volonté d'un poète qui n'interroge la nature que pour mieux com- prendre l'amour... Le public, lui, ne s'y est jamais trompé ; seulement il y a les sourds. Je n'écris pas ces pièces, ni leurs avant-premières, pour des
aa6 LA CHAIR HUMAINE
sourds, évidemment ! Grand bien leur fasse ! Mais que dire des sourds volontaires, tel ce brave critique voué au bleu couleur du Temps (J3 ne le cite que parce qu'il représente fort bien certain état d'esprit dépourvu d'animosité spé- ciale), qui déclarait dernièrement, à propos de la Possession : « J'ai lu ce qu'a écrit M. Bataille, mais je ne veux rien en retenir. Je ne dirai que ce que j'ai vu. » Et ce qu'il a vu est quelque chose à ce point vulgaire et répugnant qu'on aurait honte de pouvoir être pareillement inter- prété, si l'on ne préférait plaindre ces défenseurs de la morale qui vivent, selon toute probabilité, sous l'empire d'obsessions morbides et lubriques telles que tout jugement sain est obnubilé en eux et qu'ils en arrivent à insinuer et à imprimer, par exemple, de la pure et digne épouse de la Vierge folle : « Si le public savait ou même soup- çonnait ce qu'il a applaudi dans cette pièce, il en serait effrayé !... La femme légitime éprouve une joie sadique à s'insinuer entre le couple adultère, recherche leur contact et leurs ébats et, s'ils s'y prêtaient, elle en serait volontiers la spectatrice ! » Ah ! Morale ! que de sottises et de turpitudes on écrit en ton nom ! Tout de même, si tu n'avais pas, pour te soutenir, les critiques, les revuistes et les journaux spécialistes de la pornographie, que deviendrais-tu en notre veule époque, ô fille mal gardée !... Gaudeamus !... Réjouissons-nous, et n'épiloguons pas plus long- temps sur le dilemme obscur de la mauvaise foi ou de l'incompréhension passionnée. L'une et l'autre ont leurs titres de noblesse, à travers les âges. Ils suffisent 1
PRÉFACE 237
CHANTS D AMOUR OU DE PITIE
Mais que nous soyons jugés par la Vergognosa |libidineuse du Gampo-Santo de Pise, qui regarde à travers ses doigts, ou par les intègres Alcestes du journalisme parisien, disons-le hautement, sans morgue comme sans fausse humilité : ceux qui, dans mon cas, ne reconnaissent pas que, même insuffisantes ou avortées, bonnes ou mau- vaises, mes œuvres sont, d'un bouta l'autre, des chants d'amour et de pitié, écrits avec tout mon cœur, ceux-là, je les déclare aveugles-nés ou de mauvaise foi !.„ Oh ! je sais ce que de sem- blables affirmations, si naturelles, pourtant, en face des basses attaques ou des calomnies, pro- voquent d'irritations confraternelles dans une -carrière où l'on a accoutumé de plaider incons- cience et humilité pour se concilier le suffrage de ses pairs 1 Toutefois, si, de leur propre aveu, ma franchise habituelle, autant que la régularité de ma production, horripile certains détracteurs, je n'en continuerai pas moins, chaque lendemain de première représentation — aux heures où Goncourt s'évanouissait dans son chocolat en lisant que M. Vitu décriait son œuvre la plus récente — à retremper mon ardeur et à fredon- ner gaiement la douce ritournelle :
Sur ton théâtre, dans la rue, J'ai lancé deux petits pavés... Demain je t'en lancerai trois !...
Trois. Pourquoi pas ? Ce chiffre ternaire sera plus justifié que de coutume. Car la Chair humaine est un triptyque plutôt qu'une pièce
aa8 LA CHAIR HUMAINE
en plusieurs actes. Trois stades différents d'une vie humaine, trois étapes. Je pourrais mettre ces sous-titres aux trois tableaux : la Chair qui naît, la Chair qui sai°ne, la Chair qui renaît. II ne s'agit donc pas d'une coupe habituelle. Pour une fois, j'ai voulu rompre avec la situation dra- matique — exposition, développement et dénoue- ment. Excellente occasion (je la souffle complai- samment aux intéressés) d'écrire des choses de ce genre : « M. Bataille ignore que les lois rigoureuses de l'intérêt scénique proscrivent ces éparpillements, dont le plus clair résultat est de nous empêcher de nous intéresser à quoi que ce; soit, même à aucun personnage. Nous sommes déroutés, etc. » Que voulez-vous, mon rêve cons- tant, à moi, dans un métier que, par ailleurs, je connais assez bien, c'est d'apporter le plus, d'espace, de prolongement, d'universalité pos- sible... Ah ! crever les portants !... Y parvien- drai-je jamais ?...
GUERRE ET APRÈS-GUERRE
Je ne dissimulerai pas plus longtemps que le personnage principal de la Chair humaine est symbolique. C'est l'Hostie, l'hostie de l'immola- tion, la chair inutile, obscure, répudiée et tout à coup souveraine... Je ne dissimulerai pas non plus que, dans ces trois petits pasraeaux du triptyque, dédiés à Jacques Bonhomme, il est question de la guerre et de l'après-guerre. Le peintre a repro- duit en raccourci quelques physionomies d'époque,, qui n'ont pas des caractères généraux, mais sur ta vérité et l'évidence desquelles il est impos- sible de ne pas se mettre d'accord, car le théâtre
PRÉFACE 239
n'est pas fait d'hypothèses ingénieuses ou rares, niais d'évidence. Comme d'habitude, et selon la règle de mes ouvrages, les idées incorporées sont facultatives pour le spectateur — une faculté dont certains ont abusé ! On peut, à son gré, ! suivre ou ne pas suivre le symbole et s'en tenir à la lettre exprimée, à l'action imaginée. Ce qui prime, c'est une aventure d'amour comme il y en avait aussi dans V Animateur, V Amazone ou les Flambeaux. Quant aux idées, généreuses, si ^mesurées et toutes de constatation, qui se font jour à travers la pièce, je souhaite, sans oser l'espérer, qu'elles ne soient déformées par per- sonne. L'antithèse entre le deuxième et le troi- sième acte est simplement à l'image de notre humanité actuelle et de la nature humaine en général. Je me rappelle l'exaspération que pro- duisit, chez quelques-uns, certaine préface à un livre de M. Stoullig, écrite en 1917. Mais je ma félicite de l'avoir écrite à ce moment-là et d'avoir perçu, dès cette époque, l'équilibre futur de l'après-guerre. Je termine en citant, de ces anti- cipations, ces quelques lignes, qui ne sont pas absolument étrangères au dénouement de ma pièce : s Dusse- je m'aliéner immédiatement quatre-vingts pour cent de vos lecteurs, je le déclare : à cette guerre. .. retenez-en l'augure, cher monsieur Stoul- lig... il n'y aura pas de dénouement.
« Ici, j'aperçois des têtes sévères et courrou- cées qui se dressent... a Quoi ? Vous ne croyez donc pas à la victoire, monsieur ? » Si, parbleu, comme tout le monde ! . . . Mais un dénouement est chose arbitraire et conventionnelle. A la ces- sation des hostilités, à la pacification des belli- gérants ne succédera pas du tout le rétablisse- ! ment des équilibres précédents, ni l'instauration — hélas ! qui en douterait ? — d'une nouvelle
a3o LA CHAIR HUMAINE
Arcadie. Le remous gigantesque mettra proba- blement un temps incalculable à s'apaiser. Les armes déposées, les traités conclus, mais c'est uniquement le premier acte de la guerre qui vien- dra de se terminer ! Alors commencera la seconde phase de la haine, la seconde ascension de la Misère humaine. Combien de temps faudra-t-il à la convulsion terrestre pour que s'apaisent ses derniers spasmes ?. .. Dix, vingt, cinquante, cent ans ?... Et pourra-t-on même alors donner le nom de dénouement à des aboutissements moins définis que nous ne le supposons et ne l'espérons pour la joie de nos petits- fils ?
L AMOUR SEUL EST VERITE
a Oh ! tout cela qui bruit là-bas à l'horizon dos cieux, tout cela qui vagit dans le berceau des destinées, suscitera, à coup sûr, des réactions terribles, lentes ou rapides, confuses ou échelon- nées, dont se composeront les derniers actes de la tragédie. Quel précipité chimique est à pré- voir ! Ce que nous pouvons seulement prophéti- ser, sans possibilité d'erreur, c'est que vous vien- drez, vagues, vagues profondes, lames de fond qui vous apprêtez en ee moment sous le tumulte des tempêtes ! Quand aurez-vous fini de vous entre rhnquor, et de hurler, et de murmurer, avant que, sur la mer étale, ne se lèvent les grands soleils 4e la raison et de la pitié ?...
« L'Amour seul est venir. II faudra bien en arriver, un jour ou l'autre, fût-ce dans des siècles, et au prix de oombien d'erreurs et d'atrocités encore, à cette constatation universelle !
PREFACE a3i
« Tous les progrès, tous les grands mouvements en avant de l'humanité naissent de l'Amour.
« Il n'entre pas une once d'utopie ou de rêve- rie dans cette grande loi expérimentale, plus véri- fiable que jamais, sanctionnée par le remords et le châtiment de l'homme moderne, cette loi qui nous vint jadis d'un-! bouche que les irreligieux eux-mêmes n'oseraient pas qualifier de rêveuse : « Aimez-vous les uns les autres. » Mais ce n'est pas nous, g3ns d'aujourd'hui, gens de demain, qui récolterons les fruits mûrs à l'arbre de la science, du bien et du mal... L'humanité se retrouvera, après la guerre, telle qu'elle était auparavant. Une crise, une convulsion terrible... C'est tout. Pour la réalisation d'un Idéal, il faut le temps sans mesure... »
Henry Bataille.
Cette note a été antérieurement publiée dans le journal Excelsior,' du jeudi 0 février 1922, sous le titre: Avant « La Chair humaine », par Henry Bataille.
LA CHAIR HUMAINE
ACTE PREMIER
L'intérieur d'une chambre pauvre. A droite, dans une alcôve, un lit. Près du lit un berceau ; au milieu de la scène une table sur laquelle sont posés un petit baquet, une pile de linge, des fers à repasser, un savon, etc. Au fond, une fenêtre mansardée par laquelle on aperçoit des toits et, plus loin, une partie du panorama de Paris.
Au lever du rideau, Jeanne debout, coiffure et tour* nure très 1888, parle au docteur.
SCÈNE PREMIÈRE JEANNE, UN DOCTEUR
LE DOCTEUR
Puisque vous n'avez plus que cinq mois avant le sevrage, allons, un petit effort ! Vous commen- cerez dans quelques semaines à lui donner des cuillerées d'aliments.
JEANNE
Je ne peux pas, je vous assure. Il faut absolu- ment que je reprenne mon ouvrage, c'est indis- pensable. Je pourrais bien le mettre à la crèche municipale du quartier, mais le père préfère que je le mette dans un établissement bien.
234 LA CHAIR HUMAINE
LE DOCTEUR
Qu'est-ce que vous êtes vous ?
JEANNE
Couturière à la journée. Je travaille en maison bourgeoise... et quelquefois je travaille en cham- bre pour de grands magasins.
LE DOCTEUR
Et le père ? Qu'est-ce qu'il est, le père ?
JEANNE, hésitante. II...
LE DOCTEUR
Ça vous gêne à dire ?... Allons, quoi !... au doc- teur... Je ne vous le demande pas par curiosité, car vous ne savez pas à quel point ces choses me sont indifférentes. Mais, puisque vous voulez faire entrer votre gosse dans une maternelle con- venable, il faut que je sache vers quelle poupon- nière le diriger et si l'on peut compter aussi sur le paiement de la pension, car je ne suppose pas que vous allez la payer à vous toute seule ?
JEANNE
De ce côté... il n'y a rien à craindre. Le père est tout jeune, mais il s'arrange pour assurer la vie du petit. Ses parents sont aisés. Plus tard, il sera riche. Oh ! je poux bien vous le dire, Monsieur le docteur, c'est le fils des patrons chez lesquels je travaille.
LE DOCTEUR
Naturellement ! L'éternelle histoire ! Sacrées filles <fu<! vous êtes, toutes !... Vous vous êtes laissé faire un gosse par un gamin de... de queJ Ôtre môme pas majeur ?...
ACTE PREMIER a35
JEANNE
Si... depuis l'année dernière... Il a vingt-deux ans. Il prépare une grande école dans une boîte spéciale.
LE DOCTEUR
Gela vous fera une belle jambe ! Enfin ! c'est déjà quelque chose que vous n'ayez pas pensé à vous faire passer votre gosse ou à le fourrer à l'Assistance !
JEANNE
Oh ! non, Monsieur, jamais je n'y ai songé un instant ! Je l'aime trop, le petit ! Je serai très bonne mère, vous savez !
LE DOCTEUR
Et le père ne peut pas reconnaître l'enfant qu'il a fait ?
JEANNE
Oh ! songez donc, c'est impossible !... A son âge, il aurait trop d'ennuis chez lui !
LE DOCTEUR
Il n'a pas besoin de le crier sur les toits !
JEANNE
Non, non, non... Je ne voudrais pas lui deman- der une pareille chose ! Du moins maintenant... Plus tard, il fera ce qu'il voudra, mais pour l'ins- tant...
LE DOCTEUR
Etes-vous sûre de le revoir plus tard ?
JEANNE
Si je le reverrai ?... oh ! je crois bien !... Allez, je ne redoute pas ce que vous voulez dire !
a36 LA CHAIR HUMAINE
LE DOCTEUR
Bien !... parfait... tant mieux pour vous !... Alors, puisque vous ne voulez pas aller jusqu'au sevrage, je vais faire une démarche auprès de la maternelle de Mademoiselle Sommier. Ça me paraît l'établissement le plus convenable... A Garches... Bon air... salubrité... Vous paierez, ce me semble, une trentaine de francs par mois. Ce n'est pas trop ?
JEANNE
Je ne crois pas. Je verrai, mais je ne crois pas. Et combien de temps pourrai-je le laisser là ?
LE DOCTEUR
Le temps que vous voudrez.
JEANNE
Comment, le temps que je voudrai ?
LE DOCTEUR
Entendons-nous. Six mois, huit mois, douze si vous le désirez.
JEANNE
Nous sommes le...
LE DOCTEUR
...8 juin. Vous pourrez très bien le laisser jus- qu'à la fermeture de l'Exposition universelle, quoi !
JEANNE
C'est quand, l'Exposition universelle ?
LE DOCTEUR
Ah ! bien, au moins, en voilà une qui ne lit pari trop les journaux !... 1889, mon enfant, l'année proohaine 1
ACTE PREMIER 33?
JEANNE
Et après, je mettrai le petit en nourrice dans une campagne, chez des paysans. C'est mon idée. J'irai vous consulter à ce moment-là. Peut-être que vous pourrez me donner une indication.
LE DOCTEUR
Ce n'est pas mon compartiment. Je ne m'oc- cupe pas de ces placements. Mais chez Mademoi- ! selle Sommier, on vous indiquera certainement... Ils ont toujours des adresses de ce genre. Vien- drez-vous me voir afin que je vous donne la lettre nécessaire ou préférez-vous que je revienne ?
JEANNE
Oh ! ce n'est pas la peine de vous déranger. J'irai vous trouver.
LE DOCTEUR
La semaine prochaine. Lundi, mercredi, ven- dredi, de deux à cinq. Avez-vous du papier '.' Je vais faire l'ordonnance.
JEANNE
Ce ne sera rien, Monsieur le docteur ?
LE DOCTEUR
Rien du tout. Deux jours de potion, il n'y pa- \ raîtra plus. Le bébé est très fort, très bien cons- titué.
Il écrit. Pendant qu'il écrit. JEANNE
Il n'y a pas de pouponnières dirigées par les Sœurs ?
LE DOCTEUR
Pourquoi ? Vous avez été élevée religieuse- ment ?... Il n'y parait pas î
a38 LA CHAIR HUMAINE
JEANNE
Oh ! ce n'est pas la question religion. Mais j'ai été, en effet, chez des Sœurs quand j'étais petite et j'ai gardé un bon souvenir de leurs soins.
LE DOCTEUR
Pour l'instant, je ne connais pas d'établisse- ment analogue. En tout cas, ça viendra un joui prochain.
JEANNE
Pourquoi ?
LE DOCTEUR
Mais parce que la maternité est toujours res pectable et que le Seigneur n'a maudit un figuiei que parce qu'il ressemblait à une jeune fille !
JEANNE
Oh 1 alors...
LE DOCTEUR, riant.
Comme vous dites : « Oh ! alors... » ! (Il se lève. Une cuillerée à café toutes les trois heures de cett< potion, pendant deux jours. Le lendemain, ne lu donnez pas le sein. Donnez-lui seulement un pei d'eau sucrée. C'est moins que rien, ne vous inquié tez pas, vous en ferez un superbe petit bonhomme Alors, à la semaine prochaine. Et je vais m'in former auprès de la direction Sommier.
JEANNE
Merci beaucoup. Combien vous dois-je, doc teur ?
LE DOCTEUR
Trois francs.
JEANNE
Voilà. Merci de bien vouloir vous occuper d
ACTE PREMIER a^
mon enfant. Vous n'avez pas besoin de rensei- gnements sur moi ?
LE DOCTEUR
Du tout... Votre nom seulement... Vous vous appelez Boulard, n'est-ce pas ?
JEANNE
Jeanne Boulard.
LE DOCTEUR
Au revoir, Mademoiselle.
Ils sortent. Elle laisse la porte ouverte et parle sur le palier à une personne invisible.
JEANNE, au dehors.
Tiens, Madame Chapard ! Vous n'êtes donc pas sortie, ce matin ?
UNE AUTRE VOIX
Non, j'avais à faire chez moi. Je descends seu- lement maintenant. Gomment va votre petit ?
JEANNE
Bien mieux. Le docteur part à la minute, il est dans l'escalier. Il paraît que ce n'était rien. Elles rentrent toutes les deux.
SCÈNE II
JEANNE, MADAME CHAPARD, une vieille femme en tablier bleu, avec un fichu noué sur la tête ; elles se dirigent vers le berceau.
JEANNE
Vous voyez, il dort.
MADAME CHAPARD
Et dur ! Il a pris un bon bifton de troisième
a4o LA CHAIR HUMAINE
et il s'en paie de pioncer jusqu'à Marseille ! Alors, vous allez vraiment reprendre votre ouvrage ?
JEANNE
Dans une huitaine... Il n'y aura plus d'incon- vénient... D'ici là je travaille pour mon compte... Il y avait du retard dans mon ménage... Ce que j'ai à réparer !
MADAME CHAPARD
Et dites voir un peu... Chez les gens dont je vous avais causé vous gagneriez trois francs par jour et nourrie.
JEANNE
Merci. Là où je travaille, j'ai deux francs. Mais si je peux, j'y retournerai encore. L'habitude, n'est-ce pas ?...
MADAME CHAPARD
Vous n'y travaillez pas toute la semaine ?
JEANNE
Non, quatre jours seulement.
MADAME CHAPARD
Eh bien ! vous pourriez vous arranger.
JEANNE
Oui, si ces personnes n'ont besoin de moi que deux jours par semaine. On pourrait voir...
MADAME CHAPARD, haussant les épaules et s'asseyanl
à la table pendant que Jeanne prépare tout ce qu'il faut
pour sa lessive.
Avec cette frimousse et à votre âge, s'être laissée pimrr bêtement... Et un sans pognoB en- core, peut-être ':'... Qu'est »■«■ (|in vous a fait ça ?... Un larbin ? Je parie qw ••'est un larbin de grande
ACTE PREMIER a4i
maison... Tout de même, voilà votre vie gâchée dès Je début... Pour vous, ça va en être un coup de fourbi...
JEANNE
Oh ! un enfant, ce n'est gênant que pendant les premiers mois, tant que ça ne se mouche pas tout seul !
MADAME CHAPARD
Et puis, vous aurez toujours la ressource de la crèche. Vous n'avez personne à qui vous pouvez le confier ? et qui vous ne demanderait pas cent balles pour le torcher ?
JEANNE
Je n'ai qu'un père et un frère.
MADAME CHAPARD
Eh bien, c'est une rude famille, ça. Qu'est-ce qu'il vous faut de plus. Votre frère ?...
JEANNE
Ça lui serait difficile de m'aider parce qu'il est frère aussi des écoles chrétiennes à Montauban.
MADAME CHAPARD, riant.
Ça, c'est une raison valeureuse. Et votre père ?
JEANNE
Il est facteur rural en Seine-et-Oise. Je lui ai écrit ce qui m'était arrivé...
MADAME CHAPARD
Eh bien ! Mais, en effet... Vous pourriez le placer à la campagne près de votre père ; ça Dousse, les gosses, entre le millet et le maïs.
24a LA CHAIR HUMAINE
JEANNE
J'y ai bien pensé, seulement, comme il est
veuf, il m'a répondu : « Parfait ! Si tu veux que
Je le mette dans la boîte aux lettres sur mon
ventre, comme ça je ferai ma tournée et j'aurai
l'air d'une sarigue... »
MADAME CHAPARD
Ce qui veut dire : « Tu l'as fait, garde-le, ma fille. »
JEANNE
A peu près. Oli ! mais ce n'est pas ça qui m'em- pêchera de le garder, vous savez ! Je l'aime déjà tellement !
MADAME CHAPARD
Eh bien, alors, tout est bien qui finit bien. Il faut encore mieux un gosse qu'une fièvre ty- phoïde ou une gueule cassée, n'est-ce pas ? (Elle se
lève et se dirige vers la porte.) A demain et pen-
sez-y... trois francs par jour et nourrie... c'est quelque chose ! Bien sûr, ça ne fait pas une bonne petite rentière ou une femme canon, mais enfin, faute de phénomène...
JEANNE
J'y penserai. Je vous donnerai une réponse. En tout cas, merci beaucoup.
Madame Chapard ouvre la porte, puis revient vers Jeanne.
MADAME CHAPARD
Attention! une différence de ringt bous par jour... pour vous, c'est deux lihvs de lait comme pour moi deua apéritifs. Dame ! chaoun prend son bonheur où il le trouve. L'amour ou FapérOï
ACTE PREMIER *&
il n'y a pas de milieu... Oui donc... oui donc... dirait Béon.
JEANNE
Qui ça, Béon ?
MADAME CHAPARD
Béon, c'est tout.
Elle sort.
JEANNE
Elle est un peu bue, Madame Chapard.
Restée seule, elle referme la porte et se remet à laver du linge dans une cuvette. Elle fait de Veau mous- seuse. Au bout d'un moment entre Gabriel Levas- seur.
SCÈNE III GABRIEL LEVASSEUR, JEANNE
JEANNE, surprise.
Toii
GABRIEL
Tout simplement.
Elle essuie précipitamment ses mains et ses bras
:
mê
JEANNE
Oh ! quel bonheur !... comment ça se fait ?. n'es donc pas à la boîte... tu as congé ?
GABRIEL
Je n'ai pas congé, mais je suis libre tout de même.
JEANNE
Ah ! que c'est gentil d'être venu... Depuis deux semaines que je ne t'avais pas vu... Si j'avais su,
244 LA CHAIR HUMAINE
je me serais mieux arrangée. Tu me trouves en camisole, avec du savon jusqu'aux coudes...
GABRIEL
Oh ! ça n'a pas d'importance I tends-moi le coude.
Elle lui tend le coude en riant et enfile une camisole. JEANNE
Et puis la chambre non plus n'est pas arrangée 1 Tu sais que le petit a été souffrant cette semaine. J'ai été un peu inquiète. J'ai appelé le docteur. Coût : trois francs. Eh bien ! tu ne me demandes pas de ses nouvelles ?...
GABRIEL
De l'enfant ou du docteur ?
JEANNE
T'es bête !
GABRIEL
Je suppose qu'il est remis puisque tu m'as annoncé qu'il avait été souffrant, c'est donc qu'il ne l'est plus !
JEANNE, U regardant.
Gomme te voilà chic ! tu as un complet tout neuf... C'est le nouveau costume d'été que t'ont fait faire tes parents ?
GABRIEL
Enfin, c'est un costume. Il est né au printemps. Jusqu'où ira-t-il, ça c'est une autre affaire ?
JEANNE, timidement.
Là, me voilà essuyée... Dis-moi, je vais te de- mander... ça me ferait tant plaisir 1
ACTE PREMIER 245
GABRIEL
Quoi donc ?
JEANNE
Est-ce que tu permets que je t'embrasse !
GABRIEL
Mais voyons, pourquoi pas ?
JEANNE
Merci. (Elle lui saute au cou.) Ah ! ça ravigote tout de même. Tiens, pendant que j'y pense, car j'oublierais tout à l'heure... A coté des brassières, là, j'ai repassé un mouchoir à toi.
GABRIEL
Un mouchoir ?
JEANNE
Oui, un mouchoir que je t'avais pris dans la )Oche de ton veston, pour pleurer... un jour où nous avions eu une petite scène de rien du tout... Tu te souviens... il y a trois semaines... Madame L'vusseur a pu s'apercevoir qu'il manquait. Elle tient si bien le compte du linge ! Tiens, tu 1» re- mettras dans ton armoire, sous les autres... (Elle lui tend le mouchoir.) Au fait, je ne t'ai pas deman- dé... Monsieur et Madame Levasseur vont bien ?
GABRIEL
Oui, très bien, je te remercie... Dieu ! qu'il fait chaud, ici. Ne pourrais-tu pas ouvrir un peu la fenêtre ?... Ça pue le nouveau-né 1
JEANNE
C'est vrai. Tu n'y es pas habitué. Elle va ouvrir la fenêtre.
a46 LA CHAIR HUMAINE
GABRIEL
Evidemment... Je suis plutôt habitué à l'odeur des bouquins et à celle de l'étude...
JEANNE
Tu ne t'es pas approché de lui... Regarde-le... Il dort... Va donc, va... Il ne te mangera pas L
GABRIEL, s' approchant de deux ou trois pas et regardant de loin Venfant dans le berceau.
Est-ce de ma faute si je n'ai pas l'attendrisse- ment paternel ! Je n'ai pas appris ça au collège,, ça ne faisait pas partie du programme.
JEANNE
C'est compréhensible ; être père à ton âge !... c'est une calamité. Tu le regardes plus comme un ennemi que comme ton propre enfant !
GABRIEL
Pourquoi ?... Ce n'est pas de sa faute, évidem- ment. Je ne te dirai pas que cette situation m'en- thousiasme, tu ne me croirais pas... Et puis, d'ail- leurs, j,e n'ai jamais aimé les enfants... Je les considère comme des nains, une espèce malfai- sante, une espèce à part qu'on appelle dans un autre pays des Kobolds. Je n'aime pas leurs yeux d'épileptiques et leur bouche baveuse... Regarde, en dormant, ces deux sillons au coin des Lèvres...
JEAN m;
Tais-toi ! comment peux-tu dire ça !... C'est si gentil ces petits poings fermés, regarde !
GABRIEL
Il est horrible !
ACTE PREMIER 247
JEANNE
Justement, tout le monde le trouve très beau.
GABRIEL
Il est horriblement beau, voilà.
JEANNE
Tu dis ça pour me taquiner. Tu n'en penses pas un mot. Tiens, assieds-toi plutôt.
GABRIEL
Oh ! je ne resterai pas longtemps, je t'avertis. JV .suis venu te dire bonjour.
JEANNE
Seulement ?... Mais je suis déjà très contente. C'est si bien d'avoir pensé à venir 1 Qu'est-ce que tu portes sous le bras ? Débarrasse-toi.
GABRIEL
Un bouquin que je lisais dans l'interminable omnibus « Halle-aux-Vins ». Pour passer le temps, je bouquine toujours en omnibus.
JEANNE, prenant le livre, dont elle lit le titre.
Diderot... Est-il bon, est-il méchant ? Quel drôle de titre ! Qui est-ce qui est bon ou méchant?
GABRIEL
L'homme... Mais si tu as à travailler, que ma présence ne te gêne pas.
JEANNE
Le plus fort de mon ménage est fait. J'ai mangé de bonne heure et je lavais les brassières et les. bavettes du petit.
2^8 LA CHAIR HUMAINE
GABRIEL, il prend une robe de mariée gui est posée sur le lit.
Mais tu couds aussi ! Qu'est-ce que tu couds ?... Je vois des étoffes mirobolantes... du broché blancl
JEANNE
Une robe de mariée.
GABRIEL
Tu dis... une robe de mariée !
JEANNE
Eh bien, oui !... une robe de mariée. Qu'est-ce qui t'étonne ! Crois-tu qu'il y a des gens supersti- tieux ! C'est la fille de Madame Chauvin, la frui- tière en gros du quartier, qui se marie... Elle s'est piqué le doigt en essayant. Elle a taché d'un peu de sang un lé de la robe. Il a fallu à toute fin que je le remplace. « Du sang sur ma robe de mariée ! jamais... ça me porterait malheur. » Elle a exigé que je change tout le lé. Est-ce bête, crois-tu ? Son fiancé l'adore et ils seront heureux. Comment ne serait-on pas heureux quand on s'aime ?... Us se marient à Saint-Etienne-du-Mont jeudi pro- chain. Il y aura beaucoup de monde. La mariée est charmante et...
GABRIEL, V interrompant.
Qu'est-ce que tu veux que ça me fiche, le ma- riage de ta fruitière en gros ?
JEANNE
C'est vrai. Je bavarde à tort et à travers... Tu permets que j'utilise un fer chaud, rapport au charbon ? (Elle se met à repasser.) Ça m'a tout de même amusée de coudre cette robe à mes mo- mente perdus... Il n'y a plus de chanoe que j'en
ACTE PREMIER *4ô
fasse une pour moi, hein ?... Alors, pour cette robe, ça m'a fait un peu comme une cuisinière qui préparerait des plats dont elle ne mangera pas !
GABRIEL
Il paraît que ça les dégoûte ! les cuisinières n'ont jamais faim.
JEANNE
Nous disons des bêtises. Raconte plutôt com- ment tu n'es pas à la boîte aujourd'hui, en se- maine, un mercredi !
GABRIEL
Je ne retournerai pas à Janson.
JEANNE
Non... Qu'est-ce que tu racontes ?
GABRIEL
La vérité. Je ne continue pas mes études.
JEANNE
Comment ! tu ne prépares plus l'école ?
GABRIEL
Ni cette école ni une autre.
JEANNE
Mais avec le consentement de ton père ?
GABRIEL
Parfaitement.
JEANNE
Et pourquoi arrêtes-tu tes études ? En voilà une nouvelle !
a5o LA CHAIR HUMAINE
GABRIEL
J'entre dans le commerce, dans le haut com- merce. Je vais avoir une situation importante au Bon Dagobert.
JEANNE
Au Bon Dagobert... Le magasin de nouveau- tés ?... Une situation importante... à vingt- deux ans... mais pourquoi ?
GABRIEL
Je t'en prie, cela ne te regarde pas, Jeanne.
JEANNE
Je te demande pardon. Je veux dire : comment as-tu connu cette place ?
GABRIEL, rectifiant.
Cette situation, tu veux dire. Comment ?... Par relations... Dans le monde.
JEANNE
C'est vrai que tu sortais beaucoup le soir.
GABRIEL
Je suis très invité, oui, en ce moment... Je danse bien !
JEANNE, prend un escabeau et vient s'asseoir tout près de lui.
Alors, tu vas être libre du jour au lendemain. Enfin 1 je veux dire : libre à partir do cinq à six heures du soir... Six heures ?... hein ?... c'est trop tôt... Sept heures ? peut-être sept heures... Nous pourrons nous voir ! Quel bonheur !... Mais te voilà un homme, mon petit, tout à fait un
ACTE PREMIER a5i
homme... Du reste, depuis cette décision, ta figure est déjà plus grave qu'auparavant. Je me disais, quand tu es entré : Qu'est-ce qu'il a à avoir la tête d'un magistrat, aujourd'hui ?
GABRIEL
La jeunesse passe vite. L'envie d'être jeune aussi. Il faut rentrer dans le cercle. Il fait un geste en rond.
JEANNE
Quel cercle ?
GABRIEL
Le cercle de la société. Un grand anneau fermé très fermé... Et elle ne badine pas, la société. Elle a d'autres choses à faire.
JEANNE
Tu ne m'oublieras pas trop, mon petit Gabriel ?
GABRIEL
Il me semble que je ne t'oublie pas !
JEANNE
Ecoute, le docteur va s'occuper de faire entrer Paul dans quelques semaines à la maternité de Mademoiselle Sommier. Tu ne connais pas ?
GABRIEL
Non, mais je me demandais qui tu appelais Paul... comme si c'était un personnage important.. . avec un lorgnon et des grosses bottines à lacets. Maintenant j'y suis. Je me rappelle parfaitement le nom de baptême que nous lui avons donné.
JEANNE
Et que je n'aime pas beaucoup. Pourquoi y as- tu tenu ?
25a LA CHAIR HUMAINE
GABRIEL
Paul ! c'est discret, ça ne se remarque pas ! Donc, Paul ?
JEANNE
Je disais que si je ne peux pas le faire entrer chez Mademoiselle Sommier, je le mettrai à la. crèche du quartier. Vraiment, il est assez fort. Je n'ai plus rien à craindre pour sa santé. D'ailleurs,, ça me fatigue un peu de nourrir et puis ça m'en- laidit à la fin... Oh ! je ne suis pas coquette. Seu- lement, je ne voudrais pas que tu me trouves trop laide, trop abîmée... Donc, dès la semaine pro- chaine, je pourrai reprendre mon ouvrage. J'ai des clients et j'espère bien aussi, quoi que tu m'en aies dit, que tu me permettras de retourner chez tes parents.
GABRIEL, se levant, avec colère.
Chez mes parents !... Ah ! ça, non, par exem- ple ! Comment oses-tu insister ? Ne recommence jamais cette blague-là, n'est-ce pas ?
JEANNE
Comme te voilà en colère !
GABRIEL
Il y a de quoi ! Je t'ai déjà donné l'ordre formel, formel... tu m'entends, de ne plus m'en parler. Quel est ton but... ton but ?
JEANNE
Voyons, Gabriel, tu me crois donc méchante ? Je disais ça parce que j'aurais pu l'apercevoir de temps «'ii temps ohea tes parente. Demanée-moi pardon de oe que i u viens de supposer ?
ACTE PREMIER a53
GABRIEL
Je ne suppose rien de mal. Je te sais un excel- lent cœur, mais...
JEANNE
Ah ! tu vois...
GABRIEL
Mais enfin, tout de même... la moindre impru- dence de parole de ta part et le moindre soupçon de leur part à eux, ce serait terrible... terril» I En as-tu calculé la conséquence ?... Et je ne pourrais plus m'occuper de toi jamais.
JEANNE, allant vers le berceau, et lui faisant signe de se taire.
Prends donc garde ! A force de crier, tu vas réveiller le petit.
GABRIEL
Je suppose que tu n'as pas à te plaindre de moi. Je fais ce que je peux.
JEANNE
De toi ! Ah ! bon Dieu, non ! Tu fais même plus que tu ne peux, et ça m'ennuie tant que tu t'endettes pour moi I C'est pour ça que je veux me remettre à travailler, et ferme. A ton âge, tu as été obligé d'emprunter beaucoup trop.
GABRIEL
Mais non, ça ne compte pas !
JEANNE
Je n'oublierai jamais que tu n'as même pas eu la pensée de me souffler un mauvais conseil, mal- gré les charges et les ennuis que j'allais te créer.
y54 LA CHAIR HUMAINE
GABRIEL
Qu'imagines-tu, voyons... Il ne manquerait plus que ça.
JEANNE
Dans ton affolement, car tu as été affolé, avoue- le, tu aurais pu me persuader d'abandonner le petit ainsi que l'a fait le père de l'enfant d'une de mes camarades. Il lui écrivait, — j'ai lu la lettre : « Abandonne-le dans un champ de betteraves. De braves paysans le recueilleront. » On est toujours brave dans de pareilles occasions l
GABRIEL
Je ne suis pas de ces- gens-là l
JEANNE, revenant s'asseoir près de lui.
Eh bien ! je t'en ai été très, très reconnaissante. Tous les hommes n'auraient pas agi ainsi... J'au- rais facilement perdu la tête. Tu m'as eue sage. J'étais aussi affolée que toi quand je me suis vue enceinte. Nous étions deux malheureux gamins et, au fond, si tu m'avais donné un mauvais conseil, je t'aurais écouté aveuglément. Aussi je ne veux pas te créer d'ennuis, ou le moins que je pourrai, en tout cas. Je n'ai pas été séduite, comme il arrive à tant de jeunes filles. J'ai eu ma part de responsabilité, car, quand tu m'as remar- quée, il y avait longtemps que je pensais à toi... Chaque fois que tu traversais la salle à manger où ta mère m'avait installée à coudre, mon cœur battait... Je te voyais tourner autour de moi, entrer sous prétexte de déboucher un pot de oonfitures d'oranges... de donner de l'air au pal- mier... Tout en cousant, je me disais : « Quand se dôoidera-t-il .• .. Aussi, lorsque j'ai Benti tout à
O0UD la main <]in passait, sur mon cou et que lu kei cheveui en disant :« Vous ave/
ACTE PREMIER a55
de jolis cheveux, Jeanne », je n'ai pas hésité à rejeter la tête en arrière, comme ça, pour que tu m'embrasses... Non, bien sûr, je ne t'en veux pas.. Nous avons été deux coupables du même âge qui se laissent aller à la nature, sans penser aux conséquences et, pendant deux mois, j'ai été tellement heureuse que, mon Dieu, je peux bien endurer un peu maintenant... Deux mois ! c'est beaucoup dans une vie...
GABRIEL
Pourquoi parles-tu au passé et avec cet air bizarre ? comme si tu voulais insinuer quelque chose !...
JEANNE
Oh ! que veux-tu... Je me rends bien compte que je suis pour toi une gêne, une espèce d< mords... Ma maternité t'a ahuri, révolté, car j'ai deviné ta rage, va, mon pauvre petit, et encore plus ton dégoût !
Mon dégoût ?.
GABRIEL
JEANNE
Ne proteste pas !... La maternité chez les pau- vres, ça n'a rien de bien excitant... Je me tiens et je tiens le bébé aussi proprement que possible, mais, malgré tout, pour un Monsieur comme toi, ces choses dont tu n'avais pas l'habitude, les dessous de la vie au grand jour et sans luxe, ce n'est pas fait pour t'attacher à moi. Tu dois avoir hâte de connaître d'autres femmes plus relevées, plus élégantes... de ton monde, quoi 1 J'ai été un caprice, un amusement et, maintenant, tu as des façons de me regarder, par moments, avec un oeil froid et des mâchoires serrées...
256 LA CHAIR EUMAINE
GABRIEL
Je t'écoute... je t'écoute... pour voir jusqu'où tu vas aller !
JEANNE
L'autre jour, quand je donnais le sein au bébé, tu as eu une façon méprisante de dire : « Comme tu as les veines bleues, ma pauvre fille ! » J'en ai eu le cœur serré 1 ça m'a fait mal... et, tiens, encore, quand tu as reniflé en entrant, tout à l'heure, avec un air dégoûté : « Ça pue le nouveau- né !... » Oh ! tout cela est bien compréhensible, mon Dieu ! je suis presque une domestique pour toi... Pourtant, je te dis, je me tiens du mieux que je peux. Tu vois, je n'ai même plus les doigts piqués qui t'agaçaient tant. Maintenant, je mets toujours un dé pour coudre et...
GABRIEL
Ça suffit, hein ! Tu as vraiment une opinion de moi très flatteuse, je te remercie.
JEANNE
Quoi de plus naturel ? Tu es humilié d'être lié à moi. Je ne le suis pas de l'être à toi... voilà la différence. Nos deux jeunesses ne sont pas pa- reilles. Pour toi, c'est de la jeunesse gâchée, pour moi, c'est de la jeunesse admirable I Pour toi, ce qui passe là, c'est du mauvais temps à oublier plus tard. Pour moi, c'est peut-être bien tout ce que j'aurai eu de bonheur dans la vie. Tu vois que le compte n'est pas le môme, mon petit ami. Donne ta main, tu veux bien ?
Timidement, elle lui embrasse la main.
GABRIEL
Tu as les yeux rouges, Jeanne I
ACTE PREMIER aa?
JEANNE elle se lève brusquement.
Dis donc, il ne faut pas te mettre en retard à cause de moi. Surtout que tu dois avoir des courses pour tes nouvelles affaires.
Elle se remet à repasser et à plier son linge. GABRIEL
Ah ! Jeanne, tout ce que tu viens de dire est moins juste que tu ne le penses. Mais pourtant, il y a ceci de vrai que la nature est bien mal arrangée, et que ce soit pour l'un ou pour l'autre, elle a toujours l'air de regretter le bonheur qu'elle vous donne. Ce qu'il y a de vrai aussi, je l'avoue, c'est que les conséquences de notre petite aven- ture m'ont bouleversé. Dame ! à vingt ans... De- puis lors, je vis mal à l'aise, inquiet ... 1 1 me semble que j'ai toujours quelque chose à cacher... Qu'on va deviner... C'est que je ne suis pas un frondeur, moi... Je me connais... J'ai un amour extraordi- naire de la paix ! de la régularité... Je ne bats pas en brèche les préjugés ou la sévérité du monde. Au contraire... A nul homme, au début de sa vie, il ne pouvait arriver d'histoire plus déconcer- tante, plus pénible.
JEANNE
Pauvre petit, va !...
GABRIEL
JUIl faudra me pardonner ou ne pas trop m'en vouloir si tu m'as connu des faiblesses. Tu es très bonne, Jeanne, très... J'ai apprécié, crois-moi, un cœur que je ne m'attendais pas à rencontrer chez une personne de ton âge et de ton rang. Tu as du courage, toi !
a58 LA CHAIR HUMAINE
JEANNE
Beaucoup.
GABRIEL
Tant mieux. Il en faut dans la vie... Fais-en provision... Ah ! la-dessus, je m'en vais. J'ai un camarade qui m'attend en bas, sur le trottoir. Tiens, je te laisse ça aujourd'hui.
Il met un billet sur la cheminée. Jeanne va regarder. JEANNE
Cinq cents francs !... Mais veux-tu reprendre ce billet ! Tu es fou... Je n'ai pas besoin de plus de cent francs pour aller jusqu'au bout des huit jours !
GABRIEL
Si... Tu as certainement des choses à acheter pour le bébé. Je t'en prie, ne me contrarie pas... Accepte... Y a-t-il quelque chose dont tu aies besoin ?... Tu ne t'ennuieras pas trop, le soir, toute seule ?
JEANNE
Un peu, tout de même... Tu penses, je sors si peu !
GABRIEL
Veux-tu que je te fasse envoyer des livres ?
JEANNE
Oh ! je veux bien que tu m'achètes un roman, tiens, un roman qu'on donne en feuilleton en ce moment dans la Lanterne. Il paraît que ça se trouve déjà en librairie. Tu pourrais peut-être me le procurer. C'est très beau, ça B'tppelle le M (dire de forges. Je voudrais connaître la tin.
G \mt!EL
Je te ferai em oyer ce Ih
ACTE PREMIER aôg
JEANNE
Mais non, tu me l'apporteras quand tu vien- dras.
GABRIEL
Je ne peux pas revenir de quelques jours. (Il s^avance vers le berceau. Il regarde longuement en balan- çant sa canne.) En voilà un qui de longtemps ne se demandera pas ce que vaut la vie et ce qu'il vaut lui-même !
JEANNE
Comme ton livre : « Sera-t-il bon ?... Sera-t-il méchant ? »
GABRIEL, avec un geste évasij.
L'homme !... Adieu, ma petite Jeanne !
Il V embrasse.
JEANNE
Ah ! cette fois, tu m'as embrassée le premier ! Comme je suis contente... Et puis tu m'as appelée « ma petite ». Allons, ça vient... ça vient !
GABRIEL
Quoi?
JEANNE
Rien. (Gaiement.) Prenez votre livre, Monsieur Levasseur. Au revoir, Monsieur Levasseur du Bon Dagobert !... Au revoir, Monsieur le roi Dagobert.
GABRIEL
Ah ! tu plaisantes... Tu es en train de rire, maintenant !
JEANNE
Pourquoi pas ! Tout s'arrangera, va ! (Elle Vac- compagne à la porte.) Et ne vous cassez pas la
26o LA CHAIR HUMAINE
figure dans l'escalier en me regardant, Monsieur Da^obert ! (Elle lui envoie un baiser de loin.) A la semaine prochaine, pas ?... Jeudi ?... Peut- être ?... Hein !... jeudi ?... Pourquoi pas r*... Mais oui... J'ai comme une idée que, jeudi... (Elle lui envoie un autre baiser et elle referme la porte. Seule elle arrange quelques affaires, étend le linge qu'elle avait lavé tout à Vheure, tout en chantonnant : En revenant de la revue, va vers le berceau et parle au bébé.) Ah ! VOUS avez du soleil dans vos mirettes... Attends... (Elle pousse le berceau hors du rayon de soleil, puis prend la robe de mariée et se met à coudre à côté du bébé en fredonnant toujours la même chanson. On frappe à la porte, elle crie.) Entrez !
SCÈNE IV
MANEUVRIER, une trentaine d'années, l'air d'un petit professeur, JEANNE
MANEUVRIER
Mademoiselle Jeanne Boulard, n'est-ce pas ?
JEANNE
Oui, Monsieur.
MANEUVRIER
Je suis un ami de Gabriel Levasseur.
JEANNE, se levant.
Ah ! C'est vous qui l'attendiez en bas ?
MANEUVRIER
Parfaitement.
JEANNE
11 n'est pas là, Monsieur. 11 vient de descendre
ACTE PREMIER 261
•à la minute. Vous avez dû le croiser en route sans l'apercevoir.
MANEUVRIER
Non. Je le quitte à l'instant et c'est sur sa de- mande que je suis monté.
JEANNE
Il a oublié quelque chose. Ah 1 il n'en fait ja- mais d'autre. Il est si distrait 1
MANEUVRIER
Non, Mademoiselle. Je désirerais avoir un en- tretien particulier avec vous.
JEANNE
A quel titre, Monsieur ?
MANEUVRIER
Ne vous étonnez pas. Je vous ai dit que j'étais Tin ami de Gabriel. C'est exact. Mais en réalité, je pourrais l'appeler mon élève, bien que je sois son aîné de cinq ou six ans à peine. Je suis répé- titeur au collège Janson, c'est vous dire que je lui donne des leçons particulières. Et il se crée sou- vent entre l'élève et le répétiteur, à cause de leur mince différence d'âge, une familiarité affectueuse. En dépit de cette intimité, celui qui est Faîne conserve le rôle de conseilleur, ou, comme nous disons, de mentor.
JEANNE
Je comprends. Ce sont des reproches que vous venez me faire.
MANEUVRIER
Des reproches ! oh ! non, Mademoiselle, pas le moins du monde... Nous sommes appelés à nous
26a LA CHAIR HUMAINE
revoir et si, par la suite, vous avez besoin au contraire d'un messager, d'un appui en quelque sorte, je vous prie d'user de tout mon dévouement. Permettez que je vous laisse ma carte, « Gaston Maneuvrier ».
JEANNE
Je vous remercie beaucoup. Monsieur. Mais tout cela ne m'explique pas pourquoi vous êtes< monté !
MANEUVRIER
Il y a des choses délicates, très délicates, qu'un jeune homme répugne toujours à dire et qui, dans la bouche de mon ami, n'auraient pas pris le ca- ractère posé qu'elles prendront peut-être dans la mienne. Aussi bien, nous avons tellement con- fiance l'un dans l'autre que vous pourrez me ré-; pondre comme si vous vous trouviez en présence de Gabriel lui-même.
JEANNE
Je vais fermer la porte.
Elle va fermer la porte. Lui fait quelques pas vers le berceau, regarde Venfant et s'assied sur le fauteuil qu'elle a quitté à son entrée.
MANEUVRIER
Il s'agit de la pension du bébé.
JEANNE
Je sais bien que c'est dur, parbleu ! Je suis désolée si...
MANEUVRIER, l'interrompant.
Laissez-moi m'exprimer jusqu'au bout, Made- moiselle. Mon jeune ami désire assurer à votre enfant une rente jusqu'à sa majorité.
ACTE PREMIER a63
JEANNE
Sa majorité à qui ?... au petit ?...
MANEUVRIER
Il ne peut s'agir que de lui, Gabriel étant ma- jeur depuis un an. Je ne vois pas...
JEANNE
Alors il voudrait lui assurer une rente pendant vingt ans, mais c'est insensé, le pauvre garçon... Est-ce assez gentil de sa part... Comme il est bon! Voyez-moi cela. Il n'osait pas me le dire en face... Mais je refuse, je refuse, Monsieur ! Une rente !... Plus tard, il fera ce qu'il voudra. Je le lui ai dit cent fois, mais, pour l'instant, non, non... c'est inadmissible... Pauvre garçon ! être obligé d'em- prunter... Ce n'est pas ce que lui donne sa fa- mille...
MANEUVRIER
Ne vous inquiétez pas. Il entre avec une belle situation dans le commerce.
JEANNE
Ah ! oui... Au fait, au Bon Dagobert ! Et à combien voudrait-il élever cette rente-là ?
MANEUVRIER
Quatre mille francs.
JEANNE
Quatre mille !... Mais il perd la tête ! Mais c'est beaucoup trop ! beaucoup trop !
MANEUVRIER
Non, Mademoiselle, c'est suffisant, voilà tout. Plus tard, vous aurez à subvenir à l'éducation de
ia
a64 LA CHAIR HUMAINE
votre enfant. Croyez-moi, je sais ce que c'est qu'une éducation. Acceptez sans façons.
JEANNE
Dites-lui, je vous prie, tout de suite ma recon- naissance, ma joie... combien je suis touchée qu'il ait eu cette pensée... Mon Dieu ! il aurait eu tout le temps de la réaliser après... C'est si délicat à lui d'avoir voulu me l'assurer dès le début.
MANEUVRIER
Ainsi, c'est entendu ? Ces quatre mille francs seront mis sur la tête du petit par acte notarié dès demain, et ne cesseront qu'à la majorité de l'en- fant. Vous recevrez tous les six mois la moitié de la somme en espèces. Si vous voulez bien, je vous l'apporterai moi-même...
JEANNE
Mais, par exemple... Il me la donnera de la main à la main, j'espère bien. Pourquoi un intermé- diaire ?
MANEUVRIER
Pourquoi ?... Ici, Mademoiselle, j'entre dans la partie pénible de ma démarche. Armez-vous de courage !
JEANNE
Pourquoi, de courage ?... Ah ! mon Dieu ! quVst-ce que vous allez me dire !
MANEUVRIER
Vous ne devez plus revoir Monsieur Levasseur.
m ANNE, balbutiante. Je ne dois pas...
ACTE PREMIER a65
MANEUVRIER
Vous allez passer un cruel moment, mais vous saurez, j'en suis sûr, faire appel à toute votre énergie. Il le faut... Vous êtes jeune... vaillante...
JEANNE
Mais... Qu'est-ce qu'il y a ?... Qu'est-ce que je lui ai fait ?...
MANEUVRIER
Vous ne pouvez plus le revoir... Monsieur Le- vasseur se marie.
JEANNE
Lui !... Mon Dieu !... Mon Dieu !... Mais il est si jeune !... Jamais je n'aurais cru... aussi vite... Ah ! qu'est-ce qui m'arrive là !... Ah ! qu'est-ce qui m'arrive là !...
MANEUVRIER
Vous comprenez combien il est nécessaire que votre aventure passée demeure confidentielle, se- crète...
JEANNE, répétant machinalement.
Qu'est-ce qui m'arrive là ?... (Elle reste atterrée, sans écouter, sans larmes. Elle murmure des phrases un peu indistinctes.) Déjà... comme c'est venu tôt... Je n'étais pas préparée, moi... Mais c'est atroce, tout simplement... Mais... c'est atroce...
MANEUVRIER
Oh ! je sais... Ce sont de durs moments. Croyez bien que, de son côté, il est très affecté, impres- sionné... Au point qu'il n'a pu lui-même vous annoncer la rupture. Il était bien venu dans cette intention tout à l'heure. Le cœur lui a manqué.
a66 LA CHAIR HUMAINE
Il fait, je vous le répète, appel à tous vos bons sentiments, à votre sagesse aussi, à votre calme... Il garde de vous le meilleur souvenir... Mais quoi 1 c'était fatal. Vous êtes trop intelligente pour ne pas le comprendre. Mieux vaut maintenant que plus tard. En tout cas, il tient à ce que vous sa- chiez la peine qu'il éprouve.
JEANNE, péniblement. II... y a... une différence !
MANEUVRIER
C'est incontestable.
JEANNE
Il y a une grande différence ! celle-ci, c'est que moi... je l'aime ! Ah ! je l'aimais tellement... tellement... (Alors elle éclate en sanglots, c'est un cri déchirant. Elle roule la tête sur la table.)
Laissez-moi, Monsieur, laissez-moi... oh ! que je souffre... oh ! que ça me fait mal... Jamais je n'aurais cru... Evidemment, je me disais bien qu'un jour... Mais... je voyais ça loin... loin... dans l'avenir... Non, jamais je n'aurais pu ima- giner 1... Là... pourtant, quand il m'a souri dans l'escalier... oh 1 j'aurais dû m'en douter... Il avait un air si bizarre... Oh 1 qu'est-ce que je vais de- venir ! Je ne vais jamais pouvoir supporter ça 1
MANEUVRIER
Mais si... vous verrez. Comme tout le monde, vous vous résignerai malgré la souffrance. En
somme, vous ries si jeune, et puis ce n'était pas oae liaison !
JEANNE
Pour lui, pas même un caprice ! pas même un
ACTE PREMIER 267
béguin, il ne m'a jamais aimée une seconde... Ah ! «'était bien compréhensible ! je lui disais tout le temps. Une couturière... presque une domestique... Ah ! c'est bien la plus banale, la plus bête des histoires. Cela arrive tous les jours dans tous les «oins de Paris... Tu es jolie, ma gosse ! et puis «rac... on vous plante là avec ça sur les bras ! (Elle montre le berceau.) Tenez ! Tenez !...
MANEUVRIER
Je pense que, de ce côté au moins, vous êtes pleinement rassurée. Il a beaucoup d'estime pour vous. Il sait que vous étiez sage lorsqu'il vous a «ue !
JEANNE
J'ai cru lui faire un gentil cadeau !... Ali ! oui, urtout !...
MANEUVRIER
N'ayez pas de pensée mauvaise... N'ayez pas de rancune, même si...
JEANNE, l'interrompant avec violence.
Mais je le reverrai... je le reverrai !... Voyons» ce n'est pas possible que je ne le revoie pas !
MANEUVRIER
Non. Vous ne le reverrez pas. Il ne faut pas le revoir.
JEANNE
Mais si, Monsieur, voyons, voyons... C'est impossible... J'irai le trouver, j'irai lui dire que...
MANEUVRIER
Je vous arrête tout de suite. Si, par impossible, vous vouliez lui attirer des ennuis... si, par esprit
268 LA CHAIR HUMAINE
de représailles, vous ne gardiez pas secrète l'his- toire de cette liaison... si vous cherchiez à...
JEANNE, menaçante.
A... A quoi... Dites ?...
MANEUVRIER
A entraver son mariage ou nuire à son repos...
JEANNE
Eh bien !
MANEUVRIER
Eh bien, toutes les dispositions sont prises et...
JEANNE
Ah ! je voulais l'entendre dire !... De cela aussi il vous a chargé... alors... Qu'est-ce qu'on ferait... On arrêterait la rente... On me poursuivrait... Est-ce que je sais, moi !... Oh 1 lui, lui... Il m'a fait dire ça... lui !...
MANEUVRIER
Mais non, c'est de mon propre mouvement, Mademoiselle.
JEANNE
Vous le conseilleur... Vous qui lui faites répéter ses leçons... Ah ! oui, ses leçons... Il les a bien apprises !... De lui-même aurait-il le cœur !... Alors, quoi, je ne pourrai même pas lui dire adieu... Je comprends, il veut éviter de me don- ner les raisons de la rupture. Il ne m'a même pas dit adieu... Ali ! si, si... Cest vrai... Je me sou- viens, tout à l'heure... Il a eu une façon de me dire : « Adieu, ma petite Jeanne », et, pour la première fois, il y avait eu de la douceur, de la tristesse dans sa voix 1 Ah 1 mon petit... mon
ACTE PREMIER 269
cher petit 1... 11 ne savait pas... mais c'était mon cher petit... Monsieur, mon tout petit... Qu'est-ce que je vais devenir... (Elle éclate de nouveau en sanglots.) Eh bien 1 vous pouvez aller lui dire, de ma part, qu'il n'a rien à craindre, que je ne lui ferai aucun mal... ça, jamais de la vie !... Il peut compter qu'il n'entendra plus parler de Jeanne, somme il le désire. S'il revient voir Jeanne Bou- lard, elle éprouvera une joie infinie ; s'il n« revient pas, eh bien! je vivrai tout de même avec tout le courage que je pourrai et sans l'importuner. Je ferai ce qu'il voudra que je fasse et vous lui direz aussi que, lorsque vous m'avez donné ce coup de couteau, j'ai eu la force de le recevoir, la force de lui souhaiter qu'il ait beaucoup... beaucoup de bonheur avec une autre femme... Avec sa femme... quoiqu'il se marie bien jeune... bien jeune !... Enfin ! c'est peut-être moi qui l'ai entraîné à ça ! Dites-lui que j'étais préparée à l'idée qu'un jour je ne le verrais plus et que le dernier mot que vous m'avez entendu dire, c'est le mot que je ne pouvais pas prononcer devant lui, de peur de le fâcher, parce que je n'étais pas digne de le prononcer !... Je ne le prononçais que lorsque j'étais toute seule, rentrée dans ma chambre... Mon chéri... mon chéri... Voilà... maintenant, Monsieur... allez-vous-en, je vous en supplie, je désire rester seule, sans quoi, je n'au- rais plus la force... je souffre trop... Allez-vous- en... Vous m'avez dit tout ce que vous aviez à me dire, n'est-ce pas... Alors...
Elle sanglote, la tête dans ses mains , MANEUVRIER
Je me retire très ému, croyez-le, Mademoiselle... très ému... Je me permettrai de vous écrire pour
270 LA CHAIR HUMAINE
vous demander plus tard une entrevue quand vous serez calmée, afin de régler tout ce côté matériel.
JEANNE
Allez donc. Allez. C'est fini ! il n'y a plus rien à dire. Je n'ai plus besoin de paroles et d'eau bénite... Rengainez toutes les belles phrases... C'est fini et puis voilà... Il n'est plus en bas, n'est-ce pas ?
MANEUVRIER
Oh ! non. Il est rentré chez lui.
JEANNE
Bien sûr ! évidemment... Alors vous lui répé- terez, n'est-ce pas ?
MANEUVRIER
Tout.
JEANNE
Bonsoir, Monsieur, sans rancune ! Vous m'avez fait bien mal, vous savez, vous pouvez dire quo vous m'avez fait mal... (Dès qu'il est sorti, elle fléchit. Elle se redresse. Elle regarde le berceau.) Et je t'oubliais, toi, dans mon chagrin... Je ne pensais qu'à moi. (Elle s'approche en pleurant.)
Pauvre petit malheureux ! Je te demande pardon de t'avoir donné la vie... Ce n'est pas tout à fait de ma faute tout de même !... Qu'est-ce que tu deviendras, toi aussi... Et si je mourais ?... Alors ça y est, tu n'as plus de père, mon petit... Pen- dant ce temps, tu dors les poings fermés... Non, je l'ai éveillé... Le voilà qui s'éveille... Ah 1 Dieu de Dieu... Si lu pouvais dormir, mon petit. Jj longtemps, toujours... Ton œQ bleu qui s'ouvre..] ta menotte qui se tend... Nous voilà tout seuls. .j mon gros...
A rr moment, ta porte étant restée ouverte, Madame ( 'Itti/Hinl pal <■ M If'tr.
ACTE PREMIER 271
MADAME CHAPARD
Dites donc, ma fille... Tenez, j'avais tort tout à l'heure, j'étais à la rogne. Le voilà le vrai bonheur Je ne L'ai jamais eu, moi, telle que vous me voyez.
Jeanne évite de retourner la tête pour ne pas montrer ses larmes et parle de dos à Madame Chapard.
JEANNE Le bonheur î... (En essuyant ses larmes du revers de sa manche.) Madame Chapard !
MADAME CHAPARD
Ma fille 1
JEANNE
Le travail que vous me proposiez chez les gens à trois francs la journée, vous savez... Eh bien, ça y est ! j'accepte... Je suis libre, maintenant.
MADAME CHAPARD
Parfait. Alors je vais les avertir. Quand com- menceriez-vous ?
JEANNE
Quand ?... Mais demain. Pourquoi pas ? C'est trop tôt ? Eh bien, après-demain. Il faut, n est- ce pas ? .. il faut ! Des femmes comme nous, ça ne peut pas se reposer bien longtemps sur la terre !
MADAME CHAPARD
Fourrez-vous-le dans la caboche. Y a toujours un moment qui vient où c'est fini, la rigolade. Je vois bien que ça vous tracasse, hein ! ça vous embête de reprendre le collier. Acre, ma fille, si t'as eu du bon, tout au moins, c'est toujours ça de pris... Faut maintenant que ces petits didis (Elle lui tapote les mains) se remettent à piquer
aja LA CHAIR HUMAINE
à la machine... Fini le bon repos!... Et je te gomberge par-ci... et je te gomberge par-là...
JEANNE
Fini, le bon repos ! Madame Chapard, fini ! Le beau temps, comme vous dites, on ne peut pas dire que ça dure des éternités... non, ça, pour sûr...
MADAME CH AP ARD, ''s'approche du berceau, fait la risette à l'enfant, lui chatouille le menton et commence à chan- ter, en tapant ses mains Vune contre Vautre pour rythmer Vair, pendant que derrière elle Jeanne pleure silencieusement.
Ils sont partis Les gens de mon village...
Ils sont partis Les gens de mon pays... Les gens de mon village, Les gens de mon pays...
RIDEAU
ACTE DEUXIÈME
Le cabinet de travail de Levasseur, chez lui. Intérieur riche et bourgeois. Mobilier Empire. Grand bureau au milieu de La scène. Au fond, la salle à manger ; elle est fermée, au lever du rideau, par une grande porte vitrée garnie de rideaux. La pendule marque onze heures et demie.
SCÈNE PREMIÈRE
LEVASSEUR, UN SECRÉTAIRE
puis UN DOMESTIQUE
LEVASSEUR, à son bureau.
Eh bien ! mon cher, alors filez à leur nouveau siège social. Remettez ça à leur chef du conten- tieux, d'abord... c'est une chose à part... Et, quant à l'affaire en elle-même, dites bien à Granet et à son associé que je vais réfléchir...
LE SECRÉTAIRE
Bien, Monsieur Levasseur.
LEVASSEUR
Que... dame... cinq cent mille francs, c'est cinq cent mille francs. J'allais mettre, en principe, une somme analogue dans une usine d'obus... mais ces achats de rails de chemin de fer pour les repasser à l'Etat, c'est tout autre chose !... Ils ont beau assurer que l'affaire donnera un bénéfice de dix millions... c'est des chiffres sur papier, tout ça !... Il me faut des garanties.
274 LA CHAIR HUMAINE
LE SECRÉTAIRE
Il y a déjà des propositions fermes de rachat de la Hollande.
LEVASSEUR
Ce n'est pas, vous le concevez, que je cherche, en dehors de nos usines, à gagner beaucoup d'ar- gent avec cette sacrée guerre !... Mes usines me rapportent suffisamment... J'ai gagné beaucoup... beaucoup trop... mon cher... C'est gênant, même... Seulement, que voulez-vous, un industriel n'a pas le droit de ne pas faire fructifier son œuvre... Ne pas fructifier, c'est péricliter. Le principe en affaires est absolu... Et puis, je ne suis pas seul... Ma famille... Bref, je ne demande pas mieux que de placer ce bénéfice en partie dans une affaire intéressante... Encore faut-il que je la connaisse... C'est le risque de tous ces trafics de guerre, que nous nous cassions le nez tout à coup !
LE SECRÉTAIRE
Oh ! Monsieur Levasseur, à l'heure actuelle, il suffit d'avoir des capitaux... Tout est bénéfices... C'est le miracle de l'époque.
LEVASSEUR
Je sais bien... Je sais bien... Et puis, n'est-ce pas du tripotage un peu, ça ?
LE SECRÉTAIRE
Vous me faites rire !... Vous, un homme de votre intelligence, employer des mots pareils !
LEVASSEUR
Je suis un peu retardataire, c'est vrai !... Il faut marcher avec son temps !... Et votre fils, au fait, je ne vous ai pas demandé...
ACTE DEUXIÈME a;5
LE SECRÉTAIRE
Très bien, très bien, je vous remercie... Pour l'instant, il est non loin de Vauquois, mais en pleine santé... Je touche du bois... Il y a quinze jours, il était en permission.
LEVASSEUR
Allons, tant mieux, tant mieux ! (On frappe.) Qu'est-ce que c'est ?... Entrez. (Au domestique qui entre.) Non, inutile, je vous ai dit que je ne vou- lais recevoir personne avant déjeuner.
LE DOMESTIQUE
Cette personne a insisté... Elle m'a dit de re- mettre cette lettre à Monsieur.
LEVASSEUR, lisant.
Ckambre des députés... Tiens,c'est de Sermieux... Ah ! ça, indispensable, foutre !... Sermieux... il est de toutes les commissions... (Au domestique.) Faites entrer... Attendez que Monsieur soit sorti... Alors, au revoir, mon bon. Rapportez-moi la ré- ponse demain matin.
Il sort.
LE SECRÉTAIRE
Au revoir, Monsieur Levasseur... J'espère, à demain matin.
LEVASSEUR
Quelle heure est-il ?... Dites à la cuisine que le déjeuner soit servi exactement à midi... J'ai un rendez-vous à Bois-Colombes vers une heure et demie.
LE DOMESTIQUE
Parfaitement, Monsieur. // sort. Levasseur reste seul.
2;6 LA CHAIR HUMAINE
SCÈNE II
LEVASSEUR, JEANNE
Jeanne entre, avec une robe claire sous un manteau noir.
LEVASSEUR
Vous l... Sapristi !... Pourquoi avez-vous em- ployé un pareil moyeu de vous introduire ici ?... Sous un faux nom... Avec une lettre de recom- mandation ?... Que signifie ?
JEANNE
Je vous demande pardon... Je tenais à ne pas- essuyer de refus.
LEVASSEUR
Vous pouviez au moins m'écrire... réclamer un rendez-vous. Vous savez que je ne vous l'aurais pas refusé... C'est très inconvenant ce que vous avez fait là \
JEANNE
Ce que je voulais vous dire ne souffrait pas de retard !
LEVASSEUR
Chez moi I... Dans mon domicile conjugal î... Ah ! par exemple, c'est la première fois !
JEANNE
La première fois... et ki dernière, allez... Ren- dez-moi cotte justice qu'en Erente ans, pas loin en tout cas, je ne vous ai pas sous cul importunée 11 y a bien douze ans que je vtras ai demandé de venir ohez moi pour on règtoment dont vous avez l)i"'ii voulu me déehaffger.» Depuis ce jour
ACTE DEUXIÈME 277
où je vous ai reçu dans mon petit sixième du pas- sage des Abbesses, jamais nous ne nous sommes revus... Je crois bien même n'avoir pas eu l'occa- sion de vous écrire plus de deux ou trois lettres... Ce n'est pas après ce temps-là que je changerai ma manière !
LEVASSEUR
Oui, vous avez toujours été très délicate, Jeanne, en toute occasion... je me plais à le reconnaître.
JEANNE
Parce que vous avez toujours été très bon !... Oh ! ne faites pas ce geste de dénégation... Au fond, vous avez fait tout ce que vous avez pu... Il n'aurait pas été raisonnable d'épouser à vingt ans la couturière à la journée de votre mère ! Ce sont là des choses insensées ! Quant au petit !... Evidemment, peut-être auriez- vous pu le recon- naître... Du moins par la suite... quelques années plus tard... Mais vous avez toujours subvenu à son éducation... Oui, j'ai tellement regretté pour Paul que vous ne l'ayez pas reconnu... Seulement, nous étions si jeunes à ce moment... On ne pou- vait pas exiger ça de vous... Mais combien de fois dans la vie, mon garçon ne m'a-t-il pas dit : « Vois-tu, j'aime mieux porter ton nom, maman... ton nom de travailleuse et de brave femme du peuple !... En quoi cela me gêne-t-il de m'appeler Boulard, je te le demande un peu, au lieu de m'appeler Levasseur !... » Oui, il répétait ça sou- vent... C'est lui qui m'a quelquefois apaisée... et toujours aidée à comprendre ! Voyez-vous, je n'exagère pas, vous avez été réellement bon. Du moins comme on peut l'être dans la vie... Vous vous êtes occupé de la question matérielle tou- jours très discrètement et largement... Je n'ai
278 LA CHAIR HUMAINE
rien à vous reprocher !... Au moment où Paul a voulu entrer à la Compagnie du P.-L.M., vous avez appuyé de l'épaule... alors !...
Elle fait un geste vague.
LEVASSEUR
Et maintenant ?
Jeanne essaie de parler, puis elle parait prise d'une faiblesse,
JEANNE
Je vous demande pardon !...
LEVASSEUR
Vous souffrez ?
JEANNE
Un peu d'émotion... beaucoup même !
LEVASSEUR, il la fait asseoir.
Vous avez mauvaise mine, en effet... Vous ne, vous sentez pas malade, depuis quelque temps ?... , Voulez-vous que je vous envoie mon docteur ?j qui est en même temps un ami... un homme excellent !...
JEANNE
Non, non, merci... je ne suis pas malade du tout... Oh ! le «offre est solide !
LEVASSEUR
Jeanne, peut-être devriez-vous, à votre âge, plus travailler...
JEANNE
plus travailler !... Qu'est-ce que je devien- drais alors, merci bien !... Et, d'ailleurs, je ne me fatigue pas... maintenant je suis surveillante au bureau de l'assy.
ACTE DEUXIÈME 379
LEVASSEUR
Ah ! vous êtes surveillante ?
JEANNE
Oui, depuis deux mois ! ça fait que j'ai changé de domicile pour ne pas habiter trop loin du bu- reau.
LEVASSEUR
Vous avez congé aujourd'hui ?
JEANNE
J'ai plusieurs jours de congé.
LEVASSEUR, changeant de conversation.
Et... votre fils est toujours au 130e d'infan- terie ? Vous avez de bonnes nouvelles de lui ?
JEANNE
J'en ai eu d'excellentes jusqu'au 30 du mois dernier... A cette date, il avait échappé à tout... Il a été de Verdun... de Vimy... puis sur l'Aisne et au repli des Allemands, et...
LEVASSEUR, gaiement.
Tant mieux ! tant mieux !... que cela continue, mon Dieu ! Je devine, ma pauvre Jeanne, tout ce que cette absence et ce danger perpétuel doi- vent vous faire souffrir dans votre solitude !... Quel surcroît de tristesse, pour tout le monde, aura été cette guerre !... Bah !... elle ne saurait plus être longue maintenant... C'est une affaire de mois... Et votre fils retrouvera non seulement sa place au P.-L.-M., mais une situation très améliorée... qui lui sera fichtrement bien due !... car on va être d'une générosité, après la victoire,
a8o LA CHAIR HUMAINE
pour ces héros ! Vous verrez ça ! L'après-guerre sera une époque rudement intéressante et rému- nératrice pour ceux qui auront été à la peine ! Quel âge a-t-il déjà exactement ? Vingt-huit ou vingt-neuf ans, maintenant ?
JEANNE
Vingt-neuf. Paul est de la classe 1908, rappe- lez-vous. Il est du 12 avril 1888, le 12 avril !
LEVASSE UR, après un temps.
Ecoutez-moi, répondez-moi sincèrement, est-ce vous ?... est-ce lui ?... enfin lequel des deux a eu l'idée très touchante... oui, très touchante et qui m'a remué en effet, de m'envoyer, l'année der- nière, sous enveloppe, sa photographie en poilu !
JEANNE
C'est moi, je savais que cela vous ferait tout de même plaisir d'avoir ça.
LEVASSE UR, remonte au-dessus du bureau»
Je l'ai mise dans un coin à part... et quelque- fois... j'ouvre le tiroir...
JEANNE
C'est vrai... c'est vrai, dites ?
LEVASSE UR, à Jeanne qui pleure.
Chut ! chut ! dominons-nous... Ah ! que la vie est mal faite, injuste... Nul plus que moi ne l'a senti, et parfois très cruellement... J'ai, toute mon existence, été partagé entre mes devoirs et mes timidités... On pourrait me mal juger, si l'on me jugeait seulement à mes actes !
JEANNE, simplement. Pas moi 1... Des paroles, comme celles que vous
ACTE DEUXIÈME 281
prononcez là, tenez, même quand on ne les entend que tous les dix ans, ça suffît à vous consoler de tant de peines supportées !... Allez, je vous con- nais... et, en toute sincérité, je le répète : vous ne pouviez pas beaucoup mieux que ce que vous avez fait...
LEVASSE UR, haussant les épaules dans son fauteuil.
Est-ce encore un reste d'illusion de votre jeu- nesse qui vous fait dire cela de moi ?
JEANNE
Non... Je sais que vous avez obéi, comme bien des hommes, à des raisons graves qu'il n'était pas en votre pouvoir d'enfreindre... C'est vrai !... et peut-être avez-vous souffert en silence plus qu'on ne pourrait le croire de cet abandon volon- taire que vous avez fait de votre fils !... Et, tenez, s'il m'arrivait de grands malheurs... (Petit mouvement de Levasseur.) Si je devenais infirme, impotente, ou si je mourais... Eh bien! au fond de vous, sans rien dire, je suis persuadée que vous accorderiez souvent plus d'une pensée à ce que fut notre jeunesse d'un moment... Aussi...
LEVASSEUR, V interrompant doucement.
Pourquoi voulez-vous m'émouvoir aujourd'hui ? Ce n'est pas dans vos habitudes, Jeanne... Vous êtes malheureuse ?...
JEANNE, reprenant avec effort.
Aussi, je ne voudrais pas, si le malheur, préci- sément, le vrai tombait sur nous, Levasseur. Nous ! nous, c'est-à-dire mon fils et moi, je ne voudrais pas que vous l'appreniez brusquement, sans préparation, parce que je sais, moi, que votre cœur est bon !
28a LA CHAIR HUMAINE
LEVASSEUR
Ah ! ça, voyons... vous m'inquiétez diablement, savez-vous. Que signifient ces paroles bizarres ? On dirait que vous voulez amortir une triste nou- velle !... Blessé ?... gravement ? Quoi ?... Hein... Hein ?... Vous ne répondez pas. Il y a une chose sûre, en tout cas, c'est qu'il n'est pas mort, puisque vous n'êtes pas en deuil... Et c'est la première pensée qui m'est venue quand vous êtes entrée... Mais, dès que je vous ai vue avec cette toilette claire, l'idée a été écartée.
JEANNE
Oui, la robe noire, le crêpe arrivant tout à coup par une porte... c'eût été plus bref encore qu'un télégramme ! Maintenant, il y a bien cinq minutes que je suis là... cinq minutes que vous êtes un peu réhabitué à entendre parler malechance... Alors, le moment sera moins dur... Et puis... et puis... moi, je n'en peux plus ! (Elle éclate en sanglots.) Paul!... Mon Paul !
LEVASSEUR
Mais c'est épouvantable 1 Jeanne, dites-moi que je comprends mal...
JEANNE, éclatant.
Ton fils est mort... Entends-tu !... Ton fils est mort !
Levasseur tombe assis, se prend la tête dans les mains.
JEANNE
Ça te fait de la peine, hein ?... Mon grand chéri
plus ! Il y a deux jours que je l'ai appris...
Mrs mil railleuses allemandes l'ont fauché du oôté
dea Eparges... On l'a vu tomber en reconnais-
ACTE DEUXIÈME a83
sance... Il est mort comme un brave, car c'a été un soldat admirable... Deux citations... Son ca- pitaine m'a écrit... Je te raconterai... Je n'ai pas le cœur pour le moment. Tu pleures ! Ah ! c'était ton fils tout de même... Tu le sens maintenant... Ça te fait mal... Il avait tes yeux... Ah ! si tu l'avais connu !
LEVASSEUR
Tais-toi... Tais-toi... Qu'est-ce que tu vas de- venir, infortunée ?...
JEANNE
Moi 1 Ah ! mon Dieu !... Moi !... En voilà une chose qui n'a pas d'importance... Plus vite ce sera fini, mieux ce sera!... Seulement, je connais la vie... Je sais que je suis solide... Le jour heureux n'est pas près de venir... Je tiens de ma mère qui est morte à quatre-vingts ans... Mais qu'est-ce que ça fait !... Est-ce qu'il s'agit de moi !... Si tu l'avais connu, tu aurais vu quel chic bonhomme c'était, ton fils !... Tous ceux qui ont pu l'appré- cier me l'ont dit ! Déjà, dans ses études, tu sais qu'il avait été demi-boursier ? Et à la Compagnie du P.-L.-M., l'ingénieur du matériel m'avait dit... {Elle s'interrompt.) Mais à quoi bon ! A quoi bon tout cela, maintenant ?... C'est du passé. Sa mort le peint tout entier... Il ne pouvait pas ne pas mourir ! Je le savais bien !... Oh ! il n'était pas spécialement militariste... Au contraire, il m'avait dit : « Maman, la guerre est une ignomi- nie... Mais puisqu'il faut... Eh bien... Allons-y ! » Et il y a été ! Il a eu une conduite admirable au feu... Toujours en avant... Et puis, modeste- ment, sans phrases, même au régiment, un bon petit employé 1... Comme il disait, «un bon ou- vrier ». Je te raconte tout ça, pêle-mêle... je
a84 LA CHAIR HUMAINE
m'embrouille, je mélange, mais c'est parce que je veux que tu saches ce qu'il était... quelle était sa valeur... et qu'il est mort en faisant ce qu'il a fait toute sa vie, simplement, dans son petit coin, sa tâche... Si c'avait été ton fils aux yeux du monde/ eh bien, crois-moi sur parole, tu pourrais en être; fier !
LEVASSEUR
Mon fils !... ce mot... Et, pourtant... Pourtant, Jeanne, cette paternité, je la sentais, même en, l'étouffant !... Il y avait un regret dans ma vie, un regret obscur, persistant, auquel je ne me laissais pas aller, par volonté, mais un regret, Jeanne, c'est quelquefois plus douloureux qu'un remords !... Et ce que tu me dis de sa fin multiplie ce regret de ne pas l'avoir connu, apprécié, aimé... Il n'est plus... Voilà !... Je revois cette façon un peu penchée de se tenir, que j'avais dans ma jeu- nesse...
JEANNE
Et il ne t'en voulait pas, tu sais !... Il t'était reconnaissant de la rente que tu avais assurée sur nos deux têtes... Il parlait rarement de toi, c'est vrai ! Pourtant, l'année avant la guerre, il t'avait rencontré dans une exposition industrielle au Grand Palais... où tu avais un stand... Il est rentré en disant : « Il m'a reconnu, certainement, à la façon dont je l'ai fixé. Il ne m'a plus quitté des yeux tout en parlant à des messieurs ! Il était pâle... Je sentais chez cet homme une grande émotion... Je suis sûr de ne pas m'ôtre trompé... »
LEVASSEUR
Il se trompait, pourtant... Il a cru...
JEA.NNK, comme avec une déception. Al» !... Ce jour-là, il m'a parlé de toi en termes
ACTE DEUXIÈME a85
très indulgents, avec une grande sérénité, une grande bonté ! Si tu l'avais connu, tu l'aurais aimé, va !... Dire que tu n'auras même pas en- tendu le son de sa voix... Tu ne l'as connu que clans des langes...
LEVASSEUR
Je l'ai rencontré jadis... à quinze ans... Je garde trois ou quatre visions de lui... Mais celle t[ui subsiste surtout, Jeanne, celle qui s'impose à moi en ce moment, c'est celle-ci : une chambre défaite... un lit... un berceau... deux petits poings recroquevillés !... Je vois la lampe... là... à droite... l'ombre portée de la tête sur le linge blanc...
JEANNE
Et moi qui ai trente ans de souvenirs remplis de lui... Je me demande si ce sera suffisant pour [n'intéresser à ce qui me reste à vivre !... Car maintenant, si tu savais, ces souvenirs à lui, ça me paraît ne faire qu'un tout petit paquet d'an- nées, si petit ! si petit !... Il est vrai que le souve- nir, je l'ai déjà usé à l'avance depuis qu'il était parti au front !... Je savais qu'il ne reviendrait pas... J'en étais sûre... comme beaucoup de mères... J'en avais fait le sacrifice dès le départ... [1 était mort pour moi depuis si longtemps que, \>vl vois, je peux t'en parler le cœur fendu, mais iéjà comme s'il s'agissait d'un deuil arriéré... ïatalogué... Je pleure, mais ce sont déjà des larmes aabituées... Tu vois, j'ai toute ma présence d'es- prit... je mange... je vais... Je reprendrai mon travail dans quelques jours... Ce n'est pas une souffrance à hurler. Non, c'est une sorte d'em- poisonnement... Voilà... je me dis, ce sera long, .rès long... seulement, j'ai la certitude que, tout ie même, j'en mourrai... Alors, cette pensée me
286 LA CHAIR HUMAINE
console un peu de ne plus entendre ouvrir la porte et crier tout à coup dans le dos : « B'jour ma- man ! Ça va la petite santé ? » (Elle fond en larmes.) Mon Dieu ! Mon Dieu !
LEVASSEUR, très ému, allant à elle.
Pauvre, pauvre femme, que je plains de tout mon cœur... Je veux améliorer désormais ta vie, tâcher dans une certaine mesure, au moins...
JEANNE
Mais non ! mais non ! Tu n'es pour rien dans cette abomination. Ne t'excuse pas... Ce n'est pas à cause de toi qu'il est mort, n'est-ce pas ?... Tu l'aurais reconnu, ce serait le même prix, au bout du compte... Alors ?... Seulement, je suis contente que tu aies pu me recevoir, que je t'aie annoncé moi-même le malheur.
LEVASSEUR
Avec des précautions si touchantes !
JEANKE
Et aussi que tu saches par moi que, précisé- ment, parce qu'il n'était pas fait pour la guerre, lui si doux, si tendre, il a tenu à ne reculer, devant aucun danger, aucune attaque... Je suis sûr que de ça, tu es un peu fier, n'est-ce pas ?... Dis-le- moi, ça me fera plaisir !
LEVASSEUR
Hélas ! tu me demandes inlassablement de re« vendiquer l'orgueil d'une paternité, alors qu'il 04 s'agit pins que <l<' pleurer sur des cendres... Etre fier <1<' oelui dont j'ai abandonné la vie, et qui me. donne cette leçon de devoir par sa mort, voilà os
ACTE DEUXIÈME 287
j'en suis réduit !... Voilà ce que tu exiges de moi î Mon fils !
JEANNE
Oui, ton fils, et bien à toi !... bien de ta chair ! Ah ! tu le sens, maintenant qu'il n'est plus ! Ex- cuse-moi, jusqu'ici, chaque fois que je t'ai vu, jamais je n'ai osé te tutoyer !... ce ne sera pas pour longtemps... La prochaine fois, j'aurai repris l'habitude... Mais aujourd'hui... je ne pouvais pas faire autrement, n'est-ce pas, que de te crier (Avec désespoir.) : « Ton fils est mort !» ...
LEVASSEUR
Et à moi aussi... dans la douleur... tout natu- rellement, tu le vois, le tutoiement est revenu !... Les pauvres vocables qu'on s'est donnés dans la jeunesse nous remontent aux lèvres... Oh ! notre intimité de jadis a été bien mince ! Quelques heures volées à la discipline du lycée, les folies d'un mauvais garnement qui cherche ses distrac- tions au domicile paternel... Mais, tout de même, nos lèvres ont prononcé certains mots... et elles les retrouvent aujourd'hui, trente ans après... pour la mort comme pour la naissance 1
JEANNE
Oh ! je sais bien que tu n'as jamais éprouvé d'amour, même une heure, pour la pauvre ou- vrière en journée qui mit au monde ce gosse de hasard !... Je te vois encore, toi, avec ta pièce de dix-neuf ans, tout épouvanté de cette naissance, essayant de la cacher à tes parents... Maintenant, regarde, sa mort est presque aussi anonyme que sa naissance... Tu devras la cacher comme tu cachas son arrivée au monde ! Mais, lui, lui ! il voulait te parler, pourtant !... (Elle se lève et
i3
a88 LA CHAIR HUMAINE
prend son petit sac, sur le bureau.) Il avait quelque
chose à te dire ! Il te Fa dit, Gabriel !... Quoi ?... je n'en sais rien ! mais tu vas être fixé là-dessus... Voilà pourquoi aussi je voulais te voir au lieu de t'écrire ! Je voulais te remettre ça !... Avant son départ, il avait classé quelques papiers et, bien en évidence dans un tiroir, il y avait cette lettre... La voici. . .A mon père, si je ne reviens pas. Prends...
Elle la lui tend. Il la décachette avec émotion, il lit. Des contractions de tout le visage indiquent l'an- goisse intérieure.
LEVASSEUR
C'est simple... c'est très beau !... Un grand cœur, celui qui a pu écrire ces paroles mesurées, , si dignes et si simples, si naturelles ! Lis... Comme c'est beau 1
Il lui tend la lettre. Elle lit en pleurant. JEANNE, regardant Levasseur,
Ah 1 je le reconnais bien là i... Oui, c'est bien ce que je pensais qu'il t'avait écrit... des mots d'adieu : Mon père, je ne vous ai pas assez connu pour vous dire ici un adieu... Tiens, reprends ça... j dépêche-toi... J'aime mieux ne pas lire, ça me fait trop de mal 1
LEVASSEUR, timidement, il embrasse la lettre. Il la place dans son portefeuille. Un silence.
Jeanne, tu sais que je réservais une dot à < < l
enfant. Cet argent sera reporté immédiatemen
.IVntends que tu vives dans le plus
large oonfort. Si in persifles à travailler pour
occuper tes heures douloureuses, je tiens au moins
• que...
ACTE DEUXIEME 0S9
JEANNE, avec un geste vague.
Bah ! que veux-tu que ça me fasse ! Je n'ai plus besoin de confort ! au contraire, il faut que je travaille ! sans quoi je mourrais ! Ce qui m'in- téressait sans la vie, c'était l'avenir de Paul, le ménage qu'il se serait créé... Tiens, il connaissait une jeune fille du quartier... la fille d'une quin- caillière... au coin de la rue où nous habitons, près...
Entre brusquement un jeune homme très élégant sous son costume militaire, impeccable, sanglé de cuir.
SCÈNE III Les Mêmes, PHILIPPE
PHILIPPE
Je te demande pardon, papa... Tu as quel- qu'un, mais j'ai absolument besoin de te parler une minute... ça presse, c'est important.
LEVASSEUR, vivement.
Pas maintenant, pas maintenant! Je suis occupé, tu vois bien !
PHILIPPE, saluant.
Madame, je vous demande pardon. Une mi- nute... Il faut absolument que tu donnes un coup de téléphone... Ecoute... je...
LEVASSEUR
Non, non, non ! je te prie de me laisser !... Voyons, qu'on ne me dérange pas !... Attends que j'aie terminé, s'il te plaît. Je t'appellerai quand je serai seul.
rago LA CHAJR HUMAINE
PHILIPPE
Mais il faudrait qu'avant déjeuner...
LEVASSEUR, coupant avec sécheresse. Assez, à la fin ! Tout à l'heure...
Philippe obéit et se retire à gauche, premier plan
SCÈNE IV LEVASSEUR, JEANNE
LEVASSEUR
Je suis navré ! Je comprends la peine odieuse que cette rencontre a dû te faire !
JEANNE
Evidemment, sur le moment, ça m'a saisie ! Mais je ne suis pas jalouse du bonheur des au- tres... Il est beau !... C'est un beau garçon, votre fils!
LEVASSEUR
Ah ! pour celui-là, tu dis vous ! A tes yeux, je comprends, ma pauvre Jeanne, ce n'est pas le fils légitime !... Il a vingt-cinq ans. Je l'ai eu trois ans après mon mariage.
JEANNE
Quatre ans de moins que Paul ! Il est en per- mission, en ce moment ?
LEVASSEUR, embarrassé.
Non... non... Il est... il est à la censure.
JEANNE
Ah !
Un silence.
ACTE DEUXIEME
agi
LEVASSEUR, vivement.
Voyons, Jeanne, reprenons ce que nous disions à propos de ton avenir, et qui a son importance... Je reconnais que ce n'est pas le lieu où nous pou- vons régler une pareille question... Il ne faut pas attirer l'attention des miens sur un chagrin dont ils me demanderaient la cause... Chez toi, Jeanne, ce soir ou demain, si tu le veux bien, en t. tête... Là, au moins, nous pourrons laisser aller notre cceur... Tu me parleras de lui... tu me don- neras tous les détails de sa mort... Et, de mon côté, je m'arrangerai, tu peux être sûre que... Entre Madame Levasseur.
SCÈNE V Les Mêmes, MADAME LEVASSEUR
MADAME LEVASSEUR
Mon ami, tu as renvoyé Philippe, c'est très bien... mais il est de toute nécessité que tu saches ce qui se passe... Il n'y a pas une minute à per- dre... et tu n'as pas l'air de t'en douter.
JEANNE
Je m'excuse, Madame, d'avoir retenu Monsieur Levasseur. Je me retire.
LEVASSEUR, expliquant.
Madame est la femme d'un de mes employés du temps de l'usine de Montrouge, Boursault, un contremaître... Elle vient m'annoncer la mort de son fils, tué au champ d'honneur, ces jours-ci, dans des conditions particulièrement pathétiques..
292 LA CHAIR HUMAINE
Tu comprendras, ma chère amie, que je n'aie pas interrompu le récit d'une douleur qui vient de m'émouvoir moi-même presque aux larmes.
MADAME LEVASSEUR, allant vers Jeannet
Oh ! alors, c'est moi qui m'excuse maintenant de vous avoir interrompus et de vous avoir blessée sans le vouloir ! Un fils !... Ah ! mon Dieu ! vous avez perdu votre fils à la guerre, Madame ! Je n'imagine pas de plus grande douleur !... Je vous prie de croire que si j'avais pu deviner qu'une mère était en train de pleurer ici, entre ces quatre murs, la perte de son enfant, j'aurais attendu pour dire à mon mari ce que j'avais à lui dire de pressé.
JEANNE
Je vous remercie, Madame... D'ailleurs, j'ai fini, je n'ai plus rien à raconter à Monsieur Levas- seur... Il a bien voulu m'écouter et me témoigner s a sympathie !
LEVASSEUR
Alors, c'est formellement convenu. Comptez sur moi. Vous aurez la visite de la personne que; je vous ai désignée et qui pourvoira à tout.... Quand préférez- vous ?... Le soir ?
JEANNE
Demain, si vous voulez bien.
LEVASSEUR
Demain ;i]>rès-midi, vers trois heures ?... En- tendu.
JEANNE, s* efforçant de sourire.
Je Buia un peu étourdie encore... Mon manteauJ
ACTE DEUXIÈME 393
OÙ l'ai-je mis ? (A Madame Levasseur.) Vous voyez, Madame, je n'ai pas encore mes habits de deuil. Mais un vieux manteau noir et des yeux rouges, dans la rue, ça suffît pour nous désigner et pour qu'on dise : « En voilà encore une I »
MADAME LEVASSEUR, V aidant à mettre son manteau et sur un geste d'excuse de Jeanne.
Si une mère, Madame, ne comprenait pas votre douleur, qui la comprendrait jamais ? Quand on a aimé, chéri, protégé, gâté même son enfant, rien qu'une pareille idée vous fait passer des frissons ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! que pareille chose m'arrive et je ne sais pas ce que je deviendrais ! Je vous plains sincèrement de tout mon cœur, sans vous connaître !
JEANNE
Merci, Madame. En revanche, je vous souhaite d'être une mère heureuse !
MADAME LEVASSEUR
Dieu vous entende !... (A son man.) Le fils de Madame n'était pas de l'usine...
LEVASSEUR
Non, non... le père seulement !
MADAME LEVASSEUR
Alors dans ce cas, Madame, au moins, il vous reste...
JEANNE, l'interrompant en la regardant bien dans les yeux.
Pas même ! Mon fils était orphelin, Madame... Adieu, Madame, et encore merci, Monsieur Le- vasseur.
Elle sort.
294 LA CHAIR HUMAINE
SCÈNE VI LEVASSEUR, MADAME LEVASSEUR
MADAME LEVASSEUR
Pauvre femme ! quelle horreur ! Tiens, cette vision au moment même où j'arrivais, le cœur battant, pour t'annoncer une nouvelle épouvan- table, me met encore plus sens dessus dessous !
LEVASSEUR
Une nouvelle épouvantable ! Laquelle ?
MADAME LEVASSEUR
Philippe va être obligé de quitter la censure !... ; C'est Terroul lui-même qui vient de le lui annon- cer... Une circulaire terriblement sévère du nou- veau ministre de la Guerre vient d'être lancée ce matin... Ordre de récupérer tout ce qui est récu- pérable pour le service armé... Terroul lui a dit lui-même : « Je ne vais pas pouvoir vous garder plus de huit jours. Trouvez-vous une autre situa- tion d'ici là...» A la propagande1, même circu-. laire, même application... Huit jouis, c'est im- possible !... Heureusement, tu es là ! Tu as de l'influence sur Terroul. Il faut absolument que tu obtiennes de lui qu'il garde Philippe enco. mois I Dans un mois, nous nous serons retou la situation i lée... Il ne peut pas ne pal
être versé dans l'auxiliaire... Tu vas donc com- mencer par téléphoner tout de suite à Terroul. J Moi, cet après-midi, j'irai chez Madame Yenho- <ini a le bras longl ll<in! Eh bien I qu'est-el que in as è rester affalé comme une bouée sur la plage... .!«• parle toute seule ! Quand tu resteras
ACTE DEUXIÈME 29S
une heure à réfléchir, les choses n'en seront pas plus avancées... Il faut se décarcasser tout de suite. Quelle chiffe ! Allez ! téléphone à Terroul i
LEVASSEUR
Je n'ai aucune envie de téléphoner à Terroul.
MADAME LEVASSEUR
Je comprends ça, ce n'est pas réjouissant I
LEVASSEUR
Il s'agit d'une circulaire parfaitement légitime.
MADAME LEVASSEUR
D'accord.
Elle décroche le récepteur et le lui passe. LEVASSEUR
Laisse ça. Qu'est-ce que tu veux que je lui dise à Terroul ? Et puis, franchement, très franche- ment, je désapprouve cette nouvelle intervention... Nous avons l'air...
MADAME LEVASSEUR
Nous avons l'air... oui... il est possible que, pour les gens superficiels, nous ayons Pair... Mais nous deux nous savons très bien que, s'il n'a au- cune maladie organique avérée, la constitution nerveuse de Fifi en ferait une recrue pour les hôpitaux, si...
LEVASSEUR, interrompant, agacé.
Oh ! je t'en prie, n'appelle pas ton fils tout le temps Fifi !
MADAME LEVASSEUR
Je ne l'appelle pas tout le temps.
296 LA CHAIR HUMAINE
LEVASSEUR
Non, mais chaque fois que tu le crois en danger... que tu le sens diminué, en proie aux contraintes de la vie, alors il redevient Fifi... C'est un peu ridicule... Donc, Philippe...
MADAME LEVASSEUR
Et toi, tu prononces ce mot fortement, comme s'il s'agissait de je ne sais quoi, d'un taureau ! Donc Philippe...
LEVASSEUR, continuant.
...Sans être un hercule, jouit d'une santé par- faitement tolérable.
MADAME LEVASSEUR
Il frise l'auxiliaire !
LEVASSEUR
Il frise...
MADAME LEVASSEUR
Qu'est-ce qui te prend, aujourd'hui ?... Fifi a toujours été très délicat et nous ne l'avons élevé, tu le sais, toi le premier, qu'au prix des soins les plus assidus... S'il a bonne mine, en apparence, c'est d'abord grâce au costume militaire qui lui donne un air sportif et qu'il porte fort bien.
LEVASSEUR
Allons, personne ne nous entend, Adèle ! tu te rends si bien compte que ce sont des arguments pour la galerie et que Philip]»»1 ne devrait pas être a la censure, que, dernièrement, je t'ai entendue affirmer devant des gens: « Notre ftls a été trèa éprouvé par les gaz... » A ce point, ma parole,
ACTE DEUXIÈME 097
qu'en t'entendant débiter cette histoire, je me suis sincèrement demandé s'il n'y avait pas eu une fuite dans la salle de bains ou au compteur de la cuisine.
MADAME LEVASSEUR
C'est ça, fais de l'esprit ! Et quel esprit ! ra- massé dans les journaux illustrés que tu lis sans doute chez ton coiffeur !
LEVASSEUR
Eh bien, non... non !... Je me refuse à ces nouvelles démarches... là !
MADAME LEVASSEUR
Tu dis ?... toi... toi !...
LEVASSEUR
Parfaitement !... J'en ai assez !... Ton affole- ment nerveux de mère, aux premiers temps de la guerre, m'avait gagné ! J'ai supporté vaillam- ment que notre fils devienne chauffeur !...
MADAME LEVASSEUR
Oh ! à Bordeaux seulement... et avec le gou- vernement !
LEVASSEUR
Qu'il mange à l'office et reçoive des pourboires ! J'ai respiré quand nous sommes parvenus à la maison de la presse et à la censure... parce que, ça, au moins, ce sont des services titularisés, mais, puisqu'un ministre vient y faire une sélec- tion pour le service armé, eh bien, je ne bougerai pas personnellement, na ! J'en ai assez ! Si tu crois que c'est gai pour un homme important comme moi, un industriel notoire et qui n'a pas
298 LA CHAIR HUMAINE
perdu à la guerre... au contraire... de subir tout le temps ces regards ironiques faussement bien- veillants et d'avoir à regarder la pointe de mes souliers en murmurant : « Oui, la santé chance- lante de notre fils !... »
MADAME LEVASSEUR
Ah ! le voilà, le cri du cœur !... la vanité !... Tiens, inconsciemment, tu viens de te révéler tout entier ! Ce n'est pas ton âme de père, tes convictions de directeur de conscience qui te font sacrifier ton fils... C'est pour ne plus avoir à faire des démarches gênantes, tout simplement ! C'est pour ne plus avoir à supporter le sourire gogue- nard de quelques malveillants amis ou confrères. Ah ! je les connais, tes mesquineries de caractère, va !... Il n'y avait qu'à t'entendre prononcer à l'instant : « Un homme important, un industriel notoire ! » Ah ! là ! là ! tu en avais plein la bou- che... Moi, je suis plus franche vis-à-vis de toi, je ne triche pas avec mes sentiments !
LEVASSEUR
Ah ! foutre non, en effet 1
MADAME LEVASSEUR
J'avoue mes transes, mon effroi !... mon épou- vante, qu'aucun raisonnement du monde ne peut arriver à calmer, à surmonter ! Ce sont des tares, des faiblesses, soit 1 Mais devant ce refus vani- teux, dont ton fils connaîtra la cause, je t'en préviens, de nous venir en aide, alors que tu pourrais tout, oui, tout.,, moi, je ne m'incline pas, je t'en avertis ! Les démarches, j<i les tenterai seule, «'ii attendant la réforme temporaire qui ne saurait larder... Je me démènerai toute seule...
ACTE DEUXIÈME 299
sans ton secours... Seulement, sache-le bien... sache-le... je garderai de ta défection un senti- ment qu'il me sera impossible de surmonter. Je te le dis comme je le pense... Il y aura désormais entre nous une ombre que rien ne saurait effacer 1 Ce ne sera pas bien gai, non, mais, puisque tu veux que ce soit aussi la guerre entre nous... eh bien, ce sera la guerre !... Par le temps qui court...
LEVASSEUR
Oh ! (Il frappe brusquement du poing sur la table, puis, quelques secondes après, se reprend et, la figure congestionnée, arpente la pièce.) Ça va... ça
va!... c'est entendu... J'ai toujours cédé toute la vie devant toi, je ne me sens pas de force à supporter les représailles 1 Je les imagine suffi- samment sans qu'il soit besoin de me les décrire à l'avance. Je préfère me déclarer vaincu tout de suite ! Allons-y I... je vais me mettre en cam- pagne !... Je vais aplanir la route de Philippe 1 Oh ! je prévois toutes les stations de mon cal- vaire, toutes, nous les gravirons toutes ! Il a été au service automobile, il y retournera pour quel- ques mois. Il sera déclaré inapte au service armé- Pendant ce temps, nous l'aurons improvisé mé- tallurgiste ! il se réveillera métallurgiste ! Peut- être alors arriverai-je à le faire mettre en sursis d'appel comme directeur d'une société cuprifère... Pourquoi pas ?... Bon ! le sursis expire... et il est de nouveau déclaré inapte au service armé... Si on récidive, nous le ferons foutre dans les wagons- réservoirs !
MADAME LEVASSEUR
Cesse de bouffonner ! J'avais cru un instant que tu parlais sérieusement et que tu revenais sur ton mouvement de refus.
3oo LA CHAIR HUMAINE
LEVASSEUR
Mais je parle sérieusement, crédieu ! tout ce qu'il y a de plus sérieusement ! Faut-il te hurler que j'accepte ? Donc... à deux heures, je com- mencerai par aller trouver Terroul !
MADAME LEVASSEUR
Téléphone-lui. C'est l'heure de son déjeuner, il est sûrement chez lui.
LEVASSEUR
Tu n'as pas confiance ?
MADAME LEVASSEUR
Ce n'est pas ça, mais je suis persuadée que l'heure presse. Et il est préférable que Terroul te réponde de son domicile particulier. Téléphone.
LEVASSEUR
Dans ce cas, il faut que Philippe me donne de» renseignements plus détaillés sur la circulaire.
MADAME LEVASSEUR
C'est juste. Je l'appelle. (Revenant à Levasseur.) Mais ce n'est pas une diversion de ta part ? Es-tu formellement décidé ? Puis-je compter sur toi ?
LEVASSEUR
Du moment que j'ai pris mon parti, tu peux compter sur moi ! Je vais me mettre en campagne, et je ferai tout ce qu'il faudra faire.
MADAME LEVASSEUR
C'est bien, Gabriel, merci ! Me voilà un peu soulage prise <l<' quelque espoir...
(Elle appelle.) Philippe 1 Philippe !
Philippe entre.
ACTE DEUXIÈME 3oi
SCÈNE VII Les Mêmes, PHILIPPE
LEVASSEUR, à son bureau.
Alors, que t'a dit exactement Terroul, tout à l'heure ?
PHILIPPE
Eh bien, ce que maman a dû te répéter ! Les ordres les plus sévères de recrutement ont été donnés par le ministre. Il paraît qu'il faut désor- mais faire un nettoyage complet dans tous les services. Terroul m'a dit : « Cherchez-vous quel- que chose, c'est une affaire de jours. »
LEVASSEUR
La prochaine visite sanitaire aura lieu quand ?
PHILIPPE
Dans un mois environ.
MADAME LEVASSEUR, avec autorité.
Tu seras versé dans l'auxiliaire, ça ne fait de 3oute pour personne... Il s'agit de prolonger ton séjour dans les bureaux jusque-là. Mais si on ne peut pas te garder à la censure ou à la propagande, il faut...
PHILIPPE
Maman, tout sera bien aléatoire dans cet ordre d'idées ! Et si je suis maintenu dans le service armé... dame, il faut tout prévoir... Alors ! Non... moi, je pencherais vers une solution plus radicale... Interprète dans l'armée anglaise... Qu'est-ce que tu en penses, toi ?
3oa LA CHAIR HUMAINE
LEVASSE UR
Moi, ça me paraît très bien...
PHILIPPE
J'ai bien un filon... Mais il paraît très compli- qué, et puis il faudrait aller vivre à Gahors.
MADAME LEVASSEUR
Gahors ! C'est dans le Midi, ça ?
LEVASSEUR
Evidemment, ce n'est pas l'Afrique, mais c'est dans la direction.
PHILIPPE
Interprète, même à titre temporaire !
MADAME LEVASSEUR
Interprète, mais c'est un poste très dangereux ça, très exposé, Philippe ! Il y en a beaucoup d( tués !
PHILIPPE
C'est comme dans tout ! Il y en a de très expo- sés et d'autres qui ne le sont guère... Et puis j'a consulté le décret du 2 juin à VOfjiciel qui règl< la situation. Au bout de dix-huit mois, Tinter prête aux armées peut être régulièrement propos» pour...
MADAME LEVASSEUR, sursautant.
Tu dis dix-huit mois !... dix-huit mois ! LEVASSE 1 R
Ecoutes, mes enfants, pour l'instant ne ]><t dons pus de temps en disoussions inutiles. Tu vai
ACTE DEUXIEME 3o3
me donner une fiche de renseignements dont j'ai besoin... Connais-tu des précédents ?
PHILIPPE
Oui, et dans la censure, précisément.
LEVASSE UR
Eh bien, ce n'est pas mauvais ça ! (il s'assied au bureau.) Adèle, veux-tu aller dire à l'office pendant
j ce loups qu'on serve le déjeuner bien exa< à midi, je suis pressé.
MADAME LEVASSEUR
Je vous laisse... je vais mettre mon chai pour aller chez tante Mathilde, je serai rem dtns une demi-heure. Seulement, je désire être présente quand tu téléphoneras à TerrouL
LEVASSEUR
Je t'appellerai ! je t'appellerai !
MADAME LEVASSEUR, bas à son fils.
V<illes-y... En ma présence, ton père sera tou- jours plus ferme.
PHILIPPE
Entendu... Laisse-nous seuls... Elle sort.
SCÈNE VIII LEVASSEUR, PHILIPPE
PHILIPPE
Le précédent, c'est celui-ci. Adrien Perieux faisait partie de la censure diplomatique lorsque...
3o4 LA CHAIR HUMAINE
LEVASSEUR, l'interrompant et lui désignant une chaise.
Toi, mets-toi là ! J'ai à te parler... (Un grand temps.) Oh ! pour un instant, il s'agira de moi, non de toi ! Tu te trouves en présence d'un homme bouleversé... Je traverse, je crois bien, le moment le plus pénible, le plus cruel de mon existence... D'autant plus cruel que ce que je ressens, ce que je subis, je ne peux en faire confidence à personne. Je n'ai même pas le soulagement, dans cet émoi, d'ouvrir mon cœur à qui que ce soit.
PHILIPPE
Mais, papa, si ce n'est pas trop osé ou déplacé de ma part, je t'offre de devenir le confident de tes ennuis... Songe que je suis en âge de t'apporter peut-être, sinon une aide, du moins une sollicitude compréhensive...
LEVASSEUR, avec force.
Tu es arrivé, en tout cas, à un âge où tu peux envisager les réalités brutales de la vie !... Tu es arrivé à un âge où l'éducation qui a amorti trop souvent les chocs sous tes pas doit être rejetée par nous comme une entrave inutile. Tu as été tardivement un homme, mais te voici en pleine guerre, lancé au milieu du cataclysme le plus inouï dont la violence a fait céder brusquement toutes les conventions sur lesquelles nous avions établi nos existences. Partout les plans habituels de la vie sont transformés. Le langage que je: n'aurais pas osé te tenir il y a quelques année! devient aujourd'hui naturel, nécessaire !... Ecoute moi donc.
PHILIPPE
je t'éooute.
ACTE DEUXIÈME 3o5
LEVASSEUR
Sache ce qui se passe dans la vie de ton père, pénètre au delà de ses aspects, de cette surface aimable dont nous recouvrons tous plus ou moins notre vie intérieure ! Va jusqu'au cœur de celui qui t'as donné le jour... Car, vois-tu, c'a été un homme comme les autres, ton père, avec ses fai- blesses, ses tares, ses qualités aussi, ses petitesses, et qui sait, peut-être aussi ses vertus... J'ai mon secret, Philippe... Il y a un mystère dans ma vie, un mystère que je vous ai soigneusement tenu caché. Aujourd'hui il n'y a plus d'inconvénients à ce que je te fasse l'aveu d'un passé que tu ne peux plus ignorer longtemps. Je considérerais maintenant comme un crime de prolonger ton ignorance sur ces choses révolues... Tu dois les connaître et les juger... (Un temps.) Tu n'es pas mon seul enfant, Philippe 1
PHILIPPE
Papa 1
LEVASSEUR
Ne te trouble pas... Ecoute... A dix-neuf ans, échappé de rhétorique, gamin ricaneur, ni chaste, ni vicieux, externe comme toi à Janson, quand je rentrais à la maison à l'heure du déjeuner, je lutinais bêtement et sans conviction aucune la pâle couturière à la journée qui s'étiolait chaque jour à la fenêtre du corridor... Je n'eus pas même l'excuse d'un semblant d'amour... (Levasseur $%assied.) Inconscience et vilenie de l'enfance... Mais la face des choses changea pour moi quand cette fille accourut un jour, affolée, à la sortie du lycée... « Je suis enceinte ! » Alors, ce fut la honte, l'épouvante 1 L'idée me vint de souffler le crime à cette malheureuse que je haïssais pour l'humilia-
3o6 LA CHAIR HUMAINE
tion qu'elle imposait à mon cœur orgueilleux de petit bourgeois. Je n'osai pas, je me résignai, hanté par cette seule idée : cacher la chose à mes parents, éviter la vindicte paternelle et les res- ponsabilités de l'avenir ! Par bonheur, j'étais tombé sur une créature très douce, très humble, sincère dans son amour, résignée à tout... Aucun esclandre, aucune velléité de chantage n'était à craindre... Pour excuse, j'avais mes dix-neuf ans, tout écrasés sous l'importance de ces événements secrets ! Je me sentais mortifié jusqu'au fond des moelles par la vulgarité de l'aventure, par l'inep- tie d'une vie gâchée peut-être à son aurore, à cause de cette Juliette à trois francs la jour- née !... Ma paternité précoce me semblait une tare indélébile... Quand l'enfant vint au monde au fond d'une mansarde, je ressentis pour lui une aversion terrifiée. Une véritable phobie me faisait même éviter dans mes courses le quartier de Paris où ce petit être commençait à menacer mon avenir... Je fis quelques dettes qui me per- mirent de subvenir aux besoins de la mère... Pas une minute, naturellement, l'idée de reconnaître l'enfant ne me vint à l'esprit, et pas une fois la mère n'eut l'audace de me le proposer... Néan- moins, c'était chez moi une gêne obscure, l'ap- préhension d'un chantage toujours possible. C'est pourquoi je voulus, coûte que coûte, me réfugier dans le mariage, comme dans une solution défi- nitive. Il me semblait que, marié, absous, la vie enfin réalisée sous l'égide des lois, je n'aurais plus à redouter la résurrection de mon passé. Je me mariai donc à an âge absurde, inaccoutumé... Tu vins au monde et je goûtai enfin sans remords les joies saliihics do la paternité... L'autre, l'intrus, oh ! je ne l'abandonnai pas complètement ! La mère m'avait appelé au moment d'une fièvre
ACTE DEUXIEME 3o7
,yphoïde qui tournait mal !... Je ne ressentis à louveau ma répugnance que lorsque le bambin levint en âge de faire ses études... Je lui trouvais ;et air vulgaire de certains enfants pauvres... 11 •espirait fortement en mangeant ses tartines, un 3eu comme une bête affamée, et il baissait la tête l'une façon que je préférais juger sournoise... A iater de ce moment, ce fut la rupture complète, ua vie passa. A d'autres que ta mère j'aurais peut-être pu, au cours de ces vingt années, confier îe secret et me décharger de son poids. Mais tu la jonnais. Tu imagines de quelles représailles, de ïuel harcèlement j'aurais payé un pareil aveu ! A quoi bon ! Pour quel résultat ? Son caractère 3st intraitable. Peut-être en son fond est-il plein de mansuétude, mais son goût de domination, sa ténacité domestique n'ont plus laissé de place apparente à d'autres sentiments... J'ai préféré îéder, céder toujours par peur des criailleries inu- tiles. C'est l'histoire de bien des ménages. Dans la vie, la sécurité m'a suffi ! Par peur des responsa- bilités, j'ai abdiqué le soin de mon bien-être aux mains des autres. Ainsi, beaucoup d'hommes, qui eussent pu devenir des êtres volontaires, des ca- ractères, se sont enfouis par lâcheté dans une médiocrité confortable, qui leur a tenu lieu d'idéal et de conscience ! Et cette fuite perpétuelle de- vant la lutte a peut-être pour cause initiale dans l'âme de ton père, Philippe, le premier devoir déserté, le premier reniement de soi-même !... Tout s'enchaine. Voilà ce que je suis, mon en- fant !
PHILIPPE, après un silence embarrassé.
. I
atic
devenu ?
Et... Pardonne-moi de n'avoir que cette in- terrogation aux lèvres... Lui... l'enfant... qu'est-il
3o8 LA CHAIR HUMAINE
LEVASSEUR
Ce qu'il est devenu ? Un petit employé de bu reau, bien humble, bien obscur... Un de ces être effacés que l'on voit derrière une grille ou à L* porte d'un bureau et dont on ne pense rien parc< que ce sont des êtres subalternes... Du moin c'est tout ce que j'en ai jamais su, moi ! Je l'avai aidé à entrer à la gare du Nord. De là, il est pass au P.-L.-M. aux écritures.
PHILIPPE
Mais il faut absolument faire quelque cho&' pour lui, le sortir de cette ornière !
LEVASSEUR, le regardant avec intensité.
N'est-ce pas ?... C'est ton avis ?...
PHILIPPE
Absolument.
LEVASSEUR
Je suis content que tel soit ton premier mou vement...
PHILIPPE
C'est tout naturel.
LEVASSEUR
Alors, si tu penses ce que tu dis, et je t'en féli cite, Philippe, tu jugeras de mon émotion, de moi immense émotion, lorsque, tout à l'heure, la mèr» est venue m'annoncer que ce fils-là venait d» mourir.
PHILIPPE
1 1 est mort ! . . .
LEVASSEUR
D'une mort bien banale aujourd'hui, mort B\j
ACTE DEUXIÈME 309
le champ de bataille. Mort tout simplement, sans tergiverser comme sans esbrouffe. Cet humble, cet ouvrier, cet employé vague était devenu une de ces petites capotes bleues, lavées par la pluie, cuites par le soleil, qui font matelas dans la brèche !... une de ces capotes qui offrent inlassa- blement leur misère aux balles de l'ennemi pour sauver un pays où elles ne sont pourtant que poussière, déchéance et obscurité !... Il faisait partie de ce troupeau, Philippe, qui aura été droit devant lui, quelles que soient ses convictions so- ciales, en adossant courageusement sa part de fatalité commune... Et, tout à coup, je le revois là, devant moi, comme je l'ai vu à quinze ou seize ans, son regard fixe posé sur moi, sans reproches, sans haine et sans tendresse. Mon fils ! c'était ça, mon fils ! mon fils comme toi ! A l'annonce de sa mort, vois-tu, je sens venir de mes entrailles un élan fou, désespéré I C'est une espèce de vieux remords qui bat de l'aile en moi. Je voudrais serrer les bras, étreindre, tenir cette capote trouée dans mes coudes, et demander pardon, pardon, pardon !
Il sanglote, accoudé à la table. Philippe se lève.
PHILIPPE
Alors, cette femme que j'ai aperçue tout à l'heure en entrant, qui te parlait, assise sur oette chaise ?...
LEVASSE UR
C'était la mère !... Et sais-tu ce qu'elle m'ap- portait de lui ?... une lettre... un adieu qu'il avait eu soin d'écrire au moment de la mobilisa- tion au cas où il ne reviendrait pas... Lis toi- même, ça vaut la peine !...
Levasseur se lève, sort la lettre du portefeuille et la tend à son fils qui la lit.
3l0 LA CHAIR HUMAINE
PHILIPPE, Usant. Mon père... (U Ut « voix basse d'abord, puis une phrase à voix haute.) Vous dont je ne porte pas le nom... mon père, dites-vous que si je suis tombe, c'est que je tenais particulièrement à vous faire honneur... Quand vous penserez plus tard à moi, je veux que vous vous disiez : « Ce sang-la, ce sang qu'il a versé... »
Sa voix s'étrangle, il continue des yeux.
LEVASSEUR
C'est beau, n'est-ce pas ?... Quelle simple no- blesse !... Quelle dignité chez ce réprouve ! L était une âme, à coup SÛr ! (Philippe tend la lettre à son père qui la prend et la remet dans son portefeuille.) Voilà qu'il faut que j'aie la honte d'en être lier et de sentir, à l'heure de l'adieu, cette paternité que i'ai si commodément étouffée pendant trente ans de ma vie ! Et l'autre, la femme... (Il désigne U siège où elle était assise.) Si tu l'avais enten-* due ' A travers l'expression précautionneuse de son chagrin, je sentais qu'elle voulait surtout me faire apprécier la valeur du disparu! « bi tu l'avais connu!»... cela revenait comme un leit- motiv d'affreux regrets !... Ses mots, doucement, avaient l'air de chercher le chemin de mon cœur pour y éveiller l'orgueil paternel... Quelle tris- tesse ! Pas une plainte, pas une révolte ! La pauvre femme, habituée de tout temps aux rési- gnations, aux rêves refoulés, malgré tout ce que î'ai fait, persiste à croire en ma honte, elle me croit bon I... J'avais beau faire des dénégations de tête elle presque souriait dans sa détresse, repé- tait obstinément : « Vous avez été bon vous avez fait bout oe que vous avez pu !» Et elle le penfl peut-être ! Malheureuse qui, en elle-même, accuse
ACTE DEUXIÈME 3u
sûrement la grande machine sociale de toutes mes désertions et de tous mes égoïsmes ! Ah ! c'est affreux !... Et, pendant qu'elle me parlait ainsi, douce et triste, j'entendais une voix qui me criait : « Lâche ! lâche !... Tu n'as été qu'un lâche toute ta vie ! Lâche en abandonnant cet enfant à toute l'injustice de sa destinée... Lâche en n'ayant rien fait pour porter secours au déshé- rité, toi, le riche, le veinard... Lâche en proté- geant, choyant jusqu'à la couardise l'enfant légi- time, garanti par toutes les ressources de l'argent et du pouvoir ! » Oui, il a fallu qu'il y ait ceci, et c'est justice : le fils du peuple, de l'ouvrière, sortant du rang obscur, un de ceux-là qui auront été l'aliment principal du sacrifice, avec peut-être au cœur les meilleures vertus de la race, ce fils qui n'hésite pas à aller se faire casser la gueule sans discuter, au premier ordre venu d'un capi- taine 1 Et l'autre, le fils du bourgeois cossu, s'assouplissant, au contraire, à passer par toutes les mailles du filet pour fuir l'obligation du de- voir !... Ah ! ah ! bravo ! belle lignée !... Un père lâche ne pouvait engendrer dans sa propre classe qu'un fils aussi débile !... Continue, mon petit !... tu as de qui tenir !... Tu es dans la tradition, va ! La voie est ouverte ! Il ne te reste plus qu'à me déshonorer un peu plus, en exigeant de moi que j'aille de bureau en bureau, de démarche en dé- marche, de mensonge en mensonge trahir nos couardises par des paroles tremblantes et balbu- tiées, pour qu'au moins, après ça, je finisse digne- ment ma vie, bourgeois las et repu dégoûté de lui- même, au milieu de toutes les vieillesses de son cœur 1
PHILIPPE
Papa, tu n'auras désormais aucune démarche à faire, aucune démarche à subir... J'ai compris ce
i4
3 12 L.A CHAIR HUMAINE
que tu voulais que je comprisse... Ta confession n'aura pas été vaine. Je ferai mon devoir, tout mon devoir, je te le promets !
LEVASSEUR
Vrai ?
PHILIPPE
De toi à moi... c'est juré !
LEVASSEUR, regardant son fils avec émotion.
Ah ! tu ne sais pas le bien que tu me fais, Phi- lippe ! le soulagement que j'éprouve tout à coup !... Il me semble que de l'air pur entre dans mes pou- mons ! Alors, c'est vrai, bien vrai ?... ce n'est pas une parole de commande ?
PHILIPPE
En doutes-tu ? Regarde-moi !
Levasseur se lève et va lentement vers son fils.
LEVASSEUR
Oui, j'ai vu la franchise dans tes yeux ! c'est très bien, Philippe, c'est très bien !... Embrasse- moi, petit !
Ils tombent dans les bras Vun de Vautre.
PHILIPPE
Tu seras content de moi, désormais !... Tu as bien fait de me donner ton émotion à partager. Je suis bouleversé... mais le germe va pousser. Et tu verras que moi aussi... je suis ton fils !
LEVASSEUR
A nouveau, j'éprouve une grande émotion, mais bienfaisante, oelle-là, très doue»1 ! Et puis, tu sais, entre nous, pas besoin de phrases, pas <l«i grandB , c'est inutile 1 11 ne faut pas s'm faire
ACTE DEUXIÈME 3r3
croire ! Je ne te demande pas d'être un héros, grand Dieu, non ! Cours ta chance, voilà tout, dans l'effort commun... Egale mesure pour les deux enfants... C'est simple... Un jour... on re- çoit un petit bout de carton, on rejoint !
PHILIPPE, gravement.
On rejoint !...
LEVASSEUR
Et puis après, à la grâce de Dieu ! Son devoir !... un petit mot très vaste qui pèse après terrible- ment, hélas ! sur la conscience de ceux qui en ont eu l'ambition sans en avoir l'énergie !... A part ça, que la vie te conserve à ma tendresse, mon cher enfant ! Je t'aime tant... je t'aime pour deux !
PHILIPPE, timide.
Je voudrais te demander, papa... Tu n'as pas la photographie de... mon frère ?
LEVASSEUR
Si!
Silencieusement, il va à son bureau et, d'un classeur, tire une photographie. Philippe la prend et la considère.
PHILIPPE
Il me ressemble un peu !
LEVASSEUR, avec émotion.
Depuis un instant, c'est toi qui lui ressemble. C'est mieux !
Il lui serre fortement la main, PHILIPPE
On tâchera !... Je comprends ce que tu as pro- bablement souiïert par moi, papa... Je ferai ce
3i4 LA CHAIR HUMAINE
que je peux, non pas pour égaler ton autre enfant, c'est difficile, mais pour que tu n'aies pas trop à souffrir de la comparaison, quand tu penseras à eux deux.
LEVASSEUR
Tout de même, la vie s'équilibre... On a beau s'évader, rompre la chaîne humaine, les anneaux se reforment, malgré tout, derrière vous, puisque, tu le vois, le sacrifice qu'un être a fait réagit de loin sur son frère inconnu... et le joint à lui dans ma tendresse...
On entend la voix de Madame Levasseur, MADAME LEVASSEUR, au dehors.
Oui, servez... On vous a dit à midi précis 1
LEVASSEUR, effrayé tout à coup et changeant de ton.
Sapristi, ta mère dans la salle à manger !... Je n'y pensais plus.
Il remet la photo dans son portefeuille. PHILIPPE
Et compte qu'un tel secret ne peut pas nous échapper !
LEVASSEUR
Bien entendu... Mais il faudra bien qu'elle connaisse la décision 1 et alors !... Je vois d'ici de quel enfer journalier je paierai oette métamor- phose !... Ah ! il est toujours facile de conseiller la vaillance aux autres... Moi non plus, je ne suis pas un héros, Philippe... Et devenir un héros domes- bique à mou âge, quand on est de ma classe, ce n'est Qohtre pas commode 1
PHILIPPE, souriant.
Pauvre papa !
ACTE DEi 1 3i5
LEY
Je ne suis pas fier ! J'avoue que rien que l'idée des mois qui m'attendent avec ta mère, ça me fait flageoler sur mes jambes...
PHILIPPE
Tout de même !
LEVASSEUR
Oh ! je tiendrai bon... Tu vois, je ne dépouille pas le vieil homme ! Quand étais-je moi-même ? Tout à l'heure ou maintenant ?...
PHILIPPE
Ecoute, il y a un moyen bien simple d'éviter les discussions et de tout arranger. Donne-lui l'im- pression pendant quelque temps que tu fais les i démarches les plus pressantes en ma faveur... Ces démarches, n'auront pas abouti, voilà tout !
LEVASSEUR, sautant sur la solution.
Parfaitement... C'est excellent... Tu m'as passé le filon. (La voix de Madame Levaxscur se rapproche.) Elle tient à me bien faire entendre qu'elle est rentrée et que le coup de téléphone à Terrour tarde trop à son gré... Je t'entends, va... Eh l>ien, du courage ! Je vais lui téléphoner à Ter- roul !
PHILIPPE
Après ce que nous venons de décider ? Tu n'y songes pas ?
LEVASSEUR, avec autorité.
Je te dis que je vais téléphoner à Terroul. Seu- lement, il y a la manière. A toi, je consens à dé-
3i6 LA CHAIR HUMAINE
voiler un truc qui m'a servi plus d'une fois sous la dictature de ta mère !
PHILIPPE
Quoi ?
LEVASSEUR
Tu te souviens que nous étions abonnés au théâtrophone avant la guerre ?
PHILIPPE
Bien sûr !
LEVASSEUR
Ah ! le bon temps ! le théâtrophone ! comme c'est loin ! Ça reviendra-t-il jamais ? Figure-toi qu'en enlevant l'appareil, on a laissé l'installation. Du moins l'interrupteur est resté là où il était, sous ma table... En sorte que, crac, un coup de doigt ou de genou et je puis téléphoner dans le vide sans que personne s'en aperçoive.
PHILIPPE
Je comprends !
LEVASSEUR
D'autant plus qu'il n'y a qu'un récepteur... Des fois, ça m'a rendu service ! J'en suis quitte pour me faire engueuler de temps en temps par la sur- veillante du bureau.
PHILIPPE
Malin, va 1
LEVASSEUR
Ah ! on devient ingénieux en face de l'au- borité supérieure ! Le système D, tu connais ça ! (Il prend Vapparcil après avoir actionné Vinter-
rupteur.) Allô I allô 1 Mademoiselle. (A son fUsA C'est bien commode, au moins comme ça on a
ACTE DEUXIÈME 3i?
la communication sans attendre ! Tu vas voir ça. L'après-guerre, quoi !... Toi, appelle le grand Q. G. Non, attends une seconde. (Gravement.) On a encore le temps de s'embrasser ! (Il pose le récep- teur, se lève et appelle son fils. Ils se donnent encore une accolade puissante et émue.) Ça va mieux {(Brusque- ment.) Maintenant, ouvre la porte au grand chef • et savoure, je t'en prie, ce que tu vas entendre ! Wagram 26-32, Mademoiselle, vivement, hein, je suis pressé ! Tiens, ce n'est pas la demoiselle ha- bituelle. Ah ! vous êtes nouvelle... C'est ça... c'est ça, je me disais aussi 1
PHILIPPE, riant.
Quel toupet I
LEVASSEUR
Je fais du luxe, mais je ne te souhaiterais pas d'être à ma place ! (Philippe fait signe à sa mère au dehors qu'elle peut entrer.) Allô ! Wagram 26-32. Monsieur Terroul ?
Madame Levasseur entre.
SCÈNE IX Les Mêmes, MADAME LEVASSEUR
LEVASSEUR, au téléphone, à son bureau.
Monsieur Terroul est-il rentré ?... Il se met à table... Ça ne fait rien, voulez-vous le déranger et lui dire que c'est Monsieur Levasseur qui n'a qu'un mot à lui dire, mais très pressé. (Madame Le- vasseur est entrée. Philippe est près d'elle. Silence. Levas- seur regarde sa femme et avec un air grave et sombre il dit.) Il y a de la friture !
3i8 LA CHAIR HUMAINE
MADAME LEVASSEUR
Secoue le récepteur !
LEVASSEUR
C'est vous, Terroul ?... Bonjour, comment ça va ?... Merci, merci... ça boulotte... Dites-moi, vous vous doutez un peu pourquoi je vous télé- phone, mon cher... Oui, oui, je sais bien, mais il faut que Philippe reste un mois de plus chez vous... Je vous demande un mois, jusqu'à la prochaine visite sanitaire, à charge de revanche, mon cher. Notez que je ne vous demande rien qui sorte de la régularité.
MADAME LEVASSEUR, bas à son fils.
Jamais je ne l'ai vu aussi ferme !
PHILIPPE
Il est épatant !
LEVASSEUR, continuant.
Pas de favoritisme, je suis de cet avis ! L'appli- cation de la loi Dalbiez, Mourier, de toutes les lois. Encore faut-il savoir discerner dans l'applica- tion...
MADAME LEVASSEUR, encourageante.
Très bien ! (A son fils.) Tu vois que j'ai eu raison de If sabouler un peu ! 11 n'y a que ce moyen avec lui !
i ,:\ \ssi;rn
. , Mademoiselle, n'interrompez paa ! Quelle fril are !
ACTE DEUXIÈME 3i$
LE DOMESTIQUE, entrant.
Madame est servie !
Levasseur, en tenant l'appareil, s'est retourné vers le domestique. Il fait signe à Madame Levasseur et à Philippe d'aller se mettre à table. Pendant que Ma- dame Levasseur et Philippe passent dans la salle à manger, Levasseur s'adresse à l'appareil et ponc- tue le silence de «■ certainement, certainement ». Sur le pas de la porte, Madame Levasseur se retourne et dit : « Invite-le à dîner pour un de ces soirs. » Sur quoi Levasseur répond : « Chut ! chut ! tu m empêches d'entendre. »
LEVASSEUR, aux autres, sans lâcher le récepteur.
Mettez- vous à table, j'arrive, j'ai fini. (Dans le téléphone.) Quoi ? Parlez, parlez, mon bon, c'est bien votre tour. (Philippe et sa mère sont au fond dans la salle à manger, la porte ouverte. On les voit attaquer le déjeuner. Le domestique tient à la main une bouteille de Champagne. Levasseur, à droite, est inaperçu complètement d'eux. On entend une légère détonation dans la salle à manger.) Quel est ce coup de canon ?
MADAME LEVASSEUR, de la salle à manger.
C'est le bouchon de la bouteille de Champagne qui a sauté.
LEVASSEUR
Si Terroul entendait ça, il trouverait le Cham- pagne prématuré. (Au téléphone, en le posant sur la table. Rien, rien, mon cher... A la bonne heure! avec vous, c'est un plaisir de causer !... (Il a posé
l'appareil et parle les deux mains dans ses poches.)
Je vous le dis tout net : jamais vous ne m'avez été de votre vie plus sympathique ! Quoi ? Je vous demande pardon, j'entends ma femme et mon fils qui m'appellent pour déjeuner... Et vous- même d'ailleurs, j'abuse, je crois bien ! (Il crie.)
3ao LA CHAIR HUMAINE
J'arrive, j'arrive, mes enfants.^ (A l'appareil.) Alors, au revoir, mon cher... Et vous savez, de tout cœur !... Bon appétit ! Quoi ? Oui, excellent, le communiqué, parbleu ! Dans trois mois la victoire... et après ça, comme dit ma femme, la vie en rose !... (Instinctivement, il fait des gestes de politesse et revient à Vappareil pour raccrocher bruyam- ment le récepteur.) Ouf ! ça y est... (Il se dirige vers la salle à manger où Von entend Madame Levasseur répé- ter : « Très bien ! » tout haut plusieurs fois de suite. Le- vasseur, se mettant à table, simple comme après une prouesse.) Il faudra absolument faire arranger ce téléphone... Il y a une friture !
RIDEAU
ACTE TROISIÈME
Un petit salon avec une boiserie Louis XVI. A droite, un grand lit de repos ; devant le lit une table sur la- quelle est servi le thé. A gauche, un petit bureau de femme, des fleurs. Une atmosphère de luxe, de bien- être et d'intimité règne dans la pièce.
Au lever du rideau, Monsieur Levasseur, Madame Levasseur, Philippe et Bleuette Sorbier prennent U thé.
SCÈNE PREMIÈRE
LEVASSEUR, MADAME LEVASSEUR, PHILIPPE, BLEUETTE SORBIER
MADAME LEVASSEUR
Enfin ! les premiers gâteaux au vrai sucre !... La pâtissière m'a donné sa parole qu'il n'y avait pas de saccharine. Un éclair, Bleuette ?
LEVASSEUR
Qui m'eut dit, quand cet enfant partait pour le front, que nous serions là, un an après, presque jour pour jour, victorieux d'abord et heureux, ma foi, oui, heureux... Ouf !... délivrés d'une si grande angoisse !
niiLippE Démobilisé !... en pékin !
LEVASSEUR
En pékin !... c'est un mot de ma jeunesse. Ça se dit encore ?
3aa LA CHAIR HUMAINE
PHILIPPE, montrant Bleuette.
Et fiancé, un beau matin, avec cette jolie petite personne dont j'ignorais, il y a deux mois, l'exis- tence... que, d'ailleurs, j'ai peut-être rencontrée vingt fois quand elle était petite fille, sans me douter qu'un jour viendrait où nous déciderions de passer cinquante ans ensemble !
BLEUETTE
Pourquoi cinquante ?... Plus de restrictions l allez-y !
LEVASSEUR
En somme, Bleuette, vous n'avez presque pas connu Philippe en militaire ?
BLEUETTE
Je l'ai vu deux fois en uniforme... à sa dernière permission, il y a six mois... Je l'avais rencontré chez les Dorfeuil... mais il ne m'avait fait aucune impression, je l'avoue.
PHILIPPE
Merci, vous êtes gentille !
MADAME LEVASSEUR
Pourtant, on vous avait bien dit quelle con- duite héroïque il avait eue au repli des Ardennes ?
BLEUETTE
Peut-être, mais, à ce moment, tous les permis- sionnaires à mes yeux étaient héroïques... Us avaient tous la Croix de guerre.
PHILIPPE
Nous étions tous cités... c'était d'une écœu- rante banali
ACTE TROISIÈME 3a3
BLEUETTE
Songez donc que j'avais seize ans quand j'ai commencé mon admiration pour les poilus. Alors, comme nous voilà en 1919...
MADAME LEVASSEUR
Oh ! depuis quelques semaines seulement.
BLEUETTE
Ça me fait tout de même près de cinq ans d'ad- miration intensive et généralisée. Dans ma vingt et unième année, je demande à descendre de l'échelle. Si Fifi n'avait eu que l'attrait de sa bravoure, je n'avais qu'à tirer à la court e-paille... Non, c'est pénible à dire, mais je le dis : en uni- forme, il m'avait paru nul. Il a fallu le veston et la gabardine rayée pour que je comprenne son charme !
PHILIPPE
Je dois avoir un charme civil 1
LEVASSEUR
Aussi, pour des fiançailles foudroyantes, ça a été foudroyant !
PHILIPPE
Juste conséquence des coups de foudre !
LEVASSEUR
C'est épatant ! Plus besoin, maintenant, de se parler longtemps, de se connaître... Pan ! la porte s'ouvre : « Papa, je te présente ma fiancée 1 » Ah ! bon, parfait 1 C'est vous la fiancée ?... En- chanté. Ah ! les temps modernes !... Je veux encore un éclair à la saccharine... car ils sont à la saccharine.
Il prend un éclair.
3a4 LA CHAIR HUMAINE
BLEUETTE
Regrettez-vous, Monsieur Levasseur, que ça se soit passé ainsi ?
LEVASSEUR
Non, fichtre !... Il est tombé sur une fiancée adorable... sur des beaux-parents... un peu froids...
BLEUETTE
Tièdes...
LEVASSEUR
Un peu arriérés, mais très acceptables...
PHILIPPE
Je les prends... eux et leur stock de principes...
BLEUETTE
Dame ! un président de la Cour d'appel sans principes, ce serait terrible !
MADAME LEVASSEUR
Ce n'était pas une critique... car, nous aussi, nous sommes des gens à principes 1
LEVASSEUR
Au fait, comment se porte cet excellent prési- dent ?
BLEUETTE
Papa va bien, je vous remercie... la victoire l'a rajeuni. Maman, la victoire ne lui suffit pas. Elle a besoin d'une i-un' d'eaux... Elle s'est beau- coup fatiguée pendant la guerre,
MADAME LEVASSEUR
Elle é ait infirma 1 1
ACTE TROISIÈME 3a5
BLEUETTE
Maman ? non... Elle s'est fatiguée sur place.
MADAME LEVASSEUR
Hélas ! comme tant de gens... tant de pauvres gens... même pas exposés...
PHILIPPE
On est toujours exposé... à vieillir,
LEVASSEUR
Madame Sorbier a accepté de bon cœur que vous alliez à l'ambulance... Vous étiez si jeune !
BLEUETTE
Il n'aurait plus manqué qu'on m'empêche d'y aller... on aurait vu ça !
MADAME LEVASSEUR
Bien dit ! Voilà ce qu'étaient nos filles et nos fils ! et, au fond, nous ne dous en doutions pas ! La guerre nous aura servi à nous découvrir. C'est une banalité de le constater.
LEVASSEUR
Oui, oui, ma femme a raison... et les journaux aussi... Les valeurs morales... (A Bleuette.) Un peu de porto, ma chère enfant ?
BLEUETTE
Merci, non.
MADAME LEVASSEUR
Tenez, moi-même, je reconnais qu'avant la guerre, j'avais des idées un peu étroites, des pré- jugés...
3a6 LA CHAIR HUMAINE
LEVASSEUR
Ah ! ça, tu peux le dire ! Ah ! ça !... Féodale, tu étais féodale 1
MADAME LEVASSEUR
N'exagère tout de même pas, Gabriel ! J'avais les idées de mon éducation... enfin, les idées qu'on m'avait données... Et, puisque Fifi, ma chère enfant, vous a mise au courant de tout ce qui touche la maison et de l'incident qui a bouleversé un moment notre vie, je puis vous en parler sans gêne aucune.
BLEUETTE
Oh ! oui, madame... je sais à quoi vous faites allusion.
LEVASSEUR, à son fils.
Ça y est !...
MADAME LEVASSEUR
Asseyez-vous...
PHILIPPE, à son père.
C'était inévitable !
MADAME LEVASSEUR, elle tousse un peu et se verse du porto.
Lorsque je vis l'année dernière ce malheureux Fifi s'arracher lui-môme aux infirmeries, lui, une recrue d'hôpital, pour courir au front...
LEVASSEUR, basa son fils.
Hein ! <'II<1 n'y va pas de main morte !...
PHILIPPE, bas.
Laisse-là écrire l'histoire !
ACTE TROISIÈME Soj
MADAME LEVASSEUR, continuant.
Je peux bien le confesser, à ce moment-là, je fus terrorisée par son énergie.
PHILIPPE
Tu ne pouvais pas te douter, maman — plus que moi, d'ailleurs — que deux mois ; surviendrait l' Armistice et que je n'aurais ?*> eu le temps d'exposer considérablement ma vie...
MADAME LEVASSEUR
Les voilà bien, ces héros 1... La manie d< dénigrer, de diminuer leur mérite... Ah ! bien français... On ne la changera jamais, la France !... N'importe, mon enfant, j'ai frémi pour toi, je l'avoue.
LEVASSEUR, bas.
C'est le laïus !
MADAME LEVASSEUR
Mais ça a été la source de ma régénérescence !... Quand tu es revenu et que vous avez pris, ton père et toi, mille précautions oratoires pour m'a- vouer la raison qui t'avait déterminé à partir, manifestement, vous vous disiez : « Comment va- t-elle encaisser qu'il y avait dans la vie de son mari un fils naturel, un fils qui, bien qu'il ait été à l'honneur, n'en était pas moins né de l'incon- duite. » Avouez, capons, que vous vous étiez dit : « Ça va être dur ! »... Eh bien ! non, voilà le mi- racle ! Mon esprit, tout naturellement, sans que je m'en sois aperçue, s'était agrandi, élargi... Lequel de vous a été le plus étonné ?
LEVASSEUR
Moi, sans conteste.
3a8 LA CHAIR HUMAINE
PHILIPPE
Après moi, papa.
BLEUETTE
Quel ensemble !
LEVASSEUR
Ma femme a été sublime, cornélienne... c'est vrai !... Quelquefois, je la blague un peu, mais là, je le dis sans ironie aucune. Bien sûr, un moment elle a sursauté, mais tout de suite elle s'est écriée avec un geste que je n'oublierai pas : « S'il était là, je l'embrasserais ! »
BLEUETTE
C'est très bien, Madame... Le voilà, le beau cri du cœur... en dehors de tout préjugé et de toute convention !
MADAME LEVASSEUR
Parfaitement, je l'ai dit et, s'il avait été vivant... {A Bleuette qui lui tend l'assiette de sandwichs.) Encore un sandwich, je veux bien... Et, s'il avait été vivant, j'aurais exigé que Gabriel fît tardive- ment son devoir et lui donnât son nom. Voilà comment la guerre a transformé les caractères ! La seule vraie faute de Monsieur Levasseur avait été de se dérober jadis à son premier devoir social. Ça ne m'étonne pas de lui, d'ailleurs.
LEVASSEUR
Cré bon Dieu !... Qui m'eût dit que ma femme, uu jour, me le reprocherait en plein salon 1... C'est inouï !
MADAME LEVASSEUR
Parce que je buîb jusl e <i bozme.
ACTE TROISIEME 3ag
BLEUETTE
Mais la mère de ce garçon vit toujours ?... Phi- lippe ne m'en a parlé que très vaguement.
Philippe, de loin, fait signe à Bleuelte de se taire. MADAME LEVASSEUR
Ah ! par exemple, là, je vous arrête. Je vous prie, ma chérie, de ne pas évoquer ce souvenir devant moi. Vous m'offenseriez.
BLEUETTE
Oh ! Madame, je ne voulais pas... croyez-1»
MADAME LEVASSEUR
La mère n'avait aucune espèce d'intérêt, ni d'importance. Je puis bien vous le dire, une malheureuse fille sans dignité, un « vibrion », comme on disait de mon temps.
BLEUETTE
Ah ! on appelait ça un vibrion ?... Maintenant, on dit...
LEVASSEUR, les interrompant.
Mes enfants, mes enfants... je vous en prie !... Vous remuez tout ça à la pelle ! Si vous vouliez bien parler d'autre chose !#.. La guerre nous a appris à piétiner les convenances, je veux bien, mais, tout de même, à force de piétiner, vous n'avez pas l'air de vous douter que vous me mar- chez sur les pieds avec une de ces sérénités !... Si nous parlions un peu moins du passé et un petit peu plus de l'avenir ?... Hein !... si nous parlions de ces deux gamins-là... Alors, voyons... Avez- vous décidé la date fatidique . . ? A quand la convention du mariage ?
Il les prend chacun sous un bras.
33c LA CHAIR HUMAINE
BLEUETTE
Le 15 avril ferait bien notre affaire. Nous avons choisi cette date, Philippe et moi, si vous n'y voyez aucun inconvénient, parce que maman pourrait encore aller faire sa cure d'air à Caux.
LEVASSEUR
Et moi aussi, ça me botte, parce que vous pourrez aller passer votre lune de miel dans notre villa de Cannes, dans votre villa, devrais- je dire, mes enfants, car si vous vous y plaisez, je vous la donne en cadeau de premier de l'an.
BLEUETTE
Pas possible ! Ah ! que vous êtes bon ! Merci, papa.
Elle V embrasse.
PHILIPPE
Mais c'est de la folie. Tu viens de l'acheter. A peine l'as-tu visitée !...
LEVASSEUR
Mes enfants... entre nous, je puis bien vous le dire, puisque ça vous intéresse, savez-vous com- bien, en ces trois dernières années, l'usine a gagné ?
BLEUETTE
L'usine
1 KVASSEUR
C'est-à-dire moi. On dit l'usine quand on gafp« et « moi » quand on perd. Allez, mes pn ils, allez
BLEUETTE
i \.
ACTE TROISIÈME 33i
LEVASSEUR
Plus.
BLEUETTE
Trois ?
MADAME LEVASSEUR
Quatre ?
PHILIPPE
L'année dernière c'était trois, papa.
LEVASSEUR
Eh bien ! de l'année dernière à l'Armistice, ça fait trois de plus, six en chiffre rond.
BLEUETTE
C'est admirable ! Six francs de bénéfice en six ans ! Ça fait vingt sous par an.
MADAME LEVASSEUR
N'exagérons rien, Gabriel. Sur ces six million?! combien le fisc va-t-il prendre comme bénéfices de guerre ?
LEVASSEUR
Ah ! oui, ça va être formidable ! Actuellement, ce n'est pas absolument fixé, mais cinquante pour cent peut-être.
MADAME LEVASSEUR
Cinquante pour cent... C'est effrayant, c'est monstrueux !
LEVASSEUR
Ah ! mes enfants !... Et les droits d'héritage plus tard ! Aussi, prenez toujours la villa de Cannes. Allez, plus je vous donnerai de mon vi- vant, moins vous paierez. Prenez sous le bras et filez avec...
332 jLA CHAIR HUiMAlNE
MADAME LEVASSEUR
Ah ! ne parle pas de ta mort, je te prie I
LEVASSEUR, aimablement.
Mais je parlais aussi de la tienne, ma chère Adèle.
PHILIPPE
Je compte travailler ferme, papa.
LEVASSEUR
Et tu as raison. La nation a besoin d'un effort considérable.
BLEUETTE
Ça n'empêche pas d'ailleurs de s'amuser en temps voulu, n'est-ce pas, Philippe ?
MADAME LEVASSEUR
Il le faut. La vie se reforme peu à peu.
BLEUETTE
Les bals reprennent un peu partout. Madame Smith en a donné un costumé la semaine der- nière.
MADAME LEVASSEUR
Je ne vois pas en quoi danser serait un crimei En voilà des préjugés !
LEVASSEUR
N'importe 1 costumé ! c'est un peu prématuré. Il y a une nuance ! Nous ne sommes qu'en 1919. Attendons L920, que diable !
MADAMi-: LEVASSEUR
Ah ! oette danse !... Hein, Bleuette, l'a-t-on /, inoriminée pendant la guerre 1-
ACTE TROISIÈME 333
BLEUETTE
A entendre tous les gens graves, et papa lui- même, c'était le tango, le pelé, le tondu à qui nous devions tous nos malheurs. Eh bien ! on l'a repris, le tango. Il n'est même pas démodé.
PHILIPPE
Ce ne sera pas long ! Il n'a plus qu'à bien se tenir, le tango... Il arrive en droite ligne d'Amé- rique, en ce moment, le shimmy, qu'on a inau- guré dans tous les dancings.
LEVASSEUR
Le... quoi ?...
BLEUETTE
On le danse au Chun-chin-diow ...
MADAME LEVASSEUR
C'est une variation du tango ?
BLEUETTE
Du tout. Aucun rapport. Il y a des différences capitales.
PHILIPPE
Il y en a même une plus capitale que toutes. C'est que les jambes ne bougent presque pas.
MADAME LEVASSEUR
Non, pas possible ! On danse sans bouger ?
LEVASSEUR
C'est épatant !...
PHILIPPE
Ce sont presque des mouvements de torse, uni- quement.
334 LA CHAIR HUMAINE
LEVASSEUR
Oh ! mais c'est dans nos moyens, ça !... Je vais apprendre le shimmy.
BLEUETTE
Tenez, maman, les deux premiers temps, voilà la pose du corps. Et la pose des pieds des deux
danseurs. (Elle fait signe à Philippe qui s'avance et ils se mettent à danser tout en parlant.) Non, la jambe un peu plus droite.
PHILIPPE
Gomme ça, n'est-ce pas ?
BLEUETTE
Oui. Puis, autant qu'il me souvient, car je n'en suis pas encore très sûre, voilà les premiers mou- vements du torse : une, deux, une, deux...
LEVASSEUR
Oh ! que c'est curieux. C'est très intéressant... Ma bonne, nous danserons le shimmy tous les deux quand nous nous ennuierons !...
BLJEUETTE
Une, deux...
Pendant ce temps, un domestique apporte une lettre à Levasseur, qui Vouvre.
LEVASSEUR, au domestique.
Faites attendre dans mon bureau. (Le domestique sort.) Mes enfants, justement nous parlions tout:
à l'heure de... (Les deux enfants, qui dansaient tou- jours, s'interrompent et se rapprochent de Levasseur.)
Ah ! oeoi est grave, émouvant !
ACTE TROISIÈME 335
MADAME LEVASSEUR
Qu'est-ce qu'il y a ?... Tu prends un air tout à coup !...
BLEUETTE
Oui, qu'est-ce que c'est ?
LEVASSEUR
Au fait. Je puis lire devant cette petite... Il n'y a plus de secret pour elle. Elle est de chez nous...
BLEUETTE
Je vous remercie de m'en donner la preuve.
LEVASSEUR
Nous parlions du disparu tout à l'heure. Ce mot est de sa mère. (Il Ht.) Monsieur Levasseur, peut-être vous intéressera-t-il d'avoir sur la conduite au feu de mon fils Paul quelques renseignements Iprécis. Un de ses camarades de combat, un autre [lui-même, revenu depuis peu et que je charge de cette lettre, vous édifiera à cet égard, si vous le dési- \rez. Recevez, Monsieur, etc.. Il est là, dans mon Ibureau.
MADAME LEVASSEUR
Mais, je crois bien, il faut le recevoir.
PHILIPPE
Tout de suite.
BLEUETTE
Ne le faites pas attendre.
MADAME LEVASSEUR
Je veux le voir... l'entendre...
i5
336 LA CHAIR HUMAINE
PHILIPPE
Fais-le entrer ici... nous lui parlerons aussi...
LEVASSEUR, montrant Bleuetle.
Mes enfants !... Tout de même...
BLEUETTE
C'est vrai... Je suis de trop. Je m'en allais, d'ailleurs. Il faut que je passe prendre maman au thé de la rue Royale, à cinq heures.
PHILIPPE
Déjà!
BLEUETTE
Et je vous prie, Philippe, de ne pas m'accompa- gner, même jusqu'à la porte. Restez... Passez- moi mon sac. (Philippe le lui tend.) Merci !
PHILIPPE
Alors, demain matin, j'irai vous prendre à dix heures, voulez-vous, pour monter à cheval ?
BLEUETTE
C'est ça, un tour au Bois. Au revoir, maman.
MADAME LEVASSEUR, elle Vembrasse. Au revoir, ma fille chérie.
BLEUETTE va à Levasseur.
Et vous, shake-hands... (Elle lui serre la main.) Papa, vous êtes un bon gros. Elle se dirige vers la porte.
LEVASSEUR
Est-elle gentille !
ACTE TROISIÈME 337
PHILIPPE
Je l'adore !
LEVASSEUR
Gomment ne l'adorerait-on pas ?... Philippe, tu as eu raison... C'est comme si elle était de la famille depuis le premier de ses vingt printemps. (A sa femme.) Alors, je fais entrer ici ?... Bien 1 Si tu veux ?... Essuie-toi, tu as des miettes sur ton corsage. (Une fois que Bleuette est sortie, il va à la porte du salon et l'ouvre.) Entrez, Monsieur.
SCÈNE II
Les Mêmes, LE SOLDAT, s'appuyant sur une canne.
le soldat Madame, Messieurs ! Il salue.
LEVASSEUR
^ Vous pouvez parler sans gêne. Ma femme, mon fils... Ils sont tous deux au courant de la mort héroïque de votre camarade.
MADAME LEVASSEUR
Vous étiez son ami, Monsieur ?
LE SOLDAT
Intime. Même régiment, même classe.
MADAME LEVASSEUR
Asseyez-vous, Monsieur, vous serez mieux.
338 LA CHAIR HUMAINE
LE SOLDAT
Vous êtes bien aimable, Madame... Il boite légèrement.
MADAME LEVASSEUR, Ini tendant une chaise sur laquelle il s'assied.
Vous éprouvez une difficulté à marcher ?
LEVASSEUR
Auriez-vous été blessé ?
LE SOLDAT
Oui, un petit pruneau dans la jambe droite. Ça ne compte pas.
PHILIPPE
Blessé... Il y a longtemps ?
LE SOLDAT
Au moulin de Laffaux.
LEVASSEUR
Au même endroit que...
Il s'arrête.
LE SOLDAT
Oui... le même jour.
LEVASSEUR
Je comprends pourquoi Madame Boulard m'a ^crit que vous nous donneriez sur la fin de ce pauvre garçon tous les renseignements possibles.
PHILIPPE
Je vous écouterai, croyez-moi, Monsieur, avec une grande émotion... Moi-même, je suis avide de connaître...
ACTE TROISIÈME Xk)
LE SOLDAT, l'interrompant.
Je vous demande pardon... Je ne m'attendais pas à me trouver en présence de tant de per- sonnes. Ça me gêne un peu I
LEVASSEUR
Je vous en prie. Ne craignez pas d'avoir devant vous un auditoire insuffisamment pénétré...
LE SOLDAT
Je n'ai pas cette crainte... non... Mais ce que j'ai à dire s'entend mieux d'homme à homme et seul à seul...
LEVASSEUR
Qu'à cela ne tienne... Je comprends votre sen- timent.
LE SOLDAT
Mon désir, du moins...
LEVASSEUR
Et ma femme et mon fils ne s'en formaliseront pas. Ils vont se retirer, puisque vous le souhaitez ainsi.
LE SOLDAT
Vous m'excuserez, Madame.
MADAME LEVASSEUR
Vous n'avez pas à vous excuser. Cette entrevue particulière est tout à fait de circonstance. Vous désirez qu'elle ait ce caractère et peut-être avez- vous raison. Viens-tu, Philippe ?
PHILIPPE, s? avançant vers le soldat.
Monsieur... permettez que je vous serre la main. C'est toujours un honneur pour ceux qui n'ont
34o LA CHAIR HUMAINE
qu'imparfaitement servi leur patrie de serrer la main de ceux qui lui ont tout donné.
LE SOLDAT
Ça, c'est des bobards de civils... Entre copains, pas de ça... car on a été copains, je suppose ?
PHILIPPE
332e d'infanterie... Repli des Ardennes...
LE SOLDAT
Bon... Le compte y est !
Il lui serre la main. Philippe et sa mère sortent.
SCÈNE III LEVASSEUR, LE SOLDAT
LEVASSEUR
Vous souffrez encore de votre blessure ?
LE SOLDAT
Du tout... c'est passé... Un peu d'arthrite consécutive, comme disent les toubibs. J'ai été prisonnier en Allemagne. Dame ! ça a manqué de confort pour la convalo.
LEVASSEUR
Ah ! vous avez été prisonnier, mon pauvre ami...
LE SOLDAT
Un an. Je suis rapatrié depuis quelques se- maines et démobilisé depuis quelques jours.
ACTE TROISIÈME 341
LEVASSEUR
Vous avez été blessé longtemps avant d'avoir été fait prisonnier ?
LE SOLDAT
En même temps. J'ai été ramassé par les Bo- ches. Et, précisément, c'est l'histoire que je suis chargé de vous raconter, si elle vous intéresse le moins du monde.
LEVASSEUR
Si elle m'intéresse ! Comment !... Alors, vous étiez l'autre brave qui, avec Paul Boulard, vous êtes risqué dans les lignes ennemies ?
LE SOLDAT
Oui, nous étions deux qui avions accepti faire une patrouille. Un n'en est pas revenu... L'autre est tombé, et vous voyez qu'il a eu plus ; de veine que son camarade.
LEVASSEUR, avec émotion.
Et celui qui ne s'est pas relevé... a-t-il beau- coup souffert ?
LE SOLDAT
Il est tombé raide, la tête fracassée. Il n'a pas dit ouf !
LEVASSEUR
Dieu soit loué !... (Un temps.) C'était, comme vous disiez, un brave type !
LE SOLDAT
Peuh 1 comme les autres...
34a LA CHAIR HUMAINE
LEVASSEUR
Je vous demande pardon de cette exclamation un peu sotte qu'a été la mienne. Vous faites bien de me reprendre. Vous avez tous été égaux dans le courage...
LE SOLDAT
Oh ! ce n'était pas ce que je voulais dire... je ne voyais pas si loin !
LEVASSEUR
Vous connaissiez intimement Paul Boulard ?
LE SOLDAT
Oui, intimement... Nous étions comme les deux doigts de la main.
LEVASSEUR, le regardant.
C'est vrai que vous avez des caractères com- muns, dans la façon de vous tenir.
LE SOLDAT
A force de vivre ensemble, peut-être bien... 11 portait la barbe, je ne la porte pas. Mais vous le connaissiez donc de vue ?
LEVASSEUR
Non... Mais depuis... j'ai tant de fois regardé sa photographie... Elle est dans mon portefeuille, un portefeuille que j'ai toujours sur moi.
LE SOLDAT
( C'est, drôle 1 Do son vivant, vous ne le connuis- si.'/. pas, dites-vous, et vu photographie vous l'avez dans vol re portefeuille...
ACTE TROISIÈME 343
LEVASSE UR
Est-ce une allusion... ou bien votre camarade ne vous a-t-il pas mis au courant... Il s'arrête.
LE SOLDAT De ?...
LEVASSEUR
De certains faits concernant sa naissance ?
LE SOLDAT
Nous parlions plus de mort que de naissance à ce moment-là... Je ne sais pas de quoi vous voulez parler...
LEVASSEUR
Vraiment ?... Il ne vous a fait aucune confi- dence à ce sujet ?
LE SOLDAT
C'était un type bourru... peu loquace... ce qu'on appelle un renfermé.
LEVASSEUR
Se plaignait-il de la vie ?
LE SOLDAT
Dans les tranchées, est-ce qu'on se plaint ja- mais de la vie ?... La vie !... c'est que c'est quel- que chose !
LEVASSEUR
Si elle a été trop mauvaise... pourtant !... Est-ce qu'il en voulait à des gens ?
LE SOLDAT
Je crois que oui, tout de même... Des fois... oui... Mais pour sa maman qu'il aimait bien, il savait
344 LA CHAIR HUMAINE
dissimuler. Il ne voulait pas qu'elle eût encore de la peine à cause de lui. Une première fois, c'était suffisant.
LEVASSEUR
Comme VOUS dites ça !... (Il le regarde fixement.) Mais... Oh ! c'est inouï...
LE SOLDAT
Quoi ?
LEVASSEUR
Le haut du visage... les yeux...
LE SOLDAT
Faut faire comme ça... Imaginez-moi avec la barbe... (Il lève le coude à la hauteur des yeux.)
Vous verrez, c'est bien plus extraordinaire quand on fait comme ça...
LEVASSEUR
Est-ce qu'on vous a déjà dit que vous lui...
LE SOLDAT
Vous ne voudriez pas que ce soit la première fois. ( Levasseur a ouvert un portefeuille et pris la photo- graphie.) Tenez, dans cette pose. (Il croise les bras comme s'il prenait la pose de la photographie qu'il n'a
pourtant pas regardée.) Comparez bien... Comme ça... je crois... que c'était comme ça.
LEVASSEUR
Ma parole 1 je ne saurais pas que ce malheureux est mort...
LE SOLDAT
Votre cœur battrait, hein ?... (S'avançant vers Levasseur.) Regardai de plus près.
ACTE TROISIÈME 345
LEVASSEUR
Ah ! ça, est-ce que je suis fou ?
LE SOLDAT
P't'être pas !
LEVASSEUR, pousse un cri.
Vivant ?
LE SOLDAT
Vivant !
Un silence stupéfait, tragique, ébloui. LEVASSEUR, se reprenant, avec un soupçon.
Mais ce n'est pas possible, votre mère me l'au- rait dit, je le saurais...
PAUL
Oh ! n'ayez pas peur... 11 n'y a aucune super- cherie de la part de ma mère.
LEVASSEUR, la voix étranglée.
Alors... alors... vite ! Parlez !... mais parlez donc 1
PAUL
Minute de repos !... Je vais vous expliquer.
LEVASSEUR
Elle vous a cru mort réellement ?
PAUL
Parbleu !
LEVASSEUR
A-t-elle su, par la suite, que vous étiez vivant ?
PAUL
Tiens donc !
346 LA CHAIR HUMAINE
LEVASSEUR
Et comment ne m'en a-t-elle pas averti tout de suite ? Pourquoi m'a-t-elle laissé dans cette persuasion ?
PAUL
C'est moi qui n'ai pas voulu...
LEVASSEUR
Vous ? Pourquoi ?
PAUL
Attendez !... Voilà l'histoire en deux mots. Des lignes françaises, on a vu que nous étions tombés, mon camarade Andrieux et moi. On nous a portés disparus, mais il leur avait semblé que notre compte était bon. Nos familles ont été averties que, portés disparus, nous devions être considérés comme morts. Les Boches m'ont ramassé après deux heures de souffrance. J'ai été ramené en- suite dans un lazaret et, de là, dans un camp en Allemagne. J'ai écrit à ma mère quand j'ai été assuré de survivre. Pourquoi lui faire une fausse joie, à cette femme, si je devais crever le lende- main ?... J'ai su qu'elle vous avait informé de ma disparition et que vous l'avez accueillie avec émo- tion.
LEVASSEUR
Ah ! vous ne devinerez jamais le bouleverse- ment que cette nouvelle a apporté ici !
PAUL
Ici, oui... Là-bas, je ruminais ma souffrance ! Devant notre quart de riz, le soir, dans ma ga- melle... avec mes poui à gratter et l'esquintement
ACTE TROISIÈME 347
du turbin... mes idées ont changé... On s'aigrit dans ce fourbi-là. Avant, j'étais résigné, paci- fique. Mais j'ai fait la guerre, j'ai été parmi qui ont souffert leur vie chaque jour pour sauver ceux qui la leur ont plus ou moins donnée 1... Là- bas, tout m'est remonté dans un coup de ran- cœur... Je suis devenu... comment dire ?... un peu anarchiste... J'ai eu le temps de trop réfléchir à l'organisation de la société... Vous comprenez... à toutes les injustices... Ce que pendant trente ans j'avais si commodément suppor; : ap-
paru tout à coup intolérable... révoltant... En sorte que, lorsque ma mère m'a écrit qu'elle allait vous prévenir, j'ai répondu tout de suite : Te presse pas, laisse donc, patiente... 11 faudra leur dire leurs quatre vérités... Je veux y aller moi- même, lui annoncer dans le blanc des yeux que j'ai encore ma peau et qu'elle est matriculée à son nom. »
LEVASSE UR, l'interrompant.
Et vous m'avez en face de vous, mon enfant... Vous pouvez parler en juge... vous en avez le droit... Je ne sourcillerai pas...
PAUL
En juge !... Oh ! oh !... Il y a quelques se maines, peut-être, dans le feu du retour, oui !... J'aurais dû venir vous trouver illico... J'ai attendu exprès. Quelques semaines, c'est énorme pour une idée... Avez- vous remarqué, Monsieur, comme on passe son temps à changer d'idées ? Là-bas, dans le camp des prisonniers, c'était la révolte, le cham- bardement social... tout le fourbi !... Quand on est revenu, il y en avait qui serraient les poings et qui avaient la voix rauque... La guerre rend mé- chant... Et puis, sous le veston retrouvé... dans la
348 LA CHAIR HUMAINE
chambre... dans la flemme de la rue... au bureau du P.-L.M-. avec les vieux poussiéreux d'autre- fois, ce qu'on se sent mou !... La guerre s'es- tompe... on reprend... tout s'oublie... On voit le monde tel qu'il était avant, pire peut-être... si fort et si grand ! Alors, moi, je suis redevenu petit, petit... On arrivait pour chambarder... gueuler... et puis, on se paie une place au cinéma le samedi soir... Allez... je vous dis, ce qu'un homme peut changer de croquenots dans une vie !... Ah ! misère !...
LEVASSEUR
Vous voulez dire que la rancune s'atténue, mais les sentiments demeurent. C'est ça, n'est-ce pas ?
PAUL
Non, je ne vous en veux pas plus qu'avant, je jure. Pourquoi ?... Est-ce qu'il y a quelque chose de changé ? Qu'est-ce que la guerre a à voir dans mon cas ? Vous voyez que je ne suis même pas intéressant... à peine amoché... J'ai fait mon de- voir comme tout le monde. Ah ! si j'étais mort... bougre !... c'aurait été une autre musique. Là, dans le portefeuille... j'étais un rude héros, n'est- ce pas ?... Mais, là... avec toute ma peau des pieds à la tête, ce que je dégringole !... Mais si, mais si, ne faites donc pas ce mouvement indi- gné. Vous êtes un brave homme au fond... Eh bien ! avouez que vous ne trouvez pas en vous l'émotion que vous voudriez. Allons, pas de blague 1
LEVASSEUR
Je ne l'ai pas... cette émotion !... Moi qui vous écoui" parler comme en un rêre ! qui entends pour la première foii le timbre de votre voix... Et
ACTE TROISIÈME 349
pendant que je l'entends, cette voix virile, mon cœur me répète inlassablement tout bas : « Ton fils, c'est ton fils. » Je ne l'ai pas, mon pauvre en- fant, cette émotion ?...
Il va à lui comme pour Vétreindre. Paul a un mouve- ment de retraite très net.
PAUL
Ah ! non, non !... N'exagérons tout de même pas... Pendant trente ans, on ne s'est pas em- brassé, il n'y a aucune raison pour que nous com- mencions aujourd'hui...
LEVASSEUR
Il y en a d'énormes et de nouvelles... D'abord, il y a eu, quoi que vous en disiez, l'aventure tra- gique, durant laquelle nous avons tous cruelle- ment senti que si vous faisiez le sacrifice de votre vie à la patrie, cette vie, nous vous l'avions don- née... Et ce remords-là, chez moi, cette angoisse iont...
PAUL, l'interrompant.
l Les avez-vous ressentis quand j'ai été appelé le jour de la mobilisation ? Y avez vous même j songé ?... Non, n'est-ce pas ....
LEVASSEUR
Peut-être... Je ne me le rappelle pas... L'é- goïsme est le premier cri du cœur. Vous voyez I Vous avez été dans cette maison la notion même du devoir oublié, de tout le devoir humain qui se levait en moi à cet appel avec des figures sé- vères de reproches...
PAUL
Nom de nom !... j'ai été tant que ça ?...
35o LA CHAIR HUMAINE
LEVASSEUR
Ah ! ne raillez pas. Je vous jure que vous n:en aurez plus l'occasion jamais.
PAUL
Et puis, si vous vous êtes monté le bourrichon sur mon héroïsme, vous avez déraillé un peu, sa- vez-vous. Tel que vous me voyez, j'ai eu des frousses terribles dans la tranchée. J'ai coupé au truc, comme on dit, et quelquefois salement i
LEVASSEUR
Qu'est-ce que ça prouve ! La lettre que vous m'avez adressée était purement admirable !...
PAUL
Oh I quand on part, on écrit avec le style des au- tres... On a le cœur qui bat... alors, en avant les grandes phrases... Oui... Mais après quatre ans de guerre et d'endurance, nous disions simple- ment : « Mon vieux, on y va... ?»
LEVASSEUR
C'est aussi beau et c'est la même chose... Vous voyez bien que lorsqu'on vous a chargé d'une mission où vous risquiez votre vie, vous n'avez pas hésité...
PAUL
Si, j'ai hésité... Ah 1 pour sûr que j'ai hésité !... i -. « » 1 1 l 1 1 1 . 1 1 1 1 • à dire... « Vous n'avez pas hé- sité ! » Et rudement encore !... Puis, tout à coup, Andrieux m'a poussé le coude, il m'a dit : « Viens donc, va ! » Je suis parti. Allez, allez ! ne nous montons pas le coup. Vous avez devant vous un homme qui a l'ail oe qu'il devait faire, ni plus ni
ACTE TROISIÈME 35i
moins que les autres... Et il y en a eu des millions comme ça ! A preuve que c'est l'avis du gouver- nement, puisqu'au retour on ne nous donne pas des positions bien épatantes, vous savez !... Nous sommes trop, quoi ! Et puis, les places sont prises... (Après un petit temps, timidement.) Alors, jus- tement, le plus clair résultat de mes révoltes d'autrefois c'est de venir vous demander de me pousser un peu au P.-L.-M. Vous devez avoir de l'influence. Vous avez le bras long. Je suis ca- pable, vous savez !
LEVASSEUR
Non seulement je vous trouverai un emploi su- périeur, mais la première chose que je vais faire, c'est de réparer mes torts d'autrefois envers vous. Je vais vous donner le nom que vous auriez dû porter.
PAUL
Ça me gênerait dans mes relations dans le quar- tier... Non, non... Je suis plus modeste que ça... un bon petit emploi intelligent, où je pourrai déve- lopper mes aptitudes...
LEVASSEUR
Ce n'est pas assez ! Vous devez être traité comme un fils et au même titre que l'autre... Vous avez les mêmes droits.
PAUL
Qu'est-ce que dirait votre famille ?
LEVASSEUR
Ma famille ? Mais sachez qu'elle n'ignore rien. Ma femme et mon fils partagent mes sentiments
35a LA CHAIR HUMAINE
là-dessus. Lorsqu'ils sauront que vous êtes vi- vant, ils n'hésiteront pas une minute !
PAUL, avec émotion, en balbutiant.
Vrai ?... Ah ! ça c'est bien ! C'est bien, vous savez... Ce que vous êtes chic !... Je n'aurais jamais cru !
LEVASSEUR
Et tout de suite encore... Je vais leur annoncer votre résurrection. Il faut profiter de notre émo- tion pour régler toutes ces choses. Nous allons prendre nos déterminations. Votre mère elle- même doit être consultée et avertie. Il y a des formalités nécessaires. Vous allez me la chercher tout de suite. Au grand jour ! au grand jour 1
PAUL, prenant précipitamment sa canne et son chapeau qu'il avait posés sur le bureau en entrant.
Ma mère ?... Elle n'est pas loin... Elle est au carrefour de Buci, au café des Deux-Magots, où nous avons cassé la croûte. Elle m'attend, et avec anxiété, vous pensez... Ah ! la pauvre femme, ce qu'elle va être contente... C'est pour l'idée, et le sentiment, n'est-ce pas, plus que pour la chose elle-même... Voulez-vous que j'y coure tout de suite ?
LEVASSEUR
Comment donc ! Qu'elle soit là dans un quart d'heure exactement.
PAUL
.)»■ ne me le fais pas répéter deux fois. Ah ! je
ne peux pas vous dire... Je ne trouve pas les
... Mais plus tard... Allez, <;a viendra ! Sur
le moment, n'est-ce pas ? on a des pudeurs stu-
'
ACTE TROISIÈME 353
pides... J'y vais, hein ?... Je vous l'envoie... A
tout de suite.
Il sort, timide et rapide, presque en balbutiant. Le- casseur court à la porte de gauche. Il appelle.
LEVASSEUR, criant.
Mes enfants ! Mes enfants !
SCÈNE IV
LEVASSEUR, MADAME LEVASSEUR PHILIPPE
LEVASSEUR
C'est lui ! (Dès qu'ils sont entrés.) Vivant !... Lui, Paul Boulard !... C'était lui-même que vous venez de voir !...
MADAME LEVASSEUR
Qu'est-ce que tu chantes là ?
LEVASSEUR
Quelle joie !
PHILIPPE
Allons, voyons, papa ! C'est impossible. Qu'est- ce que ce bateau ?
LEVASSEUR
Vivant, je vous dis !... Il est tombé en pre- mière ligne. Mais il a été ramassé par les Boches. Il y a un an qu'il était prisonnier.
MADAME LEVASSEUR
Qu'est-ce que tu racontes ? Comment ? On 'aurait fait connaître sa mort supposée, et on se
354 LA CHAIR HUMAINE
serait bien gardé de t'avertir lorsqu'on a su qu'il n'était que prisonnier ?
LEVASSEUR
C'est lui qui l'a voulu ainsi. Il tenait à venir me trouver et à m'annoncer lui-même la nou- velle. C'est égal ! quelle délivrance pour moi !...
MADAME LEVASSEUR, avec autorité.
Voyons, est-ce que tu n'es pas dupe ? Est-ce qu'on ne se moque pas de toi ?
LEVASSEUR
Ne cherchez pas, mes enfants... Je l'ai recon- nu... à toute sa personne.
MADAME LEVASSEUR
Cette espèce de mise en scène truquée... cette mère qui parle trop, puis qui se tait subitement quand il faudrait parler... Tu me permettras de réserver mon opinion. Qu'en penses-tu, Philippe ?
PHILIPPE
Je pense, maman, qu'il y a de tels bouleverse- ments dans les âmes en ce moment qu'il ne faut pas chercher de la logique là où chacun improvise... Et puis qu'importe... Le fait est là.
LEVASSEUR
Oui, le fait est là. Ouf 1 mes enfants !... Comme ce dénouement est plus léger à supporter. Vous me comprenez ?
MADAME LEVASSEUR, froidement.
Tu ne peux pas exiger de nous une satisfaction à la tienne. Cet enfant ne tient pas à nos
ACTE TROISIÈME 355
fibres de la même façon, n'est-ce pas ? Au fait, pourquoi prisonnier, il s'est rendu ?
LEVASSEUR
Non, il a eu la jambe broyée. On l'a transporté à l'ambulance allemande.
MADAME LEVASSEUR
Broyée !... N'exagérons rien, la jambe a l'air de fonctionner convenablement 1
PHILIPPE
Enfin, maman, n'épiloguons pas et ne mar- chande pas ta pitié. Je ressens une grande sym- pathie pour ce réprouvé et suis très heureux de le savoir sain et sauf.
LEVASSEUR
Ah 1 je te reconnais bien là. Merci !...
MADAME LEVASSEUR
Tu l'as renvoyé ?... Qu'est-ce que tu lui as dit ?
LEVASSEUR
Que nous étions tous d'accord sur son cas. Que j'allais purement et simplement le reconnaître avec le consentement de ma femme elle-même.
MADAME LEVASSEUR, mollement.
Bien sûr 1
LEVASSEUR
Et voilà qui va être réglé rapidement, je te prie de le croire I
MADAME LEVASSEUR
Prends ton temps tout de même et des rensei-
356 LA CHAIR HUMAINE
gnements. Ce serait de la folie d'agir à la légère. Sais-tu à quoi tu t'engages ? Moi pas.
LEVASSEUR
J'ai causé avec mon avocat. D'ailleurs, je con- nais le code.
MADAME LEVASSEUR
On croit toujours le connaître. Je demande à savoir, moi.
LEVASSEUR
Je vais téléphoner à mon avoué... J'ai son numéro de téléphone.
MADAME LEVASSEUR
Car il n'y a pas que ce garçon intéressant !... il y a sa mère !
LEVASSEUR
Elle n'est pas en question.
MADAME LEVASSEUR
Jusqu'à un certain point !
PHILIPPE
Papa a raison. Cette réparation est pour lui, pour nous, une question de devoir.
MADAME LEVASSEUR
Certainement. Mais avez-vous réfléchi que cette reconnaissance tardive, au fond, n'a plus d'utilité réelle. Générosité, pure générosité, qui, sous une autre forme, pourrait être aussi intéressante et moins grosso de conséquences. Voyons, renseigne- moi. Je ne pourrais pas concevoir, par exemple, qu<> le lils nr.nunii (l'une oouturière à la journée
ACTE TROISIÈME 35?
ait les mêmes droits que les enfants légitimes. Ce serait immoral !
LEVASSEUR
L'enfant reconnu touche le quart de l'héritage, comme l'enfant légitime.
MADAME LEVASSEUR, stupéfaite.
Quoi ?... le quart ?... C'est simplement mons- trueux !
LEVASSEUR
Là-dessus, je serai très net... Ecoute bien ceci : quand bien même la loi ne me conférerait pas ce droit entier, je lui laisserais la part exacte qu'il aurait touchée si je l'avais reconnu autrefois. Je t'en avertis dès maintenant et j'en avertis Philippe.
MADAME LEVASSEUR
Et tu le dis sur un ton de menace i
PHILIPPE
Mais qu'importe l'argent, maman ! C'est une question bien secondaire !
madame LEVASSEUR, se montant à mesure qu'elle parle.
Secondaire ! je vous trouve admirables ! Dans votre égoïsme, vous ne pensez qu'à vous ! Mais savez-vous si cette reconnaissance ne va pas faire rompre le mariage de Philippe ? Monsieur et Madame Sorbier se soucieront-ils d'avoir une branche collatérale de cet acabit ? Pour un prési- dent à la Cour d'appel! Vous devez les avertir, les consulter ! C'est de toute loyauté. Ils sont capables de retirer leur parole !
:
358 LA CHAIR HUMAINE
PHILIPPE
Ça... Le fait est que Monsieur Sorbier, si à che- val sur les convenances...
MADAME LEVASSEUR
Mon pauvre ami, fais-en ton deuil. C'est ton mariage rompu.
PHILIPPE
Je ne veux pas le croire ! Si je n'épouse pas cette enfant, je serai abominablement malheureux !
MADAME LEVASSEUR
Et dame ! Mettez-vous à leur place. Rencontrer sur son chemin une autre branche Levasseur issue de couturière à la journée !...
LEVASSEUR
Mon Dieu ! mais tu ressasses tout le temps cette profession comme tu dirais : repris de justice ! Qu'auront-ils à voir d'abord avec elle et avec lui ?
MADAME LEVASSEUR, continuant.
Allons donc ! Comment, mais quand il con- naîtra l'étendue de sa fortune future, t'imagines-tu qu'il va rester dans l'ombre ! Il se lancera dans la vie... Ce sera, à sa façon, un nouveau riche... qui peut devenir peu à peu un jouisseur...
PHILIPPE
Maman, ne fais pas le roman de l'avenir. Je ne «rois pas que ce soit dans la ligne de conduite de oet homme.
MADAME LEVASSEUR
Qu'en savez-vous ! Ils sont inouïs ! Cette façon
ACTE TROISIÈME 35g
de préjuger ! Comment veux-tu qu'il résiste à cette griserie, c'est pas possible. Et s'il déshonore un jour le nom que tu lui auras donné !
PHILIPPE
Maman, voyons, c'est très pénible à entendre... Ne parle pas ainsi d'un héros.
MADAME LEVASSEUR
On peut être des héros dans la tranchée, et dans la vie civile une épave morale. Combien la guerre nous a-t-elle renvoyé de ceux-là ! Soyons réalistes et ne nous payons pas de mots. En ré- sumé, ce projet est fou !
LEVASSEUR
Eh bien ! je ne trouve pas, moi. Qu'on me con- trecarre ou non, j'ai le droit d'élever la voix.
MADAME LEVASSEUR, au comble de V exaspération.
Moi aussi. Et je dis haut et clair que tu n'as pas le droit, pour un humanitarisme que personne ne te demande, de faire son malheur à lui (Elle désigne Philippe.) et de me manquer de respect à moi. Ici, pas de pitié russe ni de philosophie sociale, hein ! Je parle posément, en vieille bour- geoise saine d'esprit et de cœur. Je ne te laisserai pas commettre cette injure et cette injustice, ou je ne resterai pas un jour de plus sous ce toit.
LEVASSEUR
Soit î J'ai mon libre arbitre, après tout. Je suis conscient de mes actes.
MADAME LEVASSEUR
Toi ? conscient !... Depuis quel âge et jus- qu'auquel ?
16
3<k> LA CHAIR HUMAINE
LEVASSEUR
Tu dis ?
PHILIPPE, prend le bras de sa mère.
Maman,., je vous en conjure !.,. J'ai vu là-bas comme la lutte est une chose terrible !... Mais Ja lutte chez soi, entre femme et mari, le déchirement du foyer, oh ! c'est affreux 1...
MADAME LEVASSEUR
Ton père veut que je m'en aille... Je m'en irai.,, Non, mon fils n'est pas l'égal de celui d'une gour- gandine, d'une domestique.
LEVASSEUR
Injurie... C'est ça !
MAPAME LEVASSEUR
Moi, je te barrerai la route...
PHILIPPE
Voyons... Quelle peine !.,. Pour moi, qui vous aime !...
Ils parlent tous les trois ensemble. La porte s'ouvre. MADAME LEVASSEUR
Tu verras 1
ACTE TROISIEME 36i
SCÈNE V Les Mêmes, JEANNE BOULARD
JEANNE, e?ttrant brusquement.
Messieurs et dame !... Je vous demande par- don... Quand j'ai entendu vos éclats de voix, j'ai dit au valet de chambre que j'attendrais dans la galerie. Mais ce qui est parvenu jusqu'à moi de vos paroles m'a fait tourner le bouton de la porte. On parle de moi, je suis là pour répondre, puisque Monsieur Levasseur m'a convoquée.
MADAME LEVASSEUR
Ah ! c'est vous, Madame Boulard. Je vous re- connais pour vous avoir vue ici même l'année der- nière. Cette fois vous entrez, me scmble-t-il, avec un air plus arrogant.
JEANNE
Il ne faut pas confondre la tristesse et l'arro- ganoe, Madame.
MADAME LEVASSEUR
Eh bien I si vous avez écouté, vous avez dû entendre que tout se passe ici en pleine lumière. Monsieur Levasseur a trouvé chez moi une résis- tance à son projet, oui, je l'avoue franchement.
JEANNE
J'ai vaguement entendu surtout une injure à mon adresse.
LEVASSEUR
Mais la pensée de ma femme n'est pas du tout
30a LA CHAIR HUMAINE
celle que vous pourriez supposer d'après les excla- mations dont la...
JEANNE, l'interrompant.
Laissez, Monsieur Levasseur. Les deux ou trois cris que j'ai entendus m'ont assez édifiée pour comprendre que, d'une part, Madame s'opposait nettement à votre idée, que Monsieur votre fils hésitait entre ses deux parents, mais que vous, Monsieur Levasseur, vous teniez bon. Gela me suffit. Puisque le père de Paul a dans l'idée de le reconnaître, je ne veux pas laisser perdre à mon fils une chance pareille et un bonheur qu'il vient de m'annoncer en bas avec de vraies larmes de reconnaissance. Moi, je ne compte pas là-dedans, je dois seulement défendre ou soutenir le bonheur de mon fils. On m'a convoquée. Eh bien ! si l'on a à me parler, qu'on me parle. Si, au contraire, l'on me demande de m'effaccr, je m'effacerai. Vous voyez bien, Madame, que, jusqu'à preuve du con- traire, je ne suis pas de trop.
PHILIPPE, à sa mère.
Laisse mon père et Madame discuter seuls, comme il convient, et hors de ta présence.
MADAME LEVASSEUR
Non. Moi non plus je ne suis pas do trop, que jo sache ! Il se débat ici des choses qui touchent à mon foyer. Puisquo vous le prenez sur ce ton, défendons chacun ce que nous avons à défendre, moi le respeot de la famille et vous...
JEANNE
Moi le bonheur d'un pauvre enfant qui revient «le la guerre I
ACTE TROISIÈME 363
MADAME LEVASSEUB
Le bonheur ! Ah ! Madame, il est légitime, le bonheur ! et s'il s'agissait seulement d'assurer le bonheur, la sécurité matérielle de votre fils, vous ne trouveriez en moi qu'un avocat. Mais il s'agit d'une reconnaissance légale, qui autrefois aurait eu un sens, mais lèse aujourd'hui une famille constituée et offense la mère, l'épouse que je suis.
LEVASSEUR
Je t'ai laissé parler. Est-ce fini ?... Je persiste plus que jamais à dire que j'ai une dette ancienne qui doit être acquittée.
MADAME LEVASSEUIl
Une dette ! Ah ! tu en as plus d'une !... Crois-tu que si j'avais su que l'homme que j'épousais était le père d'un enfant reconnu, je n'aurais pas rompu mis engagements, et que mes parents m'auraient donnée à toi ! Je l'affirme, je ne t'aurais pas épou- sé... Je n'aurais pas voulu donner ce frère à mes enfants futurs. Tu as aussi une dette de ce côté et autrement sacrée : l'exécution de ton contrat avec ta femme... tes engagements envers nos fa- milles.
PHILIPPE, à Jeanne.
Madame, moi, je me suis tu, comme je le devais, devant mes parents qui disposent de leur vie, mais je suis aussi directement en cause, et il faut que vous le sachiez, je n'éprouve pas d'autre sentiment pour celui qui est mon frère malchanceux, que de la sympathie et de l'admiration. Il faut excuser la pensée de ma mère. Elle est violente, mais jusqu'à un certain point justifiée. Celle de mon père également, car c'est ainsi, les actions hu- maines ont souvent deux faces. Je n'ai pas le
364 LA CHAIRE HUMAINE
droit personnellement d'intervenir, mais, quelle que soit la décision que prendront mes parents, car inévitablement ils se mettront d'accord, je m'inclinerai avec respect, comme je le dois, de- vant cette décision.
JEANNE
Oui, autant dire que vous vous en lavez les mains !
MADAME LEVASSEUR
Tu entends ! Elle injurie... Ah ! ce n'est pas la femme que tu m'avais représentée.
JEANNE
Non, non, pas d'injure, Madame !... J'en ai entendu une tout à l'heure qui m'aurait dégoûtée de l'injure si j'en avais gardé en réserve. Seule- ment, aussi, pourquoi Monsieur s'abrite-t-il der- rière le respect filial pour dissimuler sa pensée ?
PHILIPPE
Moi ?
JEANNE
S'il en a une, qu'il la dise !
PHILIPPE
Mais bravement, je...
LEVASSEUR, violemment.
Je l'interdis ! Mon fils n'a pas voix au chapitrai Je ne dépends, je le répète, que de ma conscience et non de celle des autres. En voilà assez ! IMii- lippe, retire-toi si ta mère ne veut pas se retirer.
JEANNE
Il n'a pas voix au chapitre I... Comme fils,
ACTE TROISIÈME 365
peut-être, mais comme soldat, comme frère d'ar- mes de l'autre... frère, puisque ça s'appelle ainsi, il peut parler. Qu'il donne son avis. Si j'ai bonne mémoire, c'est à la Censure qu'il se battait !
PHILIPPE
Depuis, j'ai combattu au front, Madame, » n première ligne et de tout mon cœur !... J'aurais versé mon sang avec joie ! Je le jure !
MADAME LEVASSEUR
Mon fils a fait son devoir comme le vôtre... N'essayez pas de faire une distinction de courage entre toutes les classes de la société. Us ont tous mêlé leur sang qui n'a fait qu'un !... Ce sera l'honneur impérissable de la bourgeoisie d'avoir donné autant de fils à la patrie, pour la sauver, que le peuple en a donné.
PHILIPPE
Tous égaux dans la lutte et la mort ! Là, vrai- ment, il n'y avait qu'une famille !
JEANNE
Eh bien! alors, trouvez- vous juste, Monsieur, que ceux qui se sont fait casser la figure, dans ce qu'on appelait en effet la grande famille anonyme, ne trouvent pas au retour la place qui leur est due ? Et puisqu'il y en avait un qui n'avait, avant de partir, ni le rang, ni l'état civil qu'il mé- ritait, faut-il qu'on lui refuse sa place vraie au soleil et à la vie... Allons, sa vraie plaque d'iden- tité !... Sa plaque d'identité, vous la jugiez né- cessaire, paraît-il, quand vous le croyiez mort... Tenez votre parole ! Donnez-lui le nom que vous portez et qu'il a acquis le droit de porter 1
366 LA CHAIR HUMAINE
MADAME LEVASSEUR
Un nom, Madame !... Allons, ayez le courage d'aller jusqu'au bout de votre pensée. Ce que vous réclamez, ce n'est pas seulement le nom, ce sont les droits pour l'avenir...
JEANNE
Et pourquoi pas ?... Tous les enfants du même homme sont égaux.
MADAME LEVASSEUR
Pas devant la loi !
JEANNE
Devant le cœur !
MADAME LEVASSEUR, elle attire son fils à elle.
Jamais je n'accepterai que votre enfant soit le même que celui-là.
JEANNE
Le même ?... Il l'était dans les tranchées. C'est Le fils d'une femme comme Vous... et né du même père |
MADAME LEVASSEUR
Il n'y a pas d'égalité, Madame, entre nous deux, entre une épouse respectable qui a apporté son amour pour fûhdéf tînê famille et une fille qui i amusée un jour avec le fils de ses patrons.
LEVASSEUR
Veux-tu te taire !...
JEANNE
Ah 1 c'est comme ça ! Ji; vois où vous voulez eft
ACTE TROISIÈME 36;
venir. Vous voulez... Vous voulez me faire sortir de mes gonds. Je vois ça !
MADAME LEVASSEUR
Vous aurez beau faire, le fruit de la faute n'est pas, aux yeux de la société, la même chose que celui qui est né de l'amour.
JEANNE, tout à coup dressée.
Il est né de l'amour, lui aussi, comme l'autre !... Oui, de l'amour ! Cette chair-là, c'était de la chair d'amour avant de devenir de la chair à canon, ça a été pétri comme les autres dans les baise] elle a saigné sous la mitraille. C'est avec cette chair qu'on a défendu la patrie ! Et quant à moi la fille, la fille, comme vous le dites, elle a aimé de toutes ses forces, et ça a été le seul amour de sa vie !... J'ai failli en mourir... C'était bien aussi de l'amour, Madame, allez... l'amour qui tue, qui pleure, l'amour de mes vingt ans... L'amour de mon cœur, de toute ma chair... Et tu le sais bien... toi... toi !... que j'ai adoré et qui m'as brisé le cœur.
Elle éclate en sanglots.
LEVASSEUR
Assez ! assez !
PHILIPPE, entraîne sa mère.
Cette fois, viens, maman !... Pas ces pûtùh s devant toi !...
MADAME LEVASSEUR
Non ! Laisse !
JEANNE
Pourquoi me pousse-t-on à bout, aussi !
368 LA CHAIR HUMAINE
LEVASSEUR
Voulez-vous bien vous taire ! C'est un scandale 1 Une honte ! Je ne reconnais pas votre manière ! Vous, si réservée !...
JEANNE
Ah ! c'est peut-être que mon fils m'a soufflé de la haine au retour de là-bas... (Elle éclate à nouveau en sanglots. Sa clameur augmente.) C'est vous qui êtes méchants, tas de menteurs et d'égoïstes, qui ne reconnaissez pas vos petits quand ils vous ont sauvé la peau !
LEVASSEUR
Mais allez-vous vous taire, bon sang ! Elle a perdu la tête.
MADAME LEVASSEUR
Non. Elle est telle qu'elle devait être. Elle parle en fille du peuple qui vocifère et menace... Voilà où nous en sommes par ta faute ?... à la boue...
LEVASSEUR
Emmène ta mère... Cette fois, je l'ordonne 1
Philippe entraîne sa mère ; ils sortent par la porte de gauche.
SCÈNE VI LEVASSEUR, JEANNE effondrée sur une chaise.
LEVASSEUR
Ah ! ra... qu'est-ce qui vous prend ? Vous êtes folle ?
JEANNE
Vous avez entendu ce qu'elle vient d<> dire !
ACTE TROISIÈME 369
LEVASSEUR
De vous, je n'aurais jamais attendu pareil scandale ! Vraiment, c'est incroyable !
JEANNE
Un mouton devient enragé...
LEVASSEUR
Oh ! oh !... Jusqu'à ce tutoiement... devant ma femme.
JEANNE
Là, je vous demande pardon... Je me calme...
LEVASSEUR
Et quelle maladresse surtout, ma pauvre fille ! Vous compliquez la situation à plaisir. Là où il aurait fallu du doigté, de la dignité 1
JEANNE
On m'a poussée à bout.
LEVASSEUR
Ces résistances de ma femme sont naturelles, après tout ! Quelle femme aurait accepté de gaieté de cœur cette situation-là... Mon fils, lui, n'avait pour vous que des paroles généreuses...
JEANNE
Bien sûr !
LEVASSEUR
Et au lieu de m'aider comme j'en avais besoin, voilà les gros mots, les phrases de journaux qu'on Vous a apprises par cœur... Car ce n'est pas vous, cela !...
370 LA CHAIR HUMAINE
JEANNE, avec désespoir.
Monsieur Levasseur !... Levasseur !... ne m'a- bandonnez pas... Dites que vous ferez pour lui ce que vous vouliez faire ! Il est si bon, Paul... Il le mérite tellement... Vous aussi, vous avez bon cœur. Je vous en supplie !
LEVASSEUR
Mais oui... Mais oui... Ne vous mettez pas dans cet état !
JEANNE
Je vois bien tous les ennuis que vous allez avoir à soutenir, mais je fais appel à votre justice, à votre pitié. Pour le petit... Vous vous rappelez... la chambre autrefois... le berceau sur lequel j'ai pleuré si longtemps... quand vous m'avez fait dire que c'était fini... pour toujours. Ah ! par- donnez à la vieille femme que je suis de vous rap- peler ça... Mais vous avez eu maintenant une pensée si belle, si tendre !
LEVASSEUR
Concevoir et réaliser sont deux. N'importe, je vous promets de leur faire entendre raison...
JEANNE, lui embrasse les mains. Oh ! merci... Oh ! merci...
LEVASSEUR
De faire tout ce «pie je pourrai, tout... J'y par- viendrai. D'abord, il faut que j'essaie, et tout de suite, d'effacer la mauvaise impression que vous ave/ produite. Pendant que j«' tâcherai, comme oti dit,, d'enlever le morceau. Ah ! ça va être ter- rible !... promettez-moi, de votre côté, de ohanger
ACTE TROISIÈME 3?i
d'attitude, que je retrouve ici une personne maî- tresse d'elle-même et de ses paroles.
JEANNE
Je vous le promets... Je promets tout ce qu'on voudra. Promettez-le-leur de ma part. Présentez- leur bien toutes mes excuses. Il faut, il faut...
LEVASSEUR
Demeurez là le temps nécessaire. Un bon quart d'heure et peut-être...
JEANNE, suppliante. J'ai mis tout mon espoir en vous.
LEVASSEUR
E ipérez.
Il va rejoindre sa femme et son fils. Jeanne reste seule et se laisse aller à un abattement, puis se redress:
JEANNE
Oh ! mais je tiendrai bon, je tiendrai bon !...
Elle s'est essuyé les yeux, puis s'est assise. Elle attend, la porte du fond s'ouvre tout doucement. Elle n'en- tend pas son fils qui entre à pas de loup.
SCÈNE VII PAUL, JEANNE
PAUL
Ça ne va pas, hein ?
JEANNE, sursautant
Toil
372 LA CHAIR HUMAINE
PAUL
Ça ne va pas tout seul, ma pauvre maman ?
JEANNE
Gomment le sais-tu ?
PAUL
Parce qu'en entrant dans la galerie, j'ai entendu un silence de mort. Je me suis dit : « Tiens, est-ce qu'ils se seraient tous bouffés, par hasard ?... » Puis j'ai pensé que ma gosse avait décanillé à la douce, telle que je connais sa timidité... Alors, j'ai ouvert la porte et je te vois là, seule, effondrée, avec une figure, comme si tu attendais ton tour chez le dentiste !
JEANNE
Ils sont là, à côté. Le jury discute... Mais je tiendrai, Paul... mon gas !
PAUL
Tu souffres à cause de moi, hein, maman ? Je te l'avais bien dit, quand je suis venu te chercher aux Deux-Magots. J'avais eu le temps de la réflexion et, passé l'escalier, je ne me faisais plus d'illu- sions 1
JEANNE
Oh !... Il fait tout ce qu'il peut 1 Ce n'est pas lui.
PAUL
Eh l>i<'n, alors, 1»> pauvre homme 1 Faire ce qu'on peut, c'est déjà beaucoup. 11 doit suer sang et eau !
JEANNE
Le fils, lui, bluffe. Mais elle, si tu l'avais enten-
ACTE TROISIÈME 3fi
due. C'est la première fois que je tiens tête à quelqu'un, par exemple !
PAUL
Et c'est pas rigolo, hein ?
JEANNE
Aujourd'hui, j'ai cru que je devenais enragée. J'ai foncé dans le tas ! Ecoute, ne t'en va pas maintenant 1 Reste, je veux que tu restes.
PAUL
A pas peur ! Je ne te quitte plus.
JEANNE
Devant toi, ils n'oseront pas !
PAUL
Oui, ma belle. Mais je ne peux pas rester devant toi toute ma vie.
JEANNE
Si tu l'avais entendue clamer qu'elle quitterait sa maison !
PAUL
Tu m'en diras tant !
JEANNE
Sa maison, son fils, son mari...
PAUL
Nous lui en donnons un turbin au pauvre bou- gre ! 11 ne pourra jamais tenir le coup !
JEANNE
Enfin... comprends-tu ça ? Us étaient bien dé- cidés.
3% LA CHAIR HUMAINE
PAUL
Quand j'étais mort... Maintenant que je suis un stock de liquidation...
JEANNE
On t'envoie me chercher et patatras 1 Enfin, je n'ai pas eu la berlue ! J'ai vu cet homme, l'année dernière, se frapper la poitrine quand j'ai apporté la nouvelle de ta mort. Depuis, il m'a parlé de toi dans des termes si douloureux, si bourrelés de re- mords... Il m'assurait que sa femme et son fils vénéraient ta mémoire. Et si tu avais été vivant ! que n'aurait-on pas fait pour toi ?... Que veux-tu, tout de même, j'ai l'impression très nette qu'à cause de toi il a passé sur cette maison comme un souffle d'air pur, d'enthousiasme !...
PAUL
C'est probablement vrai... Vois-tu, l'erreur est toujours de vouloir que les méchants soient d'un côté et les bons de l'autre, c'est plus compliqué que ça, maman ! Tous ces bourgeois farcis d'é- goïsme pataugeaient dans leur bien-être... Ils ont senti passer sur leur tête, comme tu dis, un grand souffle, le souffle terrible de la guerre, car la guerre, si laide qu'elle soit, a soulevé de la beauté comme la tornade soulève tout dans la poussière... Los canards, dans leur basse-cour, ont battu de l'aile... Tu sais, lorsque les cygnes passent dans le soleil... Ils se sont, «liesses sur leurs pattes ! Il y a eu la contagion <!<; la beauté... l'élan. Puis, le grand souffle apaisé, ils retournent à l< 1 1 1- mangeoire et à leur petite pais <!»• volaille grasse... Après le coup d'aile, tout reprend. Mesquineries et appétits. Ils mt retrouvés tels qu'ils étaient auparavant.., Messieurs, la vie continue I
ACTE TROISIÈME 3}5
JEANfcE
Mais cependant, tout ce que tu disais au retour de ta captivité... Tout ce que vous avez rêvé, vous autres !...
PAUL
Oui, l'âge d'or ! C'est nous qui étions fous de par- ler de justice sociale, de fraternité et autres bali- vernes... Tu ne le connaîtras pas, maman, l'âge d'or... Il y a trop de choses à venger et à refaire. L'époque est aux malins qui sauront tirer leur épingle dans récraboulllement général. Suivons l'exemple, maman, et laissons passer cette époque- là qui crèvera bien comme les autres... Une guerre, qu'est-ce que c'est que ça !... On pensait que tout serait changé après elle... Une guerre, c'est un petit point grand comme l'ongle dans l'es] Une paille dans l'infini 1... La terre roule sa b<> pareille comme avant... implacable. Tirons notre coupe, maman... En somme, quoi ? En voilà des chichis pour reconnaître un pépère déjà barbu qui a passé l'âge de la nourrice ! A quoi bon ce luxe inutile !...
JEANNE
Gomment, à quoi bon ? Et ton avenir ?
PAUL
Ce que nous aurions voulu, hein, maman, c'est qu'ils nous ouvrent mieux que leur bourse, leur cœur !... Ah 1 oui ! S'appeler Levasseiir, être le fils du puissant industriel, c'eût été quelque chose, bien sûr... Mais les bras tendus, la maison ouverte, le bon sourire heureux, et pour toi, maman, le res- pect, la bonté... Ne pleure pas, va ! C'était trop épatant... Sûr ! Quelle folie !.,. Alors, contentons* nous de la bourse. On ne peut tout de même pas
376 LA CHAIR HUMAINE
exiger de ce pauvre homme que sa vie devienne un enfer à cause de nous, parce que j'ai eu l'hon- neur de recevoir quelques pruneaux dans la guibole... Sois tranquille, au point de vue ga- lette, papa Levasseur fera bien les choses... D'ail- leurs, on n'a pas besoin d'un mobilier Louis XV de chez Dufayel !... Quoi ! Il me manque un em- ploi un peu plus rupin. Eh ben ! il me le donnera, papa Levasseur... il me le donnera, va ! et de quoi t'acheter une turne à la campagne... Pourvu qu'il n'entende plus parler de nous. Dis donc, maman, j'ai tout à coup une idée de génie.
JEANNE
Laquelle ?
PAUL
Foutons le camp ! Ce serait drôle, quand ils ouvriront la porte, solennels, le ventre en avant, qu'ils se cassent le nez sur le vide, plus personne... Les gars se sont poussé de l'air ! Viens donc, ma- man, viens donc !
JEANNE
Non, il ne faut pas... Il faut lutter... Pour toi ! Pour toi !...
PAUL
Ma grosse bique, va ! Est-ce que je ne t'ai pas ! Est-ce que je n'ai pas tes bras autour de ma poi- trine ? Est-ce que j'ai besoin d'une autre famille que toi, qui m'as donné la becquée jour par jour et qui m'as élevé avec ton courage admirable !...
JEANNE, V embrassant.
Ali ! mon Paul, mon chéri !... Comme tu es bon pour moi. Quand tu es venu au monde, qu'est-ce qui m'aurait dit que ce petit bout de chair-là
ACTE TROISIÈME 377
réparerait toute l'injustice de ma vie ?... Que je t'aime ! Serre, serre-la, ta vieille maman !
PAUL
Eh ben ! Ce n'est pas meilleur que tout, dis ? (Il l'embrasse.) La guerre m'a rendu... Qu'est-ce que tu veux de plus, nom de Dieu 1 Dis, souris, la grosse... Souris !... Ah I mais tu en as, un sale caractère ! Vrai, tu sais 1
JEANNE, essayant de sourire à travers ses larmes.
Ah ! si tu es content et résigné 1 Pourvu que je vive avec toi un bout de temps, fouette, cocher ! Au bout du monde !
PAUL
Pas au bout du monde, c'est trop loin ! Mais je te paie une soirée à Saint-Germain, dans un ca- boulot que je connais très rupin, et puis, après, cinéma jusqu'à la gauche I... Viens donc !
JEANNE
Alors, quoi... Renoncer... abandonner au mo- ment où peut-être !... Et si tu le regrettais après, mon petit !
PAUL
Non!
JEANNE
Pourquoi ?
PAUL
Pourquoi ? Parce que je t'aime... parce qu'il fait beau dehors... parce que tu as un œil qui se croit dur et qui voit tout en bonté et en dou- ceur. Voilà pourquoi... Viens donc, maman, on rigolera un peu !
JEANNE
Sans attendre même ce qu'ils vont dire ?
3?8 LA GHAIft HUMAINE
PAUL
C'est bien plus chic !
JEANNE
Et sans un mot d'explication ?
PAUL
Si, tiens, un P. P. C. sur sa table, „ £ur un beau papier à en-tête avec majuscules... Toi, fais le guet. (Pendant qu'elle éeoute près de la porte, lui, debout, écrit sur le bureau et dit à voix haute.) Excu- sez, j'avais complètement oublié que je partais ce soir en villégiature au bord de la mer, à Saint- Germain-les- Flots. J'emmène ma bonne femme de mère qui a besoin de se refaire un peu les sangs. Bonsoir, les types... Ecrivez Panam... Ça suivra.
JEANNE, en larmes.
Ah ! cher enfant ! Cher enfant ! On entend du bruit o) côté.
PAUL, entraînant sa mère.
Hé ! gare là-dessous... Caltons... v'ià la fa- mille !... Si qu'elle allait nous pincer ? Pas de blagues ! A Saint-Germain-les- Flots... Je te vas payer un de ces balthazars à trois cinquante le litron de vouvray... Passe, ma gosse... Je t'adore... Passe, ma bique...
FIN
TABLE DES MATIÈRES
Pages
LA POSSESSION 17
LA CHAIR HUMAINE 221
8351. — Imprimerie Jouye et Cie, 15, rac Racine, Paris. — 11-1929.
THEATRE DE BATAILLE, TOME XII
Ma
2603
1922 1. 12
Bataille, Henry Théâtre complet
PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
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