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ŒUVRES COMPLÈTES

D'ALEXANDRE DUMAS

THÉÂTRE XXIV

ŒUVRES COMPLÈTES D'ALEXANDRE DUMAS

PURLIKES DANS LA COLLECTION MICHEL- LKVY

Acte

Anatiry

Arge l iion

Ascaiiio

Cne Ateiiuire d'a- nionr

Avpiuuies de Julm Lavys

les Baleiniers . . .

LelSiaiiUle Jlauléoii.

Black

Les Blancs ei les Bleus

LaBoiiilliede la com- tesse lien lie. . . .

La Bon le de neige.

Bric-à-Hrac ....

Un ('.;i(lfl de laniille

Ler.apitainel'anipliile

Le Ca|iiiaiiie l'^ml. .

Le Capiialiie Hliiiio.

LeCa|iiiainelUcliaril.

Cailieriiic Bluiu. . .

Causeries

Cécile

Cliaries le Téméraire,

Le Chasseur de Sauva- gine

LeCliSieflud'EiMisiein

Le Clievalier d'ilar- meiiial

Le Chevalier de Mai- son-It(iU!;e ....

LeCdllierde la reine.

La Colonihe. iiaiir» 1«3D ItCjlji.riit , . .

Les Coniiiagnons de JiMiu

Le Comte de Monle- Crisio

La Comtesse de Cliarny

La ConKesse de Sa- lisliury

Les Con essioiisdela niarijuise

Conscience l'IiiHo- cent

Criaiion et llédemp- lioii. Le Docteur mystérieux. . . .

LaKilledii .M;ir(|uis.

LaBanieileiMonsorcau

La Lame de Volupté.

Les Deux Diane. . .

Les lieux Ktiiics. .

liieu dispose. . . .

Le Drame de i)3 . .

Lt> Draiiiesdela mer.

LesDraines ^alunis.— La Alarquise d'Es- ccDian

Enjlua L;onna . . .

La Femme an collier de Velours. . . .

Firniinde

Une Fille du régent Filles, Lorettes et Courtisanes. . . . Le Fils du lorçat . . Les Frères corses. . Sahriel Lamliert. . . Les (ianhaldiciis . . Gaule et France. i

Georges

Vu Git Blas en Ca-

lihiriiie 1

Les Grands Hommes enrobede chambre:

César 2

Henri IV, Louis

Xlll, Uichclieu. . 2 La G uerre des lennncs 2 llisi. de mes hétes. . i Histoiie d'un casse-

noiseite. 1

L'IIiiiiime auxcoiiles. ' les llomiiies de fer. 1 L'Horoscope . . . . 1 L'Ile de Feu. ... 2 Impressionsde voyage:

En Suisse 3

Lue Année à Florence 1

L'Arabie Heu- reuse 3

LesHordsduRliin 2

Le Capii. Arena. I

Le Caucase. . . 3

Le Coiricolo.. . 2

Le Midi de la France 2

De Paris àCadix. 2

Quinze jours au Sinaî 1

En Russie. . . 4

Le Speronare. . 2

Le Véloce,. . . 2

LaVillaPalmieri.

Inténue 2

Isaac l.aqui (iciu Isabel de Bavière. . lialiens et Flamands. Ivanhoe de W'alter

Scott, (iradiiflion) . . Jacijues Ortis. . . . Jaiquotsans Oreilles.

Jane

Jelianne la Purelle. . Louis XI V n son Siècle Louis XV et si Co ir. Louis XVI et la llé-

volniioii 2

Les Louves de M;f-

checoiil 3

Wadaiiipile Cliainhiay. 2

La Maison de fr'-ice. 5

Le .Maître d'armes.. | Les Marines da père

01ilu< i

Les Méclicis. . . . l

Mes .Mémoires. . . 10

Mémoiresde GariliaMi a

Méiii. d'une aveugle, a Xlémoires d'un iné-

deciii ; Caisaiio. . 5 Le Meneur de louiis. l Les Mille et un Fan- tômes »

Les .Moliicaiisde Paris *

Le.s .Morts voni vile. J

Napoléon *•

Une .Nuit à Florence. *

ulynipe do Clèves- . ' Le l'âge da aM de

Savoie '2

Parisiens et Provia-

ciaux "3

Lel'asleurd'Ashbourn ^ Pauline et Fascal

liriino

Un l'ays inconnu. . 3

Le Père Gigogne . . 1

Le Fere la'uuine. . t

Le Prince (les Voleurs S

Princesse de .Mmiaco. 2

La Princesse Flora.. * Propos d'Art et de

Cui>iiie l

Les Quaranie-Cinq. . S

La Régence 1

La Reine .Mars,'Ot . . 2

Roliin lUiod le Proscrit 9

La RouiedeVareniies. I

Le Saltéa.lor. ... I Salvalor (suiig des lltlii-

(ans it l'jris) .... 5 La San-Fclice. ... * Souvenirs d'Antony . 1 Souvenirs dramaiiiiues 2 Souvenirs d'une Fa- vorite. 4

Les Siuarts 1

Snliaiietia 1

Sylvandire <

Terreur prussienne. 3 Le Testament de M.

Chauvelin 1

Tliéane complet. . , 85 Trois Maîtres. . . . t Les Trois .Mousque- taires 3

Le Trou de l'enfer . I

La Tulipe noire. . . l Le Vicoiuie de lirage-

lonue 6

La Vie au Désert. . 2

Une Vie d'artiste . . 4

Vingt Ans après» i

KMILE COLIN IMPRIMKRIE DE LAGNT.

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THEATRE COMPLET

DS

ALEX. DUMAS

XXIV

LES M O II ICA N S DE PARI3 GABRIEL LAMBERT

NOUVELLE EDITION

-•G.3

PARIS

ÎIICIIEL LÉVY FRÈRES. ÉDITEUR,^ ^

RUE AUBER, 3, PLACE DE l' OPERA LIBRAIRIE NOUVELLE

lOlLEVABB DtS ITALIENS, <5, AC COIN DELA RUE DE GRAMMONT IS'89

Droits de reproduction et de traduction réservés

i

SALVATOR MM. Domai:îe.

M. GÉRARD L ACRE3S0NNIÈR».

PHILIPPE SARRA>'TI Ma.noel,

DOMINIQUE SARRANTI Clarence.

LORÈDAN DE VALGENEUSE. Henry.

M. JACKAL Perrix.

GIBASSIER Alexa-ndrk.

PÉTRUS, peintre Lacroix.

JEAN ROBERT, poëte Gaspard.

LUDOVIC, médecin Hodin.

SAC-A-PLATRE, iiÇSiçon Lemaire.

JEAN TAUREAU, charpentier Marchand.

TOUSSAINT-L'OUVERÏURE |

Un Commissaire de police / bri and.

Un Garçon de cabaret Mallet.

PIERRE, jardinier Thierry.

Un Agent de police Jannin.

Un Pierrot Mantor.

Un Polichlnelle \: Chevalier.

JEROME, facteur Henicle.

JEAN, domestique de M. Gérard Maison.

Un Domestique Bcer.

Un Gendarme Martinet.

ROSE-DE-NOEL Mmes Joliette Clabenck.

LA BRÛC.A.NTE Talini.

BABÙLIN CÉCILE Derval.

ÛRSuLA Raccourt.

SUZANNT; DE VALGENEUSE Colombier.

MADAME DESMAREST Jeaclt.

La Servante de M. Gérard. Riciier.

VICTO& La petite Charlott».

LEONIE La petite Adblï.

BRÉSIL, chien de M. Gérard.

Le prologue en t»SO, le ilr.^me en 1827.

XXIV,

THEATRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

PROLOGUE

PREMIER TABLEAU Une salle à manger donnant sur un parc.

SCÈNE PREMIÈRE

LfiONIE et BRÉSIL, couchés sur un canapé; ORSOLA, entrant. ORSOLÂ, a part.

.Encore l'enfant!... (Haut.) Allez, Léonie, allez jouer dans le jardin I

LÉONIE, sortant avec le chien. Viens, Brésil, viens 1

SCÈNE II

ORSOLA, seule. Elle va entr'ouvrijr la porte de la chambre à coucher de M. Gérard.

il dort encore! et ce matin, en s'éveillant, il aura, comme d'habitude, oublié toutes les promesses qu'il m'a faites cette nuit dans l'ivresse... En vérité, je ne sais pas pourquoi je me donne tant de peine. Je suis encore jeune et je suis toujours belle, tandis que cet homme... Et tout cela pour épouser cinq ou six mille livres de rente ! Oh 1 ce qu'il me faudrait, c'est une fortune comme celle qu'auront un jour ces misé- rables enfants qui jouent au bord de l'étang... Us auront un million et demi chacun, et, pour cela, ils se seront donné la peine de naître; taudis que moi, après m'être débattue dans la misèieetla honte de quinze à vingt ans, j'en suis, à trente, arrivée à être la maîtresse de M. Gérard, avec l'immense am- bition de devenir la femme d'un Uonime de cinquante ans; ce qui, le jour la chose arrivera, fera l'envie de toutes les dames de Viry-sur-Orge et des environs... Magnifique avenir, qui vaut, en elFet, la peine d'être jalousé !

LES MOHICANS DE PARIS 3

SCÈNE III ORSOLA, LE Factedr.

LE FACTEUR, du dehors.

Ohé! la maison! Est-ce qu'il n'y a personne ici?

ORSOLA.

Qui va là?

LE FACTEDR, entrant. Moi, le facteur. C'est une lettre.

ORSOLA.

Donnez.

LE FACTEUR.

Impossible.

ORSOLA.

Pourquoi, impossible?

LE FACTEUR.

Parce qu'elle est pour M. Gérard.

ORSOLA.

Eh bien, M. Gérard ou moi, n'est-ce pas la même chose?

LE FACTEUR.

Pas tout à fait encore, quoiqu'on dise, dans le pays, que cela ne tardera point. Dites donc, madame Orsola, le jour cela arrivera, vous aurez fait un beau rêve!

ORSOLA.

Voyons, trêve de bavardage ! et donnez-moi cette lettre ; ne savez-vous par, que c'est moi qui reçois toute la correspon- dance de M. Gérard?

LE FACTEUR.

Oui, mais pas les lettres chargées, pas celles il faut si- gner sur le registre.

ORSOLA, fronçant le soarcil. Dis donc, Jérôme !

LE FACTEUa.

Madame Orsola ?

ORSOLA.

Je croyais que tu tenais à renouveler le bail de la petite maison et du coin de terre que te loue M. Gérard ?

LE FACTEUR.

Certainement que j'y liens!

4 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

ORSOLA.

Eh bien, tu n'en prends pas la route, je t'en préviens. Adieu, Jérôme, tu peux remporter ta lettre.

LE FACTEUR.

Dites donc, dites donc, madame Orsola, je ne m'oppose pas à vous remettre la lettre, moi; et, si vous voulez signer à la place de 31. Gérard...

ORSOLÂ.

Et pourquoi ne signerais-je pas à sa place?

LE FACTEUR.

Dame, moi, je ne savais pas... Tenez, voilà le registre. Seulement, comme la lettre est pour M. Gérard, signez : Gé-

rcivd. (Orsola prend la plume et signe. Le Facteur, à part.) Elle a

signé tout de même. Oli ! c'est une maîtresse femme, celle-là!

(Haut.) Tenez, voici la lettre.

(Il va pour sortir.

SCÈNE IV

Les Mêmes, VICTOR, sur le perron; LÉONIE, plus loin, avec BRESIL.

ORSOLA, à part, regardant la lettre. Un cachet noir !... Que veut dire ceci?

VICTOR.

Monsieur le facteur, nous apportez-vous, des nouvelles de papa ?

ORSOLA, décachetant la lettre avec précaution. Peut-être !

LE FACTEUR.

Demandez à madame Gérard, monsieur Victor; c'est elle qui a reçu la lettre.

(Il sort.) VICTOR.

Vous voulez dire à madame Orsola... Viens, Léonie! c'est l'heure de prendre notre leçon avec M. Sarranti. (Il sort avec sa sœur et le chien, par la porte opposée à celle de M. Gérard.

SCÈNE V

ORSOLA, seule, regardant les enfants qui s'éloignent.

Oui, ce sont des nouvelles de votre père, et de bonnes!... (Lisant la lettre, qu'elle a ouverte.) Mort pendant la traversée !...

LES MOHICANS DE PARIS 5

l'il testament!... (La porte de la chambre à coucher s'oavre.) Gé- laid!...

(Elle cache le testament dans sa poitrmo.J

SCÈNE VI

ORSOLÂ, GÉRARD.

GÉRARD, tont chancelant. Quelle heure est-il donc, Orsola ?

ORSOLA.

Dix heures... Tenez...

(L'heure sonne.) GÉRARD.

A quelle heure nous sommes-nous retirés.'

ORSOLA.

De honne heure, à minuit.

GÉRARD.

Et tu t'es levée?...

ORSOLA.

Comme d'habitude, au jour. Ne faut-il pas jeter le regard du matin sur la maison... et, à défaut de l'œil du maître...?

GÉRARD.

Celui de la maîtresse?

ORSOLA

Je suis votre servante, monsieur Gérard ! Et, quand il vous plaira d'ordonner, j'obéirai; mais, en attendant, il faut bien que je vous le dise, quelque chose, ou plutôt quelqu'un me préoccupe.

GÉRARD.

Qui?

ORSOLA.

Cet homme!

GÉRARD.

Quel homme?

ORSOLA.

Celui que votre frère vous a imposé comme précepteur des enfants... Votre Corse!

GÉRARD.

Sarranti ?

ORSOLA,

Oui I

6 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

GÉRARD.

Et pourquoi te préoccupe- 1- il ?

ORSOIA.

Dieu veuille qu'il ne nous arrive pas malheur à cause de lui.

eiSRÀBD.

A quel propos me dis-tu cela ?

ORSOLA.

D'abord, un homme qui a déposé, sous votre nom, cent mille écus chez un notaire...

GÉRARD.

Cela prouve qu'il a confiance en moi, puisque, ne pou- vant pas les déposer en son nom, il les y dépose au mien.

ORSOLA.

Et qui, possédant cent mille écus, c'est-à-dire quinze mille livres de rente, se contente d'une place de quinze cents francs et se fait professeur de deux enfants ! Si ces enfants étaient à lui encore, je ne dis pas !

GÉRARD.

Mais ces enfants sont à mon frère, et Sarranti a été l'ami de mon frère.

ORSOLA.

Et aujourd'hui, savez-vous ce que fait l'ami de votre frère ?

GÉRARD.

Que fait-il ?

ORSOLA.

Je vais vous le dire, moi, si vous ne le savez pas... Il con- spire!...

GÉRARD.

Sarranti?

or.soLA.

Oui, ou je me trompe fort... J'ai beau me lever avec le jour, il est levé avant moi; puis il a insisté pour avoir le pavillon, n'est-ce pas.^

GÉRARD.

C'est un homme d'étude et qui désire travailler à son aise.

ORSOLA.

Et qu'on ne sache pns surtout, à quoi ni avec qui il tra- vaille.

GÉRARD.

Oh ! je te reconnais bien ! soupçonneuse, toujours !

LES MOniCANS DE PARIS 7

SCÈNE VII Les Mêmes, JEAN.

JEAN.

Jp VOUS demande pardon, monsieur, de venir sans être appelé; mais c'est M. Sarranti qui désirerait vous parler, à vous seul.

GÉRARD.

Dis-lui que je descends.

ORSOLA.

Non, dis-lui qu'il monte.

GÉRARD, après avoir regardé Orsola. Oui, tu entends, qu'il monte.

JEAN.

J'y vais, monsieur.

(Il sort.)

SCÈNE VIII GÉRARD, ORSOLA

GÉRARD.

Maintenant, Orsola, si tu veux nous laisser...

onsoLA. Ah ! vous avez donc des secrets pour moi ?

GÉRARD.

Non ; mais les secrets de M. Sarranti ne sont point à moi, ils sont à lui.

ORSOLA.

Avec votre permission, monsieur Gérard, les secrets de M. Sarranti seront à nous, ou il gardera ses secrets ! GÉRARD, vivement. Voilà M. Sarranti.

ORSOLA, se jetant dans nn cabinet. Je vous préviens que j'écoute.

SCÈNE IX

GÉRARD, SARRANTI.

SARîlANTI, entrant et regardant autoar de Inî. Sommps-nous seul?, mon ami, et puis-je parler en toutfi confiance ?

8 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

GÉRAUD.

Nous sommes seuls et vous pouvez parler.

SARRANTI.

Avant tout, cher monsieur Gérard, j'ai besoin de vous assurer une chose : c'est que tout ce que je vais vous dire était connu de votre frère dès le premier jour je le revis; de sorte qu'il savait parfaitement que c'était à un conspira- teur qu'il ouvrait sa porte lorsqu'il me chargea de l'éduca- tion de ses enfants.

GÉRARD.

Alors, il est vrai que vous conspirez?

SARRANTI.

Hélas ! oui, monsieur Gérard ; mais soyez tranquille, toutes mes précautions sont prises pour ne point vous compromet- tre. En deux mots, voici le fait : une conspiration est orga- nisée; aujourd'hui, à quatre heures, elle éclate. Je ne puis vous dire quels sont les chefs : leur secret n'est pas le mien; ce que je puis vous dire, ce que je puis vous affirmer, c'est que les plus illustres noms vont tenter la ruine du gouver- nement...

GÉRARD.

Mais, malheureux!...

SARRANTI.

Réussirons-nous? ne réussirons-nous pas?... Si nous réus- sissons, nous sommes acclamés comme des héros; si nous échouons, l'échafaud de Didier nous attend. GÉRARD, avec terreur.

L'échafaud !

SARRANTI.

Encoi'e une fois, ne craignez point d'être compromis. Voici une lettre que je vous adresse, comme si aucune confidence ne vous avait été faite, et dans laquelle je vous dis que des affaires importantes me forcent à me séparer de vous. Si la conspiration échoue, je me sauve comme je puis... Mainte- nant, voulez-vous m'aider jusqu'au bout? Donnez-moi Jean, qui est un fidèle serviteur; qu'il tienne ici pendant toute la journée deux chevaux sellés, ayant dans les valises les cent mille ecus que je vous ai confiés et que vous avez retirés de chez votre notaire. J'ai, tout le long de la route, d"ici à Nantes, des affîdcs qui me cacheront. A Nantes, je m'em- barque pour les Indes.

LES MOHICANS DE PARIS 9

GÉRAKD.

Vous n'y trouverez plus mou frère; car il y a ii'ois mois que j'ai reçu une lettre de lui dans laquelle il m'annonce que, sa fortune ayant atteint le cliilfre qu'il désirait, il se met en route pour revenir près de nous.

SAKUANTI.

Non; mais j'y trouverai un autre ami, le général de Pré- mont. Maintenant, cher monsieur Gérard, vous tenez ma vie entre vos mains; ne vous hâtez pas de me répondre. Je vais dans mon appartement brûler tous les papiers qui pourraient me compromettre, et, dans cinq minutes, je reviens chercher votre réponse, (il va pour sortir.) Inutile de vous demander le se- ciet vis-à-vis de qui que ce soit au monde.

(Gérard répond par un signe de tète, Sarranti s'éloigne.)

SCÈNE X

GÉRARD, ORSOLA, soitanl du cabinet.

GÉRARD. Tu as tout entendu, Orsola?

ORSOLA.

Tout!

GÉRARD.

Que faut-il faire ?

ORSOLA.

11 faut faire ce qu'il demande.

GÉRARD.

Comment! toi que j'ai toujours trouvée l'ennemie de Sar- ranti...?

ORSOLA.

Je vous dis qu'il faut lui donner Jean ; je vous dis qu'il faut lui tenir deux chevaux prêts, et prier Dieu, ou plutôt le diable, qu'il échoue; car jamais occasion pareille à celle qui se présente ne nous sera donnée de devenir million- naires.

GÉRARD.

Millionnaires! que dis-tu?

ORSOLA.

Rien... Occupez-vous d'une chose seulement : c'est de lui reprendre votre contre-lettre; moi, je vais vous l'envoyer,

1.

10 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

afin qu'il n'y ait pas de temps perdu. Je me charge du reste.

GEUÀRD.

Mais qu'appelles-tu le reste?

ORSOIA.

Ah! c'est vrai! vous ne savez pas encore. Lisez cette lettre, qui est arrivée pour vous ce matin... Le voilà!... Vous lirez quand il sera parti.

(Orsola sort en croisant Sarranti et en le saluant.).

SCÈNE XI GÉRARD, SARRANTI.

SARRANTI.

Eh bien, cher monsieur Gérard, avez-vous réfléchi?

GÉRARD.

Jean est à votre disposition; les chevaux tout sellés vous attendront avec l'argent dans les sacoches.

SARRANTI.

Bien!... Voici votre contre-lettre; dès aujourd'hui, je me regarde comme rentré dans les cent mille écus, puisque l'ar- gent est retiré de chez le notaire. Si je ne puis repasser par Viry et que je ne sois ni prisonnier ni tué, un mot de moi vous dira me faire tenir l'argent.

GÉRARD.

11 sera fait de point en point selon votre intention, cher monsieur Sarranti.

SARRANTI.

Monsieur Gérard, comptez sur ma reconnaissance éter- nelle. Au revoir... Peut-être adieu !

(Il sort.)

SCÈNE XII

GÉRARD, pensif et inquiet.

Que signifient ces mots d'Orsola : « Jamais plus belle occa- sion ne nous .<cra donnée de devenir millionnaires? » Cette femme ne dit rien sans raison, ne fait rien sans but... Cette lettre cachetée de noir, qu'elle m'a remise en partant et qu'elle m'a recommandé de lire... elle porte le timbre de Marseille. Ah! je ne suis pas le premier qui l'ouvre... Un se-

I

LES MOHICANS DE PARIS 11

roi.fl pli cacheté... L'écriture de mon frère! « Ceci est mon

testament olographe. » Jacques est mort!

(II tombe sur nn fauteuil; Orsola paraît, monte lentement les degrés du per- ron, et, pendant que Gérard lit, vient, sans être vue ni entendue, s'appuyer au dossier de son fauteuil.)

SCÈ"fî XIII GERARD, ORSOLA.

GÉRARD.

Voyons d'abord la lettre. (Lisant la lettre.) « A M. Gérard, propriétaire à Viry-sur-Orge. » C'est bien i)0ur moi. « 3Ion- sieur, j'ai une triste nouvelle à vous annoncer : votre frère Jacques, embarqué à bord de la Mouette, brick marchand de Marseille, sous mon commandement, pris d'une fièvre per- nicieuse, en passant le cap de Bonne-Espérance, est mort à la hauteur de Sainte-Hélène, le 12 juin dernier, à cinq heures du soir. Il a laissé en mourant un testament en double am- pliation ; l'un des originaux doit être remis à son notaire, M. Barateau, rue du Bac, .35 ; l'autre doit vous être en- voyé, afin que vous sachiez directement quelles sont les dis- positions qu'il a prises. Ses derniers mots, en expirant, ont été : « .Mon Dieu ! veillez sur mes enfants ! » Avec le regret de vous annoncer de si tristes nouvelles, j'ai l'honneur d'être, etc. Le capitaine Lucas. » Ses derniers mots ont été : « Mon

Dieu! veillez sur mes enfants! »

(Il reste immobile. ORSOLA.

Voyons, lisez donc le reste.

GÉRARD, tressaillant. Tu étais là, toi ?

ORSOLA.

Oui.

GÉRARD, lisant.

« En mer, 1=' janvier 1820. Sentant que ma maladie est mortelle, et qu'il plaît au Seigneur tout-puissant de me rap- peler à lui, j'ai voulu, étant dans la plénitude de mes facultés intellectuelles, régler les suprêmes dispositions destinées à repartir ma fortune entre le seul parent qui me reste, mon bon frère Gérard, et mes chers en*'ants Victor et Léonie. Cette répartition est bien facile. Je laisse un million et demi à

12 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

chacun de mes enfants. Je désire que, sauf la dépense de leur éducation et de leur entretien, le revenu de ces trois millions aille s'accumnlant jusqu'à leur majorité; c'est mon frère Gé- rard que je charge d'y veillef... (ll s'arrête un instant et s'essuie le front.) Quant à lui, comme je connais la simplicité de ses goûts, je lui laisse, à son choix, soit une somme de trois cent mille francs en argent une fois touchée, soit une rente via- gère de vingt-quatre mille livres. Si l'un des enfants mourait, je désire que l'héritage entier du défunt revienne au survi- vant; si tous deux mouraient... » (S'arrêiant.) Oh !...

ORSOLA.

Continuez. Qu'y aurait-il d'étonnant à ce que les deux en- fants mourussent?

GÉUARD, reprenant d'une voix tremblante. « Si les deux enfants mouraient, mon frère deviendrait leur unique héritier. »

ORSOLA, k demi-voix. Leur unique héritier!... (Plus haut.) Tu entends, Gérard.^

GÉRARD.

Oui; mais ils vivront.

ORSOLA.

Qui sait, les enfants, c'est si fragile!

GÉRARD.

Mon pauvre frère!...

ORSOLA.

Que voulez-vous, monsieur ! il faut supporter avec courage les malheurs que l'on ne peut pas combattre. La mort est de ces malheurs-là. Aujourd'hui son tour, demain le nôtre.

GÉRARD.

Oui, je sais bien cela. Mon frère ne t'était rien, à toi; tu ne le connaissais pas, tu ne l'avais jamais vu; et puis, et •puis... tu es contente, ambitieuse! nous voilà riches.

ORSOLA.

Riches, nous .^

GÉRARD.

Certainement, puisque mon pauvre frère nous laisse trois cent mille francs.

ORSOLA.

Vous appelez cela être riche ?

GÉRARD.

Sans doute !

LES MOHICANS DE PARIS 13

ORSOLA. Ce sont vos neveux qui sont riches : trois millions!

GÉRAllD.

Orsolal Orsola!...

ORSOLA.

Quoi ?

SCÈNE XIV Les Mêmes, JEAN.

JEAN.

Monsieur Gérard, les deux chevaux sont sellés; mais il reste à me donner ce que l'on doit mettre dans les valises.

GÉRARD.

C'est juste. (Bas, à Orsola.) Tu sais de quoi il est question.^

ORSOLA.

De.* '..ent mille écus. . .

GÉRARD.

Et tu es toujours d'avis qu'on les lui donne?

ORSOLA.

Jusqu'au dernier sou !

GÉRARD, allant au secrétaire. Tiens, Jean, prends un de ces sacs , je prendrai l'autre. (a Orsola.) Tu comprends, je veux moi-même...

ORSOLA.

Allez ! allez ! L'air vous fera du bien , vous êtes pâle comme la mort.

GÉRARD, après avoir regardé un instant Orsola. Viens, Jean ! viens ! j

SCÈNE XV

ORSOLA, seule.

Oh! débats-toi tant que tu voudras, je suis comme l'ours de nos montagnes, dont je porte le nom : je te tiens entre mes griffes; tu ne m'échapperas pas!... (Regardant par la fe- nêtre.) Enfants maudits, et que j'ai toujours détestés par in- stinct, les voilà! ils jouent au bord de l'étang... Victor dé- tache la barque et y fait monter Léonie... Le chien les suit à la nage... Et quand ou pense que, si la barque chavirait !...

IV THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

Il est vrai que le chien est là... 11 faut d'abord que je me dé- barrasse du chien !

CKUAni), du dehors. Victor ! Victor !

VICTOR.

Mon oncle?

cÉnAr.D.

Je t'ai déjà défendu de monter dans la barque, que tti ne sais pas conduire. Tiens, tu vois, ta sœur a manqué de tom- ber à l'eau.

ORSOLA, à Gérard.

Eh! laissez-les donc faire, ces enfants! ils s'amusent, (a part.) II ne lui manque plus, l'imbécile, qu'à prendre des précautions contre le hasard !

SCÈNE XVI ORSOLA, GÉRARD.

GÉRARD.

Voilà qui est fait... Maintenant, Sarranti peut venir.

ORSOLA.

L'air vous a-t-il fait du bien?

GÉRARD.

Avoue que tu avais lu cette lettre et ce testament avant moi ?

ORSOLA.

Eh bien, quand cela serait, aurais-je commis un crime?

GÉRARD.

Mon pauvre frère Jacques!...

(Il met son mouchoir sur ses yeux.) ORSOLA.

Bah ! monsieur, vous connaissez la chanson de nos mon- tagnes :

Le bonheur est fait pour les dieux, Qui laissent le plaisir aux hommes. Bénis les morts qui vont aux cieux! Mais consolons le cœur de ceux Qui restent au monde nous sommes.

LES MOHICANS DE PARIS 15

GÉnARD.

Tais-toi ! tais-toi! chanter est une impiété dans un pareil moment.

ORSOLA.

Une impiété?... Allons donc !

GÉRARD.

Par grâce ! laisse-moi seul un instant.

ORSOLA.

Oh ! je ne demande pas mieux, vous n'êtes pas d'une com- pagnie gaie.

(Elle s'éloigne en chantant.)

Les morts, dans leur caveau profond, Ne sentent plus faim ni froidure...

GÉRARD se lève et va ponsser la porte par laquelle elle est sortie. Oh ! cette femme est mon mauvais génie !

SCÈiNE XVII GÉRARD, VICTOR, suivi de BRÉSIL,

VICTOR.

Me voilà, mon oncle.

GÉRARD.

Victor !...

VICTOR.

Tu vois que je suis bien sage et que je t'obéis bien.

GÉRARD.

Oui, tu es un bon petit enfant !

VICTOR.

Alors, embrasse-moi, mon bon oncle !

GÉRARD, à part.

Son bon oncle !..,

VICTOR, à demi-voix.

Ma sœur peut cueillir des fletirs, n'est-ce pas?

GÉRARD.

Tant qu'elle voudra.

VICTOR.

Le facteur est venu ce matin, a-t-il apporté des nouvelles de papa?

IG THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

GÉUARD , avec hésitation. Non, mon enfant!

VICTOR.

Oli ! c'est que, comme madame Orsola avait reçu une grande lettre cachetée de noir,.. (Gérard suffoque.) Qu'as-tc donc, mon bon oncle?

GÉRAKD, se levant. Rien, mon enfant, rien...

(Il rentre dans sa chambre.)

SCÈNE XYIIl VICTOR, BRÉSIL, puis ORSOLA.

VICTOR.

C'est drôle ! on dirait que mon oncle pleure !... Je croyais qu'il n'y avait que les enfants qui pleuraient, moi.

ORSOLA, du perron.

Léonie ! avez-vous bientôt fini de cueillir mes fleurs?

LÉONIE, du dehors.

Ces fleurs-là ne sont point à vous, elles sont à mon oncle.

VICTOR, à la fenêtre. Et mon oncle vient de me dire que ma sœur en pouvait cueillir tant qu'elle voudrait.

ORSOLA.

11 est possible que votre oncle ait dit cela; mais, moi, je dis autre chose.

VICTOR.

Cueille, Léonie ! cueille ! tu n'as d'ordres à recevoir que de mon oncle.

ORSOLA.

Prends garde, Léonie !

LÉONIE.

A quoi ?

ORSOLA.

A me faire descendre ; car, si tu me fais descendre, tu au- ras affaire à moi.

LÉONIE.

Venez donc, méchante femme !

ORSOLA, s'élançant vers le jardin. Enfant du démon !

LES MOHICANS DE PARIS 17

vicTon. Vous savez que, si vous toucht'Z ma sœur, Brésil est là. (On

entinJ un cri de la petite fille; Brésil, à ce cri, saute par la fenêtre.) Moil

oncle! mon oncle!...

SCÈNE XIX GÉRARD, VICTOR, puis ORSOLÂ.

GÉRARD.

Qu'y a-t-il donc, mon Dieu?

VICTOR.

C'est la méchante Orsola qui bat Léonie, parce qu'elle cueille des fleurs... Est-ce que vous n'avez pas permis à Léonie de cueillir des fleurs? est-ce que les fleurs du parc sont à madame Orsola?

GÉRARD.

Orsola ! Orsola !

ORSOLA , montant le perron. Me voilà... Voyez !

(Elle montre a Gérard son bras ensanglanté.) GÉRARD.

Qui t'a fait cela ?

ORSOLA.

Brésil ! J'espère que vous punirez votre nièce, et que vous tuerez le chien !

VICTOR.

Pourquoi tuer Brésil ? Il a défendu sa maîtresse, que vous battiez! Brésil a fait son devoir.

GÉRARD.

Victor, va mettre Brésil à la chaîne.

VICTOR.

J'y vais, mon oncle ; mais on ne tuera pas Brésil, n'est-ce pas?

GÉRARD.

Non, mon enfant; sois tranquille.

VICTOR.

Ah ! ah !

(Il sort.)

18 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SCÈNE XX GÉRARD, ORSOLA.

OKSOLÂ.

An contraire, on le caressera; pauvre animal! qn'a-t-il fait? 11 a mordu Orsola; qu'est-ce qu'Orsola ? Une servante que l'on jette à la porte quand on est mécontent d'elle; mais elle n'attendra pas qu'on la jette à la porte, cette servante : elle s'en ira bien seule. Adieu, monsieur!

GÉRARD.

Orsola, vas-tu?

ORSOLÂ.

Je vais chercher un maître qui me donne raison, et un chien qui ne me morde pas !

GÉRARD.

"Voyons, montre-moi cela ! Le sang coule, c'est vrai ; mais la blessure n'est pas dangereuse.

ORSOLA.

Vous aimeriez mieux que j'eusse le bras broyé, n'est-ce pas?

et'RARD.

Écoute, Orsola ; voilà Sarranti parti, nous éloignerons les enfants; on les mettra en pension.

ORSOLA.

Oh! si je reste ici, je m'en charge, des enfants!

GÉRARD.

Et pourquoi ne resterais-tu pas ici? Tu sais bien que je ne puis me passer de toi. Qnc te manque-t-il? Le droit de commander, tu l'auras; dans quinze jours, tu t'appelle- ras madame Gérard. Voyons, Orsola, cette journée est nne journée de deuil; de triste qu'elle est, ne la rends pas ter- rible.

ORSOLA.

Oh 1 que vous savez bien l'influence que vous avez sur moi!

DOMINIQUE, dans lo jardin.

Monsieur Gérard ! monsieur Gérard !...

GÉRARD.

Écoute donc ! est-ce que l'on ne m'appelle pas?

LES MOHICAXS DE PARIS 19

SCÈNE XXI

Les Mêmes, DOMINIQUE SARRANTI, en cosinme de laïqnc.

DOMINIQUE, entrant vivement. Monsieur Gérard!... N'est-ce pas vous qui êtes 31. Gé- rard?

GÉRARD.

Oui; que me voulez-vous?

DOMINIQUE.

Âvez-vous vu mon père? Je suis le fils de M. Sarranti. On est venu chez moi pour l'arrêter; on k poursuit comme con- spirateur.

GÉRARD.

J'entends le galop d'un cheval.

DOMINIQUE.

Ah ! le voilà.

SCÈNE XXII Lbs Mêmes, SARRANTI.

SARRANTI, couvert de poussière. Dominique, ici? Tant mieux! je pourrai l'embrasser, du moins !

DOMINIQUE, lui sautant an cou. Mon père !

SARRANTI.

La conspiration est découverte; Je n'ai plus qu'à fuir! Tout est-il prêt?

DOMINIQUE.

Mon père, je vous suis.

SARRANTI.

Non, non! tu te compromettrais inutilement.

DOMINIQUE.

Qu'importe!

SARRANTI.

Tu nous compromettrais nous-mêmes... Trahis! dénoncés! Ah ! les miséi'ahles ! Un complot si bien ourdi ! une conspi- ration si bien arrêtée !

20 THÉÂTRE COMPLET D'aLEX. DUMAS

DOMINIQUE.

Alors, fuyez à l'instant, fuyez sans retard ! votre salut avant tout !

SARRANTI.

Et toi, retourne à Paris; prends un détour, que nul ne sache que tu es venu ici : ma sûreté, la tranquillité de M. Gé- rard en dépendent.

ORSOLA, à part.

Bien ! nous serons seuls.

GÉRARD, appelant. Jean, les chevaux.!

JEAN.

Ils sont prêts, monsieur.

DOMINIQUE.

Partez, partez, mon père !

SARRANTI.

Adieu! (a son fils.) Viens !... (a Gérard.) Mon ami, c'est entre nous à la vie à la mort!...

DOMINIQUE, l'entraînant. Mais venez donc !

GÉRARD.

Gardez-vous !

SARRANTI,

Oh! soyez tranquille : je suis bien armé; ils ne m'auront pas vivant.

(Il sort avec Dominique.)

SCÈNE XXIII GÉRARD, ORSOLA.

GÉRARD.

Journé'e fatale !

ORSOLA, préparant la table. Heureuse journée, au contraire !

GÉRARD.

Que fais-tu?

ORSOLA.

11 est quatre heures de l'après-midi, et vous n'avez encore rien pris aujourd'hui.

LES MOHICANS DE PARIS 21

GÉRARD.

Je n'ai pas faim, je ne mangerai pas... J'étouffe!

ORSOLA.

Allons donc! on dit cela chaque fois que l'on éprouve un chagrin, et l'on finit toujours par manger. Prenez des forces.

GÉRARD.

Oui, je sais ce que tu appelles me faire prendre des forces...

ORSOLA.

Puvez ce verre de madère, d'abord. GÉRARD prend le verre et boit, pendant qa'Orsola sort ponr le sernce de la table.

Je ne se sais ce que cette femme mêle à mes boissons; ce n'est pas du vin que je viens d'avaler; c'est du feu! (Orsola rentre et met deux couverts.) Pourquoi ne mets-tu que deux cou- verts ?

ORSOLA.

Parce que nous dînerons tête à tête,

GÉRARD.

Mais les enfants?

ORSOLA.

On les servira sur le gazon; comme ils ne m'ont point en adoration, ils aimeront mieux cela.

GÉRARD.

Qui les servira ?

ORSOLA.

Le jardinier ; je lui en ai donné l'ordre; après quoi, il par- tira pour Morsang.

GÉRARD.

Il y a cinq lieues d'ici à Morsang.

ORSOLA.

Aussi ne reviendra-t-il que demain.

GÉRARD.

Et que va-t-il faire à Morsang?

ORSOLA.

Une commission.

GERARD.

Pour qui?

ORSOLA.

Pour moi... Ne puis-je pas donner une commission au jar- dinier ?

22 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

GÉRARD.

Si fait; mais, alors, la maison va rester toute seule?

ORSOLA, lui présentant ua verre. C'est ce qu'il faut.

GÉRARD.

Pourquoi ce verre ?

ORSOLA.

Ne m'avez-vous pas demandé à boire?

GÉRARD.

Non.

ORSOLA.

Je croyais...

(Elle veut reprendre le verre.) GÉRARD.

Donne... Lorsqu'une fois j'ai bu ce vin maudit... Et pour- quoi faut-il que la maison reste seule?

ORSOLA.

On vous le dira quand le moment sera venu. (Elle laisse tom- ber une assiette qui se casse.) Lorsque nous serons millionnaires, nous mangerons dans de l'argenterie. (Elle ramasse les morceaux de l'assiette et les jette au loin.) Et si les assiettes sc cassent, au moins les morceaux en seront bons !

GÉRARD.

Millionnaires ? Jamais !

(11 se lève et veut rentrer dans sa chambre.) ORSOLA.

Que faites-vous? que faites-vous? Asseyez-vous donc là. (Elle le force à se rasseoir devant un verre plein.) GÉRARD.

J'ai la gorge desséchée; la bouche me brtile.

ORSOLA.

Buvez, alors.

GÉRARD.

Orsola, comment se fait-il qu'ayant bu le quart d'une bou- teille à peine, la tète me tourne, et que je voie couleiËj; 4e sang?

ORSOtA.

Tiens, Gérard, tu n'es pas un homme!

GÉRARD.

Non, c'est vrai; un homme a sa raison, un homme a son

I

LES MOHICANS DE PARIS 23

libre arbitre, un homme se dit : « Dieu défend de faire le mal, » et ne le fait pas, tandis que moi...

OKSOLA.

Eh bien, toi?...

GÉRARD.

Moi, je suis une brute, un animal sans connaissance, une ])ètc féroce... Est-ce du sang _ou du vin que tu m'as fait boire? J'ai soif.

ORSOLA. Bois, alors. (Gérard se verse un verre de vin, l'avale, et veut s'en verser un second.) Assez! tu ne serais plus bon à rien.

GÉUARD.

Oui; tu sais bien que, maintenant, tu peux me proposer tout ce que tu voudras, et que je suis prêt à tout...

ORSOLA.

En es- tu sûr ?

GÉRARD, prenant sa tête à deus mains» Oh!

ORSOLA.

Tu as deviné ce que nous allons faire, n'est-ce pas?

GÉRArJ), se levant et appelant. Guillaume ! Guillaume !

eRSOLA.

Que veux-tu ?

GÉRARD.

Tu le vois bien : j'appelle le jardinier.

ORSOLA.

Pour quoi faire?

GÉRARD.

Pour qu'il emporte les enfants!

ORSOLA.

Allons donc! je croyais que c'était convenu! (a part.) Je me trompais, il n'avait pas assez bu. (Haut.) Millionnaire! en- tends-tu? millionnaire!

GÉRARD.

0 serpent à tête de femme!

(Il boit et passe de la violence àThébèteraent.) ORSOLA ouvre le secrétaire dans lequel était l'argent; puis, avec un ciseau, elle brise la serrure. La! c'est bien ainsi,

24 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

GÉRARD. Qu'est-ce qui est bien?

ORSOLA.

Tu comprends, il faut que ce soit Sarranti qui ait l'air d'avoir fait le coup.

GÉRARD.

Quel coup ?

ORSOLA.

Tu ne comprends donc pasi?

GÉRARD.

Non!

ORSOLA.

Sarranti t'a volé la somme que ton notaire t'avait apportée hier; pour la voler, il a forcé le secrétaire; pendant qu'il le forçait, les enfants sont entrés par hasard, et, pour ne point être dénoncé par eux, il les a tués... Comprends-tu, mainte- nant?

GÉRARD, ivre.

Oui, je comprends; mais, lui, il niera !..,

ORSOLA.

Reviendra-t-il pour nier? Osera-t-il rentrer en France quand il y sera condamné comme conspirateur, comme vo- leur et comme assassin ?

GÉRARD.

Non, il n'osera pas !

ORSOLA.

D'ailleurs, nous sommes millionnaires, et l'on fait bien des choses avec trois millions.

GÉRARD.

Mais comment serons-nous millionnaires?

ORSOLA.

Puisque tu te charges du petit garçon, et moi de la petite fiile.

GÉRARD, reculant avec épouvante. Je n'ai pas dit cela ! je n'ai pas dit cela !...

ORSOLA.

Tu l'as dit!

GÉRARD.

Jamais, jamais I Ah! mon pauvre petit Victor!

LES MOHICANS DE PARIS 25

SCÈNE XXIV

Les Mêmes, VICTOR et LÉONIE, se tenant par la main.

VICTOR. Tu m'as appelé, mon oncle?

ORSOLA.

Oui; votre oncle voulait savoir si le jardinier était en- core là.

VICTOR.

Non; il vient de partir, et il a fermé la porte de la grihe du parc.

(Orsola entre dans la chambre de Gérard.) GÉRARD, la suivant des yeux avec terreur.

vas-tu ?

ORSOLA, de la chambre.

Vous allez le savoir .'

GÉRARD, regardant les enfants.

Oh ! si je les prenais tous deux dans mes bras, et si je me

sauvais avec eux!... (Orsola rentre, un fusil à la main, et le présente à

Gérard.) Qu'est-ce que cela?

ORSOLA.

Vous le voyez bien !

(Elle lui met le fusil dans la main.) VICTOR.

Oh! mon oncle! est-ce que tu vas à l'affût?

ORSOLA.

Oui; nous avons du monde demain; il faut que votre oncle me tue un peu de gibier.

VICTOR.

Oh! je vais avec toi, mon oncle! je vais avec toi !...

(Il court en avant.) GÉRARD.

Non! non!...

ORSOLA.

Mais décide-toi donc, lâche ! tu sais bien que, demain, il ne sera plus temps.

VICTOR, dehors.

Viens donc, mon oncle !

XXIV. 2

26 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

ORSOLA. Entendez-vous cet enfant qui vous appelle?... Mais emme- nez-le donc, puisque c'est lui qui le veut!

(Elle pousse Gérard, qui sort.) LÉONIE, frappant du pied. Je veux aller avec mon frère, moi; je le veux!...

ORSOLA.

Venez dans votre chambre, mademoiselle!

LÉONIE.

J'irai bien sans vous; merci.

(Elle sort.)

SCÈNE XXV

ORSOLA, seule.

La nuit est tombée.

Voilà donc l'heure arrivée. La richesse et la vengeance, à la fois ! Toutes les humiliations dont, depuis quatre ans, m'abreuvent ces enfants maudits, ils vont les expier!... Pourvu que le cœur ne lui manque pas! (Elle regarde par la fenêtre.) Que fait-il ? 11 monte dans la barque avec l'enfant... Il traverse l'étang... Ah ! je comprends, le bruit du fusil lui fait peur... Il aime mieux... Le lâche ! VICTOR, dans le jardin. Oh ! mon bon oncle, que fais-tu ? Mon bon oncle ! je n'ai jamais fait de mal à personne! Mon bon oncle, ne me fais pas mourir !

LÉONIE, dans la chambre. On tue mon frère ! Au secours! au secours ! ORSOLA, s'élançant dans la chambre. Te tairas-tu, malheureuse !

(La scène reste vide.)

VICTOR, dans le jardin. Mon oncle! mon bon oncle !... Ah !...

(On entend les aboiements furieux du chien, qui brise sa chaîne et qui arrivo sur le théâtre, traînant sa chaîne cassée.)

LÉONIE, dans la chambre. A moi!... Au secours!... Brésil!... Brésil!... (Le chien s'élance h travers la porte, dont il briso une vitro. Il disparaît dans la chambre.)

LES MOHICANS DE PARIS 27

or.SOlA, dans la chambre. Chien maudit !... (Eiio pousse un cri.) Ah !...

(Gérard paraît an fond, pâle, les yeux hagards, son fusil à la main. Silence de tous côtés.)

SCÈNE XXVI GÉRARD, puis ORSOLA.

GÉRÂKD.

Oh ! misérable! oh! infâme que je suis!... Oh ! cette voix! cette prière! elle me poursuivra pendant l'éternité. .. Mon Dieu !... Oh ! je crois que j'ai osé prononcer le nom du Sei- gneur! Et l'autre, l'autre qui criait de son côté!... iron, je ne resterai pas une minute de plus dans cette maison. Je veux fuir; je veux quitter la France. Fuyons!... Orsola ! Orsola I ORSOLA, dans la chambre. A moi! au secours!... Je me meurs!...

(On voit Léonie qui se sauve par le jardin.) GÉRARD.

Orsola ! c'est Orsola qui se meurt, qui appelle au se- cours!... Orsola! (il ouvre la porte de la chambre.) Que s'est-il donc passé?...

(II entre un instant, puis revient traînant Orsola, blessée.) ORSOLA, la main à son cou. Le chien! le chien !...

(Elle retombe expirante.) GÉRARD.

Étranglée!... Justice du ciel !... Et moi, à quoi donc suis-je réservé, si cette femme a subi un tel châtiment?... Et Léonie, est-elle? Sauvée sans doute... Oh! c'est du feu que j'ai dans le cerveau... Je deviens fou! (il tombe dans un fauteuil.) Mais, si elle est sauvée, elle parlera, elle nous dénoncera. (Bondissant vers Orsola.) Pourquoi l'as-tu laissée fuir?... Dis!... dis!... Morte! Elle est morte!... De l'air! de l'air!... (n arrache son habit, sa cravate et son gilet.) J'étoufîe !... (il tombe sur ses genoux, les bras tendus vers la fenêtre.) De l'air ! de... (Tout à coup son regard devient fixe.) Que vois- je donc là-bas? Le chien!... le chien!... Que fait-il? Il tourne autour de l'étang! Il suit la même route que nous avons suivie... il plonge... Il reparaît

28 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

sur l'eau! Le voilà!... Que traîne-t-il donc après lui? Le ca- davre!... Horreur! Nous sommes au jour du jugement der- nier : l'abîme rend ses i,?orts ! (il saute sur son fusil, met le chien en joue et fait feu.) Mort! Lien !.., Leonie maintenant! il faut que je retrouve Léonie!

(Il se précipite hors de la chambre.)

ACTE PREMIER

DEUXIÈME TABLEAU

Chez Bordier, à la Halle.

SCÈNE PREMIÈRE

JEAN TAUREAU, SAC -A- PLATRE, TOUSSAINT -L'OUVER- TURE, CROC-EX-JAMBES, LA GIBELOTTE, m Piekkot,

dormant sur une table; BuVEURS.

JEAN TAUREAU, frappant avec une bouteille sur la table. Du vin! du vin! du vin !

LE GARÇON.

Voici le vin demandé !

JEAN TAUREAU.

Je vois le vin, mais je ne vois pas les cartes.

LE GARÇON.

Quant aux cartes, il faut en faire votre deuil, monsieur Jean Taureau.

JEAN TAUREAU.

Et pourquoi faut-il que j'en fasse mon deuil?

LE GARÇON.

Parce que vous savez bien que l'on n'en donne pas ù ces heures-ci, des cartes,

TOUSSAINT.

Et la raison ?

LES MOHICANS DE PARIS 29

LE GARÇON.

Parce que c'est défendu par les règlements.

JEAN TAUKEAU.

Qu'est-ce que cela nie fait, à moi, tes règlements?

LE GARÇON.

A vous, cela peut ne rien faire; mais cela nous ferait quel- que chose, à nous !

SAC-A-PLATRE.

Ça vous ferait quoi ?

LE GARÇON.

Cela ferait fermer l'établissement ; ce qui donnerait à M. Bordier le chagrin de ne plus vous recevoir.

SAC-A-PLATRE.

Mais, alors, si l'on n'y joue pas, que veux-tu que nous y fassions, dans ta baraque ?

LE GARÇON.

Bon! On ne vous force pas d'y rester, monsieur Sac-a- Plàtre.

JEAN TAUREAU.

Ah çà ! sais-tu que tu m'as l'air d'un drôle pas trop poli? Mille tonnerres ! des cartes, ou, d'un coup de poing, je dé- molis la maison.

LE GARÇON.

On n'a pas peur de vous, tout Jean Taureau que vous êtes.

SCÈNE II

Les Mêmes, JEAN ROBERT, PÉTRUS, LUDOVIC.

PÉTROS.

Nous y voici !

LUDOVIC.

Le cabaret t-^ paraît-il suffisamment borgne?

JEAN ROBERT.

Je le trouve même aveugle...

PÉTRDS.

En ce cas, pénétrons.

JEAN ROBERT.

Vous êtes décidés?

30 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

r^TRDS.

Pourquoi pas ?

JEAN ROBETIT.

Parce qu'il est toujours temps de reculer quand on va faire une sottise.

LUDOVIC.

Une sottise ! et en quoi?

JEAN ROBERT.

Parbleu ! en ce qu'au lieu d'aller souper tranquillement, ou chez Véry, ou au Rocher de Cancale, ou aux Frères pro- vençaux, vous voulez passer la nuit dans un ignoble bouge nous boirons de l'infusion de bois de campêclie, au lieu de vin de Bordeaux, et nous mangerons du chat au lieu de lapin de garenne.

SAC-A-l'LATRE.

Entends-tu, Jean Taureau ? il a dit: un bouge !

TOUSSAINT.

11 a dit; du bois de campêche!

SAC-A-PLATRE.

Il a dit: du chat!

JEAN TAUREAU.

Laisse-le dire ! Rira bien qui rira le dernier.

LUDOVIC.

Faites ce que vous voudrez, messieurs ; mais, moi, je dé- clare que je ne me suis affublé de cet affreux costume, grâce auquel j'ai l'air d'un meunier qui vient de tirer à la con- scription, que pour souper chez Bordier, ce soir; j'y suis, j'y soupe!

PÉTRUS.

Quant à moi qui, en qualité de peintre, n'ai pas toujours eu du vin de campêche à boii'e et du chat à manger ; moi qui ai fréquenté les modèles des deux sexes, espèces de cada- vres vivants qui ont sur les morts l'infériorité de l'àme ; moi qui suis descendu dans la fosse des ours et qui suis entré dans la loge des lions, me rejetant sur les quadrupèdes, quand je n'avais pas trois francs pour faire monter chez moi le père Cadamour ou mademoiselle Rosine la Blonde, je ne suis pas dégoûté, Dieu merci; donc, je passe du côté de Lu- dovic, et je dis: je reste.

LES MOHICANS DE PARIS 31

JEAN ROBERT.

Mon cher Pétrus, tu n'es qu'à moitié ivre; mais tu es tout à fait Gascon.

PÉTRUS.

Gascon? Bon! je suis de Saint-Lô. S'il y a des Gascons à Saint-Lô, il y a des Normands à Tarbes.

JEAN ROBERT.

Eh bien, moi, je te dis, Gascon de Saint-Lô, que tu étales des défauts que tu n'a?; pas, pour déguiser les qualités que tu possèdes. Tu fais le roué parce que tu as peur de paraître naïf, tu fais le mauvais sujet parce que tu rougis de paraître bon. Tu n'es jamais entré dans la loge des lions, tu n'es ja- mais descendu dans la fosse des ours, tu n'as jamais mis le pied dans un cabaret de la Halle, pas plus que Ludovic, pas plus que moi, pas plus entiu que les jeunes gens qui se res- pectent ou les ouvriers (lui travaillent.

SAC-A-PLATRE.

Bon ! est-ce que nous ne travaillons pas, nous?

JEAN TAUREAU.

Mais laisse-les donc dire !

PÉTRUS.

As-tu fini ton sermon ? En ce cas, ainsi soit-il !

(Il bâille.) TOUSSAINT.

Comprends-tu u-n mot à ce qu'ils disent?

SAC-A-PLATRE.

Pas un traître mot !

JEAN ROBERT, continuant.

Enfin, tu veux souper dans un tapis franc? Soupons, mon cher; cela aura, du moins, un résultat; c'est de t'en dégoûter pour tout le reste de ta vie. (Frappant sur une table avec sa badine.) Garçon !

LE CARÇON, d'en bas.

On y va, monsieur ! on y va !

JEAN ROBERT.

Tiens, voilà une carte; fais ton choix. Nous serons ici comme des princes.

LUDOVIC.

Oui ; il ne nous manquera que de l'air respirable.

PÉTRUS,

Bon! on en fera en ouvrant la fenêtre.

32 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SCÈNE III

Les Mêmes un PoliCHIKELLE, entre et va au Pierrot qui dort. LE POLICHINELLE, bas.

li h ! Vol-au-VeiU !

LE PIERROT.

C'est toi? Et M. Jackal?

LE POLICHINELLE.

Il sera ici à deux heures du matin; c'est l'heure du rendez- vous.

(Le Pierrot sort. Le Polichinelle s'assied, laisse tomber sa tête sur la table, el fait semblant de dormir.)

LUDOVIC, à Jean Robert. As-tu VU?

JEAN ROBERT.

Quoi?

LUDOVIC, montrant d'un signe de têle. Là!

JEAN ROBERT.

Oui.

LUDOVIC.

C'est drôle !

JEAN ROBERT.

Non; ce sont des hommes qui guettent quelque filou; nous sommes dans ce que l'on appelle une souricière... Gar- çon !

LE GARÇON, entrant.

Voilà, monsieur! voilà!... (Regardant le Polichinelle.) Tiens, je croyais que c'était un pierrot, et c'est un polichinelle. Je me serai trompé... Que désirent ces messieurs.'

JEAN ROBERT, à Pétrus.

As-tu l'ait la carte?

PÉÏKUS.

Oui : six douzaines d'huîtres, six côtelettes de mouton, une omelette.

LE GARÇON.

Et eu vin, messieurs, quelle qualité.^*

LES MOHICANS DE PARIS 33

PÉTRUS.

Trois chablis première, avec de l'eau de Seltz, s'il y en a dans l'établissement ?

LE G.Vr.ÇON.

Et de la fameuse, soyez tranquille ! vous allez être servis.

PÉTRUS, le retenant par son tablier.

Un instant, jeune homme ! Qu'est-ce que c'est qu'une voix assez fraîche gue j'ai entendue, accompagnée d'un tambour de basque, en*\iassant au premier étage ?

LE GARÇON.

C'est la petite bohémienne ! Rose-de-Noël, la pupille de la lirocante.

PÉTRUS.

Comme cela tombe, une bohémienne! moi qui rêve un ta- bleau de Mignon! Est-elle jeune, ta bohémienne?

LE GARÇON.

Quinze ans.

PÉTRUS.

Jolie ?

LE GARÇON.

Je crois bien! mais vous savez...

PÉTRUS.

Quoi?

LE GARÇON.

C'est du fruit défendu.

PÉTRUS.

Tant mieux! Tu la feras monter au dessert; il y a un louis pour elle.

LE GARÇON.

Ah bien, oui, pour elle ! vous voulez dire pour la Bro- cante?

PÉTRUS.

Cela ne me regarde pas. Je donne un louis; peum'importe la poche dans laquelle il tombe.

SAC-A-PLATRE.

Six douzaines d'huîtres, six côtelettes, une omelette, trois chablis première, de l'eau de Seltz s'il y en a, et une bohé- mienne au dessert, même s'il n'y en a pas. Bon! nous avons affaire à des muscadins.

34 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

TOUSSAINT,

A des fils de famille !

PÉTRUS, allant à la fenêtre et l'ouvrant. Et, maintenant, laissons se dégager l'acide carbonique!... Pouah !

JEAN TAUREAU.

Pardon ! ces messieurs ouvrent la fenêtre, à ce qu'il pa- raît.!»

PÉTRUS.

Comme vous voyez, mon cher ami.

JEAN TAUREAU.

D'abord, je ne suis pas votre ami, attendu que je ne vous connais ni d'Eve ni d'Adam... Fermez la fenêtre!

PÉTRUS.

Comment vous appelez-vous, monsieur, s'il vous plaît?

JEAN TAUREAU.

Je m'appelle Jean Taureau, attendu que j'assomme un bœuf d'un coup de poing.

PÉTRUS.

Ce dernier détail est oiseux, et je ne désirais savoir que votre nom. Maintenant que je le sais, monsieur Jean Taureau, voici mon ami M. Ludovic, physicien distingué, qui va vous expliquer en deux paroles de quels éléments l'air doit se composer pour être respirable.

JEAN TAUREAU.

Que me chante-t-il donc, celui-là, avec ses éléments ?

LUDOVIC.

Il dit, monsieur Jean Taureau, que l'atmosphère, pour ne pas être nuisible aUx poumons d'un honnête homme, doit se composer de soixante-dix-neuf parties d'azoto, de vingt et une parties d'oxygène, etf<l'une certaine quantité d'eau en dissolution, quantité qui varie selon la température et le climatj par exemple, au Sénégal...

SAC-A-PLATRE.

Dis donc, Jean Taureau, je crois qu'il parle latin?

JEAN TAUREAU.

Bon ! je vais lui faire parler français, moi

SAC-A-PLATRE.

Et s'il ne comprend pas ?...

LES MOHICANS DE PARIS 35

JEAN TADREAD, montraot ses deax poings. On bûchera, alors! (il fait trois pas ea avant.) Allons, fermez cette fenêtre, et plus vite que cela!

PÉTnuS, s'adoâsant à la fenêtre et se croisant les bras. C'est peut-être votre avis, maître Jean Taureau; mais ce n'est pas le mien.

JEAN TADREAD.

Comment! ce n'est pas le tien? Tu as donc un avis, toi?

PÉTRDS.

Et pourquoi donc un homme n'aurait-il pas un avis, quand une brute prétend en avoir un?

JEAN TAUREAU.

Dites donc, les amis, je crois que ce muscadin de malheur m'a appelé brute?

SAC-A-PLATKE.

Dame, il me semble !

JEAN TAUREAU.

Eh bien, qu'est-ce qu'il y a à faire?

TOUSSAINT.

11 y a à lui faire fermer la fenêtre, d'abord, puisque c'est ton avis, et à l'assommer ensuite.

JEAN TAUREAU.

A la bonne heure ! voilà qui est parler. (Aux jeunes gens.) Al- lons, tonnerre ! fermez la fenêtre.

PÉTRUS.

11 n'y a ici ni tonnerre ni éclairs; la fenêtre restera ou- verte.

JEAN r.OBERT.

Voyons, Pétrus!... (a Jean Taureau.) Monsieur, nous venons du dehors, et, eu entrant dans cette chambre, nous avons été suffoqués par le changement de température; permettez-nous de laisser la fenêtre ouverte un seul instant, pour renouveler l'air, et ensuite nous la fermerons.

JEAN TAUREAU.

Vous l'avez ouverte sans ma permission.

PÉTRUS.

Eh bien?

JEAN TAUREAU.

II fallait demander la permission; peut-être vous l'aurait" on accordée.

35 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

PÉTRUS. Allons, assez ! Je l'ai ouverte parce que cela m'a plu, et elle restera ouverte, tant que cela me plaira,

JEAN ROBERT.

Tais-toi, Pétrus !

PÉTRUS, moitié riant, moitié menaçant. Non, je ne me tairai pas. Si monsieur s'appelle Jean Tau- reau, je me nomme, moi, Pierre Herbel de Courtcnay, et je n'ai pas l'habitude de me laisser mener par des drôles de cette espèce !

(Au mot â B drôles, les cinq hommes se lèvent et font un pas en avant.) JEAN ROBERT.

Avant de nous battre, voyons, expliquons-nous; car, après, il sera trop tard, (il se lève à son tour.) Que désirent ces mes- sieurs ?

JEAN TADhEAU.

C'est encore pour nous insulter qu'il nous appelle des messieurs !

SAC-A-PLATRE.

Nous ne sommes pas des messieurs, entendez-vous?

PÉTRDS.

Vous avez bien raison, vous n'êtes pas des messieurs, vous êtes des maroufles !

SAC-A-PLATRE.

On nous a appelés maroufles !... Ah ! on va vous en donner, des maroufles !

TOUSSAINT, écartant son camarade. Mais laissez-moi donc passer, vous autres !

JEAN TAUREAU.

Taisez-vous, tous tant que vous êtes ! cela me regarde.

SAC-A-PLATRE.

Pourquoi cela te regarde-t-il plus que moi ?

JEAN TAUREAU.

D'abord, parce qu'on ne se met pas cinq contre trois, quand un seul sufiit. A ta place, Sac-à-Plàtre ! à ta place, CrOC-en-Jambes! (Croc-en-Jambes et Sac à-Plâtre vont s'asseoir.) C'est

bien!... Et maintenant, mes petits amours, nous allons re- prendre la chanson sur le même air et au premier couplet. Voulez-vous fermer la fenêtre ^

LES MOHICANS DE PARIS 37

LES TROIS JEU>'ES GEKS.

Non!

JEAN TAUREAU, exaspéré. Mais vous voulez donc vous faire pulvériser?

JEAN ROBERT.

Essayez !

PÉTRUS.

Laisse donc, Jean Robert ; c'est mon affaire.

JEAN ROBERT, l'écartant doucement. Tenez les autres en respect, toi et Ludovic; moi, je me charge de celui-ci.

(Il touche du bout du doigt la poitrine de Jean Taureau.) JEAN TAUREAU, frontant les sourcils.

Je crois que c'est de moi que vous parlez, mon prince .'

JEAN ROBERT.

De toi-même !

JEAN TAUllEAU.

Et qu'est-ce qui me vaut l'honneur d'être choisi par vous.

JEAN ROBERT.

Je pourrais te dire que c'est parce qu'étant le plus inso- lent, tu mérites la plus rude leçon; mais ce n'est pas le motif.

JEAN TAUREAU.

J'attends le motif !

JE.AN ROBERT.

C'est que, portant tous les deux le même prénom, nous sommes naturellement appareillés. Tu l'appelles Jean Tau- reau, et je m'appelle Jean Robert.

JEAN TAUREAU.

Je m'appelle Jean Taureau, c'est vrai ; mais tu ne t'appelles pas Jean Robert, tu t'appelles Jean...

JEAN ROBERT, lui envoyant un coup de poing sur l'œil. Tu mens!

(Jean Taureau fait trois p»î à reculons et va tomber sur ane table dont il casse les deux pieda. Pétrus passe la jambe à Sac-a-Plàtre, et l'envoie rouler près de Jean Taureau. Ludovic envoie dans le côté un coup de poing à Toussaint, qui va tomber dans la hotte de Croc-eu-Jambes, les doux mains sur les cotes.)

LE POLICHISELIE, relevant la tête. Bouigg!...

(Il se remet 'a dormir.) XXIV. ^

38 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

JEAN ROBERT.

Première manche !

JEAN TAUREAU, tout étourdi.

Ce que c'est que d'éire pris au dépourvu; mille tonnerres I un enfant vous battrait.

JEAN ROBERT.

Elî bien, cette fois, prends ton temps, Jean Taureau ; car mon intention est de l'envoyer briser les deux autres pieds de la table.

JEAN TAUREAU. C'est ce que nous allons voir, (il marche sur Jean Robert le poing levé, Jean Robert reçoit snr son bras le coup de poing du Charpentier, fait un demi-tour sur lui-même, et envoie à son adversaire un coup de pied dans la poitrine.) Ouf !

LE POLICHINELLE, levant la tête.

Bouigg!...

(Il se remet à dormir.)

TOUSSAINT et SAC-A-PLATRE.

Aux couteaux ! aux couteaux !

JEAN TAUREAU.

Elî bien, oui, puisqu'ils nous y forcent, aux couleaux!

JEAN ROBERT,

Alors, aux barricades 1

SCÈNE IV

Les MÊMES, le Garçon, apportant les huîtres.

LE GARÇON.

Ouais 1 il paraît qu'il n'est que temps, (il pose les huîtres sur la table.) A la garde ! à la garde !

(Il sort en courant.)

M. JACKAL, apparaissant à la porte, en Turc. Ah çà ! on dit que l'on s'égorge ici. (il s'approche du Polichi- Belle.) Donne-moi ta place, et déloge lestement !

LE POLICHINELLE.

Tiens, c'est vous, monsieur Jackal.^

M. JACEAL.

Chut!

LE POLICHINELLE, lui cédant sa place. Bouigg !...

( II sort.)

LES MOHICANS DE PARIS 33

SCÈNE V

Les JIémes, Mâsqde&, Gens du Pecple.

jean taureau et ses compagnons. Aux couteaux! aux couteaux!

LES MASQUES.

Bravo ! nous allons rire !

(En un tour de main, les jeunes gens prennent trois tables, les rangent dans un angle, et forment un rempart en mettant dessus des chaises et des tabou- rets. Pélrus arrache un bâton de rideau. Ludovic emporte les huitres dans l'intérieur des fortifications.)

LUDOVIC.

Des vivres et des projectiles !

(Il jette les coquilles à ses adversaires.) JEAN TAUREAU.

Laissez-moi pulvériser l'habit noir!

(11 tire de sa poche son compas de charpentier.)

JEAN ROBERT, sautant par-dessus la table, sa badine à la main. Jîais tu n'en as donc pas encore assez?

LES MASQUES.

Eravo ! bravo, l'habit noir !

JEAN TAUREAU.

Non, je n'en aurai assez que quand je t'aurai fourré six pouces de mon compas dans le ventre.

JEAN ROBERT.

C'est-à-dire que, ne pouvant pas être le plus fort, tu es le plus traître; c'est-à-dire que, ne pouvant pas vaincre, tu veux assassiner.

JE.iN TAUREAU.

Je veux me venger, mille tonnerres !

JEAN ROBERT, sa petite badine à la main. Prends garde, Jean Taureau! car, sur mon honneur, tun'as jamais couru de danger pareil à celui que tu cours en ce moment! (a la foule.) Mes amis, vous êtes des hommes; faites entendre raison à celui-ci; vous voyez que je suis calme, et qu'il est insensé.

JEAN TAUREAU, échappant à ceux qui veulent le calmer.

Ali ! je n'ai jamais couru de danger pareil à celui que je

40 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

cours ! Est-ce avec cette badine que tu comptes te défendre contre mon compas? Dis !

JEAN ROBERT,

Tu te trompes, Jean Taureau ; car ma badine n'est pas une badine, c'est une vipère, et, si tu en doutes (tirant, de sa canne, une mince et courte épée), tiens, voilà son dard !

(Il se met en garde et fait des appels du pied.) JEAN TAUREAU.

Ah! tu as donc une arme ! je n'attendais que cela. (11 s'apprête à s'élancer sur Jean Robert, quand on entend un frémissement dans l'assistance. Un jeune homme vêtu en commissionnaire, mais avec toute l'élégance du costume, entre, perce la foule, et saisit le poignet de Jean Taureau.)

SCÈNE VI

Les Mêmes, SALVATOR.

JEAN TAUREAU, se retournant. Ah ! traître! (stupéfait en reconnaissant le jeune homme.) M. Sal- vator!

LA FOULE.

M. Salvator!

(Le Turc soulève sa tête, ouvre un œil, puis, immédiatement, se remet à dormir.) PÉTRUS,

Voilà un gaillard dont le nom est de bon augure; reste à savoir s'il fera honneur à son nom.

SALVATOR, à Jean Taureau. Tu seras donc toujours ivrogne et querelleur?

JEAN TAUREAU.

Monsieur Salvator, laissez-moi m'expliquer.

SALVATOR.

Tu as tort.

JEAN TAUREAU.

Mais puisque je vous dis...

SALVATOR.

Tu as tort !

JEAN TAUREAU.

Mais puisque je vous dis...

SALVATOR.

Tu as tort !

LES MOHICAXS DE PAP.IS 41

JEAN TAUREAU.

Mais enfin...

SALVATOR.

Tu as tort, te dis-je!

JEAN TAUREAU.

Mais comment le savez-vous, au bout du compte, puisque vous n'étiez pas ?

SALVATOR.

Ai-je besoin d'être pour savoir comment les choses se sont passées?

JEAN TAUREAU.

II me semble, cependant...

SALVATOR, montrant les trois amis.

Regarde !

JEAN TAUREAU.

Eh bien, je regarde; après ?

SALVATOR.

Que vois -tu.'

JEAN TAUREAU.

Je vois trois muscadins à qui j'ai promis de donner une tripotée, et qui la recevront un jour ou l'autre.

SALVATOR.

Tu vois trois jeunes gens, élégants, bien mis, comme il faut, qui ont eu le tort de venir dans un bouge; mais ce n'é- tait point une raison pour leur chercher querelle.

JEAN TAUREAU.

Moi, leur chercher querelle? Incapable, monsieur Salvator.

SALVATOR.

Voyons! ne vas-tu pas dire que ce sont eux qui l'ont pro- voqué, toi et tes quatre compagnons !

JEAN TAUREAU.

Et cependant, vous voyez bien qu'ils étaient en état de se défendre !

SALVATOR.

Parce que l'adresse et ':; droit étaient de leur côté. Tu crois que la force est tout, toi quj as changé ton nom de Barthé- lémy Lelong en celui de Jean Taureau ! Tu viens d'avoir la preuve du contraire; Dieu veuille que la leçon te profite!

JEAN TAUREAU.

Mais puisque je vous dis que ce sont eux qui nous ont ap- pelés drôles, maroufles, brutes...

N

42 THÉÂTRE COMPLET U'aLEX. DUMAS

SALVATOR.

Et pourquoi vous ont-ils appelés ainsi?

JEAN TAUREAU.

Qui nous ont dit que nous étions ivres!

SALVATOR.

Je te demande pourquoi ils ont dit cela.

JEAN TAUr.EAU.

Pour rien, quoi !

SALVATOR.

Mais enfin?...

JEAN TAUREAU.

Parce que je voulais leur faire fermer la fenêtre.

SALVATOR.

Et tu voulais leur faire fermer la fenêtre, parce que...?

JEAN TAUREAU.

Parce que... parce que je n'aime pas les courants d'air.

SALVATOR.

Parce que tu étais ivre, comme ces messieurs te l'ont dit; parce que tu voulais chercher une dispute à quelqu'un, et que tu as saisi l'occasion aux cheveux; parce que tu as en- core eu quelque querelle chez toi, et que tu voulais faire payer à des innocents les caprices et les infidélités de ma- demoiselle Fifiue.

JEAN TAUREAU.

Taisez-vous, monsieur Salvntor ! ne prononcez pas ce nom- là. La malheureuse ! elle me fera mourir.

SALVATOR.

Ah ! tu vois bien que j'ai touché juste. Ces messieurs ont bien fait d'ouvrir la fenêtre; l'air qu'on respire ici est infect, et, comme ce n'est pas trop de deux fenêtres ouvertes pour quarante personnes, tu vas, à l'instant même, ouvrir la seconde.

JEAN TAUREAU,

Moi, nllfr ouvrir une fenêtre, quand je demande qu'on ferme l'autre, moi Barthélémy Leloiig, le fils de mon père ?

SALVATOR.

Oui, toi, Barthélémy Lelong, ivrogne et querelleur, qui déshonores le nom de ton père, et qui as bien fait de pren- dre un sobriquet ! je te dis, moi, que tu vas ail r ouvrir cette fenêtre, pour te punir d'avoir insulté ces messieurs.

LES MOHICANS DE PARIS 43

JEAN TAUREAU.

Le tonnerre gronderait au-dessus de ma tête, que je ne vous obéirais pas.

SALVATOR.

Alors, je ne te connais plus, sous aucuu nom; tu n'es qu'un ouvrier grossier et insulteur, et je te chasse d'où je suis. Sors!... Eh bien, m'as-tu entendu?

lEky TAUREAU.

Oui; mais je ne m'en irai pas.

SALVATOR.

Au nom de ton pèi-e, dont tu as invoqué le nom tout à l'heure, je t'ordonne de t'en aller!

(Il marche sur lui.)

jea:j taureau. Monsieur Salvator, monsieur Salvator, ne m'approchez pas !

SALVATOR, frappant du pied. Vas-tu sortir!...

JEAN TAUREAU.

Vous savez bien que vous pouvez me faire faire tout ce que vous voulez, vous, et que je me couperais la main plutôt que de vous frapper... Aussi... aussi (sortant à reculons), je sors... (De l'escalier.) Oh ! mais, si jamais je les rencontre, ils mo le payeront !...

TOUSSAINT.

Monsieur Salvator, votre serviteur très-humble!

(Il sort.) SAC -A- PLAT RE.

Monsieur Salvator, j'ai bien l'honneur... Vous n'avez pas d'ordres à me donner ?

SALVATOR, lui saisissant le bras.

Si fait!... Tu es le moins ivre de tous.

SAC-A-PLATRE.

Voos croyez?...

SALVATOR.

Tu vas te tenir sur la porte de la maison, et, si tu vois un homme habillé en magicien qui fasse mine d'entrer dans le cabaret, tu lui diras : Mont-Saint-Jean. 11 saura ce que cela veut dire et s'en ira. S'il a besoin de toi, tu te mettras à sa disposition.

44 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS SAC-A-PLATRE.

Oui, monsieur Salvator.

SALVÂTOR.

Pour preuve que tu as fait ma commission, tu imiteras le chant du coq, que tu imites si bien, quand tu vas i)lanter le drapeau sur une maison.

SAC-A-PLATRE.

C'est dit, monsieur Salvator. Au revoir, monsieur Salvator.

SALVATOR.

Au revoir! et que je n'entende pas dire que tu te sois fourré dans pareille bagarre. Va !

(Pendant ces quelques mots, le Turc a levé la tête et a écouté, mais n'a pu entendre. Au moment Salvator revient, il laisse retomber sa tête sur la table.)

SCÈNE VII Les Mêmes, hors les cinq Ouvriers, puis le Garçon.

JEAN ROBERT, tendant la main à Salvator. Merci, monsieur, de nous avoir délivrés de cet ivrogne endiablé.

SALVATOR.

Il n'y a pas de quoi; seulement, voulez-vous me permettre de vous donner un conseil d'ami? Ne remettez jamais les pieds ici, monsieur Jean Robert.

JEAN ROBERT.

Vous me connaissez, monsieur Salvator .'

SALVATOR.

Mais comme tout le monde... N'étes-vous pas un de nos poëtes célèbres ? (se tournant vers la foule.) Et maintenant, vous devez être contents, vous autres? vous en avez vu pour votre argent, n'est-ce pas? Faites-moi donc l'amitié de circuler. 11 n'y a ici d'air que pour quatre; c'est vous dire, mes bons amis, que je désire rester avec ces messieurs. (La foule

sort en criant : « Vive M. Salvator ! » et en agitant mouchoirs, chapeaux et bonnets. Salvator, au Turc qui dort sur la table.) Et toi aussi, voyons, comme les autres!

(Le Turc répond par des ronflements sonores.)

LES MOHICANS DE PARIS 45

JEAN ROBERT.

Ah! ma foi, monsieur Salvator, celui-là dort si magistra- lement, qu'il y aurait conscience à le réveiller.

SALVATOR, a lui-même.

Oui; et peut-être vaut-11 mieux même qu'il soit ici qu'ail- leurs... Ainsi, il ne vous gêne pas, monsieur Jean Robert?

JEAN ROBERT.

Pas le moins du monde.

SALVATOR.

Ni vous non plus, monsieur Pétrus ?

PÉTRUS.

Ah ! ah ! vous me connaissez donc aussi ?

SALVATOR.

Ni vous non plus, monsieur Ludovic? Mais que regardez- vous donc?

LUDOVIC.

Je regarde si vous n'avez pas une jambe plus courte que Pautre.

SALVATOR.

Oui, parce que, en ce cas, vous me salueriez du nom d'As- raodée... Qu'y a-t-il d'étonnant, dites-moi, à ce que je con- naisse un peintre qui, l'an dernier, a eu une très-belle ex- position, et un jeune docteur qui a passé, il y a trois mois, un glorieux examen ?

JEAN ROBERT.

Mais vous, monsieur, qui connaissez tout le monde et qui paraissez connu de tout le monde, y aurait-il de l'indiscré- tion à vous demander qui vous êtes?

SALVATOR.

Moi, monsieur? Vous avez entendu mon nom: Salvator; quant à mon état, je suis commissionnaire, au coin de la rue aux Fers. Si vous avez besoin d'un homme sûr pour porter VOS lettres, et solide pour porter vos fardeaux, je vous de- mande votre pratique.

LUDOVIC.

Comment! monsieur, ce costume n'est pas un déguise- ment?

SALVATOR.

Pas le moins du monde ! demandez plutôt au garçon qui vous apporte votre souper?

3.

46 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

LE GARÇON, avec le souper, regardant le Turc. Tiens! je croyais que c'était un polichinelle, et c'est un Turc... Je me serai trompé.

SALVATOR.

Qu'as-tu donc, et pourquoi ne sers-tu pas ces messieurs?

LE GARÇON.

Voilà, voilà, messieurs! les côtelettes sont un peu dessé- chées, et l'omelette est un peu épaisse; mais ce n'est pas la faute du cuisinier.

PÉTRUS.

Monsieur Salvator, voulez-vous nous faire l'honneur de souper avec nous ?

SALVATOR.

Merci, messieurs; et je vais vous demander La permission de me retirer.

PÉTRUS.

Sans façons.

SALVATOR.

Je vous suis très-reconnaissant de l'honneur que vous me faites, messieurs; mais impossihle de l'accepter (Les jeunes gens se saluent. Salvator, bas, au Garçon.) Tu n'as pas UU endroit

quelconque d'où je puisse ne pas perdre de vue ce Turc?

LE GARÇON.

Sur le palier, à droite, il y a une porte qui donne dans un cabinet; il est vitré, vous verrez de tout ce que vous vou- drez voir.

SALVATOR.

C'est bien. (Aux jeunes gens.) Messieurs !...

M. JACKAL, à part, levant la tête. Il fait semblant de s'en aller; mais il ne s'en va pas... Bon! il est dans ce cabinet, le rideau a remué.

(Il ronfle.)

SCÈNE VIII Les Mêmes, hors SALVATOR.

LE GARÇON.

Ces messieurs veulent-ils toujours entendre chanter la bohémienne? Selon l'ordre de ces messieurs, elle attend en bas, avec son honorable mère la Brocante, la plus célèbre ti-

LES MOHICANS DE PARIS 47

reuse de cartos du faubourg Saint-Germain, qui vous fera le grand et le petit jeu, et son jeune frère Babolin, garçon de la plus haute espérance, qui exécute les trois souplesses du corps, nvale des sabres et mange des étoupes enflammées.

PÉTRIS.

Tiens, c'est vrai; et moi qui avais oublié mou tableau de Mignon! Je crois bien que nous la demandons toujours, et plus que jamais 1

LE GARÇON, appelant. Eh! la Brocante, on vous demande, ici. LA BROCANTE , d'en bas. On y va !

SCÈNE IX

Les Mêmes, LA BROCANTE, ROSE-DE-NOEL, BABOLIN.

BACOLIN entre en faisant une suite de cabrioles et de sauts de carpe. Hop!...

ROSE-DE-NOEL, entrant ensuite.

Tiens! je croyais que M. Salvator était ici.

pÉTncs. Oh ! la charmante enfant ! Mais regardez donc , mes- sieurs !

JEAN ROBERT, a la rue de la Brocante. Oh! l'horrible sorcière ! Messieurs, ne regardez pas!

LA BROCANTE.

Que désirent ces messieurs? Veulent-ils savoir le passé, le présent, l'avenir? s'ils ont des héritages à attendre, s'ils fe- ront un beau mariage, s'ils auront de nombreux enfants? C'est trois francs le grand jeu, et trente sous le petit.

LUDOVIC.

Merci, la vieille. Nous avons oublié le passé; nous remer- cions Dieu du présent, et nous ne nous inquiétons pas de l'a- venir. Nous aimons nos parents jusqu'au vingt-cinquième degré, et, par conséquent, ne sommes pas pressés d'hériter d'eux. Non, Brocante, ma mie; ce que nous voulons voir, ce que novs voulons entendre surtout, c'est cette cliarmante en- fant.

48 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

LA BROCANTE.

Que voulez-vous qu'elle chante? la complainte de Mon-

Ubello :

Braves Français, versons des larmes...

LUDOVIC.

Merci! j'ai été bercé avec cela.

LA BIIOCANTE.

La chanson de la Colonne, de M. Emile Debraux : Salut, monument gigantesque I

LUDOVIC.

Non!... Aie donc une idée Jean Robert, toi, qui es poëte.

JEAN ROBERT.

Peut-on lui parler, à Rose-de-Noël?

LA BROCANTE.

£;>ns doute.

PÉTRUS.

Dérange-laie moins possible; je la croque. C'est tout à fait ma Mignon.

RABOLIN. Entends-tn, Rose-dc-Noël? il te croque! (Regardant le carnet da Pétrus.) Ah! c'est que c'est elle, tout de même!

JEAN ROBERT.

Écoutez, ma belle enfant!

ROSE-DE-NOEL.

J'écoule, monsieur.

JEAN ROBERT.

Est-ce que vous ne sauriez pas quelque vrai chant de la Bohême, quelque chose d'original et de poétique à la fois^ quelque hymne de Kœrner, quelque ballade d'Uhland, quel- que passage de Shakspeare.

ROSE-DE-NOEL.

En allemand, en anglais, en français?

JEAN ROBERT.

Comment! mon enfant, vous parlez trois langues?

LA BIIOCANTE.

Dieu merci! on n'a rien négligé pour son éducation.

BABOLIN.

Oh! la mère? avec cela qu'elle a coûté cher, son éducation», c'est comme la mienne. Dis donc, Rose-de-Noël, la Brocante

LES MOilICANS DE PARIS 43

qui parle de l'éducalion qu'elle nous a donnée; si cela ne fait pas frrrémir !

ROSE-DE->'OEL.

Voulez-vous la Marguerite au rouet, de Faust f

BABOLIN.

Oui, la Marguerite.

ROSE-DE-NOEL.

Voulez-vous le Vieux Chevalier, d'Uhland?

BABOLIN.

Va pour le Vieux Chevalier.

ROSE-DE-NOEL.

Voulez-vous la Reine 3Iab, de Shak>peare?

JEAN ROBERT.

Vous savez la Reine Mah?

ROSE-DE-.NOEL.

Oui ; c'est M. Salvator qui l'a traduite pour moi, et qui me l'a donnée.

JEAN ROBERT.

Comment! il fait des vers, notre commissionnaire de la rue aux. Fers?

ROSE-DE-NOEL.

11 fait ce qu'il veut.

LUDOVIC.

C'est quelque prince déguisé ?

PÉTRUS.

Imbécile! il ne ferait pas de vers.

JEAN ROBERT.

La Reine Mah! Je ne suis pas fâché d'entendre des vers de commissionnaire.

BABOLIN.

Va pour la Reine aimable !

LUDOVIC.

La Reine Mah ! la Reine Mah !

JEAN ROBERT, donnant la répliqae. Qu'est cette reine Mab?

ROSE-DE-NOEL.

L'accoucheuse des fées... Quand s'éteignent du jour les rumeurs étouffées, Que l'oiseau de la mort pousse son cri plaintif. Grosse comme une agate à l'index d'un chérif.

50 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

S'emparant de la nuit, domaine des fantômes,

Sur un char attelé d'invisibles atomes,

A travers notre monde à son pouvoir soumis.

Elle passe en jouant sur les fronts endormis.

Impalpables rayons qu'un brin d'herbe renoue.

Les pattes d'un fauciieux de son char font la roue;

Les harnais sont tissus de l'humide clarté

Que la lune répand sur le lac argenté;

Une verte cigale, incessante crécelle,

Donna, pour la couvrir, la gaze de son aile;

Une noisette en fit la caisse; le charron

Est l'écureuil rongeur ou quelque vieux ciron

Carrossier du pays de la mélaiKorphose,

tient Titania sa cour, dans une rose.

Parmi les moucherons, pour cocher, elle a pris

Un cousin bourdonnant, vêtu de velours gris;

Son fouet, qu'il tient plus fier qu'un Suisse sa flauiberge.

Est fait d'un os de guêpe et d'un fil de la Vierge.

C'est dans cet appareil que, la nuit, galopant,

Elle passe rapide à nos cerveaux frappant.

Alors, solliciteur à l'échiné courbée.

Joueuse, du côté des quarante ans tombée.

Songent, l'un qu'il reçoit la clef de chambellan,

Et l'autre qu'elle abat un éternel brelan.

Chacun voit, du destin remplissant la lacune,

A ses désirs secrets sourire la Fortune;

Tout rêveur en revient à ses pensers du jour :

L'avare rêve argent, l'amoureux rêve amour;

L'ivrogne en son cellier, les vendanges rentrées;

Le marin, le voyage aux lointaines contrées;

L'auteur, que le public applaudit son succès;

Le procureur, qu'il met la main sur un procès.

Elle souffle, en passant, suc la bouche gourmande

D'un chanoine joufflu qui rêve de prébende,

Se repose un instant sur le nez d'un soldat

Qui cherche son épée et rêve de combat.

D'escarmouche, d'assaut, de siège, d'embuscade

Et de tambours battant la charge ou la chamade.

Il s'éveille en bâillant, s'étire avec elTorl,

Pousse un ou deux jurons, soupire et se rendort...

TOUS.

Bravo ! bravo !

JEAN ROBERT.

Mais c'est un poëte que M. Salvator, messieurs! (il prend

LES MOHICANS DE PARIS 51

nne soncoupe et fait la quêt«; elle produit trois louis.) Tenez, mon en- fant, voilà pour vous!

BAEOLIN.

Trois jaunets! Dites donc, la mère, ça vaut mieux que le grand jeu.

PÉTRUS.

demeures-tu, Brocante?

LA BP.OCANTE,

Paie Triperet, no 8, mon ]y>n monsieur,

P^TRUS.

C'est bien ; voilà tout ce que je voulais savoir.

LUDOVIC.

Qu'as-tu à faire chez la Brocante?

PÉTRUS.

J'ai à 11:0 faire faire le grand jeu.

LUDOVIC.

Et maintenant, Brocante, si j'ai un conseil à te donner, comme médecin, c'est de rentrer, de faire coucher cette en- fant-là, et de la tenir bien chaudement; elle n'est pas d'une forte santé, ta fille.

BABOLIN.

Entends-tu, Brocante? c'est la même histoire que te répète sans cesse M. Salvator.

LA BROCA.NTE.

C'est bien; on y veillera. Venez, petits amours!

JEAN ROBERT.

Garçon, la carte !

(Rose-de-Xoél, la Brocante et Babolio sortent.) ROSE-DE-NOEL, en croisant le Garçon. Vous n'avez pas vu M. Salvator?

LE GARÇON.

Non, mademoiselle Rose-de-Noël, non.

52 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SCÈNE X

Les Mêmes, hors ROSE -DE -NO EL, LA BROCANTE et BABOLIN.

JEAN ROBEUT

La carte !

LE GARÇON.

Voilà !

JEAN ROBERT.

Trente-cinq francs six douzaines d'huîtres, six côtelettes, une omelette et trois bouteilles de chablis ?

LE GARÇON.

Plus, une table et deux chaises cassées.

JEAN ROBERT.

C'est juste... En voilà quarante; la différence est pour le garçon.

PÉTRUS.

Eh bien, es-tu content de ta nuit, Jean Robert?

JEAN ROBERT.

Avouez qu'il y a eu un moment vous auriez autant aimé être au Rocher de Cancale que chez Bordier?

LUDOVIC.

Ma foi, je l'avoue. Et toi, Pétrus?

PÉTRUS.

Non, attendu qu'au Rocher de Cancale, je n'eusse pas vu Rose-de-Noël, et que, grâce à Rose-de-Noël, mon tableau de Mignon est fait.

JEAN ROBERT.

Tu vas t'y mettre?

PÉTRUS.

Dès demain.

LUDOVIC.

El le portrait de mademoiselle de Valgeneuse?

PÉTRUS.

Les deux choses marcheront ensemble} l'une est du mé- tier, l'autre de l'art.

JEAN ROBERT.

Et quand pourrons-nous voir l'esquisse?

LES MOHICANS DE PARIS 53

PÉTKUS.

Dans trois jours, à deux heures de l'après-midi, dans mon atelier, rue de l'Ouest.

LUDOVIC, mnnlrant le Turc.

Si nous rendions à ce brave liomme le service de le réveil- ler avant de partir ?

JEAN ROBERT.

Pour quoi faire? 11 rêve qu'il est dans le paradis de 5Iaho- met; laissons-le rêver; les houris sont rares !

(On entend le chant da coq.) PÉTRUS, sortant.

Tiens, voilà le coq qui chante !

JEAN ROBERT.

Ce qui prouve qu'il est deux heures du matin.

(Ils sortent.)

SCÈNE XI

SALVATOR, M. JACRAL, feignant tonjours de dormir. SALVATOR, entrant et allant à M. Jackal.

Maintenant, monsieur Jackal, vous pouvez vous réveiller, ôter votre faux nez, mettre vos lunettes, et prendre votre prise de tabac : celui que vous attendez ne viendra point. U. JACKAL, levant la tête, mettant ses lunettes, et ouvrant sa tabatière, dont il offre une prise au Commissionnaire.

En usez-vous, monsieur Salvatcr?

SALVATOR.

Jamais!

M. JACKAL.

Allons, je suis battu.

SALVATOR.

Consolez-vous, il n'y a que les gens forts qui avouent ces choses-là.

M. JACKAL.

Parce qu'ils espèrent prendre leur revanche.

SALVATOR, au moment de sortir.

Après vous... A tout seigneur tout honneur!

54 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

TROISIÈME TABLEAU

L'atelier de Pétrus. Atelier de la plus grande élégancej avec trophée» d'armes, tableaux, etc., etc.

SCÈNE PREMIERE

PÉTRUS, SUZANNE, LORÉDAN.

Sczanne pose sur une estrade; Lorédan s'amuse avec uq fleuret; Jean Robert, assis, crayonne des vers sur un carnet.

PÉTRUS.

C'est avec le plus profond regret, mademoiselle, que je vous annonce que notre séance sera abrégée aujourd'hui.

SUZANNE.

Et pourquoi notre séance sera-t-elle abrégée aujourd'hui, s'il vous plaît, maître Van Dyck?...

PÉTRUS.

Parce que je vous attendais hier, et non pas aujourd'hui.

SUZANNE.

Que voulez-vous! hier, je n'ai pas pu venir... Ah! vous croyez donc que les pensionnaires de madame AdrienneDes- marest sont libres comme les élèves de M. Gros on de 31. Ho- race Vernet? Non; sachez ceci, monsieur, que la renommée eût vous apprendre : C'était hier la fête de Madame, comme on dit à Vanvres, et il nous était enjoint d'être dans l'iillégresse, sous peine de punition ; on a dîné en famille, av.c trois extras: des choux dans le potage, du pprsil autour du bœuf, et des œufs dans la salade ; on a porté la santé de Madame avec du vin d'Argenteuil, et l'on est allé, pour des- sert, se promener à pied à la lanterne de Diogène, avec per- mission de cueillir des marguerites, mais défense de les effeuiller en leur faisant dire la bonne aventure. IS'ous nous sommes bien amusées, allez!...

PÉTRUS.

Vous seriez-vous beaucoup plus amiir.L'c ici?

LES MOHICANS DE PARIS 55

SUZANNE.

Je le crois bien ! d'abord, je vous trouve charmant.

PÉTRUS, à Lorédan.

Vous entendez, monsieur le comte, mademoiselle votre sœur me fait une déclaration,

Lor.ÉDÂ:^.

Laissez-la faire, et ne croyez pas un mot de ce qu'elle vous dira; Suzanne est la plus grande coquette que Je con- naisse.

SUZANNE.

Mais attendez donc que je vous dise pourquoi je vous trouve charmant.

PÉTRUS,

Ah ! il y a un pourquoi ?

SUZA.\.\E.

Bon ! Croyez-vous que ce soit parce que vous vous appelez Pierre de Courtenay; croyez-vous que ce soit parce que votre oncle, le marquis Herbel, vous laissera cinquante mille livres de rente; croyez-vous que ce soit parce que vous vous habillez chez le meilleur laillcur de Paris, que je vous trouve charmant? Non; c'est parce que vous me permettez de re- muer en posant; c'est parce que ?.I, Ludovic, votre ami, me donne de la poudre pour mes dents et de l'opiat pour mes lèvres ; c'est enfin parce que ]\I. Jean Robert est d'une conver- sation très-agréable, quand il ne fait pas de vers.,. Monsieur Jean Robert!

JEAN ROBERT.

Mademoiselle?

SUZANNE.

Pour qui faites-vous des vers, s'il vous plaît?

JEAN ROBERT.

Pour une bohémienne, mademoiselle.

SUZANNE.

Comment, pour une bohémienne? Vous connaissez des bo- hémiennes?

JEAN ROBERT.

Quand on est auteur dramatique, il faut tout connaître.

SUZANNE.

Mon très-cher frère Lorédan, feiites-moi le plaisir de lire, par-dessus l'épaule de M. Jean Robert, les vers qu'il fait, et,

56 THÉÂTRE COMPLET d'ALEX. DUMAS

s'ils peuvent se dire à une personne encore en pension, dites- les-moi...

PÉTRUS.

Seriez-vous assez bonne pour vous tourner un peu plus à droite, mademoiselle ? Je voudrais voir l'œil gauche,

SUZANNE.

N'oubliez pas mon signe, c'est ce que j'ai de mieux dans le visage.

PÉTRUS.

Vous faites bon marché du reste !

LORÉDAN.

Ils sont charmants, les vers de M. Jean Robert !

JEAN ROBERT.

Seulement, vous saurez qu'ils ne sont pas de moi.

SUZANNE.

Et de qui sont- ils?

JEAN ROBERT.

De Goethe. Connaissez-vous le roman de Wilhelm Meis- ter?

SUZANNE.

Une jeune fille qui s'appelle mademoiselle de Valgeneuse, et qui est en pension chez madame Dcsmarest, ne lit pas de romans, monsieur, et ne connaît pas Wilhelm Melster. Est-ce que c'est la chansojA de Mignon, par hasard, que vous tra- duisez?

JEAN ROBERT.

Justement ! mais, si vous ne connaissez pas le roman, comment connaissez-vous la chanson ?

SUZANNE.

Qui ne connaît pas la chanson Kennst du das Land?... Lisez-nous votre traduction, monsieur Jean Robert, que je voie si elle est exacte.

JEAN ROBERT.

Je ne demanderais pas mieux; mais il s'en faut dos quatre derniers vers qu'elle ne soit finie.

SUZANNE.

Finissez vos quatre derniers vers, et, pendant ce temps, M. Pélrus m'expliquera pourquoi il ne peut aujourd'hui m'accorder que l'honneur d'une demi-séance.

¥

I

LES M0HICAN3 DE PARIS 57

PÉTRUS.

Parce que j'attends, à une heure, cette même bohémienne pour laquelle Jean Robert fait des vers...

SUZA>'NE.

Une vraie bohémienne?

PÉTHUS.

Oh ! quant à cela, il n'y a pas à s'y tromper?

SUZANNE.

Y a-t-il un roman là-dessous, et faut-il y prendre intérêt?

PÉTRUS.

Pour nous, jusqu'aujourd'hui, l'histoire, ou plutôt ce que nous en savons, est très-simple.

SUZANNE.

On peut la connaître?

PÉTRUS.

Parfaitement.

SUZANNE.

Dites; j'écoute... Quel malheur que M. Jean Robert n'ait pas fini sa chanson! Il nous eût fait en un instant, de cette histoire très-simple, un drame très-compliqué.

JEAN ROBERT.

Pétrus, donne-moi une rime à bien-aîmé\ je suis stupide, aujourd'hui.

SUZANNE.

Charmé.

JEAN ROBERT.

Merci, mademoiselle.

PÉTRUS.

Il faudra, vous le voyez, que vous vous contentiez de ma narration.

SUZANNE.

Avez-vous remarqué que, si le roi Louis XIV avait failli attendre, moi, j'attends...

PÉTRUS.

Imaginez-vous que, mardi, au beau milieu du bal de l'O- péra, il nous a pris, à Ludovic, à Jean Robert et à moi, la sotte idée d'aller souper dans un cabaret de la Halle.

SUZANNE.

Comment dites-vous celai*

PÉTRDS.

Dans un cabaret.

58 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SUZAiNNE.

De la Halle ?

PÉTRUS.

De la Halle.

SUZANNE.

Je VOUS en fais mon compliment.

LORÉDAN.

C'était très-bien porté du temps de la Régence.

SUZANNE.

Oui; mais, l'an de grâce 1827, sous Sa Majesté Charles X...

LORÉDAN.

Je suis bien fâché de n'avoir pas su cela, j'y serais allé avec

vous.

SUZANNE.

Fi donc !... Et dans ce cabaret?

PÉTRUS.

D'après l'opinion que vous manifestez, je ne sais si je dois continuer.

SUZANNE.

Allez donc! mais cela m'intéresse infiniment. Seulement, je trouve qu'il y a des longueurs dans votre histoire...

PÉTRUS.

Je me hâte vers le dénoûment. Dans ce cabaret, nous avons rencontré une petite bohémienne ravissante.

SUZANNE.

Les bohémiennes sont toujours ravissantes pour les pein- tres ; il n'y a que les femmes du monde qui soient laides.

PÉTRUS.

Vous ne pouvez pas dire cela pour moi, mademoiselle ; de- puis que j'essaye de faire votre portrait, je ne me plains que d'une chose, c'est que vous soyez trop jolie I

SUZANNE.

Dois-je me lever et vous faire la révérence?

PÉTRUS.

On ne fait la révérence qu'aux, mensonges.

SUZANNE.

Donc, vous avez rencontré une petite bohémienne ravis santé ?

PETRUS.

Qui chantait, qui dansait, qui disait des vers; le vrai type de Jlignon.

LES MOHICANS DE PARIS 59

SUZANNE.

Et ccln VOUS a monté la tète, et vous avez résolu de faire uu tableau ?

PÉTROS.

Justement !

SUZANNE.

Et c'est elle qui vient poser aujourd'hui?

PÉTRDS.

C'est elle!

SUZANNE.

De sorte que c'est tout simplement cette petite vagabonde qui m'écorne ma séance?

PÉTRCS.

La pauvre enfant y gagnera un louis, plus peut-être qu'elle ne gagne en un mois.

SUZANNE.

Et elle vient toute seule comme cela, chercher son louis?

PÉTRUS.

Non pas, au contraire ! elle est cousue à la jupe de ma- dame sa mère, une horrible sorcière, nommée la Brocante, qui lire les cartes et qui dit la bonne aventure, sans compter un jeune frère qui nourrit l'ambitieuse perspective d'être un , jour clown chez Franconi.

SUZANNE.

Tiens! tandis que vous peindrez la fille, je me ferai dire la bonne aventure par la mère.

LORÉDAN.

C'est une idée, cela !

PÉTRUS.

Eh bien, mais que dira madame Desmarest, qui ne veut pas que l'on interroge même les marguerites?

SUZANNE .

Je ne suis pas ici en pension ; je suis sous la garde et la responsabilité de monsieur mon frère.

LORÉDAN.

Et je permets la bonne aventure.

(On frappe à la porte.) SUZANNE.

Est-ce votre bohémienne?

60 THÉÂTRE COMPLET d'âLEX. DUMAS

PÉTRUS.

Je ne crois pas. C'est la manière de frapper de Ludovic. Peut-il entrer?

SUZANNE.

Je le crois bien !,., Entrez !

SCENE II Les Mêmes, LUDOVIC.

LUDOVIC, entrant et s'avançant vers Suzanne. Mademoiselle, quoique je n'espérasse point vous rencon- trer ici, je vais vous prouver que j'avais exécuté vos ordres. Voici de la poudre pour vos dents et de l'opiat pour vos lèvres.

SUZANNE.

Monsieur Ludovic, je vous promets d'être votre cliente tant que je me porterai bien.

LUDOVIC.

Et si vous tombez malade ?

SUZANNE.

Les convenances exigeront que l'on aille chercher un vieux docteur de soixante et dix ans qui me tuera, ces mêmes con- venances ne permettant pas qu'un médecin de vingt-cinq ans soigne une malade de dix-neuf,

LUDOVIC.

Bon ! vous ferez enrager les convenances en vous portant bien. (APétrus.) Mon cher Pélrus, j'ai vu venir de loin et je viens d'entendre s'arrêter à la porte, un fiacre qui m'a bien l'air d'avoir l'honneur de vaiiurer mademoiselle Rose-de- Noël et sa respectable famille.

SUZANNE.

Elle s'appelle Rose- de-Noël ?

PÉTRUS.

Oui; vous ne trouvez pas le nom joli.'

SUZANNE.

Si fait.

PÉTRUS.

C'étaient bien eux; je les entends qui moiUeut, Excusez- moi, mademoiselle.

LES MOHICANS DE PARIS 61

SUZANNE.

Vous n'allez pas nous priver, je l'espère, de la ravissante personne ?

PÉTRIS.

Au contraire, je lui ai fait faire nn costume à mon goût, lequel costume l'attend dans la chambre voisine, et je vais vous la montrer dans toute sa splendeur.

SCÈNE III Les Mêmes, hors PÉTRUS.

SUZANNE.

Eh bien, ces vers, sont-ils enfin terminés, monsieur Jean Robert?

JEAN ROBERT.

Hélas! oui, mademoiselle.

SUZANNE.

Pourquoi hélas ?

JEAN ROBERT.

Parce qu'ils ne sont pas bons.

LORÉDAN.

Taisez -vous! ils sont charmants.

LUDOVIC.

Auquel des deux croire ?

SUZANNE.

Donnez ! et je vous prom 'ts un jugement qui, en impar- tialité, égalera ceux du roi Salomon.

LUDOVIC.

Nous écoutons !

JEAN ROBERT.

Vous savez, c'est la chanson de Mignon.

SUZANNE. Nous savons. (Lisant.)

Connais-tu le pays les citrons fleurissent. l'orange jaunit sous son feuillage vert. les jours sont de flamme, les nuits s'attiédissent. règne le printemps en exilant l'hiver?... Ce doux pays croît le myrte solitaire, le laurier grandit dans un air embaumé, XXIV. 4

62 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

Dis-moi, le connais-tu ? Non ? Eli bien, c'est la terre je veux retourner avec toi, bien-aimé!

Connais-tu la maison s'ouvrit ma paupière. ces dieux de granit qui faisaient mon effroi, En me voyant rentrer, de leurs lèvres de pierre. Murmurèrent : « Enfant, qu'avait-on fait de toi? »

Hosc-do-Noël, dans le cistume de Mignon, ouvre la porte et entre, poussée par Pétrus, puis s'arrête, écoutant; Suzanne ne l'a point vue, et continue. Baboiin et la Brocante entrent aussi.)

Chaque nuit, comme un phare, en mon rêve étincelle Sa vitre qui s'allume au couchant enflammé. Celte maison, dis-moi, la connais-tu? C'est celle j'aurais voulu vivre avec loi, bien-aimé !

Connais-tu la montagne l'avalanche brille. la mule chemine en un sentier brumeux, l'antique dragon rampe avec sa famille, bondit sur les rocs le torrent écumeux ? Cette montagne, il faut la franchir dans la nue; Car c'est de son sommet que le regard charmé Découvre à l'horizon la terre bien connue je voudrais mourir avec toi, bien-aimé 1

SCENE IV Les Mêmes, ROSE-DE-NOEL, LA BROCANTE, BABOLIN.

ROSE-DE-NOEL.

Oh! c'est Mignon! c'est la chanson de Mignon!... Oh*! mademoiselle, pour l'amour de Dieu, donnez-la-moi ; je l'ai eittendu chanter en Allemagne, quand j'étais toute petite, et je n'ai jamais pu la retrouver depuis.

(Suzanne la lui donne.) PÉTRUS.

RIaintenant, ma gentille Ro.se-de-Noël, voulez-vous venir poser pour Mignon i*

ROSE-DE-NOEL.

Pour Mignon? Je crois bien que^a le veux!

^ttrus lui fait prendre une pose convenable.)

LES MO HIC ANS DE PALIS 63

BABOLIN.

Ah ! je veux que l'on me fasse mon portrait aussi, moi!

LA BROCANTE.

Monsieur Babolin, la socictc nous nous trouvons n'étant point de celles que vous avez l'habitude de fréquenter, vous allez me faire le plaisir d'aller m'atteadre sur le carré,

BABOLIN.

Mais puisque Rose-de-Xoël y reste, dans votre société, pourquoi donc que je ne puis pas y rester, moi?

LA BROCANTE.

Parce que Rose-de-Noël est une artiste !

BABOLIN.

Je ne suis donc pas un artiste?,.. En voilà du nouveau !

(Il sort en gronmielant,)

SCÈNE V

Les Mêmes, hors BABOLIN.

LORÉDAN, à sa sœur. Sais-tu qu'elle est vraiment charmante, cette enfant?

SUZANNE.

Ne vas-tu pas en devenir amoureux, toi aussi ?

LORÉDAN.

Pourquoi pas?

SUZANNE.

Dites-donc, madame Brocante!... C'est votre nom, n'est-ce pas, je crois?

LA BROCANTE.

Pour vous servir, ma belle demoiselle.

SUZANNE.

On m'assure que vous dites la bonne aventure.

LA BROCANTE.

C'est mon état.

SUZANNE.

Et de quelle façon dites-vous la bonne aventure ?

LA BROCANTE.

De toutes les façons : avec les cartes, au marc de café, dans la main, et infaillible! Mademoiselle Lenormand était ma tante; vous savez celle qui a prédit à madame de Beauhar- uais...

64 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

LORÉDAN.

Qu'elle monterait sur le troue, connu!

PÉTRUS, satisfait de la pose de Rose-de-Noël. C'est charmant comme cela, n'est-ce pas, Jean Robert ?

JEAN ROBERT.

Charmant!...

SUZANNE, qui a tiré son gant. Voici ma main, bonne femme.

LUDOVIC, à Suzanne. Est-il permis d'écouter ?

SUZANNE.

Oui, à ceux qui, comme moi, veulent perdre leur temps.

LA BROCANTE.

Que désirez-vous savoir ? le passé, le présent ou l'avenir ?

LUDOVIC.

Vous voyez, vous avez le choix...

SUZANNE.

Que me conseillez-vous ?

LUDOVIC.

L'avenir! A votre âge, on n'a point de passé.

SUZANNE.

C'est ce qui vous trompe, j'en ai un, et je veux qu'on me le dise. Voyons mon passé.

LA BROCANTE.

Hum ! main aristocratique, longue, fine, sans nœuds aux phalanges, ongles étroits, main de duchesse, main oisive, main prodigue !

SUZANNE.

Dois-je prendre tout cela pour des compliments?

LA BROCANTE.

Je croyais que vous demandiez des vérités.

SUZANNE.

Continuez.

LA BROCANTE.

Vous êtes riche, très-riclie...

SUZANNE.

La -belle nouvelle ! vous avez vu mon cocher et ma voiture à la porte.

LA BROCANTE.

Quoique riche, vous êtes ambitieuse de fortunej quoique noble, vous êtes ambitieuse d'honneurs.

LES MOHICANS DE PARIS C5

SUZANNE.

Eh ! ceci est assez vrai.

LUDOVIC.

Vous avouez l'ambition?

SUZANNE.

Ah! je suis très-franche.

LA BROCANTE.

Vous avez, il y a un an ou dix-huit mois, perdu un grand parent.

SUZANNE.

Ceci est vrai tout à fait ! (Montrant son frère.) C'est alors que j'épousai monsieur, n'est-ce pas ?

LA BROCANTE, à LoréJan.

Donnez-moi votre main, s'il vous plait, jeune homme. (Elle tire une loupe de sa poche et regarde la main à la loupe.) Mail) sem- blable, ligne de famille. Vous voulez me tromper, mademoi- selle : monsieur n'est point votre mari; monsieur est un parent très-proche, votre frère, probablement!

LORÉDAN.

Que dis-tu de cela, Suzanne?

LUDOVIC.

Voilà qui devient intéressant, ce me semble.

SUZANNE.

C'est justement pour cela que je vous rends votre liberté» messieurs.

LUDOVIC

Vous nous chassez ?

SUZANNE.

Mais à peu près.

(Ludovic salue et s'éloigne.) LORÉDAN.

Est-ce que, par hasard, la Brocante serait une véritable sorcière? Continuez...

LA BROCANTE.

Dois-je dire tout ce que je vois dans la main ?

SUZANNE.

Tout.

LA BROCANTE.

Mais si vous vous fâchez.'...

SUZANNE.

Je ne me fâcherai pas.

4a

66 THÉÂTRE COMPLET d'aLEX. DUMAS

LA BROCANTE.

Je VOUS disais que, quoique riche, vous éliez ambitieuse de forlune; que, quoique noble, vous étiez ambitieuse d'hon- neurs, et j'allais ajouter que, quoique jeune et belle, vous n'aviez januiis aime... et probablement...

SUZANNE.

Probablement?...

LA BROCANTE.

^aimeriez jamais?

SUZANNE.

A quoi voyez-vous cela ?

LA BROCANTE.

La ligne du cœur est à peine indiquée... et celle de tète coupe la main en deux.

LORÉDAN, riant. Allez, allez, la mère ! Vous êtes dans le vrai.

SDZANNE, à Lorédan.

Attends ! (a la Brocante.) Mais peut-être n'ai-jc pas aimé parce que je n'ai pas été aimée?

LA BROCANTE.

Vous avez été aimée, au contraire, et beaucoup! Vous avez été aimée... trop!

SDZANNE.

Est-ce que l'on est jamais trop aimée?

LA BROCANTE.

Voulez-vous que nous passions au présent?

LORÉDAN.

Non pas; le passé est trop intéressant. Je ne savais rien de tout cela, moi : j'étais en voyage, avec mon précepteur, et j'y suis resté cinq ans... Ma sœur donne raison à la maxime de la Rochefoucauld ou de la Bruyère, je ne sais plus lequel : « Les hommes gardent mieux les secrets des autres, mais les femmes gardent mieux les leurs. »

LA BROCANTE.

Je préférerais ne pas continuer, ma belle demoiselle,

SUZANNE.

Et pourquoi cela?

LA BROCANTE.

La science peut se tromper, et, alors, on dit des choses qui déplaisent aux personnes.

LES MOHICANS DE PARIS 67

SUZANNE,

Allons, finissons-en ! J'ai éié aimée trop; et qu'est-ii résulté de cet amour?

LA BROCANTE. Un grand malheur ! (Le frère et la sœur se regardent.) Une mort! Voici une étoile à côté de la ligne de vie.

SUZANNE.

Elî bien, que veut dire cette étoile?

LA BROCANTE.

Je puis me tromper, mademoiselle, songez-y bien.

LORÉDAN.

Ma sœur te demande ce que veut dire cette étoile?

LA BROCANTE,

Cela veut dire...

SUZANNE.

Parle donc!

LA BROCANTE.

Eh bien, puisque vous le voulez absolument, mademoi- selle, cela veut dire que quelqu'un qui vous aimait s'est tue pour vous !

SUZANNE, se IcTanU

Assez !

LORÉDAN.

Qu'en dis-tu?

SUZANNE.

Je dis que cette femme est probablement de la police.

Donne-lui un louis, et qu'elle s'en aille,

LA BROCANTE.

Sauf votre respect, m;idemoiselle, je ne puis m'en aller que quand 31. Pétrus aura fini avec la petite Rose-de-Noël.

SUZANNE, lui donnant nn lonis.

Tenez.

LORÉDAN, bas, à Suzanne. Voudrait-elle parler de notre cousin Conrad?

SUZANNE.

Je ne sais de qui elle veut parler.

(Elle ya appuyer son front au carreau de la fenêtre.)

68 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SCÈNE IV

Les Mêmes, BABOLIN, ouvrant la porte, et passant sa tête par l'entre-bàillement.

BABOLm.

Pardon, la société!... Lequel de tous ces messieurs s'ap- pelle Jean Robert ?

JEAN ROBERT.

Moi.

BABOLIN.

C'est le commissionnaire de la rue aux Fers qui a une lettre pour vous.

JEAN ROBERT.

Salvator? Oui.

Salvator ! M. Salvator

BABOLIN.

TOUS.

ROSE-DE-NOEL, joyeuse.

JEAN ROBERT, à Suzanne. Mademoiselle, vous me demandiez un roman tout à l'heure. J'ai mieux qu'un roman à vous offrir: j'ai une énigme! un commissionnaire qui, avant-hier au soir, dans le cabaret de la Halle dont vous parlait Pétrus, nous a sauvé la vie, ou à peu près, qui a des façons de gentilhomme, et qui fait des vers comme Lamartine ! Voulez-vous qu'il entre?

SUZANNE.

Bien volontiers! J'aime assez les énigmes, quand je ne suis pas forcée de les deviner.

PÉTRUS, sans quitter sa palette et son pinceau.

Cher monsieur Salvator, faites-nous donc le plaisir d'en- trer.

SCÈNE V

Les Mêmes, SALVATOR.

SALVATOR, de la porte. Monsieur Jean Robert, je n'ai qu'une lettre à vous remettre; seulement, on m'a fort recommandé de ne la remettre qu'à

LES MOHICANS DE PARIS 69

vous-même. La personne viendra chercher la réponse chez vous, à cinq heures, ce soir, rue de l'Université. 3!aintenant que ma commission est faite et le port payé...

SUZANNE.

C'est étrange ! cette voix...

PÉTP.tJS.

Mais non, non, non ; nous ne vous tenons pas quitte ainsi. Entrez, entrez donc !

LORÉDAN, à demi-voii. Voilà bien des embarras pour un commissionnaire!

SUZANNE, à part, en apercevaQt Salvator. Conrad !...

SALVATOR, de même, en apercevant Suzanne. Suzanne!...

ROSE-DE-NOEL.

Bonjour, monsieur Salvator !

SALVATOR.

Bonjour, mon enfant.

JEAN ROBERT.

Vous ne savez pas de qui est cette lettre ?

SALVATOR.

Elle ne renferme rien de fâcheux, j'espère?

JEAN ROBERT.

Non. (A Ludovic.) Elle est de ce pauvre moine domiuicaia qui a été en pension avec nous.

LUDOVIC.

Dominique?

PÉTRUS.

Dominique! celui au père duquel est arrivé cette étrange et terrible affaire !... Comment s'appelait-il donc, de son nom de famille?

LUDOVIC.

Attends, attends... Sarranti, pardieu ! Sarranti ! Ou'as-tu ? Rien ! je n'ai rien !

JEAN ROBERT. ROSE-DE-NÛEL.

SALVATOR. ROSE-DE-NOEL.

70 THÉÂTRE COMPLET D'âLEX. DUM\S

LUDOVIC.

Et il t'écrit?...

JEAN BOBERT.

Pour me dire qu'il sera chez moi aujourd'hui, à cinq heures du soir.

SALVATOR.

Comme il y avait pressée sur la lettre, et que j'ai su q-\e vous étiez ici, je suis venu.

JEAN ROBERT.

II aura besoin, dit-il, de tonte mon amitié.

LOr.ÉDAN, cherchant à son tour. Sarrnnti! Sarranli!... J'ai entendu parler de cela; c'est nu bonapartiste qui a été accusé d'avoir volé cent mille écus et tué deux enfants, les neveux d'un certain M. Gérard! ROSE-DE-NOEL, mettant la main sur son cœur. Ah!...

LORÉDAN.

L'affaire a fait assez de bruit pour qu'on s'en souvienne.

SUZANNE.

M. Gérard? Je le connais! un saint homme qui concourt pour le prix Montyon.

ROSE-DE-NOEL, chancelant.

Monsieur Pétrus, si vous permettiez...

PÉTRUS.

Qu'avez-vous, mademoiselle ?

LA BROCANTE,

Qu'as-tu ?

ROSE-DE-NOEL.

Je ne sais si c'est cette séance qui me fatigue, mais...

PÉTRIÎ3,

Brocante, emmenez votre fille dans la chambre elle s'est habillée, vous y trouverez de l'eau, du sucre, de l'eau de fleur d'oranger...

ROSE-DE-NOEL, avec prière.

Ne vous en allez pas, monsieur Salvator.

SALVATOR.

Non, sois tranquille, mon enfant:

BABOLIN, cbalii. Ah l Rose-de-Noël qui se trouve mal ! (S'asseyant sur le fautueiî

LES MOHICANS DE PÂP.IS 71

que Rose-de-Noël ?ieat de quitter.) Moi, je no me trouve pas mal.., au contraire !

(Rose-de-Noël sort avec la Brocante.)

SCÈNE VI Les Mêmes, hors ROSE-DE-NOEL et LA BROCANTE.

SALVATOR.

Avez-vous remarqué que cet enfaut a répété le nom de îl. Sarranti?

JEAN ROBERT.

Oui.

SALTATOR.

' qu'elle a pâli, à celui de 31. Gérard ,'

LUDOVIC.

Oui.

LORÉDAX,

::ais, vous qui êtes ou qui paraissez être son confident, si la c!:ose vous inquiète, elle vous mettra au courant. SALVATOR, rêveur. : ut-étre...

BABOLIN.

Dites donc, monsieur Pétrus, on gratte à votre porte

LUDOVIC.

Exactement comme chez le roi !

BABOLIN, entr'ouvrant la porte.

Ohî un chien qui est gros comme l'éléphant de la Bas- tille.

(Il referma la porte.) SALVATOR.

C'est Roland qui m'aura suivi; je l'avais hiî'.é dans la rue, mais quelqu'un sera entré, et il se sera glissé par la porte !

PÉTRUS.

Babolin, je te nomme introducteur des ambassadeurs. Fais entrer Roland ! Qui aime le maître, aime le chien, BABOLIN, annonçant. M. Roland!

JE a:,- ROBERT.

Oh! la belle bête!

72 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SALVATOU. Vous pouvez même dire : « Oh ! la bonne bête !... » Allez dire bonjour à ces messieurs, Roland !

LUDOVIC, tâtant les côtes du chien. Dites donc, il a reçu une rude blessure, votre chien, mon- sieur Salvator, et je connais plus d'un chrétien qui n'en se- rait pas revenu... (Au chien.) Tu as donc fait !a guerre, mon garçon ?

SALVATOR.

Il paraît. Comment, il paraît?

PETRUS.

SALVATOR.

Sur ce point, je n'en sais pas plus que vous, messieurs. Je chassais, il y a cinq ou six ans, dans les environs de Paris.

LORÉDAN, arec surprise.

Vous chassiez ?

SALVATOR.

Je braconnais, veux-je dire; un commissionnaire ne chasse pas. Je trouvai, dans un fossé, ce pauvre animal, ensanglanté, percé à jour par une balle, expirant! Sa beauté et sa souf- france excitèrent ma compassion; je le portai jusqu'à une fontaine, je lavai sa plaie avec de l'eau fraîche, dans laquelle j'avais versé quelques gouttes d'eau-de-vie ; il parut renaître à ces soins que je lui donnais; je le mis sur une voiture de maraîcher, et je suivis la voiture. Le même soir, je le traitai comme j'avais vu traiter, au Val-de-Grâce, des hommes bles- sés de coups de feu ; et, guéri par moi, Roland m'a voué une reconnaissance qui ferait honte à un homme... N'est-ce pas, Roland ?

(Roland vient se dresser contre Salvator et lui met les deux pattes sur la poi- trine. La porte de la chambre s'ouvre.)

SUZANNE.

Ah! voici la demoiselle aux vapeurs qui va mieux, à ce qu'il paraît.

LES lyroiiicws de paris 73

SCÈNE VII Les Mêmes, ROSE-DE-NOEL, LA BROCANTE.

SALVATOR.

Eh bien, qu'as-tu dcnc, Roland ?

LA BROCANTE,

Qu'as-tu donc, Roae-de-Xoël ?

ROSE-DE-NOEL, étouffant de joie. Ah ! mon bon chion! est-ce toi?

(Roland échappe à Salvator et s'élance vers Rose-de-Noël.) TOUS.

Roland ! Roland !

(Ils veulent arrêter Roland.) ROSE-DE-NOEL.

Oh! messieurs, ne faites pas de mal à Brésil !

SALVATOR.

Tu connais donc Roland ?

ROSE-DE-NOEL.

Il ne s'appelle pas Roland : il s'appelle B-ésil.

SALVATOR.

Et as-tu connu Brésil ? Dis-moi cela.

ROSE-DE-NOEL.

j'ai connu Brésil?

SALVATOR.

Oui; peux-tu me le dire?

ROSE-DE-NOEL, avec égarement.

Non! non! non! impossible!... Mon frère, mon pauvre frère!... Oh! madame Orsola, madame Orsola! ne me tuez pas !...

TODS.

Madame Orsola !...

(Rose-de-Noël tombe évanouie. On se groupe autour d'elle.)

XXIV.

74 THEATRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

ACTE DEUXIÈME

QUATRIÈME TABLEAU

Le 'grenier de la Brocante. A droite, une soupente à laquelle on moalo par une échelle. Il est minuit.

SCÈNE PREMIERE

LA BROCANTE est en train de compter de l'argent; BABOLIN fait

un paquet de hardcs.

LA BROCANTE.

Voyons, que fais-tu donc à fouiller dans tous les coins, va- gabond .?

BABOLIN.

Je réunis mes hardes.

LA BROCANTE.

Et pour quoi faire?

BABOLIN.

Pour déménager, donc !

LA BROCANTE.

Comment ! tu déménages ?

BABOLIN.

Ce n'est pas l'époque du terme, je le sais bien; mais je suis pressé.

LA BROCANTE.

Tu t'en vas, malheureux .?

BABOLIN.

Ah ! bon ! ne croyez-vous pas que je vais rester ici quand Rose-de-Noël n'y est plus? Jamais de la vie!

LA BROCANTE.

Mais, ingrat, n'es-tu ,ras logé, nourri et habillé?

BABOLIN.

Oui, parlons de cela! Logé dans la soupente, c'est-à-dire golc riiiver ot rôti l'été; nourri de irognons de choux, de cosses de pois et de fanes de carollcs. « Garçon! un cure-

LES MOHICANS DE PARIS 75

dents et la carte de M. Babolin, que nous revoyions ensemble l'addition. » Habillé! quand on pense que voilà mon habit des dimanches, cela donne une crâne idée de celui des autres jours, hein?... Quel malheur! quel malheur!

LA. BROCAKTE.

Ainsi, tu m'abandonn -s ?

BABOLIN,

Pourquoi pas? Vous voilà riche! vous avez négocié Rose- de-Nofcl : douze cents livres de rente viagère, et mille écus une fois payés; et cela, à la seule condition que vous n'aurez plus aucun droit sur elle, et que M. Salvator sera son tu- teur. Rose-de-Noël est dans un grand pensionnat, elle va devenir une belle dame, et d'où elle sortira pour épouser un millionnaire; son avenir est assuré, il est temps que je songe au mien.

LA enOCANTE.

Ton avenir, veux-tu que je te le prédise ?

BABOLIN.

Connu, la mère ! Je finirai aux galères ! je mourrai sur l'échafaud ! C'est-y ça ?

LA BROCANTE.

Oui, c'est cela !

BABOLIN.

Eh bien, quittons-nous là-dessus, et sans rancune. Adieu, Brocante !

LA BROCANTE,

Mais, d'abord, qu'emportes-lu dans ce paquet?

BABOLlN.

K'avez-vous pas peur que ça ne soit votre argenterie? Je n'emporte rien qui ne soit à moi, entendez-vous! Mon tapis, pour faire le saut de carpe; mon chandelier, pour faire le poirier fourchu, et ma sebille, pour recueillir les offrandes de la société. Vous ne comptez faire ni le saut de car[)e, ni le poirier fourchu, n'est-ce pas, la mère? Eh bien, je vous laisse votre établissement, laissez-moi le mien.

LA BROCANTE,

Va-t'en 1 je te donne ma malédiction !

BABOLIN,

Merci ! c'est la première fois que vous me donnez quelque chose.

h

76 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX, DUMAS

LA BIIOCANTE.

Que le diable te rompe les os !

BABOLIN, dans l'escalier. Patatras ! ne faites pas attention, c'est Babolin qui dégrin- gole... (Rouvrant la porte.) Dites-donc, la Brocante, maintenant que vous avez des rentes, il faudra faire mettre le gaz dans l'escalier.

VOIX d'en bas, imitant l'accent anglais. Holà, du grenier! pouvez-vous éclairer moa ?

BABOLIN.

Ah ! un Anglais ! La Brocante qui reçoit des Anglais, à minuit! Ça va être drôle! Je ne m'en vas plus... Montez, milord !

SCÈNE II

Les Mêmes, GIBASSIER, déguisé en Anglais.

GIBASSIER. •^'est-ce point ici l'appariement de madame la Brocante?

LA BUOCANTE.

Oui, monsieur.

BABOLIN, à part. Faut-il être Anglais pour appeler cela un appartement !

GIBASSIER.

Ch! je voudrais faire tirer les cartes à moa.

LA BUOCANTE.

C'est facile, milord; trois francs le petit jeu, six francs le grand.

GIBASSIER.

01» ! je croyé, moa, que c'était trente sous le petit et trois francs le grand "i

BABOLIN.

Oui; mais, pour les Anglais, c'est le double... Donnez-vous la peine de vous asseoir, milord. (n s'assied sur son paquet.) Va- l-ellelui en dire! va-t-elle lui en dire !

GIBASSIER.

Je ferai un sacrifice pour avoir le grand jeu.

BABOLIN.

Et milord a raison, il ne faut pas marchander avec les cartes.

LES MOHICANS DE PARIS 77

GIBASSIER.

Milord ne vouloir rien de tout cela. brocante. Que voulez-vous donc, milord ?

GIBASSIER, bas, et de sa rois naturelle. Je veux d'abord que tu renvoies ce magot-là, qui me gêne.

BABOLIX, à part.

Je crois qu'il m'a appelé magot... Oh ! si j'en étais sûr! (Il yient à Gibassier, qu'il menace par derrière.) GIBASSIER.

Well, my boy !

BABOLIN, de même.

C'était pas magot, c'était my boy... un compliment.

GIBASSIER, bas, à la Brocante. Mais renvoie-le donc !

LA BROCANTE, à part, étonnée. Je connais celte voix! je la connais !

BABOLIN, à part.

Il lui a parlé à l'oreille; qu'est-ce qu'il lui a dit ?

GIBASSIER.

Il y a trois jours... non, il y a quatre jours, ou plutôt quatre nuits, au bcrt de l'Opéra, on m'a volé une somme considérable.

BABOLIN.

Ce n'était pas moi, je n'y étais pas; j'étais chez Bordier à la Halle; je peux prouver l'alibi.

GIBASSIER, bas, à la Brocante. Renvoie-donc ce gamin, que je te dis.

BABOLIN, à part.

Il lui a encore parlé tout bas !

LA BROCANTE.

Babolin, tu vois bien cette porte-là ?

BABOLIN.

Certainement que je la vois.

LA BROCANTE.

Eh bien, tu comprends, quand on montre la porte à quel- qu'un, c'est pour qu'il s'en aille.

BABOLIN.

C'est bien! On s'en va... Je serais déjà rue de Rivoli, si vous ne m'aviez pas retenu, (a part.) Ils ont des secrets en-

78 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

semble... Oh! c'est un faux Anglais: il n'a pas dit une seule fois : Goddem l (Haut.) On s'en va.

LA. BROCANTE.

C'est bien I et que je l'entende fermer la porte de la rue.

(Babolin sort.)

SCENE III LA BROCANTE, GIBASSIER.

GIBASSIEU.

En attendant (n regarde si Babolin n'écoute pas à la porte), fermons

celle-ci... Deux précautions valent mieux qu'une, (il ferme la

porte, puis revenant à la Brocante.) Ah ! puisque tu as déjà reconnu

la voix, j'espère que tu reconnaîtras le visage, maintenant.

LA BI-.OCANTE.

Gibassier !... Ah ! je te croyais dans le Midi.

GIBASSIER.

J'y étais, en effet ; depuis trois jours, je suis à Paris. Je voyage 1

LA BROCANTE.

Et que viens-tu faire, à Paris ? ~

GIBASSIER .

Je viens me mettre en garni chez la Brocante, pour une nuit et un jour. Demain, à la même heure, je prendrai congé de toi, ma belle hôtesse. Est-ce convenu ?

LA BROCANTE.

Tu sais que je n'ai rien à te refuser.

GIBASSIER.

Oui, je le sais. Mais, d'abord et avant tout, tu vas te bien souvenir d'une chose : c'est que je suis entré chez toi à dix heures et demie précises.

LA BROCANTE.

Mais puisque voilà minuit qui sonne à Saint-Sulpice.

GIBASSIER.

Raison de plus.

LA BROCANTE.

Je ne comprends pas.

GIBASSIER.

Tu n'as pas besoin de comprendre; seulement, si par hasard quelqu'un avait l'envie de te demander : « Femme

LES MOHICANS DE PARIS 79

Catherine Couturier, dite la Brocante, à quelle heure, le di- m;indie 28 février, Joan-Chrysosîôme Gibassier est-il entré chez vons? » Tu lui repondras purement et simplement: « A dix heures et demie du soir. »

LA BROCANTE.

C'est-à-dire qu'à dix heures et demie du soir, tu faisais un coup?

6IBASSIER.

Peut-être.

LA BROCANTE.

Et un mauvais?

GIBASSIER.

C'est possible; mais j'étais sans inquiétude, je savais ton adresse, ma poule, et je me disais: « J'ai, rue Triperet, no 8, une bonne amie chez laquelle on n'ira pas me chercher, attendu que nous sommes séparés depuis cinq ans et que l'on ue m'a jamais vu à Paris avec elle. » Sans quoi, tu com- prends, il y a de par le monde, du côté des quais, un cer- tain j>I, Jackal dont la devise est « Cherchez la femme!... » Chut!

LA BROCAî\TE

Quoi?

GIBASSIER.

Il me semble qu'on monte.

LA BROCA.NTE.

Je n'entends rien.

GIBASSIER.

J'entends l'échelle qui craque, moi.

LA BROCANTE.

Que veux- tu, Jean ! je me fais vieille.

GIBASSIER.

Voudrais-tu pas nous faire accroire que tu as jamais été jeune?,.. peut-on se cacher?

LA BROCANTE.

Il y a la soupente.

GIBASSIER.

Une sortie ?

LA BROCAUTE,

Sur le toit, par le vasistas.

80 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

GIBASSIEK, montant l'éclielle.

Diable! de ce temps-là, les toits sont glissants; mais je puis ôter mes souliers.

i(Il s'accommode dans la soupente. On frappe.) LA BROCANTE.

Y es-tu ?

eiBASSlER.

Oui... N'oublie pas dix heures et demie.

LA BROCANTE.

C'est convenu. (On frappe de nouveau.) On y va! Qui peut venir à cette heure-ci ? (Elle ouvre la porte ; M. Jackal entre, ua rat-de-cave à la main.)

SCÈNE IV Les Mêmes, M. JACRAL.

LA BROCANTE, stupéfaite.

M. Jackal !

M. JACKAL.

Oui, respectable_Brocante, M. Jackal en personne, à une heure assez indue même. Mais, que veu-x-tu ! les malfaiteurs me donnent tant d'occupation le jour, qu'il ne me reste que la nuit à consacrer aux honnêtes gens.

GIBASSIER.

M. Jackal !...

LA BROCANTE.

M. Jackal chez moi ! c'est un si grand honneur, que je n'y puis croire.

M. JACKAL. Et que cela te trouble, je conçois, (il relève ses lunettes, regarde la Brocante, et prend une prise.) N'as-tu pas demandé hier que l'on renouvelât ta permission de tireuse de cartes ^

LA BROCANTE.

Oui, monsieur Jackal.

M. JACKAL.

Eh bien, je l'ai signée, ta permission, et je te l'apporte moi-même.

GIBASSIER, à part.

Voilà qui n'est pas naturel... Garde à toi, Gibassier !

(U soulève le vasistas.)

LES MOHICANS DE PARIS 81

M. JACKAL.

Qui est-ce qui remue là-liaut, dans la soupente?

LA BROCANTE.

Ce sont les rats.

M, JACKAL.

Tu as des rats?

LA BROCANTE.

Beaucoup, monsieur Jackal.

M. JACKAL.

C'est étonnant, dans iin appartement si bien tenu •. "Tais laissons les rats, et revenons à nos moutons. As-tu connu, il y a sept ou huit ans, à un quart de lieue d'Essonne, une cer- taine Catherine Couturier?

GIBASSIER, à part.

Diable! ça devient intéressant.

LA BROCANTE.

Monsieur Jackal...

M. JACKAL.

Réponds oui ou non !

LA BROCANTE.

Oui.

M. JACKAL.

Tu l'as connue, c'est bien, (ii prend une prise.) N'était-elle pas cuisinière chez d'anciens marchands de meubles du faubourg Saint- Antoine, retirés depuis deux ans ?

LA BROCANTE.

Oui, monsieur Jackal.

M. JACKAL.

N'avait-elle pas un amant?

LA BROCANTE.

Oh ! monsieur Jackal !...

M. JACKAL.

Réponds oui ou non... X'avait-elle pas un amant, <tt cet amant ne se nommait-il pas Jean-Chrysostôme Gibassier? GIBASSIER, de même. Ouais!

LA BROCANTE.

Hélas! oui, monsieur Jackal.

M. JACKAL.

"Voilà un hélas! qui est de bon augure pour ravenif.

5.

82 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX, DUMAS

Continuons. Cet amant n'entrait-il pas dans la maison par une fenêtre du rez-de-chaussée ?

LA. BROCANTE.

Comment savez-vous tout cela ?

M, JACRAL.

Je le sais, c'est l'important.

GIBASSIEU, à part.

Est-il renseigné ! est-il renseigné !

M. JACKAL.

Une nuit... c'était la nuit du vendredi au samedi... une nuit que les maîtres étaient absents, Catherine, comme d'ha- bitude, ouvrit la fenêtre à =on amant; seulement, cette fois, maître Jean-Chrysostôme Gibassier était suivi de trois amis, qui entrèrent derrière lui, garrottèrent Catherine, visitèrent toute la maison, recueillirent dfsns leur visite vingt-quatre couverts d'argent, douze d'entremets, plus ou moins de petites cuillers à café, et cinq mille francs : trois mille en billets de banque, le reste en monnaie d'or et d'argent. Tout cela est-il exact P

eiBASSIEE, de même.

Il faut qu'il y en ait iin, parmi les quatre, qui ait jacassé I

LA BROCANTE.

Tout cela est vrai, monsieur Jackal. Mais vous savez que je ne fus pour rien dans le vol.

M. JACKAL.

Ah! ah! c'était donc toi, Catherine Couturier?

(Il lève ses lunettes, regarde la Brocante, et prend une prise.) LA BROCANTE.

Eh! vous le savez bien, que c'était moi; mais vous savez aussi que je ne suis pas une voleuse,

M. JACKAL.

Non; mais tu partis avec les vol?urs. Te rappelles-tu la date de cette nuit-Jà?

LA BROCANTE.

C'était la nuit du 20 au 21 mai 1820.

M. JACKAL.

Allons, j'aime avoir que tu as bonne mémoire... Conti- nuons. Vous vous mîtes en route vers neuf heures du soir, dans uu'' carriole d'osier, avec un cheval marchant bien; de i:orte que, vers onze heures, vous étiez déjà près de Juvisy.

LES MOHICAN'S DE PARIS 83

La voiture fit halte; les hommes se dispersèrent pour aller aux provisions...

GIBASSTER, k part.

C'est qu'il n'y a pas moyen de dire non.

M. JACKAL.

Pendant que tu étais seule, tu vis accourir, à travers champs, une petite fille de huit à neuf ans, pâle, eifarée, haletante, qui se jeta dans tes bras en criant: « Sauvez-moi ! sauvez-moi! On veut me tuer! » Cette petite fille perdait son sang par une blessure qu'elle avait reçue au-dessus de la cla- vicule.

LA BROCANTE, montrant du doigt.

Ici, tenez, là; la cicatrice y est toujours.

H. JACEAL.

Tant mieux!... Tu eus pitié d'elle, tu la pris, tu la cachas daiis la paille de la voiture.

LA BROCANTE.

Ai-je eu tort, monsieur Jackal?

M. JACKAL.

On n'a jamais tort de faire une bonne action. Brocante! et c'est cette bonne action qui, aujourd'hui, te protège près de moi.

LA BROCANTE.

Ah ! grand Dieu! monsieur Jackai, si je vous ai pour pro- tecteur, je n'ai plus peur de personne, et cela va bien.

M. JACKAL.

Je ne t'ai jamais dit que cela allât mal, Brocante.

LA BROCANTE.

Ah! vous me réchauffez le cœur!

GiBASSiER, de même. diable veut-il en venir?

M. JACKAL.

Vous avez gagné Étretal, vous vous y êtes embarqués sur un bateau pécheur, vou; êtes passés en Hollande; de Hollande, en Allemagne; d'Allemagne, en Bohème. C'est que ton amant t'a abandonnée avec la petite Rose-de-Xoël. .Mais, comme elle avait des dispositions pour la musique et pour la danse, tu lui as fait apprendre à chanter, à danser, à jouer de la guitare.

84 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

Toi, de ton côté, dans tes relations avec les bohémiens, tu appris à tirer les cartes et à dire la bonne aventure, c'est- à-dire à vivre aux dépens des imbéciles. Je ne vois pas d'in- convénient à cela. Il faut bien que les imbéciles soient bons à quelque chose. Tant qu'il t'a convenu de rester' "hors de France, cela n'a pas été mon affaire. Mais voilà un an que tu es de retour à Paris, que tu dis la bonne aventure et tires les cartes chez toi et en ville; or, cela se passe sur le pavé du roi, cela me regarde. J'ai donc besoin de savoir, pour le moment, de qui Rose-de-Noël est fille, qui lui a donné le coup de couteau dont elle porte la cicatrice au cou, et de qui elle avait si grand'peur quand elle s'est enfuie de Viry- sur- Orge.

LA BROCANTE.

Dame, monsieur Jackal, il n'y a que Rose-de-Noël qui puisse vous dire tout cela.

M. JACKAL.

C'est pour elle que je suis chez toi. est Rose-de-Noël?

LA BROCANTE.

Rose-de-Noël n'est plus ici, monsieur Jackal.

M. JACKAL.

Comment, elle n'est plus ici ?

LA BROCANTE.

Non.

M. JACKAL.

Et depuis quand?

LA BROCANTE.

Depuis avant-hier.

M. JACKAL.

Brocante ! Brocante !

LA BROCANTE.

Quand je vous dis qu'elle n'y est plus.

M, JACKAL.

Et est-elle ?

LA BROCANTE.

Je n'en sais rien.

M. JACKAL.

Prends garde, Brocante! prends garde!

LA BROCANTE.

Mon bon monsieur Jackal, je vous jure que je vous dis la

LES MOHICANS DE PARIS 85

vérité, la sainte vérité, la vérité du bon Dieu ! Voici comment la chose s'est pas'^ée : Pendant la nuit du mardi gras, trois jeunes gens qui soupaient chez Bordier, à la Halle, ont de- mandé Rose-de-Xoël...

M. JACKAL.

Je sais cela.

LA BROCANTE.

Ils lui ont fait dire des vers...

M. JACKAL.

Je sais cela.

LA BROCANTE,

Et ils lui ont donné deux louis.

M. JACRAL.

Non, trois.

LA BROCANTE.

Comment! vous y étiez donc?

M. JACKAL.

Continue.

LA BROCANTE.

Après que Rose-de-Noël eut dit les vers, un des trois jeunes gens, un peintre...

U. JACKAL.

M. Pétrus.

LA BROCANTE.

Oui! il m'a offert un louis par séance, si Rose-de-Noël voulait aller poser dans son atelier; je n'y ai pas vu d'incon- vénient; et, le lendemain, nous y étions en effet. Il y avait les deux amis de M. Pétrus, et un autre monsieur, avec sa sœur. M. Salvator y est venu pour apporter une lettre à M. Jean Robert. Il était accompagné de son chien; Rose-de-Noël a eu peur du chien, elle s'est évanouie... Je ne sais pas ce qui s'est passé entre ces messieurs et cette dame, qui se sont réunis en une espèce de comité; tant il y a que, quand Rose-de-Noël a repris ses sens, on m'a dit que Rose-de-Noël ne pouvait plus rester avec moi, qu'elle était trop faible pour le métier que je lui faisais faire, qu'on se chargeait d'elle, qu'on allait la mettre dans une pension, elle serait eievée à frais communs, et M. Salvator veillerait sur elle. Quant à moi, pour mettre un peu de baume sur mon pauvre cœur, on m'a fait une pension de douze cents livres de rente, dont

86 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

M. Salvator a répondu au nom de la société, et l'on a emmené Rose-de-Noël.

H. JACUÀL.

Où?...

LA BnOCANTE.

Mais puisque je vous dis que je n'en sais rien.

M. JACKAL.

Tu penses bien que je ne te croirai pas comme cela sur

parole.

(Il allume son rat-de-cave.)

LA BROCANTE.

Qu'allez-vous donc faire?

M. JACKAL.

Une petite visite domiciliaire, pour voir si tu n'as pas ca- l'enfant dans quelque coin.

LA BROCANTE.

Monsieur Jackal, quand je vous jure...

M. JACKAL.

Tu sais que plus tu jisreras, moins je te croirai...

GIBASSIER, à part. Il me semble qu'il est temps de déguerpir.

M. JACKAL.

Voyons d'abord dans ce cabinet.

LA BROCANTE.

Vous y verrez son pauvre lit, que l'on m'a laissé, comme ne valant pas la peine d'être emporté.

M. JACKAL.

Rien !... Visitons un peu cette soupente. CIBASSIER, défaisant ses souliers et se hissant sur le toit à travers la vasistas. A-t-il un nez !

LA BROCANTE, toussant.

Hum ! hum !

M. JACKAL.

Tu t'enrhumes, Brocante, je t'en pr 'viens... Ce n'est point étonnant, le vasistas est ouvert... Tiens! à qui donc ces jambes-là?

GIBASSIER.

A quelqu'un qui sait s'en servir, heureusement!

(Il disparaît sur le toit.)

LES MOHICANS DE PARIS 87

M. JACKAL, sortant la moitié du corps par le vasistas. Monsieur! monsieur!... Ma foi, bon voyage! (il referme le irasistas.) Tiens, il a laissé ses souliers... (il prend un soulier et l'examine.) Si ce brigand de Gibassier n'était pas au bagne, je dirais que c'est son pied. Gardons toujours cet échantillon comme pièce de conviction. 11 est probable que j'aurai, un jour ou l'autre, maille à partir avec ce gaillard-là... (il tire nne gazette cfe sa poche.) L'ÉtoUe, joumal du S0i7\.. (Enveloppant

les souliers.) Que l'on vienne nier l'utilité des journaux.! (iimet les souliers dans sa poche.) Maintenant, à uous deux, Brocante! Tiens, on monte l'escalier...

BABOLiN, dans l'escalier. Brocante! Eh! la Brocante!

LA BKOCANTE.

Que vient donc encore faire ici ce polisson-Ià, à une pa- reille heure.'

BABOLIN, plus rapproché.

En voilà un événement, et un terrible!

M. JACKAL.

Pas un mot de moi, lu entends. Brocante?

LA BROCANTE.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! quelle nuit !

SCÈNE V

LA BROCANTE, BABOLIN, M. JACKAL, dans la soupente.

BABOLIN, entrant.

Une chaise, un fauteuil, un tabouret !... C'est moi qui vais me trouver mal, comme Rose-de-Xoël !

LA BROCANTE.

Voyons, qu'as-tu ? Parle, imbécile ! Je croyais être débar- rassée de toi.

BABOLIX.

Vous n'avez pas la moindre goutte de n'importe quoi?... de cognac, de kirsch, ou de parfait-amour?

LA BROCANTE, le secouant par le bras. Parleras-tu?

BABOLiri.

Oh la la 1 oh la la !

88 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

M. JACKAL, qui écoute du haut de la soupente. Il était à irerveille pour entendre tout ce que nous avons dit, ce monsieur !

LA BROCANTE.

Mais qu'y a-t-il ? Voyons.

BABOLIN.

Eh bien, il y a que Rose-de-Noël est enlevée.

LA BROCANTE.

Comment, enlevée? et par qui?

M. JACRAL, à lui-même. Enlevée?... Ça se conipliquf !...

LA BROCANTE.

Par qui, je te demande.

BABOLIN.

Par un des quatre messieurs de l'autre jour, probable- ment.

LA BROCANTE.

Et comment sais-tu qu'elle est enlevée ?

BABOLIN.

Un hasard, un pur hasard!

LA BROCANTE.

Mais achèveras-tu ?

BABOLIN.

Oh ! ne vous mangez pas le sang, on va vous le dire en deux mots. Je traversais la pkice Maubert, je croise Wii fiacre, une glace se brise, j'entends : « Babolin ! Babolin !... » Je re- connais la voix de Rose-de-Noël; je me retourne, un papier tombe à mes pieds, je le ramasse et je me sauve. Un mon- sieur saute sur le pavé, veut courir après moi, je fais deux ou trois crochets, le voilà distancé. Rose-de-Noël criait au secours; mais, vous comprenez, Brocante, à deux heures du matin, sur la place Maubert, il n'y a pas foule... Le mon- sieur remonte dans la voiture, et fouette cocher du côté de la rue Saint-Jacques ! Voyant que personne ne court plus après moi, je ni'arrète. je grimpe à un réverbère et je lis : « On m'enlève! Monsieur Salvator, sauvez-moi! Rose-de-Noel. » Écrit au crayon sur un morceau de papier. Je cours rue Mâcon, li^ 4, chez M. Salvator, je le fais lever; ça n'a pas été long, allez! il a été vite habillé, « Rose-de-Noël enlevée?

LES MOHICANS DE PARIS $9

s'est-il écrié. Et vite! et vite! allez-vous? lui ai-je demandé. Chercher M. Jackal ; il n'y a que lui qui puisse la retrouver, » qu'il a dit.

M. JACKAL, à part.

Voilà qui est flatteur...

BABOLIN.

Bon ! voilà que M. Jackal n'y était pas ! Tu sais, Brocante, il est comme les chauves-souris, il sort le soir et ne rentre que le matin.

LA BROCANTE.

Veux-tu te taire, malheureux !

BABOLIN.

Pourquoi donc que je me tairais? « Alors, a dit M, Salva- tor, allons chez la Brocante. Elle saura peut-être quelque chose, elle. » Je lui ai répondu : « Je ne crois pas... Mais cela ne fait rien, venez toujours. Je cours devant pour éclai- rer. »

M. JACKAL, qui est descendu de la sonpente.

Alors, éclaire-le donc, imbécile ! puisque tu es venu pour cela.

BABOLIN, à part.

Monsieur Jackal ! me fourrer ?

M. JACKAL prend la chandelle. Par ici, monsieur Salvator ! par ici!

SCÈNE IV Les Mêmes, SALVATOR.

SALVATOR.

Monsieur Jackal, je vous cherchais!

H. JACEAL.

Je le sais.

SALVATOR.

Rose-de-Noël est enlevée.

M. JACKAL.

Je le sais. Que faire?

SALVATOR,

90 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

M. JACKAL.

était-elle?...

SALVATOR.

Au pensionnat de madame Desmarest, à Vanvres.

M. JACKAL.

Allons au pensionnat de madame Desmarest.

SALVATOR.

Ah ! monsieur Jackal, si vous la retrouvez...

M. JACKAL.

J'espère bien que je la retrouverai ! il faut que je la re- trouve ! prendrons nous une voiture ?

SALVATOR.

J'en ai une en bas.

M. JACKAL.

En ce cas, en route !

(Il allume son rat-de-care.)

BABOLIN, sortant de dessous la table et les suivant.

Bon! Je monterai derrière vous!... Vous n'aviez pas vu celle-là dans vos cartes, la mère !

(Il sort derrière Salvator et M. Jackal.)

SCÈNE YII

LA BROCANTE, seule.

Ah! quelle nuit, quelle nuit!... Pourvu qu'ils me conti nuent ma rente!

LES MOHICANS DE PARIS î»î

ACTE TROISIÈME

CINQUIEME TABLEAU

La conr de la pension de madame Desmarest. A droite, nne grande porta avec un mur de prolongement qui se perd dans les massifs. A gauche, le pavillon se trouve la chambre de Rose-de-Xoël, visible an public : porte de cette chambre en face de la grille d'entrée; fenêtre au fond; petit Ht de pensionnaire, pantoufles an pied du lit, bougie sur une table, au chevet. An fond, une maison dont les fenêtres donnent sur le jardin de la pension. Il est environ sept heures du matin.

SCENE PREMIERE

SALVATOR et BABOLIN, hors du théâtre.

SàLVATOR, secouant la grilie. Holà ! quelqu'un! holà ! holà !

B.\BOLIN.

Attendez, monsieur Salvator, je vais monter sur un arbre... J'y suis, je vois l'intérieur de la maison.

SALVATOr,.

Eh bien?

BABOLIN.

On dirait le château de la Belle au bois dormant, personne ne bouge ! Cognez, ne vous lassez pas; il faudra bien que l'on vienne.

SALVATOR, frappant.

Holà! holà!

BABOLIN.

Voulez-vous que je descende par le mur et que je vous ouvre?

SALVATOR.

Eh ! malheureux ! c'est de l'escalade que tu me proposes.

BABOLIN.

Alors, cognez. (Sahator frappe.) Ah! voilà une porte qîâ s'ouvre.

92 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SCÈNE II Les Mêmes, PIERRE.

BABOLIN.

Ah! la bonne tête !... Bonjour, monsieur!

SALVATOR.

Madame Desmarest! madame Desmarcst! BABOLIN, dn haut de son arbre. Madame Desmarest!

PIERRE.

Eh ! là-haut ! que lui voulez-vous, à une pareille heure, à madame Desmarest ?

BABOLIN.

Ouvrez la porte, on va vous le dire.

SALVATOR.

Ouvrez ! ouvrez !

PIERRE.

Qui êtes vous, d'abord?

SALVATOR,

Je suis Salvator, le tuteur de la jeune fille que l'on a mise avant-hier en pension ici.

BABOLIN.

Ah ! monsieur Salvator, voilà une fenêtre de la maison, qui clignote, elle souvre... J'entrevois une femme d'âge.

SCÈNE III Les Mêmes, MADAME DESMAREST, de sa fenêtre.

MADAME DESMAREST.

Qu'y a-t-il donc, Pierre?

PIERRE.

Madame, c'est le tuteur de mademoiselle Rose-de-Noël qui veut absolument vous parler.

SALVATOR.

A l'instant même, madame ! et pour une affaire de la plus haute importance.

MADAME DESMAREST.

Ouvrez, Pierre j je descends.

LES MOHICANS DE PARIS 93

SALVATOR, eûtrant. Merci, mon ami.

PIERRE.

Faut-il refermer la porte ?

SALVATOR.

Inutile; j'attends quelqu'un; mais vous pouvez rentrer chez vous, mon ami : je veillerai, à ce que personne n'entre ni ne sorte.

BABOLIN.

Et moi, je crierai qui vive I

SCÈNE IV Les Mêmes, MADAME DESMAUEST.

MADAME DESMAREST.

Vous demandez, Rose-de-Noël, monsieur?

SALVATOR.

C'est-à-dire, madame, que je viens à cause d'elle.

MADAME DESMAREST.

Faut-il la faire éveiller?

SALVATOR.

Elle n'est plus ici.

MADAME DESMAREST.

Que voulez- vous dire ?

SALVATOR.

Que, cette nuit, madame, elle a été enlevée.

MADAME DESMAREST.

Impossible ! je l'ai conduite hier soir à neuf heures jusqu'à sa chambre, je l'ai laissée avec mademoiselle Suzanne de Val gêneuse.

SALVATOR.

Eh bien, je vous le répète, madame, elle n'est plus dans la chambre vous l'avez conduite.

MADAME DESMAREST.

En étes-YOUs bien sûr?

SALVATOR.

Lisez ce billet, que j'ai reçu à trois heures du matin.

MADAME DESMAREST, après avoir lu.

Oh! monsieur, que faire?

94 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SALVATOR.

Attendre et veiller à ce que personne ne pénètre ni dans ]a chambre, ni dans la cour, ni dans le jardin.

MADAME DESMAUEST.

Attendre qui ?

SALVATOR.

L'agent de l'autorité, qui s'est arrêté chez le maire pour le prévenir de se tenir prêt à la première réquisition.

MADAME DESMAREST.

Eh quoi! monsieur, la justice va venir?

SALVATOR.

Sans aucun doute.

MADAME DESMAREST.

Ici?

SALVATOR.

Ici.

MADAME DESMAREST.

Mais, si pareille chose arrive, ma maison est perdue.

SALVATOR.

Que voulez-vous que j'y fasse? Celait à vous de veiller sur vos pensionnaires.

MADAME DESMAREST.

Mais, monsieur, cet enlèvement est impossible; les murs sont hauts, les fenéires solidement fermées; si Rose-de-Nocl avait été enlevée malgré elle, elle eût crié; moi qui loge au- dessus d'elle, je l'eusse entendue.

SALVATOR.

Eh! madame, il y a des échelles pour tous les murs, des pinces pour toutes les fenêtres, des bâillons pour toutes les bouches.

MADAME DESMAREST.

Entrons dans la chambre de Rose-de-Noël, monsieur?

SALVATOR.

Au contraire, madame, ganlons-nous d'y entrer, de peur de faire disparaître les traces du riipt.

MADAME DESMAREST.

Voyons au jardin, alors; peul-èlre apercevra -t-on quelque chose à travers la fenêtre.

SALVATOR,

Pardon, madame, mais l'enlrco du jardin est interdite à tout le monde.

LES MOHICANS DE PARIS 95

MADAME DESMAREST.

Même à moi ?

SAIVATOR,

A vous comme aux autres, madame.

MADAME DESMAREST.

Mais enfin, monsieur, je suis chez moi !

SALVATOR.

Vous vous trompez, madame : eu ce moment, c'est la loi qui est cliez vous, et, partout elle est, la loi est chez elle. BABOLIN, du haut du mur. Monsieur Jackal ! voilà M. Jackal !

MADAME DESMAREST.

Qu'est-ce que M. Jackal?

SALVATOR.

C'est l'agent de l'autorité que nous attendons, madame.

M. JACKAL, du dehors. Veux-tu descendre de ton perchoir, maroufle !

BABOLIN.

A l'instant, monsieur Jackal, à l'instant!

SCÈNE V

Les Mêmes, M. JACK.AL.

Il entre en chantonnant^ peut-on être mieux : sans faire attention à per- sonne, et fait le tour de la cour. Babolin se cache dans l'angle de la porte.

MADAME DESMAREST.

Monsieur...

M. JACKAL. "-

Madame Desmarest, je suppose? Très-bien, (il continue de chanter son petit air.) est la chambre de mademoiselle Roic- de-Noël?

MADAME DESMAREST.

La voilà, monsieur.

M. JACKAL.

Quelle est cette maison qui donne sur votre jardin?

MADAME DESMAREST.

Celle de JI. Gérard.

96 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

M. JACK\L.

Ah! ah! de M. Gérard, l'honnête homme. N'est-ce point sous cette désignation qu'il est connu ?

MADAME DESMAREST.

Ah ! monsieur, il le mérite bien !

M. JACKAL.

Qui, avant de venir à Vanvres, habitait à Viry-sur-Orge.

MADAME DESMAREST.

Je crois.

M. JACKAL,

Et moi, j'en suis sur.

(Il reprend son petit air.)

SALVATOR.

Gérard! c'est le nom quia fait tant d'effet sur Rose-de- Noël, l'autre jour... (a madame Desmarest.) M. Gérard est-il marié?

madame desmarest.

Non, monsieur.

SALVATOR.

Connaissez-vous quelqu'un, près de M. Gérard, qui porte le nom d'Orsola ?

M. JACRAL, passant.

Morte depuis sept ans, étranglée par un chien... Revenons à notre affaire. Sur quoi donne ce mur.^

MADAME DESMAREST.

Sur une ruelle déserte.

M. JACKAL.

Sortez, monsieur Salvator; longez ce mur, et voyez si vous ne trouvez pas, à sa base, quelque morceau de plâtre tombé du faîte; si vous en trouvez, remarquez bien la place?

SALVATOR.

Soyez tranquille.

BABOLIN.

Voulez-vous que j'aille avec vous, monsieur Salvator?

SALVATOR.

Viens!

LES MUniCANS DE PARIS 97

SCÈNE VI M. JACRAL, MADAME DESMAREST.

M. JACKAL.

Maintenant, à nous deux, madame.

MADAME DESMAREST.

Interrogez-moi, monsieur, je suis prête à répondre»

M. JACKAL.

A quelle heure se couchent vos pensionnaires ?

MADAME DESMAREST.

A huit heures, en hiver.

M. JACKAL.

Et les sous-maîtresses ?

MADAME DESMAREST.

A neuf heures.

M. JACKAL.

Et vous, madame, à quelle heure vous êtes-vous couchée, hier?

MADAME DESMAREST.

A dix heures, monsieur.

M. JACKAL.

Et VOUS n'avez rien vu, rien entendu?

MADAME DESMAREST.

Rien vu, rien entendu.

M. JACKAL.

Enfin, vous n'avez rien remarqué d'extraordinaire^

MADAME DESMAREST.

Rien d'extraordinaire.

M. JACKAL.

Rien d'extraordinaire !... C'est extraordinaire !..,

SCÈ.NE VII Les Mêmes, SALVATOR, BABOLIN.

SALVATOR, montrant un morceaa de l'eniaileau du mur. Voila votre affaire.

M. JACKAL.

Ma foi, oui. Vous avez bien remarqué la place ?

XXI Y. ' 6

98 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SALVATOR.

Parfaitement.

BABOLIN.

Et puis, moi, j'ai jeté une pierre de ce côté-ci du mur.

M. JACKAL.

Allons-y, ou plutôt, laissez-moi d'abord y aller tout seul... Âh ! ah ! voici des traces de souliers exactement de la même longueur et de la même largeur... Un seul homme aurail-il fait le coup ?

SALVATOR.

Non!

M. JACKAL.

A quoi voyez-vous cela ?

SALVATOR.

Aux. clous disposés différemment; puis l'un des deux hommes boite du pied droit : le soulier du côté du pied droit a le talon plus haut que celui du côté gauche.

M. JACKAL.

Est-ce que vous avez été du métier, monsieur Salvator ?

SALVATOR.

Non; mais j'ai été chasseur.

M. JACKAL.

Attendez donc !

SALVATOR.

Quoi.?

M. jacp:al. Un trait de lumière !

(Il tire de sa poche les souliers de Gibassîer.) SALVATOR.

Qu'est-ce que cela?

BABOLIN.

Un homard, je parie !

M. JACKAL, mesurant les empreintes. La mesure exacte! juste !a même disposilion de clous! Il n'y a plus besoin de nous occuper de celui-là, je le tiens.

PIERRE.

C'est-à-dire que vous tenez ses souliers.

M. JACKAL.

Tu sauras, mon bon ami, que, quand je tiens le soulier, je tiens le pied, et que, quand une fois je tiens le pied, je

I

LES MOHICÂNS DE PARIS 99

tiens le reste... Aux autres ! aux autres !... Ah ! ah ! voici une troisième trace... un pied tout particulier qui n'a aucune ressemblance avec ceux que nous venons d'examiner ; un pied de grand seigneur ou d'abbé.

SALVATOR.

D'homme du monde, monsieur Jackal.

M. JACKAL.

Pourquoi insistez-vous sur l'homme du monde ?

SALVATOR.

Parce que, de nos jours, les abbés ne portent pas d'épe- rons, et voilà ici, derrière la botte, la petite tranchée que creuse l'éperon.

M. JACKAL.

Vous avez, par ma foi, raison ! Maintenant, voyons vont et d'où viennent ces pas... Ah! voilà! ils vont du mur à la fenêtre et de la fenêtre au mur, aller et retour.. Les ra- visseurs étaient bien renseignés, à ce qu'il paraît... Ah! venez donc, monsieur Salvator! Regardez.

SALVATOR.

Deux trous dans la terre, réunis par une ligne transver- sale.

M. JACKAL.

Vous reconnaissez les deux montants d'une échelle...

SALVATOR.

Et le dernier échelon, qui s'est enfoncé d'un demi-pouce dans la terre, à cause de l'humidité.

M. JACKAL.

11 y a du plaisir à travailler avec vous, monsieur Salvator! Maintenant, il s'agit de savoir combien d'hommes ont pesé sur l'échelle pour en arriver à faire entrer dans le sol les montants d'un demi-pied et la traverse d'un demi-pouce. Y a-t-il une échelle dans la maison, madame Desmarest.^

MADAME DESMAREST.

Demandez-cela à Pierre.

SALVATOR.

Monsieur Pierre, avez-vous une échelle ?

PIERRE.

Ah ! la bonne question !

M. JACKAL.

Répondez-y.

100 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

PIERRE.

Certainement que j'ai une écholle!

M. JACKAL.

Et est-elle, cette échelle?

PIERRE.

Elle est près de la serre.

M. JACKAL, montrant une échelle appuyée îi la maisoE de Gérard. Vous devez vous tromper, mon ami.,. Ne serait-ce pas celle-ci, par hasard?

PIERRE.

Tiens, oui! Qui diable a mis mon échelle sous la fenêtre de M. Gérard?... Enfin, la voulez-vous? Je vais vous l'aller chercher.

M. JACKAL.

Non; j'y vais moi-même... Voilà qui complique la chose... Il passe pour riche, votre M. Gérard, n'est-ce pas?

MADAME DESMAREST.

On le dit millionnaire.

M. JACKAL.

Est-ce que mes drôles auraient fait d'une pierre deux coups? Ce sera à examiner pins tard... (Essayant l'échelle.) Nous tenons déjà une pièce de conviction : les montants et les trous sont d'accord.

SALVATOR.

Et cela est d'autant plus remarquable que l'échelle n'est pas de mesure ordinaire.

M. JACKAL.

Vous avez un fils, monsieur Pierre?

PIERRE.

Oui! Qui vous a dit cela?

M. JACKAL.

De douze à quinze ans ?

PIERRE.

Il en aura quatorze aux melons,

M. JACKAL.

Aux melons!... C'est bien son fils!

PIERRE.

Qu'est-ce que ça veut dire, c'est bien son fils?

M. JACKAL.

Il se fait aider par l'enfant, pour lui montrer son métier, et il a acheté une échelle plus large, afin que l'enfant puisse y monter en même temps que lui.

LES MOHICANS DE PARIS 101

PIERRE.

Eh bien, après? y a-t-il du mal à cela?

M. JACKAL.

Non, au contraire! Venez ici, mon ami... Combien y a-t-il de temps que vous n'avez travaillé au jardin ?

PIERRE.

Pas depuis trois jours,

M. JACKAL.

Ainsi, depuis trois jours, votre échelle est près de la serre?

PIERRE.

Elle n'est pas près de la serre, puisque vous êtes monté dessus.

M. JACKAL.

Ce garçon est plein d'intelligence! Mais il y a une chose dont je suis sûr, c'est qu'il ne pratique pas l'enlèvement. Montez avec moi, mon ami !

(Pierre interroge dn regard madame Desmarest.) MADAME DESMAREST.

Faites ce que monsieur vous dit, Pierre.

(Pierre monte.) M. JACKAL.

Encore... (a Salvator.) Eh bien?

SALVATOR,

Elle s'enfonce, mais pas jusqu'à la traverse.

M. JACKAL, à Pierre. Descendez, mon ami.

(Pierre descend.)

PIERRE.

Me voila descendu !

M, JACKAL.

Remarquez comme cet homme dit peu de choses, mais comme tout ce qu'il dit est bien dit!... Maintenant, mon ami. prenez madame Desmarest dans vos bras.

PIERRE.

Ah ! fi donc, monsieur !

M. JACKAL.

Prenez madame Desmarets dans vos bras.

MADAME DESMAREST.

Mais que dites-vous ?

6.

102 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

PIEHRE.

Je n'oserai jamais, monsieur.

MADAME DESMAREST.

Je vous i" défends, Pierre,

M. JACKAL, descendant de l'échelle. Montez j'étais, mon ami...

(Il veut enlever madame Desmarest.) MADAME DESMAREST.

Mais, monsieur! mais monsieur, que faites vous?

M. JACKAL,

Supposez, madame, que je sois amoureux de vous.

PIERRE.

Ah ! en voilà une supposition!

MADAME DESMAREST.

Mais, monsieur!

M. JACKM.

Tranquillisez-vous, madame; ce n'est, comme le dit notre «mi Pierre, qu'une supposition... Je vous enlève.,, c'est-à- iire, non, je ne vous enlève pas.,. Je vais vous aider à mou- ler, j'aime mieux ça.,. Ne craignez rien,(,llsmoalent. A Salva- tor.) S'enfonce-t-elle jusqu'à la traverse,^

SALVATOR,

Pas tout à fait.

M. JACKAL, à Cabolin.

Viens ici pour faire l'appoiut.

BABOLIN,

Moi?

'm, JACKAL.

Oui, toi,.. Monte sur le second échelon.

BABOLIN, montant et faisant le Mercure. Voilà !

SALVATOR.

L'échelle est- exactement au même point que l'autre!

M, JACKAL.

Alors, le tour est fait... Descendons.

'On descend.) MADAME DESMARETS.

Je ne comprends pas.

M. JACKAL.

C'est bien simple, cependant! Vous êtes nécessairement plus lourde que Rose-de-Noël... (A^Baboiin.) Combien pèses-tu?

LES MOHICAXS DE PARIS 103

BA.BOLIN.

Soixante-cinq livres... Je me suis fait peser, il y a trois jours, aux Champs-Elysées.

M. JACKAL.

Les deux hommes qui emportaient Rose-de-Noël étaient de soixante-cinq livres plus lourds que Pi;'rre et moi.

BABOLIN.

Est-il fort, ce monsieur Jackal ! est-il fort!

PIERRE.

Ah ! je comprends, maintenant : on a enlevé une des pen- sionnaires.

M, JACKAL.

Madame Desmarest, ne vous défaites jamais de ce garçon : c'est un trésor de pénétration... Occupons-nous mainte- nant de l'intérieur de la chambre, (a madame Desmarets.) Vous avez une double clef des cellules de vos pensionnaires ?

MADAME DESMARETS.

Voici celle de mademoiselle Ro-e-de-Noël.

(M. Jackal ouvre la porte. On veut entrer.) JACKAL.

Doucement! tout dépend d'un premier examen... Ah! ah! des traces de pas de la porte au lit, et du lit à la fenêtre... Monsieur Salvator, regardez avec vos yeux de chasseur.

SALVATOR.

Ah ! ah ! du nouveau ! un pied de femme... Il est dessiné par le sable du jardin.

M. JACKAL.

Que dis-je toujours, monsieur Salvator? « Cherchez la femme ! » Cette fois, la femme est trouvée.

MADAME DESMAREST.

Comment, la femme est trouvée? vous croyez qu'il y a une femme dans cette aifaire?

M. JACKAL.

Il y a une femme dans toutes les affaires; aussitôt qu'on me fait un rapport, je dis : « Cherchez la femme ! » On cher- che la femme, et, quand la femme est trouvée...

MADAME DESMAREST.

Eh bien?

M. JACK.VL.

On ne tarde {-.as i trouver l'homme. Un jour, un couvreur

104 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

tombe d'un toit, et se casse les deux jambes; on me fait le rapport, je dis : « Cherchfz la femme ! » On se met n ,rire. J'interroge le blessé; l'imbécile s'était amusé à regarder nue grisette qui se déshabillait dans sa mansarde, le pied lui avait manqué, et il était tombé !,.. Cherchons la femme, monsieur Salvator, cherchons la femme!

SALVATOR.

Celle-ci est coquette; elle a suivi les allées du jardin de peur de salir ses brodeqtiins : sable jaune sans aucun mélange de boue.

M. JACKAL.

Quand vous vous lasserez d'être commissionnaire, monsieur Salvator, venez me dire deux mots. Et maintenant, madame Desmarest, voici comment les choses se sont passées. Vous avez vous-même conduit mademoiselle Rose-de-Noël à sa chambre.

MADAME DESMAREST.

Moi-même, monsieur.

M. JACKAL.

Elle était fort triste.

MADAME DESMAREST.

Comment savez-vous cela?

M. JACKAL.

Ce n'est pas difficile à deviner, voilà son mouchoir, tout humide; elle s'est couchée en pleurant. On a frappé à la porte.

MADAME DESMAREST.

Qui cela?

M. JACKAL.

La femme, problablement. Rose-dc-Xoël s'est levée et a été ouvrir.

MADAME DESMAREST.

Sans savoir qui frappait?

M, JACKAL.

Qui vous dit qu'elle ne sût point qui frappait? Derrière la femme venait le jeune homme aux petites bottos et aux éperons : derrière le jeune homme venaient les hommes aux gros souliers; on l'a saisie, elle s'est débattue. On lui a mis un mouchoir sur la bouche, on lui a jeté par-dessus son pei- gnoir de lit, on l'a envelopjiée dans sa couverture, et on l'a enlevée ainsi. Voyez, on l'a e.nportée par la fenêtre, et preuve

LES MOHICANS DE PARIS 105

qu'elle y est passée, par la fenêtre, et pas de bonne volonté même...

SALVATOR.

C'est qu'elle s'est cramponnée au rideau, et que le rideau est déchiré.

M. JACKAL.

Le reste va tout seul, on l'a passée par-dessus le mur. La femme est revenue dans la chambre, elle a formé la fenêtre tout natm'cllement, puis la porte, et elle est allée se recou- cher.

SALVATOR, saisissant la main de M. Jackal.

Je tiens tout, laissez-moi faire. Jladame Desmarcsf, pour», riez-vous, sans qu'elle le sût, nous procurer un brodequin de mademoiselle Suzanne de Valgeneuse?

MADAME DESMAREST.

Problablement... Elle aura mis, comme d'habitude, hier au soir, ses chaussures à sa porte, pour que sa femme de hambre les nettoie.

SALVATOR.

Alors, madame Desmarest, un brodequin de mademoiselle Suzanne, et pas un mot!

M. JACKAL.

Vous entendez, madame, pas un mot !

MADAME DESMAREST.

J'y vais moi-même.

(Elle sort.) SALVATOR.

Monsieur Pierre, si vous voulez rentrer dans votre mai- son, nous n'avons plus besoin de vous. Babolin, si tu veux aller jouer à la toupie, tu nous feras plaisir.

BABOLlN.

Je n'ai pas de toupie, monsieur Salvator,

SALVATOR.

Tiens, voilà pour en acheter une.

(Il lui d nne cinq francs.) BABOLIN.

Oh ! une pièce de cinq francs !

(Babolin sort, mais Pierre reste snr sa porte.) PIERRE.

Pourquoi donc que je rentrerais dans ma maison ? Je n'ai d'ordres à recevoir que de madame Desmarest.

106 THÉÂTRE COMPLET D'aLEX. DUMAS

SCÈNE VIII SALVATOR, M. JACRAL, PIERRE, sur sa porte.

SÂLVATOR.

La femme, c'est mademoiselle Suzanne de Valgeneuse; l'homme aux petites bottes, c'est son frère !

M. JACKAL.

Vous croyez ?

SALVATOR.

J'en suis sûr. C'est elle qui, chez M. Pétrus, quand il s'est agi de mettre Rose-de->;oël en pension, a oifert le pension- nat do madame Desmarest; c'est elle qui a combattu mes objections à l'instigation de son frère. Dès celte heure, le plan de l'enlèvement était arrêté... Ah! ma belle cousine! ah! mon cher cousin !

M. JACKAL.

Que dites-vous là?

SALVATOR.

Rien... Je dis que vous êtes un grand homme, monsieur Jackal, et que votre maxime « Cherchez la femme» passera à la postérité!

SCENE IX

Les Mêmes, MADAME DESMAREST.

MADAME DESMAREST.

Voici un brodequin de mademoiselle Suzanne, messieurs.

SALVATOR, mesurant à la trace. Voyez ! Eh bien, qu'en dites-vous ?

M. JACKAL.

Je dis que c'est mademoiselle Suzanne qui a fait l'affaire... Madame Desmarest, appelez mademoiselle Suzanne.

MADAME DESMAREST.

Tenez, monsieur, la voici.

M. JACKAL.

cela ?

MADAME DESMAREST.

Elle se promène au jardin.

LES SIOUICANS DE PARIS 107

M. JÀCEÂL.

Faites-lui signe de venir.

MADAME DESMAREST.

iii ne sais pas si elle viendra.

M. JACKAL.

Et pourquoi ne viendrait-elle pas?

MADAME DESMAREST.

Parce que mademoiselle Suzanne est bien fière.

M. JACKAL.

Appelez-la toujours ; si elle ne vient pas, j'irai la chercher?

MADAME DESMAREST.

Blademoiselle Suzanne ! mademoiselle Suzanne !

SUZANNE.

Madame me fait l'honneur de m'appeler, je crois? (M. Jackal est dans la cour; Sahator reste dans le paTiUon, invisible à Suzanne.) MADAME DESMAREST.

Oui, mon enfant; car voici monsieur qui désire vous adresser quelques questions.

SUZANNE.

Des questions, à moi ? Mais je ne connais pas monsieur.

MADAME DESMAREST.

Monsieur est le représentant de l'autorité.

SUZANNE.

Qu'ai-je à faire avec l'autorité, moi?

MADAME DESMAREST.

Calmez-vous, mon enfant ; il s'agit de Rose-de-Noël.

SUZANNE.

Eh bien, après ?

JACEAL.

Après? Veuillez nous laisser, madame Desmarest, et prier M. Pierre de rentrer chez lui.

(Pierre et madame Desmarest rentrent chacun chez eux.)

SCÈNE X M. JACRAL, SUZANNE, SALVATOR, dans le pavillon.

M. JACKAL.

Après, mademoiselle, nous désirons avoir quelques rensei- gnements sur votre amie ?

108 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SUZANNE.

Quelle amie ?

M. JACKAL.

Mademoiselle Rose-de-Noël.

SUZANNE.

Je choisis mes amies ailleurs que sur les grands chemins, nion-^ieur. Mademoiselle Rose-de-Noël était peut-être ma pro- tégée, mais elle n'était pas mon amie.

M. JACKAL.

Alors, je vais tout simplement vous interroger.

SUZANNE.

M'interroger, moi ? et sur quoi?

M. JACKAL.

Sur l'enlèvement de mademoiselle Rose-de-Noël.

SUZANNE.

Ah ! pauvre petite, elle a été enlevée?

M. JACKAL.

Vous le savez mieux que personne, mademoiselle, attendu que vous avez participé à l'enlèvement.

SUZANNE.

Vous êtes fou, monsieur !

M. JACKAL.

Non, mademoiselle; je suis...

(Il ouvre sa rediagute et moutre sou écharpe.) SUZANNE.

Que ne le disiez-vous tout de suite? On vous aurait ré- pondu avec ica lionneurs dus à votre rang.

M. JACKAL.

Abrégeons, mademoiselle. Votre nom, vos qualités, votre état dans le monde?

SUZANNE.

Alors, c'est un interrogatoire ?

M. JACKAL.

Oui, mademoiselle.

SUZANNE.

Mon nom ? Je me nomme Aimée-Adélaïde-Suzanne de Val- geneuse. Mes qualités? Je suis fille de M. le marquis DiMiis- René d»>.,Valgeneuse, pair de France, nièce de Louis-Cleinent de Valgeaeuse, cardinal en cour de Rome, et sœur de M. le

LES MOHICANS DE PARIS 109

comte Lorédan de Valgciieusc, lieutenant aux gardes. Mon état? Je suis héritière de cinq cent mille livres de rente. Voilà mes noms, mes qualités, mon état.

M. JACKAL, faisant un pas en arrièro et reboutonnant sa redingote. Pardon, mademoiselle, j'ignorais...

SUZANNE.

Oui, je comprends, vous ignoriez que je fusse la fille de mon père, la nièce de mon oncle, la sœur de mon frère; eh bien, maintenant que vous le savez, monsieur, ne l'oubliez plus.

;£lle fait de la main un signe dédaigneux, et va pour sortir.)

M. JACKAL.

Pardon, mademoiselle... Un mot encore, je vous prie... Vous êtes fièrc et orgueilleuse de votre fortune ; mais cette fortune vous vient de la succession d'un oncle dont le testa- ment s'est, dit-on, égaré... Réduit à la misère par la dispari- tion de ce testament, M. Conrad de Valgeneuse s'est tué; mais supposons un instant que votre cousin ne soit pas mort et que le testament se retrouve : vous êtes ruinés, vous et votre frère !

SUZANNE.

Est-ce une menace que vous me faites?

M. JACKAL.

Non, mademoiselle, c'est un avis que je vous donne.

SUZANNE.

voyez-vous un avis dedans?

M. JACKAL.

L'avis est non pas dans ce que je vous ai dit, mais dans ce qui me reste à vous dire. Écoutez-moi donc, mademoiselle, et, quoique je vous parle bas, ne perdez pas une de mes pa- roles, car ce sont les paroles d'un ami. SUZANNE, méprisante.

Vous, un ami.'

M. JACKAL.

Vous allez en juger... La jeune fille que votre frère a en- levée et qu'il croit une bohémienne, n'est point une bohé- mienne : elle est la nièce de 31. Gérard, et, le jour son oncle mourra, elle héritera de cinq millions... Ce n'est donc point sa maîtresse qu'il faut que votre frère en fasse, c'est sa femme... Direz-vous encore que le conseil ne vient pas d'un ami ?

XXIV. 7

110 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SUZANNE,

Je ne sais ni de qui il vient, ni par quel motif il est donné; mais, comme il est bon, dans une heure je pars pour rejoin- dre mon frère, et je vous jure que Rose-de-Noël ne sera point sa maîtresse... Adieu, monsieur!

M. JACKAL, saluant très-bas. Votre humble serviteur, mademoiselle.

(Suzanne sort.)

SCÈNE XI M. JACRAL, SALVATOR.

M. JACKAL.

Monsieur Salvafor, je crois que nous n'avons plus grand'- chose à faire ici ; et, comme j'ai un motif différent du vôtre pour y rester, je ne vous retiens pas.

SALVATOR.

Si je vous demandais une explication, monsieur Jackal, me la donneriez-vous ?

M. JACKAL.

Non, monsieur Salvator.

SALVATOR.

Eh bien, je vais la donner, moi. Vous avez eu peur de cette vipère, monsieur Jackal !

M. JACKAL.

Je n'ai peur de rien, monsieur Salvator.

SALVATOR.

Eh bien, monsieur Jackal, ce que vous ne voulez pas faire, jtle ferai, moi.

M. JACKAL.

Vous?

SALVATOR.

]\!oiî... Seulement, un dernier mot : est-ce votre conscience qui vous force à vous abstenir ?

M. JACKAL.

C'est mon devoir... Adieu, monsieur Conrad!

SALVATOR, so ristournant vivement. M. Conrad.?

M. JACKAL.

Pardon, je me trompe... Adieu, monsieur Salvator!

Li:S MOHICANS DE PARIS 111

SALVATOU,

Monsieur Jackal, avnnl huit jours, j'aurai retrouvé et re- pris Rose-de-Noël.

:a. JACKAL. Si cela arrive, tachez de la garder.

SALVATOR.

Oh ! je vous réponds qu'une fois dans mes mains, elle n'en sortira plus !... Adieu, monsieur Jackal.

SCÈNE XII M. JACKAL, seul.

L'homme propose, Dieu dispose... En attendant, voyons un peu pourquoi cette éclielle était dressée contre Ici fenêtre de M, Gérard... Si ce brigand de Gibassier n'était à Toulon, je jurerais que c'est lui qui a fait le coup.^

SIXIEME TABLEAU

Intérieur de la chambre de Gérard, à Vanvres; désordre le plus complet, chaises et fauteuils renversés, secrétaire forcé, lampe qui continue à brûler sur la table de nuit, couteau ensanglanté sous un meuble.

SCENE PREMIERE

M. JACRAL, UNE Voix.

M. Jackal est eu ddhors, sur l'échelle; on ne voit q-iî son bras, qui passe à travers un carreau cassé, et qui cherche l'espagnolette; l'espagnolette ou- verte, la fenêtre s'ouvre aussi, et l'on roit M, JackaL

VOiX, du coté de la porte. Monsieur Gérard... monsieur Gérard !... Ouvrez, monsieur Gérard! ouvrez !

M. JACKAL, à la fenêtre. C'est assez imprudent, pour un millionnaire, de coucher au

112 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

premier étage, sans volets à ses fenêtres ; il est vrai que ses fenêtres donnent sur un pensionnat de jeunes demoiselles... Mais les brebis attirent les loups, (ii saute dans la chambre.) Ab ! voilà un beau désordre!... c'est peut-être un effet de l'art.

LA VOIX.

Monsieur Gérard, si vous ne répondez pas, 015 ^3 aller cbercher le commissaire de police.

M. JACKAL.

Allez-y sans perdre un instant, c'est ce que vous avez de mieux à faire.

LA VOIX, effrayée et s'éloignant.

Il y a quelqu'un dans la chambre de M. Gérard ! A la garde ! à la garde !

SCÈNE II

M. JACKAL, seul.

C'est bien cela ! un des trois hommes s'est détaché, celui dont j'ai ios souliers dans ma poche; il est venu avec l'c- cheile, l'a appuyée au-dessous de la fenêtre, a cassé un car- reau et est entré... M. Gérard dormait ou ne dormait pas; le lit est intact, quoiqu'il ne soit plus à sa place... Pourquoi le lit n'est-il plus à sa place?.,. Ah! c'est qu'ils l'ont dérangé pour forcer l'armoire qui est derrière... M. Gérard a entendu du bruit, il est arrivé; M. Gérard a succombé, puisque voilà le secrétaire forcé, les tiroirs vides et... (u aperçoit à terre une tache et met son mouchoir dessus.) C'est clair ! Pièce de conviction.

Au greffe!... (En furetant, il aperçoit le couteau.) Qu'est ce que je

vois donc briller, là-dessous.^... Ah ! ah ! voilà qui va nous mettre sur la trace de l'homme !... « Lardereau, à Valence. » Pioute de Toulon, ou à peu i)rès. Gibassier est évadé du bagne; ce sont ses jambes que j'ai vues chez la Brocante, ce sont ses souliers que j'ai dans ma poche, et c'est son couteau que je tiens à la main... Autre pièce de conviction. Au greffe!... (On entend du bruit.) Bon ! les voilà qui reviennent. UNE VOIX, au dehors. Au nom de la loi, ouvrez !...

M. JACKAL.

Belle voix!... Qui donc est commissaire à Vanvres? Ce? t

LES MOHICANS DE PARIS 113

f[enri Berlin, un de mes protégés. Je suis charmé de voir que je place bien ma proteclion.

LE COMMISSAinE.

Au nom de la loi, ouvrez !

M. JACKAL.

Que diable est devenu dans tout cela ce bon M. Gérard ? (Ouvrant la porte d'un cabinet.) Tiens, le voilà par ici ! l'assassin l'a caché là; il a mis la clef dans sa poche, est sorti par cette porte, l'a fermée eu dehors, et a gagné la rue par quelque fenélre du rez-de-chaussée.

(Il entre dans le cabinet: pendant ce temps, on enfonce la porte; le Commis- saire se précipite dans la chambre avec les Gendarmes et le Garde cham- pêtre: en ce moment, M. Jackal sort du cabinet, traînant par les épaules le corps de Gérard.)

SCÈNE III Les Mêmes, le Commissaire, Gendarmes, etc.

LE COMMISSAIRE, montrant II. Jackal.

Arrêtez cet homme î

M. JACKAL.

Qui voulez-vous arrêter?

LE COMMISSAIRE.

Vous, pardieu !

M. JACKAL.

Ah ! cher monsieur Henri, j'avais de vous une certaine opinion, et voilà que vous la détruisez vous-même.

LE COMMISSAIRE.

M. Jackal !

TOUS.

JI. Jackal !

M. JACKA.L.

Voyons, aidez-moi à mettre ce brave M. Gérard sur son lit. J'ai rendez-vous à la préfecture à huit heures; il en est sept, et je voudrais, avant de m'en aller, savoir s'il est mort ou vi- vant... S'il n'est pas mort, il est bien malade... Y a-t-il un médecin dans le village ?

LE COMMISSAIRE.

Oui; mais je Tai vu partir ce saatin dans son cabriolet.

114 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

M. JACKAL.

Alors, comme il n'y a pas de temps à perdre, faites venir le curé.

LE COMMISSAIRE.

C'est aujourd'hui dimanche, il dit une messe basse à la chapelle de M. de Lamotte-Iloudan... Mais j'ai vu passer un moine qui a demandé le chemin de Jïeudon, deux amanls se sont asphyxiés, et je vais...

M. JACKAL.

Non, pas vous, quelqu'un de la société...

UN GENDARME.

J'y vais, monsieur...

M. JACKAL.

Si vous trouvez un médecin à Meudon, prévenez-le en même temps.

(Le Gendarme sort.)

SCÈNE IV Les Mêmes, hors un des Gendarmes.

M. JACKAL.

La ! maintenant que vous avez bien vu tout ce qu'il y avait à voir, mes bons amis, faites-nous de l'air... Si M. Gérard est mort, vous n'avez pas besoin ici; s'il est vivant, c'est à nous et non à vous qu'il a adaire!

LES ASSISTANTS, h. mesure qu'ils sortent.

Ah ! tâchez de nous le rendre, monsieur Jackal ! —Vous ne savez pas le bien qu'il faisait dans le pays : c'est le père des pauvres! Nous allons prier le bon Dieu pour lui.

M. JACKAL.

Vous ferez bien !... Allez, mes amis, allez!...

SCÈNE V M. JACKAL, LE Commissaire.

M. JACKAL, ani Gendarmes. Tenez-vous à la porte et ne laissez entrer que le moine et le médecin. (Les Gendarmes sortent. Au Commissaire.) Quant à vous, dressez votre procès-verbal !

L

LES MOHICANS DE PARIS 115

LE COHUISSÂIRE.

Voulez-vous me le dicter?

M. JACRAL.

Je n'ai pas le temps ! je devrais déjà être sur la route de Paris.

(Le Commissaire se met à une table.) LE COMMISSAIRE.

a Ce jourd'hui dimanche, etc., etc. »

M. JACKAL, au moment de sortir.

Cliutl... il me semble que j'ai entendu un soupir. Venez donc m'aider, monsieur Henri ! (ils mettent des oreillers sous la tête de Gérard.) Ah ! ah ! nous en appelons, à ce qu'il parait?

GÉRARD.

Ah!...

M. JACKAL.

Bravo!... Sept heures dix minutes... Je pousserai le cheval, voilà tout!... (il prend, dans le verre qui est sur la table, une petite cuiller en argent.) Il paraît que le secrétaire était bien garni... quoiqu'elle fût d'argent, on a méprisé la petite cuiller...

(Il verse dans la cuiller quelques gouttes d'une liqueur rouge contenue dans un flacon qu'il porte sur lui, et l'introduit dans la bouche de Gérard,)

GÉRARD, revenant à lui. Grâce, monsieur le voleur ! grâce !

M. JACKAL.

Honnête monsieur Gérard, il ne s'agit plus ici de voleur la justice veille sur vous.

GÉRARD, ouvrant les yeux. La... la... justice?...

M. JACRAL.

Voyez comme la justice le rassure !... Remettez-vous, cher monsieur Gérard; nous sommes d'anciennes connaissances, que diable ! C'est moi qui ai reçu votre déposition lors de l'assassinat de Viry-sur-Orge, et qui ai suivi l'accusation contre M. Sarranti que vous ave? fait condamner à mort... comme voleur et assassin.

GÉRARD.

Je n'ai rien à dire qu'à un confesseur !

M. JACKAL, bas.

Vous allez être servi à souhait : j'ai envoyé chercher un rétre et un médecin.

Î16 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

GÉRAIVD.

Oh! le prêtre !... Le prè>re d'abord.

(11 retombe sur soa lit.) H. JACKAL.

Diable! et moi qui suis obligé de le quitter... Mon cher monsieur Henri, je doute que M. Gérard en revienne; mais, s'il en revient, faites-moi l'amitié de veiller sur lui, et de me tenir au courant de ses faits et gestes.

LE COMMISSAIRE, étonné.

Au courant des faits et gestes de M. Gérard, de l'honnête M. Gérard?...

M. JACKAL.

Oui, de l'honnête M. Gérard.

LE COMMISSAIRE.

Vous avez donc des intentions sur lui?

M. JACKAL.

Chut!... Je lui ménage une surprise... Ne lui en soufflez pas mot; seulement, s'il se trouvait plus mal, faites-lui boire une cuillerée de cette liqueur, cela le soutiendra quelques instants... Sept heures un cpiart 1 heureusement que j'en em- porte assez pour excuser mon retard. Au revoir, monsieur Henri! au revoir!

SCÈNE VI Les Mêmes, un Agent,

l'agent. De la part de M. le préfet.

M. JACKAL.

De M. le préfet?

l'agent. Oui; il paraît que c'est pour une affaire grave, car on m'a ordonné de ne revenir qu'avec vous.

M. JACKAL, lisant.

Tiens, tiens, tiens; en voilà bien d'un autre! M. Sarranti de retour en France ! Lui que je croyais, l'autre jour, pouvoir ar- rêter chez Bordicr, vient de se livrer lui-même! Comprend-on cet imbécile d'honnèle homme, qui était bien tranquille dans l'Inde, qui pouvait y rester et qui revient pour purger sa coutumace? Pauvre diable, je le plains! (a l'Agent.) Venez !

LES MOHICANS DE PARIS 117

venez! et vous, clier monsieur Henri, n'oubliez pas mes instructions, (n regarde Gérard.) Décidément, je n'en donnerais pas cher!

(Il sort avec l'Agent.)

SCÈNE VII

Les Mêmes, hors M. JACRAL.

GÉRARD, rouvrant les yeux. Il est parti?... Cet homme m'épouvante! Quelle est cette lettre qu'il a reçue? Je lui ai entendu prononcm" le nom de Sarranti... Oh ! que je suis faible ! Au secours!... je meurs!

LE COMMISSAIRE.

Qu'avez-vous, cher monsieur Gérard?

GÉRARD.

M. Henri Berlin... Croyez-vous qu'on trouve un prêtre, monsieur?...

SCÈNE VIII

Les Mêmes, bn Gendarme, entrant.

LE GENDARME.

Pardon, excuse, mon commissaire, c'est le moine... Mon camarade l'a rencontré sur la route de Meudon, et il nous l'envoie, en attendant le médecin.

GÉRARD, se soulevant.

Le moine!... quel moine?...

LE COMMISSAIRE.

Le curé de Vanvres est absent... et, comme je savais qu'un moine était au Bas-Meudon, je l'ai envoyé chercher; il paraît qu'on l'a rencontré sur la route.

GÉRARD.

Alors... alors, ce moine est étranger au pays ?,..

SCÈNE IX Les MÊMES, DOMINIQUE.

DOMINIQUE, répondant à la question de Gérard.

J'arrive de Home, j'ai été recevoir les ordres des mains ''" Sa Sainteté elle-même.

7.

118 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

GÉRARD.

C'est Dieu qui vous envoie... Venant de Rome, peut-être avez-vousdes pouvoirs plus grands... Approchez, approchez, mon père!...

DOMINIQUE.

Me voici.

GÉr.ARD.

11 me semble que vous êtes bien jeune!

DOMINIQUE.

Ce n'est point moi qui me suis offert, monsieur : j'ai été requis.

GÉRARD.

Je voulais dire qu'a votre âge, on n'avait peut-être point assez médité sur le côté sombre de la vie pour répondre aux questions que j'ai à vous faire.

DOMINIQUE.

Tout ce que je puis vous répondre, monsieur, c'est que, si vous m'interrogez avec la foi, je vous répondrai avec la foi, et que, si vous m'interrogez avec l'esprit, je vous répondrai avec l'esprit.

GÉRARD.

C'est bien, mon père... Messieurs, laissez-nous.

(Tout le monde sort.)

SCÈNE X DOMINIQUE, GÉRARD.

GÉRARD.

Asseyez-vous, mon père, et approchez-vous de moi le plus possible... Je suis si faible, que je puis à peine parler... (Dominique s'assied.) I\laintenant, au uom du ciel, ne vous scan- dalisez pas des demandes que j'ai à vous faire et surtout pro- mettez-moi de ne pas m'abandoiiner avant que je vous aie dit tout ce que j'ai à vous dire!

DOMINIQUE.

Parlez avec confiance, monsieur, j'écoute.

CIÎKAUD.

Vous connaissez mieux que moi les dogmes de la religion à laquelle vous appartenez; dites-moi, y a-t-il un cas les paroles d'un mourant puissent être révélées par le confesseur qui les a reçues?

LES MOHICANS DE PARIS 119

DOMINIQUE.

Je n'en connais pas, monsieur,

GÉRARD.

Ainsi une fois ma confession reçue par vous, nul ne peut exiger que vous la rendiez publique?

DOMINIQUE.

Oui que ce soit au monde!

GÉRARD.

Pas même un tribunal, pas même un ministre, pas même

le roi !

DOMINIQUE.

Pas même le vicaire de Dieu qui siège à Piome.

GÉRARD.

Et que doit faire du secret qui lui a été confié ainsi, un prêtre qui se trouverait placé entre la mort et la révélation de ce secret!

DOMINIQUE.

Il doit mourir.

GÉRARD.

Alors, écoutez-moi, mon père !... écoutez-moi !

DOMINIQUE.

J'attends.

GÉRARD.

Et moi, j'hésite. 11 me semble que j'ai encore des forces et que je puis attendre... Ne pouvez-vous revenir ce soir... demain?

DOMINIQUE.

Impossible! car il est probable que je quitte, non-seule- ment Paris, mais la France, peut-être demain, peut-être même ce soir, pour n'y jamais revenir!

GÉRARD, à part.

Il part !... mieux vaut celui-là qu'un autre; il quitte Paris, il quitte la France pour n'y revenir jamais peut-être... Ah!.., ah!...

DOMINIQUE.

Qu'avez-vous?

GÉRARD.

Mon père! mon pèi-e! je crois que jevais mourir... A moi!... à l'aide!... Là, sur cette table, un flacon... Par grâce, une cuillerée de la liqueur qui est dans ce flacon.

120 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

DOMINIQUE. Je comprends... (Il lui fait prendre une cnillerée de la liquenr. Puis à part.) C'est singulier, il me semble que je connais cet homme !

GÉRARD.

Écoutez-moi maintenant... Je vais tcut vous dire, le plus succinctement possible... J'ai peur de ne pouvoir aller jus- qu'au bout!

DOMINIQUE, se rasseyant.

Parlez, j'écoute.

GÉRARD.

J'habitais une campagne à quelques lieues de Paris; je l'habitais avec une femme de trente ans, belle, trop belle pour mon salut!... Elle était née au milieu des montagnes des Pyrénées ; elle avait une volonté âpre et obstinée, et elle m'avait courbé sous sa volonté! Mon frère, qui était parti pour l'Inde en me laissant ses deux enfants, un garçon et une fille, m'avait recommandé un de ses amis, Corse de nation... pour en faire le précepteur de ses enfants... (Dominique passe

successivement de la curiosité à l'intérêt, et de l'intérêt à la terreur.)

Mon frère mourut.

DOMINIQUE.

Le lieu que vous habitiez ne se nomme-t-il pas Viry-sur- Orge?

GÉRARD.

Oui.

DOMINIQUE.

Les enfants de votre frère ne s'appelaient-ils pas, le garçon, Victor, et la fille, Léonie.^

GÉRARD.

C'étaient leurs noms, en effet.

DOMINIQUE.

Oh ! je vous reconnais maintenant, quoique je ne vous aie vu qu'une fois et pendant quelques instants à peine; vous êtes M. Gérard !

GÉRARD.

Oui; mais vous, qui êtes-vous donc?

DOMINIQUE.

Vous ne me reconnaissez i»as ?

GÉRARD.

Non!

LES MOHICANS DE PARIS 121

DOMINIQL'E.

Regardez-moi bien !

GÉRARD.

Qui êtes-vous, au nom du ciel?

DOMINIQUE.

Je suis Dominique Sarranti!

GÉRARD.

Oh!

DOMINIQUE.

Je suis le fils de Philippe Sarranti, que vous avez accusé d'assassinat et de vol, et que vous avez fait condamner à mort par contumace pendant que je faisais mon noviciat à Rome.

GÉRARD.

Mon Dieu ! mon Dieu !

DOMINIQUE.

Vous voyez bien que ce serait vous trahir que d'écouter plus longtemps votre confession, puisqu'au lieu de l'écouter avec la charité d'un prêtre et le pardon d'un chrétien, je l'écouterais avec la haine d'un fils dont vous avez déshonoré le père, et, par conséquent, avec la malédiction dans le cœur.

(Il s'avance vivement vers la porte.)

GÉRARD, désespéré.

Non, non, non! restez, au contraire, restez ! c'est la Pro- vidence qui vous amène... Restez! c'est Dieu qui permet qu'avant de mourir, je répare le mal que j'ai fait.

DOMINIQUE.

Vous le voulez? prenez garde ! je ne demande pas mieux que de rester, moi... 11 m'a fallu un effort surhumain pour vous dire qui j'étais et pour ne pas abuser du hasard qui m'a amené près de vous.

GÉRAnD.

Non, pas le hasard, mais la Providence, mon frère, la Pro- vidence!... Oh! loin de vous fuir, loin de vous craindre, j'eusse été, avant de mourir, au bout du monde si j'eusse su vous trouver... Vous voilà! écoutez-moi... Mais non, je le sens , je n'aurai pas la force de vous raconter l'horrible action !

DOMINIQUE,

Mais mon père? mon père?

122 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

GÉRARD.

Eh bien, un des enfants fut tiic par moi... L'autre...

DOMlNiQUE.

Mon père, te dis-je?

GÉfiARD.

Mais ne voyez-vous pas que je meurs?

DOMINIQUE.

Oh! ne meurs pas, malheureux !..c il me faut l'innocence de mon père !

GÉRARD.

Oui, votre père est innocent!

DOMINIQUE.

Je le savais bien, moi, et cependant je l'eusse vu mourir ! mourir sur l'échafaud, sans pouvoir le sauver! car, malgré l'aveu que vous nie faites, monsieur, comme cet aveu est une confession, je ne puis le révéler, et l'accusation ne pèsera pas moins éternellement sur la tête de mon père... Ah! monsieur, vous êtes bien infâme !

GÉRARD.

Mais est-ce que je ne vais pas mourir ?... est-ce que vous croyez que, si je ne me sentais pas atteint mortellement, l'horrible secret serait sorti de ma bouche ?

DOMINIQUE.

Mais, vous mort, il me sera donc permis de tout révéler.'

GÉRARD.

Tout, mon père, tout! N'est-ce pas pour cela que je re- merciais le ciel de vous avoir conduit près de mon lit ?

DOMINIQUE.

Mais croira-t-on à la déclaration d'un fils en faveur de son père?

GÉRARD.

Attendez ! Là, là, dans l'épaisseur de la muraille, une ar- moire secrète... Suivez la moulure de la porte... ! vous y êtes... Appuyez... Voyez-vous un manuscrit cacheté de trois cachets ?

DOMINIQUE, prenant le manuscrit.

Un manuscrit ?... Le voilà! le voilà ! (Lisant.) « Ceci est ma confession générale devant Dieu et devant lus hommes, pour être rendue publique après ma mort. Signé : Gérard. »

CÉUARD.

Ce papier contient mot pour mot le récit que ma faiblesse

LES MOilICANS DE PARIS 123

m'a empêché de vous faire dans tons ses détails; mais, moi mort, disposez-en, je vous relève du secret de la confession.

DOMINIQUE.

Il sera fait selon votre volonté, je vous le jure devant Dieu !

GÉRARD.

Vous le voyez, je succombe à l'émotion ; ne me consolerez- vous pas par quelque parole d'espérance?

DOMINIQUE.

Jlonsieur, peut-être faudrait-il auprès du Seigneur une plus puissante intercession que la mienne; mais moi, comme homme, je vous pardonne. Maintenant, Dieu veuille ratifier ce pardon, que, comme prêtre, je le supplie de faire descendre sur votre tète!

GÉPiAP.D, d'une voix presque inintelligible.

Et maintenant, que me reste-il à faire?

DOMINIQUE.

Priez!

(Il sort.)

SCÈNE X GÉRARD, seul.

Seigneur ! Seigneur ! ayez pitié de moi ! Seigneur ! Sei- gneur! recevez-moi dans votre miséricorde!

SCÈNE XI

GÉRARD, UNE Servante, LUDOVIC.

UNE SERVANTE, introduisant Ludovic. .Maintenant, monsieur, vous pouvez entrer, le prêtre est parti.

LUDOVIC.

C'est le contraire de ce qui se pratique d'habitude: après le médecin, le prêtre, tandis qu'aujourd'hui, après le prêtre, le médecin... Espérons que cela vous portera bonheur, monsieur Gérard !

GÉRARD, d'une voix affaiblie.

Qui m'appelle?...

124 THÉÂTRE COMPLET D'aLEX. DUMAS

LUDOVIC.

Eh! la voix n'est pas sifflante... Crachez-vous le sang? (Gérard fait signe que non.) Rien au poumon, par conséquent... Lividité, cela tient à l'énorme quantité de sang perdu. Voyons l'œil... Regardez-moi... Un peu d'égarement causé par la terreur... Les blessures maintenant...

GÉRARD.

Grand Dieu ! si j'allais ne pas mourir!...

LUDOVIC.

Eh ! eh ! on en a vu revenir de plus loin !

GÉRARD.

Oh! le moine! le moine! courez après le moine, rappe- lez-le!... Non... (S'aflaiblissant.)Si... (S'évanouissant.) Cette fois, je meurs...

LUDOVIC.

Eh bien, voilà un singulier malade ! on dirait qu'il a peur de guérir !

ACTE QUATRIÈME

SEPTIEME TABLEAU

Le parc de Viry, vu par une nuit à moitié obscure. A gauche, au dernier plan, le château, faisant, par sa farade, un immense pan coupé. On aperçoit le lac, qui brille à travers les arbres.

SCENE PREMIÈRE SALVATOR, JEAN TAUREAU, SAC-A-PLATRE, de l'autre côté

du mur îi droite.

SALVATOR. Allons, passe, Roland ! (Roland saute par-dessus le mur. Derrièrâ Roland, Salvator paraît sur le couronnement. A voix basse.) Tout beau, Roland!

LES MOHICANS DE TARIS 125

JEAN TADREAU, de l'autre côté du mor.

Eh bien, que voyez-vous, niou:^ieur Salvaior?

SALVATOil.

Un grand parc, et, au fond, une espèce de château.

JEAN TAUREAU, montrant sa tête. Et personne?

SALVATOR.

Personne.

JEAN TAUREAU.

Vous êtes sûr ?

SALVATOR.

Roland aboierait.

JEAN TAUREAU.

C'est juste; seulement, gare aux. pièges à loup !

SALVATOR.

Descends, et dis à Sac-à-Plàtre de descendre à son tour.

JEAN TAUREAU.

Attendez-donc ! Il n'est pas encore monté. Allons, viens, fainéant! (il prend Sac-à-Plâtre par le collet de l'habit et le passe de l'autre côté du mur.) La ! ça y est ! A mon tour !

(Il saute.) SALVATOR.

Viens ici, Roland!

(Le chien e. les trois hommes se groupent derrière un arbre.) SAC-A-PLATRE, à voix basse.

Mais, dites-donc, monsieur Salvator, je me reconnais, moi, ici!

SALVATOR.

Toi?

JEAN TAUREAU.

11 n'y a rien d'étonnant, il est du pays.

SAO-A-PLATRE.

Pas tout à fait : je suis de Savigny; mais ça ne fait rien.

SALVATOR.

Eh bien, sommes-nous ?

SAC-A-PLATRE.

Nous sommes dans le parc du château de Viry; j'y suis venu plusieurs fois, du temps de M. Gérard; je travaillais pour lui, pauvre cher homme !

SALVATOR.

Du temps de M. Gérard, as-tu dit?

126 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SAC-A-PLATRE.

Oui.

SALVAvTOR.

Et, près de M. Gérard, as-tu connu une femme du nom d'Orsola ?

SAC-A-PL ATRE,

Je crois bien I c'était sa gouvernante. Il allait l'épouser quand est arrivée la fameuse catastrophe.

SALVATOR.

Quelle catastrophe?

SAC-A-PLATRE.

Celle des enfants tués... Tenez, les pauvres enfants, je les vois encore tous les deux, jouant sur la pelouse, au pied du perron ! Le petit garçon s'appelait Victor et la petite fille Léonie.

SALVATOR.

Ce sont les deux enfants que M. Sarranti est accusé d'avoir tués... M. Sarranti, condamné à mort par contumace, est rentré en* France, et, hier, ne pouvant supporter l'accusation infamante qui pesait sur lui, il s'est livré de lui-même à la justice. Or, écoutez ceci, vous qui êtes d'hoiuiêtes gens. M. Sarranti n'est point coupable; mais, comme, au lieu de le soumettre au jugement d'un jury qui l'eût acquitté, on l'a déféré à une cour prévôtale, dans vingt-quatre heures il sera jugé, dans quarante-huit exécuté, si nous ne trouvons pas la preuve de son innocence. Cette preuve, à tout hasard, je viens la chercher ici; je vais vous dire en deux mots quel espoir m'y amène. Vous connaissez tous deux Rose-de-Noël, n'est-ce pas?

JEAN TAUREAU.

La petite bohémienne?

SAC-A-PL\TRE.

Je crois bien que nous la connaissons !

SALVATOR.

Eh bien, Roland et elle se connaissent aussi, et ma con- viction, à moi, est que Roland a joué son rôle dans le drame terrible du mois de mai 1820, et que Rose-de-Noël est un des deux enfants que M. Sarranti est accusé d'avoir tués.

JEAN TAUREAU.

Çà en serait une de providence !

LES MOITICANS DE PARIS 127

SALVATOn. Par mailieur, Rose-de->"oël, que je voulais interroger, a été enlevée le surlendemain du jour nous l'avions mi^^ecn pension à Vanvres, et, par malheur encore, je n'ai pu suivre sou ravisseur ?.., Kh bien, ce matin, je me suis dit : a Fions-nous à l'intelligonce de Roland, et au courage de mes bon^ amis Jean Taureau et Sac-à-Plàtre... » Je vous ai amenés à l'endroit j'ai trouvé Roland, je lui ai dit : « Cherche ! » et il nous a conduits au pied de ce mur, qu'il a essaye d'escalader. Nous voici de l'autre côté de ce mur; Sac-à-Plàtre reconnaît ce jardin et ce château : c'était le châ- teau habité par Orsola et M. Gérard, c'est-à-dire par les deux personnes dont les noms seuls font évanouir Rose-de-Noël; c'était le jardin il se rappelle avoir vu jouer les enfants. Roland le reconnaît aussi, puisqu'il veut absolument me quitter pour se mettre en quête. Jlaintenant, qu'allons-nous voir.' qu'allons-nous trouveri*... Il y a quelque chose de pro- fondément funèbre dans l'aspect de tout ce que nous voyons. Je serais bien surpris, s'il ne s'était pas commis ici quelcjuc crime épouvantabU-; en effet, l'ombre y est plus noire qu'autre " part, la lumière y est plus blafarde qu'ailleurs ! N'importe, à cause de cela même, continuons!

JEAN TADUEAD.

Silence ! il me semble entendre le pas d'un cheval.

SAC-A-PLATRE.

11 va passer au pied de ce mur qui conduit à la petite porte du château.

SALVATOR.

Ne bouge pas, Roland ! (S'approchant dn mnr.) Viens ici, Jean Taureau. (Jean Taureau s'appaio au mur et fait la courte échelle à Sal- fator, qui monte sur ses mains et qui dépasse le mur de sa lête.) Lorédan

de Vaigeneuse ! le ravisseur de Rose-de-Noël ! Que diable mon cher cousin vieut-il faire ici ? (il se rejette pensif en arrière.) est Sac-à-PIâtre?

JEAN TABUEAU.

Je l'ai VU enfiler cette allée; il aura entendu ou vu quel- que chose.

SALVATOR.

Rien d'inquiétant, en tout cas, puisque Roland n'a pas bougé.

128 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

JEAN TAUREAU. Attendez ! (il s'avance vers l'allée et fait à Salvator signe de ne pas bouger.) Le voilà qui revient.

SAC-A-PLATRE, revenant.

J'avais entendu le bruit d'une voiture,

SALVATOR.

Eh bien ?

SAC- A-PLATRE.

Elle s'est arrêtée à la grille, La grille s'est ouverte, deux dames en sont descendues et sont entrées dans le château.

SALVATOR,

En effet, voici les fenêtres qui s'éclairent...

JEAN TAUREAU.

Diable! cela va nous gêner pour nos recherches.

SALVATOR.

Il n'est pas probable qu'à cette heure, les habitants du château viennent se promener au jardin. N'importe! est votre voiture, à vous?

SAC-A-PLATRE.

A cent pas d'ici, sous le pont Godeau, gardée par Tous- saint.

SALVATOR.

Vous avez des cordes ?

SAC-A-PLATRE et JEAN TAUREAU.

Oui.

SALVATOR.

Vos masques?

SAC-A-PLATRE et JEAN TAUREAU.

Oui.

SALVATOR.

Vous êtes convaincus que ce que nous faisons, nous le faisons pour le bien ?

SAC-A-PLATRE et JEAN TAUREAU.

Oui.

SALVATOR.

Et, quelque chose que je vous commande, vous êtes dis- posés à m'obéir ?

SAC-A-PLATRE et JEAN TAUREAU.

Aveuglément.

LES MOHICANS DE PAltlS 120

SALVATOU.

Alors, à la garde de Dieu!... Attendez! que fait donc Roland ?

JEAN TAUREAD.

Il gratte la terre, là, voyez, derrière ce buisson au pied de cet arbre.

SAC-A-PLATRE.

Et il se plaint.

SALVATOR.

Qu'ya-t-il donc là, mon bon Roland? (Roland gratte plus fort.^ Cherche, mou chien! clierche ! (Appelant.) Sac-a-Plàtre! (Sac- â-Piàire s'approche.) L'autre enfant était un petit garçon, n'est- ce pas.^

SAC-A-FLATRE.

Oui, qui s'appelait Victor.

SALVATOU.

Tu n'as jamais entendu dire qu'on eût retrouvé son ca- davre.

SAC-A-PLATRE.

Non, monsieur Salvator ; la justice l'a pourtant bien cherché.

SALVATOR.

Eh bien, nous sommes plus heureux : le cadavre est là!... Roland, viens !

JEAN TAUREAO.

Monsieur Salvator, je suis un homme et qui n'en craint pas un autre; eh bien, foi de Jean Taureau, je tremble comme un enfant.

SALVATOR.

Pourquoi pas? je tremble bien, moi! (Oa entend un cri.) Qu'est-ce encore?

JEAN TAUREAD.

On a crié.

SAC-A-PLATRE.

Une femme !

ROSE-DE-XOEL, au fond.

A moi !... au secours !... à l'aide!...

SALVATOR.

C'est la voix de Rose-de-Noël I

130 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS ROSE-DE-NOEL.

A l'aide!... à moi !... je me meurs I

SALYATOa.

Rose, à moi!... par ici!... Tenez Roland, vous deissi '(Les deux hommes arrêtent Roland par soa collier. J Par ici, Rose! c'esL moi, Salvator!

S€ÈNE II Les Mêmes, ROSE-DE-NOEL, pâle, haietanteg,

ROSE-DE-NOEL.

Salvator, mou ami, à moi! dcfetuiez-moi ! sauvez- moi!...

SALVATOn.

De qui.^ de quoi?... contre qui veux-tu que je te défende?

ROSE-DE-NOEL.

M. Gérard!... mou frère !... Orsola!... Ils m'ont ramenée dans la maison maudite!... Sauvez-moi!... sauvez-moi!...

LA VOIX DE LOUÉDAN.

Rose!... chère Rose, qu'avez-vous?... Ne savez-vous pas que je vous aime et que je vous respecte?..,

ROSE-DE-NOEL.

Il vient! il vient ! me cacher ?

SALVATOR.

C'est lui! c'est Lorédau!... Ne crains rien, (a Sac-à-Plàtre et k Jean Taureau.) Attachez Roland ; mettez vos masques, apprê- tez les cordes, et obéissez ■comme vous avez promis de le faire !

SAC-A-PLATRE et JEAN TAUREAU.

Nous sommes prêts.

SALVATOR.

N'aie pas peur, Rose !

ROSE-DE-NOEL.

Oh ! près de vous, je ne crains rien ! SCÈNE III Les MÊMES, LORÉDAN.

LOUÉDAN, cherchant.

Rosc-dc-Noël ! ma chère Rose! êtes- vous donc?

LES MOHICANS DE PARIS 131

SALVATOR,

Par ici, monsieur!

LORt'DAN.

Salvator!.., Que venez-vous faire ici?

SALVATOR.

Vous le voyez, monsieur, je viens chercher Rose-de-Noël, que vous aviez enlevée.

LORÉDAN.

Je vous trouve dans un jardin qui est ma propriclc ; vo^is en avez escaladé les murs comme un bandit, je vous traite eu bandit.

(I! tire un pistolet de sa pocho et yent faire fen sur Salvator. Rose-de-Noë couvre celui-ci de son corps.)

SALVATOU.

Et moi, je vous traite en insensé... A vous cet homme! (Jean Taureau et Sac-à-Plàtre se jettent sur lui.) Bàillonuez-le ! liez- le ! Est-ce fait?

JEAN TADREÂD el^lC-A-PLATRE,

Oui.

LORÉDAN.

Ah ! misérable!...

SALVATOR.

Dans la maison que vous savez, près de la Cour- de -France; vous garderez monsieur à vue, et, de quarante huit heures, vous ne le laisserez sortir. Il y a des provisions pour trois jours. Allez!

JEAN TAUREAU, chargeant Lorcdan sur épaules. Venez, mon cher monsieur !

(Sac-à-Plàtre et Jean Taureau passent par-dessus le mur en emportant Lorédan.)

SCÈNR IV SALVATOR, ROSE-DE-NOEL.

ROSK-DE-NOEL.

Salvator !

SALVATOR.

Chère eufaiU !

132 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS ROSE-DE-NOEL.

Oh ! mon Dieu, comment èles-vous ici? Qui vous y a con- duit?

SALVATOR.

La Providence!... un miracle!... Dieu, qui ne veut pas que l'innocent périsse pour le coupable!... Mais ne perdons pas de temps; c'est à moi d'interroger, à toi de répondre.

ROSE-DE-NOEL.

Interrogez... A vous je dirai tout, tout, tout!

SALVATOR.

Là, sur ma poitrine, contre mon cœur, tu n'as pas peur, n'est-ce pas ?

ROSE-DE-NOEL.

Non, et je suis bien heureuse!

SALVATOR.

C'est ici, dans ce château, que tu as été élevée, n'est-ce pas?

ROSE-DE-NOEL.

Oui, avec mon pauvre frère.

SALVATOR.

Tu es la nièce de M. Gérard ?

ROSE-DE-NOEL, tremblante. Oui.

SALVATOR.

K'aie pas peur, ne treml le pas; tu n'as plus rien à craindre maintenant. 11 avait une gouvernante nommée Orsola?... Je te dis de ne pas avoir peur.

ROSE-DE-NOEL.

Oui.

SALVATOR.

Eh bien, maintenant, dans lajournée du 20 mai 1820, que s'est-il passé?

ROSE-DE-NOEL.

Serrez-moi contre vous, Salvator !

SALVATOR.

Parle, voyons, mon enfant!... A chacune de tes paroles, tiomble suspcudi.c la vie d'uu homme... Tu te souviens de tout, n'est-ce pas?

ROSE-DE'NOEL.

Oh! je le crois bien!... Je n'ai jamais su ce qui s'était

I

LES MOHICANS DE PARIS 13{

passé dans la matinée, sinon qu'on avait apporté une leltie cachetée de noir.

SALVAT1R.

Elle annonçait la mort de ton père.

ROSE-DE-NOEL.

Vers quatre heures de l'aprcs-midi, M. Sarranti est rentré, très-pàle, très-agité. Il a parlé un instant à 31. Gérard; puis il est monté à cheval, avec Jean, et tous deux, sont partis au galop.

SALVATOR.

Alors, il n'est pour rien dans le vol des cent mille écus et dans l'assassinat de ton frère.'

ROSE-DE-XOEL.

Pour rien! ce sont les autres qui ont tout fait.

SALVATOR.

Gérard et Orsola? ^

ROSE-DE-NOEL.

Oui.

SALVATOR, levant les yeux au ciel. Je le savais bien, moi ! Continue.

ROSE-DE-KOEL.

On nous fit dîner, Victor et moi, sur la pelouse; puis on envoya le jardinier à Morsang. Après le dîner, M. Gérard prit son fusil et emmena mon frère à l'affût.

SALVATOR.

Continue.

ROSE-DE-NOEL.

Je voulais absolument aller avec lui, j'avais peur de rester seule avec Orsola, je lui avais vu prendre sur la table un couteau.

SALVATOR.

J'écoute.

ROSE-DE-NOEL.

Elle m'emmena de force; je criais, je pleurais... En pas- sant devant une fenêtre donnant sur l'étang... Ah!

SALVATOB.

Du courage, voyons !

ROSE-DE-NOEL.

Oh! c'était si terrible, ce que je vis!

SALVATOR.

Tu vis M. Gérard qui noyait ton frère, n'est-ce pas?

XXIV. 8

liii THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

ROSE-DE-NOEL, l'œil fixe, comme si elle le voyait encore. Oui ! oui !... !... J'appelai au secours; en même temps, je sentis une douleur au cou, je fus aveuglée par mon sang. J'appelai Brésil... Brésil, par bonheur, cassa sa chaîne et accourut ; il entra, je ne sais comment, à travers une porte, il sauta à la gorge d'Orsola, qui, à son tour, jeta un cri. Je sentis ses mains s'ouvrir. Je me sauvai. La grille du parc était fermée, mais je passai par une brèche...

SALVATOR.

La même sans doute par laquelle passa Roland?

ROSE-DE-NOEL.

Je courus, je courus! j'étais folle de terreur, je dus faire au moins deux ou trois lieues à travers les terres; puis j'ar- rivai à une grande route il y avait une voilure arrêtée, c'était celle de la Brocante. Elle me vit couverte de sang, près de m'évanouir, mourante; je lui criai ; « Cachez-moi! cachez-moi! » Elle me cacha dans sa voiture... Vous savez le reste, n'est-ce pas?

SALVATOn.

Jusqu'au jour oh tu as été enlevée par M. de Valgeneuse. Maintenant, je comprends ta joie et ton étonnemcnt, en re- trouvant Roland ou plutôt Brésil; ton émotion au nom de M. Sarranti, ton etfroi à ceux de 31. Gérard et d'Orsola. Seu- lement, il te reste à me dire comment tu te trouves ici.

UOSE-DE-NOEL.

Je le sais à peine moi-même. La nuit de mon enlèvement, je fus prise d'une fièvre avec délire. Al. Lorédan fut obligé de s'arréier dans une ville, je ne sais laquelle : quand je revins à moi, c'était sa sœur qui était près de mon lit.

SALVATOR.

Suzanne ?

ROSE-DE-NOEL. '

Oui; elle me dit que je n'avais rien à craindre de son frère, qu'il fallait pardonner à la violence de la passion que je lui avais inspirée, qu'il ne voulait pas faire de moi sa maîtresse, mais sa femme. Je lui répondis que, femme ou maîtresse, je ne serais jamais à lui. M. de Valgeneuse n'avait pas reparu devant moi; seulemeut, chaque jour, sa sœur recevait une lettre qu'elle me lisait et qui n'était pleine que de sa passion pour moi. Succombant à la fatigue, croyant que l'on me ra- menait à Paris, je m'étais endormie, lorsque la voiture s'ar-

LES MOHICANS DE PARIS 135

rêla à la porte de ce château. Je montai, réveillée à peine; on me laissa dans une chambre. Cetle chambre, je ne la re- connus pas d'abord, les teniiires étaient changées. Je me trouvais au milieu d'une élégance qui m'était inconnue; mais, peu à peu, mes souvenirs revinrent, et avec eux une indicible terreur. J'étais dans la maison du meurtre ! Après sept ans, le hasard me ramenait fatalement au point d'où j'étais partie. J'ouvris une porte, et je reconus la chambre on Orsola avait voulu me tuer et était morte elle-même. J'ou- vris l'autre porte, et je reconnus la chambre d'où M. Gérard était sorti avec son fusil. J'ouvris la fenêtre, et je reconnus le lac avait péri mon pauvre frère!... Ce fut dans ce mo- ment d'épouvante, qu'une troisième porte s'ouvrit et que je vis apparaître M. de Valgenense. Alors, ce ne fut plus de la crainte, de la terreur, de l'clfroi; ce fut de la folie... Je me précipitai par les degrés, criant : « A l'aide! au secours! » Vous m'entendîtes, votre voix me guida, je vins à vous, je me jetai dans vos bras ! Maintenant, vous voilà, je n'ai plus rien à craindre de personne... Que faut-il dire ? que faut-il faire ? faut-il aller? Jlon cher sauveur, je vous écoute et je vous obéis.

6ALVAT0R.

Oh ! mon enfant bien-aimée, un athée qui écouterait ton histoire serait forcé de tomber à genoux et de dire : « 3ion Dieu! je crois en vous! » Mais tu disais, je crois, que madame Suzanne de Valgeneuse l'accompagnait.'

R0SE-DE-.\0EL.

Oui.

SALYATOR.

est-elle?

ROSE-DE-KOEL, montrant le château. Elle est là.

SALVATOR.

C'est bien ; j'ai un compte à régler avec elle, j'y vais.

ROSE-DE-NOEL.

Et moi?

Tu vas rester ici.

Je n'oserai jamais.

SALVATOR. ROSE-DE-NOEL.

13() THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SALVAÏOR.

Et si je te donne un gardien aussi sûr que moi-même ?

ROSE-DE-NOEL.

Qui? Brésil. est il? Là. Brésil !

SALVATOR. UOSE-DE-NOEL.

SALVATOR. ROSE-DE-NOEL.

SALVATOR, vivement. Ne va pas de ce côté; assieds-toi là, au pied de cet arbre... Brésil !

ROSE DE-NOEL.

Brésil I

(Brésil vient lentement )

SALVATOR.

Brésil, garde Léonie, et songe que tu me réponds d'elle.

(Le chien se couche aux pieds de Léonie, la tête sur ses genoux.) Attendez-

nioi tous les deux, innocence et iidélité, sous la garde du Seigneur !

ROSE-DE-NOEL, tendant les bras vers lui.

Salvator I

SALVATOR.

Je reviens, ou je t'appelle.

KOSE-DE-NOEL.

Et nous, nous attendons,

(Salvator s'éloigne, Rose-de-Noël appuie sa tête sur celle du chien.)

LES MOHICANS DE PARIS

HUITIEME TABLEAU

137

i

Même décoration qu'au prologue; seulement, des meubles et des tapisseries nouvelles.

SCENE PREMIERE

SUZANNE, seule, sur le balcon.

Je ne vois rien, je n'entends rien. Décidément, jamais on n'apprivoisera cette petite sauvage ! mais j'espère que Loré- dan ne se rebutera pas... Cela eu vaut bien la peine : une fortune de «juatre ou cinq millions! A coup sûr, cette petite fille aime quelqu'un... Qui peut-elle aimer? Un individu de sa classe, quelque bohémien... Ali! j'entends des pas. Est-ce toi, mon frère ?

SCÈNE II SUZANNE, SALVATOR.

SALVATOR.

Non, c'est moi, ma cousine.

SUZANNB,

M. Salvator !

SALVATOE.

Dites Conrad... Ne nous sommes-nous pas reconnus chez Pétrus, au premier coup d'oeil ?

SUZANNE.

Je vous croyais mort, monsieur!

SALVATOR,

Je le suis, en effet.

SCZ\NNE."

Alors, j'ai affaire à un spectre?

SALVATOR.

Ou à peu près.

SUZANNE.

Autant je déteste les énigmes, autant j'aime les situations nettes. Oui étes-vous ? que voulez-vo?is?

8.

138 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SALVATOR.

Je suis un homme qui crut longtemps que vous aviez tm cœur, Suzanne, et qui, sur cette croyance, vous aima folle- ment.

SUZANNE.

Étes-vous sorti du tombeau pour me dire cela?

SALVATOR.

Non, je vous le dis en passant... et au passé.

SUZANNE.

Alors, vous ne m'aimez plus?

SALVATOR.

J'ai ce bonheur... Vous nie demandez qui je suis et ce que je veux : je viens justement pour vous dire tout cela.

SUZANNE.

Sera-ce long ?

SALVATOR.

Assez pour que vous preniez une chaise, si vous craignez de vous fatiguer.

SUZANNE.

Et vous ?

SALVATOR,

Je resterai debout, si vous le voulez bien,

SUZANNE.

L'histoire doit être curieuse !

SALVATOR.

Et pleine d'intérêt, je vous l'affirme.

SUZANNE.

Pour moi ?

SALVATOR.

Pour vous surtout.

SUZANNE.

Si cependant, suivant l'exemple que vous m'avez donné, je ne vous aime plus.

SALVATOR,

Vons aimerez toujours votre fortune et votre position, deux choses qu'il ne tient qu'à moi de vous enlever.

SUZANNE.

Vous pouvez m'enlever ma fortune et ma position, vous? Oh ! par exemple !

SALVATOR.

Voulez-vous permettre que je vous en donne la preuve?

LES MOHICA.NS DE PARIS 1 3'J

SUZANNE.

Ohl prouvez!

SAIVATOR.

Je suis le fils naturel du marquis de Valgeneusc.

SUZANNE.

Fils naturel, mais non reconnu.

SALVATOR.

Malheurement pour vous.

SUZANNE.

Pourquoi cela ?

SALVATOR.

Fils naturel, il ne pouvait me laisser, si j'étais reconnu, qu'un cinquième de sa fortune; non reconnu, il pouvait me laisser tout.

SUZANNE.

Par testament.

SALVATOR.

Vous le reconnaissez.

SUZANNE.

Avec d'autant plus de facilité qu'il n'y eut pas de testa- ment.

SALVATOR.

Qu'il n'y eut pas de testament?

SUZANNE.

Non.

SALVATOR.

Cependant le bruit courut qu'il y en avait deux : un dé- posé chez M* Baratteau, notaire du marquis et en même temps celui du comte de Valgeneuse ; Pautre enfermé dans le secrétaire du testateur.

SUZANNE.

On n'a retrouvé ni l'un ni l'autre, autant que je puis me rappeler.

SALVATOR.

De cette façon, mon père étant mort intestat, toute sa fortune a passé à votre père, et, par conséquent, à vous.

SUZANNE.

Mon père vous offrit de vous constituer à cette époque une renie viagère de six mille francs.

SALVATOR.

Que je refusai.

140 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SUZANNE. Avec une dignité qui fit l'admiration de tout le monde.

SÂLVATOR.

Oui; mais ce que je supportai avec moins de dignité que la perte de ma fortune, ce fut la perte de votre amour... Sans vous, que je regardais depuis deux ans comme la com- pagne de ma vie, la vie me parut impossible : je résolus de me tuer.

SUZAINNE.

Je vois avec plaisir que vous êtes revenu sur cette réso- lution.

SALVATOR.

Pas tout à fait, puisque, ne m'étant pas tué, je n'en suis pas moins mort.

SUZANNE.

Voilà ce que j'ai besoin que vous m'expliquiez.

SALVATOR.

En deux mots, je vais le faire. Je sortis pour acheter de la poudre et des balles, deux choses que je regardais comme nécessaires pour me brûler la cervelle. Le bonheur voulut que je passasse devant Saint-Roch, et que l'idée me vint d'adresser une dernière prière à Dieu... Un moine prêchait sur le suicide. Au milieu d'un nombreux auditoire, un com- missionnaire écoutait le moine. A la parole du moine, je sentis le remords naître dans mon cœur, et, prêt à mourir, je résolus de revivre sous une autre forme. J'étais sans res- source aucune; je ne savais aucun métier, je ne connaissais aucun art; je devais vivre de la force de mes bras. J'inter- rogeai le commissionnaire; ce qu'il me dit de son état me plut; seulement, pour que je pusse rompre avec mes anciens amis et mes anciennes connaissances, tout le monde devait me croire mort. J'avais souvent fait de l'anatomie, à l'Hôtel- Dieu, je dis que je voulais en faire chez moi, j'obtins d'un infirmier que je connaissais que l'on transportât un sujet dans ma chambre; je le couchai sur mon lit, j'écrivis une lettre dans laquelle je déclarais que j'étais décidé à me tuer, et j'invitais ceux qui trouveraient mon cadavre à n'accu- ser personne de ma mort, et je déchargeai à bout portant mon pistolet sur le visage de celui que l'on devait enterrer à ma place... Tout se passa comme je l'avais prévu; un mé-

I

LES MOHICANS DE PARIS 141

docin constata mon suicide, et, assis sur mes crochets de commissionnaire, je regardai passer TOon enterrement.

SUZANNE.

Et moi qui eus la niaiserie de vous pleurer à cliaudes larmes !

SALVATOR.

Vous êtes bien bonne.

SUZANNE.

Mais tout cela ne me dit point, mon cher cousin, comment, parce que vous avez fait enterrer un mort à votre place, parce que vous avez assisté, assis sur vos crochets, à votre propre enterrement, comment vous pouvez disposer de ma fortune et de ma position.

SALVATOR,

Croyez-vous à la Providence, ma belle cousine?

SDZAKNE.

J'ai mes jours.

SALVATOR.

Eh bien, je vais vous dire une petite anecdote qui vous fera comprendre, pourquoi j'y crois, moi, sans interruption.

SUZANNE.

Dites! Vous n'avez pas idée de l'intérêt avec lequel je vous écoute.

SALVATOR.

Eh bien, écoutez ce que je vais vous dire alors, et n'en perdez point une parole. Un jour qu'exerçant mon état de commissionnaire, je portais une lettre chez un marchand de bric-à-brac de la rue de la Paix, et qu'en attendant la ré- ponse à ma lettre, je passais eu revue les saxes, les vieux chines et les vieux japons, je vis un meuble en bois de rose qui me frappa, comme ne ni'étant point étranger; je m'en approchai, et je reconnus un petit secrétaire ayant appar- tenu à mon père.

SUZANNE.

Vous voulez dire au marquis de Valgeneuse.

SALVATOR.

Pardon, je me trompe toujours ; ce que c'est que l'habi- tude !... Une espèce de piété filiale me porta à faire l'empiète de ce meuble; on me le fit deux fois le prix qu'il valait; j'avais fait une bonne journée, je l'achetai, le chargeai sur mes crochets et le rapportai chez moi, je m'amusai à

142 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

l'examiner en détail. Je me rappelai alors qii'il y avait, dans le tiroir du milieu, un double fond dont je connaissais le secret; comme ce secret était très-bien caché, il me passa alors par l'esprit cette idée qu'il pourrait bien y avoir dans ce tiroir quelque papier précieux ayant appartenu à mon père... Pardon, je me trompe : au marquis. Je fis jouer le ressort, le double fond s'ouvrit, et... devinez ce que je trouvai ?

SUZANNE.

Comment voulez-vous que je devine cela?

SALVATOR.

C'est vrai... Eh bien, j'y trouvai le double du testament qui avait été déposé chez Baratteau, testament qui avait été perdu, que l'on avait cherché vainement, et dont la perte avait été la cause de ma ruine et de votre fortune.

SUZANNE, stu[iéfait8.

Vous avez retrouvé....^

SALVATOR.

Eh! mon Dieu, oui, ce testament.

SUZANNE.

Combien y a-t-il de cela?

SALVATOR.

Un an, à peu près. C'est impossible! Et pourquoi ?

SUZANNE. SALVATOR.

SUZANNE.

Depuis un an, vous eussiez fait valoir vos droits.

SALVATOR.

A quoi bon ?

SUZANNE.

Mais quand ce ne serait que pour ne pas rester commis- sionnaire...

SALVATOR.

J'aime mon état.

SUZANNE.

Comment, vous préférez porter des lettres pour dix sous et des fardeaux pour vingt, à jouir de deux cent mille livres de rente.

LES iMOIlICANS DE PARIS 143

SALVATOR.

Je ue fais pas que porter des lettres et des fardeaux.

SUZA>NE.

Que faites-vous donc?

SALVATOR.

Une foule d'autres choses qui m'amusent... Ainsi, dans ce moment, par exemple...

SUZANNE.

Eh bien ?

SALVATOR.

Je suis à la recherche d'une jeune fille que votre frère a fait enlever!..,

SUZANNE.

Ah!

SALVATOR.

Et que je lui ai reprise;

SUZANNE.

A mon frère ?

SALVATOR.

A votre frère.

SUZANNE.

A Lorédan ?

SALVATOR.

A Lorédan.

SUZANNE.

Et il se l'est laissé reprendre comme cela?

SALVATOR.

>'on ! non ! il a tiré un coup de pistolet sur moi. ^

SUZANNE.

Et?...

SALVATOR.

Et il m'a manqué.

SUZANNE.

Allons donc !

SALVATOR.

Vous doutez toujours de ce que je vous dis!

SUZANNE.

Certainement que j'en doute!

SALVATOR, ouvrant la fenêtre. Eh bien, regardez... Tenez, là-bas, au pied de cet arbre,

144 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

dans ce rayon de lune, voyez-vous Rose-de-Noël avec Brésil, qui la garde?

SUZANNE.

Et mou frère, est-il?

SALVATOR.

11 est... (Riant.) 11 est je mets ceux que je ne veux pas qui me dérangent.

SUZANNE.

Et. vous ne craignez pas de vous attaquer ainsi à nous?

SALVATOR.

Depuis que j'ai retrouvé le testament, je suis devenu bien audacieux, allez!

SUZANNE, après un instant de silence rageur. Je voudrais bien voir ce testament.

SALVATOR.

Serait-il vrai que vous eussiez sérieusement ce désir?

SUZANNE.

Très-sérieusement.

SALVATOR.

Oh! chère cousine, il ne sera pas dit que, le jour j'ai le bonheur de vous retrouver, vous avez eu un désir que je pouvais accomplir et que je n'ai pas accompli.

SUZANNE.

Vous l'avez sur vous, ce testament ?

SALVATOR.

Un testament de quatre miliioiis vaut bien la peine qu'on ne s'en sépare pas... surtout quand il a été perdu pendant

deux ans ! (il tire de sa poche un portefeuille.) Vous connaissez

l'écriture du marquis, n'est-ce pas, chère cousine?

SUZANNE.

Sans doute, je la connais.

SALVATOR, lui mettant le papier devant les yeux.

Eh bien, voyez : « Ceci est mon testament olographe, dont le double est déposé chez M" Baralteau, notaire, rue du Bac, 31. » Signé en toutes lettres : « Marquis de Valceneuse. »

SUZANNE.

Et vous avez montré ce papier à Lorédan?

SALVATOR.

Oh! non' j'en ai réservé pour vous la primeur... Je ne

I

/

LES MOHICANS DE PaHIS 145

çais si cette attention vous fera plaisir, chère cousine, mais je puis vous donner ma parole d'honneur que vous êtes la première personne qui l'ait vu... après moi.

SUZANNE.

Et dans quel but me le montrez-vous ?

SALVATOR.

Mais pour vous faire comprcudre que vous avez toute sorte de motifs de m'élre agréable... Cela, bien entendu, chère cou- sine, a charge de revanche.

SUZANNE.

Et votre désir de m'ètre agréable ira jusqu'à. . ?

SALVATOR.

Ira jusqu'à vous assurer, quelque chose qui arrive, si vous me rendez le service que je viens vous demander, ira jusqu'à vous assurer une dot d'un million sur ce testament.

SUZANNE.

Ou sinon?

SALVATOR.

Ou sinon, je ferai valoir le testament dans son entier et je garderai les quatre raillions pour moi... Mais, croyez-en un ami, acceptez le million, et rendez-moi le service.

SUZANNE.

Quelle sera ma garantie?

SALVATOR.

Ma parole d'honneur.

SUZANNE.

Que faites-vous?

SALVATOR.

Je vois que vous acceptez.

SUZANNE.

Et alors...?

SALVATOR, sonnant de nouveaQ» Et alors, je sonne.

SUZANNE.

Pourquoi?

SALVATOR.

Pour qu'on mette les chevaux à la voiture.

UN DOMESTIQUE, entrant. Madame a sonné ?

XXIV. 9

ri6 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SUZANNE.

Oui, attelez, (ii sort.) vais-je ?

SALVATOR.

A Paris.

SUZANNE.

Et à Paris, que vais-je faire?

SALVATOR.

Vous allez demander au préfet de police de ravancement pour M. Jackal,

SUZANNE.

Comment, de l'avancement pour M. Jackal ? Je le croyais votre ennemi.

SALVATOR.

C'est justement ma façon de me conduire avec mes enne- mis: aux uns je donne un million ; aux autres, de l'avance- ment. Seulement, il faut que cet avancement soit accordé à M. Jackal, demain avant midi, et qu'il ait quitté Paris de- main avant deux heures. Avez-vous quelque chose contre M. Jackal, ma belle cousine ?

SUZANNE.

Au contraire, il nous a rendu, chez madame Desmarest, à mon frère et à moi, un service dont je lui suis on ne peut plus reconnaissante, en supposant que l'intention soit réputée pour le fait; mais il m'étonne que vous payez un million un service que je vous eusse rendu pour rien.

SALVATOU.

Je n'avais que ce moyen-là de vous l'offrir.

LE DOMESTIQUE,

La voiture de madame est prête. SUZANNE fait un mouvement vers la porte et revient en regardant fixement Salvator. Ainsi, vous ne m'aimez plus, Conrad?

SALVATOR, riant.

Oh! chère cousine, comment pouvez-vous faire une pa- reille question à un homme qui s'est brûlé la cervelle pour vous!

SUZANNE.

Décidément, j'ai été une sotte... M. Jackal aura son avan- cement demain avant midi.

LES MOHICANS DE PARIS 147

SALVATOR.

Et VOUS, chère cousine, vous aurez votre million le jour vous vous marierez.

SDZANNE.

Adieu, mon cousin.

(Elle sort.)

SCENE III SALVATOR, seul.

C'est une femme fort intelligente que ma cousine de Valge- neuse ; mais je doute que celle-là fasse jamais le Lonlieur d'un mari. La voilà partie... Bon voyage! Maintenant, appe- lons Rose-de-Noël, (ii ouvre la fenêtre.) Rose! Rose!... Viens, mon enfant !

BOSE-DE-NOEL, en dehors.

Nous voilà!... Viens, Brésil! viens!

SALVATOR.

Pauvre enfant ! Je comprends bien quelle peur a être la sienne! Pour elle, la maison était pleine de spectres. (Montrant

la chambre Orsola a été étranglée.) Ici, celui d'Orsola ! (Montrant

le lac.) Là, celui de son frère ! Si elle avait su là-bas que c'é- tait à dix pas de la fosse du petit Victor qu'elle était assise... La voici.

SCÈNE IV

SALVATOR, ROSE-DE-NOEL, BRÉSIL.

ROSE-DE-NOEL.

Brésil! viens, Brésil! ne me quitte pas.

SALVATOR.

Sois tranquille, mon enfant : ni Brésil ni moi ne te quitte- rons plus.

ROSE-DE-NOEL.

Oh ! alors, je serai bien heureuse.

SALVATOR.

Mais il faut être brave; il ne faut plus avoir de ces terreurs qui empêchent la vérité de sortir de ta bouche. Ce que tu m'as dit, à moi, que M. Gérard était coupiible et M. Sarranti innocent, il faudra le redire hautement à tout le monde; ce

148 Tr'HÉATRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

que tu m'as raconté de l'assassinat de ton frère par son oncle, et de ton assassinat par Orsola, il faudra le raconter aux ju- ges ; les juges, vois-tu, ce sont les délégués du Seigneur sur la terre, et on ne peut pas plus mentir aux juges qu'à Dieu.

ROSE-DE-NOEL.

Oh ! je ne mentirai pas, j'aurai du courage, je raconterai tout, je dirai tout. D'ailleurs, je saurai que vous êtes pour me soutenir, pour m'encourager, pour me défendre ; avec vous, près de vous, et même loin de vous, maintenant que je vous ai retrouvé, je ne crains rien!

SALVATOR.

Viens, j'ai un endroit sûr, te cacher.

(M. Jackal paraît.)

SCÈNE V Les Mêmes, M. JACRÂL.

M. JACKAL.

Pour quoi faire cacher mademoiselle? N'a-t-elle pas son protecteur naturel, M. Gérard, son oncle?

SALVATOR.

M. Jackal ..

ROSE-DE-NOEL,

Que dit donc cet homme, mon bon ami?

M. JACKAL.

Je dis, mademoiselle, que vous devez être bien reconnais- saute à M. Salvator de la peine qu'il a prise de vous enlever à votre ravisseur M. Lorédan de Valgeneuse; mais, vous le voyez, il m'a précédé de quelques minutes. Veuillez me suivre.

ROSE-DE-NOEL.

Mais je ne veux pas quitter M. Salvator, moi; je ne le veux pas, je ne le veux pas.

(Elle s'attache à Salvator.) M. JACKAL.

Monsieur Salvator, soyez assez bon pour faire comprendre à cette enfant, qui me parait avoir la plus grande confiance en vous, que, n'étant ni son mari, ni son frère, ni son pa- rent, vous ne pouvez réclamer le droit de la protéger. (Jo

LES MOHICANS DE PARIS 149

<<roit appartient à son pius proche parent après son père, et, ce plus proche parent, c'est son oncle, M. Gérard ! Venez, mademoiselle.

ROSE-DE-NOEL.

Jamais! jamais!... A moi, Salvator, à moi!

M. JACKAL.

La loi ne discute pas, mademoiselle, elle agit, et vous avez dans M. Salvator un conseiller trop sage pour qu'il ne vous dise pas de lui obéir sans retard et sans rébellion.

SALVATOR, à M. Jackal.

Monsieur Jackal, êtes-vous porteur du jugement qui or- donne que mademoiselle sera remise entre les mains de son oncle ?

M. JACKAL.

Le voici, monsieur Salvator.

SALVATOR, après avoir jeté uq coup d'œil snr le papier.

Obéis, mon enfant! mais, ne crains rien, je veille sur toi, et, fusses-tU dans les griffes de Satan, par le Dieu vivant, je t'en tirerai !

ACTE CINQUIÈME

NEUVIÈME TABLEAU

La chambre de Gérard. Même décoration qu'au sixième tableau.

SCÈNE PREMIÈRE

GÉRARD, puis LUDOVIC.

Ka lever du rideau, Gérard est occupé à ranger des sacs d'or dans une malle. On frappe à la porte; il referme vivement la malle et la porte de la cachette.

GÉRARD.

Qui va ?

LUDOVIC, en dehors-. Moi, le docteur.

150 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

GÉRARD, allant ouvrir.

Entrez, cher monsieur Ludovic !

LUDOVIC.

Sur pied ! et venant ouvrir la porte vous-même ! Savez-vous que vous êtes solide, vous, sans qu'il y paraisse! Sans doute, comme je vous l'ai dit le premier jour je vous ai vu, et cela a paru vous faire tant de peine, il n'y avait aucune blessure grave; mais vous aviez perdu diablement de sang! Il est vrai qu'avec de bon bouillon, des côtelettes saignantes et du rôti, cela se refait vite... Combien y a-t-il de jours que votre accident est arrivé ?

G^r.ARD.

11 y a aujourd'hui neuf jours.

LUDOVIC.

Eh bien, au bout de neuf jours, c'est joli! Continuez, et, si vous voulez suivre mon conseil, dans quinze jours ou trois semaines, vous ferez un petit voyage ; cela vous remettra tout à fait.

GÉRARD.

J'allais justement partir, mon cher monsieur, quand cet horrible malheur m'est arrivé, et j'ai mon passe-port tout visé pour l'étranger.

LUDOVIC.

Allez en Italie, alors, monsieur Gérard; allez en Italie. N'avez-vous rien qui vous retienne à Paris ?

GERARD.

Rien !

LUDOVIC.

Pas d'enfants ?

GÉRARD.

Pas d'enfants.

LUDOVIC.

Pas de nièces? pas de neveux?

GÉRARD.

Non.

Millonnaire?

On le dit; mais...

LUDOVIC.

Oh ! ne vous en cachez pas pour moi, ce n'est pas ma fac-

LUDOVIC. GÉRARD.

LES MOHICANS DE PARIS 151

tnre qui vous ruinera: cent sous par visite, c'est dans les prix doux ; et encore, si vous trouvez que c'est trop cher, je peux ne pas revenir. A présent, vous êtes guéri, mon cher monsieur. Seulement, ne recommencez pas, vous n'auriez peut-être pas toujours pareille chance.

GEUARD.

Au contraire, revenez, revenez tant que vous voudrez ! Non, seulement vos visites me guérissent, mais encore elles m'égayent.

LUDOVIC,

Diable ! n'allez pas dire cela ; vous me feriez du tort : un médecin gai, ne peut être un médecin sérieux... Et tenez, par ma foi, je vous laisse en bonne compagnie : voici M. Jac- kal, qui vient probablement vous annoncer qu'il tient votre assassin... C'est égal, cela a du vous agacer quand vous avez lu ce qu'il avait fait mettre dans les journaux, que vous étiez mort... Monsieur Jackal, vous savez que je suis un de vos admirateurs.

M. JACKAL.

Je vous le rends, monsieur ; car vous avez fait, savez-vous, une cure magnifique !

LUDOVIC, plaisantant. Avez-vous trouvé la femme?

M. JACKAL.

Si elle n'est pas trouvée, elle se trouvera.

LUDOVIC.

Espérons-le !

(D sort en chantant Fleuve du Tage.)

SCÈNE II GÉRARD, M. JACKAL.

M. JACKAL.

Vous avez un charmant médecin, cher monsieur Gérard.

GÉRARD.

Oui, et, je le lui disais tout à l'heure, je suis toujours plus gai quand il me quitte.

M. JACKAL.

Eh bien, je vous apporte une nouvelle qui va vous égayer encore.

152 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

GÉRARD.

Vraiment ?

M. JACKAL.

Mais donnez-vous donc la peine de vous asseoir ; vous êtes toujours faible... (Gérard s'assied.) Depuis que je vous connais, cher monsieur Gérard, je remarque en vous un fond de tris- tesse, de mélancolie, de taciturnilé.

GÉRARD.

Le fait est que je ne suis pas gai.

M. JACKAL.

Je me suis dit : « 11 n'y a pas de tristesse sans raison. » (Gérard pousse ua soupir.) Eh bien, ce qui rend triste ce brave M. Gérard, c'est la mort de son neveu Victor, et la dispari- tion de sa nièce Léonie. Son neveu, on ne peut pas le lui rendre ; mais sa nièce, on peut la lui retrouver.

GÉRARD, hochant la tète.

J'ai fait tout ce que j'ai pu pour arriver à ce résultat; et je n'ai pas réussi,

M. JACKAL.

Parce que vous n'avez pas à votre disposition les moyens que j'ai, moi. Aussi ai-je été plus heureux que vous.

GÉRARD, effrayé.

Plus heureux que moi ! Qu'avez -vous donc fait.^

M. JACKAL.

J'ai fait des recherches.

GÉRARD, pâlissant.

Vous?

M. JACKAL.

Oui, et...

GÉRARD, d'une voix haletante. Et...?

M. JACKAL

Et je l'ai retrouvée.

Qui?

Léonie, votre nièce !

Mon Dieu!...

M. JACKAL.

Allons, bon ! voilà que vous allez vous trouver mal de

GERARD M. GÉRARD. GÉRARD*

LES MOHICANS DE PARIS 153

joie maintenant... Ah! cher monsieur Gérard, vous avez le cœur trop tendre.

GÉRARD.

Et <^st-elle?

M. JACKAL.

En bas, dans un fiacre. Elle n'attend que votre permission pour se jeter dans vos bras.

GÉRARD.

Oh!...

M. JACKAL, à la cantonade. M. Gérard dit qu'il ne peut résister à son impatience; faites monter mademoiselle Léonie. (Gérard se lève et va en trébu- chant vers la chambre du fond.) allez-VOUS? GÉRARD.

Je n'en sais rien.

M. JACKAL.

Mou cher monsieur Gérard, vous m'avez l'air de n'avoir point parfaitement la tête à vous, et, vis-à-vis d'un homme qui n'a pas la tète à lui, vous ne trouverez pas mauvais qu'un agent de l'autorité prenne des précautions; il ne faut qu'un moment de folie pour causer parfois un malheur irré- parable. Je vous ramène votre nièce Léonie; c'est une belle jeune fille de seize ans, tellement éprouvée jusqu'ici par le malheur, que, du moment que j'ai reçu l'ordre de la remettre entre vos mains, elle m'a inspiré le plus vif intérêt... Je vous dis donc ceci, mon cher monsieur Gérard: c'est à vous qu'est donnée la garde de cette charmante fille; eh bien, veil- lez à ce qu'il ne lui arrive rien de fâcheux; veillez à ce qu'il ne tombe pas un seul cheveu de sa tête; car, quelque part que vous soyez, fût-ce à l'étranger, fût-ce en Amérique, fût- ce en Chine, j'étends le bras et je vous tire à moi... et, alors, vous connaissez le vieil adage : dent pour dent, œil pour œil, tète pour tête!... Mais qu'avez-vous donc? Vous ne m'écou- tez pas... Ce que je vous dis a cependant son importance...

GÉRARD, l'œil fixé sur la porte d'entrée. Monsieur Jackal ! monsieur Jackal ! voyez-vous?...

M. JACKAL.

Certainement que je vois ! je vois votre nièce qui entre, et je me retire pour vous laisser tout au plaisir de vous re- voir... Adieu, monsieur Gérard! adieu, mademoiselle! (Aux Gendannes.) Messieurs, nous n'avons plus rien à faire ici.

9.

154 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SCÈNE III

GÉRARD, LÉONIE ou ROSE-DE-NOF.L.

Léonie s'arrête au point le plus éloifrnd de la chambre; Gérard la egarde ava une profonde terreur. Moment de silence,

GÉRARD, d'une voix qu'il cssaj'e de rendre caressante. Léonie ! ma chère Léonie, est-ce bien loi?

LÉONIE.

Moi-même ! et, si vous en doutez, regardez, mon oncle. (Elle découvre le haut de son col.) Voilà le COUp dc COUtcau d'Or- sola!

GÉRARD.

Oui, c'était une méchante créature, et qui, à moi aussi, m'a fait bien du mal ! Mais Dieu l'a punie.

LÉONIE.

Si c'est Dieu qui l'a punie, comment est-ce pour le moins coupable des deux qu'il a été le plus sévère ?

GÉRARD.

Léonie ! Léonie ! rappelle-toi combien je t'aimais.

LÉONIE.

Je me rappelle que celui que vous aimiez le mieux, c'était mon fière Victor ; vos préférences sont terribles, mon oncle, elles tuent. Ne m'aimez pas trop.

GÉRARD.

Tu as raison, Léonie; accuse-moi, accable-moi, condamne- moi! Jamais, non, jamais tu ne m'en diras autant que ma conscience m'en a dit... Regarde-moi ! il y a se|)t ans que ce malheureux crime a été commis; j'ai vieilli de vingt années en sept ans... C'est une bien terrible chose, n'est-ce pas ? que de me retrouver en face de toi à la lumière du soleil, que de te voir entrer pâle et menaçante dans cette chambre, et, quand je doute si c'est toi, de te voir montrer la trace du cou- teau d'Orsola, en nie disant: « Voyez! » Eh bien, moins ter- rible, je te le jure, est cela que de voir dans mes rêves sortir du lac, les cheveux ruisselants d'eau et collés au visage, le fantôme de ton pauvre frère, me criant: « Mon oncle! mon bon oncle! ne me fais pas mourir! » Mais laissons dormir dans sa tombe le pauvre enfant; il y dort plus tranquille que ^i^oi dans mon lit, j'en suis siir, et occupons-nous de toi, ma

LES MOHICANS DE PARIS 155

chère Léonie, de ton avenir, de ton bonheur. Tu es jeune, tu es belle, tu peux être heureuse... Je ne parle pas de ri- chesse... (Se traînant vers la cachette, qu'il ouvre.) Tieus, celte ar- moire renferme des millions! de peur qu'on ne me les vole, j'ai fait faire cette caclietie. Xnkue la coiiiiait, nul ne peut la tounaîlre; (juaiid elle est fermée, elle ne s'ouvre plus que par un ressort faiiiilier à moi seul. Des voleurs sont venus, ils m'ont menacé de mort si je ne leur disais pas était mon argent, je ne le leur ai pas dit. C'était pour loi, Léonie, que je gardais tout cela ! Pour moi, je n'en ai pas besoin ; qu'en fe- rais-jp?... Allons! tout est prêt, partons ! Voyons, mon por- tefeuille, le voilà; mon passe-port, le voilà; la voiture est en bas, à notre disposition, rien ne nous retient plus ici!... Viens, Léonie, partons !

LÉOME.

Je ne pars pas.

GÉRARD.

Comment, tu ne pars pas ?

LÉONIE.

Non ; mon témoignage est nécessaire ici, je reste.

GÉRARD.

Ton témoignage nécessaire, pourquoi?

LÉONIE.

Pour que l'innocent ne soit pas condamné à la place du coupable.

GÉRARD, presque menaçant.

Ah! tu veux rester pour me dénoncer, pour me faire con- damner, pour me faire mouler sur l'echafaud?

LÉONIE.

Non, mais pour que M. Sarranti n'y monte pas à votre place.

GÉRARD.

Sarranti! Sarranti! Que l'importe cet homme? La fatalité le poursuit, abandonne-le à la falaliié!

LÉONIE.

C'est-à-dire que vous me demandez que je le tue, quand, d'un mot, je puis le sauver? Vous voulez que mes nuits soient hantées par un spectre; seulement, votre fantôme, à vous, c'est un enfant noyé qui vous crie : « Mon bon on- cle, ne me fais pas mourir! » 3Ion fantôme, à moi, serait

156 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

un innocent qui, du haut de son échafaud, me crierait: « Misérable, tu me laisses mourir ! » Je ne partirai pas.

GÉRARD.

Oh ! de gré ou de force, il faudra bien cependant que tu partes.

LÉONIE.

De gré, je vous l'ai dit, je ne partirai pas. De force, com- ment vous y prendrez-vous ? Vous m'emporterez par les esca- liers? Dans les escaliers, je crierai ! Vous m'enfermerez dans une voiture? Dans la voilure, je crierai ! Vous me conduirez dans une chambre? Dans cette chambre, il y aura une fenê- tre ; par la fenêtre de cette chambre, je crierai ! Vous m'en- traînerez dans un désert? Dans ce désert, je crierai ! et, pre- nez garde ! à défaut de juges pour m'entendre, dans ce désert, il y aura Dieu !... Cet homme qui m'a amené ici, vous a dit qu'il vous donnait votre crime à garder. 11 mentait, c'était votre châtiment.

GÉIIAUD, la tête dans sa main.

Effroyable logique de l'assassinat 1 Me voilà forcé, parce que j'ai commis un premier meurtre, ou d'en subir la peine, ou d'en commcil>'e un second.. . Léonie !

LÉONIE, courant à la fenêtre et l'ouvrant.

Ne m'approchez pas, ou je crie.

GÉRARD.

Léonie, je ne te menace pas, je te prie.

LÉONIE.

Priez ou menacez, monsfeur, peu m'im})orte! Vous êtes un homme et vous êtes armé. Je suis un enfant sans défense, mais je suis plus forte, je suis plus invulnérable que vous, parce que je suis la vérité! parce que Je suis la justice! parce que je suis la loi !

GÉRARD.

Que me reste-t-il donc à faire, alors?

LÉONIE.

A m'ouvrir cette porte, et à me dire : « Va librement ton devoir te dit d'aller, » ou bien...

GÉRARD.

Ou bien ?

LÉONIE.

Ou bien à me tuer, comme vous avez tué mon frère !

LES MOHICANS DE PARIS 157

GÉRARD. Elle aussi ! (ll regarde autour de lui, voit la porte de la cachette toute grande ouverte et paraît frappé d'une idée. A lui-même.) Eli bien,

non, je ne la tuerai pas : je la laisserai mourir! (Menaçant.) Léonie !

LÉONIE, ouvrant la fenêtre.

Au secours ! GÉRARD, bondissant sur elle et lui jetant sur la tête son manteau dont il l'enveloppe. Ah ! tu crieras !

LÉONIE, d'une voix qui s'affaiblit.

Au secours! à moi ! au meurtre!

GÉRARD, l'emportant, la jetant dans la cachette et refermant la poilo sur elle.

Crie, maintenant ! Nous verrons si, quand je serai parii, quand toutes les portes seront fermées, nous verrons si quel- quehîu'un t'entend et vient l'ouvrir... (ii prend le coffre plein d'or ijn'il traîne jusqu'à la porte, sort à moitié, puis recule et tombe assis sur le coffre en s'écriant.) Le moine !...

SCÈNE IV GÉRARD, DOMINIQUK.

GÉRARD.

Que me voulez-vous?

DOMINIQUE.

Je vais vous le dire.

GÉRARD.

Pas à cette heure, pas eu ce moment; ce soir, demain, après-demain.

DOMINIQUE.

Non, à l'instant même.

GÉRARD.

Je ne puis.

(Il s'avance vers la porte, Dominique lui barre le chemin.) DOMINIQUE.

Vous ne passerez pas!

GÉRARD, s'appuyan a la muraille.

Trop tard ! cinq minutes trop tard!

158 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

DOMINIQUE.

C'est Dieu qui mesure le temps! Voulez-vous m'écouter?

GÉIIARD.

Parle donc !

DOMINIQUE.

Je viens vous demander le droit de révéler votre confes- sion.

GÉRARD.

C'est-à-dire que vous venez me demander ma mort, c'est- à-dire que vous venez me demander de me conduire par la main à l'échafaud !

DOMINIQUE.

Non, monsieur; car, cette permission accordée, je ne m'oppose plus à votre départ.

GÉRARD.

A mon départ... Et, derrière moi, vous me dénoncez, derrière moi, le télégraphe joue, et, à dix lieues, vingtlieues; trente lieues d'ici, l'on m'arrête.

DOMINIQUE.

Je vous donne ma parole, monsieur, et vous savez si je suis l'esclave de ma parole, que, demain à midi seulement, c'est- à-dire quand vous serez en Belgique, j'userai de la per- mission.

GÉRARD.

Et quand je serai en Belgique, comme il y a meurtre, vous obtiendrez l'extradition.

DOMINIQUE.

Je ne la solliciterai pas, monsieur; je suis un liomme de paix, je demande que le pécheur se repenie et non qu'il soit puni; je veux, non pas que vous mouriez, mais que mou père ne meure pas !

GÉRARD.

Impossible ! vous me demandez une chose impossible.

DOMINIQUE.

Ce que vous faites est épouvantable! dans ce moment, la cour prévôtale délibère sur le sort de mon père; dans ce moment, on prononce sa sentence peut-être... et les sentences des cours prévôtales s'exécutent dans les vingt-quatre heures!

GÉRARD.

L'engagement que vous avez pris avec moi est formel; après ma mort, oui... mais, tant que je vivrai, non, non,

LES MOIIICANS UE PARIS 159

mille fois non! Laissez moi donc passer... Vous ne pouvez rien contre moi.

DOMINIQUE, au comble du désespoir.

Monsieur, croyez-vous que, pour vous persuader, j'aie employé tous les moyens, toutes les paroles, toutes les prières, toutes les supplications qui peuvent avoir un ciho dans le cœur de l'homme? croyez-vous qu'il y ait une possibi- lité de sauver mon père en dehors de ctUe que je vous pro- pose? S'il yen a une, dites-le; je ne demande pas mieux que de l'employer, dùt-elle tuer mon corps en ce monde, cl perdre mon âme dans l'autre... Tenez, je me mets à vos ge- noux pour vous conjurer de sauver mou père! Un moyen ! indiquez-moi un moyen!...

GÉRARD.

Je n'en connais pas ! Laissez-moi passer!

DOMINiaUE.

Et si je vous tuais?...

SCÈNE V

Les Mêmes, SALVATOR, se précipitant et retenant la main de Domi- nique.

SALVATOR.

c Arrêtez!... Un pareil coquin ne mérite pas de finir de la

main d'un honnête homme. A moi, Roland !

(Roland se précipite dans la chambre, et saute à la gorge de Gérard, qui roule

avec lui derrière le lit.)

GÉRARD.

Délivrez-moi du chien et laissez-moi partir, et je signerai tout ce que vous voudrez!

SALVATOR, arrachant le chien de dessus Gérard.

Tout beau, Roland! DOMINIQUE, prenant une plume et la présentant avec le manuscrit à Gérard.

Écrivez : « Mardi, onze heures du matin. J'autorise le fils de .Al.Sarranti à révéler ma confession demain Mercredi, à midi. » Signez !

(Gérard signe,)

160 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SALVATOR.

Et maintenant, allez vous faire pendre oîi il plaira à Dieu et à la justice humaine de vous dresser un gibet ! Va, va- t'en, maudit!

DOMINIQUE, se jetant dans les bras de Salvator.

Oh ! mon sauveur, embrassez-moi !

SALVATOR.

Maintenant, est Rose-de-Noël?

DOMINIQUE.

Rose-de-Noël? Je ne l'ai pas vue.

SALVATOR.

Elle doit être ici cependant. M. Jackal l'y a ramenée ce matin... Ah! dans la chambre à côte sans doute, (ii y entre.) Rose-de-Noël !...

DOMINIQUE, appeL-int.

Léonie! Léonie!

SALVATOR, pâle, effaré, reparaisant à la porte. Rose-de-Noël !... Rose-de-Noël, oîi es-tu?

DOMINIQUE.

Mon Dieu, que craignez-vous?

SALVATOR.

Tout ! Cet homme est capable de tout f

DOMINIQUE.

11 l'aura tuée pour fuir comme il a tué son frère.

SALVATOR.

Mon Dieu!

DOMINIQUE.

Écoutez... Non... J'avais cru entendre comme un gémisse- ment.

SALVATOR.

Ah! c'est-elle ! C'est peut-être son dernier cri. est-elle,

mon Dieu? est-elle? (a Roland, qui gratte la muraille.) Qlie fais- tu, Roland? qu'y a-t-il? Cherche, mon chien !... cherche!.., (Après une pause.) Morte vivante, Rose-de-Noël est là. ^

DOMINIQUE.

Attendez.

SALVATOR.

Pas de porte!... la Diuraillc! Oh ! s'il le faut, j'abattrai

i

»

LES MOHICANS DE PARIS 161

naison pour retrouver son cadavre. Rose-de-Noël ! Rose-de- Noël !

DOMINIQUE.

Je me rappelle... un réduit creusé dans le mur. C'est qu'il cachait sou or, c'est qu'il avait caché le manuscrit... Un ressort... un secret. Dieu a permis qu'il me l'ait indiqué...

(Il presse le ressort, la cachette s'ouvre. On voit Rose-de-Noël, à genoux, suf- foquant, presque asphyxiée; elle a, avec ses dents et ses mains, déchiré le manteau, à travers lequel sa tète et un de ses bras sont passés dans la lutte.)

SÂLVATOR, la prenant dans ses bras.

Ail ! Rose-de-Noël !... vivante, grâce à Dieu !...

SCÈNE VI Les Mêmes, ROSE-DE-NOEL, M. JACKÂL.

ROSE-DE-NOEL.

Ah ! Salvator, je savais bien que c'était toi qui me sau- verais.

M. JACKAL, entrant. Messieurs ! messieurs !

DOMINIQUE et SALVATOR.

M. Jackal.

M. JÀCRAL.

Oui, M. Jackal en personne, lequel vient vous annoncer 4ue, grâce à une protection puissante et inconnue, il est nommé commissaire central Toulon, (a Gérard, qui entre.) Si vous passez jamais par là, monsieur Gérard, je me mets 9 votre disposition.

SALVATOR.

Mais comment se fait-il que M. Gérard...?

M. JACKAL.

C'est bien simple. Avant de partir pour ma nouvelle des- tination, je suis venu faire une visite à ^I. Henri, mon pro- tégé... Tout à coup, je vois passer, dans une chaise de poste, M. Gérard, qui, au lieu de partir avec sa nièce, comme je le lui avais expressément recommandé, partait seul... J'ai eu peur qu'il ne fût arrivé malheur à Rose-de-Xoël, que j'aime

162

THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS^

beaucoup, et je ramène ici M. Gérard pour lui demandep une petite explication.

8ALVAT0R.

Je vais vous la donner moi : M. Gérard, en partant, avait jeté vivante sa nièce dans ce sépulcre, elle serait morte à cette heure si, grâce à Brésil, nous ne l'avions retrouvée !,..

M. JACKAL.

Eh bien, ([ne vous ai-jc toujours dit, monsieur Salvator? Cherchez la femme !

FIN DES MOHICANS DE PARIS

GABRIEL LAMBERT

DRAME EN CINQ ACTES ET UN PROLOGUE

BM SOCIÉTÉ AVEC H. ÂUBDBS DE JALLÂIS

Ambigu-Comique. 16 mars 1866.

DISTRIBUTION

GABRIEL LAMBERT MM.

LK DOCTEUR FABIEN

OLIVIER DHOUNOY

THOMAS LAMBERT

DE LUSSAN

RICHARD

GASPARD

CHIVEKNY

ROSSIGNOL

FRANÇOIS

Un Bbioadier de gfxdarmeiiie

Un Gac.çon de la Basqde )

Un Agent de police )

Un Geôlier

Un GENOARalE

Un Domestique

Un AUTRE Domestiqde

Un Enfant

LOUISE, fi. neée de Gabriel M"-"

DIANE RICHARD

ROUGEÙ l TE, fille de ferme

Invités, Lnvitées, Forçats, etc.

Lacressonnière. Faille. Castellano. Clémknt-Ji'st.

Ri GNIKR.

Berhet. Raynaud.

RlCHTR.

Parrot.

Desùrmes.

Hoster.

Lavergne.

Nbral'lt.

Jdles.

Loyer.

Reimers.

X.

Adèle Page.

Jeanne Andrée.

Enjai.be RT.

PROLOGUE

L'intérieur d'une ferme. Meubles indiquant l'aisance. Fond de cam- pagne. — Montagne praticable. Sur le bord de la Vilaine.

SCENE PREMIERE

ROUGEOTTE, seule, mettant le couvert.

Faire la cuisine et mettre le couvert, ôter le couvert et re- faire la cui-^ine, voiià ma position comme femme de chambre chez .M. Lambert. Comme fille de ferme, c'est autre cliose : je mène les chevaux à l'abreuvoir, et j'ai, de plus, dans mes

164 THÉÂTRE COMPLET d'ALEX. DUMAS

moments perdus, pour les oies les attentions d'une sœur g; pour les dindons les soins d'une mère. Cela m'humilio , d"^ temps en temps, quand on m'appelle la mère aux oies, ou la sœur aux dindons. 5lais je fais mes quatre repas à la journée, je renfonce mon humiliation avec des pommes de terre et de la galette de sarrasin.

SCÈNE II

LOUISE, ROUGEOTTE.

LOUISE.

Le dîner est-il prêt, Rougeotte?

ROUGEOTTK.

Il l'est si l'on veut, mademoiselle Louise, et il ne l'est pas si Ton ne veut pas.

LOUISE.

Explique-toi.

ROUGEOTTE.

Il l'est ou, plutôt, il doit l'être, puisqu'il y a quatre heures que le haricot est sur le feu ; mais il ne l'est pas, parce que le mouton s'entête à ne pas cuire.

LOUISE.

Du reste, il n'y a pas de temps perdu, puisque Gabriel n'est pas encore rentré.

ROUGEOTTE, avec un soupir. Ah! pauvre M. Gabriel!

LOUISE.

Tu le plains?

ROUGEOTTE.

Et de tout mon cœur, ce cher garçon.

LOUISE.

Et pourquoi le plains-tu ?

ROUGEOTTE.

Parce qu'il n'était pas pour le métier qu'on lui fait faire

LOUISE.

N'est-il pas fils de fermier et de fermière ?

ROUGEOTTE.

De fermier, oui... de fermière, non... Vous ne vohs la rap' pelez donc pas, sa pauvre mère?... Comme elle était délicatel

GABRIEL LAMBERT 165

on aurait dit une demoiselle de la ville. Aussi elle n'y a i)a$ pu tenir, elle est morte à la peine,

LOUISE.

Trop tôt pour nous tous.

ROUGEOTTE.

Mais trop tard pour M. Gabriel.

LOUISE.

Comment, trop tard pour M. Gabriel?

ROUGEOTTE.

Oui... parce qu'elle Ta élevé dans du coton, pauvre en- fant!... parce qu'elle lui a appris à lire, à écrire, à compter, à dessiner... tout ce qu'elle savait, pauvre femme... au lieu d'en faire un bon gros paysan, robuste comme le père Lam- bert; voilà ce que c'est que les mésalliances... Moi, je me suis bien promis de n'épouser jamais un grand seigneur. Il n'y a qu'à le regarder, pauvre M. Gabriel!... un garçon de charrue, ça?... c'est mon amoureux Pierre qui est un garçon de char- rue. Il fallait le laisser à Paris, il était, suivre son état de graveur, il faisait des merveilles, à ce qu'on disait... et ne pas le forcer d'être paysan, lui qui est pour être monsieur. Mais... vous-même qui allez être sa femme, puisque vous êtes sur le point de l'épouser, est-ce que vous croyez que vous allez le forcer à faire un métier pour lequel il n'est pas venu au monde?... Lui, voyez-vous, il mourra comme sa mère!

LOUISE.

Oh! tais-toi donc, Rougeolte.

ROUGEOTTE.

El tenez, le voilà, regardez-le plutôt... Il ramène les che- vaux à l'écurie... Est-ce que c'est son afTaire, çà?... Non, son affaire, à lui, veyez-vous, c'est deux bonnes petites cham- bres à Paris : une pour son atelier,... l'autre pour vous et les enfants quand il en viendra.

LOUISE.

Mais la ferme ?

ROUGEOTTE.

On la vend, la ferme!... M. Lambert garde douze cents livres de rente, et il vit avec cela comme le roi d'Yvetot... Avec le reste, vous allez faire votre établissement à Paris; et chacun suit sa vocation... (Flairant.) Bon! voilà mo:i hari- cot de mouton qui brûle... Ah! pour le coup, M. Lambert va

166 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

joliment gronder!... il m'appellera encore mercenaire! je ne sais pas ce que c'est, mais ça doit être un vilain animal. Songez à ce que je vous dis pour M, Gabriel, mademoiselle Louise!... Songez-y I

SCÈNE m

LOUISE, seale.

Hélas! oui, j'y songe... je ne songe même qu'à cela... Comme elle a tout deviné avec son gros bon sens, la pau- vre RougeoUel... (a Gabriel.) Viens, mon cher Gabriel, viens !

SCÈNE lY

LOUISE, GABRIEL.

GABRIEL, disirait et l'embrassaat au front. Bonjour, Louise.

LOUISE.

Comme te voilà mouillé !

GABRIEL.

Il pleuvait à verse.

LOUISE.

Mais il fallait rentrer.

GABRIEL.

Et le labour?... Qu'aurait dit le père Lambert?... Est-ce que ce n'est pas à midi que rentrent les garçons de char- rue?

LOUISE.

Mais tu n'es pas un garçon de charrue!

GABRIEL.

Que suis-je donc?

LOUISE.

Tu es leur maître.

GABRIEL.

Raison de plus pour leur donner l'exemple.

LOUISE.

Change d'habits, au moins!

GABRIEL.

Pourquoi faire?

1

GABRIEL LAMBERT 167

LOUISE.

Tu es tout mouillé.

GABTÎIEL.

Il faut bien que je m'habitue à la pluie comme au reste,

LOUISE.

Tu es cruel, Gabriel.

GABRIEL.

Moi? je fais tout ce qu'on veut!

LOUISE.

Mais à contre-cœur!

GABRIEL.

Du moment que je ne me plains pas.

LOUISE.

Voilà ce qui me désespère!... J'aimerais mieux que tu te plaignisses.

GABRIEL.

A quoi cela servirait-il?... iMa pauvre Louise, il y a une destinée.

LOUISE.

Un cœur religieux dirait une Providence.

GABRIEL.

Je ne puis appeler Providence cette force invisible, et ce- pendant implacable, qui me fait faire le contraire de ce que je veux!

LOUISE.

Ainsi, en m'épousant, tu fais le contraire de ce que tu veux?

GABRIEL.

Je ne dis pas cela... sur un point particulier, mais en thèse générale. Je viens au monde faible et chétif ; ma mère, qui m'adore, me rattache à la vie à force de soins; mon édu- cation, grâce à celle qu'elle avait reçue elle-même, devient celle d'un enfant destiné au monde et à la fortune. Mon père comprend que je ne suis pas bâii pour faire un homme de peine, il me consulte sur mes goûts; pour ne pas trop m'é- lever au-des-us de ma position, je choisis un état moitié artisan, moitié artiste. Je choisis l'état de graveur; en deux ou trois ans, j'y fais des progrès énormes... je reviens passer un mois chez mon père... Je t'y trouve, ma pauvre Louise, fille de sa sœur, adoptée par lui... La solitude... le tête-à-

168 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

tête, l'enlraînement, nous poussent dans les bras l'un de l'autre.

LOUISE.

Vous oubliez l'amour, Gabriel !

GABRIEL.

L'amour, si tu veux!... Nous faisons les plus beaux projets du monde : un atelier à Paris pour mon travail, une jolie chambre à côté pour Louise, et, sur ces projets, je pars!... Une petite irrégularité dans notre correspondance te fait dou- ter de moi !... tu avoues tout à mon père,... même ce que tu n'eusses avouer à personnel... Mon père est un puritain... Il me rappelle à mon village, que, selon lui, j'ai eu le tort de quitter.

LOUISE.

Il t'ordonne de m'épouser, injonction que tu accomplis, bien à contre-coeur.

GABRIEL.

Mais non, ma bonne Louise, je|t'aime tendrement! Obtiens de mon père qu'une fois mariés, nous retournions à Paris, et je serai l'homme le plus heureux du monde! et ce que j'ap- pelle destinée, je l'appellerai Providence!...

LOUISE.

Mais c'est donc un bien grand malheur , que d'avoir une jolie femme, dans un beau village, au milieu d'un pays ma- gnifique?

gabrip:l.

Ce n'est pas le malheur, Louise!... le malheur, pour un homme d'imagination et d'espérance, comme je l'étais, et comme, hélas! je le suis encore, c'est de voir un but restreint et rien au delà ! Tiens, ma pauvre Louise, il y a des jours je regrette qu'au moment j'ai failli passer sous la roue du moulin de M. Richard, il se soit trouvé un brave garçon, nommé Gaspard, pour me tirer de l'eau.

LOUISE.

Gabriel!

GABRIEL.

Tiens, M. Richard , voilà un exemple de ce qu'un hommo intelligent peut faire à Paris. C'était un paysan comme mon père... il était simjjle meunier^ et n'avait que son moulin, celui sous la roue duquel j'ai failli périr... Sa fille était une jolie petite paysanne, qui m'appelait Gabriel, et que j'appelais

GABRIEL LAMBERT 169

Charlotte... Le hasard... la destinée... la Providence met M. Richard en contact avec un fournisseur de vivres. Ils ob- tiennent un marché du gouvernement, pour faire passer du blé en Algérie... M. Richard a cent mille livres de rente... un hôtel à Paris... il est baron, chevalier de la Légion d'hon- neur; sa fille ne s'appelle plus Charlotte, elles'appeile Diane; elle a des voitures, des chevaux, des robes de satin, des pe- lisses de renard bleu, et elle épousera qui elle voudra.

LOUISE, avec un soupir.

Ce qui est bien plus agréable sans doute que d'épouser qui l'on ne veut pas... Mais ne parlons plus de cela! Voilà ton père, (il passe aa frisson à Gabriel.) Tiens! va changer d'habits, je t'en supplie, tu grelottes !

GABRIEL.

Tu as raison, j'y vais.

SCÈiNE V Les Mêmes, LAMBERT, entrant.

GABRIEL.

Bonjour, père !

LAMBERT. Bonjour, garçon ! (Gabriel entre dans le cabinet à côté.) Oii va- t-il donc?...

LOUISE.

Changer d'habits, mon oncle... Depuis une heure, il est exposé à la pluie, et, au mois de décembre, la pluie est glacée.

LAMBERT.

Douillet, val... j'aurais bien voulu te voir à la retraite de Moscou ; mais non, je n'aurais pas voulu t'y voir, tu y serais resté, (a Gabriel.) Et ça en est-il, le labour?

GABRIEL, dans le cabinet.

Dans trois jours, ce sera fini, mon père! La semaine pro- chaine, on pourra commencer les semailles.

(Rougeotte rentre et sert le dîner.) LAMBERT.

Et, dans deux mois, on verra pousser le grain, au mois d'août les épis, et, à l'Assomption, on fera la moisson... Ah! tu sais, Gabriel?

XXIV. jQ

170 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

GABRIEL.

Quoi, mon père?

LAMBERT.

Ce mauvais sujet de Gaspard!...

GABRIEL.

Qui m'a sauvé la vie, tu sais, Louise.

LAMBERT.

Ça ne l'enipêche pas d'être un mauvais sujet, ça.

GABRIEL.

Eh bien?

LAMBERT.

Il a déserté, avec armes et bagages!

GABRIEL.

Pauvre diable !

LAMBERT.

Comment, pauvre diable? Tu plains un déserteur?

GABRIEL, rentrant habillé en bourgeois.

S'il a déserlé, c'est qu'il n'avait pas de vocation pour être soldat, et je plains tous ceux qui n'ont point de vocation pour leur état.

(il se met à table.) ROUGEOTTE, à Gabriel qui se sert. Est-il Guit?

GABRIEL.

Qui vous a raconté l'histoire de Gaspard, mon père?

LAMBERT.

Le brigadier de gendarmerie, qui a reçu des ordres pour l'arrêter, s'il revenait au village.

ROUGEOTTE.

Est-il cuit?

LAMBERT.

Et puis une autre nouvelle enfin.

GABRIEL.

Laquelle?

LAMBERT, avec emphase. M. le baron Richard est arrivé.

GABRIEL , vivement. M. Richard, l'ancien meunier?

LAMBERT.

Lui-même, avec mademoiselle Diane de Saint-Dolay, sa fille... (Gabriel pose sa fourcheUe sur son assiette, et est visiblement ému.)

LAMBERT. ROUGEOTTE.

GABRIEL LAMBERT 171

LOUISE.

De Saint-Dolay! mais c'est le nom de notre village qu'ils ont pris?

LAMBERT.

Bon ! ils ont pris bien autre chose, va !

ROUGEOTTE.

Est-il cuit? Quoi donc? Le mouton.

Lambert, impalienté.

Dur comme notre âne! es-tu contente?

ROUGEOTTE. ^

Pas trop... j'aime notre âne,... et vous l'injuriez, pauvre bête!... Oh!... ces maîtres, ces maîtres... e'est-il injuste!

GABRIEL.

Bon! mon cher père, il faut bien passer quelque chose aux enrichis.

LAMBERT.

Je le vois encore, avec sa blouse blanche de farine et son bonnet de coton! La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, c'était pour une contestation à propos d'une borne qui, pendant la nuit, avait fait cinq ou six pas de son champ dans le mien... Je vous lui ai envoyé un petit papier aux armes de Sa Majesté... Le lendemain, la borne était à sa place. Il faut qu'il en ait diablement déplacé, des bornes, pour arri- ver à avoir cent mille livres de rente.

GABRIEL.

11 faut être indulgent, mon père ; tout le monde n'est pas un Cincinnatus comme vous.

LAMBERT.

Qu'est-ce que c'est que Cincinnatus?

GABRIEL.

Un brave Romain, mon [ ère^ qui, étant consul, chassa les Sabins du Gapitole ; qui, le jour il ne fut plus consul, re- tourna à sa charrue, et que l'on alla reprendre, à sa charrue, pour le faire dictateur. Eh bien, je voulais dire, mon père, que vous êtes un homme de cette trempe-là ! LOUISE, ( n aJmiralion.

Hein, mon oncle, est-il instruit 1

172 THEATRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

LAMBERT.

Trop! n'importe... Nous allons boire un verre devin de la coulée de Géran, à la santé de ton Gincinnatusl

GABRIEL.

Je vous ferai observer, mon père, qu'attendu qu'il y a deux mille deux cent soixante-douze ans, à peu près, qu'il est mort, cela ne lui fera pas grand bien.

LAMBERT.

En tout cas, si cela ne lui fait pas de bien, à lui, cela nous en fera, à nous. Tiens, Louise, va prendre la clef de la cave sur la cheminée de ma chambre; j'ai oublié de la mettre dans ma poche, et, dans le troisième caveau à gauche...

LOUISE.

Je sais où, mon oncle !

LAMBERT.

Et comment sais-tu cela?

LOUISE.

Parce que c'est le vin que vous préférez I

(Elle sort avec RongeoUe.) LAMBERT.

Nous sommes seuls.

GABRIEL.

Oui, mon père.

LAMBERT.

Tu as dit de moi que j'étais un homme de la trempe de Cincinnatus.

GABRIEL.

Je l'ai dit.

LAMBERT.

Et tu as voulu dire, par là, que j'étais un honnête homme.

GABRIEL.

Certainement !

LAMBERT, lui tendaut la main. Mets ta main là!

GABRIEL.

La voilà, mon père.

LAMBERT.

Ta main tremble.

GABRIEL.

Votre façon de me parler...

GABRIEL LAMBERT 173

LAMBERT.

Veux-tu que je te dise pourquoi ta main tremble. Gabriel ? C'est que, fils d'honnêtes gens, tu n'es pas sûr d'être un hon- nêlP homme.

GABRIEL.

Mon père, que dites-vous !

LAMBERT.

n n'est jamais sûr d'être un honnête homme, celui qui n'est pas content de l'état de ses pères, et qui veut une position plus haute que celle que la Providence lui a faite... Désirer s'élever, Gabriel, c'est mépriser le point d'où l'on est parti; et le fils qui, à tort, méprise ses parents, finit presque tou- jours par mériter justement leur mépris.

GABRIEL.

Mais, mon père, je n'ai rien dit, je n'ai rien fait...

LAMBERT.

La seule chose que je me rappelle dans cette histoire ro- maine dont tu me parlais tout à l'heure, c'est que le père, maître absolu de la famille, avait droit de vie et de mort sur ses enfants... Ne fais jamais une action déshonorante, Gabriel, car je te jure par l'âme de mon père que je me souviendrais de ce que tu m'as dit : que j'étais un homme de la trempe do Cincinnatus. Une fois pour toutes, c'est dit. (Rougeotte apporia nne bouteille.) Souviens-toi que je n'ai pas l'habitude de répéter deux fois la même chose!

(Gabriel s'essuie le front avec son mouchoir.)

SCÈNE YI Les MÊMES, ROUGEOTTE.

ROUGEOTTE, r.'gardaul au funJ.

Ah ! monsieur Lambert! monsieur Lambert! une belle voi- lure qui s'arrête à la porte... un beau monsieur et une belle dame qui en descendent et qui viennent ici!

LAMBERT.

Comment ici?

ROCGEOTTE.

Mais oui.,, les voilai... Oh! voyez donc la demoiselle, quel drôle de couvercle elle a sur 5a tête!

10.

174 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

LAMBERT.

C'est M. Richard !

GABRIEL.

Mais alors, la jeune dame, c'est Diane!

ROUGEOTTE.

Oh! elle est belle tout de même!... elle est belle tout de même!...

LAMBERT.

Comme ce n'-est probablement pas pour moi qu'il vient... reçois-le, Gabriel... J'aime autant ne pas me trouver avec lui.

SCÈNE Vil

Les MÊMES, RICHARD, DIANE.

RICHARD, avant que Lambert soit sorti.

Eh bien, allez-vous donc, monsieur Lambert? Ne vous sauvez pas, c'est à vous que j'ai alïaire.

LAMBERT, se retournant. A moi? vous avez affaire à moi?

RICHARD.

Oui, mon cher monsieur.

LAMBERT.

Son cher monsieur!

RICHARD.

C'est votre fils, ce grand garçon-là, n'est-ce pas, M. Ga- briel ?

LAMBERT.

Lui-même.

RICHARD.

Mon cher Gabriel, occupez-vous de ma ûlle; moi, j'ai à causer avec votre père.

GABRIEL.

Moi?

DIANE.

Refusez-vous de vous occuper de moi?

GABRIEL.

Grand Dieu, mademoiselle, trop heureux au contraire! Ma- demoiselle veut-elle nous faire l'honneur de_ prendre quelque rafraîchissement?

GABRIEL LAMBERT 175

DIANE. Merc ! débarrassez-moi seulement de mon chapeau!

(Gabriel porte le chapeau sur une table.) RICHARD.

Vous êtes étonné de me voir chez vous, cher monsieur Lam- bert!

LAMBERT.

Je dois vous avouer, monsieur le baron, qu'après la con- testation que nous avions eue ensemble...

RICnA[\D.

D'abord, je suis baron à Paris, dans mon salon... pour les Parisiens!... mais ici, monsieur Lambert, aujourd'hui comme autrefois... je suis le voisin Richard, ou Richard le meunier, comme vous voudrez. Ah! je sais bien qu'il y a des gens qui oublient d'où ils sont partis... moi, je m'en fais gloire' quant à notre contestation, j'avais tort; voilà ma main : que voulez- vous de plus?

DIANE.

Vous ne me reconnaissez pas, monsieur Gabriel ?

GABRIEL.

Si fait, mademoiselle ; seulement, je n'ose pas me sou- venir!

DIANE.

Pourquoi cela? la mémoire n'est-elle pas le don le plus pré- cieux que nous ait fait le Seigneur?

GABRIEL.

Mademoiselle Diane!

DIANE.

Je me souviens, moi.

GABRIEL.

Et de quoi pouvez-vous vous souvenir, mon Dieu ?

(Loaise entre sans être vue.) DIANE.

Je me souviens que nous avons été élevés, et que nous avons joué ensemble, étant enfants ; qua, comme vous étiez plus grand que moi, vous me trairiez dans ma petite voiture par les beaux chemins, et me portiez dans les mauvais. Je me souviens qu'un jour, sur un désir de moi, vous a\ez exposé votre vie... Je voulais un nymphéa qui flottait à fleur d'eau ; en essayant de l'attirer à vous, avec une branche d'arbre, vous êtes tombé dans la rivière; à mes cris, un brave

i76 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

garçon nommé Gaspard... oh! je n'ai pas oublié son nom I est accouru, s'est jeté à l'eau, et vous a sauvé.

LOUISE, à part.

Ils se connaissent !

GABRIEL.

11 y a si longtemps de cela, mademoiselle Diane !

DIANE.

Je ne m'appelle pas Diane, je m'appelle Charlotte.

GABRIEL.

Oh! oui, oui_, vous vous appelez Charlotte.

DIANE.

Vous disiez?...

GABRIEL.

Je disais qu'il y avait si longtemps que cela était arrivé... et que, ne nous étant pas revus depuis...

DIANE.

Vous vous trompez, monsieur Gabriel, nous nous sommes revus.

GABRIEL.

Nous!

DIANE.

Et vous m'avez bien reconnue... Vous seulement, vous avez fait semblant de ne pas me reconnaître.

GABRIEL.

C'était à Paris, n'est-ce pas? chez le maître graveur je travaillais ; vous êtes venue pour faire faire des cartes au nom de mademoiselle de Saint-Dolay.

DIANE.

Une fantaisie de mon père... Je vous ai regardé pour voir si vous me parleriez... vous avez ouvert la bouche. J'atten- dais, et vous vous êtes remis à votre travail sans prononcer une parole.

GABRIEL.

Oh! mademoiselle, mon silence ne tenait point à ce que je ne vous reconnaissais pas, comme vous l'avez supposé, mais à ce qu'au contraire, je vous reconnaissais trop ! Qu'aurais-je pu vous dire?... sinon : « Charlotte ! chère Charlotte! »

DIANE.

Eh bien, il fallait me dire : « Charlotte I chère Charlotte ! » je vous aurais répondu : « Gabriel! cher Gabriel ! »

( Elle lui tond la maia.)

GABRIEL LAMP.l-RT 177

LOUISE.

Mon Dieul

DIANE.

Il y a huit jours, je suis retournée chez votre maître gra- veur... vous n'y étiez plus. Je lui ai demandé de vos nou- velles; il m'a dit que votre père vous avait rappelé à la ferme pour vous céder son exploitation ; ce qui était un grand mal- heur, ajoutait-il, car vous aviez tant de dispositions pour votre état... je vous répète ses propres paroles... que vous fussiez devenu un des premiers graveurs de Paris. Aussi, quand mon père m'a fait part de son projet, qui était de se porter candi- dat à la députation dans le Morbihan, et quand il m'a demandé si je voulais raccompagner, j'ai accepté avec joie, d'abord pour le plaisir devons revoir, ensuite dans l'espérance dévoua faire changer de résolution.

LOCISE.

Ah!

DIANE.

Quelle est cette jeune femme?

GABRIEL, virement.

Ma cousine. Sa cousine et.

LOUISE.

GABRIEL, à Louise.

Ne vas-tu pas raconter nos détails d'intérieur à mademoi- selle!,..

DIANE, se levant. Avez-vous fini, mon père?

RICHARD.

Nous commençons à nous entendre, du moins; j'explique à M. Lambert que je me porte à la députation.

LAMBERT.

Oui, et M. le baron me fait l'honneur de me demander ma voix.

RICHARD.

Entre voisins de campagne, il me semble que c'est bien simple...

LAMBERT.

Entre voisins de campagne, qui ne sont plus voisins depuis douze ans.

178 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

RICHARD.

Oui, mais qui vont le redevenir. J'ai acheté le château de Saint-Doiay.

GABRIEL.

Pour l'habiter ?

RICHARD,

L'été, oui, surtout si je suis nommé dans le département. Je viendrais m'informer des besoins de mes électeurs. Mainte- nant, un service.

LAMBERT.

Lequel ?

RICHARD.

M. Gabriel a-t-il toujours sa belle écriture ?

LAMBERT.

Plus belle que jamais, surtout depuis qu'il a appris l'état de graveur.

RICHARD.

C'est que j'ai bien envie d'abuser de vous, monsieur Ga- briel I

GABRIEL.

Faites en toute sécurité.

RICHARD.

S'il y avait une imprimerie dans le pays, je ne me permet- trais pas une pareille importunité; mais il n'y en a pas, et j'ai besoin pour demain de cinquante circulaires, pareilles à celle-ci. Voulez-vous vous charger de les faire ? (Gabriel étend la main.) Je VOUS les payerai bien.

GABRIEL, retirant sa main.

Pardon, monsieur, je ne suis pas écrivain public.

DIANE.

CoœmentI vous refusez de rendre ce service à mon père?

GABRIEL.

Je ne refuse pas de le lui rendre, je refuse de le lui vendre.

DIANE, à £on père. Donne-moi cette circulaire, (a Gabriel.) Monsieur Gabriel, je vous en prie.

GABRIEL. <

Vous avez dit qu'il vous les fallait pour demain , vous les aurez, monsieur.

GABRIEL LAMBERT 179

LOUISE.

Quel empressement !

RICHARD.

Est-ce que vous ne pourriez pas^ ce soir, m'envoyer tou- jours ce que vous aurez de fait?

GABRIEL, tirant sa montre.

Deux heures I... je crois pouvoir vous promettre le tout pour ce soir, monsieur.

DIANE.

Déjà deux heures , et vous n'avez pas encore fait la moitié de vos visites, mon père.

GABRIEL, ouvrant on carton et prenant un papier. Cette écriture-là vous paraît-elle assez lisible ?

RICHARD.

Je crois bien !

DIANE , feuilletant le carton. Oh ! le joli paysage 1... Mais c'est une gravure I

GABRIEL.

C'est un dessin à la plume.

DUNE.

De qui ?

GABRIEL.

De moi.

DIANE.

Un original ?

GABRIEL.

Hélas! non, mademoiselle, une copie.

DIANE.

C'est vrai, vous avez toujours eu du goût pour le dessin... Quand j'étais petite , vous vouliez toujours faire mon por- trait,

GABRIEL.

Vous étiez si jolie !...

DIANE.

Suis-je donc changée ?

GABRIEL.

Oui, vous êtes devenue belle !

LOUISE, à part.

Oh! impossible, impossible!... Je souffre trop !

(Elle sort.)

180 THEATRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SCÈNE YIII Les Mêmes, hors LOUISE.

RICHARD.

Il est donc convenu que vous vous mettez à mes circulaires tout de suite ?

GABRIEL.

A l'instant !

RICHARD.

Que, dans deux heures, j'envoie prendre ce qu'il y a de fait^ et que, ce soir, vous m'apportez le reste?

GABRIEL.

C'est convenu.

DIANE.

Adieu, monsieur Lambert... Adieu, mademoiselle... Tiens, elle n'est plus là! Vous ferez mes compliments à votre cou- sine, monsieur Gabriel.

LAMBERT.

Je vais vous conduire par le clos, cela vous raccourcit au moins de cinq cents pas !

(Elle sort avec Richard et Diane.)

SCÈNE IX

GABRIEL, seul.

Oh ! je ne m'étais donc pas trompé ; à Paris, elle m'avait reconnu, et elle est revenue chez le graveur, et elle s'est in formée de moi, et elle se souvient de tout, comme moi. Elle a voulu que je la nommasse Charlotte, comme autrefois. Quelle étrange chose ! Voilà une femme que je n'avais pas vue de- puis douze ans, si ce n'est un instant, à Paris... Je la revois, et elle entre violemmeni dans mon cœur et en chasse tout ce qui s'y trouvait avant elle. Kon! pas avant elle ; la première, elle y est entrée, et jamais elle n'en est sortie! Comme elle m'a, par pure coquetterie sans doute, un inst;>nt traité en égal! À ce point que, si je l'avais voulu, j'aurais pu croire qu'elle était jalouse de Louise!... Pauvre Louise!... Heureu- sement que son père a eu la pitié de me faire comprendre que je n'étais qu'un \alet qu'on payait!.,, car il nie payera les

GABRIEL LAMBEKT 181

circulaires, et je serai forcé d'accepter son argent, je suis son inlérieur, je n'ai pas le droit de lui rendre un service. Allons, copiste, à l'oeuvre !

(ii se met au travail.]

SCÈNE X

GABRIEL, copiant ; GASPARD, paraissant sur l'appai de la fenêtre ; il est vêla d'une bioase, il porte nn bonnet de police et un pantalon d'uniforme.

GASPARD.

Par ma foi, je les ai distancés. Ce que c'est que d'avoir étudié le pas gymnastique!... Une fenêtre ouverte, pas de portier, inutile de demander le cordon. M'y voilà ; ouf 1 Quelqu'un...

Il Ta sur la poiale du pied à une grande armoire, il se blottit ; an mo- ment où il ferme la porte sur lui, Gabriel se retourne. GABRIEL.

Hein! Qui va là?... Personnel

(il se remet au travail.) GASPARD, ouTraut doucement l armoire. Cela sent terriblement le renfermé ici !... Heureusement qu'il y a du liquide.

GABRIEL.

Et quand on pense qu'il faut que j'écrive cinquante fois: a Monsieur, je viens solliciter l'iionneur... » Sot métier que celui que je fais 1

(il écrit.)

SCÈNE XI

Les Mêmes, un Brigadier de gendarmerie, un Gendarme.

le gendarme. Brîgadier, je vous affirme que je l'ai vu se diriger de ce côté.

LE BRIGADIER.

Explorons! Bonjour, monsieur Gabriel.

GABRIEL.

Ah! c'est vous, monsieur Dumont!

xxiv. 11

182 THÉÂTRE COMPLET d'âLEX. DUMAS

LE BRIGADIER.

Personnellement !

GABRIEL.

Est-ce que vous viendriez m'arrêter, par hasard?

LE BRIGADIER.

Vous? Allons donc!... Les honnêtes gens comme vous et moi, monsieur Gabriel, ne sont point susceptibles d'être arrêtés Non, nous sommes à la poursuite d'un déserteur.

GABRIEL.

Bah 1... Ce n'est point à celle de Gaspard Durel ?

LE BRIGADIER.

6i fait, au contraire I... Vous savez donc qu'il a déserté?

GABRIEL.

Mon père m'a dit vous avoir rencontré.

LE BRIGADIER.

C'est vrai; cela me fera de la peine d'incarcérer le fils du vieux père Durel, qui est mon ami ; mais le devoir avant tout !

LE GENDARME.

Brigadier!

LE BRIGADIER.

Gendarme?

LE GENDARME.

Je vous assure que, s'il n'est pas dans la ferme du papa Lambert, il n'en est pas loin.

LE BRIGADIER.

A.vez-vous vu quelque chose, monsieur Gabriel ?

GABRIEL,

Non ; mais vous êtes libre de chercher, brigadier. La mai- son esta vous, et, si vous voulez commencer par cette cham- bre...

LE BRIGADIER.

Inutile de nous arrêter, monsieur Gabriel; nous autres gendarmes, nous ne nous arrêtons jamais!... Il aura pris le petit chemin qui longe la ferme et qui conduit au bois Paulet.

GABRIEL.

Probablement.

Brigadier!

Gendarme?

LE GENDARME. LE BRIGADIER.

GABRIEL LAMBERT 183

LE GENDABME.

Demandons à M. Gabriel la permission de traverser la ferme, cela nous raccourcira d'un demi-kilomètre.

GABRIEL.

Traversez, brigadier, traversez!

LE BRIGADIER, enjambant la fcnôtre. C'est permis?

GABRIEL.

Je le crois bien!

LE BRIGADIER.

Escalade, mais sans effraction.

GABRIEL, aa brigadier. Comme vous avez chaud! voulez-vous vous rafraîchir?

LE GENDARME.

Brigadier!

LE BRIGADIER.

Gendarme?

LE GENDARME.

Ce jeune liomme vous fait une proposition, celle de vous rafraîchir! Bien volontiers, monsieur Gabriel.

LE BRIGADIER.

Gendarme, si ce jeune homme me fait une proposition, c'est à moi d'y répondre, (a Gabriel.) Monsieur Gabriel, vous êtes bien honnête. (Gabriel met la main à la clef de l'armoire, le brigadier l'arrête.) Mai?, dans l'eserclce de mes fonctions, je n'absorbe jamais; redonnez-moi un tour de clef à ceite ar- moire. Et, nous, gendarme...

LE GENDARME.

Brigadier?

LE BRIGADIER.

Au bois Paulet! Bonjour au père Lambert, monsieur Ga- briel.

(il sort suiTi du gendarme.)

SCENE Xll

GABRIEL, travaillant; GASPARD, enlr'ouvrant la porte de 1 armoire.

GASPARD, dans l'armoire j allongeant le bras en dehors. Bonjour, Gabriel l

(il sort tout k fait.)

184 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

GABRIEL, se retournant. Gaspard I toi! toi! ici?

GASPARD.

Je n'ai plus une goutte de sang dans mon bonnet de police.

GABRIEL.

Comment! tu étais caché là, dans cette armoire? Et quand je pense que j'ai failli l'ouvrir I

GASPARD.

Et je dois aiêaie L'avouer que, moi qui ne perdais pas une parole de ce qui se disait ici, j'ai trouvé que, pour un cama- rade, tu avais une bien mauvaise idée d'offrir la goutte à ce brigadier, qui me donnait la chasse... Dire que, s'il avait eu la pépie, j'étais pincé!

GABRIEL.

Pardonne-moi, Gaspard ; qui pouvait deviner...?

GASPARD.

Mais, en principe, est-ce que l'on offre jamais à boire à la force armée !...

GABRIEL.

Tu es donc réellement déserteur, mon pauvre Gaspard ?

GASPARD.

Les mauvaises langues disent cela parce que j'ai quitté le régiment deux ans avant mon temps fini; mais il ne faut pas les croire, je suis en rupture de garnison.

GABRIEL.

En rupture de garnison?

GASPARD.

Oui, c'est un mot que j'ai trouvé pour expliquer ma posi- tion sociale aux autorités.

GABRIEL.

Ainsi c'était bien toi qu'ils poursuivaient?

GASPARD.

Tu l'as dit, mon fils.

(il semble chercher et ouvre les portes, les unes après les autres.) GABRIEL.

Que diable fais-tu?

GASPARD.

Ne t'inquiète pas, je cherche... Va toujours, j'ai trouvél Va donc voir si personne ne vient.

Gabriel romoute au fond, Gaspard disparaît dans le cabinet Gabriel a changé d'habits.

GABRIEL LAMBERT 185

GABRIEL,

Mais tu es perdu!

GASPARD, du cabinet.

Si je suis arrêté, mais je ne le suis pas encore!

GABRIEL.

Malheureux! c'est qu'il y va tout bonnement de la vie.

GASPARD.

Cinq ou six balles dans l'estomac pour m'ouvrir l'appétit; mais on ne me pincera pas!

GABRIEL, redescendant.

Avec ton bonnet de police et ton pantalon rouge?

GASPARD.

Oui, je sais... C'est imprudent; mais, que veux-tu! je n'avais pas encore trouvé l'occasion de m'en défaire avanta- tïeusement. (Sortant habillé en paysan.) Mais, maintenant que je Vai trouvée, je suis plus tranquille.

GABRIEL.

Mais ce sont mes habits que tu as là!

GASPARD.

Ne trouves-tu pas qu'ils me vont comme s'ils étaient faits pour moi! Tu n'es pas malheureux d'avoir une garde-robe si bien montée, tout en double! muscadin, va!

GABRIKL.

Mon pauvre Gaspard, si mes habits assuraient ta fuite, je serais trop heureux!

GASPARD,

En tout cas, ils y contribueront.

GABRIEL.

J'ai un travail pressé... tu permets?...

(U se remet an travail.) GASPARD, s'approche de lui.

Mazette! tu as une belle écriture, toil Oh! c'est moulé i

GABRIEL.

Mais pourquoi donc as-tu déserté?

GASPARD.

Pour une foule de raisons, toutes meilleures les unes que les autres... Les tambours avaient des figures qui me déplai- saient... la grosse caisse était trop maigre... le flageolet trop gras... la vivandière trop rouge, et les sapeurs trop pâles!.,, il n'y avait que le sergent qui m'allait ; mais, dans une petite conversation, je lui offris deux soufflets, et... tu sais...

186 THÉÂTRE COMPLET D'AlEX. DUMAS

au bout de cela... il y a le conseil de guerre... Ma foi, je ne l'attendis pas!... Ah! sacristi ! que j'ai soif! (Gabriel fait un mouveraont.) Non! ne te dérange pas! (il va prendre une bouleillû et un verre dans l'armoire, puis il boit.) Hum! il est bon, ce vin-là I

GABRIEL.

C'est le vin du papa Lambert. Ah çà! d'où viens-tu?

GASPARD.

De Vannes.

GABRIEL.

Et que comptes-tu faireT

GASPARD.

Aller à Paris.

GABRIEL.

A Paris! C'est que tout le monde va !

GASPARD.

Parce que chacun y trouve chaussure à son pied ; parce que la femme, pourvu qu'elle soit gentille, l'homme, pourvu qu'il soit adroit, y font fortuiie, plus ou moins honnête- ment, bien entendu; mais, s'il n'y avait que les honnêtes gens qui y fissent fortune, il y aurait trop de capitaux en souffrance.

GABRIEL.

Mais, pour aller à Paris, tu as donc de l'argent?

GASPARD.

Pas un souf

GABRIEL.

Comment vas-tu faire, alors?

GASPARD.

Bon! est-ce que le hasard n'est point là? Tout à l'heure, jo n'avais pas d'habits, ou, bien pis que cela, j'avais des habits compromettants : !e hnsard y a pourvu, comme tu vois; il mo faut combien pour aller à Paris?

GABRIEL.

Il te faut trois jours.

GASPARD.

Non, il me faut cent francs... Eh bien, le hasard y pour- voira!.., Préte-moi cent francs, Gabriel.

GABRIEL.

Mon pauvre ami, je n'ai jamais eu cent francs.

GABRIEL LAMBERT 187

GASPARD.

Emprunte-les à ton père.

GABRIEL.

Sous quel prétexte?

GASPARD.

Bah! à un père, est-ce qu'on lui donne des prétextes

GABRIEL.

Impossible I

GASPARD.

Dis-lui que c'est pour un ami dans le besoin. .

GABaiEL.

Il voudrait connaître l'ami, et, tu le sais, il ne t'a jamais porté dans son cœur^ le papa Lambert.

GASPARD.

Que c'est drôle qu'il y ait des gens qui viennent au monde avec des idées comme celles-là !

GABRIEL.

Que veux-tu! ce sont les siennes.

GASPARD.

Alors, ne demande pas, prends!

GABRIEL.

Un vol, Gaspard!

GASPARD.

Avancement d'hoirie, voilà tout, puisque tu es fils unique; aussitôt mon arrivée à Paris, à la première affaire que je fais, je te renvoie tes cent francs.

GABRIEL.

Je te l'ai dit, Gaspard, impossible! mes habits, c'est bien, ils sont à moi, tu les prends, à merveille; mais l'argent du père, non.

GASPARD.

Oh! Gabriel, de la part d'un ami, je n'aurais jamais cru cela, fi!... Bon! qui est-ce qui nous arrive?

SCÈNE XIII Les Mêmes, un Domestique.

LE domestique.

M, Gabriel Lambert!

188 THEATRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

GABRIEL.

C'est moi.

LE DOMESTIQUE.

Je -viens, de la part de M. le baron Richard, prendre ce qu'il y a de circulaires faites, afin qu'elles puissent partir par la poste aujourd'hui.

GABRIEL.

En voici une trentaine; dans deux heures, je lui porterai le reste.

LE DOMESTIQUE.

Mon maître m'a chargé de vous remettre ce petit paquet.

GABRIEL, l'ouvrant.

Soixante francs! Merci, mon ami; faites-moi le plaisir de rendre cet argent à votre maître.

LE DOMESTIQUE.

Il est sorti.

GABRIEL.

Mais mademoiselle Diane est-elle sortie, elle?

LE DOMESTIQUE.

Non, monsieur.

GABRIEL.

Remettez ces soixante francs à mademoiselh Diane, alors, et dites-lui que je n'estime pas si haut mon travail de quel- ques heures.

LE DOMESTIQUE.

Ce sera fait, monsieur.

(il sort.) GASPARD, à part.

Presque la somme qu'il me faudrait, et il la refuse!... Ah! je comprends, nous faisons le fier, à cause de la demoiselle.

SCÈNE XIV GASPARD, GABRIEL.

GASPARD.

Tu ne seras jamais riche, mon pauvre Gabriel.

GABRIEL.

Que veux-tu ! on a des répugnances.

GASPARD.

Et cependant tu aurais pu me prêter cette somme que tu

GABRIEL LAMBERT 189

avais gagnée honnêtement et qui pouvait me sauver la vie; si j'avais fait toutes ces réflexions-là pour me jeter à l'eau quand tu te noyais !...

GABRIEL, lui donnant la main.

Je le sais, mon ami, et crois que, s'il eût été possible... mais j'avais des raisons sérieuses pour refuser.

GASPARD.

Bon! je les connais, tes raisons.

GABRIEL.

Tu les connais?

GASPARD.

Veux-tu que je te les dise? Tu es amoureux de mademoi- selle Richard.

GABRIEL.

Moi! qui t'a dit cela?

GASPARD.

Et tu veux faire le généreux vis-à-vis d'elle.

GABRIEL.

Tais-toi^ Gaspard! si Louise t'entendait...

GASPARD.

Bien!... il y a mademoiselle Louise et mademoiselle Dianel Ôh! Lovelace que tu esl Veux-tu me prêter les cent francs?

GABRIEL.

Mais puisque je ne les ai pas!

GASPARD.

Alors, je vais trouver mademoiselle Diane, et je lui rappel- lerai que, le jour tu te noyais, parce que tu avais voulu cueillir une fleur qu'elle désirait...

GABRIEL.

Ne fais pas cela, Gaspard!

GASPARD.

Pourquoi donc?

GABRIEL.

Parce que je ne veux pas.

GASPARD.

Alors, comme il me faut absolument cent francs, si tu ne veux pas que je les demande à mademoiselle Richard, préle- les-moi.

GABRIEL.

Je n'ai pas cent francs, Gaspard; mais tout ce que j'ai, je vais te lo donner : ma montre d'abord, tiens, prends... Avec

il,

190 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

la chaîne, elle vaut bien deux louis; puis cette bague, un sou- venir de Louise.

GASPARD.

Est-ce bien tout ce que tu as sur toi?

GABRIEL, se fouillant et jetant toat ce qu il a sur la table. Tiens, juges-en toi-méine!

GASPARD.

Brave cœur, tu te dépouilles pour moi! Mais, comme je ne suis pas Ger et que je n'aime pas mademoiselle Richard...

GABRIEL.

Tais-toi !

GASPARD.

l'accepte tout, même ce billet de deux cents francs.

GABRIEL.

Non, ce billet n'est point à moi. (il Je prend des mains de Gaspard, le déchire, et le jette dans la cheminée.) GASPARD.

Comment! tu déchires les billets de banque qui ne t'appar- tiennent pas!

GABRIEL.

Ne me demande pas d'explications, Gaspard ; j'ai fait tout ce que je pouvais p^ur toi ! Je t'ai donné mes habits, le peu que j'aide i»ijoux, tout ce que j'avais d'argent ; va-t'en, Gas- pard, va-t'ea !

GASPARD.

C'est bien, je m'en vais! Adieu, Gabriel ! (Regardant los frag- ments iu billet déchiré.) On reviendrai...

(Il sort.)

SCÈNE XV

GABRIBL, DIANE, suivie du Domestique.

GABRIEL, avec un certain effr()i. Vous ! VOUS ici, mademoiselle !

DIA>'E.

Pourquoi pas ? N'y suis-je pas venue tantôt avec mon père?

GABRIEL.

Sans doute, mais...

DIANE.

Mais j'étais avec mon père, voulcz-vous dire? Eh bien,

GABRIEL LAMBERT 191

maintenant, je me suis fait accompngner par un domestique j d'ailleurs, je ne croyais point que ce fût pour le viHaj^'e et pour des amis que celle grande étiquette était faite.

GABRIEL.

Pardonnez-moi ! parfois, dans mes distractions, je ne sais ce que je dis.

DIANE.

Laissez-moi vous expliquer ma démarche , puisqu'elle vous parait avoir besoin d être expliquée. J'ai appris, par le domestique de mon père, que vous aviez refusé l'argent qu'il vous avait envoyé. Il ne faut pas en vouloir à mon père, Gabriel.

(Gaspard rentre, et se glisse dans le cabinet aux babils. GABRIEL.

Mademoiselle...

DIANE.

Les banquiers, voyez-vous, cela ne connaît qu'une chose, l'argent ; mais, moi qui comprends votre délicatesse, cher monsieur Gabriel, et qui ne veux pas me brouiller avec vous pour les quinze jours que nous avons à passer à Saint- Dolay...

GABRIEL.

Ah! vous restez quinze jours à Saint-Dolay, mademoiselle? Quel bonheur !

DIANE, souriant. C'est un bonheur?

GABRIEL.

Pour moi, qui vous verrai pendant ces quinze jours.

DIANE.

Ne nous réjouissons pas trop cependant, cela dépendra des nouvelles que mon père attend ce soir; peut-êlre serons-nous forcés de partir demain !

GABRIEL.

Oh! vous n'étant plus là, que deviendrai-je ?

DIANE.

Vous épouserez mademoiselle Louise !

GABRIEL.

Diane !

DIANE.

Mais je ne suis pas venue pour tout cela, je suis venue pour vous dire que je compienais votre conduite vis-à-vis de mon

192 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

père, et pour ajouter qu'en refusant de l'argent, vous accep- teriez, je l'espère, un brimborion qui n'aurait d'autre niérile que de m'avoir appartenu... Donnez-moi votre montre, je veux y attacher moi-même ce cachet I

GABUIEL.

Ma montre ? je n'ai pas de montre, mademoiselle.

DIANE.

Je vous en ai vu une tout à l'heure !

GABRIEL.

Depuis que vous l'avez vue, je l'ai donnée à un ami qui est dans le besoin ; mais n'importe, je garderai précieusement ce cachet comme le souvenir d'un passé qui malheureusement ne peut pas revenir.

DIANE.

Et voici ma main, en mémoire du présent.

GABRIEL.

Dh ! mademoiselle, vous voulez donc me rendre fou I

(il lui baise la maie.)

SCÈNE XVI Les Mêmes, LOUISE.

LOUISE.

Ali ! mon Dieu , pardonnez-moi, Gabriel, je croyais made- moiselle partie depuis longtemps !

DIANE,

J'étais partie, c'est vrai, mademoiselle; mais je suis revenue pour remercier M. Gabriel de sa délicatesse envers mon père; et, comme le remerciaient est fait, cette fois je prends vériia- blement congé de lui et de vous. Adieu, monsieur Gabriel!.., Alademoisellel...

(Elle fait un léger signe de tète et sort. )

SCÈNE XVII GABRIEL, LOUISE.

GABIUEL.

Tu avais quelque chose à me dire, Louise?

GABRIEL LAMBERT 193

LOCISE.

Oui ! une mauvais»? nouvelle à te donner ; ce qui fait que je ne le gronde pas pour le mal que tu me causes, mon pau- vre ami.

GABRIEL.

Du mal... moi! et en quoi?

I-OUISE.

Rien ; pardon de ce qui m'amène. Je t'apporte une lettre que vient de recevoir ton père et qui le rend bien malheu- reux.

GABRIEL.

Qu'annonce donc celte lettre ?

LOUISE.

Elle annonce que l'homme d'affaires chez lequel ton père avait déposé les fonds pour payer ses acquisitions, vient de disparaître.

GABRIEL.

Won Dieu !

LOUISE,

De sorte qu'un voyage à Paris est indispensable.

GABRIEL.

Et pourquoi mon père n'y va-t-il pas lui-même, à Paris ?

LOUISE.

Ton père, Gabriel? à peine sait-il lire et écrire; il ne con- naît point Paris, que tu connais. Est-ce un homme comme lui, voyons, qui peut poursuivre une semblable affaire ?

GABRIEL.

Mais qui ira donc, alors ?

LOUISE.

Mais il me semble qu'à défaut de ton père, il n'y a que toi.

GABRIEL.

Moi? c'est impossible!

LOUISE.

Impossible! et pourquoi?

GABRIEL.

Difficile, je voulais dire : mon père ne m'a-t-il pas chargé des travaux de la ferme?

LOUISE.

Ton absence ne sera pas longue, quinze jours tout au

194 THÉÂTRE COMPLET D'àLEX. DUMAS

GABRIEL, a part.

Quinze jours! juste le temps qu'elle a à rester ici.

LOUISE.

ru dis?

CABRI EL.

Je dia que décidément je ne partirai pas.

LOUISE.

Tu ne partiras pas, Gabriel î quand il s'agit d'une somme, c^ui comprend à peu près toutes les économies de ton père. Ah! ce refus n'est point naturel , mon ami, et quelque chose que tu ne peux ou plutôt que tu ne veux pas dire te retient ici.

GABRIEL.

Ah çà! mais, ce matin, tu avais si grand'peur que je ne te quittasse, et, ce soir, voilà que tu veux, bon gré mal gré. m'envoyer à Paris !

LOUISE.

Mon ami, je te parlais de la Providence ce matin; qui te dit que ce n'est point la Providence qui nous envoie un malheur pour nous sauver ?

GABIUEL.

Je ne sais ce que tu veux dire, Louise, ni ce que la Provi- dence a à faire dans tout ceci. En attendant, je vais voir le père et causer avec lui.

LOUISE,

C'est-à-dire que tu vas essayer de lui persuader que c'est à lui, et non à toi, de faire le voyage... Malheureux, n'était-ce donc pas assez de sacrifier l'un de nous sans nous sacrifier tous les deux I

GABRIEL.

Des reproches, Louise ! Ah I si nous en sommes à nous que- reller avant le ménage!

LOUISE, tombant sur nno chaise. Non, non; va, mon ami! il est important qu'une prompte décision soit prise d'une f;içon ou de l'autre, val GABIUEL, la regardant. Pauvre Louise I

(il sort.)

GABRIEL LAMBERT 195

SCÈNE XVIII LOUISE, puis Gaspard, sortant du cabinet. LOUISE.

Comme il l'aime, mon Dieu .'

GASPARD.

Je crois que voilà le moment!

LOUISE, à elle-même.

J'ai fait ce que j'ai pour l'éloigner d'elle, et je n'ai pu y réussir... Ah! il a beau chercher des prétextes, c'est pour elle qu'il reste. Que faire ?

GASPARD.

Voulez- vous un bon moyen, mademoiselle Louise?

LOUISE, se levant. Qui êtes-vous?

GASPARD.

Pas de crainte, je suis le fils du père Durel : Gaspard.

LOUISE.

Pas possible!

GASPARD.

Par malheur, je n'ai pas le temps de vous montrer mon acte de naissance. Les moments sont précieux! Vous cherchez un moyen de l'éloigner, Gabriel, n'est-ce pas?

LOUISE.

Oui, oui, et je n'en trouve point. En auriez-vous un, vous?

GASPARD.

Infaillible! dites-lui tout simplement, comme cela, en l'air, que mademoiselle Diane part demain, et il partira ce soir.

LOUISE.

Oh! il est doncvrai que c'était pour elle!

GASPARD.

Je n'ai pas besoin de vous en dire davantage; d'abord, je ne suis pas revenu pour cela, (a part, regardant le billet.) Il y est toujours! (iiaut.) J'ai perdu mon briquet et je suis revenu pour allumer ma pipe. Voilà tout justement du papier à terre près

de la cheminée. (U ramasse les morceaux du billet déchiré par Gabriel.) En les recollant, cela vaudra du neuf! (Regardant.) Tiens... il clail faux!... Comment! comment! Gabriel s'amuse à faire de

196 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

faux billets de banque dans ses moments perdus! ça ne m'é- tonne plus qu'il n'ait pas voulu me le donner. Allons, allons, ne vous désespérez pas, ma petite mère!... (a part.) Elle ne jterdra pas grand'cliose en perdant Gabriell... Il finira mal, ce garçon-là! il finira mal !

(il sort. Louise n'a entendu que ce qui a rapport à Diane.)

SCÈNE XIX LOUISE, puis GABRIEL et LAMBERT.

GABRIEL, entrant avec Lambert. Vous m'approuvez, n'est-ce pas, mon père?

LAMBERT.

Tu me donnes de bonnes raisons, c'est vrai ! cependant, j'aurais mieux aimé que ce fût toi qui ailles là-bas! un homme d'iiffaires, un étranger, ne prendra jamais nos intérêts comme toi ou moi.

LOUISE, à Lambert.

Mais pourquoi chargez-vous de cela un étranger?

LAMBERT.

Qui veux-tu que nous en chargions?

LOUISE.

Un ami, M. Richard, par exemple.

GABRIEL.

M. Richard?... Impossible! il reste ici quinze jours.

LOUISE.

C'était son intention d'abord, mais il paraît qu'il a changé d'avis, il retourne demain à Paris.

GABRIEL, à Louise. Comment sais-tu?...

LOUISE.

Le domestique est venu demander si les circulaires étaient faites, en disant que son maître avait reçu des nouvelles qui le forçaient de quitter immédiatement Saint-Dolay avec made- moiselle Diane; ne m'en demandez pas davantage, je dis ce que je sais.

LAMBERT.

C'est une idée, ça, ma petite Louise^, et je vais jusqu'au château,

GABniEL LAMBERT 197

GABRIEL.

Si cependant, mon père, j'étais sûr...

LAMDERT.

De quoi?

GABRIEL.

Que ma présence ne fût point indispensable ici.

LOUISE.

Pour ma part, je ferai tout ce que je pourrai.

LAMBERT.

Quant à moi, il me semble qu'en moins de huit jours, on peut couler cette affaire.

GABRIEL.

Dame, mon père, si vous y tenez absolument!

LOUISE, à part.

0 mon Dieu! donnez-moi la force de ne pas pleurer.

GABRIEL.

Je n'insisterai pas davantage, je suis prêt à partir.

LOUISE, de même.

Oh ! Gaspard me l'avait bien dit !

LAMBERT.

Eh bien, alors, demain si tu veux.

GABRIEL,

Pourquoi attendre à demain? Du moment que la décision est prise, le mieux est de l'exécuter tout de suite. LOUISE, de même. Mon Dieu!

LAMBERT.

Eh bien, donc, ce soir, si tu veux?

GABRIEL.

Alors, je n'ai pas de temps à perdre pour faire ma valise.

LOUISE.

Veux-tu que je t'aide, Gabriel?

GABRIEL.

On n'a pas besoin d'être deux pour cela!

LAMBERT.

Eh bien^ moi, Gabriel, je vais chercher l'argent nécessaire à ton voyage.

(li sort.) LOUISE.

Oui, tu as raison, Gabriel, on n'a jamais besoin d'être deux quand il y en a un des deux qui n'aime plus l'autre. (Lam-

198 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

bert revient.) Ohl mon oncle, j'ai bien des choses à vous dire, allez !

SCÈNE XX LOUISE, LAMBERT.

LAMBERT.

Parle, mon enfant, jet'écoute; mais qu'as-tu donc, mon Dieu? tu es tout en larmes!

LOUISE.

Oh! je suis bien malheureuse!

LAMDERT.

Toi, malheureuse! quelqu'un t'aurait-il offensée? Je ne suis qu'un vieillard, mais malheur à celui qui oserait tou- cher à un cheveu de ta tôiel Parle, mon enfant; que t'a-t-on fait?

LOUISE.

Gabriel ne m'aime plus, mon oncle!

LAMBERT.

Tu es folle! il y a une heure que, là, chez moi, il me disait qu'il ne voulait point aller à Paris à cause de toi.

LOUISE.

Il vous a trompé, il ne voulait point aller à Paris parce qu'il croyait que mademoiselle Richard restait ici.

LAMBERT.

Comment?

LOUISE.

Mai>:, quand, voulant l'éloigiier d'elle, je lui ai dit qu'elle partait, vous avez vu avec quel empressement il se met en route!

LAMBERT.

Alors, ce départ de mademoiselle Richard?...

LOUISE.

Est un mensonge inventé par moi; Gabriel aime cette jeune fille, c'est moi qui vous le dis!

LAMBERT.

Et je n'ai rien vu, je n'ai rieti deviné! Ahl...Eh bien, c'est à moi qu'il va répondre de sa trahison!

LOUISE.

Mon oncle, pas un mot ! il ne reviendrait plus.

GABRIEL LAMBERT 199

LAMBERT.

Eh bien, serait le mal quand il ne reviendrait pas? Crois- tu qu'une belle et bonne fille con:ime toi ne trouvera pas tou- jours l'équivalent d'un drôle comme lui!

LOUISE.

Oh ! vous ne savez pas tout, mon oncle, vous ne savez pas tout!

LAMBERT.

Qu'y a-t-il donc encore?

LOUISE.

Mon oncle ! . , .

LAMBERT.

Parle!

LOUISE, tombant à genoux. C'est que je ne peux plus en épouser im autre!

LAMBERT.

Toi ! et c'est ce misérable ! ...

LOUISE.

Hélas! ne le maudissez pas seul! je suis aussi coupable que

lui!

LAMBERT.

Mais alors, je ne veux pas qu'il parte 1 je veux qu'il reste ! je veux qu'il t'épouse!

LOUISE.

Non, pour l'amour du ciel ! laissez-ie aller à Paris. S'il reste ici, il la verra tous les jours. A Paris, au contraire, le souve- nir de cette jeune fille s'eiTacera. Quand il reviendra, elle ne sera plus ici. Dans ce moment, mon père, je ne demande que voire pardon.

LAMBERT.

Viens dans mes bras, ma fille! viens-y avec confiance! Tu n'es ni la Ma leleine ni la femme adulière, et le Seigneur leur a cependant pardonné à toutes deux, (ii l'embrasse.) Mamtenant, du calme, je me relire, je ne veux pas le voir, je ne pourrais m'empécher de lui dire ce que je pense de lui. (ii lui donne do l'argeui.) Tiens, tu lui remettras cet argent en lui disant que jo le dispense de me faire ses adieux. Mais toi ! oh ! embrasse- moi, Louise!

(il sort.)

200 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SCÈNE XXI LOUISE, puis GABRIEL.

LOUISE.

Mon Dieu, pardonnez-moi le mensonge que j'ai fait à Ga- briel, mon excuse est dans mon amour.

(Entre Gabriel, le sac aa dos, le bâton à la main; Rougeotle le suit, portant

une petite valise.)

GABRIEL.

Me voici prêt. Louise, est mon père?

LOUISE.

Il est dans sa chambre.

GABRIEL.

Je vais lui dire adieu.

LOUISE.

Mon Gabriel, crois-moi, n'y va pas.

GABItlEL.

Pourquoi?

LOUISE.

Au moment de se séparer de toi, le cœur lui a manqué, il m'a chargé de te remettre cet argent. Tout à l'heure il voulait te retenir, c'est moi qui ai insisté pour qu'il te laissât partir. S'il te revoit, je ne réponds de rien.

GABRIEL.

Tu crois?

LOUISE.

Si cependant le désir de l'embrasser est plus fort que la crainte qu'il ne te retienne, va Gabriel, val...

GABRIEL.

Non. Tu te chargeras de mes adieux pour lui, Louise. Rougeotte, va en avant, ma fille, je te rejoins.

(Rougeotte se met à pleurer.) GABRIEL.

Eh bien, qu'as-tu donc!

ROUGEOTTE.

J'ai que cela me gribouille l'estomac de vous voir partir; mais, que voulez-vous, quand il le faut, il le faut!

(Elle sort.)

GABRIEL LAMBERT 201

SCÈNE XXII LOUISE, GABRIEL.

LOUISE.

Et toi, Gabriel, es-tu donc le seul à qui cette séparation, si courte qu'elle doive être, ne tire pas des larmes des yeux?

GABRIEL.

Ne pleure pas ainsi, Louise!

LOUISE.

Comment veux-tu que je ne pleure pas, quand je sens que tu emportes avec toi mon espérance, mon bonheur, ma vie!

GABRIEL.

Ah! mon Dieu , tu vas m'ôter tout courage. A bientôt, ma Louise, à bientôt!

(il s'éloigne; Lonise tombe à genoux.)

LOUISE. 0 mon Dieu! mon Dieu! (Ses yeux sont attirés par les morceaax

du billet de baoqne déchiré.) Qu'est-ce cela? Gabriel! Gabriel ! re- viens!

GABRIEL, reTenant. Qu'y a-t-il?

LOUISE. Je suis toute tremblante, vois! (Lui présentant un fragment du

billet de banque.) Qu'est-ce que c'est que cela, et d'où peut ve- nir ce morceau de billet de banque?

GABRIEL.

D'un billet de deux cents francs qui ne valait rien, et que j'ai déchiré.

LOUISE.

Comment! il ne valait rien? Il y a donc des billets de ban- que qui ne valent rien?

GABRIEL.

Sans doute, les billets faux.

LOUISE.

Mais d'où vient celui-ci?

GABRIEL.

L'autre jour, mon père a reçu un billet, un vrai, je l'ai imité à la plume.

202 THÉÂTRE COMPLET D'aLEX. DUMAS

LOUISE. 0\ ! ne me dis pas cela, tu me fais peurl

GABRIEL.

Alil par exemple, peur de quoi?

LOUISE.

Je n'en sais rien, c'est comme un pressentiment.

GABRIEL, l'embrassant.

Tiens, voilà la monnaie de ce billet qui t'inquiète.

LOUISE, insensible à ses caresses. Regarde, Gabriel 1

GABRIEL, avec une certaine impatience. Quoi? que veux-tu que je regarde?

LOUISE.

Regarde ce qui est écrit : La loi punit de mort le contre- facteur.

GABRIEL.

C'est vrai! mais que m'importe à moi cette menace terrible? La punition est pour ceux qui en font un métier! moi , je n'ai rien à craindre! Adieu encore, Louise I adieu, ou plutôt au revoir!

(il s'éloigne.) LOUISE, tombant sur une chaise. La loi punit de mort le contrefacteur l

ACTE PREMIER

Un jardin éclairé somptueusement avec girandoles et verres de couleur. A droite un pavillon praticable, ouvert face an public, et laissant voir des salons brillamment éclairés ; des tables de jeu sont à l'inlérieur.

SCENE PREMIERE

FABIEN, DE LUSSAN; Invités, Hommes et Femmes, se promenant daus le jardin.

FAB1E?>%

Est-ce une consultation que tu désires, cher ami?

GABRIEL LAMBERT 203

DE LUSSAN.

Dieu merci, non... Je me porte assez bien pour n'avoir pas

besoin de recourir à la science.

FABIEN,

Quoique médecin, je t'en félicite et de tout mon cœur.

DE LUSSAX.

Merci; seulement, je désire savoir si, parmi tes nombreux clients, tu n'en aurais pas quelqu'un ayant habité la Guade- loupe.

FABIEN.

Dans quel but me demandes-tu cela?

DE LOSSAN.

Oh! mon Dieu, c'est simple comme bonjour... J'aime mademoiselle Richard.

FABIEN.

Diane?...

DE LUSSAN.

Ouil

FABIEN.

Elle ou la cassette de son père ?

DE Ll'SSAN.

Je suis assez riche pour avoir le droit de ne pas être soup- çonné de spéculation... quand je dis : J'aime!... J'ai tout lieu de croire que j'allais être payé de retour, comme on dit dans les romances, dans les devises de confiseur, et dans les opé- ras comiques... lorsqu'un certain vicomte Henri de Faverne est venu se jeter dans mes amours...

FABIEN.

Et y a fait un trou?

DE LUSSAN.

Justement... Or, ce M. Henri de Faverne... qui joue un jeu d'enfer... qui a les plus beaux chevaux, qui parie aux courses, en attendant qu'il fa-se courir,... quand on lui demande qui il est et d'où il vient, dit appartenir à une riche famille de colons, qui a des biens à la Guadeloupe.

FABIEN.

Et tu soupçonnes la vérité de ce récit?

DE LUSSAN.

Mon cher docteur, rien n'est soupçonneux comme un pré- tendant évincé.

204 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DDMA3

FABIEN.

Comment, tu en es là!... évincé?...

DE LUSSAN.

Non, mais il y a eu balance.

FABIEN.

Donc, résumons-nous... Tu veux savoir?

DE LUSSAN.

S'il y a en effet une famille de Faverne à la Guadeloupe?... S'il y a une famille et qu'elle soit riche... il n'y a rien à dire. Mais, s'il n'y en a pas, il est de mon devoir de démasquer un intrigant qui se présente sous un faux nom...

FABIEN.

Pour épouser une femme que tu aimes... C'est trop juste!...

DE LUSSAN.

Je n'aimerais pas Diane, qu'en semblable circonstance, je me ferais un devoir d'éclairer M. Richard.

FABIEN.

Oui; seulement, tu y mettrais moins de passion.

DE LUSSAN.

Ah çà!... as-tu fini, toi?

FABIEN.

Ne te fâche pas... j'ai ton affaire... D'abord je suis médecin du directeur de la colonie... Tiens, mieux encore!... connais-tu Olivier d'Hornoy?

DE LUSSAN.

Je l'ai connu beaucoup... autrefois, il y a quatre ou cinq ans... mais il a disparu tout à coup... Il a fait un grand voyage, il est allé en Chine, au Thibet, dans le royaume de Siam, je ne sais où...

FABIEN.

Non... il est tout simplement allé à la Guadeloupe, il est resté trois ans, et d'où il est revenu il y a quinze jours. Voilà ton affaire... et, comme il est au nombre des invités de M. Richard, tu pourras avoir tes renseignements ce soir même.

DE LUSSAN.

Merci.

FABIEN.

Chut ! voici le maître de céans, M. Richard en personne.

GABRIEL LAMBLRT 205

SCÈNE II

Les Mêmes, RICHARD.

RICHARD.

Eh bien, messieurs, que failes-vous donc ainsi à l'ëcarl?

DE LUSSAN.

Nous parlions de votre fête.

RICHARD.

Comment la trouvez-vous?

FABIEN.

Splendide !

DE LUSSAN.

Ce sont les Mille et une Nuits en action.

RICHARD.

Est-ce qu'un banquier ne doit pas tout mettre en actions, même les contes de fées? puis, vous savez, quand on a une fille à marier...

FABIEX.

C'est un portrait que, si beau qu'il soit, il faut mettre dans un cadre digne de lui.

RICHARD.

Ce qui ne vous fera regarder ni le cadre ni le portrait, n'est- ce paSj cher monsieur Fabien.

FABIEN.

Vous savez, mes principes, un médecin ne doit pas se marier.

RICHARD.

Pour quelles raisons ?...

FABIEN.

Il est trop souvent dérangé la nuit.

RICHARD.

Eh bien, parole d'honneur, je regrette votre résolution...

FABIEN.

Pourquoi cela ?

RICHARD.

Je trouve très-commode d'avoir un médecin dans ma famille.

FABIEN.

Oui, c'est une économie... Par malheur, cher monsieur XXIY. 12

206 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

Richard, je ne suis pas assez riche pour aspirer à /a main de votre ûlle.

RICHARD.

Avec cela que je suis bien exigeant !... cent mille écus... Qu'est-ce qui n'a pas cent mille écus?... rABiiîN. C'est votre chiffre ?

RICHARD.

Oui, par convention faite avec Diane, j'ai fixé la fortune. Elle s'est réservé le choix. Je ne crois pas que deux nouveaux mariés puissent être lancés dans le monde à moins de trente mille livres de rente.

FABIEN.

Eh bien, voici justement mon ami de Lussan qui a quinze

mille livres de rente, quelle chance!

RICHARD.

Seize mille!... j'ai pris des informations.

FABIEN.

Ah! monsieur Richard, ce n'est pas mille livres de rente de plus qui peuvent lui faire du tort!... si c'était de moins...

RICHARD.

Mais aussi M. de Lussan est admis à concourir... M. de Lussan me va très-bien... mais très-bien... Il a la fortune voulue... un physique agréable... des faux cols irréprochables, un de avant son nom... Il valse à deux temps, danse la ma- zourke, sait le cotillon sur le bout de son pied... Qu'il m'ap- porte un exeat signé de ma fille et je l'appelle immédiatement mon gendre.

DE LUSSAN.

Hélas! monsieur, j'ai eu un instant cet espoir... mais, depuis quelque temps, il me semble que les choses ont bien changé : mademoiselle Diane, je dois l'avouer à mon grand regret, n'est plus la même pour moi.

RICHARD.

Ah ! oui, le riche créole vous fait du tort, à vous et aux autres.

FABIEX, h demi-voix.

Reste !... moi, je rentre au salon, et, si je rencontre Olivier d'Hornoy... je te l'envoie.

DE LUSSAN.

Va.

GABKIEL LAMBERT 207

FABIEN, en sortant.

Je VOUS laisse parler de vos petites affaires.

RICHARD.

Ohl vous pouvez rester... vous ne nous gênez aucune- ment... je travaille au grand jour,

FABIKX.

J'ai une consultation à donner à une de vos danseuses qui s'e.-l foulé le pied pour ne pas danger avec quelqu'un qui lui déplaisait, et qui désire être guérie pourdanseravec quelqu'un qui lui plaît.

RICHARD.

Allez I... allez ! {Fabien sort.)

SCÈNE III DE LUSSAN, RICHARD.

RICHARD.

Ah! je comprends très-bien que M. de Faverne fasse des conquêtes... un beau nom précédé d'un beau litre, une fortune qu'on dit énorme... un joueur admirable qui perd ou gagne des vingt-cinq mille francs dans la soirée sans sourciller.

DE LUSSAN.

Eh bien, mon cher monsieur Richard, vous direz ce que vous voudrez... je n'aime pas la figure de cet homme.

RICHARD.

Ohl par exemple !... je le trouve très-beau garijon, moi!

DE LUSSAN.

Ce n'est pas précisément sa figure qui déplaît... c'est sa physionomie... Il ne vous regarde jamais en face... je me suis toujours méfié des gens qui ne vous parlent pas franchement, les yeux dans les yeux.

RICHARD.

Je comprends tout cela de la part d'un rival... mais, en général, les beaux-pères voient d'une façon et les prétendants d'une autre... Quant à moi, cher monsieur de Lussan, j'ai, à son endroit... sur mon agenda, les meilleures notes. Il est accrédité près de moi par les premier? banquiers de la colonie; et je vous avoue que ces recommandations-là sont les plus sérieuses pour nous autres hommes d'argent. Je vous laisse... J'ai besoin de veiller au bien-être de mes invités... Brillât-

208 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

Savarin dit quelque pari qu'on se charge du bonheur d'un invité, pendant le temps qu'il reste chez vous. J'ai cinq cents invités ce soir, je suis donc chargé du bonheur de cinq cents personnes... Vous, restez dans l'ombre, comme un jaloux... Pensezà votre rival... mais prenez garde!... io le crois cha- touilleux sur le point d'honneur.

DE LUSSAN.

C'est ce que nous verrons quand nous en serons là, mais nous n'y sommes pas encore.

RICHARD. Au revoir, cher baron, (olivier d'Homoy entre en scène.) Voici W. d'Hornoy qui cherche le frais.

SCÈNE IV Les Mêmes, OLIVIER.

OLIVIER.

Non, monsieur... Je cherche un ancien ami à moi, M. le baron de Lussan, qui sera, dit-on, bien aise de me revoir et qui a quelque chose à me demander..:

RICHARD.

Justement, il était avec moi... Monsieur de Lussan, M. d'Hornoy qui vous cherche.

(il sort.) DE LUSSAN.

Merci... Ah ! mon cher Olivier I... imaginez-vous que c'est aujourd'hui seulement que j'ai appris tout à la fois, et votre départ pour la Guadeloupe, et votre retour à Paris.

OLIVIER.

Que voulez-vous, mon cher! c'est un tel gouffre que Paris... qu'on disparaît un an, deux ans, trois ans, sans que l'on s'in- quiète où vous avez été ni que l'on s'aperçoive même que vous avez disparu.

DE LUSSAN.

Vous avez été à la (ruadeloupe ?

OLIVIER.

Oui, j'avais de grands intérêts à y régler ; ma mère est née à la Pointe-à-Pitre.

DE LUSSAN.

Alors, si vous êtes resté trois ans à la Guadeloupe, vous devez y connaître tout le monde.

GABRIEL LAMBERT 209

OLIVIER.

Bon! voilà que ça commence 1

DE LUSSAN.

Que voulez-vous dire?

OLIVIER.

Rien, allez toujours.

DE LUSSAN.

Alors, vous devez avoir connu là-bas, sinon lui, du moins la famille d'un certain vicomte...

OLIVIER.

De Faverne, n'est-ce pas ?

DE LUSSAN.

Comment savez-vous que c'était cela que je voulais vous demander ?

OLIVIER.

Parce que, depuis trois jours, vous êtes la cinquième per- sonne qui nie fait la même question.

DE LUSSAN.

Vraiment!

OLIVIER.

Si bien que vous finirez par me faire avoir un duel avec ce monsieur.

DE LUSSAN.

Comment cela?

OLIVIER.

Eh! mon cher, c'est parce que je l'ai échappé hier soir... que je ne l'échapperai probablement pas aujourd'hui, et que, si je l'échappe aujourd'hui, je ne l'échapperai pas demain...

DE LUSSAN.

Et depuis quand donc craignez-vous les affaires du genre de celle dont vous êtes menacé?... Vous aviez autrefois, si je me le rappelle bien, la fatale réputation de les chercher plutôt que de les fuir.

OLIVIER.

Oui, sans doute, je me bats, quand il le faut; mais, vous savez, on ne se bat pas avec tout le monde

DE LUSSAN, joyeux.

Alors, à votre avis, cher ami, le vicomte de Faverne n'est pas tout le monde?

OLIVIER.

Dame! comme je vous l'ai dit, voilà quatre ou cinq fçis

12.

210 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

que l'on vient aux informations auprès de moi, et c'est tout simple : ce monsieur a des chevaux superbes, il joue un jeu fou sans qu'on lui connaisse aucune fortune au soleil; du reste, payant fort bien ce qu'il achète ou ce qu'il perd. De ce côlé, il n'y a rien à dire... Or, comme on sait que j'arrive de la Guadeloupe, chacun vient me demander si j'ai connu un comte de Faverne ou une famille de Faverne, à la Pointe- à-Pitre; moi, naturellement, je réponds que non,

DE LUSSAN.

Alors, vous n'avez connu personne de ce nom-là dans l'île?

OLIVIER.

Personne... Or, hier, au cercle, on m'a demandé mon avis sur ce monsieur, qui avait sollicité son admission : j'ai dit la vérité comme toujours; sur rpa réponse, il a été refusé... Probablement a-t-il su que c'était moi qui étais cause de ce refus; car, hier, je l'ai rencontré à l'Opéra, il a une loge, il m'a regardé avec des yeux féroces; c'est tout au plus s'il ne m'a pas montré le poing. Et maintenant, cher ami, si vous pouvez vous dispenser de dire que c'est moi qui vous ai donné ces informations, vous me ferez plaisir... car, je vous le répète, rien ne me serait plus désagréable qu'un duel avec un de ces hommes contre lesquels on ne se bat pas...

DE LUSSAN.

Soyez tranquille... Maintenant, je sais ce que je voulais savoir. Vos renseignements me serviront de point de départ, et, grâce à eux, j'irai jusqu'au bout.

OLIVIER.

Chut! Voici M. Richard et sa fille. SCÈNE V Les Mêmes, RICHARD, DIANE.

DIANE, à de Luasan.

En vérité, vous êtes charmant, monsieur de Lussan! vous me demandez une contredanse, je vous cherche partout des yeux...

DE LUSSAN.

Oh! mademoiselle, excusez-moi! si vous saviez...

DIANE.

La musique donne le signal, je réclame mon danseur...

GABRIEL LAMBERT 2H

Je demande à mon père s'il vous a vu, il me répond que vous êtes dans le jardin à causer avec M. Olivier d'Hornoy; alorSj je prends son bras, et je viens en personne vous re- mercier de votre empressement et vous inviter pour la pro- chaine.

DE LUSSAN.

C'est vrai; mais si vous saviez de quoi je parlais avec mon ami...

DIANE.

Ce devait être, en effet, des choses fort intéressantes... Ne pourriez-vous m'en faire part? Ce serait un dédommagement au déplaisir que j'éprouve de ne point danser avec vous.

DE LUSSAX.

Oh! si monsieur votre père permettait que je vous disse tout ce que j'ai à vous dire, jamais meilleure occasion ne me serait offerte.

DIANE.

Oh! mon père le permettra, mon père n'est point un tyran, monsieur; et, tandis qu'il causera avec votre ami, M. Olivier d'Hornoy, vous me direz comment on se dit le serviteur très-humble d'une femme, et comment on oublie qu'on a invité cette femme à danser... Votre bras, monsieur de Lussan.

RICHARD, à Olivier. Voilà comment j'ai élevé ma fille, en toute liberté, à l'an- glaise!... Son mari sera sûr au moins de trouver eu elle la première qualité d'une femme, à mon avis, la franchise.

(il s'éloigne avec Olivier, mais sans dispaïaître.) DIANE.

Eh bien, monsieur, j'attends vos excuses.

DE LUSSAN.

Ilélas! je n'en ai pas d'autres à vous faire que celle-ci : je vous ai oublié, mademoi.^elle, parce que j'étais trop préoc- cupé de vous.

DIANE.

Si j'ai dans mes paroles le mérite de la franchise, comme le disait tout à 1 heure mon père, permettez-moi de vous dire que vous n'avez pas dans les vôtres celui de la clarté.

DE LCSSAN.

Et^ si je suis trop clair, me le pardonnerez- vous?

212 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

DIANE.

Sans doute.. .Vous êtes trop bon gentilhomme, monsieur de Lussan, pour dire à une femme une chose dont elle puisse s'offenser.

DE LUSSAN.

Oui, surtout dans la situation que monsieur votre père vous a faite, et qu'il a eu la bonté de m'expliquer... lùade- moiselle Diane, je vous aime. Dois-je le redire assez haut pour que votre père et mon ami l'entendent?

DIANE.

Je vous dirais oui, monsieur de Lussan, si j'avais une ré- ponse favorable à vous faire.

DE LUSSAN.

Ohl je me doutais bien que j'étais l'homme le plus mal- heureux du monde.

DIANE.

Et j'ajouterai, monsieur, le moins fait pour être malheu- reux... Tout ce qu'il faut avoir pour plaire à une femme, vous le possédez : vous êtes jeune, riche, élégant, plus instruit que ne le sont d'habitude les gens du monde... Je vous apprécie, vous le voyez.

DE LUSSAN.

Les sacrificateurs antiques couronnaient de fleurs les vic- times qu'ils allaient immoler, vous faites comme eux.

DIANE.

Que voulez-vous! il y a une maxime banale à laquelle il faut toujours revenir, comme on revient aux choses banales qui expriment une grande vérité. Vous êtes l'élu de mon estime, mais vous n'êtes pas celui de mon amour.

DE LUSSAN.

Hélas! je ne m'en étais que trop aperçu... Non, mademoi- selle, vous ne m'aimez pas, mais vous ne m'aimez pas parce que vous en aimez un autre !

DIANE.

Je vous ai dit mon opinion... je pourrais refuser de vous dire mon secret; mais avec un homme comme vous, monsieur, une femme qui n'a rien à se reprocher, qu'un penchant invo- lontaire auquel elle n'a point cédé encore.,, celle femme peut tout dire, surtout si, en perdant un adorateur, elle tient 3 conserver un ami,

GABRIEL LAMBERT 213

RE LUSSAN.

Vous aimez M. de Faverne, n'est-ce pas?

DIANE.

J'ignore ce que c'est que l'amour, monsieur le baron, n'ayant pas aimé; mais j'éprouve, je vous l'avoue, pour ce jeune homme, un invincible entraînement... Vous est-il arrivé parfois de rencontrer dans le monde une personne complètement inconnue, dont la vue vous a fait tressaillir, comme eût fait celle d'un ancien ami?... et cependant vous aviez beau chercher, vous interroger, fouiller au plus pro- fond de vos souvenirs, vous demander oîi vous aviez vu cette personne, votre mémoire rebelle n'avait point d'écho pour les interrogations de votre cœur, et vous en arriviez à croire que, dans un monde antérieur, dans une existence oubliée, vous aviez voyagé côte à côte avec le contempo- rain de votre existence actuelle... Eh bien, voilà l'effet que j'éprouve à la vue de cet homme; au reste, sur ma parole, monsieur, et rien ne me force à vous !e dire, pas un aveu n'a été fait de sa part, pas un encouragement n'a été donné de la mienne. Vous avez vu plus clair avec les yeux d'un rival qu'il n'a vu lui-même avec les siens... Vous m'avez dit : « Vous l'aimez, » et lui ne m'a pas encore demandé : « W'aimez- vous? »

DE LTJSSAN.

Vous devez comprendre, mademoiselle, que, devant un aveu si loyal, devant une confidence si franche, ma délica- tesse veut que je me retire... Mais, vous le savez, une cenaine obscurité mystérieuse plane sur cet homme heureux, qui a le bonheur d'être aimé de vous.

DIANE.

M. de Lussan n'est pas de 'ceux qui calomnient un hon- nête homme dans l'espoir de se débarrasser d'un rival...

DE LUSSAN.

Non... mais, si cependant j'apprenais à n'en pas pouvoir douter, que cet homme est indigne de vous...

DIANE.

Dans ce cas, il serait du double devoir d'un ami et d'un gentilhomme de prévenir mon père, et lui et moi devien- drions les juges de ce que nous aurions à faire...

•214 THÉÂTRE COMPLET D^ALEX. DUMAS

DE LUSSAN.

M'en voulez-vous encore, mademoiselle, de ne pas m'être trouvé à temps pour être votre cavalier?

DIANE.

Non, baron... et je crois que notre temps a été mieux employé qu'à une contredanse. Vous avez augmenté l'es- time que j'avais pour vous, et j'espère n'avoir rien perdu de la vôtre.

DE LUSSAN.

Le vicomte de Faverne, mademoiselle... Dois-je vous laisser?

DIANE, tronblée.

S'il me demande une contredanse, comme celle que je vous avais promise, ou une explication comme celle que je viens de vous donner, a-t-il moins droit que vous à l'ob- tenir?...

DE LUSSAN.

Non, mademoiselle, et je vous laisse toute liberté... (il se relire en saluant profondément Diane et légèrement M. de Faverne, puis va prendre le bris d'Olivier, avec lequel il s'éloigne.)

SCÈNE VI

DIANE, RICHARD, DE FAVERNE.

DIANE, "a part, regardant de Faverne. Oh! c'est bicu lui, je ne me suis pas trompée!

RICHARD.

Soyez le bienvenu, mon cher vicomte! on s'étonnait de no point encore vous avoir vu apparaître; savez- vous qu'il est minuit et demi?...

DE FAVERNE.

Votre montre avance d'une bonne demi-heure, monsieur Richard, (il tire une montre très-élégante.) 11 est minuit moins cinq minutes...

RICHARD.

C'est bien possible, voilà plusieurs fois qu'elle me joue de ces tours-là... (a part.) C'est étonnant, plus je regarde co garçon-là, plus il me semble l'avoir vu quelque part.

DE FAVERNE.

Mademoiselle Diane me fera- t-e lie la grâce de me laisser

GABRIEL LAMBERT 215

croire qu'elle est au nombre des personnes qui se sont aper- çues de mon retard?

DIAXEj très-érane. Mais oui, monsieur... Les danseurs, les vrais danseurs, bien entendu... deviennent plus rares de jour en jour, et l'absence de l'homme dévoué qui ne manque ni une contredaose ni une valse, doit nécessairement être remarquée.

DE FAVERNE.

J'ai éié retenu par un de mes bons amis qui arrive d la Guadeloupe, un créole comme moi... M. le marquis de Les- tange... Le connaissez-vous, monsieur Richard?

RICHARD.

J'ai entendre prononcer ce nom!... Je dois le connaître!

DE FAVERNE.

Mademoiselle Diane voudra-t-elle, pour m'aider à réparer le temps perdu, me faire l'bonneur de m'accorder la première Taise?...

DIANE.

Avec grand plaisir, monsieur.

(On entend la ritoarnelle d'une vais*.) DE FAVERXE.

Je joue de bonheur!... vraiment, l'orchestre, comme s'il n'attendait que votre consentement, exécute un des plus char- mants motifs de Strauss.

RICHARD.

Ma fille a déjà beaucoup dansé, et je crains...

DIANE. _

Oh! ne craignez rien, mon père... Si je me sens fatiguée, je le dirai à M. de Faverne, et nous nous reposerons... (\ part.) Il faudra bien qu'il parle.

(II3 sortent.)

SCÈNE VII

RICHARD, seul.

Allons, allons, je crois que décidément le créole l'emportera. M. de Lussan s'est retiré avec une mine d'amant désappointé, qui m'a vraiment fait de la peine... Mais ce qui me console, c'est que je crois le vicomte de Faverne trois fois riche comme lui... Allons, à mes inviiés!

(U sort.)

216 THÉÂTRE COMPLET D'aLEX. DUMAS

SCÈNE VIIJ

GASPARD, seul, s'avançant avec précaution. Il porte une pendule sous le bras.

Je crois que le plus sûr est de m'en aller par ici; à la porte de la rue, il y a trop de voitures, trop de lanternes, sans compter deux sergents de ville qui sont pour faire prendre la file et qui auraient bien pu me la faire prendre, à moi. J'ai trouvé plus prudent de m'en aller par le jardin... Autant que j'en puis juger par la position de l'hôtel, le mur doit donner sur les Champs-Elysées... Une fois là, ni vu ni connu... Voyons le résultat de la soirée : il n'a pas été mauvais, une chaîne, deux montres, une pendule, (ii lit le nom de l'horloger

sur le cadran.) Mahulot! (La pendule se met à sonner, il voudrait

l'arrêter.) UArabe et son Coursier. J'aimerais assez, dans ce moment-ci, posséder le coursier!... Bon! quelqu'un!

([1 se heurte contre M. Richard.)

SCÈNE IX RICHARD, GASPARD.

RICHARD.

Pardon, monsieur!

GASPARD, à pari.

Ouais!... le maître de la maison. (Haut.) C'est moi qui vous prie de m'excuser, monsieur; je croyais vous avoir heurté avec ma pendule...

RICHARD.

En effet, vous avez une pendule!

GASPARD.

Oui, monsieur...

RICHARD.

Mais c'est ma pendule !

GASPARD.

Pardon, monsieur : c'est la pendule de mademoiselle votre fille.

RICHARD.

Et pourquoi diable emportez-vous la pendule de ma fille?...

GASPARD. RICHARD.

GABRIEL LAMBERT 217

GASPARD, embarrassé. Parce qu'elle retarde, monsieur.

RICHARD.

Ce n'est pas comme ma montre, qui avance... Mais enfin qui êtes-vous?...

Qui je suis?

Oui, qui êtes-vous?

GASPARD.

Je suis le premier garçon de votre horloger, M. Mahulot... Vous ne me connaissez pas?... Je suis cependant venu Lien souvent remonter et régler vos pendules... Aujourd"hui, le patron m'a dit : a II y a grand bal ce soir chez M. Richard... On aura besoin de savoir l'heure... tu iras dans la matinée régler les pendules... »

RICHARD.

Et tu appelles minuit la matinée? Pour un garçon horloger, l'erreur me paraît forte. Il me semble que tu es comine la pendule de ma fille... que tu retardes diablement !

GASPARD.

' Attendez donc!... Grand bal chez M. Richard, cela doit être beau à voir... Moi qui n'ai jamais vu de bal, ma foi, je me suis dit : « J'irai le soir, au lieu d'y aller dans la mati- née... » Ah! monsieur, que c'est beau à voir chez vous, un bal ! faut-il que voua soyez riche pour donner un pareil bal ! Et vos invités, donc! sont-ils beaux! avez-vous donc pu vous procurer de si beaux invités 1 Et puis quel luxe ! Je suis sûr que, chez les princes, ce n'est pas plus splendide !

RICHARD.

Ne suis-je pas un prince de la finance ?

GASPARD.

Vous en êtes un roi, monsieur ! C'est au point que je me suis laissé attarder jusqu'à minuit. (Regardant à la pendule et avançant les aiguilles.) Ma foi, oui, il est minuit dix minutes.

RICHARD, regardant à sa montre.

C'est-à-dire qu'il est une heure du matin.

GASPARD.

Ah! vous avancez, monsieur Richard, vous avancez! je vais vous dire l'heure au juste !... tenez un instant la pendule, (il met la pendule sur les bras de Richard. Se fouillant.) Ah! mon XXIV. 13

218 THÉÂTRE COMPLET D'ALËX. DUMAS

Dieu!... ah! non! la voilà! c'est la montre d'un agent de change que je suis en train de régler ! Voyez, minuit trente- cinq, c'est l'heure de la Bourse.

(il remet la montre dans sa poche.)

RICHARD repasse la pendule à Gaspard et tire sa montre. Eh bien, mon garçon, puisque te voilà, prends ma montre... Tu la régleras et tu la rapporteras avec la pendule.

GASPARD.

Je n'y manquerai pas. (Embarrassé de la pendule.) Tenez, mon- sieur Richard, voulez-vous avoir la complaisance de mettre votre montre dans ma poche?

RICHARD, s'exécatant.

Et maintenant, va, mon garçon, va! Voilà nos danseurs qui n'ont plus assez de place dans le salon et qui débordent dans le jardin... Je ne veux pas qu'on te prenne pour un in- vité, tu comprends ?

GASPARD.

Cela ferait du tort aux autres.

RICHARD, à Gaspard qui s'éloigne.

Et quand me rapporleras-tu tout cela ?

GASPARD.

Je ne peux pas vous dire... C'est très-capricieux^ les objets d'horlogerie. Pardon, monsieur Richard, par pourrais-je sortir pour ne pas passer par la grande porte ?

(\ ce moment, nn domestique passe an fond.) RICHARD.

Tu sortiras par le jardin. (Au domestique.) Jean, reconduisez monsieur, (a Gaspard.) Tu ne veux rien prendre?

GASPARD.

Merci, j ai pris tout ce qu'il me fallait.

(II sort arec le domestiqne.)

SCÈNE X

DE FAVERNE et DIANE, sur le deyant de la scène. Los danseurs ont débordé dans le jardin tout on valsant.

DE FAVERNE, s'arrêtant.

Vous êtes fatiguée, mademoiselle ?

GABRIEL LAMBERT 219

DIANE, Irès-agilée.

Non.

DE FAVEUXE.

Et cepen'iant votre main est agitée... votre poitrine est ha- letante, et je regrette de m'èlre laissé emporter par le bon- heur que j'éprouvais de valser avec vous. DIANE, le regardant en face.

Monsieur de Faverne, écoutez-moi... Depuis longtemps déjàj vous me suivez partout... Je ne puis hasarder un seul regard sans rencontrer le vôtre : au bois, aux courses, à l'O- péra, je vous retrouve fidèle comme mon ombre... Monsieur de Faverne, vous ne pouvez plus longtemps abuser mon cœur et mes yeux... tous deux vous ont reconnu... Vous êtes Ga- briel Lambert !

DE FAVERNE.

Ain;i, vous m'avez reconnu?

DIANE.

En vous revoyant. J'ai meilleure mémoire que mon père, qui vous reconnaît aussi, mais qui cherche depuis six mois il vous a vu, sans parvenir à se lo rappeler.

DE FAVERNE.

Je suis perdu, alors!

DIANE.

Pourquoi cela?

DE FAVERNE.

Comment me pardonnerez- vous '?

DIANE.

Vous pardonner de devoir votre fortune à vous-même, au lieu de la devoir à vos parents? Mais mon père lui-même n'est-il pas le fils d'un pauvre meunier ? Seulement, reste à savoir comment vous avez gagné votre fortune ^t conquis votre titre.

DE FAVERNE,

Voulant m'élever jusqu'à vous, je résolus de faire fortune à quelque prix que ce fût, et je partis pour la Guadeloupe. Grâce à ma belle écriture, j'entrai chez un riche colon, M. de Faverne, comme son secrétaire ; il était seul, sans famille... Par les soins que j'eus de lui, je devins son fils; au bout d'un an, il m'avait adopté en réalité. Une navire venant de Cayenne apporta la fièvre jaune dans le port, 51. de Faverne en fut atteint des premiers ; trois jours après, il était mort ! mais, en

220 THÈATUE COMPLET D'ALEX. DUMAS

mourant, il s'était souvenu de moi, et, comme à son fils d'a- djplion, il me laissait sa fortune et son titre. Alors, je régu- larisai ma position, et, ne pensant qu'à vous, je rentrai en France. Une crainte mortelle me poursuivait. Étiez -vous mariée? Oh ! quel cri de joie et de reconnaissance je pous- sai au ciel en apprenant que vous ne l'étiez pas ! c'est alors, mademoiselle, que je vous suivis partout, que vous me rencon- trâtes au bois, à l'Opéra, aux courses!... c'est alors qu'il me sembla que, de votre côté, vous m'aviez remarqué I c'est alors, enfin, que je me fis présenter chez vous!... Vous savez le reste, vous savez de plus ce que personne ne sait, mon vrai nom, ma vraie origine... Que mon amour obtienne grâce pour mon humilité!

DIANE.

Mon père, voici M. de Faverne qui a à vous parliT; vous croirez à tout ce qu'il vous dira... même s'il vous disait que je l'aime.

(Elle s éloigne Tirement.) DE FAVERNE, allant à Richard.

Oh! monsieur, monsieur... vous voyez en moi le plus heu- reux des hommes.

RICHARD.

En effet, ma fille vient de me dire...

DE FAVERNE.

Que je l'aimais!... Oh!... oui, monsieur, avec passion...

RICHARD.

Cela ne m'étonne pas.

DE FAVERNE.

Je suis riche... je porte un beau nom... je viens vous de- mander la main...

RICHARD.

Vous êtes à peu près le cinquantième qui me fasse la même demande 5 mais vous êtes le premier en faveur de qui ma fille se soit déclarée... C'est donc à mon tour de m'entendre avec vous... Comme homme, vous me plaisez... comme nom, vous m'allez... comme titre, vous me convenez... Vicomte, c'est coquet... c'est galant... «La vicomtesse de Faverne, » cela fait bien quand on annonce. Maintenant , quelle est votre fortune?...

DE FAVERNE, avec hésitation.

Je puis justifier de deux cent mille francs à l'instant

GABRIEL LAMDERT 221

même, et du double ^i l'on se fie à ma parole, ou si l'on me laisse six semaines.

RICHARD.

Très-bien, cher monsieur... Justifiez du double, et Diane est à vous.

DE FAVERNE.

Oh ! monsieur , que de grâces ! . . .

RICHAKD.

Il n'y a pas de grâces la dedan?, ma parole est ma parole. Je suis régulier comme un carnet d'échéances... avec nvi, ce qui est dit est dit... Réalisez, monsieur de Faverne ! réa- lisez, mon gendre ! (il s'éloigne.) diable ai-je donc vu ce garçon-là?.,.

SCÈNE XI

DE FAYERNE, seul.

Réalisez I... mot terrible... Ah! je croyais bien, en réalisant deux cent mille francs, avoir une somme suffisante... Ainsi donc, il faut se remettre à l'œuvre fatale ; pour devenir le mari de Diane, il faut reprendre le burin de l'infamie et deux cents fois encore graver de ma main ma propre sentence ; cette sentence que Louise m'a criée comme une malédiction le jour je l'ai abandonnée. « La loi punit de mort le con- trefacteur. » Et, ?i je m'arrête... soit terreur, soit remords, au milieu du chemin, je ne puis épouser celle à qui j'ai sacrifié mon père... ma fiancée... mon enfant, mon honneur... Faussaire, il faut que je redevienne faussaire... Jamais!... non, jamais! plutôt renoncer à Diane, plutôt mourir misé- rable que de repasser par les angoisses que j'ai souffertes, sans compter que voilà le jour qui commence à se faire sur mes mensonges... Hier, cet homme qui me fait refuser au club et qui m'évite à l'Opéra... sans doute pour avoir le temps de répandre ces deux mots qui appellent la mort : « Il ment. » Oh! oui, je le tuerai. Ce n'est point inutilement que, depuis deux ans, j'ai consacré deux heures à l'escrime et au tir. Ce soir , ici , il m'a semblé le voir passt.^ .-.u fondd'unsalon. EtDianequi m'avait reconnu !... Cette histoire préparée à l'avance a fait plus d'effet que je ne l'espérais... Diane m'aime !... Allons, puisqu'elle m'aime, c'est que mon destin veut que j'aille en avant... Obéissons à notre destin.

222 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAG

SCÈNE XII

DE FAVERNE, DIANE, puis DE LUSSAN.

DIANE, très-agitée. Monsieur de Faverne, monsieur de Faverne, lavez-vjns d'une odieuse calomnie... Le bruit court non-seulement que vous n'avez jamais été à la Guadeloupe, mais encore qu'il n'y a jamais eu à la Guadeloupe de riche colon du nom de Fa- verne.

DE FAVERNE.

Qui dit cela?

DIANE.

M. de Lussan. (Bas, à de Farerne.) Au nom du ciel, justifiez- vous, Gabriel, je vous aime!

DE FAVERNE, se retonrnant vers de Lussan.

Pardon, monsieur!... vous comprenez ma réserve avec vous: si je m'emportais, on attribuerait probablement mon irasci- bilité à tout autre motif que le véritable... Je n'ai jamais été à la Guadeloupe?.., Il n'y a jamais eu à la Guadeloupe de riche colon du nom de Faverne?... Tenez, le hasard fait, disons mieux, la Providence veut que j'aie justement sur moi le passe-port qui m'a été délivré, il y a cinq mois, quand j'aj quitté la Pointe-à-Pitre. Voyez, il est daté du 3 de janvier, délivré à M. le vicomte de Faverne, fils adoptif de M. Louis- Adrien de Faverne, et signé du gouverneur... de M. de Malpas.

DIANE.

Ah! j'espère, monsieur, que voilà une preuve'

SCÈNE XIII Les Mêmes, OLIVIER.

OLIVIER.

Oui; seulement, elle est fausse.

DE FAVERNE, à part.

Oh! cet homme!...

DIANE.

Fausse ?

GABRIEL LAMBERT 223

DE FAVERNE.

Fausse! Savez-vous bien ce que vous avez dit là, mon- sieur?

OLIVIER.

Parfaitement.

DE FAVERNE.

Lt vous le soutenez ?

OLIVIER.

le le pense.

DE FAVERNE.

Alonsieur, vous me rendrez raison.

OLIVIER.

Quand vous voudrez.

DE FAVERNE.

A l'iûstant même.

OLIVIER.

Comme cela, devant mademoiselle, en plein bal?... Vous êtes fou, monsieur!

DIANE.

La preuve!

DE FAVERNE.

-\e l'écoutez pas, Diane...

m ANE.

La preuve!... je vous demande la preuve, monsieur!

OLIVIER.

Le passe-port porte la date du 3 janvier et est signé : de Mal pas ?

DE FAVERNE.

De Malpas, gouverneur de l'île, mort depuis.

OLIVIER.

Non, mort auparavant! vous vous trompez, M. de .Malpas est mort le 30 décembre, et, par conséquent, n'a pu signer votre passe-port le 3 janvier.

DE FAVERNE.

Messieurs, il y a erreur.

OLIVIER.

Oui; seulement, c'est vous qui l'avez faite. Dame, quand on est à dix-huit cents lieues, on ne peut pas savoir les choses comme lorsqu'on est là... Moi, j'étais là, et j'ai, le ^e^ janvier, été à l'enterrement de M. de Malpas; enterrement je no vous ai pas vu et qui vous eût fixé sur la date précise de la mort.

224 THÉÂTRE COJIPLET D'ALEX. DUMAS

DIANE.

Oh ! mon Dieu I

(Elle s'enfuit.)

SCÈNE XIV Les Mêmes, Lors DIANE.

DE FAVERNE. Diane!... Diane!... (il fait nn signe do main à Olivier.) Mon-

eienr, vous êtes un misérable!

OLIVIER.

Et VOUS un faussaire!

DE FAVERNE.

A demain, à six lieuresdu matin, au bois de Boulogne, allée de la Muette. Et, tenez, de peur que vous ne vous y trou- viez pas...

(il lui jelle son gant au visage.) DE LUSSAN.

Vous ne répondez rien?

OLIVIER.

ie le tuerai demain !

SCÈNE XV Les Mêmes, FABIEN.

FABIEN,

Qu'y a-t-il donc, et que vient-il de se passer?

OLIVIER, tranquillement.

Il y a que ce que j'avais prévu est arrivé... et que M. de Faverne vient de me jeter son gant au visage.

DE LUSSAN.

Et il va se battre avec lui!

olivier. Il le faut bien.

DE LUSSAN.

Mais c'est une scène de crocheteur que vient de faire ce monsieur.

OLIVIER.

Tout ce qu'il y a de pîus sale; mais que vouiez- vous!...

GABRIEL LAMBERT 225

DE LUSSAN.

Qu'est-ce que c'est donc que ce manant-là qui ?e croit forcé de donner un soufflet à des gens comme nous pour les faire battre?

OLIVIER.

Eh! mon cher ami, un faussaire ne trouve pas toujours un honnête homme...

FABIEN.

Et vous vous battez?

DE LUSSAX.

Demain, à six heures du matin.

OLIVIER.

C'est l'heure de ce monsieur. Voilà encore qui prouve que j'ai eu affaire à je ne sais quel manant. Ce monsieur a donc été garçon de charrue dans sa jeunesse pour se lever à de pareilles heures; quant à moi, je sais que je serai demain d'une humeur massacrante et que je me battrai très-mal.

DE LUSSAN.

Comment, vous vous battrez très-mal?

OLIVIER.

Sans doute! c'est une chose sérieuse que de se baitre... que diable! On prend toutes ses aises pour une affaire d'a- mour et on ne s'accorde pas la plus petite fantaisie en ma- tière de duel; mais je sais. une chose, c'est que je me suis toujours baitu de onze heures à midi, et que je m'en suis toujours bien trouvé. A six heures du matin , on meurt de froid, on grelotte^ on n"a p s dormi... J'aimerais mieux me battre ce soir sous un réverbère, comme un soldat aux gardes.

DE LUSSAN.

Aimez-vous mieux cela, en elîet?

OLIVIER.

Ma foi, oui. Pouvez-vous ra'arranger la chose ainsi? Vous me rendrez service.

DE LUSSAN.

A quoi vous battez-vous? Vous êtes l'insulté... vous avez lo choix des armes.

OLIVIER.

A quoi je me bats? A l'épée, pardieui... Cela tue auîsi bien que le pistolet et n'estropie pas; une mauvaise balle vous casse un bras, il faut vous le couper, et vous voilà manchot.

13.

2^6 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAC

DE LUSSAN.

Je serai ici dans cinq minutes...

OLIVIER.

Avec des épces?

DE LUSSAN.

Avec des épées !

OLIVIER.

Et vous le ferez se battre ce soir?

DE LUSSAN.

J'ai un moyen,

OLIVIER.

Oh! par ma foi, que votre moyen réussisse, je vous serai reconnaissant toute ma vie!.,.

(De Lnssan sort.)

SCÈNE XVÏ OLIVIER, FABIEN.

OLIVIER.

Ah çà! mon cher Fabien, que le duel ait lieu ce soir ou de- main matin, je compte sur vous?..,

FABIEN.

Parbleu:

OLIVIER.

Vous comprenez : ce monsieur, si je lui donne un coup d'épée, je n'ai pas envie de lui sucer la plaie... Non, j'aime mieux qu'on le saigne...

FABIEN.

Vous en parlez, mon cher, comme si vous ëtiez sûr de le tuer.

OLIVIER.

Ah! vous comprenez, docteur, on n'est jamais sûr de tuer son homme. Il n'y a que les médecins qui puissent répondre do cela... Mais, soyez tranquille, je lui donnerai un joli coup d'épée.

FABIEN.

Dans le genre de celui que vous donnâtes, la veille de votre départ pour la Guadeloupe, à cet officier portugais, que j'ai eu toutes les peines du monde à tirer d'affaire?

GABRIEL LAMBERT 227

OLIVIER.

Oh! mon cher, celui-là, c'était autre chose. Il avait choisi le mois de mai, et, au lieu de me jeter brutalement son heure au nez, il m'avait den;iandé la mienne... C'était une partie* de plaisir, je me rapjjelle! nous nous battions à Montmorency par une charmante journée, à onze heures du matin... Vous rappe'ez-vous, Fabien? il y avait, dans le bnisson qui se trouvait à côté de nous, une fauvette qui chantait. J'adore les oiseaux! tout en me battant, j'écoutais chanter celte fauvette. Elle ne s'envola qu'au mouvement que vous fîtes en voyant tomber mon adversaire.

FABIEN.

Et comme il tomba bien, votre adversaire !

OLIVIER.

Oui, en me saluant de la main... c'était un homme très comme il faut que ce Portu.sais. L'autre tombera comme un bœuf, vous verrez, en ra'éclaboussant.

FABIEN.

V'oilà de Lussan et probablement les épées, car il a un manteau.

OLIVIER.

Et voilà notre homme qui le suit.

SCÈNE XVII Les Mêmes, DE LUSSAN, DE FA VERNE.

DE LUSSAN.

Mon cher Olivier, j'ai rencontré monsieur comme il allait monter en voiture et je l'ai r mené en lui disant que nous avions, Fabien et moi, un mot indispensable à lui communi- quer.

DE FAVERNE,

Ce n'est point pour me faire des excuses? Je ne les accep- terais pas, je vous en préviens.

DE LUSSAN.

Non, soyez tranquille... Éloignez-vous, Olivier... nous vous rappellerons quand il sera temps.

(Olivier s'éloigne.) DE FAVERNE.

Voyons, que me voulez- vous, messieurs? je vous en prie, faites vite.

2?8 THÉÂTRE COMPLET D'aLEX. DDMAS

DE LUSSAN.

C'est justement pour faire vite que nous vous avons prié de venir nous trouver... Noire avis, à tous, c'est-à-dire à M. Fabien, à Olivier et à moi, c'est d'en finir tout de suite.

DE FAVERNE.

Qu'entendez-vous par en finir tout de suite?

FABIEN.

C'est clair : de vous battre ce soir.

DE FAVERNE.

Et s'il me plaît que de ne me battre demain?

DE LUSSAN.

Alors, cela changera complètement nos dispositions... Voici M. Fabien qui est médecin du directeur de la colonie.

DE FAVERNE.

Eh bien?

DE LUSSAN.

Il ira réveiller le directeur et se fera donner une attestation officielle qu'il n'a jamais existé de vicomte de Faverne à la Pointe-à-Pitre et que M. de Malpas est mort le 30 décembre; il en résultera qu'officiellement M. de Faverne sera reconnu pour un faussaire^ et, comme on ne se bat pas avec un faus- saire , on assemblera un tribunal d'honneur qui défendra à M. d'Hornoy de se battre avec M. de Faverne... Puis alors la police, qui a la bonne habitude de se mêler de tout, se mêlera de cette affaire, et, ma foi... gare le bagne!... tant pis, voilà le mot lâché... Si^ au contraire, vous vous battez ce soir et vous battez galamment , nous vou.-; donnons notre parole d'honneur que la cause du duel res- tera secrète.

DE FAVERNE.

Eh bien, soit! monsieur, j'accepte.,, non pas que je craigne le directeur de la colonie, non pas que je craigne la police... non pas que je vous craigne, mais parce que plus vite je me battrai, plus vite je serai vengé.

DE LUSSAN.

Eh bien, voyez, cher ami, comme je vous l'avais dit, la chose a été toute seule.

DE FAVERNE.

Mais je mets une condition à ma complaisance.

DE LUSSAN,

Laquelle?

GABRIEL LAMBERT 220

DE FAVERNE.

Comme c'est ici, à celle place, que j'ai élé insulté, c'est ici, à cette place, que je me battrai.

DE t.USSAN.

Je n'y vois aucun inconvénient.

FABIEN.

Tout le monde est à souper... personne dans le salon, nous sommes complètement libres'

DE LUSSAN.

Venez, Olivier!

DE FAVER>E.

Je vous ferai observer, messieurs, que le duel est irrégu- lier : M. d'Hornoy a deux témoins et je n'en ai pas.

DE LUSSAN.

Fabien, passez du côté de M. de Faverne, ou, si cela vous répugne, j'y passerai.

FABIEN.

Non, non, les médecins n'ont pas de ces délicatesses-là... J'accepte, monsieur.

DE LUSSAN.

Voulez-vous examiner les épées, monsieur? elles sont de même longueur, avec la garde en quarte. Elles sortent des ate- liers de Lepage et sont montées par lui. Choisissez.

DE FAVERNE en prend une.

Celle-ci est excellente, messieurs.

(il jeite bas son habit et son gilet.) DE LLSSAN.

Olivier... voici la vôtre.

OLIVIER.

Merci,

(il jette bas, comme M. de Faverne, son habit et son gilet.) DE FAVERNE.

Allons, défendez-vous, monsieur.

OLIVIER.

Oh! soyez tranquille, (ils se battent.) Vous avez appris à faire des armes un peu tard, monsieur de Faverne... cela se voit à votre pose anguleuse et à voire manière sèche d'atta- quer l'épée.

(Un domes!iqne, qui s'aperçoit du combat, court vers la maison pour donner l'alarme.)

DE FAVERNE.

Qu'importe! pourvu que j'en aie appris assez pour vous tuer.

230 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

OLIVIER.

Oh! mais faites-y bien attention, ce n'est pas comme cela que vous me tuerez... seulement, je vous en préviens, c'est comme cela que vous vous ferez tuer... (Le touchaai légèremeat.) Voyez, si je m'étais fendu.

DE FAVERNE.

Ah! vous raillez!

OLIVIER.

Vous savez, vicomte, sous les armes, chacun a ses habi- tudes ; la mienne, comme vous dites, est de railler. Bon ! vous allez m'épargner, à présent !.,. Encore un coup comine celui-là, je vous en préviens, monsieur, vous êtes un homme mort.

DE FAVERNE, lui portant un coup.

Tiens!

OLIVIER,

Allons! je vois qu'il faut en unir.

(il lui porte un coup.) DE FAVEUNE.

Ahl

(l! tombe.)

SCÈNE XVIII Les Mêmes, RICHARD, DIANE.

RICHARD.

Un duel chez moi, dans mon jardin, le soir d'une fête ! le vicomte de Faverne... Un médecin !.,. un médecin!

FABIEN.

Eh pardieu ! j'y suis.

DIANE, dans la serre. Que se passe-t-il donc, mon Dieu?... (Voyant de Faverao à terre.) Lui... blessé! mort peut-être!.,.

FABIEN.

Il n'est pas tué sur le coup.

DIANE, avec joie. Ahl

FABIEN.

Mais j'ai bien peur que, dans une heure, il ne soit mort.

DIANE, tombant évanouie dans les bras de Richard. Ah!...

GABRIEL LAMBEP.T 231

ACTE DEUXIÈ:.!E

Une chambre à coucher très-élégante chez le docteur Fabien, portières à droite et à ganche, cachant deux portes; une troisième porte à droite ; un bareaa da même côté, canapé, chaises.

SCENE PREMIERE

FABIEN, près de FA\ ERNE, couché sur nn canapé.

PE FAVERNE pousse nn soupir, ouvre les yeux, regarde le docteur. Ah ! c'est vous, docteur ! je vous en supplie, ne m'abandon- nez pas.

FABIEN.

Soyez tranquille, vous êtes gravement blessé; mais la bles- sure n'est pas mortelle.

DE FAVERNE.

Dites-vous la vérité, docteur?

FABIEN.

Je ne mens jamais, monsieur.

DE FAVERNE.

Mentir pour tranquilliser un mourant n'est pas mentir. (Regardant autour de lui.) Oij suis-je, docteur? FABIEN.

Chez moi.

DE FAVERNE.

Pourquoi chez vous?

FABIEN.

Parce que la distance était trop grande du faubourg Saint- Honoré à la rue Taitbout, et que, mon logement n'étant qu'à quelques pas de l'hôtel de M. Richardj j'ai trouvé tout simple de vous faire conduire chez moi.

DE FAVERNE,

J'ai vous causer un grand dérangement, docteur...

FABIEN.

J'ai envoyé chercher un de vos domestiques pour qu'il aide le mien. Mais, dites-moi, vous n'avez donc personne chez vous pour vous soigner?

232 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

DE FAVERNEj d'une voix sourde. Personnel

FABIEN.

Une maîtresse?

DE FAVERN'E, rappelant ses souvenirs.

Vous m'y faites songer!... la surveille et la veille de mon duel, j'ai vu une jeune fille... Si c'était... Combien de temps ai-je été sans connaissance?

FABIEN.

Un jour et demi...

DE FAVERNE.

Et, pendant ces trente-six heures, M. Richard a-t-il envoyé chercher de mes nouvelles?

FABIEN.

Non.

DE FAVERNE.

Docteur, vous et ces messieurs m'avez donné votre parole d'honneur qu'il ne serait pas dit un mot des causes de ce duel.

FABIEN.

Et pas un mot n'en a été dit.

DE FAVERNE.

Vous en êtes sûr? Je vous l'affirme.

FABIEN.

DE FAVERNE.

C'est étrange alors que ni Diane ni son père.. . Docteur, si ni l'un ni l'autre n'ont envoyé ce soir, eh bien alors... je vous parlerai d'une jeune fille qui, j'en suis sûr, me soignerait, elle, et tendrement I (Fabien se lève.) Vous me quittez^ doc- teur?

FABIEN.

Vous désirez quelque chose que vous hésitez à mo dire?...

DE FAVERNE.

C'est vrai.

FABIEN.

Dites!... et, s'il est en mon pouvoir de vous rendre un ser- vice quelconque, je vous le rendrai.

DE FAVERNE.

Vous m'avez dit que ma blessure n'était pas mortelle.

GABRIEL LAMBERT 233

FABIEN.

Je vous l'ai dit.

DE FAVERNE.

Je puis avoir confiance en votre parole, n'est-ce pas?

FABIEN.

Il ne faut rien demander à ceux de qui l'on doute.

DE FAVERNE.

Non, je ne doute pas de vous. Pourquoi en douterais-je ': vous m'avez sauvé la vie. Vous passez devant chez moi, n'est- ce pas, rue Taitbout, i\° il ?

FABIEN.

J'irai exprès.

DE FAVERNE.

Vous monterez au premier... voici la clef de mon secrétaire; vous prendrez un portefeuille rouge à serrure et vous me l'ap- porterez.

FABIEN.

Voulez-vous que je vous renvoie ce portefeuille paf votre domestique?

DE FAVERNE.

Non, docteur, ne vous en dessaisissez pas une minute et ne le remettez qu'à moi.

FABIEN.

C'est convenu. Adieu!

DE FAVERNE.

Merci, docteur, merci.

(Fabien sort.)

SGÈiNE II

DE FAVERNE, seul, après un moment de faiblesse.

Ah ! il n'y a pas à en douter, c'est Louise que j'ai vue : une première fois à la porte de l'Opéra; une seconde fois au coin de la rue Taitbout, une troisième fois à ma porte... Com- ment m'a-t-elle retrouvé?... que vient-elle faire à Paris?... Me poursuivre, achever l'œuvre de ma perte commencée par ce misérable d'Hornov.

234 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

SCÈNE III

DE FAYERNE, un Domestique.

LE DOMESTIQUE, enirant.

DE FAVERNE.

Monsieur! Qu'est-ce?

LE DOMESTIQUE.

Une dame voilép, qui refuse de dire son nom, demande à parler à M. le vicomte de Faverne.

DE FAVERNE, à part.

Une dame voilée I serait-ce Louise? Non... le domestique n'aurait pas dit une dame, il aurait dit une femme... Le docleur dit que je suis très-malade et que la moindre émo- tion peut me tuer, (iiaut.) Que cette dame donne un signe de reconnaissance quelconque. Allez, dites-lui cela. (Le domestique sort.) Une dame voilée...

LE DOMESTIQUE, rentrant.

C'est la dame au cachet.

DE FAVERNE.

La dame au cachet! ah! faites entrer, SCÈNE IV DE FAVERNE, DIANE.

DE FAVERNE.

Vous! vous! vous!

DIANE.

Oui, moi... Avez-vous donc oublié que vous aviez de par le monde une amie qui s'intéressait à vous?

DE FAVERNE.

Voilà un jour et demi que je suis blessé et personne n'é- tait venu ni de votre part ni de celle de votre père.

DIANE.

J'ai fait demander chez vous... on ne vous y avait pas vu... I! y a une demi-heure que je sais que vous êtes chez le doc- teur... je n'ai point envoyé... je suis venue.

DE FAVERNE.

Oh! Diane, Diane, que vous êtes bonne!

GABIUEL LAMBERT 235

DIANE.

J'ai eu, ce matin, une explication avec mon père. Je lui ai dit que, vous vivant, je napfiartiendrais jamais à un autre.

DE FAVERNE.

Diane! si vous saviez combien je vous aime ! j'ai mis toutes mes espérances, tout mon bonheur, toute ma vie, toute mon âme en vous... Non, je ne mourrai pas... je ne veux pas mourir. Je veux vivre et vous aimer.

DIANE.

Taisez-vous!... non pas que je n'aie un immense bonheur à vous entendre, mais songez à votre faiblesse... songez au danger dont vous êtes à peine sorti.

DE FAVERNE.

Depuis que vous êtes là, je me sens renaître... Oh! dites- moi que vous n'avez pas cru un mot des accusations de ces misérables !

DIANE.

Me voilà heureus»,... ne me demandez pas autre chose... Ma présence vous absout dans mon cœur... Maintenant que je vous ai vu, que vous êtes hors de danger, une plus longue visite serait fatigante pour vous...

DE TAVERNE.

Non, non... restez, restez le plus que vous pourrez... Oh! si vous pouviez rester toujours.

DIANE.

Vous ne m'avez pas laissée achever raa phrase. J'allais ajouter: et compromettante pour moi... Vous ne serez un prétendant sérieux pour mon père... je vous en demande pardon pour lui... que quand vous aurez justifié des cent mille écus qu'il exige... et...

DE FAVERNE.

Assez sur ce point, chère Diane!... dès que je pourrai tenir une plume, j'écrirai à la Guadeloupe... En attendant, gardez- moi votre cœur, si bon et si dévoué.

DIANI-.

Henri, je vous l'ai gardé depuis le jour oii je vous ai ren- contré dans ce petit village de Bretagne, où, après y avoir joué tout enfants, nous nous sommes retrouvés avec des cœurs pleins de souvenirs ! Et j'ai été heureuse de voir qu'en aimant l'élégant vicomte de Faverne, je n'étais point infidèle au pauvre Gabriel Lambert.

236 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

DE FAVERNE.

Votre main, Diane !.;. votre main chérie! (Elle lui donne sa main à baiser. Ea ce moment, par une porte intcrieuro, le docteur entre.)

SCÈNE V

Les Mêmes, FABIBN.

DE FAVERNE, d'un ton de reproche. Oh ! docteur 1

FABIEN.

Excusez-moi, monsieur; excusez-moi surtout, mademoi- selle! M. de Faverne me paraissait très-pressé d'avoir un objet qu'il m'avait demandé, et, de peur de rencontrer quel- ques clienls dans l'antichambre, je suis rentré par mon es- calier particulier... Si j'eusse pu soupçonner, mademoiselle...

DIANE.

Je vous dois trop de remercîments, monsieur, pour rece- voir vos excuses... Les médecins ont ce privilège des confes- seurs, qu'il n'y a pas de secret pour eux... Monsieur Fabien, j'aime M. de Faverne, et j'espère avoir le bonheur un jour d'être sa femme; c'est à ce titre que je suis venue visiter celui que je regarde déjà comme mon mari. Maintenant, je n'ai pas besoin de vous dire que ce voile avec lequel je suis venue et avec lequel je sors n'a pas été levé pour vous.

FABIEN.

Inutile de me recommander le silence, madame... Je ne

vous ai pas vue et jamais un mot sorti de ma bouche ne fera

allusion à l'honneur que j'ai eu de vous rencontrer chez moi.

(Diane et Fabien se saluent 5 de Faverno suit Diane des yeux, les bras

étendus vers elle.)

SCÈNE VI FABIEN, DE FAVERNE.

FABIEN.

Voici le portefeuille que vous avez désiré, monsieur.

DE FAVERNE,

Vous voyez ce portefeuille. Il est plein de papiers de fa-

GABFUEL LAMBERT 237

mille qui n'intéressent que moi... Docteur, faites-moi le ser- ment que, si je mourais, vous jetteriez ce portefeuille au feu.

FABIE?Î.

Je vous le promets.

DE FAVERNE.

Sans lire les papiers qu'il contient.

FABIEN.

Il est fermé à clef.

DE FAVERNE.

Oh ! une serrure de portefeuille ! (Fabien jette le portefeuille sur le lit du blessé.) Pardon! cent fois pardon!... je vous ai blessé, docteur ; mais c'est le séjour des colonies qui m'a rendu^si défiant. Là-ba=, on ne sait jamais à qui l'on parle... Reprenez ce portefeuille, je vous en supplie! Promettez-moi do le brûler si je meurs.

FABIEN.

Pour la seconde fois, je vous le promets; d'ailleurs, je vous le répète, un médecin est un confesseur...

DE FAVERNE, lui tendant la main.

Merci !

FABIEN, se reculant. J'ai déjà tâté votre pouls, il est aussi bon qu'il peut l'être.

DE FAVERNE.

Dites-moi, docteur?

FABIEN,

Quoi ?

DE FAVERNE.

Voiis a-t-on dit qu'il se fût présenté chez moi une jeune femme en mon absence ?

FABIEN.

Pardon!... j'avais oublié! une femme avec un enfant... oui. Elle a laissé son nom. Je l'ai pris pour vous l'apporter.

DE FAVERNE.

Donnez.

FABIEN.

Voici.

DE FAVERNE.

Louise Oranger... c'est elle! oh! je ne me trompais pas. Je l'avais bien reconnue; elle est quelque part, dans la rue à m'attendre, sur quelque borne... "Tout est conjuré contre

238 THÉÂTRE COMPLET D'aLEX. DUMAS

moi... tout!... (Réfléchissant.) Docteur, croyez- vous que main- tenant je sois trop faible pour être transporté ?

FABIEN.

En prenant de grandes précautions, je crois la chose pos- sible.

DE FAVERNE.

Faites-moi porter chez moi, je vous en supplie.

FABIEN.

Attendez à demain.

DE FAVERNE.

Non, aujourd'hui... tout de suite, si vous n'y voyez pas d'inconvénient. Je suis un hôte insupportable... je vous gène ot je suis gêné.

FABIEN, souriant.

Cette dernière considération me détermine; j'ai ici, poui les cas pareils au vôtre, un brancard couvert. Seulement, quand vous verrez cette femme,... pas d'emportement: la moindre émotion peut vous être fatale.

DE FAVEUNE.

Je ne la verrai pas.

FABIEN.

Gomment, vous ne la verrez pas? Mais si ello se représente chez vous ?

DE FAVERNE.

Je répéterai ce que j'ai déjà dit à mes gens, que je ne la connais pas.

FABIEN.

Mais, enfin, qu'est-ce que c'est que cette femme, et que vous veut-elle ?

DE FAVERNE.

Elle veut probablement que je l'épouse, parce que nou.s avons un enfant ; comme si l'on était obligé d'épouser toutes les aventurières qu'on a connues!

FABIEN.

Eh bien, si c'est une de ces femmes que l'on peut désin- téresser avec de l'argent. >. vous êtes assez riche, ce mo semble.

DE FAVERNE.

Eh ! malheureusement, ce n'est pas une de ces femmes- là! c'est une fille de village, une brave et honnèle fille.

GABRIEL LAMBERT 239

FABIEN,

Tout à l'heure vous l'appeliez aventurière.

DE FAVERNE.

J'avais tort, docteur; celait la colère qui me faisait parler ainsi, ou plutôt c'était la peur.

FABIEN.

Cette femme peut donc influer d'une manière fatale sur votre destinée ?

DE FAVERNE.

Elle peut empêcher mon mariage avec mademoiselle Ri- chard... rien que cela!

FABIEN.

Rai?on de plus pour la recevoir et pour la persuader... au lieu de renier votre enfant et de faire chasser la mère par vos laquais.

DE FAVERNE.

La revoir?... Non, jamais!... soyez bon jusqu'au bout... voyez-la, vous, docteur... arrangez la chose avec elle l... qu'elle retourne dans son village, je lui donnerai ce qu'elle voudra... dix mille francs... vingt mille francs... cin(iuant6 mille francs.

FABIEN.

Et si elle refuse tout cela?

DE FAVERNE.

Eh bien, alors, si elle refuse... (Fronçaat le sourcil.) nous ver- rons !

FABIEN.

Cela suffit, monsieur. Je ferai ce que vous désirez, (il sonne, un domestique entre.) Préparez la litière et trouvez deux porteurs.

(Le domesiique referme la porte.) DE FAVERNE.

Docteur, trouvez-moi quelque bonne et digne fenime qui ne quitte pas le chevet de mon lit.

FABIEN. .

J'ai l'habitude de conseiller à mes clients les sœurs de charité.

DE FAVERNE.

Cette femme se chargera de la dépense.., Tenez, voilà cinq cents francs.

LE DOMESTIQUE.

La litière est prête.

240 THÉÂTRE COMPLET D'aLEX. DUMAS

DE FAVERNE.

Docteur, recommandez-leur d'entrer par la rue du Helder, no 20, maison à deux portes; je ne veux pas entrer par celle de la rue Taitbout, je la rencontrerais.

FABIEN, aux porteurs.

Vous avez entendu ! rue du Helder! Le plus doucement possible.

DE FAVERNE, qu'on emporte. Quand vous verrai-je ?

FABIEN.

Demain matin. En cas d'accident, envoyez-moi chercher.

DE FAVERNE.

Au revoir, docteur... Merci, cent fois merci 1 SCÈNE VII FABIEN, puis LE Domestique.

FABIEN", écrivant sur son agenda.

Reçu cinq cents francs du vicomte de Fuverne... Voilà, certes, je puis l'affirmer sans connaître les causes de son mal- iieur... voilà un des hommes les plus malheureux que j'aie rencontrés.

LE DOMESTIQUE.

Le tapissier de monsieur, qui a un payement pressé à faire à la banque, demande si monsieur peut lui donner un à- compte sur le reste de son mémoire, qui monte à qualr© mille francs.

FABIEN.

T'a-t-ildit la somme qu'il désirait?

LE DOMESTIQUE.

Il a fait d'avance une quittance de deux mille francs, pour déranger monsieur le moins possible. FABIEN, regardant la quittance, donne d'abord le billet de cinq cents

francs qu il vient de recevoir de Faverne, et ensuite trois autres qu'il

prend dans son tiroir.

Voilà deux mille francs.

LE DOMESTIQUE.

Je les lui porte tout de suite. Il n'a plus qu'une demi- heure.... Il est trois heures et demie... à quatre, la banque ferme.

GADlUEL LAMBERT 241

FABIEN.

Fais vite, alors.

SCÈNE VIII

FABIEN, OLIVIER, entrWnnt la porte. OLIVIER.

Puis-je entrer ?

FABIEN.

Je crois bien !

OLIVIER.

Comment va mon homme ?

FABIEN.

M. de Faverne?

OLIVIER.

Oui; ne l'avez-vous pas fait transporter chez vous?

FABIEN.

Si fait.

OLIVIER.

A la bonne heure... Si misérable que je le croie, j'ai pensé qu'il était de mon devoir d'aller prendre de ses nouvelles. On m'a dit qu'il était chez vous.

FABIEN.

Il y était encore il y a cinq minutes.

OLIVIER.

Il n'y est plus ?

FABIEN.

Non, il a voulu à toute force retourner chez lui.

OLIVIER.

Bon ! je lui amenais une famille, s'il n'en a pas.

FABIEN.

Que voulez-vous dire?

OLIVIER.

Oui, une femme et un enfant... Mais je vais leur dire qu'il n'est plus ici, n'est-ce pas''

FABIEN, l'arrêtant.

Attendez donc I une femme et un enfant... les avez- vous trouvés ?... A sa porte, sur un banc ?

OLIVIER.

C'était qu'on les avait pris, en effet ; mais ils étaient XXIV. 14

242 THÉÂTRE COMPLET D'aLEX. DUMAS

dans les mains d'un sergent de ville, qui les ayant vus pendant la nuit, qui les ayant vus le rnatin, qui les voyant encore dans l'après-midi, les conduisait au corps de garde.

FABIEN.

Oh! la "nalheureuse !

OLIVIER.

Ma foi! la pauvre créature avait l'air si honnête, que je fus pris de pitié ; je perçai la foule qui l'entourait et je demandai de quel crime elle était coupable... « Ça n'a commis aucun crime, répondit le sergent de ville, mais ça vagabonde... Il y a près de vingt-quatre heures que cette malheureuse est là, sur ce banc, avec son enfant, Puis-je lui parler ? de- mandai-je au sergent de ville... Si même vous voulez en répondre, on vous la donnera. » Elle jeta un regard suppliant sur moi. « Que faisiez-vous donc sur ce banc, pauvre femme? lui demandai-je. Je l'attendais, me répondit-elle. Qui atlendiez-vous? Gabriel Lambert. demeure-t-il ? Au numéro l'I, je l'ai vu rentier, puis sortir... seulement, on m'a dit qu'il ne s'appelait pas Gabriel Lambert, mais le vicomte Henri de Faverne... » Vous comprenez, cher ami, à ce mot, je devinai tout! Jemecrus obligé de réparerautant qu'il était en mon pouvoir le mal que j'avais fait. Et, m'adressant au sepgent de ville : « Je m'appelle le baron Olivier d'Hor- noy, lui dis-je; je réponds de cette femme...» J'appelai un fiacre... «Où me menez-vous? me dtimanda-t-elle au mo- ment de monter dedans. Près du vicomte Henri de Faverne... Bien vrai? dit-elle. Parole d'honneur I Alors, monsieur, au nom du ciel, ne perdons pas un instant.» Et elle s'élança dans la voiture. Je donnai votre adresse, croyant le trouver chez vous,., 11 n'y est plus, je vais la re- conduire chez lui.

FABIIiX.

Gardez-vous-en bien I La malheureuse serait jetée à la porte par les laquais de son amant.

OLIVIEII.

Eh ! mais... c'est donc tout à fait une canaille, que ce monsieur ?

FABIEN.

J'en ai horriblement peur. (Ouuant la porte). Youloz-vous entrer, mon enfant ?

GADRIEL LAMBERT 243

SCÈNE IX

Les Mêmes, LOUISE.

LOLISE.

^ est-il, monsieur?... est-il ? (a d'Hornoy.) Vous m'aviez dit qu'il était ici.

FABIEN.

Il y était il y a dix minutes.

LOUISE.

J'ai entendu dire, par les domesfîques, qu'il avait été blessé en duel. Mon Dieu 1 serait-il mort?

FABIEN.

Non, il va aussi bien que possible.

LOCISE.

Ohl Dieu soit loué! est-il ? fl faut que je lui parle; vous comprenez, il faut qu'il voie son enfant.

FABIEN.

Oui, VOUS le reverrez... oui, il reverra son enfant, mais pas dans ce moment, il est trop faible encore; une émo'ioa le tuerait.

LOUISE.

Oh ! alors j'attendrai... Mais attendrai-je ?

FABIEN.

Ici, si vous voulez.

LOUISE.

Mais suis-je, ici ?

FABIEN.

Chez le médecin qui l'a soigné.

OLIVIER.

Et vous pouvez ajouter: qui lui a sauvé la vie.

LOUISE.

Oh! laissez-moi vous baiser les mains, monsieur.

FABIEN.

Pauvre femme !

LOUISE.

Vous me plaignez, n'est-ce pas ?

FABIEN.

Oh: oui, et profondément... Mais, d'abord, avez- vous laissé votre enfant ?

244 THÉÂTRE COMPLET d'aLEX. DUMAS

LOUISE.

Dans le salon qui précède, sur un canapé.

FABIEN.

Je vais le recommander à la femme de mon valet de cham- bre, qui en prendra soin.

LOUISE.

J'ai peur qu'il n'ait froid et faim, monsieur.

FABIEN.

Soyez tranquille, on pourvoira à tout.

OLIVIER.

Mon cher Fabien, comme madame a probablement à vous dire des choses que l'oreille d'un médecin et d'un confesseur peut seule entendre, je vous laisse avec elle, bien certain que je n'ai pas besoin de vous la recommander... Au revoir, mon cher Fabien !... Bon courage, madame!

(il sort.)

SCÈNE X FABIEN, LOUISE.

FABIEN.

Vous êtes bien Louise Granger, n'est-ce pas?

LOUISE.

Oui, monsieur,

FABIEN.

Je suis chargé, par M. le vicomte de Faverne, de causer d'affaires avec vous.

LOUISE.

D'affaires, monsieur?

FABIEN.

D'affaires vous concernant. Mais, comme M. Henri était très-faible, et que je lui avais défendu de parler, c'est donc de vous, mademoiselle, que je dois tenir les détails qu'il n'a pu me donner.

LOUISE, avec émotion.

Ainsi, aujourd'hui, il est vicomte?... il s'appelle Henri de Faverne?

FABIEN.

C'est du moins le nom sous lequel il est connu dans le monde.

GABRIEL LAMBERT 243

LOUISE.

Autrefois, il s'appelait Gabriel Lambert; c'est sous ce nom que je l'airnai et qu'il m'aima.

FABIEN.

Avez-vous assez de conliance en moi pour me dire com- ment vous avez quilté votre village... et comment, ne con- naissant votre amant que sous le nom de Gabriel Lambert, vous l'avez pu retrouver sous celui de Henri de Faverne ?

LOUISE.

Elélas ! monsieur, il nous quitta, son père et moi;

FABIEN.

Il a toujours son père ?

LOUISE.

Oui, monsieur; grande tristesse pour le vieillard ! Il nous quitta pour venir à Paris, poursuivre un remboursement de dix mille francs^ qui étaient tout l'avoir de son pauvre père... Après un mois, nous reçûmes une lettre nous annonçant que, résolu à faire fortune, il partait pour la Guadeloupe. Depuis ce jour, nous n'eûmes plus de ses nouvelles.

FABIEN.

Comment sùtes-vous alors qu'il était toujours à Paris

LOUISE.

Le maire de notre village y vint. Le hasard fit qu'en re- venant de Gourbevoie, il rencontra Gabriel à cheval, vêtu en élégant et suivi d'un domestique à cheval comme lui. Malgré cette espèce de déguisement, le maire le reconnut, et l'appela... (jabriel se retourna à son nom, et le reconnut aussi, à ce qu'il paraît, car il mit son cheval au galop. Le brave homme alla le soir au parterre de l'Opéra, et reconnut, dans une des loges les plus élégantes de la salle, son cavalier de la journée; il voulut en avoir le cœur net, il interrogea l'ouvreuse et apprit d'elle que le locataire de la loge était un habitué de l'Opéra, et ne manquait pas une représentation. Le soir même de mon arrivée, il y ajuste, aujourd'hui mardi, huit jours, j'allai attendre avec mon enfant, rue Le Pele- tier, la sortie de l'Opéra; au bout de quelques minutes, je vis Gabriel donnant le bras à une jeune personne fort belle et fort élégante, que je reconnus pour mademoiselle Diane Richard, c'est-à-dire la même pour laquelle il était venu â Paris.

14.

246 THÉÂTRE COAU'LET D'ALEX- DUMAS

FABIEX.

Mais il ne monta point en voiture avec elle?

LOUISE.

Non. Il attendit son coupé, j'eus tout le temps de l'exa- miner... « va monsieur ? demanda le cocher. Chez moi, paibleu ! » répondit Gabriel... Je courus derrière la voiture presque aussi vite qu'elle, et j'arrivai devant sa porte au moment le concierge fermait les deux battants. J'insistais pour parler à Gabriel, on me repoussa brutalement en me disant : « C'est inutile que vous reveniez... M. le vicomte a défendu de vous recevoir... » Alors, je pris mon enfant dans mes bras et m'assis sur un banc à la |)orle... C'est en ce mo- ment qu'un sergent de ville ni'ordonna de le suivre. J'obéis machinalement, je ne savais plus ce que je faisais. Votre ami passa... eut piiié de moi, et m'emmena chez vous... Que pouvez-vous pour moi?,., que vous a-t-il chargé de me dire?

FABIEN.

Hélas! peu de choses consolantes. Il est irriié, aigri,.. Il en veut au genre humain tout entier... et, s'il ne paraissait pas tant tenir à la vie, je croirais qu'il a voulu se faire tuer pour échapper à quelque grand remords.

LOUISE.

Oh ! si j'étais près de lui, si je pouvais le soigner, le con- soler, faire un appel à ses souvenirs, peut-être le rendrais-je à son père... peut-être le ran ènerais-je à moi,., peut-être referais-je de lui un honnête homme !

FABIKN.

Eh bien, écoutez; voulez-vous tenter une chose?

LOUISE.

Laquelle ?... oh ! monsieur, laquelle?

FABIEN.

Consentiriez-vous à demeurer à son chevet sans être connue de lui jusqu'au moment sa blessure sera assez bien guérie pour ([ue vous puissiez sans danger vous faire reconnaître?

LOUISE.

Oh! oui, monsieur, je consentirai à tout, pourvu que je le revoie.

FABIEN.

Eh bien, dans :a défiance de tout le monde, ne voulant pas être servi par ses domestiques, il m'a demandé une femme

GACl'.IEL LAMBERT 247

de confiance de laquelle je puisse répondre... Voulez-vous être celle jeune femme et vous introduire aujourd'hui chez lui avec une lettre de recommandation de moi? Vous vous arrangerez de façon qu'il ne voie pas votre vidage... Une foi-^ près de lui... c'est à vous d'essayer l'influence d'une bonne nature sur une mauvaise... Si vous réussissez, ce sera, ma foi, un beau triomphe de la moralité sur le vice.

LOUISE.

Oh ! jo réussirai, monsieur, je réussirai! mais mon enfant, monsieur, mon enfant?...

FABIEX.

Rien n'empêche qu'il ne reste chez moi ; vous vous enten- drez avec la femme de mon valet de chambre.

LOUISE.

Mais, monsieur, je n'ai pas d'argent, il me reste un louis à peine... Il est vrai que j'ai payé mon hôtel jour par jour.

FABIEN.

Sur ce point, je puis au moins faire cesser votre inquiétude. M. de Faverne désire que la personne se charge de la dé- pense, et, à cet effet, il m'a laissé un biliet de banque de cinq cents francs.

LOUISE.

Un billet de banque !

FABIEX.

Oui... c'est bien le moins que, sur l'argent du père, vous préleviez la dépense do Tenfunt.

lol;se.

Mais ce billet de banque de cinq cents francs... Il y a donc des billets de banque de cinq cents francs, monsieur ? Je croyais qu'il n'y en avait que de deux cents.

FABIEN.

Il y en a de cinq cents, de mille et de cinq mille.

LOUISE.

Je disais que ce billet de banque de cinq cents francs, il faudrait le changer.

FABIEN.

Aussitôt reçu, je m'en suis servi pour faire la part d'un payement.,.je vous en donnerai l'argent... Et, tenez... fOarrant son tiroir.) j'ai trois cents francs en or dans mon tiroir... pre- nez-les toujours... Je vous porterai le reste en allant faire

248 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

visite à M. de Faverne. (oa sonne en dehors.) Germain, voyez- donc, c'est à ma sonnette particulière.

(il donne l'argent à Louise.) LOUISE.

Merci, monsieur. Je vais embrasser mon enfant et m'en- tendre avec celle qui, en mon absence, voudra bien lui ser- vir de mère.

FABIEN.

Suivez ce corridor, ma chère enfant, il vous conduira juste près d'Armande.

(Elle va pour sortir par la porte du corridor.) LE DOMESTIQUE.

C'est un agent de la police de sûreté qui désire parler à monsieur lui-même.

LOUISE, à part. De la police !

FABIEN.

Un agent de la police de sûreté qui désire me parler?... Ah! probablement à propos du duel de l'autre nuit! Faites entrer.

SCÈNE XI

FABIEN, l'Agent.

FABIEN.

Vous avez demandé le docteur Fabien, monsieur... c'est

moi.

l'agent. Vous n'avez pas besoin de me le dire, j'ai l'honneur de vous connaître.

FABIEN.

Que me voulez-vous.'

l'agent.

Un simple renseignement, docteur. (Louise reparaît k la porle du cabinet.) Vous avez soldé aujourd'hui une partie de facture à votre tapissier avec quatre billets de banque de cinq cents francs chacun ?

FABIEN.

Oui, monsieur.

l'agent. Votre tapissier, de son côté, a payé un billet de quatre

6APR1EL LAMBEUT 249

mille francs qu'il avait à la Banque avec deux mille francs en or et les deux mille francs qu'il a reçus de vous en pa- pier.

FABIEN.

C'est possible, monsieur.

l'agent. Un des billets de banque de cinq cents francs était faux.

LOUISE, à part.

Mon Dieu !

FABIEN.

Vraiment?... Attendez... je vais le remplacer. l'agent.

Ce n'est point de cela qu'il est question, docteur, aujour- d'hui du moins.,. Maintenant, il n'est besoin que de savoir si vous pourriez vous rappeler les personnes de qui vous tenez ces billets.

FABIEN.

Rien de plus facile; je les ai reçus depuis quatre ou cinq jours seulement et j'ai un registre spécial j'inscris toutes mes recettes.

l'agent.

Ah ! vous rendrez un grand service à la Banque, docteur, si vous pouvez la mettre sur la voie des coupables...

FABIEN, peniiant ce temps, a ouvert le carnet de recettes on lui a va inscrire le billet de cinq c^nts francs de FaTerne.

^'oyons cela!

l'agent, tirant nn carnet de sa poche. Permettez que.j'inscrive au fur et à mesure les noms et les adresses.

FABIEN.

Faites, monsieur... « Madame de Mauclerc, maîtresse da pension aux Champs-Elysées, pour soins donnés à ses élèves, cinq cents francs. » Y étes-vous ? l'agent.

l'y suis.

FABIEN.

« M. Leclerc, marchand de bois, rue de l'Arcade, no IQ, pour soins donnés à son fils. »

l'agent. Deux.

250 THÉÂTRE COMPLET d'ALEX. DUMAS

FABIEN.

« M. Bourgeois, négociant, rue du Bac, 1i1, pour deui ans de soins donnés à lui-même... » l'agent. Trois.

LOUISE, bas, à Fabien.

Au nom du ciel, ne nommez pas le quatrième ! (Fabien la regarde.) Je vous en supplie !

FABIEN.

C'est bizarre !... je n'ai point inscrit le nom de la personne dont je tiens le quatrième.

l'agent. Cherchez bien, docteur!

FABIEN.

J'ai beau chercher... il n'y est pas.

(il referme son carnet.) l'agent. Oh! je regrette cette omission, docteur... Je vais toujours transmettre à qui de droit les renseignements que vous avez

eu l'obligeance de me donner. (Fabien sonne, an domestique

entre.) Désespéré de vous avoir dérangé, docteur.

FABIEN.

Adieu, monsieur.

(L'agent sort avec le domestique.)

SCÈNE XII LOUISE, FABIEN.

LOUISE, tombant ans piedt de Fabien et lui baisant la main.

Dieu VOUS récompensera, docteur 1

F '.BIEN.

Que voulez-vous dire, mon enfant?

LOUISE.

Ilien !...

GABRIEL LAMBERT

ACTE TROISIÈME

Un élégant bondoir chei de Faverne. Sofa au fond à droite ; noe caisse à gancbe; panoplies an mnr. Tableaux ; gaéiidon au miliea de la pièce; pendules, tases, tapis, étagères; fenclre au foad à droite.

SCÈNE PREMIERE

FABIEN, LOUISE, en sœur de charité. FABIEX.

Eh bien, chère enfant, vous n'avez rien de nouveau à m'ap- prendre ?

LOUISE.

Rien, docteur... Depuis cinq jours que je suis ici, la fièvre et le délire n'ont pas quitté Gabriel... hier seulement, le calme est revenu, et j'ai m'éloigner de lui de peur qu'il ne me reconnaisse.

FABIEN.

Je vais le voir, tenter une dernière épreuve.

LOLISE.

Parlez-lui de son père, qui est arrivé hier et qu'il ne veut pas recevoir... Soyez éloquent! dites lui que, pour les bles- sures de l'esprit, il y a deux grands médecins, monsieur. Pour ceux qui souffrent injustement, il y a la prière; pour ceux qui souffrent justement, il y a le repentir.

(Elle sort.)

SCÈNE II DE FAVERNE, FABIEN.

DE FAVERN'E.

Ah! que c'est bon à vous d'être venu, docteur ! je ne vous ai point menti, allez, je suis horriblement souffrant.

FABIEN.

Qu'avez-vous? Ce ne peut pas être votre blessure.

252 THÉÂTRE COMPLET D'aLEX. DUMAS

DE FAVERXE.

Non, grâce à Dieu, il n'y paraît pas plus maintenant que £1 c'était une sintiple piqûre de sangsue. lAlais, vous allez vous moquer de moi, docteur... je crois que j'ai des va- i;eurs.

FABIEN.

Voyons votre pouls? (il lui tàie le pouls.) Nerveux et agité t (On sonne, de Faverne tressaille.) Qu'avez-vous ? DE FAVERNE.

Rien! c'est plus fort que moi... Quand j'entends une son- ïielte, je tressaille, et puis^ tenez, je dois pâlir. Je sens tout mon sang qui se retire vers le cœur.

FABIEN.

C'est évident... vous souffrez, mais ce n'est point une cause physique qui vous fait souffrir. Vous avez quelque douleur morale, une inquiétude grave, peut-être ?

DE FAVERNE.

Quelle inquiétude voulez-vous que j'aie?... Tout va pour 3e mieux... Mon mariage avec mademoiselle Richard a lieu dans trois semaines.

FABIEN.

A propos de mariage, je vous rapporte le porttfeiiille que vous m'aviez confié, et dans lequel sont des papiers de fa- mille.

DE FAVERNE.

Je VOUS avais dit de ne me le rendre que quand je serais guéri...

FABIEN.

\^ous l'êtes... Calmez-vous seulement, et tout sera fini.

DE FAVERNE.

Calinez-vous! c'est bien aisé à dire... Parbleu! si je pou- rais me calmer, je serais guéri...

FABIEN.

Il faut vous ménager, monsieur...

DE FAVERNE.

Au fait, je suis bien bon de me tourmenter ainsi... Bah ! je £iiis riche, je jouis de la vie... Cela durera tant que ça pourra. Ains^, docteur, vous ne me conseillez rien?

FABIEN.

Si fait : je vous conseille d'avoir confiance en moi et de me ilirc ce qui vous tourmente.

GABRIEL LAMBERT 253

DE F A VER NE.

Vous croyez donc toujours que j'ai quelque chose que je n'ose dire?

FABIEN.

Je dis que vous avez un secret que vous gardez pour vous, un secret terrible, peut-être I

DE FAVERNE, se laissant tomber sur une chaise.

Terrible!... Oui docteur, oui : vous êtes un homme de génie, vous avez deviné cela. Oui, j'ai un secret et, comme vous le dites, un secret terrible !... un secret que j'ai tou- jours eu envie de dire à quelqu'un, et que je vous dirais à vous, si vous... si vous étiez confesseur au lieu d'être médecin.

FABIEN.

Si j'attendais que vous me dissiez vos secrets, vous ne vous y décideriez pas; je vais donc les dire, moi.

DE FAVERNE.

Vous ! vous savez mes secrets, vous? Impossible I

FABIEN.

Ce qui vous tourmente,... ce qui vous donne cette surex- citation nerveuse, c'est que votre père est arrivé à Paris hier.

DE FAVERNE.

iMon père?

FABIEN.

Et q.e, comme votre père est un très-honnête homme et qu'on ne chasse pas son père comme on chasse une maîtresse, surtout quand il est à peu près sûr que son fils le déshonore...

DE FAVERNE.

Docteur!

FABIEN.

Que son fils le déshonore ! Vous craignez qu'il ne dise que vous êtes au village de Saint-Dolay, en Bretagne, et non à la Pointe-à-Pitre...

DE FAVERNE.

Monsieur !

FABIEN.

Que vous vous appelez Gabriel Lambert, et non le vicomte de Faverne.

DE FAVERNE.

Ahl

XXIV. j5

254 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

FABIEN.

Vous craignez, enfin, qu'il ne fasse manquer votre mariage avec mademoiselle Diane, en disant que vous vivez ici d'une industrie ténébreuse,... qui vous donne cette maladie de nerfs pour laquelle vous me consultez. Eh bien, maintenant, le conseil que vous me demandez, le voici : Implorez le pardon de votre père, implorez le pardon de Louise, quittez Paris... Partez avec eux pour Saint-Dolay, cachez-vous-y à tous les yeux, car votrepère et Louise ne vous pardonneraient peut-être pas. (De Faverne tombe anéanti.) A propos, monsieur de Faverne, j'ai toujours oublié de vous parler d'une chose d'un médiocre intérêt pour moi, mais que je crois d'un grand intérêt pour vous.

DE FAVERNE.

De quelle chose ?

FABIE?s'.

Le billet de cinq cents francs que vous m'avez donné, en quittant ma maison, était faux.

DE FAVERNE,

Faux? C'est étrange 1... je vais vous rendre cmq cents

francs... (il va au secrétaire, tiro la clef de sa poche et la met dans la serrare. s'arrètant.) N'y a-t-il pas une cliose qui VOUS étonne comme moi, docteur ?

FABIEN.

Laquelle ?

DE FAVERNE.

C'est qu'on ait le courage de contrefaire un billet de banque.

FABIEN.

Cela m'étonne, parce que c'est une lâche et infâme action .

DE TAVERNE.

Infâme peut-être ; lâche, non; savez-vous qu'il faut une main bien ferme pour écrire ces deux petites lignes : La loi •punit, de mort le contrefacteur?

FABIEN.

Seulement, cette main n'a pas la force de prendre un poi- gnard et de s'en frapper quand arrive la condamnation qui doit conduire le faussaire à l'échafaud...

DE FAVERNE.

A l'échafaud! oui, je comprends que l'on envoie un assas-

GABRIEL LAMBERT 255

sin à l'échafaud ; mais avouez que guillotiner un homme pour &\oir fait de faux billets, c'est bien cruel.

FABIKX.

Vous avez raison ; aussi je sais de bonne source que l'on doit incessamment adoucir cette peine et la borner aux ga- lères.

DE FAVERKE.

Vous savez cela 1 docteur, vous savez cela ; en êtes-vous sur ?

FABIEN.

Je l'ai entendu dire à celui de qui la proposition même

viendra.

DE FAVERNK.

Au roi?

FABIEX.

Au roi.

DE FAVERXE,

Au fait, c'est vrai, vous êtes médecin du roi par quartier. Ah ! le roi a dit celai Et quand la proposition doit-elle être faite ?

FABIEN.

Cela vous intéresse donc?

DE FAVERNE.

Sans doute; cela n'intéresse-t-il pas tout ami de l'huma- nité, d'apprendre qu'une loi trop sévère est abrogée ?

FABIEN.

Elle n'est point abrogée, monsieur; seulement, les galères remplaceront la mort. Cela vous paraît-il une bien grande amélioration dans le sort des coupables?

DE FAVERNE , donnant cinq cents francs en Or à Fabien.

Tenez, voilà cinq cents francs en or.

FABIEN.

Merci! mais ce qui me reste à vous dire est encore plus im- portant que ce que je vous ai dit.

DE FAVERNE.

Que vous reste-t-il donc à me dire?

FABIEN.

11 me reste à vous dire que, comme, le même jour, le billet est allé à la Banque et a été reconnu faux, sachant que c'était moi qui l'avais donné à mon tapissier, avec trois autres, on

256 THÉÂTRE COMPLET D'ALËX. DUMAS

est venu aui renseignements chez moi ; et, comme j'ai beau- coup d'ordre, grâce à un carnet sur lequel j'inscris toutes mes recettes, j'ai pu donner les noms et les adresses.

DE FAVERNE , épouvanté.

Des quatre personnes qui vous avaient donné ces billets ?

FABIEN.

Non, de trois seulement. J'allais donner le nom de la qua- trième , lorsqu'une jeune femme est tombée à mes pieds, et m'a conjuré, au nom de son enfant, de me taire.

DE FAVERNE.

Et...?

FABIEN.

Et j'ai dit qu'ayant oublié le nom et l'adresse de la qua- trième personne, je ne pouvais les donner...

DE FAVERNE.

Vous avez fait cela, docteur !

FABIEN.

Ohl pas pour vousl... mais pour cette jeune femme qui était à mes pieds.

DE FAVERNE.

Mais, cette jeune femme qui était à vos pieds, qui est-elle? FABIEN, montrant Louise, qui, pendant la un de la scène, est entrée et s'est mise à genoux près de Faverae. Celle qui est aux vôtres! Adieu.

(il sort.)

SCÈNE III

LOUISE, DE FAVERNE.

LOUISE, suppliante. Gabriel I

DE FAVERNE, la prenant dans ses bras. Louise 1 Louise 1

LOUISE.

J'ai pris pour te soigner ces pieux vêtements, afin que tu ne me reconnaisses pas.

DE FAVERNE.

C'était donc toi qui veillais jour et nuit à mon chevet ?

LOUISE.

N'était-ce pas mon devoir ?

GABRIEL LAMBERT 257

DE FAVERNE.

Oh î tu es une sainte, et, moi, je suis un impie! Va cher- cher mon père et reviens avec lui !

(Louise s'élance hors de la chambre.)

SCÈNE IV

DE FAVERNE, seul ; puis un Domestique.

Maintenant, je dois fuir Paris, m'ensevelir dans mon vil- lage, m'abriter sous la chasteté de l'épouse et l'innocence de i'enfaiit... Mais Diane ! Diane!... Eh bien, je lui diiai que je n'ai pas pu réunir les derniers cent mille francs que son père exigeait... et elle m'oubliera!... Que va-telle dire?... moi qui me suis fait passer à ses yeux pour millionnaire ! elle dira que je suis un honnête homme! (il sonne.) Écrivons.

« Chèr&^ Diane,

» L'homme que j'avais chargé de réaliser ma fortune à la Guadeloupe, a vendu toutes mes propriétés, et, après avoir réalisé plus d'un million^ s'est enfui en Amérique. Il ne me reste, pour toute fortune, que deux cent raille francs, c'est-à- dire les deux tiers seulement de la somme exigée par votre père. Plaignez-moi, Diane; je ne veux point rester à Paris pour être témoin du bonheur d'un autre. Oh l croyez-en le cri de mon cœur, je pars bien malheureux!

» A vous pour la vie!

» DE FAVERNE. »

Ah ! je respire en pensant que ce nom est le dernier faux que je ferai.

(il cachette la lettre et sonne.) UN DOMESTIQUE.

M. le vicomte a sonné?

DE FAVERNE.

Oui... Portez cette lettre chez M. Richard. Vous la remet- trez à mademoiselle Diane.

LE DOMESTIQUE.

Y a-t-il une réponse?

DE FAVERNE.

Non, probablement... Allez! (Le Domestique sort.' Et mainte-

258 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

nant, les voilà, je les entends; qu'ils viennent, le sacrifice est fait!

SCÈNE V

DE FAVERNE, LAMBERT, LOUISE.

DE FAVERNE.

Mon père, j'attends votre pardon à genoux...

LAMBERT.

Dans mes bras... le fugitif!... Oh! te voilà donc, malheu* reux et cher enfant!

LOUISE.

Je vous le disais bien toujours, mon oncle, qu'il nous re- viendrait.

LAMBERT.

Oui; mais comment nous revient-il? Mieux vaudrait que, comme l'enfant prodigue, il nous revînt en haillons qu'avec tout ce luxe, dont nous ignorons la source, qu'avec ce titre ramassé sans doute dans la fange des tripots.

LOUISE .

Pas de récriminations, mon oncle, pardon complet. La mi- séricorde d'un père est infinie comme celle de Dieu.

LAMBERT.

Cependant, j'y mets une condition, c'est qu'il quittera Paris aujourd'hui même.

DE FAVERNE.

Dans une heure, mon père. Oh! ce Paris, ce pandémonium, cet enfer ! Si vous saviez ce que j'y ai souffert, loin de mo faire des reproches, vous me plaindriez.

LOUISE.

Oui, nous te plaindrons, nous te consolerons, Gabriel! Tu n'as pas vu ton fils; quand tu le verras, tu oublieras tout. Il est beau comme un ange du bon Dieu ; il est chez le bon doc- leur Fabien, notre sauveur à tous. Tu vas le voir, lu vas l'embrasser. Au bout d'une heure, il t'aimera comme s'il avait toujours été près de toi. Puis nous partirons pour Saint- Dolay. Viens, Gabriel, viens!

LAMBERT.

11 faudra redevenir ce (jno lu n'aurais jamais cesser d'être, Gabriel, un laborieux paysan.

GABRIEL LAMBERT 259

DE FA VERNE.

Oui; mais, avant de quitter cet appartement, il y a des papiers qu'il faut que j'emporte, d'autres que je dois brûler...

LAMBERT.

Ce que tu as à faire sera-t-il bien long ?

DE FAVERNE.

Un quart d'tieure tout au plus, mon père.

LAMBERT, s'asseyant. Nous attendrons.

(De FaTerne va pour ouvrir one armoire en forme de caisse.) LOUISE, s'appnyant au fauteuil de Lambert.

Oui, nous attendrons. Oh I c'est si bon de se revoir, de se retrouver el d'être sûrs de ne plus se quitter...

(Entre un Domestique.)

SCÈNE VI Les Mêmes, le Domestique qai a porté la lettre à Diane.

DE FAVERNE.

Quoi encore ?... J'avais défendu qu'on nous dérangeât.

LE DOMESTIQUE.

Pardon, monsieur le vicomte, c'est la réponse à la lettre que vous m'avez remise il y a un quart d'heure. LAMBERT, avec ironie. M. le vicomte !

LOUISE.

Patience, mon oncle, patience !

DE FAVERNE.

La réponse ! elle t'a donné la réponse ?

LE DOMESTIQUE.

La voici.

DE FA VERNE.

Ah! mon Dieu, ma main tremble!... Qu'y a-t-il dans ce paquet ? Lisons la lettre d'abord.

LAMBERT.

Qu'y a-t-il ? Il semble bien agité.

LOUISE.

Mon Dieu, pourvu que ce ne soit pas quelque mauvaise nouvelle !

260 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

DE FAVERNE, après avoir décacheté la lettre d'une main tremblante, lit d'une voix entrecoupée.

« Mon cher Henri, je craignais, par pressentiment sans doute, quelque catastrophe dans le genre de celle qui vous est arrivée, et j'avais pris mes précautions d'avance en réalisant, moi aussi, grâce à quelques actions au porteur, grâce à quelques diamants dont je n'avais que faire, espérant bien que vous me trouveriez belle sans cela, cette somme de cent mille francs qui vous manque; et je vousl'envoie dans le paquet ci-joint, par votre domestique, qui ne sait pas ce qu'il vous porte. J'espère que vous ne sacrifierez pas notre bonheur à une fausse délicatesse, et que vous ne vous ferez pas scrupule de recevoir, à titre de prêt, cent millefrancs de celle qui, dans quinze jours, signera

«Diane, vicomtesse de Faverne. i>

Voilà bien autre chose, maintenant! Mon Dieul... mon Dieu! (a son père et àLonise.) Attendez-moi ; cette lettre veut une réponse, je reviens. Venez, François!

(il sort comme un fou.)

SCÈNE VII LAMBERT, LOUISE, puis le Domestique.

LAMBERT.

Qu'est-il arrivé ?

LOUISE.

Je ne sais ; vous avez vu quel terrible effet a produit sur lui cette lettre ?

LAMBERT.

Terrible, non, car il y avait dans ses yeux, tandis qu'il la lisait, plus de joie que de terreur.

LOUISE.

Il va revenir... et nous expliquer...

LAMBERT.

Il va revenir ?

LOUISE.

N'avez-vous pas entendu ?... il l'a dit,

LAMBERT.

Et s'il ne revient pas ?

Gabriel lambert 261

LOUISE.

Ah! mon oncle, vous êies cruel pour lui... Tenez... (La

porte s'ouvre.) Tenez, le voilà.

LAUBERT.

Non, c'est un domestique.

LOUISE.

Une lettre ? De M. le vicomte. Pour qui ? Pour vous. Louise 1 Louise ! Lisez, mon oncle

LE DOMESTIQUE.

LAMBERT. LE DOMESTIQUE.

LAMBERT. LOUISE.

LAMBERT, lisant.

« Mon cher père, ma Louise vénérée, plaignez-moi ! la lettre que je viens de recevoir a changé toutes mes résolutions: il n'est plus question pour moi de départ et de repentir, et la fatalité veut que je marche dans la vie, non pas telle que vous me l'aviez montrée, mais telle que je me la suis faite. Quittez Paris, emportez mon amour, Louise, ma reconnais- sance, mon père, mais ne faites aucune tentative pour me ramener à vous et au bien, elles seraient inutiles ; je suis sur une pente glissante que je dois suivre jusqu'au bout, elle me mènera à lafortune ou à...

» Oubliez-moi, ou plutôt, non, ne m'oubliez pas, et priez pour moi.

» Gabriel. »

Que t'avais-je dit ?

LOUISE.

Hélas ! notre dernière espérance!

LAMBERT.

Ohl mes pressentiments, (au Domestique.) Je veux le voir !

LE DOMESTIQUE.

Qui cela, monsieur?

LAMBERT.

Mon fils 1

15.

262 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

LE DOMESTIQUE.

Je ne sais si c'est M. le vicomte que vons appelez votre fils?

LAMBERT.

C'est l'homme qui me quitte, c'est l'homme qui vient do sortir de celte chambre, c'est l'homme qui t'a remis celte lettre.

LE DOMESTIQUE.

Vous ne pouvez pas voir M. le vicomte.

LAMBERT.

Pourquoi cela ?

LE DOMESTIQUE.

Parce qu'il est monté en voiture en disant qu'il ne rentre- rait pas.

LAMBERTj s'asseyant. le l'attendrai.

LE DOMESTIQUE.

Impossible, monsieur !

LAMBERT.

Comment impossible?

LE DOMESTIQUE.

Des étrangers ne peuvent rester chez M. le vicomte, quand M. le vicomte n'y est pas.

LAMBERT.

Des étrangers? moi son père ? elle ?... Ah ! misérable I

LOUISE.

Mon oncle !

LAMBERT.

Le père ne peut rester cliez son fils! et quand je pense que tout à l'heure, là. là, à cette place, croyant à ses parole?, à ses promesses, à son repentir, je l'ai tenu entre mes bras, serré contre mon cœur I et, quand je pouvais étouffjr ce monstre d'ingratitude et de mensonge, je l'ai appelé mon enfant, mon Gabriel !...

LOUISE.

Cet homme obéit aux ordres qu'il a reçus.

LAMBERT.

Tu as reçu l'ordre de nous chasser ?

LE DOMESTIQUE.

J'ai dit à monsieur ce que j'avais à lui dire.

GABRIEL LAMBERT 263

LAMBERT.

0 mon Dieu! aussi loin que vos regards peuvent s'étendre, avez-vous vu jamais chose plus impie, qu'un fils faisant chasser son père par des valets !

LOUISE.

V^enez, mon oncle, venez !

LAMBERT.

0 fils dénaturé, je te maudis! je maudis l'heure de ta nais- sance... je maudis l'heure je t'ai appelé pour la première fois mon fils... je maudis l'heure tu m'as appelé ton père pour la première fois !...

LOUISE.

Venez, mon oncle, venez !

LAMBERT.

Va donc loin de nous ta destinée t'entraine! et bénie soit l'heure de ma mort, si elle sonne avant celle de ton dés- honneur !

LOUISE, l'entraînant.

Venez^ mon oncle, venez !

LAMBERT.

Maudit dans ce monde ! maudit dans l'éternité ! (ii sort en- traîné par Louise.) Maudit ! maudit I maudit!

(Le Domestique sort.)

SCÈNE VIII

DE FAVERNE, seul, complètement abattu et les bras pendants.

Oh ! oui, terrible ! terrible! soyez satisfait, mon père; je n'ai pas perdu un mot de votre malédiction... De l'air!... j'étouffe !... (Il Ta à la fenêtre et l'ouvre.) Oh ! mon Dieu! (il se concbe sur on canapé.) Le sommeil ! l'oubli ! la mort ! Oh ! que, par un coin de cette fenêtre entr'ouverte, il voie... gémissant, irrésolu, tremblant, celui qui met le pied dans la route du crime... Mon Dieu!... mon Dieu!

La nnit s'est faite peu à pan sur le théâtre ; un homme apparaît à la fenêtre et l'escalade doucement; il regarde autour de lui, tire de sa poche une lanterne sourde, et arme un pistolet qui! tenait à la main

264 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DDMAS

SCÈNE IX

DE FA VERNE, GASPARD.

FavorDe, au bruit du pistolet qu'on arme, ouvre les yeux, et voit

un homme armé h. quelques pas de lui.

DE FAVERNE.

Qu'est-ce que cela ?

(il referme les yeux et se tient immobile.) GASPARD, l'apercevant à la lueur de sa lanterne. Un homme! (s'approchant.) Il dort! Voyons donc I voyons donc! la maison me paraît bonne! Ah ! une caisse; la clef y est... Fenêtre ouverte... clef au secrétaire; on a préparé ça pour moi. (ll regarde du côté de Faverne.) Bonne nuit !

(U ouvre le secrétaire de la main droite en passant le pistolet

sous son bras gauclie.)

DE FAVERNE.

Et moi qui ai laissé la clef à ce secrétaire ! Je suis perdu ! (il se lève, et, sur la pointe du pied, va au voleur.) GASPARD.

Des billets de banque! Mais qu'est-ce que cela ? La planche avec laquelle on les fabrique... Je suis volé! DE FAVERNE, qui est arrivé derrière le voleur, tire le pistolet par la crosse et le lui applique sur le front, au moment ovi il se retourne. Pas un mouvement, ou tu es mort !

GASPARD, dirigeant sur lui la lumière de sa lanterne. Tiens, Gabriel!

DE FAVERNE, le regardant. Gaspard !

GASPARD.

Rends- moi mon pistolet, il n'est pas chargé, c'est pour ef- frayer les clients.

(li reprend son pistolet.) GABRIEL.

Gaspard !

GASPARD rend la planche.

Oui, Gaspard, ton compatriote et ton ami. Ah! nous con- trefaisons les billets de banque ?... Ça rapporte, mais, tu sais, la loi...

GABRIEL LAMBERT 265

DE FAVERNE.

Eh bien, va me dénoncer.

GASPARD.

Moi ! me prends-tu pour un faux frère?... Tu as embrassé un métier périlleux mais lucratif; je ne t'en veux pasl

DE FAVERNE.

Tais-toi.

GASPARD,

Va fermer la fenêtre. Ce n'est pas pour te commander, mais, si j'y allais moi-même, on pourrait reconnaître mon profil.

DE FAVERNE.

Qui cela?

GASPARD.

Les gens qui me poursuivent .

DE FAVERNE

Tu étais donc poursuivi ?

GASPARD.

Depuis six mois, je ne fais que ça!... J'en ai des crampes dans les mollets. Aussi, je n'ai pas, comme toi, le temps de

dormir sur mon canapé. (De Faverne ferme la fenêtre, pais le ri- deau.) Tu as raison, ferme les rideaux; deux précautions va- lent mieux qu'une ! Maintenant, là, voyons, causons comme deux bons amis 1

(il allume ou candélabre.) DE FAVERNE.

Que fais-tu ?

GASPARD.

le n'aime pas à causer dans l'obscurité, moil

DE FAVERNE.

Mais tu disais que tu étais poursuivi.

GASPARD.

Bon !... Us ne viendront pas me chercher ici, chez toi... Comment t'appelles-tu de ton nouveau nom?

DE FAVERNE.

Que t'importe ?

GASPARD.

Oh! à un ami, lui faire des cachotteries!

DE FAVERNE.

Le vicomte de Faverne.

266 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

GASPARD.

Il ne viendront pas me chercher chez le vicomte de Fa- verne, un millionnaire.

DE FAVERNE.

Wais comment es-tu ici ?

GASPARD, emboîtant lo pas à de Faverne, qui traverso la scène-i J'étais en train de flâner chez un joaillier pendant qu'il dormait. Il se réveille et se met à crier au voleur!.,. Moi, pas bête, au lieu de sortir dans la rue, on j'étais immanqua- blement pincé, j'enfile un escalier, je trouve une chambre à l'entre-sol, j'y entre, je ferme la porte derrière moi... Je vais à la fenêtre : douze pieds du sol!... je saute dans la cour... j'enjamoe un mur, deux murs, trois murs... ça ne finissait plus, les murs... je me trouve dans ton jardin. Un pressenti- ment me dit que je suis dans le jardin d'un ami, et, vous le voyez, vicomte, je ne m'étais pas trompé.

DE FAVERNE, s'arrêtant.

Tu as fini ta narration?

GASPARD.

Oui I tu peux marcher maintenant; je te dirai seulement : Cher ami, quitte le métier, quitte le métier, ou tu Qniras mal.

DE FAVERNE.

Assez ; désires-tu autre chose ?

GASPARD.

Je crois bien que je désire autre chose! je désire quitter la France; mais pour cela, lu comprends, il faut de la monnaie blanche.

DE FAVERNE,

Combien te faudrait-il ?

GASPARD.

Pour gagner la frontière ?

DE FAVERNE.

Oui.

GASPARD.

En conscience, je ne peux pas à moins de mille francs.

DE FAVERNE, lui donnant un billet de banque. Tiens, les voilà !

GASPARD.

Un billet? Ahl tu veux non-seulement voler un ami, mais encore le compromettre.

GABRIEL LAMBERT 267

DE FAV£RNE.

Gaspard !

GASPARD.

Ah ! nous essayons de glisser notre marchandise, même a notre petit ami 1

DE FAVERNE.

C'est de l'or que tu désires ?

GASPARD.

J'ai toujours eu un faible pour ce qui brille, et pourtant le proverbe dit : «s Tout ce qui brille n'est pas or. » DE FAVERNE, prenant nn rouleau de mille francs dans le secrétaire qu'il referme.

Tiens, voilà un rouleau de mille francs.

GASPARD.

Un rouleau de mille ?

DE FAVERNE.

Compte si tu veux.

GASPARD.

Oh! après toi, jamais!... Maintenant, je t'emprunte ce manteau, (ii s'enveloppe du manteau de Gabriel.) Demain, tu recevras une lettre de moi, datée de Bruxelles.

DE FAVERXE.

Inutile! adieu, (ii sonne.) Reconduisez monsieur par la rue du Helder.

GASPARD.

Adieu, cher! (Ba?.) Et, si tu m'en crois, suis le conseil que je fai donné : quitte ton métier, ou tu finiras mal!

LE DOMESTIQDE.

Par oii diable est -il entré, celui-là? 11 a une singulière tournure.

GASPARD.

Au revoir, cher vicomte ! c'est convenu, à demain au cercle. (Au Domestique.) Montrez-moi le chemin, domestique.

(il sort avec le Domestique.} LE DOMESTIQUE, rentrant, à de Faverne. M. le vicomte est-il visible ?

DE FAVERNE.

Pour toute personne venant de la part de M. Richard ou ^e ,n3,ademoiselle Diane seulement.

268 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

LE DOMKSTIQUE.

Précisément, il y a un monsieur qui vient de la pari de mademoiselle Diane.

DE FAVERNE.

i-t-il dit son nom i*

LE DOMESTIQUE.

M. de Lussan.

DE FAVERNE.

Faites entrer 1

SCÈNE X DE FAVERNE, DE LUSSAN.

DE FAVERNE.

Soyez le bienvenu, monsieur.

DE LUSSAN.

Vous a-t-on dit, monsieur, que j'ai fait prendre, jusqu'au jour il n'y a plus eu de danger, tous les jours, des nou- velles de votre blessure ?

DE FAVERNE.

Oui, monsieur; je vous en suis reconnaissant... Ne me faisiez-vous pas dire, monsieur, que vous veniez de la part de mademoiselle Diane?

DE LUSSAN.

Je la quitte à l'instant, monsieur, et elle m'a oCQciellement annoncé, après lecture d'une lettre qu'elle a reçue de vous, que, dans quinze jours, elle serait votre femme. (Les deux hommes se saluent.) Alors, j'ai cru que l'amour très-violent que j'avais pour mademoiselle Richard, et l'amitié très-sincère qui en sera la suite, m'imposaient un devoir sacré.

DE FAVERNE.

Parlez, monsieur, je vous écoute. Quel est ce devoir?

DE LUSSAN.

Répondez-moi, monsieur, comme à un homme qui vienî vous dire -. Mademoiselle Diane était tout pour moi, j'aurais donné ma fortune, ma vie, mon honneur même pour la voir heureuse; mais, en lui faisant le sacrifice de mon honneur, je n'aurais point voulu qu'elle porlât un nom déshonoré, parce que, avant tout, la respectant, je la voudrais respectée de chacun. Uh ]']■ n, malgré tout ce que V-m dit sur vous

GABRIEL LAMBERT 269

monsieur de Faverne, je veux bien vous croire un honnête homme.

DE FAVERNE.

Vous voulez bien... La forme n'est pas courtoise.

DE LUSSAN.

Eh bien, soit ! disons mieux : je vous crois honnête homme ; mainler.ant, elle va changer son nom contre le vôtre... Eh bien, permettez-moi une dernière question. Votre nom est-il bien Henri de Faverne?

DE FAVERNE.

M. Richard sur ce point est renseigné, et les renseigne- ment que je lui ai donnés lui suffisent.

DE LUSSAN.

Mais moi, monsieur, moi qui vous cède la place, moi qui renonce à la femme que j'aime, je ne suis pas renseigné, et je désire l'être. Votre nom, monsieur est-il bien Henri de Faverne?

DE FAVERNE.

Et vous demandez ?

DE LUSSAN.

Je vous demande votre parole d'honneur!

DE FAVERNE.

Eh bien, monsieur, je vous donne ma parole...

(Uq coup sonnette retentit. DE LUSSAN.

Qu'avez-vous?

DE FAVERNE.

Rien I un coup de sonnette inattendu.

LE DOMESTIQUE, entrant.

Je demande pardon d'interrompre monsieur, malgré son ordre; mais monsieur a remonté ses écuries il y a trois mois... et c'est le garçon de banque qui vient...

DE FAVERNE.

A neuf heures du soir?

LE DOMESTIQUE.

Il est venu trois fois dans la journée ; monsieur étant oc- cupé, on lui a dit que monsieur n'y était pas, et, comme, demain matin, il y aura protêt, et que monsieur nous a dit...

DE FAVERNE.

C'est bon. De combien est le billet ?

270 THÉÂTRE COMPLET D'aLEX. DUMAS.

LE DOMESTIQUE.

De cinq mille francs.

DE FAVERNE, ouvrant lo portefeuille que lui a tendu Fabien (H y prenant cinq billets de banque.

Payez, et rapportez-moi le billet.

(Le Domestique sort.) DE LUSSANj à part.

C'est singulier ! comme sa main tremble.

DE FAVERNE.

Vous voyez, monsieur, que je fais honneur à ma signa- ture! (Le Domestique rentre.) Eh bien, que me veut-on encore?

LE DOMESTIQUE.

Le porteur du billet désirerait dire un mot à M. le vi- comte.

DE FAVERNE.

Je n'ai point affaire à cet homme. Il a son argent, qu'il s'en aille.

SCÈNE XI

Les Mêmes, l'Agent qui s'est présenté le matin à. Fabien.

l'agent. Pardon, monsieur, mais, si vous n'avez point affaire à moi, moi, j'ai affaire à vous.

DE LUSSAN, à part.

Que signifie tout cela ?

DE FAVERNE, à l'Agent.

Parlez alors, monsieur; mais parlez vite, je suis pressé. l'agent.

Eh bien, j'ai affaire à vous pour vous dire que vous êtes un faussaire. (Lui sautant au collet.) Au nom de la loi, je vous arrête,

DE FAVERNE.

Je suis perdu !

DE LUSSAN.

Oh ! le malheureux !

l'agent. Oh! il y a longtemps que je te surveillais, Gabriel Lambert I

DE LUSSAN.

Gabriel Lambert!

GABRIEL LAMBERT 271

DE FAVERNE.

Oh ! mieux vaut en flnir tout de suite ! (il s'élance snr un poignard turc saspen lu à la muraille, an milien d'un trophée d'armes.) l'agent. A moi !

(Deux Agents de police paraissent aux antres portes.; DE FAVERXE.

Oh ! je n'en veux pas à voire existence, vous n'avez rien à craindre, et c'est de moi seul que je veux faire justice.

DE LUSSA.N.

Arrêtez, malheureux!

DE FAVERNE. se tordant les bras et laissant tomber son poignard.

Ah I voilà donc la fin !

l'agent. Allons, emparez-vous de ce gaillard-là 1

DE FAVERNE.

Non, non, pourvu qu'on me laisse aller en voilure, je ne dirai pas un mot, je ne ferai pas une tentative d'évasion ! Monsieur de Lussan, un mot à ces messieurs 1...

DE LUSSAN, à l'Agent.

Mais je n'ai aucune induence !

DE FAVERNE.

Essayez !

DE LUSSAN, à l'Agant. Monsieur, ce malheureux me prie d'intercéder en sa faveur. 11 est connu dans tout le quartier... il a été reçu dans le monde. Eh bien, je vous en supplie, épargnez-lui des humi- liations inutiles.

l'agent. l'y consens, monsieur!

DE lussan. Ayez la bonté d'envoyer chercher un fiacre.

DE FAVERNE.

Et faites-le approcher de la porte qui donne dans la rue du Helder.

l'agent, à l'un de ses hommes.

Soitl faites avancer un fiacre.

(Un Agent soil.)

272 THÉÂTRE COMPLET d'ALEX. DUMAS

DE FAVERNE, à de Lussan. Monsieur, c'est mon fatal amour qui m'a conduit j'en suis. Monsieur, au nom de votre respect pour votre mère, ne dites pas l'affreuse vérité à mademoiselle Ricliard.

DE LUSSAN.

Mais que lui dirai-je enfin ?

DE FAVERNE.

Soyez noble et généreux jusqu'au bout. Dites-lui... dites-lui que ma blessure s'est rouverte et que je suis mort des suites de ma blessure.

DE LUSSVN.

Je vous donne ma parole que je le lui dirai.

DE FAVERNE.

Et dites-lui qu'avant de mourir je vous ai chargé de lui

remettre ces papiers, qu'elle m'a envoyés, il y a deux heures.

(il lui donne les billets de banque qu'il a reçus de Diane. L'homme

de police rentre.)

l'agent.

La voilure attend. (Faisant signe à SOS hommes.) Allons !

ACTE QUATRIÈME

L intérieur d une prison. Porte à droite ; une table, un escabeau, un lit.

SCENE PREMIÈRE

GABRIEL, assis centre son lit, courbé en deux, la tête cachée entre ses mains; puis LAMBERT ot LE Geolier.

GABRIEL.

Amorti à mort! Que faire?... à qui m'adresser ?

LAMBERT, entrant avec le Geôlier. C'est ici ?

GABRIEL LAMBERT 273

LE GEOLIER.

Oui, tenez, le voilà... Yoilà monsieur votre père. (Gabriel ne bouge pas.) Yous ne répondez pas!

(il sort.) LAMBERT.

Il sera mort avant que le bourreau ait exécuté la sentence. (Se rapprochant.) Gabriel! Gabriel! Il ne m'entend pas. . . C'est moi... C'est ton pèrel

(il lui touche l'épaule.) GABRIEL.

Vous savez, mon père, condamné à mort!

LAMBERT.

Aussi je viens t'aider à mourir. Le chemin qui conduit à l'échafaud est dur, mais Ion père vient t'offrir son bras pour y monter.

GABRIEL.

Condamné à mort!,.. Comprenez-vous ce que ces trois mots ont de lugubre, et c omme ils tintent à mon oreille?... Mais moi, mon père, je ne suis pas un meurtrier... je ne suis pas un assassin... je n'ai pas répandu le sang. Oh! vous ne me dites rien.'* mais trouvez donc une parole d'espoir!

LAMBERT.

Gabriel, les paroles d'espoir ne peuvent maintenant ar- river à toi que venant du ciel... Dieu seul est tout-puissant... Dieu seul peut te faire miséricorde... Roi de la vie, il l'est aussi de la mort.

GABRIEL.

Mais la miséricorde de ce Dieu dont vous me parlez, mon père, n'empêchera pas que demain l'échafaud... Non... non... je ne veux pas 1

LAMBERT.

Tu es bien coupable, mon pauvre enfant; mais le repentir peut t'absoudre.

GABRIEL.

Le repentir, m'absoudre?.. . Mais cette absolution du re- pentir empêchera-t-elle que demain... ? Voyons, mon père l cherchez un moyen; une fois déjà vous m'avez donné l'exis- tence... Permettrez-vous qu'on m'enlève ce souffle que je tiens de vous et de Dieu... de ce Dieu que vous dites tout- Duissant ?

274 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

LAMBERT.

Le malheureux ! il blasphème quand il devrait prier.

GABUIEL.

Et quand je pense que je pouvais, au lieu de venir à Paris, rester dans notre beau village de Saint-Dolay, que j'ai dé- daigné autrefois et que je regrette à cette heure, quand je pense que j'y pouvais vivre heureux et tranquille, de cette douce vie du fermier ! Oh! mon Dieu Seigneur, celte vie méprisée, rendez-la-moi ! rendez-moi ces mille bruits du matin qui m'éveillaient avec l'aurore... rendez-moi le tra- vail, rendez-moi la fatigue... le soleil qui brûle, la pluie qui glace!.. . Mais non, non, non... Ce serait trop, mon Dieu!,., ce serait la récompense au lieu de l'expiation... Non, punis- sez-moi, mon Dieu, Il y a en face de l'embouchure de la Vilaine, à deux lieues de la côte, un îlot dénudé, fouetté du vent, battu des vagues, presque entièrement couvert par l'O- céan aux marées hautes... la tempête l'habite et y rugit pendant six mois de l'année. Transportez-moi sur ce ro- cher, mon Dieu ! par pitié !... Les pêcheurs, en passsant, m'y jetteront un morceau de pain et m'y tendront un verre d'eau. J'aurai faim!,., j'aurai soif... j'aurai froid... Mais je vivrai ! je vivrai !

LAMBERT.

Malheureux enfant, si tu ne nous avais point chassés il y a trois mois, Louise et moi, si tu nous avais suivis à Saint- Dolay, comme tu nous avais promis de le faire... la justice t'aurait oublié peut-être, et tu serais là-bas, avec nous au milieu de nos amis, tandis qu'au contraire...

GABRIKL.

Mais ne me dites donc point cela... Vous voyez bien que vous me tuez l (Ua Geôlier entre.) Qui entre ici ? qui vient? qui est ?

SCÈNE II

Les Mêmes, le (geôlier.

le geolier.

Voici votre souper... Voulei-vous autre chose f Demandez; , tout ce que vous désirez, on vous le donnera.

GABRIEL LAMBERT 275

GABRIEL.

Oui, je le savais; oui, on m'avait dit que c'était ainsi, et qu'une fois l'arrêt prononcé... on ne refusait plus rien à riiomme à qui l'on allait enlever tout. Je ne demande rien^ je ne veux rien... Est-ce que l'on peut désirer quelque chose quand on va mourir ?Mais dites-moi seulement : a-ton fait passer à M. Fabien la lettre que l'aumônier des prisons lui a écrite en mon nom.

LE GEOLIER.

Elle est partie il y a deux heures.

GABRIEL.

Et la lui a-t-on bien remise à lui-même ?

LE GEOLIER.

Oui , et il a dit qu'il viendrait à neuf heures.

GABRIEL.

Merci. (L'heure sonne). Quelle heure est cela ?

LE GEOLIER.

C'est huit heures... Quand demain vous entendrez sonner six heures...

GABRIEL.

Ce sera donc pour sept heures? J'ai encore onze heures à vivre. (An Geôlier.) Je VOUS en prie, mon ami, aussitôt que le docteur Fabien se présentera à la porte, amenez-le-moi.

SCÈNE III LAÎIBERT, GABRIEL.

LAMBERT.

Que lui veux-tu donc, au docteur Fabien, Gabriel ?

GABRIEL.

Moi ? Rien, mon père... Le voir une fois encore avant que de mourir.

LAMBERT.

Ne vaudrait-il pas mieux passer ces derniers instants avec l'aumônier de la prison ?

GABRIEL.

L'aumônier de la prison ne peut rien pour moi, et le doc- leur peut me sauver la vie.

LAMBERT.

Que veux-tu dire ?

276 THÉÂTRE COMPLET D'aLEX. DUMAS

GABRIEL.

Ohl je m'entends I... je m'entends !.,»

LAMBERT.

Enfin, te voilà plus calme.

GABRIEL.

Je suis plus calme parce que j'espère... Oh! vous ne savez pas quel homme c'est que le docteur Fabien... Il me semble que, s'il était là, je serais à moitié sauvé... Écoutez !

LAMBERT.

Quoi ?

GABRIEL.

Écoutez... Est-ce que vous n'entendez pas le bruit d'une voiture ?

LAMBERT.

Non.

GABRIEL.

Je l'ai entendu, moi!...

LAMBERT.

II n'est que huit heures. Le docteur a fait dire à une heure seulement.

GABRIEL.

Mon père, vous ne le connaissez pas... Un autre viendrait une demi-heure plus tard, lui viendra une demi-heure plus tôt. Tenez, on vient, des pas retentissent dans le corridor. La porte s'ouvre... C'est lui !

SCÈNE IV

Les MÊMES, FABIEN.

FABIEN.

Vous m'avez fait demander et je me rends à votre prière, monsieur.

GABRIEL.

Oh ! soyez béni, vous qui n'avez pas craint de venir vers un misérable tel que moi !

FABIEN, an Geôlier. Laissez-nous, mon ami.

GABRIEL, à Lambert. Mon père, mon père ! c'est le docteur Fabien, dont je vous ai tant parlé. (Lambert, préoccupé, salue machinalcmeat. Au doc-

GABRIEL LAMBERT 277

leor.) Vous savez, docteur, c'est pour demain ! (a Lambert. ) Mon père, laissez-moi un instant seul avec M. Fabien, vous reviendrez tout à l'heure. Je voudrais lui parler.

LAMBERT.

Eh bien, parle.

GABRIEL.

Mais lui parler seul. Docteur, dites-lui que je désire rester seul avec vous. Quant à moi, j'y renonce, mes forces sont brisées.

LAMBERT.

On m'avait promis que je resterais avec lui jusqu'au der- nier moment... J'en ai obtenu la permission, pourquoi veut- on m'éloigner ?

FABIEN.

On ne vient pas vous arracher à votre fi!s, monsieur -. c'est votre fils, au contraire, qui désire rester un instant seul avec moi.

LAMBERT.

Alors, je m'en vais; mais je resterai tout près desoncachot. (il sort. Le Geôlier referme la porte.)

SCÈNE V GABRIEL, FABIEN.

FABIEN.

Eh bien, monsieur, nous voilà seuls 5 quepuis-je faire pour vous ? Parlez.

GABRIEL.

V^ous pouvez me sauver, docteur I

FABIEN.

Moi ?

Gabriel Tent lui prendre la main, Fabien la retire GABRIEL.

C'était bon quand j'étais libre. Je suis condamné, laissez- moi votre main ! (11 lui baise la main.) Écoutez !

FABIEN.

J'écoute,

GABRIEL.

Vous rappelez-vous, un jour que nous étions a=si3 l'un près de l'autre, rue Tailbout, comme nous le sommes en ce XXIV. 16

278 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

moment, et que je vous montrais, écrits sur un billet de banque, ces mots : La loi punit de mort le contrefacteur ?

FABIEN.

Oui.

GABRIEL.

Vous rappelez-vous que je me plaignis alors de la dureté de cette loi, et que vous me dites que le roi avait l'intention de demander aux Chambres une commutation de peine ?

FABIEN.

Oui, je me le rappelle encore.

GABRIEL.

Eli bien, je suis condamné à mort; avant-hier, mon pour- voi en cassation a été rejeté; il ne me reste d'espoir que le pourvoi en grâce que j'ai adressé hier à Sa Majesté.

FABIEN.

Je comprends.

GABRIEL.

Vous êtes toujours médecin du roi par quartier ?

FABIEN.

Oui, et même, en ce moment, je suis de service.

GABRIEL,

Eh bien, docteur, en votre qualité de médecin du roi, vous pouvez le voir à toute heure; voyez-le^ je vous en supplie 1... dites-lui que vous me connaissez, ayez ce courage. Deman- dez-lui ma grâce, demandez-la-lui I

FABIEN.

Mais celte grâce, en supposant que je la puisse obtenir,... ne sera jamais qu'une commutation do peine.

GABRIEL.

Je le sais bien.

FABIEN.

Et cette commutation de peine, no vous abusez pas ! ce sera les galères à perpétuité.

GABRIEL.

Que voulez-vous! cela vaudra toujours mieux que la mort. Oui, oui, je comprends ce qui se passe en vous... Vous me méprisez, vous me trouvez lâche! vous me dites qu'il vaut mieux mourir... une fois... dix fois... cent fois, que de traî- ner à perpétuité, quand on a trente ans surtout, le boulet de l'infamie. Docteur, j'ai peur de la mort... sauvez-moi.,.

GABRIEL LAMBERT 279

c'est tout ce que je demande... Ensuite, ils feront de moi tout ce qu'ils voudront.

FABIEN.

Je tâcherai !

GABRIEL, lui baisant la main malgré lai. Ah ! docteur... Je savais, que mon unique, mon dernier espoir était en vous.

FABIEN, honteux, retirant sa main. Adieu, monsieur !

GABRIEL.

Adieu ! Que me dites- vous ? Ne reviendrez-vous point ?

FABIEN.

Je reviendrai si j'ai réussi.

GABRIEL.

Mais c'est au contraire si vous n'avez pas réussi qu'il faut revenir, mon Dieu! que deviendrais-je, si je ne vous revoyais pas!... Jusqu'au pied de l'échafaud, je vous attendrais, et quel supplice qu'un pareil doute ! Revenez, je vous en sup- plie, revenez !

FABIEN.

Je reviendrai.

GABRIEL, se levant vivement.

Envoyez-moi mon père, docteur, envoyez-moi mon père. Je ne veux pas rester seul... La solitude, c'est le commen- cement de la mort!

FABIEN.

Faites rentrer le père du prisonnier.

(ïi sort.)

SCÈNE VI

Ies Mêmes, LAMBERT, LOUISE.

LOUISE, se jetant dans ses bras. Gabriel! mon Gabriel 1

GABRIEL.

Louise, ici !

LAMBERT.

Oui, elle aussi a voulu te dire un dernier adieu,

LOUISE.

J'ai voulu rapporter le dernier adieu de ton enfant... de notre fils.

280 THI'ATRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

GABRIEL, écoutant. Ail! voilà la voiture qui part.

LOUISE.

Tiens, Gabriel ! j'ai coupô, sur la tête du pauvre orphelin, cette mèche do cheveux que je lui ai fait embrasser, pour le l'apporter encore tiède de son baiser.

GABRIEL.

Merci, merci de cette pensée ! (a pan ) Si la voiture va bien, dans cinq minutes, il peut être aux Tuileries.

LOUISE.

Le pauvre enfant avait l'air de comprendre que je le quit- tais pour l'apporter notre dernier adieu. 11 pleurait si fort, que j'ai hésité entre lui et toi. Je voulais te l'amener; mais j'ai pensé que la vue de la pauvre petite créature l'ôterait le courage; et puis je n'ai pas voulu que le pauvre enfant vit son père pour la première et la dernière fois dans un ca- chot.

GABRIEL, à part.

A cette heure, le docteur entre chez le roi; s'il allait ne pas être reçu, si le roi n'était pas aux Tuileries... ou si même il avait fait défendre sa porte!... Ah! cette attente est hor- rible.

(il se lève et marche à grands pas.) LOUISE. Tu n'as rien à me répondre, Gabriel, même quand je te parle de notre enfant.

GABRIEL.

Notre enfant, oui, notre enfant! Que dis-tu? est-il là?

LOUISE.

IVIon Dieu ! mon Dieu!... Vo:drais-tu le voir?

GABRIEL.

Oui... On dit que la prière des enfants est toute-puissante sur le Seigneur... Mais tu m'as dit que tu ne l'avais point amené.

LOUISE.

Je mentais; j'avais peur que tu ne refusasses de l'embras ser. Il est là. Attends ! attends ! je vais le chercher.

LAMBERT.

Ah ! il y a donc encore un bon sentiment dans ce cœur-là!

GABRIEL LAMBERT 281

LOUIsn, rentrant avec l'enfant. Tiens... c'est lui... le voilà...

GABRIEL.

Il te ressemble... Pauvre petit !...

LOUISE.

Louis,... c'est ton père... embrasse-le...

GABRIEL.

Ah! ma pauvre Louise!... avec toi et cet enfant-là dans une chaumière...

LOUISE.

Gabriel I... Gabriel!...

GABRIEL.

Lui as- tu appris à prier ?

LOUISE.

Avant qu'il pût parler, je lui avais appris à joindre les mains.

GABRIEL.

Je me souviens qu'un grand navigateur voguait sur une mer inconnue, cherchant l'Inde, lorsque son vaisseau fut as- sailli par une tempête; haletant, éperdu, ne sachant à qui demander secours,... Albuquerque jette un regard autour de lui... A ses pieds, sur le pont, à la lueur d'un éclair, il vit un enfant qui souriait... Il eut une révélation... prit l'enfant, le souleva entre ses bras... criant à Dieu : « Seigneur! Sei- gneur! en faveur de l'innocence de cet enfant... pardonnez à nous autres malheureux pécheurs ! . .. » Et l'éclair s'éteignit... la foudre se tut, la tempête tomba... vaisseau et passagers, tout fut sauvé!.,. (Élevanl l'enfantdans ses bras.) Seigneur!... Seigneur!... en faveur de l'innocence de cet enfant, pardon- nez-moi 1...

LOUISE, à genoQX.

Pardonnez-lui, Seigneur!

GABaiEL, l'œil fixe, l'oreille tendne.

Écoule. N'as-tu pas entendu parler dans le couloir de la prison ?

LOUISE.

Non.

GABRIEL.

Le temps passe ! le temps passe ! Tiens, prends l'enfant et fais-lui joindre les mains.

16.

282 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

LOUISE.

Mais qu'attends-tu donc?

GABRIEL.

Ce que j'att nds?... (ll court à la porto et éconia.) Ce que j'attends?... C'est ma grâce ! c'est la vie 1... la liberté peut- être !

LAMBERT.

Ahl que dit-il? que dit-il?

LOUISE.

Mon oncle, avez-vous entendu?... il parle de sa grâce, de la vie, do la liberté I

GABRIEL.

Je dis que le docteur Fabien... (Le premier coup de dix heures sonne.) Écoutez, à cette heure, il a vu le roi; à cette heure, mon sort est décidé. Oh! le roi est bon, le docteur est puis- sant, il a obtenu ce qu'il demandait... Que c'est beau un honnête homme! Il sort des Tuileries. 11 revient vers la prison. Oh ! chaque seconde de retard est aussi longue qu'une année de tortures!...

LOUISE.

Mon oncle ! mon oncle ! Gabriel devient fou 1

LAMBERT.

Je ne crois pas; seulement, j'en suis à le désirer pour lui.

GABRIEL.

Le bruit de la voiture, je l'ai entendu ! (Les repoussant et cou- rant à la porte.) Écoutez... OU vient, c'est lui! sauvé ! (On ouvre la porte du foiui.) Est-ce VOUS, docteur ? Oui, oui, oui, parlez... j'attends... je meurs.

SCÈNE VII

Les MÊMES, FABIEN.

GABRIEL.

Vous ne me répondez pas ? Oh ! je suis toujours con- damné.

FABIEN.

Du calme. J'ai vu le roi.

LAMBERT et LOUISE.

Le roi 1

GABRIEL LAMBERT 283

GABniEL.

Parlez, parlez!

^ FABIEN .

Il VOUS fait grâce de la vie.

GABRIEL.

Ah! cette fois, je puis vous remercier, mon Dieu ! (ii em- brasse Lonise et il embrasse l'enfant.) Enfant, enfant, le Seigneur a entendu ta prière. Le roi fait grâce, entendez-vous, mon père?

(il yeat embrasser Lambert qni le repousse.) LAMBERT.

Mais à quelles conditions le roi a-t-il fait grâce?

FABIEN.

A quelles conditions?

LAMBERT.

Oui. Vous avez dit que le roi lui faisait grâce de la vie ; on ne fait point grâce d'un pareil crime sans conditions.

FABIEX.

En faveur de son âge, d'abord. Puis il a été reconnu...

LAMBERT.

Ne mentez pas, monsieur, cela va mal à une nature loyale comme la vôtre. A quelles conditions ? Dites, je le veux.

FABIEN.

La peine a été commuée en celle des travaux forcés à perpétuité...

LAMBERT.

C'est bien; je me doutais que c'était pour cela qu'il vou- fait vous parler seul... l'infâme!

(il prend son cbapeaa et sort.) FABIEX.

Que faites-vous ?

GABRIEL.

Mon père !

LOaiSE.

Mon oncle !

LAMBERT.

11 n'a plus besoin de moi. J'étais venu pour le voir mouriret non pour le voir marquer. Je lui offrais mon bras, c'est-à-dire le bras d'un honnête homme, pour monter à l'échafaud. Je le lui refuse pour monter au pilori. L'échafaud était une expia-

284 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

tion : le lâche a préféré le bagne; je donnais ma bénédiction au décapité: je donne ma malédiction au forçat!...

FABIEN.

Mais, monsieur...

LAMBERT.

Laissez-moi passer, monsieur! vous êtes un homme d'hon- neur, et un homme d'honneur doit comprendre mon indigna- tion !

LOUISE, prenant Gabriel à bras-le-corps.

Mais je reste, moi, je reste, Gabriel!

LAMBERT.

Toi! tu restes! et de quel droit? Gomme amante, il t'a trahie; comme mère, il a déshonoré ton enfant! Non! tu ne restes pas! suis-moi! je le veux! je te l'ordonne!

LOUISE.

Mon oncle!

GABRIEL.

Louise, mon enfant!...

(il tombe sur l'oscaboau.)

LOUISE.

Adieu, Gabriel, adieu!...

GABRIEL.

SeignetTr, ayez pitié de moi !

ACTE CINQUIÈME

La mer. Trois plans de plage. Une villa à gauche avec perron. A droite 300 Madone devant laquelle une petite lampe est allnméd. Une bar» que, conduite par des forçais, amène deux personnes qui prennent pied an fond, eu face du spectateur.

SCÈNE PREMIERE

DIANE, FABIEN, CHIVERNY ; GABRIEL, GASPARD,

ROSSIGNOL. Ces trois derniers en forçats. D'autres personnages mnelsj cgaleiaent en forçats.

DIANE, à Chivemy. C'est la villa Lavergne?

GABRIEL LAMBERT 285

CniVEBNY.

Oui, mademoiselle.

DIANE.

Qu'en dites-vous, cher docteur? Il me semble que c'est bien ce que je cherche, simple et élégant tout à la fois.

FABIEN.

Si elle vous convenait, elle remplirait, par sa position, toutes les conditions nécessaires à l'amélioration de votre santé : ex- position au midi et au couchant, belle vue, brise de mer, assez rapprochée de la ville pour y être en une heure.

DIANE.

Maintenant, il faut savoir si la distribution intérieure me convient, et si le jardin a de l'ombre.

FABIEX.

Entrons; notre équipage se reposera pendant ce temps-là.

DIANE.

Et ils boiront au rétablissement de ma pauvre santé, qui en a grand besoin.

FABIEN.

Mais qui redeviendra aussi florissante que jamais quand vous le voudrez.

DIANE.

Vous VOUS obstinez, docteur !

FABIEN.

J'ai promis à de Lussan de vous guérir.

DIANE.

Physiquement ou moralement?

FABIEN

Physiquement et moralement!

DIANE .

La science est puissante, docteur, entre vos mains, sur- tout; mais, croyez-moi, sa puissance ne va pas jusque-là!

FABIEN.

Bah! nous verrons! De l'autre côté de la science,il y a Dieu.

(ils entrent dans la villa.)

SCÈNE II Les Mêmes, hors DIANE et FABIEN.

CHIVERNY.

Qui a les plus longues jambes ou l'estomac le plus creux ?

286 THCATRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

Que celui-là aille chercher à boire à la buvette du fort Lamalgue.

GASPARD.

Moi!

CHIVERNY.

Alors, val Je permets ça pour aujourd'hui, mais pour au- jourd'hui seulement, en faveur de celte demoiselle qui vous offre quarante francs.

GASPARD.

Donnez-moi un des deux louis de la demoiselle et je ne fais qu'un bond.

CHIVERNY.

Inutile; on enverra le garçon avec toi, et je réglerai le compte.

GASPARD.

Eh bien, justement, voilà ce que je ne voulais pas,

CHIVERNY.

Et pourquoi?

GASPARD.

Parce que...

CHIVERNY.

Mais tu ne pourras donc jamais te taire! Tiens, imite plutôt ton ami Gabriel ; en voilà un qui n'est pas bavard au moins!

GASPARD.

Voilà votre morale, à vous...

(il sort.) GAHRIEL, à r^rt.

A qui parlerais-je? à ces hommes dont aucun ne peut me comprendre; à qui mo plaindrais-je? à Dieu qui ne m'écoute- rait pas. Oh! n'étais-je pas assez malheureux? n'étais-jo pas assez humilié?... Me retrouver sous cette livrée infâme... en face do Diane... de la femme que j'ai aimée et que j'aime tou- jours... Le docteur Fabien m'a regardé deux fois dans le tra- jet... la seconde d'une certaine façon... M'aurait-il reconnu?..; Oh! non, surtout si je suis aussi changé physiquement que moralement... Hélas! je ne crains pas la mort à présent, doc- teur : cinq années de bagne m'ont aguerri, et le jour n'est pas loin je me débarrasserai de cette existence.

GABRIEL LAMBERT 287

SCÈNE m Les Mêmes, GASPARD,

GASPARD.

Voilà!

CniVERNY.

Tu n'y as pas été de main raorle! Trois bouteilles de vin!

GASPARD.

C'est pas trop pour six,

CHIVERNY.

Et moi, je vous regarderai faire.

GASPARD.

Vous, voilà votre bouteille à part, du vin de cassis... On connaît votre goût.

CIIIVERNY,

Câlin, va!

GASPARD.

Dites donc... vous aurez du retour !

CIIIVERNY.

Veux-tu te taire, bavard 1

GASPARD.

Bavard parce que je parle! Est-il despote, le père Chivernyl Je suis condamné, moi, mais ma langue ne l'est pas.

CHIVERNY.

Gaspard, mon ami, tu frises le cachot.

GASPARD.

De quoi! le cachot pour ui.e innocente plaisanterie? allons, père Ghiverny, ne vous faites pas plus méchant que vous n'êtes; à votre santé, père Chivernyl

TOUS LES FORÇATS, moins Gabriel.

A votre santé !

CHIVERNY.

Attendez un peu que je vais trinquer avec vous!

(il boit à même la boateille.; GASPARD, k Gabriel, qui écrit arec ua crayon. Eh bien, Gabriel, tu ne bois pas?

GABRIEL.

Merci, je n*ai pas soif!

288 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

CHIVERNY.

Toujours loin des autres, comme un monsieur, la plume ou e crayon à la main. Avec cela que la chose t'a bien réussi !

GASPARD.

Ne faites pas attention, père Ghiverny, il rédige son testa- ment.

GABRIEL, bas.

Tu ne crois pas si bien dire. GASPARD, à Chiverny, qui vide sa bouteille du second coup, et qui la repose à terre.

Vous y allez bien, père Chiverny : une bouteille en deux fanfares! (Renversant la bouteille.) Gabriel, bois donc un coup!

GABRIEL.

Je ne vous parle pas, Gaspard ; ayez pitié de moi, je vous en prie, et laissez-moi en repos !

GASPARD.

Bon I je croyais que nous nous tutoyions dans le monde ! Mazette! ça fait sa tête !... Est-ce que tu te crois encore dans on rez-de-chaussée de la rue Taitbout ?

CHIVERNY.

Silence, et assez causé ! j'aperçois nos voyageurs.

GABRIEL, tirant sou bonnet sur ses yeux : Encore !

SCÈNE IV

Les Mêmes, DIANE, FABIEN.

DIANE.

Cette villa est charmante, docteur; elle me convient beau- coup... si toutefois mon père se décide à quitter Paris.

FABIEN.

Vous savez bien que votre père fera tout ce que vous voudrez.

DIANE.

Je lui dessinerai un croquis de cette charmante habitation.

FABIEN.

N'y en a-t-il pas d'autres à visiter aux environs?

CUIVERNY.

Faites excuse, docteur. 11 y a, à doux cents pas d'ici, une petite bastide, que c'est un véritable nid qui n'attend que les oiseaux.

GABRIEL LAMBERT 289

GASPARD.

C'est drôle comme le vin de cassis rend le père Ladouceur

poétique !

FABIEN, à Diane. Voulez-vous aller jusque-là ?

DIANE.

Volontiers.

GASPARD, à Gabriel.

Est-elle jolie, la Parisienne, hein ! Ça te rappelle le temps lu fréquentais la so-ci-é-té, mon vieux !

DIANE.

Finissez tranquillement votre repas, vous avez encore près d'une demi-heure à vous.

GASPARD.

Père Chiverny, je vais préparer la barque ! Viens-tu, Ga- briel ?

(a ce nom de Gabriel, Diane se retourne; Fabien l'arrête.) FABIEN.

Désirez-vous quelque chose?

DIANE.

Non, rien! (a part.) Gabriel!...

(Elle conlinae sa rente.)

SCÈiNE V Les Mêmes, hors FABIEN et DIANE.

GABRIEL.

Mais je n'en finirai donc pas avec la honte 1 Si elle m'avait reconnUj cependant!... Mais non, c'est impossible; qui re- connaîtrait, sous l'ignoble livrée du forçat, l'elégantvicomte de Faverne?... Ohl la vue de Diane!... Finissons-en! Gaspard!

GASPARD.

De quoi ?

GABRIEL.

J'ai à te parler.

GASPARD.

Ah! tu as besoin de moi, n'est-ce pas?

GABRIEL.

Eh bien, oui !

GASPARD.

Va, je suis bon frère. (Allumant sa pipe.) D'ailleurs, je vais en XXIV. i7

290 THÉÂTRE COMPLET d'âLEX. DUMAS

griller une, t;in lis que tu vas me narrer tes infortunes... Vas- y gaiement, Gabriel.

GABRIEL.

Gaspard, je veux en finir avec la vie.

GASPARD.

Bon ! voilà déjà dix fois que tu me dis cela, et ça n'aboutit jamais.

GABRIEL;

Cette fois, j'y suis décidé.

GASPARD.

Bien vrai ?

GABRIEL.

Bien vrai.

GASPARD.

Et, sans être trop curieux, peut-on savoir qui a amené cette détermination ?

GABRIEL.

Elle.

GASPARD,

Qui cela, elle?

GABRIEL.

La jeune fille que nous avons conduite ici ce matin.

GASPARD.

Celle qui vient de nous [)ayer à boire?

GABRIEL.

Oui,

GASPARD.

Tu la connais?

GABRIEL.

J'ai manqué l'épouser... C'est mon amour pour elle qui a amené tous mes malheurs.

GASPARD.

Peste ! tu ne t'adressais pas mai, la fille d'un richard I

GABRIEL.

Silence! si l'on nous entendait...

GASPARn,

La fille d'un banquier!... -'est égal, elle a eu un fier nez tout de même de renoncer à ta main.

GABRIEL.

Tu pliiisantes toujours... Mais, depuis que je suis ici, m-i, je n'ai pas euvie de rire!

LES MOHICÂNS DE PARIS VII

l'avoir tourmentée; mais, le jour de la représentation, ma- de!roi?c'I!e Uaucourt s'en est bien vengée : elle a eu un succès, un très-grand succès.

'!.M. Gaspard, Ilodin et Lacroix, charges de rôles secon- daires et sans aucune portée dramatique, ont eu la bonté de comprendre la nécessitéd'un second plan dans un tableiu; ils ont mis en commun bonne volonté et intelligence, et ont concouru vaillamment au succès.

M. Marchand, qui jouait Jean Taureau ; M. Thierry, qui jouait le jardinier; M. Lemaire, qui jouait Sac-à-Plàtre, et jusqu'à .^1. Briand, qui n'avait qu'un mot à dire dans Tous- saint Louverture, se sont fait remarquer et ont trouvé moyen d'avoir leur part dans les honneurs de la soirée.

Mais les deux merveilles en mii ia'ure de cette soirée sont les deux enfants qui jouent le petit Victor et la petite Léonie; ce serait à aller voir le prologue, rien que pour eux. Im- possible de rencontrer plus d'intelligence artistique et plus d'espérance d'avenir que dans ces deux petits corps; je me trompe : dans ces deux petites âmes. Si j'étais riche ou si j'avais vingt-cinq ans de moins, je me chargerais de ces deux beaux enfants, et, avec la permission de leurs parents et l'aide de Dieu, j'en ferais deux grandes actrices; mais, au nom du ciel, pas de Conservatoire ! la nature, la pratique, la vérité, voilà tout.

Ai-je oublié quelqu'un de mes grands ou de mes petits interprètes? Je ne crois pas; mais, en tout cas, il ne faudrait poiat m'en vouloir, puisque ce ne serait qu'un oubli.

Alex. Dumas.

LES MOHICANS DE PARIS f

nille dans une pièce de bois, un tigre sur la piste du filou, un bon bourgeois quand le gibier est dans la carnassière; j'ai vu tout cela dans Jackal. »

J'ajouterai, moi qui ai eu affaire à 31. Perrin pendant trente répétitions, que j'ai vu en lui ce que ne pouvait y voir mm ami Jouvin... Bon! voilà que je l'ai nommé sans le vou- loir! — que j'y ai vu l'bomme de bonne compagnie, l'artiste infatigable et consciencieux que rien ne distrait de son rôle et pour qui aucun détail ne reste indifférent, si petit, si imper- ceptible qu'il soit.

Clarence a été, comme toujours, le charmant acteur à la voix douce, à l'œil humide, et qui a dans toute sa person- nalité quelque chose de poétique et presque de féminin. Il y a longtemps que nous nous connaissons et que nous nous aimons, Clarence et moi. Lorsqu'il entra au théâtre, avec un nom difficile à idéaliser, j'eus le bonheur d'être, il y a quelque vingt ans, son parrain et de le baptiser du nom de Clarence; cette fois encore, mon filleul m'a fait honneur, et, en supposant qu'il me doive quelque chose, s'est lar- gement acquitté envers moi : Clarence a été excellent dans le rôle de Dominique.

Je pourrais presque dire de la femme ce que je dis du mari; si j'ai donné à l'un le baptême du nom, j'ai donné à l'autre celui de la scène : autant que je puis me le rappeler, madame Clarence à débuté dans le rôle de Ginesta du Gentil- homme de la montagne; n'ayant jamais vu la pièce, je n'ai pas vu madame Clarence dans ce rôle; on m'a dit qu'elle y avait été charmante; après l'avoir vue dans Rose-de-Xoël, j'en suis sûr. Madame Clarence, est jeune, jolie; elle a de l'originalité dans les rôles à caractère ; tout cela, à vingt- quatre ans, c'est beaucoup; ses amies disent même que c'est trop !

Mademoiselle Colombier a reçu les compliments du public et de toute la presse avant de recevoir les nôtres, et nous arri- verions tard, si, le jour même de la répétition, après avoir vu la façon dont elle a joué les trois seules scènes qu'elle ait dans l'ouvrage, nous ne lui avions dit ces propres paroles, dont

VI THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

nous ne sommes pas prodigne: «Mademoiselle, vous avez beaucoup de talent. » Ce n'était point une prédiction, c'était un fait reconnu. Mademoiselle Colombier a joué son rôle de Suzanne de Valgeneuse, rôle peu agréable à joner, en co- médienne consommée; elle a dans le jeu tout à la fois le ?^"'5ser-aller de la femme du monde et la liauteur de la du- Cfiesse; les yeux sont fiers et superbes, et, le jour nous éclairerons ces yeux-là des langueurs de l'amour, ou des feux de la jalousie, au moyen d'un beau rôle, bien en- tendu ! ces yeux-là feront tourner la tète au public.

Mademoiselle Colombier, comme madame Clarence, est dans sa première jeunesse; je doute même iju'elle soit ma- jeure; — heureusement, le théâtre émancipe.

A propos de jeunesse et de beaux yeux, nous demandons pardon à madame Talini d'avoir étendu sur sou visage de vingt-huit ans l'affreux masque de la Brocante. Au reste, il est impossible de mieux prendre son parti d'une jeunesse perdue que ne l'a fait cette douce et consciencieuse artiste; elle a été ce qui est bien rare avec une pareille dispro- portion d'âge la femme du rôle; de jeune, elle s'est faite vieille; de belle, hideuse; de distinguée, ignoble. Avis aux artistes qui ne veulent jouer qu'avec leurs avantages. A mon excellente Talini, merci !

Ah ! par exemple, son fils adopfif est bien digne d'elle ! Quel spirituel et intelligent gamin que ce Babolin ! L'affiche et le directeur prétendent que c'est une femme et que cette femme s'appelle madame Cécile Ferval; je ne connais, moi, qu'une femme qui ait ce talent-là, c'est Déjazet. Après cela, comme il y a six ou sept ans que je suis hors de Paris, peut- être, entre deux portants, dans quelque sablière au-dessus de laquelle Déjazet et Colbrun se seront rencontrés, cette joyeuse hybride aurn-t-elle poussé éclatante d'esprit et de vérité. Eh ! messieurs les directeurs, faites-en des greffes, ou prenez-en de la graine; vous n'en aurez pas tolljour^^ des Déjazet et des Colbrun.

Nous avons, aux répétitions, été longtemps injuste pour mademoiselle Raucourt, et nous iui demandons pardon de

GABRIEL LAMBERT 291

GASPARD.

Ah! dame, oui.

GABnîEL.

En tout cas, dans une heur'^, tout sera fini pour moi.

GASPARD.

Je parie que non.

GABRIEL.

Que paries-tu?

GASPARD.

Tout ce que lu voudras; mais, si par hasard je gagne, qu'est-ce que je gagnerai?

GABRIEL.

Le peu que je possède sera à toi, et tous les objets que j'ai fabriqués t'appartiendront,

GASPARD.

Touche là!

GABRIEL.

Seulement, dis-moi, as-tu jamais songé, ayant le choix de la mort, de quelle mort lu préférais mourir?

GASPARD.

Dame, il me semble que j'aimerais mieux mourir de vieil- lesse, parce que, autrement, il y a toujours un moment qui doit être dur à passer.

CHIVERNY.

Eh bien.avez-vous bientôt fini de jacasser comme deux pies qui n'auraient qu'un œil?

GASPARD.

Bon ! histoire de tuer le temps. Tuer le temps ! on est en cas de légitime défense.

CHIVERNY.

Assez 1

SCÈxNE YI Les Mêmes, DIANE, FABIEN.

DIANE.

Décidément, docteur, je fixe mon choix sur cette villa. (Elle

montre la maisoa à g.iuihc du spectateur. A ChivHrny.) \ 0U> pouvez

repartir sans nous, monsieur : nous reviendions à pied... (k Chivcrny). Quel cst celui que vous avez appelé Gabriel tout à l'heure?

59!î THÉÂTRE COMPLET D'aLEX. DUMAS

FABIiîN.

r/est le moment de l'épreuve !

Cir.VEKiNY, poussant Gabriel.

Le voilà! Allons, avance! lève-loi dune !

GABRIEL.

ou ! mon Dieu !

DIANE.

Tenez, prenez cette bourse... Vous donnerez un louis à cha- cun de vos couipygiions, et le reste sera pour vous.

CHIVIÎRNY.

Vous les gâtez, mademoiselle !

GASPARD.

N'influencez pas le client, père Chiverny

DIANE.

Prenez... mais prenez donc!...

CHIVERNY.

Soyons fier... mais soyons poli, au moins. A bas le bon not !

(n lui enlève son bonnet.) DIANE, poussant un cri.

Oh!

(Elle laisse tomber sa bourse. Gajpard la ramasse.) GASPARD.

Soyez tranquille, ma belle dame, vos volontés seront exécu- tées .

DIANE, slupiîfaite.

Gabriel! le môme nom! serait-ce...? Docteur, je deviens folle!... il n'était donc pas mort?...

FABIEN.

Il ne l'était pas.

GABRIEL.

Oh! misérable que je suis!

([1 cacha sa tête dans ses mains. DIANE.

Impossible!

FABIEN.

Regardez-le!...

DIAXE.

Lui!... lui!... lui!... ici, au bagne!

FABIEN.

Lui au bagne, oui!

i

GABRIEL LAMBERT 293

DIANE.

Et vous le saviez?

FABIEN.

Je le savais, et je vous ai amenée pour cela!

DIANE.

Oh! c'est affreux I

(a son tour, elle cache sa tête entre ses mains.) FABIEN.

Je le savais, je vous le répète; c'est pour cela que je vous ai amenée ici. Je vous dirai tout. Vous aimiez toujours le vi- comte de Faverne... Et vous vous obstiniez à vivre fidèle à la mémoire de celui que vous croyiez mort pour vous, el mort honorablement... Eh bien, vous vous trompiez, Djane; il vit misérablement, il vit flétri!

DIANE.

Docteur, assez! assez!... Ne voyez-vous pas que je meurs?

(Elle tomba dans les bras de Fabien.) Oh' le malheureux! GABRIEL, faisant un mouvement en avant.

Diane!

CHIVERNY.

Tu seras trois jonrs au cachot pour l'apprendre à interpel- ler les voyageurs!

SCÈNE Vil

Les Mêmes, LOUISE.

LOUISE, à Gaspard. Pardon^ monsieur!

GASPARD.

Oh! voilà une peMte femme qui est bien polie. Qu'y a-t-il pour \olre service, ma belle enfant?

LOUISE.

Je viens de bien loin, monsieur, pour parler à un con- damné. . . Et, là-bas, au bagne, on m'a dit que je le trouve- rais ici.

GASPARD.

Comment le nommez-vous?

LOUISE.

Gabriel!

GASPARD.

Gabriel Lambert? -_

294 THÉÂTRE COMPLET D'AlEX. DUMAS

LOUISE.

Oui.

GASPARD.

Tenez, le voilà!

LOUISE.

Celui qui pleure?

GASPARD.

Non, il respire de l'eau de Cologne dans son mouchoir... C* est étonnant, je connais ce vi?age-là, moi!

LOUISE, touchaat Gabriel.

Gabriel!

GABUIEL.

Que me veut-on?... Louise!

GASPARD.

Ah! c'est cela, Louise Granger... celle qu'il devait épouser dans son village... Laissez-les un peu ensemble sans trop les taquiner, père Chiverny! C'est sa payse, il devait l'épouser! LOUISE, suppliante.

Oh! oui, monsieur.

CHIVERNV.

Allons! mais faites vite!

LOUISE.

Merci, monsieur.

GABRIEL.

Louise!... et que venez-vous faire ici, mon Dieu? Je suis donc arrivé au jour de toutes les douleurs?

LOUISE, lui moDlrant qu'elle est vêtae de deuil. Hélas!

GABRIEL.

Mon père?

LOniSE.

Mort.

GABRIEL.

M'a-t-il pardonné? (Louise se tait.) Je te demande s'il m'a pardonné. Au nom du ciel, Louise, réponds-moi!

LOUISE.

Et n'est-ce pas te répondre, malheureux, que de garder le silence ?

GABlîIEL.

Merci, Louise!.., Tu es toujours la môme, c'est-à-dire un ange. Et... notre enfant?

GABRIEL LAMBERT 295

LOUISE.

ÏI vil!

GABRIEL.

Pourquoi ne l'as-tu pas amené?

LOIISE.

Mon oncle, qui lui a laissa' loul ce qu'il po>-'^riait, m'a fait jurer sui ?on lit d'agonie qu'il ne te verrait jamais, et qu il te croirait mort.

GABRIEL.

Et toi, alors, que viens-tu faire ici?

LOUISE.

Tu me demandes cela, Gabriel! Moi, je n'ai pas juré de ne pas te voir, jo viens te dire ; Gabriel, puis-je faire quelque chose pour toi?

GABiUEL.

Oui, tu peux me pardonner.

LOUISE.

P.jisses-tu être pardonné au ciel comme tu l'es dans mon cœur !

GABRIEL.

Louise, toi et mon enfant, prierez-vous pour moi quand je serai mon?

LOUISE.

4h! oui, et bien pieusement, je te jure.

GABRIEL.

Louise, tu as bien fait de venir. Tiens, il y a une Ma- done ; je ne sais plus prier : prie pour mon père et pour moi!

LOUISE.

Mais pourquoi prier?

GABRIEL.

J'ai une grande choso à accomjilir, ta prière m'aiderai

LOUISE.

Quelle chose?

GABRIEL.

Tout à l'heure^ tu le sauras.

LOUISE.

Et quelle prière dois-je dire?

GABRIEL

Celle des agonisants.

LOUISE

Pourquoi cela?

296 TIIÉ/VTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS

GABRIEL.

Parce que ce doit être celle qui monte le plus directement aux pieds du Seigneur I

LOUISE.

Et loi?

GABRIEL.

Je m'unirai à toi par la pensée.

(Gabriel la comlnit au pied de la petite chapollo.) LOUISE, s agenouillant.

« Seigneur, je crie à vous du fond de l'abîme... »

(Elle continue tout bas.) GABRIEL.

Gaspard !

GASPARD.

Après?

GABRIEL.

Combien contenait la bourse que m'a donnée mademoisello Richard ?

GASPARD.

Vingt louis.

GABRIEL.

Cette somme est à toi tout entière, moins un louis à donner à chaque camarade, si tu veux m'aider.

GASPARD.

A quoi?

GABRIEL.

Je te le dirai; viens.

GASPARD.

Mais le père Chiverny?

GABRIEL.

Nous serons, c'est-à-dire tu seras de retour dans cinq mi- nutes.

GASPARD.

Ma foi, pour six louis, on peut bien risquer quinze jours de prison.

GABRIEL, à demi-Toix.

Adieu, Louise! adieu, Diane! Mon père! mon père, quand vous aurez vu de là-haut que je me suis fait justice, peut- être me pardonnerez-VOUS! (ils sortent. Gabriel envoie on baiser à Louise.)

GABRIEL LAMBERT 297

SCÈNE VIII

Les Mêmes, hors GASPARD et GABRIEL ; FABIEN.

FABIEN, paraissant.

Pouvons-nous retourner à Toulon?

CHIVERNV.

Quand vous voudrez, monsieur le docteur; nous retournons donc décidénnent par mer ?

FABIEX.

Oui ; mademoiselle Richard est trop faible pour risquer le trajet à pied.

CIIIVERNT.

Elle va mieux pourtant ?

DIANE, paraissant.

Mieux, merci !... Docteur, faites que je ne le revoie plus.

FABIEX.

Rien de plus facile, (ii fait un signe à Chiremy.) Mademoiselle désire que le forçat nommé Gabriel Lambert ne fasse point partie des rameurs qui la ramèneront à Toulon.

CIIIVERNY,

Comme il lui plaira! (il descend et appelle Gabriel.) Eh! Ga- briel!... Où diable est-il passé?... Vois donc, Rossignol. Eh bien, Gaspard n'est pas non plus 1 Ah çà ! ils se sont donné le mot pour me faire enrager!

ROSSIGNOL, accourant.

Venez voir là... tout près... venez !

(fis sortent. y

SCÈNE IX

FABIEN, DIANE, descendant ; LOUISE, priant. DIANE.

Qu'y a-t-il donc?

FABIEN.

Je ne sais.

DIANE.

Docteur!,., docteur!... quelque chose me dit là... (Elle touche son cœur.) que ma plus grande douleur n'est pas encore épuisée.

29S TIIÉArRB COMPLET D'ALEX. DUMAS

SCÈNE X Les Mêmes, CHIVERNY, poussant GASPAx^D.

CHIVERNY.

Avance, drôle ! ton affaire est claire !

GASPARD.

Est-ce que j'ai pu l'empéclier, moi?... Je ne savais pas pourquoi il m'emmenait... Kn un tour de main, c'a été fait... crac !

FABIEN.

Que s'est-il donc passé?

CHIVERNY.

Rien, monsieur le docteur : c'est un forçat qui vient de se pendre.

DIANE.

Ah!

LOUISE, S0 retournant.

Un forçat?

FABIEN.

Et ce forçat?

CniVKRNY.

C'est le compagnon de chaîne de ce drôle, qui l'a aidé, j'en jurerais!... c'est celui à qui vous avez donné votre bourse, c'est Gabriel Lambert !

DIANE.

Mon Dieu!

LOUISE, se reJressant. Mon Dieu!

CHIVERNY.

Alais cela te coûtera cher, >i lu lui as prêté la main!

GASPARD.

Prêté la main!... moi! peut-on dire!... la corde tout au plus! Figurez-vous...

CHIVERNY,

C'est bon... tu raconteras cola devant le capitaine du port.

FABIKN.

Non, je vous prie, permeUez qu'il dise comment cela s'est passé ?

CHIVERNY.

Allons, parle, drôle I

LES MOHICANS DE TARIS 111

Après la lettre qu'on vient de lire, et que nous reprodui- sons ici pour rectifier quelques petites erreurs de texte commises par les journaux, noiis n'avons plus rien à dire de la censure, qui arrêtait le drame des Mohicans de Paris.

La censure a desserré les dents; elle a lâché le drame; mais la morsure est restée, et, il faut le dire, la cicatrice est plus que visible : elle est saignante.

Nous n'en avons qu'un devoir plus grand à remplie, qu'une reconnaissance plus réelle à exprimer aux artistes qui ont réuni tous leurs efforts pour soutenir un édifice qui menaçait de s'écrouler, ébranlé qu'il était du faite aux fon- dations.

Commençons par Dumaine, notre jeune et cependant vieil ami, presque notre enfant, qui est v(nu, au milieu d'applau- dissements dont il a eu la modestie de ne point prendre sa part, jeter au public un nom que le public avait jiresqiic désappris au théâtre, après l'avoir entendu cependant une soixantaine de fois.

Dumaine est, avant tout, un artiste sympathique. Est-ce un don de la nature ? Est-ce un résultat de l'art? Je n'en sais rien; seulement, c'est un fait que j'attribuerai tout simple* ment à la réunion du talent et du cœur; il serait impossible de jouer avec plus de commandement la scène du tapis franc, avec plus de passion la scène du parc, avec plus de railleuse courtoisie celle il se révèle à Suzanne de Valgeneuse, et avec plus de désespoir celle où, Gérard évadé, il cherche et appelle inutilement Rose-de-Xoël.

Qu'on n'oublie pas que Dumaine, dont le talent se plie à tous les genres, entrait en scène tout frémissant encore des applaudissements de Tartufe et de la Tour de Nesle.

Nous avons retrouvé à la Gaieté un de no^ meilleurs lieute- nants, compagnon de nos luttes du Théâtre-Historique, et qui, dans cette rude campagne de trois ans, soutenue, non pas contre de beaux jours politiques, mais contre de mau- vais jours littéraires, a eu sa part de toutes nos victoires^ nous avons retrouvé Lacressonnière.

Dus la première répétition, et aux premiers mots qu'il a

IV TIIEATRR COMPLET D ALEX. DUMAS

dits, lions avons reconnu l'artiste de talent que nous connais- sions, mais dont le talent avait grandi. Nous avions cru qu'il était impossible de faire une plus belle création que celle de Charles VI dans la Tour Saint-Jacques ; Lacressonnière nous a prouvé qu'il en pouvait faire une à la fois plus savante et plus terrible. L'ingrate et hideuse figure de Gérard a été ren- due par lui avec un réalisme eiîrayant. Il était une des deux cariatides sur le-;quclles reposait le poids de l'édifice, la cariatide n'a point plié.

L'autre cariatide était Jackal-Pevrin. Ce n'est pas nou& qui dirons ce que nous pensons de l'artiste, qui a pris le rôle au refus de M. Paulin Méuier, lequel a créi-, ou se le rappelle, avec tant de talent un si grand nombre de rôles, et particu- lièrement ridiot de la montagne; mais M. Paulin Mé- nier a, nous a-t-on dit, ses rôles et ses auteurs de préférence: Talma était ainsi, il préféi'ait Corneille. Ce n'est pas nous qui dirons ce que nous pensons de Jackal-Perrin, ou plutôt de Perrin-Canler (1), nous emprunterons à un excellent cri- tique le paragraphe qu'il lui consacre, convaincu que nous ne dirions ni puis juste ni mieux :

« Perrin joue le (in limier Jackal, et le joue avec un talent des plus remarquables; il a placé au premier plan un rôle fait pour dénouer le drame, et non pour le dominer. Son chapeau démodé a une physionomie inquisitoriale; les verres de ses lunettes sont deux points d'interrogation; son nez et son menton rapprochés ressemblent aux deux branches d'une paire de tenailles; c'est, de la tête aux pieds, l'homme de la chasse aux voleurs, alliant une bonhomie en surface à une finesse qui entre dans les consciences troublées, comme la

(1) Nous n'avons pas besoin de dire au public ce que c'est que cette fine et honorable personnalité de Canler, qui, comme chef de la police de sûreté, a veillé pendant vingt ans sur Paris. M. Jackal n'est qu'un reflet affaibli de cette grande intelligence, qui avait sur celle de son prédécesseur Vidocq l'avantage d'èlre puisée non-seule- ment dans un esprit inventif, mais encore dans une conscience honnèlp.

LES

MOHICANS DE PARIS

DRAxME EN CINQ ACTES, EN NEUF TABLEAUX AVEC PROLOGUE

Gaieté. 20 août 1864.

Cette pièce ayant été, pendant ses répétitions, frappée d'interdit par la commission de censure, j'adressai la lettre suivante à l'empereur :

« Sire,

» Il y avait, en 1830, et il y a encore aujourd'hui, trois hommes à la tète de la littérature française.

» Ces trois hommes sont: Victor Hugo, Lamartine et moi.

» Victor Hugo est proscrit, Lamartine est ruiné.

» On ne peut me proscrire comme Hugo : rien dans ma vie, dans mes écrits ou dans mes paroles, ne donne prise à la proscription.

» Mais on peut me ruiner comme Lamartine, et, en effet, on me ruine.

» Je ne sais quelle malveillance anime la censure- contre moi.

» J'ai écrit et publié douze cents volumes. Ce n'est pas à moi de les apprécier au point de vue littéraire. Tra^^uits dans toutes les langues, ils on< été aussi loin que la vapeur a pu les porter. Quoique je sois le moins digne des trois, ils m'ont fait, dans les cinq parties du monde, le plus populaire des trois, peut-être parce que l'un est un penseur, l'autre un rêveur, et que je ne suis, moi, qu'un vulgarisateur. De ces douze cents volumes, il n'en est pas un qu'on ne puisse lais- ser lire à un ouvrier du faubourg Saint-Antoine, le plus républicain, on aune jeune fille du faubourg Saint-Germain, le plus pudique de tous nos faubourgs.

)> Eh bien, sire, aux yeux de la censure, je suis l'homme le plus immoral qui existe.

XXIV. *

Il THEATRE COMPLET D ALEX. DUMAS

n La censure a successivement arrêté depuis douze ans:

» hnac Laquedem, vendu 80,000 francs au ConstitU' lionne l;

» La Tovr de Nesle, après huit cents représentations (le veto a duré sept ans];

» Angèle, après trois cents représentations (le veto a duré $ix ans) ;

» Antony, après trois cent cinquante représentations (le veto a duré six ans) ;

» La Jeunesse de Louis XIV, qui n'a jamais été jouée et qu'on allait jouer au Tliéàtre-Français ;

» La Jeunesse de Louis XV, reçue au même théâtre (1).

» Aujourd'hui, la censure arrête les Mohicans de PariSy qui allaient être joues samedi prochain.

» Elle va probahlement arrêter aussi, sous des prétextes plus ou moins spécieux, Olympe de Clèves et Balsamo, que j'écris en ce moment.

» Je ne me plains pas plus pour les Mohicans que pour les autres drames ; seulement, je fais observer à Votre Majesté que, pL'udant les trois ans de restauration de Charles X, pen- dant les dix-huit ans de règne de Louis-Pliilippe, je n'ai jamais eu une pièce ni arrêtée ui suspendue, et j'ajoute, tou- jours pour Votre Majesté seule, qu'il me paraît injuste de faire perdre plus d'un demi-million à un seul auteur drama- tique, lorsqu'on encourage et que l'on soutient tant de gens qui ne méritent pas ce nom.

» J'en appelle donc, pour la première fois, et probable- ment pour la dernière, au prince dont j'ai eu l'honneur de serrer la main à Arenenberg, à Ham et à l'Elysée, et qui, m'ayant trouvé comme prosélyte dévoué sur le chemin de l'exil et sur celui de la prison, ne m'a jamais trouvé comme solliciteur sur celui de l'Empire.

» Alex. Dumas. » Paris, 10 août 1864. »

(1) Je n'ai pas compris dans cette e'numération le Chevalier de Maison-Bouge, Caliliiia, Urbain Grajidier, interdits pour des motifs politiques.

GABRIEL LAMBERT 299

GASPARD.

Est-ce que je sais comment cela s'est passé? J'avais le dos tourné... Je l'avais bien vu accrocher une corde à la branche d'un mûrier... J'entends une espèce de soupir... je me re- tourne, c'était fini...

DLiXE.

Ah!

LOUISE.

Oh! voilà donc pourquoi il me faisait dire la prière des ago- nisants !

FABIEN.

Il est mort de la mort des criminels, et il est mort en pré- sence de la femme qu'il avait trompée et de celle qu'il avait trahie!,.. C'est la justice de Dieu!

(On entend une musique sourde et trislc.) DIANE.

Qu'est-ce que cela ?

CHIVERNY.

Pardieu! c'est son corps qu'on reporte au bagne 1

FABIEN.

Du courage, chère enfant ! (La barque passe an fond avec le corps de Gabriel, qui a le visage couvert d'un mouchoir.) DIANE.

Mon Dieul ayez pitié de lui!

LOCISE.

Mon Dieul pardonnez-lui comme je lui pardonne l

FIN DU TOME VINGT - QUATRIE MB

TABLE

Pages LES MOHICANS DE PARIS , 1

GABRIEL LAMBERT 163

EMILE COLIN IMPRIMERIE DE LÀGNY.

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