■iU^mnm(mmm^''^'ifmwmi A TRAVERS AFRIQUE ÉQUATORIALE ■■^i.',i' ^'^v\-'C'ix £r*J.M*LVAUA ANDRÉ IPltËTTE A travers l'Afrique Equatoriale Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays. Digitized by the Internet Archive in 2009 with funding from University of Ottawa http://www.archive.org/details/traverslafriqueeOOpile iflp^ ■^4" k''Êk-''St JSU^iia ANDRE PILETTE Chargé de mission par Monsieur le Ministre des Colonies A travers l'Afrique Équatoriale Ouvrage orné de l5o PHOTOGRAVURES, 7 HÉLIOGRAVURES, I AQUARELLE, 4 CARTES ET DE NOMBREUX DESSINS SCHÉMATIQUES AU TRAIT TOUTES PLANCHES NOIRES OU POLYCHROMES HORS TEXTE ET INÉDITES DEUXIEME EDITION BRUXELLES OSCAR LAMBERTY, ÉDITEUR MCMXI V Tous droits réservés AVANT- PROPOS J'ai grandi au milieu d'un peuple attaché à ses pénates et qui ne me semble apprécier les voyages aux aventures périlleuses que lorsqu'ils sont accom- plis par d'autres. Sans me soucier de la masse casa- nière parmi laquelle j'ai vécu, je me suis aguerri et, successsivement, j'ai parcouru en partie l'Europe, l'Asie et l'Afrique. La cliasse est devenue pour moi, surtout au cours de ma dernière équipée, une réelle passion ; nul ne peut en juger la violence s'il n'a pas connu cette fièvre ardente qui soutient et stimule les énergies. Même loin de la brousse, de ses hôtes dangereux dont la poursuite et l'attaque attisent les désirs d'en- treprises hardies, je revis maints épisodes poignants et je garde la vive impression des années de liberté passées au grand air, sous le soleil éclatant des tro- piques, au milieu de cette nature débordante et près- 8 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE tigieuse. |e me remémore, durant mes jours de spleen, les moments — et ils ont, si je puis dire, une saveur nostalgique — de joie, d'insuccès, d'éblouissements, de tourments, d'admiration et de souffrances. Aux heures de rêverie, mon existence naguère mouve- mentée me repasse devant les yeux ; mon cerveau retrouve spontanément les instants critiques et dan- gereux, leur souvenir me séduit aa point d'accélérer les battements de mon cœur, de sentir l'émotion envahir mon être, d'éprouver le regret de ne plus me trouver sur les sentiers des forêts et des plaines presque inexplorées. Toute cette concentration de ma pensée vers un penchant unique me reconduira inévi- tablement vers cette nature prenante des régions chaudes. La force seule du souvenir ramène vers cette Afrique, encore bien inconnue, ceux qui }'' ont passé tant de jours heureux; qui, loin d'elle, la regrettent et sont hantés par le désir de se retremper au plus tôt dans son sein. Je désirerais, ô lecteurs, en vous contant mes sou- venirs africains, vous inciter à m'imiter et, pour vous y engager, je m'efforcerai de vous communiquer les sensations intenses qui ont étreint mon âme. L'in- certitude du lendemain ne m'a jamais fait reculer; elle constitue l'imprévu de semblables aventures. Le style des relations que vous lirez n'est pas AVANT-PROPOS 9 brillant, je le sais, mais le style c'est l'homme; or, l'auteur de ce livre est un coureur des bois qui manie mieux la carabine que la plume et, certes, vous vous en souviendrez en lui accordant quelqu'indulgence. A. P. // est à conseille?' aux lecteurs qui ne sont pas très versés dans l'art de la chasse, de lire, en tout premier lieu, dans l'appeitdice, le paragraphe qui y est consacré, afin qu^aii cours des récits de cet ouvrage, la compréhension leur en devienne plus aisée, principalement pour les armes em- ployées et l'anatomie des animaux. TABLE DES MATIERES Pages Avant-Propos 7 CHAPITRE PREMIER VERS LA FRONTIÈRE ORIENTALE CONGOLAISE Préparatifs du départ. — Mombasa. — Le chemin de fer de l'Afrique orientale anglaise. — Le gibier le long de la voie. — Le lac Victoria. — En attendant à Entebbé. — Départ en safari. — Gîte d'étape. — Feux de brousse. — La route de Toro. — Lin peu de gibier. — Manque d'eau. — Le chemin devient montagneux. — Toro. ■ — En contournant le Ruwen- zori. — Au bord de la Semliki. ■ — La chaîne des Mitumba .... 17 CHAPITRE II PREMIÈRES CHASSES DANS LES PLAINES DE LA SEMLIKI Chasse aux antilopes. — 43° à l'oinbie. — Inondation dans la tente. — • Premiers éléphants. — Séjour à Boga. — Hyènes empoisonnées. — Les hyènes. ■ — Photographie d'éléphants 12 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE Pages vivants. — Je tue un buffle. — Dépècement du bovidé. — Les boucans. — Comment on rince les calebasses. — Oiseaux de proie. — Nombreux crocos dans la Semliki. — Les croco- diles 33 CHAPITRE III EN PÉNÉTRANT DANS LA FORÊT ÉQUÀTORIALE Premières impressions sur la forêt. — Paresse des nègres. — Code pénal défectueux. — Pêcheurs de la Semliki. — La ri\nère en forêt. — Chasse malheureuse à l'hippo. ■ — Les Bambuba. — Charge d'éléphant. — Rencontre de Mambuti. — Rats et souris. — Ce que les nègres mangent 57 CHAPITRE IV ASCENSION DU RUWENZORI De Le.ssé au pied du massif. — Première montée. — Surpris par l'orage. — Les porteurs n'arrivent pas. — On campe à plus de 3000 mètres. — Dans la forêt de bambous. — • Marche aisée au-dessus de 3450 mètres. — Plaines ondulées vers 4000 mètres. — Dernier campement à 3850 mètres. — Les hommes refusent d'avancer. — J'atteins seul 4610 mètres. — Chute dans une excavation de rochers. — J'échoue au pied du Kraepelin. — Découragement. — Historique du Ruwenzori, exploration et ascension. — Possibilité d'attein- dre le pic Marguerite par le versant occidental. — Géologie, topographie, botanique. — La descente. — Les habitants des montagnes. — Dégâts des éléphants dans la plaine. — Destruction et protection du proboscidien 77 TABLE DES MATIERES I3 Pages CHAPITRE V AU PAYS DES NAINS ET DES COLOSSES Habitants très farouches. — Chasses fructueuses. — Premier éléphant africain. — Singes nombreux. — • En danger devant une éléphante. — Perdu dans la forêt. — • Je blesse un colosse. — Nombreuses rencontres avec les proboscidiens. — Visite aux Mambuti. — Arrivée à Béni. — Les léopards 119 CHAPITRE VI LES PLAINES DU NORD DE L' ALBERT-EDOUARD La Semliki en plaine. — Encore des éléphants. — Triplé de buffles. — Le petit buffle roux du Congo. — Population décimée par la maladie du sommeil. — La Trypanosomose africaine. • — Sur un sentier inconnu. — Belle chasse à l'élé- phant. — Un mort qui s'évade. — Les innombrables kobs. — Abondance de proboscidiens. — Inondation du campement. — Elépliante menaçarite. — Capture et domestication de l'éléphant d'Afrique 149 CHAPITRE VII DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU Traversée pénible du lac Albert-Edouard. — Kabaré et ses environs. — La rivière Rutshuru et ses nombreux occupants. ■ — • Pirogues cousues. — Indigènes pêcheurs. — Commerce de sel. — Faune de la plaine. — ■ Hippos tués à terre. — 14 A TRAVERS L'AFRIQUE EQUATORIALE Pages Comment on retrouve les hippopotames morts, à l'embou- chure de la Rutshuru. — Hyène attardée. — Série d'hippos tués à terre. — Kaléghéla. — Chasse au buffle. — Qualités nécessaires au chasseur africain. — Nègres supérieurs à l'Européen pour pister et pour distinguer. — Malhonnêteté et intelligence des noirs. — Un lion qui n'a pas peur. — Exemple de vitalité et de résistance à la souffrance de quel- ques animaux. — En remontant la rive droite de la Rutshuru. — Toujours même affluence d'hippopotames. — Un Water- buck irrascible. — Vieux buffle solitaire et infirme 181 CHAPITRE VIII ÉRUPTION VOLCANIQUE Aspect des volcans. — Traversée des monts Virunga. — Sur les rives du Ki\'n. — A proximité de l'éruption. — Calme des indigènes. — Une région cahotée. — Nuit féerique. — Pluie de scories. — Une contrée menacée. — Retour à Rutshuru. — Endurance des nègres 229 CHAPITRE IX DANS LA RÉGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHURU Une lionne, trois buffles et des antilopes clôturent notre tableau de chasse le dernier jour de 191 2. — Chargé par un buffle blessé. — Tirer de près et vite pour faire de multiples vic- times dans un même troupeau. — Les Neinrods en herbe. — L'exploitation par les voyageurs et les chasseurs peu scru- puleux de la naïveté et de l'ignorance du public. — ■ La charge de l'éléphant est la plus impressionnante. — Danger TABLE DES MATIERES I5 Pages de poursuivre les grands fauves blessés. — Mon plus beau buffle du Cap. — Quelques antilopes du Sud de l'Edouard. — Photographie d'animaux. — Abondance de viande chez les indigènes. ■ — ■ Insuccès auprès des lions. • — Un record du monde parmi les victimes des carnivores. — Nombreux phacochères. — Les oiseaux aquatiques devant l'objectif. — Je manque un lion dans une troupe de six adultes. — Chacals. — Un nègre tue un lion. — Remontant la riv^e gauche de la Rutshuru. — Babouins et hippos. — Bizarreries dans les mêmes familles de mammifères peuplant l'Afrique. — Retour à Rutshuru 239 CHAPITRE X DANS LES MONTS VIRUNGA ET MITUMBA Aspect des volcans. — Les Watusi — Abondance de vivres. — Entre deux éléphantes furieuses. — Brutalité des nègres entre eux. — Petit gibier nombreux. ■ — • Une négresse com- bative. — Passage de la ligne des volcans à 2800 mètres. — Les gorilles. — La fièvre des tiques. — Ascension du Tshani- nagongo. — • Insensibilité des nègres à la faim ■ — ■ Chasse malheureuse — ■ Manque d'eau. — Le portage. — Marche pénible sur la lave. — Les lacs Mukoto. — Pour éviter la fuite des porteurs. — Dans les Mitumba inhabités. — Effet désastreux de la dernière éruption volcanique. — Traversée nocturne du Kivu. ■ — La civilisation et la barbarie 295 CHAPITRE XI LE LAC KIVU ET LE NORD DU TANGANIKA Départ de Bobandana. — Les Batwa. ■ — Le long des rives Ouest du lac. — L'île Kwidjwi. ■ — ■ Sans serviteurs." ■ — En longeant la Ruzizi. ■ — Les intolérables moustiques. • — Le l6 A TRAVERS L'aFRIQUE ÉQUATORIALE Pages paludisme. — Sur le Tanganika. — Je quitte les grands lacs. — Vers les plaines du Manyéma 339 CHAPITRE XII TRAVERSÉE DU MANYÉMA Premier aspect du ÎNIariyéma. — Des bubales de Lichtenstein. — Un hippo malchanceux. — La chicotte — Abandonné dans la brousse — Débauche dans les villages — Les mau- vais gîtes d'étape — Le campement entouré de flammes. — Désertion continuelle des porteurs. — Quelques jours de découragement. — Après la Luama, le Manyéma montueux. — Dernières chasses au gros gibier. — J'atteins le Lualaba. — Marché indigène. — L'influence arabe. — Kasongo. ■ — La descente sur le fleuve. — La Compagnie des Grands- Lacs 353 CHAPITRE XIII DESCENTE RAPIDE SUR LE CONGO Ponthierville. — Stanleyville. — Les Waghénia. — ■ Ixs ta- touages. — Stanley-Falls et pêcheries. — La descente du Congo. — Les noirs et leurs bagages. — Les termites. — Les fourmis. — Parasites des animaux. — Manque de confort. — Danses indigènes. — Vie africaine. — Différents aspects du fleuve. — Léopoldville. — Les bouches du Congo 377 APPENDICE Équipement pour un simple voyageur. — Pour chasser : Armes, munitions et accessoires ; Points vitaux et sensibles à atteindre chez les animaux ; Pistage. — Taxidermie, — Photographie 4^9 Carte I r:}rU^' 1 ITINERAIRE GENERAL DU VOYAGE A travers TAfrique Équatorîale de Monbasa côte orientale aux Bouches du Congo côte occidentale par ANDRÉ PILETTE 1912-1913 CHAPITRE PREMIER Vers la frontière Orientale Congolaise Préparatifs du départ. — Mombasa. — ■ Le chemin de fer de l'Afrique orientale anglaise. — Le gibier le long de la voie. — Le lac Vic- toria. — • En attendant à Eritebbé — • Départ en safari. — Gîte d'étape. — Feux de brousse. — La route de Toro. ■ — ■ Un peu de gibier. — • Manque d'eau. — Le chemin devient montagneux. — Toro. — ■ En contournant le Ruwenzori. — Au bord de la Sem- liki. — La chaîne des Mitumba. A peine rentré d'un voyage aux Indes et au Thibet, une force irrésistible me poussa vers le continent mystérieux de l'Afrique. Je -désirais pénétrer jusqu'au cœur des régions sauvages. L'envie de voir du nouveau, de sortir des sentiers battus, m'amena à l'idée d'un voyage en Afrique équato- riale. Avide d'émotions, je voulais trouver de la distraction dans la chasse aux fauves, agir au milieu des régions gran- dioses peu ou jamais explorées, où vivent des animaux tels que leurs races y vécurent au cours des siècles, dans leur quiétude et leur majesté. Désireux de faire en même temps œuvre utile, je me mis en relations avec le Musée colonial afin de lui rapporter de l8 A TRAVERS l'aFRIQUE ÉQUATORIALE notre belle faune congolaise le plus grand nombre de spéci- mens. A la suite des négociations qui s'engagèrent entre nous, M. le Ministre des Colonies voulut bien me charger d'une mission. Ayant la ferme intention de mener à bien l'expédition que j'allais entreprendre, je me documentai de mon mieux avant mon départ. Voulant m'embarcuer sans rien oublier, je fis des essais de toutes espèces, et m'équipai de façon irréprochable, ce dont dépendait en partie la réus- site de mon voyage. Les préparatifs occupèrent tous mes instants pendant plus de quatre mois. Il faut avoir entrepris semblable projet pour se rendre compte de la diversité des objets nécessaires au voyageur. qui se propose de longs mois d'isolement sur le continent noir. Enfin, prêt vers fin 1911, je m'embarcjuai à Marseille à destination de Mombasa. Mon intention était de gagner le plus rapidement la frontière orientale congo- laise, afin d'entamer la chasse le plus tôt possible. Après une traversée monotone de près de vingt jours, j'arrivai à Kilindini (i), petit port de mer près de Mombasa, sur la côte de l'Afrique orientale anglaise. La belle végétation aux teintes vives, luxuriante, ensoleillée, embellissant la rive de l'Océan, me rendit un peu de gaîté et me rappela bien des souvenirs de mes voyages antérieurs sous* les tropiques. Aussitôt débarqué, à l'aide d'un petit chemin de fer que poussaient les nègres, je me rendis, par une belle allée ombra- gée, jusqu'à l'hôtel. Ma première question fut de m'informer du jour du départ d'un train pour le lac Victoria. Comme (i) I-a plupart des noms géographiques africains sont mentionnés sur les cartes qui figurent dans l'ouvrage ; ces planches peuvent être dépliées hors kIu volume pendant la lecture, afin de permettre au lecteur de suivre aisément les itinéraires. Consulter jusqu'à nouvel ordre la carte I. VERS LA FRONTIERE ORIENTALE CONGOLAISE I9 il y en avait un le lendemain à midi et que le service suivant ne s'effectuait qu'une semaine plus tard, je me décidai à prendre le premier, espérant avoir le temps de rassembler mes bagages afin de les emporter avec moi. Aussi, l'après- midi, je retournai au bateau pour en accélérer le débarque- ment et on me promit qu'ils seraient à ma disposition au moment opportun. Je remontai dans un des wagonnets à traction humaine pour regagner mon hôtel, mais aussitôt que la nuit fût venue, les nègres qui poussaient les petites voitures les arrêtèrent et me déclarèrent que j'avais à leur payer immédiatement à chacun 50 cents si je voulais arriver à destination. Ayant chargé quelques caisses de carabines sur le véhicule, il m'était impossible de les y laisser, sinon j'eusse gagné pédestrement Mombasa. Voyant qu'ils ne vou- laient pas transiger, je résolus de me passer de l'aide de ces maîtres-chanteurs et je me mis à pousser le wagonnet moi- même ; ce geste les étonna tellement qu'ils revinrent à de meilleurs sentiments et se remirent au travail sans plus rien exiger. C'était un des nombreux tours que la race noire allait me jouer durant mon séjour parmi elle. Le jour suivant, de bonne heure, je voulus reprendre à la porte de ma chambre les chaussures que j'y avais mises la veille au soir ; c'est en vain que je les cherchai, que je les réclamai au patron et aux boys. Messieurs les nègres me les avaient subtilisées pendant la nuit. Je commençais déjà à me lasser de ces mauvaises plaisan- teries et, pour les éviter désormais, je partis sans avoir pu retirer mes bagages, mais avec la promesse formelle de me les faire suivre avec seulement une semaine de retard. Lentement, le train (i) s'éloigna de la côte en escaladant (i) Voir photographie n^ i. 20 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE les premières collines qui bordent la mer. La voie sinueuse nous promena à travers de belles plantations de caoutchouc et de cannes à sucre. Les derniers cocotiers disparurent bientôt pour être remplacés par des bananiers, des aloës, des cactus et diverses variétés de palmiers. Bientôt, la popu- lation assez dense s'éclaircit et à ce terrain du début encombré de plantations dans lesquelles se mouvaient quantité de tra- vailleurs, succéda un pays de plaines ondulées, parsemées d'arbres et de bosquets. Le sol très sec, d'une teinte rouge- brique, nous envoya continuellement, durant la marche du train, une poussière qui pénétrait partout et colorait tout en ocre. Les voitures bien aménagées et confortables, nous permirent de nous étendre. Aux heures des repas, on s'arrêta dans les gares où le déjeuner, le thé et le dîner étaient servis aux voyageurs. Tout était propre et bien ordonné. A la tombée de la nuit, j'aperçus quelques petites anti- lopes. Je m'endormis peu après, jouissant d'une nuit fraîche. La voie ferrée s'élevait toujours de niveau. Je m'étais bien promis d'être levé avant le jour pour voir, dès l'apparition du soleil, la belle faune tant vantée des hauts plateaux de r Est-africain anglais. Je fus trop matinal ; les premières heures du lendemain furent une déception. Je crus à l'exagé- ration habituelle ; je ne pus apercevoir une bête avant neuf heures. Peu à peu, leur nombre augmenta. Vers les Athi- plains, les animaux devinrent excessivement nombreux ; pas farouches, habitués au passage du train, de gros troupeaux s'arrêtaient à proximité de la voie, regardant avec attention le convoi qui, sifflant et soufflant, escaladait des rampes assez raidcs. Des bubales à 20 ou 30 mètres, pouvaient être photographiés au passage, tandis que des gazelles de Grant et de Thomson traversaient flegmatiquement les rails à quelque cent mètres de la locomotive. Des zèbres jouaient AFRIQUE ORIENTALE ANGLAISE Plioto de l'auteur. 1. — CHEMIN DE FER DE MOMBASA A PORl -FLORENCE Photo de l'auteur. 2. — PORÏ-FLORENCE (KISUMU). LE « CLÉMENT HILL .. André Pilette. A travers l'Afrique Éqiiatoriale. VERS LA FRONTIERE ORIENTALE CONGOLAISE 21 près des gares, se poursuivant et se mordant parfois très cruellement. Des gnous restaient immobiles comme des spé- cimens de musée, tandis que des autruches plus craintives filaient à grandes enjambées. L'atïïuence des chasseurs dans cette région obligea le gou- vernement britannique à limiter le nombre de bêtes à tuer et à instituer des réserves afin de sauvegarder la faune. Cer- tains animaux tels que les éléphants et les buffles y sont moins nombreux ; par contre, les girafes et les rhinocéros y sont communs, ainsi que les lions parfois trop auda- cieux. Lors de l'établissement du chemin de fer, les ouvriers souffrirent terriblement de la présence de deux lions mâles sans crinière. 3600 Hindous avaient été amenés d'Asie pour la construction du rail ; on avait divisé cette population en camps nombreux. Pour éviter de rencontrer de la résistance, les fauves cernèrent chaque jour des camps différents et, durant neuf mois, ils emportèrent, chaque nuit, un travail- leur. Au début, ils commettaient des erreurs. Un soir, ils s'attaquèrent à un matelas croyant saisir un homme. Une autre fois, ce fut un sac de riz qui fut enlevé d'une tente où se tenaient quatorze Hindous ; mais après un. peu de pratique, ils ne se trompèrent plus et réussirent à chaque tentative. S'enhardissant de plus en plus, le feu n'eut même plus le pouvoir de les éloigner, pas plus que n'importe quel bruit. Dans les premiers temps, tandis que l'un d'eux entraînait sa victime, le second surveillait les alentours, mais ils ne tardèrent pas à en emporter chacun une, avec un ensemble parfait. On eut beau tendre des pièges, jeter du poison, rien n'y fit. Une nuit, un des lions traîna derrière lui, à plus de cinq cents mètres de distance, un rail de 120 kilos auquel étaient attachées deux chèvres, dont il avait saisi l'une d'elles. Ce 22 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE ne fut qu'après un an de carnage que l'on parvint à vaincre ces deux fabuleux anthropophages. Jusqu'à Nairobi, ce sera un voyage à travers un jardin zoologique monstre ; il y règne une douce température due à l'altitude considérable des plateaux. Dans les gares, les indigènes encombrent les quais, ils viennent y attendre un parent, un ami ou assister au passage, en curieux. Des types extraordinaires apparaissent à la vue des voyageurs. Grands et minces, des guerriers ]\Iasaï (i), ayant pour tout vêtement une petite peau de chèvre sur la poitrine ou sur le dos et une lance à la main, y attendent patiemment. Certains d'entre eux ont le lobe de l'oreille tellement ouvert, déformé et agrandi qu'ils y pendent un couvercle de boîte à cigarettes et parfois toute la boîte ou d'autres choses plus excentriques encore. Il est très étrange de trouver à proximité des centres civilisés des nègres aussi arriérés et de les voir se mêler aux Européens et aux Hindous qui occupent des fonctions au chemin de fer. Après Nairobi, situé à environ 1500 mètres d'altitude, la voie continue son ascension. Les prairies giboyeuses se sont doucement évanouies et ont fait place à d'immenses plantations flanquées de-ci, de-là, de fermes et d'habitations de planteurs. Sur de beaux pâturages, paissent des chevaux, des boeufs et des moutons. Cette région, favorisée par un climat idéal, est envahie par une foule de colons qui y trouvent, sous l'équateur, la température douce du sud de l'Europe. Il y fait même frais pour les voyageurs arri\ant du bord de l'océan. (]) La formation du pluriel étant très variable dans les langue? étrangères, je laisserai invariables les mots peu usités et les ferai toujours commencer par une majuscule. Ex. : des Waterbuck, des Masaï, etc. VERS LA FRONTIERE ORIENTALE CONGOLAISE 23 Par moment, le train ne marche plus qu'à une faible vitesse ; nous montons ainsi jusqu'à 2300 mètres et je me couvre de mon pardessus, le froid devenant vif. Parfois, un singe saute dans un arbre, mais on n'aperçoit pas d'autres animaux sur les collines. Après avoir dépassé son point culminant, la voie redescend doucement vers de grandes plaines où, à nouveau, les animaux sauvages réapparaissent mais moins nombreux que le matin. Un troupeau de phacochères s'enfuit éperdûment à travers la brousse. Bientôt des autru- ches les imitent ; les bubales et les zèbres restent stoïquement à nous regarder. Comme la veille vers 5 heures, on s'arrête dans une gare pour se réconforter. C'est la petite station de Naïvasha (i), située non loin du lac qui porte ce nom. C'est sous une ondée que nous allons du compartiment au Resthouse. Tandis qu'à l'extérieur la pluie tombe abondamment, s'infiltre à travers la toiture de notre abri et nous arrose, nous mangeons tous de bon appétit. Le lendemain, de grand matin, après plus de quarante heures de train, nous arrivâmes à Port-Florence (Kisumu), au bord du Victoria-Nyanza, point terminus du chemin de fer. Pour traverser le lac, nous eûmes un beau bateau très confor- table, du nom de v( Clément Hill» (2), ressemblant fort à un grand yacht de plaisance. En attendant le départ, je flânais sur les quais lorsque, brusquement, d'un groupe de nègres Pour la lecture des noms étrangers, on prononcera : sh comme ch — NaïvasAa = NaivsLoha. ; u comme ou — Usurabnia. = Ousoumboura ; an am — en em — in im — comme formant deux lettres bien distinctes qui, par leur union, ne forment pas un son unique. Ex. : Ta/nganika — E/ntebbé — Kasi/ndi. Voir photographie n.° 2. 24 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE employés au chargement des wagons, s'éleva une clameur, et tous, s'armant de gros bâtons, s'élancèrent en poussant des cris sauvages à la poursuite d'une pauvre civette qui venait d'être découverte et qui, bientôt, malgré son adresse, succomba les reins brisés sous le nombre de ses agresseurs. Alors, l'attachant par la patte, ils la laissèrent se traîner à moitié mourante et, l'oubliant, ils reprirent le travail en chantant, peu soucieux de leur victime agonisante. J'en profite pour m'en emparer et n'oubliant pas le but de mon voyage, je la fais dépouiller à bord du bateau ; celui-ci ne tarde pas à quitter les quais et à gagner le large au travers d'une eau boueuse. Sur une colline de Port-Florence, vers le Nord, nous voyons s'étager des petites huttes ; là sont parqués les indigènes atteints de la maladie du sommeil, dont les ravages sont terribles dans cette région. Le bateau glisse à \ave allure sur les ondes calmes, d'un brun argileux, mais qui peu à peu de\iennent bleues. Les rives sont très découpées et bordées de montagnes de faible altitude ; de nombreuses îles émergent de cette immense nappe d'eau, dort bientôt seule la côte que nous suivons restera visible. Avec des lunettes, on y distingue des hippopotames et des crocodiles dormant au soleil, tandis que quelques oiseaux aquatiques voyageant par petites bandes, se perchent sur les rochers du rivage. ■ Le lendemain, vers midi, nous arrivâmes en vue d'Entebbé ; un orage violent retarda notre débarquement. Dès que le soleil reparut, cette jolie petite ville se montra sous un jour nouveau. La plupart de ses habitations, ensevelies dans la verdure, ne laissent apparaître que le sommet des toits, lesquels s'étagent en gradins sur la colline. Aussitôt à terre, je me rendis à l'hôtel aménagé dans l'ancienne maison du gou- verneur ; aussi lui a-t-on gardé le nom de « Old Government House ». Sur la hauteur, en face du lac, entouré d'un fort ENTEBBË. — UGANDA Photo de l'auteur. 3- — LES RIVES DU VICTOR lA-XYANZA AxDRÉ PiLETTE. A travers l'Afrique Équatoriale. VERS LA FRONTIERE ORIENTALE CONGOLAISE 25 joli jardin, l'hôtel fait excellente impression aux nouveaux arrivants ; ils s'étonnent de trouver du confort dans des régions visitées depuis si peu de temps, mais où, chaque semaine, les touristes viennent plus nombreux. Vers la soirée, je me risquai à faire une promenade dans les larges avenues bien entretenues qui sillonnent la ville. Le terrain, d'un rouge foncé, y contraste étrangement avec le vert vif de la végétation tropicale des jardins. Machinale- ment, mes pas me conduisirent vers le lac (i) au bord duquel se tenaient de nombreux pique-bœufs qui se dérangeaient à peine pour me laisser passer. A la jetée, le «Clément Hill» attendait patiemment le lendemain pour continuer son vo^^age. Doucement, le crépuscule tomba, tandis que, dans l'herbe, une multitude de grenouilles et de grillons se mirent à faire un tintamarre assourdissant qui dura toute la nuit. En rentrant à l'hôtel, je vis des myriades de petits insectes qui s'abattaient au pied des lampes en s 'accumulant en si grand nombre que leurs cadavres couvraient le sol comme d'un épais tapis. Devant rester huit jours à Entebbé pour attendre mes bagages et me procurer des porteurs, je m'occupai de complé- ter mon équipement et de me documenter. La saison des pluies n'étant pas encore terminée, il pleut presque tous les jours, et cela n'était guère pour m'encourager puisque une semaine plus tard, je devais entreprendre par la route des caravanes la traversée de l'Uganda afin de gagner la frontière orientale du Congo. 420 kilomètres m'en séparaient et, comme la route était, disait-on, bien entretenue et accessible en partie aux autos et aux vélos, je lis l'acquisition d'une bécane (i) Voir photographie n° 3. 26 A TRAVERS L'aFRIQUE ÉQUATORIALE pour remédier aux inconvénients des grandes fatigues qu'en- traînent les longues marches. Toujours attiré pai le même objectif, aux heures de pro- menade, je me dirigeai vers le lac et quoique les hautes herbes qui encombrent ses bords abritassent nombre de Tsé-tsé, semeuses de mort parmi les peuplades des îles et des rives, je me plus à rester immobile durant des heures devant ce monde de volatiles qui s'ébattait près de l'eau. De grosses branches d'arbres pliaient sous le nombre exagéré des nids des bruyants tisserins (i) qui venaient sans relâche porter quelque nourriture à leurs petits, lesquels passaient de temps à autre, timidement, un bec affamé par l'ouverture minuscule de leurs demeures aériennes. A quelques mètres de moi, oies, canards et cormorans glissaient silencieusement à la surface des eaux. Des aigrettes, des grues couronnées et un grand nombre d'autres échassiers, pour la plupart immobiles, se tenaient en équilibre sur une patte et allongeaient, par mo ments, brusquement le cou, pour saisir le menu fretin qui se faufilait à travers les ondes. J'éprouvai chaque jour un intérêt plus grand à les épier jusque dans leurs moindres mouve- ments. Afin d'apprendre à connaître la faune et la flore de leur colonie, les Anglais ont eu l'heureuse idée de créer à Entebbé un jardin où sont poussées activement des études sur les animaux et les plantes de cette région, et l'on peut y admirer nombre d'exemplaires zoologiques, mais surtout botaniques de l'Uganda. 11 serait à souhaiter que semblable institution se multipliât dans toutes les colonies pour le plus grand bien de la science. (i) Grani\-ore de la taille du moineau. UGANDA Photo de l'auteur. 4 — GITE D'ÉTAPE ROUTE D'ENTEBBÉ A TORO (FORT-PORTAL) Plioto de l'auteur. 5. — FEU DE BROUSSE. ROUTE D'ENTEBBÉ A TORO André Pilette. A travers l'Afrique Éqitatoriale. VERS LA FRONTIERE ORIENTALE CONGOLAISE 27 Au jour convenu, les porteurs se présentèrent à l'hôtel, mais le bateau arriva sans mes bagages ; je pris la décision de ne pas attendre davanta{?e, et dans l'après-midi, je partis presque sans matériel de campement. Mon désir de chasser était tel que j'avais hâte de gagner le territoire belge. La route que je pris, assez mauvaise et très montueuse, traverse alternativement la prairie et la forêt. Grand nombre de papyrus couvrent le fond des vallées marécageuses, tandis que les collines et les mamelons disparaissent sous les herbes à éléphant. Les bois peuplés de géants centenaires, encom- brés de lianes parasites, empêchent la vue de s'étendre à plus de quelques mètres. Le chemin est sillonné par des porteurs et par les habitants des huttes qui i'avoisinent. Au passage tous nous saluèrent cordialement et répétèrent : « "Yambo buana » (bonjour maître). Les enfants coururent derrière la bicyclette et, poussant dans les côtes, m'aidèrent à gravir les pentes les plus rudes. Je parcourus ainsi chaque jour de 20 à 25 kilomètres, mes porteurs ne pouvant faire davantage. Le long du chemin, je trouvai échelonnés, de distance en distance, des gîtes d'étape (i), fort bien entre- tenus. On y trouvait une maisonnette de paille abritant le voyageur aux heures les plus chaudes du jour; une clôture empêche les indigènes de pénétrer dans l'enclos où sont dressées les tentes. A proximité, un réduit est réservé au cui- sinier et sert, aux boys, d'abri pour la nuit. Un gardien per- manent est chargé d'entretenir le gîte et de procurer aux Européens le nécessaire. Les porteurs sont logés à l'extérieur afin de leur ôter le moyen de troubler, par leurs interminables bavardages, le sommeil des voyageurs. Les vivres destinés [1) Voir photographie no 4. 28 A TRAVERS l'aFRIQUE ÉOUATORIALE aux blancs arrivent assez régulièrement, mais ceux des noirs leur parviennent parfois bien tard dans la soirée. J'ai eu pitié souvent de ces pau\Tes hères qui, après une si rude journée de travail, attendent patiemment leur nourriture ; chaque matin, dès l'aube, ils reprennent la marche sous les fardeaux dont ils tentent d'alléger le poids en chantant à tue-tête tout le long de l'étape. La fraîcheur des premières heures du jour rend le voyage exquis. Une vie intense règne jusque dans les moindres bos- quets où quantité de petits oiseaux gazouillent en sautillant de branche en branche et égayent la marche du voyageur qui en oublie les fatigues de la route. Ces mignonnes créatures sont cruellement éprouvées à la saison sèche par les feux de brousse (i). Alors la flamme détruit inexorablement la végé- tation et les nids qui y sont suspendus et, dans les lieux où, naguère, la vie et la gaîté régnaient, l'incendie sème le silence et la mort. Il arrive qu'un vent violent active l'œuvre de destruction et que les flammes s'étendent rapidement à d'immenses territoires. Seuls, de rapaces milans planent au-dessus de la fumée acre et épaisse, s'élevant lourdement du brasier, et saisissent les gros insectes qui tentent, d'un effort suprême, d'échapper au désastre. Au loin, quand tombe le crépuscule, l'incendie illumine l'horizon de lueurs écar- lates. Je me souviens qu'un soir, après le dîner, j'éprouvai une grande surprise ; étendu sur m-a chaise-longue, contemplant le fléau mourant sur la plaine où crépitaient les dernières herbes consumées, j'entendis dans ces régions perdues, un cor de chasse moduler les notes d'un xieil air breton cher à (i) Voir photographie n° 5. UGANDA Photo de l'auteur. 6. — PORTEURS REGARDANT PASSER LE SERVICE DE TR.\XSPORT AUTOMOBILE. ROUTE DE K.\MPALA A TORO Photo de l'auteur. 7. — TR.\VERSÉE DE LA SE.MLIKI ENTRE TORO (FORT-PORTAL) ET EOGA André Pilette. A travers l' Afrique Équatoriale. VERS LA FRONTIERE ORIENTALE CONGOLAISE 29 Botrel : c'était l'audition d'un père blanc d'une mission voisine de notre campement ; il voulait sans doute nous rap- peler l'Europe et ses pompes. Vaine prétention car nous n'avions oublié ni l'une ni les autres. Le cinquième jour de notre marche, je rejoignis, par un temps brumeux, la grand'route qui mène de Kampala à Toro, sur laquelle circule jusqu'à Kibalc un service assez régulier de camions automobiles (i). La v^oie est excellente, large, bien entretenue, et, ce qui étonne, cyclable. Je m'arrêtai pour camper, sur la hauteur en face du lac Isolt, dont les rives m'apparurent confusément à travers le brouillard. Un de mes boys vint m'annoncer que son camai"ade, habillé à mes frais avant de quitter Entebbé, avait préféré rentrer dans ses foyers mais sans omettre d'emporter et son équipe- ment et l'avance sur ses gages à lui versée cinq jours aupara- vant. Décidément, l'honnêteté des noirs s'affirmait douteuse ; du reste, ils n'en étaient qu'à leurs premiers larcins, aussi au cours de mon voyage, me voleront -ils les choses les plus diverses. Par moment, le gibier se montra, mais son apparition ne fut que de courte durée ; un peu avant le gîte de Shakasen- gula, quelques antilopes, entre autres des bubales et des Waterbuck, semblaient considérer avec intérêt mon passage rapide à bicyclette. Vers le soir, je fis un tour dans la brousse, et je pus me rendre compte de la diversité de ses habitants ; l'endroit étant très giboyeux, je n'eus qu'un regret : celui de ne pouvoir employer mes armes. Ici l'Uganda devient plus pittoresque ; l'aspect qu'il pré- sente est tel que l'on pourrait se croire dans l'Eifel ou dans (i) Voir photographie 11° 6. 30 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE les Vosges. La région, d'origine volcanique, est très monta- gneuse. D'énormes cônes tronqués surmontés de rochers semblent y avoir été jetés par une main puissante mais ennemie, du chaos, car ils sont disposés avec quelque symétrie. Seul le manque d'eau me fit souffrir ; les rivières y sont rares et je fus contraint d'employer et même de boire un liquide boueux stagnant dans des ra\dns ou croupissant dans le creux des sources presque taries. De temps à autre, un violent orage nous procura de l'eau potable, mais fut accom- pagné d'un vent calamiteux et si violent qu'en pleine nuit il renversa ma tente qui m'ensevelit sous ses plis ; jugez de mon réveil ! C'est avec peine que je sortis de tout cet amas de toiles, et c'est sous une pluie battante que je fis redresser mon immeuble de fortune. Le lendemain, la route détrempée devint mauvaise. De très longues montées rendirent le voyage plus fatigant ; il fallut souvent escalader des pentes durant une heure. L'alti- tude augmentant, les nuits devinrent très fraîches. Après une douzaine de jours de marche vers l'Ouest, une énorme barrière montagneuse apparut au loin : c'étaient les premiers contreforts du Ruwenzori ; d'ici quelques jours, je les contournerai vers le Nord pour atteindre la frontière congolaise. L'après-midi, en me reposant de mes fatigues, je fus brus- quement secoué par des tremblements de terre accompagnés de grondements souterrains. Comme je demandais à mon boy si ces secousses sismiques n'occasionnaient jamais de dégâts aux habitations, il me répondit, avec son naïf bon sens de nègre, que, comme je venais de m'en apercevoir, ce phéno- mène ne se produisait jamais au-dessus de la terre, mais toujours en-dessous. Après avoir tranché ainsi en scientiste, ce La Palice noir ajouta que c'était à cela même qu'il attri- Carte II Carte II De l'Albert=Nyanza aux Volcans du Kîvu ITINÉRAIRE PARTIEL DU VOYAGE JL traders l'JLfriq:-u.e Kq:-u.a.toriale par ANDRÉ PILETTE VERS LA FRONTIÈRE ORIENTALE CONGOLAISE 3I buait la solidité des constructions durant les tremblements souterrains. J'arrivai à Fort-Portal (Toro) (i), (juinze jours après avoir quitté Entebbé. Je crus voir une petite ville, mais je fus déçu. Le nécessaire en matière d'installations coloniales y avait été fait, mais pas grand'chose de plus. Il est remarquable que la civilisation s'avère avec force dans la région, puisqu'on y trouve, en dehors des bureaux de l'administration et de la force publique, un hôpital, la poste et le télégraphe, des magasins, etc. On y trouve aussi, et c'est surprenant, des por- teurs à volonté ; c'est pour cette raison, sans doute, qu'ayant accordé un jour de repos à ceux qui avaient fait la route avec moi, la grosse moitié du contingent crut bon de s'éclipser sans me remercier de la mesure humanitaire prise à leur égard. Cependant, les remplacer fut l'affaire de quelques heures. Je repris la brousse le lendemain après-midi, dans la direction Nord-Ouest et je vins camper au pied du massif du Ruwen- zori, à plus de 1600 mètres d'altitude, dans le fond d'une vallée où soufflait un vent glacial. De là, la vue est superbe sur les montagnes profondément ravinées, mais l'air peu limpide ne permet pas toujours à l'œil de percevoir au loin. Le chemin devint impraticable aux bicyclettes et c'est pédestrement que je continuai ma route. Une longue descente presque à pic nous conduisit dans une large vallée où ser- pente le sentier qui, après avoir franchi un second étage, nous amena dans la plaine de la Semliki. Les nombreux ruisseaux descendant les pentes sinueuses apportèrent une eau fraîche et claire que la caravane apprécia grandement après les privations des derniers jours. (i) Consulter pour les noms géographiques qui suivent, la carte II, la laisser dépliée durant la lecture. 32 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE Aussitôt que j'atteignis les bords de la Semliki, je m'em- pressai de la traverser pour, enfin, me trouver en territoire belge. Large en cet endroit d'une centaine de mètres, la rivière charrie une eau boueuse ; ses rives sont si régulières qu'elles semblent d'œuvre artificielle. La Semliki déverse les eaux du lac Albert-Edouard dans le lac Albert ; son courant n'est pas très rapide, mais des chutes en interdisent l'accès aux steamers. Seules les pirogues peuvent en descendre et remonter le cours (i). Je repris la direction Ouest un peu avant de franchir la Semliki. Un sentier conduit vers une nouvelle chaîne de montagnes qui s'étend du Nord au Sud et compose en partie ce qui pourrait être dénommé l'épine dorsale de l'Afrique. On l'appellera comme on voudra ; moi qui me prépare à la longer et à l'escalader durant une notable partie de mon voyage, je l'appellerai toujours Mitumba bien qu'en avançant vers le Sud, elle prenne, à en croire les indigènes, des noms aussi baroques que divers. D'après mon itinéraire, elle côtoie sans interruption les lacs Albert, Albert-Edouard, Kivu et Tanganika, pénètre dans le Katanga où elle porte, en géogra- phie, le nom de ^litumba. De l'autre côté de cette suite de lacs, lesquels s'alignent du Nord vers le Sud, se retrouveront à nouveau des montagnes d'une suite moins régulière et pro- bablement de structure géologique différente. Ces grands lacs sont encaissés dans un très long et large couloir que les premiers explorateurs se sont efforcés à suivre. Je suivrai donc cette route naturelle, en m'écartant de temps en temps vers la droite ou vers la gauche selon les nécessités qui se présenteront. (i) Voir photographie n'"» 7. SUD DE L'ALBERT-NYANZA 8. — REEDBUCK (Cervicapra reditnca.) Photo de l'auteur Photo de l'auteuf. 9. — KOB FEMELLE ACHEVÉ A LA LA^XE (Cobus coba thomasi.) André Pilette. A travers l' Afrique Équatorink. CHAPITRE II Premières chasses dans les plaines de la Semliki Chasse aux antilopes. — 43 degrés à l'ombre. — ■ Inondation dans la tente. — ■ Premiers éléphants. — Séjour à Boga. — Hyènes empoi- sonnées. — ■ Les hyènes. — Photographie d'éléphants vivants. — Je tue un buffle. — Dépècement du bovidé. — Les boucans. — Comment on rince les calebasses. — Oiseaux de proie. — ■ Nom- breux crocos dans la Semliki. — ■ Les crocodiles. Aussitôt en territoire belge, je fis dresser ma tente et, ne résistant plus à un besoin impérieux d'action, je me mis en chasse à dix heures et demie du matin. Ce n'était guère l'heure propice mais, malgré le soleil brûlant, j'oubliais la chaleur et bientôt je rentrais avec un Reedbuck (Cervicapra redunca) (i), et un -kob (Cobus coha thomasi) (2). (i) Voir photographie n" 8. — Reedbuck signifie en anglais bouc des roseaux, car il se tient volontiers da,ns ces graminées. (2) Le genre v. Cobus y> comprend plusieurs espèces; afin d'éviter toute confusion, j'appellerai le « Cobus coba ihomasi)^ par la dénomi- nation plutôt impropre de kob (Voir photos g-13-41 et 67), tandis que je désignerai le a Cobus defassa y) sous le qualificatif très usité de Waterbuck (Voir photos 57 et 58.'). 34 A TRAVERS L'AFRIQUE EQUATORIALE Ce (|ui me désespéra ce fut de n'avoir que quarante car- touches pour une carabine de 8 ™/™. Je résolus de m'en tirer, mais, pour abattre les gros animaux, ces munitions ne me donnèrent aucune confiance. De récents feux de brousse avaient, en maints endroits, rasé complètement les hautes herbes ; déjà elles étaient rem- placées par de jeunes pousses qu'affectionnent les antilopes très nombreuses dans la plaine. J'observai l'étendue. De petits buissons se dressaient sur les termitières abandonnées. Abris utiles, ces encombrantes protubérances de la prairie per- mettaient d'approcher le gibier. Mais l'heure torride n'était pas aux prouesses cjmégétiques, aussi je demeurai sous la tente où la température atteignit jusque 430 centigrades. Pour éviter pareille fournaise aucun ombrage aux alentours, sauf quelques petits arbres rabougris. Pas la moindre brise ne se fit sentir vers le milieu du jour, mais un soleil impla- cable darda ses ra^^ons perpendiculaires et brûlants sur nos têtes. Ce fut pour moi comme un baptême du feu ! Devant attendre l'arrivée de mes bagages à Boga, je pré- férai séjourner au bord de la Semliki. Je ne parvins qu'à tuer des antilopes et mes munitions s 'épuisant, je dus tirer à balle lisse sur des bêtes qui attei- gnaient le poids d'une centaine de kilos, ce qui provoqua souvent chez elles une mort lente. Les indigènes aimaient à m'accompagner ; ils y trouvaient d'ailleurs leur intérêt. Un matin, je blessai une femelle de kob ; je la perdis de vue, mais le nègre qui me suivait et qui était armé de sa lance, la dépista rapidement ; traquant la bête qui le regardait s'approcher, il la fit se dresser et lui jeta sa lance à une distance de plus de vingt mètres. Son arme pénétra avec une telle vigueur dans le corps du kob, qu'entrée à hauteur de l'omoplate, elle ressortit du côté du poitrail, vers les dernières côtes. La PREMIERES CHASSES DANS LES PLAINES DE LA SEMLIKI 35 pauvre antilope, souffrant horriblement de ses blessures, se raidit comme immobilisée par la douleur ; alors l'indigène s'approchant d'elle, saisit le manche de la lance et, d'un mouvement brusque, il lui retira son arme du corps. Le kob bêlant cherchait encore à fuir, mais il roula bientôt à terre (i), épuisé par le sang perdu à flots. Je n'aurais jamais cru que la lance, même maniée par un homme vigoureux, pût acquérir une telle puissance destructive. A petite distance et entre des mains expertes, la lance est une arme terrible. De timides Reedbuck couchés à l'ombre parmi les hautes herbes, où ils sommeillent aux heures de soleil brillant, fuyaient lorsqu'ils se voyaient découverts en poussant des sifflements d'alarme. Ces sifflements sont émis par la gorge et non par la poche glandée que ces animaux portent entre les cuisses et que certains voyageurs disent comprimées brusquement pour provoquer ce bruit. Ils ne couraient pas fort loin, s'arrêtaient pour jeter un regard en arrière, puis repartaient en sifflant leur inquiétude. Le manège du Reed- buck est bien connu de l'aborigène : quand il aperçoit un homme et qu'il croit ne pas avoir été vu, il a la coutume, tout comme le léopard, de se coucher dans les hautes herbes, de ramper et de se soustraire ainsi aux regards de l'homme. Ici, le gibier n'est pas trop sauvage. Si l'on se dissimule pour tirer, il ne se sauve pas après les détonations ; il pivote sur place en cherchant dans toutes les directions d'où vient ce bruit inaccoutumé ; on a souvent l'occasion de descendre plusieurs bêtes dans le même troupeau avant que les autres ne se décident à fuir. Voulant garder quelques balles, ne sachant pas si je n'au- rais pas la chance de rencontrer de gros fauves les jours (i) Voir photographie n" g. 36 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUAtORIALE suivants, je me contentai, pour le dernier soir de mon séjour au bord de la Semliki, de me promener avec mon fusil de chasse calibre 12. Mon boy portait ma carabine ; de telles armes sont une précaution toujours utile en Afrique. Je tuai une pintade et une outarde tandis que les perdreaux qui s'envolaient très loin ne furent pas inquiétés. Je rentrai au camp par une nuit noire et à temps pour échapper à l'orage très violent qui éclata dès mon retour. Les sillons que les porteurs avaient creusés autour de la tente pour permettre à la pluie de s'écou- ler, furent bientôt comblés et, durant le dîner, l'eau envahit ma demeuré. Comme il était trop tard pour déplacer mon habitation, je me perchai sur mon lit et j'y continuai mon repas, tandis que le boy qui servait la table, s'amusait fort de cette petite inondation. Je me couchai entouré d'eau et voyez l'influence de l'ambiance, je m'endormis en rêvant aux coins et recoins les plus pittoresques de Venise. Le lende- main matin, je m'empressai de décamper. ' Le ciel s'était éclairci et, à ma gauche, vers le Sud, le Ruwenzori, dont je n'avais vu que le pied, daigna enfin me montrer des cimes neigeuses qui semblaient toucher l'azur du firmament. Après trois heures de marche, je m'arrêtai au pied des Mitumba, je m'installai non loin de sablières (i) fort curieuses, qui affec- taient la forme de stalagmites autant par la configuration que par la couleur ; peut-être étaient-elles les produits des sources d'eau chaude maintenant taries. Cet amas de calcaire représentait une œuvre bien finement composée. Le ciel qui roulait à nouveau de gros nuages gris ne me décida pas à sortir et je remis ma promenade au lendemain. Dès l'aube, après une heure et demie de marche, je trouvai à proximité d'un grand marais aux trois quarts desséché, un (i) \'oir photographie n" 10. BOGA Photo de l'auteur. lo. — SABLIÈRE AU PJED DES MITUMBA Photo de l'auteur. II. — HUTTE INDIGENE Andrk Pileïte. a travers l'Afrique Équaioriale. PREMIÈRES CHASSES DANS LES PLAINES DE LA SEMLIKI 37 troupeau de buffles d'une centaine de têtes qui, dispersés, paissaient l'herbe d'une prairie verdoyante. Je manœuvrai longuement afin de les approcher ; mais l'herbe était rase et il n'existait pas un arbre sur toute l'étendue pour se dissi- muler ou pour s'abriter en cas de charge. Et puis, je n'avais qu'une carabine 8 "i/"^ avec, pour toutes munitions, deux cartouches, l'une à balle lisse, l'autre à balle expansive. C'était peu pour se frotter à pareils adversaires ! En me dépla- çant, je rencontrai un troupeau d'une vingtaine de Water- buck (Cobus defassa) sur lesquels je n'eus garde de tirer ; mais tout de suite après, j'aperçus huit éléphants, dont des jeunes, qui se promenaient nonchalamment à environ deux kilomètres de distance. Je me dirigeai vers eux, mais ils se mirent en file indienne et gagnèrent un petit bois avant que j'eusse le temps de les rejoindre en prairie. Je suivis un mo- ment leurs traces à travers une végétation inextricable, mais armé comme je l'étais, je renonçai bientôt aux éléphants et aux buffles. Je tuai un Reedbuck avec mon expansive et blessai au cou, de ma dernière balle lisse, un vieux Water- buck mâle qui suivait avec lenteur un troupeau de femelles. Celles-ci s'enfuirent à mon approche. J'allai passer quelques jours à Boga, me promettant bien de revenir peu après dans ces parages. Boga est situé sur les flancs des Mitumba, à environ 1300 mètres d'altitude. La température y est fraîche et le séjour agréable. Les yeux y découvrent la plaine et la vue en est superbe. A gauche, au loin, le lac Albert se profile nettement par un temps clair ; à droite, l'énorme massif du Ruwenzori dresse ses pics blancs que surplombent des couronnes de nuages. Dans la vallée, la Semhki étale son ruban qui serpente alternativement à travers les bois et les prairies. Chaque nuit, mon sommeil fut troublé par les hyènes qui 38 A TRAVERS L'aFRIQUE ÉQUATORIALE rôdaient autour de ma maison ; elles commencèrent par enle- ver de ma véranda, une peau d'antilope qui séchait. Le lende- main, elles en emportèrent le crâne ; aussi leur promis-je, en aparté, une surprise pour le cas où elles tenteraient une troisième expédition. Je disposai vers minuit, à une dizaine de mètres de ma fenêtre, un tibia de veau dont, au préalable, j'avais enlevé presque totalement la chair. L'ayant fixé à l'une des extrémités d'une corde de deux mètres de longueur, je liai, à l'autre bout, une pierre de lo à 15 kilos, puis j'enduisis l'os d'un mélange de graisse et de strychnine. A peine une heure s'écoula-t-elle, que les glapissements du nocturne rôdeur me par\anrent, mais j'entendis aussitôt le bruit de la pierre que l'hyène tirait après elle, en emportant l'appât qui devait lui être funeste. Sachant qu'elle n'irait pas loin, car l'œuvre de mort devait être brutale, je me levai, désireux d'assister à son agonie ; il me fut facile de retrouver la bête en suivant la trace que la pierre avait laissée. J'avais à peine parcouru 150 mètres que je faillis heurter le carnassier étendu dans l'herbe. En m'apercevant, il tenta vainement de se relever. Son agonie s'acheva très lentement, accompagnée, de temps à autre, de contractions musculaires effraj^antes. Les yeux semblaient devoir jaillir des orbites, le thorax s'écrasait sous les pectoraux resserrés ; les pattes s'allongeaient et se raidissaient. Un nègre armé d'une massue frappa rageusement l'animal à la base du crâne sans parvenir à mettre fin à ses convulsions. Il fallut une heure trois quarts pour que tout signe de vie cessât. Impatients, les boys s'apprêtaient à la transporter, mais, à plusieurs reprises, les contractions repri- rent et agitèrent le corps de soubresauts violents. J'ai vu rarement une bête offrant une telle vitalité ; c'était d'autant plus surprenant que le carnassier n'était même pas adulte ; il ne pesait que 37 kilogrammes. PREMIÈRES CHASSES DANS LES PLAINES DE LA SEMLIKI 39 En Afrique on connaît trois espèces distinctes d'hyènes : celle que je venais de mettre à mort (Hyœna crocuta) à pelage tacheté appartenait au genre le plus répandu. Cette hyène se rencontre du Cap au Caire. Un gros mâle atteint jusque 75 centimètres de hauteur à l'épaule ; le plus lourd que j'aie abattu pesait 60 kilogrammes, mais, quoique adulte, il n'était pas de taille extraordinaire. De loin et par une certaine similitude, l'hyène peut être confondue avec le léopard, mais, lorsque l'observateur la voit se mouvoir, même à distance, il n'y a plus, pi^ur lui, d'erreur possible, tant l'hyène a la démarche gauche, l'échiné inclinée et l'arrière-train surbaissé. Celui qui a la moindre habitude de la brousse la distinguera rapidement. Les taches assez espacées sont d'un brun chocolat et tranchent assez fortement sur le fond du pelage qui est jaunâtre, parfois grisâtre. Ces teintes varient suivant les régions. Les hyènes vivent dans les contrées plutôt basses ; toute- fois, il leur arrive d'y déroger puisque j'ai souvent entendu leurs nocturnes clameurs jusqu'à 1400 mètres d'altitude. Elles semblent préférer les plaines où elles se tiennent dans les buissons épineux, et les r.^vins où elles gîtent dans les hautes herbes,, à proximité des rivières. On en rencontre occupant la caverne, mais rarement le terrier. Seules les femelles en font un, pour y déposer leurs petits, souvent au nombre de quatre. Elles quittent leurs repaires au crépus- cule pour y retourner un peu avant l'aube. Elles se plaisent en compagnie et circulent pour de sinistres maraudes, à cinq ou six et même parfois en beaucoup plus grand nombre. Elles suivent souvent la même route sans avoir cependant, comme certains animaux, des chemins habituels. Si l'homme n'a rien à redouter d'elles, le bétail souffre parfois de leurs incursions ; elles s'attaquent aussi au gibier blessé, mais le plus gros de 40 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIAI.E leur nourriture provient de leurs rapts. Suivant toujours à distance respectable et prudente le lion ou le léopard, elles sont souvent châtiées de leur hardiesse et de leur gourman- dise par un de ces carnassiers qui, mécontent d'être dérangé au cours d'un repas, ou irrité du vol du cadavre d'une de ses victimes, tue ou blesse d'un coup de patte ces odieux trouble- fête. Durant les jours de famine, elles lèvent leurs yeux vers le ciel dans l'espoir qu'un vol de vautours leur fasse découvrir la charogne que ces rapaces dévorent dans un lieu inconnu d'elles. La gloutonnerie de l'hyène est telle qu'elle engloutit charogne ou chair fraîche sans en laisser un fragment. Le matin, elles s'attardent souvent en continuant avec rage un repas entamé pendant la nuit. Des os de grosseur énorme sont broyés et lorsque certains morceaux résistent aux étaux de leurs mâchoires, elles s'efforcent de les avaler avec des contorsions horribles. A voir ces goulues à l'œuvre on ne se douterait pas qu'avant de saisir quelque lambeau de l'animal convoité, elles hésitent longtemps, s'approchent, flairent, puis reculent lâchement et reviennent ; ce manège dure par- fois une demi-heure et même davantage. Quand, enfin, elles se sont emparées de leur proie, elles s'enfuient et mangent à l'écart; puis elles reparaissent et, comprenant que toute crainte peut être bannie de leur cœur de goinfre, elles s'adon- nent librement à l'effrayante curée. Quand la faim les tour- mente, elles rompent avec de tels préliminaires et elles pous- sent la hardiesse fort loin : suivant les dires des indigènes, elles iraient jusqu'à emporter des enfants et attaquer des hommes, mais ce ne sont là que des cas exceptionnels. Leur cri fort désagréable est très caractéristique et s'en- tend à proximité des tentes et des habitations durant des nuits entières. Elles glapissent à la vue des cadavres et hurlent quand une proie leur échappe ou quand elles se battent PREMIÈRES CHASSES DANS LES PLAINES DE LA SEMLIKI 4I entre elles. Blessées on prises au piège, elles grognent. L'hyène est rencontrée rarement le jour. On la trouve souvent le matin, devant une dépouille, terminant hâtive- ment son sanglant festin. La plupart sont tuées sans qu'on les chasse ; souvent, elles ont l'honneur d'un coup de fusil, la nuit, alors qu'elles rôdent trop près des campements, en quête de quelque nourriture oubliée par les nègres. Après un séjour assez prolongé à Boga, je repris le chemin par lequel j'étais arrivé et j'allai camper à l'endroit même où se tenaient, à mon récent passage, des éléphants et des buffles. A une lieue de distance se profilait le massif d'une petite forêt. Je n'avais pu me procurer qu'une trentaine de cartouches 8 m /m; à nouveau, je dus affronter le gros gibier avec des balles de petit calibre.- Le lendemain matin, je quittai ma tente emportant de la nourriture pour la journée et, après une heure et demie de marche, je retrouvai mon marais à peu près desséché. Je le côtoyai en suivant la lisière de la forêt. Je n'eus garde de tirer sur un troupeau de paisibles Waterbuck qui, à une centaine de mètres, me regardaient passer ; je préférai ne pas gâter ma chasse par des coups de fusil de médiocre importance. J'es- sayai de photographier une femelle qui ignorait ma présence ; je m'approchai en me dissimulant jusqu'à une cinquantaine de mètres d'elle, mais pendant que je réglais mon téléobjectif, un nègre surgit et la bête, flanquée de son faon, détala à travers les buissons. Je continuai mon chemin, distrait par les singes et les perroquets qui, à mon approche, menaient grand bruit dans les branches. Je m'arrêtai pour mon petit déjeûner et, tout de suite après, je me mis en devoir de grim- per dans un grand arbre d'où, avec mes lunettes, j'explorai les alentours. J'eus vite découvert au loin, immobiles dans les 42 A TRAVERS L'aFRIQUE EQUATORIALE hautes herbes, un petit troupeau d'éléphants. Descendant rapidement de mon observatoire, je me mis à marcher vers eux. Souvent, pour m'assurer de la rectitude de ma direction, je remontais dans un arbre ou au sommet d'une termitière, cherchant des yeux les animaux. Après une vingtaine de minutes, je fus assez près pour distinguer qu'aucun gros mâle ne se trouvait parmi eux. Dès lors, je devais m'enquérir ailleurs. En me retournant de tous côtés, j'aperçus d'autres groupes d'éléphants pour la plupart arrêtés à proximité de petits buissons ou d'arbres qui encombraient de-ci de-là le marécage. J'allais d'un groupe à l'autre, cherchant un gros porteur d'ivoire, mais je ne vis que des femelles et des éléphan- teaux par petits groupes de quatre et jusqu'à vingt individus ; j'en observai une soixantaine et, finalement, ne trouvant pas ce que méritait un beau coup de carabine, j'ouvris mon appareil photographique et je m'approchai à vingt mètres des pachydermes. Le vent qui soufflait en tempête et qui agitait les herbes empêcha les proboscidiens de nous sentir et de nous entendre. Ma tête émergeant à peine de la végé- tation, je me décidai à me hisser sur les épaules du nègre qui m'accompagnait et les bêtes m'apparurent bien en vue pour la photographie. L'opération terminée, je restai à regarder mes « sujets » dont des habitudes et des poses s'avérèrent plutôt originales. L'un d'eux était couché sur le ventre dans un petit buisson ; il me montrait son arrière-train qu'une petite queue époussetait sans relâche, tandis que sa trompe aspirait la poussière devant lui et la lançait avec force sur la tête et tout le corps. Ses congénères debout imitaient ses mouvements, tout en agitant systématiquement leurs grandes oreilles ; et tout cela afin de chasser les mouches qui les har- celaient sans cesse. Ces massives créatures étaient si rassurées que je m'enhardis et qu'approchant encore avec mille pré- — X o X t^ PREMIERES CHASSES DANS LES PLAINES DE LA SEMLIKI 43 cautions, j'arrivai à une dizaine de mètres. Je remontai sur les épaules de mon nègre et, cette fois, j'émergeai nettement des hautes herbes, mais les éléphants se préoccupaient peu de moi ; j'en fus du reste très satisfait car, à 10 mètres, armé de ma 8 '"/"^ et perché sur les épaules d'un homme, je crus ne point pouvoir compter me mesurer victorieusement avec pareils adversaires. Au bruit du déclic que fit l'obturateur, ime grosse femelle semblait avoir perçu ce bruit inaccou- tumé ; elle leva la trompe et l'orienta dans ma direction, puis chercha à découvrir quelque ennemi dissimulé dont son odorat seul pouvait lui révéler la présence, mais le vent ne lui permit pas de préciser la nature du danger qui l'avait mise en éveil ; par mesure de prudence, elle se mit lente- ment en marche suivie en file indienne du reste du trou- peau (i). Je m'éloignai de mon côté, me proposant d'aller photographier un autre groupe. En cherchant de nouveaux sujets, un gros troupeau de buffles m'apparut vers la gauche. Allais-je vivre un épisode de chasseur? Aussitôt j'abandonnai les éléphants pour m'approcher des ruminants qui, malheu- reusement, broutaient une herbe tout à fait rase. Je laissai mon chasseur noir près d'un buisson, tandis que, mon appa- reil photographique à la ceinture et ma carabine en main, je me mis à ramper de mon mieux vers un petit bouquet d'arbres qui m'abriterait et me dissimulerait. La chaleur était insupportable ; la sueur m'inondait le visage pendant qu'à quatre pattes, avec une lenteur désespérante, j'avançais vers les bovidés qui, jusqu'alors, ne donnaient aucun signe d'inquiétude. Cependant, un gros mâle qui paissait à la tête du troupeau semblait s'apercevoir des mouvements que j'imprimais aux herbes. Il fixa obstinément l'endroit où je ^i) Voir photographie 11° 12. 44 A TR.WERS L'AFRIQUE EOrATORIALE me tenais immobile en essayant de hii rendre confiance, mais rien n'y fit, il me fixa sans se lasser et moi, perdant patience, je me remis à ramper. Immobile, les yeux braqués sur moi, le mufle tendu, le vieux mâle chercha à distinguer ce qui marchait vers lui ; il me laissa arriver jusqu'au buisson où je dépliai mon appareil et où je me redressai afin de voir tout le troupeau dans le viseur. N'étant plus qu'à quatre-\àngts mètres de moi, le buffle de tête s'aperçut enfin de ma pré- sence ; il fit brusquement demi-tour et, prenant le trot, poussa devant lui le troupeau tout entier. Voyant l'opération photographique échouer, je saisis ma carabine et visant celui qui fermait la marche, je lui envoyai une balle au flanc. Au bniit de la détonation, tous prirent le galop ; ils rencontrèrent une éléphante accompagnée d'un très petit éléphanteau, lequel fuit éperdûment devant cette charge inattendue. Je me mis à suivre les buffles au pas de course. Le blessé qui ralentit sa course, quitta bientôt le troupeau et, prenant à droite, s'engagea dans une végétation plus dense, tandis que les autres qui avaient une trentaine de mètres d'avance sur lui, l'imitèrent et disparurent à ma vue. Désorienté, je dus, pour me rendre compte de leur marche, suivre des yeux les pique-bœufs qui survolaient les fuyards, mais ces oiseaux n'avaient pas pris la même direction ; les buffles étaient plus près de. moi que je ne me l'imaginais. Aussi, ayant pris de biais, je vis brusquement mon blessé qui avançait avec peine et qui, m'apercevant, loin de fuir, se mit de front et me regarda fixement. Une vingtaine de mètres nous séparaient. Ne connaissant guère ses intentions et n'ayant pas d'ailleurs un instant à perdre, je le mis en joue et lui logeai une balle lisse dans l'œil droit. La bête s'effondra et disparut dans la végétation. Je ne savais si je l'avais blessée ou tuée, je restai à l'endroit d'où j'avais tiré, en cherchant en vain près de moi PREMIÈRES CHASSES DANS LES PLAINES DE LA SEMLIKI 45 un arbre où me réfugier. Mon chasseur vint bientôt me rejoindre, je me hissai à nouveau sur ses épaules pour tâcher de découvrir l'endroit où était tombée ma victime et pour m'assurer si elle bougeait encore, mais rien ne me renseigna et nous nous décidâmes à avancer avec une certaine cir- conspection. A notre grande satisfaction, nous la décou- vrîmes sans vie ; frappée au cerveau, ma balle l'avait tuée net. C'était un gros mâle, mais ses cornes, comme toutes celles des buffies de la Semliki (Bos caf/er cottoni), ne consti- tuaient pas un beau trophée pour le chasseur , elles étaient petites et insignifiantes. Pourtant, la bête atteignait la taille du buffle du Cap. Les herbes à éléphant ne sont accessibles au chasseur qu'à condition de suivre les sentiers que les gros mammifères y ont tracés et par où, très souvent, ils repassent, obéissant à certaines habitudes qu'ils ne modifient point, à moins que d'impérieuses raisons ne les y contraignent. Tant que les buffles et les éléphants trouvent à boire et à manger en un endroit déterminé, ils s'y rassemblent régulièrement, chaque jour, aux mêmes heures. Ils s'abreuvent aux mêmes mares et broutent l'herbe ou mangent les fruits et les jeunes pousses des arbres. Telle est leur nourriture ordinaire. Il n'y a guère que les changements de saisons, les feux de brousse et l'effroi du chasseur qui les forcent à modifier leurs chères coutumes et à gagner d'autres régions. Aussitôt après le premier coup de carabine, les éléphants qui s'étaient dispersés se réunirent en un seul troupeau et semblèrent se concerter. Au même instant, mes hommes qui, à travers les hautes herbes, se mettaient en route pour m'ap- porter mon déjeûner, s'en approchèrent sans le vouloir. Du haut d'un arbre où je m'étais perché pour aider mes porteurs à se diriger vers moi, je vis toute la harde filer vers la Semliki. 46 A TRAVERS L'aFRIQUL ÉyL'ATORIALE Les noirs se mirent à pousser des cris sauvages afin de les éloigner ou de leur faire prendre une direction opposée, car ils redoutaient de rencontrer sur leur chemin semblable cyclone. Après avoir mangé, je m'étendis sous un arbuste et cher- chai à m'endormir pour me reposer des fatigues de la matinée. Mais la chaleur était telle qu'il me fut impossible de m'as- soupir un instant. J'avais envoyé deux hommes avertir les boys qu'ils avaient à transporter mes bagages à proximité de la forêt, afin de m'é\ater les deux heures de marche du retour. Je voulais aussi faire découper ma \dctime du matin non loin de mon campement. Les porteurs qui s'étaient dispersés dans les villages ne purent être rassemblés à temps ; je dus donc me résoudre à regagner mon ancien gîte. Chemin faisant, je me laissai entraîner à poursuivre des Waterbuck si bien que, allongeant encore la distance, il était plus de sept heures du soir avant que je pusse prendre un bain réparateur. J'avais marché dix heures par une chaleur accablante et, le plus souvent, dans les herbes à éléphant où il fallait lever conti- nuellement les jambes, ce qui provoquait des crampes dans les mollets et dans les cuisses. Je me ressentis durant deux jours de cette marche trop prolongée. Le lendemain matin, prenant les devants de ma caravane, je trouvai sur le chemin des traces de lion. J'ignorais tota- lement que ce fauve vécût^ dans cette région, ne l'a^-ant jamais entendu rugir nuitamment. Je n'insistai pas et, pour- suivant ma route, je vins camper près de trois huttes déla- brées et abandonnée? par leurs habitants, à la suite des razzias qu'opéraient dans la plaine les Walendu, guerriers vivant dans les montagnes ; ils avaient, ces derniers temps, dispersé la population des contrées basses s'étendant vers le PREMIERES CHASSES DANS LES PLAINES DE LA SEMLIKI 47 lac Albert. La plupart des habitants a\'aient passé en terri- toire anglais pour s'y réfugier, entraînant avec eux tous leurs troupeaux. Je fis débroussailler un peu de terrain, puis j'attendis les porteurs dont la moitié s'égarèrent et n'arri- vèrent qu'à midi. J'étais heureux de penser que mes hommes auraient de la viande pour le repas du soir, car il était totalement impos- sible de se procurer quoi que ce fût aux environs. L'après-midi, nous nous décidâmes à aller découper le buffle qui était à une demi-heure de l'emplacement que nous occupions alors. Il fallut retraverser, sous un soleil de plomb, le marais où régnait une atmosphère surchauffée. A notre arrivée, nous trouvâmes la bête très ballonnée malgré l'épaisse couche de gazon dont je l'avais couverte la veille, autant pour la pro- téger contre les rayons solaires que pour la mettre à l'abri des oiseaux de proie dont la vue est perçante. Le dépècement fut mené avec célérité, chacun attendant impatiemment de goûter de la viande de buffle. Aussitôt après avoir été exposée à l'air, la chair se corrompit ; de rouge, elle devint bleue et une odeur fort désagréable s'en dégagea. Les hommes ne se découragèrent point, ils allumèrent prestement du feu où bientôt quantité de morceaux vinrent cuire au bout de petites baguettes employées en guise de broches. Les plus pressés ne prirent pas même cette précaution ; ils commencèrent le régal par de la viande crue ; certains allèrent même jusqu'à manger les entrailles de la bête sans les laver au préalable, enlevant grossièrement à l'aide des doigts l'odorant contenu des intestins. Ce repas risquant fort de s'éterniser, je dus les brusquer pour les forcer à se remettre au travail. Cependant, à la nuit tombante, tout avait été porté au camp. Aussitôt, certains d'entre eux cherchèrent du bois à brûler, d'autres des branches 48 A TRAVERS L'aFRIQUE ÉQUATORIALE fraîchement coupées. Ils construisirent des boucans afin d'y cuire et d'y sécher la viande. Une explication est ici de saison. Le boucan est une table dont la feuille serait un gril ; celui-ci est chargé de quartiers de buffle de la grosseur du poing ; ces quartiers cuits , à petit feu, constituent les provisions pour les jours qui suivent. Attentifs, les nègres retournent ces morceaux de temps à autre afin que toutes les faces en soient bien boucanées. Cette rôtisserie fonctionna toute la nuit sous la surveil- lance de ces cuisiniers improvisés qui, par groupes de deux ou trois, se relayaient à tour de rôle. De temps en temps, la conversation était interrompue par des exclamations qui s'élevaient d'un groupe dont le boucan par trop chargé venait de s'effondrer dans les flammes. Le festin commencé dans l'après-midi se prolongea fort tard dans la soirée ; j'eus beau regarder autour de moi, dans l'espoir de découvrir un noir achevant de dîner, je n'en trou- vais pas. Pas un seul d'entr'eux n'avait mangé à satiété depuis le retour au camp ; ils engloutissaient toujours ; aussi, ne pouvant m'expliquer logiquement la disproportion exis- tant entre le contenant et le contenu, je n'insistai pas et je fus me coucher. A peine étais-je étendu que le vent, changeant de direction, m'apporta les émanations de cette viande à demi-pourrie qui rôtissait au-dessus des foyers. Après avoir fait changer les boucans de place, je m'endormis au milieu des discussions sans fin roulant sur le même sujet, discussions où le mot « niama » (viande) revenait sans cesse. Ah ! ce mot est bien éloquent à l'oreille d'un nègre affamé. Le lendemain, plus de dix d'entre eux ^'inrent me demander de les soigner ; ils étaient atteints du même mal, ils souf- fraient indistinctement de l'estomac. Je ne pus soulager leurs s- S. = S. c: > w :^ H Z > z N rî> PREMIÈRES CHASSES DANS LES PLAINES DE LA SEMLIKI 49 douleurs, mais je leur conseillai cU^ manger, à l'avenir, avec plus de modération, ce qu'ils me promirent formellement. Le soir, je revis les malades parmi les bien portants ; ils engloutissaient autant que la veille dans le parfait oubli de mes conseils du matin. N'ayant pas d'eau potable à proximité, ]e décidai de me transporter ailleurs au plus tôt. Un indigène, qui disait con- naître un chemin allant vers la Semliki entraîna toute la caravane dans un marécage, dont la traversée dura plus d'une heure. Ce fut exténués que les porteurs arrivèrent pénible- ment jusqu'à destination, enfonçant par moments dans la boue jusqu'aux cuisses et glissant à tout instant ; ils me mouillèrent le contenu de plusieurs caisses qui tombèrent à l'eau. Après trois heures de marche, je me décidai à m'arrêter dans un petit village, non loin de la rivière, où de nombreuses têtes de bétail paissaient à proximité des habitations. Je trouvai l'occasion bonne pour me procurer du lait frais, mais celui que l'on m'apporta fut imbuvable, son goût désagréable m'empêcha de l'absorber. J'en cherchais en vain la raison, lorsqu'un matin, je vis rincer, avec de l'urine de vache, la calebasse dans laquelle on trayait les bêtes. Je vis aussi qu'au préalable, le pis des vaches était nettoyé avec le même liquide. Mieux encore, j'ai vu par la suite, certains indigènes se laver les mains, en profitant du moment où les animaux satisfaisaient ce susdit besoin. Tant de malpropreté aurait dû me dégoûter, cependant j'envoyai mon boy avec un de mes récipients et je lui recommandai de surveiller l'opérateur afin d'éviter le renouvellement de pareille antisepsie. Dès lors, le lait devint buvable, sa saveur ne subissant l'influence d'aucun mélange. Toutefois, j'eus la prudence, chaque fois que j'en désirais, d'agir av^ec la même circonspection. De mon campement, on apercevait de nombreuses anti- 50 A TRAVERS L'aFRIQUE ÉQUATORIALE lopes qui passaient et repassaient non loin des habitations ; mais c'étaient, hélas ! toujours les mêmes, des kobs (i).On se fatigue de tirer le même animal ; il me semble, et cela du moins a toujours été mon but, que le vrai chasseur doit viser à terrasser la plus grande diversité d'espèces et ne pas se complaire à établir un gros tableau peu varié. C'est avec un réel plaisir que j'abats une bête qui m'est inconnue, sur- tout lorsqu'elle n'existe qu'on petit nombre ; tandis que j'exècre d'en tirer un grand nombre, toutes semblables, sauf cependant quand il s'agit de grands fauves tels que l'éléphant, le rhinocéros, le buffle et le lion. J'en exclus volontairement l'hippopotame, surtout lorsque le chasseur le surprend dans les petites rivières où il n'a même pas la ressource de fuir. Les très gros animaux ont, pourle chasseur, un double attrait ; il n'envisage plus uniquement le tir, il y trouve aussi les émotions intenses que procure le danger auquel il s'est auda- cieusement exposé. Aussi le vrai sportsman ne manquera-t-il jamais la moindre occasion d'inscrire une telle piè:e à son carnet. Mais en ce qui concerne des bêtes inoffensives, j'estime que leur massacre prouve une conception erronée de ce que doivent être la chasse et le chasseur d'Afrique. Je tuai à proximité de ma lente cinq de ces kobs dans l'espace de trois quarts d'heure. Ayant trouvé ce qu'il me fallait pour en préparer des spécimens, j'arrêtai cette héca- tombe qui aurait pu se prolonger inutilement ; du reste, je ne possédais plus que deux cartouches. Aussitôt que les dépouilles furent à découvert au camp, quantité d'oiseaux de proie vinrent planer au-dessus de nos têtes. Les vautours, plus méfiants, se posèrent sur les arbres (i) Voir photographie n» 13. SUD DE L'ALBERT-XYANZA Photo de l'auteur. Photo de l'auteur. 14. LES XAIÏOURS NE TARDÈRENT PAS A \EXIR SE RASSASIER... (Neophron monachus.) 15. — BOGA. 'YTHON CAPTURÉ PAR LES INDIGÈNES (Python sebae.) André Pilette. A travers l'Afrique ÉqitaW PREMIÈRES CHASSES DANS LES PLAINES DE LA SEMLIKI 51 des alentours en suivant des yeux le va-et-vient des hommes. Les milans, plus hardis, cherchèrent par des plongeons suc- cessifs, à arracher au vol quelques lambeaux de chair, mais je les remis rapidement à la raison à l'aide de mon fusil de chasse. Désireux de posséder quelques spécimens de vautours, je déposai le thorax d'une des antilopes à proximité d'un buisson dans lequel je me blottis, à une vingtaine de mètres de l'appât. Les oiseaux ne tardèrent pas à venir se rassasier ; je les photographiai d'abord (i) ; puis, m'armant d'un appa- reil moins pacifique, je leur envoyai un coup de 5 qui en laissa trois sur place. La nuit, mon sommeil fut de nouveau troublé à plusieurs reprises par les hyènes que l'odeur de la viande attirait ; elles se permirent la liberté grande de venir jusque contre ma tente. Je pouvais, de mon lit, les entendre respirer. L'une d'elles poussa la témérité jusqu'à prendre un quartier d'anti- lope sur un boucan dont le feu brûlait et qui était entouré d'hommes endormis ; l'un d'eux se réveilla au moment où la voleuse opérait et voulut lui barrer le chemin. Mal lui en prit, car il reçut un coup de patte, peut-être involontaire, mais qui ne lui en décolla pas moins un tiers de l'oreille gauche. La nuit suivante, avec un seul os à la strychnine, j'en empoisonnai deux; la troisième, qui emporta les restes de l'appât fut introuvable. N'ayant plus de cartouche pour ma carabine, je me décidai à chasser des oiseaux aquatiques (2). Je me mis à descendre la Semliki en pirogue. Comme on trouve souvent ce qu'on ne cherche point, je ne vis que des crocodiles contre lesquels je (i) Voir photographie 11° 14. (2) Voir photographie no 16. 32 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE ne pus rien, si ce n'est les photographier. Je rencontrai d'abord un de ces gros amphibies dont la tête et le corps s'appuyaient sur un banc de sable (i). Me dissimulant dans les roseaux qui bordent la rive, je m'approchai à vingt mètres. Au bruit du déclic que fit l'obturateur, le crocodile s'empressa de retourner à l'eau, mais reprenant bientôt confiance, il revint doucement se coucher sur le bord. Ne pouvant le tuer, je dus me résoudre à remonter dans mon embarcation et -à continuer à descendre le courant, lorsqu'ar- rivant dans un coude brusque que fait la rivière, je me trouvai tout à coup devant un petit banc de sable où une douzaine d'énormes crocos se chauffaient au soleil. L'un d'eux aper- çut la pirogue et donna l'alarme et, aussitôt, toute la troupe, avec un ensemble parfait, gagna rapidement l'eau, ne mon- trant plus que de temps à autre leur longue tête dont les yeux cherchaient à distinguer si l'ennemi avait ou non disparu. Le lendemain, au même endroit, j'eus l'occasion de les observer cette fois tout à mon aise. Plus le soleil augmenta d'intensité, plus nombreux ils vinrent se reposer sur l'îlot. Un à un, d'une marche lente, ils se traînèrent sur le bord ; les derniers arrivants se couchèrent sur les premiers, se super- posant parfois en croix. Le sommeil gagnant certains d'entre eux, les gueules s'entr'ouvrirent ; ils semblaient pris d'un bâillement sans fin, et montraient leurs hideuses mâchoires dont les contours dentelés étaient garnis de crocs innombrables et énormes. Tous semblaient très calmes ; on aurait cru que les derniers venus dormaient déjà, mais leur sommeil n'était qu'apparent et je le vis bien. Un des retardataires qui était (i) Voir photographie n" 17. SUD DE L'ALBERT-NYANZA Photo de l'auteur. i6. — HÉRON GOLIATH (Ardea goliath.) photo de l'auteur. 17. _ CROCODILE SOMMEILLANT SUR UN BANC DE SABLE DE LA SEMLIKI (Crocodiliis iiiloticus.) André Pilette. A travers l'Afrique Équatoriale. PREMIERES CHASSES DANS LES PLAINES DE LA SEMLIKI 53 resté à l'eau en sortit avec, dans la gueule, un éncjrme poisson dont seule la queue dépassait. Le prisonnier se tordait et cherchait à échapper par ses contorsions aux dents du monstre. En apercevant la belle capture de leur frère, ceux qui sem- blaient le plus endormis se ruèrent vers lui, mais le croco qui essayait en vain d'avaler sa proie, étant ennemi du par- tage, n'eut que le temps de fuir ses gloutons poursuivants : il plongea dans la rivière où il put sans doute achever son repas avec plus de tranquillité. L'après-midi, je passai sur l'autre rive, qui n'était séparée de l'îlot que par un filet d'eau que je traversai, mon intention étant de les observer de plus près. Je m'installai sur le sable, caché par quelques roseaux et papyrus. Avec leur familiarité habituelle, ils revinrent rapidement, mais de quatorze qu'ils étaient au matin, je ne pus en voir que six. J'étais à une ving- taine de mètres d'eux, mais mal placé pour en faire des photos ; je décidai donc de changer de place. Je m'armai d'un gros bâton et m'avançai vivement vers eux ; ils retour- nèrent à l'eau, mais tout à leur aise et sans émotion. Je m'assis sur ma chaise de chasse, derrière un petit arbuste qui me dis- simulait à peine le corps et je demeurai immobile. Quelques minutes s'écoulèrent, puis le plus hardi remonta à terre, se souciant peu de moi. Une dizaine de mètres nous séparaient, mais désireux d'en photographier un groupe, j'attendis que d'autres vinssent se joindre à lui. Mon attente, cependant, fut vaine. Peu de temps après, le crocodile regagna la rivière ; les autres restèrent à proximité, ne laissant émerger que leur crâne et les dentelures de leur échine et de leur queue. A bout de patience, je sortis de ma cachette et me couchant à plat ventre à l'endroit où les crocos se tenaient quelques heures auparavant, j'attendis avec mon fusil de chasse chargé de plombs 4, que l'un d'eux vînt assez près pour lui loger un 54 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE coup qui, à courte distance, ferait peut-être balle. Arrêté dans l'eau, en face de moi, à une douzaine de mètres, l'un d'eux nageant lentement pour résister au courant, demeura au même endroit plus d'une heure, me fixant des yeux sans discontinuer et cherchant en vain — qui sait ! — ce que pou- vait bien être cette créature qui avait pris sa place. Pas un seul n'osa approcher pour me permettre de tirer. Je ne pus employer ces cartouches qu'au retour, sur quelques oiseaux aquatiques qui se tenaient le long du cours d'eau. J'étais désolé de me voir échapper pareille bête dont certaines devaient mesurer de 4 à 4°^50. Le nom de crocodiles est usité à tort dans un sens trop étendu englobant l'alligator, le caïman et le gavial, trois espèces qui vivent dans des contrées souvent différentes et parmi lesquelles on n'établit pas une bien nette distinction. C'est une dénomination vulgaire et impropre pour tous les crocodiliens encore en vie. Le corps du crocodile, ce repous- sant amphibie, est porté par quatre pattes dont celles de devant ont cinq doigts tandis que celles de derrière n'en comptent que quatre ; les trois derniers vers l'intérieur sont pourvus de griffes. Ces pattes sont légèrement palmées. Si l'animal s'en aide pour nager, sa queue puissante reste son gouvernail et son principal instrument de propulsion, auquel il est rede- vable de se mouvoir dans l'eau avec une aussi grande vitesse. Les mâchoires des crocos sont bordées de dents coniques, quelque peu espacées les unes des autres. Leur manque absolu de molaires les empêche de mâcher les poissons qui constituent la majeure partie de leur nourriture et leur œsophage peu large les force à déchiqueter leurs victimes et à les manger par lambeaux dès qu'elles atteignent une cer- taine taille. Quand ils les saisissent à terre, ils les entraînent sous l'eau afin de les noj^er avant de commencer leur repas. PREMIERES CHASSES DANS LES PLAINES DE LA SEMLIKI 55 Les narines n'ont accès dans la gorge que très profondément, près de" la trachée, ce qui leur permet de respirer avec la gueule pleine d'eau. Leurs oreilles se ferment par des clapets qui font office de soupapes durant les plongées. La peau du crocodile est des plus curieuses : c'est un vaste bouclier corné sur lequel apparaissent des lignes composées de rectangles disposés longitudinalement. Sur le cou, le dos et la queue, ces rectangles prennent une certaine épaisseur et apparaissent sous la forme de légères crêtes parallèles qui, sur la queue, deviennent très proéminentes. La peau est assez dure à entamer au couteau ; c'est sur les côtés du ventre qu'elle est la plus souple. Les balles de nos armes actuelles y pénètrent très aisément et si certaines parviennent à glisser, c'est parce qu'elles l'ont touchée à un angle très faible, car une 450 Express de puissance maximum traverse facilement une plaque d'acier d'un centimètre et demi d'épaisseur, ce qui n'est pas à comparer, comme résistance, à la peau de n'importe quel animal encore actuellement en vie. Celle du crocodile est grisâtre, parfois quelque peu jaune ; je n'en ai jamais vu de verte comme on a une tendance à nous la repré- senter. La longévité de ces amphibies doit être grande, car les Arabes racontent que, durant l'existence d'un homme, on voit sur le même banc de sable revenir chaque jour le même animal qui, lentement et toujours, grandit avec le nombre des années. Ne pouvant continuer sans cartouche à balle, je regagnai Boga où mes bagages arrivèrent enfin. Après avoir mis le tout en ordre, je pris la direction du Sud vers Lessé. CHAPITRE III En pénétrant dans la Forêt Équatoriale Premières impressions sur la forêt. — Paresse des nègres. — Code pénal défectueux. — Pêcheurs de la Semliki. — • La rivière en forêt. — Chasse malheureuse à l'hippo. — Les Bambuba. — Charge d'éléphant. — - Rencontre de Mambuti. — Rats et souris. — Ce que les nègres mangent. Au début, le sentier qui côtoie les montagnes procure au voyageur une fort jolie vue sur la large vallée de la Semliki. Mais après six ou sept heures de marche, une descente conduit dans la plaine et il s'engage aussitôt dans la forêt, dont les frondaisons limitent fatalement l'étendue. De temps en temps, dans une éclaircie de feuillage, le Ruwenzori me montra ses cimes neigeuses. Plus je m'en approchai, plus je fus tenté d'en faire l'ascension ; aussi je me décidai bien vite et je résolus une escalade dont la durée dépendrait des circonstances plus ou moins favorables à semblable entreprise. Aux yeux du voyageur qui pénètre pour la première fois dans la grande forêt équatoriale, le spectacle est si grand et si enchanteur qu'il éprouve un charme jusqu'alors inconnu, 58 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE on rontemplant la nature sous de si nouveaux aspects. Des horizons lointains, de la lumière éblouissante, il ne subsiste rien. La végétation est si dense, les géants dont les faîtes s'élancent vers le ciel ont des branches si immenses (][u'ils voilent le ciel et empêchent la \ive lumière d'atteindre le sol. La forêt équatoriale est sombre et dans ses méandres règne la fraîcheur de nos forêts du Nord. Des multitudes de papillons de toutes grandeurs et aux coloris les plus variés se tiennent dans les endroits humides. Le silence n'y est troublé que par le chant des oiseaux, la fuite des singes dans les branches, le murmure d'un ruisseau ou, à l'approche des villages, par les sonneries de cors, le roulement des tam-tam ou les chants des indigènes. Il est des heures où la forêt est si calme, où le silence est si impres- sionnant, que l'homrne foulant ce sol vierge se demande s'il ne profane pas des lieux dont la flore follement féconde est réellement reine. Des inextricables lacis de lianes, des bran- chages géants y font une ombre si dense que l'œil le plus exercé distingue à peine dans les hauteurs un oiseau ou un singe dont les spécimens y vivent nombreux. Car ce silence, cette absence de vie ne sont qu'apparents. La forêt équatoriale renferme une faune prodigieuse. Elle abrite de colossaux pachydermes et aussi d'infimes mouche- rons ; elle garde dans son sein une multitude d'animaux et d'insectes inconnus de nous, et la cèle si jalousement que nous sommes impuissants à la découvrir. Il faudra des années de patientes recherches pour que nous puissions connaître enfin ce monde si varié qui se tapit le jour dans les fourrés épineux, dont il s'évade, la nuit venue, afin de se soustraire aux poursuites meurtrières de ses ennemis. Quelques petits villages s'échelonnent, de distance en distance, le long du chemin ; ce ne sont guère que six ou huit EN PENETRANT DANS LA FORET EQUATORIALE 59 huttes peu éloignées les unes des autres et bordant le sentier. Tout autour de ces hameaux, les arbres ont été abattus pour faire la lumière et les terres ont été débroussaillées afin de permettre quelque culture de bananes, de patates douces ou de maïs. C'est aux femmes qu'incombent la presque totalité des 'travaux, tant de culture que de ménage ; aussi les aperçoit-on dans les plantations, la houe à la main, retournant la terre avec énergie. Elles sont souvent accompagnées de leurs enfants ; elles portent les plus jeunes ficelés sur le dos, tandis que de plus ingambes jouent à faible distance ou aident déjà leur noire maman. Quant aux hommes, ils font montre d'une paresse incon- cevable ; ils s'asseyent à la porte de leurs habitations ou se réunissent par petits groupes sous une toiture de paille qui les abrite du soleil. Ils y fument interminablement des pipes, les uns étendus avec nonchalance, les autres affalés sur de petits sièges de bois et parlent de choses peu intéressantes. Ils demeurent ainsi dans ce jar niente éternel, car ils se déran- gent à peine pour manger, imposent un travail sans répit aux femmes, et vieillissent en estimant sans doute que si la vie est bonne la fainéantise est meilleure. Celui qui n'a jamais observé les nègres dans l'intimité, s'apitoie à la légère sur leur sort, plus ou moins malheureux. Cet humaniste montre vraiment trop de tendresse à l'égard d'une race qui, en général, mérite le régime sévère de l'école du bon sens. Le peuple nègre a toujours vécu dans un état d'indolence inconcevable. Aussi s'explique-t-on qu'il est, contrairement à beaucoup d'autres peuples (Chinois, Egyptien ou Hindou), sans passé glorieux. Aucun vestige d'une civilisation anté- rieure ne se trouve chez lui. D'ailleurs, jamais une activité 60 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE même éphémère ne l'anime ; aussi son existence est-elle com- parable à celle des animaux. Rien ne galvanise son apathie. Offrez lui du travail afin de convertir une vie bestiale en une autre toute de bien-être, il se rebiffe et refuse des bienfaits auxquels a droit tout être humain qui participe dans quelque mesure, par le labeur ou le génie, à l'œuvre de civilisation. Par la douceur et par la bonté, il est vain de lui faire entendre raison. Les explorateurs qui s'y prirent de cette manière rencontrèrent une telle indifférence chez le nègre que la plupart durent substituer aux bonnes paroles un régime de persuasion sévère mais humain. Nous avons tort d'assimiler le nègre arriéré et sauvage aux habitants d'Europe, et nos lois coloniales actuelles, qui sont l'œuvre de gens incompétents, s'inspirent par trop de ce rapprochement. Autre chose est d'envisager la grande famille humaine au point de vue anthropologique. La plus grande partie des ordonnances en vigueur dans notre colonie renferme des clauses bizarres qui, si elles sem- blent logiques en Europe, apparaissent, en Afrique, pour ceux qui sont en rapports constants avec les nègres, absurdes et inapplicables, soit au pays, soit à ses habitants. Ces lois et règlements ont été, pour la plupart, inspirés par la justice et la sensibilité à des fonctionnaires peu instruits de la mentalité de ceux auxquels leur code devait s'appliquer. Cette grave erreur a arrêté, principalement en ces dernières années, l'essor de notre possession, car cette législation boiteuse fut appliquée trop strictement et trop sévèrement par une magis- trature jugeant souvent sans clairvoyance ni mesure. Comme tant d'autres, j'ai cru longtemps que la race noire était victime de la brutahté de certains d'entre les Euro- péens qui, agissant sans patience, avaient eu recours, immé- diatement à des moyens \'iolents pour obhger le nègre à EN PÉNÉTRANT DANS LA FORÊT ÉQUATORIALE 6l adopter une conduite digne d'un être humain. Aussi, parti avec cette conviction, j'essayai, par la douceur ou les objur- gations, de ramener à de bons sentiments ceux qui les mécon- naissaient sans vergogne ; mais à ma bonté seul le manque de respect et de discipline répondit. Dès lors, toutes les bonnes intentions que je montrai à leur égard s'évanouirent ; de doux, je devins énergique et ce n'est qu'à partir de cette volte-face morale que je vis régner autour de moi de la poli- tesse, de l'empressement et de l'activité. Le fait de me savoir sévère quand les circonstances l'exigeaient, amena la crainte et le respect. Il faut le courage de le dire : auprès de la géné- ralité des nègres, les punitions corporelles sont seules effi- caces. En Europe, quand un serviteur a cessé déplaire, on le congédie ; cet homme ayant des besoins, est tenu de travailler pour vivre. Mais le noir habitant d'une petite hutte, dans une région où la culture demande peu de labeur, n'a point de désirs, se contente de ce qu'il a et n'a nul souci des bienfaits et des avantages d'une civilisation qu'il ignore. Il préfère donc mener une vie bestiale qui n'exige de lui aucun effort, dans la complète insouciance de l'avenir. Pour ces populations réfract aires sur lesquelles tout moyen sauf celui de la contrainte échoue, il n'est, pour le moment, que la force pour les amener à travailler, ce qui revient, pour elles, à faire le premier pas vers une ère qui doit leur assurer le confort qu'aujourd'hui elles ignorent encore totalement. Dans la plupart des peuplades, la femme est l'esclave, la bête de somme à qui incombent les gros ouvrages et les corvées. Bien souvent, si l'homme tient à elle, c'est parce qu'elle est une précieuse servante avec laquelle il ne daigne même pas partager le travail journalier. Rarement, le nègre manifeste quelque sentiment ; pour lui, la question d'intérêt seule existe et prédomine. 62 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE Pourtant, dans nombre de tribus, les hommes se livrent, suivant les régions, à la chasse ou à la pêche ; c'est une des rares occupations plus ou moins fatigantes qu'ils épargnent au sexe faible. Les bords de la Semliki que je rejoignis à Malisawa sont encombrés en amont et en aval de petites cases de fortune où se tiennent les noirs qui, suivant le niveau des eaux, viennent pêcher par un moyen qui leur est très personnel. Deux rangées de piquets, chacune d'une longueur de 30 à 40 mètres font entre elles un angle assez faible et sont dis- posées de telle façon que le courant vienne s'y engager. Ces deux rangées vont en se rapprochant et ne sont plus séparées, à leurs extrémités intérieures, que par une faible ouverture formant en quelque sorte le sommet de l'angle. C'est là qu'un indigène se rend en pirogue et attache son embarcation au dernier pilier. Il attend patiemment, le filet à la main, que les poissons entraînés par la violence du courant viennent s'y engouffrer et, relevant son engin à espace régulier, il se rend compte des résultats de sa pêche. Aussitôt que les prises sont suffisantes, il regagne la côte où les poissons sont mis svir le gril et mangés sur le champ. Les indigènes de la région sont des Bambuba ; ils passent des journées entières au bord de l'eau péchant et mangeant alternativement. La Semliki en forêt est totalement différente de ce qu'elle est en plaine. Bordée de palmiers et d'acacias (i), elle est encaissée entre deux rives qui s'élèvent en gradins et où s'étage une végétation grandiose. Un vieillard me signala la présence d'hippopotames non (1) Voir photographie no 36. PIED DU RUWEXZORT (Virsant Nord-Oiiost) i8. — Photo de l'auteur. fe:\lme bambuba Photo de l'auteur. 19 — ENVIRONS DE LESSÉ. HUTTE ET FAMILLE MAMBUTI André Pilette. A travers l'Afrique Éqiiator EN PÉNÉTRANT DANS LA FORÊT ÉQUATORIALE 63 loin de mon campement et me décida à descendre la rivière dans une de ces grosses pirogues taillées d'un seul bloc dans le tronc d'un géant forestier. Des nègres en activèrent la marche à l'aide de longues perches (i), et nous ne tardâmes pas à rencontrer les animaux qui soufflaient et plongeaient à qui mieux mieux. Mais les mouvements incessants des hommes firent vaciller l'embarcation et rater beaucoup de coups de carabine au cerveau. Dans l'après-midi, je tuai enfin un de ces pachydermes qui n'eut que le temps de se retourner les quatre pattes en l'air; malheureusement, il coula et le courant l'entraînant sur le fond sablonneux de la rivière, nous le perdîmes. Les habitants de cette contrée ne sont pas chasseurs ; j'eus beau leur demander des renseignements, ils ne purent ou ne voulurent jamais m'en donner. lis sont encore excessive- ment sauvages ; les femmes (2) portent de gros cercles de fer autour du cou, des bracelets en spirale aux avant bras et aux jambes, une quantité de cercles en fibre très fins aux bras. Les lèvres trouées comme le sont vos oreilles, ô mes sœurs européennes ! sont traversées de rivets ou de petits anneaux de cuivre. Leur crâne est pourvu de longs cheveux au sommet, tandis que les côtés en sont rasés. Leurs incisives supérieures sont presque toujours taillées en pointe et leurs tatouages sont plutôt rares et peu accusés. Des morceaux de fil de cuivre en forme d'épingle à cheveux pendent en guise de boucles d'oreilles. Il leur arrive de se glisser horizonta- lement une petite baguette à travers la partie inférieure de la cloison du nez. Une petite loque au bas-ventre, maintenue (1) Voir photographie n" 20. (2) Voir photographie 11° 18. 64 A TRAVERS l'aFRIQUE ÉQUATORIALE par une ceinture de perles, de cuir ou simplement de corde, est leur unique vêtement. Ces parures étranges, ces transformations infligées à quelque partie de leur être, ces toilettes rudimentaires, leur donnent un pittoresque vraiment extraordinaire. C'est la race qui me semble la plus barbare de toutes celles rencon- trées au cours de mon voyage. La confection de certains objets dénote, chez eux, un certain goût, les poteries princi- palement. Les hommes fument dans de belles pipes en terre, tandis que les femmes cuisent leur nourriture et vont puiser l'eau à la rivière dans des vases quelquefois artistement modelés. Comme nombre de ces peuplades africaines ne possédant que peu de bétail, ils sont anthropophages et con- tinuent à pratiquer clandestinement leurs rageurs sangui- naires. S'ils n'avouent pas aux blancs les derniers méfaits dont ils se sont rendus coupables, ils reprochent à leurs enne- mis, en d'interminables palabres, des faits qui datent de temps immémoriaux et dont la révélation attestent leurs instincts sauvages. Un jour, j'entendis un nègre chercher noise à l'un de ses congénères sous prétexte que le grand-père de ce dernier avait mangé les pieds du sien et, le rendant responsable des actes de son ancêtre, il lui. réclamait cinq chèvres. Très souvent, semblables revendications se font jour et le blanc, débonnaire, a grand'peine à régler à la satis- faction des deux parties, des litiges à dénouer par un Sa- lomon. Je suivis la Semliki jusqu'à Lessé où, prenant vers l'Ouest, je m'enfonçai dans l'inextricable forêt. Les petits sentiers pratiqués par les indigènes rendent la marche pénible et difficile ; aussi les porteurs devaient-ils tantôt ramper pour échapper aux lianes qui les attrapaient au cou ou qui accro- chaient leurs charges au passage ; et tantôt franchir d'énormes EN PÉNÉTRANT DANS LA FORÊT ÉQUATORIALE 65 tronc d'arbres couchés en travers de la piste. Le terrain dé- trempé les faisait glisser ; le passage des rivières les enfonçait dans l'eau jusqu'à la poitrine ; ils grelottaient jusqu'à la fin de l'étape, principalement les jours de pluie. Les habitants me reçurent assez cordialement. Dans cer- tains villages, ils y mirent un certain cérémonial. Un jour, ils se portèrent tous à l'entrée du village et se tinrent rangés sur une ligne, dans une position toute militaire. Il y eut cependant de graves manquements à la consigne car, en m'ap- prochant, j'en distinguai qui se grattaient vigoureusement l'arrière-train ; d'autres, à l'aide de l'index, s'exploraient profondément le nez, et lorsque je passai devant ce peloton, tous me saluèrent à leur façon, c'est-à-dire en se frappant la cuisse à l'aide de la main droite qu'ils portèrent ensuite machinalement au front. Je m'arrêtai dans ce petit village du nom d'Adonga et je me tins sous un bananier pour m'abri- ter du soleil. A peine étais-je arrivé, que des indigènes vinrent m'avertir de la présence d'éléphants à proximité du \'illage. Je partis aussitôt. Ils me firent suivre, durant une grosse heure, de vieilles pistes qui ne menaient à rien, puis l'un d'eux me déclara (^u'il ne découvrait aucune trace fraîche. Je repris donc le chemin du retour. Un de mes guides, plus persévérant que les autres, continua ses recherches et ne tarda pas à nous rejoindre tout essoufflé ; il avait revu les animaux et m'assura qu'il me mènerait vers eux. J'en pris mon parti et me remis à le suivre, n'ayant dans ses dires qu'une confiance très limitée. En avançant, nous perçûmes bientôt un bruit de branches cassées et arrachées par des trompes de probosci- diens. Pour une oreille un peu exercée, le bruit que fait l'éléphant pâturant en forêt ne peut être confondu avec un bruit ana- logue comme, par exemple, la fuite des singes dans les bran- 5 66 A TRAVERS l'aFRIQUE ÉQUATORIALE ches. Des craquements qui nous parvinrent de différents côtés nous apprirent que les bêtes s'étaient égaillées et que nous devions veiller à ne pas nous fourvo^^er parmi elles. Mais la forêt est tellement épaisse et impraticable que nous •fûmes amenés à suivre d'anciens sentiers qui nous condui- sirent au milieu du troupeau. C'est en vain que je cherchai à tenir compte du vent, ce qui est presque impossible dans les bois. Je me faufilai avec mille précautions, m'at tendant d'un instant à l'autre à me trouver en fort désagréable tête-à-tête avec un des pachydermes. Une brousse haute et dense dissimulait les animaux que j'entendais à quelque dix mètres de moi. L'un des quatre nègres qui me suivaient finit par me montrer une tête d'éléphant qui émergeait de la verdure et qui, de temps à autre, arrachait à l'aide de sa trompe de grosses branches éployées au-dessus de son crâne énorme. Je m'approchai, ma 465 en main, et j'observai mon sujet. C'était malheureusement une femelle accompagnée de deux éléphanteaux. N'a3^ant rien à espérer de ce côté, je me portai dans une autre direction. A une cinquantaine de mètres de là, je trouvai à découvert un petit troupeau d'une quinzaine de bêtes. Je profitai d'un obstacle formé par un tronc d'arbre couché et je m'installai contre celui-ci à dix mètres d'elles. Les unes serrées contre les autres, les plus petites m'empêchèrent de m'assurer si les grosses étaient femelles ou mâles ; de temps en temps une tête bougeait et, chaque fois, ce furent des pointes longues et minces qui m'apparurent et me convainquirent que j'avais affaire de rechef à une éléphante. J'observais le groupe depuis près d'un quart d'heure lorsque, brusquement, toute la harde, comme un seul éléphant, prit sa course à travers bois et, dans un fracas indescriptible d'une futaie se couchant sur son passage, toute la bande s'enfuit en trombe, pliant, bri- EN PÉNÉTRANT DANS LA FORÊT ÉQUATORIALE 67 sant, dévastant et traversant cette jungle qui semblait impénétrable. Un coup de vent défavorable m'avait dénoncé. Ce bruit alla en s'évanouissant ; de ce troupeau de géants, pas un sujet ne demeura dans l'énorme sillon où il se mouvait tout à l'heure.. Mais cette fuite en tempête mit les autres bêtes en éveil et, lorsque je retournai vers l'endroit où se trouvaient les premières, je m'aperçus qu'elles aussi avaient déguerpi. Je m'empressai de suivre leurs traces, espérant trouver parmi elles un mâle aux défenses bien développées. Bientôt, je les entendis à nouveau, à intervalle irrégulier, cassant des branches à leur passage. Elles continuaient à s'éloigner lentement, et prouvaient par là qu'elles n'avaient pas repris entièrement confiance. Soudain, tout bruit cessa ; aussi m'imaginai-je qu'elles avaient pris de l'avance et je pressai mes hommes afin de rejoindre les fuyards. Pour ne pas me fatiguer, je donnai mes armes à porter et, les bras ballants, je m'avançai d'un pas rapide à la suite de l'indigène qui ouvrait la marche ; les autres me suivaient en file indienne, carabine sur l'épaule. Quelques minutes s'étaient à peine écoulées que, brusquement et d'une façon inattendue, j'en- tendis fondre sur nous, tel un cyclone, un éléphant qui un instant auparavant se tenait immobile à environ 25 mètres de distance et qui, de toute la vitesse de ses longues jambes fut sur nous en un clin d'œil, en poussant des barrits aigus et effrayants. A la première seconde, j'hésitai, mais en pré- sence de ce bolide vivant prêt de m'atteindre, je compris que je n'avais plus le temps de saisir une de mes armes et de tirer avec quelque chance de succès. Aussi, sous l'impres- sion de l'émotion et de la frayeur qui me dominait, je ne cher- chai mon salut que dans la fuite. Il était du reste grand temps que je me décidasse car, comme j'allais m'esquiver, une tête énorme de femelle émergea des branches en provoquant un 68 A TRAVERS l'aFRIQUE ÉQUATORIALE fracas destructeur analogue à celui dont j'avais été témoin quelques instants auparavant. S'arrêtant à quatre mètres de l'endroit où je me tenais, elle se mit à lever la trompe et, d'un air menaçant, chercha de quel côté s'enfuyaient ses ennemis. Malheureusement, mon chasseur noir Mustapha s'accrocha dans une liane et vint tomber devant la bête qui ne cherchait qu'une occasion d'assouvir sa fureur. Je m'aperçus de la posi- tion critique de Mustapha au moment où, d'un bond, je passais par-dessus un tronc d'arbre couché en travers de ma route. Déjà, dans mon imagination, je voyais le nègre affreu- sement mutilé, succombant à une mort horrible, broyé et déchirésous les efforts furieux du monstre. Mais, adroit comme un singe, ne perdant point son sang-froid, Mustapha se releva et, malgré son émoi, n'oublia pas ma carabine ; alors il reprit sa course, me suivant de près. L'éléphant fut désorienté par la fuite de cinq hommes disparaissant dans des directions différentes ; il garda quelques instants une complète immobi- lité et nous laissa le temps de trouver un lieu plus sûr d'où nous ne pûmes plus l'apercevoir. Chacun avait gagné un arbre au plus vite, dans la crainte que l'animal ne prolongeât sa charge, mais celui-ci ne flairant plus d'odeur suspecte, la nôtre, qui nous avait trahis, fit demi-tour et retourna auprès de sa progéniture. Entretemps, ayant trouvé un abri, je m'y arrêtai essoufflé ; je ne me connaissais pas une telle aptitude à la course. Il faut avoir passé par cette alternative pour avoir conscience des ressources musculaires dont on dispose quand une telle avalanche vous menace l'échiné ; la peur donne des ailes. Lorsque j'eus repris haleine, je me mis à siffler doucement pour rallier mes hommes dispersés, mais pas bien loin de moi. Un à un, l'air hébété, sans mot dire, ils vinrent me rejoindre. Nous finîmes par nous regarder, puis l'un d'eux se risquant à EN PÉNÉTRANT DANS LA FORÊT ÉQUATORIALE 69 sourire, les autres l'imitèrent et tout le monde éclata enfin d'.un bon rire qui fit vite oublier notre quart d'heure d'émo- tion. Se faire charger par un éléphant est une aventure banale à condition de s'en tirer, comme nous, à bon compte. Décidément, cette femelle qui m'entendit ou me sentit venir et qui me laissa approcher d'assez près pour me mettre en pièces, avait un peu refroidi mon enthousiasme de chasseur. Je n'en repris pas moins la piste de l'autre troupeau, mais sans trop de conviction ; du reste je suivis sa trace sans pouvoir le rejoindre. Le chemin que les éléphants s'étaient frayé me facilitait la marche ; par moment, il me fallut des- cendre dans de profonds ravins pour remonter de l'autre côté par des pentes boueuses et glissantes. Il est extraordi- naire que des bêtes d'une si puissante taille puissent se mouvoir sur un terrain dont les déclivités dépassent parfois 45 degrés. En les escaladant, leurs pattes énormes y laissent des empreintes formant des gradins d'escalier. A la descente, quand la côte est par trop raide, ils se laissent glisser sur leur arrière-train pour éviter d'être entraînés en avant par le poids de leur tête énorme. De toute cette faune nombreuse et variée qui peuple ce pays de forêts, il est rare que le chasseur rencontre d'autres spécimens que des oiseaux, des singes et des éléphants. Les jours suivants, j'allai m'installer à la lisière du bois et de la plaine, et je ne fus pas plus heureux : je n'y tuai que des cercopithèques. J'appris que, dans la forêt, tout à fait en dehors des vil- lages Bambuba, existait une peuplade de pygmées nomades n'ayant que peu ou pas de rapports avec les indigènes ; ils vivaient uniquement de la chasse et portaient le nom de Mambuti. C'est en vain qu'à plusieurs reprises j'avais essayé d'approcher cette race qui semblait tenir de la légende. 70 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE J'avais beau promettre des présents afin qu'on me conduisît auprès d'eux, je n'y pus pan'enir ; les Bambuba ne voulaient pas me renseigner sur ces nains chasseurs qu'ils craignaient, paraît-il, avec raison. D'une sauvagerie inconcevable, le Mambuti, s'il n'entretient aucun rapport avec des nègres de race autre que la sienne, évite par tous les moyens la ren- contre avec les blancs, soit qu'il les craigne, soit qu'il veuille éviter le contact pour des raisons indéterminées. Il fuit l'Européen. Dès qu'il apprend que, dans les parages de sa paillote, un étranger surgit, il s'empresse de changer de camp et d'aller s'installer dans quelque coin retiré où il exerce ses rares aptitudes de chasseur. Ce qui devait irrémédiablement arriver arriva : un beau matin que je cherchais en forêt des traces fraîches, en mar- chant presque au hasard, je pénétrai involontairement, mais à ma très grande satisfaction, au beau milieu d'un camp de pygmées. Sauf deux hommes malades, il n'y avait que des femmes et des enfants qui se tenaient à proximité de leur hutte de fortune (i). Il y eut, au moment où j'apparus, un instant d'émotion intense. Je crus que les maris étaient partis en chasse, mais m'étant informé, j'appris qu'ils étaient allés dépecer un sanglier tué la veille. Mon arrivée à l'improviste ne semblait point leur plaire ; il était visible qu'ils cherchaient un moyen de fuir. Quant à moi, j'étais très dt%ireux de chasser sous leur conduite. Leur réputation pas du tout surfaite, m'engageait fort à rester auprès d'eux. Aussi, pour ne point les perdre de Mie, je décidai d'envoyer des homines à mon camp quérir ce qu'il me fallait pour demeurer plusieurs jours dans ces parages. L'après-midi, à leur grand étonnement, je [i) Voir photographie r\° 19.. EN PENETRANT DANS LA FORET EQUATORIALE 7I fis dresser ma tente au milieu de leurs petites huttes de ver- dure. Sur ces entrefaites, les hommes revinrent auprès de leurs épouses ; je leur fis comprendre par un interprète, ce que je désirais. Pour leur donner une idée de ce qu'était une arme à feu, je pris un petit fusil de 12 '"/'"et, montrant à l'un des nains un écureuil qui sautillait en face de nous sur une branche d'arbre, je l'abattis d'un coup à plomb. Au bruit de la détonation, le pygmée fit un bond de surprise. Je ramassai le rongeur et le lui montrai, mais ne s'intéressant pas du tout à ma victime, il regarda fixement l'emplacement où elle se trouvait au moment où je la tuai. Je me demandais vaine- ment la raison de sa mimique. S'éloignant un instant, il revint, s'obstina à fixer son regard vers la même place. Il était visible qu'il ne s'expliquait pas du tout ce qui s'était passé et, pour lui, c'était par une action mystérieuse que l'écureuil avait été foudroyé. Cette expérience fut une mala- dresse de ma part ; je crus que semblable prouesse engage- rait les nains noirs à chasser en ma compagnie, maiss'éclip- sant sournoisement, un à un, tout ce monde avait déménagé, une heure après, sauf trois d'entre eux qui m'avaient promis de me piloter et qui restèrent près de moi. Je craignais fort qu'ils suivissent l'exemple des autres ; aussi gardai-je comme otage, avec leur consentement, quelques poulets étiquesqui leur appartenaient et qui mouraient de faim dans un panier. Toutefois, cette précaution fut inutile -ils demeurèrent et j'en profilai pour faire le même soir, sous leur direction, une pio- menade en forêt. Quantité de vieilles traces d'éléphants nous firent espérer une bonne chasse pour le lendemain. Suivant le conseil de mes chasseurs, je me levai avant que le jour parût, ils désiraient être en route de très bonne heure afin d'avoir le plus de chances de rencontrer le gibier. Deux Mambuti marchant en tête se mirent à mener une course de 7^ A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE vitesse; suant, soufflant, je rassemblai toutes mes lorcespour suivre ce train endiablé. Ce qui m'était le plus pénible, c'était de me faufiler dans cette forêt presque impraticable et où mes guides, à la faveur de leur petite taille, se cour- baient, marchaient à quatre patteS, sautaient au-dessus des troncs d'arbres avec l'agilité des singes. Ils se glissaient d'un pas rapide, tenant une couple de lances dans unenl^in, et, dans l'autre, un gros tison ardent qui, par la fumée qu'il exhalait, indiquait à tout moment la direction du vent et leur permettait, durant les moments de repos, de faire promp- tement du feu. Après une heure de cette course invraisemblable, je dus m'avouer vaincu. Au début, les pygmées voyant que je les suivais n'avaient pas tardé à accélérer leur marche, et fini- rent par adopter le pas de course. Je préférai en laisser partir deux à la recherche de traces fraîches tandis que je tins le troisième près de moi. J'avais une telle peur qu'ils ne revins- sent pas que je le gardais tout à côté de nous. Je me les figu- rais s 'enfuyant brusquement en nous laissant au milieu de cette forêt impénétrable dans laquelle je n'aurais pu m'orien- ter. Aussi, lorsqu'il me fit comprendre qu'il désirait s'absenter un instant pour une raison fort naturelle, pour plus de sûreté je lui adjoignis deux de mes hommes afin de le surveiller durant sa courte promenade. Mais les nains furent de parole. A peine une demi-heure s'était-elle écoulée que les deux premiers reparurent ; ils avaient surpris un couple d'éléphants dans leur bain de boue. Lorsque nous arrivâmes au bord de la mare, les deux pachydermes avaient continué leur route. La véracité du récit des Mambuti se contrôlait aisé- ment par la vase encore humide qui souillait les arbres et le feuillage au passage des animaux. Juché sur les épaules d'un de mes nègres, je traversai le marigot boueux où il EN PÉNÉTRANT DANS LA FORÊT EQUATORIALE 73 enfonça jusqu'à la ceinture. Arrivé de l'autre côté, j'envoyai l'un des Mambuti à l'endroit où s'était arrêté le plus gros des éléphants que l'on entendait non loin de là. Mais le pygmée eut la maladresse de trop s'approcher du monstre ; par un coup de vent malencontreux, il fut aussitôt averti de la présence d'un être humain et, en fuyant, il donna l'alarme à son voisin qui le rejoignit. Ils s'éloignèrent tous deux rapi- dement. C'était donc à nouveau une partie manquée. Décidément, je n'avais pas de chance ! Le reste de la journée se passa en courses inutiles et, fatigué, je rentrai au camp vers la fin de l'après-midi. Les Mambuti m'avaient démontré qu'ils étaient bons dépisteurs et que, surtout, ils connaissaient admirable- ment la forêt et ses détours. Ils ne m'avaient toutefois pas conduit à la victoire. Je remis donc au lendemain une seconde partie sous leur conduite. Lorsqu'au lever du jour, je voulus repartir, il me fut impos- sible de retrouver les trois nains ; ils s'étaient enfuis pendant la nuit. C'est en vain que je cherchai à obtenir, à leur sujet, des renseignements dans un petit village ; les habitants, imitant les pygmées, s'éloignèrent et abandonnèrent leurs habitations. Je n'insistai pas davantage ; je redescendis bre- douille rejoindre le reste de mon Safari, au bas de la montagne, à l'orée de la forêt. A la lisière du bois, je ne récoltai que des singes et de fort jolis oiseaux; ne réussissant pas auprès des grosses bêtes, je me décidai à changer d'emplacement. Je rentrai à Lessé par une nouvelle route. Par hasard, chemin faisant, je rencontrai à nouveau une troupe de Mambuti qui, à ma vue, se précipitèrent éperdûment à travers la forêt entraînant avec eux un animal, probablement un chien ou une chèvre, qui portait au cou une cloche dont le son pouvait me guider pour les rejoindre. Je n'y parvins pas et je continuai 74 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE à suivre le sentier qui me conduisit chez Malisawa où j'allai coucher. Durant la nuit, les rats et les souris firent un bruit insupportable et m'empêchèrent de dormir par leurs inter- minables courses sur mon tapis de tente. D'ailleurs, ils grim- paient partout, se battaient, rongeaient tout ce qu'ils attei- gnaient : bois des caisses, cartons de cartouches, jusqu'aux cheveux de mon boy c[ui sommeillait sous le double toit de mon abri. Aussi je me levai, au matin, décidé à sévir contre cette invasion de rongeurs. Les nuits suivantes, je fis disposer des pièges à souris et à rats. Par malheur, les rats vinrent se faire prendre dans les pièges à souris, pièges trop légers, qui ne les tuèrent pas ; ils se mirent à sauter sur le tapis de ma demeure en entraînant les pièges à leur suite. Je dus alors, au milieu de la nuit, appeler un de mes serviteurs pour les ache- ver. Ces petits mammifères étaient tellement nombreux que, chaque jour, mon piégeur m'en apportait des grappes de vingt- cinq à trente, tous pendus par la queue ; je les offrais aux indigènes qui s'en délectaient. Comme ils mangent de tout, j'étais certain qu'ils en étaient très friands. J'ignore dans quel ordre il me faut énumérer les aliments que je leur ai vu engloutir ; je ne connais pas davantage leurs préférences, mais j'ai remarqué qu'ils avalaient toute chair avec le même entrain ; des termites, des éphémères, des' sauterelles, des crabes, des grenouilles, des lézards, des serpents, des rats, des pengolins, des singes, passant par toute la gamme des antilopes pour finir par l'éléphant ; à peu d'exceptions près, toutes les classes du règne animal y passent : insectes, crus- tacés, amphibies, reptiles ou poissons, oiseaux ou grands et petits mammifères, en n'oubliant pas l'homme sans distinc- tion de couleur. Tout cela est incorporé avec le même plaisir, puisque c'est de la « niama « (viande). Il serait, certes, plus bref de citer ce qu'ils n'aiment pas. Je ne leur ai jamais vu EN PENETRANT DANS LA FORET EQUATORIALE 75 manger des chairs de carnassiers, de crocodiles ou d'oiseaux de proie. Il semble qu'ils aient une certaine répugnance pour toutes les bêtes se nourrissant de viande. Je crois, du reste, que celles-ci ont un goût désagréable et qu'en ce qui concerne certains félins tels que le léopard et le lion, la superstition enlève aux nègres l'envie de s'en régaler. CHAPITRE IV Ascension du Ruwenzori De Lessé au pied du massif. — Première montée. — Surpris par l'orage. — Les porteurs n'arrivent pas. — On campe à plus de 3000 mètres. — Dans la forêt de bambous. — Marche aisée au-dessus de 3450 mètres. — Plaines ondulées vers 4000 mètres. — Dernier campement à 3850 mètres. — Les hommes refusent d'avancer. — J'atteins seul 4610 mètres. — Chute dans une excavation de rochers. — ■ J'échoue au pied du Kraepelin. — • Découragement. — Historique du Ruwenzori, exploration et ascension. — Possibilité d'atteindre le pic Marguerite par le ver- sant occidental. — Géologie, topographie, botanique. — La descente. — Les habitants des montagnes. — Dégâts des élé- phants dans la plaine. — Destruction et protection du probosci- dien. Je passai deux jours à Lessé pour m'approvisionner avant de tenter l'ascension du Ruwenzori. Je n'avais pas grande confiance dans la réussite de cette entreprise, car je n'étais nullement équipé pour pareille expédition ; mais si je man- quais du nécessaire, j'avais, par contre, la volonté de monter aussi haut que mes moyens me le permettraient avec le peu de matériel dont je disposais. Je devais fatalement me heurter à toutes espèces d'obstacles, obstacles que je pressentais sans 7» A TRAVERS L AFRIQUE EOUATORIALE pouvoir les définir étant donné mon manque complet de con- naissances alpines. Les grandes montagnes africaines n'ont d'ailleurs que peu de similitude avec celles d'Europe. Certaines personnes m'avaient averti : vous ne monterez pas haut, le mont est rude à gravir et les populations sont hostiles. Je ne savais pas au juste comment j'entamerais semblable escalade. Ce qui me tentait surtout, c'était la quasi certitude d'explorer un versant qui n'avait jamais été visité. Je sus, par la suite, que' cette opinion était partiellement erronée. En effet, plusieurs essais infructueux avaient été tentés du côté de Béni, par le versant belge, tandis que le duc des Abruzzes, que son voyage de 1906 avait amené en Afrique uniquement pour explorer le Ruwenzori, avait atteint le sommet du mont par le versant anglais. Je traversai la Semliki un peu en aval de Lessé (i). Sur l'autre rive, enfoui dans la verdure, un petit chemin sombre conduisait vers l'Est jusqu'au pied du massif. Après quatre à cinq heures de marche, j'atteignis la lisière de la forêt. Je campai sur le sommet d'un mamelon, d'où la vue s'étendait sur les montagnes aux flancs ravinés à l'infini. De-ci de-là, des étendues vertes dénonçaient des plantations de bananiers et, par conséquent, des villages. On m'avait représenté les habitants du Ruwenzori comme des êtres excessivement dan- gereux ; si, par la suite, je leur montrai quelque méfiance, elle était d'autant plus motivée que je n'avais aucun soldat ni homme armé avec moi, pas même le moindre boy qui pût tenir un fusil. D'en bas, les sommets neigeux entourés continuellement de nuages ne se distinguaient guère et m'empêchaient de m'orien- (i) Voir photographie n° 20. ASCENSION DU RUWENZORI 79 ter exactement. Pour comble de malheur, au cours de ma dernière nuit d'étape en plaine, tous mes porteurs s'enfuirent. Après de multiples palabres avec le chef, il me promit de pour- voir à leur remplacement et, comme j'apercevais une ving- taine d'arrivants, je me rassurai et pris les devants, sous la conduite d'un homme du pays ; je gagnai le pied des mon- tagnes. Plus je m'approchais, mieux je discernais les diffi- cultés de la tâche projetée. La base du massif est ellipsoïdale ; son grand axe a une direction presque Nord-Sud. Vers le milieu, du côté Ouest, on voit distinctement qu'il atteint dans cette région sa plus grande largeur. Arrivé au bas, les premiers contreforts restent seuls visibles ; d'immenses val- lées parallèles descendent des hauteurs vers la base. Il me fallut choisir une des crêtes séparant deux de ces profondes crevasses pour commencer mon ascension. Insensiblement, en parcourant la plaine, je gagnai de l'altitude. Je m'arrêtai vers iioo mètres pour y attendre les porteurs qui ne tardèrent pas à me rejoindre et je m'aperçus alors que mon contingent de porteurs avait été complété par des femmes. Une quinzaine d'élégantes de la région se pré- sentèrent, le sourire aux lèvres et la charge de 25 kilos sur la tête ; habituées aux durs travaux réservés à la femme noire, elles ne se ressentaient d'aucune fatigue. Je profitai de la proximité de quelques villages pour les remplacer par des hommes ; c'était, du reste, tout à fait à mon insu qu'on les chargea de mes bagages. Après le déjeûner, laissant à ma gauche un petit chemin de fraude conduisant à Toro, je longeai le massif en le con- tournant légèrement vers le Sud. Je me proposai d'y faire choix d'une crête située dans une bonne direction. Le sentier qui m'y conduisit courait à travers des plantations indigènes ; la plupart des habitants s'enfuyaient à mon approche ; des 80 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE gamins détalaient éperdûment à travers les campagnes. L'un d'eux, dans son empressement, trébucha et vint choir non loin de moi, mais il se releva avec une belle souplesse et dis- parut dans un champ de maïs. Les petits enfants gisants pleuraient en m 'apercevant tandis que ceux que leurs jambes portaient déjà rentraient précipitamment dans les cases. Décidément, j'inspirais de la frayeur à tous ; même les chiens s'éloignaient en grommelant et retournaient parfois la tête comme pour considérer l'importun avec méfiance. Il était manifeste que peu de blancs avaient passé par là et que, qui sait? ils y avaient laissé quelque mauvais souvenir. A partir d.e 1250 mètres, nous nous mîmes à grimper ; un sentier nous obligea de monter une pente de 40° qui, sous le soleil de 2 heures, provoqua chez tous une sudation invrai- semblable. Au bout de quelques minutes, le chemin traversa un petit groupe de huttes situées sur une espèce de plate- forme où une demi-douzaine d'hommes couchés fumaient et péroraient bruyamment. Je m'y arrêtai un instant pour me reposer ; aussitôt que ces noirs m'aperçurent, ils se levèrent et vinrent vers moi ; la plupart d'entre eux étaient ignoble- ment ivres et me tinrent un langage incohérent auquel je ne pus rien comprendre. Ce fut en vain que je chetchai à en tirer quelques indications sur la route à suivre. Mes hommes se lassèrent de cette bande qui titubait et ne cessait de me cou- doyer ; ils les éloignèrent momentanément, mais, lorsque je poursuivis mon chemin, ils voulurent m'accompagner ; l'un d'eux prit la tête tandis que les autres fermaient la marche. Mes hommes eurent beau les in\iter à rentrer chez eux, ils s'obstinèrent à nous escorter ; celui de tête répondit même que la montagne était sienne et qu'il était seul capable d'y conduire un blanc. D'être à la tête d'une bande de pochards cela me sourit peu. Ne voulant rien brusquer, je leur montrai ASCENSION DU RUWENZORI 8l quelques égards pour ne point les froisser ni les surexciter. Les derniers s'arrêtèrent bientôt, l'alcool absorbé leur enle- vant tout moyen ; un croc-en- jambe eut raison du premier, qui redescendit rejoindre les autres un peu plus vite qu'il ne l'aurait voulu. A 1850 mètres, ayant trouvé à planter ma tente dans un village, je décidai de ne pas dépasser ce point et j'y passai la nuit. Les habitants m'accueillirent fort bien et m'aidèrent autant qu'ils le purent. Mais à toutes les questions que je leur posais pour être renseigné sur les sentiers montagnards, je reçus une réponse identique : je ne sais pas. Aussi, devant cette absurde mutité, je résolus de faire moi-même les inves- tigations utiles et j'adoptai, dès ce jour-là, une tactique qui consistait, avant de me déplacer avec tout le «Safari» (i), en une reconnaissance qui m'assurerait de ma direction et de l'acces- sibilité du pays. Je m'attachai donc des gens de la contrée et afin de réduire la fatigue au minimum, je longeai les crêtes de montagnes et évitai le plus possible les profondes vallées. Cependant, la réalisation de ce programme, dans un pays de structure si tourmentée, n'était pas sans d'énormes difficultés. Le lendemain, accompagné de six ou huit nègres, je me mis à gravir un sentier qui, presque à pic et très boueux, était d'ascension laborieuse. Ce fut en vain que je tâchai de m'aider d'une canne de bambou ; je glissais et perdais pied à chaque instant. Les nuages qui m'entouraient le matin se dissipèrent et la vue put s'étendre librement sur la plaine que j'admirais des points successifs de la montée où je m'arrêtais pour le repos nécessaire. Jusqu'à 2100 mètres, de hautes herbes à éléphant encom- (i) « Safari », nom que l'on donne dans une grande partie de l'Afrique orientale, à la caravane qui accompagne un Européen. 82 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE brcnt les coteaux ; au delà, jusqu'à 2300 mètres, croît une végé- tation de transition composée en grande partie de petites fougères, d'herbes et de petits bambous. Puis, à partir de cette altitude, commence la grande forêt de bambous, encom- brée de fougères arborescentes, de quelques arbres et d'une grande diversité de plantes inconnues dans la plaine. Bientôt, ces plantes vives nous masquèrent toute perspective. A l'altitude de 2100 mètres, je dépassai les dernières huttes indigènes ; le chemin suivi servait aux autochtones pour le transport des bambous nécessaires à la construction de leurs habitations ainsi que des feuilles de ces plantes dont ils recouvrent leurs abris en les disposant comme les ardoises de nos toits européens. J'arrivai à 2400 mètres en grimpant durement, mais, changeant brusquement d'orientation, je me mis à redes- cendre. Il m'était totalement impossible de distinguer la direction prise et je pus plus ou moins m'en rendre compte en me retrouvant à 2300 mètres, à la sortie de la forêt de bambous. J'avais devant moi une grande vallée qu'il fallait traverser pour rejoindre une autre crête transversale dont la direction me sembla favorable à mon ascension. Sur le ver- sant opposé du ravin, je remarquai un groupe de huttes d'où montait une légère fumée. Je voulus m'y rendre, mais, après être redescendu de quelques centaines de mètres et au mo- ment de traverser une rivière, un orage glacial vint nous arroser durant plus d'une heure. Je reçus cette douche stoïque- ment, enveloppé dans mon imperméable. Les nègres, dès le début de l'averse, s'empressèrent de cueillir de larges feuilles de faux bananier, sous lesquelles ils s'accroupirent et se tin- rent plus ou moins à l'abri. Aussitôt qu'elle eût cessé, je re\'ins sur mes pas, et remontai à 2300 mètres où je me réfugiai dans une cabane abandonnée. Ce fut prudent, car l'orage à ASCENSION DU RUWENZORI 83 reprit de plus belle et s'abattit avec rage sur cette partie de la montagne. Les hommes que j'avais envoyés quérir à déjeuner revinrent trempés, transis, claquant des dents. Le nègre qui ne peut s'abriter de l'ondée est le plus malheu- reux des hommes. J'ai toujours remarc^ué qu'elle a sur lui un effet funeste, qu'elle le prive de son endurance, de ses moyens, et provoque un effet presque comparable à celui des fortes chaleurs sur le blanc. Le ciel qui s'était éclairci après l'averse me permit d'éva- luer l'altitude de la chaîne visible de mon observatoire. Elle était d'environ 3000 mètres. Derrière elle, émergeaient des pointes rocheuses que je crus être des cimes neigeuses. Je décidai donc que, le lendemain, nous gagnerions les deux dernières huttes ; je me rendis compte, de visu, du temps qu'il nous fallait pour les atteindre. Je redescendis à mon campement par un autre chemin en flanc de coteau, en pre- nant toutes précautions pour ne pas glisser dans un ravin. De ce côté, je découvris des habitants à 2300 mètres ; c'est le plus haut point du Ruwenzori où j'aie vu des cases occu- pées. Le lendemain, fatigué de la longue marche de la veille, j'entrepris une promenade clans une petite vallée où clapote, comme dans la plupart des vallées, une rivière ou un ruisseau dont les bords sont couverts d'arbres desquels les essences varient suivant les altitudes (i). Des bandes de singes se tiennent dans cette végétation abondante, mais toujours à distance de l'homme. Les cinocéphales y sont particulière- ment nombreux ; d'énormes babouins perchés au sommet des grands arbres sont vus à proximité des villages ; ils y font des grimaces aux habitants, observent leur va-et-vient et. [i) Voir photographie no 21. 84 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE par des espèces d'aboiements répétés, jettent l'alarme à leurs frères qui saccagent les champs de mais. Ils y font de tels ravages que les nègres y postent leurs enfants du lever au coucher du soleil, avec la consigne de pousser, à tout moment, des cris sauvages qui éloignent les envahisseurs. Au cours de ma sortie, ce fut en vain que je traversai dix fois la rivière afin de les approcher, ils m'imitèrent et nous nous retrouvâmes toujours l'un en face de l'autre, mais à trop grande distance. Ne pouvant en abattre un, je finis par me lasser de ce petit exercice et j'abandonnai momentané- ment mon fusil pour l'objectif. Dès lors, et à deux reprises, les singes vinrent me regarder à une vingtaine de mètres et sui\àrent avec intérêt la mise au point de l'appareil. Désireux de continuer l'ascension avec des montagnards, ne doutant pas qu'ils résisteraient mieux au froid et à l'humi- dité que les nègres de la plaine, je demandai une trentaine de porteurs qui vinrent avant le jour fixé. Aussi, profitant de leur empressement, je me mis en route à 2 1/2 heures de l'après-midi. Il était tard, mais j'espérais atteindre, à la tom- bée de la nuit, le petit groupe de huttes que j'avais entrevu l'avant-veille. Parti en tête, j'arrivai à destination, mais il n'en fut pas de même de mes porteurs. La vallée était beaucoup plus large et plus profonde que je ne l'avais cru. Pour en toucher le fond, nous dûmes redes- cendre à 1900 mètres où nous trouvâmes un torrent bondis- sant de rocher en rocher. Ses eaux limpides dans lesquelles luisaient des feuilles de mica sablées de poussière d'or, s'écoulaient parmi une végétation de faux-bananiers et de fougères arborescentes qui dépassaient parfois cinq et six mètres de hauteur (i). Il y régnait une humidité pénétrante (i) Voir photographie n° 21. ASCENSION DU RUWENZORI 85 et ce fut avec une réelle satisfaction que j'en ressortis et que je me remis à gravir l'autre versant, à travers des fou- gères de la hauteur d'un homme. J'atteignis les deux cases au déclin du jour. Les habitants de l'une d'elles, un jeune ménage, s'enfuirent ; ceux de la seconde, deux vieillards, se barricadèrent et refusèrent obstinément de sortir. Je dus les amener de force à l'extérieur, afin de m'expliquer avec eux et de leur faire comprendre ce que je désirais. Le mari, d'une maigreur de squelette, marchait avec peine ; sa femme, mieux conservée, montra de la confiance et alla rappeler les fuyards qui vinrent me regarder d'un air hébété, tout trem- blants à l'idée de se trouver en face d'un homme blanc. Ils consentirent à débroussailler un endroit désigné pour y planter ma tente. Le terrain fut bientôt prêt, mais la moitié seule- ment de mon abri arriva. La nuit tomba presque soudaine- ment et j'étais là sans demeure et sans nourriture, la plupart des nègres n'arrivant pas. Je crus un moment qu'ils avaient déposé mes charges en route pour déserter. Cependant, je me rassurai en voyant des feux s'allumer sur l'autre versant. Dès lors, je ne pus espérer disposer de mes objets de campe- ment, car je compris que les porteurs avaient renoncé à me rejoindre ce soir. J'en pris mon parti et fit nettoyer une des huttes où je passai la nuit. J'étendis à terre la moitié de la tente que l'on avait apportée et m'en servis en guise de matelas. Avant de me coucher, je me fis servir un repas des plus maigres ; il se composait de carottes de maïs grillées cueillies surplace et arrosées de l'eau du torrent ; sortant de la calebasse des noirs, elle n'était plus aussi insipide qu'on serait tenté de le croire. Le lendemain matin, tous mes hommes arrivèrent ; j'avais eu le grand tort de ne pas alléger leurs charges et c'était pourquoi ils n'avaient pu me rejoindre la veille par des che- 86 A TRAVERS l'aFRIQUE ÉQUATORIALE mins impraticables. Ainsi je constatai qu'au delà de 2150 mè- tres, la route ne pouvait être suivie avec tout mon matériel. J'en pris le strict nécessaire et, l'après-midi, je partis pour la reconnaissance journalière. La montée un peu plus douce nous ramena dans la forêt de bambous dès 2400 mètres. Le soleil ne se montrait guère qu'à l'aube et vers le soir ; le jour il était comme enveloppé de gros nuages gris qui, très souvent, s'abattaient en pluie, et rendait l'ascension parti- culièrement désagréable. J'atteignis ce jour-là 2940 mètres. A cette altitude, je trouvai, à mon grand étonnement, des fumées tout à fait semblables à celles du buffle. J'essayai bien de préciser par l'examen des traces de pattes peut-être visibles, mais je ne pus rien distinguer qui me renseignât davantage. Après avoir interrogé les indigènes, je parvins à savoir qu'en effet, un grand cochon habite ces régions et qu'ils l'appellent « Senghe ». Par la suite, je vis des empreintes de pattes et aussi un squelette qui \ànrent confirmer leurs déclarations. A part cet animal, probablement un hylochère, et une assez grande diversité de quadrumanes, rien n'était à y considérer au point de vue de la zoologie. Les noirs piègent à cette altitude, les singes surtout, dont ils mangent la chair. Ils se couvrent de leurs peaux, souvent un pelage à longs poils très chaud. Un de mes porteurs ayant aperçu un cercopitèque pris au piège, ne manqua pas d'aller le dépendre ; c'est ainsi que j'eus connaissance de la pratique de cette tenderie. Quelques jours plus tard, cherchant à passer en rampant sous des branches, je me fis prendre la main gauche dans un lacet qui était, ma foi, fort bien dissimulé. Avant de redescendre, je déposai une partie de mes bagages à 2860 mètres et, après les avoir couverts d'une bâche, je regagnai au pas de course mon campement de 2150 mètres, dernier endroit habité. Là je laissai le surplus de mon maté- ASCENSION DU RUWENZORI , 87 riel ainsi que des hommes chargés de me ravitailler durant ma marche en avant. Le lendemain, je partis dès l'aube ; parcourant le même che- min que la veille, je repris au passage mes bagages et j'attei- gnis la crête entrevue quelques jours auparavant à 3060 mètres. Hélas ! je me retrouvai devant une autre vallée immense et celle-là infranchissable. Du point où je me désespérais, on apercevait une longue chaîne rocheuse hérissée de cimes, dont je ne pouvais distinguer le sommet. Etaient-ce des pics neigeux ? Le mauvais temps me laissa tout l'après-midi dans l'incertitude ; le soir, quand enfin les nuages se dissipèrent, une formidable barrière granitique hérissée d'aspérités d'un gris sombre apparut à mes yeux. J'eus un profond découra- gement ; certainement, je faisais fausse route. Allais-je redescendre et choisir un autre chemin ? Campé dans une forêt de bambous qui m'ôtait la vue des alentours, je dus, durant quatre heures, faire abattre cette végétation afin de pouvoir mieux distinguer autour de moi. Dans le fond de cette profonde vallée gisaient d'énormes blocs de pierre d'une blancheur telle qu'à travers le brouil- lard leur masse me parut être de la neige. La rumeur d'un torrent, qui coulait dans le fond lointain parvenait à inter- valle régulier, poussé par une bourrasque glaciale qui souf- flait avec violence dans ce vaste couloir. Quand j'eus consulté ma boussole, je constatai que cette chaîne granitique avait une direction Nord-Ouest ; il était certain que plus elle se dirigeait vers le centre du massif, plus l'altitude des pics qui la hérissaient allait en augmentant. La chaîne devait donc indubitablement s'étendre vers un point assez élevé, dont l'extrémité ne m'était pas encore visible. Perché sur un arbre, mes lunettes en mains, j'attendis patiemment que les nuées 88 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE se dissipassent. A la tombée de la nuit, j'acquis la certitude que la plus élevée des aspérités était couverte de neige et que la ligne montagneuse sur la crête de laquelle je me trouvais s'en rapprochait insensiblement et la rejoignait un peu en deçà du pic neigeux. Ce pic était en quelque sorte un centre dont les crevasses énormes, les vallées, s'irradiaient vers la base. La structure des montagnes, principalement celle du Ruwenzori, est si capricieuse que l'on se dirige difficilement à travers ses défilés et méandres. Quoique encore très éloigné, ce ne pouvait être le pic Marguerite, mais la première ou la seconde des cimes neigeuses visibles de la plaine de la Semliki. Je décidai qu'e"n suivant la crête que nous occupions, nous nous approcherions le plus possible du sommet aperçu. Arrivé là, je jugerais mieux de ce qu'il y a\ait à tenter pour atteindre la hauteur culminante. Je redescendis de l'arbre, m'enveloppai dans un gros paletot et distribuai des couver- tures à la douzaine de nègres restés avec moi. Je m'installai en leur compagnie autour de grands feux, car le froid était si vif et augmentait si intensément qu'il forçait les noirs à s'approcher le plus possible des brasiers. Le minimum de la nuit fut de 7°. Le lendemain matin, en me levant, je n'enten- dis autour de moi que des toux et des reniflements révéla- teurs. L^gros de ma petite caravane était enrhumé. Toute la matinée se passa dans un brouillard épais et sous une fine pluie qui ne cessa pas de nous arroser. Malgré la chute de tant d'eau, il nous était impossible de nous en procurer à proxi- mité, puisque nous suivions la crête de séparation des vallées au forid desquelles bondissaient des torrents. Je fus obligé d'en envoyer puiser à deux heures de là. Les porteurs ne possé- dant pas de récipient, se munirent de gros bambous dont les cloisons des nœuds avaient été préalablement percés, sauf ASCENSION DU RUWENZORI 89 le dernier qui servait de fond ; ils rapportèrent ces longues tiges creuses remplies d'eau fraîche. L'après-midi, désespérant de voir le temps s'améliorer, je partis avec la moitié de mes hommes, armés de hachettes, de couteaux et de tout ce que je possédais de tranchant. Ils se mirent à pratiquer un passage à travers la forêt encombrée de lianes et de plantes grasses. Cette forêt qui est mentionnée sur la carte du Ruwenzori comme contournant les glaciers au Nord, porte sur l'édition anglaise une indication adéquate aux difficultés que l'on y rencontre. Il y est écrit : « Contrée inaccessible couverte de forêts denses ». A nouveau, je trouvai des traces de cette bête qui m'avait tant intrigué une première fois ; je pus distinguer sur la terre détrempée qu'il s'agissait bien d'un animal de la famille du cochon ; un squelette que je trouvai le lendemain à 3200 mè- tres, me fournit la certitude que j'avais affaire à un hylochère. Je rencontrai égalemient, mais je ne les aperçus que de loin — et seul le bruit inouï qu'ils menaient dans les bambous attira mon attention de leur côté, — une bande de 150 à 200 colobes (i) de différentes grandeurs. Ils bondissaient de tige en tige, et courbaient en passant la végétation comme le ferait le vent. Le brouillard persistant et la végétation touffue qui nous entourait limitaient notre vue et nous rendaient l'orientation très difficile. Après 21/2 heures de marche, nous arrivâmes devant une petite vallée transversale. Me hissant dans un arbre, j'attendis à nouveau, mes lunettes pendues au cou, mon appareil photographique en main, que le ciel se décou- (i) (C. Guereza ou C. Caudatus) . Singe à fourrure, pelage noir, poils blancs à la tête, longs, soyeux et de même teinte sur les flancs et à la queue. 90 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE vrît et qu'il \înt confirmer l'avance que j'espérais avoir faite vers mon but. Le temps s'éclaircit dès cinq heures et je distin- guai nettement la première cime couverte de neige dont je m'étais rapproché quelque peu. A ma droite, vers le Sud, dans une large échancrure de la chaîne rocheuse, une masse toute blanche et encore éloignée m'apparut : c'était le sommet du pic Marguerite. J'étais à 3220 mètres d'altitude. M'étant attardé sur mon perchoir, je partis vers le camp au crépuscule et m'égarai. Je ne retouvai ma route qu'après un bon quart d'heure d'allées et venues dans les ténèbres, si bien que je finis par choir dans un trou. A la lueur de torches de paille, flambeaux improvisés, je pus être enlevé de cette fosse. Le minimum de cette nuit fut de 6", et cette température n'apporta aucun soulagement à mes enrhumés. Je fus debout avant que le jour parût afin d'assister au lever du soleil. Le ciel resta découvert jusqu'à neuf heures du matin et me permit de prendre quelques vues photographi- ques. Lorsque le temps se couvrit, je me mis en marche avec ma caravane, désireux de m'installer à proximité de l'endroit atteint la veille. Sous la conduite d'un homme qui était venu nous rejoindre et qui prétendait connaître un sentier favo- rable, je prolongeai mes investigations jusqu'au soir ; peu après avoir dépassé les 3220 mètres atteints le jour précédent, mon guide me fit prendre, à ma grande déception, une direc- tion difterente de celle que j'aurais voulu adopter. De 3220 mètres, je redescendis jusqu'à 3000 où je trouvai quatre petites rivières fangeuses, puis la montée reprit, désagréable et fatigante. Les hommes abattirent à nouveau les bambous pour nous frayer un passage. En arrivant à 3200 mètres, je m'engageai su.r une ancienne piste qui, faute d'être foulée, et pour cause, par des promeneurs, était envahie par une pro- ^ MASSIF 1)1" RIWEXZORI (Versant Nord-Ouest). l^^^^^3Bi ^^ ^^^^^^ Rh^^-j s ^■JUJ^jÉl^' H V9É9I ^^m ^^^^H hiMr.. ' V"*"*^ '''j '^^'^^^Jli^^H ^HKr' 'm HH^ ^ M ■1^ Photo de l'auteur. 23. — PIC KRAEPELIX (Photo prise au téléobjectif à 3720 mètres.) Photo de l'auteur. 24. — LICHENS PARASITES DES BRANCHES DE LAURIERS (Altitude : 3800 mètres.) AxDRÉ PiLETTE. A truvers l'Afrique Éqiutt ASCENSION DU RUWENZORI CI fusion de plantes grasses et parasites. J'interrogeai mon guide sur l'origine de cet ancien sentier ; il me répondit qu'il était l'œuvre d'un blanc mais qu'il ne se rappelait pas même le nom dont l'avait baptisé l'indigène ; le guide se souvenait cependant avoir entendu les soldats et les porteurs qui l'ac- compagnaient au cours de son ascension, prononcer le mot : a commandant ». Il me raconta aussi que l'explorateur a\'ait été arrêté dans les montagnes par de persistantes intempéries, lesquelles l'avaient empêché d'atteindre de très grandes alti- tudes ; il y avait fait un assez long séjour. Dorénavant, la marche devint plus rapide. Les bambous, très gros à l'entrée de la forêt, étaient, à mesure que je pre- nais de l'altitude, très minces, presque chétifs, envahis par la mousse qui couvrait tiges et racines. Je sortis des bois à 3450 mètres. A cette hauteur, il existe une région où, sans transition aucune, une végétation toute différente succède à celle déjà citée. Vers une heure et demie, je m'arrêtai quelque temps pour me reposer ; la faim me pressant, je ne découvris dans mon sac, que deux croûtons de pain de la veille ; je m'en régalai sous une averse de grêle, tandis que mes nègres, enfouis dans la végétation, s'y abritaient de leur mieux. Ils se mirent en devoir de faire du feu afin d'oublier autour du brasier, le froid et l'humidité qui les accablaient depuis plu- sieurs jours. Après le repos, et lorsque l'orage eut cessé, je continuai en compagnie de mon guide qui, tout nu, se glissait à travers le fouillis des plantes humides encore d'une pluie glaciale qui venait de les inonder. 11 marchait d'un pas rapide, pour se réchauffer d'un bain d'où résultait pour lui un affreux tremblement. Plusieurs fois, il tenta de s'arrêter, m'enga- geant à redescendre, mais je n'eus garde de l'écouter, et je ne regagnai mon camp que lorsque ma montre m'indiqua qu'il en était temps pour ne pas être surpris par la nuit. Je montai 92 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE ce jcur-là à 3700 mètres. La route maintenant beaucoup plus aisée à suivre, nous avait permis d'avancer rapidement. Le ciel en s'éclaircissant par intermittences me découvrait les neiges dont nous nous rapprochions \'isiblement. Ceci m'en- courageait en me laissant espérer d'atteindre mon but, du moins en partie. Je me mis à redescendre à preste allure, cher- chant à dissiper une vive sensation de froid que me causaient mes bottes et mes pantalons mouillés qui me collaient aux jambes depuis le matin. Je n'étais nullement équipé pour pareille entreprise ; j'étais même sans semelles cloutées ; aussi, dans ma précipitation de redescendre, je tombai, sans exagérer, plus de trente fois, et me fis aux mains plusieurs blessures. La destinée de mes vêtements qui s'accrochaient à tous les obstacles était d'être réduits en haillons avant d'achever l'ascension. Tant que dura la descente, je tins stoïquement, mais lorsque j'eus refranchi les quatre petites rivières du fond et qu'il fallut remonter des pentes, je fus pris d'une réelle défaillance. Le froid et la pénurie de nourriture m'avaient tellement affaibli que je fus incapable de fournir un effort et c'est en titubant que je par\'ins jusqu'à ma tente, non sans être tombé plus de dix fois, n'en pouvant plus. Chaque fois, je me relevai avec peine, soutenu et poussé par les nègres qui se rendaient \dsiblement compte de mon état dont je me gardai bien de leur avouer la faiblesse. A 3220 mètres, le minimum de la nuit fut de 5° centi- grades. La bise qui soufflait de grand matin ne nous permit pas de partir de bonne heure ; il était dix heures lorsque la caravane se mit en route. Les hommes, malgré la fraîcheur des nuits précédentes, se comportaient fort bien et leur nombre ne faisait qu'augmenter chaque jour, car les indi- gènes chargés de nous ra\itailler restaient parmi nous, au lieu de s'en retourner. La vue des couvertures distribuées MASSIF DU RUWENZORI (Versant Nord-Ouest), Photo de l'auteur. 25. — VÉGÉTATION A 3800 MÈTRES André Pilette. A travers l'Afrique Équatoriale. a S3 d ^ W' » w en > ^~ tri o » w r« > n îz; c H a. W n C/3 '_o R o :2 0 n o. 2 ASCENSION DU RUWENZORI 93 les stimulait sans doute, mais ayant tout réparti entre les douze premiers, je ne pus rendre heureux les huit autres, car ils étaient vingt. Reprenant le chemin de la veille, nous gagnâmes 3720 mètres. Je projetai de camper au bord de la grande vallée, au-delà de la forêt de bambous, là même où la vue s'étendait librement sur l'extrémité de la chaîne rocheuse et du pic neigeux (i). Comme je le disais plus haut, le pays différait totalement d'aspect. Aux innombrables tiges de bambous dont certaines atteignaient presque la grosseur d'un cou d'homme, succédaient des arbres d'apparence si bizarre, si étrange, que l'on croyait les entrevoir dans un rêve. De longs lichens partaient de leurs branches et tombaient en barbes vertes (2) ; ils s'étaient imposés en parasite, principale- ment sur les bruyères arborescentes (3) et sur une espèce de grand laurier (4). Aux lianes, aux ronces et à la nombreuse variété de plantes grasses qui, plus bas, nous empêchaient d'avancer, av^ait succédé une mousse épaisse qui rendait la marche douce et silencieuse. Vers 3600 mètres, les lobé- lies (5), telles de longues torches, et les séneçons (6) s'ajou- taient à cette merveilleuse flore qui m'a laissé une durable impression de féerie. De vigoureuses plantes portaient des fleurs dont certaines ressemblaient étrangement à celles de nos campagnes ; des violettes couvraient la terre ; de petits mûriers sauvages identiques à ceux de nos bois m'accro- chaient au passage comme pour offrir leurs fruits très appé- tissants. A leur v'ue je me souvàns que j'avais découvert plus (i) Voii- photographie 11° 22. (2) Voir photographie 11° 24. (3) Voir photographie no 26. (4) Voir photographie n° 24. (5) Voir photographies n^s 25 et 27. (6) Voir photographies n°^ 27 et 30. 94 A TRAVERS L'AFRIQUh ÈyUATORIALE bas, à 2150 mètres, d'excellents petits pois, cultivés par les indigènes. De multiples troncs d'arbres vermoulus nous bar- raient la route. Après avoir déjeûné, je poursuivis mon chemin pour ma reconnaissance habituelle. J'atteignis aisément 3900 mètres pour redescendre peu après à 3800, afin de traverser une petite rivière, puis la montée reprit doucement ; les arbres, ici clairsemés, disparurent complètement au-dessus de 3900 mè- tres. Dès lors, le terrain se présenta sous l'aspect de grandes plaines ondulées que seule une végétation courte, ressemblant fort au thvTn, couvrait intégralement. Un groupe de grands rochers blancs fut atteint à 4000 mètres et d'autres, noirs, à 4080. J'étais en face du premier pic qui, tout à fait décou- vert, étalait d'innombrables crevasses emplies de neige (i). J'aurais pu pousser les investigations plus haut, mais il était quatre heures et demie, et je dus me résoudre à redescendre. Un vent très frais balayait les hauteurs, mais la sécheresse de l'air rendait la promenade des plus agréables. Si le terrain s'était amélioré et facilitait la marche, un fac- teur nouveau entrait cependant en ligne de compte : c'était la raréfaction de l'air; à l'altitude que j'avais atteinte, le manque d'oxygène essoufflait au moindre effort. Vers 4000 mètres, des traces de grands carnassiers étaient visibles ; on y constatait aussi la présence d'un petit nombre d'oiseaux aux couleurs très .éclatantes, pour la plupart de petite taille. Je rentrai au camp après une marche en montagne de près de huit heures sans arrêt. A la suite de tels efforts, je me ré- veillai, le lendemain matin, avec une fièvre qui ne m'empêcha pas de prendre quelques photos ; puis je me remis au lit, en (i) Voir photographie no 23. I N iKiiin rMi-.Nsi. 1 V < iiA( r\ A SI. 14Kri(;iliK PKI. - ■Vva^i^i-.'^^e^Cifl! ASCENSION DU RUWENZORI 95 espérant que cet accès ne tarderait pas à disparaître. Mais cet espoir fut vain ; j'en pris simplement mon parti et, à une heure et demie, bien que très fatigué encore, je me remis en route avec lenteur, dépensant ce qu'il me restait d'énergie pour gagner la petite rivière à 3800 mètres ; je m'installai à proximité d'un gros rocher à 3850 mètres, à la limite des arbres couverts de lichens et de la zone des plaines ondulées. Aussitôt que la nuit tomba," un froid intense contrai- gnit mon monde à se réfugier autour des grands feux. Les porteurs qui avaient négligé de transporter le double toit de tente qu'ils tendaient d'habitude sur des pieux, abri pré- cieux pour la nuit, se blottirent sous un rocher légèrement en surplomb à même de les garantir de la pluie. Des brasiers énormes furent allumés et brûlèrent toute la nuit. Vu l'insuf- fisance de couvertures, les hommes en étendirent quelques- unes sur le sol puis, se couchant et se serrant les uns contre les autres, ils se couvrirent de quelque laine et entretinrent les foyers. Le froid était devenu si vif que je me revêtis de tout ce que je possédais et que j'énumère ici pour l'édification du lecteur: d'un gilet de soie, d'un autre de coton, d'un sweater en grosse laine, d'une gilet de chasse en poils de chameau, d'un veston et de mon gros paletot pour le torse ; enfin, pour les jambes, d'un épais caleçon, d'un pantalon et de deux paires de bas. Après m'être enveloppé la tête d'une écharpe, je me glissai sous mes trois couvertures en ayant fait mettre, au préalable, une bouteille d'eau chaude au fond de ma cou- chette. J'avoue n'avoir jamais dormi enseveli dans pareil équipement ; fort gêné dans mes mouvements, j'avais peine à me retourner. Quoique cette façon de m'habiller semble exagérée, je n'eus pas du tout lieu de m'en repentir car, durant la nuit, la température tomba à - 2° centigrades, chute particulièrement sensible pour ceux qui viennent de la n(^ A TRAVERS l'aFRIQUE EQUATORIALE pluinf où une chaleur accablante leur cause plus d'une nuit blanche. Je n'ai jamais compris que les nègres, aussi peu vêtus, puissent résister à une si basse température et cependant, malgré mes a\às, certains de mes porteurs s'entêtaient à rester. Un vieillard qui toussait d'une façon inquiétante s'obstinait à demeurer avec les autres, quoique j'insistasse pour qu'il redescendît. La plupart d'entre eux claquaient des dents sans relâche. Vers 9 heures du soir, un orage très violent se déchaîna ; durant plus de deux heures des rafales de grêle, renforcées par de fréquents et de formidables coups de tonnerre battirent et agitèrent ma tente. La tempête apaisée, je crus enfin pou- voir dormir paisiblement, mais je fus réveillé maintes fois par une grosse chauve-souris qui, d'un vol lourd et maladroit, s'en venait heurter les cloisons de ma demeure. Le matin, lorsque je sortis de mon abri, tout ce qui m'entou- rait était blanc de grêlons et de givre. L'eau qui s'était accu- mulée dans les ustensiles que le boy avait abandonnés la veille, était congelée et faisait l'étonnement des noirs. Aucun ne s'expliquant ce phénomène, j'eus l'idée de leur demander ce qu'était la matière blanche qu'ils apercevaient au sommet des montagnes. Tous répondirent avec conviction que c'était de la pierre ; j'eus beau faire le rapprochement du givre qu'ils avaient sous la main avec les neiges éternelles, rien n'y fit, ils s'obstinèrent à dire que cette blancheur culminante était un rocher de teinte très pâle. Le froid m'obligea à attendre dix heures et demie pour me mettre en route avec mes hommes. Mon indisposition de la veille avait pris fin. J'emportai à déjeûner afin de pouvoir voyager jusqu'au soir. Il faisait manifestement moins humide sur ces hauteurs ondulées où croissait l'herbe comparable à du thym. Le ciel se découvrant plus souvent, permettait à MASSIF DU RUWENZORT (Versant Nord-Ouest), Photo de Tauteur. 27. — VÉGÉTATION A 4300 MÈTRES Photo de l'auteur. 28. — VERS MIDI, LES HOMMES ALLUMÈRENT DU FEU A 4350 MÈTRES, AU MILIEU D'UN CHAMP D'IMMORTELLES André Pilette. A travers l'Afrique Équatoriale. Carte III p. KRAEPELIN oieoi ^ CRoccaijè P. HUMBERT , CHAINE D U RUWENZORI PICS NEIGEUX rVALLÉES ADJACENTES MTGESSI P.VICTOR EMMANUEL MT SPEKE ■■«8 0 P.J0HN5T0N C. Stuh/ma. P. MARGUEflITt P. HELENE o'.SÎ P.SAVO.IE.A PWEISSMANM o MT LOUIS DE SAVOIE AndriPllett£ . A tri*trt IAfr,aut éçuatonATe. Carte 111 Chaîne du Ruwenzori Pics neigeux et vallées adjacentes ASCENSION DU RUWENZORI 97 l'observateur d'étendre la vue, de distinguer les étapes à atteindre et même les chemins à suivre. Vers midi et demi, j'arrivai à 4350 mètres. Les hommes se mirent à faire du feu et à préparer leur nourriture (i), mais lorsque je voulus repartir, ils entendirent rester. L'un d'eux raconta une baroque légende et avertit ses congénères que, s'ils allaient plus loin, ils s'exposaient à des maux de ventre. Cela ne fit que renforcer leur résolution de m'être désobéissants. Seuls, trois d'entre eux, après avoir menacé les défaillants, m'accompa- gnèrent tandis que les autres s'enfuirent emportant une partie des objets dont je les avais chargés et qui m'étaient néces- saires et regagnèrent le campement, à 3850 mètres d'altitude, où étaient cantonnés leurs frères. De l'endroit d'où j'étais parti, il était impossible de gravir le pic rocheux ; il fallait que je le contournasse afin de l'escalader par le. Nord-Est, où le terrain était présumé plus accessible. La conformation des montagnes ne se prêtait du reste qu'à cette orientation ; je n'avais donc pas à choisir, seul ce chemin pouvait être suivi. A 4500 mètres, j'abandonnai les trois hommes, parmi lesquels se trouvait mon chasseur Mustapha, en qui j'avais une entière confiance. Je poursuivis donc ma route seul, en avançant sur l'extrême bout de la crête que j'avais parcourue ces derniers jours, mais qui, d'une direction Nord-Ouest qu'elle avait quand elle était presque parallèle à la chaîne rocheuse, avait maintenant une direction nettement Nord- Sud, et se dirigeait vers le dernier pic rocheux couvert en partie de neige. D'après ce que j'appris par la suite, ce pic porte le nom de Kraepelin. A ma droite, c'est-à-dire vers le (i) Voir photographie n° 28. 98 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE Nord-Ouest, s'étendait la grande vallée qui s'ouvrait en un large couloir vers la plaine de la Semliki que l'on n'apercevait plus depuis plusieurs jours. A ma gauche, une autre vallée peu profonde m'apparut confusément ; elle avait, en cet endroit, une orientation Nord-Sud. Cette vallée donne accès au col Roccati, lequel sépare le Mont Géssi du mont Emin. (Voir momentané- ment carte III.) Durant une éclaircie.je pus y distinguer, dans le fond et vers le Sud, un lac situé à l'Est du pic Kraepelin. Ce lac avait pour lit une cuvette entièrement de granit qui reliait le pied du pic Kraepelin à celui du pic Bottégo. L'eau du lac provenait d'un grand glacier dont je ne vis que le bas et qui recouvrait les flancs du mont Géssi (i). Ce ne fut que le soir que je l'aperçus pour la première fois ; ses névés s'éten- daient sur une surface assez considérable. C'est à mon retour •en Europe que j'appris les noms que je cite ici à l'intention du lecteur. Une rivière s'échappait de ce lac vers le Nord, par une petite cascade. A peu de distance de là, ce gros ruisseau formait un second lac (2) ou plutôt une grande mare dont les eaux très sombres reflétaient les cimes environnantes. La rivière continuait son cours, formait encore quelques mares boueuses, puis disparaissait vers le Nord-Est dans les replis du massif. En jugeant de la conformation du terrain, il ne serait pas impossible que ce fût la source de la Lamia. A pre- mière vue, ces deux lacs avaient de deux à trois hectares de superficie totale. La profondeur du premier semblait grande ; celle du second ne dépassait pas quelques mètres. Le terrain devenant de plus en plus rocheux, rendait la marche difficile et m'obligeait à des détours. Des séneçons, des lobélies, des immortelles et de la petite herbe rude qui (t) Voir photographie n^ 29. (2) Voir photographie n" 30. MASSIF DU RUWENZORI (Versant Nord-Oucst). Glacier du Gessi Cu\ ette granitique Mont Emin (Fie IJottégol i ^^K ■ avec I" lac (Pic Kraepelin' 29. — COL ROCCATI Plioto de l'auteur. Plioto de 1 auteur. 30. — SECOND LAC AU NORD-EST DU KRAEPELIN (Sur les flancs de la vallée, végétation de séneçons). André Pilette. A travers l'Afrique Équatoriale. ASCENSION DU RUWENZORI 99 croissait entre 4000 et 4500 mètres, il ne restait plus que peu de trace. Insensiblement, toute végétation cessait ; j'entrais dans une zone de rochers que quelques mousses noires recou- vraient à peine. J'arrivai ainsi du côté Est de la base de cette énorme pyra- mide dénudée de toute flore. Une traînée de terre jaunâtre tombant du sommet, la faisait ressembler à une ancienne moraine. Il me serait donc aisé de l'escalader, mais il était trop tard ce jour-là, pour le tenter. J'étais à 4610 mètres et j'estimais qu'une différence de niveau de 300 mètres environ me séparait du sommet. Je remis la tentative au lendemain ; je n'eus pu dépenser, ce jour-là, l'énergie nécessaire. Je redescendis donc, mais je jouai de malheur ; en franchis- sant une crevasse, j'eus l'imprudence d'appuyer le pied sur un tronc d'arbre vermoulu qui céda sous mon poids et je tombai dans l'excavation en heurtant une aspérité de la tête et des reins. Le coup fut si rude que je brisai un de mes alti- mètres. J'en sortis péniblement à moitié assommé et l'échiné douloureusement meurtrie. Je voulus poursuivre ma route mais la souffrance que me causait la commotion que je venais d'éprouver me clouait littéralement sur place. Je fus pris subitement d'une soif intense que je ne pus étancher faute de gourde. Cependant, mon malaise ne tarda pas à se dissiper, et je pus rejoindre les hommes que j'avais laissés à 4500 mètres et qui m'y attendaient. Je disposai mes appareils photographiques en un lieu propice afin de prendre quelques jolies vues, puis j'attendis que le ciel se découvrît. Presque chaque jour, dès l'aube, la plaine de la Semliki est couverte d'un brouillard épais. Cette mer de nuages s'élève lentement et enveloppe les montagnes d'un voile quasi-impénétrable. Il faut presque tout le mouvement 100 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE diurne de la terre pour (]u'il se dissipe. Aussi ce n'est qu'au coucher du soleil que la photographie y est possible. Mais ce jour-là j'attendis en vain l'heure propice. Le ciel fut sans éclaircie appréciable et, ayant trop tardé à quitter mon poste, je dus redescendre précipitamment a lin de rejoindre mon camp à 3850 mètres. J'eus l'heureuse chance d'y être aidé par un clair de lune brillant fort à propos. Le lendemain, je repris mon calvaire ; j'eus soin, cette fois, de me faire accompagner par deux hommes que je choisis parmi les moins intelligents de toute la troupe ; de ceux-là j'obtiendrais les services que j'exigerais. Je voulais qu'ils ne méconnussent pas mon autorité. Croyant raccourcir ma route, je changeai quelque peu mon itinéraire, mais je trouvai sur mon passage des marécages semblables à des tourbières, d'aspect chaotique, que couvrait une végétation, des touffes d'herbe hérissée et rude (Carex). Quoique parti plus tôt que la veille, je perdis mon temps à contourner ces marais et me fatiguai à lever les jambes afin de surmonter les accidents de terrain. De plus en plus, en moi, l'épuisement des jours pré- cédents se faisait sentir. De multiples blessures aux pieds et aux mains, ainsi que celles résultant de ma chute récente, me faisaient souffrir. Les privations de toute nature et aussi la basse pression à cette altitude, pression qui me tenait continuellement à court de souffle, me forçaient souvent à l'arrêt pour rétablir la norme de ma respiration et m'avaient consi- dérablement affaibli. Avec toute ma volonté tendue et le peu de vigueur qui me restait, je ne pus atteindre qu'avec peine la hauteur atteinte la veille. Quand j'y arrivai, j'étais tota- lement exténué, j'avais interrompu ma marche plus de cent fois, au cours de cette matinée, afin de recouvrer dans le repos l'énergie de poursuivre. Je l'avoue, ce fut plutôt par amour-propre que je retournai jusqu'à 4610 mètres, point le ASCENSION DU RUWENZORI lOI plus élevé atteint lors de ma précédente recomiaissance. Je m'y couchai en considérant mélancoliquement la traînée de terre jaunâtre par laquelle j'avais espéré conquérir le sommet du pic Kraepelin. Il régnait là-haut un silence de mort que seul le sifflement du vent troublait par intervalle. Alors que je n'avais aucun de mes appareils photogra- phiques sous la main, le soleil qui, jusque là, avait rarement daigné me sourire, vint, durant près d'une heure, comme pour me narguer de ses rayons. Anéanti devant le but même qui, peut-être, m'était désormais inaccessible, je demeurai étendu sur le rocher, les yeux fixés sur la montagne très belle sous les rayons d'un soleil couchant qui sombrait dans une apothéose de nuages. Je me remémorai les efforts déployés pour parvenir jusque-là ; j'avais entamé l'ascension le 8 juin et nous étions le 19. Allais-je donc échouer après douze jours de peines physiques et morales? Allais-je, après avoir bravé une humidité atroce, succomber à la fatigue et au froid à quelque cent mètres d'un des pics convoités? Je me rendis compte de ce que mon dernier camp était trop éloigné du but ; j'aurais dû monter nuiter à une altitude supérieure à 3850 mètres, mais c'eut été demander l'impossible à des hommes pour qui de si basses températures étaient un sup- plice. En effet, à 3850 mètres nous constations — 2^ centi- grades et — 4° centigrades à 4200 mètres. Il était donc vraisemblable qu'à 4500 mètres, où j'aurais dû camper, la température fût tombée à — 6*^ ou même à — 7° centigrades. Le vent glacial qui balayait ces hautes plaines nous crevas- sait la face en plein jour. Ajoutez à ces tourments le manque total de bois à brûler au-delà 4000 mètres. Toute la volonté qui avait soutenu jusque là mon effort tenace s'écroula, et à la défaillance succéda le découragement. Quand je me fus raisonné afin de mieux supporter le regret 102 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE dont j'avais l'âme pleine, je pris une résolution et, considé- rant une dernière fois le sommet que j'avais rêvé d'atteindre, je lis demi-tour et descendis d'un pas plus assuré les pentes du merveilleux et gigantesque massif montagneux qu'est le Ruwenzori. De tous les efforts physiques que j'eus à sou- tenir durant mes voyages, celui-là fut certainement le plus rude ; oui, ce fut celui qui exigea une dépense énorme d'éner- gie pour un résultat partiellement inutile puisque je n'ai pu, en somme, toucher le blanc couronnement de la cime. Celui qui n'a pas tenté semblable aventure ne peut s'en représenter les difficultés. Il ne peut s'imaginer à quelles fatigues expose la montée des pentes boueuses, ni l'impression d'horreur qui remplit l'âme dans ces solitudes toutes de tris- tesse et de silence. Par endroit, la végétation ensevelit le voyageur, lui dérobe l'étendue, et c'est par la hache qu'il faut avoir raison d'elle. Puis d'autres éléments s'opposent à son avance : la pluie, l'humidité, le brouillard qui, du matin au soir, entourent, transpercent ou voilent. Et l'absence d'air dans les grandes altitudes, le manque d'abri et de nourriture, la rébellion d'hommes qui ne peuvent partager l'enthou- siasme d'une foi scientifique, sont autant d'obstacles qu'il faut surmonter. Pour nous résumer, disons que le Ruwenzori offre des as- pects extrêmement variés, la faune ou la flore diffèrent consi- dérablement ; ces différences pro\dennent de' l'altitude et de l'orientation. La flore influe évidemment sur la réparti- tion de la faune. Le Ruwenzori est bien plus intéressant pour le botaniste que pour le zoologiste ; dans l'ignorance complète où nous sommes en ce qui concerne le versant congolais, il y aurait grand intérêt à en confier l'exploration à quelque voyageur compétent et averti qui nous en rappor- terait certainement des documents de haute importance. ASCENSION DU RUWENZORI IO3 Quoique le massif du Ruwenzori ait été entrevu confusé- ment du lac Albert par Sir Samuel Baker, en 1864, et qu'en 1876 Sir Harry Johnston l'aperçut de la même région, c'est en 1888 seulement que l'honneur de la découverte en revint à Stanley. Il précisa la position et décrivit ces montagnes d'une façon irréfutable. Il n'y a pas lieu de s'étonner qu'en 1875, treize ans avant qu'il en reconnût décisivement l'exis- tence, il ait campé sur ses flancs, du côté oriental, sans se douter de la présence des cimes neigeuses qui couronnent le massif, car en certaines saisons et à cause des nuages, elles restent invisibles, parfois pendant des mois, pour le voyageur. Il est probable que les monts de la Lune que Ptolémée mentionne sur ses cartes sont le Ruwenzori ; cette dernière appellation est restée au massif ; elle est celle choisie par Stanley parce que, d'après lui, elle fut la plus communément employée par les indigènes. La première ascension fut tentée par le lieutenant W. G. Stairs, un des collaborateurs de Stanley, que celui-ci envoya pour préciser la documentation sur ces montagnes. C'était en 1889, un an après la découverte du mont, que Stairss'atta- qua au géant par le Nord-Ouest, à peu près par le même chemin que je suivis, mais il abandonna son projet au bout de trois jours, après avoir atteint 3254 mètres. Dès lors, les ascensions se succèdent. Deux camps se forment : l'un tente la chance du côté occidental — et il compte le moins d'adhé- rents, — l'autre l'aborde par le versant oriental. La tnajorité s'applique à longer les vallées afin d'éviter les forêts de bambous. Les rives de deux rivières sont succes- sivement suivies ; c'est, pour le versant occidental, c'est- à-dire pour celui du Congo Belge, celle qui ondule par la vallée de la Butagu, et, du côté anglais, sur le versant oriental, celle de la Mabuku. Toutes deux ont l'immense 104 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE avantage d'éviter les forêts de bambous, et c'est précieux. En 1891, Emin Pacha envoie le docteur Stuhlmann qui, par la vallée de la Butagu, atteint 4063 mètres. En 1895, J. F. Scott, Elliott, empruntant les deux chemins précités, ne monte qu'à 3962 mètres. En 1900, on constate de nom- breuses ascensions par le versant anglais, sans toutefois élever les records. Le D^" David, en 1904, empruntant la route de la Butagu, serait monté à 5000 mètres par le versant belge, mais ses récits sont si peu clairs que ceux qui ont quelque expérience du Ruwenzori hésitent à déterminer le point touché par lui ; et certains, parmi les plus compétents, remplacent avec irrévérence l'altitude prétendue atteinte par un point d'interrogation. Il est regrettable que David ait disparu de ce monde sans pouvoir apporter la précision absente de sa narration. Les ascensions se multiplièrent du côté oriental. MM. Wol- laston, Woosman et Carruthers atteignent, en avril 1906, 4992 mètres. Jusqu'à cette date, tous les efforts pour par- venir au sommet étaient donc restés vains, quand, enfin, quelques mois plus tard, le duc des Abruzzes réussit à esca- lader la plupart des cimes dont la culminante. Il avait entamé son ascension par la Mabuku. Il rapportait des précisions nettes et définitives sur la structure du massif, et détermi- nait avec une grande approximation, l'altitude extrême des sommets dont le pic Marguerite est le plus élevé : 5125 mè- tres. Il est incontestable que le duc des Abruzzes fit preuve de grand courage et de persistante volonté, mais on ne peut établir de parallèle entre des ascensions de particuliers dispo- sant du strict nécessaire et une expédition telle que fut celle du duc, constituée uniquement dans ce but. Il n'avait reculé devant aucune dépense, il avait recruté des guides alpins ainsi que d'autres montagnards d'Europe, en vue de répartir ASCENSION DU RUWENZORI I05 le transport des bagages au cas où les nègres refuseraient de lui prêter leur concours. La plupart des prédécesseurs du duc avaient abandonné leur projet à cause des intempéries qui paralysèrent la marche des plus hardis et des plus courageux. Il semble que, depuis 1906, ces entreprises aient été délais- sées. Si, de temps à autre, des amateurs poussent une pointe sur les flancs du géant, c'est sans beaucoup de conviction. De toutes les tentatives précédentes offrant quelque impor- tance, on ne retient que trois explorations qui ont été faites par le versant belge. Les noms des pionniers c]ui les tentèrent sont à retenir. Ce sont Stairs qui est Anglais ; l'Allemand Stuhlmann et le Suisse David. Il me semble que, des trois, c'est Stuhlmann qui ait fait preuve de la plus belle endu- rance puisqu'il aboutit, en 1891, à 4063 mètres ; il était accompagné de noirs. Or, je me représente les difficultés qu'il eut à vaincre car, il y a vingt-trois ans, les indigènes devaient ne point se plier facilement aux désirs des blancs si anodins qu'ils fussent. Il n'y a que le D^" David qui soit monté par le versant belge à une altitude probablement supérieure à celle que j'atteignis en juin 1912. Toutefois, ceci est malaisé à établir étant donnée la pénurie des documents existants. C'est probablement à tort que d'aucuns prétendent qu'il est impossible d'arriver aux hautes cimes du Ruwenzori par le versant occidental ; il est certain que la tâche est beaucoup plus difftcultueuse que par l'autre versant, mais je la crois réalisable. J'estime qu'il serait téméraire de conclure des quelques échecs subis du côté belge, qu'on ne peut mener à bien l'entreprise par le versant congolais. Je pencherais réso- lument vers l'afhrmative si un seul doute ne subsistait. Voici : En me butant au pied du pic Kraepelin du côté Est, j'étais I06 A TKAVIvRS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE à peu de distance du pic Bottégo puisque, à vol d'oiseau, 2 kilomètres à peine séparent les deux sommets. Il s'agit ici de savoir s'il est possible de passer des flancs de l'un à ceux de l'autre. Mais si, en ligne droite, 2 kilomètres séparent les deux pics, il y a, pour le voyageur, une vallée passablement profonde qu'un petit lac (i), sans nom, inonde en partie et peut rendre infranchissable. N'en ayant point parcouru les rives, je ne puis affirmer qu'il soit aisé de passer de ce côté sur les flancs de l'Humbert. Mais si la chose est possible, en empruntant mon itinéraire, il suffira de poursuivre et d'adop- ter la route prise par le duc des Abruzzes, route qui se rac- corde à la mienne dans ces parages. La réussite ne dépendrait plus, dès lors, que du courage et de l'endurance de l'explo- rateur. A rencontre de beaucoup d'autres montagnes situées au centre d'un continent, le Ruwenzori s'élève au milieu d'une dépression qui porte le nom d'Albertine et qui embrasse les bassins des lacs Albert et Albert-Edouard, y compris le Rui- samba qui se déverse dans ce dernier. Un des phénomènes géologiques de l'Afrique sont les deux immenses tranchées de largeur variable et presque parallèles qui courent du Nord au Sud. La tranchée orientale va des environs du Nyassa jusqu'au-delà du Rodolphe, en se pro- longeant vers la Mer Rouge, tandis que l'occidentale s'étend jusque près de Gondokoro. Elles côtoient et enferment une suite presque ininterrompue de lacs qu'une ligne transver- sale de volcans coupe ; ils ont au Sud le lac Kivu et le Tanga- nyka et, au Nord, les lacs x\lbert-Edouard et Albert. Au Sud du Ruwenzori, la tranchée orientale bifurque vers l'Est ; (i) Voir photographie n° 29. . ASCENSION DU RUWENZORI lOJ une branche s'arrête au pied des hauteurs qui englobent le bassin Nord du Ruisamba, tandis qu'une autre se continue au Nord-Est du Ruwenzori, suit l'extrémité de la vallée de la Semliki et le bassin du lac Albert, et remonte encore quelque cent kilomètres plus loin. Le Ruwenzori est environné par la dépression Albertine dans laquelle, de toutes les directions, il déverse la totalité de ses eaux, alimentant ainsi en grande partie, les trois lacs qui l'entourent. Il ne forme pas de ligne de partage des eaux et celle qui sépare, dans cette région, le Nil du Congo est le remblai occidental que j'ai appelé jusqu'à présent Mitumba. Il est difficile de recueillir auprès des indigènes des ren- seignements sur les noms géographiques et, quand ils em- ploient des qualificatifs, il faut souvent renoncer à s'en servir, d'autant plus que les diverses tribus disséminées sur le massif donnent aux lieux des dénominations différentes. Il en est du reste de même à peu près partout en ce qui concerne les longs fleuves ou rivières et les grands lacs. Pour les villages, un grand nombre de bourgades de l'Afrique tropicale portent le nom de leur chef ; si le chef meurt, ce nom change et devient celui de son successeur. Celui qui s'arrête en tel lieu et se renseigne, constate une discordance avec les indications mentionnées sur sa carte, ce qui provoque immanquable- ment des erreurs. Certains Européens ont modifié totalement la désignation des centres où ils séjournèrent, centres qui portaient précédemment des noms bien connus des indigènes. En leur en substituant d'autres, soit dans la langue du pays, soit parfois dans celle de leur patrie, ils ont fait œuvre ab- surde. Souvent des qualificatifs sont imposés par des gens désireux de voir figurer sur les cartes ou leurs noms ou celui de quelque haut personnage ; ils empêchent ainsi le voyageur de reconnaître sa route, ces appellations étant totalement I08 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE inconnues des habitants des contrées traversées. Mais ce n'est toutefois pas le cas pour le Ruwenzori. Si l'on a baptisé de noms de grands explorateurs les différents monts de cette chaîne, c'est tout simplement pour pouvoir se retrouver aisément en parlant de la configuration topographique de la région qui ne possédait, primitivement, peu ou pas de points de repère. Toutes les appellations usitées chez les indigènes ont été respectées. Je pense qu'il convient de conserver celles-ci, les autres n'étant créées qu'à l'intention des géo- graphes. Le Ruwenzori est formé de six groupes de cimes (i) avec glaciers séparés par des cols sans neige et, par conséquent, nettement dégagés les uns des autres. La zone où se ren- contrent les glaces mesure un peu plus de ii kilomètres 500 en ligne droite, du Sud au Nord et environ 6 kilomètres 500 de l'Ouest à l'Est. A son tour, chaque pic a reçu un nom de voya- geur célèbre ou de personnage qui le de\aendra. Les princi- paux glaciers portent les noms des cimes dont ils descendent. Les cinq cols qui divisent les monts neigeux ont également été dénommés et sont situés entre 4200 et 4400 mètres d'altitude. Les dénominations indigènes employées par les Bakonjo pour désigner, sur le versant oriental, les vallées, lacs et torrents ont été respectées. Il incombera à quelques explo- rateurs qui, espérons-le, seront Belges, de recueillir de la bouche des habitants, les noms indigènes du versant occi- dental. La plupart des voyageurs qui ont étudié la géologie du Ruwenzori repoussent l'hypothèse d'une origine volcanique. En un point bien déterminé du versant oriental exploré. (i) ^'oir carte III. ASCENSION DU RUVVENZORI IO9 une formation de nature volcanique a été reconnue, mais tout tend à prouver qu'il s'agit ici d'un soulèvement de l'an- cien plateau de l'Afrique centrale, bien que dans la région de Toro, au Nord-Est de sa base, existent de petits volcans. Dans la période glaciaire, des amas de névés de dévelop- pement énorme s'étendaient probablement sur le versant oriental jusqu'au-dessous de 2000 mètres. Aujourd'hui, les plus bas ne descendent guère en dessous de 4200 mètres. Cette différence est prouvée en de nombreux points par la présence de moraines qui se rencontrent aussi bien du côté oriental qu'occidental. Tous les glaciers actuels sont de peu d'étendue et diminuent encore d'importance. La limite des neiges éternelles est à 4500 mètres environ, c'est-à-dire là même où commence la moyenne des glaces. Mais il arrive, suivant les saisons, que la neige tombée en grande abondance tienne, pendant un temps assez long, en-dessous du niveau précité, blanchissant de grands espaces jusqu'alors de couleur sombre. Les vents sont très variables dans cette zone et il faudrait y avoir vécu de longues années pour parler de leur régime avec compétence ; ce qui est certain, c'est que la neige, la grêle, le brouillard et la pluie y sont très fréquents. Le beau et le* mauvais temps alternent fort capricieusement. En géné- ral, les nuits sont claires ; le ciel se dégage au coucher du soleil et se couvre, dès l'aurore, de nuages tombant en brume sur les montagnes. Il ne semble pas que l'une saison soit plus favorable que les autres aux ascensions. D'après certains dires des missionnaires de Béni qui, depuis six années, ont eu l'occasion d'observer le massif, c'est au mois d'août qu'il serait le plus souvent découvert du côté occidental. C'est à cette date que je vis, de maints endroits de la plaine, les hautes altitudes se couvrir de neige, et je suppose que les TIO A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE pluies sont les plus abondantes sur ce versant durant ce mois de l'année. C'est de Béni que la \'ue en est la plus belle ; on s'y trouve à peu près en face du pic Marguerite. Cinq monts sont \asibles : ce sont, du Nord au Sud, l'Emin, le Spcke, le Stanley, le Baker et le Louis de Savoie. Le Stanley, qui com- prend parmi ses pics le Marguerite, la plus élevée des cimes, semble être de loin le plus grand et son glacier le plus vaste, ce qui n'est pas, en réalité. Le Géssi n'est pas visible du côté occidental, je ne l'aperçus que lorsque je fus dans le voisinage de l'Emin. Tableau schématiqoe des végétalions rencontrées au cours de l'ascension du Ruwenzori ALTITUDES EN MÈTRES 5000 4000 3000 2000 1000 Glaces et rochers. 4500 Lobélies, Séneçons, Immortelles, Th\Tn, Her- bes grossières et dures (Carex) . 3900 Lauriers, Bruyères arborescentes. Lichens, Mousses, Lobélies, Séneçons. 3300 Bambous, Plantes grasses, Fougères arbo- rescentes. 2300 Herbes à éléphant, Fougères arborescentes (dans vallées humides à partir de 1600 m.). ASCENSION DU RUWENZORI III Les observations se rapportant aux végétations considé- rées au Ruwenzori suivant les altitudes ne peuvent être géné- ralisées. Je suis porté à croire qu'elles varient selon l'orien- tation des plans des montagnes ; je ne puis mieux décrire celles que j'ai rencontrées, lors de mon ascension, que par le schéma qui précède et qui, peut-être, ne correspondra pas avec celui du duc des Abruzzcs ou d'autres voyageurs ascensionnant par le côté oriental, ou même de ceux qui suivirent les sentiers du versant occidental. Etant profane en botanique, je n'ai pu donner de précisions qu'en ce qui concerne quelques végé- taux dont la plupart sont visibles sur mes photographies. La nuit qui suivit mon échec, je la passai encore à 3850 mè- tres et le matin, je repris le chemin du retour, suivi des 23 braves qui m'avaient aidé puissamment et qui avaient consenti à souffrir du froid sans y être contraints. Ces gens, que l'on disait dangereux, furent pour moi les meilleurs hommes que j'aie vus durant mon voyage. Ils avaient, à ren- contre de beaucoup de nègres à demi-civilisés, du respect et de l'obéissance pour le blanc. On ne leur avait pas encore mis le fruste cerveau en désarroi en leur serinant des théories qui varient suivant les enseignements du représentant de l'Etat ou de l'Eglise, deux éléments qui se disputent la supré- matie au Congo ; cette rivalité plonge une notable quantité de noirs dans le trouble et porte une grave atteinte au pres- tige des Européens. Le principe de l'autorité s'en trouve compromis ; or, il est la base d'une saine colonisation. Je regagnai, en deux jours, les premières habitations où j'avais laissé une partie de mes bagages. Tout ce que j'avais utilisé était dans un état d'humidité inconcevable ; il fallut le soleil ardent de la plaine pour sécher couvertures, literie et linge et pour faire disparaître la moisissure couvrant mes bottes et mes appareils photographiques. 112 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE Prenant un autre chemin que les indigènes m'indiquèrent comme devant me conduire un peu plus au Sud du point de mon départ, à l'orée de la forêt équatoriale qui, en cet endroit, vient mourir au pied du Ruwenzori, je me mis à redescendre ; certes, ce fut plus aisé que la montée ; ce fut même agréable ; le sentier courait tantôt en flanc de coteau, tantôt en pente douce, traversant une végétation assez clairsemée. De temps à autre, nous rencontrions des torrents boisés qui, parmi mille plantes merveilleuses des tropiques, s'écoulaient en cascades bruissantes vers la plaine (i). Les petits villages enfouis dans leurs plantations de bananiers laissaient émerger les sommets de leurs cases. Les habitants, pour la plupart, saluaient respectueusement le blanc ; les plus braves sortaient de leur hutte, tandis que les enfants ne se hasardaient qu'à passer craintivement les têtes par les baies des portes. Ces montagnards portent peu ou pas d'ornements, à peine quelques perles, des coquillages ou quelques bracelets de laiton. Les cheveux sont régulièrement coupés contrairement à nombre de races africaines qui se livrent, dans le port de leur coiffure, à des excentricités. Les indigènes n'y sont jamais nus, ils portent au moins un pagne et certains se couvrent de peaux de bêtes, chèvres, moutons, vaches ou antilopes. Les peaux des petits mammifères, tels que les singes et les chats sauvages sont cousues en forme de sacs dont ils se cou- vTent le dos et qu'ils s'attachent autour du cou en y nouant les deux pattes arrière. Du côté de la tête, la peau de la bête est fermée et forme fond ; la partie supérieure de la fourrure reste ouverte et sert à emmagasiner pipe, tabac et victuailles diverses. Le sac est porté sur le dos afin de réchauffer l'échiné exposée au froid. (i) Voir photographie n° 21. ASCENSION DU RUWENZORI II3 Ici, l'homme et la femme semblent se partager les travaux ; cependant, la femme s'occupe des plus fatigants. On les rencontre, le dos chargé d'énormes fagots de bois et portant sur la poitrine, soutenus par une série de lanières, les enfants en bas-âge. Elles gravissent d'un pas pesant, le dos courbé, les pentes les plus abruptes sous ce fardeau écrasant. La nourriture de ces nègres diffère légèrement de celle des indigènes de la plaine ; ils cultivent, comme presque tous les montagnards africains, les haricots, aliment très nourrissant et très apprécié, et aussi une espèce de potiron ressemblant à nos melons dont ils couvrent des champs entiers. Contrai- rement aux hommes des montagnes d'Europe, ils ne sont pas de structure très vigoureuse ; le thorax n'est pas très déve- loppé ; les bras et les jambes sont maigres sans être grêles. Ils aiment et abusent même, de l'alcool, comme beaucoup de leurs frères noirs. Ils s'enivrent et profitent peut-être de la fraîcheur des montagnes qui leur rend moins nocifs les effets du breuvage. A mon retour dans la plaine, je campai à l'entrée de la forêt équatoriale, au pied du massif, au droit de quelques cabanes abandonnées qui devaient servir de cuisine et d'abri aux porteurs, mais ceux-ci s'esquivèrent un à un pour rega- gner leurs villages. Aussitôt que je fus annoncé, tous les hameaux furent désertés ; je ne trouvai sur mon passage que des cases vides de gens, autour desquelles picoraient quelques poules oubliées dans la précipitation de la fuite. Il y avait de nombreux éléphants dans la région ; des traces se rencontraient fréquemment et les indigènes se plaignaient de leurs déprédations. J'avais épuisé mes provisions et il était très difficile de se procurer quoi que ce fût aux alentours. Après d'inter- minables pourparlers, je parvins à f%ire comprendre que je 114 ••^ TRAVERS L'AFRIQUE EQUATORIALE n'avais rien de commun avec l'État, et que je n'étais qu'un chasseur très pacifique n'ayant de prétentions que vis-à-vis des fauves dont certains leur causaient tant de tort. Mais ils restèrent cependant défiants et, au bout de quelques jours, il me devint impossible de demeurer en cet endroit. De plus, des orages continuels nous rendirent le séjour encore plus désagréable ; les nuages qui, chaque après-midi, s'amon- celaient sur les flancs du massif, me condamnaient à l'inaction sous la tente, durant des heures, pendant qu'une pluie torren- tielle inondait la région, et que les coups de tonnerre, sans relâche, éclataient à de très courts intervalles, comme un feu roulant d'artillerie. Pour ceux qui n'ont jamais assisté à pareil spectacle, les orages sous les tropiques ne peuvent que difficilement être décrits. Ils sont surtout impression- nants la nuit lorsque tout sommeil de\aent impossible sous le retentissement formidable des coups de foudre, coups multipliés et répercutés au loin. Ils sont des plus effrayants pour ceux qui, au milieu de la brousse, sont surpris à l'im- proviste, loin de tout abri. Je fus obligé de faire quérir des porteurs à une grande dis- tance de mon campement. Chaque fois que je fis une entrée dans les villages environnants, j'en vis fuir les hommes. Je me méfiai d'eux dans les sentiers étroits où une flèche ou un coup de lance pouvait m'atteindre. Tout ce monde ne m'ins- pirait pas grande confiance et si j'eus le don de les apeurer, leurs têtes de sauvages n'eurent pas celui de me rassurer. Pour me servir d'une expression boule vardière, je n'en menais pas large et quand, à toutes les heures de la nuit, je les entendais souffler dans leurs trompes, je redoutais tou- jours que ce fût là un signal d'attaque. S'ils avaient su qu'en se réunissant et en m 'entourant, un soir, ils auraient eu raison de moi, certes ils auraient eu \dte fait du voyageur qui les ASCENSION DU RUWENZORI II5 gênait depuis tant de jours. Mais ignorant leurs forces, ils ne risquaient pas semblable agression. Je ne pense pas, tou- tefois, qu'ils craignent des représailles. Tel de leur crime est resté sans châtiment, car il est plusieurs exemples de mas- sacres de blancs, tel celui de Demanier avec la plupart de ses soldats, non loin de Béni. Le gouvernement ne s'en est pas ému et ne s'en est pas préoccupé outre mesure. Ce guet- apens resta impuni et ce fut un cas de mollesse sans précédent dans l'histoire de la colonisation africaine ; il ne fut pas de nature à relever notre prestige aux yeux des peuplades de ces contrées. Chaque jour, je fis des promenades en plaine ; les herbes à éléphant me forcèrent à suivre les chemins indigènes ou ceux tracés par les proboscidiens. Un matin, je trouvai une plantation de bananiers entièrement ravagée. Les troncs avaient été renversés, les régimes de bananes dont quelques- uns avaient servi de nourriture aux pachydermes, avaient été piétines. Après avoir saccagé les résultats du travail des habitants de ce village, après leur avoir détruit leur subsis- tance et les avoir réduits à mendier chez leurs frères, le trou- peau avait déguerpi allègrement au lever du jour pour se perdre en forêt. Très souvent, dans les régions où ils sont nombreux, les éléphants se livrent à ces déprédations et obligent les habitants à veiller des nuits entières en alimen- tant de grands feux et en jouant du tam-tam sans discon- tinuer, afin d'éloigner de leurs cultures ces bandes dévasta- trices. On a représenté l'éléphant comme un animal nullement nuisible, auquel on a fait si durement la chasse qu'il était sérieusement en danger de disparaître si on le laissait sans protection. Aussitôt nombre de savants, dont la plupart n'ont jamais quitté leur table de travail, et qui n'ont vu d'éléphants Il6 A TRAVERS L' AFRIQUE ÉQUATORIALE que dans des ménageries ou dans des musées, ont pris leur défense en s 'indignant des massacres commis et en pleurant sur la mort du dernier des proboscidiens de l'Afrique. Je crois que, comme pour beaucoup de questions qui se discutent en Europe, les faits ont été jugés avec trop de hâte, en tablant sur une documentation mal établie. Ils ne se sont pas repré- senté le nombre énorme des animaux \dvant actuellement dans des territoires immenses encore à peine parcourus. Certes, nous ne sommes plus au temps où Livingstone en \dt des troupeaux dépassant huit cents têtes ; mais si la pour- suite excessive qu'on leur a faite en certaines régions nécessite leur protection partielle, on ne voit pas pourquoi cette mesure doit s'étendre à des contrées infestées de ces pachy- dermes, qui y vivent en maîtres, et sont un danger pour les habitants auxquels ils portent le plus grand préjudice. Là ils doivent être chassés et détruits ; c'est d'abord une source de richesse pour le pays et, ensuite, un heureux débarras. C'est pour cette raison qu'il faut faciliter aux chasseurs blancs ou noirs la destruction du colosse aux endroits où il est devenu un péril. Par contre, pour l'Enclave de Lado et le Nord de r Albert-Edouard, régions d'herbes courtes, où il est aisé de faire des hécatombes de ces bêtes et où une suite ininter- rompue de chasseurs s'est livrée, depuis plus de dix ans, à des tueries soit par amour de la chasse, soit dans un but lucratif, en poursuivant principalement les gros mâles, il est néces- saire de créer des réserves pour protéger les jeunes, les femelles et les mâles utiles à la reproduction. Il faut, sans retard, mettre un frein à ces exploits dont le nombre augmente chaque jour afin d'empêcher l'anéantissement total de l'éléphant dans certains parages, surtout en prairie. Quant à ceux que la nature conduit dans les bois et les hautes herbes, ils ne sont nullement sur le point de disparaître ; le chasseur n'aime pas ASCENSION DU RUWENZORI II7 à les poursuivre quand la végétation lui cèle son sujet, parfois à moins de dix mètres, et le force à tirer à bout portant, exposé à une charge de l'animal furieux, charge qui fait trem- bler les plus braves. C'est un des motifs pour lesquels les éléphants de ces contrées vivent plus ou moins en paix, en vaguant par d'innombrables petits groupes dans- l'immense forêt équatoriale. Toutes les parties boisées n'en sont pas infestées, heureusement pour les habitants. Cela tient sans nul doute à la qualité et à l'essence de la végétation qui constitue leur unique aliment. Par contre, je sais des endroits où leur nombre est vraiment exagéré et où quelques chas- seurs ne pourraient qu'être utiles. Je crois qu'il serait de l'intérêt du gouvernement d'encourager cette chasse sur les énormes espaces jusqu'ici à peine visités des Européens où ces mammifères sont encore très nombreux. Malheureusement, le prix des permis de chasse est actuel- lement trop élevé pour permettre aux professionnels de s'éloigner des centres et de trouver quelque profit dans leurs expéditions vers l'intérieur. Plus les moyens de communi- cation sont difficiles et onéreux, moins le permis doit être coûteux. Cette mesure serait certainement une source nou- velle de revenus pour l'Ëtat et serait également avantageuse au point de vue économique. Elle ne ferait qu'un tort limité à l'espèce qui nous occupe, car il ne faut pas oublier que les gros mâles, aux pointes formidables, ne servent en général à rien ; ils sont exclus des troupeaux, vivent en solitaires, sont impropres à la reproduction et sont tout désignés, par con- séquent, pour fournir d'ivoire les marchés d'Europe. Où l'espèce n'est pas nombreuse, la protection s'impose ; là, du reste, ils sont peu gênants et je ne vois aucune raison qui puisse nous pousser à en permettre l'anéantissement. Il faut opiner pour la conservation, mais dans des proportions Il8 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE limitées. Il ne faut d'aucun côté tomber dans l'excès. Ne nous alarmons pas, ne nous apitoyons pas trop sur le sort des éléphants ; dissimulés dans une végétation débordante où la nature les maintient en nombre, doués d'une intelligence très vive que certains de leurs sens viennent encore renforcer, la mort des derniers de leurs représentants est si lointaine. On peut admettre que nos arrières petits-enfants n'auront pas à déplorer leur disparition. CHAPITRE V Au Pays des Nains et des Colosses Habitants très farouches. — Chasses Iructueuses. — ■ Premier éléphant africain. — Singes nombreux. — - En danger devant une élé- phante. — Perdu dans la forêt. • — ■ Je blesse un colosse. — ■ Nom- breuses rencontres avec les proboscidiens. — Visite aux Mambuti. — - Arrivée à Béni. — ■ Les léopards. Peu désireux de prendre, pour chasser, la route des cara- vanes, je me proposai de gagner pour quelques semaines les profondeurs de la forêt, afin d'y poursuivre principalement l'éléphant. Après une heure et demie de marche, par le chemin menant de Lessé à Béni et qui longe presque constam- ment la Semliki, je m'engageai vers l'Ouest dans un mauvais sentier sous la conduite d'un noir que je savais bien connaître le pays, et qui m'avait assuré pouvoir m'indiquer où se te- naient en grand nombre les pachydermes. Nous devions arriver à nouveau sur les flancs des Mitumba que certains ont voulu dénommer en cet endroit « Montagnes bleues ». Je me dirigeai vers ces montagnes par petites étapes. Il régnait parmi les populations rencontrées une indiscipline et une désobéissance tout à fait caractéristiques et propres 120 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE à une colonie insoumise. Partout où j'arrivai, le vide se fit ; les habitants fuirent vers la forêt aussitôt que je fus signalé. Dès lors, je dus songer à interpréter les règlements selon les circonstances — il y allait de ma vie. — Jusque là j'avais toujours demandé que l'on m'apportât des vivres, mais je me voyais contraint de les prendre, désormais, tout en les payant un prix supérieur à celui de la région. Je préférais m'exposer à quelque action de justice plutôt que de souffrir de faim par la volonté de ces peu accueillants habitants. Un jour que je suivais un petit chemin encombré de végé- tation où l'on se frayait difficilement un passage, et où il fallait se défendre des mains contre des hautes herbes tran- chantes qui vous frappaient le visage, j'arrivai à proximité d'un village. Mon approche fut rapidement annoncée par de multiples coups de trompe et, aussitôt, tous les nègres s'esquivèrent, entraînant à leur suite le petit bétail. Un gamin d'une douzaine d'années, à qui ses parents avaient confié la garde d'une chèvre afin de la sauver, s'enfuit par un sentier qu'il ignorait être suivi par moi. Courant au tra- vers de la végétation, en poussant devant lui sa chèvre, son trésor, il se trouva brusquement en ma présence. Lâchant le ruminant, il fit demi-tour pour s'échapper, mais je ne lui en laissai pas le temps ; je le maintins et lui demandai où il conduisait cette chèvre. Après un court instant d'hésitation et se voyant pris, il me répondit avec beaucoup d'à-propos : « Je vous l'apportais, maître ». Il ne dut pas me le répéter deux fois ; je la lui payai et il s'en fut plus ou moins satisfait. Quelques jours plus tard, étant à nouveau sans \'ivres, je sollicitai deux têtes de petit bétail auprès d'un chef qui me les promit formellement. Comme d'habitude, le chef ne fut plus visible, et l'envoi se fit attendre, et comme je désespé- rais déjà, j'envoyai un de mes boys chez les indigènes pour AU PAYS DES NAINS ET DES COLOSSES 121 s'y procurer une chèvre ; il no tarda pas à m'en amener une qui, par négligence, avait été laissée en pâture à l'entrée d'un village. Un quart d'heure s'était à peine écoulé que l'introu- vable chef arriva et aperçut l'animal qui, du reste, n'était nullement le sien ; il s'empressa de m'informer que c'était une des deux bêtes qu'il s'était proposé de me vendre. Quant à la seconde, je l'attends encore. J'arrivai un soir, sous une pluie battante, sur les premiers flancs des Mitumba. Je m'arrêtai dans un village, au grand étonnement de quelques indigènes surpris de mon arrivée par un temps aussi désagréable. Ici encore, ils s'éclipsèrent un à un ; je dus envoyer un messager afin de me procurer un guide pour le lendemain. Dans les chemins, de vieilles traces d'éléphants étaient nombreuses. Aux dires des indigènes, des hardes d'éléphants étaient visibles en cet endroit de la forêt. Chose extraordinaire, lorsqu'à l'aurore je fus prêt et que je demandai le pisteur qui devait me conduire, ce fut un Mam- buti qu'on me présenta. Assez âgé, de petite taille, comme la plupart de ses frères, l'œil vif, il fit assez bonne conte- nance en m'apercevant ; il me parut moins craintif que ses congénères déjà rencontrés. La matinée se passa en recherches vaines ; nous vîmes de petites empreintes fraîches d'éléphants sur quelques terrains découverts, où des buffles avaient pâturé durant la nuit. Nos pas nous conduisirent, vers midi, au village de Kokola, sur une ancienne route tracée par les Arabes — elle est aujourd'hui sans objet, — et reliant autrefois Béni à Irumu. Après trois heures de repos, je pris pour le retour un chemin différent de celui du matin. Après une demi-heure de marche, nous y découvrîmes des traces fraîches. Les empreintes des pattes d'éléphants étaient de moyenne dimension ; aussi me 122 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE mis-je à les suivre avec trois de mes hommes. Les autres me devancèrent afin d'arriver plus tôt au camp. Cinq minutes après avoir quitté le sentier, je trouvai des excréments encore chauds. Je ne pouvais être loin du but. Aussi, à cent mètres de là, je vis le pachyderme qui mangeait tranquille- ment. C'était une bête de taille moyenne et je me mis à l'observera l'abri d'un gros tronc d'arbre couché devant nous, à une vingtaine de pas. Le proboscidien laissait émerger de la végétation le sommet du corps et de la tête. Sa trompe se mouvait de tous côtés, cueillant de-ci, de-là des branches et des jeunes pousses. C'est un organe des plus délicats, princi- palement au toucher, et la bête semble avoir conscience de sa grande utilité ; il s'en sert avec soin. Je me hissai difficilement sur le tronc qui était plus haut qu'un homme. C'est avec peine que je parvins à m'y tenir en équilibre et cependant, je ne pouvais tirer en demeurant à terre. Je m'y tins agenouillé de mon mieux tandis qu'on me passait ma 465. Le temps pressait. Je décidai d'envoyer le premier coup au cerveau ; si je le manquais, je logerais le second au corps. J'avais malheureusement compté sans le recul de ma carabine et, après le premier coup, je dégringolai de mon perchoir sans pouvoir placer le second. Je ne pus qu'entendre ma victime qui fuyait en poussant des barrits aigus de douleur. J'avais raté le cerveau ; aussi était-ce un éléphant perdu pour moi. Dans sa fuite à travers les lianes, il traversa le sentier indigène à quelques mètres des porteurs partis en avant ; c'est pourquoi ils prirent un pas de course plutôt accéléré et s'empressèrent de raconter, à leur arrivée au camp, que j'avais tué la bête. Grande fut leur déception lorsque je rentrai bredouille ; déjà, tous s'étaient vus posses- seurs d'au moins cent kilos de viande. Le lendemain, je me rendis de bonne heure en forêt. J'avais AU PAYS DES NAINS ET DES COLOSSES I23 marché deux heures sans trouver la moindre piste ; aussi, sans grand espoir, je m'assis pour me reposer. Mon guide, le Mambuti, me quitta pour continuer ses investigations. Comme, un instant après, une bande de singes défilait à une trentaine de mètres de moi, je leur envoyai deux coups de fusil de chasse et j'en abattis un. On venait à peine de me le rapporter que le Mambuti accourut m'annoncer qu'au bruit de la détonation, un éléphant vaguant à quelque cent mètres de là, s'était éloigné. Nous fûmes vite sur ses traces ; ses empreintes nous prouvaient qu'il était plutôt de taille au-dessus de la moyenne. Nous ne tardâmes pas à le rejoindre, car il n'était pas allé bien loin et s'était arrêté pour manger, pelant très adroitement l'écorce des branches qu'il mâchait afin d'en extraire la sève. Il se tournait lentement à droite et à gauche, mais j'attendis qu'il se présentât de front. Ne pou- vant trouver un arbre qui me convînt pour m'abriter, j'avais choisi, au préalable, pour m'y tenir, l'intersection de deux chemins. Je pouvais fuir de l'un ou de l'autre côté en cas de charge. Une dizaine de mètres me séparaient du pachyderme ; épaulant ma 465, je lui envoyai une balle au-dessus des derniers plis de la trompe, ce qui eut pour résultat de le jeter sur le ventre et il ne bougea plus. Comme par tous les coups au cerveau, la bête avait été foudroyée. Après un instant d'immobilité et lorsque je fus certain que toute vie l'avait quittée, je m'en approchai : c'était un jeune mâle aux pointes médiocres dont, certes, je ne poivvais trop me glorifier. Quoique j'eusse pénétré sur le territoire congolais depuis près de quatre mois et demi, c'était le premier éléphant africain que j'abattais, bien que j'en eusse rencontré à plusieurs reprises. Je me promis, pour le suivant, de le choisir de plus grande taille. Un filet de sang coulant de l'oreille gauche, m'apportait 124 --^ TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE la certitude que la balle avait bien atteint le but. Le Mambuti et les autres nègres s'extasièrent fort devant ce tout petit trou qui apparaissait dans la peau et qui avait pu causer la mort subite d'un animal d'une telle taille. Inutile de dire que mille commentaires aussi bruyants que variés s'échangèrent pendant que les hommes présents découpaient immédiate- ment la trompe pour l'emporter, afin de ne pas devoir attendre jusqu'au lendemain pour manger de la viande. La pluie qui se mit à tomber nous ramena au camp d'un pas rapide. Le jour suivant, toute la bande alla procéder au dépècement et je fis boucaner, dans un village, cette viande dont les hommes se délectaient, ainsi j'évitai l'odeur infecte qui se dégage de la chair avariée. Si les nègres mangent n'importe quelle partie de la bête, les Européens qui sont réduits à s'en nourrir et dont les goûts sont évidemment plus raffinés, pré- fèrent le cœur, la trompe et les pieds qu'ils préparent souvent suivant des recettes indigènes. La graisse des pattes est uti- lisée pour la cuisine. Pour ma part je n'ai jamais goûté de toutes ces choses ; mon estomac ne me permettait pas de semblables fantaisies et la faim heureusement ne m'}^ a jamais contraint. Durant près de quinze jours que je passai encore en forêt, j'eus continuellement l'occasion de rencontrer des éléphants ; il était rare de chasser durant une journée sans en voir. Mais c'étaient très souvent des bêtes jeunes et isolées, ce que je ne m'expliquais pas car, suivant leurs habitudes, ils vivent en troupeaux. Trois jours après avoir tué mon premier éléphant africain, j'en abattis un second. Il s'était arrêté dans un endroit assez découvert, encombré de troncs d'arbres. Au moment où je l'aperçus, il marchait lentement. En s'arrêtant il tourna vers moi son arrière-train et je lui logeai une balle 465 un peu AU PAYS DES NAINS ET DES COLOSSES I25 au-dessous de l'entrée de l'oreille ; j'étais derrière un arbre, à une dizaine de mètres à peine, mais bien abrité. L'animal tué net s'effondra comme le premier, en faisant un bruit sem- blable à un énorme ballot tombant dans la boue. Avant de le rencontrer, j'en avais suivi un plus petit qui s'était alarmé à notre approche et qui, nous laissant approcher à une cinquan- taine de pas, continuait sa route aussitôt que quelque son suspect lui révélait notre présence. Ceci pour prouver que, quoique l'on dise, l'ouïe de l'éléphant est très fine. S'il se laisse souvent approcher malgré le bruit qu'on mène c'est probablement par':e qu'il est très inattentif ou distrait. Cette poursuite n'avait qu'une raison : c'était de nous amener sur une autre piste, mais ce fut inutile. Je découvris ma seconde victime par hasard, sans l'avoir cherchée à la trace. En rentrant, je tuai trois singes (i), dans une bande très nombreuse de colobes qui, tout comme les habitants, s'enfuyaient à ma vue. Le lendemain, encore fatigué des marches de la veille, je ne partis que vers 9 heures du matin, décidé de ne pas pro- longer ma promenade et de rentrer avant midi. Le Mambuti m'avait quitté et ce fut sous la conduite d'un homme qui ne connaissait pas le pays, mais qui avait une certaine expé- rience des éléphants que je me mis en route. Après deux heures de recherches vaines et voyant peu de traces pour la plupart anciennes, je songeai au retour ; mais afin de m'occuper, j'abattis quatre singes dont les dépouilles devaient être ajoutées à celles de mes collections déjà d'une certaine impor- tance. J'avais à peine ficelé les singes sur le dos de mes hommes qu'un orage très violent éclata. Je rengainai mes (i) Voir photographie n° 32. 126 A TRAVERS l' AFRIQUE ÉQUATORIALE carabines, et enveloppé dans mon imperméable, je me mis à marcher d'un pas accéléré en parcourant de vieilles pistes. Les plantes ruisselantes qui encombraient les sentiers nous inondaient le visage et m'obligeaient à foncer tête baissée, me guidant d'après les pieds de l'homme qui me précédait. Une pluie torrentielle nous arrosait sans relâche. Le nègre marchait devant moi, à un mètre de distance lorsque, brus- quement, il se retourna et, revenant sur ses pas, me bouscula rudement en murmurant au passage : « Tembo », ce qui fit faire demi-tour à ceux qui me suivaient. Levant la tête, je me trouvai devant un éléphant qui, apparaissant de dos, se tenait immobile à six pas à peine. Devant cette rencontre tout à fait inattendue, je fis volte-face avec presque autant d'empressement que les nègres, mais je fus vite revenu de mon étonnement. Je m'arrêtai quelques mètres plus loin et saisis une de mes carabines ; mais le temps de sortir l'une d'elles de sa gaîne et l'animal avait fui. Je pus, en me retour- nant, le voir disparaître et, fait étrange, pour ce faire, l'animal revint sur nous puis, obliquant à notre droite, il disparut dans la végétation épaisse. En m'approchant de l'endroit d'où il partit, je compris pourquoi il changea de direction. Arrêté devant un tronc d'arbre qui lui barrait la route, il s'était laissé approcher quoique nous ne prissions aucun ménagement pour amoindrir le bruit de nos pas. Il était présumable que le ruissellement de la pluie ne lui permit pas de percevoir la nature des frois- sements qui avaient certainement dû lui parvenir avant qu'il ne prît la fuite. Je suivis immédiatement ses traces malgré la pluie persistante, avec l'intention de revenir rapi- dement si l'animal prolongeait sa course. i\Iais je me laissai entraîner ; ce ne fut qu'après deux heures de poursuite inutile que je songeai à l'abandonner. Je ne pouvais songer à retour- AU PAYS DES NAINS ET DES COLOSSES I27 ner vers les nègres laissés en arrière ; je n'étais accompagné que d'un homme et je ne comprenais rien à ce qu'il bara- gouinait ; il put comprendre, lui, que mon désir était de ren- trer au plus tôt et que j'avais grand'faim. Dès lors je ne m'in- quiétai plus des autres noirs et je me mis à suivre mon guide qui me fit parcourir les mille sentiers d'éléphants qui se croisent et s'entrecroisent, et font de la forêt, par leurs lacis, un véritable labyrinthe. J'avais confiance en lui, un nègre s'égare rarement. A la longue, je finis cependant par m'aper- voir que nous avancions tout à fait au hasard. Le ciel très couvert nous empêchait de nous orienter, et j'avais oublié ma boussole. Je n'avais plus de montre depuis longtemps ; elle ne m'aurait, d'ailleurs, été d'aucune utilité. Je me rendais compte de mon état de fatigue ; mes jambes fléchissaient sous moi et mon estomac exigeait le pain quotidien. Me fiant à ces indices-là, je pouvais certifier que midi avait sonné depuis longtemps. Je m'étais arrêté un instant pour me reposer quand, non loin de moi, je perçus des froissements dans le branchage, puis une sorte de ronronnement que connaissent bien les tra- queurs d'éléphants. Ce bruit dénote, chez l'animal, l'étonne- ment, l'inquiétude ou la peur ; il est provoqué par l'expiration par la trompe et le chasseur discerne facilement le genre de gibier qui se trouve à proximité quand il perçoit ces petits ronflements. Des bruits provenant de l'estomac ou de l'intestin sont entendus parfois, mais plus faiblement. Je pris donc ma 465 chargée de balles lisses et, sans bruit, je me glissai sous bois dans la direction des animaux ; il y faisait si sombre que je ne voyais quoi que ce fût à une vingtaine de mètres de moi. Je pus, à un certain moment, distinguer près de moi une bête dont la hauteur ne dépassait pas celle d'un buffle ; elle avançait lentement, nullement inquiète. Je crus que je 128 A TRAVERS l'aFRIQUE ÉQUATORIALE m'étais trompé sur la nature du bruit perçu et que, par hasard, j'avais affaire à un buffle. Je substituai rapidement aux balles lisses des projectiles à pointes en plomb, mais le temps d'exécuter cette opération et la bête avait disparu. J'interrogeai le nègre qui se tenait derrière moi, mais il ne pouvait préciser. Changeant à nouveau mes cartouches, je continuai à m'avancer lorsque j'arrivai à l'entrée d'une petite clairière. Sur l'herbe on distinguait aisément les traces des pattes d'un gros éléphant. A une quinzaine de pas, j'aperçus une trompe qui secouait vigoureusement les branches. La partie \'isible de cet organe était de fortes dimensions. Parce qu'elle me semblait peu éloignée du sol, il n'était pas impossible que la bête fût dans un ra\in ; aussi, profitant du moment où elle me montrait l'un de ses yeux qui bougeait avec lenteur et calme, et quoique je n'eusse pas, à proximité, d'arbre pour m'abriter, je tirai rapidement, visant un peu au jugé, dans l'espoir d'atteindre la tempe située derrière l'or- bite ; je réservai mon second coup en cas de charge. Immédia- tement après la détonation, la tête disparut dans la verdure et brusquement, d'une façon inattendue, sortit de cette végétation, un peu à droite de ma cible, une énorme éléphante flanquée de deux rejetons. D'un pas accéléré, elle marcha dans ma direction. Je crus qu'en m'apercevant elle change- rait de chemin, mais elle n'en fit rien ; la trompe levée, les oreilles quelque peu écartées, elle vint droit sur moi. Il fallut que l'un ou l'autre se déplaçât afin d'empêcher une rencontre. Aussi, étant encore épaulé, je lui lâchai, à 8 mètres, le second coup qui dut l'atteindre au défaut de l'épaule, mais pas assez grièvement puisqu'elle continua sa route ; elle était lancée, rien ne devait l'arrêter. Elle suivait le même sentier qui était aussi le mien et, afin de l'éviter, je n'eus que le temps de me jeter vers la gauche, à travers l'épaisseur de la forêt. Dans ma AU PAYS DES NAINS ET DES COLOSSES I29 fuite, je ne pouvais entendre si elle me poursuivait ; le bruit que je faisais en froissant la végétation ne me permettait pas de distinguer tout autre son et, pour comble de malheur, j'accrochais dans les lianes, pendant ma course, la carabine que je tenais de la main droite. Je n'eus pas un instant d'hé- sitation, je lâchai mon arme, ne pouvant songer à la dégager à temps et, délesté des cinq kilos de son poids, je poursuivis ma route de toute la vitesse de mes jambes jusqu'à un arbre de fortes dimensions qui me servit de rempart. Alors seulement j'osai tourner la tête, et chercher à voir où s'était arrêté le colosse. J'eus la surprise de voir arriver un des deux éléphan- teaux qui passa non loin de moi et qui mesurait à peu près i"i50 de hauteur. Plus il avançait, plus je contournais pru- demment le tronc de mon arbre ; je le regardais s'éloigner avec une certaine satisfaction, pendant que j'entendais un pachy- derme barrissant dans les environs. Ce fut à ce moment-là que je me demandai quel sort avait subi le nègre que j'avais derrière moi à l'instant où je tirai pour la seconde fois. Quit- tant mon abri, je parcourus encore une cinquantaine de mètres et je découvris un refuge sûr ; aussitôt je sifflai et mon guide ne tarda pas à me rejoindre. Il me fit un discours très compliqué agrémenté de grands gestes auxquels je ne compris rien. Je lui demandai d'abord d'aller reprendre ma carabine puis, rassemblant les quelques mots de Swahili de mon indi- gent vocabulaire, je l'enjoignis de me dire si l'animal était mort, ce à quoi il me répondit négativement, mais il me fit comprendre par ses gestes que la bête était là et qu'il l'avait vue. Cette réponse m'incita à croire que la femelle s'était arrêtée et m'avait cherché afin de se venger et les cris qu'elle poussa renforcèrent cette croyance ; aussi refusai- je catégo- riquement de le suivre car il me restait assez d'occasions de me faire écraser par un de ces proboscidiens. Et puis, pour- 130 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE quoi insistait-il tant puisque la terreur se lisait encore sur son \'isage ; sa face, noire d'ordinaire, avait pris une teinte grise qui témoignait suffisamment de la peur qu'il éprouvait. Il tînit par m'avouer qu'en fuyant, il avait perdu le couteau que je lui avais donné et qu'il désirait rentrer en sa possession. Ce couteau, un article de traite, valait bien cinq sous ; aussi ne pouvait-il se résoudre à abandonner un objet d'un aussi grand prix. Il préférait risquer la redoutable rencontre et il retourna le chercher. Après avoir examiné l'endroit où se tenaient les trois pach3'dermes avant que je n'eusse tiré, je compris la raison pour laquelle ils étaient revenus sur moi ; comme l'éléphant traqué le matin, ils étaient entourés de toutes parts de troncs d'arbres couchés. Ces circonstances les avaient poussés à. revenir sur leurs pas. Le terrain étant partovit uniformément plat, je ne pus que conclure de ceci que j'avais tiré sur un des petits dont je n'avais aperçu que la partie naissante de la trompe, laquelle partie est de forte dimension. A mon retour au camp, je me fis expliquer par mon boy, qui parlait l'anglais, ce qui était advenu de mon guide après que j'eusse tiré sur la femelle. Je sus que, posté derrière moi et au lieu de m'imiter et de se jeter à droite ou à gauche dans la forêt, il s'enfuit en suivant le sentier par lequel nous étions arrivés et par où les éléphants s'échappèrent. Il fut vite rattrapé et, se voyant perdu, il chercha un refuge derrière un arbre. La femelle, dans son élan, passa à sa gauche, tandis que l'un des petits qui l'accompagnaient, passait à sa droite. C'est peu après qu'il vit les deux bêtes s'arrêter ; la femelle blessée tomba tandis que, contrairement à ce que j'avais cm, ce fut le jeime qui, barrissant, se tint près de la mère terrassée. Aussitôt que le nègre m'entendit siffler, il vint me re- joindre et me raconta cette histoire que je ne pus comprendre AU PAYS DES NAINS ET DES COLOSSES I3I alors. Quand il alla à la rechc^rchc de son couteau, il s'aperçut que l'éléphante avait pu se relever et ne retrouva, à l'endroit de sa chute, cp'une grande -mare de sang. Si j'avais pu com- prendre le langage de mon noir compagnon, je serais, certes, retourné avec empressement pour achever la bête, bien que ce fût une femelle, car je pose en principe que si l'on commet une erreur dans son choix, et que l'on blesse non mortellement des animaux, tels que les éléphants, les buffles, les rhinocéros, il faut, si possible, les achever. Après avoir tiré la seconde fois, les circonstances m'avaient logiquement conduit à conclure que l'éléphante nous avait poursuivis, que ses barrits étaient la manifestation de sa rage, et qu'elle désirait assouvir sa terrible colère sur ses assaillants. J'avais donc eu raison de ne point me décider à la rejoindre. Lorsqu'après m'être remis de mon émotion, je continuai ma route, j'entendis des cris poussés par les porteurs qui, ne me voyant pas revenir, avaient essayé de me rejoindre et avaient en partie suivi mon chemin pour, cependant, s'égarer de nouveau. En entendant les deux coups de feu, ils prirent la direction des détona.tions. Leurs appels ne se percevaient encore que faiblement ; nous y répondions de temps à autre, tout en poussant vers eux. Nous ne marchâmes pas deux kilo- mètres ; mon chasseur qui me précédait avec mon Express refit demi-tour, comme le matin, et se sauva avec ma cara- bine : il venait d'apercevoir un autre éléphant qui se tenait immobile, à une quarantaine de mètres de nous. La toute récente aventure ne l'avait pas enhardi. Je dois avouer qu'en ce qui me concerne, elle avait passablement calmé ma fougue mais pas, toutefois, jusqu'à me faire fuir à la vue de l'un de ces animaux à cinquante pas. Cependant, sans carabine, je ne pouvais rien ; force me fut donc de rattraper le nègre et de lui prendre mon arme. Je le rejoignis non loin d'un endroit 132 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE OÙ un autre pachyderme devait se repaître ; les branches qui craquaient près de moi en témoignaient. Je ne m'occupai donc pas du premier, il n'était pas de forte taille, et je m'ap- prochai du lieu d'où venait le bruit que nous percevions. Je trouvai, à une vingtaine de mètres de là, une femelle et un éléphanteau ; ils soupçonnèrent ma présence car ils s'éloi- gnèrent presque immédiatement après que je les eus aperçus. Encore une fois, je continuai ma route ; nous finîmes par retrouver les autres hommes qui nous annoncèrent avoir, de leur côté, rencontré un gros mâle porteur de fort belles pointes. Je pensais que les arrivants allaient nous conduire enfin sur la bonne voie, mais ce fut en vain que je les interrogeai : tous répondirent qu'ils ne connaissaient pas le pays. L'après- midi avançant, nous accélérâmes le pas, allant tantôt à droite, tantôt à gauche. J'avais encore une certaine confiance dans la perspicacité des noirs ; je les savais très habiles à s'orienter ; mais je la perdis bientôt, cette confiance, nos marches et contre-marches nous éloignèrent, je crois du but. J'eus beau chercher au ciel la place qu'y occupait le soleil, afin de prendre une direction Est pour rejoindre le chemin indigène. Au- dessU? de ma tête, je ne voyais que de gros nuages gris qui, poussés par un vent d'ouragan, filaient à belle allure. Depuis le matin j'étais totalement mouillé, et la perspective de passer la nuit en forêt, sans feu ni nourriture, ne m.e sou- riait guère. Je me fâchai, tempêtai, menaçai : rien n'y fit. Un vieux s'obstinait à me répondre qu'il fallait être Mambuti pour s'y retrouver ; je ne pus, moi, que lui dire qu'il avait eu tort de me conduire en cet endroit puisqu'il n'était pas capable de me guider pour en sortir. Enfin, lorsque le jour baissa, en constatant que nos recherches étaient vaines, que les noirs ne prenaient pas une orientation bien arrêtée, je me prononçai pour celle qui me semblait devoir nous AU PAYS DES NAINS ET DES COLOSSES I33 conduire vers l'Est et, me mettant en tête de la colonne, j'avançai d'un pas rapide. Je craignais la rencontre d'élé- phants qui, dans l'obscurité, nous eussent écrasés, ou de léopards, hôtes sinistres, dont l'heure de maraude sonnait. J'en oubliai la fatigue et la faim qui m'étreignaient depuis midi. Je n'avais d'autre désir que de gagner le chemin avant la soirée. J'étais peu certain de ma route mais, m'étant guidé sur la lumière finissante de ce déclin de journée, lumière qui m'apparut plus vive dans la direction inverse de notre marche, j'espérais bien ne pas m'être trompé. La nuit était venue tout à fait, j'avançais difficilement et je commençais à perdre tout espoir, lorsque j'entendis un des hommes de la colonne s'écrier : « le chemin » ! Nous venions de le traverser sans nous en apercevoir ; malgré l'ombre, l'homme qui fermait la marche reconnut le sentier et nous épargna ainsi bien des ennuis. Il me fallut encore une heure pour regagner le camp. Saisissant un bâton par un bout, le guide prit l'autre bout et je le suivis ainsi à un mètre de distance. La nuit, et par un ciel couvert, les bois sont d'une obscurité invraisemblable ; aussi faut-il être nègre et marcher nu-pieds pour suivre ces étroits chemins enfouis dans la végétation. Les indigènes reconnaissent, au toucher des orteils, s'ils cheminent sur un sol foulé ou non. J'arrivai tard au camp; j'étais fourbu; j'avais marché pendant onze heures sans manger et avec une halte d'une "demi-heure. Voilà comment je m'en tins à mes projets du matin, c'est-à-dire, effectuer une promenade, rentrer avant midi et me reposer. Mes repos, en Afrique, furent souvent comparables à celui-ci. Je continuai la chasse les jours suivants, et je rencontrai, presque à chaque sortie, des éléphants et des singes. C'étaient les deux seuls mammifères visibles dans cette forêt inextri- cable. Dans les montagnes, les arbres plus espacés qu'aux 134 A TRA\'ERS L AFRIQUE EQUATORIALE environs de la Semliki, permettaient de tirer à plus longue distance. Nombreux étaient les terrains découverts, de faible superficie, dépourviis de grands arbres ; en général, ces petites clairières étaient encombrées de plantes très serrées, de tiges dépassant parfois trois mètres de hauteur, le long desquelles s'étageaient de grandes feuilles. Cette végé- tation rendait la chasse plus dangereuse, surtout quand les péripéties d'une poursuite jetaient les proboscidiens dans semblable futaie. Le surlendemain de ma promenade de durée si imprévue, je trouvai, après avoir suivi durant une heure et demie de très grandes traces, un éléphant qui vaguait paisi- blement dans un gros bouquet de ces plantes grasses. Plutôt que d'y pénétrer, je préférai attendre qu'il en sortît. Lente- ment, sa tête apparut, mais je ne pouvais la distinguer que confusément. Je me tins immobile contre un arbre, comptant sur la moindre occasion pour tirer. Changeant de direction, l'éléphant marcha vers moi. Quand, enfin, il parut entière- ment, je m'aperçus qu'il était d'une taille phénoménale ; jamais je n'avais vu une bête de cette grandeur et je n'en ai jamais revu (i). Il me semble encore le voir avancer dans ma direction, ouvrant et rabattant ses oreilles démesurées (2), a\ ec ses énormes pointes blanches entre lesquelles se mouvait une trompe qui, bien que sensible, ne parvenait pas à déceler l'ennemi à vingt mètres d'elle. Jamais un animal ne m'avait donné une impression de force et de puissance aussi formi- dables. Gravissant avec lenteur une déclivité du terrain, il arriva à une quinzaine de mètres de moi. Déjà j'avais épaulé ; (i) Les plus grands éléphants ne dépassent pas 3ni8o de hauteur ; de telles bêtes pèsent approximativenaent 7000 kilogrammes. (2) On a tué des éléphants d'Abyssinie dont les oreilles atteignaient jusqu'à in»8o de hauteur. AU PAYS DES NAINS ET DES COLOSSES I35 désireux de placer mon premier coup avec précision, je m'ap- puyai contre l'arbre. Mon arme qui était lourde m'obligeait à employer ce moyen pour tirer avec justesse. J'avais derrière moi mon chasseur tenant une 10.75 ^ /^ et un indigène portant une 405. J'étais ému, non pas que j'eusse peur, mais l'incertitude de vaincre ce géant me lit battre le cœur à coups précipités. La bête se présentait de front, mais l'obscurité m'empêchait de distinguer les derniers plis de la trompe. Je dus choisir comme repère la hgne fictive joignant les yeux au-dessus de lacïuelle je devais viser. Lorsque, de ma première balle, je vis choir le colosse sur les genoux, j'eus un moment de grande satisfaction, j'avais bien touché le cerveau, il me semblait voir, déjà, la bête inerte, couchée sur le ventre, mais par malheur, cette chute s'inter- rompit. Le colosse se ressaisit, se releva et fit volte-face... Au moment où je plaçai, je ne sais où, la seconde balle, un coup de carabine partit si près de mon oreille droite que j'en restai à moitié assourdi. Le nègre imbécile, porteur de ma 405, profitant de ce que mon attention était entièrement dirigée vers mon colossal sujet, avait armé la carabine et, l'épaulant au moment où le pachyderme se relevait, il fit feu en me pla- çant le bout du canon à quelques centimètres de la tête. Il m'avoua, par la suite, qu'avant ce coup intempestif, il n'avait jamais fait usage d'une arme semblable ; il avait vu, les jours précédents, comment les projectiles étaient introduits dans l'arme et où l'on poussait pour déclencher la gâchette. Aussi trouva-t-il l'occasion très opportune de se servir de ses con- naissances. J'eus beau suivre les traces sanglantes du blessé, je ne pus le retrouver et, pour comble de malheur, la pluie qui se mit à tomber effaça tout ce qui pouvait me guider. Aussi ne pûmes-nous songer à reprendre nos recherches le lendemain. 136 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE Il faut être chasseur pour se rendre comp+e du désappoin- tement que cause un pareil insuccès ; il est désolant de voir échapper semblable trophée alors qu'on avait déjà la quasi- certitude de le tenir. J'eus l'impression d'avoir commis une erreur. N'ayant pas considéré que la tête de la bête n'était pas au niveau que j'occupais, il est probable que la balle l'atteignit au-dessous du cerveau. C'est au tireur à tenir compte du niveau qu'occupe l'animal par rapport à lui. Le cerveau, point Milnérable, est si petit dans un crâne si grand que le tir doit être précis et le visé réfléchi. Trouvant la région giboyeuse, je continuai à y chasser. Un matin que j'étais monté sur un petit arbre afin d'observer un éléphant qui, enfoui dans les lianes, mangeait et s'obsti- nait à ne pas en sortir, j'eus une alerte assez vive. A AÏngt mètres de moi, je regardais sa trompe mouvante émergeant de la végétation et secouant les branches d'où se détachaient les graines ou quelques fruits préférés. L'éléphant les ramas- sait un à un, quand, tout à coup, je ne sais pour quelle raison, il s'avança rapidement vers le petit arbre dans lequel je me tenais. Me croyant découvert, il ne fallut pas m'inviter à en descendre ; d'un bond, je fus à terre et, quoique tombant lourdement, je me relevai avec une légèreté qui tint du prodige. Le pachyderme, très effrayé de ma chute, fit demi-tour et s'en fut à la recherche d'un lieu plus tranquille pour 3nnéditer, peut-être, sur l'étrange créature qui se laissa choir d'un arbre avec tant de célérité. Si les éléphants étaient nombreux, les porteurs, par contre, étaient bien rares. Je dus faire moi-même cinq heures de marche pour réunir la moitié des hommes qui m'étaient nécessaires. Je décidai d'avancer vers Béni en scindant le transport. Je fus m'installer à deux heures et demie de mon camp, dans un petit village qui m'avait procuré la presque AU PAYS DES NAINS ET DES COLOSSES I37 totalité de mes nouveaux porteurs. Je fis venir trois Mambuti sous la conduite desquels je partis en chasse le lendemain dès l'aube. Je tuai un fort bel éléphant, exactement une heure et demie après mon départ ; il était à peine éloigné de onze mètres lorsque je tirai ; je l'atteignis au cerveau d'une balle de 465. Sortant d'une végétation à hautes tiges, il -vint s'arrêter devant moi ; je m'avançai rapidement et, lorsque je jugeai la distance convenable, je lui envoyai un projectile de ma grosse carabine, à cinq centimètres environ au-dessus de la ligne des yeux. Le résultat fut instantané ; quand je m'approchai, je vis que je venais de réussir un joli coup : j'avais abattu un gros mâle porteur de fort belles pointes qui ne m'avaient pas parues si grandes. Ce fut un des plus gros éléphants que je tuai au cours de mon voyage (i). Lorsque les défenses furent enlevées, je les mesurai : elles avaient plus de deux mètres de longueur. Aussi cette opération fut-elle très laborieuse. Les hommes coupèrent la trompe le plus près du crâne. Quatre d'entre eux la traînèrent à l'écart puis, à l'aide de leurs couteaux, ils dépouillèrent la partie antérieure de la tête de la peau, des chairs et de la graisse. Les plus vigoureux, à tour de rôle, s'armant d'une hache, se mirent à frapper à coups redoublés sur les emboîtures osseuses de la mâchoire supérieure, dans lesquelles les incisives ne sont retenues que par l'élasticité des alvéoles qui les enserrent sur près d'un tiers de leur longueur totale, et dans lesquelles les dents se prolongent presque jusqu'au sommet du crâne. Il fallut plus de deux heures pour retirer une seule pointe. La partie creuse inté- rieure de la défense qui, chez les femelles, n'occupe qu'un tiers seulement de la longueur de l'incisive, s'étendait comme Voir photographie n^ 31. 138 A TR.WERS l' AFRIQUE ÉQUATORIALE chez la plupart des mâles sur les deux tiers de la totalité de la dent et était remplie par une longue carotte de moelle qui épousait parfaitement la forme de la cavité. Les pointes de l'éléphant sont composées de couches coniques s'adaptant les unes dans les autres ; les intérieures sont les plus récentes et leur nombre augmente avec les années. Il a été tué des femelles dont les incisives atteignaient presque 25 kilos, tandis qu'une pointe de mâle, achetée par le British Muséum pour la somme de 8750 francs, mesurait 3"^i2 de courbure extérieure, 21^49 en hgne droite, d'une extrémité à l'autre ; son plus grand diamètre était de 21 1/2 cm ; elle pesait 103 kilogrammes. Mais des poids et des dimensions tels que ceux-ci doivent être considérés comme exception- nels. Les chasseurs qui demeurent longtemps sur place, laissent parfois pourrir la tête. Une fois les chairs corrompues, ils en font sortir les dents par une \'iolente torsion et une traction. Mais c'est un procédé toujours hasardeux étant donnée la maraude des bons noirs : quatre jours suffisent pour se voir dépouillé de son ivoire. Je n'ai jamais eu recours à ce pro- cédé ; je ne l'aurais employé qu'en cas de pénurie d'outils tranchants. Le jour suivant, je tuai encore un assez bel éléphant. J'avais quitté mon camp à quatre heures de l'après-midi, sans grande conviction de succès. Vers six heures, j'aban- donnai, à cause de l'obscurité, une piste que je suivais depuis vingt minutes, et je rencontrai l'éléphant, par hasard, à peu de distance du lieu où j'avais cessé mes recherches. Je m'en approchai à une dizaine de mètres, mais comme il demeurait la tête et l'avant-corps protégés par un gros arbre, j'eus un moment l'intention de m 'approcher de ce végétal pour tuer la bête à bout portant. Mais je renonçai à mon idée, la dis- FORÊT EQUATORIALE — ENVIRONS DE BENI Photo de l'auteur. 32. — KOKOLA. COLOBES TUÉS EN FORÊT Photo de l'auteur. 33. — MOËRA. MAMBUTI RENTRANT DE LA CHASSE André Pilette. A travers l'Afrique Éqiiatoriale. AU PAYS DES NAINS ET DES COLOSSES I39 tance me séparant d'elle eut été par trop courte. Elle eut eu des chances de me sentir et, de plus, je n'occupais pas, ainsi, une position favorable pour l'atteindre au cerveau. Et puis, ce qui donnait à réfléchir c'est qu'en cas d'insuccès, je riscjuais une terrible partie. La nuit tombante rendait la forêt si sombre que j'eus la crainte de ne pouvoir tirer avec précision. J'ignore si le pachyderme eut le pressentiment de mon inquiétude, toujours est-il qu'il se décida à sortir de sa cachette et vint, de trois quarts, dans ma direction. Aussitôt, je lui envoyai au cerveau une 465 lisse qui le fit choir sur le ventre. Il resta un instant le cou tendu comme s'il se reposait. Croyant à un étourdissement, j'allais lui décocher une seconde balle, lorsque la tête vint prendre appui sur les pointes puis, lentement, la bête roula sur le côté en raidissant les pattes. Je m'en approchai et je m'aperçus que le flanc se soulevait à inter- valles réguliers. Je lui logeai alors une 405 à la tempe mais les battements continuèrent. Le sang qui s'écoulait par la trompe, la bouche et une des oreilles m'apportait la certitude que le cerveau avait été touché. Je mis la main sur le bas du thorax, et je constatai que le cœur battait encore malgré la mort certaine de l'animal. Je profitai de ce fait pour me rendre un compte exact de l'emplacement de cet organe chez les éléphants. Je restai quelques instants auprès de la bête dont le cœur battait toujours ; aussi je n'attendis pas que ces battements prissent fin; il se faisait tard et la nuit, proche déjà, me fit prendre le pas de course vers ma tente. Du reste, je ne savais pas à quelle distance je m'en trouvais et je fus très étonné d'y arriver six minutes après avoir quitté ma victime. Mes boys avaient parfaitement entendu les détonations, mais ils avaient cru, étant données la dis- tance et l'heure, que des singes payaient de leur vie le prix de ma poudre. 140 A TRAVERS L AFRIQUE EQL-ATORIALE Comme je ne pouvais demeurer indéfiniment en forêt à chasser l'éléphant, alors que j'allais rencontrer de ces ani- maux en nombre considérable, principalement dans les plaines du Nord du lac Albert-Edouard, je m'acheminai vers Béni. Avant de partir, je fis venir les trois Mambuti pour leur laisser à chacun un cadeau. Je leur donnai quelques colliers de perles et des étoffes. Si les perles aux couleurs vives leur plurent, les tissus ne semblèrent pas leur causer une grande satisfaction ; ils les prirent cependant et s'en allèrent chargés de leurs trésors. L'après-midi, à plus de quatre heures de l'endroit où j'avais fait ma distribution, je trouvai un indi- gène porteur d'une étoffe très ressemblante à celle que j'avais offerte à l'un des Mambuti. Il résultait des renseignements pris, que ce nain noir était venu échanger cet article, qui ne lui plaisait guère, contre un autre objet qui le tentait depuis longtemps. Il était donc accouru au plus \àte conclure ce marché. Plus j'approchais de Béni, plus les ]\Iambuti devenaient familiers. Chez ]\Ioëra, ils \'inrent de leur propre mouvement m'engager à aller chasser l'éléphant. Un jour que nous ren- trions d'une promenade infructueuse, ils me conduisirent dans un de leurs villages ; ils y étaient très nombreux : j'en comptais de cent à cent vingt, hommes, femmes et enfants. Je leur consacrai toute une journée. Arrivé le matin, je ne rentrai que le soir ; et je passai mon temps à les photo- graphier (i) et à les étudier. Il était si rare de pouvoir s'entre- tenir avec ces pygmées, de les interroger, afin de connaître leur genre de vie vraiment extraordinaire et, peut-être, unique au monde. Lorsqu'ils surent que je n'appartenais pas à l'État, que je n'étais qu'un passager, ils se rassurèrent et. (i) Voir photographies n°^ 33, 34 et 35. Sij I 'S p o H 2; w < w :^ (/) w H <: I— I H P m AU PAYS DES NAINS ET DES COLOSSES I4I petit à petit, ils me firent des confidences. Ils m'exhibèrent leurs armes en ayant soin, au début, de n'apporter que les vieilles lances ébréchées et des flèches non-empoisonnées. Sur mes instances, ils finirent par montrer tout ce qu'ils possédaient. Je voulus mettre leur adresse à l'épreuve, et attachant par la patte un gros poussin qu'ils m'avaient offert, je plaçai l'un d'eux à cinq mètres du volatile et lui demandai de toucher cette cible à l'arc. Il hésita d'abord, trouvant que sacrifier un poulet pour si peu était une grosse dépense, et il me fit remarquer que s'il l'atteignait, l'oiseau en mourrait. Quand je lui eus fait comprendre que ceci n'avait aucune importance, il visa, mais il n'avait pas bandé Tare qu'une autre pensée lui traversa le cerveau. Laissant retomber son arme, il me demanda s'il aurait l'obligation de m'en offrir un second s'il venait à le transpercer. Je lui répondis négativement et lui promis, au contraire, quelque présent s'il l'abattait du premier coup. Il se remit à viser et envoya sa flèche dans le corps du pauvre poussin qui se mit à faire des bonds désordonnés ; alors le Mambuti s'en approcha et en retira la tige de bois. Je le fis recommencer à huit mètres, mais il fut moins heureux ; à deux reprises il manqua la cible ; enfin, à la troisième fois, le poulet reçut le coup de grâce. Je voulus alors lui faire jeter ses lances dans des arbres, mais il s'y refusa arguant qu'il allait détruire le fer de ses armes. Chez les Mambuti, la teinte de la peau n'est pas aussi foncée que celle de la plupart des autres nègres. Elle est d'un jaune- brun qui les différencie d'autres peuplades de chasseurs. On est admis à supposer que cette couleur est due au genre de vie qu'ils mènent sous une végétation des plus denses où n'arrivent que rarement les rayons du soleil. Ces nains sont de structure vigoureuse et la musculature, chez la plupart, 142 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE est forte et bien développée. L'expression de leur lace est toute de vivacité ; ce qui les caractérise sont leurs grands yeux intelligents ; car on peut souvent reconnaître un Mam- buti à son regard. Ce qui apparaît surtout chez eux, c'est leur petite taille ; quoique certains atteignent celle de nègres d'autres races, la plupart sont d'une hauteur en-dessous de la moyenne et je crois pouvoir citer i"i40 pour la généralité des adultes (i). Ceux de i'^30 ne sont pas rares et des hommes bien proportionnés pèsent de 40 à 45 kilos. Comme vêtement, ils ne portent (]u'un cache-sexe a3^ant la forme d'un petit tablier fait d'un tissu fabriqué avec de l'écorce d'arbre. Ce vêtement rudimentaire est soutenu soit par une corde, soit par une ceinture en peau de bête, dont le pelage est ligné de blanc, ce qui prouve que les Mambuti vivent dans la région de l'Okapi et de la Bongo. Le bout de presque toutes leurs armes est empoisonné et cette matière graisseuse et jaunâtre qu'on y remarque agit rapidement, même sur les gros mammifères. Certaines flèches ne portent pas de métal à leur extrémité ; le bois est simple- ment taillé en pointe et passé au feu. A peu de distance de cette extrémité, on remarque une gorge circulaire qui rend cette pointe très fragile, car elle cède à la moindre flexion et reste dans la plaie de l'animal atteint, circontance qui permet au poison de produire immanquablement son effet. Les femmes Mambuti ne sont pas jolies et leur taille se rap- proche de celle des hommes. On leur trouve parfois, comme ornements, de petits anneaux de cuivre qui leur traversent les lèvres, et quelques coquillages ou des perles à la ceinture. Chez tous deux, les cheveux sont rarement taillés avec bizar- rerie et je n'ai jamais vu un représentant de cette race qui (i) Voir, photographie 11° 34. >T1 O H r^ (O c > H O 2 > < CD rîT> AU PAYS DES NAINS ET DES COLOSSES I43 portât des tatouages. Je pense, que, n'étant pas polygames, ils ont le respect de la femme d'autrui. Les mamans promè- nent leur bébé à califourchon sur la hanche comme le font en général les négresses, mais quand elles voyagent, au lieu de le charger sur le dos, elles le suspendent sur le côté à l'aide d'une courroie qui leur passe sur l'épaule opposée et sous le postérieur du nourrisson. Les enfants en bas-âge sont nom- breux ; mais je crois que la mortalité parmi eux est grande ; c'est, du reste, compréhensible étant donné leur genre de vie ; ils habitent des huttes de fortune qui résistent à peine à la pluie et qu'ils abandonnent à tout moment pour aller ve^s d'autres coins où ils rebâtissent leurs villages som- maires (i). Ils errent ainsi dans la forêt, ils n'en sortent jamais et vivent du gibier et de rapine. Ils ne cultivent pas et employent la presque totalité de leur temps à chasser. Ceux qui demeurent au camp forgent des armes pour les autres. Il semble qu'ils aient, chacun, leur spécialité et je leur ai entendu dire : moi je ne m'attaque qu'aux cochons noirs, tandis que mon frère ne poursuit que l'Okapi. Ils s'aident parfois de chiens, mais ceux-ci ne leur sont pas de très grande utilité, car ils chassent surtout à la vue et non d'après leur odorat qui est presque nul (2). Le chef Moëra me procura des porteurs en nombre suffi- sant et, pour m'assurer de ses sentiments les plus respectueux, il m'accompagna, le jour où je le quittai, jusqu'à une heure de l'après-midi. Après mon déjeûner il me fit, avant de s'en aller, de nombreux salamalecs ; c'était, à n'en pas douter, un homme charmant. (i) Voir photographie no 35. (2) Ces observations sur les Mambuti n'ont rapport qu'aux pygmées de la forêt des environs de Béni, leurs mœurs et coutumes pouvant, certes, varier d'une région à l'autre. 144 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE Je pris rapidement de l'avance sur mes porteurs et je m'arrêtai, vers la fin de l'après-midi, à deux heures et demie de Béni. J'attendis longtemps mes bagages et je commençais à m'inquiéter lorsque je \ds arriver un de mes boys, suivi de quelques femmes portant le strict nécessaire pour me per- mettre de camper. Mon serviteur me raconta qu'après m'avoir quitté, ce bon chef, cet homme charmant, exdtait ses sujets qui le croisaient le long de la route et les exhortait à déposer mes charges et de s'en retourner dans leurs villages. Il espé- rait sans doute n'avoir plus jamais à régler quoi que ce fût avec moi. C'était un bel exemple de fourberie ; ce défaut se retrouve fréquemment chez les nègres. Lentement, la forêt se fit moins épaisse, les arbres moins hauts, pour enfin disparaître complètement. Dès lors, ce fut le spectacle d'une végétation abondante, de hautes herbes à élé- phant que les indigènes dénomment en Swahili : « Matété » (i) . Le regard pouvait à nouveau s'étendre ; de temps à autre, du haut d'une colline, je distinguais très nettement la grande plaine qui, à perte de vue, s 'étend vers le lac Albert-Edouard ; elle était bordée à l'Est toujours par le Ruwenzori et, à l'Ouest, par la chaîne des Mitumba. La chaleur se faisait sentir d'autant plus vivement que le corps, après ce long séjour sous bois, était fait à la fraîcheur humide qui y règne constamment. Je restai une quinzaine de jours à Béni ; cette période saisonnière permettait au Ruwenzori de se découvrir presque chaque après-midi et de s'offrir sous un aspect merveilleux. Quand on fait le voyage de Boga à Kasindi, sa structure changea chaque pas, mais nulle partie massif n'apparaît plus (ij \'oir photographie n^ ici. AU PAYS DES NAINS ET DES COLOSSES I45 enchanteur et plus tentateur pour l'alpiniste, qu'à Béni. Si, dans ces régions, la nature a créé des paysages inou- bliables pour le voyageur, elle y a, par contre, placé une faune dont certains représentants, tels les léopards, ne prou- vent ni en faveur de sa prévoyance iii de sa bonté. Ces félins font des ravages continuels parmi les populations qui, déjà très éprouvées par la maladie du sommeil, se passeraient de ces sinistres rôdeurs. Dans l'espace d'une semaine, un homme et deux femmes furent tués. Les deux négresses furent enle- vées vers 8 heures du soir, dans leur hutte, par un trou que ces carnassiers y pratiquèrent en traversant les feuilles et les herbes qui recouvraient l'armature de bois de l'habita- tion. L'une des femmes fut emportée au loin, où on ne put en retrouver que quelques débris informes abandonnés dans la brousse ; leur autre victime fut laissée près de la paillotte et mourut le lendemain matin des lésions multiples dont son corps avait souffert. Ces redoutables félins tuent les indigènes, principalement dans les régions peu giboyeuses où ils trouvent difficilement leur nourriture. Journellement, ils s'attaquent au petit bétail des noirs et quand, durant une nuit, ils s'intro- duisent dans une bergerie, ils y tuent dix ou quinze bêtes plutôt, semble-t-il, par frénésie que par nécessité. Les léopards, que certains dénomment panthères, sont très répandus en Afrique ; ils y vivent sous diverses espèces que l'on ne différencie pas très nettement. Ce qui apparaît surtout, c'est leur taille variable, la grandeur et la disposition des taches de leur pelage ainsi que la teinte du fond de leur fourrure. Les mouchetés de petites rosaces très rapprochées sont les plus communs. Les plus grands léopards semblent provenir de l'Atlas marocain. On trouve des mâles qui atteignent 3^30 de la tête à l'extrémité de la queue ; les femelles ne dépassent 146 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE guère 2°^30. Leur poids maximum varie entre 65 et 70 kilos. Ils vivent un peu partout pourvu qu'ils trouvent de quoi se nourrir ; on les rencontre en plaine, en forêt épaisse et en montagne, même à des altitudes les plus élevées. S'ils se contentent souvent de viande pourrie, ils préfèrent cepen- dant se désaltérer de sang chaud. Suivant les contrées, leur nourriture varie ; en certains endroits, ils mangent des petites antilopes et des singes ; dans d'autres, plus giboyeuses, ils s'attaquent à de plus gros animaux et même aux buffles. Chez les indigènes, ils enlèvent des chèvres, des moutons, des veaux, des chiens et ils semblent préférer particulière- ment la chair de ces derniers. Ils abandonnent souvent la carcasse de leur victime à l'endroit où ils l'ont dévorée, mais parfois aussi ils hissent à 4 ou 5 mètres de hauteur, dans un arbre, des restes qui dépassent souvent leur propre poids afin qu'ils échappent aux autres félins. Lorsqu'ils y reviennent pour achever leur repas, ils observent attentivement les lieux avant de s'en approcher. Si quelque indice les avertit de la découverte de leur garde-manger, ils en font plusieurs fois le tour et ne se remettent au festin qu'avec la certitude qu'aucun danger ne les menace. J'ai entendu les indigènes prétendre que les léopards enlevaient des chèvres en se les chargeant sur le dos et qu'ils s'aidaient de leur queue pour les y maintenir. Certes, ils se servent de leur appendice caudal dans nombre de cas, et j'ai pu observer moi-même, dans un combat d'un léopard et d'une hyène, que le premier enroulait sa queue autour d'une des pattes de l'immonde Carnivore afin de l'amener à terre en le déséquilibrant par des tractions continuelles. Plus nocturne encore que le lion, il est excessivement rare de rencontrer le léopard à la clarté du jour. Il est très farouche. AU PAYS DES NAINS ET DES COLOSSES I47 sauvage et plutôt lâche, mais quand il est attaqué ou qu'il attaque, il est rusé et fait preuve d'une cruauté et d'une énergie peu ordinaires. La seule manière de le chasser avec succès, c'est à l'affût, mais il faut se tenir très tranquille car, au moindre bruit, il se sauve ; la battue donne aussi des résultats. CHAPITRE VI Les Plaines du Nord de l'Albert-Édouard La Semliki en plaine. — ■ Encore des éléphants. — Triplé de buffles. - — Le petit buffle roux du Congo. — Population décimée par la maladie du sommeil. — La Trypanosomose africaine. — ■ Sur un sentier inconnu. — • Belle chasse à l'éléphant. — Un mort qui s'évade. — Les innombrables kobs. ■ — • Abondance de probosci- diens. — Inondation du campement. — • Éléphante menaçante. — Capture et domestication de l'éléphant d'Afrique. La Semliki que j'avais retrouvée à Béni et que je devais longer presque continuellement jusqu'au lac Edouard oii elle prend sa source — je ne m'en écartai que peu pour me livrer à la chasse — n'est pas navigable en maints endroits. Une suite de rapides en amont et en aval de Béni empêche toute embarcation de monter ou de descendre son cours sans transbordement (i). En d'autres lieux, cette rivière, d'une largeur moyenne de 60 à 100 mètres, se resserre à un tel point qu'elle s'écoule dans des gorges rocheuses très étroites, si bien que les indigènes passent d'une rive à l'autre (i) Voir photographie n° 37. 150 A TRAVERS l'aFRIQUE "ÉQUATORIALE sur des ponts d'une seule portée construits avec des troncs d'arbres. D'un cours assez régulier et plutôt lent dans son ensemble, ses eaux roulent avec violence dans leur passage à travers les gorges et en corrodent lentement les parois rocheuses ; ces parois leur font un lit très profond en cet endroit. Un soir, un peu avant d'atteindre des rapides situés à une quinzaine de kilomètres en amont de Béni (i), mon attention fut attirée par des masses noires qui se mouvaient de l'autre côté de la rivière. Je n'eus pas de ^difficulté pour y reconnaître des éléphants. Ils marchaient lentement, en file indienne, foulant des herbes tout à fait rases. A la lunette, je les distinguais fort bien. J'eus un instant ren\ae de tra- verser le cours d'eau, mais il était impossible de trouver une pirogue et je dus les laisser s'éloigner, navré de ne pouvoir aller les examiner de plus près. Le lendemain, peu après le lever du jour, mon boy se risqua de me tirer de mon sommeil en frappant doucement à ma tente. Je lui demandai des explications ; j'entendis, dans mon assoupissement, sonner à mes oreilles « Mbogo buana» (des buffles, maître). Je fus \'ite debout, je m'habillai précipitamment et dix minutes s'étaient à peine écoulées que, déjà, j'étais en route. Un homme qui avait été puiser de l'eau à la rixàère avait aperçu dans le brouillard du matin, non loin de notre camp, quelques buffles revenant de s'être abreuvés et traversant un sentier. Je m'empressai de cher- cher leurs traces et m'engageant dans leur sillage, je me mis à marcher dans les herbes couchées sur leur passage. La brume légère rendait l'approche plus facile ; en général, les bêtes hésitent souvent à fuir lorsqu'elles ne distinguent (i) Voir photographie n° 37. •kj LES PLAINES DU NORD DE L ALBERT-EDOUARD 15I qu'imparfaitement. Je ne tardai pas à les rejoindre ; une soixantaine de mètres me séparant du dernier, je me prépa- rais à épauler lorsqu'il m'aperçut et, prenant le galop, il joignit les autres. A vingt ou trente mètres plus loin, ils s'arrêtèrent, comme dans l'appréhension d'un danger. J'en profitai pour envoyer une 465 au poitrail du dernier. Aussitôt les quatre buffles composant le groupe s'en furent à la course, tandis que j'adressais mon second coup à l'un d'eux. Ils disparurent rapidement dans la végétation. Je me mis à les suivre, anxieux de connaître le résultat de mon tir. Leurs traces nous conduisirent au bord d'un ravin de 60 à 80 mètres de largeur dont le fond était tapissé d'herbes à éléphant. Plus je m'approchais de la tranchée, plus je percevais des beuglements étouffés qui, bientôt, se turent. Sur la pente se voyaient de fortes traces de sang et, fait invraisem- blable pour un buffle présumé touché au flanc, des esquilles d'os y étaient également visibles. Peu désireux de m'aven- turer de ce côté à la suite des bovidés blessés, je me tins très tranquille sur les flancs du ravin, ne laissant émerger que ma tête du buisson qui me servait d'abri. Déjà mes regards fixaient l'endroit où les buffles avaient dû se réfugier. Suivant toute probabilité, l'un d'eux avait expiré dans le fond du vallon, non loin de mon refuge, mais je ne savais ce qu'étaient devenus les autres. Avaient-ils continué à fuir ou se tenaient- ils cachés dans cette végétation où l'œil exercé ne pouvait rien distinguer? A un moment donné, des plantes s'agitèrent ; je cherchai à apercevoir la bête qui venait de remuer. Je pris mes lunettes et j'eus la satisfaction de discerner, dans une petite éclaircie, la tête d'un buffle immobile. Je pus faci- lement me rendre compte de la position que devait occuper le corps du ruminant. Aussi n'attendis-je pas un instant pour envoyer, au juger, une balle 465. Brusquement, la tête 152 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE disparut dans les Matété qui se mirent à s'incliner et à cra- quer. Je compris que ces mouvements désordonnés des herbes étaient dus aux dernières convulsions de l'animal expirant. Bientôt tout rentra dans le calme le plus parfait et je ne bougeai plus, espérant que les autres bovidés s'arrêteraient à proximité de mon observatoire. Mes espérances ne furent pas déçues, je n'eus même pas à attendre. De l'autre côté du ravin, un buffle émergea bientôt ; il se mit à escalader lentement la déclivité. Je n'eus garde de me mouvoir avant qu'il ne se fût entièrement découvert ; alors je constatai une claudication qui ne pouvait être que le résultat de mon tir. La bête se déplaçait à trois pattes, péniblement. Ce buffle reçut à son tour im projectile de mon Express et, se cabrant de toute sa hauteur, il retomba en arrière dans la tranchée en écrasant les herbes drues dans lesquelles il disparut. Je crus qu'il avait été tué net, mais ses beuglements ininter- rompus attestaient le contraire et, bien que la voix du blessé finit par s'enrouer, une demi-heure après sa chute, il beu- glait encore. Ces cris me devinrent si insupportables que je me décidai, pour y mettre fin, à abandonner mon poste et mes prétentions au dernier buffle. Je me mis à traverser avec peine la végétation, un peu en amont, de façon à ne pas me rencontrer avec le sur\'ivant. Arrivé au versant opposé, je m'approchai du mourant. En tombant, il s'était renversé sur le crâne et la tête, prise sous le corps, imprimait au cou une douloureuse torsion. Comme les beuglements continuaient de plus belle, je m'empressai d'y mettre fin en lui logeant une 405 au cœur. Renonçant au projet d'abattre l'autre bête, j'allai à la recherche de mes victimes. Celle que je venais d'achever avait une patte antérieure qui ne tenait plus que par un liga- ment de peau ; le fémur avait été broyé par le second coup LES PLAINES DU NORD DE l'ALBERT-ÉDOUARD 153 de carabine que j'avais tiré à la course et qui avait porté sensiblement trop bas. Le deuxième buffle, que j'avais étendu raide mort, gisait non loin de ce dernier ; quant au premier, qui avait reçu une balle au poumon, il était venu mourir à l'entrée du ravin, parmi des hautes herbes, après une fuite d'une centaine de mètres à peine, distance qu'il avait parcourue entraîné par les autres. Tous trois étaient des mâles adultes, mais de petite taille, se rapprochant fort du petit buffle roux du Congo. Deux étaient presque noirs tandis que la peau du troisième était plutôt d'un brun foncé ; leurs cornes, de très petite dimension, n'étaient pas des tro- phées très prisés du chasseur. Leur forme différait d'une bête à l'autre. L'un des noirs portait des cornes couvrant complètement l'os frontal ; les pointes se rapprochaient l'une de l'autre, tandis qu'un autre noir et le roux avaient le milieu du front dégagé et les pointes toutes droites et paral- lèles l'une par rapport à l'autre. L'étude des buffles d'Afrique n'a guère été très appro- fondie jusqu'à nos jours ; on les a classés en quelques espèces différant plus ou moins les unes des autres. Il n'y a, certes, pas d'erreur possible pour le profane quand il compare les pointes formidables du buffle du Cap aux cornes minuscules d'un petit bovidé roux des forêts du Congo. Mais si quelques espèces apparaissent bien nettement au premier venu, la gradation existant entre les multiples sous-espèces qui les composent ne sont pas visibles pour tous, et il faut des con- naissances étendues de la question pour y distinguer* les dis- semblances minimes qui imposent le discernement au point de vue zoologique. On remarque des anomalies d'un buffle à l'autre faisant partie d'un même troupeau. Certaines régions sont peuplées d'espèces diverses et il n'est pas rare de rencontrer, au même endroit, le buffle du Cap et celui du 154 -^ TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE Congo. Il est peu probable, mais nullement impossible, qu'ils se croisent et donnent naissance à des sujets de races mêlées. Ainsi, on a vu des antilopes sauvages s'accoupler avec des chèvres paissant non loin des villages. Souvent, sur les buffles, des bizarreries ph3'siologiques m'ont frappé et j'en ai constaté certaines sur ceux que j'ai \ais morts ou que j'ai tués durant mon voyage. Cependant, on ne peut pas généraliser en ce qui concerne des observations faites sur un ou un nombre restreint de spécimens. Les petits buffles roux du Congo (Bos caffer nanus) , espèce à laquelle appartenaient mes trois victimes, attei- gnent à peine quatre pieds à l'épaule ; ils sont beaucoup plus svelte que les buffles du Cap, mais ils ont l'air beau- coup moins puissant. Leur couleur varie du roux au brun sale, cette dernière étant principalement \'isible chez les \ieux. Ils ont des poils courts et peu nombreux ; les mâles les ont un peu plus longs et, chez tous, ils disparaissent avec l'âge. Les cornes qui ne recouvraient pas, durant leur jeunesse, la partie frontale de la tête, gagnent en étendue vers leur base, lentement, avec les années, sans cependant atteindre les dimensions des bourrelets qui garnissent une partie du crâne du buffle de cafrcric ; chez les vieux, seul un petit espace sépare les deux cornes au milieu du front. Ces petits bo\ddés, quoique peu répandus, ne vivent pas en troupeaux considérables. Ils semblent fré- quenter de préférence les régions de végétation dense ; nombreux sont ceux qui vivent dans la forêt équatoriale, non loin de terrains découverts et à proximité de l'eau où ils peuvent s'abreuver. On leur a fait une réputation de féro- cité qui est fortement exagérée. Comme j'avais des invités à midi et au soir, ma chasse du matin \'int fort à point ; je pus leur faire manger du bœuf LES PLAINES DU NORD DE L ALBERT-EDOUARD 155 aux deux repas, ce qui leur fit grand plaisir, car ils devaient, comme moi, se contenter la plupart du temps de viande de chèvre et de poule. Désireux de chercher un bon terrain de chasse, je gagnai la rivière Taha qui m'avait été signalée comme très giboyeuse vers son embouchure. Si les antilopes y étaient nombreuses, les indigènes y étaient plutôt rares. On y rencontrait des vestiges d'anciens villages ; ceux qui comptaient encore quelques habitants offraient un aspect fort délabré. L'aban- don que l'on y constatait révélait, sans que l'on pût en déter- miner les causes, que quelque grande détresse s'était abattue sur cette contrée. Etait-ce, comme au sud du lac Albert, des guerres intestines, ou quelque cataclysme ignoré qui avait presque anéanti cette région? Rien de tout cela, mais un effroyable fléau qui, depuis tant d'années, fauche sans merci des populations entières ; le fléau surgit, sème la ruine et la mort, gagne chaque jour en étendue, tandis que les efforts tentés pour enrayer ses ravages restent stériles. Il s'agit, ici, de la maladie du sommeil. Elle ne tue pas, comme le cho- léra ou la peste, dans un temps relativement court ; la maladie du sommeil s'attaque sournoisement à ses victimes, elle les mine, les consume et lorsque les malheureux s'aperçoivent du mal qui les frappe, il est trop tard : le mal a fait son œuvre en sourdine, inexorablement, et fait d'une vie désormais limitée, une atroce et interminable agonie. Il faut avoir vu de près les effets de cette lamentable maladie qui décime la race noire depuis plus de dix ans. Des êtres décharnés jusqu'à l'état de squelette sont assis au seuil des portes ou couchés sur des grabats, dans l'attente de la mort qui ne les prendra cependant que lorsque tout à fait épuisés et anéantis. Le cerveau de ces condamnés retrouve, par intervalle, une luci- dité momentanée qui leur permet de se rendre un compte 156 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE exact de la fin atroce à laquelle le sort impitoyable les voue. Sous ses coups, hommes, femmes, enfants de tout âge suc- combent. Des familles entières sont décimées dans l'espace de quelques mois. Les parents laissent sans soutien des foules d'orphelins ; d'autres, dans des crises de folie passagère, leur font subir les plus odieux traitements. J'ai entendu, durant des nuits mortellement longues, hurler ces petits malheureux qui ne pouvaient se soustraire aux actes déments de père et de mère en proie aux hallucinations folles de leur effroyable agonie. L'air hébété, le visage grimaçant, de leurs 3''eux éteints, du nez et de la bouche, s'écoule un liquide \àsqueux ; telles apparaissent ces faces horribles sur des corps affreusement rabougris. Étendus sur une natte ou dans la poussière, ces spectres effrayants cherchent un peu de vie et de force en s'étendant sous un bienfaisant rayon de soleil. Souvent, leurs congénères les relèguent dans des huttes à l'écart, en les nourrissant à peine ; on les y voit ramper avec une indi- cible horreur. D'autres, plus expéditifs, abandonnent les malades à leur sort lamentable ou les perdent en pleine brousse où ils sont la pâture des fauves et des rapaces. Peut-être est-il utile d'ouvrir ici une parenthèse : le nègre est peu compatissant ; il ne s'apitoie pas sur les souffrances d'autrui ; si ses maux personnels le touchent, il est plus touché encore par les pertes matérielles qu'il éprouve. Tant qu'il croit pouvoir sauver sa femme, il la soigne, dans l'espoir de retrouver ainsi l'aide précieuse dont il exploitait à outrance le travail. Mais le jour où il la sait irrémédiablement perdue, il s'en désintéresse et la délaisse, affecté à l'idée qu'il l'acheta naguère à ses beaux-parents et que la somme versée constitue, pour lui, un mauvais placement. Le voilà voué au labeur tenace afin de se procurer les chèvres, les houes, les pots à LES PLAINES DU NORD DE L ALBERT-EDOUARD I57 bière, les étoffes et toute la série d'objets dont se composent les exigences de nouveaux parents qui ne marient leur fille que moyennant tel prix. Ces prix sont très variables et diffè- rent d'une région à l'autre, suivant la beauté, la santé et la force de la personne. Pour mieux dire, c'est une bête de somme, dont la valeur marchande correspond à la vigueur dont elle est susceptible. D'ailleurs, la possession de femmes est, pour le noir, l'indice de sa fortune. Les grands chefs en ont deux, parfois trois cents, tandis que le pauvre n'en a qu'une et quelquefois pas du tout. Quand un nègre parle de sa puissance, de ses propriétés, de sa fortune, il vous cite en tout premier lieu le nombre de ses femmes ; viennent ensuite ses vaches, ses chèvres, ses cultures, mais il vous montre bien à quel rang suprême de ses biens il place la ou les compagnes de sa vie. Quoique les premières constatations de l'existence de la maladie du sommeil ou Trypanosomose africaine remontent au début du dix-neuvième siècle ; elle n'a attiré, d'une façon toute spéciale, l'attention du monde colonisateur qu'au début du xx^, date vers laquelle des épidémies terribles ravagèrent de grands territoires. Elle a envahi, actuellement, presque totalement le bassin du Congo, qui est son centre d'évolution, s'étend sur le Haut Nil, remonte vers le Sénégal en longeant la côte occidentale de l'Océan Atlantique. Il semble que c'est surtout à la colonisation qu'il faut attribuer la propagation de ce terrible fléau. En effet, le fait de déplacer des masses d'hommes empêcha de localiser le mal. Tout prouve que des nègres contaminés l'ont répandu dans les contrées où ils passèrent ou séjournèrent. S'il est possible que la maladie puisse se transmettre, dans des conditions déterminées, par certains insectes piqueurs, il apparaît nette- 158 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE ment que, partout où elleséxàt, on rencontre, à de rares excep- tions près, une mouche qui porte communément le nom de Tsé-tsé, nom que l'on donne d'habitude à toutes les Glos- sines (i). Ces mouches se caractérisent par leur trompe horizontale grêle, renflée en un bulbe à la base, et à leurs ailes croisées sur le dos comme deux lames d'une paire de ciseaux. La tête présente deux larges palpes entre lesquelles s'abrite la trompe qui se compose d'ur appareil piqueur et suceur. La plupart des Glossines \dvent dans des régions humides, à proximité des rives des cours d'eau ; c'est principalement le cas pour celle qui nous occupe, la « Glossina paipalis)) (2), l'une des dix espèces connues actuellement. Elle affectionne l'ombre, se tient de préférence dans les bois et les buissons ; c'est à ce redoutable insecte qu'est due totalement, ou partiel- lement, la propagation de la Trypanosomose africaine. Son action est diurne et elle absorbe, au cours d'une succion, une fois et demie à deux fois son poids de sang (3). On la distingue des autres Glossines par les caractéristiques suivantes : en général, le corps a moins de douze millimètres de longueur ; à hauteur de la troisième paire de pattes, les cinq articles du tarse sont noirs ; sa couleur est foncée, ses antennes noires ; cntin, ce qui lui est tout à fait particulier, c'est qu'à la première paire de pattes, les deux derniers articles du tarse sont également noirs. La (' Glossina morsitans)^,k qui l'on a voulu faire remonter, en partie, les responsabilités du fléau, semble être considérée aussi, par nombre de savants, comme agent de transmission de la maladie du sommeil ; pour d'autres Glossines, on n'a pas encore pu préciser. (1-2-3) Voir planche 38. TRVPANOSOMOSE AFRICAINE 1,5/1 a ]eun I.5/I 4 après la succion (Glossina pal palis) Tsé-tsé FIÈVRE DES TIOUES femelle 2/1 mâle PALUDISME Kimputu (OniitJiodoriis mubata) FIÈVRE JAUNE 2/1 Anaphélinés femelle (Stegomyia colopiis) 38. — QLJELQUES INSECTES PROPAGATEURS DE MALADIES PARASITAIRES AFRICAINES André Pilette. A travers l'Afrique Équatoriale. LES PLAINES DU NORD DE l'ALBERT-ÉDOUARD I59 Il résulte, d'après de récentes expériences, que des « Glossina palpalisy^ ne sont susceptibles de s'infecter du « Trypanosoma gamhiense)), lequel est le microbe parasite déterminant la maladie, que dans la faible proportion de 2 % environ. Ces mouches ne deviennent infectieuses qu'environ dix-huit jours après leur repas sur un animal inoculé, et peuvent transmettre la maladie au moins pendant septante-cinq jours. L'évolu- tion du Trypanosome se poursuit dans l'intestin moyen et antérieur de la mouche ; il ne semble pas s'effectuer dans la trompe ni dans le proventricule. Chez l'homme, le « Try^a- nosonia gambiense)) peut se rencontrer dans le liquide céphalo- rachidien, le sang et le suc extraits des ganglions lympha- tiques des individus atteints. Presque tous les animaux, sauf de rares exceptions, paraissent sensibles aux Trypanosomes. Quoique la chose soit réfutée par certains, il ressort de preuves que si la « Glossina palpalis^y est l'agent principal de propagation de la Trypanosomose africaine, la maladie peut être communiquée par d'autres insectes, des puces, des punaises, des poux et surtout par des moustiques du genre i<.Stegomyiar> (i). Les arguments suivants montrent suffisam- ment que ces observations sont très fondées. On est parvenu à transmettre la Trypanosomose d'un animal infecté à un autre sain par la piqûre de « Stegomyia ». La condition néces- saire était que les piqûres se succédassent dans un espace très court. Dans une région où la apalpalisn était inconnue, un chef revint atteint de la maladie du sommeil et la transmit à ses femmes. On crut, tout d'abord, à la transmission par des rapports intimes et cette hypothèse eût été admise si l'on n'avait constaté que les enfants occupant la case des (i) Voir planche 38. l6o A TRAVERS l' AFRIQUE ÉQUATORIALE parents contaminés le furent également après quelques jours. En outre, cette propagation se localisait parfois dans une seule hutte de village ; on est donc admis à croire que, dans une même habitation, les aStegomyiay^ vont de l'un à l'autre individu, n'espacent leurs piqûres que de quelques instants et communiquent le mal dans de semblables conditions. La période d'incubation chez l'homme semble très variable ; elle peut être très courte, parfois de dix jours, mais elle peut quelquefois atteindre plusieurs mois ; cela dépendrait de l'or- ganisme plus ou moins propice dans lequel les Tr)^anosomes se multiplient. A la période d'incubation succède la phase d'invasion qui, à son tour, comporte des divisions au fur et à mesure que le parasite s'étend dans l'organisme atteint. On a divisé la maladie en phases distinctes et classé les différentes manifestations qu'en affecte le cours, mais il serait trop long d'exposer ce qui les caractérise. On a parfois obtenu une guérison au début de la maladie ; il serait même possible d'y remédier au deuxième degré, mais pour ceux qui se trouvent au dernier stade de la terrible affection, même si l'on parvenait à détruire chez eux jusqu'au dernier Trjrpanosome, ils succomberaient indubitablement, tant l'organisme a été altéré et ravagé par les parasites. Le diagnostic est parfois difficile ; il faut avoir recours successivement à l'examen du sang, puis de la Ijanphe extraite des ganglions superficiels et, enfin, du liquide céphalo-rachi- dien, avant d'avoir la quasi-certitude que l'on est ou non infecté. Divers produits médicamenteux ont été employés à la destruction des Trypanosomes dans le corps de l'homme; actuellement, aucun n'a donné de résultat décisif. Celui qui semble avoir rendu, jusqu'ici, le plus de services est un sel d'arsenic connu sous le nom d'Atoxyl. Il a ramené à la santé, LES PLAINES DU NORD DE l'aLBERT-ÉDOUARD i6i en quelques jours, des malades déjà éprouvés ; mais je crois qu'ils sont rares ceux qui, par la suite, n'ont pas succombés dans des rechutes. Des guérisons radicales ont été exception- nellement enregistrées, mais depuis que fut appliqué ce remède, on ne peut conclure que, même pour ces cas excep- tionnels, le succès soit définitif, puisque quantité de maladies microbiennes réapparaissent, chez nombre d'individus, après des années d'absence. Après quelques jours passés le long de la Talia et à son embouchure, je décidai de poursuivre ma route. Je n'y avais trouvé que des antilopes d'espèces peu variées. Leur chair composait la majeure partie de la nourriture de mes porteurs ; on se ravitaillait avec tant de diihcultés parmi cette popu- lation décimée, laquelle avait peine à cultiver suffisamment pour se nourrir elle-même, que je cherchai en vain quelque endroit plus favorable, mais je devais, par la suite, trouver encore plus de déniiment à proximité du lac Edouard. Peu après l'ancienne mission Saint-Gustave aban- donnée par mesure de prudence, je m'éloignai du chemin des caravanes qui mène à Kasindi. L'existence d'un sen- tier indigène qui, plus à l'Ouest, se dirige vers le lac presque parallèlement à la Semliki m'avait été signalée. Ne désirant pas m'y égarer, je fis demander un indigène connaissant le pays. Le lendemain à midi, il s'en présenta un et je ne l'interrogeai qu'au moment du départ. Il m'expliqua cju'il n'était jamais allé dans la région que je désirais parcourir, et lorsque je lui demandai pourquoi il se présentait à moi, il me répondit qu'il aurait pu m'indiquer le moyen d'arriver à Kasindi, mais que les autres directions lui étaient inconnues. Après des mouvements de colère que je ne sus maîtriser, après l'avoir accablé d'épithètes peu flat- 102 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE teuses, je pris résolument la tête de la troupe, sans guide, et m'engageai sur un petit chemin qui, m'avait-on dit, condui- sait au village de Lisasa. Un croisement se présenta, c'était infaillible. Après quelque hésitation, je pris le sentier qui se dirigeait vers un énorme mamelon assez éloigné de moi et situé au milieu de la plaine, et je ne tardai pas à me rendre compte de mon erreur ; je ne continuai pas moins à le suivre au petit bonheur. Déjà je marchais depuis trois heures sans rencontrer un indigène, et j'avais beau scruter l'horizon à l'aide de mes lunettes, je ne découvrais pas la moindre hutte. En route, j'avais tué un perdreau (i) ; cet oiseau abonde en cet endroit ainsi que les pintades et les cailles. Je fis aussi un coup peu ordinaire au fusil de chasse : j'avais chargé mon second canon d'une cartouche de douze ballettes destinée aux anti- lopes qui, par moment, se levaient fort près de moi dans les herbes. Un jeune Reedbuck mâle qui prit le large reçut, par une chance extraordinaire, à plus de quatre-vingt-dix pas, une ballette qui l'atteignit aux vertèbres cervicales et qui le laissa sur place. Ce sont de ces coups que l'on ne réussit que lorsque le hasard nous comble. A la tombée de la nuit, je tuai net, à deux cents mètres, d'une 10,75 au poitrail, un Waterbuck qui m'observait attentivement lorsque je m'ap- prochais de lui. Il faisait nuit lorsque j'arrivai dans un petit village dont j'ignore le nom et tout près duquel je devais faire bonne chasse le lendemain. Je me levai un peu tard ; aussitôt que je fus debout, un indigène \dnt m'assurer que de nombreux éléphants étaient visibles le long de la petite rivière proche (i) Plus connu en Afrique sous le nom de « francolin >;. LES PLAINES DU NORD DE L'ALBERT-ÉDOUARD 163 du hameau, et qu'il fallait s'y rendre par les parties boisées du ruisseau où sûrement nous aurions l'oecasion de rencontrer les pachydermes. Chemin-faisant, je vis des kobs en quantité fantastique ; je m'abstins de tirer pour ne pas jeter l'alarme parmi les gros fauves. Vers midi, après avoir suivi une piste fraîche de la nuit, je n'avais encore vu un seul des probosci- diens. Je désespérais et fis part de mon sentiment à mon guide qui m'assura que nous les découvririons sous peu. Il eut raison car, après un quart d'heure de marche, je fus le premier à apercevoir un troupeau qui s'avançait vers nous en longeant la rivière. Il marchait en herbe courte, passait entre les arbres qui, plantés de distance en distance, offraient un abri au chasseur. Ma première précaution fut de sortir du vent, puis me glissant derrière un fourré, j'y préparai mes armes ; j'y laissai mes hommes, sauf un qui m'accompa- gna. Je marchai à la rencontre des pachydermes. Le nègre portait mon Express 465 tandis que j'avais ma 8 "^/i" en main. Les animaux ne tardèrent pas à s'arrêter sous des bouquets d'arbres en quête d'un peu d'ombre. Si, parfois, durant le jour, les éléphants de prairie se tiennent dans les hautes herbes ou dans les buissons, d'où émergent échines et crânes exposés aux ardeurs du soleil, c'est uniquement parce qu'ils cherchent à se dissimuler à la vue du chasseur ; mais les éléphants, sans distinction, aiment la fraîcheur. Si ceux de la forêt vont marauder en plaine durant la nuit, ils regagnent les bois à l'aube pour s'y.abriter des rayons brû- lants qui les accablent le plus à l'heure de midi. A bon vent, je parvins jusqu'à cinquante mètres des bêtes qui, immobiles, se tenaient par petits troupeaux. Quelques- unes étaient isolées. Dans le groupe le plus compact apparais- sait un gros mâle quoique, à l'ordinaire, les vieux éléphants fussent chassés par les plus jeunes et réduits à vivre en soli- 164 A TRAVERS l'aFRIOUE ÉQUATORIALE taires ou en compagnie d'individus de leur âge. L'échiné et le crâne de ce vétéran émergeaient tandis que le reste de son être disparaissait au milieu des femelles et des éléphanteaux qui l'entouraient. J'aurais voulu m'en approcher davantage, mais comme une prairie nue, sans ombrage, m'en séparait, je n'y pouvais songer, d'autant plus que leur groupe compor- tant de trente à quarante individus, j'eusse été fatalement écrasé si leur fuite présumée s'opérait dans ma direction. Dissimulé derrière un chétif euphorbe qui eût été renversé à la moindre poussée, je ne me sentais pas en sûreté. Je me décidai à viser le plus gros des proboscidiens, celui qui dépas- sait tous les autres en grandeur ; je tirai au cerveau avec ma 8 ^ /^. Malheureusement, la balle ne toucha pas le but et, au bruit de la détonation, le troupeau remonta, d'un mou- vement, de la ri\àère vers la plaine. Au moment où ils passè- rent devant moi, j'envoyai deux autres balles 8 ™/"i aux flancs du colosse, toujours entouré d'une vingtaine de ses semblables plus petits, et qui n'avançait que lentement, gêné par les jeunes qui, collés les uns contre les autres, sem- blaient se paralyser mutuellement leurs mouvements. Ils venaient de me dépasser quand, saisissant ma 465, le grand blessé reçut à nouveau deux balles. Le pauvre aïeul, soucieux de conduire en lieu sûr la jeunesse dont il avait assumé la protection, résistait énergiquement sous le feu dont je l'acca- blais. Ne le voyant nullement ralentir, je pris le pas de course tout en rechargeant mon Express et m'empressai de rejoindre la bande. Mais elle allait bon train et je ne m'en rapprochais guère. Je m'arrêtai et, essoufflé, je me remis à tirer sur l'animal, mais cette fois à plus de cent mètres. Des deux balles lisses 465 que je destinais à l'ancêtre, je ne sais où alla se loger la pre- mière, probablement au but ; mais la seconde, par une mala- dresse assez compréhensible et due à mon trop grand empres- LES PLAINES DU NORD DE l'ALBERT-ÉDOUARD 165 sèment, porta trop bas et pénétra dans l'arrière-train d'un éléphanteaii qui marchait aux côtés de son père. Le petit se cabra tout en poussant des barrits de douleur. Cet intermède provoqua un désarroi dans le groupe ; le plus grand stoppa, tandis que le jeune blessé essayait en vain de rejoindre le troupeau qui s'était reformé en abandonnant le gros mâle. La harde poursuivit sa route en soulevant un nuage de pous- sière. L'ancêtre, après être resté un instant immobile, s'écroula sur le flanc. Il se débattit, mais tandis que je jugeais sa mort prochaine, il parvint à se relever. J'avais suivi le groupe de tête et j'achevais le jeune à plus de cent pas d'une balle à la tête. C'est à ce moment que je m'aperçus que le grand éléphant était parvenu à se redresser et qu'il revenait sur ses pas. Je m'empressai de m'en rapprocher à une distance assez respec- table cependant. Comme il s'arrêtait, je me cachai derrière un arbre pour l'éviter, en cas de charge, en contournant mon abri de l'un ou de l'autre côté, car si l'éléphant exécute faci- lement et avec promptitude tous les mouvements directs, les mouvements obliques ou de recul lui sont pénibles. Quant à espérer lutter de vitesse avec lui, il ne faut pas y songer. Quoique la conformation de ses pattes lui interdise tout saut, et lui rende difficile ou impossible un temps de galop, sa vitesse est supérieure à celle de l'homme, mais inférieure à celle du cheval : il parvient à parcourir cent mètres dans l'espace de neuf secondes, ce qui représente environ quarante kilomètres à l'heure. Par rapport à mon abri, la bête se présentait de front. Je m'étais appliqué à me tenir hors du vent afin que ma présence ne fût décelée par son odorat ; de sa vue, je ne me préoccupais guère car, bien que ses yeux soient vifs et éveillés, à cinquante mètres, l'éléphant ne distingue pas un tronc d'arbre d'un homme immobile. De plus, l'extrême brièveté de son cou l66 A TRAVERS l'aFRIQUE ÉQUATORIALE force la bête à se tourner presque complètement pour donner une bonne orientation à son regard. Bien souvent, à leur insu, je me suis approché d'eux à dix ou quinze pas, tandis que leurs pupilles semblaient me fixer. A tout instant je croyais être découvert, mais ils continuaient, impassibles, à mouvoir leurs grandes oreilles et leur trompe. Étaient-ils distraits ou pris de somnolence? Je crois plutôt à la seconde hypo- thèse. Je lui envoyai, à une assez longue portée, une 8 '"/"^ qui, à nouveau, rata le cerveau. Il se remit aussitôt en marche et je pensais lui tirer quelques 465, lorsque le boy m'apprit qu'il avait oublié de prendre un nombre suffisant de ces car- touches et qu'il ne lui restait que des pointes en plomb de ce calibre. J'eus alors l'idée d'en faire l'essai, mais l'effet en fut presque nul. La balle le frappa légèrement de biais et, au lieu de pénétrer profondément, souleva la peau et, s 'épa- nouissant, fit voler au loin un épais morceau d'une cin- quantaine de centimètres de longueur en n'occasionnant qu'une blessure superficielle. Ce scalpage ne sembla pas émouvoir l'éléphant qui avança jusqu'en un taillis. J'eus hâte de l'y rejoindre et je mis fin à ses souffrances en l'abattant à quelques pas d'une 8 ^^ /^'^ k la tête (i). II portait plus de dix traces de balles sur le corps et au sommet du crâne. Ses pointes devaient dépasser deux mètres car, en mesurant la partie apparente qui représente chez la généralité des mâles approximativement les deux tiers de la longueur totale, j'obtenais i"^40. Il arrive que des femelles n'ont pas d'ivoire ou que des bêtes des deux sexes ne possèdent qu'une pointe. Quand ces anomalies sont de naissance, les alvéoles atro- (1) Voir photographie n'^ 39. PLAINES DU NORD DE L'ALBERT-EDOUARD Photo de l'auteur. 39. — JE L'ABATTIS A QUELQUES PAS D'UNE 8 m /m A LA TÊTE Photo de l'auteur. 40. — ÉLÉPHANT MI-ADULTE André Pilette. A travers l'Afrique Équatorial LES PLAINES DU NORD DE l' ALBERT-EDOUARD 167 phiés sont remplis d'une substance osseuse. D'autres fois, les défenses sont brisées, surtout chez les animaux qui, après avoir, à l'aide de leurs pieds, déterré des bulbes, des tuber- cules dont ils se nourrissent, s'aident de leurs incisives pour rompre des racines parfois très résistantes. On remarque également, chez nombre d'entre eux, que leur dent droite est usée ; cela provient des divers usages auxquels les bêtes l'emploient. Après un court repos, je pris les traces des fuyards ; les nègres prétendaient avoir vu parmi eux d'autres gros porteurs d'ivoire. Mes munitions étaient presque épuisées ; je n'avais plus que deux lisses 8 ™ /"^ et, pour ma 465, des expansives seulement. Une demi-heure plus tard, je retrouvai quelques-uns des pachydermes arrêtés sous un arbre. Je m'en approchai avec mille précautions afin de ne pas les alarmer et je décidai de tirer le premier coup au cerveau avec ma petite carabine. Mon intention était, si je manquais le but, d'envoyer le second coup à la même place, mais avec mon Express ; peut-être une pointe en plomb traverserait-elle bien le crâne, A nouveau, je ratai le coup à la tête, mais saisissant rapide- ment ma 465 pendant que les éléphants fuyaient, le plus gros reçut à la tempe une expansive de mon Express qui le fou- droya : ma balle soft-nose avait suffisamment pénétré. Je ne m'attardai pas à le contempler ; reprenant ma course et suivi de deux noirs qui portaient mes carabines, je cherchai à rattraper les autres. Après une dizaine de minutes, je vis s'allonger l'espace qui nous séparait ; aussi je compris qu'il était inutile de prolonger mon effort ; je fis demi-tour et revins vers mes porteurs qui étaient restés auprès du mort. Quand j'arrivai en vue de l'endroit où j'avais vu tomber ma dernière victime, j'aperçus un éléphant qui, à trois cents mètres de moi, traversait paisiblement la prairie, suivi de l68 A TRAVERS l'aFRIQUE ÉQUATORIALE très près par plusieurs noirs. Je m'irritai d'abord de les voir pourchasser cette bête qu'ils allaient effrayer et qui m'échap- perait. Je forçai la marche pour les rejoindre, mais j'arrivai trop tard ; elle venait de disparaître dans les buissons. Je m'approchai alors des nègres pour leur reprocher leur façon stupide d'agir, mais je reçus une réponse stupéfiante : c'était l'éléphant que j'avais abattu, auprès duquel je les avais postés en attendant mon retour ; après s'être péniblement relevé, l'animal s'était éloigné d'un pas chancelant et mes hommes l'avaient suivi afin de ne pas le perdre de vue. Tout d'abord je tins ceci pour un conte, mais je dus me rendre à l'évidence puisque des traces de sang se voyaient très distinc- tement sur l'herbe tout le long de son passage. Il ne me restait qu'à le rejoindre, mais la poursuite fut vaine : il avait par- couru les buissons au hasard, en y laissant des traces écarlates et, après deux heures, je n'avais pu l'atteindre. J'abandonnai la piste; j'étais trop fatigué et, d'ailleurs, si la bête passait brusquement à l'attaque, je ne pouvais lui opposer qu'une balle lisse de 8 "^/"^ pour me défendre. Aussi cette aventure dans les bois, me voir à tout moment exposé à recevoir ce colosse à revers ne me tentait pas du tout. Au retour je tâchai d'expliquer mon insuccès? Je ne trouvai qu'une hj^pothèse : c'est que la balle 465, à pointe en plomb, ne perfora pas le crâne, mais fit expansion en affleurement et assomma le pachyderme par la commotion. J'en restai stupéfait en pen- sant que, l'ayant frôlé en passant, je l'avais presque touché de la main, et je ne pus que mettre sur le compte d'une effer- vescence compréhensible de ne pas avoir remarqué qu'il res- pirait encore. Je repris le chemin du camp, mais au lieu de m'y rendre directement, je m'attardai à la poursuite de Waterbuck, dont un blessé me fit faire un détour de près de quarante minutes. 2 o s w » > Cd -^ -^ f^' ^ CA. o _ o- /■. Vi ^ § "^^ s" ^ I > s- n i w i H ~ 2 ^ X > p— 1 w 5^ -^ W 5~ cr. r^ > l*' •/. t— ' 2 r~ Tt c X''- HH C/3 w en r^ R > H r- H ^ PI ^ tï^ LES PLAINES DU NORD DE l'ALBERT-ÉDOUARD 169 J'étais exténué par cette longue journée de marche au grand soleil, sans manger, m'abreuvant de l'eau de la rivière cjne je longeais. La saison sèche contraignait les animaux à y aller boire et y amenait, à l'heure du couchant, un grand nombre d'antilopes. Un peu avant d'atteindre ma tente, j'y rencontrai des groupes innombrables de kobs qui s'ache- minaient vers le ruisseau ou qui en revenaient. Les prairies environnantes en étaient peuplées ; aussi, sans exagérer, puis-je avancer des chiffres de cinq à six cents têtes pour les troupeaux les plus nombreux. Jamais je n'ai vu, dans un espace aussi restreint, autant de gros mammifères à l'état sauvage (i). Les (<.Cohnscohay> comportent différentes espèces : celui qui nous occupe, le athomasi)), a le pelage d'un ton brun-roux; son poil est court, seul le mâle porte des cornes en forme de lyre d'une teinte presque claire et dont la longueur dépasse parfois 60 centimètres. Un adulte de forte taille atteint environ un yard à l'épaule et j'en ai pesé qui dépassaient le poids de 100 kilos. On le rencontre aux heures les plus chaudes de la journée, parfois couché en plein soleil sur un terrain brûlant. Là où il a été peu traqué, il n'est pas farouche, mais où il a con- science, dirait-on, de l'effet des coups de carabine, il fuit à la première alerte en faisant des bonds en hauteur qui donnent à sa course un caractère très original. Souvent, en cas d'alarme, ou dans l'appréhension d'un danger, un des chefs de groupe se porte sur un monticule pour scruter l'horizon. Leur groupement compact est un inconvénient pour le chas- seur, car la fuite d'une unité jette l'alarme à l'ensemble. (1) Voir photographie n» 41. 170 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE Généralement, les femelles se tiennent en troupeaux et sont accompagnées des faons, tandis que beaucoup de mâles vaguent par petits groupes avec indifférence ou noncha- lance. Quand l'éléphant vit en paix, il ne se déplace que dans un périmètre très restreint et il engraisse considérablement, surtout à la saison des pluies. Mais quand il est chassé, il se porte à de très grande^ distances. Ceux qui m'avaient fui vers un lieu plus sûr passèrent, au cours de leur marche, non loin de mon campement. Quelques boys se mirent à les suivre tandis que d'autres nègres s'emparaient, sans autori- sation, de petits fusils 12 ™ /"^ pour le tir aux oiseaux et s'adon- naient librement à la chasse dans la campagne avoisinante. Aussi, en rentrant, je ne retrouvai plus un seul de mes ser- viteurs ; peut-être avaient-ils trouvé mon absence trop longue et étaient-ils allés prendre l'air avec la ferme intention de revenir à temps pour que j'ignorasse leur escapade. Je vis ces messieurs réintégrer le camp, un à un ; aussi leur fis-je l'ac- cueil le plus sévère. Après une nuit d'un repos mérité, je me remis à courir la brousse ; j'étais encore passablement fatigué de ma sortie de la veille et je me promis de ne pas faire une longue course. Je me proposais d'atteindre le sommet du mamelon qui, vers le Sud, me barrait la vue vers le lac Edouard. Je le croyais peu éloigné, mais il me fallut, en réalité, deux heures pour y parvenir. Un vent\iolent qui soufflait, me rafraîchit agréable- ment après mon escalade en plein soleil. La vue s'étendait au loin. Au Sud, l' Albert-Edouard se profilait vaguement ; seule la différence de teinte des plaines et des eaux rendait ses rives apparentes. L'étendue qui m'en séparait se cou\Tait alternativement de forêts et de plaines. A l'Est, la Semhki LES PLAINES DU NORD DE L ALBERT-EDOUARD I7I serpentait en un large ruban qui miroitait sous la lumière très vive. Au pied du monticule étaient couchés quelques villages éparpillés de Bahéma qui élevaient de gros troupeaux de bétail. Ces pasteurs sont d'un type différent des autres nègres : grands, élancés, sveltes ; les traits du visage se rap- prochent de ceux des Européens, nez effilé et lèvres minces. L'intelligence semble chez eux plus éveillée ; leur aspect est moins bestial que celui des autres noirs ; et même, on leur trouve parfois une certaine distinction. Sous divers noms, on les retrouve en plusieurs endroits de la partie orientale de l'Afrique, là surtout où le terrain est propice à l'élevage des troupeaux. Cent milles plus au Sud, dans la région des vol- cans, j'en .rencontrai de même race, sous le nom de Wathusi, mais en nombre beaucoup plus considérable, la Tsé-tsé les ayant épargnés. Déjà, j'avais acquis la conviction qu'il valait mieux me rapprocher du lac, la végétation y servant de gîte au gibier. Je fus indisposé pendant trois jours, mais aussitôt que je pus continuer ma route, je recommençai mes poursuites endia- blées. Malheureusement, peu de temps après, ma santé s'en ressentit à nouveau et je crois que les marches exagérées auxquelles je me livrais n'y étaient pas étrangères. La chasse est un sport si passionnant que celui qu'elle occupe ne peut renoncer, malgré les fatigues et les privations, à poursuivre un succès même présumé. Plus j'avançais vers le lac, plus le sentier se rapprochait des Mitumba. A certains moments, je longeais le pied des montagnes. Chaque soir, les feux de brousse offraient à mes yeux un spectacle féerique ; des foyers immenses flambaient sur les collines qui nous avoisinaient , tout le long de la chaîne ; un vent \dolent en activait la flamme et provoquait une exten- sion considérable. Ces foyers affectaient les formes les plus 172 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE bizarres et suivaient les itinéraires les plus capricieux. Les éléphants devenaient de plus en plus nombreux; j'en apercevais quelquefois, à plusieurs reprises, durant quelques heures de promenade, et il n'était pas nécessaire de prendre une piste récente pour en trouver ; on en découvrait en scru- tant attentivement les plaines à herbes courtes qui couvrent la région. Parfois, au sommet de petits mamelons, des pro- boscidiens se dressaient et semblaient en observation, en cherchant dans l'air (quelque émanation provenue du lointain, émanation annonciatrice d'une présence d'ennemi. D'autres se promenaient à trois ou quatre cents mètres à peine des villages d'où l'on pouvait suivre leur va-et-vient. Un après- midi, vers cinq heures, en traversant une petite forêt, nous allions nous retrouver en prairie, lorsque je dus stopper avec toute ma caravane : une harde d'éléphants nous barrait la route. Des hommes menant grand bruit mirent la troupe en fuite, mais je la rejoignis en terrain découvert. Ne pouvant l'approcher à cause du vent défavorable, je visai de trop loin la tête d'un gros mâle qui s'en fut entraînant les autres à sa suite. La veille, j'en avais tué un de taille moyenne (i) ; l'ayant jeté à terre d'une 465 au cerveau, il se débattit, pivota sur le flanc et chercha à se relever, en crachant au loin, de la trompe, des flots de sang. Comprenant que ma balle n'avait qu'efïïeuré l'organe visé, je m'empressai de le toucher avec plus de précision à l'aide de ma 8 "^/™, mais ses mouve- ments désordonnés rendirent le coup difficile, quoique je fusse proche de lui. Je m'étais arrêté dans un petit village, à une heure du lac dont on apercevait les rives. Un ruisseau qui sortait des (i) Voir photographie n° 40. LES PLAINES DU NORD DE L ALBERT-EDOUARD 173 gorges des Mitumba était, à son entrée en plaine, bordé de mamelons où je voyais, de ma tente, au crépuscule, les élé- phants venir se baigner. Ils aiment l'eau et quand la rivière est profonde, ils y pénètrent hardiment ; ils sont, du reste, de très bons nageurs. S'ils ne disposent que d'un ruisseau peu profond, ils puisent l'eau à l'aide de leur trompe et se douchent copieusement le corps. A la saison sèche quand, en certains endroits, l'eau devient rare, ils se vautrent dans la boue et ce n'est guère qu'à ces moments-là qu'il est possible de les voir couchés, car je crois qu'ils passent leur vie debout, même quand ils sommeillent. Il est intéressant de les observer à la lunette, s'acheminer par petits groupes de dix et parfois de vingt de toute taille, sans ordre bien déterminé, vers la rivière où ils vont s'abreu- ver ou prendre leurs ébats. Généralement, par temps chaud, ils boivent une fois par jour, mais quand la fraîcheur persiste, ils peuvent s'en abstenir pendant quarante-huit heures et même davantage. La quantité d'eau qu'ils absorbent en se l'insufflant, à l'aide de la trompe, dans la bouche doit être considérable, car ils urinent de quinze à vingt fois par jour. Quand ils souffrent de la chaleur, ce qui, par moment, les accable énormément, ils puisent à l'aide de leur trompe, souvent tout en marchant, la contenance d'un seau qu'ils font rejaillir de leur estomac et dont ils s'aspergent la tête et les épaules pour se rafraîchir. L'après-midi du lendemain de mon arrivée dans ce village voisin du lac, je me reposai dans ma tente étendu sur mon lit. J'avais fait une matinée de chasse infructueuse et la pluie qui tombait depuis deux heures me forçait à rester sous mon abri. Un violent orage déversait sur les Mitumba une pluie torrentielle. Mon attention fut brusquement mise en éveil par un bruit tout à fait inaccoutumé : un bruit de vagues 174 -"^ TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE qui se rapprochait rapidement me fit sauter de mon lit et, lorsque j'arrivai au dehors, je vis venir vers moi, à travers les plantations du village, une nappe liquide qui se ruait vers mon campement avec une \dtesse déconcertante. Je compris que c'était l'inondation ; avissi fut-ce avec empres- sement que je rentrai dans ma tente où, guidé par l'instinct du chasseur, je me précipitai tout d'abord sur mes carabines pour les mettre en sûreté sur ma table, puis mes cartouches sur mon lit, ainsi que mes appareils photographiques. Ensuite, je sauvai les choses auxquelles je tenais le plus. Je hélai mes hommes afin de leur faire enlever les caisses, mais quand ils les eurent sur le dos, nous eûmes de l'eau jusqu'aux chevilles. J'eus l'idée de déposer les charges en un lieu de niveau plus élevé, mais j'eus beau scruter de tous côtés, je ne pus décou- vrir le moindre petit bout de terrain qui eût échappé à cette invasion inattendue, et l'eau montait toujours. Enfin, un homme m'indiqua un petit monticule au milieu d'une plan- tation de bananiers voisine où il croyait bien pouvoir déposer momentanément mes bagages en sûreté. Nous fîmes, à l'aide d'herbe et de terre, une petite digue susceptible de détourner les eaux de notre campement, mais nos efforts furent vains : le courant emportait les barrages au fur et à mesure qu'ils s'élevaient. Au bout d'un quart d'heure, j'étais dans la boue jusqu'aux genoux; aussi je désespérais d'arrêter l'inondation. La rivière, subitement grossie par l'orage, était sortie de son lit et s'était répandue dans les terrains avoisinant ses bords. Elle ne rentra dans ses limites qu'après que la pluie eût cessé. Aussitôt l'eau diminua dans les champs et la construction de la digue devint sans objet ; les nègres qui y travaillaient poussèrent, en chœur, des cris de victoire et entamèrent immédiatement des danses, tant ils étaient heureux de voir le danger conjuré. LES PLAINES DU NORD DE L ALBERT-EDOUARD 175 Tout d'abord je crus à quelque mauvais tour des habitants riverains qui, désireux de me faire déguerpir, avaient dé- tourné le cours de la rivière pour me forcer, en m'inondant, à m'éloigner de leur hameau. Mais je dus convenir de mon erreur lorsque je constatai qu'ils avaient été, eux aussi, sérieu- sement éprouvés, car leurs huttes avaient été envahies et leurs petites cultures anéanties. Les champs étaient trans- formés en marécages où gisait lamentablement une grande partie des produits potagers destinés à les nourrir pendant l'année. Il fallut chercher un lieu plus sûr, et force me fut de gagner un village voisin que nous atteignîmes crottés jus- qu'aux cheveux par la boue épaisse dans laquelle nous pataugions pour sortir de ces marigots. Par une chance miraculeuse, je n'eus que peu de bagages mouillés et, en me remémorant les péripéties de l'aventure, je fus heureux d'avoir pu sauver, en les jetant pêle-mêle sur mon lit et sur ma table, tant d'objets qui m'étaient si nécessaires. Je continuai à chasser l'éléphant, ne pouvant découvrir une trace de buffle ou d'autres gros animaux. Un matin, je me laissai à nouveau entraîner à poursuivre des pachydermes ; un premier groupe qui prit la fuite par la faute des nègres fut épargné. Je gravissais alors les premiers contreforts des montagnes. Des mamelons, sur lesquels poussait une herbe assez courte, j'observai pendant une heure un jeune éléphant qui en cueillait fort adroitement à l'aide de sa trompe. Aban- donnant ce spectacle, je me mis à longer une petite vallée boisée où coulait une rivière ; je marchais à l'orée de la forêt, sur un petit sentier tracé par les allées et venues des pro- boscidiens. J'y circulais tranquillement avec ma 8 ™/™ sur l'épaule tandis que mon cuisinier, qui me suivait, portait ma 465. En dépassant un buisson, je me trouvai brusque- ment en présence d'une éléphante, près de laquelle se tenait 176 A TRAVERS L'aFRIQUE ÉQUATORIALE son rejeton d'une taille déjà appréciable. Elle n'eut garde de s'enfuir ; levant la queue, écartant les oreilles, redressant la trompe, elle se mit à sentir d'un air menaçant, afin de connaître la direction exacte dans laquelle elle devait charger, mais je ne lui en laissai pas le temps ; ma carabine s'était instinctivement portée à mon épaule et, sans un instant d'hésitation, je la tuai net d'une balle lisse au cerveau. Au bruit de la détonation, un fracas indescriptible de branches brisées me par\dnt des buissons qui côtoyaient le ruisseau. Je crus qu'un autre éléphant, désireux de venger celui que je venais d'abattre, s'élançait sur moi. Comme le bruit se rapprochait, je saisis mon Express et je gagnai lestement le sommet d'un petit mamelon découvert, d'où j'espérais au moins arrêter une charge. Mais, au lieu de voir sortir des fourrés un seul éléphant vengeur, il en surgit brusquement tout un troupeau qui, animé d'intentions les plus pacifiques, ne cherchait, je suppose, qu'à fuir. N'ayant pu discerner d'où partait la détonation de mon arme, ils ne savaient vers où se diriger ; très indécis, ils marchèrent un instant dans ma direction, puis s'enfoncèrent à nouveau dans le bois pour retraverser la rivière et ressortir sur l'autre colline en file indienne. J'attendis, le fusil épaulé, qu'un gros mâle apparût, mais ce fut en vain ; plus de vingt éléphants de toute taille — il y avait des femelles, des petits et des jeunes mâles, — escaladèrent promptement la côte et disparurent bientôt. Je retournai à l'endroit où j'avais abattu la femelle, mais cette fois encore, je demeurai stupéfait : elle n'y était plus. Je considérai sév'èrement mon cuisinier et, comme s'il était responsable, j'allais lui adresser des reproches lorsqu'il m'apprit où la bête était passée. Touchée par le coup de feu, elle tomba sur le flanc et, entraînée sur la pente, elle roula comme une avalanche jusque dans les buissons où je n'eus LES PLAINES DU NORD DE L ALBERT-EDOUARD T77 aucune peine à la retrouver. Il m'expliqua même qu'en la voyant dévaler il crut bien qu'elle n'était pas morte et qu'il eut l'intention de tirer dessus. Au retour, j'aperçus au loin les éléphants fuyards. Déjà, ils étaient à sept ou huit kilo- mètres de nous et ils poursuivaient leur course. Chemin fai- sant, leur groupe avait grossi et ils se dirigeaient à présent au nombre de trente ou quarante dans la direction de la Semliki. Un peu avant d'atteindre mon campement, j'aper- çus un oiseau que je ne possédais pas dans mes collections ; je le tuai au petit fusil. Au bruit de mon arme, j'entendis des craquements dans un boqueteau distant de cinquante mètres de nous. Des éléphants qui, probablement, se reposaient non loin de là se sauvaient à travers la végétation. Si les éléphants vivent très nombreux dans cette région, les gros porteurs d'ivoire y sont plutôt rares. Cela tient à ce que le pays est connu de longue date des chasseurs profes- sionnels qui l'ont battu en tous sens. Notre territoire de la frontière orientale a été, en effet, visité par des aventuriers qui, avi temps où nos voisins nous contestaient nos posses- sions — ce que nous avions soin de leur réciproquer, — en profitèrent pour se tenir sur le contesté en chassant à outrance sans jamais acquitter de droits de chasse. Presque la totalité des beaux éléphants tombèrent sous les balles de ces bracon- niers ou de leurs boys. Ils ne se contentèrent pas toujours de limiter leurs attaques aux animaux, car il semble que les indigènes eurent à souffrir assez souvent de leurs exactions. Si la plupart des chefs noirs dérobent aux regards les pointes d'ivoire qu'ils possèdent, c'est parce que certains de nos peu scrupuleux visiteurs s'emparèrent souvent de ces pré- cieux produits en les payant à coups de chicotte. Je crois ne pas trop m'avancer en assurant que les cimetières d'ivoire dont on nous révéla l'existence sous le règne du roi Léopold II, 178 A TRAVERS l'aFRIOUE ÉQUATORIALE n'étaient pas autres que les réserves accumulées par les chefs indigènes. Des Européens, peu désireux de divulguer leurs moyens de se procurer les quantités énormes de cette matière jetées sur nos marchés au début de l'exploitation de l'Etat Indépendant, forgèrent de toutes pièces une légende qui s'écroula plus tard. Il est à remarquer, d'ailleurs, et ceci est probant, qu'on ne découvre plus de ces cimetières-là. Cependant, il existe au Congo des régions peu visitées où l'on pourrait encore, si cette histoire était exacte, faire de semblables trouvailles. Quoique certains zoologistes se soient attachés spéciale- ment à étudier et à décrire l'éléphant, nous en ignorons encore beaucoup et il nous faudra bien des années pour apprendre à le mieux connaître. Celui d'Afrique n'est recher- ché actuellement que pour ses incisives qui se vendent fort cher ; il est cependant intéressant à bien d'autres points de vue, car il est prouvé aujourd'hui qu'il est domesticable et que si l'on en possédait dressés en assez grand nombre, on pourrait en attendre bien des services. Les expériences ne sont plus à tenter, elles ont été concluantes et les quarante- cinq éléphants qui travaillent journellement à Api, dans l'Uelé, et dont le nombre augmente encore, est une preuve évidente que le colosse africain, à qui on prêtait moins d'intel- ligence qu'à son congénère d'Asie, est aussi apte au travail que ce dernier. On s'est découragé trop promptement à la suite des premiers essais qui furent malheureux. Beaucoup de personnes s'imaginèrent que les tentatives de ce genre étaient aisément réalisables ; la pratique a démontré qu'il en était autrement. Ce qui suscita le plus de difficulté, ce fut la capture des animaux ; on dut \àte renoncer à capturer les grosses bêtes que l'on était incapable de dompter, puisqu'on ne possédait LES PLAINES DU NORD DE l'aLBERT-ÉDOUARD I79 pas d'autres grands éléphants qui pussent aider à leur instruc- tion. On a dû se résoudre à employer le moyen le plus simple et le plus lent : capturer des éléphantaux et les éduquer. Mais on a dû en attendre la croissance complète avant de tenter avec leur aide la méthode indienne de capture et de dressage des adultes sauvages. Si, toutefois, nous arrivons, comme en Asie, à les capturer par troupeaux et si, comme là-bas, un mois de dressage au kraal suffit à certains spécimens pour rendre des services, nous pourrons nous féliciter de notre entreprise et de notre ténacité. Il y a près de quinze ans que le commandant Laplume, qui dirige notre ferme à éléphants, poursuit sa tâche avec opiniâtreté. Le gouvernement peut, à juste titre, s'enorgueillir de son œuvre. Pour certaines régions de l'Afrique où les transports sont des plus difficiles à cause du portage, la domestication de l'éléphant serait un avantage immense. Un seul de ces pachy- dermes ferait aisément le travail de quinze à vingt porteurs^ Il est notoire qu'on peut les dresser à toutes espèces de manœu- vres qu'ils exécutent avec délicatesse et intelligence tant leur sagacité est grande ; ils en donnent des preuves surpre- nantes à ceux qui ont eu l'occasion de les observer en liberté ou en captivité. J'en ai vu, aux Indes, qui, sans cornac, trans- portaient sans relâche d'une scierie jusqu'au bord d'une rivière des troncs d'arbres que l'on lançait à la dérive, et quand le courant ne les entraînait pas immédiatement, l'élé- phant les poussait de la trompe jusqu'à ce qu'ils eussent quitté la rive. Il prouvait par là qu'il valait mieux qu'un automate. CHAPITRE VII De Kasindi au pied des volcans du Kivu Traversée pénible du lac Albert-Edouard. — Kabaré et ses environs. — La rivière Rutshuru et ses nombreux habitants. — Pirogues cousues. — - Indigènes pêcheurs. — Commerce de sel. — Faune de la plaine. — ■ Hippos tués à terre. — Comment on retrouve les hippopotames morts à l'embouchure de la Rutshuru. — ■ Hyène attardée. — Série d'hippos tués à terre. — Kaléghéla. — Chasse au buffle. — Qualités nécessaires au chasseur africain. — Nègres supérieurs à l'Européen pour pister et pour distinguer. — Malhonnêteté et intelligence des noirs. — Un lion qui n'a pas peur. — ■ Exemple de vitalité et de résistance à la souffrance de quelques animaux. — En remontant la rive droite de la Rutshuru. — Toujours même affluence d'hippopotames. — Un V^aterbuck irascible. — Vieux buffle solitaire et infirme. Après avoir séjourné une dizaine de jours à Kasindi afin de mettre un peu d'ordre dans mes bagages qui s'étaient augmentés d'un nombre considérable de charges, je décidai de me servir du matériel de l'Ëtat pour traverser l'Albert- Edouard. Autrefois, deux baleinières en tôle d'acier étaient spécialement affectées aux transports ; mais l'une d'elles, succombant soit sous le poids des années de service, soit sous une manœuvre malheureuse des pagayeurs, s'en était 152 A TRAVERS L AFRIQUE ÉQUATORIA*LE allée dormir au fond du lac où elle était oubliée depuis long- temps. Depuis, elle a été désavantageusement remplacée, à grands frais, par une grande pirogue en bois qui a sans doute navigué sur la Semliki, car elle n'est pas du tout du type des pirogues qu'emploient les indigènes de l'Edouard. Elle ne convient du reste pas à son nouvel usage et, dès le premier jour, je m'en aperçus, hélas, à mes dépens! La seconde balei- nière encore en service est dans un état déplorable ; elle absorbe l'eau par tous les joints. Sur ces deux médiocres embarcations prennent place trois blancs, leur personnel, leurs bagages, et environ trente pagayeurs dont pas un seul n'est exempt de la maladie du sommeil. Le jour de mon départ, après avoir réparti les charges et les passagers, la baleinière fila en tête, en longeant soigneusement la côte. Du lac on aperçoit confusément, au Sud, une suite de cônes tronqués : ce sont les volcans du Ki\Ti qu'on ne distingue bien que dans une éclaircie. Le lac est bordé de Matété où se perchent quelques oiseaux aquatiques. On traverse par moment des nuages de moucherons qui vous importunent affreusement ; la grande majorité de ce^ bestioles tombe à l'eau où les poissons, très avides, les happent avec empresse- ment. Des petits groupes d'hippopotames prennent leurs ébats non loin des rives et s'éloignent à l'approche des voya- geurs. A un certain moment, nous apercevons, ce que nous croyons être une très grosse pierre ronde qui émerge des eaux et dont une partie se perd dans les hautes herbes. Cette masse inerte ressemble, à s'y méprendre, à un rocher ; aussi, je n'y prête pas attention. Nous l'avons déjà dépassée lorsqu'un soldat, se ra\dsant, demande qu'on rebrousse chemin ; il est convaincu que cette masse est unhippo endormi. Cette con- viction est contestée par certains, soutenue par d'autres. Enfin, l'un d'eux tire à l'Albini, mais rate le but ; un second DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU 183 coup, qui part presque en même temps, ne l'atteint pas davantage. Au bruit des détonations, rien n'a bougé, mais la baleinière qui nous a conduits à vingt ou trente mètres de là, nous apporte la certitude que nous nous trouvons en présence d'un de ces pachydermes ; on le croit mort. Un troisième coup part sans plus de résultat, puis un quatrième, quand subitement ce que nous voyons émerger se retourne, se lève et, sortant complètement des herbes qui en couvraient la tête, un hippo s'enfuit très effaré vers l'eau profonde, tandis qu'une grêle de balles qui ne l'atteignent probablement pas partent dans sa direction. Très souvent, des poissons morts flottant à la surface de l'eau sont saisis au passage par les pagayeurs et amenés à bord au bout de leurs lances. La plupart de ces poissons ont les yeux enlevés ou crevés. Certains des hommes prétendent que ce sont d'autres poissons qui les leur enlèvent au cours de combats et, en effet, il n'est pas rare de voir des luttes de ce genre ; toutefois, je crois que les nombreux aigles pêcheurs qui se tiennent le long des rives n'y sont pas non plus étran- gers. La baleinière ayant pris quelque avance sur la pirogue, précédait cette dernière de deux kilomètres quand nous arrivâmes à l'embouchure de la Semliki. Les hommes qui, jusqu'alors, se servaient de gaffes pour mener l'embarcation, furent forcés de leur substituer des pagaies, la profondeur des eaux augmentant considérablement. Le vent qui, à notre départ, était presque nul s'était levé vers trois heures et ne tarda pas à souffler avec \iolence. Le lac devint rapidement agité et nous força, par mesure de précaution, à gagner les bords au plus \'ite et à y décharger nos bagages, sans quoi nous eussions infailliblement coulé sous les vagues qui envahissaient la cale. Il était grand temps 184 A TRA^'ERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE car les hommes ne maintenaient la baleinière qu'avec diffi- culté dans une position perpendiculaire à la rive. Pendant que certains s'employaient à cette manœuvre, d'autres reti- raient rapidement les charges et les disposaient en pleine brousse, assez loin du bord, afin de les soustraire aux flots qui épandaient une écume blanche sur la petite plage. Au loin, je voyais la pirogue qui, au lieu d'accoster, s'entêtait malgré le mauvais temps à poursuivre sa route en cherchant à nous rejoindre. A tout instant, elle disparaissait complète- ment à notre vue dans les replis du lac démonté ; les hommes qui la montaient pagayaient rageusement pour ne pas être jetés sur la côte. Je n'étais pas sans inquiétude, a3'ant dans cette embarcation nombre d'objets auxquels je tenais beau- coup. Je me mis à suivre la côte à sa rencontre, afin d'obliger les nègres à s'arrêter, mais je n'en eus pas le temps : je pus voir la pirogue jetée sur la plage, tandis que les noirs sautaient à l'eau en essayant vainement de maintenir l'embarcation perpendiculairement à la rive. Elle échoua sur le sable. Les vagues venaient s'y briser en un ressac furieux et avec une telle violence qu'en s'y heurtant, les lames s'élevaient de six ou huit mètres de hauteur puis retombaient dans l'embar- cation ; elle fut submergée avant même que l'on en retirât une seule caisse. Cartouches, vivres, vêtements, collections, matières à préparer qui s'y trouvaient furent retirés dans un état désastreux. Il fallut plusieurs jours pour sécher des oiseaux naturalisés ; le sucre avait fondu, des pommes avaient moisi, des vêtements étaient trempés. Je m'aperçus en fin de compte que la plus grande partie de ces objets était bonne à jeter. Les bouchons rudimentaires qui fermaient les trous innom- brables de la coque de la baleinière s'étant désagrégés, elle avait coulé pendant la nuit. Le lendemain matin, bien que DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU I»5 je fusse debout avant le lever du soleil, nous ne pûmes re- prendre notre voyage qu'après deux grosses heures de tra- vail durant lesquelles on vida les embarcations et on reboucha les fissures. Nous étions si chargés qu'à tout moment, même par un temps très calme, des petites vagues franchissaient le bord ; d'ailleurs, la ligne de flottaison était à six centimètres de la partie supérieure de la coque. Aussi, pour plus de sûreté, à Kaniki, je m'empressai de requérir une pirogue indigène où l'on plaça la surcharge de nos deux grandes embarcations. Nous pousuivîmes ainsi notre route, toujours à proximité des rives, lesquelles, à" présent, avaient une direction Nord- Sud et longeaient les Mitumba qui se dressaient à pic ; plu- sieurs sommets que l'on apercevait à proximité atteignaient près de 3000 mètres. Le pays était plutôt désert. De temps à autre, dans les montagnes, des plantations de bananiers décelaient la pré- sence de villages indigènes. L'eau sur laquelle nous navi- guions était brunâtre en maints endroits, en d'autres bleutée, mais jamais de teinte claire comme celle de la plupart de nos grands lacs d'Europe. Aux petites plages sablonneuses du Nord succédaient des rochers où quelques oiseaux aquatiques se tenaient immobiles. Les montagnes étaient d'apparence rocheuse; les cimes se présentaient, par moment, sous forme d'aiguilles granitiques semblables aux dolomites d'où des petits affluents de l'Edouard tombaient en cascades. La surface des eaux frissonnait et arrêtait très souvent l'effort des pagayeurs qui, déjà affaiblis par la maladie qui les mine, poussaient avec peine l'embarcation qui roulait et tanguait à donner le mal de mer. Des Tsé-tsé cherchant l'om- bre, se glissaient sous le casque, tentaient de s'y abriter et d'œuvrer de leur trompe, peut-être infectée. Le convoi s'arrêtait l86 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE quelquefois pour repêcher un homme, une gaule ou une pagaie qui venait de tomber à l'eau. Par la maladresse du barreur somnolent, la baleinière donnait à tout moment contre des rochers qui, à cet endroit, se trouvent presque à fleur d'eau ; aussi me voyais-je déjà couler avec tout mon équipement à la suite d'un choc trop violent. Mais la tôle de la baleinière était élastique ; à chaque heurt, elle cédait puis reprenait sa forme première. Entre Anghi et Makokoma, nous nous éloignâmes lente- ment des montagnes ; voici la prairie dont l'étendue grandit. Nous traversâmes le lac en quatre jours de navigation pénible. Entre Makokoma et Kabaré, nous dûmes couper la baie de Vitshumbi et naviguer au large durant plus de quatre heures ; nous prîmes nettement une direction Sud- Est. Aussi nous quittâmes le gîte dès le lever du soleil (i) pour ne pas nous aventurer sur un lac agité en atteignant le milieu du golfe. Je remarquai que la baleinière était pour\aie de deux compartiments étanches situés à ses extré- mités pour l'empêcher de couler en cas de submersion ; en examinant ces chambres étanches de plus près, je les trouvai transformées en garde-manger par les pagayeurs qui, après avoir déboulonné les couvercles, y empilaient des bananes, du poisson et autres victuailles aussi variées que puantes. Cette sécurité n'en était donc plus une. La traversée s'opéra sans trop d'émotions ; le temps resta beau jusqu'à la fin de la journée. Notre voyage nous fit suivre la partie Sud du lac très maré- cageuse. Sur des bancs de sable isolés se tenaient en nombre considérable des oiseaux aquatiques de toutes tailles variant [i) Voir photographie n" 42. SUD DE L'ALBERT-ËDOUARD Plioto de l'auteur. 43. — PELICANS ( Pelecanus riifescens.) Photo de l'auteur. 44. — CORMORANS ( Phalacrocorax africanns.) Photo de l'auteur. 45. — MOUETTES (Larus cirrocephahts.) André Pileite. A travers l'Afrique Équcitcriale. DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU 187 à l'infini, groupés par bandes, serrés les uns contre les au- tres (i). Nous dépassâmes bientôt l'embouchure de la Rut- shuru qui s'écoule dans le lac en deux bras dissimulés par de multiples îlots. Les hippos en très grand nombre nous regar- daient avec intérêt, semblait-il. Des foules de plantes aqua- tiques ressemblant à de petits choux surnageaient et, poussées par le vent vers la rive, s'accollaient les unes aux autres et formaient des champs flottants sur lesquels se promenaient des échassiers minuscules. Après quatre longs jours passés en plein soleil — et quel soleil! — dans des embarcations (2) dont, certes, la colonie ne se vantera jamais, embarcations sur lesquelles elle a déjà exposé tant de vies humaines et qu'elle n'améliorera sans doute qu'après une catastrophe, nous débarquâmes à Kabaré sur un terrain découvert et sablonneux, une vraie région à lions. Une réverbération terrible nous martyrisait continuellement la vue ; souvent le vent balayant le sable, nous en envoyait dans les yeux. De prime abord, l'endroit n'était pas très tentateur et, quoique j'eusse l'intention de rester à proximité du lac, je ne savais trop si je séjournerais près de cette petite bourgade. Chaque soir on y était assailli par les moustiques qui, après le coucher du soleil, devenaient intolérables, se ruaient sur les êtres vivants et les importunaient sans répit. Pour m'en défendre, je devais conserver mes bottes, m'enrouler dans une couverture, jusqu'à la ceinture, pour me protéger les genoux et les cuisses ; mon veston me couvrait le torse, un chapeau de feutre la tête ; enfin, un boy se tenait continuelle- ment derrière moi avec un essuie-main et me tapotait le (i) Voir photographies n°s 43-44-43. (2) Voir photographie n° 46. l88 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE visage sans discontinuer, afin d'éloigner ces insvipportables oppresseurs. Quand enfin, sous ma moustiqviairc, je croyais pouvoir dormir tranquillement, mon sommeil était troublé à tout moment par les cris les plus variés. Tantôt une hyène s'enhar- dissant venait ricaner à quekiues pas de nous ; ou bien des lions repus parcourant la plaine s'appelaient continuellement par des rugissements et s'approchaient trop, à mon gré, de mon campement ; parfois une timide antilope, fuyant devant les carnassiers, passait non loin de ma tente en poussant de petits sifflements d'alarme ; enfin des hippos, très nom- breux, faisaient des incursions à l'intérieur des terres en soufflant bru^'amment. Ces bruits nocturnes, parfois assourdissants, se prolon- geaient jusqu'à l'aube ; leurs auteurs rivalisant de virtuosité se faisaient entendre chaque nuit. Jamais je n'avais entendu pareille cacophonie. Mais, comme on s'habitue à tout, après quelques jours, ce tintamarre ne dérangea plus du tout mon sommeil. Pour empêcher ce monde de nocturnes rôdeurs de trop s'approcher de mon gîte, on l'avait entouré d'un rideau de roseaux de trois à quatre mètres de hauteur, surtout pour se défendre des lions qui n'aiment pas, d'ordinaire, à sauter par-dessus les clôtures et qui, avant de les franchir, tentent d'abord de les traverser ou de passer en-dessous. Cependant, quand ils le veulent, ils bondissent aisément au-dessus d'une cloison de plus de deux mètres en emportant un homme. Quant à prétendre qu'ils sont capables, comme on le dit, de s'adonner au môme exercice avec une vache, j'en doute fort. Quand le ciel daignait se dégager de ses nuées, la vue s'étendait fort loin. Au Nord, au-delà du lac, souvent après SUD DE L'ALBERT-EDOUARD Photo de l'auteur. 46. — BALEINIÈRE ET PIROCxUE. (Dans le fond les Monts Mitumba. Photo du C H. Pauwels. 47. — RIVIÈRE RUTSHURU, HIPPOPOTAMES A FLEUR D'EAU André Pilette. A travers l'Afrique Éqiiatoriale. DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU 189 un orage, le massif du Ruwenzori se profilait, dressant à quelque cent kilomètres ses cimes neigeuses. Souvent aussi, comme chassées par la pluie ou semblant fuir les gros nuages gris encore menaçants, des milliers de petites hirondelles passaient volant très bas en poussant des cris aigus, et se dirigeaient vers le Sud pour y trouver une atmosphère plus claire et plus rassurante. A l'Ouest, la chaîne des Mitumba s'étendait en une même direction Nord-Sud. A l'Est, moins hautes, les montagnes de l'Ankolé longeaient le lac parallè- lement aux Mitumba, laissant entre elles, vers le Sud, une grande plaine où s'étale et serpente la Rutshuru. Cette plaine est fermée par une ligne de gigantesques pyramides qui sont, pour la plupart, des volcans éteints ; je les traverserai bientôt pour gagner le lac Kivu. Les marécages formés au Sud de l'Edouard sont encom- brés en grande partie d'herbes à éléphant qui empêchent l'observateur de la plaine de distinguer les rives. Une herbe courte et clairsemée pousse dans les prairies qui environnent le lac, tandis que, de loin en loin, des buissons apparaissent. La prairie est coupée en tous sens de nombreux sentiers tracés par les hippopotames et qui se reconnaissent à leurs doubles pistes parallèles, presque des ornières, séparées par une raie de verdure. La rivière Rutshuru, c[ui n'est qu'à trente ou quarante minutes de marche de mon campement, atteint de 60 à 80 mètres de largeur en moyenne ; elle est habitée en cet endroit par un nombre invraisemblable d'hippos (i). Il faut les avoir vus, au déclin du jour, sortant des Matété où ils ont passé la journée pour se dérober aux regards de leurs ^i) Voir photographie 11° 47. igO A TRAVERS L AFRIQUE EQUATOKIALE ennemis pendant kur sommeil, gagner les eaux profondes de la rivière, qu'ils remontent et redescendent par groupes de trente et quarante, soufflant bru3^amment à qui mieux mieux, s 'ébattant en attendant la nuit qui leur permettra d'aller brouter paisiblement l'herbe et les roseaux des prai- ries avoisinantes. Vieux et jeunes s'arrêtent parfois à quelque vingt mètres de nous ; ils semblent nous examiner de leurs petits yeux proéminents et stupides, tout en s'occupant d'envoyer vers le ciel, en deux jets de brouillard, l'eau qui remplit leurs narines. En des endroits peu profonds, quel- ques-uns émergent presque entièrement. Ils baillent par instant, et mettent à jour des dents de formes extraordinaires qui garnissent leurs formidables mâchoires, tandis que leur queue courte et écrasée latéralement fait sauter, en s'agitant, la nappe liquide qui l'environne. Ils sont inintelligents et se laissent tuer stupidement ; ils croient se dérober aux atteintes de l'ennemi en se réfugiant en eau profonde d'où ils laissent émerger, aussitôt, leur énorme tête à museau large et carré. Tout en respirant à la surface, ils cherchent l'assaillant des yeux ; ce n'est que lorsque plusieurs des leurs ont péri qu'ils se décident à déguerpir ; ils fuient en nageant ou en marchant sur le fond de la rivière. Nombre de personnes se sont singulièrement trompées sur la durée de plongée de ces amphibies. Là où ils ont été souvent poursuivis, ils se glissent, aux premiers coups de carabines , vers les rives boisées et se tiennent silencieusement sous les buissons bordant ou surplombant la rivière, cachés à la vue du chasseur qui les croit parfois encore sous l'eau. Je puis assurer que les plus longues plongées ne dépassent pas 6' et certains, qui ont pu consulter une montre, rappor- tent 4' 20", tandis que 2' 30" sembleraient une moyenne. Le nombre d'hippos est si considérable dans la Rutshuru SUD DE L'ALBERT-EDOUARD M wes^^' Photo de l'auteur. 48. — KATANA VILLAGE LACLSTRE A L'EMBOUCHURE DE LA RUTSHURU Photo de l'auteur. 49. — PIROCxUE COUSUE André Pilette. A travers l'Afrique Équatoriale. DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU I9I que les indigènes ont renoncé à y naviguer; en effet, ils s'y exposent, à tout moment, à se fourvoyer au milieu d'un troupeau. Mais, dans cette région, les habitants sont si rares que le trafic n'en souffre guère. Près de Kabaré, deux gros villages peuvent nous fournir un peu de nourriture : c'est Katana (i) à l'embouchure de la Rutshuru et Makundu à l'Est, à l'extrémité d'un cap ; tous deux sont établis dans des îles. Lorsque je demandai à Katana, — chef du hameau qui porte son nom, — pourquoi ses sujets vivent dans des villages lacustres, il me répondit que leurs pères y vivaient et que, par tradition, ils y sont restés. Mais la raison — je ne la connaîtrai que plus tard, — c'est que, lorsqu'ils habitaient la plaine, les femmes en grand nombre que chacun possédait leur étaient souvent enlevées par des montagnards qui, les armes à la main, faisaient de ces incur- sions galantes sur leur territoire. Aussi, pour échapper à ces razzias, leurs ancêtrfes décidèrent-ils de se retirer dans des îles où les attaques de l'espèce étaient plus difficiles et la défense plus aisée. Depuis, ils vivent uniquement du produit de la pêche ; une partie leur sert d'aliment, l'autre est destinée aux habitants de l'intérieur, en échange de végétaux et de viande. Ils fument le poisson pour le conserver longtemps. Pour éviter de le transporter à dos d'homme, ils vont par eau, vers les villages, à l'aide de petites pirogues tout à fait spé- ciales au lac Edouard (2). Leur construction rappelle l'assem- blage de plaques rivées de nos embarcations métalliques : ici de minces planches d'acajou sont cousues et serrées les unes contre les autres à l'aide de cordelettes, tenant lieu de rivets ; les joints et les ouvertures sont bouchés au moyen d'étoupe (i) Voir photographie n" 48. (2) Voir photographie n° 49. 192 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE et parfois de mastic. Ces pirogues sont très légères et très souples ; souvent une ou deux lianes relient intérieurement les côtés afin d'é\ater qu'ils ne s'écartent trop sous la pression des occupants. Elles conviennent à ravir pour les usages auxquels elles sont destinées. J'ai souvent fait des prome- nades sur le lac parfois très agité et je leur ai toujours trouvé une tenue admirable. Ce petit chef-d'œuvre nautique passait par-dessus les plus grosses vagues, avec une souplesse mer- veilleuse, en faisant des bonds extraordinaires, et en se dépla- çant d'un niveau variant de deux à trois mètres dans l'espace d'un instant ; ces mouvements désordonnés nous forçaient à nous accroupir dans le fond et à nous cramponner aux bords pour ne pas rouler l'un sur l'autre. Ces pirogues n'em- barquaient que peu d'eau et celle qui s'infiltrait était aussitôt rejetée par un noir armé d'une épuisette en bois, tandis que les autres, leur pagaie à la main, luttaient de leur mieux contre les lames qui nous amenaient finalement à la rive en dépit de la résistance acharnée des noirs ; nous allions nous y réfugier dans les roseaux et nous y attendions qu'une accalmie nous permît de poursuivre notre route. Les indigènes ont une si grande confiance dans leurs pirogues que certains n'hésitent pas à traverser seuls l'Edouard dans sa plus grande largeur. Il est du reste probable que maints d'entre eux se noient au cours de leur entreprise hasardeuse. La pêche, en général fructueuse, est pratiquée par les riverains ; elle se fait à l'aide de nasses qui atteignent parfois des dimensions considérables (i). Elles sont relevées chaque matin, presque à la même heure ; aussi les pélicans suivent les barques et se tiennent patiemment à proximité des pêche- (1) \'oir photographie n^ 50. SUD DU LAC ALBERT-EDOUARD Photo de l'auteur. 50. — KATANA. TRESSAGE D'UNE NASSE POUR LA PÊCHE Plioto de l'auteur. 51- — HIPPOPOTAME TUÉ A PROXIMITE DES RIVES DE LA RUTSHURU (Hippopotamns atiiphibiits .) André Pilette. A travers l'Afrique Éqtiaforiale. DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU I93 ries ; après le départ des noirs, ils s'abattent sur le menu fretin abandonné sur la berge. Les poissons sont ordinairement de petite taille, à peu près comme de grosses roches. Les habitants en font la majeure partie de leur nourriture. Ce qu'ils ne peuvent man- ger immédiatement est boucané et, pour obtenir une cuisson plus complète on entaille le poisson au préalable. S'il est difficile au Sud de l'Edouard de se procurer des vivres chez les indigènes, il est aisé de se ravitailler par la pêche et la chasse, les abords du lac étant très poissonneux et très giboyeux. Le poisson frais abonde, et l'Européen trouve à chasser, comme petit gibier : canards, oies, jacquets, bécas- sines, pintades, perdreaux, cailles et lapins ; comme gros gibier assez comestible diverses espèces d'antilopes, des phacochères, des buffles et des hippopotames. Quoique la région soit presque totalement inhabitée, il y a, à Kabaré,une animation constante parce qu'on y pratique le commerce d'un sel, très impur, extrait du lac salédeKatwé, au Nord-Est de l'Edouard, et amené au Sud par pirogues. Autrefois, ce trafic se faisait à Vitshumbi mais, depuis la disparition de ce village où aboutissait la route des cara- vanes partant de la région des volcans, tout le monde s'arrête à Kabaré. Chaque jour des indigènes du Kivu y arrivent nombreux, désireux de se procurer du sel pour leur bétail. C'est un défilé continuel sur le chemin de Rutshuru. Seuls, ou par groupes plus ou moins nombreux, et poussant devant eux quelques moutons ou chèvres, ces pasteurs habitant les montagnes d'origine volcanique se dirigent vers l'Albert- Edouard, marchant inlassablement jour et nuit pour y échanger du petit bétail contre des ballots de sel. Celui-ci se paie quelquefois en étoffes, en houes, en lingots -de métaux, parfois même en argent, le gouvernement ayant eu l'heureuse i3 194 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE idée de propager parmi les indigènes l'emploi de la monnaie. Ce mode a fort bien réussi, il est devenu presque courant, même dans les moindres centres et se répand rapidement vers l'intérieur. Les plaines de la Rutshuru peuvent être comptées parmi les plus giboyeuses de l'Afrique ; c'est un terrain de chasse excellent, mais qui ne répond pas cependant complètement aux désirs du sportsman. Si certains gros animaux y sont très nombreux, d'autres y sont totalement ignorés. J'y ai trouvé six espèces d'antilopes dont certaines en nombre considérable, ainsi que des phacochères. On y rencontre également l'éléphant, l'hippopotame, le bufïïe du Cap, mais pas de rhinocéros ni de girafe. Parmi les carnassiers : des lions, des léopards, des hyènes, des chacals, des chats sau- vages. Je cite les bêtes les plus courantes et les plus volumi- neuses, mais une faune nombreuse de petits mammifères y vit et se dérobe facilement au chasseur, entre autres des bandes de petites mongoustes rayées que l'on voit galoper à travers les prairies. Le lac n'est pas sillonné en tout sens, comme l'Albert ou le Tanganyka, par des crocodiles ; je les crois, ici, totalement inconnus ; les poissons ont à peine à redouter quelques loutres. Bien que Kabaré me fît mauvaise impression le jour où j'y débarquai, j'y séjournai assez longtemps, ne me dépla- çant que de temps à autre. J'étais désireux de récolter des oiseaux aquatiques et des spécimens de chacune des bêtes qui composent la faune de la région. J'espérais aussi quelques résultats photographiques, étant donné le nombre d'animaux qui, pour la plupart, n'étaient pas trop farouches. Dans ce but, je gagnais tous les jours, de bonne heure, les bords de la Rutshuru pour pouvoir fixer sur la plaque sensible quelques groupes d'hippos. Si, le premier matin, je ne fus pas heureux DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU I95 en photographie, je le fus davantage à la carabine. Je savais qu'en arrivant à proximité de la rivière, au lever du jour, je trouverais quelques retardataires qui, après avoir brouté toute la nuit, regagnaient l'eau à l'aurore. Aussi, dès que je fus sur le terrain, un hippo s'engagea dans les hautes herbes qui encombraient la rive. Il avançait lentement, de sa démarche disgracieuse et gauche, cherchant à mâcher une dernière touffe de gazon avant de se vautrer dans la vase et s'y endormir. Ne se méfiant nullement, il n'eut pas vent de ma présence et je pus, en me dissimulant derrière un petit bouquet d'arbres, m'en approcher à 80 mètres, d'où je lui décochai aux poumons une lisse de mon Express 465. Je lui lâchai mon second coup qui, dans sa fuite, l'atteignit au ventre et il demeura presque au même endroit tordant son long corps et titubant. D'autres projectiles furent inutiles ; je n'avais pas encore rechargé mon arme que, déjà, la bête était à terre et cherchait vainement à se relever. Ses mouve- ments se ralentirent bientôt ; seule, sa tête énorme se souleva à courts intervalles pour, chaque fois, retomber lourdement, tandis que des soupirs s'échappaient de ses poumons que le sang envahissait. Durant son agonie, ses narines, telles des soupapes, s'ouvraient et se refermaient, aspirant vainement de l'air, tandis que ses petits yeux clignotants nous regar- daient menaçants et, semblait -il, avides de vengeance (i). J'ai remarqué qu'immédiatement après la mort de ces mons- trueuses bêtes, il apparaît une espèce de sudation, goutte- lettes d'un liquide visqueux, translucide, d'une teinte rose qui jaillit des pores de cette peau rugueuse et dépourvue de poils. Ce jour-là, je constatai ce phénomène pour la première fois ; j'ignore s'il a déjà été signalé. [i) Voir photographie no 51. 196 A TRAVERS l'aFRIQUE ÉQUATORIALE Au bruit des coups de carabine, les hippos qui se trouvaient dans le voisinage gagnèrent le milieu de la rivière, soufflant et aspirant bruyamment à qui mieux mieux et faisant un vacarme assourdissant. J'en tuai plusieurs qui se tenaient dans l'eau en laissant émerger leur longue tête chevaline et en me regardant de leurs yeux stupides. Autre remarque : l'hippo touché au cerveau se retourne instantanément, dresse ses pattes hors de l'eau puis coule et est emporté par le courant de la rivière, roulant sur le fond parfois à l'insu du chasseur. Mais il arrive qu'il s'échoue sur un banc de sable ou contre un petit éperon de terrain qui s'avance dans la rivière. Si, par contre, une balle de fort calibre s'arrête très près du cerveau, une hémorragie se déclare souvent si abondante que la pauvre bête s'affole, fait des bons désordonnés, court dans toutes les directions en soufflant par les naseaux et la bouche de tels fiots de sang que l'eau qui l'entoure s'empourpre. Alors le pachyderme, à bout de forces, ne parvient pas toujours à gagner un endroit peu profond, et il meurt noyé faute de ne pouvoir remonter assez fréquemment à la surface pour respirer. Quand une de ces bêtes se débat dans de grosses rivières de 50 à 60 mètres de largeur, elle provoque de tels déplacements d'eau que des petites vagues battent les rives. Dans les pays tropicaux, les animaux occis se gonflent rapidement par l'accumulation des gaz emplissant les viscères et reviennent flotter à la surface des eaux quatre à huit heures après leur mort, suivant la température du liquide. Il est aisé, alors, pour les indigènes qui aperçoivent le cadavre flottant, de l'arrêter et de l'amarrer. ]Mais vers l'embouchure de la Rutshuru, la chose est toute différente ; il est rare d'y perdre des bêtes car, entraînées par le courant, elles sont conduites jusqu'au lac où les vagues les rejettent sur la rive ; DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU I97 il est donc aisé de les retrouver. Il en est de même de celles tuées dans le lac : quelc[ucs heures après leur mort, elles viennent s'échouer sur la plage ou sont jetées contre les Matété qui bordent les côtes en certains endroits. Les cada- vres qui, dans la Rutshuru, s'arrêtent sur le sable ou s'accro- chent dans les herbes, sont presque toujours entraînés quelques jours plus tard par une crue provenant de quelque orage violent qui a éclaté dans les montagnes. Les habitants de Katana, presque riverains de l'embouchure, me prévenaient obligeamment de l'arrivée de mes victimes, lesquelles flot- taient non loin de leurs habitations. Les hippopotames, je l'ai dit déjà, sont stupides et se défendent fort mal ; ils demeurent longtemps à la même place comme pétrifiés, pour vous considérer, et ne plongent que de temps à autre ; ils s'intéressent même à leurs frères blessés qui se débattent à côté d'eux, mais ne comprennent que trop tard le danger auquel ils sont exposés. J'ai remarqué qu'il est préférable, quand des hippos insouciants sont à l'eau et que l'on désire en tuer, de ne pas chercher à se dissi- muler car s'ils ont le bon vent et s'ils vous sentent même sans vous voir, ils descendent ou remontent immédiatement le courant en poussant des espèces de hennissements d'alarme auxquels répondent d'autres hippos qui prennent le large. Par contre, si l'homme se montre résolument, ils examinent l'importun et lui laissent souvent le temps de tirer. Il faut en retenir que l'hippo alarmé distingue mal ce qui le met en éveil et, dans son incertitude, a une tendance à s'esquiver ; tandis que lorsqu'il aperçoit un ennemi dont il n'apprécie pas le pouvoir offensif, il se plaît à le regarder, plongé béate- ment dans l'eau, se croyant suffisamment en sécurité dans cet élément. Cet amphibie a l'odorat très développé ; la vue est également bonne. En ce qui concerne l'ouïe, je serai moins 198 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE affirmatif n'ayant pas présents à la mémoire des cas pro- bants. Toutefois, il est à présumer que les petits cornets qui lui servent de pavillon et qui s'emplissent d'eau, à chaque plongée, ne sont pas pour ce mammifère un organe de grande sensibilité. Si souvent, dans des rivières de faible largeur, la chasse de l'hippo est de tir peu intéressant, elle est très divertissante à terre ; on peut la rapprocher de celle du rhinocéros avec la différence que ce dernier étant plus féroce, exige plus de ménagement. Quoique la nature ait donné à l'hippo une conformation propre à la vie aquatique, il se meut aisément à terre et se déplace avec rapidité, ce qui le rend redoutable en cas de charge, mais il est plutôt rare d'en voir- un qui s'irrite. Il arrive cependant que des femelles protégeant des petits, ou des vieux mâles soient dangereux dans des moments de colère. Ils poursuivent alors les indigènes et les tuent en les mordant ; s'ils attaquent rarement les embarcations, ils en font cha\drer souvent mais involontairement. Ce n'est que dans des cas exceptionnels qu'ils sortent de la rivière pour charger le chasseur qui les a blessés de la rive. Le lendemain du jour où je tuai cet hippo à terre, je re- tournai à la même place de grand matin espérant en retrouver d'autres. Je savais que ma victime de la veille avait été dépouillée de sa chair et que la carcasse et la peau avaient été abandonnées à l'endroit où elle était tombée. Quand, à la faible clarté de l'aube naissante, je vis des vautours entou- rant le squelette dont ils arrachaient les derniers lambeaux de chair, je n'y fis guère attention, mais en m'approchant je remarquai la présence d'un être, d'un animal, sans doute, dont la taille dépassait de beaucoup celle des rapaces, et qui se dissimulait en partie dans le thorax de l'hippo. Je n'eus pas de difficulté à reconnaître une hyène achevant son noc- SUD DE L'ALBERT-EDOUARD l'hoto de i auteur. 52. -- HYÈNE TACHETÉE ABATTUE DANS LES PRAIRIES DE LA RUTSHURU (Hyaena crocuta.) l'hoto de l'auteur. 33. _ HIPPOPOTAME ROULÉ VERS LA RI\'E (Hippopotamus amphibius.) André Pilette. A travers l'Afrique Éqtiaioriale. DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU I99 turne festin et s'attardant à dépouiller les os des chairs qui y adhéraient encore. Profitant d'une touffe d'herbe qui se trouvait à une bonne centaine de mètres d'elle, je m'y glissai avec une précaution d'ailleurs inutile, car la sinistre bête ne se souciait de rien, pas plus des vautours qui sautillaient non loin d'elle que de ce qui se passait dans la plaine. M'age- nouillant derrière ma touffe, je lui envoyai une balle 8 ^ /^ à travers le thorax de l'hippo. Elle en sortit précipitamment, chercha d'où venait le coup puis, après un peu d'hésitation, elle se réfugia dans le bouquet d'herbe où je me trouvais et où je n'avais évidemment pas été aperçu d'elle. J'étais tou- jours à genoux, le fusil épaulé, prêt à tirer ; je n'eus garde de bouger et, quand elle fut à une cinquantaine de mètres de moi, je lui envoyai une seconde balle expansive en plein poitrail ; elle tomba pour ne plus bouger (i). Quoique appartenant au groupe des tachetées, le fond de la robe de cette hyène était d'une teinte beaucoup plus claire que celle des hyènes des environs du lac Albert. Inutile de dire que je ne pus trouver d'hippo après mes deux détonations matinales. Quelques jours plus tard, je rencontrai un hippo qui, dans sa fuite, suivit une tactique analogue à celle de l'hyène. J'étais arrivé à soixante-dix mètres de l'hippo, grâce à un petit buisson isolé au milieu du terrain aride qui longe la Rutshuru, et je lui tirai debout, à l'aide de mon Express, une première balle qui l'atteignit au poumon pendant qu'il brou- tait les quelques pousses qui croissent avec peine sur cette plaine sablonneuse. Fuyant vers ma droite, je lui logeai à la course un second coup qui le toucha trop en arrière, presque au ventre. Quand il le reçut, il changea brusquement de direction et, au trot accéléré, il courut droit vers mon gîte. [i) Voir photographie n^ 52. 200 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE La distance qui nous séparait n'étant pas bien grande diminua rapidement. Après avoir extrait les douilles \'ides de ma 465, j'attendis avec impatience de nouvelles cartouches que devait me passer un nègre et qu'il ne parvenait pas à retirer d'une cartouchière tabulaire qu'il portait en bandoulière. L'hippo approchait toujours ; 40 mètres nous en séparaient à peine et les cartouches n'arrr\'aient pas. Déjà, je voyais la bête se ruant dans mon buisson et nous culbutant, et je maudis- sais le satané bo}' qui faisait preuve de tant de maladresse ou de crainte. Enfin, quand l'animal ne fut plus qu'à 25 mètres, je le tenais en joue et je lui envoyais mon premier coup à la tête, un peu en-dessous du cerveau ; il rebroussa chemin, mais, en pivotant, il reçut un second coup au poumon et il s'affaissa presque aussitôt. Je ne pense pas que son intention fut de nous charger. Il avait simplement cru trouver dans ma cachette un refuge ; mais je ne l'eus pas vu pénétrer avec satisfaction dans ce taillis où nous n'aurions certainement pas tenu à trois ; nous n'aurions d'ailleurs pas trop insisté pour y rester si les cartouches n'étaient pas arrivées à temps. Le jour qui suivit, j'en tuai encore un à terre, à six heures un quart du soir, après une poursuite de plus d'une demi- heure. En passant sur une colline qui longe la rivière, des nègres en virent deux qui se dirigeaient vers les prairies, désireux de commencer leur repas un peu plus tôt que de coutume ; il faisait encore jour quand mes hommes me les signalèrent. L'un des pachydermes s'en fut je ne sais de quel côté ; quant au second, le seul que je pusse voir, je le suivis d'un pas accéléré. Mais il ne ralentissait pas sa marche, et, ce ne fut que lorsque l'obscurité fut presque complète qu'il s'arrêta enfin. Comme je ne pouvais plus distinguer qu'une masse noire qui se mouvait dans l'ombre, et comme ma ligne de mire ne m'apparaissait que confusément, je m'approchai DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU 201 à 30 mètres. Il m'était impossible de placer mon point de mire dans le fond du cran ; aussi devais-je le prendre un peu haut et, en conséquence, je visais plus bas que le défaut de l'épaule. Je jetai l'amphibie à terre du premier coup, mais comme je m'avançais, il se releva et je lui logeai un second coup qui l'empêcha et de fuir et de nuire. Il était, certes, à trois kilomètres de la rive et je crois que pour s'éloigner aussi rapidement, il avait dû s'apercevoir qu'il était suivi. Le lendemain matin, j'en abattis un autre presque à côté du squelette de celui qui courut si précipitamment vers mon buisson quelques jours auparavant. Il était près de huit heures lorsque l'un d'eux ressortit de la rivière et se mit à vaguer lentement, en flairant le sol. L'approcher fut chose facile, et une 465 au poumon le coucha après une fuite de moins de vingt mètres. La vitalité de l'hippo n'est pas bien grande ; elle ne peut être comparée à celle de l'éléphant, du rhinocéros ou du buffle. Touché au poumon, il tombe sous des balles même de petit calibre telles que des 303, pour mourir après quelques minutes d'agonie. Quand il s'affaisse, blessé, il se relève rarement. Je m'approchai de l'une de ces victimes encore vivante pour m'assurer de la place exacte du cerveau. Je lui appliquai l'arme, à bout portant, mais ce ne fut qu'à la quatrième balle que j'atteignis l'organe visé ; je tirais, du reste, sur le sommet du crâne, ce qui ne se présente presque jamais. Je n'insisterai pas, pour l'instant, sur la position qu'occupent les parties vitales chez les ani- maux ; je traiterai cette question ultérieurement, en même temps que celle des armes et des munitions à employer actuel- lement en Afrique (1913). Dans l'espace d'une quinzaine, j'avais tué un grand nombre d'hippos (i), dont quatre à terre. Mais les jours qui suivirent, (1) Voir photographie no 53. 202 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE j'eus beau retourner où la chance m'avait été favorable, je n'en retrouvai plus un seul en prairie ; ils étaient devenus trop méfiants. Aussi les abandonnai- je quelque temps et, m' éloignant un peu des rives du lac, mais toujours à proxi- mité de la Rutshuru, je gagnai un endroit dont les indigènes m'avaient parlé et où vivaient des buffles en très grand nombre. C'était aux environs du gîte de Kaléghéla ; situé au sommet d'une éminence, la vue s'étendait au loin, ce qui permettait au chasseur de découvrir, à la lunette, des ani- maux passant à plusieurs kilomètres de là. Le sentier qui nous y conduisit courait à travers la plaine unie et, seul, un ravin dut être traversé durant une marche d'un peu plus de quatre heures. Tout le trajet aurait pu être fait aisément à bicyclette. De temps à autre, des troupeaux de topis s'éloignaient du sentier, s'arrêtaient à cinquante pas du chemin pour nous regarder avec curiosité, puis prenant leur course, avançaient parallèlement à notre route pour stopper deux cents mètres plus loin ; ils recommençaient dès que nous approchions et semblaient se divertir en nous accompagnant. Le mamelon où nous campions était entouré de marécages à peu près de tous côtés, ce qui me forçait parfois, pour partir en chasse, à les traverser perché sur les épaules d'un de mes porteurs ou à m'aventurer dans l'eau jusqu'aux genoux. Ce n'était guère agréable pour rejoindre rapidement une bête aperçue dans les prairies. Pour éviter ces marais, j'étais astreint à de nombreux détours. Au loin, dans la plaine, de petites forêts d'euphorbes for- maient de-ci, de-là, des massifs sombres où, durant les heures les plus chaudes de la journée, se tenaient les troupeaux de buffles. Le jour de mon arrivée, au soir, en sondant les environs à la lunette, je décou\Tis vers l'Est deux troupeaux dont l'un DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU 203 comportait certainement de 120 à 150 têtes ; toutefois, il me fût impossible d'apercevoir toute la bande, certains n'étant pas encore sortis des bois tandis que d'autres broutaient, dissimulés derrière des buissons ou dans des herbes un peu hautes. Il arrive que des bandes de plus de mille individus voyagent ensemble. Ils étaient à peine à une demi-heure du camp, mais la fatigue de ma marche du matin, l'orage qui cessait à peine, les marécages et l'heure tardive furent autant de raisons pour remettre la poursuite au lendemain. Les antilopes vaguaient et broutaient paisiblement, parfois à moins de cent mètres du camp ; certaines même escala- daient le mamelon et, arrivées presque au sommet, s'éton- naient d'y trouver des occupants et dévalaient la pente avec prestesse. Les pintades qui venaient picorer dans un champ de maïs étaient tuées, de ma tente, au fusil de chasse. A la tombée de la nuit, les lions se faisaient entendre, s'appelant et se répondant en des rugissements à donner le frisson. Au matin, j'eus vite trouvé des traces fraîches de buffles, elles se lisaient d'autant plus facilement que les pattes avaient laissé des empreintes profondes dans la terre après la pluie de la veille. Les animaux étaient si nombreux qu'ils avaient tracé, en certains endroits, un large sillon boueux. Après deux heures de recherches, je découvris en herbes courtes un troupeau dont un certain nombre d'individus étaient couchés et d'autres debout. Ils se tenaient non loin d'une de ces petites forêts d'euphorbes d'où des retarda- taires surgissaient, les uns ruisselants, les autres couverts de vase, et venaient rejoindre les premiers. Il était aisé de voir qu'ils avaient été s'abreuver et qu'il devait y avoir un mari- got aux en\drons. Eloigné de deux ou trois cents mètres, me dissimulant derrière les arbres, il m'était alors impossible 204 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉOUATORIALE de m'en approcher sans être vu. J'attendis patiemment un moment plus propice et me préparai à les photographier. Je les observai à la lunette durant un gros quart -d'heure ; ils ruminaient et chassaient à coups de queue les mouches qui les importunaient. Sous les piqûres de ces insectes, leur peau se ridait, comme crispée, et leurs oreilles s'agitaient tandis que leur longue langue rose mouchait leur gros mufle noir qui luisait au soleil. Enfin, ils se décidèrent à se lever et, lente- ment, escaladant une légère côte, ils disparurent à mes yeux. Je m'empressai de les suivre. Je gagnai peu à peu du terrain et, les approchant en rampant à 80 ou 100 mètres, je pris quatre clichés en me tenant sur les épaules de mon porteur de carabines. Seuls mon torse et ma tête émergeaient d'une grande touffe d'herbe où nous nous étions arrêtés. Quelques buffles qui se retournaient me considérèrent mais ne s'émurent nullement de ma présence et continuèrent lente- ment leur chemin. Ils arrivèrent dans une clairière où tous firent halte ; certains se couchèrent immédiatement, tandis que d'autres restèrent à observer les alentours afin d'éviter toute surprise d'un ennemi toujours à craindre. Pour mieux m'en approcher, je contournai le groupe en me dissimulant dans la forêt d'euphorbes que de nombreuses lianes et autres plantes grimpantes épaississaient. J'arrivai à 70 mètres ; j'avais un arbre pour m'abriter,mais les plantes me gênaient considérablement pour tirer. Aussi, je décidai d'avancer encore de 10 mètres. De là je pouvais, le cas échéant, envoyer quelques balles aux fuyards. Mais lorsque je fus à 60 mètres du troupeau qui comptait environ 70 à 80 têtes, quelques- unes des bêtes, celles qui se trouvaient le plus près de moi, s'alarmèrent. Je ne sais par quelle circonstance elles décou- vrirent ma présence, toujours est-il que certaines d'entre elles se tournèrent brusquement vers moi et m'examinèrent DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU 205 avec attention, le cou tendu, les yeux empreints d'une expression de sauvage férocité. Voyant l'inquiétude que manifestaient les veilleurs, les autres furent aussitôt debout cherchant aussi à percevoir ce qui avait bougé dans le feuil- lage maintenant immobile. J'acquis vite la conviction que leur confiance n'était plus et qu'indubitablement un coup de vent défavorable leur apporterait l'indice de ma pré- sence. Aussi, sans tarder, choisissant le plus beau mâle que je pus trouver parmi les premiers qui se présentaient à moi, je lui envoyai une pointe en plomb 465 au poumon. Aussitôt le troupeau fit un quart de tour, reprit le chemin par lequel il était venu et, en un galop effréné, s'enfuit tandis qu'un autre buffle recevait à la course le second coup de ma cara- bine. Je sortis de ma cachette et, tout en chargeant mon arme, je me mis à les poursuivre. Mais le bovidé que j'avais touché de ma première balle ralentit sa course, finit par perdre du terrain et, s'arrêtant, il me regarda venir. Je m'empressai de lui loger un second projectile qui le fit se cabrer et retom- ber pour toujours. Je repris alors ma course mais les rumi- nants avaient disparu derrière le petit bois, à ma gauche. Un certain nombre d'entre eux changeant brusquement de chemin revinrent et passèrent devant moi à quelques cen- taines de mètres. Je tirai inutilement une ou deux balles sur un buffle qui fermait la marche ; la distance était trop grande et la vitesse des animaux trop vive pour espérer un résultat. Je les suivis cependant encore un instant, mais ils avaient trop d'avance et ne ralentissaient guère leur galop ; ils dis- parurent bientôt à ma vue. Il aurait fallu être à cheval pour songer à les rejoindre. Je revins sur mes pas. Où avait porté mon second coup de carabine? J'avais aperçu, fuyant vers la gauche, une bête qui avait pris cette direction avant les autres, mais 206 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE je ne savais pas si elle avait pénétré dans la forêt. Je me mis en devoir de chercher dans la courbe que toutes avaient tracée pendant leur fuite, s'il n'y avait pas de traces de sang ; mais ce fut en vain, je ne pus rien découvrir. Les nègres que j'avais laissés en arrière et qui venaient de me rejoindre, se dirigeaient en longeant la lisière de la forêt vers ma première victime, lorsqu'ils aperçurent, à une cinquan- taine de mètres d'eux, immobile dans de petits buissons, le buffle blessé que nous cherchions. Les noirs n'avaient pas conscience du danger de leur situation ; ils s'interrogèrent des yeux puis se mirent à crier : il est ici ! Je les eus vite rejoints, et comme le ruminant se présentait de front, à moins de 40 mètres, je lui logeai au poitrail une balle qui le jeta à terre. Je m'en approchai avec circonspection et, comme toute vie ne l'avait pas quitté, je l'achevai d'une seconde lisse au cœur. Alors je pus voir où le premier projectile l'avait atteint ; il était entré un peu en arrière des dernières côtes, en biais vers le poumon, ne le perforant que légèrement. Ceci démontra qu'à la course j'avais à tirer nettement à l'avant des animaux. C'étaient deux vieux buffles mâles du Cap (Bos ca-ffer rad- cliffei),3i la musculature puissante, aux cornes énormes. Tout comme chez les antilopes, ces cornes creuses ne sont que de simples fourreaux recouvrant des proéminences de l'os frontal. Le lendemain du jour où je fis ce doublé, je me reposais de ma longue promenade habituelle du matin, lorsqu'à la lunette je revis vers l'Est le troupeau qui, lors de mon arrivée à Kaléghéla, broutait à proximité d'un petit bois. Comme l'heure n'était pas trop avancée, je me remis en route et marchai dans leur direction. J'avais aux pieds des chaussures dites « bains de mer », pour traverser le marécage qui bor- DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU 20/ dait le camp ; je croyais que c'était le seul qu'il y eût à fran- chir. Quoique la prairie allât légèrement en montant, j'en- fonçais à tout instant dans l'eau jusqu'aux genoux. A chaque pas, et sans m'en douter, je m'enlisais profondément dans la boue. A première vue, ces prairies semblent très unies et sont couvertes d'herbe courte qui, souvent, pousse dans la vase dans laquelle on s'embourbe de manière imprévue ; la nature du terrain change brusquement, sans transition, de sec en fangeux. Telles plaines verdoyantes qui, de loin, semblent pouvoir être parcourues en -tous sens en promenades agréables sont, en réalité, presque inaccessibles. Après une vingtaine de minutes de marche, j'arrivais non loin des animaux et afin de les atteindre plus aisément, je laissai en arrière deux nègres portant mon matériel inutile, tandis que deux autres me suivirent avec mes carabines. Une prairie tout à fait rase nous séparait du troupeau qui, dispersé, longeait la lisière de la forêt sur une grande étendue. Je dus contourner la harde vers ma gauche, et profiter des moindres buissons pour me dissimuler. Après vingt minutes de manœuvres fatigantes, je parvins à m'approcher des buffles qui composaient l'une des extrémités du groupe. Ils étaient si dispersés qu'il me parût difficile d'y faire un doublé ou un triplé. Le eiel qui roulait de gros nuages assombrissait le paysage et promettait d'un instant à l'autre de déverser sur nos têtes le contenu des célestes écluses. Un marigot dont j'ignorais la profondeur me séparait des mammifères qui broutaient paisiblement à quatre-vingts ou cent mètres de moi. Pour mieux les distinguer, je dus péné- trer dans l'eau jusqu'à mi-jambe et je m'y tins tranquille derrière une grosse branche. J'attendis que deux de ces rumi- nants vinssent à la mare pour que je pusse envoyer à chacun une balle de mon Express, mais les circonstances ne me 208 A TRAVERS L'aFRIQUE ÉQUATORIALE permirent pas d'exécuter mon projet parce que l'un d'eux, en s 'approchant pour se désaltérer, m'aperçut à quarante mètres à peine ; il me fixait de ses yeux en éveil et chercha à préciser. Je ne lui donnai pas le temps de la réflexion ; se présentant de front, il reçut une cxpansive 465 qui le fit rouler à terre, les quatre pattes en l'air, en poussant d'affreux beuglements. Tout de suite après, je cherchai en vain à placer mon second coup à un des fuyards, mais je n'y parvins pas. La pluie s'était mise à tomber et je me proposais de traver- ser le marécage pour atteindre ma ^^ctime quand, entrant plus avant dans l'eau, après avoir donné mon arme à porter, je \às la bête que j'allais rejoindre se relever et aller s'effon- drer en titubant derrière un bouquet d'arbres distant d'une soixantaine de mètres. Je ne pris pas la peine de brûler ma poudre ; j'étais trop sûr que mon coup avait porté. Sa fin n'était plus qu'une question de minutes. A présent, l'orage se déversait à torrent ; aussi, je me réfugiai dans un buisson en attendant que l'averse passât. J'entendais le buffle qui soufflait non loin de moi. Je ressortis de mon abri aussitôt qu'une accalmie se produisit, afin d'aller l'achever au besoin, mais je dus tout de suite réintégrer mon gîte, la pluie repre- nant de plus belle. Lorsque mon imperméable qui était en possession de l'arrière-garde me fut apporté et que, trempé jusqu'aux os, je pus enfin m'en couvrir, il était trop tard pour aller, dans une demi-obscurité, découvrir le buffle, dont cependant je n'entendais plus le moindre râle. Je rentrai au camp et j'envoyai, le lendemain matin, quelques hommes pour découper la chair de ma victime et m'en rapporter le massacre. Quand ils surgirent sur le terrain où l'animal était tombé, celui-ci, qui n'avait pas succombé, mais qui n'avait pas bougé de la place de la veille, se releva et s'enfuit. J'appris DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU 209 ce joiir-là,que c'était un non-sens de tirer des buffles du Cap de face avec des 465 expansives. Les meilleures et les plus puissantes carabines de ce calibre n'ont pas une pénétration suffisante pour envoyer jusqu'au poumon, en passant par le poitrail, des balles qui s'épanouissent comme les pointes de plomb, tandis que la lisse eût été d'un résultat certain. Je retins pour l'avenir — et j'ai encore eu l'occasion de l'obser- ver par la suite, — que, grâce à sa vitalité inouïe, le buffle n'est parfois paralysé que momentanément par un coup de carabine et qu'il faut toujours être sur ses gardes, car la bête que l'on croit abattue peut se relever soudain et recou- vrer ses forces. On apprend chaque jour et Tonne devient pas un chasseur irréprochable en quelques mois. La chasse en Afrique ne se limite pas en grande partie au tir, comme en Europe ; il est très précieux d'être capable de placer cinq balles dans l'espace de douze secondes dans une assiette à dessert, à deux cents mètres ; mais là ne réside pas tout l'art de la chasse aux grands fauves; si elle ne consistait qu'en une question de tir, on pourrait former des chasseurs sur un champ d'exercice. En réalité, c'est sur le terrain même qu'il faut faire son appren- tissage, et il est nécessaire que celui qui s'adonne à ce sport ait des aptitudes spéciales, car on ne peut pas songer à faire chasser l'éléphant en forêt par quelqu'un qui est peureux ou qui manque de patience ; il importe de ne pas oublier que la proie dissimulée à dix mètres du chasseur, le tient parfois en haleine durant une heure avant de lui permettre de placer un coup de carabine. Il faut avant tout des disposi- tions qui, par une longue pratique, deviendront des qua- lités. Chacun doit s'étudier pour se connaître ; c'est après cet examen que l'on peut seul juger de sa valeur et estimer si 14 210 A TRAVERS L'AFRIQUE EQUATORIALE on peut OU non se risquer à chasser des animaux qui exposent au danger. Le débutant ne doit pas commencer sa carrière cynégétique en poursuivant dans les buissons des fauves blessés car il pourrait payer cher un entraînement si mal entendu. Si de nombreux accidents, pour la plupart mortels, se sont produits en Afrique, au cours de ces dernières- années, la faute en fut imputable, souvent, à l'imprudence et à l'incompétence de certains novices qui, croyant tout savoir, ne s'aperçurent cpie trop tard de leur ignorance. Je ne veux pas dire par là (^ue tous ceux qui furent victimes d'accidents doivent en être rendus entièrement responsables : là n'est pas mon idée. L'audacieux qui se livre à ce sport s'expose et, partant, court des risques. Nombre de vieux spécialistes s'y sont encore laissés prendre, mais ceux-là, au moins, ont été victimes du sort, de la fatalité qui pesait sur eux, car ils possédaient à n'en pas douter, ce que le trop jeune chasseur ne peut pré- tendre avoir acquis : la sûreté d'un coup de carabine et la possession d'un sang-froid qu'une longue pratique des choses peut seule lui assurer. Celui qui connaît ses ressources, qui a une idée exacte de son savoir, ne craint pas une rencontre avec les hôtes de la brousse. Quand il se voit en danger, il lutte jusqu'au dernier moment et juge, avec une grande promptitude de décision, s'il y a lieu de se soustraire par une manœuvre sinon par la fuite à la charge d'un de ces mons- tres. C'est par sa rapidité de réflexion qu'il résout instanta- nément une question terriblement embarrassante ; son sang- froid lui permet de juger du danger et de la façon dont il se présente, et il décide, dans l'espace d'une seconde et au mieux des circonstances, comment il y a lieu de conjurer le danger dont il est menacé. A ce qui précède et qui dépend en grande partie des dispo- DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU 211 sitions physiques du personnage, il faut ajouter la connais- sance de ce que l'on pourrait dénommer une science très africaine, laquelle ne peut s'acquérir que par une fort longue fréquentation de la brousse : c'est le pistage qui est des plus difficiles ; bien peu de blancs y sont passés maîtres. Nombre de nègres y excellent et, sur ce point, nous leur sommes nettement inférieurs. Il faut non seulement l'attri- buer à leur expérience, mais aussi à leur vue extraordinaire. L'œil du noir saisit les moindres détails avec une précision qui surprend ; il distingue clans le paysage les moindres saillies et à des distances parfois fort grandes. Souvent, dans la verduie, l'échiné brune d'une antilope ou la tête noire d'un cochon émergent à plusieurs centaines de mètres de lui. Il vous les indique, et c'est en vain que vous cherchez ce qu'il vous assure voir. Aidé des lunettes d'approche, l'Européen peut se convaincre de ce que son chasseur a raison et que sa vue lui fait défaut. Cependant, chez le blanc, l'œil s'exerce et, après quelc^ue temps de pratique, acquiert une certaine vivacité. Après avoir donné l'ordre à mes hommes d'aller découper ma victime de la veille, laquelle devait fuir à leur approche, je partis avec des intentions plutôt modestes. J'avais l'envie de tuer un topi pour en prendre la dépouille complète. Les sujets n'étaient pas rares, on les voyait courir un peu de tous côtés ; aussi, tout en suivant le sentier indigène, j'en abattis un à quatre-vingts mètres, un quart-d'heure après avoir quitté mon camp. Je me mis en devoir de surveiller le dépècement et, m 'asseyant sur ma chaise de chasse, j'obser- vais attentivement le travail des nègres. J'avais déposé mes carabines à une dizaine de mètres de là. Le dépouillement se poursuivait avec lenteur et, pour passer le temps, je suivais les mouvements des antilopes qui, non loin de moi, évoluaient 212 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE dans la plaine. Quelques buissons m'empêchaient de voir dans toutes les directions, si bien qu'en parlant avec mes hommes je ne \às pas un buffle s'approcher de nous, à une centaine de mètres et qui, lentement, en flairant le sol, mar- chait dans notre direction sans se douter que nous étions là une dizaine, accroupis dans l'herbe. Le vent nous était favo- rable et, aussitôt que j'aperçus l'animal, je donnai l'ordre aux nègres de se coucher et de se taire. En rampant, j'allai prendre ma 465 qui n'était pas loin. Un instant la bête regarda dans ma direction ; aussi n'eus-je garde de bouger ; elle reprit confiance et continua vers ma gauche. Je la laissai approcher jusqu'au moment où je jugeai que quelque danger en pouvait résulter pour nous. Soixante mètres nous sépa- raient du ruminant ; il se présentait de profil et avançait lentement, semblant flâner. Je visai donc au flanc. Après la détonation, je ne pus placer mon second coup, gêné par les hautes herbes, et l'animal se mit à dévaler au galop la pente légère qu'il venait de monter, tandis que, suivi d'un nègre, je pris le pas de course et me mis à le poursuivre. Il ne tarda pas à s'arrêter dans un buisson où il se crut à l'abri. Quand j'arrivai tout essoufflé à une centaine de mètres de lui, je ne distinguais que sa tête et le sommet de son échine et je me basai sur ce que j'apercevais pour viser au juger l'endroit vulnérable des poumons. Je n'eus pas la patience de laisser se dissiper mon agitation, c'est ce qui me fit mal' placer mon second coup et la bête reprit sa course à travers la plaine, mais, cette fois, s'en fut très loin. C'est en vain que je cherchai à la rejoindre. Elle pénétra dans un de ces petits bois d'eu- phorbes ou les buffles se font des sentiers qui finissent par former un labyrinthe dans lequel ils circulent sans souci des épines et des ronces. Le chasseur qui se risque dans ce repaire y déchire ses vêtements et son épiderme et doit y marcher courbé ou à quatre pattes. DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU 2I3 Le buffle ne perdait son sang que par gouttelettes. Aussi, ne pouvant espérer le rejoindre, j'abandonnai la pcnirsuite au bout d'une heure. Au retour, pour me consoler de ce tir médiocre, je tuai quelques antilopes dont un topi. N'ayant qu'un homme avec moi, je lui fis comprendre de les couvrir d'herbe afin de les celer à la vue perçante des oiseaux de proie ; je le chargeai de revenir l'après-midi, en compagnie de quelques porteurs, découper mes victimes. Après avoir terminé le travail du premier topi, je rentrai au camp. Lorsque mon boy et ses camarades arrivèrent vers trois heures pour l'enlèvement des herbivores tués le matin, ils ne trouvèrent plus sur l'herbe qu'un peu de sang et quelques déchets de peau et de chair. Ils revinrent me conter leur désil- lusion et m'assurèrent cjue ce vol n'avait été commis que par le^ habitants d'un village assez distant. Je sus plus tard que, seuls ou à deux, des nègres me suivaient souvent de très loin, semblaient arriver à l'improviste, mais toujours au moment du partage. Cette fois, ils ne l'avaient pas attendu ; ils avaient simplement pris le tout et quand, vers le soir, j'envoyai mon boy les avertir qu'ils avaient à rapporter au moins les mas- sacres et les peaux, ils répondirent qu'ils ne rendraient rien et qu'ils le priaient de déguerpir sur le champ. Cette malhon- nêteté nécessitait, de ma part, une attitude énergique. Je leur fis savoir que si, pour le lendemain matin, les trophées n'étaient pas près de ma tente, je les remplacerais par les têtes de leurs ' chèvres que j'irais occire moi-même. Après semblable déclaration, les peaux et les crânes me furent resti- tués à dix heures du soir, alors que je dormais ; ils avaient préféré les restituer à une heure aussi tardive pour ne pas devoir me fournir d'explications. La viande était rare chez ces populations clairsemées et peu florissantes ; aussi les indigènes n'hésitaient -ils pas à 214 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE recourir à n'importe quel moyen pour s'en procurer : le vol et le mensonge leur étaient coutumiers. Ils piégeaient mais avec peu de succès ; je ne leur ai jamais rien vu prendre. Leurs pièges pour les gros mammifères consistaient en une longue ligne de fosses de 2 à 3 mètres de profondeur chacune, qu'ils recouvraient de branches et de feuillage afin de dissi- muler les excavations au gibier qui s'aventurait dans le voi- sinage. Ces trous étaient généralement creusés dans les passages découverts qui coupaient les rangées de haute futaie, éclaircies que les animaux étaient contraints d'emprunter pour traverser ces barrières de verdure. Des bêtes y tom- baient parfois, mais celles qui les accompagnaient ne s'y laissaient prendre que rarement par la suite. C'est un moyen très employé, en forêt, pour tuer l'éléphant ; mais, en ce cas, il n'y a qu'une grande fosse creusée dans un sentier très fré- quenté par les proboscidiens qui y tombent la tête la première et ne peuvent en sortir. Les gens du dit village m'avait dérobé, quelque temps auparavant, une tête d'hippopotame. J'avais tué dans la Rutshuru un de ces pachydermes qui vint s'échouer sur la rive gauche, inaccessible pour moi. La bête y resta deux jours et, lorsque j'envoyai des gens pour la dépecer, ils la trouvèrent incomplète. Ces bons nègres s'étaient tout bon- nement emparé de la tête volumineuse pour retirer les dents des mâchoires afin d'en faire de l'argent. Aux hommes que j'envoyai pour réclamer mon bien, ils firent une réponse insultante et de mauvaise foi. Je fis venir le chef du village qui jura ses grands dieux n'avoir pas connaissance de ce vol ; il jura même (]u'aucun de ses administrés ne l'avait commis. Comme j'avais la certitude du contraire, j'expédiai cet homm(> considérable près du feu des cuisines et lui an- nonçai qu'il y resterait dans l'abstinence la plus complète DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU 215 tant que les dents d'hippo ne seraient pas retrouvées. Quand le chef comprit qu'il avait des chances de rester en compagnie de mes boys, il demanda qu'on l'autorisât à parler à l'un de ses hommes. Ce qu'ils discutèrent, je ne sais ; mais ce dernier partit et,qu()i([u'il n'y eut pas de village à moins de deux heures de marche de mon camp, il revint après un quart-d'heure d'absence, accompagné d'un indigène portant des dents d'hippo. Voici ce qui avait été comploté : ils s'étaient fait suivre par cet homme et l'avaient laissé à proxi- mité de mon camp avec mission d'attendre ; au cas oii le blanc n'accepterait pas leurs explications si claires, son bien lui serait rendu. Je questionnai longuement le nègre ; je lui démontrai qu'il avait volé, mais à tous mes arguments, il opposa une réponse presque sensée ; il trouva des excuses et laissa subsister le doute. Il me dit d'abord qu'il était venu parce qu'il avait ouï dire que ]c réclamais des dents d'hippo ; qu'il reconnaissait que les dents, par lui remises, étaient celles du pachyderme échoué sur le banc de sable, mais qu'il n'y avait, que moi qui faisais erreur puisque j'estimai que cette bête était mienne. Il prétendit que la bête décapitée avait été tuée dans un des pièges tendus le long de la Rutshuru dans les chemins de sortie de ces amphibies. Voici comment les nègres procèdent : Ils suspendent un madrier armé d'une lance qui choit sur l'animal lorsqu'il sort de la rivière ou qu'il y rentre en sui- vant le sentier qui lui est habituel ; les bêtes déclenchent cette massue en brisant une liane qui leur barre la route. Ce système est aussi couramment employé en forêt pour la capture des éléphants. Quand je m'étonnai qu'il eût tué un hippo et qu'il n'eût pas osé découper et emporter la chair pour se nourrir ou en faire du trafic, il m'apprit, à mon grand étonnement, qu'il ne 2l6 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE piégeait pas pour la viande qu'il appréciait peu, mais bien pour les dents qu'il vendait aux commerçants pour un prix dérisoire. Par une suite ininterrompue de mensonges de ce genre qu'il me servit très à propos, il parvint à s'en retourner avec son chef ; il emporta aussi les dents que je ne voulus pas garder puisqu'il prétendait qu'elles étaient son bien. Les nègres sont loin d'être inintelligents. Ils me le prou- vèrent une fois de plus ce jour-là, en trouvant des répliques à toutes mes questions ; ces questions étaient prévues par eux, sans doute, aussi avaient-ils préparé des arguments qui n'étaient pas dépourvus d'astuce, voire de bon sens. Je fis encore quelques jours de chasse fructueuse près de Kaléghéla, puis je regagnai les bords du lac Edouard. Quoique j'eusse, matin et soir, sondé à la lunette les moin- dres replis du terrain qui m'environnait avec l'espoir d'y découvrir un lion, et que presque chaque nuit j'entendisse ces carnassiers qui, tantôt loin, tantôt près de mon camp, poussaient leurs grondements formidables perçus à plus d'une lieue, je n'étais pas parvenu jusqu'alors à voir une seule de ces bêtes. Un matin, de bonne heure, après une nuit fraîche et sombre, pendant laquelle ils firent encore plus de bruit que de coutume — d'habitude ils sont silencieux, sur- tout quand il y a clair de lune, et qu'il fait chaud, et aussi dans les endroits où ils ont été traqués, — je partis dans la direction d'où m'étaient parvenus leurs derniers rugissements, dans l'espoir d'y rencontrer un retardataire. Ce fut en vain ; je m'étais déjà éloigné d'une grosse heure en de nombreuses circonvolutions dans la brousse, je ne voyais que des pha- cochères et des antilopes. Aussi, désespérant de découvrir un des rôdeurs nocturnes recherches, je me mis à tirer sur des topis. J'en tuai deux et en blessai un troisième qui rejoi- gnit un troupeau en fuite. Désireux d'achever le blessé, je DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU 217 me mis à les suivre. Mais, de plus en plus méfiants, ils ne se laissèrent approcher qu'à deux ou trois cents mètres ; il était donc difficile de les abattre. Je n'avais pris que ma 8 ^ /^, et seul mon chasseur indigène me suivait ; ma 465 était restée en arrière, aux mains de mes porteurs. J'arrivai, après quel- ques manœuvres, à deux cents mètres environ des antilopes qui s'étaient arrêtées et, réglant ma lunette à trois cents mètres, j'abattis le blessé d'une expansive qui porta trop haut et qui l'atteignit à la colonne vertébrale. Tombant en partie immobilisée, la bête se mit à gémir tandis que le reste du groupe s'éloignait en se portant vers ma droite. Je m'em- pressai de l'imiter pour m'en approcher à nouveau, mais j'avais fait à peine une centaine de pas que, de ma gauche, me parvinrent des grommellements. Portant mes yeux dans la direction de ma dernière victime, je vis dans l'herbe une grosse crinière brune qui émergeait et s'élevait et s'abaissait suivant le plus ou moins d'ampleur des rugissements. Je m'arrêtai net. J'avais compris ce qui se passait à cent cin- quante mètres de moi. Je voulus prendre ma 465, mais c'est alors que je m'aperçus que je n'avais que ma 8"^/™ contenant encore trois cartouches ; cette arme devait me servir pour l'attaque et la défense. Le lion était sorti d'un buisson et, rampant, était arrivé jusqu'au topi qui poussait ses derniers râles. J'envoyai mon boy quérir mon Express et, m'accroupis- sant dans l'herbe, je demeurai là, impatient, prêt à tirer avec mon petit calibre si le fauve tentait de fuir. Malgré mes pré- cédents coups de feu, il s'inquiéta bien peu du chasseur et, couché sur l'antilope, il attendit qu'elle mourût, la gueule sur la gorge de la moribonde et poussant des rugissements à chacune de ses convulsions ; la secouant parfois avec rage, il la lâchait pour la reprendre aussitôt. Le lion qui tient sa proie donne une impression de vigueur invraisemblable ; le 2l8 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE moindre de ses mouvements accuse la puissance et l'adresse, aptitudes cpie l'on ne retrouve guère réunies chez les autres animaux dangereux. Durant trois ou quatre minutes qui me semblèrent intermi- nables, je pus observer le félin qui, à plaisir, se coachait sur sa victime, attendant sa mort prochaine pour l'entraîner dans un buisson et y satisfaire son insatiable et gloutonne avidité. Enfin, on m'apporta mon Express et, me glissant dans l'herbe courte, j'arrivai à soixante-dix ou quatre-vingts mètres du lion. Je m'en étais approché autant qu'il était possible, car je voulais la certitude de ne pas le manquer. Cependant, je -n'étais pas sans appréhension : je savais que le point de mire de mon arme avait souffert et que cette arme ne portait plus d'une façon très précise. Mon sujet — toujours couché, — ne laissait apparaître que le sommet de sa crinière. Quand je fus à bonne portée, je me levai et je tirai debout. Mon premier coup ne l'atteignit pas ; le second ne fut pas plus heureux; comme le premier il passa par-dessus l'échiné et alla s'enfon- cer dans la terre, quelques mètres plus loin, en soulevant un nuage de poussière. Je crus bien que mon lion était perdu pour moi, qu'il allait fuir au bruit des détonations, mais il n'en fut rien. Je rechargeai ma carabine. Pour celui qui a l'habitude de manier des armes à feu, les mouvements d'extraction et de recharge sont instinctifs ; il ne doit même pas y consacrer une partie de son attention ; cette particularité me permettait de ne pas quitter l'animal des yeux. Ayant le regard braqué sur la bête, le chasseur n'est pas exposé à la recevoir sur soi à l'improviste ; de plus, certains fauves hésitent à courir sur lui quand il s'aperçoivent que les moindres de leurs mouvements sont épiés. Ce n'était cependant pas le cas de celui-ci qui semblait ne pas se soucier DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU Kl VU 219 de moi. A chaciiie coup tiré, soûl un mouvcnu-nt correspon- dant sans doute à un sentiment d'émotion, s'était manifesté ; l'échiné avait comme un sursaut au bruit des détonations. Je me demandai s'il était sourd, mais il n'était qu'affamé. Il s'en alla eniin, en traînant l'antilope qui avait cessé de vivre. Saisissant la bête à la gorge, il se redressa et l'emporta lente- ment, sans effort apparent, vers le fourré d'où il avait surgi quelques instants auparavant. Le corps du topi était engagé entre ses deux pattes antérieures et, le cou tendu, soulevant l'avant du ruminant dans ses puissantes mâchoires, il avan- çait avec précaution, traînant ce poids de 140 à 150 kilos avec une aisance surprenante, Il avait cette allure puissante et noble que nos pauvres lions de ménagerie ont perdu au cours des longues années de captivité et d'inaction dans leurs cages étroites. Cependant, je ne m'extasiai pas longtemps. Le fauve émergeait nettement des herbes ; profitant de ce qu'il m'apparaissait de profil, je lui envoyai mes deux coups d'Express presque simultanément. Le temps de me retrouver en joue après la première balle et je tirais ma seconde car- touche. Cette fois les projectiles avaient bien atteint leur but car, à la première détonation, il abandonna le topi d'un bond formidable, et se tournant tout ébouriffé vers moi, tout comme quand il guette sa proie un instant avant de bondir, il s'accroupit légèrement et baissa la tête. Sa queue, en des mouvements cassants, battit l'air, ses lèvres supérieures se retroussèrent découvrant ses gencives armées de longs crocs blancs ; de ses yeux qui me fixaient avec férocité, du feu semblait jaillir. Il ouvrit une dernière fois sa gueule, d'où s'échappa un rugissement de colère et de douleur auquel mon second coup de carabine répondit. Peut-être comprit-il que la partie était perdue pour lui ; cherchant à fuir, il s'effondra à dix mètres de l'antilope où 220 A TRAVERS L AFRIQUE EOUATORIALE il mourut en poussant encore (luelijiu s grognements rauques qui, rapidement, s'affaiblirent tant le sang envahissait sa gorge et ses poumons. Après deux ou trois minutes d'attente, je m'en approchai avec une certaine méfiance n'ayant pas l'entière certitude que toute vie l'eût déjà quitté. Les herbes me cachaient en partie ma victime. A distance, elle m'avait semblé être un jeune mâle, mais, quand je fus près d'elle, je m'aperçus de mon erreur : c'était, au contraire, une très vieille bête (i), à la crinière fournie dont la peau portait de nombreuses ecchymoses cicatrisées, stigmates de quelque combat de naguère. Les deux balles entrées presque l'une à côté de l'autre, étaient à peine espacées de trois ou quatre centimètres dans le flanc gauche, derrière le défaut de l'épaule (2). La première s'était arrêtée de l'autre côté du thorax, sous la peau, brisant l'omoplate droite ; la seconde faisant expansion alla moins loin et resta dans les tissus pul- monaires où elle se désagrégea en partie. Je n'ai jamais compris comment ce lion — car on a fait à ces fauves une réputation très exagérée de hardiesse et de cou- rage, — avait pu faire preuve de pareille indifférence en ne se préoccupant nullement de ce qui se passait autour de lui. Comme il était neuf heures du matin, il est probable que la faim le chassa à pareille heure de sa tanière ; il n'avait pu, durant la nuit, satisfaire son féroce appétit ; la perspective de trouver son repas à proximité et de façon aussi inespérée l'avait enhardi. Peut-être son âge. en lui enlevant sa souplesse, ne lui permettait-il plus de tuer à sa guise pour se nourrir. Il \' a des carnassiers qui, pour cette raison, en sont réduits (i) Les plus grands lions dépassent 3in20 delà gueule à l'extrémité de la queue et atteignent 240 à 250 kilogrammes en poids. (2) Voir photographie no 54. o ^ > DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU 221 à se contenter de rats, de porcs-épics et d'autres petits mam- mifères peu agiles à la course. Au cours de mon voyage, j'ai vu dans la brousse plus de quinze lions, mais jamais je n'ai retrouvé chez eux la fran- chise exagérée dont celui-ci fit preuve. Au contraire, très peureux et très farouches, leur crainte m'a souvent désolé en me faisant rater plus d'un beau coup de carabine. Le jour ils fuient l'homme ; la nuit ils deviennent plus hardis, agres- sifs et féroces. Surpris au cours d'un repas, des femelles accompagnées de lionceaux ou des lions affamés, chargent parfois sans provocation ; mais, en apercevant le chasseur, ils abandonnent le plus souvent leur proie en rugissant effroyablement afin d'éloigner par l'intimidation les impor- tuns qui les dérangent. Vers la fin de novembre 1912, je quittai Kabaré. J'avais passablement fatigué les environs, il fallait me déplacer pour trouver quelques nouveaux endroits giboyeux. Cochons et antilopes avaient déserté ces lieux en quête d'un asile où ne grêlaient pas des coups de carabine. J'avais observé, au cours de mes chasses, plusieurs cas plutôt bizarres. Un matin, je guettais un phacochère. Pour m'en appro- cher, je m'accroupis et me traînai vers lui. Quand cet animal regarde dans une certaine direction, sa structure massive l'oblige à se tourner de front vers le sujet qu'il observe. Sa vue n'étant pas des meilleures, il commet des erreurs de la nature de celle-ci : mon phacochère me prit probablement pour un de ses semblables et marcha vers moi d'un air guil- leret, la petite queue frétillante. Désireux de venger une attention si peu flatteuse pour moi, je lui envoyai une expan- sive qui, au lieu de pénétrer à hauteur du poitrail, porta très bas et lui cassa les pattes avant et arrière droites. Loin de 222 A TRAVERS L AFRIQUE EOUATORIALE perdre son équilibre, il fit demi-tour sur ses deux membres valides gauches et s'en fut d'un pas accéléré, inclinant son corps pour rester debout. Il disparut dans une touffe d'herbe où je le crus tapi. En réalité, Tentrée de son terrier y était dissimulée et, quoique peu profond, nous eûmes assez de peine à l'en faire sortir pour l'achever à bout portant à la carabine. Le phacochère, tout comme un lapin, habite dans un ter- rier (lui, d'habitude, n'a qu'une seule issue. Certains préten- dent qu'il s'empare du gîte d'autres animaux et qu'il l'élargit. Quoique j'en aie rencontré des centaines, je n'ai jamais vu ces cochons fouir le sol pour se ménager une demeure ; je crois ce- pendant qu'ils sont les seuls constructeurs de leur refuge qui est parfois fort profond. Il devient alors difficile d'en faire sortir l'occupant ; je n'y suis jamais parvenu ni en bêchant pour détruire la galerie souterraine, ni en enfumant celle-ci. Ce couloir (|ui pénètre profondément en terre est si étroit que l'animal ne peut s'y retourner et qu'il doit y entrer à recu- lons, habitude qu'il garde même quand il s'y précipite blessé ou pourchassé. Une autre fois, je cassai, par maladresse, une patte droite avant et une gauche arrière à un topi qui s'en fut en galo- pant à l'aide des deux membres qui lui restaient, et je ne pus le rejoindre. Un tout jeune Reedbuck que je désirais abattre pour ma nourriture, reçut une 8 ^ j^ expansive au bas-ventre, laquelle lui déchira la peau et les muscles abdominaux. Les intes- tins s'échappèrent et, dans sa fuite, traînèrent sur le sol. Bientôt l'estomac apparut et le tout s'accrocha et se déchira dans les ronces. La bête poursuivit sa course en partie vidée, pour enfin tomber morte à plus de cent mètres de l'endroit où gisaient ses entrailles. Ces animaux ont, en général, une ■^ r^ ■TV h-^ c ^ "~ s 5^ r H H W d > td 3 O o cl > frs DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU Kl VU 223 vitalité et une résistance à la douleur phénoménales. Pour éviter de suivre la route des caravanes (lui était fréquentée par les indigènes en quête de provisions de sel, et dont le passage continuel éloignait les animaux, je décidai de remonter la Rutshuru en suivant approximativement ses rives. Je comptais trouver près des rivières du gibier en abondance, mais c'était là une erreur : le plus souvent, le gros gibier n'aime pas beaucoup les cours d'eau pour venir s'y abreuver ; ils préfèrent les mares nombreuses à la saison des pluies. Une excavation inondée dont les bords sont dé- pourvus de végétation et légèrement déclives pour leur permettre de voir au loin, est l'abreuvoir de leur choix. Cependant, à la fin de la saison sèche, ils n'ont plus de choix et doivent se cantonner non loin d'un ruisseau ou d'une des dernières mares qui subsistent. C'est ainsi qu'il arrive au chasseur de ne plus apercevoir une seule bête, pendant des semaines, en des endroits où il faisait si bonne chasse naguère. Les marigots desséchés sous l'ardeur du soleil contraignent les animaux à gagner une région arrosée. La Rutshuru est parfois bordée de falaises presque à pic qui atteignent, par endroits, jusqu'à 20 et 30 mètres de hauteur . Ailleurs, ses rives s'étendent en pente si douce que des plaines sont presque au même niveau que le lit de la rivière et sont envahies par les crues. L'œil suit difficilement le mouvement des eaux de la rivière ;des massifs d'herbes à éléphant encom- brent ses bords et ne permettent d'y accéder que par des éclaircies. D'innombrables hippopotames y vivent et s'y multiplient et il est extraordinaire de constater qu'en cette rivière plutôt étroite — puisqu'en moyenne sa largeur ne dépasse pas 70 mètres, même non loin de son embouchure, — évoluent des bandes de ces pachydermes dont certaines atteignent 224 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE 40 à 50 têtes. Ils se laissent photographier (i) et même, comme on l'a vu plus haut, tuer avec trop de facilité. Un soir, un petit groupe de sept hippos qui attendaient le crépuscule pour gagner les prairies afin d'y chercher leur nourriture, se laissèrent tuer bêtement — c'est le mot, — et ce ne fut qu'après quelques minutes, après avoir essuyé cinq coups de ma 410 — que je ne dus pas même recharger, — que les deux survivants remontèrent le courant tandis que les autres descendirent, les pattes en l'air, au fil de l'eau. La plaine environnante n'était pas sans obstacles, comme le lecteur pourrait le croire ; elle était coupée ici et là, par de grands ra\dns, perpendiculaires à la Rutshuru, qu'une végé- tation inextricable avait envahie ; il fallait s'y frayer un passage à la hache. En d'autres endroits, la caravane se mou- \-ait avec difficulté tant la marche était retardée par les herbes dont la hauteur dépassait celle d'un homme. Avant d'atteindre la rivière Ivi, affluent de la Rutshuru, je tuai encore un hippo à terre ; il venait de se coucher dans des herbes, non loin de la rive, lorsque je l'atteignis trop haut, mais une seconde balle lisse qu'il reçut en fuyant le cloua sur place. Un matin, ayant blessé un Waterbuck à la 8 ™/"^, je le poursuivis durant près d'une demi-heure et pus, enfin, lui placer un second coup au poumon. Mais ces petits calibres frappent en général d'une mort assez lente les très grosses antilopes (2). Comme de coutume, il se réfugia dans les buissons ; mais avant d'atteindre cet abri, il s'était couché à plusieurs reprises et se relevait à mon approche. Espérant (i) Voir photographies n°^ 55 et 56. (2) Le Waterbuck atteint jusqu'à 1^130 à l'épaule et peut dépasser 250 kilogrammes en poids. PLAINES DE LA RUTSHl'RU WATERBUCK BLESSÉ (Cobus defassa.) 58. — WATERBUCK (Cobus defassa.) Photo de l'auteur. Ph.jto de l'auteur. André Pilette. A travers V Afrique Équatoriaïe. DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU 225 le photographier, je m'étais muni de mon appareil et je le suivis dans le taillis (i). Je ne me défiai guère et j'arrivai à cinq mètres du Waterbuck couché ; il me regardait venir, l'air doux et résigné. Ma chambre noire soutenue par une courroie pendait à mon épaule gauche. Pour forcer la bête à se lever, je demandai à mon boy de l'y contraindre à l'aide de sa lance, mais, peureux, il lui jeta son arme de loin. Le blessé refusa de bouger. Alors mon «serviteur lui lança tout ce qu'il trouva à sa portée et c'est ainsi que l'animal reçut ma chaise de chasse sur la tête. Cet objet eut-il le donc de l'offusquer spécialement? il se leva subitement et fonça sur moi, tête baissée. Ce fut avec une certaine inquiétude que je vis venir à moi ses deux longues dagues huileuses, annelées sur les deux tiers de leur longueur, très effilées et légèrement recourbées vers l'avant. Aussi cherchais-je à les éviter en contournant un arbre, mais j'y arrivai trop tard. Dans ma course, mon appareil photographique maintenu par la cour- roie vint se placer sur ma jambe gauche, et je n'eus qu'à m'en féliciter car il reçut un furieux coup de corne dans le volet qui se replie sur l'objectif et qui fut quelque peu enfoncé. C'était une preuve, pour moi qui en doutais, que nombre de grandes antilopes chargent, et même parfois sans qu'on les moleste ; j'ai pu m'en rendre compte plus tard. Quand je me retournai, le Waterbuck s'était recouché à l'endroit d'où il s'était élancé vers moi. Lorsque j'eus apprécié les dégâts et constaté que l'appareil n'avait pas souffert, je m'approchai à nouveau, mais je me tins pru- demment, cette fois, derrière le tronc d'un arbre, d'autant plus que je ne pouvais espérer compter deux fois sur la (i) Voir photographies n°^ 57 et 58. i5 226 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE chance de retrouver semblable bouclier. Rien n'3' fit : on eut beau lui jeter les objets les plus hétéroclites, il succomba, son dernier effort ayant été de se venger de son ennemi. Le nom de Waterbuck dont l'ont baptisé les Anglais tendrait à faire croire que cet antilopien mène une vie quelque peu aquatique. Quoiqu'il aille parfois à l'eau et qu'il soit bon nageur, je l'ai toujours vu vaguer indifféremment en prairie, en savane, voire même en terrain rocailleux, ne se retirant (ju'aux heures habituelles de repos dans les buis- sons, pour y ruminer et y dormir. Après avoir remonté un peu la rivière Ivi qui, en maints endroits, coule dans le fond d'un large ravin, j'arrivai au gîte qui porte le même nom et qui est situé sur une des col- lines bordant la tranchée. Vers le soir, mes boys vinrent me prévenir que, sur l'autre versant, se promenait un buffle qui se disposait à boire. A la lunette, il me sembla assez près, mais il me fallut plus de vingt minutes pour atteindre l'emplacement qu'il avait, d'ailleurs, déserté. Il était trop tard pour suivre ses traces ; la nuit tombait et je dus reprendre le chemin du camp. Dans les ténèbres déjà descendues, un buffle, peut-être le même, nous laissa approcher, et ne se décida à fuir qu'au moment où nous fûmes près de lui. A son aspect, mes hommes détalèrent, me laissant sans arme ; j'eus un moment d'émotion vive, ne sachant queUe direction suivrait l'animal. Les craquements de branches froissées à distance me rassurèrent et décidèrent les nègres à revenir. Le lendemain matin, je repris, sur les instances de mon guide, le même chemin et j'eus tôt fait de découvrir la piste fraîche d'un de ces bovidés qui, remontant de la ri\'ière, s'en était éloigné en passant alternativement dans la haute futaie et dans l'herbe rase. Il était aisé de suivre ses traces sur le gazon qui avait gardé l'empreinte de ses sabots. Une DE KASINDI AU PIED DES VOLCANS DU KIVU 227 heure suffit pour nous le faire découvrir. Mon pistcur mar- chait devant moi portant ma 465, et suivait les traces des yeux, tandis que moi-même je scrutais l'horizon en tous sens afin d'éviter toute surprise. Nous venions de sortir des buissons et descendions en prairie sur une légère pente vers un bouquet d'arbres : nous en étions à une distance de vingt-cinq mètres, lorsque j'aperçus au travers du feuillage une immobile masse noire. Instinctivement je m'arrêtai tandis que le pisteur, continuant ses investigations, tête baissée, marchait droit vers le buffle. De crainte d'attirer l'attention de la bête, je n'osais l'avertir et cependant je ne pouvais le laisser avancer davantage. J'eus un instant d'hésitation, et je me décidai à pousser un timide psst... qui le fit se retourner ; alors je lui montrai du doigt l'animal qui se dressait devant lui, à moins de vingt pas. Il revint précipitamment en arrière pour me passer mon arme ; au même moment, le buffle dont nous troublions probablement l'assoupissement partit au galop vers ma gauche ; sortant de la futaie, il m'apparut distinctement en plaine. Le temps de viser, et il reçut mon premier coup à cinquante mètres ; il changea alors de direction et, remontant la pente, il dis- parut presque totalement dans les herbes. Mon second coup l'atteignit à plus de cent pas, alors que seule son échine émergeait de l'obstacle. Quand il arriva au sommet de la côte, il s'arrêta. Je sortis rapidement du vent, en rechargeant mon Express, mais ma prudence fut inutile : le buffle, un instant immobile vacilla ; rassemblant ses dernières forces, il chercha en vain à se maintenir en équilibre. Il s'effondra enfin, et rougit l'herbe du sang qui jaillit de son mufle. La première balle l'avait atteint un peu en biais, vers les dernières côtes et perfora les poumons. La seconde le tou- chant trop haut, le traversa de part en part en passant 228 A TRAVERS l'aFRIQUE ÉQUATORIALE en-dessous de la colonne vertébrale. Ce buffle était un vieux solitaire infirme. Son corps était couvert de plaies puru- lentes ; il avait perdu un œil ; les dents jouaient dans leurs alvéoles ; une de ses cornes était très endommagée. Ses oreilles frangées, autrefois velues, attestaient la décrépitude. L'abondante touffe de poils terminant la queue n'était plus ; cette touffe, fixée à une baguette, sert aux nègres de chasse-mouches. Les poils de son corps avaient presque totalement disparu. Chez le vieux buffle, ces filaments de nature cornée tombent et la chute débute à la naissance des épaules. Malgré la taille (i) et l'âge de la bête, son tro- phée n'était pas de forte dimension ; du reste, aussi bien que pour les défenses d'éléphant, les plus grandes cornes ne sont pas l'apanage des plus vieux et plus grands sujets. Chaque soir, depuis plus d'une semaine, j'apercevais des lueurs rouges qui semblaient surgir d'au-delà du Nyam- laghira, le dernier des volcans éteints visibles au Sud, dans la direction du Kivu. J'avais cherché en vain à connaître la provenance de cette teinte pourpre qui illuminait les flancs des montagnes et le ciel. J'eus beau interroger, je reçus toujours la même réponse : c'est un feu de brousse. Je demeurai dans l'incertitude. Il était impossible d'aper- cevoir un feu de brousse à telle distance. Aussi l'idée d'une éruption volcanique me vint à l'esprit. J'eus la clef de cette énigme en arri\'ant à Rutshuru ; il s'agissait bien d'un nou- veau volcan qui venait d'entrer en acti\até. Le comman- dant H. Pauwels, qui rentrait d'une tournée et qui l'avait vu d'assez près, me persuada de m'y rendre et nous déci- dâmes d'y aller de conserve, cette direction étant celle qu'il devait suivre. (i) Un gros buffle du Cap atteint jusqu'à i "150 de htiuteur à l'épaule, c'est le plus lourd des bovidés d'Afrique. \'OLCANS DU Kn'U (Chaîne des Virunga). Photo de ra.uteur. 59. — BÉTAIL INDIGÈNE Sabinio 364- m. M'Gliaïnga iluhavura 3473 m. 4027 m. t^î-m. yfi Photo de l'auteur. 60. — HAUTS PLATEAUX DU KIVU ET VOLCANS ÉTEINTS André Pilette. A travers l'Afrique Équatoriale.\ CHAPITRE VIII Éruption Volcanique Aspect des volcans. — Traversée des monts Virunga. — Sur les rives du Kivu. — A proximité de l'éruption. — Calme des indigènes. — Une région cahotée. — ■ Nuit féerique. — Pluie de scories. — ■ Une contrée menacée. — Retour à Rutshuru. — Endurance des nègres . Nous devions gagner le Nord-Ouest du lac Kivu ; c'est non loin de ses bords qu'existait le volcan dont j'avais aperçu, à loo kilomètres environ, à vol d'oiseau, les lueurs lointaines mais fulgurantes. Déjà, à Rutshuru, à peu près à mi-chemin, les gronde- ments souterrains donnaient comme un frisson à la campagne. Au crépuscule, le ciel était de pourpre ; il était d'un rouge écarlate dans la nocturne immensité. La chaîne très élevée des volcans (i) barrait la vue vers le lac Kivu, dont le niveau ne dépasse que de 300 mètres l'altitude de Rutshuru. Notre intention était d'aller à pied à N'Goma, au bord du lac, et de là, en suivant les rives, de nous rendre en pirogue Ji) Voir photos n"s 60 et 80. 230 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE à proximité du volcan. Pour gagner du temps, et d'accord avec nos porteurs, nous doublâmes les étapes et nous attei- gnîmes N'Goma le lendemain un peu après midi. Le temps couvert et l'altitude élevée rendaient la température douce. En quittant Rutshuru, le chemin monte jusqu'à environ 2100 mètres, pour traverser la ligne des volcans passant entre le Mikéno et le Karisimbi à l'Est, et le Tshaninagongo à l'Ouest (i). Pour ne pas nous exposer à la fatigue, nous utilisâmes des hamacs ; nos hommes soutinrent gaillarde- ment quinze à seize heures de portage. Durant la nuit, il leur était accordé onze heures de repos. Le nombre des habitants, peu important dans les plaines de la Rutshuru, augmentait considérablement tout le long du sentier. Un grand nombre de petits et gros villages étaient disséminés dans une végétation nouvelle pour moi. Aux indigènes pauvres du lac Edouard avaient succédé des pro- priétaires de gros troupeaux (2) de vaches, de chèvres et de moutons ; ce bétail paissait de-ci, de-là, dans les prairies dont l'aspect différait totalement des plaines désertes du Nord. En certains endroits, la population était très dense et semblait en excellente santé. Avant d'atteindre le col qui devait nous conduire sur le versant Nord du Kivu, nous longeâmes un banc énorme de lave de teinte très sombre qui s'étendait vers l'Ouest, et que le Tshaninagongo avait déversé sur la plaine dans ses jours de colère. La nature est \àgilante, aussi une petite forêt couvrait déjà ce chaos, des verts massifs se voyaient en maints endroits. Le chemin, quand il traverse les anciens bancs de lave, est couvert de terre qui rend la marche plus aisée. (i) Voir photo n» 80. (2) Voir photo n° 59. ERUPTION VOLCANIQUE 23I Le pays est des plus pittoresques ; la forme des montagnes affectant celle d'énormes cônes troncpés (i) lui prête un cachet bizarre. Il est difficile d'établir un rapprochement entre cette région tourmentée et certaines de nos régions volcaniques d'Europe. Non seulement la chaîne africaine possède un grand nombre de volcans, mais elle en compte de dimension gigantesque, tel le Karisimbi, qui dépasse, à son sommet, 4500 mètres d'altitude. Du lac Albert-Edouard, ces volcans, pour la plupart éteints, semblent se présenter sur une ligne Est-Ouest ; mais, en réalité, ils sont dispersés un peu au hasard. Tous auraient été gravis par des blancs, sauf le Mikeno, dont la cime de rochers à pic est presque inaccessible. Peu après le col qui donne passage à 2100 mètres vers le Kivu, nous nous mîmes à descendre lentement vers le lac dont les bords ne tardent pas à s'accuser confusément. Dès lors, à l'Ouest, apparurent distinctement des colonnes de fumée qui s'élevaient vers le ciel- en bourdonnant. Nous approchions de plus en plus de l'éruption. Après un après-midi de repos au bord du lac, nous gra- vîmes, de nuit, le mont de N'Goma cjui surplombe le lac de 200 à 300 mètres ; ainsi nous nous rendîmes exactement compte des proportions de cette gigantesque gerbe de feu qui, à 15 ou 20 kilomètres de distance, nous éclairait suffi- samment pour nous permettre de lire. Nous distinguions fort bien dans l'obscurité, du haut du mamelon qui nous servait d'observatoire, les rives du lac d'un aspect féerique sous ce feu de Bengale phénoménal. Le lendemain matin, vers neuf heures, nous prîmes place dans une grande pirogue. A l'avant de l'embarcation avaient [i) Voir photos n^s 60 et 80. 232 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE • été disposés, l'un derrière l'autre, les sièges pour les Euro- péens ; à l'arrière, sur de petites planches qui reliaient les côtés de la pirogue étaient assis les pagayeurs. Les rives du lac constituées presque uniquement d'ancienne lave, sont très rocheuses et sauvages. On traversa des petites baies, pour gagner du temps, bien que l'eau commençât à s'agiter. Après deux heures et demie de navigation, nous nous arrê- tâmes en un endroit sablonneux et, de là, à pied, nous nous approchâmes du volcan. Il était temps, du reste, de débar- quer, car à peine fûmes-nous à terre qu'un \àolent orage éclata et nous força à nous jeter dans une hutte abandonnée* Le bruit de l'éruption s'entendait distinctement et seul, par moment, le bruit du tonnerre couvrait ses ronflements. Quand la pluie eût cessé, nous continuâmes notre route à travers ce terrain volcanique, côtoyant, parfois, d'anciens petits cratères maintenant couverts d'une verdure que broute le bétail ; certains indigènes se sont installés résolu- ment dans ces cratères et y cultivent avec succès bananes et haricots. Par mesure de prudence, nous décidâmes de nous tenir à une distance respectable de l'éruption ; du reste, il n'était guère possible de s'en approcher davantage car, quoique le vent ne soufflât pas dans notre direction, des bouffées d'air chaud chargées de gaz carbonique et sulfureux nous trou- blaient la respiration. Nous campâmes au sommet d'un monticule, le flanc d'un ancien cratère dans le fond duquel s'était formé un petit lac qui servait d'abreuvoir au bétail des alentours. J'estimais — mais mon a\'is ne fut pas par- tagé, — que nous étions encore distants de quatre à cinq kilo- mètres du volcan; j'ai parcouru le chemin après que l'érup- tion eût pris fin et j'ai pu constater que je ne m'étais pas trompé de beaucoup. ERUPTION VOLCANIQUE 233 L'après-midi se passa à attendre les porteurs partis par voie de terre. Le ciel gris ne daignant pas se découvrir, je ne pus faire de jolies photographies. Je remis cette opération au lendemain et je m'endormis à même le sol, afin d'oublier les tiraillements d'un estomac qui n'avait plus eu à digérer depuis le matin. Les éruptions volcaniques ne sont souvent que des reprises d'activité d'anciens volcans trompeusement calmés. Mais celui-ci avait surgi au milieu d'une plaine, crevassant la croûte terrestre avec fracas. Les habitants étaient plutôt rares à l'endroit même oii il prit naissance et seul un village qui y existait eut à déplorer un mort. A l'endroit où nous campions, les nègres étaient en nombre et ne semblaient guère effarés devant ce spectacle inouï ; ils vaquaient à leurs travaux qu'ils n'avaient abandonnés que le premier jour de l'éruption pour aller recueillir sur le lac d'énormes quantités de poissons morts et flottants, surpris par l'arrivée subite de la lave incandescente dans les eaux. Celles-ci bouillirent et prirent une température élevée à de très grandes distances. Quelques noirs furent ébouillantés en tombant de leur pirogue dans le lac. Le mont naissant autour du cratère atteignait environ 600 pieds de hauteur après deux semaines d'activité. Le jour, on n'apercevait que d'énormes colonnes de fumée montant tantôt doucement, tantôt avec force vers le ciel ; cette fumée changeait de direction suivant l'orientation du vent qui souffla, pendant tout le mois que dura l'éruption, de l'Ouest et du Sud-Ouest. Etant donné notre désir de rester au Sud-Est, ce vent nous était favorable. Des flots de lave incandescente, en un cours de 8 à lo kilomètres de longueur, s'écoulaient vers le lac où ils provoquaient une ébullition continue des eaux d'où s'élevaient, dans les airs, d'énormes colonnes de vapeur. 234 -^ TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE En maints endroits, des trombes d'eau unissaient, en des tourbillons violents, comme des tornades, la surface du lac aux nuages gris et menaçants qui couraient dans le ciel. Presque toutes les pirogues entraînées dans les remous furent englouties. La lave qui, en s 'écoulant, dévastait tout sur son passage avait aussi détruit en partie les forêts voisines. Le soir, le spectacle devint féerique. L'immense colonne de fumée se teinta de rose, et quand les ténèbres furent opaques, elle se transforma en une formidable gerbe de feu qui, sans discontinuer, montait vers le ciel à des hauteurs variant entre 1500 et 2000 mètres (i). Le cratère avait un diamètre approximatif de 1000 à 1200 pieds. De temps à autre, les grondements souterrains semblaient en activer l'émission. Des blocs formidables de lave atteignant et dépas- sant probablement en volume 100 mètres cubes étaient projetés dans les airs et retombaient comme des bolides ; ils éclataient sur les flancs du cratère et leurs rouges fragments bondis- saient vers la plaine en laissant de longues traînées lumi- neuses sur leur passage. Le fleuve de lave se distinguait très clairement à la lunette, on le voyait, en de multiples cascades, courir vers la rive du Ki vu, semblable à un énorme serpent de feu rampant sans répit du cratère jusqu'au lac où il se no3'ait dans des flots bouillonnants. Le pays était inondé d'une rougeur sanglante. Campés devant nos tentes, sur une petite terrasse, nous contemplions sans nous lasser ce spectacle prestigieux. Nous ressemblions à trois forgerons au repos, devant le feu monstrueux d'une forge fantastique. Nous restâmes jusqu'à trois heures du (i) Voir photo 11° 61. NORD -OUEST DU LAC Kl VU l'hoto de l'auteur. 6i. — ÉRUPTION VOLCANIQUE (Photo prise de nuit.) André Pilette. A travers l'Afrique Équatorial ERUPTION VOLCANIQUE 235 matin à admirer cette scène prodigieuse dcmt je garde l'im- pression profonde et inoubliable. Entretemps, les vivres nous étant parvenus, nous dînâmes, ce qui fut très apprécié après ce jour de jeûne forcé ; puis nous prîmes cjuelques photos de Tiuit (i) qui ne donneront jamais (ju'une faible idée de ce que fut cette éruption vocanique. A en juger par le cratère de certains des géants éteints qui se dressent entre le Kivu et l'Albert-Edouard, celle-ci n'était peut-être que modeste. Vers minuit, le vent changeant de direction, souffla vers l'Est et chassa des gerbes de lave vers un autre côté de la plaine où elles se répandirent en un torrent dévastateur, fauchant, brûlant, broyant tout sur son passage. Sur notre camp, s'abattait une pluie de cendres dont certaines attei- gnaient la dimension des œufs de pigeon sans en avoir, heu- reusement pour nos têtes, le poids spécifique. Cette pluie extraordinaire se prolongea fort tard dans la nuit, s'infil- tra partout, même dans les poches de nos vêtements et, fait déplorable, gâta nos aliments. Je m'étendis tout habillé sur mon lit. Quoique les scories continuassent à s'abattre sur ma tente et que le volcan sem- blât gronder de plus belle, je ne tardai pas à m 'endormir : j'étais exténué car les jours précédents n'avaient, certes, pas été reposants. Je ne sais quand je me réveillai ; le vent qui maintenait sa direction défavorable, continuait à nous appor- ter des débris de lave qui couvraient le sol d'une couche de plusieurs centimètres et formaient, entre nous et le volcan, tant leur chute était drue, un rideau peu transparent qui ne permit plus de photographier. Il était visible que les bords du cratère s'étaient élevés considérablement pendant (i) Voir photo 11° 61. 236 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉOUATORIALE la nuit et que le fleuve de lave fermait, par son embouchure grandissante, le petit détroit qui unissait une baie et le lac. Parmi les indigènes, de nombreuses légendes courent sur ces phénomènes ; ils ne donnent à leur sujet que des expli- cations superstitieuses. Certains racontent qu'ils sont vme punition infligée à un chef de la région qui vola son voisin ; d'autres disent, tout simplement, qu'un dieu quelconque les a voulus ; dès lors, pour eux, il ne faut point ajouter de commen- taire. Enfin, il en est qui répondent franchement qu'ils ne savent pas à qui ou à quoi les attribuer. Fatalistes, aucun n'a l'air de déplorer le dépérissement des bananiers ou des haricots dans cette atmosphère délétère. Pour nous rendre compte de la fréquence des éuiptions, nous interrogeons un vieillard qui dit n'en avoir connu que trois au cours de son existence : une quand il était enfant, une seconde quand il était homme et la troisième... Ici, il nous montre ses cheveux gris, et, par là, il entend dire qu'il n'a connu la troisième qu'à l'état de vieillesse. Quoi que ce vieillard en dise, elles ont été plus nombreuses puisque la dernière éruption dont nous avons eu connaissance se pro- duisit au cours de l'année 1906. Il ne serait pas impossible que de petites éruptions ignorées se fussent produites entre temps. La région semble être exposée à des bouleversements de l'espèce. Si la maladie du sommeil a épargné cette contrée fertile, où vit une population saine et heureuse, la nature y dispose de terribles moyens d'anéantissement contre lesquels rien ne peut être tenté. Cinq ou six volcans d'apparence inoffensive peuvent être appelés à une redoutable acti\àté ; deux d'entre eux sont principalement à craindre :1e Tshani- nagongo et le Niamlagira. Le premier fume sans cesse, le second par intermittence. Le soir, j'en ai vu sortir des lueurs peu rassurantes pour les indigènes. Deux volcans de peu XoI'S (,)riTT.\MKS N'iTUI'. < )IÎST:1îV.\T(1IK I. .-(ir> I NK IM.l Ii; DIC CEXDRKS ERUPTION VOLCANIQUE 237 d'importance sont encore en activité sur le flanc Ouest du Niamlagira, mais ils ne sont visibles que pour le voyageur qui les approche ; jusqu'à présent, ils ne sont pas très inquié- tants. Tous ceux qui manifestent quelque vie sont localisés à l'Ouest. A première vue, il semble que leurs flots de lave se déverseraient dans la vallée de la Rutshuru qui est peu habitée. Mais il n'est pas impossible qu'ils prennent une autre direc- tion, puisqu'un vent faible peut agir sur les projections aériennes de manière à en changer la direction d'écoulement. Désespérant de pouvoir faire des photos, nous quittâmes notre observatoire vers 3 ou 4 heures de l'après-midi, sous une pluie de cendres que des rafales envoyaient par moment dans notre direction. Les débris des grosses scories que leur poids maintenait à proximité du cratère, s'abattaient sur les porteurs qui, presque nus, ne pouvaient se garantir contre les mille piqûres qui leur meurtrissaient l 'épidémie. Ce fut bientôt une avalanche de petits aérolithes et, quoique habillé et portant un casque sur la tête, je fus très heureux de trouver dans mes bagages un parapluie qui me protégea les mains et le visage. Les noirs, serrés les uns contre les autres, tendaient au-dessus de leur tête les moindres chiffons qu'ils possédaient ; d'autres, recroquevillés, se tenaient immo- biles sous une feuille de bananier. Quand tout le matériel de campement fut bouclé et qu'ils durent reprendre leurs charges, ils trouvèrent l'aventure plutôt mauvaise. Les gri- maces des vieux qui recevaient ces projectiles dans le visage étaient horribles. Les jeunes, plus alertes, saisissant leurs fardeaux, s'éloignèrent au plus vite de cette contrée inhospi- talière. Etant donnée l'heure tardive, nous gagnâmes un mamelon éloigné d'une lieue à peine, d'où nous pûmes assister une dernière fois aux mille fantaisies de l'éruption sans,cepen- 238 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE dant.en être les cibles. Nous atteignîmes à pied la route de N'Goma à Rutshuru, par laquelle nous étions venus et nous accélérâmes. notre marche. Ici encore, nos porteurs firent preuve d'une belle endurance ; jamais nous ne trouverions en Europe des gens, pris au hasard, aussi résistants que le sont les nègres en général. "En une semaine, ils avaient porté en moyenne six heures et demie par jour; sauf le dernier qui comportait neuf heures consécutives. Chaque porteur était chargé de 25 kilos. A la marche, ils sont étonnants et certains blancs, que j'ai entendus se vanter d'avoir fatigué des nègres qui les accompagnaient, exagèrent quek[ue peu. Nous ne pouvons pas nous mesurer avec eux, surtout sous leur soleil ; les nègres valides nous sont supérieurs dans de sem- blables randonnées. Je regagnai Rutshuru, désireux de chasser encore dans les parages du lac Edouard. CHAPITRE IX Dans la région giboyeuse de la Rutshuru Une lionne, trois buffles et des antilopes clôturent notre tableau de chasse le dernier jour de igi2. — ■ Chargé par un buffle blessé. — Tirer de près et vite pour faire de multiples victimes dans un même troupeau. — Les Nemrods en herbe. — L'exploitation par les voyageurs et les chasseurs peu scrupuleux de la naïveté et de l'ignorance du public. — La charge de l'éléphant est la plus impressionnante. — Danger de poursuivre les grands fauves blessés. — ■ Mon plus beau buffle du Cap. — Quelques antilopes du Sud de l'Edouard. — Photographie d'animaux. — Abon- dance de viande chez les indigènes. — Insuccès auprès des lions. — ■ Un record du monde parmi les victimes des carnivores. — Nombreux phacochères. — ■ Les oiseaux aquatiques devant l'objectif. — Je manque un lion dans une troupe de si.K adultes. — Chacals. — Un nègre tue un lion. — Remontant la rive gauche de la Rutshuru. — Babouins et hippos. — Bizarreries dans les mêmes familles de mammifères peuplant l'Afrique. — Retour à Rutshuru. Je repris le chemin de l'Edouard l 'avant-dernier jour de décembre 1912. Doublant l'étape, je dormis à Ivi et, le lendemain matin, je gagnais Kaléghéla. J'allais arriver au gîte lorsqu'à ma gauche, vers la Rutshuru, je distinguai dans le paysage, une tache sombre ; il me suffit de regarder 240 A TRAVERS L'aFRIQUE ÉQUATORIALE à la lunette pour constater que j'avais affaire à un buffle. Je fus vite hors de mon hamac et, suivi de quelques noirs, je me dirigeai vers le bovidé, mais je ne tardai pas à le perdre de vue et c'est en me jetant sur ses traces que je rencontrai tout un troupeau dont il était peut-être. Ils étaient une qua- rantaine allant lentement en herbe rase. Il n'y avait pas un buisson qui me permit d'approcher ; je ne leur emboîtai le pas qu'à trois ou quatre cents mètres de distance. Le vent était favorable, et je me proposai de les suivre jusqu'au moment où, profitant de quelque taillis, il me serait possible d'arriver assez près d'eux pour en tuer quelques-uns. Mais la plaine s'étendait unie, et ne m'offrait que bien peu d'obs- tacles pour me dissimuler. A plusieurs reprises, je m'étais déjà avancé en rampant, mais chaque fois ils avaient disparu. Je pris patience et je continuai ma poursuite sous un soleil de plomb. Pas le moindre souffle d'air rafraichissant ; la chaleur était accablante et cette marche pénible sur les genoux la rendait plus violente. J'avais beau songer que nous étions à la veille du nouvel an, et me rappeler l'Europe à pareille date, les gouttes de sueur qui m'inondaient la face me ramenaient vite à la réalité. Le troupeau était composé de bêtes de toute taille : de jeunes buffles d'une teinte brun-rougeâtre suivaient leur mère de très près ; des adultes, qui avaient atteint toute leur taille vers la fin de leur troisième année étaient couverts de poils grossiers, clairsemés et de couleur très sombre et se tenaient au milieu du groupe, tandis que des vieux mâles, tout à fait chauves marchaient en tête. L'un d'eux scrutait sans cesse l'horizon, en éveil, le cou tendu, les cornes en arrière, le mufle levé, cherchant dans l'air une émanation douteuse dénonçant quelque ennemi. Quand ces animaux n'ont pas été traqués par le chasseur. DANS LA REGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHURU 24I ils ne craignent pas l'homme ; celui-ci s'en approche et sou- vent, à bon vent, lorsqu'ils sont couchés à l'ombre des arbres, près des bords de la rivière ori ils ont coutume d'aller se désaltérer, ils le regardent passer presque avec indifférence, ne se décidant à prendre le large que lorsqu'une cincjuantaine de mètres l'en séparent. Mais aussitôt que l'un d'eux prend sa course, les autres suivent. Là où ils ont été molestés, ils deviennent très méfiants et se retirent dans les bois les plus touffus ; ils s'y reposent le jour, n'en sortent qu'à la brune pour brouter, puis se recouchent pour recommencer à pâturer à l'aube. Durant deux longues heures, je manœuvrai avec une patience angélique. La forêt vers laquelle ils se dirigeaient me faisait espérer un dénouement proche, mais au lieu de prendre directement vers la haute futaie, ils s'attardèrent autour d'une petite mare où ils se désaltérèrent. D'ordinaire, quand la température est chaude, ils boivent deux fois par jour, tôt le matin et tard l'après-midi. A l'encontre des buffles d'autres régions, qui ne voyagent en général que la nuit, le buffle du Cap — de la Rutshuru (Bos caffer radcliffei), — se rencontre assez couramment le jour, à toute heure. C'est cependant de grand matin ou au coucher du soleil qu'on a le plus de chance de l'apercevoir. Après s'être abreuvés, ils ne tardèrent pas à gagner une partie de prairie hérissée de buissons. Dès lors, j'accélérai la marche et je m'en approchai en me dissimulant derrière ces obstacles. Le chef de la bande changea brusquement de direction ; il fit faire demi-tour au troupeau qui revint sur ses pas, vers mon abri. Plusieurs bêtes marchaient en avant, en file indienne ; je les laissai s'approcher et me tins tapi. Je combinai rapidement mon plan de bataille : je permettrais à celle de tête de me dépasser puis, visant la suivante, je 16 242 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE réserverais mon deuxième coup pour le chef de file qui, rebrous- sant chemin vers le gros du troupeau, aurait un moment d'hésitation, ce qui me permettrait de le bien viser. Mais, lorsc^ue les buffles m'eurent quelque peu dépassé, j'eus peur de me trouver brusquement à mauvais vent et je décidai de tirer plus rapidement. Bien à l'aise, je mis en joue le second qui, en recevant ma 465, tomba sur les genoux. Le premier, se retournant — et ce qui suit je ne l'avais pas prévu, — vint s'arrêter derrière le blessé qui se relevait et auquel je n'eus garde d'envoyer une seconde balle, que je ne pus, à mon grand désappointement, immédiatement placer à une autre bête. Heureusement qu'avant de fuir, les buffles s'arrêtèrent un instant pour s'orienter et me donnèrent le temps de placer la seconde balle à un gros mâle qui fut atteint aux vertèbres cervicales et qui s'effondra sans faire un mouvement. Aussitôt le groupe prit sa course et, sortant de ma cachette, je tirai encore trois 410 sur trois buffles différents qui partaient au galop. Je m'approchai alors du mort et je me livrai — en partie par mesure de prudence, — à une expérience intéressante pour un chasseur : je lui logeai une 405 au cœur pour con- naître l'effet exact et m'assurer si je ne faisais pas erreur quant à l'emplacement de cet organe, chez ces animaux. J'avais déjà étudié le cœur de près au dépècement de ces bovidés et je vis que je ne m'étais pas trompé sur la position qu'il occupe car, du trou que fit le projectile, le sang gicla comme jaillit un liquide contenu dans un tonneau plein lorsqu'on le perce à sa base ; le jet diminua lentement comme manque la pression d'un niveau abaissé. La quantité de sang qui en sortit dans un temps aussi court était précieuse à connaître, car c'est le cœur qui en fournit le plus dans un délai aussi restreint. Chaque fois donc que des traces de sang DANS LA REGION GIBOYEUSE DE LA RUTSIIURU 243 seront très abondantes et marqueront le sol d'une ligne inin- terrompue, il pourra souvent en être conclu que le cœur a été atteint. Je mourais et de faim et de soif. La soif dans notre pays, où l'on trouve tant de cabarets, est inconnue de beaucoup des nôtres ; mais pour moi qui en ai souffert, j'affirme que la soif est un terrible tourment et s'il m'est arrivé de boire d'une eau boueuse, c'est parce qu'elle procura quelque sou- lagement à mes tortures. Il faut avoir eu la gorge desséchée et brûlante, pour apprécier la bonne eau, ou de pureté dou- teuse, qui désaltère. La soif anéantit l'homme le plus éner- gique ; aussi faut-il conjurer ses effets par la prévoyance : au début, j'ai toujours emporté, en chasse, deux litres de bois- son, un de thé, l'autre d'eau pure. Après un certain temps passé dans les pays chauds, après s'être quelque peu acclimaté, un litre suffit pour plusieurs heures ; cela dépend évidemment des sujets. Comme je ne comptais nullement poursuivre des buffles, je n'avais fait que des provisions de bouche insuffisantes. C'est souvent lorsqu'on n'espère pas une chose qu'on la trouve et il est prudent, en Afrique, de parer aux éventua- lités en se munissant de tout le nécessaire pour les moindres sorties qui deviennent parfois d'interminables poursuites. C'est pour n'avoir pas eu cette prudence que je me suis par- fois trouvé devant un gros gibier, ne disposant pas de mes armes ou de cartouches en nombre suffisant ; j'étais sans appareil photographique alors qu'une occasion unique se présentait ; je n'avais ni à manger, ni à boire quand j'avais faim ou soif. Avec le temps et l'expérience, j'ai pris l'habi- tude de me munir pour mes moindres sorties de tout ce qui pouvait m'être utile ; j'en emportais en quantité toujours supérieure à ce qui m'avait été nécessaire au cours de mes 244 --^ TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE précédentes et mes plus longues chasses. De la sorte, je ne ^us plus qu'à la merci des oublis ou des mensonges des boys et, pour y parer, je vérifiais tout moi-même avant de me mettre en route. Si je n'avais pas agi avec cette minutie, j'aurais été, aux moments critiques, victime de l'insouciance des nègres. J'envoyai un de mes hommes me chercher à manger et à boire, tandis que je suivais les traces de sang qu'avaient laissées les blessés sur leur passage. Tout le troupeau avait gagné une petite forêt d'euphorbes dans laquelle je pénétrai, mais j'abandonnai bientôt mes recherches et j'en laissai le soin à l'homme qui m'accompagnait, tandis que je me couchais à l'ombre, attendant le résultat de ses investigations. Il était armé de ma 465 et possédait 6 cartouches. Il ne m'avait pas quitté depuis dix minutes que j'entendis non loin de moi quatre coups de feu tirés consécutivement. J'essayai aussitôt de rejoindre le nègre, mais je ne pus l'approcher à cause de l'épaisseur de la végétation qui paralysait mes mouvements. J'avançais, guidé par les cris qui répondaient à mes appels. Je n'étais plus loin de lui lorsque tout bruit cessa ; j'eus beau siffler, plus le moindre accent de voix humaine ne me parvint. Seul, aux environs, un buffle respirait bruyamment. Je m'imaginais qu'une bête blessée avait peut-être chargé le chasseur puisqu'il ne donnait plus signe de vie. Cependant, ce bruit de soufflet de forge se rapprochait de moi et m'in- quiétait si vivement que je grimpai dans ur arbre, afin de m'y abriter contre un mouvement offensif que je n'étais pas à même d'arrêter au milieu d'une végétation aussi touffue. Avec l'agilité d'un singe, je m'installai à deux ou trois mètres de hauteur, mais mon perchoir était peu robuste et je crai- gnais fort qu'il ne se rompît. Il ne fallait pas qu'un de ces animaux vînt s'y heurter, car je me serais retrouvé à terre en bien moins de temps que je n'en avais mis pour y grimper. DANS LA RÉGION GIBOYEUSE DE LA RUÏSHURU 245 J'attendis les événements avec résignation, quand deux coups de carabine tirés très près de moi vinrent me rassurer sur le sort de l'indigène qui daigna enfin me répondre et me rejoindre. Il me raconta que deux buffles blessés par moi étaient tombés dans un fossé et qu'en l'apercevant, l'un d'eux avait fait mine de se redresser pour marcher sur lui ; il le mitrailla aussitôt comme sait mitrailler un nègre quand il dispose de munitions. Nous nous rendîmes près de mes victimes que je croyais mortes, mais, à notre approche, celle qui avait reçu les six balles releva encore la tête. Une 410 à bout portant mit fin à ses mouvements. Mon bon noir avait logé les six projectiles un peu au hasard ; il y en avait de la tête jusqu'à l'arrière-train. Il était visible que les deux bêtes blessées étaient tombées épuisées dans ce petit ravin et n'avaient pu en gravir la pente pour en ressortir. Elles s'étaient couchées dans le lit d'un ruisseau presque desséché et, serrées l'une contre l'autre, elles y avaient attendu la mort. Dans le lit de ce ruisseau stagnaient, par endroits, de petites mares. Je m'empressai de me désaltérer, puisant de l'eau à l'aide de mes mains, comme Diogène après avoir jeté son écuelle. Je regagnai la plaine où je me couchai dans un buisson en attendant mon déjeûner. Un noir vint m'3' rejoindre et, tandis qu'il s'asseyait non loin de moi, je m'endormis à l'ombre des branches du fourré. Aussitôt qu'il vit arriver les porteurs, le nègre qui veillait me prévint. Un gros troupeau de Waterbuck se tenaient dans la direction des arrivants. On y remarquait principalement des femelles et des jeunes, dont le pelage aux longs poils grossiers et grisâtres — teinte qui semble foncer avec l'âge, - les oreilles démesurées et la crinière les faisaient ressembler de loin à des ânes. Quelques mâles à peine adultes, qui avaient probablement évincé les 246 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE \'ieux, comme il arrive qu'ils font à la saison des amours, complétaient le groupe. Tous, très effrayés par le bruit que faisaient les hommes marchant vers eux, se dirigèrent vers mon refuge, puis changeant un peu de direction, ils passèrent à la queue leu leu à une soixantaine de mètres de moi. J'en jetai, à l'aide du contenu de ma 410, cinq à terre l'un après l'autre, au fur et à mesure qu'ils défilaient. Après avoir déjeune sommairement, je repris le chemin du campement. Le commandant Pauwels, qui m'avait accompagné vers le lac, partit en chasse peu de temps après mon retour au gîte et re\dnt à pied à la nuit tombante avec une lionne dans son hamac. Il me conta d'un air fort réjoui ses émotions et sa satisfaction d'avoir pu s'adjuger, le len- demain de son départ, un de ces animaux qu'il n'avait pu encore rencontrer jusqu'alors. Il observait un petit groupe de buffles qui broutaient à quelque cent pas et cherchait un moyen de s'en approcher quand, non loin de lui, il perçut des rugissements de lions. Après avoir vainement examiné les alentours, il retourna vers les bovidé? qu'il avait momentanément abandonnés pour découvrir les autres fauves. C'est en essayant de les rejoindre qu'il aperçut trois lions guettant les ruminants, prêts à se jeter sur l'un d'eux. Quoique les herbes lui dissi- mulassent en partie les carnassiers, et que seuls leurs têtes et leurs cous fussent visibles, il tira au juger sur celui qui lui sembla se présenter plus favorablement. Au bruit de la détonation, ce monde d'animaux s'enfuit, mais une lionne blessée s'arrêta après quatre-vingts ou cent mètres de course et, se couchant, grogna en agitant violemment sa queue à l'extrémité touffue. S'en approchant armé de mon Express, il lui logea une 465 expansive qui mit rapidement fin à ses menaçantes attitudes. La première balle, une 410, qui DANS LA REGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHURU 247 n'avait pas fait expansion, était entrée de biais, à gauche du poitrail, et était ressortie derrière l'omoplate sans la casser, en ne traversant que les muscles. J'ai découpé la bête le lendemain et je n'ai jamais compris comment cette bles- sure avait pu l'immobiliser au point d'accepter un second coup de carabine sans bondir pour se venger ou se sauver. .Cette journée du 31 décembre avait été excellente et c'est par une lionne (i), trois buiïles et des antilopes que nous clôturâmes notre tableau de chasse le dernier jour de l'année 1912. Le 2 janvier, au matin, nous décidâmes de changer de camp et de gagner les bords de la Rutshuru. Notre caravane devait passer non loin d'un des buffles tués l 'avant-veille. Lorsque nous arrivâmes dans le voisinage de la carcasse, je crus apercevoir un gros phacochère à cinq ou six cents mètres ' de nous. Je n'y prêtais guère attention, lorsque mon cama- rade s'avisa de l'examiner à la lunette et constata que nous avions affaire à un lion avide, sans doute, des restes du buffle abandonné la veille par les noirs. Il marchait avec lenteur, ne se préoccupant pas des hommes qui, malgré toutes les recommandations, faisaient pourtant grand bruit. Nous cherchâmes à le rejoindre, mais il disparut dans un buisson d'où il put fuir en se glissant dans les hautes herbes. Au déclin d'un long jour de marche, peu avant la tombée de la nuit, nous allions quelque peu au hasard à travers les plaines d'une région que nous n'avions pas encore visitée. Nous cherchions un endroit propice pour camper lorsque nous découvrîmes un étang encombré de roseaux, où nombre (i) Voir photographie n° 76. 248 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE d'hippos menaient grand bruit et qui était éloigné de deux heures au moins de toute rivière. J'ignorais que ces pachydermes vécussent ainsi cantonnés tout à fait à l'écart des cours d'eau, se tenant indifféremment dans leur élément, qu'il fût limpide, bourbeux ou saumâtre. Je fis le tour du marécage pour connaître leur chemin de sortie. Je ne tardai pas à en trouver un, très large, tout près duquel quelques jeunes hippos attendaient l'obscurité pour aller pâturer. Je me tins tranquille derrière la verdure cjui bordait la rive et pus les examiner à une douzaine de mètres à peine. Tout à coup, le vent changeant de direction leur apporta des éma- nations qui leur apprirent ma présence. Ils plongèrent aussi- tôt et rejoignirent à une cinquantaine de mètres de là les plus gros rassemblés, qui manifestèrent quelque inquiétude en poussant des hennissements très bruyants. Nous déci dames de ne pas tirer, préférant revenir le lendemain, au lever du jour pour en abattre à terre. Debout longtemps avant l'aurore, nous nous plaçâmes sur deux proéminences du terrain qui dominaient la mare et entre lesquelles passait le plus battu de leurs sentiers. Nous attendîmes, roulés dans nos paletots, le retour des pachydermes ; il faisait froid et humide et un gros vêtement était à peine suffisant pour nous préserver de la fraîcheur et de la brume. Le jour parut lentement ; seuls les hippos furent invisibles et ce fut en vain que nous sondâmes l'ho- rizon, nous ne pûmes rien y découvrir. Cependant l'étang était désert ; où donc étaient passées les vingt ou trente bêtes qui, hier soir, y faisaient tant de bruit? L'alerte de la veille les avaient rendues méfiantes et, tout comme lors- qu'elles ont été chassées, elles avaient préféré quitter l'en- droit où leur était venue une menace de persécution. Elles av'aient dû gagner un autre marigot, peut-être lointain. DANS LA REGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHURU 249 Las d'attendre, nous partîmes en plaine en (jnête de quelque autre gibier. Je suivis deux phacochères qui m'entraînèrent assez loin et que je finis par perdre de vue à cause de la végétation qui encombrait la prairie ; mais le nègre qui portait ma seconde arme me signala un Waterbuck à ma gauche. Comme je le cherchais à la lunette, je découvris, à environ trois cents mètres de moi, une tête de buffle qui émergeait des herbes. Profitant du bon vent, je m'en appro- chai sans difficulté à une centaine de pas. Je m'aperçus alors qu'ils étaient trois, immobiles près d'un petit buisson ; deux debout, un troisième couché. Dissimulé derrière quel- ques plantes, je décidai de ne pas avancer davantage : j'étais assez près d'eux pour suivre ma tactique habituelle : tirer vite afin de me permettre de faire un doublé ou un triplé. Certains chasseurs ne pensent pas à profiter de l'émoi des animaux pour y faire plusieurs victimes. Pour moi, j'estime que tuer une bête dans un troupeau ne me procure pas une satisfaction suffisante. Quoique, lors de mon dernier triplé, mes vues ne s'étaient pas réalisées, je me traçai cependant, avant de tirer, un plan d'attaque : envoyer ma première 465, en visant bien, à celui qui se trouvait debout, à gauche. Le temps de me retrou- ver en joue — il faut un temps par suite de la tendance qu'ont les grosses carabines à sauter des mains à chaque explosion, — puis loger la seconde balle dans le buffle debout, à droite. Tous deux se présentant de profil, je chargeai mon Express d'expansives. Enfin, en se levant, le troisième buffle me permettait de saisir ma 410 et de lui envoyer une lisse avant qu'il déguerpît. Le changement d'arme se faisait toujours très rapidement ; le nègre qui m'accompagnait savait qu'après avoir tiré, je me débarrassais de ma carabine de la main gauche, tandis 250 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE que celle qui était chargée devait au même moment m'être mise dans la main droite. Aussi cet échange s'opérait-il avec un ensemble parfait : pendant que je me servais d'une arme, mon aide rechargeait l'autre. Il est nécessaire qu'il n'y ait pas, aux moments critiques, d'hésitation d'une part ni d'autre, car il suffit d'un instant pour éviter des accidents ; les résultats du tir en sont aussi sensiblement améliorés. Mais il faut se faire seconder par des hommes de sang-froid, afin de ne pas se trouver, en cas de charge, abandonné au moment le plus dangereux. Tout se passa comme je l'avais prévu et je pus placer trois coups avant que le dernier buffle eût le temps de prendre le galop pour suivre les deux premiers fu3'ards. Blessé en prairie, le buffle se retire presque toujours devant le chasseur pour se réfugier en un lieu couvert, où il de\aent très agressif. Mes trois buffles s'étaient dirigés vers ma gauche et, afin de me permettre de les achever ou de voir où ils tomberaient, je me mis à courir pour les rejoindre au tout au moins pour m'en rapprocher. Les deux premiers s'éloi- gnèrent en se traînant avec peine ; c'était évidemment l'effet puissant de l'Express qui en était la cause ; l'un d'eux s'arrêta, sous l'effet de ma balle meurtrière, dans un bouquet d'arbustes où il disparut presque tout entier. Je le vis cepen- dant s'appuyer contre un tronc d'arbre pour se maintenir debout. Tirant avec ma 410, je le tuai net d'une balle à l'épine dorsale. Aussitôt les deux autres reprirent leur course ■ l'un fila à droite et disparut dans de petits massifs d'acacias, tandis que l'autre, prenant à gauche, se remit péniblement au galop. Je courus vers celui-ci et je lui logeai deux balles 410 qui, enfin, lui firent mordre la poussière. Par prudence, je lui envoyai un dernier projectile qui eut raison de sa grande vitalité. DANS LA REGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHURU 25I Je revins alors vers le premier, mort au pied de l'arbre qui ne lui fut point tutélaire. Mais où était passé le troisième? L'avais-je manqué et avait-il fui fort loin? A cette dernière question un noir répondit négativement. 11 prit ma 410, marcha en tête et suivit les traces, tandis que je lui emboîtais le pas à deux mètres, mon Express en main et prêt à tirer. Nous traversions des buissons. Le fuyard était blessé, des traces sanglantes en témoignaient. Sans doute avait-il cherché un refuge dans une petite futaie proche, vers laquelle je me dirigeai. Quand le buffle n'est pas très grièvement atteint, il demeure debout et écoute attentivement les bruits qu'il perçoit et, s'il croit le moment de se venger propice, il se rue sur son adversaire. Si l'espace qui l'en sépare est grand, il court vers son ennemi en poussant des mugissements de rage, le mufle en avant, guidé presque uniquement par un odorat très sensible. Nous venions d'arriver sur un coin de terre sablonneuse et cherchions à préciser la direction qu'avait suivie la bête quand, tout à coup, à peu de distance de nous, le buffle blessé sortit de sa retraite au galop et fonça sur nous, tête baissée. Instinctivement, nous nous jetâmes de côté, moi vers la droite, le nègre vers la gauche ; mai? je m'aperçus tout de suite qu'il fallait faire usage de mes armes. Les arbustes qui m'environnaient m'empêchaient de fuir. Le bovidé eut un instant d'hésitation lorsqu'il nous vit nous séparer, mais prompt et décidé, il fit choix de celui qui devait éprouver sa vengeance et, déviant légèrement, c'est sur moi qu'il fondit. Ce mouvement se fit avec une telle rapidité que je renonçai, pour gagner une fraction de seconde, à bien viser et, épaulant, sans tenir compte de la ligne de mire, tout comme je l'eus fait au fusil de chasse, je lui lâchai un coup 252 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉOL'ATORIALE d'Express (jni eut dû l'atteindre au défaut de l'épaule ou au poitrail, mais son énorme tête baissée fut frappée la pre- mière. En recevant le projectile, il tomba sur les genoux et, grâce à la vitesse acquise, il piqua du nez et laboura le sable de ses cornes dont une extrémité se brisa. Je profitai de cette chute pour placer ma seconde balle au creur. Tandis que je rechargeais mon arme, la bête se releva cependant et se retira dans le fourré d'où elle était partie. De toutes mes émotions de chasseur, jamais je n'en connus de plus douce, jamais je n'ai ressenti un soulagement, une sensation de bien- être aussi intense que lorsque je vis ce bufïle en fureur tomber à mon premier coup de feu, à six pas de moi. Je n'exagère pas le peu de distance qui nous séparait ; je l'ai mesurée. C'est à douze pas de moi qu'il sortit de sa cachette d'une façon si imprévue et se rua vers nous avec la certitude de nous écraser. Ces distances semblent encore beaucoup plus courtes lorsqu'on se trouve devant un colosse qui veut la mort d'un chasseur et qui, quand il le tient au bout de ses cornes, ne laisse retomber c[u'un cadavre (ju'il piétine, sous l'empire d'une colère frénétique. Le nègre qui, au moment critique, avait décampé au plus vite, revint sur ses pas lorsqu'il vit fuir le bufïïe. Il avait retrouvé en partie son assurance et, sans me demander conseil, déchargea sur le blessé les cinq coups de la 410 qu'il portait. J'eus beau lui ordonner de cesser, mes ordres ne purent dominer son émotion et il ne s'arrêta que lorsqu'il fit sauter de la carabine la dernière douille \'ide. Le bovidé reçut encore deux coups de 465 et tomba à une soixantaine de mètres, où il expira enfin. Le gros calibre n'arrête pas toujours le buffle dans l'espace de quelques mètres ; il faut atteindre un organe vital pour l'abattre de façon foudroyante. Le projectile qui le terrassa ^ ►Tl -^ .-^ t: m c, <« 0 <^ r~ :-i ~^ r- > >« tt r c DANS LA REGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHURU 253 était une lisse qui, étant donné la position de la tête de l'ani- mal, avait pénétré au-dessus de l'œil droit, avait traversé le crâne et les tissus sur toute la longueur du cou et ne s'était arrêtée que devant l'omoplate. Il est hors de doute cjue c'est par le poids du projectile — il dépassait 31 grammes, — que la bête fut assommée et que je fus sauvé d'une périlleuse situation. Les balles des cinq cartouches brûlées par le nègre avaient toutes pénétré dans le ventre et dans l'arrière-train, tandis que quatre trous se voyaient sur ses flancs et révélaient mes autres coups de carabine. Je fis rouler les buffles les uns près des autres et je photo- graphiai, côte à côte, ces trois vieux mâles qui, comme la plupart des solitaires, avaient été chassés d'un troupeau par les jeunes taureaux plus vigoureux. Ils se retrouvaient réunis, reposant, comme à l'heure où je les aperçus, mais cette fois pour toujours (i). Depuis peu de temps, c'était la troisième fois que je faisais un triplé de buffles et cela grâce à ma tactique habituelle : avancer très près des animaux et leur envoyer plusieurs coups avant qu'ils ne s'éloignent et ne m'enlèvent ainsi la précision de mon tir. J'avais réussi ce manège, à maintes reprises, avec les éléphants, mais en cherchant à m'appro- cher des lions j'eus des déboires. Cependant, cette dernière expérience ne fut pas concluante et je persiste à croire qu'il faut, si possible, les attaquer de près. Le thasseur doit en juger suivant les circonstances. Il est inutile de s'attaquer, à trois cents mètres, à un buffle ou à un éléphant ; j'ai blessé des vieux proboscidiens solitaires, en herbe rase, à moins de vingt mètres, sans trouver aux alentours un arbre pour (i) Voir photographie 11° 62. 254 ^^ TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE m 'abriter. Je sais que ce sont des entreprises quelque peu hasardeuses, mais si l'on veut faire de beaux coups, avoir la quasi-certitude de tuer la bête, il ne faut pas hésiter à courir un risque ; et puis, s'il n'y avait pas de danger, l'émo- tion, la belle émotion, c'est à-dire tout l'attrait des chasses africaines, disparaîtrait pour le vrai sportsman. Pour se livrer à ce sport, nombre de gens qui se disent chasseurs se font accompagner par un ou plusieurs blancs ou par une troupe de noirs armés de fusils à tir rapide, qui mitraillent les animaux aussitôt que le maître à tiré. Il y a de ces poltrons qui, en ces derniers temps, ont joué au Nem- rod, à proximité des grandes voies de communicatiim. Il faut vraiment qu'ils se sentent tout à fait incapables de s'adonner à ces chasses avec succès pour s'entourer d'une pléiade de tels défenseurs chargés de rectifier leur maladresse en achevant leurs victimes, ou de les protéger contre les attaques de celles qui se rebifferaient. Quand enfin une bête a été abattue, ils en écartent ceux qui l'ont tuée et se font photographier en vainqueurs à ses côtés pour, à leur retour, éblouir les naïfs qui croyent encore à leurs exploits cynégétiques fantaisistes. Ils agrémentent leurs récits de documentations très personnelles qui induisent le public en erreur. Celui-ci, cependant, n'aurait que trop besoin de connaître la v^érité sur toutes les histoires que l'on s'entête à rendre terribles et mystérieuses, qui effraient nombre de personnes que tente un voyage sur le continent noir, mais qui en ajournent l'exécution à la suite des calem- bredaines contées, par la parole et par l'écrit, par certains explorateurs en herbe, aspirant à la gloire des héros. Les gens sérieux et compétents savent, heureusement, les appré- cier à leur juste valeur et classer leurs auteurs au rang qui leur revient. DANS LA REGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHURU 255 Il est inutile d'insister sur la valeur scientifique et véri- dique de certaines scènes de chasse africaine que des cinéma- tographes exposent avec un intérêt tout commercial, spec- tacles dans lesquels le trucage est la principale (pialité de l'opérateur ; il prête aux animaux des attitudes et des mœurs tout à fait fausses mais qu'il est nécessaire de leur faire adop- ter pour la réussite et la prise aisée des films. C'est ainsi que le gros public trouve sa documentation dans ces établisse- ments qui exploitent, sans vergogne et à grand renfort de réclame, sa naïveté et son ignorance. Quoique de temps à autre on lise dans les journaux que des tigres lâchés dans un coin de la forêt de Fontainebleau et qui devaient être abattus pour représenter une chasse aux Indes, sont parvenus à s'enfuir et terrorisent la région, le public retourne à la première occasion applaudir les fumis- teries projetées sur l'écran ; il s'entête à les croire véridiques. S'il savait, le bon public, comme la plupart de ces scènes sont grossièrement fausses, comme elles semblent grotesques au plus modeste chasseur africain qui connaît quelque peu la vie de la brousse, il brûlerait bien vite ce qu'il adore. Les metteurs en scène sont des gens habiles ; les conférenciers, pour la plupart explorateurs en chambre, de très bons com- merçants. Quant au public, il est le bon enfant que les deux compères cités bernent aisément. Quoique le buffle soit un adversaire des plus redoutables, que nombre de personnes le considèrent comme le plus cou- rageux et le plus rusé des grands fauves, sa charge n'est pas comparable, comme impression, à celle de l'éléphant. Aucune attaque ne peut être rapprochée de celle du proboscidien gigantesque qui passe à travers n'importe quelle végétation, avec une vitesse bien plus grande que celle qu'un homme peut atteindre. Il pousse, alors, des barrits aigus d'une puis- 256 A TRAVERS L'aFRIQUE ÉOUATORIALE sance invraisemblable, qui s'entendent à plusieurs kilomètres de distance. Sa masse et sa force dont seuls des coups de carabine très précisément dirigés peuvent avoir raison, inquiètent davantage le chasseur ; nombre d'armes arrêtent plus aisément le buffle à la course. Généralement, on regarde ce dernier comme le plus dangereux des animaux à chasser. Je ne partage pas cette opinion et, pour moi, tout compte fait, c'est l'éléphant que je crains le plus ; c'est le seul cjui me fasse réellement peur. Selous, qui peut, certes, être compté parmi les plus \aeux et les plus scientifiques chasseurs d'Afrique, se basant sur sa longue expérience, estime que l'éléphant charge plus souvent que le buffle ; toutefois, il reconnaît que ce dernier se laisse moins vite intimider et que sa colère est plus grande. Souvent, dit-il, un éléphant rebrousse chemin quand on tire dessus, même sans l'atteindre. J'estime, cependant, que l'éléphant, par sa taille, sa puissance et sa bravoure, est le véritable roi des animaux, et non le lion craintif dont on a, à tort, vanté les exploits intrépides. Tous les grands fauves sont dangereux lorsque, dans un buisson, blessés, presque épuisés, ils sentent que la partie est perdue pour eux. Souvent, ils déploient une énergie extra- ordinaire, font preuve, à leurs derniers instants, d'un cou- rage magnifique, et cherchent, dans un effort suprême, à échapper à leur persécuteur ou à s'en venger. Ce sont ces mo- ments-là qui sont les plus terribles pour le chasseur, quand, dans une inextricable végétation, il avance lentenient à la recherche d'un blessé réfugié dans la futaie épaisse, qui le dissimule à la vue de son poursuivant, qui le laisse approcher de près afin de retourner sur lui sa dernière énergie et lui infliger une défaite ; voilà des finales d'épisodes de chasse qui coûtent, chaque année, en Afrique, la vie à bien des blancs et des noirs. DANS LA REGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHURU 257 Ce n'est pas en tirant à deux cents mètres, à bon vent, que l'on risque quoi que ce soit ; c'est après avoir, par mala- dresse, touché légèrement un organe vital ; alors, la bête, qui n'est pas blessée à mort, vous force à la poursuivre et compre- nant que son salut est dans une fuite impossible, épuisée, elle est contrainte de s'arrêter. Elle rassemble vaillamment ses dernières forces que la rage décuple, elle attend son ennemi et, après l'avoir immolé si la chance est pour elle, elle s'acharnera sur son cadavre près duquel elle expirera elle-même. Durant tout un temps, je rencontrais " constamment des buffles à l'Est de la Rutshuru. Quelques jours après avoir été chargé, je tuai un solitaire dont les cornes mesuraient 1^05 de pointe à pointe. Avec l'âge, elles s'usent surtout aux extrémités qui s'arrondissent et qui, parfois, diminuent chacune de plus d'un pied de longueur. De tous ces rumi- nants que j'ai abattus au cours de mon voyage, ce buffle possédait le trophée le plus grand ; mais le record du monde le dépasse encore de près de douze centimètres et il provient précisément de la même région de l'Ankolé. Ce bon vieux mâle se laissa tuer comme un lapin ; il brou- tait paisiblement sans se soucier de ce qui passait autour de lui ; je m'approchai à quatre-vingts mètres de lui et me glissai derrière un buisson. Il reçut d'abord une expansive 465 et ne chercha nullement à fuir ; il semblait souffrir terrible- ment quand je lui envoyai le second coup. Alors, titubant, il fit une trentaine de mètres et reçut une 410 lisse avant de s'écrouler pour toujours. Il portait, au mufle, une blessure profonde provenant sûrement d'un combat soutenu contre un de ses frères qui, d'un vigoureux coup de corne, lui avait ouvert un des naseaux. Entre les deux yeux, d'anciennes cicatrices étaient visibles et semblaient être dues à une 17 258 A TRAVERS L 'AFRIQUE ÉQUATORIALE agression de lions. ]\Iême les animaux aussi formidables que le buffle, dont le poids atteint parfois 1000 kilos, redoutent le lion et même le léopard qui, quand ils ont faim, ne reculent devant aucune entreprise. Lui bondissant sur le cou, le lion s'efforce à lui briser les vertèbres cervicales ; mugissant de douleur, le buffle se défend avec grand courage et parvient, souvent, à se débarrasser de son ennemi, dont il garde des traces telles qu'en portait celui qui venait de succomber (i). Outre les buffles, des antilopes de variétés nombreuses passaient et repassaient nonchalamment sur les plaines, prin- cipalement des kobs et des topis. Les herbes récemment brûlées permettaient, à présent, de voir les animaux de petite taille qui se dissimulaient aisément avant les feux de brousse. J'eus l'occasion de tuer une céphalophe, antilope naine huppée qui, bien que peu rare, est difficile à saisir, vu sa taille exiguë. C'est souvent au moment où ces antilopes s'enfuient qu'on les aperçoit et il est, alors, trop tard pour tirer. Elles ne dépassent pas, en grandeur, un gros lièvre ; celle que je tuai était un mâle adulte qui ne pesait que 11 kilos. Elles sont excessivement timides et peureuses et, l'attention toujours en éveil, elles vivent dans une alerte perpétuelle. Des guibs (Tragelaphus scriptus) \'ivant dans les bois durant la plus grande partie du jour, sortaient par couples matin et soir, jusqu'à la lisière des buissons, en quête de nourriture ; ils y cueillaient des feuilles, des jeunes pousses et de l'herbe, et se dirigeaient vers les mares les plus proches pour aller s'y abreuver. Ce Bushbuck, comme l'appellent les Anglais, est la plus petite et la plus gracieuse des anti- lopes à cornes torses (2). Sa robe, d'un brun-rougeâtre, (i) Voir photographie n" 64. (2) Voir photographie 11° 63. SUD DE L'ALBERT-EDOUARD Photo de l'auteur. 63. — GUIB OU ANTILOPE HARNACHÉE (Tragelaphiis scriptus bor.) .-■-•■■^ ..'«.< .-^ r?.-^-.^ > fc*«i-*-v-'" --i/^.. I MT I I Plioto de l'auteur. 64. — VIEUX BUFFLE SOLITAIRE (Bos cajfev radcliffei.) André Pilexte. A travers l'Afrique Équatoriale. DANS LA REGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHURU 25g quelque peu plus claire chez la femelle, est tachetée et lignée de blanc, principalement sur le dos et les flancs, ce qui lui a valu le nom plus général d'antilope harnachée. Le mâle, qui seul porte des cornes, possède une crête dorsale velue plus développée que chez la femelle et semblable à une longue crinière qui prend naissance au garrot pour se prolonger jusqu'à l'extrémité de la queue, tandis que le collet, chez tous deux, est presque nu ; on y distingue à peine de petits poils courts de teinte foncée. Lorsque, chez les jeunes bêtes, on y passe la main, une couche graisseuse luisante vous reste sur les doigts ; chez les vieux, il est souvent couvert de croûtes, ce qui tend à faire croire que cette partie chauve est, chez le guib, glandulaire. Quoiqu'il s'attaque parfois aux plantations de haricots des indigènes, on ne peut pour cela le considérer comme familier ; au contraire, je l'ai tou- jours trouvé farouche car, quand il aperçoit l'homme, même de loin, il file au galop, en aboyant en signe d'inquiétude, jusqu'à ce qu'il ait trouvé un peu d'ombrage pour s'y dissi- muler. Mais les antilopes ne nous intéressaient plus, nous cher- chions surtout les gros fauves qui avaient le don de nous faire trembler parfois. Avides d'émotions, nous décidâmes d'aller passer quelque temps au Sud-Ouest de l'Edouard, afin de changer de terrain. Nous n'avions pas encore visité cette région et on nous avait dit que Vitshumbi était très giboyeux. Après un jour de repos à Kabaré, nous fîmes porter, à tête d'homme, jusque sur les bords de la Rutshuru,des piro- gues pour nous permettre de traverser la rivière. Chacune de ces embarcations, souvent très légères, put y être amenée par deux nègres. Après une heure et demie de va-et- vient, hommes et bagages furent sur l'autre rive, sans inci- 260 A TRAVERS l'aFRIQUE ÉQUATORIALE dent, et nous pûmes, après avoir taillé un chemin dans les roseaux, continuer notre route à travers les prairies. La rareté des pluies avait desséché bon nombre de mares ;il f allait parfois marcher plusieurs heures avant d'en trouver dont les eaux parussent plus ou moins potables et qui nous permis- sent de nous établir dans leur voisinage. Les villages étaient très rares et ce n'est que vers midi, dans le fond de la baie de Vitshumbi, que nous rejoignîmes le lac et que nous trou- vâmes un petit groupe d'habitants vivant retirés dans une île. Les quelques plantations sur les rives de l'Edouard auraient été infailliblement mises à sac si je n'étais intervenu énergiquement, distribuant des taloches à droite et à gauche, afin d'empêcher les boys et les porteurs de cueillir tout ,ce qui était à leur portée. Tout le succès allait vers une espèce de pastèque, de la grosseur d'un petit melon, qui avait l'avan- tage, pour les nègres, de pouvoir être ramassée à la lance sans même les forcer à se baisser, avantage précieux pour ceux qui portaient un fardeau. En un instant, une grande partie de leurs armes fut garnie de ces protège-pointes singuliers, mais je m'en aperçus à temps. Après avoir mis fin à ce pillage, je réunis tous ces fruits qui furent restitués à leurs propiétaires quand ils daignèrent venir nous rendre visite ; nos premières relations se résumèrent en une conver- sation très animée d'une rive à l'autre. Nos hommes leur demandèrent du bois pour préparer le déjeûner. Lorsque nous eûmes mangé, nous continuâmes notre route et nous nous arrêtâmes au fond d'une baie, à l'orée d'une petite forêt d'euphorbes. Durant les quelques jours que nous passâmes dans ces parages, je ne vis pas un seul gros fauve ; par contre, d'in- nombrables topis (Damaliscus corrigum ]imela), au pelage brun-rougeâtre, au poil court, excessivement luisant sous SUD DE L'ALBERT-EDOUARD Photo de l'auteur. 65. — TOPI MALE (Damaliscus corrigiim jimela.) sr m -¥J Photo de l'auteur. 66. — JEUNE TOPI CAPTURÉ A LA COl'RSE PAR LES INDIGÈNES André Pilette. A travers l'Afrique Équatoriale. DANS LA RÉGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHURU 201 le soleil très vif, se promenaient dans les plaines et souvent, après un coup de feu, se groupaient en troupeaux qui dépas- saient parfois en nombre trois cents individus. Certains prétendent en avoir vu, en cet endroit, plus de quinze cents réunis, mais les avaient-ils comptés? Cela me semble c^uelque peu exagéré. Ce qui est vrai, c'est qu'on les y rencontre en nombre considérable, probablement retenus à proximité du lac par les herbes salées assez clairsemées qu'ils paraissent affectionner particulièrement et qui poussent sur les plaines sablonneuses du Sud de l'Albert-Edouard. Nullement farou- ches, il faut faire feu à plusieurs reprises pour ne plus pouvoir s'en approcher ; car ils vous laissent venir à quatre-vingts mètres d'eux et parfois plus près, en vous regardant attenti- vement. Si vous continuer votre marche vers eux, ils fuient à une centaine de pas, à l'amble, c'est-à-dire en mouvant simultanément les deux membres du même côté, et trottent en levant les pattes d'une façon excessive ; certains s'éloi- gnent en ruant et en cabriolant, puis s'arrêtent pour vous laisser à nouveau les aborder. • L'aspect extérieur du topi (i) est quelque peu différent de celui de la généralité des autres antilopes. Il est svelte et atteint jusqu'à 1^25 au garrot, pour ne pas dépasser 170 kilos en poids. Vu de profil, sa structure semble bizarre. La légère bosse qu'il porte au-dessus des épaules fait croire que son échine va en s'inclinant vers l'arrière-traiii où une petite queue, touffue à son extrémité, s'agite sans cesse. Sa tête presque aussi allongée que chez la plupart des bubales, est empreinte d'une expression stupide. Mâles et femelles portent des cornes peu développées comparativement à (i) Voir photographies nos 65, 68 et 6g. 202 A TRAVERS l'aFRIQUE ÉQUATORIALE leur taille ; celles de la femelle sont plus minces que celles du mâle. Leurs oreilles sont longues et des larmières très apparentes sécrètent une humeur épaisse. Alarmés, les topis soufflent vigoureusement par leurs larges naseaux et lont un bruit semblable à des étcrnuements qui se succèdent. Ce sont surtout les vieux mâles qu'on entend mettre, en chœur, les autres topis en éveil. Les femelles, accompagnées de faons, de teinte brun clair, qui peuvent aisément être confondus, de loin, avec des Reedbuck-ou des petits kobs, ne se laissent pas approcher parce qu'elles se souviennent, peut-être, que les nègres sont capables d'at- teindre leur progéniture à la course, lorsque la distance qui les en sépare n'est pas trop grande (i). Aussi, se tiennent-elles prudemment à deux ou trois cents mètres, observant l'éten- due dans toutes les directions, comme la plupart des anti- lopes qui ont charge d'âmes et ce, afin d'éviter les surprises de l'ennemi. Notre séjour dans les environs de Vitshumbi fut de courte durée. Le lac boueux nous forçait à aller puiser de l'eau potable dans une petite rivière du nom de Ruindi, distante de près de deux heures ; aussi, nous regagnâmes la Rutshuru quelques jours après notre arrivée ; c'était après la mi-jan- vier 1913. A partir de cette date, je restai à nouveau seul avec mes hommes, décidé à prendre quelques clichés photographiques d'animaux vivants avant de quitter définitivement le lac Albert-Edouard. Je cherchais, pour cela, les mares les plus fréquentées, autour desquelles d'innombrable? traces se voyaient dans la poussière des rives et des sentiers et qui se (i) Voir photographie no 66. 55 ^ DANS LA RÉGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHURU 263 perdaient dans la plaine. A heure fixe, chaque jour, les bêtes y venaient boire ; elles arrivaient parfois de fort loin, car elles ne trouvaient à s'abreuver qu'en de rares endroits, la saison étant sèche. Je trouvai, tout contre la Rutshuru, un petit bras de rivière, parallèle au cours d'eau et qui n'était séparé de celui-ci que par un épais rideau de roseau ; ce bras de rivière était visité par une faune nombreuse et variée. Je m'installai dans une petite île hérissée de hautes herbes où je me fis construire un abri, appelé communément «Boma» et qui, fait de branches et de verdure, percé d'une ouverture donnant vers la mare, me permettait de diriger mon objectif dans toutes les directions. Le terrain s'écartait des rives en pente douce ; au delà d'une petite colline, la plaine s'étendait à perle de vue. Aussi, de ma cachette, ne pou vais- je voir le gibier que lorsqu'il se montrait au sommet du monticule distant de quatre à cinq cents mètres. Cette distance me lais- sait le temps de la préparation; j'observais les animaux dans mon appareil à miroir, je les y voyais grandir à leur approche et je réglais la mise au point suivant que l'écart entre le sujet et l'objectif variait. Je retournai plusieurs jours, dans ce laboratoire ; je parvenais, à chaque essai, à prendre de nouvelles vues et, par les résultats obtenus, je constatais des progrès malgré l'état déplorable dans lequel se trouvait mon matériel photographique. La traversée de rivières et les multiples plongeons qu'il y fit lui avaient été funestes. Je m'aperçus rapidement que les heures les plus favorables à ce genre d'opérations étaient, le matin, entre neuf et onze heures ; la majorité des animaux venait s'y dé- saltérer. Chaque jour, dans ma cachette, je prenais place sur ma chaise, lisant de vieux journaux pour me distraire, mais il était rare que je dusse attendre longtemps. A partir de neuf 264 A TRAVERS l'aFRIQUE ÉQUATORIALE OU dix heures, on voyait les kobs descendre nonchalamment vers les trous d'eau, d'abord par petits groupes puis, de plus en plus nombreux, ils dé\alaient la pente en rangs serrés. Les premiers jours, je mis, le long de leur abreuvoir, moitié sur la rive, moitié sur l'eau, des herbes aux endroits les plus éloignés de moi afin d'empêcher les bêtes d'aller s'y désal- térer et de les amener à proximité de ma cachette, où les bords de la mare étaient plus accessibles. Le vent soufflait dans ma direction ; je n'avais donc aucune inquiétude à avoir de ce côté. Les animaux s'approchèrent, comme de coutume, sans méfiance, mais lorsqu'ils furent à proximité du marigot et qu'ils aperçurent les brindilles d'herbe auxquelles leur vue n'était pas accoutumée, ils firent brusquement demi-tour et prirent une fuite qu'ils interrompirent à trente ou qua- rante mètres. Flairant quelque piège, ils se tinrent immobiles et, tendant le cou, cherchèrent à déceler dans l'air quelque odeur suspecte. Après s'être rendu compte de ce que rien de \dvant et d'hostile ne fût aux environs, ils re\anrent lente- ment vers l'eau et fixèrent des yeux cette herbe qui, peut-être, avait été déposée là dans un but méchant. Lorsqu'ils furent à proximité, ne sachant se rassurer, ils firent à nouveau demi-tour. Cette scène se renouvela plus de dix fois ; cer- tains d'entre eux se dirigèrent vers d'autres petits trous d'eau situés non loin de là. Pour les empêcher de s'y abreuver et pour les en chasser, je postai une demi-douzaine de nègres, dissimulés près de ces mares, en leur enjoignant de se montrer dès que les bêtes chercheraient à s'y désaltérer. Mais les recom- mandations furent si mal comprises qu'ils s'armèrent de bâtons, laissèrent s'approcher les antilopes et, lorsqu'elles furent très près d'eux, ils se levèrent brusquement et se mirent à leur poursuite en poussant des cris sauvages. Toutes pri- ■r mw tî^ • DANS LA RÉGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHURU 265 rent le galop et, remontant la déclivité, elles disparurent dans un nuage de poussière. Après de nouvelles recommandations, les indigènes fini- rent par comprendre et furent plus calmes lorsque les gazelles reparurent. Et cette fois, elles furent obligées de venir à la mare que j'occupais car, à chaque tentative qu'elles firent du côté où se tenaient les hommes, ceux-ci, avec plus de douceur, les amenèrent à s'éloigner. Finalement, la plupart des antilopes burent à proximité de l'endroit où je les atten- dais. Aussitôt que les plus hardies se furent désaltérées, les autres suivirent et certaines arrivèrent à moins de douze mètres de mon Boma (i). Il me devint parfois impossible de prendre une photo, tant elles étaient près de moi ; je ne pouvais, au télé-objectif ," les avoir entièrement sur la plaque. Le déclic ne les effrayait pas et c'est à peine si elles rele- vaient la tête pour chercher d'où provenait ce petit bruit inaccoutumé. Les topis venaient à l'abreuvoir d'un pas rapide, sans traîner en chemin (2). Mais si les kobs étaient méfiants et s'inquiétaient de tout ce qui leur était étranger ou peu cou- tumier, les topis l'étaient encore davantage et ce n'est qu'après mille tours qu'ils daignaient se mettre à boire (3). Certains d'entre eux s'agenouillaient pour éviter de tendre trop forte- ment le cou, mais, ne pouvant pas distinguer ce qui se passait autour d'eux, ils ne gardaient pas cette pose. Les topis, tout comme les bubales, agacent bien souvent l'opérateur ; car si d'autres bêtes viennent s'abreuver en même temps, (i) Voir photographie n" 67. (2) Voir photographie n° 68. (3) Voir photographie 11° 69. 266 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE ils leur donnent sans cesse l'alarme et les font fuir ; ainsi manquai-] e nombre d'intéressantes photographies. Parmi les animaux les plus farouches, se trouvaient aussi les Reedbuck (Cervicapra redtmca) qui, jamais en troupeau, mais seuls ou par couples, après avoir brouté durant les premières heures fraîches du matin, s'approchaient de la mare en baguenaudant. Les mâles portent des cornes assez semblables, quant à la forme, grandeur et teinte, à celles du chamois des Alpes, et se distinguent aisément par cette carac- téristique des autres antilopes ; mais les femelles n'en portent pas et donnent souvent lieu à des confusions, à cause de leur petite taille (i) et de leur couleur, entre autres avec de jeunes kobs. Pourtant, une tache noire dépourvue de poils visible sous chaque oreille permet de préciser, même à une certaine distance. Elles manifestent souvent leur inquiétude par des sifflements qui écartent ce monde d'animaux du marigot et qui mettaient ma patience à une cruelle épreuve. Confiants dans leur odorat pour leur révéler la présence d'un ennemi, sans trop se soucier de ce qui se passait aux environs, les phacochères fPhacochœnis africanus) (2), les plus laids et les plus hideux représentants de la famille des porcins, s'acheminaient bravement vers l'abreuvoir. Leur tête énorme, plutôt aplatie, porte, chez les mâles, six grandes verrues — quatre seulement chez les femelles,— dont deux, de forme longitudinale, apparaissent sur les côtés de la mâ- choire inférieure : celle-ci est garnie d'une barbe assez longue et rousse ; de longues incisives sortent de leur groin et, beaucoup plus développées au-dessus qu'en-dessous, (i) L'espèce qui nous occupe atteint 70 centimètres à l'épaule et ne dépasse guère 45 kilogrammes en poids. (2) Voir photographie n° 70. PLAINES DE LA RUTSHURU 69. — - TOPIS A L'ABREUVOIR (Damaliscits corrigum jimela.) Plioto de l'auteur. Photo de l'auteur. 70. — PHACOCHÈRE MALE ( Phacochoerus africaniis.) André Pilette. A travers F Afrique Éqnatoriale. DANS LA RÉGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHUKU 267 leur donnent un aspect des plus bizarre. Leur peau, de teinte grisâtre, sur laquelle poussent des soies grossières et rares, leur crinière longue et touffue, le bouquet de poils foncés qui garnit le bout de leur queue, vn un mot, toutes les parties velues de leur être sont maculées de boue sèche qui prouvent suffisamment que les phacochères ne fréquentent pas unique- ment les marécages pour \^ boire, mais aussi, tout comme l'éléphant, pour s'y vautrer dans la vase. Chaque bête pouvait être observée de la sorte et il était très intéressant de suivre des yeux, d'aussi près, jusqu'au moindre de leurs mouvements. On apprend à connaître toute cette faune dans ses plus petits détails et seul le cinémato- graphe, quand il est sincère, est capable de reproduire fidè- lement les différentes attitudes de tous ces animaux, car les descriptions les plus circonstanciées ne pourraient donner une idée précise de leur vie, surtout aux profanes ignorant toutes choses de la brousse. La réussite de photographies prises ainsi à l'affijt est parfois très problématique. Nombre de trous d'eau n'y sont pas propices car, suivant la situation qu'on y occupe, le gibier évente l'homme et fait alors presque toujours demi- tour. Je le répète, des opérations de l'espèce sont très déli- cates, tant de facteurs interviennent : le soleil, lui, ne convient qu'à certaines heures ; les mares peuvent être encombrées de hautes herbes qui ne permettent pas la « pose » aux sujets et si, par malheur, l'opérateur coupe ces plantes afin d'éclair- cir quelque peu le terrain, c'est à coup sûr l'insuccès, car il éveille la méfiance des animaux, qui prennent aussitôt le large: il suffit de porter la sape sur une parcelle d'un terrain c]ui leur est famillier pour que l'alarme résonne en eux. Mes porteurs me procuraient à nouveau des ennuis ; en m'abandonnant constamment, ils m'immobilisaient sur place, 268 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE car d'autres noirs devaient consentir à transporter mes bagages. Cette inaction m'obligeait à séjourner à des endroits qui ne convenaient pas à. la chasse, et me faisait perdre bien des chances de rencontrer de gros fauves. Cependant, dans l'espace de deux à trois semaines, je vis des lions à différentes reprises. Un matin, quelques insoants avant que le jour parût, deux de ces carnassiers vinrent à peu de distance de ma tente et rngiient brusquement. Aussitôt, les boys qui dormaient se précipitèrent vers ma demeure pour me réveil- ler, tandis que les porteurs, aussitôt debout, retiraient des brasiers les moindres tisons encore ardents et, soufflant en chœur, ranimaient le feu (r), élément que craignent tous les animaux. Je fus vite debout, et je me mis à les suivre dans une demi-obscurité, m'orientant suivant leurs grogne- ments, mais je ne tardai pas à perdre leur direction au mo- ment où l'aube parut. L-n nègre, qui m'avait accompagné de loin, put les apercevoir me guettant ; j'a^'ais pris trop à gauche tandis qu'ils s'étaient dirigés vers la droite. En m'apercevant, les félins se tinrent immobiles et me suivirent du regard. Le noir vint aussitôt me prévenir, mais ce fut, hélas, trop tard : je ne pus les retrouver. A quelques jours de là, je m'étais porté le long de la rivière Ruindi qui coule au Sud-Ouest du lac Edouard. Il était près de onze heures du matin ; un à un, les porteurs arrivaient à l'emplacement choisi pour camper. Je m'étais assis sous un arbre pour m'abriter du soleil, lorsqu'il me vint à l'esprit d'envoyer un de mes boys dans un village lacustre, distant de trois quarts d'heure, pour s'y procurer du poisson frais pour mon déjeûner. Les \dctuailles devenaient de plus en (i) C'est cette scène, au clair de lune, que l'artiste a cherché à reproduire pour l'illustration de la couverture de cet ouvrage. DANS LA RÉGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHURU 269 plus rares ; le lac était là, heureusement, pour nous ravitailler. Les hommes qui, au début, mangeaient avec délice et empres- sement la chair d'antilope, de buffle et d'hippo, s'en étaient lassés à la longue, et aspiraient à se nourrir d'autres aliments. Ils s'efforçaient de troquer de la viande boucanée contre des bananes et des haricots, mais étant donné le nombre d'habi- tants qui, depuis trois mois, avaient pu s'adjuger, par mes chasses, plus de 75000 kilos de viandes diverses, on ne .trou- vait plus à échanger contre cette marchandise qui abondait dans toutes les huttes. Mon serviteur, après s'être armé de sa lance, se mit en route pour aller décider ses frères à m'apporter quelques poissons frais. Aussitôt, un second boy le suivit, question de faire semblant de l'accompagner afin d'éviter de travailler au camp. Tous deux disparurent dans les hautes herbes, lorsqu'un instant plus tard, le second revint au pas de course et tout essoufflé, laissant sortir de sa gorge ce seul mot : «Simbai) (lion en swahili), qu'il prononça tout en désignant du doigt l'endroit d'où il venait. Je crus que l'autre nègre s'était laissé prendre, tellement il était épouvanté. Je saisis ma grosse carabine appuyée contre le tronc de l'arbre qui m'abritait, et je me dirigeai rapidement du côté désigné, suivi de toute une suite de porteurs désireux de voir, soit un lion manger un des leurs, soit un de ces fauves recevoir une balle de cara- bine. Mais lorsque j'eus parcouru environ cinq cents mètres, je trouvai le boy, pour lequel j'avais des inquiétudes, installé paisiblement au sommet d'un tas de sable ; il suivait, très attentivement, le va-et-vient de deux lions qui, à quelques centaines de pas, se promenaient lentement en herbe courte. J'ordonnai aux hommes de se coucher et de rester silencieux, ce qu'ils firent au moment même ; mais lorsque je me fus éloigné, suivi de l'un d'entre eux qui portait une de mes 2/0 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE carabines, les têtes émergèrent des herbes, puis les épaules et, en fin, se redressant, ils me suivirent en rompant la consigne du silence. J'aurais voulu revenir sur mes pas pour inflii;er à l'un ou à l'autre une correction, mais je ne le pouvais : je n'avais pas une minute à perdre. De temps à autre, un des carnassiers s'alarmait de ces bruits inaccoutumés et je pres- sentais le moment où il allait m'échapper par la faute de ces grands enfants aussi peu réfléchis qu'obéissants. Si jamais le lecteur a l'occasion de chasser en Afrique, et qu'il doit se faire suivre par des indigènes, qu'il se fasse accompagner par le plus petit nombre possible. Déroger à cette prudente mesure c'est s'exposer à manquer des animaux à cause de l'insouciance des nègres, voire de leur mauvaise volonté. Il était donc trop tard pour songer à revenir sur mes pas ; aussi, me dirigeant vers un des lions, et profitant des buissons pour m'}^ dissimuler, je me traînai de l'un à l'autre, sur les genoux, me soutenant d'une de mes mains restée libre. J'arrivai ainsi à 150 mètres d'un des fauves et j'eus le tort de ne pas tirer à cette distance ; je voulus m'en approcher davantage en profitant d'un bouquet d'arbustes proche de moi. Je parvins à quatre-vingts pas de la bête. Je la vois encore sous la lumière de onze heures, avançant lentement et majestueusement sur les herbes brûlées, posant avec pru- dence ses grosses pattes sur les éteules qui les blessaient, battant l'air de sa queue qui, sans cesse, en des mouvements cassants, évoluait à droite et à gauche. Ce h on avait une allure de force et de vigueur peu ordinaires, mais sa bravoure n'était qu'apparente. Je pouvais l'observer à merveille de derrière mon abri, d'où seule ma tête émergeait. Lorsque je crus le moment opportun, que l'animal eût un peu obliqué et présenté en partie un de ses flanc, tout en épaulant, je DANS LA REGION GIBOYEUSE DE LA KUTSIIURU 271 sortis de ma cachette et, à genoux, j'allai? lâcher le premier coup, lorsque le carnassier, qui semblait appréhender une présence insolite, tourna brusquement la tête vers moi et, m'apercevant, disparut en trois bonds derrière un fourré. Ceci se passa si rapidement et d'une façon si inattendue que j'en fus décontenancé. Voyant le fauve m'échapper, les noirs jacassèrent bruyamment, ce qui mit les autres lions en éveil — car ils étaient trois. — Je les croyais perdus pour moi, mais j'eus un dernier espoir : je courus vers la droite où s'était dirigé celui que je poursuivais, quand je vis, à deux cents mètres de moi, un second lion arrêté à l'orée d'un petit bois ; immobile, il semblait aux écoutes. J'étais décidé à tirer à cette distance lorsque le lion, qui m'avait fui, vint retrouver celui que j'observais à ce moment-là et tous deux pénétrèrent dans une éclaircie de la forêt. Je crus qu'ils s'étaient engagés dans un sentier et, pressant le pas, je ne ralentis que peu avant l'endroit où ils avaient disparu. Je m'avançai avec circonspection, croyant les trouver au guet. Mais lorsque je fus arrivé à l'entrée de l'éclaircie, je m'aperçus que celle-ci n'avait pas de profondeur et que les fauves avaient dû se réfugier dans le bois. Ils vinrent, sur-le-champ, me donner raison car, comme je me tenais au bord de la futaie dense, brusquement, à dix pas de moi, ils s'esquivèrent en courant lestement, brisant des branches pour se frayer un chemin. Je me jetai en arrière tout en épaulant ma 4G5, mais ce fut inutile, le bruit allait en s'éloignant : c'étaient les lions qui m'avaient suivi des yeux et qui n'avaient eu garde de bouger en me voyant passer devant eux. Mais lorsqu'ils me virent m'arrêter, ils se crurent découverts et fuirent dans la végé- tation très épaisse qu'ils brisèrent sur leur passage. Cette fois, ils étaient bien perdus et sans retour. Se sachant à l'abri des regards dans cette jungle presque impénétrable, peut-être 272 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE avaient-ils espéré bondir sur nous à l'instant où nous les dépasserions, mais nous eûmes l'heureuse chance de stopper presque devant eux. Quand je rentrai, les noirs me dirent en avoir vu trois, deux lions et une lionne, je n'avais vu, moi, que deux mâle? à petites crinières. J'étais désolé de mon insuccès et furieux de le devoir, en partie, à mes insupportables compagnons. Plus tard, toujours près de la Ruindi, les lions me rendirent un service dont je leur suis, certes, très reconnaissant : ils tuèrent, non loin de mon camp, un Waterbuck aux cornes énormes qui, après mensuration, accusèrent un record du monde pour ce genre d'antilopes, dont diverses espèces peuplent nombre de régions d'Afrique. Elles atteignaient 94 centimètres de longueur et sont, à présent, la propriété du Musée du Congo, à Tervueren. Cette dimension était d'autant plus extraordinaire que les ((Cobusn sont très nombreux sur le continent noir, ce qui en rend le record d'autant plus précieux. Disons-le, à notre honte, ce record appartient actuellement à un lion et non à un sportsman. Presque tous les vieux ((Co bus défassa)) vivant sm Sud-Ouest du lac Edouard ont des cornes très développées. J'ai connu un chasseur d'éléphants cjui, le long de la même ri\ière, tua une de ces antilopes dont les dagues avaient une dimen- sion approchant de celles que j'ai trouvées. Beaucoup de chasseurs se font une gloire de posséder des records semblables. Je comprends aisément leur amour- propre, mais il faut avouer que ceux qui en possèdent ne les détiennent pas toujours grâce à leur mérite ; ils échoient souvent à des débutants, qui sont les plus nombreux, dont l'expérience et les connaissances peuvent être contestées. C'est, en général, une grosse question de chance. Aussi, sans prétendre être le vrai recordman des «Coôwsrfé/assa», je préfère DANS LA REGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHURU 273 dire simplement que j'en ai rapporté un trophée géant. N'aimant pas de me charger la conscience d'un mensonge même véniel, je souhaite cette même réserve à certains de mes prédécesseurs. Les Waterbuck ne sont pas les seules proies de prédilec- tions des lions ; ils semblent affectionner les jeunes buffles, les phacochères, les topis, les kobs et ne dédaignent pas les nègres. Lorsque les feux de brousse détruisent les hautes herbes, les débris osseux qui jonchent le sol sont très nom- breux et témoignent suffisamment des ravages que ces car- nassiers font parmi les habitants de la jungle. A tout instant, on rencontre des têtes d'antilopes dont les cornes s'effritent lentement, rongées par des petits vers blancs parasites. Nous récoltions parfois, au cours d'une promenade, une douzaine de défenses de phacochères que nous détachions aisément de leurs alvéoles. Plus rarement — heureusement pour les indigènes, — des crânes d'hommes, que les alternatives de pluie et de soleil, avec le concours d'insectes, avaient nettoyés dans la perfection, frappaient l'attention du promeneur par leur forme sphérique et leur blancheur qui tranchait vive- ment sur le vert des herbes courtes renaissantes. Dans les régions où les lions sont nombreux, c'est par milliers qu'il faut compter, chaque année, les animaux qu'ils tuent pour se nourrir. Mais où le gibier est aussi abondant que dans les plaines de la Rutshuru, ces hécatombes n'ont que peu d'importance, étant donné le nombre invraisemblable de bêtes qui peuplent le pays. Les lions vont presque toujours par petits groupes, ordinai- rement par, familles; les jeunes accompagnent leurs parents dès le cinquième ou le sixième mois qui suit leur naissance et apprennent à chasser sous leur protection. Ils sont mala- droits au début, car on reconnaît aisément quand une anti- 274 A TRAVERS l' AFRIQUE ÉOUATORIALE lupe a été prise par des lionceaux ; elle est souvent +rcs déchi- quetée. Tl arrive que l'on renconire ces carnassiers par bandes tels des loups, et certains prétendent en avoir vus ensemble jusqu'à \ingt- trois. Leur groupement leur permet de chasser plus aisément ; ils s'aident mutuellement clans l'attaque et la poursuite. Tout comme le léopard, le lion tue la plupart de ses victimes en les saisissant à la gorge ou à la nuque et, suivant la taille de la bête, il bondit sur elle de front ou par derrière. Le léopard tente toujours d'ouvrir la carotide tandis que le lion, plus robuste, s'efforce de briser la colonne vertébrale. Quoique d'un \igoureux coup de patte il envoie rouleî à terre un phacochère ou une antilope, une telle calotte ne suffit pas pour les tuer, elle ne sert qu'à les étourdir pour, ensuite, se jeter sur eux. Quand sa proie a cessé de vivre, le lion la dévore en commençant, comme le léopard, par les parties qu'il préfère. Ces carnassiers boivent ordinairement après la chute du jour ou avant la fin de la nuit, mais ils dérogent parfois à leurs habitudes quand ils ont mangé outre mesure. Alors ils retournent souvent s'abreuver une seconde fois. Quand ils se gavent à proximité de l'eau, il leur arrive de boire à plu- sieurs reprises durant leurs festins. Ils ne sucent pas, comme le léopard, le sang de leurs victimes ; ils le lèchent simple- ment Sur les os et dans le fond des carcasses. Quand ils sont repus, ils se réservent les restes d'une bête en les traînant dans des buissons et regagnent ensuite leur tanière, dans les roseaux, les bois denses ou les vallées à herbes longues, partout où ils trouveront à se dissimuler et où il fait plus ou moins frais. Au repas suivant, ils déplacent, de quelques pas, avant de recommencer à manger, les restes laissés la veille. Dans les pays où ils ne sont que rarement inquiétés, il leur arrive, même en terrain découvert, de s'endormir non SUD-OUEST DE L'ALBERT-ÉDOUARD è^^ Photo de l'auteur. 71. — TSHÉRUBI. FEMME DE CHEF André Pilette. A travers l'Afrique Équatoriale. DANS LA REGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHURU 275 loin des dépouilles de leur victime ; ils tombent alors dans une sorte de sommeil léthargique, suite d'un dîner trop copieux. Les fauves qui ont mangé de l'homme y reviennent volon- tiers. Il est heureux que ces anthropophages ne sont pas très nombreux, mais il suffit parfois d'un seul lion pour ter- roriser une région. Aussi, dans les contrées où les indigènes sont lâches et n'osent le traquer, il satisfait par trop souvent sur les noirs, son instinct féroce. Où ils sont traqués à chaque méfait, comme dans l'Afrique orientale anglaise où on les tue à la lance, ils sont moins hardis. Mais ils récidivent s'ils réus- sissent à plusieurs reprises ; ce sont généralement les vieux mâles, à qui l'âge a enlevé une partie de leurs moyens, qui en sont réduits à s'attaquer à l'homme qui, sans arme, est une proie aisée à atteindre et à immoler. J'avais en vain cherché, durant deux jours, les éléphants qui avaient laissé des traces en quantité non loin de mon campement de la Ruindi. Ils s'étaient réfugiés au pied des Mitumba.dans une végétation des plus épaisses. Si ces pro- boscidiens restaient invisibles, les animaux de taille plus exiguë étaient excessivement nombreux, principalement les phacochères qui ne vivent pas en forêt et qui semblent aimer un terrain sec et sablonneux. Nous étions dans la saison où les petits paraissent à la lumière, et des familles entières erraient dans les prairies, en quête de racines, de jeunes plantes, de fruits et d'herbe, tout en grognant à qui mieux mieux. On voyait des femelles accompagnées parfois de huit rejetons de la grosseur d'un lapin, déjà très vifs et qui, aussitôt qu'ils s'alarmaient, fuyaient vers leur mère, leur guide, la queue droite vers le ciel, en poussant des petits cris. Dans les hautes herbes, les nègres les attrapaient aisément car ils 2/6 A TRAVERS L' AFRIQUE ÉQUATORIALE n'arrivaient pas à se frayer assez rapidement un passage dans cette végétation. Particulièrement nombreux dans cette région, j'y ai tué jusqu'à dix phacochères adultes dans l'espace de trois heures. Les gros (i), blessés, étaient assez hargneux et tentaient des coups de boutoir lorsqu'on les approchait ; si on les poussait avec une zagaie, ils la saisis- saient dans leurs mâchoires et s'attaquaient même à la lame acérée. D'une grande vitalité, il faut atteindre un organe vital du phacochère pour l'abattre rapidement. La chair des jeunes est excellente. De tous les animaux sauvages d'Afrique dont j'ai goûté, c'est celle que je préfère. Elle ressemble à la fois à celle du porc et à celle du veau comme aspect et comme saveur, et, à ma connaissance, il n'y a que celle du guib qui, tout en ayant un goût particulier, puisse lui être comparée avec honneur. Il était extraordinaire de voir tant de cochons dans les prairies ; on aurait cru qu'à certains endroits, les indigènes en faisaient l'élevage tant ils vaguaient, pas peureux du tout, non loin des habitants. Pour varier les plaisirs, je passai quelques jours à photo- graphier les oiseaux aquatiques qui se tenaient à l'embou- chure de la Ruindi, sur des bancs sablonneux, alluvions charriées par cette ri\dère. Une multitude de volatiles s'y reposait tout comme à la sortie de la Rutshuru ; les péli- cans (2) étaient particulièrement nombreux. Près d'eux se tenaient des cormorans, des plotus, des mouettes (3), des spatules, des ibis, des marabouts (4), des becs-en-ciseau, des (i) Un gros phacochère peut atteindre 75 centimètres à l'épaule et peut peser jusqu'à iio kilogrammes. (2) Voir phvotographie n° 72. (3) Voir photographie n° 72. (4) Voir photographie n° 73. ■kj Q O Q H W PQ Q H en W c Q en W p o DANS LA REGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHURU 277 grues couronnées (i) et d'autres encore. Tous, après avoir bien déjeûné, digéraient au soleil tout en lissant leurs plumes ; ils n'étaient guère craintifs et ne s'élevaient que pour revenir se poser à la même place quelques instants après. Le lac bordé de roseaux nous astreignait à un détour pour atteindre l'endroit où j'opérais ; nous ne pou\aons traverser cette ligne de végétation qu'au village de Tshérubi, d'où nous longions les rives de l'Edouard dans des embar- cations indigènes, jusqu'à la Ruindi. Quand je fus installé dans l'abri de verdure que j'avais fait construire à une ving- taine de mètres de l'endroit fréquenté habituellemenc par ces volatiles, je pus y photographier tout à mon aise. Les oiseaux revinrent aussitôt que mes hommes se furent éloi- gnés et ne s'inquiétèrent même pas du bruit de l'obturateur ; ils furent même quelque peu étonnés lorsqu'mi marabout tomba sous une balle de carabine, au moment où il se posa parmi eux. La mode fit, des plumes de la queue de ce grand échassier, l'ornement des chapeaux des élégantes, tout comme de celles des aigrettes, des paradis et de la plupart des oiseaux aux teintes éclatantes. Aussi le marabout a-t-il été très éprouvé par l'engouement qu'eurent pour son plumage les dames de tous les mondes. La chasse sans répit qui lui a été faite, ces derniers temps, les a décimés; ils sont menacés de disparition si, à bref délai, des mesures sévères de protection n'interviennent pas. Ces oiseaux laissent parfois de gros gains à leurs persécuteurs, mais nombre d'entre eux sont tués inutilement par des chasseurs ignorant les saisons de mue ; ce sont autant de sujets sacrifiés vainement. S'ils ont presque totalement déserté les environs des [i) Voir photographie no 7_[.. 27? A TRAVERS l'aFRIQUE ÉQUATORIALE centres civilisés oii une guerre à outrance leur a été si funeste, ils ont pu, dans des régions demeurées sauvages, vivre rela- tivement en paix et, en certains endroits, ils sont encore très nombreux, tel le Sud de l'Edouard. Pour les chasser, on ne procède pas autrement que pour les rapaces que l'on désigne souvent sous le terme général de « charognards » parce qu'ils se nourrissent, en grande partie, de chair putride. Le marabout, par ses mœurs, se rapproche fort de ce groupe et il suiïït de déposer en prairie la carcasse d'une bête abattue pour voir un marabout parmi la masse des vautours attirés. Pour les tirer, on a soin de se dissimuler dans un buisson. Après le premier coup de feu, ce monde peu fréquentable s'éloigne pour revenir presque aussitôt ; mais à la seconde détonation, les marabouts disparaissent définitivement ; il faut absolument changer d'abri si le chasseur désire un succès. Si, par hasard, il brise une aile à l'un de ces grands échassiers et qu'il cherche à l'approcher, il se défend énergiquement en distribuant force coups à l'aide de son bec énorme et très pointu. Quand tous ces charognards, dont j'ai vu parfois des bandes de trois à quatre cents entourer les restes d'un grand mammifère, peuvent se gaver en paix, ils parviennent à dépouiller totalement de sa chair un kob de plus de cent kilos et n'en laissent, après une heure de curée, qu'un squelette des mieux nettoyés. Je retournai, à deux reprises, vers le monde emplumé ; j'en pris quelques clichés puis, après l'avoir observé durant des heures, et vécu en quelque sorte dans son intimité, je fis chercher des porteurs et songeai à me replier vers le Sud ; j'avais une raison : plusieurs d-e mes serviteurs étaient atteints de la fièvre des tiques et la nourriture devenait de plus en plus rare. Je gagnai Maïna-Moto, espérant trouver non loin de là quelques provisions. J'avais déjà prolongé mon séjour, SUD DE L'ALBERT-ÉDOUARD i )\ Photo de l'auteur. 73. — MARABOUT ( Leptoptevos crumenifer. ) Photo du C H. Pauwels. 74. — CxRUE COURONNÉE (Balearica regitlontm.) Photo de l'auteur. 75. — GROUPE DE PÉLICANS A L'EMBOUCHURE DE LA RUTSHURU André Pilette. A travers l'Afrique Éqnatoriale. DANS LA RÉGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHURU 279 dans ces lieux, de plusieurs semaines et je mamiuais un peu de tout, mais cette pénurie ne ralentissait en rien mon ardeur et, en stoïcien, je ne mangeai que des pommes de terre que mon cuisinier me préparait chaque fois différemment. Quand j'eus enfin trouvé quelques poulets étiques, je revins vers le lac ; j'étais décidé à y rester encore une semaine et à gagner ensuite définitivement Rutshuru. Je voulais tenter une der- nière fois la chance de tuer un lion ; j'en eus un, mais ce ne fut pas moi qui l'abattis. Je laissai dans l'ancien gîte délabré de Maïna-Moto six nègres dont cinq malades et un bien portant chargé de les soigner. Je quittai ce campement vers trois heures de l'après- midi et j'avais à peine marché une demi-heure vers le Nord, que le ciel se couvrit et qu'une fine pluie tomba, rafraîchis- sant considérablement la température. Beaucoup d'animaux, durant ces variations presque subites de l'atmosphère, s'agitent.; nombre d'entre ceux qui se tiennent dans les buissons en sortent, tels les guibs et les lions. Ce sont des heures propices à la rencontre, en plein jour, de carnassiers qui, je l'ai dit plus haut, ne circulent ordinairement que la nuit. Aussi, doit-on avoir habituellement recours à des stratagèmes pour les tuer car, suivre des traces de lions quand on a trouvé des empreintes fraîches le matin, est chose difficile sinon impossible. Il vaut mieux, quand on a découvert une de leurs proies, s'embusquer non loin de là et attendre leur retour du soir ou, mieux encore, les chasser" à l'affût, en plaçant une de leurs antilopes préférées à proxi- mité d'un trou d'eau, où ils viennent boire. Pour les attirer, on traîne par la plaine une bête morte qui sert d'appât ; le sang de celle-ci coule le long du chemin suivi. On dirige ensuite le cadavre vers la mare car souvent les lions suivent, de flair, les pistes qui les amènent près des animaux blessés. 280 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE Ce procédé offre des chances d'inciter les félins à venir au devant des chasseurs. Pour ceux qu'une nuit d'attente patiente ne séduit point — elle est parfois sans résultat, — il vaut mieux abandonner, en des lieux propices, des herbi- vores morts que l'on dispose à la brune pour surprendre, dès l'aube du lendemain, ceux qui ont mordu à ces appâts. Cependant, le chasseur se heurtera plus souvent à des hyènes qu'à des lions ou des léopards. Il y a des contrées où il est possible d'organiser des battues avec l'aide des indigènes, mais il faut, pour le faire, que ces derniers soient nombreux et qu'ils aient le don du courage. Or, en Afrique, les peuplades comptent peu d'âmes, en général, et elles sont dispersées. J'avais emporté pour l'affût durant les nuits très obscures un projecteur électrique dont la lampe était alimentée par des accumulateurs ; je les chargeais au moj'en d'une dynamo mue à la main, mais je ne pus en faire usage, les bornes des accumulateurs étant corrodées par l'acide sulfurique. Après avoir traversé un petit ravin, nous nous trouvâmes sur une crête dominant une grande plaine semée de bou- quets d'arbres desquels, à trois cents mètres de moi, je vis sortir des animaux de la couleur du Reedbuck, mais qui n'en avaient cependant pas la ligne. Je distinguais mal à cette distance, surtout par le temps gris, mais j'acquis \àte la cer- titude que ce n'étaient pas là des herbivores, mais des félins ; quand ils furent en plaine, ils s'arrêtèrent et scrutèrent l'horizon. L'un d'eux — et c'est ce qui me permit de préciser immédiatement, — se coucha en glissant une de ses pattes postérieures sous son corps et laissant choir l'arrière-train du même côté pour, ensuite, fléchir les pattes antérieures. D'habitude, les ruminants plient d'abord les membres anté- rieurs, en s 'appuyant sur les genoux, puis font choir le train arrière par une flexion des membres postérieurs. DANS LA RÉGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHURU 281 A la jumelle, je discernai un lion, une lionne et un lionceau. Malheureusement ils nous aperçurent, firent demi-tour et regagnèrent les buissons. Je pus voir que deux autres lion- ceaux se trouvaient encore dans les broussailles et qu'ils fuyaient devant les premiers. Ce devait être une famille entière ; la taille des lionceaux atteignait à peine celle du léopard adulte. Les taches et les lignes de teinte claire qui tranchaient fortement sur leur fourrure épaisse et laineuse attestaient leur jeunesse. Tous s'esquivèrent et je ne pus retrouver de leur passage que de légères traces qui, bientôt, s'évanouirent. Je conti- nuai ma route dans la direction indiquée par les empreintes. La pluie persistante me pénétrait complètement et inondait les oculaires de mes jumelles ; pour m'en servir je dus les essuyer sans relâche à l'aide de mon mouchoir. Nous a\dons marché près d'une demi-heure, lorsque le nègre qui m'accompagnait m'indiqua, dans l'herbe, devant moi, une forme brune et immobile. S'il ne pouvait préciser lui-même, je distinguai moins encore, et ce ne fut qu'après avoir scruté un temps avec la plus grande attention, que j'aperçus un lion assis sur son arrière-train et se léchant. Seuls sa tête et son cou émergeaient. Je ne pouvais songer à tirer, la cible était trop petite et la distance qui m'en sépa- rait trop grande. J'attendis un moment plus propice et je me proposai, grâce à la futaie, de le suivre en me dissimulant de mon mieux. Je ne savais quelle direction il allait prendre. Profitant de son inattention, je m'en approchai un peu ; il fit enfin demi-tour et s'éloigna, ne laissant dépasser de la végétation que sa tête et son échine. J'avais probablement affaire à une lionne car le félin n'avait pas la moindre trace de crinière et j'en acquis la conviction car, au moment de disparaître derrière un fourré, un lionceau de la taille d'un 282 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIAI.E léopard vint le rejoindre. Dès lors, je le perdis de vue et, voulant l'atteindre, j'avançai très rapidement, lorsqtie je rencontrai un autre lion marchant devant moi, en herbe rase, et s'obstinant à ne se montrer que de derrière. Je le mis en joue à plusieurs reprises, et j'hésitais chaque fois, préférant attendre un instant plus favorable. M'armant d'une nouvelle dose de patience, je me remis à ramper. Ce qui m'affectait le plus, c'était le crépuscule tombant et le ciel couvert qui ajoutait aux ténèbres proches. Je craignais de ne point trouver efficacement ma ligne de mire et de mal distinguer mon sujet. Plusieurs fois, j'avais été à cent mètres des car- nassiers poursuivis, et aucune fois ils ne s'étaient convena- blement présentés à mon tir. Seul le vent m'était avanta- geux et j'espérais pouvoir, grâce à lui, en hnir bientôt. Je continuai, à quatre pattes, la poursuite du lion et, au mo- ment où j'atteignis le revers d'un taillis, je vis trois de ces fauves s'engager dans une brousse épaisse, à quelque cent pas de moi. J'allais chercher à les rejoindre lorsqu'un quatrième, venant de la gauche, s'arrêta devant moi, de profil, à cent dix mètres environ. Je ne pouvais plus attendre, la nuit proche m'ôtait toute chance, aussi je me décidai. Le lion était x-isible de la tête à la queue ; seules des touffes d'herbes lui cachaient le corps jusqu'à mi-hauteur du thorax ; je visai la ligne limite de sa robe et de cette végétation. Hélas ! l'ombre me força à \'iser longuement, et je ne pus me rendre exactement compte de ce que je prenais du point de mire dans le fond du cran. Lorsque le coup partit, le lion eut une flexion des pattes, comme s'il s'accroupissait, mais il reprit aussitôt une posi- tion normale et, immobile un instant, il chercha d'où partait ce bruit insolite. Avant que j'eusse rechargé mon arme, il disparut dans la même direction qu'avaient suivie les trois précédents. J'allais désépauler lorsqu'à nouveau un lion DANS LA RÉGION GIBOYEUSE DE LA RUTSIIURU 283 venant de la gauehe s'arrêta, mais un instant à peine, presque au même endroit, puis il poursuivit sa course. A peine venait- il de disparaître, qu'un autre, le sixième adulte, passa au trot en suivant les traces des premiers. Je crus qu'ils étaient toute une bande et j'étais décidé à tirer à la course lorsqu'ils traverseraient l'éclaircie où les autres s'étaient déjà arrêtés. Mais, après une minute d'attente, aucun d'eux ne reparut. J'en avais compté six. Avais-je touché celui qui essuya la balle? M'armant de ma grosse carabine, je m'approchai avec méfiance des hautes herbes où avaient disparu les animaux. La clarté tout à fait douteuse qui régnait alors, n'était pas pour me décider à pénétrer plus avant dans la végétation, à la suite des bêtes dont l'une, peut-être blessée. Aussi, je me tins sur mes gardes afin d'éviter une attaque soudaine. Je contournais prudem- ment les broussailles, lorsqu'un rugissement vint m'apprendre que les fauves n'étaient pas fort loin de là. Pourtant ce fut en vain que je tentai de distinguer l'un ou l'autre d'entre eux, tous s'éclipsèrent sans que je pusse en revoir un seul et je dus renoncer à les poursuivre, étant donné l'heure tardive. Mes porteurs s'étaient arrêtés sur une colline, à une dizaine de minutes de marche et, abrités sous un euphorbe candé- labre, ils attendaient le résultat de mon tir. Tandis que je les rejoignais, j'entendis encore, au loin, quelques grogne- ments, puis tout rentra dans le silence. Au matin, j'eus beau chercher le blessé, je ne pus même pas en retrouver une trace sanglante; je n'hésitai donc pas à croire que je l'avais manqué ; d'ailleurs, ce qui m'en donnait presque l'assurance, c'est que l'animal demeura quiète- ment sur place après mon coup de feu. Le surlendemain, vers onze heures, je rentrai au campe- ment. J'avais abattu onze topis sans trouver un seul spéci- 284 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉOUATORIALE men irréprochable que je pusse préparer ; j'avais, par contre, tué un chacal qui n'était que le second que j'inscrivais à mon tableau de chasse. J'avais tiré le premier presque au même endroit, quelques jours auparavant. Comme je passais près d'un petit buisson, deux de ces bêtes en sortirent et s'enfuirent ; elles eurent l'imprudence de s'arrêter à cent mè- tres de là pour se rendre compte de ce qui les avait alarmées et chercher à savoir quelle direction nous suivions. L'une d'elles monta sur une proéminence, pour mieux distinguer, et resta sur ce dangereux observatoire pendant qu'à trois reprises différentes je la ratais ; ma carabine portant trop bas, je pris ma hausse de deux cents mètres pour \nser un peu en-dessous. Le chacal s'écroula, enfin, sur le monticule, tandis que son compagnon déguerpit. Il est probable que c'est ce fuyard que je rencontrai au même endroit, un peu plus tard, et qui se laissa tuer presque aussi stupidement que l'autre. Il essuya d'abord deux coups de feu sans résultat ; une troisième balle lui coupa la peau d'une patte arrière et, enfin, une quatrième le toucha en plein poitrail. Le chacal n'est pas facile à atteindre quand il se présente à une cen- taine de mètres ; sa taille, comparable à celle de notre renard d'Europe, semble minuscule à cette distance. Ce qui ajoutait aussi à la difficulté de les terrasser, c'était l'arme à longue portée que tant de pérégrinations avaient plus ou moins déréglée. J'étais obligé de me servir de plusieurs carabines de cette qualité-là. En rentrant au camp, je trouvai le noir chargé de soigner les malades restés dans notre ancien gîte à deux heures de là. J'avais la certitude qu'il venait chercher de la nourriture pour ses frères, nourriture bien- rare dans la région que nous occupions. En s'approchant de moi, il me souhaita le bonjour. C'était très bien, parce qu'il est rare de trouver, au Congo, DANS LA RÉGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHURU 285 des nègres faisant montre même d'un semblant de politesse ; puis, simplement, il me fit part de sa rencontre avec un lion, sur lequel il avait tiré. Je ne prêtai pas beaucoup d'attention à ce qu'il me contait, mais je fis la réflexion, à part moi, qu'il avait vraiment de la chance de voir de ces félins tandis que, pour celui qui les cherchait, l'occasion était mesurée. J'allais continuer mon travail de préparation de deux kobs que j'avais commencé la veille, lorsqu'il revint vers moi et me demanda ce qu'il fallait faire du lion. Il m'apprit alors qu'il l'avait tué et lorsque je lui demandai pourquoi il ne me l'avait pas dit tout de suite, il prit un air narquois et dit qu'il n'y avait aucune raison pour que le lion ne fût pas mort, attendu qu'il ne tirait pas à côté, lui. Je compris aisément que cette allu- sion n'était pas étrangère à mon insuccès de l'avant-veille, mais je n'eus garde de la relever. Cet ironiste noir sut, plus tard, que personne n'est infaillible ; un lion qu'il blessa le lui montra bien en le terrassant ; il ne fut mordu, par bon- heur, que légèrement. J'avais été sur pied toute la matinée, et il fallut me remittre en route pour faire dépecer le fauve tué à environ dix kilo- mètres de mon campement. Chemin faisant, le nègre me dit comment la chose s'était passée. Ils s'étaient couchés à six, comme d'habitude, peu après la chute du jour, dans l'ancienne pai Hotte quand, vers quatre heures du matin, des rugisse- ments poussés très près de leur abri les réveillèrent. Ils se barricadèrent avec empressement, cherchant à distinguer dans l'obscurité un des animaux pour tirer dessus, mais ce fut en vain. En entendant les lions à quelques mètres d'eux, ils se décidèrent à lâcher des coups de feu dans la direction d'où leur venaient les rugissements. Tout rentra aussitôt dans le calme, mais, quelques minutes après, le rauque con- cert reprit de plus belle. Ce qui retenait les carnassiers, c'était 286 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE la chair d'un phacochère dépecé trois jours aup'ara\-ant,afin de dégager le squelette. Cette chair corrompue qui pourris- sait depuis plus de quarante-huit heures, exposée, le jour, en plein soleil, faisait les délices des lions. Nombre d'entre nous s'imaginent qu'ils ne mangent que de la chair fraîche ; qu'on se désabuse : s'ils m'ont toujours semblé la préférer aux charognes, poussés par la faim, ils mangent de tout et certains prétendent même que, quand ils ont le choix, ils vont vers la dépouille avariée. A plusieurs reprises, les nègres déchargèrent leurs armes dans la direction des fauves, mais toujours sans résultat, et ce ne fut que lorsqu'ils eurent terminé leur repas, un peu avant le lever du jour, que les lions regagnèrent la brousse. Leurs rugissements permirent au noir valide et à l'un de ses camarades que la fièvre n'avait pas trop affaibli, de les suivre dans une demi-clarté qui leur laissa entrevoir, à deux cents mètres, un couple de lions fuyant en les apercevant, la femelle vers la droite, tandis que le mâle continuait sa course devant eux. Il descendit un versant de ravin et traversa une petite rivière provenant des sources d'eau chaude jaiPie des flancs des Mitumba en flots bouillonnants ; ces eaux déposent sur le sol des parcelles de divers minéraux qui s'agglomèrent et décèlent, aux voyageurs, les richesses souterraines de la contrée. Les nègres pourchassant le fauve voyaient grandir la distance qui le séparait d'eux lorsqu'un nouveau ravin se présenta et, au-delà, une montagne presque à pic. Profitant de ce que le lion venait de disparaître dans la tranchée, ils prirent le pas de course et, quand il reparut sur la crête du versant opposé, ils en étaient distants de cent mètres à peine. En apercevant les hommes, il s'arrêta, comme étonné, et se maintint sur les flancs du massif, la tête tournée vers eux ; PLAINES DE LA RUTSHURU 70. — Plioto de l'auteur. JJOXXE TUÉE PAR LE Ct H. PAUWELS Photo de l'auteur. 77- VIEUX LIOX A PETITE CRIXIÈRE (Félis leo.) André Pilette.^ travers l'Afrique Équatoriale. DANS LA RÉGION GIBOYEUSE DE LA RUTSIÎURU 287 les hommes s'agenouillèrent aussitôt et, profitant du temps d'arrêt de l'animal, le plus adroit des deux chasseurs lui logea, au poumon, une balU' lisse de Mauser de guerre. Le projectile avait porté absolument juste. Le lion redescendit la déclivité de terrain par petits bonds saccadés ; arrivé au fond, il avança encore de quelques mètres puis, épuisé, tomba en poussant des grognements. Les nègres avaient gagné le bord du ravin, heureux de leur succès. L'un d'eux venait de tirer un beau coup de carabine et c'était bien ; mais leur naturel refoula la bonne tenue qu'ils avaient montrée jus- qu'alors, car ils exécutèrent un tir à volonté sur le lion ago- nisant. Il en portait les traces de tous côtés, rien ne lui avait été épargné : la tête, les pattes, le ventre, tout avait été atteint. Enfin, ils avaient employé jusqu'à leur dernière cartouche, alors que la première eût probablement suffi. Ils avaient eu l'heureuse idée de couvrir la dépouille du carnas- sier d'herbe et de branches afin de l'abriter du soleil et des bêtes de proie. C'était un lion qui, quoique déjà vieux, ne portait qu'une petite crinière (i). Cet ornement, apanage du mâle, mérite une mention. Elle ne prend jamais, chez les fauves à l'état sauvage, les proportions qu'elle atteint chez la plupart des vieux spécimens de ménagerie ; elle varie, d'ailleurs, chez ceux du même âge vivant dans la même région, car si nombre d'entre eux ont la crinière bien fournie, d'autres l'ont à peine visible ; seuls, les poils du cou, un peu plus longs que ceux du corps, en marquent l'emplacement. Il semble que les lions les plus vigoureux ont, d'ordinaire, la plus forte crinière ; chez ceux qui apparaissent souffreteux, elle pousse chétive- (i) Voir photographie 11° 7^ 288 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE ment. L'extrémité des poils qui la composent est, chez cer- tains, de teinte foncée tout comme ceux qui garnissent le bout de leur queue ; toutefois, sur des lions d'une même nichée, on en trouve qui ont gardé la nuance unie et claire sur toute l'étendue de cette partie velue. Il nous fallut deux heures pour dépecer grossièrement la bête. Je mis la peau dans un panier que je fis porter au campement ; je projetai d'achever sa préparation le soir ou le lendemain matin, tandis que le squelette serait nettoyé pai les malades à peine éloignés d'une demi-heure de là. Je leur recommandai de le faire sécher au soleil et de le rentrer soigneusement, le soir, pour le soustraire aux atteintes des hyènes. Mais comme l'odeur des os les incommodait, ils étalèrent le squelette à la porte de la case, avec la certitude que rien n'était à craindre. Le lendemain matin, la carcasse avait disparu, les hyènes l'avaient tout bonnement emportée. Le squelette m'échappait donc, mais la peau ne me réussit guère mieux. Ce soir-là, je n'eus pa? le courage de continuer la dépouille du lion, je marchai deux heures et demie pour regagner ma tente, et ce n'est qu'à la nuit que j'y arrivai; j'étais rompu de fatigue : j'avais marché au total dix heures. Je remis donc le travail au jour suivant. Hélas, lors(jue je l'entamai, je m'aperçus que, de la tête, que l'on avait sec- tionnée à la base du crâne,s'égouttait,sur la peau, un liquide putréfié qui avait provoqué la décomposition du derme par- tout où il s'était étendu. D'autre part, les mouches avaient déposé leurs larves sur toutes les parties atteintes par les balles, ainsi qu'à la gueule et au, nez d'où s'écoulait un liquide visqueux ; les larves s'y étaient développées à merveille et avaient endommagé la peau en maints endroits. J'étais navré de la perdre, et ma déception fut plus grande encore lorsque je m'aperçus que les deux dépouilles de kobs que j'avais DANS LA RÉGION GIBOYEUSE DE LA RUTSHURU 289 presque terminées le jour précédent, et que j'avais abandon- nées pour le lion — mais avec l'intention de les achever le lendemain, — avaient subi le même sort. J'avais tout perdu pour avoir voulu trop étreindre. Après avoir en partie réparé mon insuccès en préparant quelque autre sujet, je repris mon chemin vers le Sud en longeant les Mitumba.et je ne retraversai la Rutshuru qu'à la hauteur de la Kwenda. La Rutshuru, aux rives assez régulières vers son embou- chure est, à cet endroit, divisée en un grand nombre de bras dont le courant rapide et tombant souvent en cascades, tra- verse une forêt de grands palmiers Elaïs ; beaucoup de ceux-ci croissent dans son lit très large et marécageux. Lorsque nous y vînmes, des bandes d'hippos s'y tenaient à l'eau, tandis que de très nombreux babouins s'ébattaient en prairie pour, à la première alerte, regagner en aboyant leur forêt aqua- tique. Un matin, un gros mâle perché sur un arbuste pour explorer les alentours — car ces singes en troupe ont leur vigie, — reçut, à quatre-vingts mètres, une lisse 410 qui le précipita au pied de son observatoire. Ce singe pesait 22 kilos. Il était de belle taille mais, depuis, j'en ai tué de la même espèce au lac Kivu dont l'un pesait 36 et un autre un peu plus de 30 kilos (i). Les gros mâles blessés sont redoutables, et il en cuirait de se faire prendre un membre dans leurs crocs. Les canines de leur mâchoire supérieure égalent celles du léopard. Les hippos qui, le jour, ne laissaient entendre que leur souffle bruyant, se dispersaient dans les prairies a voisinantes, la nuit venue. J'avais envoyé deux hommes chercher des vivres : l'un était remonté le long de la rivière et avait em- (i) Voir photo n" 103. 19 290 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE porté ma 465 chargée d'expansives ; l'autre avait gagné la rive opposée de la Rutshuru, où était situé un village à même de nous fournir quelque nourriture. Ses habitants, qui avaient fui le matin, à mon passage, firent de même lorsqu'ils apprirent ce que l'on attendait d'eux. Certains, ramenés vers leurs cases, acceptèrent enfin, après d'interminables palabres, de vendre ce dont nous avions besoin. Les messagers revinrent après neuf heures du soir, alors que j'étais déjà couché ; mais avant qu'ils n'atteignissent le campement, j'entendis deux détonations. Le noir qui, quelques jours auparavant, mitrailla le lion mourant et qui, ce jour-là, accompagnait les por- teurs, venait d'apercevoir, au clair de lune, un hippo auquel il destina deux lisses 7,65. Il m'apprit, le lendemain matin, qu'il avait tué un de ces pachydermes à \'ingt mètres de lui. Le nègre qui avait emporté mon Express n'avait pas changé les cartouches et avait terrassé, de son côté, un de ces monstrueux herbivores, mais la blessure n'étant pas assez pénétrante, la bête s'était relevée. Comme le premier hippo avait été tué à proximité de ma tente, j'allai le voir. Avant de recevoir les projectiles, il déambulait sur la crête du ravin qui borde la ri\'ière, et quand les balles l'atteignirent, il dévala la pente mais, ne pouvant regagner l'eau, il retomba au bas de la côte. Je m'en approchai avec quelques nègres. Il s'était affaissé sur le ventre. Sa mort remontant à plus de douze heures, j'en étais à m'étonner qu'il ne fût pas plus ballonné, lorsque sa grosse tête aux petits yeux stupides reposant dans la direction inverse de celle où je me trouvais, se souleva brusquement et se tourna vers moi. J'étais à vingt mètres lorsqu'il tenta de se relever ; ne portant pas de carabine, je reculai en tendant instinctivement la main pour que l'on me passât une arme. Mais comme elle ne venait pas, je me décidai à regarder derrière moi, et je constatai que DANS LA RÉGION GIBOYEUSE DE LA RUTSIIURU 29I mes hommes, à qui la peur prêtait des ailes, considéraient la scène à une quarantaine de pas de moi. Lorsqu'ils virent que la bête ne pouvait se relever, ils revinrent, pleins de courage, et me passèrent enfin ma 410. Une balle trop haute n'attei- gnit pas le cerveau ; prenant un 7,65, un second projectile toucha le but et tua net le pachyderme. Cet hippopotame était énorme ; jamais je n'en avais tué un semblable à terre ; on pouvait aligner quatorze hommes debout sans en dépasser les extrémités de la tête à la queue (i). C'est en vain qu'en guise de leviers nous usâmes de madriers afin de le tourner vers le soleil ; nous travaillâmes pendant deux heures pour lui obtenir une pose propice à la photo- graphie, mais c'est à peine si nous pûmes le bouger quelque peu de place. Toute cette faune africaine — parmi laquelle figurent les colosses les plus monstrueux que la terre porte encore en vie, — semble avoir été créée par une nature capricieuse qui voulut la diversité la plus grande. Les espèces y existent, mais il y existe aussi de multiples sous-espèces, produits qui déroutent parfois les zoologistes les plus avisés. La multi- plicité des nuances a fait que ces derniers sont embarrassés de fournir une étude approfondie sur ce vaste sujet. D'ailleurs, chaque jour nous apporte quelques éclaircissements qui nous permettront, par une coordination progressive, de dresser un tableau exact de cette faune et d'établir les liens qui rattachent entre eux les exemplaires d'un règne animal presque inconnu. La Création est composée de familles d'êtres vivant sous différentes latitudes, et ne se différenciant parfois d'une (i) I.es plus gros hippopotames peuvent atteindre 4 mètres de longueur et peser approximativement 3 tonnes. 292 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE contrée à l'autre que par de petits détails à peine discernés par l'observateur; quelque minimes qu'ils soient, il importe de leur trouver une explication, car la nature n'a rien laissé au hasard. Si, à présent, nous ne parvenons pas toujours à expliquer ce qui, à première vue, nous semble des anomalies c'est parce que nous c^uestionnons beaucoup et que tant de questions restent souvent sans réponses. Ce qui ne laisse pas de doute, c'est que tous les êtres ont été appropriés aux milieux. Aussi les particularités héréditaires qui les carac- térisent et qui ont conduit à des scissions nombreuses sont- elles le fait de l'ambiance. Les hommes sont astreints, eux aussi, aux mêmes lois naturelles. Il n'est pas téméraire de croire que si le Mambuti vit dans la forêt, c'est parce que sa taille de pygmée lui permet de s'y glisser ; si sa peau est de teinte claire, c'est parce qu'elle n'est pas exposée aux ardeurs du soleil comme celle des nègres de la plaine. Le géant Wathusi ne déambule — tel un échassier, — qu'en pays découvert, car sa stature, qui dépasse presque toujours six pieds, exige un pays de prairie ; mais, indifféremment, en plaine ou en montagne, ses longues jambes se meuvent aisément. Ces différences de tailles — autrefois elles semblaient tenir de la fable, — existent non seulement chez les hommes, mais aussi chez les mammifères colossaux tels que l'hippopotame dont, au Libéria (i), non loin de la côte, des congénères nains vivent animés, il est vrai, de mœurs quelque peu diffé- rentes de celles de leurs frères monstrueux. Le même phéno- mène nous est apparu pour les éléphants. De petits probosci- diens (2) fréquentent les marécages du lac Léopold IL Les (i) o"82 à l'épaule, in^So de longueur, 300 kilogrammes environ en poids. (2) (Elephas africaniis fransseni) hauteur au garot : i°i66 environ. Carte IV M-rUMBIRO ima (mONTsU/IRUNGA) AP.IT Pilettt A/hl'tpje iquatonak iijii içts Carte IV Des Volcans du Kîvu au Fleuve Congo (StanleyvîUe) ITINERAIRE PARTIEL DU VOYAGE JL travers l'JLfriq;-u.e Éq:u.a.toriale par ANDRÉ PILETTE DANS LA REGION GIBOYEUSE DE LA KUTSHURU 293 dépouilles, récemment parvenues au Musée du Congo, en témoignent suffisamment pour ne plus pouvoir en douter. Je gagnai Rutshuru et y restai une quinzaine de jours environ durant lesquels je m'adonnai à différents métiers. Ce fut à la menuiserie que je consacrai mon temps en grande partie. Je dus confectionner des coffres pour emballer les collections. J'utilisai, pour cela, de vieilles caisses ; bientôt les clous vinrent à manquer ; il fallut en fabriquer avec de vieux débris de fer. Deux noirs qui m'aidaient et qui avaient quelques notions de l'emploi du rabot et de la scie, ne distin- guaient pas les clous des vis et, pour accélérer le travail, ils se mirent à clouer les deux. Je pris de l'humeur et me passai, en partie, de leurs connaissances et de leurs services. Après avoir sali et embarrassé la véranda de mon hôte qui eut la patience de supporter, dans sa maison, près de deux semaines de grincements de scie, de râclements de ra- bots et de coups de marteau; après avoir empoisonné très involontairement plusieurs de ses poules avec du savon arsenical que les boys avaient laissé dans la cour, je me décidai, dans les premiers jours de mars 19 13, à gagner la région des volcans du Kivu. CHAPITRE X Dans les Monts Virunga et Mitumba Aspect des volcans. — Les Watusi. — Abondance de vivres. — Entre deux éléphantes furieuses. — Brutalité des nègres entre eux. — Petit gibier nombreux. — Une négresse combative. — Passage de la ligne des volcans à 2600 mètres. — Les gorilles. — La fièvre des tiques. — Ascension du TshaSinagongo. ■ — ■ Insen- sibilité des nègres à la faim. • — • Chasse malheureuse. — Manque d'eau. — Le portage. — Marche pénible sur la lave. — Les lacs Mukoto. — Pour éviter la fuite des porteurs. — Dans les Mitumba inhabités. — Effet désastreux de la dernière éruption volcanique. — Traversée nocturne du Kivu. — La civilisation et la barbarie. Pour me rapprocher de la ligne des volcans qui semblent barrer la route aux voyageurs se dirigeant vers le Sud (i), je pris un sentier surplombant, en certains endroits, une vallée qui est le prolongement, vers le Kivu, de celle delà Rutshuru — rivière s'écoulant, ici, à l'Est et venant du lac Mutandé (2). — Le fond de cette vallée est couvert de lave, tantôt noire, tantôt verdâtre, là où la végétation a pris racines. Je suivis (i) Voir photo n° 80. (2) Consulter, jusqu'à nouvel ordre, pour les noms géographiques qui suivent, la carte IV ; la laisser dépliée durant la lecture. 296 A TRAVERS l'aFRIQUE ÉQUATORIALE une direction Sud, jusqu'au gîte de Busuenda.où je m'arrê- tai ; il était situé à 1600 ou 1700 mètres d'altitude ; il y faisait frais, parfois même froid, et les orages continuels y entretenaient une humidité fort désagréable. Souvent, après la pluie, les montagnes se décou\Taient de leurs buées, et me permettaient de les contempler dans toute leur splendeur. Ces cônes gigantesques, plus ou moins tronqués, donnent à ce pays montagneux un aspect totalement différent de celui des montagnes d'Europe. Chez nous, quelques pics se déta- chent des longues cimes à haute altitude, tandis qu'au Kivu, c'est un haut plateau parsemé de pyramides colossales, séparées les unes des autres, et dont les formes varient légè- rement. Certaines sont plus élancées, tels le Mikéno et le Karisimbi, dont la base est plutôt exiguë ; les cratères sont très petits. Le sommet du Karisimbi dépasse 4500 mètres et est souvent couvert de neige, après une nuit pluvieuse. D'autres, comme le Nyagongo (ou Tshaninagongo) et le Nyamlagira, sont d'apparence plus trapue ; la base en est très vaste et son cratère énorme atteint à peine 3000 mètres d'altitude, malgré ses proportions étendues. Au lieu de marcher dans la direction du lac Kivu, route que j'avais suivie quelques mois auparavant pour assister à l'éruption volcanique, je pris vers l'Est. Ainsi, il me serait donné de passer en revue presque tous les volcans. Le pays que j'allais parcourir était habité par les Watusi et les Ba- hutu (i), ces derniers sont de race autochtone et ressemblent, physiquement, à la généralité des nègres, mais les premiers sont un peuple pasteur autrefois conquérant qui, trouvant la région propice à l'élevage, s'y était fixé et continuait de traiter (i) Voir photos n^^ 78 et 81. •uj DANS LES MONTS VIRUNGA ET MITUMBA 297 les Bahutu en peuple conquis, presque en esclaves. Il appa- raît visiblement que les premiers n'ont pas une bien grande estime pour les seconds. C'est à ceux-ci qu'échoient tous les gros travaux; ils sont, du reste, plus vigoureux pour les sup- porter. Le Watusi est, en général, de haute taille (i) ; compa- rativement à la plupart des autres races noires on peut, certes, le qualifier de géant : les hommes de six pieds ne sont pas rares et certains atteignent 2 mètres et même davantage, mais leur musculature est peu développée ; ils sont élancés et, chez certains, les membres sont presque grêles. Il y a, dans cette finesse, une harmonie et des proportions qui les rendent plus gracieux à la vue que la plupart des autres nègres. Pour celui qui en a un peu l'habitude, il distingue immédiatement un Watusi d'un Bahutu, surtout en considé- rant la face : les traits sont presque ceux de l'Européen, le nez assez long et mince, les lèvres plutôt fines, le front moins fuyant ; ils sont du type sémitique. Leur allure qui n'est pas dépourvue de distinction, leurs traits d'intelligence, leurs mœurs, les rendent plus sympathiques à la vue du blanc que beaucoup d'autres de leurs frères de couleur. On devine, chez eux, des êtres supérieurs qui devaient forcément s'imposer à d'autres, moins bien doués. Ils vivent, en grande partie, de leur nombreux bétail que l'on voit paître sur les flancs des mamelons a voisinant le pied des grands volcans. Des sentiers en flanc de coteau serpentent à travers les mille accidents du pays, et empruntent les cols pour éviter les montées inutiles ou les pentes excessives. La population est très dense ; des villages nombreux et des champs cultivés à l'infini le prouvent. Souvent, sur les collines, des gradins [i) Voir photos nos 79^ 82 et 83. 298 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE ont été pratiqués pour permettre au bétail de s'y maintenir. Jusc^u'à environ 2000 à 2200 mètres, il y croît une herbe courte; au delà, c'est la forêt. Les habitants, assez farouches, abandonnent leurs huttes pour se réfugier chez des amis dont les habitations ' sont éloignées du sentier que suit le voyageur blanc. Nombre d'indigènes se tiennent accroupis sur les proéminences du terrain, et dévalent la pente, aussitôt qu'ils ont aperçu l'Européen signalé, en poussant des cris pour avertir de sa venue. Aussi le voyageur s'aperçoit-il de ce que les troupeaux prennent, dès qu'il paraît, le trot et le galop, poussés par les bouviers dans un sens opposé. C'est que ces nègres ont une méfiance ombrageuse ; ils craignent que, sans autre forme de procès, l'arrivant ne saisisse chèvres, moutons ou vaches ; aussi préfèrent -ils les éloigner de son chemin. La région est très riche et très fertile ; on y trouve facile- ment à nourrir les porteurs. On peut s'y procurer à discrétion les œufs, les poules, les moutons, le lait de vache et aussi le beurre, que l'on conserve, et qui sera précieux pour la cuisine durant de longs mois que l'on passera dans des régions moins favorisées. Les porteurs mangent principalement des hari- cots ; les bananes semblent moins appréciées des noirs qui \'ivent dans des pays à niveaux élevés. Les premiers sont, du reste plus nourrissants et, dans le transport, moins pondéreux. Voyant le peu de confiance que les habitants me témoi- gnaient, je leur en témoignais peu moi-même. Aussi, lorsqu'ils me vendaient du lait, je les obligeais souvent à en boire, afin de m'assurer de ce qu'il n'était pas empoisonné. Ils me l'apportaient dans des vases dont la grandeur variait et qui étaient taillés dans un seul bloc de bois blanc (i), des vases (i) Voir photo n" 79. VOLCANS DU KIVU (Chaîne des Virimga). Photo du C H. Pauwels. 83. — TYPE WATUSI André Pilette. A travers l'Afrique Éqnatoriale DANS LES MONTS VIRUNGA ET MITUMBA 299 propres et de belle apparence. Ils emploient aussi des bam- bous creux dont la paroi d'un des nœuds de la tige sert de fond au récipient. Pour le transport, les cruches se placent en général sur la tête ; on rencontre souvent des mamans couvertes de peaux de bête dont le froissement, durant la marche, attire l'attention; elles portent, sur le dos, le dernier né de la famille et, sur la tête, le vase à lait ; elles s'aident au moyen d'une longue canne, à gravir les côtes un peu raides. Les Virunga et le Kivu sont des régions des plus riantes, charmantes à bien des points de vue, car ceux qui ont eu la chance de les visiter en ont emporté un excellent souvenir. La faune n'y est pas négligeable et nous réserve probable- ment des surprises. Les forêts de bambous qui couvrent les flancs élevés des volcans, recèlent encore, certes, quelques animaux que nous ignorons. Cependant, quatre d'entre ceux que nous connaissons sont de taille à mettre un homme à mal ; ils vivent jusqu'à des altitudes de 2600 mètres et même davantage : ce sont les buffles, les lions, les gorilles et les éléphants. Les trois premiers m'y ont toujours échappé; les derniers sont de trop forte taille pour pouvoir se soustraire aux recherches. Du reste, il leur est coutumier de descendre, la nuit, des forêts dans la plaine pour se vautrer dans la boue et se désaltérer aux mares qui servent d'abreuvoir, le jour, au bétail des indigènes. C'esc là que je découvris, un matin, les traces fraîches du passage d'un troupeau, venu à proximité des villages et qui, au lever du soleil, avait regagné les flancs boisés du Sabinio. Je ne m'attendais pas à trouver des éléphants à cet endroit, et je dus renvoyer un nègre prendre ma 465 que j'avais laissée au camp. Sans attendre qu'il revînt, je suivis leur piste qui me conduisit, en montée douce, dans de la forêt très dense. Ils avaient traversé et retraversé une petite rivière venue des mon- 300 A TRAVERS l'AFRIQI'E ÉQUATORIALE tagnes. Aux empreintes des petites pattes, on reconnaissait que des jeunes accompagnaient les éléphantes. Des marques de pieds arrière, beaucoup plus longues que larges, indiquaient que des mâles se trouvaient parmi la troupe. A un cer- tain moment, je constatai, parmi les foulées des pachy- dermes, des traces de lions suivant la même direction ; les carnassiers les avaient suivis de près, assurément dans un but intéressé. Ayant peu de proie à chasser dans cette région, ces carnassiers payent souvent d'audace, et il est probable qu'ils immolent des éléphanteaux, de temps à autre, pour assouvir leur faim, tout comme ils jettent leur dévolu, dans le bétail des indigènes, snir un veau ou sur une vache. Je sup- pose que les éléphantes font bonne garde contre ces attaques et que, souvent, leur colère est funeste à ces dangereux rôdeurs. Je ne puis m'expliquer autrement la fureur de deux femelles quand je m'approchai de la harde qui, un peu dispersée, s'était arrêtée, à l'heure de midi, pour se reposer. Il m'avait fallu en\dron quatre ou cinq heures pour les rejoindre et, sans m'en apercevoir, je me trouvais entouré de tous côtés par les proboscidiens dissimulés dans l'épaisse végétation (i). Le premier que j'aperçus n'était pas de belle taille, je préférai surseoir et cherchai à en découvrir un de taille plus impo- sante ; aussi, voulant reconnaître la direction de l'endroit d'où venait certain bruit, j'en approchai un qui dut m'en- tendre ou me sentir car, avant que j'eusse le temps de me retourner, il se mit en marche et s'éloigna. Croyant qu'il se mouvait par pure fantaisie, je le suivis, espérant le rattra- per. Je l'entendis avancer devant moi ; à plusieurs reprises, le bruit d'un froissement de feuilles cessait puis reprenait. Je forçai le pas afin de l'atteindre. (i) Voir photo n° 84. VOLCANS DU KIVU (Chaîne des Virunga). Photo de l'auteur. 84. — FORÊT DE BAMBOUS (Flancs Sud-Est du Karisimbi. Altitude approximative : 2400 mètres) . André Pilette. A travers l'Afrique Équatoriale. DANS LES MONTS VIRUNGA ET MITUMBA 3OI Mais la végétation était si épaisse par endroit que je devais me défendre contre les lianes qui, toutes à hauteur, me barraient la route. Je m'arrêtai pour me dégager lorsque j'entendis, à environ trente mètres de moi, l'un des éléphants qui se précipita vers moi, en poussant des barrits affreux. (( Le cri de guerre de l'éléphant en fureur tonne à l'oreille de son ennemi comme une locomotive à. celle d'un homme qui est surpris par le train sur un chemin de fer sans issue » : telle est l'impression de Livingstone sur la charge du pachy- derme. On ne pourrait mieux la définir ! J'avais ma 410 en main, mais je ne pouvais songer à attendre le monstre. Je cherchai à fuir en me jetant à gauche du chemin qu'il avait suivi lui-même, et que j'étais certain qu'il suivrait en me chargeant. Mais si j'avais éprouvé de la peine à marcher où un éléphant avait passé, il me fut totalement impossible d'avancer dans cette maudite végétation ; quoique mon énergie fîit doublée par la crainte, je ne parvenais pas à me frayer un passage. Heureusement, pour moi, que l'éléphant ne prolongea pas sa course et qu'il s'arrêta avant de m'at- teindre. Aussi, sans perdre un instant, je revins dans le sen- tier par lequel j'étais venu et, prenant de la vitesse, je gagnai le premier gros arbre que je rencontrai. Là je me tins tranquille, espérant que le pachyderme se calmerait, et j'attendis qu'il reprit confiance pour le poursuivre à nouveau. Mais j'étais à peine derrière mon abri que les cris stridents — manifestation de sa colère, — reprirent ; il avait proba- blement décelé l'endroit où je me trouvais, car je l'entendis se rapprocher rapidement de moi. Cette fois j'étais plus calme et en sûreté derrière mon arbre, aussi je décidai de l'attendre. Je décidai de tirer aussitôt qu'il apparaîtrait et, si je venais à le manquer, j'avais la ressource de contourner le tronc, tandis qu'emporté par son élan, il passerait à droite ou à 302 ATRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE gauche de mon protecteur. J'attendis de pied ferme, la cara- bine à l'épaule, pour n'avoir qu'à viser rapidement et à lâcher le coup aussitôt qu'il surgirait de la végétation. Mais quelle ne fut pas ma stupéfaction, presque mon horreur, quand je m'aperçus qu'ils étaient deux : l'un à ma droite, l'autre à ma gauche : deux éléphantes en furie chargeant de front. J'allais être pris entre deux forces redoutables et je ne pouvais échapper à l'une qu'à la condition de me faire écraser par l'autre. Elles avaient, dans leurs mouvements et dans leurs cris, un tel ensemble, que je ne m'aperçus qu'elles étaient deux qu'au moment où, à moins de dix mètres de moi, surgirent du feuillage deux têtes énormes que des trompes dressées précédaient. Certains chasseurs prétendent que, quand les éléphants chargent, ils enroulent leur trompe sur elle-même. Pour ma part, je ne les ai jamais vus que cherchant, dans leur course, à sentir la direction occupée par leur ennemi. Quant à affir- mer que tous les éléphants d'Afrique, comme ceux de l'Inde, chargent en enroulant leur trompe, c'est trop prétendre et il se peut que >DI. Foa et Selous — qui ne sont pas d'accord sur ce point, — aient tous deux raison. En tout cas, je ne puis que soutenir le dire du second : l'éléphant lève la trompe en S en chargeant. J'avoue qu'à la vue de ces deux colosses menaçants, j'eus le trac ; je fis mauvaise figure, je fus décontenancé, on le serait à moins ; j'aurais voulu disposer de l'agilité du singe pour grimper au plus vite tout au sommet de mon arbre. Hélas, je ne pouvais y songer, je dus rester à son pied qui, pour moi, était, certes, le pied du mur. Mais la chance sourit parfois à certains : ce fut mon tour ce jour-là. Toujours avec le même ensemble, les deux éléphants s'arrêtèrent à quelques mètres de moi, cherchant, la trompe dressée, quelque odeur DANS LES MONTS VIRUNGA ET MITUMBA 303 révélatrice qui leur permit de m'attaquer enfin ; dès qu'ils se furent arrêtés, je ne m'attardai pas à les observer, car ce n'était nullement le moment d'éi"udier ni leurs mœurs ni leurs attitudes. Je quittai donc précipitamment mon arbre et, m'engageant à nouveau dans le sentier, je détalai avec une vélocité exemplaire, jusqu'à ce que je fusse certain d'être hors de leur portée. Ce jour-là, je connus de fortes et réelles émotions. Quoique j'entendisse des branches craquer non loin de moi, je n'insistai plus et, rejoignant mes hommes, je redescen- dis vers la plaine. Cette chasse avait décidément calmé mon ardeur; quelques jours paisibles m'étaient nécessaires pour me refaire du cœur. Il était près de trois heures quand je rentrai au camp. J'étais décidé à me reposer et je m'installai, après avoir déjeûné, dans ma chaise longue. Le ciel s'était obscurci et les gros nuages qui entouraient les volcans ne tardèrent pas à crever. Quelque temps après, j'entendis le clapotis de l'eau s'écoulant rapidement sur un lit de pierres : dans le lit des- séché que j'avais traversé le matin même, une rivière était née. Il en est ainsi après chaque orage qui s'abat sur le Sa- binio ; les eaux roulent en torrent et entraînent, dans leur course, les débris de bois de la forêt qu'elles traversent. Aussi les indigènes viennent -ils, sur ses rives, chercher à saisir au passage, à l'aide de leurs lances, le bois que le courant charrie ; ils s'évitent ainsi une course laborieuse dans les montagnes élevées pour se procurer du bois de chauffage. Une anima- tion très vive régna bientôt le long de la rivière ; les nègres poussaient des cris de joie ou de déception, selon leur réussite. Certains tentaient d'atteindre le même morceau, et des dis- cussions très violentes s'engageaient entre eux. Au bout d'un quart d'heure, on m'en amena un cjui, au cours d'une 304 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE dispute, avait eu la main blessée d'un coup de lance ; la blessure était profonde ; au lieu de me reposer, il me fallut donc soigner le vaincu. Il ne se plaignait pas et me regardait d'un air hébété. Après avoir pansé et désinfecté la plaie, je la recousus. J'employai, pour cette opération, ma plus grosse aiguille courbée et, l'enfonçant profondément dans les chairs, je lui fis, avec peu de délicatesse, une dizaine de points de suture ; il ne poussa pas la moindre plainte, sa main n'eut pas le moindre mouvement de recul. Quand ce fut fini, il n'y pensa plus et retourna au bord de l'eau se livrer à ce nouveau genre de pêche. En général, les nègres sont très résistants à la douleur, j'en eus la preuve maintes fois. Le plateau sur lequel je me trouvais était peuplé de per- dreaux qu'il est surtout aisé de chassera la fin de l'après-midi. A rencontre de ceux d'Europe, ils se perchent, pour dormir, un peu avant le coucher du soleil ; souvent, les mâles montent dans des arbustes ou sur une proéminence et appelle la femelle ; il est alors facile de les abattre. J'en tirai sept dans l'espace de deux heures, ainsi qu'une caille ; ces dernières étaient également nombreuses, mais beaucoup plus difficiles à faire lever. Ces chasses au petit gibier me changeaient fort de celles de la veille ; elles me firent oublier et mes insuccès et mes émotions passées. Les francolins remplacèrent, dans mon régime, les poulets qui sont la volaille la plus commune en Afrique et le mets habituel de beaucoup d'Européens. Pour poursuivre ma route, je me proposai de traverser la ligne des volcans et, me dirigeant vers le Sud, de gagner les parages du lac Kivu. Un indigène qui m'assura connaître un chemin fut choisi comme guide ; la passe à traverser se trouvait entre le Sabinio et le M'Ghaïngha. Le chemin, très rocailleux, s'élevait lentement, d'abord en prairie, puis en forêt ; ce sentier servait, aux indigènes, pour passer leurs DANS LES MONTS VIRUNGA ET MITUMBA 305 troupeaux de l'un à l'autre côté de la barrière volcanique. Arrivé à 2500 mètres, dans un endroit découvert, j'y installai mon camp au Nord-Est du Sabinio ; il y régnait une humidité des plus désagréables, et je dus choisir un rocher pour y planter ma tente, au milieu des marécages qui couvraient la quasi-totalité du terrain. Une brume continuelle voilait le paysage et m'empêchait de me livrer à la photographie. Je pouvais cependant distinguer, à l'Est, entre deux éclaircies, le M'Ghaïngha et le Muhavura, les deux derniers volcans, et, au Nord-Est, très loin, brillant comme une plaque d'ar- gent, le lac Mutandé aux rives très découpées, encombré d'îlots montagneux. C'est du Mutandé que s'écoule la rivière Rutshuru dont la plus grande partie des eaux provient du massif du M'Fumbiro. A 2400 mètres, par temps couvert, il fait frais, mais cette température, plutôt basse, n'avait pas pour effet de refroidir certains de mes nègres car, l'après-midi, je dus intervenir pour mettre fin à un fait qui tenait du vaudeville. J'enten- dais discuter et crier bruyamment, non loin de ma tente, un groupe qui s'était installé dans la végétation pour s'abriter de la pluie. Comme aux paroles succédaient les cris, je me décidai à rappeler à l'ordre les trop bruyants discoureurs. Quand j'arrivai à l'endroit où se trouvaient les noirs, je vis un soldat perché sur un arbre et, au pied de celui-ci, une négresse nue, tout en larmes, qui poussait des cris et profé- rait des menaces à l'adresse de l'homme haut perché, très effarouché, lui, des représailles qui l'attendaient. Je dois à la vérité de dire que, malgré son harnachement militaire, il n'avait plus du tout l'allure martiale ; c'était, du reste, un petit bonhomme souffreteux qui n'avait, je crois, nulle envie de se mesurer avec la vigoureuse négresse, son ennemie. J'eus certaine difficulté à faire rhabiller celle-ci ; sa colère était 306 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE telle que je dus employer la force pour l'écarter du militaire. Voici ce qui était arrivé : la femme, qui était celle d'un gradé noir, préparait à manger pour tout le groupe de soldats dont faisait partie celui qu'elle avait pris à partie, lorsqu'elle reçut une gifle de l'un d'eux parce qu'elle lui refusait du poulet. Alors, n'écoutant que son instinct sauvage, elle reprit une de ses anciennes coutumes : elle laissa tomber son pagne et, dans ce costume sommaire, elle se mit en garde et attendit que le provocateur vînt à elle ; mais il préféra sauter sur un arbre pour éviter un combat qui consiste à meurtrir les parties sexuelles de l'adversaire. Voyant lui échapper celui qui l'avait offensée, la mégère se mit à pousser des cris de rage. C'est alors que j'intervins à la grande satisfaction du soldat qui se décida, enfin, à descendre de son perchoir. Je passai le col qui devait nous conduire du côté du lac Kivu. Le chemin redescendant vers le Sud était peu différent de celui par lequel on monte du côté Nord. Le point le plus élevé de la passe est situé à en\aron 2600 mètres ; on s'y trouve presque uniquement dans une forêt de bambous. De temps à autre, des éclaircies permettent de voir au loin. A l'Ouest, le Sabinio, que l'on contourne, se présente sous des aspects différents (i) : d'énormes crevasses très profondes en découpent les flancs de haut en bas. A l'Est, le Muhavura et le M'Ghaïngha se dressent en cônes réguliers légèrement tronqués. Le sentier était très marécageux et je dus, maintes fois, monter sur les épaules d'un nègre pour traverser de grandes mares d'eau stagnante. Des traces fraîches de lions et d'autres, anciennes, d'éléphants se rencontraient au-dessus de 2600 mètres. Il est étrange que les lions se tiennent à des (i) Voir photos n»» 85 et 86. VOLCANS DU KIVU (Chaîne des Virunga). Photo ilo i auteur 85. — LE SABINIO (Versant Nord-Est). (Photo prise à 2300 mètres d'altitude. Terrain marécageux parsemé d'herbe dure et grossière [Carex]). J|?v'<^^:.;^^.;^^■^ ■*.*.. rmâaàmmÊJàim Photo de l'auteur. 86. — LE SABINIO (Versant Sud-Est). (Photo prise à 2500 mètres d'altitude. Terrain marécageux parsemé d'herbe dure et grossière [Carex]). André Pilktte. A travers l'Afrique Éqiiatoriale. DANS LES MONTS VIRUNGA ET MITUMBA 307 altitudes aussi grandes et en forêt ; certes, quekjues heures de marche les ramènent en plaine, mais cela va à l'encontre des habitudes de la plupart de ces carnassiers. Ces parages sont également fréquentés par le gorille dont peu de chasseurs, jusqu'à présent, ont parlé. Si l'on ne veut pas le considérer comme gros gibier, on l'accepte cependant comme un redoutable adversaire dont il faut, à juste titre, se méfier. Quoiqu'on ait cru longtemps son habitat confiné à l'Ouest de l'Afrique intertropicale, on sait actuellement que ces ani- maux sont beaucoup plus répandus qu'on ne le pensait, et qu'on en trouve en nombre d'endroits de la grande forêt équatoriale et dans d'autres régions à altitudes telles que celles des volcans du Kivu et dans les Mitumba, au Nord- Ouest du Tanganika. Ce monstre hideux se rapproche de l'homme par son allure et ses manières. Il vit dans les forêts vierges, dans des lieux si couverts et si sombres, à la végétation si épaisse, qu'on renonce à l'y poursuivre. Aussi, les blancs qui prétendent en avoir tué sont-ils rares. Les gorilles se tiennent loin des habitations, vagabondent en nombreuses familles, et se nour- rissent principalement de fruits. Les jeunes mâles s'avancent en tête ; viennent ensuite les femelles et un vieux mâle qui accompagne toujours la troupe, en fermant la marche ; il est l'annonciateur du danger. Les femelles lui apportent des fruits et se montrent empressées, tandis qu'il leur rend leurs amitiés en les enlaçant dans ses bras et en poussant des cris aigus. S'il craint un danger, il l'annonce de façon originale : à l'aide de sa main, il se tambourine la joue, la bouche ouverte, engageant , par ce bruit , les autres à fuir. S'il aperçoit un homme ou un animal, il se frappe la poitrine de la main et se dirige vers eux en sautant. Si on le blesse et qu'il ne peut gagner 308 A TRAVERS l'AFRIOUE ÉQUATORIALE un gîte, il précipite sa marche en poussant des grognements bruyants de menace. Quand il parvient à saisir son ennemi, il tente de l'écraser dans ses grands bras, tout en le mordant cruellement ; parfois, se dissimulant dans la végétation, il en sort brusquement et surprend sa victime par derrière. Aussi les indigènes le craignent-ils. Quand ils le chassent, les nègres du Nord-Ouest du Tanganika l'attaquent à la lance. A l'heure de midi, adossé à un tronc d'arbre, le grand mâle somnole et, tout autour de lui, la jeune société se repose, étendue sur le sol. Quand les mouches l'agacent, il cueille une plante pour les chasser. La nuit venue, il choisit la place de son repos et inspecte rigoureusement les lieux avant de se décider ; les jeunes et les femelles montent dans les arbres oià, à l'aide de branches, ils se font des sièges, tandis que le gros mâle reste au pied en s'y appuyant. Les gorilles semblent propres car, quand un corps étranger se prend dans leurs poils, ils y passent la main pour l'enlever ; ils satisfont leurs besoins en un endroit éloigné de ce qu'ils ont décidé être leur logis. Les femelles sont plus petites que les mâles. La muscu- lature de ceux-ci est formidable et leur hauteur, debout, dépasse six pieds. Ils sont d'un aspect repoussant (i) ; leur tête hideuse semble tenir directement à leurs épaules tant leur cou est court et gros. Quand leurs bras immenses pen- dent le long de leur corps, leurs poignets descendent plus bas que leurs genoux. Pour soutenir de pareils membres supé- rieurs, un thorax et des pectoraux très développés sont nécessaires. Le ventre est si proéminent que la plupart de ces quadrumanes semblent obèses. Leurs mains sont larges (i) Voir photos nos 87 et •kj 03 SU 2 W I O ^ o 'S w o o en o CD w ;::) CD P H H < DANS LES MONTS VIRUNGA ET MITUMBA 309 et épaisses ; les doigts sont très courts et les trois du milieu sont presque de même longueur ; la paume; de la main est calleuse, ainsi que certains doigts porteurs de durillons à l'endroit où ils prennent appui pendant leur marche. Les pieds sont également larges et portent des orteils courts et gros. Leurs poils sont noirs et longs, clairsemés sur la poitrine et absents, en grande partie, de la face. Il paraît que ceux qui couvrent le crâne des vieux se dressent quand ils sont en colère. Le dos gris blanc indique, chez eux, la vieillesse. Leur structure massive pourrait faire croire que l'animal est d'apparence maladroite ; il n'en est rien : il monte au sommet des plus grands arbres, saute avec aisance d'une branche à l'autre, et se laisserait, d'après certains, choir à terre de lo mètres de hauteur. Il se meut avec rapidité et, quand il court, ses bras s'écartent légèrement. Les jeunes s'acclimatent difficilement en Europe et on ne compte que de rares exemplaires qui y vécurent quelque temps seulement. A Berlin, deux individus résistèrent près de quinze mois ; à Londres, un autre vécut moins longtemps. Dès 1860, une ménagerie foraine en exhibait un, mais son propriétaire croyait ne posséder qu'un orang-outang, et ce ne fut qu'à sa mort qu'on l'identifia gorille. Presque tous ont succombé à la phtisie. Le seul que j'aie eu l'occasion de voir en captivité, à Rutshuru, était la propriété de mon camarade Pauvvels qui, je dois le dire, n'en prit pas grand soin. Il attei- gnait la taille d'un tout petit enfant et vivait dans la cour de l'habitation de mon ami, au milieu des poules et des chiens. Il passait son temps à se rouler à terre, à faire des grimaces et, aux heures des repas, s'approchant 'des boys et de leurs femmes, il se mêlait aux groupes, puisant de la main, dans la marmite, des bananes, des patates douces, d'autres mets 310 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE encore. Il buvait en approchant ses lèvres de la surface de l'eau et suçait lentement. Il mourut probablement de pneu- monie car il ne cessa de tousser pendant les jours qui précé- dèrent sa fin. Il avait été capturé sur une femelle tuée sur les flancs du volcan éteint Mikéno, à environ 2400 mètres d'altitude. Lorsqu' après troib jours je redescendis de la forêt de bambous qui couvre les grandes altitudes des Virunga, vers les plaines habitées du Nord-Est du lac Kivu, il me sembla que je rentrais dans un centre civilisé, tant ce pays embrumé, morne et sans vie, était désert. En regagnant la prairie à l'Est, on distinguait, confusément, le lac Bolèra ou Luondo, trop éloigné pour songer à m' écarter de ma route pour y séjourner quelque temps. Je continuai en contournant le Kishasha, puis le Karisimbi. Des flancs de ce dernier volcan, on apercevait, au Sud, les rives du Kivu ; je renonçai momen- tanément à en gagner les bords ; je voulais terminer, d'abord, la vàsite de la région des volcans en suivant une direction plutôt Ouest, et en restant toujours à une certaine distance du lac. Je me fixai à Kibati, à deux heures et dem.ie de ce dernier. Je dus absolument changer de porteurs ; tous étaient fatigués et plusieurs d'entre eux étaient atteints de la fièvre des tiques. Cette fièvre est provoquée par la piqûre d'un arthropode acarien : 1' « Ornithodorus mouhata » (i). En Afrique, suivant les régions, il est désigné par des noms indigènes divers. Le plus usité dans la province orientale congo- laise est celui de «Kimputu». Ce parasite, très répandu dans (i) Voir planche 38. DANS LES MONTS VIKUNGA ET MITUMBA 3II les régions chaudes et sablonneuses de l'Afrique, vit dans la poussière des huttes, aux haltes des caravanes, où on le voit courir sur le sol. Quoiqu'il préfère l'ombre ou l'obscurité, on le trouve parfois en plein soleil. Très vorace, il attaque les oiseaux et les mammifères. Quand on le saisit, il immobilise ses pattes pendant un long temps et fait le mort. La succion qu'il fait dure de quelques minutes à quelques heures. Lors- qu'il est tout à fait gorgé, il élimine un liquide transparent et abondant ; cette évacuation terminée, l'insecte se plisse et reprend sa forme normale. Cette tique, dont la femelle est beaucoup plus grande que le mâle, inocule le nSpirochoeta duUoni)\ Ce parasite vit acci- dentellement dans le sang de l'homme et produit, chez lui, une maladie que l'on désigne, souvent, sous le nom de fièvre des tiques ; elle est répandue dans l'Uganda, au Congo, en Abyssinie et dans une grande partie de l'Afrique orientale. Après une période d'inoculation d'environ dix jours, la maladie débute brusquement ; elle se rapproche, par ses symptômes généraux, de la fièvre récurrente, nom que certains lui donnent par ignorance. Elle en diffère surtout par des vomissements, des S5miptômes dysentérif ormes, de l'ictère, des symptômes pneumoniques et des troubles oculaires. Les accès sont de durée variable : le premier dure de trois à quatre jours, les rechutes peuvent se produire à cinq ou six reprises, et même jusqu'à onze. Les dernières crises sont plus espacées que les premières. J'ai entendu prétendre, par les nègres, que ceux qui avaient eu cette fièvre n'en étaient plus jamais atteints par la suite. C'est un rensei- gnement à propos duquel je n'apporte pas de confirmation sérieuse. Un aOrnithociorus)) infecté peut pondre des œufs qui con- tiennent le germe sous forme de spiiochoetes. Cette trans- 312 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE mission héréditaire ne pourrait pas suffire à assurer la perpé- tuité de la maladie dans une région, en l'absence de l'homme ou des animaux sensibles, car cinq à dix pour cent des nym- phes sont infectantes et, comme elles-mêmes ne pourraient parasiter héréditairement que cinq à dix pour cent de leurs descendants, on peut affirmer qu'avec les chances de destruc- tion naturelle de ces animaux, la maladie ne tarderait pas à disparaître. Koch, avant de trouver des nOrnithodornsy) patho- gènes dans des huttes où il n'y avait pas eu de malades depuis des années, pense qu'en l'absence de malades, les acariens peuvent transmettre leur virus aux rats et souris qui ne sont pas rares dans les habitations. Kibati est situé au Sud-Est du Nyagongo (i), et en atten- dant de nouveaux porteurs, je me proposai de monter au sommet de ce volcan. L'ascension en est aisée ; c'est même un jeu, comparativement à celle du Ruwenzori. Pour l'excur- sionniste intrépide, une journée suffirait pour la montée et la descente, mais rien ne pressant, je décidai de demeurer trois jours sur ses flancs. Je quittai Kibati, qui est à en\4ron 1700 mètres d'altitude, vers quatre heures de l'après-midi, et je marchai jusqu'à la tombée de la nuit. J'avais atteint une espèce de plateforme qui n'est qu'un volcan éteint, de médiocre grandeur, accolé au versant Sud du Nyagongo ; au Nord, on en retrouve un autre identique. Le fond de leur cratère est recouvert d'herbe, tandis que leurs flancs sont boisés. Des forêts épaisses sont traversées, dès le début de l'ascension, mais, à mi-chemin, elles deviennent moins denses ; plus haut, ce ne sont plus que des' arbustes puis, enfin, des (i) Voir photo n» DANS LES MONTS VIRUNGA ET MITUMBA 313 plantes, mais, dans ces régions, on ne trouve point de bam- bous. A quelques centaines de mètres du sommet du cratère, la lave est tout à fait à nu, et au tapis d'herbe et de mousse sur lequel, le lendemain matin, j'avais recommencé l'ascen- sion, avait succédé un sol très rocailleux qui atteignait, en maints endroits, une inclinaison de 40 à 50 degrés. Comme il n'y a guère de chemins, il faut se faufiler entre des blocs de lave de petites dimensions. Vers midi, l'ascension toucha à sa fin ; à peine deux ou trois cents mètres nous séparaient du sommet. Le ciel, jus- qu'alors menaçant, déversa son contenu sur la région. A faible altitude, ce contenu tombe en pluie mais, au-dessus de 3000 mètres, il est fait de grêlons. De froide, la tempéra- ture devint glaciale ; bien vêtu, je m'accroupis sous mon imperméable, attendant qu'une accalmie nous permît de poursuivre notre chemin. Mais les six ou sept noirs quim'ac- pagnaient étaient presque nus, et ils reçurent directement sur la peau, les projectiles du ciel inclément. Pour se défendre contre une bourrasque qui leur glaçait le corps déjà meurtri, les malheureux s'abritèrent dans des anfractuosités de ro- chers. Mais com.me elles étaient de peu de profondeur, ils arrachaient autour d'eux la moindre feuille ou touffe d'herbe pour s'en recouvrir. La grêle fondit aussitôt sur la lave ; de gros ruisseaux se formèrent et dévalèrent la pente, emprun- tant les rigoles nombreuses qui courent verticalement sur les flancs de la montagne. Durant une longue demi-heure, l'orage nous inonda et quand, enfin, il se calma, les hommes étaient transis ; j'avais, moi aussi, les mains bleues et raidies, à un tel point que j'avais peine à mouvoir mes doigts. Pour nous réchauffer, nous nous remîmes à monter rapidement. Je devais être récompensé de mon effort par le splendide spectacle qui allait 314 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE s'offrir à mes yeux. Après la pluie, le beau temps 1 Le ciel s'était tout à fait découvert ; les regards pouvaient scruter l'étendue. Je m'imaginais trouver au sommet un rebord circulaire assez large, sur lequel je pourrais me maintenir et évoluer autour du cratère. Mais la tin de l'ascension fut brusque : je me trouvais devant un abîme (i) ; à mes yeux ^e présentait un cirque gigantesque, dont les gradins s'étageaient presque à pic ; la paroi circulaire intérieure du cratère était abrupte ; il fallait se garder, en se penchant, de ne pas être pris de ver- tige pour ne pas tomber dans le gouffre aux pentes escarpées. J'évaluai approximativement te diamètre supérieur de cet amphithéâtre à 1200 ou 1500 mètres. L'arène est plaiie et située à 100 ou 130 mètres de profondeur. De nombreuses et fines crevasses, desquelles s'échappe une légère fumée, la sillonnent en tous sens. Vers le centre se trouvent deux bouches qui se touchent ; elles ressemblent à deux circonfé- rences tangentes : elles sont de dimensions différentes et, de la plus petite des deux, s'exhale une fumée abondante par moments" (2). Seuls, quelques corbeaux et des hirondelles volaient dans le cratère et y apportaient une note vivante. Les Européens qui ont escaladé le Nyagongo, qui a 3469 mè- tres de hauteur, sont assez nombreux. Le sommet de tous les grands volcans du Ki\'u a été gravi, sauf celui du Mikéno qui ne put, malgré plusieurs tentatives, être atteint. La vue varie suivant le point qu'occupe l'observateur au sommet du cratère. Je vis, au pied du Nyagongo, les plaines volcanisées encombrées d'une quantité de petits cratères. Malgré l'éloignement, je distinguai fort bien les \-illages (1) Voir photos n°^ 90 et 91. (2) Voir photo n^ 92. VOLCANS DU KIVU (Chaîne des Vinmga) Photo de l'auteur. go. — CRATÈRE DU TSHANINACxONGO (Alt. 3469 m.). André Pilette. A travers l'Afrique Éqiiatoriule. DANS LES MONTS VIRUNGA ET MITUMBA 315 enfouis dans leurs plantations de bananiers, car le pays, très cultivé, est divisé en lopins de terre et ressemble à un vaste damier. Les eaux du Kivu, sous l'effet du soleil, brillaient et se détachaient nettement de la terre, marquant les mille sinuosités de ses rives. Je vis, à l'Ouest, la chaîne des Mitumba et le Nyamlagira et, à l'Est, les autres grands volcans et le massif du M'Fumbiro. Le relief du pays apparaissait très nettement, et m'offrait l'exacte topographie de la contrée. Après avoir déjeuné et pris quelques photographies, je redescendis à mon camp ; je comptais y passer la nuit et regagner Kibati le lendemain à midi. Lorsque je me mis à table pour dîner, les deux guides qui m'avaient conduit au sommet, s'installèrent près de moi et me regardèrent avec obstination pendant tout le repas. Je finis par leur demander raison de l'indiscrétion de leurs regards. Ils m'avouèrent qu'ayant oublié de se munir de vivres, ils n'avaient plus mangé depuis la veille ; ils ajoutèrent que leurs frères noirs refusaient de leur donner quoi que ce fût. Ils attendaient avec anxiété que l'on desservît pour s'emparer de mon superflu. Le boy qui, de son côté, attendait aussi, et pour les mêmes raisons, avait voulu les éloigner insidieusement, fut navré, ce soir-là, de voir disparaître un demi-poulet rôti dans la bouche de ces deux affamés, deux insouciants qui n'avaient pas même pris la peine d'emporter quelques victuailles pour un déplacement de trois jours. Cependant, si imprévoyant qu'il soit, le nègre ne néglige que très rarement ce cha- pitre-là. Dépourvus de nourriture, les noirs supportent extraordi- nairement les affres de la faim. Autant ils sont gloutons, les jours de ripailles, autant ils se privent, sans se plaindre, en cas de disette. En général, le nègre se plie à tous les régimes. Dans sa passivité, il accepte sans trop souffrir les alternatives 3l6 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE de bombance et de famine, de chaleur et de froid, de grandes fatigues et d'inaction. La nuit même de ma rentrée à Kibati, deux éléphants passèrent à moins de quatre-vingts mètres de ma tente. Mon boy vint m'en avertir' de bonne heure, et je fus vite sur leur piste. De la plaine où je campais, ils avaient pénétré aussitôt en forêt pour s'y réfugier pendant le jour. Je les eus bientôt rejoints ; ils s'étaient arrêtés dans un sous-bois très épais où je ne pouvais rien distinguer. A les entendre casser des branches, il m'était possible de me rendre compte de l'endroit où ils se tenaient. En suivant leurs traces, je devais arriver à mauvais vent ; aussi, je m'empressai de les contourner pour m'en approcher, mais la végétation était si touffue que, par moments, nous marchions à quatre pattes, franchissant des branches et des arbustes qui entravaient notre avancée. Enfin, à environ 25 mètres de l'un d'eux, je montai sur un bloc de lave et cherchai à voir exactement où se trouvait l'animal. Une touffe de bambous, dont les tiges étaient agi- tées, m'indiqua son refuge. Je dus me résigner à attendre qu'il sortît de sa cachette ; j'espérais pouvoir, quand il passe- rait devant moi, le viser à la tête. J'eus un instant l'idée de monter dans un arbre, mais les branches qui auraient pu me supporter en étaient trop hautes pour que je pusse y parvenir. Durant près d'une demi-heure, je dus patienter ; dix fois, la- bête avait fait mine de partir, dix fois j'avais pris ma carabine des mains de mon porteur ; lorsqu'enfin sa tête apparut, furtivement, dans une petite éclaircie du feuil- lage, je n'eus pas le temps de tirer, croyant encore à un faux départ. Elle s'arrêta donc presque aussitôt, me montra seule- ment son arrière-train et, durant une autre demi-heure, à peine éloignée d'une quinzaine de mètres de moi, elle remit mes nerfs en branle. Au moindre de ses mouvements, je VOLCANS DU Kl VU (Chaîne des Vininga). riioto de l'auteur. 91. — CRATÈRE DU TSHANINAGONGO Plioto de l'auteur. 92. — CRATÈRE DU TSHANINAGONGO André Pilette. A travers l'Afrique Équaioriale. DANS LES MONTS VIRUNGA ET MITUMBA 317 ressaisissais ma carabine, car j'étais décidé à ne pas laisser échapper une occasion. Enfin, l'éléphant fit demi-tour, revint sur ses pas et s'arrêta de pro fil, m'offrant la partie supérieure de sa grosse tête. Je n'eus pas une seconde d'hésitation, j'étais en joue et, quand son œil m'apparut, je lâchai, derrière l'orbite, un coup de 465. L'animal s'abattit, mais en même temps je tombais du rocher sur lequel j'étais fort malaisé- ment perché. Je croyais l'avoir tué, il n'en était rien, malheu- reusement ; je ne l'avais qu'assommé. Il demeura plusieurs minutes couché sur le flanc, se débattant, cherchant à se remettre sur ses pattes. Je n'apercevais de ce colosse que le bout de la trompe qui soufflait du sang dont elle éclaboussait la verdure. Je n'osais m'approcher pour l'achever, surtout à travers pareille jungle; puis, je craignais les repiésailles du second que je n'avais pas entendu fuir. Je dus donc me résoudre à attendre. Le blessé parvint enfin à se redresser, mais sa tête ne me fut pas visible. Je crus voir sa poitrine ; aussi, voulant le terrasser, je lui logeai un second projectile à la place aperçue. Des barrits de douleur répondirent à mon coup de feu; alors l'éléphant disparut dans un sentier, d'un pas allongé, et tout rentra dans le silence. Je suivis sa piste sanglante croyant bien le retrouver exangue,mais mes recher- ches furent vaines. Les noirs qui le cherchèrent longtemps ne purent le rejoindre. Au lieu de toucher le poumon, peut-être n'avais-je que perforé le ventre ; de toute façon, j'avais commis la faute de ne pas avoir visé la colonne vertébrale puisque, à un moment donné, elle m'apparaissait nettement. En vingt jours et à trois reprises, je m'étais rencontré avec des éléphants; je les avais blessés deux fois; j'avais été chargé lors de ma rencontre mouvementée/ sans même avoir tiré. N'était-ce pas jouer de malheur ? Je du? attendre près d'une semaine pour que des porteurs 3l8 A TRAVERS l'AFRIOUE ÉQUATORIALE me x-înssent en assez grand nombre afin de poursuivre ma route. Ce qui nous préoccupa le plus, à Kibati, pendant ce laps de temps, ce fut l'eau qui faisait totalement défaut : les ri\Tères avoisinant les \-olcans sont rarissimes. Comment expliciuer ce fait ? Pourtant le pays est montagneux et il y pleut souvent. Les grands volcans forment une barrière de direction Est-Ouest, et séparent deux parties de bassin fluvial : celui du Nil au Nord, celui du Congo au Sud. La couche de terre meuble est très mince en nombre d'endroits et souvent la roche est à nu ; en général, il n'y a que de l'humus qui recouvre la lave, mais celle-ci est atteinte aussitôt que l'on se livre au moindre sondage. Dès lors, je ne vois que deux réponses à la question de l'eau : la première est que, aussitôt tombée, elle s'infiltre dans la mince couche de terre, elle y demeure passagèrement et s'évapore sous l'ardeur du soleil. La seconde est que la lave serait perméable, c'est-à-dire crevassée ou spongieuse et qu'elle permettrait l'écoulement des eaux par des couloirs souterrains, vers le lac Ki\ai. C'est l'hypothèse qui me semble la plus vraisemblable, car j'ai vu, non loin de là, à dix ou douze kilomètres à vol d'oiseau, des petites rivières souterraines qu'on pouvait entrevoir, dont on enten- dait le clapotis au travers de trous ouverts à la suite d'ébou- lements causés par des pluies trop abondantes : l'un de ces cours d'eau passait même au-dessous d'une culture de bana- niers et plusieurs de ces plantes étaient tombées dans l'exca- vation. Voilà, certes, de quoi prêter une base à mon hj^po- thèse. Mais quel que soit le chemin suivi par les eaux, qu'elles retournent en fins brouillards vers le ciel ou qu'elles s'infil- trent jusqu'au sein de la terre, ce qui me donnait surtout à réfléchir, ce n'était point le régime fluvial de la contrée : DANS LES MONTS VIRUNGA ET MITUMBA 319 c'était de savoir comment je me procurerais un peu d'eau pour mes besoins journaliers. Les nègres refusaient les rations de haricots sous prétexte que, n'ayant pas d'eau, ils ne pou- vaient les faire cuire ; moi, je n'en avais même plus pour mes ablutions et cependant, là-bas, l'immense Kivu étalait des eaux qui touchaient l'horizon. Les indigènes, pour leur usage personnel, récoltaient la pluie emphssant le fond des larges feuilles de bananiers, mais c'était un labeur pour s'en procurer dix litres et l'eau, ainsi récoltée, avait bien mauvais goût. A la moindre ondée, mon cuisinier se précipitait avec tout son attirail de casseroles, et plaçait jusqu'au moindre récipient au bas du toit de ma tente pour recueillir l'eau qui s'en égouttait. Mais tant d'ima- gination ne put me procurer la quantité dont j'avais besoin ni pour mes hommes, ni pour moi ; je dus me résoudre à les envoyer puiser l'eau du lac. Elle leur coûtait cinq heures de marche, un grand effort, mais il le fallait. Je mis fin à cette dure corvée en poursuivant ma route vers l'Ouest, car j'avais l'intention de visiter ce qu'on appelait, par ignorance, le lac Mukoto, situé dans les Mitumba. Je n'en connaissais, d'après la carte, que l'emplacement approximatif , et je comp- tais sur les indigènes pour m'y conduire. Je passai près du volcan que j'avais vu autrefois en acti- vité ; sa hauteur n'avait pas augmenté sensiblement depuis mon départ ; il avait pris, surtout, de l'étendue vers sa base. Les cendres qu'il envoyait vers le ciel, emportées par le vent, retombaient à de très grandes distances, et recouvraient le pays entier d'une couche de scories qui détruisait toute la petite végétation en l'ensevelissant. Vers l'Ouest, prin- cipalement, les cendres avaient été chassées par les vents dominants, à plus de vingt-cinq kilomètres ; une cendrée de dix pouces d'épaisseur couvrait le pays, anéantissant les 320 • A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE récoltes des indigènes, et obligeant ceux-ci à accomplir de longs voyages pour opérer l'échange de quelques têtes de bétail contre les végétaux dont ils font leur aliment habi- tuel. J'avais perdu six jours, à Kibati.à attendre mes porteurs ; ici, j'allais en perdre trois autres pour la même raison. Je campais sur les flancs des Mitumba.dans un village du nom du chef, alors absent : Luhunga. Mon intention était de pour- suivre mon chemin le lendemain matin. Dans ce but, je deman- dai un guide connaissant le sentier conduisant au lac Mu- koto ; j'en trouvai un, mais lorsque les noirs eurent connais- sance de la route que je me proposais de leur faire prendre, ils s'éclipsèrent en pleine nuit et je ne m'en aperçus qu'à mon réveil. J'eus toutes les peines du monde, après trois jours de discussions sans fin, à rassembler quinze hommes et, faute de porteurs suffisants, je dus abandonner huit des colis qui ne m'étaient pas d'urgente nécessité. Quatre femmes consentirent de se charger de mes carabines et des appareils photographiques. J'étais sincèrement indigné de voir des vieillards à barbe grise se charger de fardeaux du poids de \dngt-cinq kilos, alors que des jeunes hommes \dgoureux se refusaient à tout travail et abandonnaient femmes, enfants et demeures pour mener une vie vagabonde et sans but. Le portage est libre dans la majorité des colonies afri- caines. Certains de nos voisins arrivent à le rendre quasi obligatoire par un artifice qui n'échappe qu'aux profanes. Ils exigent, de leurs administrés, le paiement d'impôts et ne badinent pas si, lors de la perception, certains sont défaillants : ils forcent ainsi le nègre au labeur afin de se procurer la somme nécessaire pour se libérer vis-à-vis de son gouvernement. Nous avons adopté, au Congo, la même réglementation ; mais là où d'autres ont su la mettre en vigueur et l'appli- DANS LES MONTS VIRUNGA ET MITUMBA 321 quer efficacement, nous avons, en partie, échoué. Comme d'autres, nous avons dit aux nègres : vous ne porterez que si vous le voulez bien, mais vous paierez autant de francs d'impôt par an. Mais nous avons oublié la sanction sévère pour ceux qui ne paient pas. Presque partout au Congo, le portage s'effectue donc péni- blement ; les hommes s'y refusent et c'est leur droit. Comment fait-on alors pour se procurer le nombre de porteurs indis- pensables ? L'agent du gouvernement, soucieux de garder sa place et de ne pas aller à l'encontre des lois, fait demander, au chef indigène, les hommes nécessaires pour effectuer le transport. Le chef, qui veut être agréable au représentant de l'autorité, lui envoie souvent les nègres demandés. Sous la pression de leur chef, des noirs viennent déclarer qu'ils veulent bien porter ; il y a parmi eux des éclopés, des vieil- lards et souvent des enfants. Or, ce monde obtempérant est, en général, d'une classe inférieure, presque les esclaves de la tribu. Si le voyageur demande dix fois des porteurs dans la même région, les mêmes individus se présenteront dix fois, surtout lorsqu'il est spécifié qu'il faut des hommes pour un travail fatigant. Quand j'eus réparti, parmi les porteurs trop peu nombreux, les charges qui m'étaient absolument nécessaires, je les fis mettre en ligne et, craignant des fuites, j'échelonnai des soldats le long du cortège avec ordre de ne pas laisser un seul nègre en arrière, d'arrêter toute la colonne chaque fois qu'un noir s'arrêtait pour une raison sérieuse et de tenir soigneu- sement à l'œil, pendant tout le trajet, des gaillards dont je me défiais. Afin d'éviter toute fugue nocturne, le camp fut établi, à chaque étape, dans un village abandonné et, aussitôt les charges déposées, les porteurs furent conduits, sans tarder, dans deux huttes où il n'y avait qu'une issue, et qui furent 21 322 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE gardées à tour de rôle par des sentinelles ; ceux qui en sor- taient étaient accompagnés d'un soldat qui ne les quittait pas, et qui les ramenait, au plus tôt, dans la case. J'avais recommandé au gardien, pendant k- quart, de contourner souvent la cabane afin qu'à la faveur de la nuit, les occupants ne pussent s'évader par un orifice qu'ils auraient pu prati- quer dans les parois de l'habitation. Les dames, plus calmes, furent séquestrées dans une troisième loge. Une heure après la distribution de la nourriture tout dormait. Le lendemain matin, de bonne heure, chacun reprit la file, et nous partîmes vers cette région qui terrifiait tant les porteurs. Le guide précédait la petite caravane ; après être redes- cendus dans la plaine, nous prîmes une direction Nord. Nous passâmes encore à proximité de quelques villages désertés à mon approche, puis, en pente très douce, nous acquîmes de l'altitude. Peu à peu, la végétation disparut et nous ne frôlâmes bientôt plus que de longs bancs de lave d'origine assez ancienne, où ne croissaient que quelques arbustes chétifs. Nous devions passer entre les flancs des Mitumba et ceux du Nyamlagira. Nous ne nous arrêtâmes que peu d'instants avant la nuit, du côté Ouest du volcan, où nous a\dons pu trouver, dans un endroit boisé, un trou d'eau. Je fis dresser la tente et je donnai le double toit aux noirs qui le tendirent sur des piquets coupés à cet effet. Heureusement qu'ils possédaient cet abri car ils avaient à peine fini de le monter, qu'un orage très \àolent éclata, accompagné d'une pluie glaciale. Je n'étais pas loin du cratère du Nyamlagira, et j'en aurais fait volontiers l'ascension, mais je ne pouvais rester un jour de plus dans un pareil désert. Mes hommes ne possé- daient que le peu de nourriture que j'avais pu leur procurer avant le départ. Une grosse journée de marche devait nous -kj V :6^''''* ■" mi w H ^ W o ■t) A ^ O H ^ V-) ç^ rt" j-i ^ ^ Q rt H a g -< :z; W TJ K- o en Ph O w > oS <1 PLH kJ w p u ;? ■ Photo de l'auteur. 123. — KINDU. VUE PARTIELLE DE LA GARE COMPAGNIE DES GRANDS LACS André Pileite. A travers l'Afrique Équatoriale. a > > td > TRAVERSEE DU MANYEMA 375 naire de la Compagnie des Grands Lacs, je pus, dès le lendemain, prendre place dans une des maisons danoises érigées sur la crête d'une colline, au pied de laquelle se trouve la gare de Kindu, au bord du Lualaba (i). Je fus étonné de voir la manière de travailler à la Compa- gnie des Grands I.acs ; à la nonchalance, au manque d'orga- nisation, à l'indiscipline que j'avais rencontrés jusque là, avait succédé une belle activité et la répartition bien com- prise et bien dirigée d'un ensemble parfait. Je n'y pouvais pas croire et cependant, c'était bien des nègres qui travail- laient, à présent, sous mes yeux, avec ardeur. Là régnait une diligence que je n'avais jamais soupçonnée dans notre posses- sion ; à toute heure, on entendait des sifflements de locomo- tives ou de sirènes de bateaux ; le bruit des chutes de pou- trelles et de rails que l'on décharge et recharge. Le dimanche, comme en semaine, on pouvait voir ce labeur sans relâche ; on se serait cru transporté dans un de nos centres industriels importants. Certes, j'arrivais de la brousse, et tant d'anima- tion me frappait, mais pour qu'une telle impression persiste, c'est que l'entreprise est conduite, en Afrique, par des hommes dont la valeur est indiscutable puisque les heureux résultats obtenus sont offerts aux yeux étonnés du voyageur. (i) Voir photos n^^ 123 et 124. LUALABA Photo de l'auteur. 125. — KINDU. TYPE INDIGÈNE WAGHÉNIA André Pilette. A travers l'Afrique Éqxiatoriale. LUAT.ABA Photo de l'auteur. 128. — KIRUXDU. LE " DELBECK ,, A LA RIVE ^ ''=^^^^« "■''• "i ja J .u *i. ' X L 1- • l 'j-' ''' Il ^SBk m^ÊÊmmm^Ê m m^ E> Phiito de l'auteur. 129. — PONTHIERVILLE. LE POSTE DE L'ÉTAT VU DU FLEUVE Akdré Pilette. a travers l'Afrique Équatoriale. CHAPITRE Xlll Descente rapide sur le Congo Ponthierville. — ■ Stanleyville. — Les Waghénia. — Les tatouages. — Stanley-Falls et pêcheries. • — La descente du Congo. — Les noirs et leurs bagages. — Les termites. — Les fourmis. • — Para- sites des animaux. — Manque de confort. — Danses indigènes. — Vie africaine. ■ — Différents aspects du fleuve. — • Léopoldville. • — • Les bouches du Congo. Nous étions arrivés à la mi-août 1913 ; la saison sèche des régions australes avait fait baisser considérablement le niveau des eaux du Lualaba, et rendait la navigation difficile à cause du manque de profondeur. Les bateaux se jetaient sur des bancs de sable au risque d'y demeurer et ce n'était qu'après des manœuvres laborieuses que l'on parvenait à les ren- flouer. Cet état de choses retardaient considérablement les transports et jetaient le désarroi dans les services réguliers. J'eus cependant la chance d'atteindre Ponthierville (i) sans encombre, à bord du «Delbeck» (2). Ce poste est des mieux (1) Voir photo n» 129. (2) Voir photo n" 128. 378 A TRAVERS L'aFRIQUE ÉQUATORIALE situé et ioliment entretenu; j'y passai quelques jours agréa- bles : les indigènes chassent continuellement dans la forêt, cap- turent les animaux vivants (i) et les apportent aux Européens quand ils le leur demandent. Ils tendent, pour les maîtriser, de longs filets vers lesquels ils traquent. Les bêtes dissimulées dans la végétation fuient devant les noirs, et tombent dans les rets, où elles sont aussitôt tuées à coups de lance. Les plus inoffensives sont laissées en vie et amenées dans des paniers. Comme la viande fait souvent défaut, on les enfemie dans un enclos et on les supprime suivant les nécessités. Les habitants, durant mon séjour, apportèrent une grande diversité d'animaux parmi lesquels deux variétés de Cépha- lophes et plusieurs chevrotains (Dorcatherium aquaticum) , que les Européens de la région dénomment antilopes d'eau, eu égard à leurs habitudes. Ce curieux ruminant — au dire des indigènes, — se tient de préférence à proximité des rives herbeuses ou boisées des cours d'eau. Traqué, il cherche souvent son salut en plongeant dans la rivière, et il échappe, à la nage, à ses poursuivants. Ces petits mammifères n'ont pas de cornes ; leur structure a des points de ressemblance avec les cer\ddés,les camélidés et les suidés. Les mâles ont de grandes canines qui ornent leur mâchoire supérieure et qui sont, extérieurement, très apparentes chez les vieux sujets. Sa chair est excellente et, au goût et à la vue, se rapproche fort de celle de l'agneau peu cuit. Les indigènes apportèrent également des singes et des potamochères — cochon roux sauvage de la forêt, — dont ils prirent, dans un même coup de filet, un mâle adulte et un jeune. Le père fut tué à coups de lance, car il menaçait de (i) \'oir photos n°^ 130 et 131. LUALABA Plioto du C H. Pauwcls. T30. — KINDU. CÉPHALOPHE NAINE CAPTURÉE PAR LES INDIGÈNES DANS LA FORÊT ÉQUATORIALE Photo de l'auteur. 131. — PONTHIERVILLE. CÉPHALOPHE CAPTURÉE PAR LES INDIGÈNES DANS LA FORÊT ÉQUATORIALE André Pilette. A travers l'Afrique Équatoriale. PONTHIERVILLE Lt M mm r^ ~à>-' J^0<\ SHH 1 f' 1 \ 1 ti Plioto de l'auteur. 132. — TYPES INDICxEXES Photo de l'auteur. 133. — INDIGENES DÉBARQUANT POUR SE RENDRE AU :marché à André Pilette. A travers l'Afrique Équatoriale. DESCENTE RAPIDE SUR LE CONGO 379 tout rompre, mais le jeune fut épargné et me fut offert par le chef de poste de Ponthierville. Un singe rare provenu du Nord-Ouest du lac Kivu et qui voyageait en ma compagnie depuis de longs mois, parvint à s'échapper à Kindu. Trouvant sans doute par trcjp long le déplacement, écœuré du genre de vie auquel il était astreint, le cercopithèque décida, un beau matin, de demeurer où six mois de pérégrination l'avaient conduit. Rien ne le retint et cependant j'avais eu bien des attentions pour lui : il était toujours porté pendant les étapes, il recevait des friandises à ses repas, je lui laissais même les œufs frais qui m'étaient destinés et qu'il mangeait avec délice. Mais, lassé de cette existence d'aventure, il voulut chercher, quoique singe de prairie, ime existence moins agitée dans la forêt équatoriale et il s'enfuit, en bondissant, vers les bois immenses et touffus où il se perdit dans les lianes et les plantes parasites dans lesquelles toutes les battues que j'organisai restèrent sans résultat. Je le remplaçai par le jeune potamochère qui attei- gnait, à peu près, la taille d'un chat. Il était très sauvage, au début, et aussi très glouton. C'était un pensionnaire exigeant surtout la quantité mais se souciant peu de la qualité. Je l'ai rapporté en Europe et il a, dans mon jardin, sans jamais se fatiguer, foui la pelouse et les parterres. A sa sauvagerie d'autrefois avait succédé une familiarité des plus intéressée ; chaque fois qu'il entendait s'ouvrir une porte, il accourait, sachant fort bien que de là lui venaient ses repas qu'il parta- geait avec les chiens. Ces derniers, rognes, le mordaient quand il se permettait trop d'injustice dans le partage. Quoiqu'il reçût de la nourriture trois fois par jour, s'il lui prenait envie de manger ou de boire à une heure quelconque, il poussait d'insupportables cris jusqu'à ce qu'on lui eût donné satis- faction. Si on l'enfermait, il manifestait son mécontentement STANLEY VILLE Photo de l'auteur. 134. — JEUNES FEMMES WAGHÉXIA Phot.i de l'auteur. 135. -- PIROGUE WAGHÉNIA A LA RIVE André Pilette. A travers l'Afrique Équatorialc DESCENTE RAPIDE SUR LE CONGO 381 de palmiers et de constructions de tous genres habitées par les Européens, montrent au voyageur une ville naissante. Outre les nombreuses maisons de fonctionnaires, dont l'im- portance varie suivant le grade du personnage, on y trouve une banque, un bureau de poste, la télégraphie sans fil, une salle de fête, une prison, une église et même des écoles de belle apparence dont l'enseignement, je crois, porte de préfé- rence sur les travaux manuels, lesquels ne sont pas étrangers aux agrandissements et aux embellissements des missions qui dirigent la plupart de ces institutions. Il est à remarquer qu'au cours de mes voyages j'ai toujours vu les mains agir plus activement que les cerveaux. Nous avons cependant aussi grandement besoin, dans l'administration, de clercs noirs que de maçons et de charpentiers. Pour qui impose-t-on, à ces jeunes gens, d'interminables apprentissages ? Si l'aspect de ce centre est des plus riant, il n'y existe pas encore le confort que l'on pourrait y espérer : les maisons pour passagers ne sont pas nombreuses et je dus me contenter de dormir dans une pièce où s'entassaient mes nombreuses caisses de collections et tout mon matériel. Les bords du fleuve sont des plus pittoresques. Le long des rives, sont amarrées un grand nombre de pirogues sur les- quelles vit une tribu de voyageurs aquatiques : ce sont les Waghénia (i) qui montent et descendent le fleuve, tout en exerçant du commerce. Il est très amusant de voir ces sau- vages déambuler dans les artères de Stanley ville, très peu vêtus, coudoyant un monde noir beaucoup plus avancé et affectant déjà une certaine allure. Les Waghénia ne quittent pas leurs pirogues ; ils font du feu, préparent leurs repas et (i) Voir photos n^^ 134 et 135. ù 82 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE domicnt à bord de leurs canots qu'ils couvrent, en partie, d'une toiture de chaume pour se préserver des intempéries. Certains portent des tatouages aux proportions exagérées (i), qui leur déforment totalement le visage. Ces protubérances sont obtenues en pratiquant de fines coupures à la surface de la peau ; on les fait grossir en y frottant des matières, tel le charbon de bois, qui empêchent la plaie de se refermer ; celle-ci s'envenime et, quand les bourrelets obtenus sont suffi- samment saillants, on en arrête la croissance. Mais il arrive que les tatouages prennent alors des proportions énormes et indésirées par la personne qu'elles orneront désormais, d'où de monstrueuses protubérances qui n'ajoutent rien à son genre de beauté. Nombre de races sont reconnaissables aux tatouages typiques qui varient quelque peu avec ceux de leurs voisins. Si on les désigne erronément sous un nom de tribu qui n'est pas le leur, ils vous le font remarquer en vous signalant les différences de tatouages qui vous permettront de les identifier. Il en est de même pour les coiffures, les or- nements et d'autres objets de toilette. Les Waghénia qui peuplent les rives du Lualaba, en amont de Stanleyville, s'adonnent beaucoup à la pêche. Les pêcheries qu'ils ont établies aux Stanley Falls attestent des conceptions peu ordinaires. Ils ont planté, dans les chutes, une suite de madriers destinés à soutenir des nasses énormes dans les- quelles l'eau tombe en entraînant les poissons. Ceux-ci sont retenus prisonniers dans ces longs cônes faits de branches et de lianes et, deux fois par jour, les pêcheur? les relèvent et retirent leur butin. Certains de ces poissons atteignent parfois de fort grandes dimensions. Il est très curieux de voir (I) \"oir photo no 136. STANLEY VILLE Photo de l'auteur. 136. — FEMME WAGHÉNIA André Pilette. A travers l'Afrique Éqnatoriale. STAXLEY-FALLS i<- I liuteur 137- — WAGHÉNIA ALLANT RELEVER LEURS NASSES riioto de l'auteur. 13S. — VUE PARTIELLE DES CHUTES DE STANLEY André Pilette. A travers l'Afrique Équatoriai i DESCENTE RAPIDE SUR LE CONGO 383 les Waghénia quitter la rive. Quelquefois, à plus de quarante, debout dans leurs longues pirogues (i), ils gagnent le milieu du fleuve et prennent pied sur des rochers où une des pêche- ries est installée. Un soir, je les accompagnai dans une de leurs embarca- tions. D'abord, ils longent les bords du Congo en remontant le courant. Quand ils ont presque atteint le bas des chutes, ils s'élancent vers le large où la violence des eaux imprime un quart de tour à l'embarcation en l'entraînant très rapide- ment, tandis que les hommes pagaient vigoureusement pour gagner le milieu du fleuve, où le courant est presque nul, vu les rochers qui en barrent les eaux. Ils les atteignent après avoir été portés quelque peu vers l'amont. Aussitôt, sautant à terre, ils grimpent dans leurs échafaudages, relèvent les nasses et en sortent, avec dextérité, le produit de leur pêche. Puis les paniers sont arrimés, et on retraverse, avec le butin, qui cuit, une heure après, sur des feux de bois qu'entoureront un tas de nègres affamés. A la saison où j'ai pu'voir les chutes de Stanley (2), elles ne faisaient guère impression : les eaux étaient trop basses et leur quantité minime rendait les Falls semblables à de hauts rapides, trop élevés cependant pour qu'une pirogue pût y passer. Outre les nombreuses petites embarcations de bois qui sillonnent le fleuve, des steamers font la navette entre Léopold- ville et Stanleyville,et annoncent leur arrivée ou leur départ par de stridents coups de sirène. Quoique ces bateaux soient de plus en plus nombreux, il n'y existe pas l'ombre d'un quai : on accoste sur les rochers qui bordent la rive, rochers (i) Voir photo 11° 137. (2) Voir photo n° 138. 384 A TRAVERS L'aFRIQUE ÉQUATORIALE d'autant plus apparents que l'eau baisse de niveau chaque jour, le fleuve étant presque arrivé à son étiage. 11 y a plusieurs excursions à recommander aux environs de Stanleyville et celle des chutes de la Tshopo est des plus agréables. Le cours de cette rivière fait un saut de 12 à 15 mè- tres sur une paroi rocheuse (i) et tombe avec fracas en écume blanche, envoyant au loin une fine buée qui se condense en gouttelettes innombrables sur tout ce qui s'en approche ; aussi, dans les alentours, une végétation d'un vert tendre grandit et se renouvelle sans relâche. Le sable qui borde les rives en certains points permet de se baigner ; aussi nous nous livrons aux brasses tandis que, tout près, des noirs retirent de grands filets dans lesquels ne gigottent que quelques petits poissons. La plupart des chemins qui environnent Stanleyville sont cyclables ; c'est avec un réel plaisir que l'on se sent, par ses propres forces, transporté un peu plus rapidement. Jusqu'alors, j'avais été obligé de marcher avec une lenteur que l'on devine. Les alentours de Stanleyville sont habités par un nombre considérable d'arabisés très commerçants qui, pas plus que ceux de Kasongo, ne sont désireux de changer leurs croyances, quoiqu'on les y pousse sans cesse. Après environ douze jours d'attente, je trouvai place, enfin, sur un des bateaux de la Compagnie des Grands Lacs, un 400 tonnes du nom de « Kintambo » (Léopoldville en Bengala). Dès lors, ce fut la descente rapide sur ce fleuve resté si longtemps ignoré et qui draine les eaux d'un bassin immense, sillonné d'affluents servant parfois d'exutoires à des lacs tels que le Kivu, le Tanganika, le Moëro, le Bangwelo, le (i) Voir photo n° 139. > < H en t-( ^^^^ o 1 Hi^^H^^^^^^ 1 H ^^^^^^^^^^^^L ^^^^ k; ^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^HH^^^^^^^^RV^L TJ ^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^E^ë^^^^b w ^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^HIB^hW 5 ^^^^^^^^^^^^^^^^^^^B f « ^S ' ^'^'^ ' ^ 5 ^^^^^^^■^ ' fii/ >— 1 ^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^B ""^ÊÊ^^ > t; ^^^^^^^^^^^^^l^^^^^^^v K"^^ 5 ^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^Hv 0 B^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^li (T ^^^^^^^^^^^^^^^^^^P s:' ^^^^^^ a c r^ O O C r > < tîî- DESCENTE RAPIDE SUR LE CONGO 385 Léopold II et le Tumba qui sont presque des mers intérieures. De Stanleyville à Coquilhatville, sur près de mille kilomètres de parcours, au-dessus de l'Equateur, l'altitude du fleuve ne s'abaisse pas de loo mètres. Aussi, sur cette pente insensible, le courant est-il très lent. La région parcourue entre ces deux villes étant très unie, le Congo charrie ses eaux tranquilles entre deux rives basses, éloignées parfois l'une de l'autre de 35 kilomètres. Son cours est encombré d'îles innombrables dont l'une atteint lOO kilomètres de longueur. Ces îles sont garnies d'vme flore exubérante qui empêche souvent le voya- geur de distinguer d'une rive à l'autre ; on croirait par moment naviguer sur un lac dont la haute végétation de l'intermi- nable forêt équatoriale borne la vue; en de rares endroits, grâce à quelques éclaircies où pousse une herbe longue, l'œil perçoit l'étendue mais il n'aperçoit pas un être vivant. De temps à autre, sur les rives, apparaît un petit village ou poste de bois, où l'on se fournit du combustible nécessaire. On y rencontre quelques types extraordinaires, dont la plupart se couvrent de tatouages en guise de vêtements (i). La navigation, aux régimes des eaux basses, est rendue difficile par le peu de profondeur, ce qui oblige le capitaine d'un bâtiment à avancer prudemment, en suivant une route capricieuse que des sondages antérieurs ont déterminée ; ainsi sont évités les bancs de sable dont certains émergent à fleur d'eau. Ils ne sont du reste pas immuables, car il arrive qu'ils sont déplacés par des courants violents en un lieu inconnu où les navires vont inopinément s'échouer. L'hydro- graphie du fleuve est encore mal connue ; étant données les modifications incessantes de son lit, peut-être restera-telle ^i) Voir photos n°^ 140, 141 et 142. 25 386 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE encore longtemps ignorée. Pour éviter les accidents, on ne navigue pas la nuit ; pendant les heures d'obscurité, les bateaux à fond plat sont soit ancrés au milieu du Congo, c'est le cas quand un poste est trop éloigné, soit amarrés à la rive. Souvent, les circonstances forcent le bateau à longer les bords d'une île ou du fleuve même, et de si près qu'il frôle, en passant, les branches d'arbres surplombant les eaux. Parfois, à proximité des postes de bois, les indigènes poussant leurs pirogues chargées de bûcheâ, sont surpris par la barre d'eau résultant du sillage du steamer ; on voit alors la pirogue faire demi-tour et les nègres et les bûches s'abîmer dans le fleuve ; pendant que le bateau poursuit son chemin, le pauvre coupeur de bois pousse des cris, redresse son embarcation et rassemble ses bûches qui descendent au fil de l'eau. On croise souvent d'autres bâtiments, soit de sociétés ou de l'Etal, qui remontent le courant, et d'autres qu'on dépasse parce qu'ils avancent très lentement. Leur nombre démontre que le trafic a pris des proportions assez considérables. Le long du fleuve, les installations de certaines sociétés, entre- prises dans lesquelles sont parfois engagés de très gros capi- taux, en fournissent les preuves ; mais la plupart de ces firmes ne peuvent travailler suivant leurs désirs : la main-d'œuvre est trop rare et des exploitations nombreuses sont forcées, pour cette raison, de restreindre leur chiffre d'affaires. On voit embarquer,''principalement, des paniers de caoutchouc et de copal ainsi que de l'ivoire ; mais nous n'exportons cependant que peu de chose comparativement à ce que nous pourrions si quelques réformes heureuses amenaient, enfin, les nègres à travailler. Les postes où l'on s'arrête sont loin de payer d'apparence ; presque tous respirent la misère parce que l'entretien en est néghgé. HAUT-CONGO Photo de l'auteur. 142. — EKATURAKA. TYPE BAPOTO André Pilette. A travers l'Afrique Éqnatoriale. DESCENTE RAPIDE SUR LE CONGO 387 Sur la rive il n'y a vraiment que le faste des nègres atten- dant le bateau qui s'étale dans toute sa magnificence. Ce sont des travailleurs ou des soldats qui rentrent au pays en emportant tout ce qu'ils possèdent, tout ce que les maigres salaires et les himibles combinaisons leur ont permis d'ac- quérir durant les années passées au service du gouvernement. Et toute leur fortune est là, éparse sur la berge. Tout cela va être embarqué, les accompagner et encombrer le bâtiment. Les choses les plus hétéroclites composent ces pauvres bagages : des meubles parmi lesquels, presque toujours, figure une chaise longue — tout nègre avancé en civilisa- tion a une chaise longue, — qu'il ne quitte pas, tandis que sa femme trime à ses pieds, assise sur un petit tabouret de bois de fabrication indigène. La literie se compose d'un lit de bois des plus rudimentaires, mais plus communément de nattes qui ne sont déroulées qu'à l'heure du coucher, et sur lesquelles ils s'étendent en se roulant dans des couvertures aux teintes vives et criardes. La batterie de cuisine comprend des casseroles et des marmites de toutes dimensions, de pro- venances européenne et africaine, des cuillers et des grands agitateurs de bois pour travailler leur pâtée durant sa cuisson. Des paniers et des corbeilles contiennent, empilées, des pro- visions pour des semaines et quelles provisions ! Il y en a qui dégoûteraient certainement une hyène. Les partants sont accompagnés d'amis nombreux qui veulent leur dire un dernier adieu. Parmi eux, se glissent des indigènes qui cherchent à vendre aux passagers blancs et de couleur ; ils offrent toute espèce de victuailles à des prix souvent exagérés. Enfin, ce qui complète le pittoresque, ce sont, sur la rive, les noirs venus uniquement pour se dis- traire, regarder, apprendre • la curiosité est à la fois, chez le nègre, une vertu et un défaut. 388 A TRAVERS l'AFRIOUE ÉQUATORIALE A grands cris, les nouveaux passagers transportent leurs colis à bord, parmi lesquels j'oubliais des malles de couleurs vives et chatoyantes, souvent en fer, car tout ce qui est de bois ne résiste pas longtemps au Congo ; même enduites de matières toxiques, elles finissent par être détruites sous le travail destructeur des termites. Quels que soient les variétés et les caractères qui différen- cient ces fourmis blanches, je crois que toutes, sans excep- tion, ravagent avec la même ténacité ; elle sont d'autant plus nuisibles et dangereuses qu'elles anéantissent en silence et sans que l'on se doute de leur présence. Ces légions de petits rongeurs ont une vie quasi souterraine et il semble qu'ils ne surgissent de terre que pour s'attaquer à tout ce qui n'offre pas trop de résistance. Le bois a leurs préférences ; aussi, les cases menacent-elles ruines sous l'action destruc- trice de ce monde invisible qui en émiette et corrode les fondations. Les poteaux télégraphiques s'abattent quand la partie enchâssée dans la terre en a été rongée ; les billes des voies de chemin de fer se transforment, en termitières, si bien qu'il a fallu se résoudre à remplacer le bois par le fer ou la fonte. Les caisses du voyageur qui demeurent longtemps à la même place, subissent le même sort et cela sans un indice de leur présence, car les termites surgissent de terre préci- sément à l'endroit où les caisses reposent. Elles creusent, aussitôt, dans la face de base, des galeries à l'infini, occupées, sans hyperbole, par une armée de dévastateurs. Une fois dans la place, les termites en dévorent le contenu : étoffes, cuir, livres, tout ce qui est tendre en sort presque en miettes et est bon à être jeté. Ce travail s'est opéré sans que la vue extérieure des caisses ait laissé soupçonné le danger qui les menaçait. L'étude de ces insectes redoutables nécessiterait un volume ; DESCENTE RAPIDE SUR LE CONGO 389 aussi dois-je me résoudre à décrire seulement leurs habita- tions qui sont des plus curieuses. Très répandues en Afrique équatoriale, les termitières se rencontrent à tout moment : en forêt comme en prairie, des agglomérations de terre de formes bizarres et diverses vous apprennent que là vivent ou ont vécu, dans des nids ingénieusement construits, ces peuples malfaisants. Bâties en terre détrempée, les termi- tières acquièrent, sous l'ardeur du soleil, une solidité extrême qui les met à l'abri des intempéries et aussi de leurs ennemis. L'homme même entame parfois difficilement, à la pioche, ces forteresses qui prennent souvent naissance sous le sol et affectent la forme d'un cône, d'un champignon, d'un cylindre. L'intérieur se compose de cellules et de couloirs où circule sans cesse un monde qui s'agite et travaille. Certaines termitières atteignent des proportions énormes et il n'est pas rare d'en rencontrer de quatre à cinq mètres de hauteur. D'autres, très petites, entourent parfois des branches d'arbres où s'est fixée une colonie minime de ces êtres nuisibles. Mais si les termites, pour leurs ravages, s'atta- quent aux biens du voyageur, il y a d'autres insectes qui, ceux-là, importunent et blessent directement l'homme. Je n'entretiendrai plus le lecteur des moustiques : quelques récits des souffrances supportées au Sud du lac Edouard ou au Nord du Tanganika suffisent à la démonstration. Mais que l'on ne croie pas que les attaques de l'épiderme du chasseur se limitent là. Tant d'autres insectes lui infligent la torture et, parmi ceux-ci, les fourmis sont les plus cruelles. Celles-ci le menacent constamment car, jour et nuit, elles circulent et cherchent une proie. D'espèces et de mœurs diverses, on les voit partout, et l'une des variétés, une grosse fourmi noire des plus sanguinaires et vivant par troupes, voyage surtout en forêt par caravanes. Large de quelques centi- 390 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE mètres, longue parfois de plusieurs kilomètres, la horde s'avance en rangs serrés, en évitant le soleil qui semble l'in- commoder. Ces fourmis vont droit devant elles et ne reculent devant aucun obstacle, à moins qu'il ne soit liquide. Malheur à la proie qui se trouvera sur leur passage et qui ne sera pas susceptible de se défendre ! Aussi, quand elles pénètrent dans les cases, les crapauds, les souris, les cancrelas qui tom- bent dans leurs pinces n'en sortent indemnes que bien rare- ment, car elles s'agrippent à leurs victimes avec une telle voracité qu'il faut les en arracher puisqu'elles y laissent leurs aiguillons qui provoquent de cuisantes douleurs. On peut à peine s'imaginer quelle impression d'horreur réserve au voyageur une caravane de ce genre pénétrant, de nuit, dans sa tente ! Parfois, en cherchant à la détourner de sa route, on disperse cette tribu envahissante jusque dans les moindres coins de sa demeure. Je crois que, juché sur une hauteur, ■il vaut mieux attendre patiemment la fin de ce défilé ; non dérangées, elles n'attaquent souvent que la proie rencontrée sur leur chemin. D'autres fourmis des bois que le chasseur connaît bien sont les fourmis rousses, habitantes des ombrages, qui se font des nids en réunissant les feuilles les unes aux autres aux extrémités des branches. Combien de fois, en me glissant avec mille précautions à travers la végétation, cherchant à ne pas éveiller l'attention de la bête que je convoitais, n'ai-je pas été tourmenté, torturé par ces infimes ennemis qui semblaient profiter de mon immobilité pour m'attaquer de toutes parts ; silencieux, je n'osais mouvoir le bras pour me défendre, ni changer de place de crainte de perdre le gibier que je tenais presque au bout de ma carabine ; je subissais ces parasites qui s'acharnaient sur mon cou, mes bras, ma tête, dont les morsures provoquaient des sensations cui- DESCENTE RAPIDE SUR LE CONGO 39I santcs plusieurs heures après que les hommes me les eussent enlevés ! Enfin, je cite encore, parmi les fourmis, une petite espèce qui se tient surtout dans les cases et fait des dégâts dans les victuailles. Il n'est pas rare de retrouver des provisions alimentaires — si l'on n'a pas eu la précaution de les en ga- rantir, — couvertes de ces insectes qui pénètrent partout, pourvu qu'un espace minuscule leur livre passage. Pour éviter qu'elles ne montent sur les lits, les tables et les meubles, les pieds de ceux-ci trempent dans des récipients remplis d'eau. Mais si, dans une des armoires, elles convoitent quelque aliment, elles grimpent souvent jusqu'au plafond d'où elles se laissent choir sur l'abri qui ne tarde pas à être envahi. Aussi, viandes, fruits, confitures, sucre et tout ce qui garnit le panier-cantine ou le garde-manger et qui a une qualité comestible est-il inévitablement perdu. La précaution qui s'impose c'est d'enfermer le tout dans des récipients hermé- tiquement clos. Il semble que ces petites fourmis aient l'odo- rat très fin car elles affluent avec une telle rapidité, vers les aliments, qu'on est tenté de croire que leur sens les y attire directement. Parmi les insectes malfaisants se trouvent encore les arai- gnées qui atteignent parfois des dimensions énormes ; le chasseur en souffre souvent quand il se couche à terre et qu'il s'y endort ; au réveil, les démangeaisons sont insup- portables. Mais il n'y a pas que l'homme qui en souffre. Les animaux qui ne peuvent que difficilement se défendre contre cette vermine en sont bien plus harcelés et, des éléphants jusqu'aux mignonnes antilopes, tous ont des parasites qui leur causent de cruels tourments. L'éléphant a toujours des tiques, en grand nombre, derrière les oreilles, entre les pattes arrière. 392 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE à proximité de l'anus, parties du corps où il n'arrive pas à s'en débarrasser malgré ses bains de boue et ses rudes et continuels frottements contre les arbres. L'hippo n'en porte pas à la surface de la peau, je ne lui en ai jamais trouvé. Les rhinos et les buffles en ont également, mais les pic-bœufs et quelque autre oiseau, perchés sur leur échine, y happent patiemment tous les insectes qui s'y tiennent. Les animaux sauvages sont non seulement couverts de parasites à la sur- face de la peau, mais souvent leur organisme en est infesté — abstraction faite des microbes, — et, au dépeçage, sous la peau, dans le cerveau, l'estomac, les intestins, toutes les classes de vers évoluent. La fin de mon voyage, à partir du jour où j'ai atteint le Lualaba, en est certainement la partie la plus désagréable. Et s'il n'y avait eu, en Afrique, que des passages semblables pour me distraire, je crois bien que je n'y aurais pas fait long séjour. Dans le fleuve que nous descendions, on voyait peu d'animaux : rarement un petit groupe d'hippos soufflant à quelque cent mètres, ou un ou deux crocos sommeillant sur un banc de sable. Plus j'approcherai du Bas-Congo, plus ma déception sera grande. A la monotonie de la région des Bangala et du Haut-Congo, succéderont les villes du Bas- Congo que je m'étais faussement représentées. Je me les étais imaginées semblables à celles du même âge rencontrées dans d'autres possessions, et j'avais imprudemment fait un rap- prochement avec celles que j'avais visitées au cours de voyages précédents. Il n'y avait malheureusement aucune comparaison possible ! Le «Kintambo» qui est affecté aux transports de la Compa- gnie des Grands Lacs, et qui ne prend des passagers que par complaisance, possède, à son bord et à cet usage, plusieurs DESCENTE RAPIDE SUR LE CONGO 393 cabines dont la plnpart sont situées au niveau des salles des machines, sur le pont inférieur, occupé par les nègres. Si, durant la marche, le courant d'air qui s'établit vous rafraîchit quelque peu, à l'arrêt, jour et nuit, il y fait une chaleur insupportable. Comme on se fait à tout, et qu'on s'est aguerri contre l'ardeur du soleil durant presque tout son séjour au Congo, on la sup- porterait s'il n'y avait pas ces maudits nègres qui vous dérangent de toutes les façons. Comme je reste toute la journée sur le pont supérieur, ce n'est guère que la nuit qu'il me faut les supporter. Mais c'est égal : étant étendu sur mon lit, manquant d'air et de fraîcheur, je renifle, malgré moi, les odeurs infectes qui se dégagent des provisions de bouche qu'ils emportent pour plusieurs jours ; chaque fois que la moindre brise m'apporte un soulïïe, elle est saturée des émanations les plus désagréables, miasmes s 'échappant des paniers où sont entassés du manioc, de la chigwanghe,des poissons et de la viande fumée avariée. Enfin, quand l'odorat s'est habitué à ces puanteurs, que l'on est parvenu à s'assoupir, et que le matin promet quelques heures de repos dans une température un peu plus douce, une demi-douzaine de coqs étiques, habitants d'un panier oublié près de la cabine, s'égosillent avant l'aube et arrachent brusquement le voyageur de son sommeil. Bientôt des perro- quets répondent, un mouton bêle ; mon jeune potamochère crie tandis que les nègres se réveillent et recommencent à mener grand train. Les négrillons en bas âge pleurent d'être dérangés si tôt ; les chauffeurs s'appellent ou s'injurient, tandis qu'au-dessus de notre tête, d'autres noirs récurent vigoureusement le pont supérieur. Impossible donc de dormir en paix. Le soir, quand on a sonné le couvre-feu, messieurs les boys, au lieu de se coucher, rallument une bougie à l'aide d'allumettes, deux choses dérobées à coup sûr à leur maître, 394 -■^ TRAVERS L'AFRIQUE EQUATORIALE et font la causette ou jouent aux cartes. Mais des disputes ne tardent pas à éclater, les voix s'élèvent et entretiennent les insomnies. Quand, enfin, ils se décident à s'étendre sous leurs couvertures, c'est de la rive que vient le tintamarre : des tam-tam battent quelques danses endiablées dans un village trop voisin, des cris et des rires accompagnent ces rondes désordonnées. Et je maudis ces réjouissances qui sont cause de mon insomnie et qui m'ont souvent, au cours de mon voyage, procuré un sujet de distraction. Combien de soirées ai-je passées à regarder danser les nègres des peu- plades rencontrées sur ma route ! Quand, la nuit venue, harassé des longues marches de la journée sous le soleil brûlant des tropiques, je cherchais, adossé à une hutte, à jouir quelque peu de la fraîcheur nais- sante, je réclamais des scènes nouvelles, des danses indigènes qui revêtaient toujours une allure étrange et particulière à chaque race. Et tandis que la lune se levait, énorme disque de pourpre qu'un mirage déforme, en jetant sur la terre ses lueurs sanglantes, hommes et femmes se rassemblaient. Les tam-tam résonnaient, les spectateurs frappaient douce- ment dans les mains, tandis que les danseurs se disposaient en cercle ; l'un d'eux se détachant, se portait au centre où il se mettait à gesticuler, à se contorsionner, à bondir, tout en chantant et en criant. Ceux qui entouraient ce maître de ballet répondaient, en chœur, à ses paroles et lui étaient obéissants. Tous évoluaient en cadence, autour de lui, comme des spectres que la clarté lunaire rendait fantastiques. Plus ils dansaient, plus ils s'excitaient : tels des démons, ils s'agi- taient en poussant des cris terrifiants, des hurlements de bêtes en délire, et quelle que fût leur frénésie, la fatigue semblait ne pas avoir de prise sur eux. Seuls leurs corps luisant de sueur et leurs gorges n'émettant plus que des cris rauques DESCENTE RAPIDE SUR LE CONGO 395 trahissaient leur défaillanee. Leurs ombres énormes projetées sur le sable prêtaient un aspect fantasmagorique à ces scènes que je n'ai jamais retrouvées, même dans mes rêves les plus bizarres. Enfin, à bout de soufile et de force, les danseurs se retiraient, mais ils étaient aussitôt remplacés par d'autres que l'impatience et l'envie de se distinguer tourmentaient. Les femmes dansaient également, même les plus vieilles, qui sont appréciées dans ces jeux parce que, plus indécentes que les jeunes, des attitudes licencieuses contorsionnent leurs corps de momies noires, tandis que, d'une voix caverneuse, elles chantent, en termes obscènes, des louanges à leurs passions éteintes. J'avais sous mes yeux étonnés toute l'Afrique mys- térieuse et sauvage. Nul ne peut juger de l'acuité de cette barbarie s'il n'a vu et approché ce spectacle orgiaque, dans le décor de ces steppes lointains. Voilà ce qui me revenait à la mémoire en entendant les clameurs qui venaient de la rive pendant que je me retour- nais vingt fois sur ma couche sans trouver le sommeil. Somnolent, à demi-suffoqué dans cette cabine étroite, je rêvassais aux deux années passées sous le ciel d'Afrique, à cette vie de liberté et de plein air que j'allais quitter, après tant d'aventures' vécues sur un continent ignoré qui, chaque jour, me procurait des distractions inconnues de mes sem- blables. Déjà, je regrettais ma petite maison de toile plantée chaque jour en un point différent, au hasard de mes courses Presque toujours j'avais campé où bon me semblait ; j'avais conduit mes pas où le désir m'avait guidé. Cette vie de roma- nichel, je l'aimais, et elle m'était devenue familière ; vrai- ment, j'avais presque oublié l'Europe et sa vie si différente de mon existence nomade. Et je me remémore quelque journée de cette vie, avec ses détails, ses souffrances et ses joies. A l'aube, le soleil n'a 396 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE pas encore surgi de l'horizon que déjà les hommes se trouvent alignés devant les bagages. Ils attendent, accroupis — cher- chant à se réchauffer en se recroquevillant, — que le dernier ballot soit roulé. Chaque serviteur a sa fonction : la tente, la literie, la batterie de cuisine sont repliées en un instant. Tout en déjeunant, je vérifie si chaque homme est en posses- sion de sa charge. Les petites caisses, quel que soit leur poids, sont toujours préférées : un kilo de plomb trouve plus aisé- ment une épaule ou une tête qu'une livre de plumes. Aussi des disputes éclatent ; trois ou quatre hommes se jettent sur une petite caisse de cartouches de 60 livres, tandis que le sac de couvertures de 20 kilos est délaissé et n'est saisi qu'à regret par un porteur que j'y ai contraint. Enfin, l'ordre du départ est donné ; chacun saisit son fardeau, les plu? faibles se secondent pour se le hisser sur l'épaule ou sur la tête. Quand on est de même race, en Afrique, on s'entr'aide, on partage en frère, comme, d'ailleurs, on se mart^^rise, on s'en- tretue et on se mange. Les plus adroits et les plus vigoureux filent au pas de course, prennent la tête de la colonne et vont, par un sentier à peine large d'un pied, se perdre dans la brousse ou dans la brume que le soleil naissant ne dissipe pas encore. Ils quittent le campement en poussant des cris sauvages ou en chantant à tue-tête pour oublier le froid de la nuit qu^ les a transis, la rosée des hautes herbes qui les inonde ou la fatigue des durs labeurs qui les attendent. Quand le dernier a quitté le gîte, je m'engage à sa suite, accompagné de mes porteurs de carabines, de carniers et d'appareils photogra- phiques. Messieurs les boys et les soldats, et tous ceux dont j'emploie les talents à constituer des collections zoologiques, ferment la marche. Presque tous chantent ; et voyez l'in- fluence de la civilisation, ils chantent vraiment et ne hurlent pas comme les porteurs. Tandis que le soleil monte lentement DESCENTE RAPIDE SUR LE CONGO 397 dans le ciel, la caravane avance à travers des plaines débor- dantes de verdure, en clamant bien haut sa joie de vivre. Certains d'entre eux s'accompagnent d'instruments de mu- sique de leur fabrication. C'est une guitare à une corde, dont la caisse résonnante est une calebasse trouée ou une « Sanza » : planchette sur laquelle se dressent quatre ou cinq petites lamelles de métal dont chacune donne un son différent sous l'action des ongles du boy qui les fait vibrer. Sans se lasser, les possesseurs de ces instruments rudimentaires marcheront des heures en chantant, leurs baluchons sur le dos, et en accompagnant leurs mélopées, quel que soit le rythme sur lequel elles sont débitées, de notes sempiternellement les mêmes. Entendues au milieu de ce cadre exotique, ensoleillé, elles semblent des plus normales et vous manquent quand, loin des hommes, vous n'en percevez plus le son. En Afrique, on chante souvent presque sans raison. Dans les villages, on entend continuellement des romances plaintives et langou- reuses que les ménagères improvisent tout en broyant du millet ou en vaquant aux soins de leurs ménages. Pendant la marche, quand la fatigue tourmente les porteurs, et que tout chant a cessé, l'un d'entre eux allège les peines, en chan- tant des questions auxquelles ses frères répondent en chœur. Mais bientôt la colonne s'égrène ; les plus vigoureux, ou les moins chargés, prennent de l'avance. On les voit, au loin, gravir les colhnes et dévaler les pentes ; ils prennent le pas pour arriver à l'étape avant que le soleil soit trop brûlant. A l'approche d'un village, les cris sauvages reprennent. Le moins asthmatique souffle dans une corne de bête pour annoncer leur arrivée. On profite d'un hameau, d'une rivière, d'un petit bois, pour se reposer un instant ; les charges sont déposées, on s'assied et les premiers repartent déjà avant que les traînards n'arrivent. Pressant le pas, je dépasse tout 398 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE le monde et j'atteins souvent le premier le lieu de campement, après quatre ou cinq heures de marche, au moment où la chaleur devient intolérable. J'attends, à l'ombre d'un arbre, que tous m'aient rejoint. La tente est dressée et meublée, et je me repose dans ma chaise longue en attendant l'heure du repas. Quelques hommes amassent du bois à brûler tandis que d'autres vont puiser de l'eau à une rivière ou à une mare voisine. Le cuisinier s'installe sous un acacia ou sous un euphorbe et prépare, à l'aide de sa batterie de cuisine, sur un feu de bois crépitant entre trois grosses pierres supportant la casserole, mon repas frugal qui varie bien rarement, mais que l'appétit me fait apprécier toujours. Quand on a faim, le palais oublie la délicatesse et le goût a moins de préten- tions. La bombance est ignorée, on ne mange que pour vivre, on ne boit que pour étancher sa soif. Les hommes, de leur côté, étendus à l'ombre, se sont préparé un repas ou se con- tentent des restes de la veille. Puis c'est l'assoupissement ; la chaleur et la fatigue nous accablent à l'heure de midi ; même les oiseaux se sont tus et restent immobiles dans les arbres ; les animaux sont couchés et attendent la fin de la journée pour reprendre leurs allées et venues ; il n'y a que les préparateurs qui, penchés sur leurs tables, naturalisent en silence les animaux abattus tout le long du chemin, au cours de la matinée. C'est une besogne à laquelle on ne peut surseoir ; ils travaillent, même la nuit s'il le faut, à la lueur des photo- phores, jusqu'à ce que la besogne soit terminée. Le scalpel à la main, ils découpent patiemment et délicatement : c'est un travail qui plaît aux nègres ; il n'est pas fatigant et de bonnes primes sont allouées par pièce bien faite. Si vider un petit oiseau n'exige guère plus d'une demi-heure de travail, la conservation d'une peau de buffle ou de lion retient l'homme une journée entière, sans répit. DESCENTE RAPIDE SUR LE CONGO 399 Vers quatre heures, au déclin du soleil, la vie renaît, le chef indigène le plus voisin qui a été prévenu de notre arrivée, ne tarde pas à se présenter muni des provisions. Après quel- ques salamalecs, il fait disposer sur une ligne les rations qu'il apporte ; les pc>rteurs sont appelés, la distribution se fait et chacun l'emporte dans l'abri de fortune qu'il s'est construit pour y passer la nuit. Après avoir essayé souvent et vainement d'obtenir du chef des renseignements sur le pays, on finit par lui demander quelques-uns de ses hommes qui puissent guider vers les endroits les plus intéressants ; l'intérêt se limite presque toujtuirs, pour nous, à savoir où il y a du gibier et quel genre d'animaux habitent la contrée. Parfois le chef ou son adjoint n'arrive pas. à se faire comprendre ; alors, on a recours à un interprète dont le talent consiste à travestir totalement le sens des paroles du chef et des vôtres, de manière à embrouil- ler complètement l'un et l'autre. Pour ne pas trop se fier à des renseignements ainsi exprimés, il vaut mieux se remettre en route et s'en rendre compte de visu. Si, pour le lendemain, on a l'espoir de faire bonne chas",e, on désigne le rendez-vous aux guides. Si, par contre, on est déçu au cours d'une recon- naissance, dès le lendemain, à l'aube, on reprend sa marche et on traverse plaines, bois et montagnes en quêteM'une ré- gion très giboyeuse où chasseur et naturaliste pourront exercer l'un son habileté et l'autre son savoir. . Avant de dîner, c'est l'heure du bain, de la toilette ! que l'on néglige souvent de grand matin. Après six heures du soir, la nuit tombe rapidement ; en Afrique équatoriale, les jours se composent de douze heures de jour et douze heures de nuit. Les saisons n'y existent pas et ne modifient pas les habitudes. Après le dîner, on cherche à se distraire ; on lit rarement, parce qu'on on est trop fatigué, une distraction 400 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE qui exige peu de réflexion et d'attention convient ici. Après avoir examiné les collections, vérifié le nettoyage des cara- bines, les carniers, les appareils photographiques, on fait un tour parmi les porteurs, les serviteurs, les soldats, toutes castes bien distinctes qui, par petits groupes, ont pré- paré leur nourriture ; ils entourent les feux, puisent de la main, dans la marmite, où fume une mixture dont ils ont seuls le secret de préparation. Ils ingurgitent sans discon- tinuer, parlant la bouche pleine. De ce monde presque nu, qui n'a souvent pas une vieille peau de chèvnre pour se garantir du froid, s'exhale une odeur indéfinissable. Si les nègres des régions des rivières sont passablement propres et se baignent presque tous les jours, ceux qui habitent une contrée où l'eau manque sont souvent d'une saleté repoussante. Pour se garantir des ardeurs du soleil, ils s'enduisent le corps de matières grasses — beurre indigène ou huile de palme, — qui se mélangent à la sueur, à la poussière, et qui finissent par former, sur leur épiderme, une croûte infecte qui dégoûte radicalement. Ceux que la pauvreté prive de cet onguent, ont souvent la peau à un tel point desséchée, qu'elle tombe en maints endroits en s'écail- lant. Quels que soient les remèdes qu'ils y apportent, nombre d'entre eux souffrent de maladies de la peau ; ils souffrent, du reste, de toutes sortes de maux contre lesquels leur méde- cine indigène reste stérile ou qui fait empirer parfois le mal. Le nègre endure, presque sans discontinuer, des maux bénins qui s'aggravent par le manque de soin et deviennent, pour ces malheureux, des maladies dangereuses. Comme on se fait à tout, au bout d'un certain temps l'odorat tolère les émanations qui se dégagent de ce monde puant ; aussi, sans m'en préoccuper, je vais de groupe en groupe, m'intéressant aux uns et aux autres. Le repas ter- DESCENTE RAPIDE SUR LE CONGO 4OI miné, les plus âgés et les plus fatigués s'étendent sur leur lit d'herbe ou de feuilles de bananiers, .tandis que les autres s'accroupissent autour du feu. L'un d'eux sort une pipe de son sac, la bourre, l'allume en posant un tison ardent sur le fourneau, puis, après avoir aspiré deux ou trois fortes bouffées, la passe à son voisin qui l'imite et le contenu de la pipe se consume, aspiré par ce groupe peu soucieux de l'hygiène. Ce procédé est habituel aux nègres et, sans doute, le moyen de transmission de nombre de leurs maladies. Une Sanza ou une guitare se fait entendre bientôt. Des bourdonnements, des paroles vagues, sont le prélude des chants ; et, cette fois, ce sont des louanges aux personnages de qualité. Ne parlez pas de danse ou l'un ou l'autre esquisse immédiatement un pas de sa création, dont l'exemple a tôt fait de gagner toute l'assistance. Certains racontent des anecdotes qui ne sont souvent que des mensonges ; le nègre a une telle habitude de mentir qu'en terminant une histoire, il s'empresse de dire à ses auditeurs: « Moi, je ne suis pas un menteur! » à quoi, s'ils le croyent, ceux qui l'écoutent répondent : « C'est vrai ! » Mais la fatigue les excède et l'heure avance. Les hommes se couchent, se pressent autour des feux, se couvrent de leur mieux d'un bout d'étoffe ou d'une peau de bête. Tous ne tardent pas à s'endormir sauf deux ou trois qui veillent en entretenant les brasiers afin de réchauffer leurs frères et d'éloigner les rôdeurs nocturnes de la brousse, que le feu épouvante. Cependant, le nègre, toujours insouciant, est incapable de veiller. Dès que les rumeurs ont cessé, le silence l'alanguit ; il semble que l'obscurité environnante pèse sur ses paupières ; le glapissement d'un chacal, ou le ricanement d'une hyène interrompt, de temps à autre, sa somnolence, ; puis la torpeur le reprend, le froid de la nuit l'engourdit et, tandis que les feux meurent faute de bois et 26 402 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE noyés de rosée, il s'endort enfin, au risque d'exposer les siens et de s'exposer Ini-même aux griffes d'un lion ou d'un léopard, visiteurs rôdant silencieusement autour du bivouac. Le chas- seur blanc, lui, durant les nuits d'affût, est tenu en éveil par ses nerfs, par ses sens mis à tout instant à l'épreuve. Immobile dans l'ombre, ses yeux prêtent aux choses de la brousse et à leurs ombres, des apparences trompeuses. Son oreille perçoit le moindre bniissement ; un cri-cri ou un scarabée se traînant dans l'herbe l'inquiète et lui fait croire à l'approche d'un fauve, d'un ennemi ; l'émotion latente lui interdit tout repos et sa pensée suscite, autour de lui, une foule de dangers imaginaires. Quelques coqs enfermés dans une nasse déposée sous le double toit de ma tente, à proximité de mon petit lit de camp, où je repose emprisonné dans ma moustiquaire, servent de réveille-matin et quand l'aube s'annonce, ces chanteurs infailHbles m'arrachent au sommeil. Aussitôt, le boy, un marteau à la main, frappe mollement sur les fiches de bois qui retiennent ma maisonnette au sol ; il les déplace, afin de relâcher quelque peu les parois de ma tente tendue à se déchi- rer par l'humidité de la nuit. Si la chasse promet, aux environs, les porteurs pourront se reposer pendant que je courrai par monts et par vaux, traquant le gibier ; sinon, poursuivant notre marche, nous avançons à l'aventure, au travers d'un continent immense et inconnu qui, chaque jour, nous réserve des spectacles nou- veaux dont on ne se lasse jamais. Je préfère cent fois la pleine brousse aux contrées congo- laises où un semblant de civilisation apparaît ; oui, j'aime cent fois mieux camper au milieu des prairies désertes, au fin fond de la forêt, loin des habitants, où le rugissement du o > c t O o 2; DESCENTE RAPIDE SUR LE CONGO 403 lion ou le barrit de l'éléphant troublait mon sommeil durant les nuits noires. J'avais donc hâte de terminer ce raid à finale si désagréable, surtout par l'apparition d'une civilisation privant le voyageur de l'impression de mystère qu'il recherche en parcourant les régions inexplorées d'Afrique. Après huit ou dix jours de navigation, vers Tshumbiri, le fleuve Congo se rétrécit considérablement, les îles dispa- raissent ; il prend l'aspect de nos grands fleuves d'Europe. Il ressemble à un très large canal coulant entre deux rives assez régulières, qui s'en éloignent en s'étageant. Sur les montagnes assez basses, qui encaissent le cours d'eau, la forêt, dense d'abord, s'éclaircit, puis disparaît presque totalement ; et la vue peut enfin s'étendre au lointain des prairies semées de vastes bouquets d'arbres et de petites forêts où se tient, paraît-il, du gros gibier en assez grand nombre ; on n'y aper- çoit, cependant, jamais un éléphant ou un buffle. Ici, le fleuve devient plus profond à cause de sa minime largeur, comparativement à sa très grande étendue du côté de Nouvelle- Anvers. La navigation en est facile, et ne redevient dange- reuse qu'à l'entrée du Stanley-Pool, où il reprend une largeur énorme ; il s'y divise en deux bras enlaçant la grande île que l'on contourne, vers le Sud, pour gagner Kinshasa. Cette ville naissante semble, aujourd'hui, devoir supplanter Léopoldville, dont elle est à peine éloignée de trois ou quatre kilomètres. Le gros du trafic déserte lentement le port de cette dernière ; nombre de sociétés ont établi leurs bureaux dans le nouveau centre, et leurs bateaux viennent s'amarrer à proximité, loin des quais de Léopoldville, qui ont coûté des millions, La seule animation qui y règne encore est celle des chantiers et des bureaux de l'État qui y demeurent. On peut difficilement s'imaginer un endroit plus désagréable 404 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE que Léopold ville. Quand on se promène dans les allées, on se croirait, souvent, sur de mauvaises pistes du Sahara, telles qu'on en rencontre dans le Sud-Algérien ou au Maroc ; on y enfonce dans le sable jusqu'aux chevilles. x\ussi les quatre chameaux qui y déambulent doivent-ils fort bien s'y plaire ! Il faut chercher longtemps pour trouver une maison d'appa- rence convenable ; la plupart sont des constructions en bois qu'on qualifierait de fortune, si on ne savait, de façon perti- nente, qu'elles sont destinées à y rester pour le temps qu'elles résisteront. Tout cela a un aspect de pauvreté ; on sent que l'argent manque. Et ce délabrement, cette indigence, réapparaîtra aussi bien à Matadi qu'à Boma. On aura beau « bombarder », dans la capitale du Congo, l'habitation du gouverneur du nom de « palais », il' n'a jamais laissé cette impression d'opu- lence à quiconque l'a seulement entrevue. A proximité se dressent les misérables petites maisons danoises qu'habitent encore des agents du gouvernement. A Léopoldville, le long des quais, des chantiers et des ateliers, il y a de l'animation ; certes on n'y chôme pas, mais il est à considérer que ce centre constitue la voie principale de pénétration de notre vaste territoire, et qu'il est assez naturel d'y voir régner une agitation qui n'est, en réalité, pas si considérable, si l'on songe que c'est le seul accès important vers d'immenses espaces. Le chemin de fer du Bas-Congo, qui court de Léo à Matadi, en d'interminables lacets à travers un pays muniagneux, nous fera parcourir, en deux jours, ses 400 kilomètres de rail avec arrêt à Thys ville pour y passer la nuit. Pour la première fois, nous trouverons un établissement qui porte le nom d'hôtel et qui en est digne. Enfin, un peu de confort nous donnera, durant les quelques heures que nous y passe- LEOPOLDVILLE Photo de l'auteur. 144. — VUE DES QUAIS Photo de l'auteur. 145. — AVENUE DU ROI SOUVERAIN André Pilktte. A travers l'Afrique Équatoriale. DESCENTE RAPIDE SUR LE CONGO 405 rons, la sensation de rentrer dans le monde civilisé. Le lendemain matin, il fandra réintégrer les compartiments, dans lesquels on rentre souvent fort blanc, mais dont on sort toujours fort noir ; et, après une seconde journée de voyage en montagne, où, sans cesse, la voie remonte pour redescendre aussitôt, on retrouve le fleuve peu avant Matadi . Depuis que je l'ai quitté, à partir du moment où, sous forme de rapide, le Congo s'éloigne du Stanle y-Pool en s 'en- gageant dans une gigantesque gorge, au travers de laquelle il roule impétueusement ses eaux, il forme, sur un parcours de 350 kilomètres, trente-deux chutes qui ont barré le passage à toutes les explorations du bassin intérieur du fleuve tentées avant Stanley. C'est le chemin de fer du Bas-Congo, qui per- met, actuellement, d'éviter le fleuve si tourmenté dans cette région de cataractes. Avant Matadi, le Congo semble encore bien plus étroit qu'avant le Stanley-Pool, et coule dans une vallée encaissée très rocheuse. C'est sur les flancs de celle-ci qu'a été construit Matadi. Inutile de parler de ce trou où la chaleur est insupportable, où toutes les voies sont en pente très raide ; les rigoles de certaines de ces rues servent à l'écoulement des eaux ménagères, puantes et malsaines, qui empoisonnent l'atmosphère ; en contrebas des maisons, les rochers se couvrent d'immondices que l'on y précipite des terrasses. A bord du navire d'Europe qui remonte jusqu'à Matadi, où il est amarré à un pier métallique, on termine la descente du fleuve redevenu navigable. On s'arrête à Bom.a où, durant deux jours, on piétine la poussière épaisse qui couvre les chemins, lesquels côtoient des marécages qu'on semble vouloir combler. On passe et repasse devant des habitations que l'on croirait parfois des gîtes de travailleurs noirs mais qui, en réalité, abritent des ménages européens pour qui 406 A TRAVERS l'AFRIOUE ÉQUATORIALE la vie, dans pareilles conditions, doit être peu agréable ! Enfin, on prend définitivement place à bord du grand steamer qui atteint l'océan à Banane, où le Congo, après un cours de 4700 kilomètres, vient se jeter dans l'Atlantique, entre deux longs promontoires, par une bouche large de II kilomètres. Le volume d'eau qu'il verse à la mer a été évalué, à l'époque des crues — qui ont lieu en septembre et octobre par les pluies provenant du Nord de l'Equateur et, en mars et avril, par celles provoquant la montée des afiluents cou- lant au Sud de la ligne équatoriale, - — à looooo mètres cubes à la seconde. A l'embouchure, la force du courant est telle, qu'à trois lieues en mer, on recueille encore de l'eau douce. Les sondages opérés démontrent que le vaste chenal du fleuve se prolonge au fond de l'océan jusqu'à une distance de 150 kilomè- tres. De chaque côté du courant, il s'est formé deux hautes montagnes sous-marines composées de débris et de vase qui atteignent actuellement une hauteur moyenne de 1640 mètres. J'avais quitté l'Océan Indien vers la mi-février 1912, à Mombasa ; je retrouvai l'Atlantique, à Banane, dans le courant de septembre 1913, traversant l'Afrique, cheminant tantôt en-dessous, tantôt au-dessus de l'Equateur, en près de dix- neuf mois, dont quinze passés sous la tente. J'avais utilisé presque tous les modes de locomotion, mais celui dont j'avais, certes, le plus abusé, c'était de la marche. J'estime avoir parcouru environ 8000 kilomètres à pied — en hamac vers la fin, — n'occupant mon temps qu'à chasser, à collectionner des spécimens zoologiques (i) et à faire de la photographie. (i) Ceux que la partie zoologique intéresserait particulièrement, peuvent, pour trouver des études scientifiques détaillées des collec- tions rapportées, consulter la Rente Zoologique Africaine publiée par le D'' H Schouteden, le savant conservateur du Musée du Congo, à Terv'ueren. BAS-CONGO Photo de l'auteur. ï^6. — CHEMIN DE FER DE LÉOPOLDVILLE A MATADI Photo de l'auteur. 147. — BOMA. ALLÉE PRINCIPALE André Pilette. A travers l'Afrique Éqiiatoriale. DESCENTE RAPIDE SUR LE CONGO 407 Ce qui précède retrace les péripéties de cette expédition ; j'ai essayé de les conter simplement et j'ai voulu que tout soit empreint de la plus grande vérité, que tout soit jugé avec l'impartialité la plus désintéressée. Mes récits reflètent la modestie et la franchise. Je n'ai pas, comme beaucoup, cherché dans l'exagération le pouvoir de vous étonner, lec- teurs, ni de vous faire trembler à chaque page. Quand vous m'aurez lu, peut-être me reprocherez-vous de ne pas être aussi attrayant que d'autres qui, par une jactance fanfaronne, ont pu vous tenir sous l'étreinte d'une émotion constante. Parmi ces explorateurs romanesques, on en compte beaucoup qui, par leur prose fantaisiste où l'imagination s'est donnée carrière, répandent, dans le public, des idées fausses, drama- tisent à plaisir et donnent les faits les plus infimes comme des actes de courage, dont ils sont toujours les héros. Je n'appartiens pas à cette classe et je m'en flatte. Les relations de voyage que ce volume contient ne sont ni des contes, ni des histoires. Les faits ont été tracés par une plume sincère mais inhabile, sans doute. Mais que l'on veuille bien se pénétrer de ceci : Au Congo, la vie quotidienne est faite de tant d'imprévu, le climat y est si vibrant, la lumière si indescriptible, le silence si impressionnant que la dialectique la plus savante n'en pourrait traduire l'étrange, l'insaisis- sable beauté. Le voyageur n'a pas essayé d'entreprendre cette tâche parce qu'il la sait au-dessus de ses forces. Il s'est efforcé de conter simplement, sans exagérer en rien car, à l'imagination exubérante de certains de ses contemporains il ose préférer cette vertu sans panache ni redondance . la Vérité. APPENDICE APPENDICE Équipement pour un simple voyageur. — Pour chas- ser : Armes, munitions et accessoires; Points vitaux et sensibles à atteindre chez les animaux ; Pistage. — Taxidermie. — Photographie. Ceux qui n'ont pas l'expérience des pays chauds et qui seraient désireux d'entreprendre une expédition sous les tropiques, prin- cipalement en Afrique, trouveront dans ce qui suit, sur l'équipe- ment qu'exige un tel voyage, de précieux renseignements qui leur permettront de ne rien oublier, ou bien peu de chose. Mon intention n'est pas d'imposer ma manière d'opérer : chacun a ses préférences qui ne sont pas à discuter. Mais j'insiste sur un point et je veux mettre en garde les débutants qui ne sauraient discerner les bons renseignements des mauvais : c'est que beau- coup de gens croient et prétendent même avoir, à ce sujet, des connaissances approfondies, alors qu'ils n'ont passé que quelques semaines sous l'Equateur. Ce laps de temps est trop bref pour avoir acquis tant d'expérience. Souvent ces gens, aux affirmations téméraires, n'ont employé qu'un matériel restreint, qu'une seule arme, qu'un appareil photographique, qu'une méthode de pré- paration, etc., etc. Ce n'est pas assez pour discuter de l'une ou 412 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE l'autre de ces choses : il faut essayer divers objets ou méthodes, les comparer, puis, en jugeant, leur donner ou leur refuser la pré- férence. Je veux faire profiter l'aspirant voyageur des résultats de rapprochements semblables, afin qu'il ne perde pas son temps, au début, en tâtonnement et qu'il ne s'aperçoive pas, hélas, un peu tard, qu'il a fait des achats défectueux ou que ses notions sont erronées. L'équipement varie suivant les régions à visiter, le budget et le but du voyageur. Je n'oserais affirmer que ce que je vous donne ici, lecteur, consti- tue des renseignements définitifs, mais j'ose prétendre que si vous suivez ces conseils, il ne vous manquera que le minimum et que vous arriverez à de bons résultats. Cependant, si ces derniers ne se réalisaient pas, il faudrait reconnaître que vous n'avez que peu ou pas de dispositions et qu'il vaut mieux renoncer à vos préten- tions de voyageur. Si vous ne parvenez pas, avec une arme de précision, à tuer une chèvre à cinquante mètres ; si, avec un bon appareil photographique et de bonnes plaques, vous n'obtenez pas des clichés convenables ; si, avec des aliments de premier choix et une batterie de cuisine bien comprise, vous ne parvenez qu'à préparer des mets médiocres ; il ne faudra vous en prendre qu'à vous même. Dites- vous plutôt : je suis né maladroit et j'ai beaucoup de chances de le rester longtemps encore. Il ne faudra cependant pas vous décourager dès le début ; vous ne devez pas prétendre réussir à votre premier essai et obtenir des résultats immédiats comparables à ceux qu'obtiennent des professionnels. Si vous éprouvez quelques insuccès, procédez avec méthode, afin de trouver par où pèche votre façon d'agir. Vous ferez bien de veiller, avant votre départ, à ce que tout ce que vous emportez vous donne entière satisfaction et que vous sachiez vous en ser\'ir. Vous devez procéder à des essais de tout sans distinction et cela en y accordant le temps nécessaire. On ne s'équipe pas en quelques APPENDICE 413 jours, surtout lorsqu'un voyage se complique de travaux divers : photographie, recherches scientifiques, etc. Je traiterai séparément : 1° L'équipement pour un simple voyageur ; 2° Pour chasser ; 30 Pour préparer ; 40 Pour photographier. Je donnerai la liste des objets ou matières nécessaires ainsi que les quantités approximatives. Je commenterai certains d'entre ceux qui exigent plus d'explications plutôt que de les mentionner simplement. Le paragraphe sur la chasse comprend un aperçu très succinct sur les projectiles et les armes à employer, les organes vitaux à atteindre chez les grands mammifères et le pistage, sujets traités bien imparfaitement mais qui, malgré leur brièveté, renseigneront quelque peu les débutants sur certains points qu'ils ne peuvent ignorer. ÉQUIPEMENT POUR UN SIMPLE VOYAGEUR Campement et Literie. — (Les chiffres indiquent le nombre d'objets à empoiter pour un séjour d'un an dans la brousse). Tente, i. — Maillets, 2. — Doubles toits pour la tente, 2. — Tapis de tente, 2. — Lit pliant X (léger), i ; matelas galette, i ; paires de draps de lit, 3 ; oreillers, 2 ; taies d'oreillers, 4 ; couvertures, 3 ; mousti- quaires, 2 (toute la literie dans des sacs de toile imperméable, 2). — Tables pliantes, 2. — Chaise longue pliante, i. — Chaise pliante, i. — Aiguière, i. — Bain, 1. — Seaux en toile, 3.. — Photophores avec abat-jour, 3 • — Globes pour photophores, 6. La dimension et le modèle de la tente doivent être discutés chez le fournisseur. Ne la choisissez pas trop petite parce que vous 414 -■^ TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE y seriez à l'étroit et pas d'une grandeur exagérée, parce qu'elle nécessiterait un grand nombre de porteurs, ce qui est toujours un inconvénient grave. Il est à conseiller de la commander ouverte des deux côtes pour permettre d'y établir un courant d'air durant les heures les plus chaudes de la journée. Après un an de service, en général, le double toit et le tapis doivent être remplacés; ils sont pourri? par l'humidité constante, ainsi que les cordes et les chevilles de bois. Exigez deux maillets pour la planter. Les modèles de lits sont excessivement nombreux, mais les uns sont plus pratiques que les autres. Pour le Safari, un lit X très solide me semble plus pratique que bien d'autres modèles, à cause de sa légèreté et de son sj^stème ; exigez qu'il ait au moins 90 cen- timètres de largeur et prenez-en un de réserve au cas où l'autre casserait. On fabrique des matériels de campement très légers et très pra- tiques qui portent la marque X ; ils sont à recommander pour des déplacements rapides. Il faudra toujours viser au minimum de poids ; cela vous fera réahser une économie et vous dispensera de voyager avec un grand nombre d'hommes. Cantine. — Casseroles s'emboîtant l'une dans l'autre avec manche amo\'ibte, 4. — Grande marmite pour y faire cuire le pain (entourée de charbon de bois ardent, fait office de four). — Couvercle concave pour cette marmite. — Formes à pain, 2. — Moules divers pouf gâteaux et desserts, 4. — Cuillers (bois et métal pour la cuisine), 3. — Grjl, I. — Couteaux de cuisine, 2. — Hache, i. — Tire-bouchons, 4. — Ouvre-boîtes, 4. — Boîtes pour épices, sucre, sel, etc., à fermeture hermétique, 6. — Entonnoir, i. — Torchons et lavettes (24 de chaque espèce) — Filtre portatif à fort débit, i — Bougies de rechange pour filtre, 8. — Bouchons extensibles en caoutchouc pour boucher la bouteille entamée, 6. — Tasses et sous-tasses, 2. — As- siettes plates, 4. — Assiettes creuses, 2. — Plats de grandeurs diverses, 3. — Couteaux, 2. — Couteaux à dessert, 2. — Couteau à découper, i. — Fusil à aiguiser, i. — Fourchette à découper, i — Fourchettes ordinaires. 2. — Fourchettes à dessert, 2. — Cuillers à soupe, 2. — APPENDICE 415 Cuillers à dessert, 2. — Cuillers à café, 2. — Jeux de cinq à six verres (en cristal épais), 2. — Timbales, 2. — Salière, i. — Poivrier, i. — Sucrier, i. — Moutardier, i. — Beurrier, i. — Pot à confiture, i. — Presse-citron, i. — Sparklet i /2 litre, 2. — Pour sparklet : caout- chouc et tubes en verre de rechange. — Serviettes, 6. — Nappes, 4. — Plateau, service à hors-d'œuvre, etc. Nombre des ustensiles de cuisine peuvent être en aluminium. Ce métal, d'après certains, se désagrège; ceux que j'ai employés sont restés intacts et m'ont donné entière satisfaction. On en fait en fer battu, c'est plus pesant et inutile ; l'émaillé doit être pros- crit. Le filtre doit être pris à fort débit pour éviter une longue attente pour se procurer de l'eau. Ne pas oublier de se munir, pour ce dernier, de bougies poreuses de rechange. Si vous prenez des assiettes en porcelaine, vous ferez bien de leur prévoir un écrin comme pour d'autres objets aussi fragiles : tasses, verres, etc. Comme la cantine heurte le sol plus souvent qu'à son tour, soit par la chute du porteur, soit quand il la dépose avec peu de délicatesse, faute de l'emballage susdit, on s'exposerait à n'en retrouver que des morceaux. On fabrique de la vaisselle en fer battu émaillé qui se rapproche, à première vue, de la porcelaine blanche et dans laquelle il est plus appétissant de manger que dans des objets en aluminium. C'est ce genre de vaisselle qui me plairait le plus dans une cantine d'un prix assez modeste. Vêtements et lingerie. — Chapellerie. — Cordonnerie. — Ceintures de flanelle, 3. — Gilets de soie ou de flanelle à porter sur la peau, 6. — Chemises de jour col bas et~ souple y tenant, 3. — Chemises de jour pour s'habiller, 3. — Chemises de nuit ou pyjamas, 3. • — ■ Faux-cols amidonnés pour s'habiller, 6. — Blouses de chasse (de cou- leur kaki au vert foncé), 3. — Cravates, 4. — Culottes kaki, 3. — Pan- talons, 2. — Vestons kaki, 2. — Genouillères en laine (pour affût), I paire. — Singlet (de préférence brun), i. — Foulards, 3. — Gilets 4l6 A TRAVERS l'aFRIQUE ÉQUATORIALE de chcisse en tricot avec manches et poches, 2. — Mouchoirs toile, 12. — Gilet et caleçon (chauds pour afiût), i . — Chaussettes (si l'on marche beaucoup), 24 paires. — Pardessus, 1. — Impemiéable en iissti exces- sivement solide, culotte du même tissu, housse pour casque, paire de gants en caoutchouc pour la pluie (le tout dans un sac), 2 de chaque espèce. — Écharpe en laine, i. — Ceintures cuir, 2. — Gants cuir, I paire. — Gants laine, t paire. — Parasol doublé vert avec fourreau imperméable, i. — Parapluie, i. Casques kaki en moelle de sureau, 2. — Casque blanc en moelle de sureau, i. — Chapeau feutre double ou simple, i. Bottes, 4 paires. — Embauchoirs, i paire — Tire-bottes, i. — Chaussures, 1 paire. — Chaussures blanches pour s'habiller, i paire. Guêtres cuir, i paire. — Bandes-moletières, i paire. — Bains de mer, 3 paires — Bottes moustiquaire pour le soir, i paire. — Pan- toufles, 2 paires. — Brosses à bottines, 2. — Pommade et chiffons. — Huile, 3 litres. — Graisse, i kilogramme. — Blanco, i boîte. — Clous pour les grosses bottines ou bottes, i /2 kilogramme. 0 Il est pi-udent de porter sur la peau un petit gilet de soie ou de flanelle pour éviter que la transpiration, très abondante durant les marches, ne vous donne alternativement froid et chaud. La ceinture de flanelle est très recommandable pour protéger les reins et le ventre. Pendant la marche, la toile en contact direct avec la peau doit être absolument é\atée. Ce que j'ai employé le plus souvent, ce sont des petites blouses de chasse en flanelle vert-foncé, coupées comme une chemise de nuit ample qui ne descendrait pas plus bas que les hanches ; une rangée de boutons la ferme par- devant du haut en bas. Un col souple et bas entoure le cou d'où part, sur les épaules, une seconde épaisseur de tissu qui renforce la partie portant sur les clavicules ; un large pli dans le dos rend les mouvements aisés ; deux poches sur la poitrine permettent de porter des choses diverses : cartouches, boussole, etc. Un gilet de chasse en laine collant au torse avec manches et poches, est très pratique pour sortir de grand matin. Les chaussettes, pas trop fines, doivent être prises en grand APPENDICE 417 nombre car, en général, on ne les raccommode pas ; aussitôt qu'elles sont percées de trous trop nombreux, on les jette. Le? vêtements imperméables doivent être choisis en un tissu excessivement solide. Je ne saurais assez le recommander car, faute de cela, ils seraient déchirés à la première sortie que vous feriez dans les buissons, en général hérissés de grandes épines. Si vous ne portez pas un pantalon imperméable, une blouse genre para- pluie du chauffeur avec col en caoutchouc permettant de le fermer convenablement, si vous ne prenez pas la précaution de serrer les extrémités des manches dans lesquelles pénètrent vos gants en caoutchouc, vous reviendriez trempé, à chaque pi-omenade mati- nale dans les hautes herbes. Il sera bon de garder ces vêtements sous la main pour se préser- ver des orages qui éclatent parfois soudainement. Tous ces tissus caoutchoutés s'abîment plus qu'ils ne s'usent ; c'est pour cette raison qu'il faut s'en munir de réserve. Un parasol pour promener en plaine aux heures chaudes de la journée n'est pas à dédaigner. Pour se garantir les pieds et les jambes, ce sont les bottes que je préfère car, étant souvent exposé à enfoncer jusqu'aux che- villes dans les marécages, on en ressort sans que l'eau en ait mouillé l'intérieur, tandis qu'avec des bottines et des guêtres, vous seriez à tout instant victime de cette désagréable surprise. Les bottes sont aussi plus légères et plus rapidement mises ; j 'en ai toujours employé d'un modèle qui n'est pas très courant : le bas de la botte est fait comme une bottine serrée au moyen de lacets qui s'ai'rêtent un peu au-dessus de la cheville, tandis que la tige se prolonge jusqu'aux genoux. Le serrage des lacets permet de maintenir le pied dans la chaussure en n'exerçant qu'une pres- sion sur le cou-de-pied, tandis que la cheville est tout à fait libre, ce qui est un avantage en cas de longues marches. Des chasseurs ont préconisé de marcher les jambes nues et des souliers aux pieds. 27 4l8 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE Si l'on avait de la peau d'hippopotame sur les membres inférieurs, on pourrait se permettre celte fantaisie. Quant à moi, j'en ai fait l'expérience, mais j'opine pour les bottes, car je n'aime pas les piqûres de serpent, d'insectes, d'épines, ni les coupures d'herbes, toutes blessures qui provoquent des plaies guérissant difficile- ment ou pouvant, telle la première, entraîner la mort. Marcher les jambes nues est certainement moins fatigant et procure une sensation de fraîcheur et d'aise mais, par contre, les inconvénients sont multiples et dangereux. Les « bains de mer » sont nécessaires pour tra\'erser les marais profonds où l'eau vous monte parfois jusqu'au ventre et même jusqu'à la poitrine. Ils vous évitent de mouiller inutilement des chaussures de cuir, qui pourrissent très rapidement à de semblables usages. Après chaque sortie, on laissera sécher les bottes humides en un endroit chaud mais non au soleil, en y glissant des embauchoirs, qui leur garderont leur forme. Quand elles seront tout à fait séchées, on les badigeonnera avec une huile spéciale qui conser- vera au cuir sa souplesse, le rendra imperméable et l'empêchera de pourrir. Les clous qui en protègent les semelles seront à rempla- cer plus ou moins souvent suivant le terrain sur lequel on circule. Sur la lave, la moitié en est parfois enlevée en six heures de marche tandis que, sur un terrain sablonneux, ils peuvent durer des mois. Il est entendu que tout ce qui précède est compris pour un voyage qui ne sort pas de l'ordinaire. Si vous étiez intentionné d'entreprendre des ascensions de montagnes, telles que le Kilima- Ndjaro ou le Ruwenzori, il faudrait avoir recours à un équipement spécial et surtout bien vous documenter avant d'entreprendre semblable raid. Un costume pour le boy qui doit vous servir à table ne serait pas un luxe exagéré. APPENDICE 41g Toilette. — Miroirs. — Éponges assez petites. — Grandes éponges pour le bain. — Gants de toilette. — Serviettes de toilette. — Kssuie- éponge. — Sortie de bain. • — - Savon — Dentifrice. — Brosse à dents. — Brosse à ongles. — Brosse à cheveux. — Peignes. — Lotion pour iiictions. — Tondeuse à barbe. — Tondeuse pour les cheveux. — Ciseaux pour les cheveux. — Scalpel. — Chausse-pieds. — Tire-boutons — Nécessaire pour les ongles. — Deux rasoirs. — Plat à barbe. — Savon poui la barbe. — • Blaireau. — Cuir. — Rasoir automatique et lames. • — ■ Pirosse à habits. — Papier hygiénique Pour les objets de toilette, vous pouvez en juger comme moi. Il faudra envisager qu'un objet perdu, cassé ou détruit sera rem- placé très difficilement et qu'en conséquence il sera prudent, pour certains, d'en prendre en nombre supérieur à la consomma- tion habituelle. Pharmacie. — Une pharmacie Burow & Wellcome. — Quinine en comprimés de 25 centigrammes (deux grammes par semaine). — Bi- carbonate de soude. — Seringue de Pravat (injections sous-cutanées). — 6 ampoules de sérum anti-venimeux (D»' Calmette). — Nécessaire pour sutures (aiguilles et crochets). — 3 pots de vaseline boriquée. — Fruit sait (3 flacons). ■ — Embrocation (2 flacons). — Iode (très utile : 6 petites bouteilles). — Ouate. — Pansements divers. — ■ Seringue à injections, etc. Pour ceux qui supportent la quinine, c'est un médicament recommandable. S'il est un poison qui attaque l'organisme, il évite, par contre, bien souvent des attaques de fièvre malarienne, qui peuvent entraîner de graves conséquences. Je l'ai toujours employé avec succès, même en Europe, et m'en munirai toujours dans tous mes voyages. Le « Fruit sait » est un excellent laxatif pour les pays chauds ; il dégorge le foie qui est souvent peu sain sous les tropiques. Embrocation pour massage après de longues fatigues et dans nombre d'autres cas tels que rhumatisme, froissement de mus- cles, etc. 420 A TRAVERS l'AFRIOUE ÉQUATORIALE L'iode liquide pour appliquer immédiatement sur les blessures superficielles, évitera qu'elles s'enveniment. Les médicaments d'un usage personnel seront emportés suivant les indications d'un médecin. Papeterie et bibliothèque. — Papier de feuilles volantes. — Papier à lettres et enveloppes (formats divers), en assez grande quantité. — Ciie à cacheter. — Cachet. ■ — Gomme pour l'encre et le crayon. — Porte-phmie réservoir. — Poite-plume. — Plumes diverse?. — Encre de Chine en bâton. — Encres diverses dans des fiaconniers. — Crayons divers. — Buvard. — Colle. — Cahiers de notes. — Plumier. — Double-décimètre, etc. Livre de cuisine. • — Traité de médecine tropicale, etc. Vous composerez votre bibliothèque suivant vos goûts et vos désirs, surtout de livres de dimensions restreintes et légers. X'ou- bliez pas les cartes géographiques des régions à parcourir. Quincaillerie. — Corde et ficelle (diverses dimensions) — Courroies diverses. — Moraillons et charnières. — Clous et vis. — Pochoirs à votre nom. — Alphabets et chiffres (pochoirs et poinçons). — Pin- ceaux. — Couleurs blanche et noire. — Papier émeri. — Fer à repasser spécial pour les colonies. — Peson jusqu'à loo kilogrammes. — Peson jusqu'à 25 kilogrammes. — Bouchons de liège (grandeurs diverses). — Gomme arabique. — Cadenas de rechange. — Scie à bois. — Fils de fer et de cuivre. — Un tonneau en fer de 20 litres se fermant hermé- tiquement pour transporter de l'eau. — Deux hachettes. — Une bêche. — ■ Tenailles. — Ciseaux à bois et à fioid. — Pinces. — Jeu de limes. — Tiers-points. — Vilebrequin (lames toume\is et vrilles). — Tournevis. — Vrilles. — Rabor. La plupart de ces ustensiles viennent à point en de nombreuses circonstances. Divers. — Gourdes d'un litre en aluminium couvertes de feutre, 3. — Articles de pêche (suivant les désirs). — Hameçons à requin pour crocos — Cartouches de tonites. — Bâche pouvant servir de tapis de tente. — Lampe acétylène et carbure. — 6 kilos de graisse et huile pour entretien des métaux et du cuir. — 6 pinceaux. — Canif complet APPENDICE 421 de poche. — Couteaux genre chasse, 2. — Hamacs pour se faire por- ter, 2. — Couture (aiguilles diverses, fils, laine, boutons, élastique, etc., etc.). — Instruments scientifiques (altimètre, boussole, thermo- mètre maxima-minima, etc., etc.), suivant les désiis. — Lunette à prisme d'un grossissement de 6 à 9 fois. ■ — • Deux paires de lunettes ordinaires (verres fumés et de couleur). — Phonographe et disques (pas indispensables). — Toile imperméable pour confectionner des sacs et choses diverses. — Réveille-matin. — Carnier solide. — Cein- ture de sauvetage. — Articles d'échange (perles, miroirs, cotonnades, calicots, tabac, sel, fers de lances, couvertures, poudre de traite, etc.). Lorsque la pêche n'a qu'un but : se nourrir ainsi que ses hommes, le meilleur résultat s'obtient par l'emploi de la tonite, mais en général il faut une autorisation spéciale, ce genre de pêche étant interdit. Quant à la pêche à la ligne ou au filet, je ne puis que vous renvoyer à des ouvrages qui traitent cette question, par exemple. Les Pêcheries et les Poissons du Congo, par Goffin, où vous trou- verez une documentation assez précise. Je n'insiste pas sur la question des instruments scientifiques, cela dépendra de vos intentions, mais une boussole est absolument indispensable. Les articles d'échange varient suivant les régions ; ceux qui sont les plus prisés et qui se placent partout sont : les étoffes de bonne qualité, telles que l'indigodrille et l'americani. Inutile d'acheter des tissus très légers à 25 et 30 centimes le mètre : quand les nègres les auront touchés de la main, ils n'en voudront pas, la camelote n'a plus cours. Les couvertures sont toujours en vogue ainsi que le sel, très recherché par grand nombre de peuplades qui en sont privées. Mais nombreuses sont les régions où les nègres acceptent déjà de l'argent en paiement, ce qui facilite considérablement les transactions. Provisions. — (Les quantités sont pour une personne et par mois.) Farine, 12 kilos. — Lev^ure en poudre. ■ — • Beurre, 5 kilos. — Sucre en poudre, 3 kilos. ■ — • Sucre en moiceaux, i livre. — Sel Cérébos, 422 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE 3 livres. — Café moulu chicorée, i kilo; thé, 3/4 de kilo; cacao et chocolat granulé, i ji kilo (l'un ou l'autre suivant les goûts). — 15 boîtes lait condensé i /^ de kilo ; 10 boîtes lait non condensé i /2 kilo (l'un ou l'autre). — Fromage (Edam, Hollande, Mont-Dore, etc.). — Par- mesan râpé pour macaroni. — • 8 pots de confiture i 74 kilo. — i pot de miel 1 74 kilo. — Macaroni, vermicelle, pâte d'Italie, nouilles (5 livres). — Semoule, 1/4 de kilo. — Tapioca, 1/8 de kilo. — Riz, 3 livres. — 4 bâtons de vanille. — Conserves de viande (pâtés divers, tête de veau, langue de bœuf et de mouton, choucroute garnie, etc.), 15 boîtes. — Langues fumées, i /a jambon, 2 saucissons : Lyon, Bou- logne I /2 kilo de lard etc. — Poissons (saumon, saumon fumé, thon, harengs, homards, crevettes, huîtres, sardines, morue, caviar, etc.), 15 boîtes. — Légumes (haricots verts, flageolets, fonds d'artichauts, petits pois, champignons, asperges, céleris, épinards, jets de houblon, salsifis, truffes, cornichons, câpres, etc.), 10 boîtes. — Fruits (ananas, pêches, abricots, poires, macédoine, cerises, mirabelles, reine-claude, etc.), 30 boîtes ; (prunes fourrées, figues, amandes, noix et noisettes, raisins secs, corinthes, etc.), 6 boîtes. — Soupes (verte, printanière, tomates, oxtail, etc.), 20 boîtes. — Sauces (béarnaise, venaison, mayonnaise, tomate, etc.), 15 boîtes. — Êpices (genévrier muscade, canelle, girofle, poivre de Cayenne, poivre ordinaire, curry, moutarde Colmann, piccalily, etc.). — Jus de viande (Bovril, Liebig, etc.), 3 flacons. — Crème dessert (en paquets), 10. • — ■ Chocolats (au lait et ordinaire). — Biscuits, pain d'épices, cakes, etc. — Savon, 3 kilos. — Bougies, 36. — Capsules de sparklet, 120 — Huile, 1/2 litre. — Vi- naigre, 1/2 litre. — Boissons (vin rouge ou blanc), 24 litres; (vins d'Espagne, Champagne, liqueurs, bière), 10 litres ; eau minérale ; bois- sons à l'eau (anisette, cassis, menthe, ^■ern">outh, groseille, citron, grenadine,' etc.), 8 litres. Composer pour autrui un ravitaillement en provisions n'est pas chose faisable. Je donne la liste ci-contre comme aperçu ; il sera préférable de consulter différents catalogues de maisons importantes où vous trouverez une variété considérable de con- serves et où, d'après vos goûts et vos habitudes, vous ferez votre choix. Le tableau que je vous expose ne vous sera que d'une aide : une approximation des quantités à emporter. Ici encore, elles sont très variables car cela dépendra des régions à visiter. Certains pays sont riches en vivres, tandis que d'autres sont très APt-ENDICE 423 pauvres. Suivant leur richesse, vous pourrez vous passer d'un certain nombre de conserves; je les considère, du reste, comme malsaines et nuisibles à l'organisme. Et cependant, quand on n'a rien à se mettre sous la dent, on est bien heureux de les trouver. Les chiffres indiqués sont, en général, forcés, mais il faudra comp- ter avec ce bon cuisinier noir qui aimera probablement beaucoup le sucre, le sel, le chocolat, voire même le whisky. C'est un service à surveiller ; vous réaliserez des économies en réprimant énergi- quement des petits vols journaliers qui entraînent de grosses dépenses annuelles. Si vous avez trop de ravitaillement, vous trouverez toujours à l'offrir ou à le vendre. Pour les différents postes qui ne portent pas d'approximation, vous ferez mieux de demander conseil à une cuisinière où, pour d'autres choses telles que le whisky, vous serez tout désigné pour en donner une approximation très personnelle. J'aimerais cepen- dant, pour le séjour en pays chaud surtout, vous voir bannir presque totalement l'alcool et les boissons alcoolisées et adopter principalement des sirops à l'eau et du thé. Le vin, la bière, les spiritueux ne doivent être absorbés qu'en petites quantités et après le coucher du soleil. Durant la journée, il faut absolument éviter toute boisson alcoolisée. Si vous voulez le plus de chance possible de conserver votre santé et d'être apte à fournir un effort quand l'occasion s'en présentera, il faudra absolument vous en abstenir, parce que ces boissons, même prises raisonnablement, coupent bras et jambes sous l'Equateur. Je vais reprendre un à un les différents points qui méritent de plus amples explications. La farine, le beurre, le sucre, le sel, le lait et le café sont des matières de toute première nécessité qui, seules, à de rares exceptions, pourront être remplacées par des matiè-ies similaires se trouvant dans le pays que l'on parcourt. La levure peut être remplacée par nombre de produits qui fer- 424 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE mentent, telles que le vin de palme. Certaines personnes préfèrent le cacao, le thé ou le café pour le petit déjeûner ; vous pouvez en déduire vous-même la quantité, mais si vous buvez du thé ou du café léger durant la journée, ce qui est recommandable, il faudra en prendre d'assez fortes quantités car on en absorbe, au cours des sorties, d'un à trois litres journellement. Le lait est un aliment qui déplaît à beaucoup et cependant, il est de tout premier ordre pour l'Afrique ; ceux qui le supportent peuvent en prendre en assez grande quantité; il servira pour les entremets et, parfois, en cas de maladie. Le lait se conserve : en poudre, condensé, très épais, demi-condensé tel que de la crème, enfui Uquide. C'est au demi-condensé que va ma préférence ; il doit être délayé dans deux ou trois fois son volume d'eau. Si le pays que vous parcourez est peuplé de gros bétail, vous pourrez, en grande pailie, vous passer de lait stérilisé, mais ces régions sont plutôt rares. Les conserves de viande, les viandes fumées et les poissons sont comptés pour séjourner dans une contrée où les vivres ne sont pas trop difficiles à se procurer. Au cas où la région que vous projetez de visiter serait reconnue pauvre, il faudra augmenter et même doubler les chiffres indiqués. Dans les régions pauvres, ce que vous trouverez en plus ou moins grande quantité — et c'est ce qui en fera varier le prix, — ce sont les poules, les œufs et les chèvres ; des canards et des moutons dans des régions plus riches ; enfin, du gros bétail et le tout en grande quantité dans les régions riches et très riches telles les parages des volcans du Kivu. Des pa3-s tels que le Congo, qui ont un régime fluvial merveil- leux, peuvent fournir, en maints endroits, de très bons poissons et d'espèces très variées. Cependant, les indigènes n'étant pas toujours pêcheurs on est obligé, souvent, de faire pêcher pour soi. La chasse peut fournir énormément en paj's giboyeux, mais ces viandes sont échauffantes et malsaines ; je m'en suis presque APPENDICE 425 toujours abstenu, préférant manger, à chaque repas, du poulet au lieu de viandes qui, à la longue, entraînent des dérangements gastriques sérieux. Seul le petit gibier : pintades, perdreaux, cailles, outardes, canards, oies, bécassines et bien d'autres encore m'ont tenté. Les légumes et les fruits sont plutôt rares ; on n'en trouve guère que dans des postes européens. Il ne faudra donc pas trop y compter si vous tenez continuellement la brousse, loin de centres civilisés. Quantité de fruits et de légumes sont conservés soit dans leur jus, soit séchés. Je préfère les premiers, mais ils sont propor- tionnellement beaucoup plus pesants et, pour les pays où le por- tage est continuel, il serait bon de se munir des deux produits, afin de réduire le nombre de charges déjà si encombrantes et si nombreuses. Les pommes de terre, si précieuses pour notre nourri- ture journalière seront parfois à se procurer sur place, mais à un prix plutôt élevé. Les patates douces pourront les remplacer, mais il ne faudra pas avoir le palais trop délicat. Je conseillerai de ne pas prendre de boîtes de conserves trop grandes, surtout si elles servent aux repas d'un seul Européen car, pour nombre de conserves, il importe de les manger le jour même où les boîtes ont été ouvertes. Une fois les aliments découverts, avoir grand soin de les tenir à l'abri des mouches qui pourraient y jeter des germes de maladies. Cette précaution sera observée pour tous les aliments, principalement pour ceux qui ne doivent plus être soumis à une très haute température avant d'être absorbés. Si vous êtes décidé à séjourner en Afrique une ou plusieurs années, cherchez à vous nourrir le plus possible de ce que vous vous procurerez de frais sur place. La liste de provisions qui figure plus haut convient pour quelques mois et pour un fin gour- met ; mais on trouverait difficilement un homme dont l'estomac et le foie résisteraient, sous l'Equateur, à une alimentation sem- 426 A TRAVERS l'aFRIQUE ÉQUATORIALE blable durant un long laps de temps. Bannissez le plus possible le réiS^me des conserves ainsi que les boissons fortes. Vous vous porterez bien mieux en ne mangeant qu'une assiette de riz au lait et en buvant de l'eau pure et fraîche qu'en absorbant copieuse- ment le contenu de vos boîtes de conserves arrosé de breuvages alcoolisés. Par un régime semblable, vous marchez à coup sûr vers la maladie de foie, dont souffrent les coloniaux, même les plus abstinents. Les corps gras : huile, beurre, graisse ; les acides : vinaigre, oseille, tomates, sparklet, Champagne, vins jeunes ; les ci-udités, l'alcool, le café, le thé ne doivent être consommés qu'exceptionnellement. Sont à recommander : le lait, le pain (quand il est bien fait), les légumes cuits, les compotes de fruits, les pâtes alimentaires, le riz, le poisson, les viandes blanches... POUR CHASSER Pour ceux qui seraient désireux de chasser en Afrique, ils trou- veront dans ce paragraphe des renseignements sur le choix des armes (1914), qui conviennent pour les différents gibiers africains, c'est-à-dire de l'inoffensif lapin ou perdreau jusqu'au plus gros pachyderme. J'indiquerai également les places vitales à atteindre, les balles à employer ainsi qu'un aperçu sur le pistage. Deux armes bien distinctes apparaissent immédiatement : c'est le fusil de chasse qui tire à plomb ou à ballettes et la carabine qui tire à balle. Le fusil de chasse ne peut généralement servir qu'à chasser le petit gibier, tels les oiseaux et les petits manmiifères. Suivant la taille de ceux-ci, la grosseur des plombs doit varier, et, à ballettes, il peut servir, à petite portée, à abattre des animaux tels que cochons, antilopes, léopards, voire même des lions. Mais là n'est pas son but. Pour les gros animaux, il faut s'en tenir, le plus pos- APPENDICE 427 sible, à la carabine, qui tue à longue portée et dans un laps de temps plutôt court, qui varie suivant la puissance de l'arme, la dimension de la bête et l'organe atteint. Pour le fusil de chasse, le calibre 12 me paraît le mieux appro- prié, c'est le plus répandu et poiu" lequel on trouve le plus facile- ment des munitions. Si vous abattez perdreaux et faisans, lapins et lièvres avec du plomb 6, il faudra retenir, quand vous vous approvisionnerez de cartouches pour cette arme, que la plupart des animaux qui composent le petit gibier d'Afrique dépassent en tailh et en vitalité ceux qui peuplent nos bois et nos champs d'Eu- rope. Il faudra, en conséquence, prendre des cartouches d'un plomb plus gros, tel que du 4 et du 3. Le double et le quadruple zéro ne seront pas trop gros pour abattre, à 40 ou 50 mètres, d'assez gros singes ou des oiseaux qui atteignent, debout, un mètre et davantage, tels le marabout ou le héron Goliath. Le 8 et le 10 pour les jaquets, les bécassines, les cailles et bien d'autres petits volatiles qui se lèvent presque dans vos jambes. Les animaux que je cite sont des exemples typiques des variétés nombreuses que l'on rencontre en Afrique. Dans certaines régions, ce petit gibier est excessivement abondant, mais le chasseiu" le néglige souvent ; il n'a garde d'alarmer, par des fusillades, le gros gibier qui pour- rait se trouver à proximité de son campement et que les bruits inaccoutumés éloigneraient. Je n'msisterai pas davantage sur les fusils de chasse à deux coups : ce sont des armes trop connues de tous pour s'y attarder plus longuement. Il y a des armes destinées au même usage qui sont moins répandues parmi les chasseurs : ce sont les fusils automa- tiques tels que le Browning et le Winchester, qui tirent consécu- tivement, sans être rechargés, cinq cartouches à plombs ou à ballettes par une simple pression du doigt sur la gâchette. Ce sont des armes utiles pour abattre les oiseaux de marais qui se lèvent souvent l'un après l'autre, par petits groupes, ou qui volent par 428 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE bandes autour de vous. Ces armes sont difficiles à charger et à décharger et présentent, par ce fait, un sérieux inconvénient, quand il faut changer prestement de cartouches pour un gibier surgis- sant à l'improviste. Comme une telle arme ne possède qu'un canon, réchauffement en est considérable après un tir soutenu et pourrait pro\-oquer des accidents ou empêcher le fonctionnement normal de l'arme par ces élévations de température. Posséder une paire de fusils semblables vous permettra de faire de beaux tableaux au canard, à la bécassine, à la pintade... et pendant que vous viderez le magasin de l'un d'eux, l'autre sera rechargé par un boj^ expérimenté, ce qui vous permettra de tirer presque sans relâche. A cinquante mètres et chargés à ballettes, j'estime qu'en cas de défense contre les indigènes, avec vos deux fusils et votre boy, vous feriez presque le même travail que si vous possédiez une mitrailleuse. Avant de traiter des carabines, il est utile de parler des projec- tiles qu'elles lancent, afin que le lecteur comprenne plus aisément le but exact de ces armes et leur effet sur les différents animaux. Balles lisses et expansives. — Actuellement, deux balles sont courantes pour la chasse : la lisse ou pleine et l'expansive. (Ce sont des qualificatifs assez usités, mais qui, cependant, varient souvent d'un chasseur à l'autre, dont certains emploient même les mots anglais : sohd et soft-nose.) La lisse est une balle en plomb entourée d'une pellicule de mail- lechort ou d'un autre alliage de nickel qui, quoique déformable — puisqu'il se prête aux rajoires du canon, — ne change pas ou peu de forme en pénétrant dans le corps des animaux. Elle conserve sa forme première et ne fait, dans les tissus, qu'un trou ne dépas- sant pas son propre diamètre. Frappant les os, elle les brise quel- quefois ou les traverse (i). (i) Voir tableau des projectiles. BALLES EXTRAITES D'ANIMAUX QU'ELLES ONT TLËS (i'a, i'b — 2 — 3' — 4"a, 4"b — 4'j I - 8 '"/m Ex pensive à pointe en plomb. 3 - 465 Lisse. 4 - Cartouche 465 por- tant une balle ex- pensive à pointe en plomb. i'a - I B - Extraite des vertèbres dorsales d'un kob. 2 - Extraite des vertèbres cervicales d'un Water- buck 3' - Extraite d'un buffle, chez qui après avoir tra- versé le crâne, les tissus du cou dans tovite sa longueur, s'est arrêtée sur une omoplate. 4' - Extraite de l'omoplate d'un lion traversé de part en part. 4"a - 4"b - Extraite des poumons d'un buffle (seul le plomb subsiste). (poids approxim. de la bête : 90 kg)- (poids approxim. de la bête : 180 kg). (poids approxim. de la bête : 1,000 kg). (poids approxim. de la bête : 160 kg.) (poids approxim. de la bête : 1,000 kg). André Pilette. A travers l'Afrique Éqiiatoriale. APPENDICE 42g Les balles expansives sont de constitution très variable suivant l'effet que l'on. désire obtenir; elles varient souvent suivant les vues des armuriers dont elles sont la conception. Il serait trop long de parler de toutes ; je m'en tiendrai à la pointe en plomb non trouée qui est la plus commune. Fabriquée à peu près comme la lisse, la chambre de maillechort ne monte pas jusqu'au sommet, si bien qu'une pointe en plomb la termine. Le diamètre de la base de cette calotte est toujours, dans une bonne balle, inférieur à celui du canon, afin que, dans son glissement, le plomb ne touche pas ses parois ni même les rayures (i). En principe, quand cette balle touche une matière résistante, seule sa pointe malléable s'écrase, lui donne la forme d'un champi- gnon et occasionne une blessure d'un diamètre supérieur à celui du projectile avant le tir. En pratique, les résultats sont varia- bles (i) ; il se peut qu'elle traverse entièrement une bête sans s'épanouir et ressorte, tout comme une lisse, du côté opposé à la pénétration, sans déformation aucune. Mais ce cas est plutôt rare car, sur des centaines de grands mammifères que j'ai tués, je n'en connais guère que quelques exemples. J'ai pu constater trois déformations bien distinctes : la première champignonne suivant les prévisions ; la seconde se déforme totalement, la chambre de nickel s'étant rompue, elle a été pétrie dans le plomb ; enfin, la balle a totalement changé de forme, le plomb s'est échappé du nickel qui s'est perdu, arrêté dans les tissus. Ces résultats différents proviennent, en grande partie, de la résistance des matières que les projectiles ont touchées durant leur pénétration, qui ne s'est faite que plus ou moins en ligne droite, le chemin suivi étant sou- vent modifié suivant les obstacles qui se sont présentés. Le plomb, vu sa malléabilité, cède sous l'opposition successive de la peau, des (i) Voir tableau des projectiles. 430 A TRAVERS L' AFRIQUE ÉQUATORIALE tissus et des os. Le projectile, après écrasement, change parfois brusquement de direction et, au lieu de suivre sa trajectoire dans le corps des animaux, il y voyage de façon bizarre et im- prévue. Venons-en à la carabine qui doit vous permetti"e d'attaquer avec chance les bêtes de forte taille. Je considérerai que votre intention est de faire choix d'une seule arme à balle pour tous les gros mammifères. Quelle serait celle qui conviendrait le mieux ? Il ne faut pas vous imaginer que vous ne pourriez pas, avec une même carabine, chasser avec succès une timide antilope ou un monstrueux éléphant. Avec un calibre très petit, tel qu'une 260 (6.5 m /m) (i), vous jetteriez sur place l'un et l'autre dans l'espace d'un instant, à condition que l'arme ait été construite en consé- quence, qu'elle tire une balle appropriée et que cette dernière atteigne la bête en un endroit très sensible. Il faut que cette arme soit de construction modei-ne, qu'elle comprenne les derniers perfectionnements ; la plupart des fusils de guerre tirant des balles lisses et couvertes de maillechort suffiraient pour abattre avec certitude n'importe quel animal. Cependant si l'on a créé des calibres différents, tirant des (i) Le calibre des carabines est, en général, exprimé en millimètres (m /m), dans les pays où le système métrique est en usage. En Angle- terre et aux États-Unis, le pouce (inch) est le plus usité et des men- tions telles que 260, 303, 450, 577... pour le calibre des carabines signifient que le diamètre du projectile qu'elles lancent mesure 260/1000, 303/1000, 450/1000, 577/1000... de pouce (25 m/m). Comme cette mesure tend à se répandre chez nous, que son emploi, dans le cas qui nou'; occupe, est plus aisé que le millimètre, et que, de plus, nombre de catalogues, même français, mentionnent en millièmes de pouce le calibre des armes, j'emploierai le pouce en parlant des balles de carabines ou des calibres des armes. Il est aisé de convertir des millimètres en millièmes de pouce et vice- versa ; il suf&t de multi- plier ou de diviser par 40. APPENDICE 431 balles diverses, et que les systèmes multiples se disputent la supré- matie c'est que chacun de ces modèles a ses avantages. On ne pourra pas, cependant, en emporter un de chaque espèce. Il faudra choisir une arme qui synthétise le plus possible les avan- tages des unes et des autres. Pourquoi pas un petit calibre tel que la 256 (6.5 m /m) ou la 303 (7.575 m /m) ? Parce que, chez beaucoup de gros animaux, elles provoquent une mort trop lente à cause du diamètre restreint des blessures. Parce qu'elles n'arrêtent pas la charge offensive de ces animaux, quand on ne les atteint pas à un endroit vulné- rable, tel que le cerveau ou le cœur. Pourquoi pas une 450, 577 ou même un calibre 12 ou 8 ? Parce que ces armes manquent en général de haute précision, qu'elles sont trop pesantes et n'ont même parfois qu'une pénétration insuffisante, à cause du diamètre trop grand de la balle (j'en ai la preuve certaine). Il faudrait donc posséder une arme d'un calibre intermédiaire. Je la choisirais entre 360 (9 m /m) et 400 (10 m /m) ; le diamètre de sa balle sera suffisant pour causer aux plus gros animaux une blessure entraînant une mort rapide, à condition que sa pénétration soit considérable. Celle-ci dépendra du poids, de la vitesse initiale et de la forme du projectile. La cartouche qui chargera cette carabine devra lancer une balle de 25 à 30 grammes ; la charge de poudre qu'elle tirera devra fournir au projectile une vitesse initiale de 700 à 800 mètres et plus à la seconde et sa pointe devra affecter, de préférence, une forme conique. Mais, pour obtenir semblable résultat, il faudrait que cette cartouche tirât une charge de poudre excessive à laquelle peu de verrous de carabines à répétition résisteraient. Ce serait l'arme qui se rapprocherait le plus des caractéristiques que je cite plus haut, que je choisirais de préférence si j'avais l'intention de chasser en Afrique, et si je ne pouvais en emporter 432 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE (ju'une. Elle me permettrait — et c'est un grand avantage, — de tirer à balle lisse, indistinctement, des plus petites gazelles aux plus gros éléphants. Pour les antilopes (en-dessous de 300 kilos), elle les traverserait de part en part et serait d'un résultat efficace immédiat, la blessure leur étant faite (son diamètre serait d'un centimètre), dans toute la largeur du corps. Toutes les bêtes en-dessous de 300 kilos, auxquelles elle ferait pareille blessure aux poumons — les perforant donc en quatre endroits quand on les vise aux flancs, — tomberaient dans un délai de quelques se- condes. A toutes celles qui, par leur taille énorme (de 300 à 7000 ki- los), ne seraient plus transpercées de part en part, seule la balle lisse convient car, tant que le projectile ne ressort pas, il n'y a pas eu perte de forces ; il a donné son maximum de rendement par sa plus grande pénétration. Dans ce cas, ce serait une erreur d'employer des balles expansives, celles-ci ne doivent être utilisées qu'à partir du moment où une balle lisse tra- verse totalement une bête, allant terminer l'effet de sa puis- sance à l'extérieur. C'est pour éviter cette perte de puissance qu'on a permis aux balles, par certains artifices de fabrication, de s'épanouir dans le corps des bêtes. La résistance augmentant, elle a moins de chance de sortir des animaux et utilise la totalité de sa force à causer, en s'épanouissant, des ravages plus grands dans les tissus traversés. Mais cela est nécessaire pour les armes de très petit calibre ; il serait superflu, pour les antilopes, de faire faire expansion à une balle de dix millimètres. Un lion blessé par un projectile semblable pourrait vous inquiéter, et encore faudrait- il qu'il fût très près de vous. On s'imagine à tort que les carabines, même de tout premier ordre, de tiès gros calibre ont une pénétration considérable, c'est justement leur défaut. Leurs balles, d'un diamètre trop grand, offrent trop de résistance pour pénétrer profondément dans les chairs aussi fermes que celles de certains gros pachydermes. APPENDICE 433 L'avantage de leurs projectiles, quand ils touchent une bête, c'est de lui donner une commotion formidable. J'ai, à plusieurs reprises, jeté à terre — et fait tomber les tout gros au moins sur les genoux, — des éléphants dont je n'avais qu'effleuré le cerveau en leur envoyant une 465 (11.625 m /m). J'ai, avec des expansives 465, jeté des buffles les quatre pattes en l'air, mais ces bêtes se relevaient et étaient souvent perdues pour moi, si je ne parvenais pas à les achever du second coup en les touchant en un point vital. Ce sont des carabines excellentes pour briser la charge d'un de ces monstres, charge qui est toujours à redouter. C'est une arme dont il faut vous munir si vous pouvez vous l'offrir ; mais, c'est que vous êtes décidé, dans ce cas, à vous spécialiser dans la chasse et alors une carabine ne suffit pas. Munissez-vous également, si vous êtes décidé à devenir un chasseur, d'un petit calibre, car la 360 à 400 (g à 10 m /m) — que je préconise comme le type de l'arme à acheter et qui, je crois, sera assez difficile à trouver dans le commerce, — ou la 450, 577, 600, etc., tirent des cartouches d'un poids exagéré ; il ne serait pas pratique de les transporter si vous deviez en emporter deux ou trois mille, quantité qui vous serait nécessaire pour une longue et fructueuse expédition. Cette troisième arme sera d'un calibre variant entre 240 (6 m /m) ' et 320 (8 m /m). C'est d'elle que vous vous servirez le plus sou- vent ; ce sera l'arme la plus précise que vous emploierez pour tirer à 200 et même à 300 mètres. Cependant, quoique la trajec- toire de sa balle se rapproche le plus de l'horizontale — car c'est dans ce modèle d'arme que l'on a obtenu les plus grandes vitesses initiales, — j'y ferais mettre une hausse à 50 mètres, ainsi qu'à toutes mes autres carabines. Car certains coups, quoique tirés à courte distance : 10, 25 et 50 mètres, exigent souvent beaucoup de précision. En résumé, trois armes à balle pour les spécialistes : Petit cahbre à répétition 240 à 320 (6 à 8 m /m) ; 28 434 '-^ TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE Calibre moyen, 360 à 400 (9 à 10 m /m) ; Gros calibre, 450 ou 577. Toutes les trois doivent être des armes modernes les plus puis- santes et les plus perfectionnées que l'on ait faites jusqu'à nos jours. Il serait à recommander d'emporter de réserve un second calibre moyen au cas où il vous arriverait un accident mettant hors d'usage l'une ou l'autre de ces carabines. Examinons maintenant pour quel animal l'on donnera une préférence à l'une ou à l'autre de ces armes, et pour quelles bêtes, suivant l'organe visé, on peut les employer. Le petit calibre tirera à balle expansive les animaux peu dan- gereux qui ne dépassent pas 300 kilos, c'est-à-dire toutes les antilopes, exception faite pour le Waterbuck, le coudou et l'élan (Taurotragus), bien qu'à défaut d'autre arme, vous pourrez obte- nir un résultat assez satisfaisant en les chassant avec ce calibre. A balles lisses — ces armes sont en général très précises et ont une pénétration énorme, — vous attaquerez de très gros mammi- fères en tirant seulement au cœur ou au cerveau, même pour l'éléphant. Le calibre mo}'en à balle expansive sera choisi de préférence pour les toutes grosses antilopes : gros Waterbuck, coudons, élans. Mais, pour certains adultes de ces espèces, les lisses ne seront pas trop pénétrantes. Pour les lions, l 'expansive sera excellente, tandis que la lisse s'emploiera pour tirer au flanc des pachydermes (le buffle y compris, quoiqu'il n'en soit pas un). Pour l'éléphant, il faudra, pour arriver à un résultat assez rapide, que cette arme ait une pénétration considérable ; elle sera obtenue si ses données se rapprochent de celles que je mentionne pour la 360 à 400 pré- conisée. Enfin, une 450 à 600 ne servira qu'à tirer sur les tout gros ani- maux et à chercher à arrêter leur charge, le cas échéant. Seule, APPENDICE 435 sur le buffle, l'cxpansive pourra être utilisée et encore est-elle à déconseiller. La lisse devra toujours être employée pour l'hippo, le rhino et l'élcphaut. Chez ce dernier, à bien des places, aux dé- fauts de l'épaule, par exemple, je ne lui reconnais pas assez de pénétration pour entraîner une mort certaine ; aussi, je la décon- seille. Si vous désirez tirer au flanc d'un de ces pachydermes, prenez une balle plus effilée qui donne, par sa grande pénétration, un résultat parfois plus lent mais qui atteindra les poumons et les trouera avec certitude. Je ne dis pas qu'il faudra, pour faire usage de vos armes, vous en tenir rigoureusement à cette classification sommaire ; du reste, lorsque vous aurez vos carabines en main depuis quelque temps, vous pourrez juger de leur effet, et vous saurez choisir rapidement, en chasse, celle à employer Cependant, souvenez-vous que l'on apprend tous les jours et que l'effet des balles sur les animaux ne peut être connu par quelques essais. Les lunettes télescopiques (voir photogravure), que l'on a employées ces dernières années, ne me semblent pas devoir donner ce que l'on en avait espéré. J'ai utilisé, durant deux voyages sous les tropiques, une lunette de première marque ; elle m'a permis de juger qu'elle n'était pas indispensable au tir durant le jour. Je résume brièvement les avantages et désavantages que je lui ai trouvés : elle permet, au clair de lune, à 30 ou 40 mètres, un tir précis; pour l'affût, elle est excessivement précieuse. Durant le jour, elle donne un tir de haute précision, à condition de pou- voir appuyer l'arme, ce qui est rarement possible ; elle permet, par son grossissement, de mieux distinguer, dans les herbes, les animaux qui s'y dissimulent. Pour ceux qui trouvent difficilement leur ligne de mire, ils n'ont plus qu'un point à envisager : c'est une simplication. Par contre, elle a des désavantages très mar- qués : non appuyée, elle ne m'a jamais permis de tirer plus juste qu'avec les moyens ordinaires ; quand un animal est à la course.. 436 A TRAVERS l'AI-RIQUE ÉQUATORIALE on le trouve difficilement dans le champ visuel ; par temps de pluie, elle est inutilisable. Que le chasseur tire en employant une lunette ou un guidon ordinaire, il doit toujours avoir recours à ses hausses de 100, 200, 300... mètres suivant la distance qui le sépare du gibier. Plus la vitesse initiale du projectile est grande, moins l'emploi des hausses a d'importance dans la justesse du tir, et en général pour les petits calibres, 275 par exemple, dont la balle approche parfois 900 mè- tres à la seconde, de vitesse initiale ; jusqu'à 300 mètres on emploie la même hausse, la trajectoire du projectile se rapprochant de l'horizontale, la flèche de l'arc qu'elle décrit est si minime que, jusqu'à 300 mètres, elle n'influence guère le résultat du tir. Mais, dans la plupart des armes, la vitesse initiale étant moindre, sur- tout pour les gros calibres, la flèche de l'arc de la trajectoire grandit suivant l'augmentation du poids du projectile et l'abaissement de sa vitesse initiale, si bien que des hausses sont utiles de 100 en 100 mètres et même de 50 en 50 mètres. Il est nécessaire, avant de tirer, de mettre la hausse qui convienne et, pour cela, il faut juger exactement de la distance qui vous sépare du gibier. C'est dans cette approximation que le chasseur se trompe très souvent, même celui qui a une certaine habitude de la brousse. Cause évidente d'insuccès quand on tire sur une cible assez éloignée (200, 300 et 400 mètres), avec des armes de vitesse initiale peu considérable. Pour ceux qui commettraient des erreurs assez sérieuses dans l'estimation des espaces, l'emploi d'un télémètre devient indispensable. Certains télémètres constniits pour la chasse donnent les distances exactes presque instantanément, de 0 à 500 ou 600 mètres, avec approximation de 25 en 25 mètres. Ce sont des lunettes à prismes assez volumineuses (voir figure), et d'un prix assez élevé, qui fait souvent hésiter l'amateur. EUes peuvent servir également à estimer la largeur d'une rivière, d'une vallée, des longueurs de routes, etc. Je n'en donnerai pas la descrip- LUNETTE TELESCOPIOUE MONTÉE SUR UNE CARABINE EXPRESS TÉLÉMÈTRE A PRISMES André Pilette. A travers l'Afrique Équatnriale. APPENDICE 437 tion ni les explications théoriques, qui peuvent être trouvées dans les catalogues des grandes maisons d'optique qui les fabri- quent. Je signale simplement l'utilité du télémètre et la nécessité de le posséder. Nombre des carabines à un canon (arme à répétition), portent deux détentes. La première devient très douce en pressant au préalable sur la seconde ; c'est un perfectionnement qui n'est pas absolument nécessaire, mais qui peut rendre des services et donner un tir plus précis à certains tireurs qui poussent trop brusc[uement sur la gâchette. Cependant, j'aime que toutes mes armes aient une détente d'une douceur uniforme, se déclenchant toutes sous une même pression du doigt, cela donne plus de régu- larité dans le tir quand on se sert de plusieurs carabines. Je ne connais pas toutes les formes de points et de crans de mire, mais, parmi ceux que j'ai employés, le point de mire que je préfère pour la chasse est rond et très petit. Du côté du tireur, la circonférence doit être de préférence en émail. C'est une matière qui, dans les endroits sombres, prime, de loin, le cuivre, l'argent, l'ivoire et bien d'autres qui ne lui sont nullement supérieurs comme luminosité. Elle a le défaut d'être fragile ; en prendre de rechange ne serait pas trop prudent. Le cran de mire ayant simplement la forme d'un angle obtus a une fine ligne argentée qui descend perpendiculairement du fond de l'angle jusqu'au canon du côté de l'œil du tireur. C'est au sommet de cette fine ligne luisante que viendra se placer le point de mire au moment de viser. Vos carabines doivent toujours être au droit de votre couche, car vous pouvez être amené, en vous défendant, à tirer avec tant de précipitation que ce tir peut être assimilé au tir du fusil de chasse. Cela vous permettra également, après avoir épaulé, d'avoir très rapidement votre ligne de mire pour tirer les animaux à la course. Je crois que les armes automatiques doivent être actuellement 438 A TRAVERS LAFRIQUE ÉQUATORIALE repoussées pour la chasse des très gros animaux en Afrique. Elles permettent, certes, un tir plus rapide mais, par contre, leur puissance est inférieure à beaucoup d'autres carabines à répétition du même calibre. Quels sont les avantages principaux des carabines à deux canons dites Express, sur celles à répétition à un canon ? En général, le système de fermeture de l'Express est plus solide et permet le tir de charges de poudre plus considérables ; de plus, ces carabines permettent de tirer deux coups consécutifs sans recharger l'arme, mais pas si rapidement que pourraient le croire ceux qui ne sont pas très versés dans l'emploi de ces carabines. Il faut savoir qu'après chaque détonation, suivant l'importance de la charge de poudre, ces armes reculent, ont une tendance à \-ous sauter des mains et vous font perdre la ligne de mire que \'ous devez reprendre pour retirer. En se servant de l'arme à répé- tition, assez nombreux sont les chasseurs africains qui profitent de cet instant pour recharger en actionnant leur verrou sans désépauler, moyen qui permet un tir rapide. Mais quoi qu'il en soit, pour tirer deux coups de feu consécutifs, l'Express est plus rapide, sans compter qu'on peut les lâcher tous deux en même temps. Par respect pour ma joue et mon épaule, je ne me suis jamais permis semblable expérience, mais elle serait à faire quand on a la certitude de ne pouvoir tirer qu'ime seule fois sur une bête qui va disparaître. Je crois qu'avec de forts calibres vous pouvez être bien campé sur vos jambes pour ne pys vous asseoir après l'explosion. Par contre, les doubles canons sont beaucoup plus pesants et moins facilement réglable? poui une précision parfaite. Le poids d'une arme a une importance primordiale pour le chasseur ; il doit toujours chercher à ce que ses plus gros calibres soient inférieurs à 5 kilos ; passé cette limite, un homme de consti- tiition moyenne ne peut plus la manœuvrer avec facilité, et il se APPENDICE 439 pourrait même qu'en Afrique, à cause du climat débilitant, il lui devienne impossible de s'en servir. Il faudra choisir des carabines qui vous soient légères car, à la suite de maladies, d'épuisement, vos forces faibliront à coup sûr sous le soleil des tropiques, et pour vous servir alors d'une arme, son poids devra être bien propor- tionné à vos forces. Les carabines 8 et 4, qui sont des prtits canons portatifs, ne sont plus de notre temps. L'intérêt minime que présentent pour le vrai chasseur les « Para- dox » tirant dans les mêmes canons le plomb et la balle, ou les Express mixtes tirant d'un canon à balles, de l'autre à plombs, me force à les passer sous silence. Du reste, je ne puis traiter que sommairement la plupart des questions qui figurent dans l'appendice de cet ouvrage car rien que la balistique exposée complètement exigerait un volume. Pour se défendre dans un corps à corps ou à très courte dis- tance — ou vu le poids minime des cartouches, — pour achever les animaux blessés, un revolver ou un pistolet automatique est nécessaire. J'ai employé, à cet effet, un petit calibre 6.35 m /m; c'est un tort pour l'usage auquel il est destiné : il faut employer un gros calibre 8 à 10 m /m, très puissant, et chercher à ce que cette arme soit légère car. pratiquement, elle ne doit jamais vous quitter et avoir à la ceinture un poids trop grand est désagréable et fatigant. Pour le chargement facile et rapide, le pistolet auto- matique est très pratique : il tire, à mon avis, une balle de trop petit calibre et, à tort pour certains usages, pas expan- sible. Armes et munitions. — Fusils de chasse calibre 12 et cartouches. — Carabine petit calibre. — Carabine calibre moyen. — Carabine gros calibre. — Pistolet ou revolver et cartouches. 440 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE Tableau approximatif de proportionnalité pour chasser en Afrique équatoriale pour : Petit calibre — 500 1 t ^^' ^^° ( Lisse 150 1000 / cartouches 1 à balle ) -^ ,u . ^ j ^^P- ^5° / Calibre moyen — 35° W pourca- \ / Lisse 200 rabine. / i Exp. 50 \ Gros calibre — 150 < -^ . ^ ( Lisse 100 Lunette télescopique (s'adaptant sur le petit ou mo^-en calibre). — Protège-œil en caoutchouc (si la lunette est assez près de l'orbite). — Télémètre. — Fourreau de cuir, boîte ou autre emballage pour fusil et carabine. — Ceinture pour cartouches. — Petites sacoches cartou- chières pour fixer à une ceinture. — Un extracteur universel. • — Char- geurs pour carabine à répétition. • — Couteaux de chasse. — Chaise de chasse. — Fusées détonantes. — Corne d'appel. — Graisse et huile. — Corde avec ramoneuse et chiffon. — Lunettes d'approche de jour et de nuit (d'un grossissement faible pour la nuit (3 fois) et pour le jour (de 6 à 9 fois). — 2 carniers (pour transport : cartouches, nourri- ture, boisson, boussole, altimètre, couteaux, etc.). Points vitaux et sensibles à atteindre chez les animaux. — Quoique les grands mammifères aient une conformation anatomique se rapprochant assez l'une de l'autre, leurs tailles diverses forcent à parler surtout des plus gros séparément. Vous trouverez, dans les lignes qui suivent, le moyen de les abattre au plus vite ou, suivant les circonstances, à chercher à les metti'e dans l'impossi- bilité de se défendre, de nuire ou de fuir. L'organe le plus vulnérable, chez tous, est le cerveau, mais chez certains, il atteint une dimension si réduite qu'il faut renoncer à le \'iser. Chez d'autres, il est difficile à repérer et, par conséquent, à toucher. Quoique l'éléphant africain ait le cerveau très petit — il dépasse rarement une dizaine de kilos, — comparativement à son crâne POINTS VITAUX A ATTEINDRE CHEZ LES GRANDS MAM.AIIFF.RES AFRICAINS (face) ELEPHANT (profil) vertébrées cervicales RHINOCÉROS André Pilette. A travers l'Afrique Équatorinle. APPENDICE 441 qui, sans défenses, atteint assez couramment de 60 à 80 kilos, il est cependant suffisamment grand pour être touché à la cara- bine ; il aiïecte une forme ovale et est logé dans une cavité assez basse et en arrière. L'œil, l'entrée de l'oreille, les plis supérieurs de la trompe sont trois points qui vous renseigneront assez exacte- ment sur sa position. Considérez que vous soyez au même niveau que le pachyderme et que celui-ci se tienne immobile dans une pose normale. De profil. — Prenant une ligne imaginaire qui joindrait l'œil à l'entrée de l'oreille — qui est un peu plus haute que l'organe de la vue, — vous viserez presque le milieu de cette ligne entre les deux points précités ; la balle devra porter de préférence vers l'entrée de l'oreille. Si vous êtes très près de l'animal, 3 ou 5 mè- tres, visez nettement au-dessous de la ligne. Si vous êtes plus éloigné — 7, 10 ou 25 mètres, — tirez sur la ligne ou très légère- ment au-dessus (toujours à balle lisse). De face. — Sur toute la longueur de la trompe se trouvent de grands plis parallèles qui ressemblent à des anneaux concen- triques ; à l'approche du front, ces plis cessent d'une façon très visible et presque nette. C'est au milieu du front, un peu au-dessus du dernier pli que vous viserez, de 5 à 8 centimètres, suivant la taille de la bête, en observant toujours la loi de rapprochement ou d'éloignement. Il arrive, en forêt, que les plis ne sont plus visibles, tant il fait sombre dans la haute futaie ; dans ce cas, vous prendrez une ligne imaginaire qui joindra les deux yeux. Cette ligne coïncide à peu près avec le dernier pli ; vous n'aurez qu'à viser au milieu et légèrement au-dessus. Il se peut que l'animal, ou tous les animaux en général, ne se présente pas comme dans les deux exemples qui nous occupent et que, de plus, il soit plus haut ou plus bas que le chasseur. Je ne puis pas envisager toute? les façons dont il pourra vous apparaître, mais si vous avez bien saisi les deux cas envisagés plus haut, il vous sera aisé de repérer 442 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE immédiatement l'endroit à viser pour toucher le cerveau. C'est ainsi que la balle pourra pénétrer dans le crâne par le tuyau de l'oreille, au-dessus ou dans l'œil et même par le sommet du crâne s'il vous arrivait d'observer le proboscidien d'un arbre qui le domine. Le coup au cerveau est tout à fait de précision et il ne faut pas le risquer à plus de trente ou quarante mètres, surtout si vous avez l'occasion de vous approcher de la bête. Si elle est assez éloignée, et qu'elle vous présente d'autres parties, choisissez un autre organe. Le cerveau fut toujours, à la chasse à l'éléphant, mon coup favori; je l'ai réussi à maintes reprises. Certes, j'ai essuyé quelques insuccès, mais je persiste dans mon idée : c'est que si vous tirez d'assez près, de dix mètres à trente mètres, et que l'émotion ou la peur ne vous font pas trembler, vous pouvez hardiment tirer à la tête chez ce pachyderme. Je ne vois que deux animaux qui, par leur vie aquatique, obh- gent très souvent le chasseur d'Afrique à tirer au cerveau : c'est l'hippopotame et le crocodile. Tous deux nagent en ne laissant généralement émerger que le sommet du crâne ; ils ne vous laissent donc, quand ils sont à l'eau, qu'un seul organe \atal à atteindre. Si, par contre, ils sont à la rive, à proximité de leur élément, il est bon de les toucher mortellement ; sinon, blessés, ils ont le temps de rentrer à l'eau où ils se perdent. Je ne les considérerai, tous deux, que de profil : pour l'hippo, tout comme pour l'éléphant, joignez l'œil à l'entrée de l'oreille et tirez au milieu et au-dessous de la ligne considérée (5 à 6 centi- mètres). L'organe cérébral est ici encore plus réduit que chez l'éléphant. En ce qui concerne les crocodiles, si vous êtes un peu plus haut que l'animal, tirez dans l'œil ; ou juste au-dessous si vous êtes au même ni\-eau. A terre, touché au cerveau, vous verrez souvent le croco faire un saut et retomber inerte sur le dos. Si vous en êtes APPENDICE 443 éloigné, pour plus de ceititude tirez au milieu du cou ou, au corps, dans le prolongement de la patte avant avec, de préfé- rence, un gros calibre pour avoir des chances de l'empêcher de regagner l'eau. Je pourrais encore considérer l'hippopotame et le crocodile de face ; le premier, surtout, se présente souvent ainsi quand il vous regarde, mais comme il tient la tête tantôt basse, tantôt haute, je m'abstiendrai d'étudier le point à viser dans ces mul- tiples attitudes. Ce que j'en ai dit, quant au profil, suffît pour permettre au chasseur, après un court raisonnement, de repérer le cerveau chez tous deux. L'éléphant a été envisagé au repos dans une attitude normale, mais quand il charge, son crâne ne se présente plus du tout comme lorsque, au repos, il se tient immobile : la trompe en l'air, la tête haute, il fonce sur son ennemi, ce qui rend presque impossible, ou tout au moins très difficile, le coup au cerveau. Par contre, le poitrail est, alors, en grande partie découvert et offre une belle cible au chasseur. Mais quel est celui qui possède une arme assez puissante pour arrêter, en la touchant à la poitrine, cette masse qui fonce sur lui ; il faudra un calibre 4 ou 8 pour faire stopper le monstre. Il n'y a qu'un de ces projectiles qui, par son poids énorme, — 80 à 100 grammes, — puisse frapper efficacement le colosse. Comme ces petits canons ne sont plus employés, il faudra se défendre avec une 450 ou une 577 c|ui n'aura probablement pas assez de pénétration pour atteindre le cœur 'chez un très gros mâle, en pénétrant par l'avant de la poitrine. Du reste, touché au cœur, cette blessure n'arrêterait parfois pas un de ces pachy- dermes en colère. Dès lors, il vaut mieux, pour arriver à ce but, de tâcher de l'assommer ou d'ébranler sa volonté par un coup placé adroitement à la tête, un projectile dans le genou l'arrê- tera ou, tout au moins, ralentira considérablement sa course et vous permettra de l'achever en toute sécurité. Mais il faut que 444 --^ TRAVERS L'AFRIQUE ÉOl'ATORIALE les membres soient visibles ; il faut aussi être très adroit pour réussir un tel coup de carabine. Une patte cassée chez tous les pachydermes et chez le buffle les force à se mouvoir avec lenteur ; chez les autres animaux, plus le poids et la taille diminuent, moins ils sont empêchés de fuir sur trois pattes, et les petites antilopes, ainsi handicapées, décampent comme des lièvres. Après le cerveau, le cœur est, chez tous les animaux, un organe très vital et il a, chez les pachydermes et chez le buffle, une dimen- sion suffisante pour songer à le viser utilement en chasse, à une certaine distance (40 ou 60 mètres). Mais s'il a l'avantage d'offrir une cible plus étendue, le cœur est cependant plus difficile à repé- rer et, par conséquent, présente de ce chef des chances d'insuccès. Insuccès parfois partiel, puisque, souvent, le projectile va se loger dans les poumons, occasionnant une mort certaine, mais beaucoup plus lente. L'aorte est encore plus sensible que le cœur. Mieux vaut fixer par le dessin les points sensibles à toucher chez les bêtes, et les quelques dessins schématiques qui accom- pagnent ce texte en disent plus long que les interminables descrip- tions que je pourrais faire sur ce sujet, afin d'indiquer au tireur l'endroit exact qu'occupent le cerveau, le cœur et certains autres organes vitaux chez les principaux et différents animaux qui peuplent la brousse africaine. Suivant les sujets et les circonstances, il ne faut pas toujours, toucher le cœur pour s'appropiier, sans trop de difficultés, un gros et dangereux animal ; sauf pour l'éléphant dont la mort est lente à venir, si elle n'est pas problématique, dans bien des cas un projectile d'une arme de premier ordre, 450 ou 577, au poumon d'un hippo — s'il est à teiTe ou s'il émerge de l'eau à grande dis- tance,— d'un rhino ou d'un buffle, suffit pour qu'ils tombent dans un délai assez court. Comme on tire souvent sur ces bêtes à une centaine de mètres, c'est presque toujours l'organe de la respira- POINTS VITAUX A ATTEINDRE CHEZ LES GRANDS MAMMIFERES AFRICAINS omoplate et épine dorsale cerveau cœur région pulmonaire LION épine dorsale vertèbres cervicales dorsales lombaires pelviennes BUFFLE région cardiaque vertèbres cervicales HIPPOPOTAME André Pilette. A travers l'Afrique Équatoriale. APPENDICE 445 tion que l'on vise ; de même chez les animaux de taille moindre, dont le cœur a une dimension beaucoup trop réduite. S'il vous est possible de vous approcher à 40 ou à 50 mètres d'une très grosse bête — ce qui est assez fréquent, ■ — vous pouvez alors hardiment viser le cœur car, sauf dans le cas où vous atteindriez votre victime trop bas et trop en avant, vous perforeriez, à défaut du cœur, les poumons qui entourent l'organe précité, ce qui n'amènerait comme résultat qu'une différence dans la durée de temps qui le conduit vers l'agonie. Mais, comme il faut toujours partir du principe de tuer dans le plus bref délai, pour empêcher la fuite ou l'attaque du blessé, il est toujours préférable d'atteindre les organes très vitaux. L'hippo est un amphibie de peu de vitalité ; même des petits calibres ont rapidement raison de sa structure monstrueuse. En ne le touchant qu'aux poumons, on le voit s'effondrer après quel- ques mètres de course. Il n'en est pas de même du rhino. Aussi, chez celui-ci, le coup au cerveau est à envisager comme plus cou- rant, surtout à courte distance. Il est à conseiller que le projectile qu'on lui destine soit très pesant car, même s'il ne fait qu'effleurer cet organe, la bête sera certainement assommée par la commotion. Chez le buffle, prendre le cerveau comme cible n'est pas à recom- mander : si j'ai, un jour, risqué le tout pour le tout, c'est parce que je n'avais en main qu'une petite carabine et qu'un buffle blessé se présentait de face à quelques mètres de moi, l'air mena- çant. C'est pour des cas semblables, mais assez exceptionnels, que je signale nombre de coups différents, afin que le chasseur, dans n'importe quelle circonstance, puisse se défendre avec chance de réussite et ne soit jamais à court de connaissances pour loger, à des ennemis aussi dangereux, une balle qui conjure tout malheur. Vu de profil, le cerveau des rhinocéros africains (R. simus et R. bicornis), est atteint en visant quelque peu en avant la base du cornet, forme qu'affecte l'oreille. Quant au cœur, chez les trois 446 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE pachydermes, vu leur structure massive, leur embonpoint, la forme de la cage thoracique, leur tissu débordant de toutes parts, le chasseur peut se tromper sur son emplacement, par conséquent sur la cible à choisir. Chez le rhino et l'hippo, on peut viser derrière l'épaule dans le prolongement de la patte avant, un peu plus bas que la mi-hauteur du corps. Chez l'éléphant, la bordure extérieure de l'oreille peut servir à déterminer le point de repère, mais comme l'oreille peut différer de forme et de grandeur d'une espèce d'élé- phant à l'autre, il est impossible de choisir avec certitude la partie à atteindre par rapport à l'oreille, à moins de connaître en détail toutes les variétés d'éléphants africains qui peuplent le continent noir, ce à quoi personne ne peut prétendre. Déjà pour le coup au cerveau, les crânes peuvent varier de forme, et ce qui est vrai pour tuer par un coupa la tête telle variété, peut ne pas l'être pour telle autre. Je ne considérerai donc pas l'oreille pour déterminer approxi- mativement l'emplacement du cœur chez les éléphants africains, à vous de le faire si vous ne chassez qu'une variété, sur laquelle vous auriez le temps d'effectuer des recherches semblables. En général, — abstraction faite des espèces inconnues ou peu connues, exemple : les éléphants nains, — le cœur est situé un peu au-dessus de la mi-hauteur du corps et sur une ligne perpendiculaire, qui quitterait l'horizontale légèrement derrière la patte avant du pachyderme au repos. Pour marquer une préférence de plus pour le coup au cerveau chez l'éléphant, je rappellerai que les gros mâles entourés des femelles et des éléphanteaux, ne permettent souvent pas le coup au flanc, tout comme lorsqu'ils sont partiellement cachés par la végétation. Touché au cœur, le proboscidien fuit souvent aveu- glément, parfois sans méchantes intentions, dans votre direction, entraînant à sa suite la harde ou une partie qui, dans son affolement, menace de vous écraser ou de piétiner un de vos APPENDICE 447 serviteurs qui se trouverait malchanceusement sur son passage. Chez tous les animaux, il y a encore la colonne vertébrale. Touché quelque peu avant la naissance de la queue, surtout par une balle de fort calibre, l'éléphant tombe sans pouvoir se relever et permet au chasseur de l'achever par un coup plus classique. C'est que ce pachyderme, surtout en forêt, ne laisse souvent voir, au travers de l'inextricable végétation, qu'une minime partie de son être gigantesque, et qu'il faut profiter d'un instant favo- rable, quel que soit le point sensible présenté, pour se rendre maître du colosse, en lui envoyant, au moment voulu, un projectile approprié. Le rhino, l'hippo et le buffle touchés au cou dans les vertèbres cervicales, tombent et ne bougent plus. Dans les ver- tèbres dorsales et lombaires, ils sont au moins jetés à terre. Les apophyses variant assez de grandeur suivant les bêtes, il faut s'efforcer d'atteindre le trou des vertèbres où passe la moelle épinière. Un coup très efficace, surtout chez les félins, c'est de leur briser l'omoplate ; le bris de cet os les empêchera de bondir et vous garantira des sauts qui sont toujours à redouter de la part du lion ou du léopard. Après avoir traversé l'omoplate, si le projectile passe assez haut, la colonne vertébrale est touchée et c'est alors un coup instantanément mortel. Quand une bête vous charge, il faut le plus possible, se mettre, avec la carabine épaulée, au même niveau que le point que l'on vise chez l'animal qui vient vers vous. Il s'avance alors presque comme une cible fixe, qui grandit en se rapprochant, et vous n'avez pas à vous préoccuper, au moment où l'on presse la détente, de tirer en avant du point que l'on désire atteindre. Cet espace est toujours à considérer chez les animaux qui se déplacent, espace qui doit grandir suivant la vitesse de course du sujet et la distance qui vous en sépare. Quand un lion charge, mettez de préférence, si la végétation le permet, un genou en terre avant de tirer pour 44S A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE l'arrêter, tandis que, pour un buffle, restez debout ; toutefois, si vous trembliez, il serait préférable de rester à genou, vous atté- nueriez sensiblement, par ce moyen, l'agitation qui risque de vous faire manquer le but. Le coup au cerveau, chez les félins, n'est à pratiquer qu'à courte distance et surtout utile de connaître au cas où, terrassé, vous auriez des chances, au revolver, de réduire votre agresseur à l'im- puissance par un coup à la tête. Chez le lion, le cerveau n'est guère plus développé qu'une pomme de grandeur moyenne ; il est situé un peu plus haut que l'œil et de 8 à 10 centimètres en arrière de l'orbite. Chez les vieux mâles à crinière, la forme exacte du crâne n'est pas apparente, car il se perd, ainsi que le cou, dans une four- rure des plus touffues ; c'est la raison pour laquelle il faut prendre l'emplacement de l'œil, comme point de repère, pour arriver à déterminer celui de la cavité cervicale. Je me suis déjà trop étendu sur la question que je traite ici, vu qu'elle est trop vaste pour la développer en détail dans cet ou- vrage ; ce que j'en ai dit servira, j'espère, utilement au chasseur débutant et je conseille fort à mes successeurs de dépecer au moins les animaux types qu'ils tueront, et cela pour se rendre compte exactement du chemin suivi par le projectile, des dégâts occa- sionnés sur son passage et surtout pour connaître l'anatomie des mammifères. Ils apprendront ainsi rapidement et sûrement à tirer au bon endroit et rectifieront les erreurs qu'ils pourraient commettre. Retenez qu'un peu de pratique vaut souvent plus que beaucoup de théories et munissez-vous du nécessaire pour découper, même chez les plus gros animaux, les organes à étudier. N'hésitez pas à scier un crâne d'éléphant ou à déchiqueter le flanc d'un pachj'derme pour savoir exactement où est logé le cerveau ou le cœur. Je crois inutile de parler de plus petits animaux que ceux précisés : si vous êtes capable d'abattre les gros, je vous promets APPENDICE 449 pleine réussite auprès des antilopes, cochons, zèbres, girafes, etc. Tâchez, après avoir acquis de la théorie, de vous servir de vos armes avec adresse, de les manier parfaitement et surtout, oui, surtout, faites appel à tout votre sang-froid, réagissez contre le trac qui a si souvent paralysé, dans les instants critiques, nos Tar tarins autant du nord que du midi. Pistage. — Si vous êtes bon tireur, vous vous imaginerez, avant votre départ, que vous devez indubitablement réussir à la chasse. Mais détrompez- vous : il y a encore en Afrique, et cela ne s'apprend que sur place, toute une science que vous n'acquer- rez qu'à la longue, dans laquelle vous deviendrez chaque jour plus savant à condition de faire preuve de beaucoup de sagacité : c'est le pistage. Il me faudrait bien des pages pour vous le décrire et encore n'y arriverais-je que péniblement. Je préfère vous en donner une idée par un aperçu ; si vous êtes appelé à y avoir recours, vous trodverez des nègres qui en sont des maîtres incontestables et les pygmées Mambuti peuvent être comptés parmi les plus savants. Chaque région a sa faune et sa flore ; celui qui y habite et qui y chasse sera toujours plus compétent que les étrangers. C'est pour cela que vous ne pouvez prétendre acquérir une compétence bien approfondie étant donné vos déplacements continuels qui vous conduisent de la prairie à la forêt, de la plaine à la mon- tagne. Dans chaque région, il faudra avoir recours, le plus pos- sible, à un pisteur du pays même, à défaut duquel vous emploierez le ou les noirs qui vous accompagnent d'habitude à la chasse. J'admets qu'à la longue, vous puissiez acquérir des connaissances suffisantes pour vous en tirer seul, mais jamais elles ne seront comparables à celles d'un vieux chasseur indigène qui opère dans sa région qu'il connaît parfaitement. Si vous voulez vous éviter des fatigues et vous mettre en chasse 29 450 A TRAVERS l'AFRIQUE EQUATORIALE avec des chances de tuer une grosse bête, vous ferez bien d'en- voyer aux quatre points cardinaux, des hommes qui viendront vous prévenir dès qu'ils auront découvert des animaux, ou, tout au moins, des traces fraîches. Les empreintes qui apparaissent en général le mieux au chas- seur Font celles des pieds et des pattes qui, suivant la nature du sol, marquent plus ou moms distinctement. Ces traces vous révé- leront le genre de bêtes qui a passé en cet endroit. De plus, dans chaque genre, vous pourrez distinguer les espèces, car chacune de celles-ci aune patte qui marque assez différemment. Ayant reconnu une espèce déterminée, la grandeur vous renseignera sur la taille, parfois sur le sexe, sur le sens de sa marche, la rapidité avec laquelle la bête avançait et bien d'autres indications, dont je ne cite ici que les principales. Les pachydermes ont les pattes les plus grandes ; leurs traces sont aisément reconnaissables. Chez l'éléphant, la sole du sabot avant est presque ronde, tandis que celle de derrière est ovale. Il semble que cette différence est moins marquée chez les femelles. Les pieds de devant, chez l'éléphant d'Afrique, portent quatre ongles ; ceux de derrière, trois. La surface de la sole est couverte de nombreuses indentations qui marquent très apparemment. Le rhinocéros, dont la patte peut être confondue avec celle de l'hippopotame, s'en distingue en ce qu'il n'a que trois doigts, tandis que le second en a quatre, disposés sur un sabot arrondi et qui, tous, s'appuient sur le sol durant la marche. Je ne donne évidemment que les différences qui peuvent intéresser un chasseur. Parmi les carnivores : les félins ont la patte semblable à celle du chat, cinq doigts devant, quatre derrière, à griffes rétractiles non visibles dans les empreintes. Celle du lion dépasse, de loin, celle du léopard ; elle peut approcher, en grandeur, du sabot d'un gros cheval. Il faut encore citer, dans cette famille, le cerval et les différents chats sauvages. APPENDICE 451 Parmi ceux aux griffes non rétractiles visibles dans leurs em- preintes, il faut citer : de la famille du chien, les cynhyènes ou loups africains et le chacal (Canidés), les hyènes (Hyénidés), les civettes et les mangoustes (Viverridés), le guépard (Félidés) à griffes partiellement rétractiles, le porc-épic, le fourmilier, le pan- golin, etc. Les quadrumanes laissent sur la terre des traces de main plus ou moins proportionnelles à leur taille. Souvent, ces traces pro- viennent des mains arrière, car ils avancent surtout en s'appuyant sur les membres postérieurs tandis que les antérieurs prennent appui avec les mains fermées, surtout pour les plus grandes espèces. Les ruminants, qui offrent le plus de variétés, ont les pattes fendues, tels les moutons et les bœufs ; mais les variétés d'anti- lopes sont si nombreuses qu'il serait excessivement difficile de se prononcer sur certaines empreintes, surtout que de nouveaux animaux se rencontrent chaque jour quand on voyage. Souvent, la sole des pattes avant est plus grande que celle des pattes arrière. Les ergots qui sont situés derrière et plus haut, touchent parfois légèrement le sol, surtout chez les bêtes âgées. Les cochons ont des pattes fort semblables à celles des ruminants. Les animaux qui se rapprochent du cheval, tels les zèbres et le couagga, ont un sabot fermé et sont solipèdes. Une longue pratique vous permettra de lire daub les empreintes presque tous les renseignements utiles au chasseur. Par les traces que laissent ses pattes, la bête aura écrit sur le sol son histoire : sa famille ou son espèce, son sexe, son âge, sa taille, l'espace de temps qui vous sépare de son passage, lequel vous sera indiqué par la fraîcheur de la coupe du sol si c'est sur la terre ; sur l'herbe, si elle est fanée, le passage datera peut-être de la veille. Des débris dé verdure, parfois tombée de la bouche des bêtes et couverte de bave, du sang des blessés ; enfin les excréments. 4^2 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE seront encore des indices très précieux pour renseigner le chas- seur. La plupart des animaux ne se préoccupent pas de leurs fumées. Cependant, certains — comme les éléphants et les hippos, — les dispersent tandis que d'autres, tels le lion et le loup, les recouvrent de terre à l'aide de leurs pattes. Les fumées vous renseigneront le plus sûrement sur la date de passage des bêtes, mais vous pourrez parfois marcher quelque temps avant d'en découvrir. Leur sécheresse, leur éclat, leur température et leur forme vous apprendront souvent ce que vous désirez savoir. Les antilopes déposent en général des petites olives ; les zèbres et les cochons des crotins ; ceux des trois grands pachydermes y ressemblent, mais la forme n'en est pas aussi bien observée. Les laissées des carnassiers sont encombrées de poils et blanchissent avec le temps. Suivant l'écartement des pinces, la profondeur des traces, l'espace qui sépare une patte de l'autre, le glissement et parfois la terre jetée en arrière (au galop), vous renseigneront sur la vitesse à laquelle les bêtes se mouvaient. Ce ne sont pas là les seuls indices ; on peut, si la végétation atteint une certaine hauteur, trouver sur les plantes et les arbustes mille renseignements. Des branches cassées, des plantes broutées, l'état de la rosée de la nuit, la boue que certains ont laissée aux feuilles après s'être roulés dans la \-ase : tout cela sera à observer rigoureusement en pistant. Pour les blessés, la quantité de sang perdue vous montrera l'endroit touché ; la teinte qui passe du rose au noir, le temps qui s'est écoulé depuis leur passage. Si je ne vous cite que quelques indices qui doivent vous mener à la réussite, c'est parce que la \Taie manière d'apprendre à pister, c'est de pratiquer sur place en compagnie d'un bon maître noir, et, quand vous aurez acquis cette science qui, au début, vous APPENDICE 453 paraîtra bien sombre, vous pourrez suivre les animaux sans ralentir votre marche et vous rendre compte immédiatement si vous pouvez espérer les rejoindre et vous les approprier, ce qui préoccupe toujours bien vivement le chasseur. TAXIDERMIE Pas plus que pour le pistage, je ne veux, par des écrits, vous enseigner la façon de préparer un oiseau ou une peau de mammi- fère que vous seriez désireux de faire naturaliser dans l'avenir. Ce sont des expérimentations qu'il faut faire sur des spécimens différents pour en connaître la méthode générale ; puis, suivant la conformation de l'animal, vous choisirez votre manière de faire, guidé par vos connaissances et votre bon sens. Posséder un précis, comme aide-mémoire, traitant cette question sera toujours utile. Mais j'insiste dans votre intérêt pour que vous fassiez votre apprentissage sous la conduite d'un praticien qui vous fera pré- parer certains spécimens d'Europe pouvant se différencier quelque peu de ceux d'Afrique, mais ils n'en seront pas moins d'un précieux enseignement. Entre le traitement de la dépouille d'une outarde, d'un éléphant, d'un crocodile et d'une tortue existent des diffé- rences assez notables. Comme, pour les expériences, on ne peut mettre à votre disposition une faune semblable, c'est sur quelques sujets typiques que devront porter vos premiers essais et vous perfectionnerez vos notions plus tard sur les bêtes si variées du continent noir. La structure de la tête et des pattes étant assez différente parmi les mammifères, il est à conseiller de faire son apprentis- sage sur un chat et sur une chèvre portant des cornes (la tête, y compris le cou et les pattes de la chèvre suffiraient), deux ani- maux typiques qui vous donneront suffisamment d'expérience 454 A TRAVERS l'AFRIOUE ÉQUATORIALE pour écorcher, comme il convient, les mammifères en général. Quoique les pachydermes, les équidés, les singes, les chiroptères diffèrent considérablement entre eux, puisque certains ont des sabots de forme très variable, des mains, des pattes palmées et même des membres aliformes, les deux exemples qui précèdent suffiront pour qu'un débutant puisse s'en tirer. Pour les oiseaux, le canard ou l'oie sont les sujets qui conviennent le mieux pour l'apprentissage. Pour certains volatiles, chez qui la tête est très grosse et la peau du cou très étroite, une incision faite à l'exté- rieur, dans l'épiderme, à partir de la base du crâne, est nécessaire pour la préparation ; de même pour les ailes. Les pattes trop fortes doivent être tranchées pour l'enlèvement des tendons, trois opérations qui sortent quelque peu de l'ordinaire et qui peuvent être montrées à l'élève sur une oie de basse-cour. On ne trouvera, dans le présent paragraphe, que quelques ren- seignements utiles sur la conservation des spécimens que peut abattre un chasseur désireux de rapporter des souvenirs de ses exploits cjmégétiques. Ces indications ne seraient que de peu d'importance pour un zoologiste avisé, dont le but serait de composer des collections très complètes sur la faune africaine de régions qu'il pourrait parcourir. Il est à souhaiter que, sous peu, le Musée du Congo, à Tervueren, imitant les musées étrangers, crée un ouvrage complet sur la façon de collectionner : la faune, la flore, les fossiles, les minéraux, etc., afin de pouvoir remettre à ceux qui aimeraient emplo5^er utilement leurs heures de loisirs en Afrique, une brochure leur indiquant la manière de réussir dans les recherches qu'ils pourraient entreprendre. Cet opuscule servirait aussi bien aux naturalistes professionnels qu'aux ama- teurs, les uns et les autres pourraient y puiser en temps voulu les renseignements utiles et, par la diffusion d'un teldivre, créer parmi les coloniaux une émulation qu'il serait temps de voir apparaître chez eux. APPENDICE 455 Je passe sous silence les poissons, tortues, batraciens, reptiles... puisqu'au point de vue du chasseur, ils ne pourront jamais figurer sur son tableau cynégétique. Seuls les crocodiles qui, souvent, y sont mentionnés exigeront quelques explications de votre profes- seur, surtout pour la tête. Considérant que sachant écorcher un animal, après avoir entiè- rement terminé le travail au scalpel, c'est-à-dire après avoir dédoublé les parties de la peau qui l'exigent et en avoir enlevé totalement la chair, vous vous proposez de la conserver, je vous documenterai sur les matières et la façon de les employer, ainsi que sur les quantités à emporter. Certaines personnes qui préten- dent savoir préparer, vous diront qu'elles n'ont jamais rien utilisé pour frotter les dépouilles, et qu'elles ont rapporté bien des choses en très bon état en les faisant simplement sécher au soleil. Cette méthode est certes la plus facile, mais la dernière que j'emploie- rais, car c'est celle qui donne les plus mauvais résultats, surtout à la saison des pluies, quand le soleil est rare, que l'air est chaud et chargé d'humidité. Il est inadmissible que, sous prétexte que l'on est amateur, on puisse moins bien faire les choses que les professionnels ; il n'y a qu'une façon de les bien faire : c'est celle que je me propose de vous exposer. Les peaux, après le découpage, sont lavées dans deux ou trois eaux (on peut y verser un peu d'acide phénique), afin d'enlever le sang qui les macule en maints endroits ; puis, après les avoir laissées égoutter pendant quelques, minutes, vous les étendez sur un tapis de tente, sur de l'herbe ou simplement sur le sol, les poils en dessous, la partie qui était attenante au tissu musculaire au dessus ; vous frottez vigoureusement avec un mélange de 2 /3 d'alun pour I /3 de sel, toutes les parties qui étaient en contact avec les chairs ou les cartillages, vous insistez surtout à la tête, aux extré- mités des membres, à l'anus, et, en général, sur toutes les parties charnues. Après avoir bien vérifié que pas le moindre repli n'a été 456 A TRAVERS L' AFRIQUE ÉQUATORIALE oublié, vous pliez la peau en deux dans le sens de la longueur, les poils à l'extérieur, en ramenant les pattes superposées sur le corps ; puis vous la roulez en commençant par la tête et la laissez dans ime caisse, de préférence à l'ombre, durant deux ou trois jours. Si vous confiez la préparation à un indigène, surveillez son tra- vail et vérifiez minutieusement, quand il prétend avoir fini, s'il en est bien ainsi. L'alim dégraisse et est astringent ; le sel conserve et rend impu- trescible en extrayant le sang. Telles sont les actions que ces matières ont opérées en pénétrant dans les tissus qui composent le derme jusqu'au jour où, retirant la peau de la boite, vous la tendez à l'ombre (jamais au soleil), sur une corde ou sur une perche de bois pour qu'elle s'égoutte et sèche. Ensuite, comme vous l'avez fait après le frottage, vous la pliez, mais cette fois les parties velues l'ime sur l'autre en glissant entre elles, si pos- sible, une étoffe ou du papier de façon qu'une séparation étrangère isole les deux faces qui pourraient entrer en contact. Vous y jetez de la naphtaline en poudre et en boules ; vous la roulez, la liez et vous en faites un ballot en l'emballant dans un morceau de toile bitumée. Vous aurez soin de ne pas laisser les parties dures, telles que les sabots, en contact direct avec la peau car, par le frotte- ment continuel durant le transport, la fourrure pourrait en souf- frir. Ainsi maintenue dans une atmosphère de naphtaline, jamais un insecte ne s'y attaquera ; elle pourra, en renouvelant de temps à autre l'insecticide, se conserver indéfiniment. On peut égale- ment, pour en éloigner les parasites, la frotter légèrement du côté des poils avec le mélange de sel et d'alun — la naphtaline ne de\aendrait plus alors qu'une mesure de précaution, — ou bien inonder la peau de térébenthine de façon que celle-ci parvienne jusqu'à la racine des poils et, par mesure de prudence, jamais trop exagérer, — en répandre quelque peu du côté cuir. La poudre de tabac se trouvant presque partout, peut servir à la rigueur, au APPENDICE 457 cas où l'on ne posséderait pas l'un ou l'autre des puissants insec- ticides précités. Préparées à l'alun et au sel, vos dépouilles peuvent, par la suite, tomber à l'^eau sans aucun danger ; il suffira même, après deux ou trois jours d'immersion, de les refaire sécher. L'hu- midité de la nuit n'aura aucune action sur elles, sauf de les rendre un peu plus souples par suite de l'hygroscopie du sel ; ce sera même un moyen de les assouplir quand on les aura laissé sécher trop longtemps et qu'elles deviendront cassantes pour les rouler. Dans la crainte d'avoir oublié de frotter un endroit de la peau, j'ai toujours, le lendemain, procédé à un second frottage pour plus de sécurité et cela avec un peu d'eau, qui permet aux matières employées de pénétrer plus rapidement dans les tissus. Si un point était oublié, les poils s'en détacheraient aisément sous la traction des doigts ; de plus, après un jour ou deux, une odeur fétide est facilement décelée si on l'approche du nez. Pour essayer de répa- rer en partie le mal, frottez les deux faces avec le mélange, mais très doucement du côté des poils. Quand un animal a été abattu, la décomposition en est rapide dans les régions tropicales. Le ballonnement observé chez tous, provient de l'air et des gaz qui augmentent à tout moment dans les viscères de la bête, soit en quantité à la suite des réactions intérieures facilitées par la chaleur, soit par la dilatation des fluides qui gagnent en volume par l'élévation de la température. Ces gaz n'étant plus évacués régulièrement par les voies natu- relles, filtrent au travers des tissus et amènent la rapide décompo- sition de la chair et de la peau. Une autre raison de décomposi- tion partielle rapide, raison extérieure celle-ci, c'est le dépôt, dans tous les liquides en général visqueux qui s'écoulent du nez, de la bouche, des plaies, etc., de larves de mouches qui s'y déve- loppent, endommageant l'épiderme aux endroits où elles évoluent. Pour éviter ces inconvénients, il sera bon de badigeonner, à 458 A TRAVERS L'AFRIOUE ÉQUATORIALE l'aide d'un désinfectant, les places qui peuvent sennr de lieux de ponte ; ensuite, d'écorcher la bête au plus tôt pour en séparer la peau des chairs. Si l'animal est pesant et qu'il a été tué loin du campement, il faut le dépecer sur place en ayant soin, pour cette opération, de l'amener à l'ombre ou d'en couvrir d'herbe ou de branches les parties auxquelles on ne travaille pas. Si le travail se fait lentement, il sera prudent de frotter avec le mélange, sel et alun, les parties séparées des muscles au fur et à mesure que l'on avance. Il faut toujours avoir en chasse, dans son sac, une certaine quantité du mélange précité et les instruments néces- saires pour dépouiller un sujet, afin d'avoir la certitude de rap- porter la peau en bon état ou de gagner quelques heures en com- mençant le travail immédiatement, en attendant que le camp soit transporté à proximité de la bête abattue, car la peau n'est pas toujours transportable sur-le-champ. Pour des animaux tels que les antilopes, les équidés, les félins, etc., il est assez aisé de les écorcher sommairement en laissant à la peau le crâne sectionné à sa base, les pattes, la queue, etc. On transporte ensuite la dé- pouille au camp, où sa préparation est achevée avec un peu plus de confort pour le préparateur. Il est recommandable de la rouler dans une couverture mouillée durant le transport ; l'action du soleil sur l'enveloppe humide qui entoure la peau amène sur celle-ci une température assez basse causée par l'évaporation de l'eau qui imbibe la couverture. Aussitôt après le frottage, la peau d'une bête de taille movenne peut être roulée, mise de côté et, sans plus s'en préoccuper, on peut se remettre en route ou vaquer à d'autres occupations. Mais quand le sujet abattu est un pachyderme, y compris buffle et girafe, et qu'il s'agit d'en conserver la peau, le travail dexient considérable et, peur un éléphant, exige même une équipe d'hommes bien stj-lés pour le mener à bonne fin dans le délai nécessaire. Pour les très gros mammifères, il ne peut non seule- APPENDICE 459 ment être question de transporter la peau au campement, mais on ne peut même pas espérer, pour certains, la préparer sur place d'une seule pièce. La difficulté de retourner, de soulever, en un mot de manier un éléphant, un hippo ou un rhino, est telle qu'il faut souvent se résigner à en prendre la peau en trois ou quatre parties ; et quand on les a bien frottées, il faudra les amincir et les amener, d'un pouce d'épaisseur, parfois à un demi-centimètre, en les raclant sur toute leur étendue. Au fur et à mesure que cette opération s'effectuera, il faudra refrotter à l'alun et au sel et alors seulement vous pourrez songer à la rouler et à en faire des ballots d'un volume et d'un poids plus ou moins transportables. Un tel travail nécessite souvent six et huit jours-et demande que le camp soit transporté surplace. Il faut exiger des noirs qu'ils travaillent jour et nuit afin de terminer la besogne au plus tôt. Plus la peau d'une bête est épaisse, plus longuement le mélange sel et alun, doit agir ; il faut prendre comme minimum deux ou trois jours et même huit jours pour les pachydermes. J'ai cité la méthode de frottage en première Hgne, car c'est la seule qui convienne pour un chasseur qui se déplace beaucoup ; elle permet à celui-ci, aussitôt que le travail est terminé, de continuer son chemin avec, en plus, un poids minime. Mais pour celui qui séjournerait longtemps au même endroit, le bain d'alun et de sel lui permettrait une économie sérieuse de ces matières. Suivant la taille de la bête — il faut y renoncer pom" les toutes grosses à moins de posséder une cuve énorme et de rester longtemps sur place — on prépare, dans un récipient, un bain au pourcentage d'un kilogramme d'alun et d'une livre de sel pour lo litres d'eau, mélange que l'on fait bouillir pour bien y dissoudre les produits utiHsés et l'on y trempe, quand la solution est refroidie, les peaux durant trois, quatre et même huit jours, suivant leur épaisseur (on ne les y laissera jamais trop longtemps). On doit avoir soin de les retourner dans le liquide trois ou quatre fois par jour, en 460 A TRAVERS l'aFRIQUE ÉQUATORIALE surveillant l'action du sel et de l'alun ; puis, après avoir égoutté et séché les peaux, on procédera comme précédemment pour les empaqueter. Ce bain, à condition de le renforcer de temps à autre, peut servir très souvent et c'est là que réside l'économie. Mais pour ceux qui se déplacent fréquemment, le transport de ce liquide exigerait de trop nombreux porteurs ; je l'ai tenté et j'y ai renoncé depuis. Il peut cependant être employé en Safari pour les petits mammifères, singes de petite taille, mangoustes, rats, etc., car, en ce cas, un vase indigène peu encombrant suffît. Il arrive de manquer d'alun ou de sel ; on se passe alors, aussi bien pour le frottage que pour le bain, d'observer les proportions mentionnées. Un mélange de moitié de chacun convient encore et, même, le sel seul convient également sans remplir cependant toutes les conditions. Il y a des personnes très avisées qui ne conservent les peaux qu'au sel uniquement et les dépouilles sont parfaites. Le badigeonnage au savon arsenical, à défaut de sel et d'alun, convient aussi et si vous ne possédez aucun des ingrédients qui précèdent, frottez à la cendre de bois, elle remplacera les matières coûteuses et encombrantes, surtout par leur transport difficile en Afrique. La cendre de bois a, dans ce cas, des quahtés déter- gentes ; la potasse qu'elle contient en plus ou moins grande quan- tité suivant l'espèce de bois brûlée, dégraisse l'épiderme et le carbone des bois durs a une action bienfaisante sur les peaux qui en sont enduites. La cendre ne peut être frottée que sur des peaux assez minces, une ou deux fois par jour et dans un lieu peu humide ; la peau doit rester étendue à l'air libre tandis que la cendre agit à sa surface. Si vous n'avez pas même le moyen de vous procurer de la cendre de bois, faites sécher en plein soleil, tout comme les nègres sèchent leurs peaux de chèvres, en les maintenant tendues par un entourage de fiches de bois. Quand APPENDICE 461 il n'y a pas de soleil, à la saison des pluies, les noirs conservent les peaux en les étendant sur un boucan ou claie en bois, sous lequel brûle un feu très réduit de façon qu'elle se dessèche unifor- mément et lentement. Si les sujets conservés sont appelés à être naturalisés par la suite, il faut, aussitôt que la bête a été abattue et avant que la chaleur n'ait amené de dilatation ou de déformation, mesurer la bête suivant le désir du praticien du musée ou du préparateur auquel elle est destinée et qui vous indiquera les mesures néces- saires pour le montage. Ces mensurations permettront de rendre à l'animal, dans l'avenir, ses proportions naturelles tandis que la photographie d'animaux vivants donnera une idée exacte des attitudes, de l'allure, du regard, même du relief musculaire pour des montages très soignés. Les os des quatre membres, ainsi que le crâne, y compris les maxillaires, sont conservés pour guider plus exactement l'empailleur dans le moulage-mannequin sur lequel s'adaptera la peau rapportée. Pour les mammifères, comme pour les oiseaux, la couleur des yeux doit être notée ainsi que celle des parties nues de la bête (dépourvues de poils ou de plumes). Pour les oiseaux, en plus : la teinte du bec et des pattes. Pour tous, le sexe peut être indiqué comme suit : mâle q, femelle °. Notez également l'apparence générale du sujet, le lieu de récolte, l'ha- bitat (forêt, prairie, savane, etc.), l'altitude, le nom indigène, la date, la saison. Une étiquette, de préférence en parchemin, por- tera ces détails plus un numéro d'ordre, le tout écrit à l'encre de Chine et recopié dans un cahier. L'étiquette, pour simplifier les écritures, peut à la rigueur ne porter que le numéro d'ordre ; elle est pratique pour fixer à la patte des oiseaux et des petits mam- mifères, mais pour les grands, il est préférable de marquer les peaux intérieurement à l'aide d'une pointe métalhque. On y écrit, par une suite de piqûres, traversant le cuir, le numéro d'ordre qui ne disparaît jamais, même au tannage. Pour les cornes et les 462 A TRAVERS l' AFRIQUE EQUATORIALE OS, on emploiera des poinçons qui, sous le marteau, y enchâsseront l'estampille matriculaire. Chez les petits mammifères, on laisse souvent les os des mem- bres attachés au bout des pattes ; pour les petits singes, chats sauvages, chacals, etc., qui vont au bain d'alun, ils seront — mal- gré que l'on évite le plus possible d'empaqueter les os auprès des peaux, — emballés sans nuire au pelage, à condition que les parties osseuses ne touchent pas directement la fourrure. Pour conserver entièrement ou partiellement un squelette, on fait dépouiller les os de la chair et, après l'avoir laissé sécher, on le badigeonne au savon arsenical. En faisant bouilUr les os, le nettoyage est plus efficace, les tissus s'en détachent plus aisément. Il faut avoir soin de ne pas perdre le plus petit os car un squelette incomplet n'est d'aucune valeur. Quand les os longs sont très volumineux, il faut les perforer aux deux extrémités afin d'ex- traire la moelle de la cavité centrale. Les crânes, pour être expédiés, doivent être complètement emballés ou, tout au moins, les mâchoires, pour éviter d'en perdre les dents. Ces dernières doivent être enduites d'une matière telle que de la cire qui résiste aux assez hautes températures des tro- piques et les préserve des fentes, qui en crevassent l'ivoire ou des bris d'émail qui sautent à l'air libre sous l'action de la chaleur. Les cornes ou étuis cornés qui, chez certains ruminants cavi- cornes, se détachent facilement de la partie osseuse qu'ils recou- vrent, peuvent être maintenus en place comme suit : on en badi- geonne la base à l'intersection de la corne et. du cuir — après avoir enlevé celui-ci, — avec du savon arsenical. Ce désinfectant éloigne les mouches qui pourraient y déposer leurs larves. La matière intermédiaire entre la peau et la corne qui les maintient, à leur base, se dessèche au soleil et se durcit. Les cornes doivent être également entièrement badigeonnées au savon arsenical ou à l'aide d'un insecticide, sans quoi elles APPENDICE 463 risqueraient fort d'arriver rongées, en de nombreux endroits, par des vers parasites des contrées tropicales qui, à la longue, s'y développent et y creusent des petits canaux. La térébenthine peut aussi servir de désinfectant. On en verse à l'intérieur des cornes et on en frotte l'extérieur. Le crâne même peut être trempé dans ce liquide après nettoyage parfait, mais on ne doit pas oublier, avant l'immersion, de vider la cavité cer- vicale. Une solution de savon arsenical appliquée même au pin- ceau suffit également, mais ce produit est d'un usage beaucoup plus dangereux. L'arsenic attaque principalement les doigts, sous les ongles, et c'est un danger constant pour les animaux gourmands du camp (chiens, poules, etc.). Une pâte qui remplace le savon arsenical et qui ne serait pas toxique est, paraît-il, mise en vente actuellement dans le commerce. Les oiseaux seront, après vidage complet — ce qui vous aura été enseigné au cours de vqtre apprentissage, — badigeonnés intérieurement au savon arsenical ainsi que les parties nues exté- rieures, cette dernière opération surtout pour les gros sujets. Le travail de préparation terminé, vous ferez prendre aux vola- tiles une attitude naturelle, comme s'ils dormaient sur le dos, les ailes au corps, les pattes tendues. Si le cou ou les pattes sont d'une longueur exagérée, ramenez la tête vers une aile et repliez les pattes sur l'abdomen ; ensuite, vous les roulerez dans du papier, vous épinglerez "le sachet et vous pourrez immédiatement les mettre en plein soleil pour en activer le séchage. Ensuite, mais de préférence après trois à cinq jours, ils pourront être enfermés dans une malle avec de la naphtaline. Aérer de temps à autre ne peut nuire. Il ne faut jamais employer l'alun pour la conservation des oiseaux. Pour les préserver des insectes parasites, on peut également, avant de les emballer définitivement, passer légère- ment sur les plumes qui n'ont pas de teinte éclatante, un tampon d'ouate imbibé de térébenthine. 464 A TRAVERS L'AFRIQUE ÉQUATORIALE Nombre d'autres désinfectants peuvent être utilisés dans cer- tains cas, tels l'acide phénique, la formaline, etc., mais je me borne à citer ce qui est le plus utilisé. Pour collectionner les petits mammifères, les poissons, les rep- tiles, les insectes, etc., je ne puis vous recommander que de consul- ter les ouvrages qui traitent ces questions en détail et qui sont en vente dans presque tous les musées d'histoire naturelle ; vous y trouverez tous les renseignements nécessaires. Ces quelques lignes ne sont que des indications sommaires et incomplètes pour un chasseur- zoologiste amateur. Il n'est guère possible de donner un chiffre pour les quantités nécessaires de matières à emporter ; cela dépendra toujours de vos intentions et des régions parcourues. Je chercherai donc à en spécifier le plus possible les proportions. Pour le frottage des peaux (sel i /3 et alun ammoniacal 2 73 mé- langés) : d'un éléphant (moyen) 120 à 150 kilos. d'un buffle 20 kilos, d'un zèbre 5 kilos. d'une chèvre 2 kilos, d'un lièvre 250 grammes. Un kilo de naphtaline par an proportionnel à dix kilos d'alun et de sel, si c'est la naphtaline que l'on décide d'emporter comme insec- ticide pour les dépouilles préparées. Les oiseaux de petite taille sont les plus nombreux, les grands sont plutôt rares ; on ne les rencontre surtout que parmi les oiseaux aquatiques. Au cas où il y aurait beaucoup de lacs et peu de forêts, vous pourriez forcer les proportions ci-dessous : Pour des préparateurs ne gaspillant pas les matières : ! Savon arsenical 3 /4 kilo. Plâtre ' 2 kilos. Ouate 2 kilos. Un kilo de naphtaline par an pour 250 oiseaux. APPENDICE 465 Le plâtre n'est pas rigoureusement nécessaire pour écorcher proprement les oiseaux, mais pour nettoyer les plumes, la prépa- ration terminée, il est indispensable. Si vous désirez collectionner, vous pouvez styler un prépara- teur et un chasseur noirs, comme vous pouvez en avoir dix suivant l'importance que vous voulez donner à vos collections. Les nègres, en général, préparent très bien ; il suffit de le leur enseigner et certains apprenant très rapidement font preuve de beaucoup d'adresse. Le chasseur noir devra être armé d'un fusil 12 m /m ou 410 (petit calibre à plomb), et porter sur lui de 15 à 20 cartouches par jour, dont le plomb variera du 10 au 14 ; ce dernier est néces- saire pour les Nectarides. Un fusil calibre 12, 16 ou 20 et 6 à 8 cartouches par jour, plomb variant du o au 10 ; cette arme et le gros plomb employé sont souvent nécessaires pour les singes et les gros oiseaux, parfois haut perchés en forêt. Le 8 et le 10 pour les plus petits qui ont la même habitude. Une carabine d'un calibre d'environ 8 m /m et 20 cartouches à balle. Ce nombre de vingt qui semblera exagéré, peut être parfois nécessaire à un nègre pour achever une bête blessée, vu son igno- rance des points vitaux et sa maladresse. Exigez le retour des douilles vides. Deux ou trois hommes l'accompagneront pour porter ses armes, ses cartouches et les boîtes pour les petits animaux tués. Les oiseaux morts doivent être roulés dans l'ouate et, au préalable, il faut leur mettre de cette matière dans le bec, les narines, l'anus et sous les ailes, pour éviter qu'ils se tachent ou tachent leurs voisins. Trois ou quatre fois par jour, les bêtes seront rapportées au campement pour être immédiatement préparées ; si, pour ce faire, on attendait le soir, il serait trop tard. Tous les spécimens 3o 466 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE doivent être préparés au plus vite pour en éviter la décomposition, qui s'opère parfois dans l'espace d'une ou de deux heures, quand ils sont exposés au soleil. Deux préparateurs pour un chasseur ne sont pas de trop où la faune est assez abondante. Certains noirs porteurs d'un bocal contenant du cyanure de potassium peuvent récolter des insectes et chasser à l'aide de filets les papillons ; d'autres ne feront que piéger : il vaut mieux affecter le même homme au même service. Vous pourrez, avec un peu d'ordre, d'organisation et de discipline, vous composer une petite armée qui vous permettra de rapporter des choses extra- ordinaires, variées et nombreuses de régions qui nous sont encore bien inconnues. La variété d'objets et de matières qui suivent pourront vous donner un aperçu de ce dont vous aurez à vous fournir pour collec- tionner modestement : Scalpels et couteaux de dimensions diverses (surtout les scalpels en grand nombre). — Ciseaux divers démontables. — Scies. — Ra- cloiis. — Forceps. — Pierre à affiler. — Fusil à aiguiser. — Pinceaux de dimensions di\erses pour brosser, nettoyer et badigeonner les oiseaux. — ■ Papier et épingles pour les emballer. — Cristaux d'alun. — Sel (il doit être empaqueté dans des boîtes en zinc hermétiquement fermées et, au préalable, il doit avoir été rigoureusement séché). — Savon arsenical. — Plâtre. — Ouate. — Naphtaline (en boules et en paillettes). — Térébenthine. — Alcool. ■ — Formol. — Bocaux (diverses dimensions). — Tubes à réaction en verre et bouchons. — De l'ameri- cani pour entourer les sujets qui sont dans un même bocal, afin qu'ils ne se touchent pas. — Cyanure ou chloroforme. — Filets à papillons. — Mètre souple. — Décamètres. — Pièges. — Étiquettes diverses et cahiers pour les notes concernant les animaux. — Encre de Chine. — Livre des couleurs pour mentionner la teinte des yeux, des pattes, du bec, etc. APPENDICE 467 PHOTOGRAPHIE Il faut reconnaître que nombre de photographes amateurs et même professionnels réussissent souvent médiocrement sous les tropiques, quoique le soleil éclatant semble devoir rendre le succès inévitable. S'il est un précieux auxiliaire pour la photo- graphie, on se heurte, par contre, à des difficultés multiples et imprévues, qui contrarient et compromettent, à tout moment, vos travaux et provoquent un déchet considérable dans le nombre de clichés pris. Pour éviter le plus possible les insuccès, il faudra, comme en bien des choses, procéder avec méthode, afin que, par des essais raisonnes, vous arriviez à des résultats irréprocha- bles. Soyez bien équipé — ce qui n'est pas uniquement ce qu'il faut pour réussir, -- il vous manquera l'expérience nécessaire, que vous n'acquerrez qu'à la longue. Beaucoup d'opérateurs se demandent si l'on doit développer sur place ou, de préférence, renvoyer, à cet effet, les plaques impressionnées en Europe. Si cela est possible pour certaines régions où les moyens de communications sont faciles et rapides, ce n'est guère réalisable pour d'autres. On serait donc forcé de transporter tous ses clichés durant des mois, sans en connaître même les résultats. Aussi, ai-je toujours développé, au fur et à mesure que les vues étaient prises, y trouvant des avantages sérieux; le plus important, c'est de savoir si vous possédez des vues réussies ou non. Si elles ne le sont pas, vous recommencez des essais jusqu'à résultat satisfaisant ; eu plus, tant que vous êtes sur place, vous pouvez <' prendre -^ bien des clichés de choses qui vous entourent et, de la sorte, revenir avec tout ce que vous désirez posséder en photographies. Mais développer en voyage 468 A TRAVERS l'AFRIQL'E ÉQUATORIALE n'est pas toujours chose pratique et aisée, et cela vous procure plus d'un souci. Cependant, puisqu'il le faut, je signalerai les principaux inconvénients et le moyen d'y remédier en partie. Je ne considérerai que les plaques ; depuis longtemps j'ai aban- donné les pellicules et je ne les emploie que lorsque je ne possède rien d'autre. Certes, je leur reconnais des avantages, mais, par contre, elles ont trop de défauts, et si je compare, la plaque a décidément ma préférence. La couche de gélatine chez beaucoup d'entre elles est très sensible aux bains dont la température dépasse souvent celle qu'ils ont dans les ateliers de nos pays. Cette gélatine se ramollit et finit par fondre. Aussi faut-il la durcir pour éviter semblable désagrément. Certains révélateurs ou fixages ont été mélangés à des matières durcissantes, mais j'ai cependant préféré simplement, après le fixage, passer les plaques durant cinq mi- nutes dans un bain à loo/o d'alun, qui m'a rendu d'excellents ser\aces. Le formol et d'autres matières, dans des proportions convenables, conviennent également pour durcir la gélatine. Après un lavage suffisant, que l'on peut activer par de l'élimina- teur d'hyposulfite, les clichés sont séchés presque instantané- ment ; au sortir de l'eau, ils sont plongés dans un bain d'alcool, dans lequel ils sont maintenus cinq minutes, en ayant soin d'agiter légèrement la cuvette durant l'immersion. Après l'immersion dans l'alcool, égouttés au soleil ou dans un courant d'air, ils sèchent complètement en moins d'une minute. Ce séchage rapide les préserve des piqûres que pourraient produii'e, sur la gélatine, des poussières qui s'y déposent durant la longue évaporation de l'eau. On obtient ainsi, dans l'espace d'une heure, un cliché qui peut être glissé dans un classeur et dont on ne devra plus se préoccuper durant le voyage. Je ne veux nullement vous apprendre à développer une plaque. Il faut, cependant, que je vous dise que la haute température des bains, qui atteint normalement 24 degrés centigi'ades, active APPENDICE 469 sensiblement le développement de celle-ci , tandis que, par contre, avec le temps — après un an et plus, — elles perdent quelque peu de leur sensibilité ; il y a des pellicules qui, pour cette raison, deviennent même inutilisables après deux ans. Quelles sont les plaques à employer ? Cela dépend avant tout de vos intentions. Cependant, une plaque qui convient quasi pour tout, aussi bien pour le portrait que pour le paysage, est une plaque de sensibilité moyenne, orthochromatique et anti- halo. Elle répond à toutes les conditions et certaines n'exigent pas l'emploi de l'écran jaune pour obtenir des détails très appa- rents dans la végétation ou pour permettre aux montagnes nei- geuses de se détacher sur le ciel. Cependant, l'écran jaune est utile pour nombre de ces plaques et quoiqu'il exige une augmen- tation considérable d'exposition, il permet encore en Afrique, dans bien des cas, des instantanés assez rapides. Il permet de photographier à contre-jour, même avec le soleil tout à fait en face de l'objectif, ce qui est très précieux pour le voyageur qui ne peut attendre, durant ses longues marches, un soleil propice pour prendre un cliché. Pour les sous-bois, l'anti-halo est néces- saire. Pour ceux qui seraient désireux de photographier, au téléobjectif, des sujets aussi turbulents que les animaux, les plaques ultra-rapides deviennent indispensables ; elles exigent une manipulation dans une obscurité absolue ou à la lueur d'une lampe rouge très sombre. On aura soin de couvrir les cuvettes durant leur développement. Faute d'observer ces recommanda- tions, on doit forcément obtenir des plaques voilées, dues à leur sensibilité extrême. Les moments qui conviennent le mieux pour la photographie sous l'Equateur, sont les deux ou trois heures qui précèdent ou qui suivent l'heure de midi car, à midi, le soleil darde perpendi- culairement au sol et n'éclaire que le dessus des sujets. Tout comme la plaque orthochromatique anti-halo, qui répond 470 A TRAVERS l'AFRIQUE ÉQUATORIALE à toutes les exigences, l'appareil à miroir est celui qui est le plus pratique. Un peu plus volumineux que les autres, il est d'un em- ploi facile et répond aux exigences diverses que nécessite la prise des clichés aussi variés comme genre que ceux que l'on rencontre dans semblable voyage. Le format 9 x 12 n'est pas trop grand. Des plaques de cette dimension ne sont pas très pesantes ; je leur ai toujours donné mes préférences. L'appareil doit être en bois de teck ou en métal inoxydable, afin d'é\âter à la chambre, par suite de l'humidité, de subir des déformations. Ln' appareil du même format, mais pliant, pouvant se glisser dans la poche, sera en maintes circonstances d'une grande utilité ; il permettra de prendre des photographies très rapidement, tout en le dissimu- lant jusqu'au dernier moment, car nombreux sont les nègres qui refusent de se laisser photographier ; il faut vraiment les prendre à l'improviste et encore y en a-t-il qui, après, se lamentent, ra- contant toutes espèces d'histoires superstitieuses sur l'effet néfaste de cet inoffensif instrument. La photographie d'animaux sauvages exige quelques explica- tions supplémentaires. S'il est parfois difficile à la chasse de réussir à abattre une bête, il est encore bien plus laborieux de saisir sur la plaque sensible, des animaux si méfiants et si rusés. Arriver à peu de distance d'eux est difficile. On ne peut pas songer à utiliser un objectif de fabrication courante car, aux distances dont on peut s'en approcher, vous n'obtiendriez que rarement des résultats. Même au téléobjectif, il faut avoir recours à des stratagèmes pour avoir raison de leur méfiance continuelle. Pour ceux que la chose n'intéresserait que peu, un téléobjectif serait bien suffisant et certains empruntent l'objectif de l'appareil n'exigeant aucune modification à la chambre ; le prix en est modeste, mais les résultats en souffrent. Avec l'emploi du télé- objectif, suivant le rapprochement du sujet qui peut être grossi six fois et plus, la luminosité diminue proportionnellement et. APPENDICE 471 par conséquent, l'exposition doit augmenter. Il serait bon de s'en tenir à un grossissement de 4 à 6, en employant des plaques ultra-rapides ; sinon on se verra forcé de faire de la pose, ce qui devient inutile pour des sujets vivants. Pour ceux qui voudraient réussir d'emblée, il serait plus prudent de se munir d'un appareil créé spécialement à cet usage. En général, ceux-ci sont coûteux, encombrants et lourds, mais il donne des résultats certains. Avec eux, vous prendrez des clichés tout comme avec un appareil ordinaire ; vous photographierez un éléphant à 80 mètres et, sur une plaque g X 12, il occupera jusqu'à un centimètre carré. Les vues seront très nettes et permettront de forts agrandisse- ments. De plus, l'appareil vous permettra, par suite de la lumino- sité de son objectif, de grands instantanés pour les animaux en pleine course. Il peut être utilisé dans nombre d'autres cas ; pour des vues en montagne, il vous épargnera bien des marches inutiles, car il n'exige pas que vous vous approchiez trop du sujet que vous visez. Pour la photographie des animaux nocturnes, il faudra avoir recours au magnésium, car il est plutôt rare de rencontrer des carnassiers durant le jour. Il faudra donc attendre patiemment et bien armé, qu'un lion veuille venir, à une trentaine de mètres de vous, manger l'appât que vous avez mis à proximité pour l'attirer et, à ce moment, de votre cachette, vous tirez la ficelle qui déclenche le marteau communicant le feu aux poudres. Pour éviter la perte de lumière, un projecteur sera nécessaire ; il se placera derrière la lampe à magnésium. Les appareils dissimulés devront, dans l'obscurité, rester à objectif ouvert jusqu'après l'éclair. On fera bien de frotter les lentilles au crayon anti-buée, ce qui empêchera l'humidité de la nuit de se déposer sur les verres. Il sera préférable, pour un pareil emploi, de faire confectionner deux simples boîtes en bois de teck ou en métal, avec adapteur pour vos objectifs et pour vos châssis avec mise au point à l'aide 472 A TRAVERS L AFRIQUE EQUATORIALE d'une petite crémaillère. Les chambres noires de valem" s'abîment considérablement sous l'action de la rosée. Liste des objets nécessaires : Appareils photographiques (suivant les désirs avec ou sans téléob- jectif). — Plaques (anti-halo, orthochromatiques, ultra-rapides pour grands instantanés). — Pieds bois et métal. — Deux écrans jaunes par objectif (transparence variable de 2 à 4 fois). — Châssis en tôle de cuivre ou de laiton inoxvdable (en grand nombre, de 25 à 50), ou escamoteurs en métal d'un fonctionnement certain. — • Dix verres dépolis de rechange. — Blaireaux pour enlever, au chargement, les poussières des châssis et des plaques. — Six cuvettes 13x18 émail- lées. — Révélateur. — Fixage. — Alun. — Éliminateur d'hyposulfite. — Alcool (i litre pour sécher six douzaines de 9 x 12). — Séchoir bois. — Deux thermomètres à liquide (pour connaître la température des bains). — Trois verres gradués. — Douze agitateurs. — Deux grandes cu- vettes à bords intérieurs rayés pour lavage des plaques. — Dix bou- teilles en verre de couleur pour conserver les bains. — Trois lampes rouges et verres de rechange de transparence variable. — Papier filtre en très grande quantité pour filtrer les solutions. — Deux enton- noirs émaillés. — Boîtes classeurs pour plaques développées ou enve- loppes en papier translucide. — Papier sensible et cartes postales (résistant aux bains à température élevée). — Châssis presse 9 x 12 et 12 X 16 I /2. — Virages (certains papiers peuvent être \drés avec simplement du fixage). — Tôle à glacer. — Talc. — Rouleaux ou raclettes. — Buvard pour égoutter les épreuves. — Une chambre noire pliante pour chargement des châssis en plein jour. — Lam.pe à magnésium, avec projecteur et déclic automatique. — Magné.sium en cartouches de 10 grammes. — Deux cravons anti-buée. Le révélateur, le fixage, le virage, l'alun, l'éliminateur d'hypo- sulfite, le plus possible en comprimés ou en poudre dans des tubes en verre hermétiquement clos et dosé pour des quantités d'eau mentionnées sur les étiquettes. Tout ce qui craint l'humidité APPENDICE 473 doit être enfermé dans des boîtes fermant hermétiquement et pouvoir tomber à l'eau sans danger. Les plaques, le papier sensible. les châssis chargés, les appareils photographiques, etc., etc., doivent être contenus dans des récipients semblables, en atten- dant que l'on en fasse usage ou après a'en être servis. Des Presses d'Oscar Lamberty Editeur 70, Rue Veydt (Quartier Louise) Bruxelles 116:^07