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I TABLE DES MATIÈRES DU TOME PREMIER Pages. Préface V INTRODUCTION ARTHUR HANNEQUIN ET SON ŒUVRE I. — L'Historien de la Philosophie XXIII II. — L'Historien des Sciences XLVII III. — Le Métaphysicien LIV Théorie de la connaissance LX 1° L'Expérience LX 2° La Science LXI 3° La Métaphysique LX1I 4° La Croyance LXIV Théorie de l'existence LXVI Métaphysique de la nature LXXII A. — La Matière brute LXXII B. — La Matière vivante LXXIII C. — La Matière pensante LXXV Métaphysique de la liberté LXXIX A. — Le Problème moral LXXIX B. — Le Problème religieux LXXXÏ IV. — L'Homme LXXXIX ÉTUDES D'HISTOIRE DES SCIENCES Leçon d'ouverture d'un cours sur la philosophie des sciences. 3 Leçon d'ouverture d'un cours d'histoire des sciences 21 L'HISTOIRE DES SCIENCES AU XIXe SIÈCLE Un Chapitre sur l'histoire des mathématiciens et physiciens français de 1800 à 1851 13 Les Mathématiciens français 48 La Mécanique 57 L'Astronomie 58 Les Physiciens français 63 Les Chimistes français "30 IV TABLE DES MATIERES LES NOUVELLES GÉOMÉTRIES A propos d'une étude de M. Renouvier 87 EXPOSÉ DE TITRES 103 ÉTUDES D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE LA PHILOSOPHIE DE HOBBES PREMIÈRE PARTIE Philosophie première. — Métaphysique 121 I. — Définition de la philosophie 121 II. — Division de la philosophie 128 III. — Espace. Temps. Mouvement. Mécanisme 129 DEUXIÈME PARTIE Psychologie de Hobbes 163 Conclusion 1"Ï5 Imagination 1T7 Association des idées 181 Passage au nominalisme, à la science et à la logique. . . . 183 Passions et volonté 200 Volonté 20» LA MÉTHODE DE DESCARTES 209 LA PREUVE ONTOLOGIQUE CARTÉSIENNE DÉFENDUE CONTRE LA CRITIQUE DE LEIBNITZ 2ii PRÉ F A CE La Faculté des lettres de Lyon a été, pendant une ving- taine d'années, une vaste amitié. C'est au nom de ces amis aujourd'hui dispersés que fai mission de rendre hommage au plus unanimement, au plus profondé- ment aimé. Quant à mes sentiments personnels, ils feront effort pour s'effacer et se fondre dans l'hommage collectif. Voulant honorer la mémoire d 'Mannequin, ses amis n'ont rien trouvé de mieux que de publier des pages de lui, les unes inédites, les autres défà parues, mais éparses *. M. Chabot a pris pour lui toute la peine de cette publica- tion. Mais ils ont tenu à ce que, en tête de ces pages, fût évoqués par l'un d'eux la noble figure du penseur dont elles donnent l'imparfaite mesure. L'étude, qu'on lira plus loin, de M. Groslean, l'élève, puis l'ami et le confident d'Hannequin dans les dernières années de sa vie, étude si complète et, en même temps, d'un accent parfois si tou- chant, nous dispensera de nous étendre sur le détail de ses doctrines et de ses travaux. Nous nous bornerons à en marquer la direction et l'esprit, et à les replacer dans l'histoire si une, finalement si douloureuse, de sa courte vie. Arthur Hannequin naquit le 20 octobre 1856, dans un village de la Marne, Pargny-sur-Saulx, où son père était instituteur. Sa fidélité envers le sol natal et envers les amis de son enfance fut une de ses premières vertus. Ses succès scolaire au collège de Vitry vouèrent ce fils d'insti- tuteur à la carrière de l'enseignement. On l'envoya au lycée 1. Rappelons cependant qu'une souscription entre élèves et amis d'Hannequin a abouti à la fondation d'une bourse « Mannequin », bourse de voyage à l'étranger en faveur d'un étudiant lyonnais. VI PREFACE. de Reims, puis à Louis-le-Grand, où il attira, par la vigueur de son esprit unie à toutes les qualités de carac- tère particulièrement chères aux ieunes hommes, l'atten- tion et la sympathie de tous ses camarades. Il n'entra pas à VEcole normale, alors que tous ceux qui le connaissaient savaient qu'il eût pu y entrer haut la main. Et pour comprendre tout ce que ce dédain de la route commune représentait de courage, il faut se sou- venir que les chemins à côté n'étaient pas alors tracés. Mais, comme on l'a dit avec délicatesse sur sa tombe, « à l'âge où, chez la plupart, le caractère moral est à peine [orme, il avait donné la mesure de son âme. D'un instinct sûr et calme, d'une volonté inébranlable, malgré les pré- jugés explicables de ceux qui l'entouraient, il était allé tout droit vers ce qui fait la [oie cl la vérité de la vie ; négligeant le succès l'intérêt, toutes les misères auxquelles rêvent les ambitions mesquines, il suivit la douce mais nette impulsion de son cœur, et au lieu de chercher une situation, il se [il un foyer ». Mistral a écrit une page pleine de fraîcheur sur ces amours « de la prime jeunesse » : « L'un comme l'autre nous avions douze ans, l'âge de Béatrix lorsque Dante la vit, et c'est celle vision de la jeune vierge en fleur qui a fait le Paradis du grand poète florentin. Il est un mot, dans; notre langue, qui exprime très bien ce délice de l'âme dont s'enivrent les couples dans la prime jeunesse : nous nous agréions. Nous avions plaisir à nous voir. Nous ne nous vimes jamais, il est vrai, que dans l'Eglise ; mais, rien que de nous voir, notre cœur était plein 1 » Ce fut là toute l'histoire sentimen- tale d'Hannequin. Mais elle dura toute sa vie et répandit sur elle un pur parfum d'idylle. Aussitôt reçu licencié, Hannequin se marie donc. Il a 21 ans. Le jeune ménage va de collège en collège, à Revel, à Wassy. Puis Hannequin obtient une bourse d'agrégation. Il fut le premier boursier d'agrégation pour la philoso- phie. L'administration avait eu la main heureuse. Au boni de deux années, pendant lesquelles il reçut les leçons d'un maître qu'il n'oublia jamais, Carrau, Hannequin fut reçu premier agrégé (18S2). Un autre maître prit sur lui, 1. Mémoires et Récits, page 103. PREFACE. VII à la même dale, une grande influence par ses livres et sa revu&, Renouvier. Une (ois agrégé, Hannequin brûle les étapes, Bar-le-Duc, Amiens. En 1885, il est nommé chargé de cours à la Faculté des lettres de Lyon. Au même mo- ment, Hamelin était nommé à Bordeaux. L'administration continuait d'avoir la main heureuse. Ce lurent les belles années d'Hannequin. En peu de temps sa réputation est laite. Sa valeur d'homme et de penseur s'impose. Les amitiés se nouent. Les étudiants, prompts à (uger un maître, forment autour de lui une clientèle toute vibrante d'admiration et de sympathie. Car fumais, envers lui, ces deux sentiments ne nuisirent l'un à l'autre. Sa voix, d'une belle sonorité, remplissait le grand amphithéâtre de la Faculté des lettres et les couloirs voi- sins. Jamais corps d'apparence plus robuste ne servit de support à la vigueur de l'esprit. Tout en lui était force saine, expansive, rayonnante. Dans ses cours il n'abordait que les plus grands sujets et les plus difficiles, de même qu'il étudia toujours de préférence les plus grands auteurs, de même qu'à son piano il n'aimait fouer que les maîtres. Il allait d'instinct vers les sommets. Mais toute trace d'effort disparaissait dans l'élan de la démonstration et l'harmonie du langage. Il n'y avait d'effort que pour celui qui écou- tait, et encore était-il rendu plus facile par le don d'entraî- nement que possédait le professeur. L'avenir souriait ; toutes les ambitions étaient permises à notre ami, quoique reléguées par lui au second plan de ses préoccupations. Ce fut aussi pour lui le temps des longs espoirs intellectuels et des entreprises qui, toutes, ne devaient pas être menées à terme. Il commença un cours de psychologie qui en resta à l'introduction, mais une introduction forte et lumineuse que tous les bons élèves de nos lycées continuent de lire. Tout en publiant, il sait ne pas trop publier ; il travaille, il amasse. Entre tous ces travaux, ceux que déterminait l'ensei- gnement qui lui avait été attribué, la philosophie des sciences, l'absorbent et le passionnent. Il complète seul son instruction scientifique qui n'avait pas auparavant dépassé les limites du baccalauréat es sciences II disait gaiement qu'il faisait ses spéciales. Il se met à même de HANNEQUIN. I. fc VIII PREFACE. tout lire en mathématiques el de tout comprendre. Et, avec celle audace tranquille qui caractérise plusieurs des dé- marches de sa vie, il s'aventure dans des études qui avaient longtemps été délaissées en France et pour lesquelles il n'avait ni conseils, ni guides. Peu à peu ainsi Vidée du livre qui sera sa thèse se forme dans son esprit. — A peine, était-il en voie d'exécution qu'apparaissent, chez cet homme dont on enviait la santé, les premiers symptômes d'un mal dont son énergie recula l'aveu, mais sur la gra- vité duquel on ne put se tromper el contre lequel il devait se débattre quinze ans. La première période de. sa vie, toute de préparation logeuse et confiante, est achevée ; une seconde période commence, de production sans cesse interrompue el de lutte contre la souffrance et contre la mort. Jamais nature morale ne fut plus riche que celle d'Han- nequin. Quand fe pense à lui, un mot me vient toufours à l'esprit, celui de générosité, dans le haut sens, dans le sens cartésien de ce mot. Cette quedité de son âme se retrouve dans sa façon de philosopher el dans toute l'allure de sa pensée. Elle se retrouve dans sa façon ardemment sympathique d'étudier la pensée des maîtres. Il fut géné- reux ainsi envers les morts. Il fut généreux envers les vivants, élèves, amis, compagnons d'enfance, prompt à trouver des raisons d'aimer, grandissant chacun dans son propre esprit, parce qu'il faisait involontairement chacun à son image. Il est généreux envers les choses. Il est de ces hommes supérieurs qui ne trouvent fumais rien au- dessous d'eux, aucun détail de la vie pratique, aucune occupation, aucun plaisir. Il se fait petit avec les petits, sans effort, sans cet artifice si vile percé à four, el qui humilie ceux à qui pourtant on cherche à plaire. Aussi comme il est aimé partout où il parait ! Je ne lui ai pas connu d'ennemis. Et fe n'ai guère connu personne qui ne fût gagné par l'extraordinaire sympathie qui se dégageait de tout son être. Il était populaire dans son village el aux alentours, et il vint même à quelques esprits — pas au sien — l'idée de transformer celle popularité en un mandat législatif. En revanche, il a beaucoup de peine à mépriser ; il ne sait pas haïr, quoiqu'il soit très perspicace et prenne PREFACE. IX V exacte mesure des hommes. Mais il juge de haut, et sans colère, même quand l'événement le touche. Rien de petit n'entre dans sa pensée à lui, ni calcul, ni intérêt, ni ran- cune. Il va droit devant lui. Les moyens vulgaires d'arriver lui échappent, et l'art même de se faire valoir. Il se donne, il se dépense, comme une belle force de la nature. Il ne (ail d'économie ni de temps, ni de peine, ni d'idées, mais répand sans relâche les richesses de son esprit et de son cœur. Avec lui chaque heure d'enseignement en devient deux et plus. Fait-il passer un examen, il cherche à instruire le candidat autant qu'à le iuger, et lui sait gré de l'attention qu'il se garde bien de lui refuser. Aucun tra- vail, aucune fatigue ne lui fit jamais fermer sa porte. Et pour ceux qui la franchissaient quelle cordialité dans l'accueil ! Même quand on le dérangeait, on se fût cru attendu. Ce fut notre seul sufet de dispute. Je tenais à son temps, dont je savais le prix, plus que lui-même. Mais ce méditatif aimait vraiment la société de ses sem- blables, et surtout il ne pouvait consentir à faire de la peine à quelqu'un. Beaucoup venaient près de lui faire une confidence ou recevoir un conseil, toujours discret et tempéré par une peur presque excessive de blesser une susceptibilité. Car ce fort avait toutes les délicatesses. Et c'est ce qui faisait de son commerce quelque chose à la fois de sûr et d'exquis. Son amitié hospitalière avait pour- tant de chaudes préférences, et ceux qui en furent l'obfet cherchent maintenant l'appui qui leur manque. Avoir Man- nequin avec soi et pour soi était, en effet, un réconfort. Mais, en même temps, ils éprouvent comme une foie fière d'avoir rencontré un tel ami. Car, dans le recul du sou- venir, la noblesse de son âme leur apparaît plus haute encore et sans une ombre. On peut avoir vécu fraternel- lement avec lui, et n'avoir rien à absoudre, et ne se raj>- peler rien que l'on aimerait mieux effacer. On pouvait lire dans son âme sans détour, mais on n'y pouvait lire rien que de pur et de grand. Eh bien, à toute cette noblesse s'ajouta la souffrance, pour l'achever. Il fut généreux aussi en face d'elle. Il l'accepta avec le sentiment philosophique d'une inéluc- table nécessité ; mais s'il lui lit lu pari dans sa rie qu'elle X PREFACE. se [disait elle-même, il ne lui permit de gâter aucune des heures quelle lui laissait libres. Ces heures-là, il les vou- lut, au contraire, plus [écondes pour le travail, plus rem- plies par l'amitié. Jamais de découragement, jamais d'amertume. Il n'était pas de ceux dont le caractère s'aigrit. Il assista le cœur haut, avec un stoïcisme naturel, à la diminution de ses [orces et de ses espérances ; et il se mit en mesure de tirer le meilleur parti de ce qui lui restait. La petite maison qu'il habitait et qui semblait [aile pour abriter le bonheur, avait beau receler les pires douleurs physiques et les pires angoisses. Elle n'en fut jamais moins accueillante. On venait chez ce malade chercher de la [orce, de la confiance dans la vie. On le trouvait souriant au sortir d'une crise, s' intéressant toujours aux a[[aires d'au- trui, même aux moindres, pitoyable aux plus petits maux, lui qui en supportait de si grands, et reprenant vaillam- ment la tâche interrompue. — Comment ne pas ajouter un mot sur le spectacle touchant dont nous [ûmes tous témoins? Ils étaient deux que la perle d'un enfant avait encore serrés l'un contre l'autre. L'un longtemps repré- senta la [orce, l'autre la [aiblesse. Mais quand le fort fut atteint, la [aiblesse se [il [orce à son tour pour prolonger, par la tension continue de la sollicitude et de la volonté, une précieuse vie. Et ce miracle de l'amour conjugal dura quinze ans, jusqu'au jour où. la tâche achevée, il [ut per- mis à la [aiblesse de reprendre sa i raie nature et d'avouer sa lassitude. C'est dans ces conditions physiques et morales qu'Ilan- nequin écrivit sa thèse. Dans un passage célèbre, Descartes compare le philosophe à un chef d'armée qui livrerait des batailles pour conquérir la vérité. Personne n'a [ait vivre celte image à nos yeux connue Mannequin. Parfois il lut- lait de toutes les [orces de son être contre une difficulté qui l'arrêtait. Son corps même, dans le temps de sa vigueur, semblait prendre part à celte lutte ; et il en par- lait avec des accents passionnés, quoiqu'il s'agît de l'espace ou du temps. Mais sa pensée ne lui [ut jamais extérieure, si je puis dire, tellement il se niellait tout entier dans ce qu'il [disait. Il s'acharnait ainsi pendant des journées et des semaines dans lu sincérité de sa recherche. Puis on le PREFACE. XI rencontrait rayonnant. La bataille était gagnée. Et plus tard cette lutte se doubla de celle que lui imposait la souf- Irance qui le guettait. Il avait entrepris une tâche immense : toute une philosophie des sciences servant de base à toute une métaphysique. Il renouvelait la tradition des maîtres en donnant celte base à ses propres spécula- tions. Mais la tâche était plus difficile pour lui que pour les maîtres eux-mêmes, tellement la science s'est, depuis eux, enrichie et compliquée. La première partie de son livre est d'abord un répertoire des hypothèses les plus élevées auxquelles, l'une après l'autre, ont donné lieu l'analyse, la géométrie, la mécanique, la physique et la chimie, et des idées londamcntales qui président au déve- loppement de ces diverses sciences. A ce titre dé'ià son travail est un monument, et les spécialistes de chaque science, souvent sévères pour celui qui s'approche du sanctuaire sans avoir reçu l'initiation traditionnelle, ont touiours témoigné pour le livre d'Hannequin un respect d'autant plus significatif. Quelle sûreté de connaissances unie à quelle hauteur de vue fut nécessaire pour que l'éru- dition ne nuisit pas, dans cette vaste synthèse, à la philoso- phie, ni la philosophie à l'érudition, ceux seulement qui se sont essayés à pareille besogne peuvent le savoir et me- surer la difficulté de l'entreprise. En en venant à bout, Hannequin rendit, comme on l'a dit, à la logique et à la théorie de la connaissance son véritable objet, et il recon- quit à la philosophie tout un domaine abandonné par elle. Cette synthèse de la connaissance scientifique en est, de plus, au sens kantien du mot, « une critique ». Au fond de la science Hannequin découvre l'hypothèse atomistique. Découverte facile quand il s'agit des sciences expérimen- tales. Mais sa hardiesse a été de chercher et de dénoncer l'atome jusque dans les mathématiques. Or cette hypo- thèse atomistique postule tout ce qu'il s'agit d'expliquer. Un atome d'hydrogène, c'est l'hydrogène lui-même en rac- courci, avec toutes ses propriétés, et ainsi de suite, chaque aspect de la réalité ne faisant que surajouter des hypothèses et des difficultés. L'atome concentre en soi les problèmes, il ne les résout pas. Cependant cette hypothèse est une hypothèse nécessaire, qui dérive de la constitution même XII PRÉFACÉ. de noire connaissance. C'est la destinée de notre esprit de ne saisir dans les choses que ce qui vient de lui, étendue et quantité. El c'est ainsi par une nécessité de sa nature que la science humaine tend à l'alomisme. L'Essai sur l'hypothèse des atomes eût pu s'arrêter là. Et delà il eût de beaucoup dépassé le point de vue positi- viste dans la philosophie des sciences. Et sa trace reste- rait dans la pensée contemporaine, trace qu'il ne serait pas malaisé de retrouver. Mais Hannequin est un méta- physicien né. Il supporte même mal les lisières que le kantisme impose à la spéculation philosophique, et, à la même date que Bergson, quoique d'une autre façon, il s'efforce de s'en affranchir. Il va essayer de substituer à Vatomisme scientifique un alomisme philosophique, c'est- à-dire un monadisme qui échappe aux difficultés du pre- mier, et du même coup le justifie à titre d'apparence. Comme Bergson, il se place aux antipodes du plato- nisme, pour lequel le vrai c'est l'immuable. Pour Hanne- quin « tout est changement, hors de nous comme en nous, depuis la plus subtile et la plus fugitive des émotions de l'âme jusqu'aux roches ignées, jusqu'au granit enfoui sous des couches profondes, mais que dissout lentement le travail séculaire des réactions chimiques, qu'emporte en son mouvement constant la terre qui gravite, et qu'agitent tout au moins en ses dernières parties les moindres varia- tions des états électriques ou de la température. Et de la réalité profonde du Devenir ce n'est pas, tant s'en faut, la moindre garantie que cette analogie et cette parenté, dont il est le support, entre notre nature cl la nature des choses ». Le devenir s'impose donc à la pensée et, par là même, s'affirme comme ayant hors de soi la loi de ses déroulements. Et ce devenir est le devenir de réalités mul- tiples, multiplicité dont notre espace morcelé nous donne la traduction sensible, comme le temps donne celle du changement. Car si l'espace et le temps sont les formes de la représentation, le monde qui s'offre à cette repré- sentation na pu s'y offrir qu'autant qu'il s'y prête. Han- nequin ici incline de Kant vers Leibniz. Il va plus loin : il fonde sur la forme synthétique d'un jugement quelconque la preuve que la catégorie ne s'applique pas à vide, ni PREFACE. XIII sur un sensible indifférent, mais sur une diversUé réelle qui, pour con[use qu'elle soit, appelle les déterminations que notre esprit lui impose, de sorte que le principe de cause, comme l'espace et le temps, pourrait n'être pas sans parenté avec les lois obscures du réel. Hannequin se rapproche encore de Leibniz par sa con- ception de l'harmonie que ce devenir multiple engendre. Mais à l'harmonie leibniUenne, décrétée dès l'origine des temps, et qui ne laisse qu'à Dieu l'efficace, il substitue une harmonie qui se fait sans cesse par l'énergie vivante des choses qui y participent. C'est encore la réalité pro fonde du devenir qui permet à Hannequin de faire an nouveau pas. Car une monade sans fenêtres aurait du premier coup épuisé toutes les virtualités qu'elle conte- nait, et, ne trouvant pas en dehors d'elle les conditions d'un changement nouveau, tomberait dans l'immutabilité. Cette critique du Leibnitianisme est, de tout le livre d'Han- nequin, une des parties les plus sûres de durer. Dans son monadisme à lui, l'individu solidaire de soi est en même temps solidaire du monde, mais d'une solidarité sans cesse agissante et renouvelée. L'action réciproque des indivi- dualités, tel est, en effet, le fondement du changement et de la succession. Là est aussi ce qui peut conférer à la monade une réalité vraie, autre que celle qui lui vient du monde qu'elle exprime. La condition suprême d'une certaine indépendance n'est donc pas l'isolement, mais l'action échangée, l'association, en sorte que « ce qui rachète l'individu de la Nécessité et, en même temps que lui, en rachète le monde, ce n'est rien d'autre au fond que- la Solidarité ». « Par tous les éléments de sa vie intérieure, l'individu fait donc plus (pic de restituer au monde qui l'enveloppe l'impulsion qu'il en reçoit ; ce qu'à son tour il reporte sur lui, c'est le travail fécond de sa propre synthèse, c'est l'œuvre originale par laquelle, se renouve- lant et se faisant lui-même, il entraîne par surcroît dans le mouvement qui l'emporte ce tout dont cependant il reste solidaire. » Spontanéité et solidarité sont en résumé la double condition d'un monde réel et harmonieux. Le kantisme absolu, celui qui, avec Fichte, fait s'éva- nouir la « chose en soi », peut bien justifier la science en XIV PREFACE. tant qu'apodictique, mais il en supprime tout rapport au réel, et il en ruine les fondements en tant que vérité. Au contraire, mec Hannequin, [ormes de la sensibilité, caté- gories de l'entendement reprennent quelque rapport et quelque proportion avec l'ordre suprême du développe- ment des choses. La grandeur, toutes les propriétés géo- métriques; et mécaniques restent liées aux qualités des choses dont elles deviennent une sorte d'équivalent pen- sable. La raison doit à ce système d'équivalents nés de l'esprit sa certitude. Sans doute, notre conception méca- nistc n'atteint les phénomènes qu'en les dénaturant. Elle n'atteint que des apparences, mais du moins des appa- rences bien [ondées. L'atome, qui ne saurait être un absolu, est une de ces apparences. Il [aut lire dans le texte ces brillantes déductions dont nous n'avons retracé que les grandes lignes. De ce texte on prendrait une idée insuffisante d'après les quelques citations que nous avons [ailes, tellement sa continuité logique est un élément de sci beauté. Ou bien il [allait entendre Hannequin, le [our de sa soutenance, en posses- sion ce jour-là de tous ses moyens, et se jouant, avec une étonnante maîtrise, au milieu des difficultés et des pro- blèmes. Il y a de la poésie dans l'ampleur et la belle ordonnance de son plan. Il y en a souvent aussi dans l'expression. Hamelin, dont la formation intellectuelle et la carrière ont avec celles d'Hannequin tant d'analogie, mettra une sorte de probité intellectuelle à présenter sa pensée sous une [orme aussi aride que possible. L'eût-il voulu, Hannequin n'eût pas pu ne pas couvrir d'un voile très ample et très riche le raisonnement le plus abstrait. Il pensait ainsi. Mais la métaphore, l'image ne font pas chez lui, comme chez Bergson, partie de la démonstration. Elles n'ont pas pour objet de [aire le siège de l'esprit du lecteur et d'user peu à peu sa résistance. Elles sont sim- plement richesse, surabondance, excédent de pensée et de force. Sa phrase a toujours de même une plénitude qui semble suivre le rythme d'une respiration longtemps soutenue. H est poète aussi dans le sens où ce mot signifie créateur. Quoi que l'on pense de son système, il est de ceux qui, dans un temps où l'on se défiait des systèmes, PRÉFACE. XV ont osé créer. Un poète uni à un savant, il y aurait là une dé[inition du métaphysicien, si l'on ajoute, comme eût dit Hannequin lui-même, qu'il y a dans la synthèse quelque chose de plus encore que dans les qualités composantes, à savoir le don de les concilier et de les fondre en une qualité nouvelle. Que lût devenue la pensée philosophique d'Hannequin au contact des controverses, en face des hypothèses scien- tifiques nouvelles, quelle place il eût gardée au milieu de cette phalange de brillants penseurs qui, à son exemple, ont fait de la réflexion sur la science le commencement, sinon le tout de la philosophie, les cours analysés par M. Grosfean, sans répondre pleinement à cette question, augmentent nos regrets d'avoir vu celle pensée arrêtée en plein essor. En réalité, il n'écrivit plus rien qui ressemble à sa thèse. C'est comme historien de la philosophie qu'il va maintenant nous apparaître. Ce qui caractérise cet historien de la philosophie, c'est, comme nous l'avons défà noté, qu'il ne fréquenta que les sommets. Il ne se plaît qu'en la compagnie des plus grands penseurs. Quand nous nous répartissions les auteurs du programme de l'agrégation, en vertu d'un accord tacite, les textes les plus difficiles, la Physique d'Aristote et les Critiques de Kant tombaient toufours dans son lot. Il vécut à la lettre avec Descaries, Leibniz, Spinosa, si souvent il en reprit l'étude. Mais c'est Kant qui était le maître préféré auquel il ne se lassait de reve- nir. Se rendant, la veille d'une opération grave, à la mai- son de santé d'où il croyait qu'il ne reviendrait pas, il disait à sa femme, en proie alors à d'autres pensées, qu'il regrettait de mourir avant d'avoir dit sur Kant ce qu'il avait à dire. Mais si ceux-là le tenaient à ce point, il n'eut guère de curiosité historique pour les auteurs de second ordre, pour les précurseurs ou les successeurs, pour ceux qui annoncent ou qui répandent les doctrines des maîtres. Il se placent au centre des systèmes pour les étudier, pratiquant celte méthode que M. Boulroux louait récemment, essayant de comprendre non du dehors, mais du, dedans. C'est dire qu'il se refuse à expliquer les grandes pensées par de petites causes. Mais, pour cha- XVI PREFACE. cune d'elles, il lui demande son secret à elle-même. Très au courant des exégèses les plus récentes, il n'est pas de ceux pour qui le neul est le critère du vrai. Il remet à sa place, par exemple, qui est pour lui subordonnée, l'inter- prétation logistique du Leibnitianisme. Les nouveautés, en ces matières, le trouvent sans préjugé ni pour ni contre. Mais il est à ce point le familier et comme le con- temporain des maîtres qu'il juge leurs commentateurs d'aujourd'hui comme ils les jugeraient eux-mêmes, et pour ainsi dire du haut de leur éternité. Et nous dirons la même chose des nouveautés dogmatiques de ce temps. Il sait admirer, mais il se réserve. Il n'a pas une âme de dis- ciple ; du moins il ne se reconnaît pas de maître véri- table depuis liant. En revanche, il défend liant contre les déformations que Renouvier lui fait subir. Et en général il prend le parti des grands penseurs contre les objections même traditionnelles. A ce litre l'argument ontologique de Descartes lui tient à cœur. H fait plus : il les réconcilie malgré eux, à force de pénétrer jusqu'à l'âme de vérité qui a inspiré chacun d'eux. Il a un éclectisme à lui qui ne réunit pas des ruisseaux épars, mais qui remonte aux sources communes. Sa critique est un approfondissement perpétuel. Il n'est pas de ceux qui, une difficulté étant donnée, la résolvent de leur mieux, puis passent à d'autres besognes. Il étudie toujours les mêmes choses et creuse toujours davantage, évitant de s'entêter dans ses propres idées. Que l'on compare, si Von veut se rendre compte de cet effort jamais lassé, V exposition qu'il donne de la méthode cartésienne dans l'histoire de la littérature fran- çaise publiée sous la direction de M. Petit de Julleville, et le fragment de ces volumes où la même exposition est reprise, — sans être achevée, — pour un tirage à part projeté. Quand de Descartes ou de liant quelque chose restait obscur ou contestable, il croyait toujours que c'était lui qui n'avait pas assez compris. Les dernières années de sa vie sont pleines de cette conversation ininterrompue avec les plus grands esprits. Lisant moins, il reprenait sans cesse les mêmes lectures, où il trouvait réponse aux problèmes qui l'intéressaient. A quelqu'un qui lui 'deman- dait ce qu'il faut lire de plus actuel sur le problème de Dieu, PRÉFACE. XVII il répondait : « Je crois bien que c'est encore Spinosa et liant. » C'est de cette méditation sans cesse renouvelée des mêmes auteurs que les derniers écrits analysés par M. Grosiean portent la trace. C'est elle qui remplit presque ces deux volumes posthumes. On y lira cependant de belles pages intitulées Notre détresse morale et le problème de la moralité. Comme tous les grands penseurs, Hannequin n'aborde le pro- blème de la moralité qu'après les autres et comme une conclusion. Il était défâ très malade et on pouvait le croire même plus près de la mort qu'il n'était en réalité, quand il fit, à Lyon, la conférence qui porte ce titre. Elle remua profondément l'auditoire auquel il semblait tout à la fois qu'il entendait le testament d'un noble esprit et qu'il était initié au secret d'une force d'âme que tous admiraient. De cette émotion ressentie le doyen Clédat, sept ans après, apportait encore l'écho sur la tombe de notre ami. Il avait parlé de détresse, lui le vaillant et l'optimiste, et dans le sens le plus plein du mot : « // n'y a de détresse que quand on ne lutte plus. » Et il en avait analysé les causes avec une pénétration et une science des choses morales qu'il n'avait pas encore révélées. Il ne nous abat que pour nous relever d'ailleurs. Sa large sympathie pour ce qui n'est plus n'entame en rien sa foi dans les droits et l'avenir de la raison. Sa démonstration émue s'achèvera en un hymne à la bonne volonté et à la raison qui ne font qu'un. Là cependant aussi il dépasse Kant et se libère du formalisme. L'universalité toute formelle du devoir devient en effet, avec lui, le devoir de s'affranchir de l'indi- viduel, de se renoncer, et, allant plus loin, il afoute : de se donner. Plusieurs formules dans cette leçon ont un accent reli- gieux, parfois même chrétien. Hannequin fut toute sa vie un penseur très libre, mais sans fanatisme à rebours. Rien, d'autre part, n'est plus loin de lui que le dilettan- tisme. Il vit à la lettre, dans sa méditation métaphysique, de la vie du tout, et, dans la vie quotidienne même, fait l'effort qu'il vient de nous confier pour oublier qu'il est un être individuel, un être de désirs et de souffrances. Y eut-il fumais, en un sens, attitude plus religieuse ? Mais XVIII PRÉFACE. elle ne s'accompagne, chez Hannequin, d'aucune mysti- cité ni d'aucun frisson. Il est religieux à la manière de ce Spinosa pour lequel il se sentait de plus en plus d'incli- nation. Mais pour ceux qui n'ont pas celle religion-là, il ne trouve pas mauvais qu'ils en aient une autre qui les illumine, eux aussi, de la pensée de l'universel. Théori- quement, il y a place pour lui, dans la philosophie, pour une critique de la religion; pratiquement, sa magnanimité naturelle le porte vers tout ce qui est sincère. Il aima, entre tous ses disciples, de jeunes prêtres qu'il entretenait, sans avoir à se contraindre pour respecter leur foi, dans le culte de la raison et des saints de la pensée. Il aimait, par-dessus tout, leur désintéressement. Ils étaient des disciples de bonne volonté, pour qui la philosophie ne fai- sait ni la carrière ni l'avancement. Il aimait leur courage intellectuel, leur pur amour du vrai, ajouterai-je je ne sais quoi de noblement ingénu qu'il avait de commun avec eux. Et il s'intéressa passionnément aux problèmes rela- tifs à l 'orientation de la pensée catholique qui, en ces der- nières années, s'agitaient dans leurs belles consciences. Il y avait là pour lui une façon de s'abstraire de son point de vue propre et de vivre les plus nobles des sentiments d'autrui, conforme à la fois à son penchant cl à sa doctrine. C'est l'un de ces jeunes prêtres qui a écrit sur lui l'étude religieuse, elle aussi, par le degré et le ton de l'émotion que l'on trouvera après celle préface. Cependant, le mal dont souffrait Hannequin avait fait, depuis les premières atteintes et depuis les diagnostics menaçants de l'année 1889, de lents cl sûrs progrès. Les crises étaient plus fréquentes, plus cruelles. La science était à bout de ressources, et une opération semblait d'abord conlre-indiquée. Des séjours prolongés chez les Frères de Saint-J ean-de-Dieu avaient été sans résultat appréciable. La fin approchait. Les chirurgiens lyonnais, qui savaient quel homme s'en allait, tentèrent alors l'im- possible et, quand Hannequin n'avait plus que quelques heures à vivre, ils lui rendirent six ans de vie. Ils les lui rendirent grâce aux soins dont l'un d'eux, le docteur Bernard, continua de l'entourer. Nous lui devons en partie les dernières années de notre ami. Hannequin s'éta'l PREFACE. XIX approché de la mort avec sérénité, lui qui aimait tant la vie. Il ne devait plus cesser maintenant d'en sentir le frôlement.* Car le mal, d'abord localisé, gagna année par année tous les organes dont la résistance s'affaiblissait. Mais sa vaillance, si longtemps soutenue, demeura intacte, même quand la déchéance physique devint apparente. Il parlait, avec bonne humeur, de la petite voiture dans laquelle bientôt on le traînerait. Je l'ai cependant entendu se plaindre une fois. Il avait dû renoncer à faire passer les examens oraux de l'agrégation, ce qui était pour lui une dure privation et un aveu douloureux d'impuissance. Rencontrant un collègue la serviette sous le bras, ce sym- bole du travail et de l'activité d'autrui lui fit faire un retour sur lui-même. L'excellent professeur qu'il fat ne voyait pas pour l'instant de bonheur au-dessus de celui- là : avoir une serviette sous le bras, et il se désolait de ne pouvoir plus supporter le poids de la sienne. C'est la parole la plus amère qui, devant moi, soit sortie de sa bouche. Tous s'ingéniaient d'ailleurs à honorer celte fin de vie, et à panser chez Hannequin la cruelle blessure de n'avoir pu remplir sa destinée et aller donner au Collège de France renseignement pour lequel il semblait fait. L'affec- tion de ses collègues et de ses étudiants prenait un carac- tère de vénération. Il exerçait sur les uns et sur les autres une magistrature consentie par tous. De sa figure amai- grie, au teint fiévreux, tant de bonté et d'intelligence rayonnait loufours ! El sa voix de perpétuel mourant gar- dait des accents si chauds ! Il eût pu se passer de ce sur- croît d'autorité que donne au moindre être humain le voisi- nage de la mort. Il lui devait cependant fe ne sais quoi d'auguste qui s'afautait à sa séduction naturelle. On éprou- vait, en face de lui, un sentiment complexe, une angoisse se mêlant à la foie toujours grande de l'entretien, quand on savait que celui qui répandait tant de vie autour de lui n'en avait plus pour lui-même. Ses étudiants en particulier V écoutaient avec un recueil lemenl qu'un frisson traversait. Il leur fut fidèle jusqu'au bout. Quand ses forces ne lui permirent plus d'aller à la Faculté, sou pauvre corps s'inclinant de plus en plus sur XX PRÉFACE. le côté blessé, les étudiants vinrent chez lui. Ce [ut d'abord une exception, puis la règle. La dernière année, il ne pou- vait plus du tout sortir. Il se traînait péniblement dans son' salon translormé en salle de cours. Mais une lois là, en présence des étudiants, sa pensée le soutenait et l'em- portait aux hauteurs coutumières où aucune douleur phy- sique ne l'atteignait plus. Il se donnait sans compter en ces heures suprêmes d'enseignement, prolongeant une leçon une après-midi entière, saul à payer cher ensuite sa généreuse imprudence, et laissant à ses auditeurs l'inou- bliable exemple d'un esprit momentanément al(ranchi de tout lien avec un corps douloureux. De même, il ne cessa de travailler que pour mourir. A peine, à la fin, s'il pouvait arracher à la souffrance deux heures par iour. Il quittait courageusement sa chaise longue et s'asseyait à sa table de travail. Et c'est dans ces conditions qu'il écrivait des articles et pensait à des livres ! Le Iragmenl sur Descartes, que l'on trouvera dans ce recueil, porte la date du 3 fuillet, avant-veille de sa mort. Car il datait ainsi tout ce qu'il écrivait, les [ours où il pou- vait écrire. Et sa belle et mâle écriture, presque sans rature, tant sa pensée était de belle venue et tant il avait, pour la mûrir, de loisir forcé, donne, jusqu'à la dernière ligne, cette impression de force et de sérénité que, par une ironie de la nature, tout son être contribuait à donner. C'est à Pargny, dans son village natal, là même où il comptait venir l'attendre un peu plus tard, que la mort l'atteignit. Tous les ans, il y venait chercher la réparation impossible de ses forces. On le voyait toujours partir avec la crainte de ne pas le voir revenir. Mais, comme on avait passé quinze ans à redouter de le perdre, on avait pris aussi l'habitude d'espérer contre toute espérance. Une année il ne revint pas. Une dernière crise, semblable à beaucoup qui l'avaient précédée, eut raison de son orga- nisme épuisé par une longue lutte. Il mourut le 5 iuillet 1905. Avec lui disparaissaient un des esprits les plus hauts et une des âmes les mieux trempées qui aient honoré la philoso- phie et renseignement. Raymond Thamin. ARTHUR HANNEOUIN ET SON ŒUVRE A. Hannequin qui s'en allait hier, avant quarante-neuf ans, en pleine journée de travail et d'espérances, ayant largement et vaillamment semé, au moment de lier sa gerbe riche et lourde, était peu connu en dehors de l'Université et des hommes qui s'intéressent chez nous aux choses de la phi- losophie. Mais ceux qui le connaissaient le tenaient en haute estime : ses chefs savaient qu'on pouvait en attendre beau- coup, ses collègues l'adoraient, ses élèves s'enorgueillissaient de lui. Premier agrégé à un concours, celui de 1882, dont les concurrents s'appelaient Pierre Janet, Durkheim, Pica- vet, après un court passage aux lycées de Bar-le-Duc et d'Amiens, il était nommé à la Faculté de Lyon en 1884. Il y a enseigné vingt et un ans. L'éclat de ses débuts, la vigueur et la nouveauté de son enseignement, l'accueil fait en Sorbonne à ses thèses présageaient une belle carrière de professeur et une belle œuvre de philosophe. Si toutes les promesses, à beaucoup près, n'ont pas été tenues, si le cursus honorum a été moins éclatant, si l'œuvre surtout n'a pas eu l'étendue et le retentissement qu'elle devait avoir, qui plus que lui et plus vite s'en est aperçu et en a silen- cieusement souffert ? Juste dans le temps où, maître de sa pensée, ses jeunes gens conquis, — j'allais dire séduits, — il s'apprêtait à utili- ser, pour deux ou trois grandes constructions d'idées, de précieux matériaux diligemment amassés, vers 1890, il était soudainement atteint dans un des organes vitaux. « Dès la première atteinte, dit M. Brunot, il fut condamné. Et j'en- tends encore le glas des paroles qui tombèrent, il y a quinze ans, de la bouche des médecins, après la première consulta- XXII ARTHUR HAXNLOI l\ Il SOX OEUVRE. lion. Dans un an il ne serait plus ! Quand je confiai autour de moi ce funèbre pronostic que j'avais dû recevoir seul, ce fut une épouvante universelle, comme si un deuil com- mun commentait. » On put cependant conjurer le mal jus- qu'en 1899. 11 fallut alors recourir à la chirurgie : sur les instances de son ami le professeur Lépine, le malade y consentit; une opération fut faite par le professeur Poncet et le docteur Bérard, et réussit. L'énergie de llannequin fit un second miracle : à peine sorti de l'hôpital et quand tout le monde parlait de retraite et de repos, on le vit fort d'une rare volonté,, décidé à se survivre, à continuer la tâche professionnelle moins pour lui que pour celle dont l'avenir le tourmentait, s'aidant des deux dévouements admirables de sa femme et de son médecin, tenter un grand effort pour remonter dans sa chaire, travailler, reprendre tous ses enseignements, écrire encore des commencements de livres, maintenir l'âme et la pensée au-dessus des ruines irrépa- rables de l'organisme, attendre la mort debout. Plusieurs de ses collègues de Lyon avaient été appelés à Paris. Par affection autant que par ambition, il rêvait de les aller retrouver. Il ne pouvait plus être question de l'Ecole normale ni de la Sorbonne : il se tourna vers les chaires du Collège de France plus hospitalières aux valétudinaires. La mort de P. Laffite laissait vacante celle de l'histoire générale des sciences. 11 avait des titres très particuliers : il posa sa candidature. La tournure que prit l'affaire l'aida à se consoler d'un échec qui n'avait rien du tout de désho- norant. Avec des précautions de toute heure, grâce à des conspirations de sollicitudes autour de lui, il conservait assez de vie pour faire à peu près son service à la Faculté. Les alertes étaient fréquentes, parfois angoissantes ; mais tant de fois déjà il était sorti vainqueur, qu'on avait fini même autour de lui par s'illusionner. On se fiait que, dans ce terri- ble duel, le tenace lutteur longtemps encore aurait le dessus. Le dernier hiver fut moins bon ; le pauvre infirme dut partir un peu plus tôt pour son village natal dans la Marne. C'est là, à Pargny-sur-Saulx, que, le 5 juillet 1905, il est mort, presque subitement, d'une crise pareille à toutes les autres, au milieu de ses camarades d'enfance heureux de le revoir et de le fêter à chaque retour, dans la petite maison de famille qu'il finissait d'aménager pour ses années de repos, suivant de près sur le chemin de l'humble cimetière sa « bonne vieille maman » partie sans lui un matin du dernier mois de janvier. ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. XXIII L'HISTORIEN DE LA PHILOSOPHIE Chargé d'un cours d'Histoire de la philosophie qui devint plus tard un cours d'histoire de la philosophie et des sciences, A. Hannequin s'était tout de suite porté vers un groupe de philosophes qui furent, plusieurs, des créateurs ou des professionnels de sciences, tous au moins des curieux de problèmes et de méthodes scientifiques : Descartes bien au centre i ; en avant ses véritables précurseurs, non pas du tout les médiocres philosophes de la Renaissance, mais les algébristes et les géomètres du xvie siècle et du xvne commençant, Galilée aussi et les physiciens bénéficiers de la « physique galiléienne » ; et plus loin, dans son prolonge- ment, continuateurs de sa révolution, héritiers de sa mé- thode et chacun d'une partie de sa pensée, Y intellectualisme sans doute de Spinoza et de Malebranche, mais aussi le criticisme de Leibnitz et de Kant. Il avait projetés de publier toute une série de volumes qui auraient renouvelé et vivifié l'intelligence un peu abstraite qu'on a en France 1. Le premier livre qu'il ait pensé à écrire était déjà consacré à Descartes. Hannequin était encore étudiant à la Faculté des lettres de Besançon ; l'ouvrage, peu connu, fut publié chez Dupont sous le nom et sans doute avec la collaboration de Ludovic Carrau, son maître d'alors, et un maître pour lui très bon. — A Lyon, les exigences des programmes de licence et d'agrégation l'avaient obligé à s'occuper fréquemment de philosophie grecque. Aristote plus encore que Platon l'attirait. Il y trouvait dès l'antiquité le type de philosophe et de philo- sophie qui le charmait si fort chez les modernes dans l'œuvre de Leibnitz, et qui l'excitait de préférence à la recherche de problèmes relevant à la fois d'une physique et d'une métaphysique. De son effort dans cette direction, où il n'allait d'ailleurs que par devoir profes- sionnel, il reste une pénétrante et délicate étude sur la morale d'Aris- tote (Morale à Nicomaque (Dixième livre), Introduction de 82 pages, Hachette). 2. Je tiens à remercier ici Mme Hannequin qui m'a autorisé à prendre connaissance des manuscrits existants, et M. Chabot, qui a bien voulu faire profiter cette étude de ses remarques et de ses souvenirs person- nels. J'ai une dette toute particulière à acquitter envers M. l'abbé Sarry qui fut le fidèle disciple de Hannequin pendant les dix dernières années, n m'a libéralement ouvert le « reliquaire » où sont pieusement déposés les cahiers de Descartes, de Spinoza, de Leibnitz, de Kant, le cours de métaphysique, etc. J'ai puisé sans scrupule dans ce trésor de riche : lui-même m'écrivait : « Je suis sûr que cet hommage rendu à la mémoire de Hannequin ne lui serait pas désagréable. » — Les textes entre guillemets appartiennent aux œuvres publiées, ou encore inédites avant le présent volume, sept ou huit à des comptes rendus qui n'ont pas été recueillis ou à des lettres ; pour les notes de cours abondamment utilisées, j'ai reproduit l'idée et les mots aussi exactement que possible, sans oser pourtant mettre la formule au compte de Hannequin lui- même. HANNEQUIN'. I. C XXI\ \HIIILI! IlAWini l\ ET SON OEUVRE. de ces philosophies cartésiennes déjà distantes, moins faciles à comprendre qu'il ne parait, souvenl mal comprises, combien pourtant riches, encore inexplorées, et toujours actuelles, si elles sont pour quelque chose dans la plupart des problèmes qui continuent de se poser à nous et sous la forme même où ils se posent. Des deux méthodes de l'histoire de la philosophie dont l'une considère un système « comme une chose achevée, parfaite, définitive, abstraction faite des tâtonnements, des efforts successifs qui en amenèrent progressivement dans le temps la réalisation », et dont l'autre, au contraire, s'ef- force de mettre en lumière « Vhistoire du système, c'est- à-dire sa formation, ses progrès, sa croissance, bref son évolution et sa vie », c'est bien la seconde, disait-il, qui avait ses préférences. Il le disait sincèrement ; et, à l'occa- sion, il appliquait sa science des textes, qui était très solide, et sa conscience de chercheur, qui était très scrupuleuse, à établir la genèse chronologique des doctrines, à retracer leur devenir complexe, à saisir leur individualité contingente et à inarquer leur authentique filiation. Mais pi ut-être n'aurait- il pas fallu trop le presser là-dessus : il estimait déjà cette recherche historique moins nécessaire même avec Kant, moins encore avec Descartes et Spinoza ; personnelle- ment il ne s'en servait guère qu'avec Leibnitz, et en réa- lité l'historique même de la philosophie de Leibnitz lui paraissait surtout démontrer que « les grandes directions de sa pensée n'ont guère varié, qu'elles furent fixées et coor- données de très bonne heure ». Lliistoire des doctrines l'intéressait à coup sûr, mais autant surtout qu'elle lui permettait de les mieux compren- dre, d'en embrasser toute l'étendue et la portée, de marquer la signification des idées et des formules, de voir par où les parties font un tout. Les maîtresses pièces trouvées, isolées, tenues en mains, éprouvées longuement ou contact des textes, il avait hâte de remonter la machine, de la faire fonctionner, d'arriver à une reconstruction où son esprit synthétique se plaisait à faire saisir la liaison des idées génératrices, l'âme secrète du système, l'orientation et les sinuosités de ses développements internes et externes, l'unité profonde de l'en- semble et des parties. Il ne se serait pas contenté de noter des faits, — tous les faits, — et de collectionner des textes, — tous les textes, — et, le sens et la valeur de chacun d'eux criti- quement établis, de les laisser eux-mêmes se lier et s'expli- quer les uns par les autres. Il intervenait volontiers ; il les ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. XXV questionnait, et il les obligeait à répondre à ses questions qui étaient celles que les philosophes se sont posées, et celles aussi qu'il se posait à lui-même et qu'il entendait se poser autour de lui. Historien, mais philosophe plus encore qvChistorien, l'histoire de la philosophie n'était pas seule- ment chez lui liée à la philosophie elle-même : elle était pour lui le meilleur moyen de philosopher, de « dégager et ache- ver les parties de l'œuvre de chaque penseur qui sont viables et fécondes i >\ — « ce par quoi, écrivait-il, elles continuent à être pour nous une manière de penser ». Il ne voulait pas seulement qu'elle satisfit une légitime curio- sité d'éruclit ou qu'elle procurât une sensation d'art et de beauté, mais qu'elle aidât à poser plus justement, à débattre avec plus de largeur et de sérénité les problèmes aussi de l'heure présente, et les problèmes qui sont de toute heure, — c'est-à-dire à bien penser, à mieux penser. Il croyait au sérieux de la philosophie et des philosophes, à l'efficacité de leur effort pour élaborer la Vérité, perennis philosophia ; et que l'histoire de cet effort, infiniment noble et émouvante, n'est rien moins que l'histoire des tentatives par lesquelles la Raison dans l'homme a pris conscience d'elle-même, de son pouvoir et de son devoir. Les concepts fondamentaux des grandes philosophies tiennent le plus souvent dans quelques textes peu nombreux et vite connus, qu'il faut savoir lire lentement et relire sou- vent, qu'il faudrait ruminer à loisir. C'est que l'histoire de la philosophie n'est pas, à beaucoup près, une histoire comme les autres : elle veut plus de réflexion encore que ^érudition. Les doctrines, quelles qu'elles soient, suffisent à s'éclairer et à se démontrer par elles-mêmes ; un système porte en soi toute sa lumière et toutes ses preuves ; il y a un centre par où il est vérité, il 'faut le chercher et le trou- ver : la seule exégèse qui vaille ici est Yexégèse interne. Ou si l'on est en droit d'attendre quelque secours du dehors, c'est d'ordinaire vers l'histoire des sciences contemporaines de cette philosophie ou un peu antérieures qu'il faut se tour- ner, et encore vers les philosophies auxquelles cette philo- sophie est apparentée, en la rattachant à ce que Tarde appe- lait son « arbre généalogique ». La biographie, la psychologie individuelle, la connaissance de l'homme et du milieu social ont leur utilité aussi, mais plus modeste, et' conduisent vite à des interprétations trop faciles et trop ingénieuses ; elles 1. Boutroux, Etudes d'histoire de la philosophie, p. 2. (Félix Alcan, éditeur.) XXVI ARTHUR HANXEOl l\ ET SON OEUVRE. posent plutôt les problèmes qu'elles ne les résolvent. Et ce n'est pas Mannequin qui se souciait d'expliquer, même seu- lement <( en partie », l'idéalisme de Descartes « par la com- plexion chétive qui l'obligeait à séjourner au lit, où il dut souvent éprouver ces états vagues qui sont intermédiaires entre le rêve et la. perception i », ou la philosophie de llubbes par les frayeurs de sa mère au temps du désastre de l'invin- cible Armada. Il n'aurait pas non plus admis « sans peine que la formidable scène de l'excommunication de Spinoza et l'affreux assassinat de son ami, le grand homme d'Etat de Witt, ont exercé sur la vigueur et la profondeur de la pensée de ce philosophe reclus une influence beaucoup plus grande que la lecture du philosophe Descartes » ; et il savait qu'il y a pour faire comprendre l'œuvre si curieuse de Malebranche d'autres raisons fout de même plus sûres et plus immédiates que son « amour pour la solitude et son horreur pour le monde ». 11 croyait, avec l'un des maîtres de l'histoire de la philosophie, plus simple et plus vrai d' « expliquer l'auteur par lui-môme, ses idées générales par ses doctrines particu- lières et ses doctrines particulières par ses idées géné- rales 2 ». — De tout ce long labeur, c'est à peine s'il est venu au public de rares et brefs morceaux, fragments dis- joints d'un monument qui n'a pas été bâti, et dont les sou- venirs et les rédactions de ses élèves ne permettent guère que d'entrevoir les grandes lignes. Mannequin estimait qu'au bout de trois siècles d'une acti- vité spéculative intense et de conquêtes sur la nature vrai- ment inouïes, dans la mesure où notre science et notre phi- losophie peuvent se réclamer d'un homme, cet homme est René Descartes. Le père de la Révolution française, écrivait Michelet. Bien mieux ! c'est le père de toute la pensée moderne qu'il faut dire : « Nuire philosophie est idéaliste : elle est née du Cogito. Notre science est mécaniste : Descartes, en réduisant à l'étendue tout ce qui n'est pas l'esprit, a fondé la mécanique. » C'avait été un de ses étonnements qu'il se fût trouvé de notre temps des hommes pour croire, ou pour paraître croire, à la revie des philosophies scolastiques, des anciens ou des nouveaux thomismes. » 11 1. Mentré, Annales de Philosophie chrétienne, juillet 1906. 2. Boutroux, op. cit., p. 8. ARTHUR HANNEQUIN ET SOX ŒUVRE. XXVTI pensait pour sa part que la scolastique ne s'est point endor- mie, mais qu'elle est morte comme système et comme phi- losophie, comme méthode et comme esprit, par l'incompa- tibilité même de sa vie avec la science moderne... ; qu'entre cette méthode de mathématisation ou d'analyse universelle, en quoi tient toute la pensée scientifique moderne, et la déduction syllogistique, que pratiquaient les scolastiques, il y a un abime ; et que ce n'était pas seulement pour avoir omis l'induction, mais pour avoir abusé d'une déduction impuissante, c'est-à-dire par la méthode et la science sco- lastiques tout entières, que la philosophie du moyen âge devait succomber sous les progrès rapides de la science moderne. » Le grand changement opéré par Descartes, en tant qu'avant lui la philosophie était principalement <( une réflexion sur la religion », et que, depuis lui et par lui, elle est devenue surtout « une réflexion sur la science », voilà sur quoi d'abord on ne reviendra pas. Non pas du tout qu'à Descartes seul soit l'honneur d'avoir débarrassé le champ de la pensée des débris obstruants d'une philosophie qui, à par- tir du xme siècle, « ne s'est plus signalée que par une résis- tance désespérée et impuissante à la science moderne », et qu'il trouva morte déjà d'épuisement et pour ainsi dire d'os- sification. Descartes, si l'on veut, n'a été « qu'une des voix dans le chœur de ces hommes qui firent la Renaissance, qu'un ouvrier, dont l'œuvre, il est vrai, fut immense dans l'en- treprise commune ». Mais il a été autre chose aussi, par cela seul qu'il a été le premier à dégager « la philosophie de la philosophie de Galilée. Ce qui fait l'originalité de Descartes, et ce qui lui assure, dans l'histoire de l'esprit humain, une gloire incomparable, c'est d'avoir pris, en face de ce mou- vement qui entraînait tous ses contemporains, une attitude critique telle que, non content de le suivre, il en prit la direc- tion, et qu'en le rattachant à la raison, ou, pour mieux dire, à la conscience comme à son centre d'origine, il le rendit universel, d'accidentel qu'il pouvait encore paraître, et aussi durable, aussi définitif que la conscience elle-même » ; ce n'est pas d'avoir été un prince parmi les princes de la science naissante, d'avoir écrit la Géométrie ou les Pri?i- cipes de la Philosophie : c'est, en réfléchissant sa science, d'avoir trouvé la méthode, d'avoir en cette journée mémo- rable '< du 10 novembre 1619 » saisi dans la science faite la science se faisant, mirabilis scientiœ fundamenta ; d'avoir écrit le Discours sur la Méthode et surtout 1rs XXYIH ARTHUR HÀNNEQUIN ET SON ŒUVRE. Regulœ ; d'avoir tout de suite, à vingt-trois ans, pressenti (i qu'en approfondissant la nature du jugement mathéma- tique, il se plaçait d'emblée au centre du problème de la connaissance, ou, comme on disait alors, de la certitude », que la mathématique tout entière est une science des rela- tions, que l'esprit est le pouvoir de poser des relations, que son opération vraiment primitive et féconde est donc une opé- ration à deux termes et non à trois, que c'est le jugement et non le syllogisme. Après cela, que Leibnitz lui ait reproché de ne pas avoir encore donné à la science de la grandeur (de quantitate in unwersum) toute la généralité qu'elle comporte, d'avoir alourdi l'algèbre d'intuition géométrique, d'en être resté dans l'analyse à la théorie des équations sans pousser jusqu'à celle'autrement féconde et souple des fonctions ou, dans la mécanique, d'avoir commis des fautes de calcul, et d'autres plus considérables qui tenaient à la conception de l'étendue, et d'avoir inexactement formulé quelques-unes des lois du einétisme, — c'est-à-dire en somme de n'avoir été ni New- ton ni Huyghens ni surtout Leibnitz ; ou qu'un lecteur de Kant lui reproche aussi de n'avoir peut-être pas embrassé toute l'étendue de sa découverte, de n'avoir vu qu'à moitié que si les mathématiques réussissent, si elles apparaissent, selon le mot de Léonard de Vinci, comme « les reines des sciences de la nature », c'est que l'idéal est la clef du réel, qu'au lieu de demander aux choses elles-mêmes leur secret, c'est à l'esprit qu'il faut demander le secret des choses, que pour connaître l'individuel et le réel, il faut avoir recours à l'universel, à l'idéalité des formes a priori, — et que « l'uni- versalité des choses! comme objets de la connaissance, en- fermée dans l'universalité de la connaissance, qui est déter- minée par l'esprit, et reliée en une unité universelle par la loi une et identique de sa méthode * », c'est déjà cela tout Vidéalisme critique, la chose est-elle bien grave, vaut-elle surtout qu'on s'en montre scandalisé ? Encore qu'il n'ait eu ni le temps ni sans doute non plus la liberté d'esprit d'aller lui-même jusqu'au bout de son œuvre et de sa pensée, Des- • cartes n'en a pas moins orienté la recherche philosophique sur le grand chemin de ses destinées, celui auquel le moyen âge tournait le dos, et que de sit0t nous n'avons pas envie de déserter. L'analyse cartésienne n'était peut-être, pour le mathéma- 1. Natofp, Revue de Métaphysique et de Morale, 1896, p. 421 ARTHUR HANNEQUIN ET SON ŒUVRE. XXIX ticien, qu'wne méthode, puisque certains problèmes lui résis- taient, et qu'il a fallu que Leibnitz imaginât un autre calcul plus universel et plus puissant ; mais néanmoins, telle qu'elle était, elle a suffi pour fournir la méthode cherchée vainement jusqu'ici par les philosophes, celle avec laquelle les adversaires eux-mêmes de Descartes, s'ils ont pu le com- battre, ont dû philosopher, celle aussi avec laquelle il a fait lui-même les plus riches trouvailles. Et n'en est-ce donc pas une que ces quatre fameuses règles d'évidence, d'analyse, de synthèse, de dénombrement, si simples en apparence que les jeunes étudiants de philosophie les jugent à peine dignes de leur attention, en réalité, remarquait Hannequin, d'une si « redoutable précision » que c'est assez de leur donner leur plein sens — leur vrai sens — pour saisir sur le fait les démarches constitutives de l'esprit dans sa vie profonde, voir dans la pensée ce qu'elle est avant qu'elle soit autre chose, « une puissance de poser des rapports, des connexions, des synthèses », — c'est-à-dire pour que, der- rière Descartes, très distinct déjà et tout proche, surgisse Kant ? Et n'en est-ce pas une autre que d'avoir découvert comment « la méthode enveloppait le Cogito et devait y conduire, si seulement le philosophe s'appliquait à défaire des connexions quelconques, pour remonter à leur source commune », et de quelle façon ce seul fondement du Cogito est en état de supporter une métaphysique vieillie, mais dont les métaphysiques postérieures ne sont encore la plu- part que des continuations, des variations ou des transpo- sitions, et aussi une inorale plutôt seulement préparée et esquissée, il est vrai, dont l'idée profonde nous a longtemps échappé, à la lettre la morale de la raison pratique, celle qui ne poursuit d'autre fin que « la pleine réalisation de la raison, la détermination parfaite de la volonté par la rai- son i » ? Les cent pages publiées dans l'Histoire de la langue et de la littérature française de Petit de Julleville, en colla- boration avec M. Thamin, et les deux études parues dans la Revue de Métaphysique et de Morale*, —les seules parties qui aient été écrites du Descartes de Hannequin, — sont assurément parmi les plus limpides, mais aussi les plus neuves et les plus fortes que le grand philosophe ait inspi- rées, en France, aux historiens de sa pensée et de sa méthode. 1. E. Boutroux, Etudes d'histoire de ta philosophie, p. 315. 2. Années 1896 et 1906. XXX ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. * -* * Hannequin, qui aimait à relire V Ethique pour lui-même, et qui la lisait bien, apprenait aussi à la lire à ses élèves. Il sentait que c'est là une des œuvres incomparables qui honorent la pensée philosophique, qu'elle a de quoi en par- ticulier ravir toutes les cimes religieuses, — c'était son mot, — mais qu'elle est aussi pour l'historien l'une des grandes pièces, la pièce capitale si l'on veut, dans l'étude du dogmatisme cartésien. Les récentes controverses sur les origines de cette philosophie ne l'avaient pas ébranlé. Mal- gré l'ingéniosité des arguments et leur vérité partielle, non vraiment, Spinoza, « ce Pa'rménide des modernes aussi redou- table que vénérable », n'est disciple ni de Platon, ni d'Aristote, ni de Plotin ; et c'est se moquer un peu que de l'expliquer par des influences juives, ou encore par la scolastique des Arabes, ou même par des idées chrétiennes. Spinoza est un cartésien disciple de Descaries. Déjà Bayle qui avait bon œil avait très bien vu cela. Le spinozisme n'est pas un car- tésianisme immodéré, c'est un cartésianisme normal, mais développé et creusé, rendu à son propre mouvement, débar- rassé de ce qui pouvait le contrarier du dedans et du dehors, allant de lui-même et tout droit, sans le secours ni l'obstacle d'aucun élément étranger, jusqu'où sa conception maîtresse était capable de le porter. Toute philosophie d'ailleurs qui met Yintelligible au-dessus de Yêtre aboutit ou devrait abou- tir à une manière de spinozisme. Cette « thèse de la filiation cartésienne de la philosophie de Spinoza », mais on en donnerait, remarquait-il, cent preuves pour une. Qu'est-ce par exemple que le Dieu de Spi- noza, sinon le Dieu de Descartes — oh ! pas du tout le Iahveh qui disait : « Ego sum gui sum », — le Dieu de l'ar- gument ontologique, l'ens necessarium parce que l'ens rea- lissimum ? Qu'est-ce que la substance sinon une suite logique des postulats essentiels du cartésianisme, des rela- tions en particulier qu'il pose entre la connaissance, l'exis- tence et l'essence, de ces deux doctrines où il s'exprime tout entier : qu'il y a une vérité objective et absolue et que l'existence nest que l'actualisation de Vessencé ? Le concept d'attribut et les deux attributs de la pensée et de Yétendue, d'où viennent-ils eux-mêmes sinon toujours de Descartes identifiant la pensée et la substance pensée, l'étendue et la substance étendue ? Et le rôle si considérable, si spécial, ARTHUR HAXXEQUIN ET SOX ŒUVRE. XXXI que joue le mouvement dans le passage de Dieu au monde, n'est-ce pas aussi à l'école de Descartes que Spinoza a dû le comprendre ? Et le cas qu'il fait de la clarté et de la distinc- tion des idées dont la mathématique fournit le modèle, cette haine vigoureuse des idées générales et des universaux, c'est- à-dire en somme toute la théorie de la connaissance et toute celle de la morale, cela encore lui vient-il d'un autre que de Descartes ? Donc « tout ce qu'on peut dire de moins de l'in- fluence de Descartes sur Spinoza, c'est qu'elle prime toutes les autres, au point que nul ne peut soupçonner quelle forme eût prise ce que, dans ses préoccupations morales et religieuses, Spinoza doit à sa race, à l'éducation des rabbins qui l'ex- communièrent, et aux méditations de son génie personnel, si l'on tentait d'abstraire de sa philosophie tout ce qui la pénètre de doctrine cartésienne et d'esprit cartésien ». Le fond du système est d'ailleurs très simple, très clair, de la plus belle unité qui soit. C'est l'opposition de deux mondes, tous deux vrais et réels, mais inégalement, qu'en un sens il faut séparer, et non en un autre ; d'une part, le monde de la substance et de ses attributs, de Dieu, du Par- fait, de l'Éternel, de l'Un, de la Vérité et de la Béatitude, de l'essence à laquelle appartient de soi l'existence, de la nécessité qui est la liberté, de la Nature naturante, de l'In- fini qui soutient tout le fini, qui ne se révèle peut-être à l'esprit que dans les relations à l'Infini des choses finies ; d'autre part, le monde des modes, des choses de notre expérience, de l'orrîo naturœ, du multiple, du chan- geant, du durable, de la naissance et de la mort, des pas- sions et des erreurs, de l'essence à laquelle n'appartient pas nécessairement l'existence, de la Nature naturée, de la con- tingence et du déterminisme, de la pluralité qui accuse l'unité d'où elle vient et où elle tend, du fini qui ne trouve son explication dans les deux sens, au dehors et au dedans, du côté de la sensation et du côté de la raison, que dans l'Infini. Et ce qu'il faut arriver à voir, c'est non pas qu'il y ait Dieu, puisque Dieu ne peut pas ne pas être, mais qu'il y ait autre chose que Dieu, qu'il y ait le monde des choses. Dieu ayant un nombre infini d'attributs infiniment modifiables, il ne devrait y avoir que des modes éternels et infinis. Oui, mais en fait il y a des modes finis et durables. Comment cela? C'est là peut-être lf1 nœud vital du système. Mannequin avait serré les textes de près : « C'était le joyau de son exposition », écrit celui de ses disciples qui l'a le plus XXXII ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. longtemps entendu et le mieux compris. En quoi les modes finis et durables s'expliquent-ils par des modes infinis et éternels, c'est-à-dire ceux qui découlent nécessaire- ment des attributs ? Le mode éternel de la pensée, c'est Yldea Dei ; il y en a un autre, ÏIntellectus divinus, qui est peut-être bien le même. Notre entendement, à nous, nous apparaît comme un diviseur, un déterminateur d'idées. Pareil- lement l'idée que Dieu a de lui-même, son entendement, serait un . instrument de détermination et de division dans l'attribut de la pensée. C'est sans doute vrai, mais ce n'est pas aussi clair que nous souhaiterions. Il nous faut prendre le problème par un autre biais. L'étendue aussi a un mode éternel ; il y a un second fils de Dieu, le Mouvement. Et le mouvement, lui, divise l'étendue ; il la divise éternellement et infiniment. Nous entendons très bien cela au moins depuis Descartes : pas d'étendue concevable sans mouve- ment. Or le mouvement est tel de sa nature qu'il ne peut pas ne pas produire le mode fini : il découpe ; toute figure est forcément limitée ; les res ne sont que les degrés divers de mouvements. Voilà cette fois trouvé le passage de Dieu au monde. Le principe de connexion des modes en chaque attribut permet ensuite sans difficulté de faire la théorie des idées par celle des choses. Mais ce qu'il faut voir aussi, c'est le processus inverse, le revenir de la Nature naturée vers la Nature naturante, le retour du monde à Dieu, du fini à l'Infini — c'est-à-dire pourquoi il y a une Science et une Ethique, deux choses au fond qui n'en sont qu'une, si l'un des caractères du spi- nozisme est justement de ne pas séparer, autant qu'on l'a fait depuis Kant, le problème de Yaction du problème de la connaissance. C'est bien une éthique que Spinoza a voulu faire — cette morale définitive que Descartes n'avait pas eu le temps ni peut-être surtout le goût et l'audace de s'avouer à lui-même et d'apprendre aux autres. La métaphysique de Dieu et de l'âme n'est que pour nous découvrir les causes de notre servitude, et nous procurer les moyens de notre affranchissement. Mais c'est la métaphysique qui est le nécessaire instrument de cette libération de l'erreur et de la passion. L' Éthique n'a rien d'une morale qui postulerait le primat de la raison pratique, ni moins encore d'une foi qui prétendrait s'élever au-dessus de la science. Affranchir l'en- tendement, c'est affranchir l'homme. C'est notre tâche à chacun de . travailler à faire de nos idées inadéquates des idées « claires et distinctes », de nous élever de la con- ARTHUR. HANNEQUIN ET S0\ ŒUVRE. XXXIII naissance de la sensation et de l'imagination, à la connais- sance de la raison et de l'intuition, de rentrer en nous- même, — ce qui n'est possible qu'à la condition de rentrer en Dieu. Peut-être pareille interprétation permettrait-elle de réviser le procès de panthéisme vraiment misérable fait si long- temps à Spinoza, et de fonder en quelque manière la double personnalité de Dieu et de l'homme. Au xvne siècle les hon- nêtes gens s'indignaient de « l'idée horrible que Spinoza nous donne de Dieu ». Le pieux Malebranche, qui s'en fai- sait au fond une idée toute pareille, la traitait d' « épouvan- table et ridicule chimère ». Les difficultés aujourd'hui mieux connues de Vidée de Dieu nous rendent moins injustes ; saint Augustin avait bien dit : scitur melius nesciendo. Il n'est pas besoin d'être « déserteur du Judaïsme et enfin athée i » pour se demander si l'intelligence et la volonté telles que nous les prêtons à Dieu, si nos concepts popu- laires de création et de providence, de libre arbitre, de causalité, de bien et de mal, sont « entia non rationis, sed imaginationis ». Cette grande doctrine où l'on a dénoncé un panthéisme horrifique, et qui est sans doute au fond l'un des monothéisme s les plus élevés et les plus purs qui soient, n'intéressait pas seulement l'historien chez Hannequin ; elle répondait à un besoin d'âme vivement religieuse, mais « dans les limites de la raison ». A un de ses élèves qui lui demandait quels étaient les derniers bons livres sur Dieu, il répondait en souriant : « Je crois que c'est encore Spi- noza et Kant, » « Spinoza, m'écrivait-il un jour, est plus religieux que M. Brunetière, et peut-être a-t-il trouvé le vrai fond de ce qu'il y a de religieux dans notre àme, en y trouvant la présence de ce qu'il appelait la substance de Dieu. C'est peut-être le seul exemple d'une doctrine religieuse que n'ébranle en rien la ruine de toute la construction métaphysique qui l'enveloppe. Et il est sai- sissant d'apercevoir tout ce qui lui est commun avec Kant, qui certainement sous le nom de Raison reconnaît une pré- sence semblable, mais ne consent jamais à spéculer sur le même sujet. » L'effort de Spinoza pour fonder l'individu en Dieu est peut-être aussi remarquable, et il n'a pas été mieux remarqué. C'est l'un des problèmes qui retenaient l'atten- tion de Hannequin — le problème « des essences des 1. Bayle, art. Spinoza. XXXIV ARTHUR HAXNEQUIN ET SON" OEUVRE. choses » ou, en langue spinoziste, » des essences formelles des modes finis ». Spinoza les « déclare à la fois éternelles, immobiles et fixes », mais aussi « particulières, singulières el même individuelles ». Nous comprenons très bien, telle que Spinoza nous l'explique, l'individuation des corps par le mouvement ; nous comprenons aussi l'individuation des âmes par celle des corps ; nous comprenons mieux encore l'union du corps et de l'âme, et que les deux modes, pour ainsi dire, ne sont qu'un, puisque c'est Dieu qui fait leur union, Dieu commun support des deux séries parallèles d'essences formelles et d'essences objectives, qui se déve- loppent indépendamment l'une de l'autre, mais aussi qui restent en lui et par lui étroitement unies l'une à l'autre. Personnalité sans doute, mais, n'est-il pas vrai, person- nalité vraiment éphémère, si elle est limitée à la durée du corps : nous voudrions plus et mieux. Il n'y a pas à discuter que chez Spinoza l'existence de l'âme cesse avec celle du corps. Seulement le corps cesse-t-il d'exister à l'heure de la mort aussi complètement que l'imagination le fait croire ? Les res existent de deux façons, par leur essence et par le déterminisme des causes historiques ou réelles. Le corps qui n'existe plus d'une façon, ne peut-il pas encore exister de l'autre ? L'essence formelle est univer- selle, cela va de soi, mais aussi singulière. Elle est les deux choses à la fois, unité dems V univers alité et universalité dans l'unité. On sait l'exemple fameux du scholie des sécantes dans un cercle : une seule loi et pourtant une infi- nité de rectangles, une essence universelle suffisant à déter- miner une multiplicité d'individus. Ne pourrait-on pas dire que le corps, — tel corps, — qui n'existe plus dans la durée, reste encore compris par son essence formelle dans l'attri- but éternel de l'étendue comme dans le cercle le rapport par- ticulier entre deux sécantes qui se coupent '? En faudrait-il davantage pour concevoir non pas sans doute une subsis- tance de l'homme à travers des siècles infinis, sœcula sœculorum, non pas non plus seulement Véternité des âmes, mais quelque chose de plus, d'une certaine façon l'immor- talité de la personne en dehors du temps ? Et ce n'est pas un de nos moindres regrets entre tant d'autres, que ce Spinoza si longuement et si intimement médité, professé avec éclat en 1898, une dernière fois encore en 1903, soit, plus complètement même que le Descartes, perdu pour le public, et qu'on n'en ait retrouvé que les pre- mières pages d'une étude de grande allure, mais à peine AR11ILR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. XXXV ébauchée. Sous sa forme première, tel qu'il avait été recueilli par ses élèves, il a circulé en province et à Paris, parmi les candidats à l'agrégation. Dans les dernières années, quand le pauvre infirme prévoyait que pour lui le temps des longs projets était passé, et qu'au lieu de livres écrits à loisir, il ne lui restait de force que pour dépêcher péniblement des morceaux raccourcis, je l'ai entendu regret- ter de n'avoir pas donné, telles quelles, ces leçons qu'il savait bonnes, à la Revue des Cours. Il n'aurait pas voulu partir sans avoir dit tout haut quelque chose de ce que Spi- noza lui avait fourni pour sa vie à lui et pour sa pensée, et de ce qu'il fournira longtemps à ceux qui seront capables de l'entendre. Cette dette lui pesait. Pendant les vacances de 1903 qu'il passa en Suisse, à la Tour de Trême près Fri- bourg, il s'était enfin mis, écrivait-il joyeux, à « son article sur Spinoza ». La philosophie de Leibnitz sollicite l'historien des doc- trines cartésiennes aidant par les bouleversements qu'elle y a causèsl que par tout ce qu'elle en a retenu en le transfor- mant et en le fécondant. L'historien de la philosophie et l'historien des sciences chez Hannequin y trouvaient tous deux leur compte. Ils rencontraient l'un et l'autre des pro- blèmes considérables dans l'organisation et l'évolution de cette grande pensée, que les philosophes négligent d'ordi- naire parce que trop mathématiques, et les mathématiciens parce que trop philosophiques. De bonne heure Hannequin avait cru distinguer du Leibnitz classique, celui des grandes œuvres et de la Monadologie, un Leibnitz d'avant Descartes, d'avant le séjour à Paris. 11 profita de l'un des rares livres qu'il ait pu finir, pour mettre en lumière cette curieuse phi- losophie d'avant 1672, où Leibnitz n'a pas seulement exposé sa première métaphysique, YHypothesis physica nova, mais où il a déjà mis le germe de la plupart de ses découvertes scientifiques et de ses hypothèses définitives, où est visible- ment amorcée toute la métaphysique de YHarmonie prééta- hlie. Le renouveau d'exégèse qui se fait, depuis quelques années, autour des textes de Leibnitz relus, mieux lus, indé- finiment accrus, avait trouvé Hannequin attentif, méfiant, plus intéressé que convaincu. Toutes ces tentatives, — aussi bien l'anglaise ou l'allemande que la française. — XXXVI ARTHUR MANNEQUIN ET SON OEUVRE. de mettre au premier plan les théories logiques de Leibnitz, de ne plus voir dans sa métaphysique qu'uni' sorte de pan- logisme, l'inquiétaient et l'agaçaient un peu. On ! non pas, observait-il, qu'on ne puisse avec quelque dextérité dia- lectique transposer la métaphysique de Leibnitz en un for- mulaire logique, que certains passages n'invitent à cette tentative, que Leibnitz lui-même n'y ait songé de temps à autre, et sans y avoir jamais tout à fait renoncé jusqu'à la fin de sa vie. Mais qu'on mette là sa véritable origine, sa signification profonde et première, « que le principe de la raison suffisante ne soit rien de plus ni rien d'autre que la réciprocité du principe d'identité, que toute vérité soit ana- lytique », qu'il n'y ait dans la Monadologie qu'un développe- ment logique de Vomne prœdicatum inest subjecto, c'est peut-être un brillant paradoxe, mais ce n'est sûrement pas autre chose. Et l'un des derniers livres qu'il ait entrepris. — dont il n'y a eu d'écrit que les premiers chapitres, — La philosophie de Leibnitz et les lois du mouvement, c'est contre les tendances de la nouvelle école qu'il l'avait d'abord conçu, et à propos de l'un de ses plus éloquents manifestes : « On a élevé à sa Logique un monument qui laisse dans l'om- bre des parties de l'œuvre de Leibnitz que nous persistons à regarder comme essentielles ; nous voudrions les replacer à leur rang et montrer que sans elles les doctrines de Leibnitz sur l'activité foncière des monades, sur la matière et la masse, sur l'idéalité de l'espace et du temps, enfin sur ce monde des corps ou mundits phénomenôn opposé si net- tement par Leibnitz au monde des substances, resteraient inexpliquées. » Des deux tendances qui dominent l'organisation de la pensée de Leibnitz, dont la première est de soumettre toute véritable connaissance « aux lois d'un enchaînement rigou- reux à partir de principes incontestables, bref aux lois d'une logique et d'une mathématique universelles », et dont la seconde dérive de la conviction née de bonne heure chez lui « que tout se fait mécaniquement dans la nature, mais que le mécanisme, qui suffit à tout dans la nature, ne se suffit pas à lui-même et ne trouve en définitive son principe que dans la réalité de l'esprit et de Dieu », l'une vient de la phi- losophie de Descartes qui est une « philosophie synthé- tique », de la science qui ne vit que de synthèses sans cesse défaites et refaites au profit de synthèses nouvelles, l'autre est un ressouvenir des formalismes et des caractéristiques scolastiques. Le tort des nouveaux exégètes est d'avoir trop ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. XXXVII négligé la tendance féconde, distinctive, des philosophies car- tésiennes, pour la tendance stérile, retenue des exercices syllogistiques du jeune Leibnitz ; — de s'être abusés sur la valeur des deux sources du leibnitzianisme, celle d'où il paraît venir, par où on peut artificiellement le faire passer, et celle d'où il a vraiment jailli et sans laquelle le large fleuve n'aurait jamais coulé. Méprise curieuse, un moment troublante et qui semble être le fait d'une double erreur : l'une à la charge des com- mentateurs qui n'ont fait commencer la philosophie de Leib- nitz en 1684-1686, date des grands manifestes, Logique, Méca- nique et Métaphysique, que parce qu'ils ont délibérément ignoré la philosophie d'avant 1672, qu'ils n'ont pas vu qu'elle est déjà une géométrie, une mécanique, une métaphysique, — trois moments liés et progressifs d'une même pensée, — et qu'on trouve tout au long dans cette première philosophie de l'espace, du mouvement et de l'esprit, le concept de la différentielle, le principe de la raison, et les thèses constitutives de la Monadologie. Et l'autre, dont la responsabilité remonte à Leibnitz en personne qu'une dissertation d'école (de arte combinatoria) a égaré sur une fausse piste où il a couru cin- quante ans, remarquait Hannequin, non pas tout à fait sans rien trouver, mais sans trouver assurément ce qu'il cher- chait, et qui a eu l'air d'oublier lui aussi que si la Combi- natoire produit les combinaisons, elle ne produit pas les termes sur lesquels elle opère, les données à combiner. Leibnitz avait compris à l'école "de Descartes que ce qui doit prédominer dans la science, c'est la logique, ce qui vient de Vesprit et non pas ce qui vient de la sensation ; qu'il faut travailler à éliminer les éléments non logiques au profit des éléments logiques, qu'en cela même consiste tout le progrès des sciences et des philosophies. Or la logique, c'est le syllogisme, si l'on veut; mais c'est aussi autre chose, des défi- nitions, des axiomes, des postulats, toutes sortes de propo- sitions primitives sans lesquelles le syllogisme ne fonction- nerait pas, des éléments législatifs de l'esprit sources d'à priori, des choses en somme auxquelles le principe d'iden- tité s'applique quand une fois elles sont données, mais qui n'ont pas été données par le principe d'identité. La connais- sance n'est donc pas le simple calcul logique, eomputatio logica, que Leibnitz rêvait au sortir des universités toutes scolastiques de son pays, mal au courant lui-même des révo- lutions déjà opérées dans la science : elle est un système ■de rapports — les respectus de Descartes — indéfiniment XXXTIII ARTHUR MANNEQUIN ET SON OEUVRE. créés et posés par le Cogito. Les résultats qu'il attendait de la logique formelle, la logique n'est en état de les fournir que si elle est la logique transccndantale. De la seule pro- position A = A, personne n'a jamais rien tiré. Et comme Leibnitz, certes, n'est pas resté les mains vides, qu'il a réussi à se procurer de très bonne heure une des plus riches et des plus compréhensives philosophies, qui d'ailleurs est allée toujours s'enrichissant et s'élargissant, c'est évidem- ment que sa pratique réelle valait mieux que son pro- gramme apparent, et qu'en définitive ses inoffensives utopies d'écolier l'ont moins égaré qu'elles ne continuent d'égarer quelques-uns de ses trop subtils lecteurs d'aujourd'hui. Pour couper court à des malentendus qui ne vont à rien moins qu'à diminuer et à obscurcir une philosophie qui lui était chère , et donner à sa protestation l'autorité d'une véri- table démonstration, Hannequin se résolut bravement à reprendre l'étude de Leibnitz. Le plan du cours qui devait durer trois ans indiquait assez, le but poursuivi. Il s'agissait de montrer : 1° comment les Meditationes de cognitione, veritate et ideis, véritable introduction à la logique de Leib- nitz, résument tout le grand travail mathématique opéré dans son esprit à la suite du séjour à Paris (1672-1G76), — c'est-à-dire la mathématique dans la pensée de Leibnitz ; 2° comment Leibnitz a réalisé l'union de la mathématique et de la physique et, en constituant sa dynamique, posé les principes d'une philosophie de la nature, — c'est-à-dire la mécanique de Leibnitz ; 3° comment la Monadologie s'est développée et organisée sous la double dépendance des mathématiques et de la mécanique, — c'est-à-dire la méta- physique dernière de Leibnitz dans la mesure où elle a été influencée par sa logique mathématique et sa logique mécanique. Leibnitz, même « kantianisé » autant que certains textes l'autorisent, ce n'est pas encore Kant, mais c'est le chemin qui y mène vite et droit si l'idée directrice de Leibnitz est que l'élément logique, le construit, doit prédominer sur l'em- pirique, que l'idéal explique le réel, que l'espace et le temps sont dans l'esprit et non dans les choses. Kant a été le maître après lequel Hannequin n'en a plus cherché d'autres. A maintes reprises il avait donné des deux Critiques une explication complète, très personnelle, très fouillée. Les cours de 1900-1901 et de 1901-1902 où il reprit une dernière fois ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. XXXIX la Critique de la Raison pure furent étincelants, — le chant du cygne, — d'une nouveauté de vues, d'une puissance de pensée, d'une clarté et d'une sûreté d'exposition que ses auditeurs n'oublieront jamais. Et ceux-là se disaient que c'était, même dans l'Université de France riche en hommes, un gaspillage de talent attristant, et que lorsque des maî- tres sont montés là, il devrait y avoir pour eux d'autres chaires et d'autres auditoires. Nul plus que lui ne se réjouissait des progrès que depuis trente ans l'intelligence des textes de Kant a faits chez nous. Une de ses joies de la fin fut, au printemps de 1905, la publi- cation par deux jeunes de ses amis d'une nouvelle et remarquable traduction de la Critique de la Raison pure, « le livre qui est plus qu'aucun autre, quoiqu'il date de plus d'un siècle, le livre des temps nouveaux, le plus beau monu- ment qui ait été élevé à la Raison par la philosophie ». Ce n'est pas assez de dire que Hannequin avait étudié Kant longuement et avec amour. La vérité est qu'il a voulu être Kantiste, d'un kantisme intégral, très orthodoxe sur les quatre ou cinq points où la doctrine a offert prise aux héré- sies et aux schismes. 1° Hétérogénéité de la sensibilité et de V entendement. — Lorsque Kant a écrit : a Par la première les objets nous sont donnés, mais par la seconde ils sont pensés », il a posé, pour expliquer notre connaissance, la nécessité de deux facultés non pas seulement différentes, mais hétérogènes, obéissant chacune à des lois organiques particulières, toutes deux constitutives de l'esprit humain, mais d'inégale façon et à un inégal degré, l'une caractéristique de toute pensée, l'autre peut-être seulement de notre pensée. Le temps et l'espace, c'est notre manière, en tant qu'hommes, de voir les choses, le milieu pour ainsi dire où les choses se rap- prochent de nous et nous affectent. Les catégories, c'est notre manière de penser, en tant que pensée finie, ce que nous voyons ; d'organiser à l'aide de synthèses spéciales les données de l'intuition. Ce n'est pas là seulement l'une d'entre les thèses du criticisme, c'en est d'une certaine manière la thèse essentielle, celle qui détermine la forme de l'idéalisme de Kant, Yidéalisme transcendantal. En substi- tuant aux formes de l'Espace et du Temps de simples « lois de position et de succession », en mettant « sur un même plan et les intuitions pures de l'Espace et du Temps, et les catégories », Renouvier a trahi la. critique plus encore qu'il ne l'a réformée. On peut toujours parler de catégories : ces HANNEQUIN, I. a XL AllTIIUR HANNEQUIN ET S0\ OEUVRE. catégories continuent, si l'on veut, de lier a priori les sensa- tions, mais c'est une liaison « qui pose entre les termes des relations extérieures, qui les unit sans les déterminer » : c'est rétrograder vers Hume plutôt que dépasser Kant. Nous n'avons plus là les véritables Catégories, « syn- thèses puissantes de la logique kantienne qui poussent si avant leur détermination dans l'intuition sensible, qu'elles la pénètrent tout entière et qu'elles la transforment d'une manière radicale en en faisant la connaissance ». Et sur quoi dès lors sera fondée l'objectivité de notre expérience, de notre science ? Quelle va être la nature, la valeur, les limites de notre connaissance ? Fidèle à la lettre et à l'esprit du kan- tisme, Hannequin a continué, après toutes les discussions qu'on sait, de croire que « les principes et les démonstrations des Mathématiques sont vraiment synthétiques i », et d'af- firmer leur spécificité, se refusant absolument pour sa part à suivre les mathématiciens logiciens qui travaillent, avec un bon vouloir touchant, à la plus chimérique des reconstruc- tions, la « reconstruction logique de toute la Mathéma- tique 2 ». 2° La Critique et la chose en soi. — Le Kantisme, même celui de la première édition de la Critique de la Raison pure, est un réalisme. Combien pourtant oublient cela! Il y a des choses en soi pour Kant. Il l'a dit cent fois et tout de suite et jusqu'à la fin. Ne l'eût-il jamais dit que le système tout entier l'aurait dit d'avance pour lui. La chose en soi, c*est pour nous Vimpuissance de nous considérer comme la cause plénière et absolue de notre connaissance. Notre pensée est si loin de tout tirer d'elle-même qu'elle ne tire même rien du tout. La Catégorie n'est pas pleine, elle est vide, elle est une forme. Puissance de poser des rapports, des synthèses, elle détermine, dès qu'elle l'atteint, la matière de la connaissance ; mais sans cette matière elle ne déterminerait rien. Ni les objets de notre expérience, ni les idées de notre connaissance ne sont des choses en soi. Les choses en soi, nous ne savons ce qu'elles sont, nous savons seulement d'elles ce que nous sommes capables d'en faire, et nous en faisons des phéno- mènes. On objecte que la chose en soi n'est plus alors une chose en soi, qu'elle rentre dans la connaissance. Oui et non. Elle y rentre d'une manière ; mais d'une manière aussi elle n'y rentre pas, elle reste dehors, elle reste une chose en i. Couturat, Revue de Métaphysique, 1904, p. 335. 2. ia., p. 22. AU'IHLR HAXXEOllX ET SON' OEUVRE. XLI soi, car, ne nous trompons pas sur son rôle : elle n'a qu'une action excitatrice. La diversité sensible ne devient jamais un élément de concept. L'œuvre de la connaissance ne con- siste pas à capter le sensible, mais à Y organiser toujours davantage, à faire pénétrer pour ainsi dire des concepts de plus en plus complexes, de plus en plus nombreux, de plus en plus unifiés, dans le sensible, mais sans que ces concepts retiennent, rien de sensible : tel par exemple, observait Han- nequin, un physicien aveugle qui fait la théorie de la lumière. La chose en soi est dans la connaissance, mais à la limite de la connaissance. Et c'est parce que, de sa nature même, une limite est telle qu'on ne l'atteint jamais, que la connaissance peut s'en approcher indéfiniment. Elle collabore avec les catégories, mais cette collaboration n'est pas du genre de celle qu'exprime la formule intellectualiste de la connaissance, adœquatio rei et intellectus. Il n'y a pas une idée dans notre esprit qui corresponde à une chose. Nos idées résultent du travail de l'esprit au contact de la chose. Elles sont des constructions de l'Unité de Vaperception trans- cendantale à propos d'un donné qu'elles ne représentent en rien. La vérité est tout entière notre œuvre, rien ne s'y mêle d'étranger. La seule adœquatio que nous puissions com- prendre va non pas d'une idée à une chose, mais d'une idée à une autre idée. C'est qu'au fond il n'y a pas de concept qui soit vraiment une nature simple. Descartes, qui en cherchait et qui croyait en trouver, n'y réussissait point. Le plus humble d'entre eux est déjà fait de plusieurs rapports. Une notion ne subsiste pas par elle-mème1 elle subsiste par d'autres notions. Et c'est par cette solidarité vivante à l'intérieur de la cons- cience que les notions se soutiennent, se déterminent, prennent leur signification. La connaissance ne nous apparaît pas comme une harmonie entre notre représentation et la chose en soi, mais plutôt comme une organisation continue et pro- gressive, qui unit les termes les uns aux autres comme un ensemble indéfini de relations cycliques, de cycles de notions appuyées les unes sur les autres et dont la systématisation fait justement l'objectivité. C'est donc bien à tort qu'on a voulu montrer combien la chose en soi est contraire au cri- ticisme, et qu'entre elle et lui il faut opter. Hannequin esti- mait que le chosisme n'est pas seulement l'un des ingré- dients les moins contestables de la philosophie de Kant, mais qu'il en est surtout, en même temps que l'un des plus étrangement méconnus, le plus riche et le plus fécond pour le criticisme de l'avenir et pour l'avenir du criticisme. i XI. II ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. 3° L'Unité des deux Critiques. — Combien de fois n'a-t-on pas accusé Kant d'avoir relevé illogiquement dans l'ordre de la pratique ce qu'il avait démoli et jeté bas dans l'ordre de la spéculation ! Reproche vraiment injuste et singulier, si c'est au contraire dans la Critique de la Raison pure et là seulement qu'il faut chercher le fondement de la Raison pra- tique. Car enfin n'est-ce pas les sciences, n'est-ce pas Le l'ail qu'il existe une mathématique, une physique, qui nous garantit l'existence d'un ordre moral, en révélant qu'il y a en nous une Raison, une raison pure, une spontanéité, une Liberté source de tout déterminisme ? Raison pure et Raison pratique, deux sœurs ennemies, dit-on. Sont-elles si ennemies? Sont-elles deux seulement ? N'est-ce pas l'un des résultats de la Critique de montrer que la conception de la diversité des usages de la Raison dans l'ordre spéculatif et dans l'ordre pratique n'ex- clut pas, mais au contraire implique la conception de l'unité de la Raison ? Le déterminisme qui fonde la science n'est-il pas tout entier tramé et ouvré par la spontanéité pure de la Raison — c'est-à-dire par la Liberté qui fonde la moralité ? Il n'est pas jusqu'à la science en voie de se faire qui n'ac- cuse, par Yinvention continue et indéfinie, les sources secrètes d'où elle émane. Par où, une fois de plus, elle établit sa parenté étroite avec la moralité, œuvre d'un génie créa- teur aussi, mais plus à la portée de chacun, tout pratique, humble et anthentique frère pourtant du génie scientifique et artistique. En vérité ceux-là seuls pourraient contester l'unité merveilleuse des deux Critiques qui s'obstine- raient à faire du Kantisme « un phénomène ration- nel », qui rejetteraient le noumène où s'effectuent la ren- contre et la reconnaissance d'identité de nos deux modes d'activité, dans la spontanéité indéfinissable de la Raison pure, dans l'Unité de l'aperception, génératrice commune de toute science et de toute moralité. 4° Le Rationalisme kantien. — Mais qu'est-ce que le Kan- tisme au fond ? La ruine du dogmatisme intellectualiste, si on fait de la Dialectique le morceau essentiel de la Critique ; une théorie de l'expérience, si c'est au contraire l'Analytique qu'on met au premier plan ; une variété toute nouvelle d'idéalisme, l'idéalisme transcendantal, si l'attention se porte plutôt sur YEsthétique ; un moralisme enfin, si la préoccu- pation de Kant a été plutôt de justifier l'humble qui agit en toute sincérité et pureté de cœur, si la Critique de la Raison pure apparaît comme une propédeutique à la Critique de la Raison pratique. Mais peut-être faut-il dire- que c'est surtout ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. XLIII un rationalisme : rationalisme tel qu'on n'en avait, il est vrai, encore point vu, à même de se définir et de présenter ses titres, assez sûr de son pouvoir pour n'en pas dissi- muler les limites. Le mot, appliqué à l'œuvre de Kant, ne laisse pas de sur- prendre. Si Kant explique bien que « toute notre connais- sance commence par les sens, passe de là à l'entendement et s'achève dans la raison », il explique encore mieux que la raison ne peut être que maîtresse d'erreur et d'illusion, que sa logique est une « logique de l'apparence ». Y a-t-il lieu d'admettre une valeur objective de la Raison ? C'est à voir de près. Sans doute les Idées de la Raison ont un objet illu- soire : ce ne sont pas des catégories ; elles ne peuvent être ni dëterminatrices ni constitutives, elles ne sont que régu- latrices. L'Entendement seul a pouvoir de constituer des séries phénoménales. La Raison n'est pas outillée pour ajou- ter à ces séries d'autres séries ; ce seraient des séries ima- ginaires. Mais les séries de l'Entendement sont nécessaire- ment fragmentaires, isolées, ouvertes pour ainsi dire sur les deux bouts ; et c'est alors qu'intervient la Raison. Elle oblige à mettre de l'ordre et de l'unité dans les séries con- stituées, toujours plus d'ordre et d'unité ; et c'est ce mou- vement, on ne l'a pas assez remarqué, qui fait découvrir de nouvelles lois et assure la iécondité illimitée de la recherche scientifique. La science en elle-même n'est d'ailleurs qu'wm- fication, spécification, affinité et continuité des formes et des espèces : toutes choses qui accusent l'œuvre de la Rai- son. Et n'est-ce pas encore de la Raison que relèvent les deux principes de la méthode inductive, à savoir l'hypothèse et l'analogie, instruments ordinaires des nouvelles systéma- tisations de concepts ? Si donc la Raison n'a pas directe- ment et par elle-même de valeur objective, il semble bien qu'elle en ait pourtant une et très considérable indirecte- ment, puisque enfin, elle est cause que l'Entendement déter- mine des objets qu'il n'aurait pas déterminés sans elle. La science ne serait pas tout ce qu'elle est, en un sens elle ne serait même pas du tout si la Raison ne lui donnait le coup de fouet. C'est parce qu'il y a une Raison que la science a des bornes sans avoir de limites, que la matière n'est pas organisée, mais qu'elle est organisable à l'infini. Au fond de l'Expérience, dans la construction d'une Nature, qui regarde bien, c'est l'Entendement et la Sensibilité qu'il voit à l'œuvre, mais c'est la Raison qui les y a mis et qui les y tient. XLIV ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. D'autre part, Kant n'avait pas à revenir sur l'interdit signifié à la Raison de démontrer la liberté, l'immortalité, Dieu. La sensibilité restreint rigoureusement la portée do la connaissance par catégorie. Nous ne connaissons que les phénomènes, c'est vrai. Mais l'Entendement à son tour et par là même ramène la connaissance sensible à ses limites infran- chissables. Si la sensibilité restreint la portée de la connais- sance par catégorie, c'est la faut3 de la sensibilité, et non pas le fait de la catégorie. Avec d'autres formes que l'Es- pace et le Temps, nous penserions encore un objet, et ce serait un objet tout différent de l'objet que nous pensons. Par elle-même la catégorie peut plus que ne laisse voir sa collaboration avec la sensibilité : elle est puissance de penser un objet ùberhaupt. C'est donc que l'objet phénoménal n'est pas tout l'objet. Il y a place pour d'autres objets que ceux de notre expérience, — pour des objets qui ne seraient pas des phénomènes, qui seraient des intelligibilia, des nou- mènes. De tels objets, le fonctionnement humain de l'Enten- dement, — un entendement lié à une sensibilité, — m'em- pêche de les connaître, mais j'ai tout de même puissance de les penser. Et si par ailleurs j'ai des motifs de croire qu'ils sont, de les affirmer, par qui ou par quoi en serais-je empê- ché ? La Raison se découvrait tout à l'heure comme le mo- teur invisible de toute activité scientifique ; nous l'entre- voyons maintenant comme l'unique et mystérieuse ouvrière de moralité et de croyance. Dénoncée d'abord comme une faculté d'illusion et de men- songe, la Raison, peu à peu, à mesure que son œuvre nous est mieux connue, apparaît comme le fond et le tout de l'esprit, comme l'unité vivante du Cogilo dont les éléments a priori, idées, catégories, intuitions, ne sont que des déter- minations singulières. La Raison, c'est moi. C'est peut-être même quelque chose de plus ; elle me dépasse, il y a en elle de l'universel. Je participe à une Raison qui dépasse tous les hommes, — une Raison divine. Je peux croire que c'est Dieu — « un Dieu formel^ » — qui parle dans ce Cogito à la fois humain et divin. Kant s'en tient là — à une croyance pratique. Impossible de démontrer que cette Raison est Dieu : il y faudrait une théologie, et nous ne sommes pas plus capables d'une théologie panthéiste que d'une autre. Il n'y a pas, sur les rapports du divin et de l'humain dans la Raison, de solution rigoureusement dialec- 1. L'expression est de M. Bergson. L'Evolution Créatrice, p. 386. ARTHUR I-IANNEQUIN ET SON CËUVRE. XLV tique; c'est affaire de vie intérieure, de pratique et de croyance. Mais il ne paraît pas niable, — le rationalisme kantien va jusque là, — que d'une certaine manière, la Raison dans l'homme est l'expression d'une Raison divine. D'où viendrait autrement que la marque caractéristique du rationnel, c'est l'universalité et la nécessité? Et qu'est-ce donc qui aurait décidé un jour le philosophe de la Raison pure à écrire tout un gros livre sur la Religion ? 5° La Critique et la physique contemporaine. — Justifier la science de son temps, c'est-à-dire chercher ses conditions d'intelligibilité, la Critique de Kant n'avait pas d'autre objectif, et la Critique en soi n'en saurait avoir qui de près ou de loin ne se ramène à celui-ci. Mais l'analyse du philo- sophe a été si précise et si pénétrante que les résultats de sa Critique suffisent encore à rendre raison de notre science à nous, hommes du xxe siècle commençant. Au moment même où des mathématiciens pressés portent contre la théo- rie kantienne de la connaissance une condamnation hau- taine, mais qui n'est pas sans appel, voilà que la science en qui s'exprime le mieux notre effort scientifique, — la phy- sique, — vient déposer en sa faveur d'une façon vraiment impressionnante et inattendue. On sait ce que Kant nomme les analogies de Vexpérience, les trois principes, déduits des catégories de la relation et schématisés dans le Temps, de substantialité, de causalité et de communauté d'action : « Par le premier, l'entendement ne saurait connaître une Nature sans imposer a priori la condition d'une cons- tance ou d'une invariance qui lui donne le carac- tère substantiel de la matérialité ; par le second, l'entendement impose à cette substance permanente ou à cet invariant une variation actuelle qui en respecte l'invariance, en ce sens que le changement est l'état même de la substance et s'effectue dans les limites qui lui sont assignées par la loi fondamentale de permanence ou de conservation ; enfin par le troisième, l'entendement requiert entre les substances matérielles ou la matière des différents corps une action réciproque où se trouve rigoureusement réalisée la double loi de l'invariance quantitative de la matière et de son infinie variabilité. » Ces conditions, Kant les trouvait de son temps réalisées « dans le principe de la conservation de la. masse, dans celui de la continuité du mouvement soumis lui-même à des lois de conservation, enfin dans l'attraction réciproque de toutes les masses dis- tinctes de l'univers ou dans la gravitation universelle ». XI. VI ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. Dieu saii si de Newton à nos physiciens la physique a évolué ; et voilà cependant que d'autre façon et de façon plus exacte nous les retrouvons, nous encore, ces « prin- cipes suprêmes d'intelligibilité » dictés par le génie de Kant à la science de son temps, tous trois vérifiés par les grandes lois de l'Energétique moderne : « la loi de la conservation de l'énergie ; la loi de Clausius qui affirme le changement continu des phénomènes, en nie la réversibilité, et en con- séquence lui oppose un sens dans la durée ; enfin la loi de l'interaction des formes diverses de l'énergie, et, selon l'ex- pression d'Ostwald, de leurs Verbindungen ou de leurs liaisons. N'est-il pas tout à fait remarquable, concluait Han- nequin triomphant, que les trois analogies de l'expérience conçues assurément par l'auteur de la. Critique sans la moindre notion de progrès lointains et impossibles à pré- voir, aient trouvé leur expression la plus parfaite non dans la science nevvtonienne qui les avait inspirées, mais dans les trois lois de la thermodynamique qui sont à l'heure actuelle les principes suprêmes de la physique tout entière? » Et n'avons-nous pas droit de penser que si la physique de demain, celle qui va remplacer tout à l'heure l'Energétique, aboutit à d'autres lois, à d'autres Hauptsâtze, ces nouveaux Hauptsdtzc différents sans doute des deux que l'Energétique a déjà formulés, du troisième qu'elle pressent, continueront encore de vérifier les Grundsdtze du vieux Kant, — le Grundsatz crai n'est pas une loi scientifique, qui reste une forme a priori indépendante de tout élément empi- rique, se retrouvant toujours impliqué dans le Hauptsatz, quel qu'il soit ? Aucun des quatre ou cinq fondateurs de la philosophie moderne auxquels Hannequin a donné le meilleur de ses méditations et de son enseignement, ne l'avait conquis aussi complètement que Kant. La vérité, il estimait sans doute que c'était pour une part, dans l'ordre de l'existence, la ■monade de Leibnitz, ou une monade qui en est proche parente ; mais, dans l'ordre de la connaissance, il répétait avec une assurance tranquille que « c'est l'idéalisme trans- cendantal ». 11 l'aimait, cette philosophie, d'aspect sévère, pour ses parties transparentes et faciles qui ne sont pas aussi rares qu'on dit ; pour ses parties profondes et embar- rassées, chargées de pensée neuve et subtile où l'esprit du lecteur doit chercher, où le sien faisait de précieuses trou- vailles ; pour la place qu'elle tient dans les méthodes et les problèmes de la spéculation contemporaine ; pour la trans- ARTHUR HANNEOUIN ET SON OEUVRE. XLVII formation de toute l'épi stémologie et de toute la métaphysique classique ; peut-être aussi pour la différence qu'elle a fait voir entre la spéculation et la pratique, entre le savoir et le devoir, — et sûrement pour les services incomparables qu'elle nous rendrait, à cette heure trouble, si elle devait nous aider à traverser plus confiants la crise redoutable de nos croyances morales et religieuses, à en sortir plus tôt, moins meurtris, moins apeurés, à dissiper les préjugés des « hommes de science » et le mauvais vouloir des « hommes de croyance », à nous recueillir enfin « clans le culte des hautes spéculations, le plus sûr garant de la paix et en même temps de la vie des consciences ». Longtemps après qu'il avait dû renoncer à rédiger la grande étude projetée sur la philosophie théorique de Kant, pendant de celle qu'un de ses amis plus heureux a pu consacrer à la philo- sophie pratique, il gardait encore l'espérance de publier un ou deux volumes d'Etudes kantiennes. De ce qu'il avait rêvé de faire pour l'intelligence d'une philosophie qui lui a été chère plus que toute autre, il ne reste que deux courts mor- ceaux, un article très remarqué publié dans la Revue de Métaphysique en 1904, et la « forte et lumineuse i » préface de la nouvelle traduction de la Critique de la Raison pure, les avant-dernières pages qu'il ait écrites : elles sont de mars 1905. II l'historien des sciences Si les sciences avaient de bonne heure attiré l'attention de Hannequin, c'était moins pour elles-mêmes que pour les services qu'elles ont rendus à toutes les philosophies, à celle d'Aristote comme à celle de Descartes, qu'elles peuvent rendre non seulement à qui ambitionne d'écrire une méta- physique de la nature, mais aussi à qui veut faire une simple critique de la raison pure. Nul moins que lui n'avait la superstition de la Science, et ne l'imaginait destinée à absorber un jour la philosophie : les positivismes anciens ou nouveaux lui semblaient des doctrines vraiment bien courtes et peu consistantes. Mais nul non plus n'estimait son concours à plus haut prix, si la philosophie qui compte n'a jamais été que la science prenant conscience d'elle- 1. E. Boutroux, Académie des Sciences morales, 17 juin 1905. XLVIII ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. même, ou encore « l'esprit de la science », la « science des sciences i » ; si c'est, comme on l'a dit, notre conscience môme de l'esprit qui est impliquée dans l'organisation et le développement de la science, .si « tout progrès de la science est ainsi l'occasion d'une conquête réelle pour la philoso- phie 2 », et si « la valeur positive et la fécondité de l'une est le gage de la valeur positive et de la fécondité de l'autre ». Dès son arrivée à Lyon, en 1884, il avait inscrit à son pro- gramme un cours sur la Critique des principes des sciences mathématiques ; et, à cette date, le sujet ne laissait pas d'être moins commun qu'il ne serait aujourd'hui. Les années suivantes il explora systématiquement l'histoire des sciences, Yhistoire de la science antique, Vhistoire des sciences au moyen âge, Yhistoire de la physique de Galilée à nos jours, Yhistoire de la chimie, Yhistoire de Vato- misme chez les anciens et chez les modernes, convaincu qu'une histoire des sciences ne peut livrer ses secrets qu'autant qu'elle est une histoire générale des sciences. En 1891 la Faculté de médecine de Lyon prit l'initiative d'un cours ^histoire des sciences qui finit, après quelque temps, par trouver sa place naturelle à la Faculté des Lettres. On le confia à Hannequin. La leçon d'ouverture, publiée dans la Revue scientifique^ amena le jeune professeur à synthétiser quelques-unes des conclusions auxquelles ses études anté- rieures l'avaient conduit. En 1903, au moment d^ sa candi- dature à la chaire de Pierre Lafflte, il crut devoir adresser aux électeurs, professeurs du Collège de France et membres de l'Académie des Sciences, une lettre-programme où il indi- quait la raison d'être et la signification d'un pareil ensei- gnement confié à un philosophe. Ces deux brefs écrits joints à la première partie de son livre sur YHypothèse des atomes, à quelques études critiques, et aussi à un fragment de chapitre sur les sciences mathématiques et physiques au XIXe siècle, sont, je crois, tout ce qui subsiste de l'historien des sciences. Ses liasses de notes, par l'ampleur et le détail des recherches dont elles témoignent, par les formules ori- ginales et heureuses qui éclatent à chaque page, font infini- ment regretter que rien n'en soit sans doute utilisable sous la forme où il les a laissées. D'où vient qu'on sente depuis longtemps l'utilité d'une histoire de la philosophie, et qu'on se montre généralement 1. Renouvier, Premier essai, t. I, XI. 2. L. Brunschvicg, Bibliothèque du Congrès international de philo- sophie, t. i, p. 51. ARTHUR HANNEQUIN Eï SON OEUVRE. XL1X si peu curieux d'une histoire des sciences ? Mais, répond- on, justement de ce que la philosophie n'est pas une science, c'est-à-dire « un système de vérités rigoureusement démon- trées et certaines », de ce que chaque grande construction d'idées « reste à travers les temps marquée au sceau du génie individuel qui en fut le créateur : l'incertitude de la philosophie sauvegarde son histoire ». La science, au contraire, si, comme la philosophie, elle est à un moment personnelle, subjective, c'est qu'elle ne fait alors que commencer, elle n'est pas encore elle-même. Mais à mesure que pour le théorème du mathéma- ticien viendra « l'heure de la démonstration rigoureuse et parfaite », pour la loi du physicien « l'heure des expériences décisives qui en assurent la vérification », théo- rème et loi » se détacheront de la pensée qui les conçut et tendront à perdre, en s'universalisant, jusqu'aux dernières traces de leur origine : nous ne savons plus le nom du pre- mier géomètre qui démontra les propriétés du triangle iso- cèle ». Et pourquoi nous en souviendrions-nous, pourvu que nous nous souvenions de la démonstration ? Si la science n'est rien de plus ni de mieux « qu'un trésor de vérités immuables conquises sur l'ignorance primitive, puis recueil- lies et transmises à de nouvelles générations qui en aug- mentent le nombre », à quoi aiderait son histoire sinon à nous encombrer, parmi les tentatives avortées ou réussies, de celles qui n'ont jamais réussi, et de celles qui ont réussi à leur heure, et qui justement ne peuvent plus réussir à notre heure et n'ont donc qu'un intérêt de curiosité stérile ? C'est évidemment cette conception elle-même de la science qui est superficielle et fausse. Mais sans aller si loin, et déjà de cet étroit point de vue utilitaire, il ne faudrait pas oublier que « la science d'aujourd'hui est fille de la science d'hier, et que ce serait omettre quelque chose de la science que d'ignorer la lente évolution d'où est sortie sa vie présente, et d'où n'ont pu que lui rester, comme aux plus parfaits des organismes celles des formes ancestrales, d'ineffaçables empreintes ». Le présent ne s'isole pas aussi radicalement du passé qu'une psychologie abstraite et toute nominale l'a fait imaginer. Hannequin aimait à citer l'exemple de Des- cartes retrouvant, au moment où il invente l'analyse, dans Diophante et dans Pappus, les germes encore vivants de -la nouvelle science, ou encore de Michel Chasles cherchant dans les géométries des anciens les moyens de restaurer au xixe siècle la géométrie pure : preuve que « la fécondité des L ARTHUR HANNEQUIN ET SON ŒUVRE. inventions premières, bien loin d'être épuisée, est assez grande encore, à plusieurs siècles de dislance, pour engen- drer et pour soutenir les développements les plus divers et parfois opposés d'une même science ». Et puis il y a autre chose. Si dans la science non plus l'histoire n'est pas la dialectique que Hegel croyait, si « la part des circonstances imprévues, des observations dues à ce cpie nous appelons le hasard, la part enfin des inspira tions heureuses » ne permettent guère de soutenir, dans la suite des recherches et des trouvailles, « l'étroite corres- pondance de l'ordre actuel et pour ainsi dire interne de ses concepts, et de l'ordre historique de leur apparition », il n'est pas niable pourtant que, dans les mathématiques, les » théorèmes essentiels qui sont comme les idées directrices de la science ont dû apparaître dans l'ordre même de leur subordination théorique » ; et que, même dans les sciences physiques, les concepts fondamentaux dont « la force évo- lutive entraîne et coordonne les mouvements de la science » commandent la plupart des découvertes où la part de l'im- prévu est d'autant réduite, et se commandent eux-mêmes les uns les autres. Or « ces liens puissants qui, sous la dis- persion apparente des observations isolées, des lois parti- culières et du nombre toujours croissant des découvertes de détail, assurent aux sciences de la nature la régularité et la continuité de leurs développements », — ces lois d'évolution de la science, n'est-ce pas à l'histoire des sciences, dans l'intérêt même de la science, qu'il appartient de les trouver et de les formuler? Hannequin allait jusqu'à se demander si de l'histoire ainsi faite ne se dégagerait pas « une sorte d'enseignement des mathématiques ». Car enfin la démons- tration « exige que nous allions par ordre et par degré, comme disait Descartes, des propriétés les plus simples et vraiment évidentes ou postulées comme telles, aux proprié- tés de plus en plus complexes, qui supposent les simples..., et la règle de la démonstration progressive et graduelle qui, en chacun de nous, s'impose à notre intelligence, a donc dû s'imposer, avec non moins de force, à l'esprit de l'huma- nité ». Cela même d'ailleurs qui paraît contrarier et bouleverser le développement logique du devenir des sciences, et empê- cher que le déterminisme ne soit aussi rigoureux dans l'évolu- tion de leurs méthodes et de leurs problèmes que dans l'évo- lution cosmologique ou biologique, h savoir la part des inventeurs de concepts et le rôle des concepts inventés, par ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. LI exemple l'intuition de Galilée que les phénomènes de la nature peuvent et doivent être mesurés, le mécanisme uni- versel de Descartes, les formules que Newton en a appli- quées aux grandes masses, Huyghens, Poisson et Cauchy aux infiniment petits, les principes de la thermomécanique et ceux de la thermodynamique et de Yénergétique, ou encore, dans d'autres domaines, la loi des proportions défi- nies, l'idée de transformisme, autant de choses qui ont sou- dainement modifié le développement de telle science donnée, c'est encore, puisque le savant en tant que savant s'en désintéresse, à Yhistorien des sciences qu'il appartient de les discerner, de les signaler, de mesurer « leur valeur res- pective et leur fécondité ». Grand service, — assez analogue à celui que nous devons « à la méthode pathologique en physiologie ou en psychologie », — si nous profitons « de la dissociation historique des concepts pour étudier chacun d'eux dans sa pensée, dans ses ressources théoriques et dans toute sa portée », pour retrouver « tout ce qu'il eut, à son époque, de vie indépendante et de force originale », — pour « revivre la vie de toutes nos méthodes ». Mais l'historien des sciences a une tout autre tâche encore, d'un profit plus rare et plus haut, et dont nous n'avons pris conscience que depuis le jour où nous avons connu la véritable nature du processus scientifique, — son orientation vers la pratique, sa subjectivité, sa relativité foncière. Nous ne pou- vons plus croire à l'existence d' « une vérité éternelle, sorte d'énigme à déchiffrer ici-bas, mais entièrement résolue dans un monde transcendant », dont notre vérité humaine se rap- procherait par un progrès indéfini. Il n'y a de vérité que dans la mesure où elle est vérifiable et vérifiée. La science ne collectionne pas des faits et des lois qui existeraient tels quels indépendamment de notre esprit ; elle n'entre pas toute faite dans l'intelligence : « L'observation pure, l'observation pas- sive ne la donne jamais. » Elle est au contraire notre œuvre personnelle, le produit du Cogito. Plus encore que sur les choses, elle est apte à nous renseigner sur nous-même. Il n'est pas exact du tout de soutenir, comme on le fait si communément, « que parmi les acquisitions successives de la connaissance scientifique, les unes sont vraies, et les autres fausses ». On dit : Le système de Ptolémée est faux ; le système de Copernic est vrai. Eh bien non ! ce n'est pas LU ARTHUR HANNEOLTX F.T SON' OEUVRE. du tout aussi simple ; ni l'un n'est vrai, ni l'autre n'est faux, au sens qu'on entend. « La vérité, observait Harme- quin, est que l'astronomie de Ptolémée était un système, et que, dans un système, la subordination mutuelle et la corré- lation des éléments constitutifs est telle que tous s'y élèvent ou s'y abaissent avec l'ensemble, toute proportion gardée et tout compte tenu de leur rang dans cet ensemble... La vérité est que Copernic, en déplaçant le point de vue de Pto- lémée, créa un sijstème nouveau, incomparablement supé- rieur à l'ancien ; mais il n'abolit point la science de Ptolé- mée et de ses successeurs et, tout au contraire, il lui rendit dans son propre système, en l'élevant à une unité supé- rieure, une vitalité nouvelle. » Nos connaissances vraies, nos vérités d'à présent sont clés connaissances incessam- ment réorganisées et réarrangées « sous la double influence des faits nouveaux et des réflexions qu'ils provoquent de la part de l'esprit ». C'est qu'au fond la science ne diffère pas tellement de la philosophie, si vraiment elle est comme celle- ci, quoique d'autre façon et sur un plan différent, h exclu- sivement un système de concepts, concepts dont pas unr fût-il le plus humble et le plus empirique, n'est proprement et simplement la copie d'une chose brute, qui serait indé- pendante on ne sait comment de notre manière de le perce- voir et tout au moins de le mesurer, dont pas un non plus, fût-il le plus théorique et le plus hypothétique, n'est pure- ment arbitraire ni purement inventé par un caprice de l'es- prit, mais dont l'objectivité apparaît beaucoup plus comme une fonction des relations de l'ensemble, de l'ordre fonda- mental du système et des principes qui l'organisent que comme une dépendance d'un savoir en quelque sorte exté- rieur à l'esprit, et passant en lui du dehors avec sa part, accidentelle et fatale à la fois, de vérité et d'erreur ». Où le savant, dans l'œuvre scientifique, ne regarde qu"à la rigueur de la démonstration et à son résultat direct qui est une maîtrise toujours plus grande de la nature, l'histo- rien des sciences, lui, s'inquiète avant tout de saisir sur le vif le travail, intéressant par lui-même, de la pensée ingé- nieuse et conquérante, — les efforts multiples et successifs, innombrables et inexprimables, de tous ceux qui ont colla- boré à cette merveilleuse création et, dans chacun de ces efforts la plupart emmêlés, oubliés, recouverts, a la richesse presque infinie de sa puissance et de ses ressources, telles qu'il les a manifestées dans la suite des temps. Nulle fantaisie ni nulle dialectique, si puissantes fussent-elles, n'imagine- ARTHUR HANNEQUIN ET SON" OEUVRE. LUI raient jamais la plus petite partie de ce que l'esprit humain, à travers les siècles, a inventé de moyens et déployé de res- sources pour résoudre à mesure les problèmes qui succes- sivement se posaient devant lui ». Par là Yhistoire des sciences mène vraiment à une philosophie des sciences qui est solidaire de la science, mais qui est autre chose que la science, et qui relève forcément du philosophe puisque l'homme de science n'y prend pas garde, et qu'il n'en a ordinairement ni le goût ni le loisir. Le savant, à l'aide d'un procédé très simple, d'ailleurs tou- jours le même, au fond,. — Yanalogie, — organise le sa- voir, brisant les vieux concepts inutilisables, en refaçonnant d'autres, ceux dont il a besoin, à mesure qu'il en a besoin, que l'observation et l'expérience l'y sollicitent, et l'obligent à des corrections jamais finies, à des adaptations toujours nouvelles, Rappliquant à faire de chaque relation une fois trouvée et formulée une relation universelle, l'essayant et l'étendant pour ainsi dire en tous sens. L'historien des sciences s'arrête à côté de lui, et le regarde faire ; il réfléchit à la façon dont ce travail se poursuit instinctivement et uni- formément, dont ces concepts mouvants se font et se défont, (pourquoi et comment) ; à quoi tient leur fécondité, leur uti- lité ; d'où vient aussi qu'ils s'usent rapidement, et qu'il faille remanier et transformer au bout de quelques années les théo- ries qui naguère paraissaient les plus définitives. Rappelons- nous les difficultés que rencontra tout à coup, vers le milieu du dernier siècle, la théorie mécanique de la chaleur, et com- ment des corrections de toutes sortes s'imposèrent : « On corrigea d'abord les concepts de force, de travail, d'énergie ; on introduisit les concepts nouveaux de potentiel, de réver- sibilité et d'entropie ; on reprit un à un les éléments de la science de la chaleur, et à la thermomécanique on substitua, en la transformant, la thermodynamique. Et le spectacle le plus instructif, ajoutait Hannequin, auquel nous assistons à l'heure présente nous est donné par ce merveilleux effort de la physique moderne qui, d'une science presque parfaite en son domaine restreint, tend à faire par analogie l'unique science physique, en transportant à la science de l'électri- cité, de l'électro-magnétisme et par conséquent de l'optique, ainsi qu'à la chimie tout entière, ce système de concepts érigé pour ainsi dire en méthode universelle, que résume le mot de thermodynamique. » Il faut bien voir, ne rien oublier, ne rien mépriser : de ions ces moyens, de tous ces con- cepts que la science utilise sous nos yeux, qu'elle a utilisés LIV ARTHUR HANNEQUIN ET S0\ ŒUVRE. le long des siècles, << l'historien nous semble avoir le droit de soutenir qu'aucun ne fut absolument vain, qu'aucun ne fut absolument perdu... Si les plus vigoureux et les plus féconds d'entre eux ont seuls survécu, comme dans la nature les espèces les mieux douées et les mieux armées pour l'exis- tence, n'oublions pas qu'ici, comme chez les vivants, les sur- vivants ne sont pas seulement les témoins, mais qu'ils sont aussi les héritiers des espèces disparues. » On a parfois reproché à YExpérience sur laquelle Avenarius a voulu fon- der sa philosophie d'être déjà le produit tardif d'une longue et complexe évolution de concepts, une expérience construite, de n'être aucunement la pure expérience. Mais y a-t-il une pure expérience, — des « données immédiates »? Où la trouver, par quel effort d'analyse ou d'intuition ? Peut-être le mieux serait-il tout simplement pour le philo- sophe qui entrera dans cette voie, de demander à Yhistoire des sciences, quand elle aura été faite et bien faite, la seule expérience dont nous puissions parler, la plus précise en tout cas, la plus objective et la plus riche, pour constituer une véritable Critique de l 'expérience, c'est-à-dire une théo- rie des « formes inventées par l'esprit pour l'explication de la nature ». III LE MÉTAPHYSICIEN Une voix amie i a rappelé au bord de sa tombe ce témoi- gnage d'un homme « qui était bon juge et qui ne mettait aucune complaisance dans ses jugements » — Emile Charles, — et qui proclamait Hannequin « un des tout premiers, sinon le premier des métaphysiciens de notre temps ». D'autres ont redit cela depuis. C'est le mot juste sur l'homme et sur l'œuvre. L'historien de la philosophie et l'historien des sciences n'aura été connu que de ses élèves. Le livre le plus complet qu'il ait achevé, — aussi bien presque le seul, — sa thèse de 1895, est en effet un livre de métaphy- sique et de métaphysicien. Et c'était déjà une originalité de n'avoir pas désespéré de la métaphysique ni après Kant ni après Comte, de continuer à croire à la fin du xixe siècle, et juste au moment où trois de 1. M. Clédat, doyen de la Faculté des lettres de Lyon ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. LV ses plus brillants camarades d'agrégation s'empressaient vers les nouvelles terres de la psychologie pathologique, de la sociologie et des philosophies médiévales, qu'il valait encore la peine d'être simplement philosophe et de n'être que cela, de s'intéresser, comme Descartes et Leibnitz, à tout ce que la réflexion critique réussit à savoir de l'esprit qui pense et des choses qui sont pensées. De son commerce prolongé avec les Cartésiens, Hannequin avait aussi rapporté cette idée, longtemps oubliée en France, que la science de la nature offre d'abord « un premier appui, une première assise indispensable pour la réflexion... qu'il n'est pas bon, par conséquent, que la métaphysique vienne avant son heure ». Il était de ces générations pas très anciennes, où le diplôme du baccalauréat es sciences demandé aux agrégés de philosophie indiquait la mesure de ce qu'il devait entrer officiellement de culture scientifique dans la tête d'un philo- sophe. A Amiens, et plus tard à Lyon, il se remit brave- ment aux mathématiques et aux sciences physiques. On peut lire avec confiance, et aussi avec admiration, la pre- mière moitié de son livre où il s'est appliqué à exposer et à tirer au clair — au prix de quel travail ! — quelques-unes des plus abstruses théories de l'analyse, de la géométrie, de la mécanique, de la physique et de la chimie d'aujourd'hui : dans l'ensemble, le tableau, s'il n'est plus peut-être tout à fait au point pour un spécialiste, reste encore pourtant exact et utile. Amené sur un bon terrain, outillé d'une bonne méthode, Hannequin eut la fortune de tomber tout de suite sur un joli problème. Encore élève au lycée de Reims (je tiens ce détail de lui-même), il avait été soudainement frappé dans une vision d'adolescence, pendant une classe de physique, par la beauté de la conception mécanique du monde. De cette heure et d'une émotion inoubliée a vraisemblablement daté l'idée de son livre. Le mécanisme, étudié dans ses fon- dements, lui parut peu à peu postuler une autre conception qu'on n'a pas toujours aperçue, — Yhypothèse des atomes. Cinétisme et atomisme seraient choses inséparables : « Notre science réduit tout à l'atome, comme elle avait déjà réduit tout au mouvement. » C'était là au début une pure vue de l'esprit, suggérée par certains faits, impliquée dans cer- taines théories ; on pouvait l'emprunter à la chimie, et aussi à quelqu'une des cosmologies rudimentaires des Grecs. Qu'est-ce qu'elle valait au fond? Pour répondre, il fallait d'abord interroger les sciences et les savants, leur faire HANNEQUIN, J. e LVI ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. entendre de quoi il était question, les amener enfin à se pro- noncer — à confirmer ou à infirmer l'hypothèse. Hannequin a ainsi résumé lui-môme les résultats les plus généraux de sa patiente et complexe recherche : 1° « On peut encore se demander de nos jours si l'ato- misme est l'hypothèse sur laquelle repose la physique tout entière, ou s'il n'en serait pas plutôt le résultat ; ...on né peut plus douter qu'il ne soit l'expression la plus haute et comme l'âme de notre science de la nature, l'expression adé- quate du mécanisme scientifique. » 2° L'hypothèse des atomes n'est pas seulement commode et féconde ; « elle est une hypothèse nécessaire. Si la science humaine n'est, en définitive,, que la détermination par la pensée des objets donnés dans l'Espace et dans le Temps, et si la détermination scientifique des choses n'est, comme nous le croyons, que la mesure de leurs rapports dans l'éten- due et dans le mouvement, si le nombre, enfin, est le seul instrument qui nous permette d'accomplir cette détermina- tion et cette mesure, alors l'atomisme s'impose avec la même nécessité que l'explication mathématique de l'uni- vers ; et ses racines vont se confondre avec celles de la science et de la connaissance humaines. » 3° Pourtant « l'hypothèse des atomes enveloppe des con- tradictions » que le progrès de notre science et de notre cri- tique fait éclater chaque jour plus nombreuses, et qui pro- viennent toutes de cette conception étrange d'un atome à la fois homogène et hétérogène, indivisible et divisible, dur et élastique, en nombre infini et en nombre fini. Elles accusent les unes et les autres une contradiction originelle et radicale, celle-là même qu'on a introduite au cœur de l'algèbre et du calcul de l'infini, de la géométrie et par suite de la méca- nique, « géométrie et mouvement », et qu'on n'a pas pu ne pas y introduire, puisqu'elle est génératrice de la mathéma- tique et, par la mathématique, de toute la science : la mesure du continu par le discontinu, de Yespace par le nombre ; contradiction qu'on répète et qu'on redouble « chaque fois que l'hypothèse mécaniste doit franchir un nouveau degré, aller des faits physiques aux propriétés chimiques, de ces der- nières aux fonctions biologiques, et de celles-ci enfin, comme elle tente parfois d'y réussir, aux phénomènes du sentiment et de la conscience ». 4° Mais de quelque contradiction qu'elle soit irrémédiable- ment frappée, et avec elle toute la connaissance scientifique, l'hypothèse des atomes ne laisse pas cependant de réussir ; ARTHUR IIANNEOUIN ET SON OEUVRE. LVII les choses ne lui infligent pas de démenti, la science se fait. L'atome n'est donc pas un absolu existant dans la réalité, il n'est pas non plus un concept arbitraire et fictif. Le monde n'est pas construit d'atomes, c'est entendu ; « l'atome est un concept et non une chose en soi » ; mais encore est-il crue l'atome tient aux choses, que ce concept est fondé. Le réel n'est pas seulement ni premièrement quantité, il est avant tout et essentiellement qualité ; et cette qualité, malgré la souplesse et l'infinité du nombre, reste inépuisable pour la quantité. « La physique laisse place à une métaphysique. Elle fait plus, elle la dessine d'avance. Comme il faut bien que la quantité symbolise, c'est-à-dire exprime de quelque façon la qualité, — sans quoi c'est la fécondité du processus scientifique qui serait le mystère des mystères, — l'atome, simple concept mathématique, « nous conduira peut-être, au-dessus de l'Espace et au-dessus du Temps, à l'unité d'un être qui sans cesse se fait et s'achève soi-même, en proje- tant dans la durée l'ombre de son action déterminante et créatrice, et dans l'étendue l'ombre des résultats réalisés, fixés, déjà passés et comme morts ». Lors même que Hannequin se serait exagéré le rôle des atomes dans la science d'hier et surtout dans celle d'aujour- d'hui, sa construction, ingénieuse et fine, mériterait encore de survivre aux données de l'histoire des sciences qui l'ont inspirée. Mais jusqu'au bout il est resté convaincu, lui, qu'il n'avait rien exagéré du tout, que ses critiques ne l'avaient critiqué que pour s'être mépris sur sa conception personnelle de l'atome et de l'atomisme, et que cet atomisme en particu- lier restait parfaitement indemne des révolutions de la phy- sique contemporaine. La merveilleuse théorie des électrons que ni lui ni personne ne prévoyaient alors dans le monde des philosophes, l'avait réjoui sans le surprendre. 11 était tranquille et savait que, d'une manière ou de l'autre, l'atome réapparaîtrait bientôt, et que sa déroute, célébrée un peu bruyamment par Ostwald, était plus apparente que réelle. 11 continuait d'ailleurs de le retrouver très distinctement dans les formules de la thermodynamique où ceux-là seuls ne le voient pas, qui no savent ou ne veulent pas regarder. Dans une série de leçons sur la Matière faites en 1902, il eut une fois de plus l'occasion d'éprouver son hypothèse des atomes au contact des doctrines encore triomphantes de l'Energétique. Il se crut autorisé par les faits et par leur interprétation à maintenir toutes ses conclusions essen- tielles, à savoir : LVIII ARTHUR HANNEQUIN ET S0X ŒUVRE. a) D'abord que le mécanisme, c'est-à-dire la conception de Descartes et de Leibnitz, de Newton et de Kant, n'est pas aussi ruiné que l'ont répété certains savants qui confondent l'idée maîtresse de ce mode d'explication avec les principes et les formules dont l'insuffisance ou la fausseté ont été reconnues depuis ; qu'il est au fond aussi solide et aussi durable que la science. Après les succès qu'on sait et qui ont donné un moment l'illusion d'une sorte de vérification expérimentale, analyse chimique, théorie cinétique des gaz, théorie de la lumière, électrolyse, etc., il y a eu des échecs, des espérances trompées ; toutes sortes de difficultés ont surgi ; des calculs faits et bien faits et qu'on avait le droit de faire, ont donné des résultats chiffrés si prodigieux, à la fois précis et fantastiques, qu'on a fini par se demander, en face de l'extraordinaire petitesse des molécules, de la gran- deur non moins extraordinaire de leurs intervalles, des vitesses et des complexités de leurs mouvements, si pareille hypothèse n'était pas tout imaginative. Une nouvelle con- ception s'est peu à peu proposée et imposée, Y Energétique. C'est vrai, mais n'oublions pas que l'Energétique elle-même est tout entière d'origine mécanique : ses fondateurs, Helm- holtz, Clausius, lord Kelvin sont des mécanistes ; la plus simple et la première forme d'énergie connue, — l'énergie type, — est l'énergie mécanique. L'Energétique qui raille le mécanisme, c'est donc, répétait Mannequin, l'enfant dru et fort qui bat sa nourrice. Ceux qui ont vu là un retour de Descartes à Aristote n'ont évidemment pas remarqué que si on remplace le -ô Iloerdv par le -cô [Iotov, c'est à condition que cette qualité, ces formes, ces énergies spécifiques restent pourtant sujettes à la. mesure, qu'on en puisse faire Y objet d'une mathématique, qu'elles donnent lieu à des équations d'équivalences et de transformations. Et qui donc nous a appris cela, Aristote et saint Thomas, ou bien Galilée et Descartes ? Prendre les phénomènes de la nature comme des grandeurs mesurables et mesurées, — la mesure, — il n'y a pas autre chose d'essentiel au fond dans le méca- nisme, et il y a aussi, et avant tout, cela et tout cela dans l'Energétique. 6) Et aussi, que l'atomisme, en ce qu'il a de caractéristique, n partie liée avec le mécanisme, qu'il vaut ce que vaut celui- ci et qu'il durera autant que lui, s'il est vrai que le méca- nisme ne peut admettre dans la nature que des grandeurs occupant un espace, mais des grandeurs intensives, des masses dont il reste à déterminer les trajectoires, les direc- ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. LIX lions, les vitesses, les chocs ; si la masse est inséparable de la conception du mouvement, et si l'atome au fond, c'est la masse, mais invisible, infinitésimale, divisée en autant de parties que cela est requis pour l'explication des phéno- mènes donnés ; si en fait tous les mécanismes connus ont admis une sorte de matière discontinue, moléculaire, grenue, et sont devenus des variétés d'atomismes. c) Et encore, que Vatomisme critique, c'est-à-dire tout autre chose que Vatomisme dogmatique, est sans doute une analyse et une méthode beaucoup plus qu'il n'est une science et une doctrine de l'être ; mais que cette méthode et cette analyse sont liées au fonctionnement de l'esprit, à l'or- ganisation et au développement de la pensée scientifique par cela seul que le nombre est nécessaire pour que nous pre- nions du continu de l'étendu, simple intuition tout d'abord, une connaissance déterminée, — et que l'individualité idéale de l'infiniment petit géométrique introduite par le nombre ne peut pas, une fois la géométrie transportée dans la réa- lité, ne pas se réaliser à son tour sous les diverses dénomi- nations de différentielles, de molécules ou iïatomesi. Les réflexions qu'impose le concept de l'atome, à la fois nécessaire et contradictoire! avaient insensiblement conduit Mannequin à esquisser une1 double théorie de la connais- sance et de Vexistence, germe de toute une métaphysique, et dont la aieur resterait d'ailleurs indépendante du pro- blème très spécial de l'histoire des sciences qui l'a provo- quée. 1. Hannequin avait vu juste : physiciens et philosophes reviennent ouvertement témoigner en faveur de l'atomisme. M. Becquerel con- venait hier (Séance publique annuelle des cinq Académies, 1907) que « depuis plus de deux mille ans, chaque fois que l'homme, soit par l'effort de sa seule pensée, soit par les artifices de ses expériences, tente de s nde le mystère des corps, toujours au fond de toutes choses, il entrevoit la même image {l'atome) » ; et un jeune philo- sophe, qui vient de faire une pénétrante enquête à travers les théories physiques, a pu conclure que « de l'énergétique et du mécanisme, c'est, malgré ses hypothèses et ses anticipations sur les perceptions virtuelles, le mécanisme qui reste le plus constamment et le plus étroitement fidèle à l'expérience ». (Rey, Revue philosophique, novembre 1907, p. 514.) LX ARTHUR MANNEQUIN ET SON OEUVRE. Théorie de la Connaissance Nous ne connaissons pas moins de quatre sortes d'objets, et par quatre processus différents : l'expérience, la science, la métaphysique et la croyance. 1° L 'Expérience. L'activité de la pensée se meut entre deux pôles, de Vunité de l'aperception à la multiplicité des éléments de l'intuition sensible. Elle est ce que Descartes avait vu, une puissance de juger, d'opérer des synthèses, de lier, d'unifier, mais « une puissance vide, une forme, comme disait Kant, riche autant qu'on voudra de déterminations à venir, mais une forme pourtant et qui n'a point en l'homme une vertu créa- trice » ; et c'est justement parce qu'il est forme et unité que l'esprit nous parait en dehors de l'espace. Puissance de pensée, non pas pensée ; car la pensée de l'homme n'est pas la pensée de Dieu. Dans l'homme, « au je pense, il faut un donné qui le fasse sortir de la virtualité qui le pro- voque à l'acte, el qui du même coup subisse son action ». Ce donné « qui se prête à l'action de la pensée sans qu'il soit déjà une pensée », sorte de matière, si on peut ainsi l'appeler « faute d'une expression meilleure », sur quoi tra- vaille le je pense formel, c'est la sensation. Ce qu'est en soi la sensation, nous n'en savons rien ; nous savons seule- ment, par le rôle qu'elle joue dans la connaissance, qu'elle est, qu'elle ne peut pas ne pas être une variété indéfinie ; «' variété, parce qu'au fond, comment y concevoir l'ébauche, si grossière soit-elle, la trace, l'ombre même d'une suite quel- conque, d'une limitation et d'une apparition, si elle n'était ou moins une multiplicité et une diversité ? — et une variété indéfinie, au sens où les limites des concepts futurs ne sont point préformés, ne sont point même marqués dans le fonds intuitif de l'obscure conscience ». Nous ne comprenons pas très bien, il est vrai, la nature des traits qui donnent au sentir cette étonnante diversité, ni non plus la richesse de ressources et la souplesse qu'il faut au je pense pour s'adap- ter « sans heurt et sans bouleversement à la diversité de l'intuition sensible ». Mais les faits sont là, il y a une Expé- rience ; et que le sujet soit une action unifiante, cela im- plique que l'objet est une diversité, une multiplicité unifiée. Quant au mécanisme des opérations par lesquelles 1rs choses deviennent des objets, qui produisent la trame de ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE, LXI nos concepts, de nos images, de nos perceptions, c'est aux psychologues de le découvrir : Hannequin lui-même avait préparé une Psychologie dont seule Ylntroduction a été publiée i. Mais il estimait que ce qu'ils en ont découvert jus- qu'ici peut tenir aisément dans les cadres encore solides et très larges de la Kantische Maschinerei ; et qu'à Kant nous devrons toujours au moins d'avoir reconnu « le véritable mouvement de ï esprit », — celui qui va « du je pense et des catégories, d'abord aux formes homogènes de l'Espace et du Temps, et ensuite, dans ces formes, aux intui- tions empiriques qu'elles atteignent enfin, et dont elles font des unités ou des synthèses dans l'étendue et la durée », de telle façon que « YUrtheilskraft originaire s'engage de plus en plus dans le champ de l'intuition ». 2° La Science. « Le besoin d'où est sortie la science, c'est de rendre intelligibles tous les phénomènes ; et c'est, dès lors, de les construire d'une manière adéquate à l'aide d'éléments empruntés à l'esprit : car c'est la destinée de notre esprit, selon la pensée de Descartes, de ne saisir et de ne compren- dre que ce qui vient de lui... 11 ne sait des choses que ce qu'il y retrouve de sa propre substance, que ce qu'il y pro- jette ; il ne connaît pleinement que ce qu'il crée. » Le monde de l'expérience, notre première œuvre, reste trouble pour nous. Nous ne nous y retrouvons ni tout de suite ni tout entier. C'est que notre œuvre, il l'est sans doute, mais il ne l'est que pour une moitié ; les choses ont collaboré avec le Cogito, il nous est donné autant qu'il est pensé. Le monde de la science veut être, voudrait être plus clair, tout à fait trans- parent, œuvre propre de l'esprit tel qu'il s'y reconnaisse, qu'il y retrouve les lois prescrites par lui-même à la nature. Rendre les choses intelligibles, ce serait les recréer avec des maté- riaux tirés de notre propre fonds, substituer par exemple le mouvement au phénomène, fabriquer dans l'Espace et dans le Temps, un monde figuré, mobile, nombrable. L'idéal de la science serait ainsi d'éliminer l'expérience ; l'expérience, c'est l'obscur, le donné, !e non-construit. Mais cet idéal, elle y tend, sans qu'elle puisse l'atteindre. Deux fois au moins les phénomènes lui opposent un obstacle invin- 1. Introduction à l'étude de la Psychologie (in-12, 138 p., Paris, Mas- son, 1890) « Petit chef-d'œuvre de méthode et de critique », G. Dwelshauvers, La Revue du Mois, septembre 1907, p. 336. LXII ARTHUR IIAN.NEOUIX ET SON OEUVRE. cible, dans leur être en tant que sensation, et dans leur acte en tant que cause. Elle ne parvient à en prendre « que les figures qu'ils tracent, les déterminations qui suivent de leur réalité dans l'Espace et dans le Temps, en un mot leurs contours, leur symbole et leur schème ». Et c'est beureux pour elle, si c'est à cela qu'elle doit d'être, au lieu d'un pur jeu dialectique, une ebose sérieuse, — une m apparence », mais une « apparence bien fondée ». Hannequin admirait médiocrement certaines subtilités nominalistes. Il tenait franchement pour Yobjectivité de la science, qui seule aussi bien en explique la fécondité. Il excellait d'ailleurs à décou- vrir les liens, invisibles à beaucoup, qui rattachent les élé- ments de la science les plus fondamentaux, partant les plus abstraits, au réel, au donné : YEspace d'abord qui, en tant que forme de la sensibilité, est « proportionnel à nous », mais qui est aussi « proportionnel aux choses, ou, ce qui est tout un, à leur durée réelle ou au temps véritable » ; les figures « qu'à coup sûr je suis seul à produire... mais figures liées pourtant à ces choses en soi, dont j'y saisis aussi en un sens les relations et les états réels, puisque ce n'est en somme qu'en répondant à l'acte par lequel elles m'affectent que j'accomplis le parcours et produis ces synthèses d'où immédiatement procède la figure » ; et pareillement la quaw tité, la grandeur, le mouvement, le nombre, les rapports de distance et de situation, etc., qui sont bien notre œuvre, mais non pas une œuvre arbitraire, qui ne sont ni des ehoses ni dans les choses, mais qui symbolisent avec les ehoses, qui les expriment à leur façon, très précisément et de la seule façon que nous les puissions exprimer, qui sont des modes et qui nous appartiennent, « mais qui pourtant aussi dérivent des choses et ne sont ce qu'ils sont qu'en fonction de ce qu'elles sont elles-mêmes au moment où s'exerce sur nous leur influence ». Et justement, parce que l'esprit qui fait la science ne réussit pas à réduire ou à sub- tiliser le donné sur lequel il travaille, c'est la science elle- même qui nous pousse plus loin, qui oblige d'entrevoir der- rière la science autre chose que la science, chose peut-être plus considérable et aussi certaine, — c'est la physique qui pose la métaphysique. 3° La Métaphijsique. Nous ne distribuons plus les choses en deux paHs : phé- nomènes et substances, l'une pour le métaphysicien, l'autre ARTHUR IIAWT.OUIN ET SON OEUVRE. LXIH pour le savant. L'idée même de substance qui a si longtemps alimenté tant de spéculations, nous la tenons de plus en plus pour une pseudo-idée, « l'idée de l'un qui se multiplie et de l'inaltérable qui sans cesse s'altère et projette dans le Temps ses états successifs ». En nous, comme autour de nous, il n'y a que des phénomènes, le Devenir, évolution sans arrêt de tout ce qui est, chose et esprit. C'est de ce deve- nir, de l'écoulement radical des êtres, du flux des phéno- mènes que s'occupent à la fois savant et métaphysicien, — pas de la même manière cependant. Du phénomène « dé- pouillé de son être, de son activité et de sa vie », le savant n'étudie que « la projection dans l'Espace et dans le Temps » ; le métaphysicien au contraire cherche à l'étudier en lui-même, du dedans, en sa réalité vécue, c'est-à-dire en ce que la science n'arrive pas à emprisonner dans ses figures et ses formules. Mais comment ? — La réponse de Hannequin n'a peut- être pas été toujours tout à fait la même. Sa pensée, je crois, a varié selon qu'elle a, manifestement, incliné, de plus en plus, de Leibnitz vers Kant ; après s'être intéressée au cartésianisme et au leibnitzianisme de Kant, c'est dans les dernières années au kantisme de Leibnitz et de Des- cartes qu'elle était surtout devenue attentive. Il a dit d'abord ou à peu près : Nous ne connaissons pas les choses en soi. Mais nous savons, — puisqu'il y a une expérience, une science, — que ces choses en soi, inépuisables et insaisis- sables en leur fond par la science, il faut pourtant qu'elles aient en elles-mêmes de quoi se prêter aux formes de la sensibilité et aux catégories de l'entendement. Cela ne nous apprendra pas tout ce qu'elles sont ; cela nous apprendra toujours quelque chose de ce qu'elles sont, de ce qu'il est nécessaire qu'elles soient en elles-mêmes pour qu'elles soient pour nous. Si d'ailleurs de tous les rapports engagés dans le donné de l'intuition, il en était un qui apparût comme le rapport fondamental, puisque sans lui l'idée même du deve- nir serait impossible, le rapport aussi le plus caractéristique du réel, puisqu'il demeure jusqu'au bout une sorte de scan- dale pour l'esprit, le rapport enfin le plus négligé par la science, puisqu'elle y substitue une relation d'un genre tout différent, ne serait-ce pas celui auquel, entre tous les autres, la réflexion critique devrait s'attacher ? Or il existe, ce rap- port, c'est le rapport de causalité : la causalité, voilà « la loi des lois de la nature réelle ». La métaphysique sera « une sorte de science de la causalité. » Et de cette science LXIV ARTHUR HANNEQUIN ET SOX ŒUVRE. qui tenterait « d'être à l'activité essentielle des choses, à l'énergie cachée de leurs états réels, et au devenir môme où celle-ci se déploie, ce qu'est aux mouvements de la nature physique, réels ou imaginaires, notre mathématique, ...nous est-il interdit d'attendre sur l'orientation générale du chan- gement, ses conditions et son principe, des vues qui nous mettraient aussi près du réel que le pur mécanisme nous en tient éloignés ? » Il a dit ensuite, sous l'impression toujours plus forte de la Critique de la Raiso7i pure : La Nature, si elle est cette organisation d'objets que détermine l'esprit en appliquant les catégories à une matière sensible, proclame très haut qu'elle ne suffit pas, qu'elle postule une surnature. Il y a lieu de faire une métaphysique parce qu'il y a une surna- ture. La métaphysique est la science de la surnature. Mais cette surnature, nous n'avons plus la prétention de la con- naître immédiatement, intuitivement . Nous avons mesuré les limites de notre pensée, elles sont assez étroites. La science do la surnature sera donc tout immanente et relative. Les philosophes dogmatistes se croyaient en droit de voir dans la métaphysique la science de Vêtre en tant qu'être. Au temps de la Thèse, Mannequin l'aurait définie : la science de Vêtre en tant que l'être est connaissable et connu ; plus tard, dans les dernières années, plus circonspect, il la défi- nissait : la science des lois du connaître — des lois univer- selles, de celles qui s'imposent à toute pensée, sans les- quelles il n'y aurait ni expérience ni pensée. Les deux con- ceptions évidemment ne sont pas contraires : elles se conti- nuent ; il y a pourtant de l'une à l'autre beaucoup plus qu'une nuance. 4° La Croyance. La seule métaphysique désormais possible, — celle que nous venons de dire, — est-elle en état de résoudre, ou seule- ment d'aborder les plus considérables problèmes de l'an- cienne métaphysique, Diei^ l'âme, le devoir, la liberté ? Ce sont choses néanmoins qui ne laissent pas de s'impo- ser à la plupart des esprits, d'inquiéter beaucoup de vies. Hannequin n'était pas de ces hommes à vision myope qui s'imaginent que le positivisme ingénu de nos scientistes, même le matérialisme épais où les masses populaires glissent rapidement, va les faire évanouir sitôt des horizons humains, et que « notre temps a devant lui la vision par- ARTHUR IIAXXEOUIX ET SON OEUVRE. LXV faitement nette du zéro religieux ». Mais il était convaincu que s'il y a des vérités de l'ordre moral et religieux, si nous y atteignons, c'est par un genre de connaisance très spé- cial : Kant lui a donné un nom, et un nom qui lui restera, la croyance. « Entre la science et la croyance, Kant a établi une ligne de démarcation qu'il est interdit à l'une comme à l'autre de franchir, à la croyance pour ne point troubler la connaissance dans ses possessions légitimes, à la connais- sance pour ne point introduire dans le champ de la croyance les restrictions et les limites qui ne conviennent qu'à la nature et à l'expérience... Mais il s'est réservé le droit, en dérivant l'une et l'autre d'une même pensée et d'une même raison, d'assurer à l'une et à l'autre un développement légi- time et harmonieux en toute vie humaine. La philosophie de Kant n'a pas eu, comme d'autres philosophies, à fonder d'abord la connaissance sur les ruines de la croyance, pour justifier ensuite la croyance par l'insuffisance de la science. Nul au contraire n'a proclamé plus hautement que lui la suffisance absolue de la science, en quoi son « positivisme » échappe à toute atteinte ; mais nul non plus n'a plus légiti- mement réservé les droits de la croyance, pour un esprit qui par l'a priori touche à l'intelligible, le pressent, et y tend comme à un monde où il doit trouver la satisfaction de ses aspirations morales et le sens, décidément indéchiffrable pour la pure connaissance, de ses aspirations religieuses. » Il y a donc place dans l'homme à une croyance. Nous ne sommes pas les dupes d'un mot. La science prenant con- science d'elle-même nous invite « à franchir par un acte de foi morale les bornes de la pensée en même temps que celles de la nature i ». D'une part, nous sommes assurés que jamais ni la science ni la critique ne ruineront l'objet de notre croyance, — si toutefois c'est vraiment un objet de croyance. D'autre part, il y a en nous un ensemble confus et vivace d' « aspirations morales » et d' « aspirations reli- gieuses », — dont l'étude devrait être le côté positif d'une théorie de la croyance, — qu'il dépend de chacun de nous de rendre plus réelles encore, plus déterminantes de notre existence, et dont jusqu'ici les psychologies et les sociolo- gies n'ont expliqué que les cntours et les formes contin- gentes. C'est de ces lointains et de ces profondeurs que s'échappent les sources jamais taries de nos véritables croyances, « les sources pratiques », le mot est de Kant; l. Lachelier, Du fondement de l'Induction, p. 102. & l.XVI ARTHUR HANNEQUIN ET SON ŒUVRE. c'est par là que chacun de nous touche, dans la nuit sainte, aux « portes obscures qui mènent à Dieu i ». Prenons garde seulement, cette croyance, de la renfermer avec soin dans les limites où elle est chez elle ; de ne pas l'exposer hors de son domaine propre à des rencontres avec la science, désagréables et meurtrières, et d'où la science, par cela seul qu'elle serait à sa place et que la croyance ne serait plus à la sienne, sortirait nécessairement victorieuse. Toute théologie par exemple qui cédera à la facile tentation de maintenir à coups d'autorité des faits contredits par l'his- toire, des interprétations condamnées par l'exégèse, des idées désagrégées par la science des religions ou par la critique phi- losophique, est d'avance condamnée aux plus lamentables insuccès. — Prenons garde encore d'éviter un péril dialec- tique signalé fortement par Kant, dont cependant Renou- vier, — le Renouvier de la fin surtout, — n'a pas su se garder, et qu'on peut appeler « les illusions de la méthode des pos- tulats moraux ». Toute supposition établie sur des motifs moraux ne vaut qu'à titre de croyance pour la conscience morale, et pourvu qu'on n'ait pas la prétention de la répandre en corollaires », qu'on se fasse scrupule « de rendre à la spéculation ce qui appartient à la spéculation, et à la foi ce qui appartient à la foi » : elle fournit des secours pour les besoins de la pratique, elle n'apporte pas de solu- tions théoriques ; elle peut bien aider à vivre, elle ne dis- pense personne de l'effort de penser. Théorie de l'Existence Au rebours de ce que les philosophes antiques ont ensei- gné, l'être, pour nous, est fonction de la pensée : c'est dans la pensée et par la pensée que nous cherchons à le définir. La première réalité de l'objet que nous affirmons, c'est de son intelligibilité qu'il la tient. Nos objets ne sont pas des objets-choses, ce sont des objets-concepts. « Tout acte de pensée enveloppe à sa manière une valeur objective... C'est qu'en effet l'acte primordial de notre entendement, l'acte en qui tous les autres cherchent leur origine, se résument et s'achèvent, est l'acte de juger ; et le jugement implique, dans tous les cas possibles, des liaisons qui le dépassent, 1. Fogazzaro, Il Santo, ARTHUR MANNEQUIN ET SON OEUVRE. LXVII des affinités aperçues ou cachées, prochaines ou lointaines, qui le prolongent au-delà de la conscience présente, et qui le retiennent ainsi dans le tout solidaire de notre connais- sance. » Mais que l'objet tienne sa réalité, — à un premier moment du processus dialectique, — de notre pensée, ce n'est pas qu'il ne la puisse tenir d'ailleurs et à d'autres titres. Que la vérité réalise d'abord « 1 accord à travers la durée de l'esprit avec soi... l'accord entre tous les esprits », ce n'est pas qu'elle ne puisse réaliser d'une certaine façon, — d'autre façon que le dogmatisme l'a entendu, — « l'accord de l'esprit et des choses ». On ne remarque pas deux des caractères de nos sensa- tions, à savoir qu'elles sont et qu'elles restent, malgré tous nos efforts, à la fois confuses et obscures. Ce qui ne vient que de la pensée est nécessairement clair pour la pensée. Puis donc qu'elle reste trouble et énigmatique, la plus humble sensation témoigne assez haut qu'elle tire quelque chose de la pensée, sans quoi elle ne serait pas nôtre, mais qu'elle tire aussi quelque chose d'ailleurs, sans quoi elle ne serait pas sensation. On reconnaît volontiers le besoin que la science a de l'expérience ; mais on méconnaît ce que cela signifie, à savoir que la science révèle l'action du Cogito. mais qu'elle trahit un autre concours encore, puisque le Cogito fonctionnant tout seul ne produirait rien. Les choses sont déjà réelles par cela seul que nous les pensons, mais elles sont réelles aussi parce que nous ne pouvons pas ne pas les penser, parce qu'elles s'imposent à notre pensée, qu'elles la conditionnent dans chacune de ses démarches, — qu'elles ne pénètrent pas en nous sans doute, que nous ne pénétrons pas en elles non plus, mais qu'elles nous action- nent pourtant d'une manière continue jusqu'au fond de nons- même. C'a peut-être été la faute de Kant de s'en tenir là, d'arrê- ter court des inductions parfaitement légitimes. Puisque les choses nous affectent, c'est donc que tout de même nous les connaissons, — par la manière même dont elles nous affectent; qu'il ne nous est pas interdit d'étudier l'empreinte qu'elles laissent sur nous, « et en tout cas d'y déchiffrer cer- tains traits généraux appropriés sans doute à la nature des choses, non moins qu'à la nature de l'être qui les reflète ». Puisqu'il y a perception par exemple, il faut bien que ces choses en soi, — inconnues et inconnaissables, — aient en elles de quoi se prêter aux formes de notre sensibilité ; et, puisqu'il y a jugement, il faut aussi qu'elles aient de quoi se LXVIII ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. prêter aux catégories de notre entendement. Nous savons ainsi tout de suite qu'elles sont d'abord une coexistence d'éléments multiples, infiniment variés et divers : la divi- sibilité et la continuité de l'Espace postule cela rigoureu- sement ; qu'elles sont aussi en devenir et en transformation incessants : la divisibilité et la continuité du Temps suffit en effet à établir l'universalité de la loi du changement. Mais qu'est-ce qui empêcherait de voir dans ce devenir les modalités d'une substance unique, et de conclure à. une sorte de monisme panthéiste ou naturaliste ? Ce sont les choses en soi qui empêchent cela, qui proclament elles-mêmes qu'elles sont des individualités, des unités métaphysiques, des monades, — et par cela seul qu'elles changent. Hannequin avait analysé de très près l'idée de changement, et ce qu'elle implique. Le monisme n 'explique pas qu'il puisse y avoir du changement ; le monadisme, au contraire, Vexplique : toute son argumentation est là. C'est qu'en effet une théorie, mais une seule théorie permet de rendre raison du changement, en différenciant la cause de Yeffet : la théorie de Yaction réciproque. Soit a cause de b : la chose n'a de sens que pour qui admet en retour la causalité do b sur a : « Supposons que la nature de b soit précisément telle que a, par ce seul fait de la présence de b, en reçoive une détermination qu'il ne posséderait point, et qui, en conséquence, la transforme en a i. Mais de là même il suit, si l'influence de b dérive tout à la fois de la nature de b et de celle de a, donc d'une relation où ils entrent ensemble en vertu même de leur définition, que le fait pour a d'être affecté par b a pour contre-partie cet autre fait que b est affecté par a, et qu'il devient b i sous l'action de a, comme a devient a i, sous l'action de b. » — Oui, mais cela implique qu'entre a et b, entre l'état cause et l'état effet, il y ait des limites qualitatives, telles que les deux états ne puissent pas se confondre en un seul, qu'a et b, par conséquent, constituent des individualités ; que le monde soit à chaque instant « comme la réunion d'un nombre infini d'états individuels, tels, par exemple, toutes proportions gardées, qu'est à l'heure présente l'état de toute conscience, où il faut bien, en somme, que s'exprime actuel- lement tout l'être de son être, quel que soit son passé et quel que puisse être tout à l'heure son avenir ». Voici, il est vrai, une autre grosse difficulté : des indivi- dualités qui changent, qui surtout sont changées, n'est-ce pas contradiction même ? L'individu, n'est-ce pas l'être organisé de telle manière qu'il ne puisse rien perdre de ce ARTHUR HANNEQUIN ET SON ŒUVRE. LXIX qu'il est, et que rien ne puisse s'introduire en lui de ce qu'il n'est pas ? C'est juste. Mais des deux formes d'identité, l'iden- tité logique et l'identité réelle, la seconde seule, au fond, intéresse l'individu ; et cette identité est la seule aussi que l'action réciproque ne menace pas. Car s'il est un côté par où l'individu apparaît comme une somme de déterminations venues d'ailleurs, il en est un aussi par où il se retrouve perpétuellement lui-même à travers la perpétuité de son changement. Par exemple a, quoiqu'il ne puisse exister sans b, n'est cependant, sous l'action de 6, qu'un développement de a, car b n'agit point sur a sans que a réagisse ; « et rien d'autre, après toutt ne répond en a à l'action de b, que l'ac- tion même de a, comme rien ne répond en & à l'action de a que l'action de b ». Pâtir, c'est encore et toujours agir. Subir l'action qui s'exerce sur lui, c'est, pour l'individu, trouver l'occasion de se ressaisir lui-même, de développer de plus en plus ses virtualités, de se réaliser davantage. L'action au contact comme l'action à distance ne sont toutes deux que de grossiers symboles. On n'agit jamais au fond qu'en soi et sur soi. Un dernier obstacle : d'où vient alors Yunité des choses, et que de ces multiplicités évoluant indéfiniment chacune pour soi, de ce fourmillement d'individualités closes, résulte un tout, un Monde ? Ce n'est pas seulement, au témoignage de Hannequin, une hypothèse gratuite que celle de l'harmo- nie préétablie. C'est aussi, c'est surtout une hypothèse meurtrière de la notion même d'individualité. Les mo- nades suffisent pleinement, par leur propre spontanéité, à s'harmoniser elles-mêmes, et à constituer un Cosmos. Loin que les autres individualités soient une gêne pour mon auto- nomie personnelle, c'est à leur concours que je dois d'être ce que je suis, de devenir ce que je deviendrai. « Pour l'exis- tence réelle et pour l'indépendance de l'individu, la condition requise et vraiment essentielle n'est donc point qu'il échappe à toute action directe et à toute influence des choses sur lui ; c'est, au contraire, qu'il en soit solidaire, si, d'une part, il ne peut être un individu qu'autant qu'il ne relève en un sens que de soi, et si, de l'autre, il faut cependant renoncer à y voir l'analogue d'une pensée créatrice. » Les autres, pour ainsi dire, sont la diversité sensible dont j'ai besoin pour penser, comme je suis pour eux la matière nécessaire à l'action de leur Cogilo. Hannequin retrouvait ainsi dans sa théorie de l'existence la vérification et la confirmation de sa théorie de la connais- LXX ARTHUR HANNEQUIN KT SON OEUVRE. sance, — la meilleure preuve en somme de la consistance de sa pensée philosophique. Il y trouvait aussi d'autres choses qui ne lui tenaient pas moins à cœur. La grande inquiétude de notre génération est sans doute de savoir si la Dieu des théodicées traditionnelles n'est pas encore « la dernière idole » ; et si la loi morale, ohjet sacré, pour Kant, « d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes », n'est pas tout simplement un cer- tain « clivage » des faits sociaux destiné prochainement à être remplacé par un autre. Mais c'est surtout de savoir ce que vaut la -pensée, notre pensée, si elle n'est qu'une fonc- tion du système nerveux, Vépiphénomène qu'on a dit, <( l'ombre projetée accompagnant les pas du voyageur », le produit d'un organisme biologique un peu plus différencié que les organismes des autres animaux connus ; — ou si, au contraire, selon le mot de Pascal, « l'homme est visiblement fait pour penser, si toute notre dignité consiste dans la pensée, si c'est de là qu'il faut nous relever et non de la durée et de l'espace », si les apparences, c'est le corps et la matière et les lois du mécanisme, si l'esprit et le règne de la moralité et des fins sont les véritables et uniques réalités. La théorie de l'être que j'ai résumée aiderait singulièrement à résoudre l'angoissant problème. Elle irait rejoindre et com- pléter les enseignements les plus élevés des maîtres français du spiritualisme post-kantien, « la haute doctrine qui en- seigne que la matière n'est que le dernier degré et comme l'ombre de l'existence ; que l'existence véritable, dont tout autre n'est qu'une imparfaite ébauche, est celle de l'âme ; que, en réalité, être c'est vivre, et vivre, c'est penser et vou- loir ; que le bien,' que la beauté, expliquent seuls l'univers et son auteur lui-même ; que l'infini et l'absolu, dont la nature ne nous présente que des limitations, consistent dans la liberté spirituelle, que la liberté est ainsi le dernier mot des choses, et que, sous les désordres et les antagonismes qui agitent cette surface où se passent les phénomènes, au fond, dans l'éternelle et essentielle vérité, tout est grâce, amour et harmonie 1. » L'originalité de Hannequin serait de s'élever à cette grande perspective par le chemin long et encombré de la science, — le chemin royal pourtant de toutes les métaphysiques ; celui- là qu'Aristote déjà connaissait, et qu'ont rouvert les organisa- teurs de la pensée moderne, Descartes, Leibnitz, Kant. Et l. Ravaisson, La Philosophie en France au SIX' siècle, p. 282. ARTHUR HAXXE0UIX ET SON OEUVRE. LXX1 c'est parce qu'elles sont littéralement une méta-physique, que ces conclusions de philosophie générale pourront encore inté- resser les esprits les plus positifs de notre temps ; et qu'elles doivent en tout cas de valoir ce que vaut la réflexion la plus critique appliquée aux sciences les plus maîtresses de leurs méthodes et de leurs résultats. Mais leur marque la plus caractéristique est, sans doute, la place qu'elles font à ÏEspace, forme commune de nos sensations en tant que représentatives, organe fondamental de notre sensibilité, la valeur singulière qu'elles lui prêtent, le sens profond qu'elles en donnent. Quel lecteur de Kant, par exemple, ne s'est demandé : d'où vient, enfin, qu'entre le je pense et les choses en soi, il y a cette sorte Cl écran qu'est l'Espace ? Eh bien on fournit au moins quelques-uns des éléments de la réponse en montrant dans l'Espace l'instrument essentiel de notre connaissance, le premier outil dont nous ayons besoin, l'unique moyen qui permet à notre monade d'entrer en relation avec les autreSj de les actionner et d'en être elle- même actionnée, de leur devenir pour ainsi dire proportion- nelle. Assurément, « la nature de l'Espace défie par le fait même tout effort de réflexion pour en accomplir la déduc- tion ». Mais rien ne nous interdit de voir « qu'il offre précisé- ment les conditions requises pour mettre la conscience à même d'y définir tous les modes sous lesquels peuvent l'at- teindre les choses ». C'est lui qui véhicule jusqu'à nous tout ce qui nous arrive de ce qui n'est pas nous ; il est une façon de langage merveilleusement riche, souple et transparent, où les choses se traduisent intelligiblement pour la conscience et pour la réflexion du philosophe : elles ne nous y disent pas seulement leur état actuel, leur vie présente infiniment complexe et mouvante, mais aussi leur histoire passée, et presque leur destinée future. Je ne sais plus qui a nommé M. Bergson, le métaphysicien de l'idée de Durée ; il faudrait peut-être dire de Hannequin qu'il aura été, à un rang moins en vue, le métaphysicien de l'idée d'Espace. Plusieurs années après son Hypothèse des atomes, il se décida, sur la demande de l'un de ses élèves, à entreprendre tout un Cours de métaphysique, à l'usage de l'enseignement supérieur. Ce cours, pas plus que tant d'autres, n'a pu être écrit, mais il a été professé presque tout entier : le problème HANNEQUIN, I. f LXXII ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. réservé pour la fin, — le problème esthétique, — seul est resté en suspens; et il a le grand mérite de représenter, dans la rédaction très fidèle el très intelligente qui en a été laite, et qui m'a été si obligeamment communiquée, la der- nière pensée philosophique de Mannequin. METAPHYSIQUE DE LA NATURE A. — La matière brute. Déjà, chez les Grecs, quoi qu'on dise, le problème était clai- rement posé ; c'est l'exigence même de la pensée qui le pose : trouver an principe d'unité qui puisse rendre compte de la multiplicité et du devenir. Mais ce principe d'unité, ce permanent, les Grecs, s'ils l'ont cherché, l'ont mal cherché. Us l'ont demandé à la qualité et non à la quantité. C'est la physique et la mécanique de Galilée qui plus tard devaient mettre sur le chemin ; et les Cartésiens seraient arrivés tout de suite, s'ils ne s'étaient embarrassés dans la conception d'une matière-chose, antagoniste de l'esprit, sur le même rang que lui, existant par elle-même et comme si le Cogito n'était pour rien dans ses déterminations essentielles. Pour déblayer l'obstacle et avancer, il ne fallut pas moins que le génie de Kant. C'est lui qui a fait voir, d'une part, qu'il ne peut y avoir de science de la Nature, s'il n'y a pas dans le Temps (forme de toutes nos représentations, donc aussi des phénomènes extérieurs) et dans l'Espace une constante, o'est-à-dire quelque chose qui subsiste sous les changements, qui les limite, qu'on soit sûr de pouvoir retrouver ; et, d'autre part, que la succession des phénomènes doit pourtant être continue, incessante, infinie, qu'une Nature donc qui ne varierait pas dans son ensemble, dans chacune de ses parties, dans ses fragments les plus infinitésimaux, ne pour- rait pas être l'objet d'une représentation. N'allons pas d'ail- leurs imaginer un noyau permanent sous une diversité qui change : le permanent n'est pas d'un côté el le changement de l'autre. C'est le permanent lui-même qu'il faut qui soit changeant ; ce sont les variations elles-mêmes qu'il faut qui soient réductibles à une constante. Dès lors, qu'est-ce que la matière ? Mais tout simplement le subsistant qu'on vient de dire, un permanent toujours changeant, un invariant indéfiniment variable, « une sub- stance en état de perpétuel changement » — substance non ARTHUR HANNEQUIN ET SOX ŒUVRE. I.XXIIf pas au sens scolastique, mais au sens kantien, non pas du tout une chose en soi, une réalité objective, mais seulement un objet de connaissance, un concept, une œuvre de l'esprit travaillant selon sa constitution et les lois de la représenta- tion, la constante enfin et la fonction dont la pensée a besoin pour penser. Et c'est vers cette théorie, — la théorie qui fait de la matière la première des lois que la pensée impose au réel pour le rendre pensable, — que convergent aussi par une marche un peu sinueuse, mais au fond toute logique et toute nécessaire, les principaux développements de la physique moderne, de Galilée, — par Descartes, Huygbens, Leibnitz, Newton, Helmholtz, — à Ostwald et aux théoriciens de l'Energétique. Hanncquin avait consacré à cette démonstra- tion tout un ensemble de leçons très neuves et très serrées. Constance de la quantité d'énergie, quelles que soient ses transformations ; mais aussi nécessité et continuité et déter- mination du sens de chacune de ces transformations, ce sont bien des physiciens et non des philosophes qui nous ont appris cela. Mais c'est la philosophie, c'est la Critique de Kant qui, si elle ne suffit pas à révéler les formules, — con- tingentes d'ailleurs et destinées prochainement à être rem- placées par d'autres, — nous en a fait saisir le grand sens, le sens profond et éternel, et qui nous rappelle que « la mobilité et la relativité mêmes de la science ne deviennent légitimes, en laissant sauve sa certitude, que par la recon- naissance des lois fondamentales de l'esprit qui règlent ces mouvements et les contiennent, malgré tout, en des limites précises ». B. — La matière vivante. Considérer les objets comme matière, c'est les réduire aux lois du déterminisme. Matériellement, omnia mechanice fiunt. Si donc tous les phénomènes de la matière vivante sont explicables par le déterminisme, c'est que la manière vivante se ramène à la matière brute. Mais aussi, par contre, dans la mesure où le déterminisme échouerait à fournir cette explication, c'est, que la vie impliquerait un autre principe^ qu'avec elle, nous entrerions, semble-t-il, dans un nouveau monde. C'est un des enseignements de la biologie contemporaine qu'il n'y a chez le vivant que des phénomènes physico-ehi- miques. On a fait déjà l'analyse de la plupart des matières LXXIV ARTHUR HANNEOLIN HT SON OEUVRE. organisées et môme la synthèse de plusieurs d'entre elles : et là où on n'a pas encore réussi, dans le cas des ferments solubles par exemple, il est probable que le succès n'est plus qu'une affaire de temps, de méthode et aussi de chance. Soit. Mais ces phénomènes, cependant, ne laissent pas d'offrir des suites, des liaisons, des coordinations extra- ordinaires. Ils ne se produisent pas dans le vivant comme dans le laboratoire du savant. Il y a dans les réactions comme un pouvoir de choix, des temps d'arrêt étranges, des dispositifs d'économie et de prévoyance qui confondent nos plus habiles constructeurs. C'est Vidée directrice de C. Ber- nard. Les choses se passent comme si elles n'étaient pas abandonnées à elles-mêmes. A première vue, les deux lois de l'Energétique qui régissent la matière brute paraissent régir aussi la matière vivante. L'organisme ni ne crée ni ne détruit d'énergie ; et, par ailleurs, l'énergie biologique est soumise à la loi de dégradation. Mais de près ce n'est pas du tout cela. Le permanent de la matière vivante n'est pas le permanent de la matière brute. Ce n'est pas un perma- nent de grandeur et de quantité, poids ou masse : ce perma- nent qu'il devrait avoir, le vivant justement ne l'a pas. C'est un permanent de qualité qu'il a, d'rfusîa : il est une indivi- dualité, non une substantialité. Même déformation et trans- formation dans la loi de Carnot. Le vivant, s'il dépense bien son énergie comme le non-vivant, jouit seul d'une étrange faculté, celle de restaurer l'énergie perdue, de la restaurer lui-même indéfiniment, pour ainsi dire, et dans des conditions d'économie et de travail qui en font une machine infiniment supérieure aux meilleures machines. C'est une lampe, a-t-on dit, où la dépense règle automatiquement la montée de l'huile, mais c'est une lampe qui réussit à se procurer elle- même l'huile dont elle a besoin : potentialité extraordinaire, déconcertante, qui se relève toujours et réussit à se mainte- nir au même niveau. Aussi longtemps que de la nutrition et de la génération en particulier, les biologistes n'auront pas trouvé l'explica- tion physico-chimique adéquate, souvent promise et encore attendue, la question au moins restera ouverte ; et le méta- physicien ne fera que traduire exactement les faits observés, en disant que le vivant est un organisme, une finalité, un tout qui, en tant qu'il se subordonne ses parties, doit donc, d'une manière ou de l'autre, leur préexister. Mais loin de pouvoir expliquer la vie, le monisme mécaniste n'arrive pas même à expliquer la matière. Le vivant est finalité, unité ARTHUR HANNEOUIN ET SON OEUVRE. LXXV métaphysique ; mais la matière aussi n'est-elle pas déjà cela ? N'y a-t-il pas, même en chimie, des sortes d'individualités, dont les lois chimiques ne rendent pas compte ? Ne rencon- trons-nous pas, en physique, des groupements de formes d'énergies, toujours en fait inséparables, sans que d'ailleurs aucune loi connue de l'Energétique révèle le pourquoi de ces nécessaires associations ? Les lois de la matière expliquent, si l'on veut, la substance; elles n'expliquent pas les sub- stances ; elles n'expliquent pas même les groupements élé- mentaires de la molécule et de l'atome, de l'ion et de l'élec- tron. Il ne s'agit pas d'ailleurs de revenir à des hypothèses néo- vitalistes ou néo-animistes, dont le moindre défaut est d'être, comme chacun saitt toutes verbales, hors d'état même de fonder le réel déterminisme des phénomènes biologiques. Le vivant n'est pas une chose en soi ; c'est un phénomène, un objet, un construit. Un ensemble de caractères dûment véri- fiés nous fait conclure à un principe d'unité et d'organisa- tion. Ce principe, nous ne le trouvons pas dans le monde phénoménal. D'accord ; mais ce n'est pas qu'il n'existe pas, c'est simplement qu'il n'est pas là, qu'il faut le chercher ail- leurs, — dans le monde des choses en soi. Par chacune de ses manifestations, le vivant fait bien partie du déterminisme de la Nature ; mais par son principe, il fait partie de cette surnature dont les phénomènes proclament l'existence. L'unité du système est au-dessus et en dehors du système, et d'autre ordre ; mais si e-lle n'était pas cela justement, serait-elle encore l'unité ? Oui bien, le déterminisme biolo- gique échoue à expliquer le principe du vivant ; mais ce n'est pas nécessairement qu'il n'y en ait point, que le mécanisme suffise à tout, que la finalité soit seulement apparente, c'est peut-être que ce principe est situé dans un autre domaine, et qu'il relève d'un autre mode de connaissance. C — La matière pensante. Nouvelle forme d'existence, — celle-là, — plus singulière encore que les deux précédentes, s'il est vrai qu'elle est à la fois la forme d'existence par laquelle toute autre existence se révèle à nous, et en même temps une forme d'existence ni essentiellement individuelle et fermée qu'aucun effort ni de nous-même ni d'autrui ne peut l'exprimer dans son fond, — • qu'elle est ce par quoi nous comiaissoiis tout et ce par quoi personne ne nous connaît. En fait, la conscience n'apparaît s.NXVI ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. sûrement qu'avec un système nerveux, c'est-à-dire quand im organisme est suffisamment différencié déjà pour qu'un appareil ait pu se constituer, capable de centraliser les im- pressions et sollicitations des choses et de préparer les réac- tions motrices, et aussi d'établir une continuité entre la coordination des sensations et la coordination des réactions. Quelle qu'elle soit en elle-même, la conscience a donc une base physique par où elle rentre dans la Nature et peut être considérée comme objet. Le spiritualiste le plus décidé est en droit de parler de matière pensante. Quel est le rapport de ces deux faits, — le physiologique et le psychologique, — dont l'un ne va pas sans l'autre? C'est cela le gros problème métaphysique de la psychologie. On sait les trois réponses classiques, les trois seules ré- ponses possibles. D'abord la vieille réponse matérialiste, que chaque géné- ration modernise, mais qui reste très reconnaissable même dans Y épiphénoménisme de Maudsley et de ses continua- teurs. Elle ne rend pas compte des faits, ce qui est déjà assez inquiétant. Mais ce qu'un métaphysicien lui reproche- rait surtout, c'est de violer les lois mêmes de la pensée : de représenter le fait de conscience comme un fait qui échap- perait aux lois de la causalité, qui serait toujours effet sans jamais pouvoir être cause, c'est-à-dire un fait qui ne serait pas un fait ; d'être au fond une théorie impensable, si le con- cept d'épiphénomène est une pseudo-idée dont l'analyse suffit à faire éclater les contradictions internes. Puis la théorie de Yaction réciproque. Le fait de con- science serait souvent déterminé par le fait physiologique ; parfois aussi, et à son tour, il serait déterminant. -Ce seraient deux faits, dont l'un serait aussi fait que l'autre, et n'aurait pas une moindre valeur de causalité et d'efficace. Concep- tion, celle-là, qui exprime assez exactement comment les choses se passent, suffisante par conséquent en psychologie, mais qui soulève une grosse difficulté en métaphysique. Le fait physiologique est soumis aux lois d'une Nature qui ne souffre aucune discontinuité dans une série dont tous les termes doivent être des phénomènes. Le fait psychologique, au contraire, est tel, par sa matière et sa forme, qu'il ne saurait à aucun moment faire partie d'une Nature ni se prê- ter à ses lois. La place qu'on lui assigne entre deux faits physiologiques, dont l'un serait sa cause et dont l'autre serait son effet, il ne saurait l'occuper à aucun moment, sans dé- truire toute la chaîne déterministe s'il reste ce qu'il est, et ARTHUR MANNEQUIN ET SON OEUVRE. LXXVH sans se détruire lui-même jusqu'au fond de son être s'il se phénoménalise et se naturalise. Celte deuxième théorie n'est donc au vrai pas beaucoup plus consistante que la première. Il en reste une troisième : la coexistence de deux séries engrenant l'une dans l'autre. C'est, au fond, la doctrine clas- sique. Oui, mais comment se fait Yengrenage ? Pas de fait de conscience, dit-on, qui n'ait son correspondant dans un mo- ment du fait physiologique ; et, vice versa, pas de fait physio- logique qui n'ait son correspondant dans un moment du fait psychologique. Bien. Mais encore de quelle nature est cette correspondance ? Car les deux séries ne se ressemblent pas : la série physiologique est spatialisée et soumise aux lois de l'Energétique ; la série psychologique est temporelle seule- ment et échappe aux lois qui régissent la Nature, aussi bien à celle de permanence qu'à celle de causalité, et y a-t-il même, dès lors, de véritables lois en psychologie ? Une doctrine s'est formulée si voisine apparemment des données, qu'on ne l'en distingue d'abord qu'avec peine, mais qui, en réalité, les dépasse singulièrement et les dé- forme, la doctrine du parallélisme. Nous avons constaté une manière de correspondance. Nous demandons quel en est le sens. On nous répond, c'est un parallélisme : « Un état cérébral étant posé, un état psychologique déterminé s'ensuit »; ou encore, entre les deux faits de chaque série, il y a « équi- valence i », — équivalence telle qu' « une intelligence surhu- maine qui assisterait au chassé-croisé des atomes dont le cerveau humain est fait et qui aurait la clef de la psycho- physiologie, pourrait lire, dans un cerveau qui travaille, tout ce qui se passe dans la conscience correspondante ». Avant le mémoire fameux où M. Bergson a démontré que cette thèse si facilement reçue, toute classique, n'est pourtant qu'un « paralogisme », qu'elle provient du mélange illégi- time de deux légitimes notations des objets, la notation idéaliste et la notation réaliste, que ceux qui l'énoncent n'énoncent qu'un mot vide de tout sens, Hannequin avait déjà trouvé une solution peut-être plus directement en harmonie avec l'ensemble de cette philosophie critique qu'il faisait sienne. Il y a, observait-il, deux aspects des choses qu'il suffît de ne pas emmêler pour faire apparaître aussitôt le lien qui les rat- tache l'un à l'autre, et qui répondent assez bien à ce qu'on pourrait appeler la connaissance psychologique et ki con- naissance logique. 1er aspect : celui sous lequel les phéno- l. Bergson. Revue de Métaphysique, [904, p. 895. é.XXXllï ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. mènes qui ne sont que dans le Temps, les phénomènes de conscience, apparaissent comme fonction des phénomènes qui sont dans l'Espace, les objets de l'Expérience. Ils sont des représentations. Or la représentation, en tant que telle, — cette représentation et non pas cette autre, — ne s'explique pas par les lois qui expliquent l'objet de la représentation ; elle dépend tout entière de l'objet lui-môme ; elle n'est que par lui, sans lui elle ne serait pas. En ce sens, le phéno- mène de conscience est tellement lié, assujetti au phéno- mène externe, que toutes ses déterminations assignables lui viennent de l'objet dont il est la représentation. — 2e aspect : celui sous lequel les phénomènes qui sont dans l'Espace apparaissent comme fonction des phénomènes qui sont dans le Temps, non pas seulement au sens un peu superficiel de l'idéalisme berkeleyen où tout objet est donné dans une représentation et y a son existence, où ce n'est que dans la conscience qu'il y a des représentations d'objet ; mais au sens autrement profond de l'idéalisme transcendantal où les choses sont des objets, et où les objets, en tant que Nature, se subordonnent à la conscience, à ses lois, à ses prin- cipes, où ce n'est que par la conscience et l'activité du je pense qu'il y a des objets. Ainsi s'expliquerait qu'il y ait deux séries1 à la fois entière- ment autonomes et entièrement liées l'une à l'autre, qui ne sont pourtant aucunement parallèles, qui néanmoins se con- ditionnent rigoureusement, parce qu'elles expriment cha- cune, à deux moments respectifs, la collaboration du Cogito et des choses en soi dans la production d'une Nature et d'une Pensée. Mais la dépendance où est la conscience empirique vis-à-vis des objets n'a plus rien d'inquiétant ni d'obscur pour une philosophie spiritualiste, si nous nous souvenons que les objets de l'Expérience résultent eux-mêmes de l'action primitive de la conscience pure. Et, parce que la conscience est ce par quoi il y a une Nature, qui n'est pas dans l'esprit, mais qui est une construction de l'esprit, qui est tout entière fonction des lois de la pensée, le matérialisme, concluait Mannequin, est bien la meilleure et à dire vrai la seule scien- tifique des méthodes, mais c'est aussi la plus courte et la plus puérile et la plus désespérée des pliilosophies. C'est par la Nature que nous avons dû dialectiquement aborder le problème de la pensée ; mais la pensée n'est pas dans la Nature. Pour atteindre jusqu'à elle, il nous faut sortir de la Nature où il y a des lois, un déterminisme, et nous élever à quelque chose qui soumet la Nature à des lois. ARTHUR HAXXEOUIX ET SON ŒUVRE. LXXIX qui crée le déterminisme, qui est une Liberté. Une méta- physique de la Nature ne se suffit pas, elle nous achemine de partout à une métaphysique de la surnature ; et, parce que la Nature est essentiellement un déterminisme, la méta- physique de la surnature se présente donc tout d'abord à nous comme une métaphysique de la Liberté. * ■*- MÉTAPHYSIQUE DE LA LIBERTÉ A. — Le problème vioral. Si la pensée est l'ensemble des éléments a priori qui ont permis de construire la Nature, ou mieux encore l'unité pro- fonde d'où ils procèdent, et dont toutes nos catégories ne sont qu'autant de spécifications, par cela seul que le déterminisme est l'œuvre des catégories, la pensée ne saurait évidemment y être soumise : elle est donc une Liberté. Comme, d'une part, les catégories sont des formes de liaisons et de synthèses, des actions, la pensée est aussi Action, principe d'actionT Handlung. Et, comme d'autre part, elle est à la fois indivi- duelle, par les particularités et les différences d'une sensi- bilité qui lui fournit sa matière, et universelle, parce que la Nature qu'elle édifie vaut pour tous les hommes, elle est encore une Raison. Action et Raison, c'est Volonté. Pensée pure, Liberté, Action, Raison, Volonté, voilà tous les élé- ments de la moralité. On peut encore très bien les assem- bler à la façon de Kantx qui du reste ne les a peut-être pas- toujours assemblés de la même façon, ou autrement. Ce qu'il faut maintenir et ce qu'il est assez de maintenir, c'est que, sans qu'il soit besoin de recourir aux religions ou aux sociologies, ces seules données suffisent à fonder dialectiquement les deux ou trois conceptions maîtresses de notre morale, celle d'obligation, celle de bonne volonté, celle enfin (ïautonomie ; et c'est aussi qu'elles-mêmes sont impliquées et postulées par tout l'ensemble de notre connaissance. Fallait-il vraiment se demander, avec l'insistance qu'on y a mise encore récem- ment, si Kant a établi l'existence du devoir ! « La seule question, disait Hannequin, est de savoir si nous avons une Raison, ett en définitive, une Liberté, Liberté et Raison, et Liberté et Pensée ne faisant manifestement qu'un... et ce qui rend témoignage de l'existence d'une Raison, c'est la LXXX ARTHUR IIANNEQUIX ET SON ŒUVRE. Science, en sorte que la Science devient la garantie de fait de l'existence du Devoir. » Nous comprenons aisément comment la Raison agit sur les données de la sensibilité pour déterminer une Nature ; mais comment et sur quoi \a-t-elle agir pour déterminer notre conduite ? Où est ici le donné, la matière sur laquelle la Raison travaillera pour en faire la moralité ? Mais d'une certaine façon dans nos peines et nos plaisirs, nos inclina- tions et nos passions, dans cette suite surtout d'exemples, de traditions, d'habitudes, d'expériences individuelles et so- ciales, — le contenu de la conscience empirique, ce qu'on ;t justement appelé les données de la science des mœurs. Ce n'est pas du tout la morale, celat et l'homme qui s'en tien- drait à ces suggestions et à ces poussées resterait rigoureu- sement en dehors de la moralité ; mais c'en est la matière- Ce qui fait la moralité, c'est un appel des données de la con- science empirique à la Raison, à un je pense désindividua- lisé, pour ainsi dire, et rendu à son universalité propre. Ni les hommes ni les choses ne doivent juger pour nous. La moralité est à ce prix. Il faut que nous ramenions à notre raison le jugement d'où sortira l'action, que nous en appe- lions d'un moi temporel et individuel à un moi absolu et uni- versel, que nous nous affranchissions de ce qu'il y a de parti- culier en nous pour nous attacher à ce qui doit valoir pour tous les hommes. Car l'individuel n'exclut pas l'universel, il l'implique au contraire puisqu'il est par lui et que sans lui il ne serait pas ; seulement pour le retrouver et lui rendre sa place, il faut un effort. Cet effort est précisément l'effort moral. Il est fait surtout de sérieux, d'attention, de sincérité : il nous remet constamment en face de ce qu'il faut que nous soyons, si nous sommes Raison et Liberté, de ce que nous voulons être dans notre volonté pure, malgré les démentis et les défaillances de la volonté empirique. Si c'est l'œuvre de la moralité de dégager, dans les actions qui se proposent à nous, ce qu'il y a d'humain d'avec ce qu'il y a d'individuel, de bien faire notre métier d'homme, de ne pas être agi, mais d'agir dans ce que notre moi a de commun avec tous les moi, on comprend que l'idéal moral ne puisse être fixé une fois pour toutes. Il se fait : il évolue, s, transforme, s'enrichit, s'affine ; il est invention continue, créa- tion de chaque instant et pour chaque cas donné. C'est le de- voir de le réaliser, mais cen est déjà un, et non le moindre. de le chercher et de le trouver : « La loi véritable est celle que, par un acte d'invention morale, nous nous donnons ARTHUR HANNEOUIN ET SOX ŒUVRE. LXXXI ■chaque fois qu'il faut agir. Si en toute occasion nous savions nos devoirst nous les accomplirions à peu près à coup sûr ; mais nous ne les savons pas ; et c'est notre mérite, dans une décision qui est une création et qui n'est sérieuse qu'au- tant qu'elle s'exécute, de les déterminer. Et c'est cette déci- .sion, incessamment renouvelée, qui fait la vie morale, et qui prépare les codes de la moralité, comme l'effort renou- velé du savant fait la science. » Reste une dernière et grosse question : la morale n'est-elle pas un jeu, une illusion sans suite et sans conséquences ? La moralité que nous concevons, sommes-nous vraiment capa- bles de la réaliser ? La Nature ne s'y oppose-t-elle pas ? Assu- rément, le déterminisme de la Nature est tel qu'il ne faut pas songer, sous peine de le détruire, et avec lui la pensée, à y introduire une discontinuité quelconque : la Liberté n'y sau- rait faire de trou. Si c'était là un déterminisme des choses en soi, toute issue serait bien fermée ; et il ne resterait qu'à faire un choix entre la Liberté et la Science. Mais le déter- minisme dont il s'agit, ne l'oublions pas, est tout phénomé- nal ; c'est l'action des catégories et de la Raison qui le pose. Chaque démarche de la Raison vient donc s'y traduire : le déterminisme! loin d'en être l'ennemi, est le serviteur le plus respectueux et le plus fidèle de la moralité. Nous conce- vons que la Liberté, placée là seulement où il faut que nous la placions, dans une surnature, et par cela qu'elle ne saurait être prisonnière de la Nature, doit trouver son expres- sion dans le déterminisme même de cette Nature. Nous ne pouvons dire le comment, mais nous concevons la chose. Il y a vraiment dans le monde des fils do la Liberté qui sont tout entiers par nous, et qui aussi bien auraient pu ne pas •être ; mais parce qu'ils sont et dès qu'ils sont, c'est leur condition humaine qu'ils n'apparaissent que sous la livrée du •déterminisme. C'est à nous pourtant de ne pas nous y tromper, et de savoir reconnaître, sous ce qu'ils ont l'air •d'être, ce qu'ils sont véritablement. B. — Le problème religieux. Du problème moral, Hannequin disait avec raison qu'il « nous reporte à ce qu'il y a en nous à la fois de plus profond, de plus mystérieux et vraiment de divin » : il pose inévitable- ment le problème religieux. Et c'était l'un de ses souhaits que la philosophie française se résolût, à l'imitation de ce qu'on fait dans les pays de langue anglaise et allemande, à cons- LXXXII ARTHUR IIAXXEQUIN ET S0\ OEUVRE. tituer enfin une Rcligionsphilosophie ; à l'aborder, ce pro- blème religieux, de Iront, avec dignité et franchise. Il en avait lui-même donné l'exemple en quelques leçons de son grand Cours de métaphysique de 1902, 1903, 1901, à la fois très libres et très sympathiques. L'universalité de fait des idées et des pratiques religieuses suffirait à indiquer qu'il doit exister une universalité de droit, que c'est aux philosophes de la chercher, que la religion n'est donc pas le monopole des théologies, que toute métaphysique qui consent systématiquement à l'exclure se diminue elle- inéme. Mais dans cette partie de la philosophie comme dans les autres, c'est à la sciencel — dans l'espèce à une phéno- ménologie de la Religion, — que la métaphysique doit deman- der ses matériaux. Pour tirer parti des trésors déjà amassés par les sociologues d'un côté et les psychologues de l'autre, il serait peut-être bon de poser ces deux principes qui aide- raient au moins à organiser les faits et les expériences : 1° que les différences énormes et d'abord déconcertantes des multiples formes religieuses, telles qu'elles se laissent voir dans le temps et l'espace, ne doivent pas nous décourager de trouver l'élément commun par où elles sont toutes des religions; 2° que l'état actuel des sociétés religieuses les plus évoluées et aussi les plus accessibles à notre connais-' sance est le plus intéressant à étudier, le plus significatif, parce qu'on a droit de se demander, comme dans toutes les questions d'évolution, si l'élément qui se dégage et qui domine n'est pas celui qui a entraîné le développement des formes les plus primitives et les plus grossières. Cet élément essentiel de la vie religieuse qui transparait au fond de Imites les religions, Schleiermacher a montré que, contrai- rement à l'opinion commune, il n'est ni spéculatif ni moral ; il est affectif, c'est un sentiment, c'est la piété. Il se com- plique, il est vrai, et se recouvre de toutes sortes d'éléments philosophiques et éthiques, d'apports rituels et traditionnels, d'idées et de faits historiques et scientifiques. Mais en lui- même il est autre chose. Lliomme religieux se sent en relation personnelle avec Dieu. Il lui faut un Dieu très proche de lui, avec lequel il passe par des alternances de peur et de confiance, de crainte et d'amour. Va?ithropo- morphisme est inséparable de la vie religieuse. Le Pater du chrétien est assurément la forme la plus haute et la plus pure à laquelle la piété se soit élevée ; mais c'est déjà vers elle que convergent les religions les plus grossières et les plus extérieures. ARTHUR HANNEQUIN ET SOX ŒUVRE. I.XXXIII Faire le compte, établir la genèse de tout ce qui entre dans le sentiment religieux, c'est la. tâche du psychologue, du sociologue, de l'historien des religions. Celle toute diffé- rente du métaphysicien est de chercher si et dans quelle mesure la philosophie peut justifier le sentiment religieux tel qu'il se présente historiquement, si les états de toutes sortes que l'analyse y découvre, ont un fondement, d'objec- tivité. Le problème religieux, comme aussi bien tous les pro- blèmes d'une métaphysique, relève donc en dernier lieu de la théorie de la connaissance. Or, si le phénomène essentiel qu'on retrouve dans toutes les religions les plus grossières et les plus extérieures, aussi bien que dans les plus hautes et les plus spiritualisées, est le sentiment d'une toute-puissance qui commande notre vie et d'où nous relevons par tout ce que nous sommes, c'est qu'il implique ou fond, obscurément si l'on veut, éprouvé et vécu longtemps avant d'être connu, le contraste d'une Nature et d'une surnature, d'une Nature qui est tout ce que nous expérimentons, et d'une surnature qui est tout ce qui .la dépasse et l'explique, le contraste de l'Invisible et du visible, de l'Infini et du fini, de Dieu et du monde. Une philo- sophie qui irait comme celle de Comte à la négation d'une surnature serait vite meurtrière de toute vie religieuse ; et. il n'a pas fallu moins que l'intrépidité dialectique de Brune- tière et les fantaisies de son exégèse, pour faire du positi- visme une étape « sur les chemins de la croyance ». On s'est étonné du succès que le Kantisme a. obtenu dan^ certains milieux Jeunes-Catholiques préoccupés des difficultés grandissantes auxquelles se heurte de partout l'idée chré- tienne. Ces catholiques ont probablement vu plus loin et plus juste que leurs remuants détracteurs, si Kant n'est pas seule- ment, selon un mot qui n'est peut-être qu'un mot, « le plus sublime et le dernier des Pères de l'Ëglise i », mais si c'est bien le Kantisme lui-même qui est encore d'une certaine façon « la forme la plus haute et la plus subtile du christia- nisme 2 ». En établissant, comme aucune philosophie ne l'avait jamais fait, que s'il y a une Nature, c'est parce qu'il y a une surnature dont l'action, pour obscure et inconsciente qu'elle soit, s'accuse dans chaque phénomène de l'Expérience, dans chaque démarche de la science et de la pensée, dans chaque progrès de la vie et de la moralité, la philosophie critique n'a pas seulement garanti la possibilité d'une vie religieuse, 1. Fouillée. Critique des systèmes de morale contemporains, p. 'ite. 2. Id-, p. 27. LXXXIV ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. elle en a légitimé et fondé à tout jamais l'inspiration maî- tresse. Et c'est un service, cela, dont les intéressés pour- raient facilement être plus reconnaissants. « Comment, disait Ilannequin, les théologiens ne se rendent-ils point compte que toute philosophie qui l'onde le sentiment religieux non pas seulement sur des événements historiques, si imposante qu'en soit la. suite à travers les temps, ni sur les systèmes ruineux de métaphysiques abolies, mais sur une Raison qui lui con- fère une autonomie et par là même une valeur intangible, est une alliée et non point une ennemie ? Et comment est-il pos- sible qu'on n'entende le plus souvent éclater, dès que le nom de Kant est prononcé devant eux, que leurs malédictions ? » D'autre part, nous n'avons pas le droit d'oublier cet ensei- gnement également certain que la surnature ne saurait pourtant, en aucun cas, devenir objet de connaissance. Les catégories n'ont « judicature », pour ainsi dire, que sur les phénomènes. Le reste est affaire de croyance. Une étude pro- longée de l'idée de Dieu chez les Cartésiens avait de bonne heure appris à Mannequin qu'il n'y a jamais eu au vrai qu'une seule tentative sérieuse de démonstration de Vexistence de Dieu ; et que de cette démonstration aux formes multiples, et aux appellations différentes, l'argument ontologique est tout le nerf. Argument que saint Thomas n'a pas seulement eu le tort de condamner un peu sommairement, en condam- nant le raisonnement de saint Anselme qui sûrement a dit et voulu dire tout autre chose que la puérilité logique qu'on lui prête ; mais qu'il a eu le tort plus grave de ne pas savoir reconnaître dans la preuve par la causalité et la contin- gence, dans la nécessité invoquée de remonter, de chaînon en chaînon, à un premier terme plena ratio de soi et de tout le reste. A Descartes mieux inspiré, — inspiré par les mathéma- tiques, — il n'avait pas échappé que l'âme de l'argument ontologique, c'est bien l'idée de l'Infini et du Parfait ; et que, de l'essence à Vexistence, le passage n'est pas d'ordre analy- tique, mais d'erdre synthétique. L'existence n'est pas un pré- dicat, une perfection ; elle n'ajoute rien, elle est une simple position. « La raison d'être d'un possible est tout entière en lui et ne peut être qu'en lui... C'est dire qu'il tend à être par ce qu'il y a en lui de perfection positive, relativement seule- ment, quand elle est relative, absolument et sans restriction, quand elle est absolue. » La nécessité de l'Être infini appa- raît » comme celle d'un être qui, ayant en lui-même toutes les raisons d'être, sans une seule hors de lui ni en lui de ne ARTHUR HANNEQUIN ET S0\ ŒUVRE. LXXXV pas être, est par la force même de sa tendance à être ou par la plénitude de sa perfection ». Bossuet, pareillement, disait dans sa langue superbe i : « L'impie demande : Pourquoi Dieu est-il ? Je lui réponds : Pourquoi Dieu ne serait-il pas ? Est-ce à cause qu'il est parfait : et la perfection est-elle un obstacle à l'être ? Erreur insensée : au contraire, la perfec- tion est la raison d'être. » Voilà qui est acquis. Mais ce qui peut-être n'est pas moins acquis, c'est la critique que Kant a faite de toute cette puis- sante argumentation quand il a dénoncé l'origine et la signifi- cation de VOmniludo Realitatis. Nous hypostasions sans y prendre garde une opération de l'esprit indéfiniment progres- sive ; inachevable de sa nature, nous ne laissons pas de la supposer achevée dans la détermination d'une Intelligence suprême. Nous réalisons l'Idéal de la Raison pure, l'Incondi- tionnel en qui nous cherchons la condition d'existence de tout le reste. Les Cartésiens avaient une théorie de la con- naissance qui les autorisait à regarder comme légitime cetie démarche de la pensée : ils faisaient de la Vérité une chose absolue et éternelle qui domine notre conscience et soutient notre vérité humaine. Mais nous autres, disciples de Kant, nous avons changé tout cela : pour eux, c'était V Intelligible qui expliquait Vintclligence, pour nous, cest l'intelligence qui explique V Intelligible. Et c'est là sans doute une révolu- tion non pas du tout dans la religion, mais bien tout de même dans la science de la religion, dans les théologies et les apologétiques. Il faut nous convaincre d'ailleurs que c'est parce que nous ne pouvons pas démontrer, — au sens fort du mot, — que Dieu existe, que nous sommes dûment auto- risés à croire qu'il existe : « La vertu des choses morales et religieuses est justement qu'on ne les démontre pas, et qu'elles exigent avant tout l'acquiescement, le consentement, le don gratuit et complet de l'esprit. Pascal, en ces choses, voyait profondément quand il disait : Il faut à la religion, non des preuves de raison, mais des preuves qui confondent la raison. > Mais tout de même ceux qui croient, c'est bien que certains faits, certaines idées, certains besoins servent de point de départ et de point d'appui à leur croyance. Voici, il me semble, les deux ou trois choses dont la croyance person- nelle de Hannequin se serait volontiers réclamée. D'abord il y a la Raisoyu tout l'ensemble d'éléments a priori que l'Expé- rience n'explique pas, qui au contraire expliquent l'Expé- 1. Elévations sur les mystères, première semaine, première élévation. LXXXVI ARTHUR MANNEQUIN ET SON OEUVRE. rience. Limitée en fait à la connaissance sensible, en droit nous savons qu'elle a de quoi la dépasser. Notre puissance de penser est plus étendue que notre pouvoir de connaître. La Raison nous interdit sûrement de faire de l'ensemble ou du substrat des choses, ïêtre nécessaire que le matérialisme y veut voir ; elle proclame avec une autorité incomparable la possibilité et le fait d'un Inconnaissable. Et en tant qu'elle « vaut pour tous les êtres raisonnables », elle suggère au moins qu'elle participe à cet Inconnaissable; que, sans ce qu'elle en tient, elle-même ne serait pas ce qu'elle est. — Il y a aussi la Moralité vécue et pensée, — ce que Pascal appelle « l'intelligence des mots de bien et de mal >\ — avec les caractères qu'on sait et qui paraissent toujours irréductibles, inexplicables en somme, dans le seul monde de l'Expérience et de la Science. Le Devoir ne soulève aucun des voiles épais et lourds qui enveloppent le mystère de la destinée ; mais, dans ses impératifs les plus austères, n'est-ce pas déjà comme des voix d'outre-monde qui arrivent jusqu'à nous? Mannequin, qui connaissait de très près la Science de la Morale de Renou- vier, avait médité sans doute cet admirable texte que Dieu, c'est pour nous « l'extension de la loi morale au monde, la croyance en une nature et en un ordre tel des choses que, sans pouvoir ni sonder l'origine de l'univers ni le com- prendre comme un tout, on puisse affirmer qu'il subit la souveraineté du bien et que les conséquences de ses lois sont d'accord avec les fins de la morale i ». — Il y avait pour lui surtout la Monade. Il savait la portée de son étude sur les atomes. Si la mieux conduite des inductions amène à penser que l'Être, en nous et en dehors de nous, est indi- vidualité, unité métaphysique, synthèse vivante, acte « par lequel il lie, en en faisant son état intérieur, cette diversité sous laquelle l'affectent les choses... fugitive et instable perception, soutenue et emportée par la continuité de l'acte que Leibnitz appelait appétition », cela n'est pas de nature à nous rendre l'intuition intellectuelle de l'âme et de Dieu, dont la Critique a démontré qu'elle n'a jamais été que pure illusion. Mais on conviendra pourtant que de toutes les philo- sophies, aucune ne mérite mieux le nom de spiritualisme, que celle qui fonde si solidement l'idée de personnalité, qui laisse pressentir dans la plus humble des choses « l'approche de l'âme 2 », et qui ramène toutes les réalités « au type de l'être que nous sommes ». 1. Science de la Morale, t. I, p. 291 (F. Alcan). 2. Ravaisson, La Philosophie en France au XIX* siècle, p. 250. ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. LXXXVII Il est vrai d'ailleurs que, d'entre les postulats de Kant, la volonté pure, la liberté, — « le principe intérieur d'où tout en nous dépend, et qui ne dépend de rien », occupe un rang à part, privilégié ; la réflexion qu'il faut à la Raison pour se connaître comme Raison pure suffit, semble-t-il, pour qu'on ne puisse pas ne pas l'affirmer : « L'homme qui pense est plus haut que sa propre pensée ; sa pensée est par lui, non lui par sa pensée ; et chaque acte de pensée, même le plus ordinaire et le plus insignifiant, mais surtout le plus haut et le plus réfléchi, est une libération et un affranchisse- ment. » Les deux autres surgissent plus lointains, moins vite, moins éclairés. Il faut pour arriver jusqu'à eux un effort plus grand, plus risqué, peut-être un effort, comme on l'a dit, qui intéresse tout l'homme et toute la vie. Mais encore est-il qu'on y arrive par la même voie, en remontant des objets de l'Expérience vers la Raison qui organise l'Expérience, en retrouvant le sentiment de notre initiative et de notre responsabilité. Hannequin parlait rarement en public, mais chaque fois avec émotion, de « la fécondité de ces retours sur soi, où les grands moralistes ont vu dans tous les temps la source par excellence de toute vie morale et de toute vie religieuse ». Il croyait avec Pascal que « Dieu sensible au cœur, telle est bien la formule suprême de la raison : Dieu qui ne se donne à nous qu'autant que nous le cherchons ; Dieu qui nous affranchit d'une part et qui nous sauve, et dont le règne d'autre part se réalise en nous et par nous dans le monde ». Cette « présence de Dieu en nous, cherchée et retrouvée, comme notre bien unique et notre unique con- solation, dans les grandes douleurs ou les grandes crises morales », c'est en nous détachant des objets extérieurs, des passions toujours prêtes à nous envabir et à nous dis- perser, que nous l'appréhendons. C'est aussi à coups de vou- loirs plus fermes, de sincérité plus entière, de générosité plus totale, de sacrifices et de renonciations de chaque ins- tant, pour reprendre et garder en main la maîtrise et la direc- tion de notre Raison dans l'œuvre de la création scientifique et esthétique. La voix qu'a entendue un jour Pascal parle encore à tout homme venu en ce monde : « Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais trouvé. » Saints et héros sans doute, mais aussi artistes et savants, faiseurs de bien, chercheurs de vérités et de beautés, tous ceux-là qui croient à l'ordre des choses, au sérieux de l'existence, ils l'ont depuis longtemps trouvé ; et ils n'ont pas eu à le cher- cher bien loin, s'il est sans doute le ternie de notre moralité, HANNEQUIN, I. - LXXXVIII ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. mais s'il est déjà 1' « idée de nos idées, la raison de noire mi- son i ». Quelque consistantes et légitimes que soient ces grandes vérités — et Kant allait jusqu'à dire qu'elles sont « infail- libles », — Dieu et l'âme restent pourtant des croyances. Philosophes, n'oublions déjà pas cela. Les croyances posi- tives dont les religions se réclament, plus nombreuses, plus précises, plus consolantes si l'on veut, par cela même qu'elles sont situées dans un domaine encore plus écarté et où la con- naissance ne réussit même plus à faire arriver la projection de ses postulats, seront donc, qu'on le veuille ou non, des croyances au second degré, des croyances de croyances. Que les hommes qui ont une foi religieuse à faire vivre du dedans, ou à défendre du dehors, se le disent, Non pas du tout que la foi des Eglises soit jamais création spontanée, pur mysticisme, chose tout en l'air ; elle invoque, elle peut invo- quer certaine orientation de notre pensée, des besoins pres- sants de la vie, des expériences individuelles ou sociales, des témoignages de l'histoire, des inspirations, des vérifications de toutes sortes qui n'ont peut-être de pleine valeur que pour le croyant, mais qui en ont une très réelle et très suffisante pour lui. L'élan qui emporte l'âme religieuse reste parfaite- ment défendable, même quand il dépasse prodigieusement les inductions philosophiques les plus hardies. La surnature ne mène pas d'elle-même à un surnaturel, mais elle empêche encore moins d'y aller. Seulement à ceux-là, — Hannequin n'en était pas, — qui se décident à une pareille démarche, on a le droit de rappeler que ce n'est pas en se réclamant uniquement d'une démonstration scientifique. L'apologiste qui s'attarde à la démonstration d'une religion perd son temps. Kant avait bien réfléchi au problème quand il procla- mait la nécessité, en ces matières, de « supprimer le savoir pour y substituer la croyance ». Cette solution du problème religieux atténuerait momen- tanément le conflit entre ceux qui croient et ceux qui ne croient plus. L'homme de science qui ne croit pas, — et dont l'attitude reste encore, même aux yeux du croyant, respec- table et rationnelleT — qu'il sache pourtant à l'occasion que ce n'est pas sa science seule qui l'a décidé à prendre parti, et qu'elle ne l'autorise aucunement en tout cas à juger de la croyance d'autrui. Le médecin, disait Hannequin, qui cher- che à expliquer une guérison de Lourdes est dans son droit 1. Ravaisson, op. cit., p. 260. ARTHUR MANNEQUIN ET SON OEUVRE. LXXXIX de savant et fait œuvre excellente ; mais le chrétien qui veut et qui croit voir là un miracle, pourquoi ne serait-il pas dans son droit de croyant lui aussi ? Et quel mal y a-t-il à ce que le monde se prête à une double interprétation ? Celui qui opte décidément pour l'une, des considérations d'ordre intellec- tuel motivent par devant sa raison cette option, mais la foi et la science étant respectivement ce que Kant a démontré qu'elles sont, ces considérations à elles seules n'auraient certainement pas suffi. On dissiperait aussi des illusions fâcheuses chez quelques- uns de ceux qui croient et qui, pour croire plus triomphale- ment, spéculent au hasard, un peu bruyamment, tantôt sur la faillite de la science, tantôt sur les défaillances de la mo- rale philosophique. Il faudra de plus en plus laisser cela. La science est très solide, beaucoup plus solide en tout cas que les croyances qu'on se réjouit de pouvoir édifier sur ses ruines ; et si, quelque jour, elle devait crouler, elle entraîne- rait d'abord dans la formidable catastrophe tous les éléments intellectuels de la conscience religieuse. Une foi avisée, cons- ciente de ses tenants et aboutissants, travaillerait donc à chercher dans le développement de la vérité scientifique, plu- tôt des motifs d'édification que des pierres de scandale. Quant à ceux-là qui assurent que l'épanouissement de la mo- rale n'est complet que sous la forme que prend la morale dans une conscience religieuse, c'est là un dire assez ordi- naire et qui serait assurément très grave. Mais en est-il ainsi vraiment ? La conscience religieuse transfigure bien la moralité. Y ajoute-t-elle ? Elle y ajoute des figurations objec- tives et concrètes. Cette imagerie a-t-elle une valeur mo- rale ? Il se pourrait, il se peut qu'elle ait pour longtemps ou pour toujours et sur beaucoup d'esprits, une réelle valeur de conviction et d'efficacité ; mais ce qu'il faut cependant main- tenir, c'est que Yeffort moral en lui-même est autre chose, s'il est avant tout et au fond une œuvre d'affranchissement et de libération par la Raison. IV l'homme Voilà achevé le tour des principaux problèmes abordés par Ilannequin. 11 restera de lui un livre robuste, d'une grande richesse d& pensées et d'une grande force dialectique, où il s'était proposé à la fois d'établir la vérité du Kantisme, XC ART11LH HANNEQUIN ET S0\ OEUVRE. métaphysique de la physique de Newton, et aujourd'hui encore utilisable pour la. physique d'Ostwald et la mathéma- tique de Poincaré ; et aussi, en montrant dans la Monade de Leihnitz et les Catégories de Kant la solidarité profonde qui en fait comme les deux parties d'un même tout, de rétablir la métaphysique sur le fondement même de la critique. Les philosophes d'éducation littéraire y trouveront un substan- tiel et lumineux résumé de l'état des sciences vers la fin du xixe siècle ; et nos étudiants pourront lui demander un com- mentaire autorisé et pénétrant de quelques-uns des textes les plus riches et les plus caractéristiques de la philosophie moderne. Ils en retiendront surtout, avec l'étude si curieuse et si forte de Yatome et de Vatomisme, une analyse du Deve- nir, une conception de YEspacc et une théorie de l'Etre qui sont d'entre les rares choses originales de la métaphysique contemporaine en France. Après cela, il serait injuste d'oublier que le meilleur de sa pensée et de son action est assurément resté dans son ensei- gnement de chaque jour, dans ces suites de leçons amples et limpides, puissamment charpentées, très préparées et jamais écrites, parlées à voix haute, chaude, éclatante, dans cet élan de tout son être physique et cette joie exubérante de tendre son intelligence, de remuer des idées, d'agencer des systèmes, de soulever les problèmes attirants et insolubles des métaphysiques, qui excitait si vivement la petite bande des étudiants de philosophie et faisait accourir à certains mo- ments les élèves de l'Ecole de santé militaire et de la Faculté de médecine, ceux des Sciences et du Droit, et qui attirait souvent et retenait longtemps parfois des auditeurs de tout âge et de toute condition. Comme beaucoup, lui non plus n'a pas publié les plus beaux de ses livres : la vie lui a cruellement manqué. Il avait réuni, entre autres, les maté- riaux de deux grands ouvrages, une Histoire des doctrines métaphysiques du XVIIe et du XVIIIe siècle, et une His- toire philosophique des sciences qui sont toujours à faire chez nous. Il avait projeté, préparé et professé ce Cours com- plet de métaphysique qu'on nous promet seulement de temps à autre, et dont les plus hardis ne donnent guère que des introductions. Mais même si l'on prolongeait l'œuvre achevée, si courte, par l'œuvre ébauchée, si fragmentaire, on n'aurait pas dit encore ce qui attirait le plus vers lui, et ce qui retenait si fort les jeunes gens qui l'avaient une fois approché. De sa maison de la Caille, tout en haut de Lyon, posée sur le sable ARTHUR IIAXNEQUIN ET SON OEUVRE. XCI de Saône, le long de la rivière dormeuse, à l'ombre des grandes masses d'arbres qui descendent de Caluire, il aimait, pour eux et avec eux, à regarder vers les choses et les hommes de ces années troublées et fécondes, vers ceux qui sentent leur conscience morale peu à peu s'obscurcir et se désagréger, vers nos civilisations embarrassées de problèmes chaque jour plus obstruants et plus redoutables, vers tant d'âmes qui, secrètement, souffrent d'avoir perdu, avec la foi de leur enfance, le sens de la vie. « Il est incontestable, écri- vait-il, que nos croyances sont troubléesl non seulement reli- gieuses, mais sociales et morales : sur ce fait qui date de loin, personne ne peut rien, et nul ne remontera le courant. » Et ce serait le diminuer que de ne rien dire ici de ses attitudes de franchise, de générosité, de virilité intellectuelle, dans les grandes crises de l'heure présente, morale, sociale, reli- gieuse. Il se préoccupait vivement de « notre détresse morale », détresse que dénotent tant de symptômes de la vie indivi- duelle et sociale, qui tient à tant de causes, les unes acci- dentelles et passagères, les autres profondes, nécessaires, mais à aucune sans doute autant qu'à la dissolution des vieux Credo de l'humanité, à l'effondrement formidable des traditions séculaires, au progrès irrésistible de l'esprit cri- tique. Nous sommes entrés pour longtemps dans une période de bouleversements et de renouvellements : il y a des révolu- tions prochaines à tous les horizons. Nous y sommes entrés, comme on y entre toujours, « par l'esprit qui nous a affran- chis des traditions antiques... par la Critique qui, depuis le xvne siècle, nous a donné la science, mais qui successive- ment devait s'étendre à tout, au dogme, à la religion, à la philosophie, aux assises historiques de la conscience elle- même, aux notions du droit, du devoir, de la justice, de l'Etat, de la famille et de la patrie, ébranlant la confiance des hommes dans le caractère éternel et sacré de tout ce qui, jusque-là, les faisait vivre dans une paix relative, rompant le charme des croyances tranquilles, et jetant la suspicion des esprits, mis en éveil, sur ce qu'on ne pratique plus d'une manière assurée, dès qu'on l'a discuté, fût-ce théoriquement, et révoqué en doute ». Et si les nouveautés qu'on sait, — le retour de la morale moderne à la morale ancienne, la substitution d'une science des mœurs à la morale, la morale du devoir faisant place à la morale matérielle, le témoignage de la conscience rem- placé par la technique de l'ingénieur social, — ne l'avaient XCII ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. ni séduit, ni conquis, ce n'était pas qu'il eût des timidités de pensée. Car peu d'hommes peut-être, en cet âge de réaction anti-intellectualiste, de philosopliies de la volonté, de pragma- tismes de tous pays et de toutes inspirations, ont eu une foi plus robuste à la souveraineté de la raison, aux bienfaits de la critique. C'est seulement qu'il soupçonnait, chez plusieurs de ces novateurs, des confusions et des irréflexions, chez les sociologues, par exemple, qui se fiai lent de ramener au déter- minisme d'une science positive « la spontanéité profonde et l'initiative morale sans lesquelles l'homme ne réagirait plus, même sur la vie sociale, que comme une chose inerte et comme un mécanisme ». Ils oublient au moins, disait-il, que « si la science et l'action sont des suites de la raison », nous ne devons donc point demander « à la science de nous faire connaître ce qui, étant au-dessus des catégories scientifiques, ne saurait s'y soumettre sans une intervention des vrais rap- ports des choses », ni non plus « à l'action de déchoir de son rang, qui est le premier, pour tomber sous les prises d'un dé- terminisme qui resterait indémontrable, s'il devait se présen- ter comme autre chose que comme une conséquence de l'application des lois de notre connaissance à la Nature et à l'expérience. » Quelque magnifiques et imprévues que soient jamais les trouvailles des sociologies à venir, l'idée de devoir et la vieille morale resteront encore en dehors et au-dessus de toutes les attaques, aussi longtemps du moins qu'on se refusera à confondre Yhistoirc et le développement de la moralité avec les lois et le fait même de la moralité, — à h vouloir tirer, disait Kant, de ce qui se fait les lois de ce que je dois faire ». Hannequin tenait qu'il y a une question sociale qui est Bien sans doute une question morale, mais qui est encore autre chose ; qu'elle est très exactement nommée, et qu'elle se pose à toute une société insuffisamment adaptée aux besoins matériels et aux besoins de justice de ceux qui en font partie, et qu'elle va prochainement exiger la refonte de nos grands organismes économiques et juridiques. Il était bravement reconnaissant aux socialistes de l'avoir imposée à l'égoïsme des uns et à l'inattention des autres avec une telle insis- tance, un tel grondement de voix, qu'aucune force humaine, aucune habileté de politicien, ne réussirait désormais à l'écarter ou à la subtiliser. A la demande anxieuse du poète : «... Vers plus de justice et de fraternité Sommes-nous sûrs d'aller? » ARTHUR HANNEQUIN ET SON ŒUVRE. XCIII il répondait : Mais oui ! — 11 sympathisait avec les jeunes de la nouvelle Université. Il confessait que les générations d'avant, et la sienne aussi, avaient été dupes d'un libéra- lisme un peu verbal ; que le vrai libéralisme n'a pas à se désintéresser de l'évolution des idées et des institutions, qu'il doit travailler à préparer activement pour les hommes de demain plus de vérité, de bien-être, de sécurité, de dignité de vie ; qu'il se confond pour ainsi dire avec l'Esprit créateur de la science et de la morale. Il faisait sienne cette belle pa- role d'un ouvrier anglais, Albert Stanley : « 11 faut qu'après nous, après notre mort, le monde soit un peu meilleur. » Un droit nouveau commence à poindre ; que par chacun de nous, par toutes nos pensées et toutes nos activités, il monte plus purt et rayonne plus vite et plus répara- teur ! Il était fier, — fils lui-même d'un humble maître d'école, — de l'immense et admirable effort concerté, en ces trente dernières années, pour mettre en culture promet- teuse de riches moissons, par l'école primaire gratuite et obligatoire, par les Universités populaires, par les œuvres post-scolaires, par l'enseignement supérieur revivifié, par l'enseignement secondaire modernisé, rajeuni, tout à l'heure plus largement ouvert, toute la bonne terre intellectuelle de France. Il était franchement démocrate au sens plein et grand du mot. Il ne se dissimulait pas quelques-unes des fautes de notre démocratie d'aujourd'hui, les craintes fon- dées grandissantes qu'elle fait par moment concevoir à des esprits qui n'ont pourtant pas l'habitude de regarder en arrière. Mais il lui faisait crédit, — oh ! un large crédit ; il l'aimait pour elle-même, pour ce qu'elle est, pour ce qu'elle sera, pour ce qu'elle a coûté, pour les luttes ardentes dont elle est sortie et que les hommes de 1880 n'ont pas encore oubliées. Il lui murmurait tout bas, amoureux et enthou- siaste, croyant noblement à tous les biens et à tous les mieux, cette parole de Novalis à la Nuit : « Que caches-tu sous ton manteau qui, quoique invisible aux yeux, me va si puissam- ment à l'àme ? » Convaincu personnellement par tout le fond de sa philo- sophie que l'homme sera religieux à l'avenir comme il l'a été dans le passé, si la Critique fait voir qu'il Test par la nature même de l'esprit et de son fonctionnement, et aussi sans doute que, pour longtemps et pour beaucoup, « le chris- tianisme reste le lit du grand fleuve religieux de l'huma- nité i », Hannequin suivait du dehors, mais avec attention, 1. Renan, Marc-Aurèle, p. 642. XCIV ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. l'eJTort curieux et presque tragique que fait, depuis quel- ques années, la croyance chrétienne, en France et ailleurs, pour s'arracher au poids lourd des philosophies désuètes et des sciences périmées, pour se renouveler, s'adapter, se penser en fonction de la pensée contemporaine. Une de ces philosophies religieuses, trop rares chez nous et qu'il appe- lait de ses vœux, semble avoir trouvé enfin dans l'Action un point de jonction entre la Science et la Croyance. Elle ne prétend à rien moins qu'à reprendre tout le problème de Kant : chercher « la relation du connaître, du faire et de l'èlrei » ; et à le résoudre, non pas du tout en dehors de l'esprit du criticisme, mais dans une nouvelle et plus inté- grale critique, « une critique de la vie ». Hannequin s'intéres- sait à cette tentative hardie, et à la fois s'en méfiait un peu ; des formules richeSj subtiles, fuyantes, inquiétaient son intel- lectualisme à lui, robuste et limpide. « La vie de l'esprit soli- daire de la vie de l'être »l ou encore « l'équation de la con- naissance et de l'existence », voilà qui est juste et profond, disait-il. Mais il faut veiller de près aux développements d'une dialectique vraiment aussi délicate qui évolue tout en- tière dans l'ombre, et qui mènerait vite chacun où il veut aller. Nos idées, pour une part, sont des extraits de nos sen- timents, de nos tendances, de nos décisions, c'est entendu : la connaissance, avant de retourner à l'action, en dérive d'abord. Nous sommes nos idées. Echos fidèles, elles nous renvoient le son de notre vie telle que nous la vivons ; elles épellent tout haut, comme on l'écrivait récemment, « lettre par lettre le livre de vie qui s'écrit en nous ». Ce qu'on vit a pour celui qui le vit une valeur intérieure que nul ne peut apprécier ni contester justement du dehors. Evidemment ; et une foi n'aura jamais de plus solide argument ni de plus immédiat à faire valoir. Seulement, semble-t-il, il y a un point faible. C'est que, malgré qu'on en ait, on ne peut pour- tant pas vivre toutes les vies, faire toutes les expériences ni surtout des expériences contradictoires ; c'est que, l'expé- rience unique qu'on invoque, ceux-là contre qui on Tinvoque auraient le droit et le devoir de se demander si elle n'a pas, dès le début, été « pipée ». Les croyants de toutes les fois, et aussi bien les incroyants de toute foi ne pourront-ils pas se réclamer, avec une égale autorité, d'expériences pratiques de même ordre et de valeur pareille ? Ce qu'il y au fond de tout cela, dans le problème des 1. Blondel. L'Action, p. 490 ARTHUR IIAXNEOUIN ET SON OEUVRE. XCV connexions de l'être et du connaître^ observait-il, pour un philosophe, n'est-ce pas tout simplement la question du rap- port de la Vérité religieuse à la vérité scientifique ? Ce qu'il semble bien qu'on veuille démontrer, c'est qu'en face de la vérité religieuse, — du surnaturel possible, — une attitude s'impose à l'Esprit, très spéciale, unique, tout à fait différente de l'atti- tude que nous avons le droit de prendre vis-à-vis des autres sortes de vérités ; que nous sommes tenus d'apporter à ce débat singulier une façon d'humilité intellectuelle qui ne serait sans doute pas de mise ailleurs. Si, dit-on, nous com- mençons par nous renfermer dans notre pensée raisonneuse, méfiante, si nous ne nous prêtons pas, si nous attendons der- rière l'appareil hostile de la Critique, que le surnaturel vienne à nous sans nous, s'impose à nous malgré nous, il est bien vrai que rien ni personne ne nous forcera, dans nos retranche- ments. Mais aussi, cette attitude d'apparente neutralité, en fait d'indifférence déjà agressive, que nous sommes peut-être autorisés à prendre à l'égard de toute idée nouvelle qui demande à s'introduire en nous, c'est la thèse même de YAction qu'il faut précisément en excepter au moins une vérité, la vérité chrétienne ; que nous n'avons pas le droit de la prendre à l'égard du seul surnaturel, que nous avons par devant nous et par devant l'invisible et possible visi- teur qu'est Dieu, le Dieu d'une Révélation, le devoir non pas seulement moral, mais intellectuel d'en prendre une toute différente. Et c'est ce que Hannequin, lui, refusait absolument d'accorder. Il maintenait que notre intelligence, la Raison humaine, n'a aucune complaisance à avoir, aucune abdication à consentir en face de quoi que ce soit et en faveur de qui que ce soit ; qu'elle a le droit d'être aussi sévère, aussi critique, aussi détachée, à l'égard des croyances chrétiennes qu'à l'égard de toute autre croyance ; qu'elle a peut-être le devoir de l'être davantage, de se tenir plus jalousement sur ses gardes, en face de données histo- riques qui, de l'aveu de tous, s'accordent assez mal avec l'histoire scientifique, et de données dogmatiques à tout le moins étranges, et qui se heurtent violemment et de plus en plus à l'ensemble de notre science et de notre pensée. Si « C'est », si le surnaturel existe, concluait-il, s'il veut me con- quérir, s'il est fait pour moi et si je suis fait pour lui. qu'il présente ses titres : j'écoule, j'attends; mais qu'il ne me demande pas de fermer les yeux, ou de regarder moins bien et moins longtemps. Dieu ne saurait vraiment avoir besoin de nos indulgences de chercheurs, de nos partialités d'exami- XCVI ARTHUR IIANNEOUTX ET SON OEUVRE. Dateurs, — de nos manquements enfin à notre conscience scientifique ! Et c'était là une des raisons de l'admiration, aussi sincère et beaucoup moins inquiète, qu'il éprouvait tout haut, en ces derniers temps, pour un autre grand philosophe religieux, l'abbé Loisy. Il lui savait gré, autant que de sa «pure soif de vérité i », de Vidée même qu'il se faisait de la vérité — qui était aussi la sienne et qui sera de plus en plus celle de tous les hommes, — « une vérité ayant les suprêmes droits », et non pas h une vérité ayant des droits secondaires, c'est-à- dire nuls, une vérité subordonnée, assujettie à des condi- tions étrangères, destructives de toute science véritable, et, ce qui est plus grave, à des croyances qui ne permettent plus qu'on remonte à leur source, parce qu'on les trouve, à tort ou à raison, insuffisamment justifiées et garanties par cette source même.» L'illustre exégète n'était pas d'ail- leurs un inconnu pour lui. Il aimait à se rappeler un frêle et gentillet camarade du collège de Vitry-le-François qu'on appelait « le petit Loisy ». On l'appelait alors, lui, « le grand Hannequin ». Ils faisaient leur sixième ensemble, vers 1870. La vie les avait séparés de bonne heure. Mais il jouis- sait, comme d'un succès personnel, de retrouver son jeune ami d'autrefois monté très haut, devenu très grand, jeté en pleine lumière autant par son caractère et sa dignité que par son immense talent, et les redoutables problèmes qufe son œuvre vient de poser à la pensée catholique : « L'attitude de l'abbé Loisy, écrivait-il à l'un de ses élèves très ému des décisions romaines du 16 décembre 1903, non pas tout de suite devant sa condamnation, mais plus tard s'il con- tinue à publier ses travaux, et celle de tous ceux qui vivent en communauté d'idées avec lui, va être décisive ; elle mon- trera si l'Eglise est quelque chose comme une institution ïrréformable, incapable de vivre dans les temps nouveaux. ou si l'élément jeune et vraiment nouveau qu'elle renferme, et que vous avez été le premier à me révéler en elle est assez vigoureux pour la porter à de nouvelles destinées. » A l'occasion de tous ces lamentables et ruineux conflits sur le terrain scientifique et politique, il ajoutait : « Comme tout le prix du christianisme et de ce qu'il y a de religieux dans la religion catholique est dans la libération et dans l'affranchis- sement des âmes ! Si on ne va pas là., et si l'on va au con- traire à leur asservissement, c'est la divine lumière du Christ l. P. Desjardins. Catholicisme et Critique, p. 42. ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. XCVII Il a beaucoup aimé, il aimait à aimer. Il se donnait à tous ceux qui l'approchaient ; il prenait sa part des tristesses et des détresses qu'on lui di- sait, que son journal lui apportait, que sa femme lui racon- tait, tout émue, au retour d'une course de bienfaisance daus le monde des petits et des miséreux, ayant faim et soif de justice, croyant inébranlablement à la prochaine venue du royaume de Dieu, c'est-à-dire d'une société moins veule, moins faite d'égoïsme et d'inégalité, où' ceux qui souffrent ne souffriront pas autant. La terrible Affaire l'avait bouleversa et exaspéré : le jour où le verdict de Rennes l'atteignit daus un petit village de Suisse, il se sauva, pris d'un frisson de pitié et de colère, « ayant peur d'être seul ». Mais de tous ceux qu'il aimait, c'étaient peut-être ses élèves C ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. qu'il aimait le plus, à qui il réservait la meilleure part de son cœur, de sa pensée, de ses pauvres demi-journées de fiévreux et d'alité. Il se faisait de sa responsabilité envers eux, envers ce qu'ils étaient, ce qu'il voulait les aider a être un jour, une haute et grave idée. Il les invitait à sa table de famille. Ceux qui venaient de loin trouvaient grande ouverte la riante petite chambre d'ami. Leurs études, leurs succès d'examen, la préparation d'une thèse, d'un mémoire académique, l'effort seulement pour continuer de penser et ne pas trop vite déchoir et s'enliser, étaient les plus flères de ses joies. Ceux d'entre eux qui se pressaient aux jours mauvais pour le visiter, lui faire oublier pour quelques heures le terrible mal qui l'immobilisait, l'émouvaient profondément : « Les braves gens ! disait-il, après leur départ. La gentille jeu- nesse ! Si vous saviez comme ils sont bons ! » Il n'a peut-être jamais su, lui, comme il avait été bon le premier, et à com- bien ! Il continuait de les suivre dans la vie, il n'abandonnait jamais le premier une amitié ; et ceux-là mêmes qui avaient paru l'oublier, ayant tiré de lui ce que leur ambition de car- rière pouvait en attendre, et dont l'éloignement et le silence l'avaient d'abord surpris et meurtri, il les accueillait à leur retour avec la même bonté, sans plainte ni reproche. Arthur Hannequin n'aura pas été seulement un métaphy- sicien, — de la famille des grands métaphysiciens, — ori- ginal et puissant, un historien très sûr et très pénétrant de l'évolution et de la pensée philosophique de Descartes à Kant, un des premiers ouvriers, des plus intelligents et des mieux préparés, de la philosophie des Sciences. Il fut aussi un merveilleux entraîneur de jeunes gens 1, un inspirateur t. On lira avec plaisir ce témoignage éloquent de l'un d'entre eux sur ce qu'a été, chez Hannequin, le philosophe et l'homme : « Non, le kantisme n'est ni une scolastique, ni une momie; et ceux qui, en 1899 et en 1900, ont eu la chance de l'entendre exposer à Lyon par le prestigieux métaphysicien et l'incomparable penseur que fut Arthur Hannequin ; ceux de ses élèves qui subirent le frisson de cette éloquence métaphysique, et qui savent de quelles merveilleuses perspectives et de quelle profonde signification vitale s'illuminaient, sous le regard étincelant et la parole ardente du maître, les théories les plus abstruses de la Critique, ne consentiront pas volontiers à ne voir dans le kantisme qu'un catéchisme d'abstractions à l'usage des examens universitaires. « Hannequin non seulement avait admirablement compris et définiti- vement adopté la philosophie de Kant, mais il l'avait pour dire huma- nisée en se l'incorporant; il la vivait passionnément et la magnifiait par toutes les énergies de son être, dans son enseignement public et dans ses conversations intimes. « L'analytique transcendantale, l'argument ontologique, la liberté nouménale et l'autonomie du vouloir étaient ses grands chevaux de bataille, on même temps qu'il les déclarait les critères suprêmes de l'esprit philosophique. Dans les intervalles de crises que lui laissait ARTHUR HANNEQUIN ET SON OEUVRE. Cl d'idéal haut et généreux, un professeur éloquent et écouté, le meilleur et le plus aimant des maîtres. Il fut encore un sage, au sens antique du mot ; bienveillant et doux à la vie qu'il savait devoir être courte pour lui et qui lui fut parfois dure ; bienveillant et doux à la mort qu'il attendit de bonne heure, qu'il regarda en face sans faiblesse ni for- fanterie, et qui n'aura été soudaine et terrible qu'à ses amis, à ses élèves, — à ses enfants, — à ceux qui l'embrassaient à son départ en juin, ignorant que c'était la dernière fois, qu'il ne leur serait plus donné de revoir son bon et fin sou- rire, ses yeux « dont le regard étincelait d'une inoubliable clarté », de mettre leur main dans sa main chaude et caressante, de repasser jamais la petite porte accueillante du quai de Cuire qu'on franchissait joyeux et d'où l'on sor- tait toujours un peu meilleur, plus fort pour les luttes de chaque jour, plus indulgent aux hommes et aux choses, --- épris de philosophie, presque philosophe. J. GROS.1EAN. sa terrible infirmité, il les exposait triomphalement et sans effort, jouissant en artiste de sa maestria philosophique, et donnant à ses auditeurs, par l'éclat de son style et la vigueur de ses idées, le sen- timent de la souveraine puissance intellectuelle. — Dans ses conver- sations particulières, lors des conférences fermées que le pauvre malade nous faisait chez lui, étendu sur une chaise longue ou sur son lit de souffrance, son kantisme était peut-être plus admirable encore, car il s'exprimait alors dans l'abandon libre et touchant de l'homme à l'homme, ou plutôt du père à ses enfants, et nous admi- rions, dans cette nature d'élite, l'étendue de l'érudition scientifique unie à la profondeur de la conscience morale, et religieuse, le senti- ment du mal radical et de l'indifférence des lois de la nature faisant jaillir, dans cette âme généreuse, la foi spontanée dans le règne de la Justice et de l'Amour. Enfin et surtout, Hannequin réalisait et con- ciliait dans l'expérience douloureuse de son implacable maladie, comme dans son enseignement, cette antinomie dramatique et sublime d'un déterminisme brutal, qui ruinait progressivement et sûrement son organisme, et d'une volonté héroïque qui eut le dessus jusqu'à la tin. » A. Gindrier, Le Censeur, 30 novembre 1907, p. 395. ÉTUDES D'HISTOIRE DES SCIENCES HANNEQUIN, I. COURS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES LEÇON D'OUVERTURE1 Messieurs, En assistant aujourd'hui à une première leçon sur la philosophie des sciences, vous faites le plus grand hon- neur au cours que j'entreprends sur un sujet à la fois très vieux et très nouveau : très vieux, car c'était le sujet favori des philosophes antiques ; et je me sens tenu, en toute bonne foi et non sans quelque crainte, de confesser qu'en plus d'une occasion nous n'aurons d'autre guide que le vieil Aristote ; mais pourtant très nouveau, tant, pour des causes diverses, la séparation s'est de jour en jour produite et accentuée entre savants et philosophes : que ce soit au détriment de la science, peut-être serait-il témé- raire de le dire trop haut en présence des progrès qu'elle a faits depuis seulement trois siècles qu'elle s'est affran- chie peu à peu de la métaphysique ; mais que la philoso- phie y ait parfois perdu chez nous le sentiment vif de la réalité, qu'elle ait, à son grand dommage, selon nous, con- senti à laisser échapper un domaine qui lui était propre, l'étude de la nature, on ne peut le nier, et on ne peut non plus s'empêcher de regretter qu'elle se soit ainsi laissé dépouiller et amoindrir. Ce sentiment, Messieurs, depuis longtemps les maîtres de la philosophie française l'éprou- vent ; e! la création dans cotte Faculté d'un cours sur la 1. Publiée chez Leroux, Paris, 1885. 4 ETUDES D HISTOIRE DES SCIENCES. philosophie des sciences témoigne de la sollicitude et de l'esprit de progrès qui animent la direction de noire ensei- gnement supérieur. Permettez-moi d'ajouter que notre Université Lyonnaise aurait le droit d'être fière d'avoir été choisie pour inaugurer le nouvel enseignement, si je ne sentais profondément la grandeur de la tâche et la fai- blesse de celui qui l'assume : car il semble bien qu'il fau- drait, à qui veut enseigner la philosophie des sciences, l'esprit d'un philosophe et les connaissances positives d'un savant. Or, ces deux conditions, qui voudrait se vanter de les réunir en soi ? qui même oserait affirmer qu'elles ne sont pas au fond exclusives l'une de l'autre ? Car, disons-le tout de suite, rien n'est, à ce sujet, moins rassurant que l'attitude hésitante, pour ne pas dire sceptique, de certains philosophes et de certains savants ; même il faut rendre à ces derniers cette justice qu'ils ne se montrent guère jaloux des attentions et des faveurs de la philosophie, et qu'ils professent à son égard, au premier pas qu'elle fait vers eux, plus de méfiance peut-être que de sympathie : « Timeo Danaos » I C'est que, Messieurs, pour un savant, une crainte salu- taire de la métaphysique est le commencement de la sagesse : soit en effet qu'il suive de longues chaînes de raisonnements, comme les mathématiieiens, soit qu'il cherche à surprendre, entre les faits, les relations cons- tantes qui les unissent, il prétend ne se rendre qu'à la nécessité d'une démonstration ou la brutalité d'un fait. Le signe de la vérité, pour lui, c'est l'impossibilité d'admettre, sans contradiction ou sans un démenti de la nature, toute proposition ou toute loi inverses de celles qu'il a démon- trées ou qu'il a vérifiées ; et son garant, c'est, prétend-il. la nature même des idées et des choses ; c'est l'expérience et la réalité. Aussi s'intitulerait-il volontiers réaliste, si l'on n'avait inventé pour lui un autre nom, qui le caracté- COURS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. O rise peut-être mieux encore : celui de positifi ; car positif il est en matière de preuves, tant il est difficile à contenter, et du même coup difficile à tromper ; ennemi des cntre- piises aventureuses, ce n'est pas lui qu'on verra se livrer aux hasards de la généralisation ; mais, prenant hypo- thèque sur la réalité et sur les faits palpables, positif il est, et positif il restera. Loin de nous, Messieurs, la pensée de l'en blâmer ; bien plutôt serions-nous prêts à l'encourager dans celte voie, s'il avait besoin de nos encouragements ; car la science, semble-t-il, est à ce prix : ce qui la constitue ou tout au moins l'achève, c'est en effet la vérification : le problème du mathématicien, l'hypothèse du physicien, du natura- liste, de l'historien, indispensables à la science, en sont les instruments et les moyens, non la fin et l'essence : ce qui est scientifique, c'est le problème vérifié par la démonstra- tion, ou l'hypothèse vérifiée par l'expérience et devenue loi, si bien que l'àme de la science, c'est la vérification. Donc nous aussi nous disons volontiers : la science sera positive ou elle ne sera pas. Vous comprenez dès lors l'accueil réservé au métaphysi- cien qui vient frapper à la porte de la science : sa réputation n'est pas bonne : lui qui prétend trouver, sous la réalité sensible, une réalité plus profonde, mais cachée, quel res- pect va-t-on croire qu'il a des faits et de l'expérience ? S'il fait mine d'en tenir compte à son départ, c'est pour les dépasser, autant dire pour les négliger, les mépriser : et comment songerait-il à retrouver les faits au terme de ses constructions systématiques, quand il est une fois sorti de leur domaine, pour n'y plus rentrer ? Donc, pour lui, point de vérification directe : un effort peut-être pour tirer à lui le monde des phénomènes, pour en donner à la hâte une explication générale, pour en déduire une présomption en faveur du système, et c'est tout : témoin Platon, chez les anciens, et témoins, de nos jours, les efforts d'un Schelling ou d'un Hegel. Quant à la prétention de construire l'uni- vers sans tenir compte d'un faft, comme on construit la (j ETUDES D'HISTOIRE DES SCIENCES. géométrie, pourtant si scientifique, sans tenir compte d'au- cun solide réel, elle vaut la précédente : des déductions du géomètre, appuyé sur le terrain solide d'une définition de l'étendue, postulée et acceptée, à la dialectique du philo- sophe qui veut rendre raison de tout, et des principes eux- mêmes, il y a la môme distance que des généralisations du métaphysicien aux lois du physicien, c'est-à-dire la distance du noumène au phénomène, de l'idéal au réel, du rêve au t'ait. Voilà, Messieurs, les généralisations hâtives, les déduc- tions hasardées, l'absence de toute vérification, que les savants redoutent d'importer chez eux en nous donnant asile. Et de fait, si le philosophe prétendait à leur méthode substituer la sienne, ce serait, il faut le dire bien haut, la négation radicale de la science : mais peut-on croire qu'il en ait le désir ? peut-on croire qu'il ait à ce point le goût du stérile et du faux pour altérer une méthode si chèrement acquise, si sûre et si féconde ? et même n'est-il pas vrai qu'en une certaine mesure la science telle qu'elle est, démonstrative et expérimentale, est l'œuvre de la philoso- phie ? On a soutenu que la science proprement dite s'est peu à peu et par fragments dégagée de la métaphysique * : on pourrait, croyons-nous, démontrer que la métaphysique y est pour quelque chose, et qu'elle-même en se dévelop- pant mettait lentement hors de son domaine propre, comme étrangère et comme incompatible, la science tout absorbée clans le sensible et dans le phénomène : et si la science ne devait qu'y gagner, la métaphysique à son tour ne pouvait rien y perdre. On commet, à l'égard de cette dernière, une injustice étrange : on l'accuse toujours, quand elle s'introduit quel- que part, d'apporter avec elle des procédés d'investigation, des habitudes logiques qu'on déclare funestes à la science, ou tout au moins stériles ; et il semblerait, en revanche, que rien ne puisse, à elle-même, lui nuire, et qu'il n'y ait 1. M. Ribot, clans son Introduction à la Psychologie anglaise contemporaine. COURS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. 1 aucun dommage à l'approcher de ce qui n'est pas elle, à unir ses recherches, par exemple, aux recherches scienti- fiques. Permettez-nous pourtant de croire que le danger n'est pas pour la science toute seule, mais qu'il existe aussi, plus grand peut-être et plus redoutable, pour la métaphy- sique elle-même. Aussi quand la philosophie des sciences inquiète les savants, peut-être ont-ils moins de sujets de crainte que les philosophes. Le moindre défaut d'un savant, Messieurs, c'est de croire à la science, mais d'y croire d'une manière absolue, à l'exclusion du reste : à force de manier la démonstration, un mathématicien ne veut plus rien admettre, comme les sceptiques anciens, qui ne soit démontré, ce en quoi il se contredit lui-même ; mais la contradiction, ce n'est rien, c'est de la métaphysique ! Dans un autre domaine, le phy- sicien et le naturaliste contractent au laboratoire d'excel- lentes habitudes, qu'ils veulent malheureusement appliquer à tout et transporter partout. Or, Messieurs, les séductions de la métaphysique sont plus grandes qu'on ne veut par- fois l'avouer ; et tel qui se défend de les apercevoir suc- combe à leur attrait tout le premier : c'est le péché mignon de plus d'un homme de science ; et ce n'est pas nous qui nous en plaindrons, surtout quand nous songeons aux ouvres magistrales d'un Chasles, d'un Claude Bernard, ou d'un Berthelot, pour ne parler que d'eux. Mais combien de fois n'est-il pas arrivé qu'on a voulu traiter l'objet de la philosophie comme l'objet d'une science, mathématique ou expérimentale ? combien de fois, par une étrange aberration, n'a-t-on pas cru pouvoir tenir l'explication du monde dans une loi scientifique, induite des phénomènes, comme si la loi n'était pas un abstrait, et cemme si l'abstrait, appauvrissement de la réalité, pouvait jamais envelopper le réel et pouvait le produire ? Combien d'hommes, enfin, n'ont-ils pas cru que d'une loi pareille, traitée par le calcul, on pourrait suivre un jour les consé- quences indéfinies, réalisées chacune dans chaque phéno- mène ? Et, à leur gré, que faudrait-il pour cela ? Rien que 8 ÉTUDES D'HISTOIRE DES SCIENCES. l'objet ordinaire de la science : les faits ; et rien que ses méthodes : l'expérimentation et le calcul. De philosophie, point, puisqu'elle n'a pas d'objet distinct ; ou, si l'on y tient, une philosophie positive, une synthèse des résultats généraux de la science, une sorte de résumé ample, inté- ressant et raisonné. C'est, vous le voyez, la négation radicale et naïve de toute métaphysique, et c'est du même coup la construc- tion la plus téméraire d'une métaphysique aventureuse entre toutes et inconsciente d'elle-même ; car il n'y a pas de plus terribles métaphysiciens que ceux qui nient toute métaphysique : demandez à M. Spencer. Le procédé est assez clair : on nie a priori qu'il y ait rien au delà des phé- nomènes ; et nier l'objet de la philosophie, c'est déjà, remarquez-le, Messieurs, philosopher : le savant, sur ce point, ne dit ni oui ni non ; il a les faits : qu'il les observe et en trouve les lois ; mais défense à lui, sous peine de philosophie, d'outrepasser cette limite. Ce n'est pas tout : nier qu'il y ait, au-delà des phéno- mènes, une réalité suprasensible, à la rigueur, pour un savant, qui ne doit voir et ne voit qu'eux, ce serait pecca- dille ; mais prendre fond sur cette affirmation pour sou- tenir ensuite qu'ils sont et le sensible et le suprasensible, qu'ils sont noumène et phénomène, et que la loi qui les unit, la déduction qui les retrouve, l'abstraction qui les fige et n'en retient que le squelette, sont la source de vie où puise l'univers, c'est simplement poser, sans discussion et sans critique, que l'apparent est le réel ; c'est relever, sans même qu'on s'en doute, l'idolâtrie de la substance, identi- fiée au phénomène ; et c'est, pour tout dire d'un mot, ériger d'emblée la science en métaphysique, sous prétexte de détruire toute métaphysique. Voilà la confusion totale, irrémédiable, si souvent repro- duite, qu'on pourrait si souvent mettre à la charge des savants, et dont nous voudrions nous garder à tout prix. Voilà l'écueil à éviter, quand la philosophie s'occupe d'abor- der la science ; et trop souvent est venu y échouer l'effort COURS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. 9 sincère des philosophes qui voulaient s'approcher de l'expé- rience. Voyez plutôt les psychologues de l'école allemande : pénétrés de l'idée, en elle-même excellente, qu'il faut pour- suivre le phénomène psychologique jusque dans les faits physiologiques qui en déterminent la genèse ou en expri- ment au dehors le développement, ils se sont faits physiolo- gistes ; mais pour un peu ils oublieraient l'originalité de la pensée ; pour un peu, séduits par les faits du dehors, d'un si grand intérêt, mais cependant d'un autre ordre, ils cesseraient d'être psychologues et croiraient le rester : car la science qui les altire voile à leurs yeux la nature de l'esprit, l'être parent de tous les êtres, par lequel on pénètre la réalité, et sans l'étude profonde duquel on n'est plus, dans le plein sens du mot, un psychologue. Ainsi, Messieurs, notre projet n'est pas de disputer au savant le rôle qui lui est propre, et qu'il remplit si bien ; loin de nous l'ambition de toucher à la science, et d'y rien ajouter ; ce serait œuvre scientifique, et non philosophique; et c'est œuvre philosophique que nous voudrions faire. Mais est-ce une raison pour tenir séparées ces deux formes sublimes de notre connaissance, et ne peuvent-elles se rapprocher sans se confondre, s'unir et se prêter un mutuel secours sans s'altérer l'une par l'autre et se détruire ? Il faudrait, pour le penser, nier l'unité de l'esprit. Nous croyons au contraire qu'au fond tout se retrouve et s'harmonise en lui, et que science et philosophie ne se divi- sent que pour mieux pénétrer le mystère du réel, et ressaisir l'unité de leur nature dans l'unité de l'effort qui les crée, et de la connaissance qui est leur fin commune. II L'esprit humain, Messieurs, qu'on l'accorde ou qu'on le nie, poursuit, d'une recherebe infatigable, l'essence des choses : et le problème qui, sous mille formes diverses, se pose constamment devant lui, c'est le problème de l'exis- tence. Curieux sans doute de savoir ce qui est, peut-être 10 ÉTUDES D'HISTOIRE DES SCIENCES. l'esprit l'est-il plus encore d'aller au fond de la nature et de l'être, el de s'arrêter là, comme au principe et à la fin de tout. Or, savoir ce qui est, constater l'existence d'une chose dans le présent ou dans le passé, la prévoir dans l'avenir, c"est rattacher les laits aux faits, les groupes déterminés de phénomènes à d'autres groupes déterminés ; c'est observer, supposer des liaisons constantes, c'est véri- fier, déduire, et expérimenter : d'un mot, c'est l'œuvre de la science. Peut-être pourrait-on, et. diront quelques-uns, devrait-on s'en tenir là, car. à l'esprit qui connaîtrait ou posséderait les moyens de connaître tout ce qui est, que resterait-il de plus à chercher ou à savoir? Précisément, Messieurs, ce que c'est que d'être, ce que c'est que réalité, non plus seulement quelles sont les choses, mais ce qu'elles sont en leur essence intime, et ce qu'elles signifient : cela, c'est l'objet de la métaphysique ; et, qu'il soit vain ou légi- time, il est profondément, entré au cœur de l'homme, l'espoir d'aborder le mystère, de l'éclaircir, et, sinon de résoudre à jamais le problème, du moins d'en serrer de si près les données, d'en suivre si patiemment les compli- cations infinies, qu'il soit toujours plus près de céder à notre raison et s'éclaire peu à peu des lumières de l'esprit ! Il reste seulement à savoir si on le posera en l'air et dans le vide, ou, comme disait Descartes, sur l'argile et le roc : il reste à décider si, voulant saisir l'être dans sa source vive et dans son absolue réalité, l'esprit humain se prêtera toujours à le traiter comme une fiction, à l'imaginer de toutes pièces, à force de spéculations sur l'être et le non- être, ou si l'on ne croira pas bientôt le moment venu de se tourner vers les seules choses qui constituent le monde, qui soient et qui nous apparaissent, en un mot vers les phénomènes. Car le phénomène, dans l'ordre du concret, est le terme dernier que nous puissions atteindre : il est pour nous la réalité même. Je sais bien, Messieurs, qu'une pareille proposition pour- rait être comptée comme la condamnation de toute méta- physique : mais ce serait, à mon avis, au prix d'une idée COURS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. 11 fausse el d'une confusion : car c'est une idée fausse de croire qu'il faudrait, pour constituer une métaphysique, atteindre un être en soi que ne devrait pas même troubler l'acte de notre connaissance, et qui serait autre que son apparence, autre que le phénomène qui nous le représente, ou que ce que nous en savons : autant vaudrait déclarer inconnaissable ce qu'on prétend connaître, impénétrable ce qu'on s'apprête à pénétrer ! et pourquoi celte contradic- tion stérile, quand il serait si simple de prendre loyale- ment ce qui nous est donné, de le traiter comme le réel, d'autant qu'il n'y aura jamais d'autre réalité pour nous, et de faire acte de confiance en noire esprit, d'autant que sans lui nous ne pouvons rien connaître ? Acte de foi, acte arbitraire, si l'on veut ; mais acte qui s'impose à tout çsprit qui veut connaître, et sans doute à l'esprit même de Dieu, si connaître soumet toujours aux lois du sujet qui connaît la connaissance de l'objet ! El pourquoi n'aurions-nous pas foi en notre esprit ? Entre deux alternatives, celle-ci : ce que nous connaissons existe réellement, et cette autre : nous ne savons et ne pouvons rien savoir, pourquoi ne pas faire un pari, et comment ne pas parier pour la première, quand la seconde est le sophisme paresseux et ne tend à rien moins qu'à l'anéantissement d'un quiétisme intellec- tuel ? Ainsi, prenons pour le réel ce qui nous est donné ; mais ne prenons que cela : ne prenons que le phénomène. Et ne nous laissons pas opposer une objection qui ne repose, après tout, que sur une confusion ; ne nous laissons pas dire qu'il ne peut plus pour nous exister de barrière entre la science et la métaphysique, allant toutes deux au même objet, au même phénomène. Car ce sont deux moyens pro- fondément distincts de le connaître que la science, scep- tique au fond et positive, el la philosophie, croyante par essence et réaliste ; l'une qui constate et simplement relie les phénomènes, en noie l'existence ou la prévoit ; l'autre qui les pénètre, qui réfléchit les faits et leurs liaisons, et qui, non contente de savoir et de comprendre, remonte 12 ÉTUDES DIIISTOIRE DES SCIENCES. jusqu'à la raison qui les rend connaissables et qui les rend intelligibles. Mais aussi, Messieurs, comment séparer ces deux efforts ? comment, en tout cas, priver le second des res- sources du premier? Et quelle étrange prétention, pour qui voudrait rendre raison de la nature, que de fermer les yeux au monde, aux phénomènes qui le constituent, ou à la science qui les recueille, les analyse et les connaît ! Autant dire qu'il faut être aveugle pour mieux étudier la lumière : autant nier l'univers et tout ce que nous en savons au moment d'en chercher le sens et la réalité suprême ! Aussi, loin de douter qu'on puisse édifier sur la science une philosophie, n'est-il pas vrai qu'on se demande com- ment serait possible une philosophie de la nature, qui ne serait pas la réflexion ou la philosophie des sciences ? La science est en effet pour nous, Messieurs, l'intermé- diaire indispensable entre l'esprit et la nature : car s'il est vrai que la nature, comme il vient d'être dit, n'est qu'un déroulement indéfini d'un nombre indéfini de séries de phé- nomènes, on peut dire de la science qu'elle en est l'appré- hension première et immédiate par notre intelligence. Elle s'appuie à la sensation, quoique la sensation ne puisse jamais comme telle avoir son entrée dans la science ; car l'acte de sentir est en lui-même irréductible ; il est, comme Aristote le disait du plaisir, un tout indivisible à la fois et complet : ô'/.ov ti, et sa réalité s'évanouit sitôt qu'on y applique l'analyse. Pourtant c'est une nécessité que la pen- sée, pour la connaître, brise cette unité ; car penser, c'est comparer ; et comparer deux phénomènes, c'est toujours entre eux deux surprendre quelque ressemblance et quel- que distinction : or ce qu'on sait de l'un des deux, c'est ce par quoi il est semblable à l'autre, ce qu'avec l'autre il a de commun, ou ce qu'il a de général : ce n'est donc plus lui tout entier, et ce n'est dès lors plus rien de lui. On pourrait objecter qu'on sait du phénomène, outre son caractère com- mun, son caractère distinctif ou sa différence propre ; mais n'cst-il pas tror» facile de montrer que ce dernier n'est à COURS SUR LA PHILOSOPHIE DLS SCIENCES. 13 son tour, sous un autre rapport, qu'un autre caractère commun, classant le phénomène dans un genre nouveau ? Ainsi, nous ne savons rien que le général; du phénomène nous pouvons dire quel caractère il a ou quelle qualité; nous savons, pour parler comme Platon clans le Timée, qu'il est tel ou tel, de telle ou telle espèce (toiootov) i, et c'est assez pour le reconnaître au passage ; mais nous ne savons pas ce qu'il est (xi inxi) '■ et c'est déjà une première énigme que l'existence donnée du phénomène impénétrable. Mais, dira-t-on, si les conditions mêmes de la science posent l'énigme, comment demander à la science les moyens de la déchiffrer ? Si rien de général ne peut jamais livrer le fait particulier, de quel secours sera la science à la phi- losophie ? L'objection est grave, Messieurs, mais elle est par cela même de nature à jeter une grande lumière sur le problème qui nous occupe : supposons en effet que le phénomène soit pénétrable à la pensée : croit-on qu'il puisse l'être sans que, pour ainsi dire, la pensée s'en approche ? ou croit-on que celle-ci puisse échapper parfois à ses lois propres et à sa nature pour entrer plus avant dans la réalité ? Donc il faut se résoudre ou à n'en rien savoir du tout, ou à n'en savoir tout d'abord que ce qu'en sait la science : qu'on vise à dépasser la connaissance scientifique, qu'on y appuie des inductions, qu'on l'éclairé par la réflexion, rien de mieux : mais qu'on prétende s'en passer ou qu'on la contredise, c'est s'obstiner à bâtir un système sans la pensée et sans le phénomène. Mais alors comment admettre qu'elle soit, entre le phénomène et nous, le seul intermédiaire, et qu'elle ne nous en livre rien ? Comment soutenir qu'en atteignant le général, on n'atteint rien de la réalité ? Et si le général est l'élément seul accessible et seul vivant de la réalité, qui ne voit en même temps qu'il est idée, qu'il est œuvre de la pensée, et que la science est l'instrument qui réunit la pen- sée que nous sommes à la pensée que réalisent les choses ? 1. Timée, 49 d. 14 ÉTUDES DIIISTOIRE DES SCIENCES. De cela, sans doute, la science ne veut ni ne doit rien savoir : car elle serait alors la réflexion d'elle-même et deviendrait philosophie ; mais c'est pourtant son œuvre d'envelopper ainsi, sous les formes de la pensée, les mani- festations de la réalité. Non que l'esprit n'y trouve, Mes sieurs, quelque difficulté : car il reste certain que l'idée générale est toujours un ahstrait, qu'un caractère quel- conque d'un phénomène donné, sous peine de n'être pas connu, est toujours général, qu'en faisant la somme de tous ceux qu'on lui sait ou même qu'il possède, on produirait l'idée d'un type et non d'un fait, d'une espèce et non d'un individu. Or ce qui est, dans le plein sens du mot, c'est l'individuel, c'est le particulier, c'est l'unité, qu'on ne mul- tiplie pas plus qu'on ne la divise. Telle est l'impasse dans laquelle la science engage notre esprit : telle est l'antinomie qu'elle pose sans la résoudre, et que son développement ne cesse d'accentuer. Car plus nous entrons dans l'analyse du phénomène, plus nous en connaissons les caractères et les lois, plus, en un mot, nous en avons une science complète ; et plus nous nous éloignons du concret, comme si la science nous mettait à la fois tou- jours plus près et toujours plus loin de la réalité. Nulle part n'apparaît mieux, Messieurs, celte sorte de contradiction que dans les sciences inductives : à les voir commencer par une observation si patiente des faits, on se ferait, et peut-être qu'elles se font elles-mêmes l'illusion qu'elles touchent dès l'abord au cœur de la réalité et qu'elles sont assurées de n'en jamais sortir. Pourtant y a-t-il rien de plus mobile, de plus insaisissable, de moins facile à définir qu'un fait particulier ? Une rapide analyse nous montrait tout à l'heure qu'on n'en saisit jamais qu'un ou plusieurs caractères généraux, et que le fait lui-même dans sa réalité et dans son unité, glisse dans nos mains et nous échappe. Car, après tout, il n'est pour nous que sensation : et la science qui voudrait l'atteindre suivrait la multitude indéfinie des sensations, toujours nouvelles et toujours diverses, et ne pourrait éviter de s'y perdre. Savoir, c'est COURS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. 15 donc fixer le phénomène dans une forme, dans une espèce, dans une idée générale : et on peut dire de chaque phéno- mène qu'il est susceptible d'entrer sous une multitude de formes différentes : autant il comporte en effet de ressem- blances avec les autres phénomènes, autant sont constituées d'espèces qui notent l'un de ses caractères et le renferment en le classant. De ce point de vue il est donc vraiment, comme le pensait Platon 1, un infini où viennent se perdre et où l'esprit retrouve les Idées et les genres. A la science d'y introduire la détermination et la limite, d'en définir les qua- lités, et d'en resserrer les caractères dans un système qui les subordonne les uns aux autres et permette à l'esprit d'en saisir l'unité. Ainsi procèdent les sciences de classifi- cation, sciences descriptives, très rapprochées des faits, qui justifient leur nom commun d'histoire naturelle. Mais c'est encore, pourrait-on dire, un terrain trop mobile pour qu'on puisse y fonder une science solide : et tous les caractères ne se prêtent pas de la même manière à fixer les traits fuyants de la réalité soumise au devenir : à peine le langage, avec sa souplesse infinie, parvient-il à en modeler les mille formes toujours changeantes, et à lier au sujet les attributs qui lui conviennent. Au contraire, la science qui tend à l'unité, poursuit le persistant et le durable : des qualités du phénomène, elle laisse échapper volontiers celles qui ne sont qu'accidentelles, pour retenir celles qui toujours l'accompagnent et le déterminent. De là la recherche incessante, au sein du successif et du chan- geant, des qualités qui se lient dans le temps, qui se dérou- lent en une chaîne continue et qui, sous la richesse infinie des choses et des êtres, forment comme un réseau serré avec les liens des effets et des causes. Discerner ces liens, Messieurs, c'est découvrir les lois des choses, et c'est, vous le savez, l'objet principal de la science : mais ne croyez- vous pas qu'à mesure qu'elle s'enfonce dans la recherche des causes, elle perd nécessairement de vue la vie intense 1. Philèbe, 16 d. 10 ÉTUDES D HISTOIRE DES SCIENCES. qui n'existe vraiment qu'à la surface, au sein du phéno- mène ? Qu'est-ce, en effet, que la loi scientifique ? C'est l'expression d'une relation constante, dans la succession, entre deux faits ou deux groupes de faits, entre A et B ; et sans doute il reste toujours, dans la formule de la loi, quelque trace des A et des B, quelque attribut qui les caractérise, quelque chose enfin des phénomènes observés ; mais la constance même de la relation, cette marque et ce nerf de la causalité, qu'est-elle autre chose qu'une abstrac- tion, insaisissable dans les faits ? Et pourtant on dirait que le progrès des sciences tend toujours à la dégager davan- tage, à l'isoler des termes qu'elle unit, des derniers ves- tiges du phénomène, et à ne lui laisser, comme un dernier support, que les termes abstraits de l'espace et du temps. A mesure en effet que la généralisation hiérarchise les lois sous un principe unique, n'est-ce pas une nécessité qu'elle appauvrisse le phénomène et qu'elle le réduise à une forme si simple, qu'ils puissent tous y entrer, au prix de leurs éléments propres et de leurs caractères individuels ? Or quelle serait celte forme commune, sinon le changement qui se retrouve en tous les phénomènes ? et qu'est, hors de nous, le changement, sinon mobilité et mouvement, sinon une fonction de la durée et de la position ? Ainsi le monde, étreint par la causalité, se resserre dans les formes de l'espace et du temps, et s'y évanouit ! Étrange destinée, Messieurs, que celle de la science, dont l'objet se dissout au moment même où elle atteint la plus grande rigueur et la plus haute certitude ! Tenir en effet le monde dans ces deux conditions de l'étendue et de la durée, n'est-ce pas le placer directement sous la prise de notre connaissance ? n'est-ce pas, s'il est étendue, donner à la géométrie le pouvoir d'en pénétrer l'essence, d'en expli- quer les figures et les situations, et par celles-ci, comme s'en vante l'alomisme physique, les qualités primordiales, d'où découlent toutes les autres ? et si de plus il faut sou- mettre à la durée cette étendue, qu'est-ce autre chose qu'y mettre le changement ? et qu'est-ce que le changement dans COURS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. 17 la pure étendue, sinon le mouvement, dans sa toute simple et toute mathématique expression ? Aussi, quel rêve, si le monde n'était que cela, s'il n'était que mouvement ! quelle espérance d'en pénétrer le fond, avec ces instruments admirables de précision et de puissance, la mécanique et la géométrie ! Pas une qualité, si complexe soit-elle, qui ne soit un mouvement ; et pas un mouvement dont la loi ne se réduise aux plus intelligibles éléments ; si bien que d'un effort immense, en tirant de soi-même l'espace et la durée, l'esprit conçoit la grandiose espérance de retrouver l'uni- vers en le reconstruisant, et de parcourir, en l'inondant de ses lumières, tout le chemin qui s'étendrait d'un théo- rème admirablement simple à l'être le plus complexe et le plus mystérieux ! Telle serait la science idéale et parfaite, algèbre merveil- leuse, qui ferait d'une équation l'unique et inflexible loi du monde ; illusion suprême et décourageante, si l'homme se flattait un seul instant d'en obtenir l'explication des choses ! Et comment, Messieurs, en serait-il autrement ? Com- ment, sans une critique et sans une assurance préalables, avec des éléments empruntés à l'esprit, oserait-on penser qu'on touchera le réel ? Si rigoureux que soient les résul- tats, est-il permis à la science d'en oublier les principes ? et jamais principes curent-ils un caractère aussi essentielle- ment logique ou idéal, que ceux de la géométrie ou de la mécanique ? Définir et déduire : définir l'objet d'une intui- tion pure, l'espace ; et de définitions diverses, rapprochées l'une de l'autre, déduire des théorèmes sans sortir jamais de l'intuition ni de la pensée ; traiter en un mot par le pur raisonnement de pures idéalités, ainsi fait la géométrie et ainsi font, comme elle, toutes les sciences mathématiques. Dès lors, s'il était vrai que la science poursuit, en leurs complications indéfinies, les formes innombrables des rap- ports mathématiques, et qu'avec les dernières et les plus compliquées elle croit saisir ces choses réelles que nous sen- tons, couleur, son, chaleur, ou, d'un seul mot, le monde en sa réalité telle qu'elle est au contact de notre sensation, n'esf- HANNEQUIN. I. 2 18 ÉTUDES D'HISTOIRE DES SCIENCES. il pas trop visible qu'on ne ferait qu'enchaîner des rapports et des termes abstraits, et qu'elle est sans doute rigoureuse et parfaite, la construction mathématique de l'univers, mais pourtant subjective et comme chimérique ? création sublime de l'esprit, mais, par cela même, enchaînement d'idées et de définitions, système logique de termes que l'esprit s'em- prunte, et qu'un abîme sépare toujours de la réalité qui fuit devant le théorème, et qui, sphère du particulier et de l'individuel, laisse l'abstrait s'épuiser en vain pour l'at- teindre ! Tel est donc, Messieurs, le résultat le plus clair de la science : un monde tout entier renfermé dans notre esprit, appuyé sur des définitions, des hypothèses et des axiomes ; une construction faite d'idées, puissante et rigou- reuse comme la mathématique, subtile comme la pensée, j'allais dire illusoire et fuyante comme elle ! Et pourtant, c'est ce rêve que la pensée pour ainsi dire souffle hors d'elle-même, qu'elle objective, et qui est, après tout, de nous à la réalité, le seul intermédiaire qui nous permette de l'atteindre ou de la retrouver. Toutefois, qui voudrait se fier, sans autre précaution, à la pensée ? Pour connaître les lois, pour prévoir les faits et pour s'en rendre maître, sans doute c'est assez d'y appli- quer l'esprit, et d'en faire jaillir, comme d'un seul jet, sans l'obliger à rentrer en lui-même, les hypothèses inductives ou les principes des mathématiques : un système scienti- fique de théorèmes ou de lois, une fois projeté hors de l'esprit, trouve en lui-même l'accord intime qui le conserve, ou la contradiction qui le brise, quelles que soient d'ail- leurs les lois et l'harmonie des choses. Mais si c'est assez pour notre intérêt immédiat, si c'est même beaucoup déjà pour notre curiosité désintéressée, que de savoir ainsi les successions des faits et que d'avoir conquis le monde, pour ainsi dire, du dehors, avouez pourtant, Messieurs, qu'il reste à le pénétrer par le dedans, et à savoir si la conquête qui le met à la merci de nos intérêts ne le laisse pas au fond indépendant de nous et indompté pour notre raison. COURS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. 19 Voilà le problème qui se pose à propos de la science, et que la science ne peut résoudre : car sans doute elle est l'acte de l'intelligence : mais qui dira ce que vaut un tel acte, sinon l'esprit revenu sur lui-même, sondant sa nature cl son être, réfléchissant son œuvre, et mesurant la distance qui le sépare des réalités ? Et il ne suffit plus de construire la science, maintenant qu'il faut juger la construction et juger l'architecte ; qui lui donne le droit de sortir de lui- même ? qui lui promet qu'il atteindra jamais ces êtres extérieurs à nous, aux innombrables qualités, aux formes si mobiles, qu'aucune loi ne saurait les fixer, qu'aucune abstraction ne saurait les atteindre ? Sans doute la réflexion, Messieurs, ou le retour sur lui-même de l'esprit, réalité première et absolue pour nous, dont on ne peut douter sans détruire ce doute même, et qui s'affirme encore dans le jugement qui la nie ; réalité suprême qui dans l'idée qui est son acte nous livrera toutes les réalités, puis- que nous ne dépassons pas l'idée, et puisqu'il faut ou nous anéantir nous-mêmes ou croire en nous et en notre pensée ! Ainsi cette pensée que nous sommes cherche, à travers la science, cette pensée infiniment diverse que sont les choses : unité en nous, répétition indéfinie d'unités hors de nous, tels sont ces deux mondes du dedans et du dehors, auxquels par ses deux extrémités s'appuie la science, et qu'elle voudrait pénétrer l'un par l'autre dans l'unité de la connaissance. Ce n'est pas tout, l'œuvre de la réflexion ne peut s'arrê- ter là ; ceci est l'acte de foi de l'esprit en lui-même cl en l'esprit des choses ; il reste que la réflexion nous conduise lentement de l'un à l'autre, et qu'en s'étendant sans disconti- nuité de nous aux choses, elle soit, entre elles et nous, le lien et l'unité. Sonder l'espace et le temps ; affronter les mystères de la continuité, en elle-même inintelligible, et du nombre qui la brise, la détermine et la rond connaissable, sans qu'on puisse espérer peut-être de jamais tout com- prendre ; en les synthétisant, retrouver le mouvement qui les réalise, et sous le mouvement, insaisissable comme la 20 études d'histoire des sciences. durée, continu comme l'espace, faire pénétrer encore la pensée par le nombre; atteindre l'unité, atome, si l'on veut, mais plutôt, comme le croyait Lcibnilz, .monade douée d'énergie, étendant ses effets, par le changement et le deve- nir, à travers le temps et l'espace ; en un mot, saisir la force au sein des choses, et comprendre, à ce terme der- nier, par notre esprit, dont l'acte est de connaître, la force, cet esprit des choses, dont l'acte est de se déployer sous les lois du mouvement, telle est l'œuvre propre de celle philosophie, que les anciens appelaienl la Physique, et que, pour rendre hommage à la science, qui désormais seule la rend possible, nous appelons la PJiilosophie des sciences. Voilà quel sera, Messieurs, l'objet de nos recherches, et voilà dans quel sens nous y procéderons ; sans cesse atten- tifs aux données de la science, critiquant définitions, hypo- thèses et méthodes, appelant à notre aide calcul, géométrie, mécanique, sciences physiques et naturelles, nous nous efforcerons de pénétrer les secrets de cet infini des phéno- mènes, continus comme l'étendue et le mouvement qui les enveloppent, mais sortis au fond d'unités dynamiques et vivantes. La pensée des anciens l'eut bientôt pressenti ; et, s'écartant de la continuité où l'avait égarée le naturalisme des premiers philosophes, elle songea de bonne heure à soumettre le réel au nombre, à y poursuivre l'unité, el à rencontrer l'atome. C'est ce premier effort, Messieurs, de la pensée philoso- phique, que nous allons étudier cette année * ; et à mesure que nous en suivrons les développements et les résultats, nous verrons mieux encore combien est rigoureux ce méca- nisme de la science, dont nous sommes si fiers, mais com- bien il serait stérile, si l'esprit réfléchi n'y mettait l'énergie et la force, et ne s'y retrouvait lui-même, en le rendant intelligible. 1. Objet du cours pendant le semestre d'hiver : « L'atomlsme et la science moderne. » COURS D'HISTOIRE DES SCIENCES LEÇON D'OUVERTURE1 Messieurs, On parle beaucoup, en France, à l'heure actuelle, des Universités ; et quoiqu'elles ne soient pas nées encore, du moins à la vie officielle, elles ont déjà, il serait inutile de le dissimuler, des adversaires nombreux et irréconciliables. Parmi les raisons très diverses qui prolongent la lutte, il me semble qu'il faut compter avant tout l'obscurité pro- fonde dont se trouve enveloppée, aux yeux du grand public, la notion même d'une Université. Peut-être n'y a-t-il vu jus- qu'à présent qu'un prétexte à la collision d'intérêts très particuliers, où il n'a point de part, et qui, en conséquence, le laissent indifférent. Il est temps, pour le gagner à la grande cause de l'avenir de la science dans notre pays, de lui faire entendre et au besoin de lui prouver par des exemples qu'une Université doit être à l'ensemble des con- naissances humaines ce qu'est l'esprit humain aux sciences qu'il a créées, à savoir un principe de coordination et d'unité. La multiplicité des efforts et ce qu'on a appelé de nos jours la spécialisation des études et du savant est, à coup sûr, la condition expresse du progrès scientifique ; mais elle risquerait de ne point porter tous ses fruits si nous devions un seul instant oublier cette pensée de Des- 1. Cette leçon a été publiée dans la Revue scientilique (Revue Rose) du 18 avril 1891 et chez Rey, Lyon, 1903. 22 études d'histoire des sciences. cartes que notre intelligence est une à l'égard de la science comme le soleil pour les mondes qu'il éclaire, que les pro- grès d'une science particulière réagissent secrètement sur ceux de toutes les autres, en sorte qu'il faut accuser dans nos institutions réelles et dans notre enseignement l'unité idéale et la solidarité des sciences particulières. C'est à ce prix que nous, qui ne sommes pas seulement les ouvriers de la science, mais qui sommes aussi chargés de la transmettre, nous donnerons à notre jeunesse et par elle à notre pays la plus haute et la plus complète culture de l'esprit, sans laquelle il n'existe point de peuple vraiment libre et vraiment généreux. Je crois rappeler en ces deux mots les deux qualités de notre caractère national aux- quelles nous tenons le plus ; et si l'institution des Univer- sités était de nature, comme je le pense, à les développer encore et à les cultiver, leur cause ne saurait manquer d'être bientôt populaire dans notre cher pays. Si j'ai l'honneur de parler aujourd'hui dans cet amphi- théâtre, c'est parce que votre grande Faculté de médecine de Lyon, qui a bien voulu m'y appeler, s'est inspirée de ces hautes pensées. Elle a cru qu'à côté des recherches patientes qui se font dans ses cliniques et ses laboratoires, qu'à côté des efforts de ses maîtres éminents pour initier les médecins de demain aux découvertes chaque jour plus nombreuses et chaque jour aussi plus absorbantes et plus exclusives, il y avait place pour un enseignement qui aurait encore la, science pour objet, mais qui l'étudie- rait dans son histoire, dans son développement à travers le temps, et qui la montrerait vivante dans ses créations du passé comme dans celles du présent. Elle a pensé qu'il y aurait profit pour ses étudiants à laisser là pour un moment les résultats acquis, et à en chercher curieusement dans l'histoire, pour le seul plaisir de savoir, les origines et la genèse. Elle a compris enfin que d'une histoire des sciences se dégagerait, avec une vue plus nette de leur parenté intime, de leurs rapports, du sens et de la portée de leurs méthodes, une philosophie éminemment propre à en consti- COURS D HISTOIRE DES SCIENCES. 23 tuer ou pour mieux dire à en rappeler sans cesse l'unité essentielle. Permettez-moi, en rendant hommage à ce qu'il y a d'élevé dans de telles intentions, d'associer clans cette œuvre à la Faculté de médecine de Lyon, qui la réalise, l'héritière lyonnaise de notre grande Ecole de Strasbourg, qui l'a appelée de ses vœux. En inscrivant dans ses programmes l'histoire des sciences dans les temps modernes, l'École du Service de santé militaire a démontré combien elle tient à la culture générale et philosophique de ses futurs élèves, et elle ne pouvait, sur ce point, que se trouver en pleine communauté de vues et de sentiments avec la Faculté qui les fait siens et qui attache à cette même culture un si grand prix pour tous ses étudiants. Le cours que j'ai l'honneur d'inaugurer aujourd'hui a donc une double signification. Il prouve en premier lieu que le souci des recherches spéciales, poussées si loin dans tous les sens par les maîtres de notre enseignement supérieur, n'exclut pas dans leur esprit, mais au contraire rend d'autant plus vif et plus pressant celui d'une synthèse, d'un rapprochement des savants et des sciences, d'un ensei- gnement qui le rappelle sans cesse et qui au besoin le con- sacre. Il prouve en outre, une fois de plus, que nous savons unir nos efforts, combiner nos ressources, et que les bar- rières qui séparaient jadis les quatre Facultés, barrières trop réelles, quoiqu'elles fussent abstraites et administra- tives, n'empêcheront plus la libre circulation dans notre grand corps universitaire d'une même pensée, d'un même amour désintéressé pour la recherche scientifique, qui fera notre Université comme il fait, dans la réalité, l'unité de la science. Témoin les cours de M. Lacassagne à la Faculté de droit, de M. Renaut à la Faculté des sciences, de M. De- péret à la Faculté des lettres, et bientôt sans doute, à la même Faculté, de M. Raphaël Dubois. Aussi mes remerciements vont-ils, en même temps qu'à la Faculté de médecine, qui a ou la première pensée de ce cours, à la Faculté des sciences, qui a bien voulu lui pro- 24 ÉTUDES DIIISTOIRE DES SCIENCES. mettre ses étudiants, et avant tout à la haute Administra- tion qui, en l'instituant, nous a donné encore une fois la preuve des idées libérales et élevées dont elle ne cesse de s'inspirer. Si l'histoire de la science n'avait point d'autre objet que l'élude curieuse et. peu féconde en résultats positifs des théories qui ne sont plus, je ne crois pas pour cela qu'elle serait inutile. llien en un sens n'est pourtant plus stérile que la connais- sance du passé ; et les anciens qui voulaient voir dans l'histoire l'école indispensable des mœurs et du gouverne- ment des peuples se faisaient sans nul doute une grande illusion. Que l'État doive devenir nécessairement parfait le jour où les historiens seront rois ou les rois historiens, j'en doute un peu pour ma part ; et j'ai peur que la preuve n'en soit aussi difficile à faire pour eux que pour les philo- sophes, quoi qu'en pense Platon. En fait, les politiques qui font l'histoire et qui la font le mieux sont rarement grands clercs dans la science de l'histoire ; et il y a longtemps qu'on a dit de celle-ci, comme de l'expérience des autres, qu'elle nous donne sans doute d'admirables exemples, mais qu'elle ne sert à rien ni à personne. De même, à mon avis, ce serait se bercer d'un espoir tout à fait vain que de comp- ter sur l'histoire de la science pour épargner une seule erreur ou une seule faute aux savants de demain. Le xvne siècle, qui fut si largement inventeur dans toutes les parties de la science, avait un grand dédain pour l'his- toire pure ; et il en donnait la raison : connaître une chose, disait-il, ce n'est point en assigner les causes réelles ou de fait, c'est en déterminer les causes possibles, entendez les causes idéales, ou ce que nous appellerions aujourd'hui les conditions universelles et nécessaires. Connaître un cercle, par exemple, ce n'est point savoir quelle main ou quelle craie l'a tracé sur le tableau ; c'est supposer qu'il a été cours d'histoire des sciences. 25 engendré par le mouvement sur un plan d'une droite fixée au centre par l'une de ses extrémités et qui trace par l'autre une courbe fermée. L'histoire du cercle ne nous en apprend rien ; sa génération idéale, quoique irréelle, nous permet d'en déduire rigoureusement toutes les propriétés. Et ce qui est vrai d'une figure géométrique l'est aussi d'un phéno- mène de la nature : ce que nous appelons ses lois, ce n'est point le recueil des circonstances chronologiques au milieu desquelles il s'est produit, c'est l'ensemble universel et abstrait de ses conditions déterminantes ; et, si nous pou- vions toujours la trouver, ce serait la condition unique d'où dérivent toutes les autres. Voilà pourquoi l'empiriste Hobbes, qui exprimait fidèlement en cela la pensée des savants de son siècle, excluait du domaine de la science l'histoire en général, précisément parce qu'il n'y voyait, chose étrange, qu'un pur empirisme, qu'une inféconde t'u/TTSipiX1. J'en appelle de ce jugement de Hobbes ; et pour un peu je dirais volontiers qu'à son inutilité même, au moins immé- diate, clans la pratique de la vie, au besoin qui l'anime de savoir pour savoir, au désintéressement en un mot de ses éludes et de ses recherches, je reconnais le signe qui ne trompe pas, la marque sûre d'une science authentique. Loin de moi la pensée de soutenir que la science utile, la science qui aboutit à des applications, cesse d'être une science ; mais je prends à témoin les savants qui m'écou- tent, et je leur demande si c'est le souci des applications, souvent si merveilleuses et bienfaisantes, ou si ce n'est pas plutôt la pure et désintéressée passion de connaître le vrai, parce qu'il est le vrai, qui donne la patience des recherches et la volupté des découvertes ! Aussi l'histoire ne serait-elle en général que la lente et curieuse observation de tous les faits passés ; n'aurait-clle d'autre objet que de dégager, sans profit pour l'avenir, les lois qui présidèrent à leur évolution ; moins encore, ne 1. Hobbes, Computalio sive Loqica, § 1, 5 et 8,*dans le lome 1" des Œuvres complètes ; Amsterdam, 1668. 2G études d'histoire des sciences. devrait-elle que leur rendre leur place exacte dans la durée, leur physionomie vraie, leur valeur et leurs suites, qu'elle serait encore une science et mériterait d'être comptée au nombre des plus hautes. Si je crois peu, en effet, à la possibilité de tirer de la connaissance positive des faits historiques ou des lois générales qu'on en a dégagées des enseignements directement utiles pour l'homme d'Etal ou pour le diplomate, je crois beaucoup, en revanche, à l'action de l'histoire sur la culture générale de l'esprit, et, par cette voie, sur la marche ultérieure des événements et des idées. De toutes les raisons qu'on en pourrait donner, la principale est, à mes yeux, qu'elle est, à l'égard des générations successives, ce que sont à la génération pré- sente les institutions qui y font naître et qui y entre- tiennent le sentiment de la solidarité. Et, de même que l'effort isolé d'un seul homme se perdrait dans l'ensemble comme l'atome infiniment petit, sans les liens dynamiques qui le tiennent engagé dans le sys- tème du monde, de même le présent qui romprait vio- lemment avec le passé s'exténuerait lui-même et tarirait en soi les sources du progrès. Sur la ligne indéfinie du temps, nous pouvons par une abstraction mathématique considérer le présent comme un point qui se déplace ; mais un point n'est jamais qu'une limite idéale ; et le présent de notre vie réelle est, tout au contraire, une durée véritable qui peu à peu déborde sur l'avenir et qui le détermine, mais qui retient aussi quelque chose du passé, sinon tout le passé. De là vient, dans l'évolution de la science, comme dans la vie des peuples, la force de la tradition ; et de là vient du même coup l'influence civilisatrice de l'histoire qui nous en donne le sens et qui, par là, engage nos efforts dans l'en- semble de l'œuvre de l'humanité. De toutes les parties de l'histoire, il faut convenir cepen- dant qu'aucune autre n'a peut-être été jusqu'à présent si négligée que l'histoire des sciences. Sans doute il est très rare qu'un savant, parvenu à la possession complète de la cours d'histoire des sciences. 27 science qu'il étudie, n'ait point été conduit, par l'amour même qu'il a pour elle, à s'informer de son passé et de ses origines. Mais si je trouve ici la preuve d'un besoin généralement senti et satisfait, on peut dire néanmoins qu'il est individuel et <{iie l'histoire des sciences est restée séparée de la vie de la science : lémoin l'absence complète, dans notre pays, même dans nos Facultés, même au Collège de France, d'un enseignement historique régulier. D'où vient cette sorte d'insouciance, quand notre siècle est celui de l'histoire, et quand, non loin de vous, dans le domaine de la philosophie, par exemple, qui tient à la science par tant de liens étroits, l'histoire de la philosophie occupe une si grande place ? Il n'est pas difficile, je crois, d'en saisir la raison. La philosophie n'est point en effet de nos jours, et ne sera probablement jamais un système de vérités rigoureusement démontrées et certaines. Par cela seul qu'elle a pour objet non plus les phénomènes et leurs rapports constants, qui constituent le monde étudié par la science, mais la réalité plus haute, intelligible ou non, qui se révèle et se traduit en eux sans livrer son secret, elle ne saurait compter pour ses hypothèses ni sur une vérification directe par les faits d'expérience, son objet n'étant plus un objet d'expérience, ni sur les résultais d'une démonstra- tion, dont les concepts vides de la raison pure seraient appelés sans doute à faire tous les frais. Est-ce à dire pour cela que ses problèmes, qui ne sont jamais posés d'une façon si pressante que par lesantimoniesde la pensée scien- tifique, soient devenus moins passionnants pour la curio- sité humaine ? On ne voit pas en tout cas qu'ils soient plus délaissés, ni que les moins ardents à les résoudre soient toujours ceux qui reprochent à la philosophie et ses témé- rités et son incertitude. Seulement, si telle est la nature de la philosophie, comment ces hypothèses, qu'on appelle des systèmes, pourraient-elles entrer dans un système unique et constituer une science ? Qui veut les exposer doit les reprendre entières et ruinerait l'édifice idéal s'il y vouhiil changer les pièces qui le composent : le platonisme appar- 28 études d'histoire des sciences. tient à Plalon ; L'idéalisme de Berkeley est neltement dis- tinct de celui de Malebranche ; et ainsi chaque système reste à travers les temps marqué au sceau du génie individuel qui en fut le créateur. De là, pour la philosophie, L'impor- tance de l'histoire ; à côté des systèmes qui naissent et se transforment restent debout, dans leur éternelle beauté, ceux qui furent avant eux et qui les inspirèrent ! Tout autrement en va-t-il de la science. Ce n'est pas qu'au début et quand il est encore à l'état de problème, le théo- rème futur du mathématicien ne soit la création d'un génie personnel et ne porte la marque de son invention propre ; de même l'hypothèse, qui deviendra la loi, appartient pour longtemps au physicien qui L'a conçue avant d'appartenir seulement à la physique. Mais vienne l'heure pour le pre- mier de la démonstration rigoureuse et parfaite, pour l'autre des expériences décisives qui en assurent la vérifi- cation ; et à mesure que deviendra plus haute leur certi- tude, plus étroit l'enchaînement qui les retient dans la série de nos concepts théoriques, plus rapidement aussi se déta- cheront-ils de la pensée qui les conçut et tendront- ils à perdre, en s'universalisant, jusqu'aux dernières traces de leur origine. Nous ne savons plus le nom du premier géo- mètre qui démontra les propriétés du triangle isocèle ; nous ne nous sommes souvenus que de la démonstration ; et, sans remonter si haut, la façon même dont nous apprenons et dont nous savons l'optique efface peu à peu, pour des raisons semblables, les limites exactes de ce qui appartint à Huygens, puis après lui à Young et à Fresnel : en sorte qu'on pourrait soutenir, sans paradoxe, que l'incertitude même de la philosophie sauvegarde son histoire, tandis que la théorie rendrait presque inutile l'histoire de la science. Il y a là pour cette dernière un danger très réel ; et, pour ma part, je n'explique pas autrement que l'ensei- gnement, qui va au plus pressé, c'est-à-dire à l'exposition même et à la preuve des résultats acquis, se soit presque entièrement jusqu'ici désintéressé du passé. Nous ne sau- cours d'histoire des sciences. 29 rions pourtant persister dans celte voie sans un très grand dommage pour les jeunes esprits que nous voulons former. En fait, la science d'aujourd'hui, pour reprendre un mot de Littré S est fille de la science d'hier ; et ce serait omettre quelque chose de la science que d'ignorer la lente évolution d'où est sortie sa vie présente, et d'où n'ont pu que lui res- ter, comme aux plus parfaits des organismes celles des formes ancestrales, d'ineffaçables empreintes. La science est, en effet, l'œuvre propre de l'homme ; et on pourrait dire d'elle que bien qu'elle nous révèle, en la déterminant, peut-être en l'y projetant par ses concepts et par ses lois, la nécessité de la nature, elle est elle-même la manifestation la plus haute de notre liberté, d'où elle jaillit comme d'une source vive. Ce serait se faire une étrange illu- sion que de penser qu'elle entre toute faite et comme par fragments dans notre intelligence : l'observation pure, l'observation passive ne la donne jamais ; et sans nos hypo- thèses, sans l'anticipation d'un ordre naturel qui ne se révèle à nous et ne se vérifie qu'après que nous l'avons deviné, la science ne commencerait ni ne progresserait point. L'hypothèse en ce sens est donc une invention ; pro- blème ou théorie, elle est la création, entre des notions ou des phénomènes sans liaison définie, d'une synthèse qui n'était point donnée ; et dût cette synthèse se retrouver dans les choses, encore porterait-elle jusqu'à la fin des temps la marque indélébile de l'esprit qui l'inventa. Si ces remarques sont justes, nous n'irions pas jusqu'à soutenir, comme le font parfois les mathématiciens, que les données premières des sciences mathématiques, ou, en phy- sique, les théories fondamentales, sont purement arbi- traires. Nous croyons, malgré tout, à la valeur en soi du concept de la droite, sur laquelle repose toute géométrie, et nous ne doutons guère de la gravitation. Et pourtant l'hypothèse ne fut un jour que l'effort contingent d'un homme qui cherchait ; en son esprit se trouva tout d'un 1. Voir article de l'Union médicale, série II, t. XX11 ; Paris, 18ti4, p. 93 et suiv. 3U 1. 1 LDES D'HISTOIRE DES SCIENCES. coup je ne dis pas résolu, mais posé le problème, en sorte qu'il a mis quelque chose de soi jusque clans les principes et dans les théorèmes. En ce sens, la physique a reçu de Galilée des caractères qui ne s'effaceront plus. Quelqu'un poussera le détermi- nisme de l'histoire jusqu'à soutenir que l'idée de soumettre ù la mesure et à la quantité les phénomènes de la nature était dans l'air au xvie siècle et qu'elle devait, ici ou là, éclore dans un cerveau humain. Cette thèse revient à sup- poser que le génie se trouve par hasard sur le cours des idées comme les grandes villes industrielles sur le cours-des grands fleuves. Mais si je vois nettement l'influence du milieu, je crois aussi, pour ma part, à la réaction propre de l'esprit, cl j'y saisis l'énergie créatrice qui imprime à la science l'impulsion initiale et qui décide de sa direction. Par là notre physique moderne ne date pas seulement de Galilée ; elle est née de lui ; elle est encore et elle sera toujours empreinte de sa pensée, qui a jeté et qui relient la nôtre dans la voie si féconde de la mesure des phénomènes et de leur réduction à des modes du mouvement. Nous sommes de même tributaires de Descartes, qui a fondé solidement le mécanisme universel, de Newton, qui en a donné la formule pour le mouvement des grandes masses du monde, et des Huygcns, des Poisson, des Cauchy, qui ont établi la mécanique des infiniment petits. Oui ignore- rait à notre époque ces grandes étapes de la science passée, prétendrait participer à la vie de la science sans aller rien ] miser aux sources de sa vie, et, en brisant tout lien qui le rattache au passé, s'anémierait et s'étiolerait dans l'isole- ment, comme l'enfant sans sa mère, ou comme la plante qui n'a point de racines. Ainsi ne font point les grands savants, et je relève chez eux un trait bien précieux pour la thèse que je soutiens, à savoir le souci de revenir vers l'antique et vers les origines de la science qu'ils cultivent. Par un étrange phénomène, il semblerait qu'au moment même où ils tiennent à leur tour dans leurs mains les destinées de la science, leur effort cours d'histoire des sciences. 31 créateur évoque dans leur esprit le génie du passé, et qu'ils en ressentent en eux la secrète influence. Dans le temps où il invente l'analyse, où, par une intuition merveilleuse, il conçoit la possibilité d'exprimer en langue géométrique l'universalité des rapports et des équations algébriques, la pensée d'un Descartes est hantée par le génie antique, et prétend retrouver dans Diophante et Pappus les germes encore vivants de la science nouvelle. Plus près de nous, Michel Chasles était amené à écrire son histoire De l'ori- gine et du développement des méthodes en géométrie, par un besoin semblable de rattacher aux traditions perdues la restauration de la géométrie pure. Retenons l'enseignement qui ressort de ce double exemple : il prouve que la fécon- dité des inventions premières, bien loin d'être épuisée, est assez grande encore, à plusieurs siècles de distance, pour engendrer et pour soutenir les développements les plus divers et parfois opposés d'une même science : Descartes y trouvait un appui pour fonder l'analyse, et Chasles des traditions sérieuses pour défendre contre la prépondérance de l'analyse la méthode ancienne des solutions purement géométriques. Or, la science vit de ces oppositions, elle vit des théories diverses qui s'accordent en elle dans une unité supérieure. Ce n'est pas tout, en physique ou en chimie, que les don- nées précises des faits qui se produisent dans nos labora- toires ; ce n'est pas tout non plus, dans les sciences natu- relles, que les descriptions rigoureusement exactes des ani- maux, des plantes ou des diverses couches de la croûte ter- restre ; et à la science qui tenterait de s'y réduire manque- rait en vérité l'âme même de la science. Si donc la science qui constate doit être complétée par la science qui explique, et si l'explication, comme j'ai voulu le montrer, est le fruit du labeur de tant de génies humains, n'envions à la géné- ration présente ni la connaissance des théories actuelles qui lui sont enseignées, ni celle des théories qui les ont pré- parées et qu'il serait injuste de laisser dans l'oubli. Mon- trons-lui, à côté de Huygens et de Fresnel, la puissante 32 études d'histoire des sciences. influence de Newton et de Poisson, qui firent tant pour l'optique, non seulement par leurs découvertes, mais je dirais volontiers aussi par les difficultés qu'ils soulevèrenl et par leurs objections. En chimie, mettons-la après Dumas et Wurtz, par l'histoire des doctrines, en état de juger de leur valeur théorique et de leurs défauts respectifs. Et si nous lui enseignons les sciences naturelles, ne permettons pas que derrière les travaux d'un Hœckel ou le grand nom d'un Darwin s'éclipsent et disparaissent les conceptions décisives et destinées à durer autant que la science elle- même, d'un Lamarck, d'un Geoffroy Saint-IIilaire ou d'un Cuvicr. II Ainsi comprise, l'histoire de la science peut devenir pour les savants futurs une grande école de tolérance et de res- pect ; et comme de celles-là nous n'aurons jamais trop, ce serait grand dommage pour leur éducation de ne la point ouvrir. Mais elle peut, par surcroît, nous donner davan- tage ; et l'enseignement de l'histoire de la science me parait susceptible de devenir, enoutre, une sorte d'enseignement de la science par l'histoire. Vous connaissez la thèse de Hegel : tandis qu'il ratta- chait l'ensemble des phénomènes ou, comme il disait, du devenir à l'opposition fondamentale dans l'absolu de l'être ou du non-ôtre, l'histoire n'était plus à ses yeux que le long déroulement à travers la durée des suites de l'opposition primitive, ou, comme il disait encore, qu'une dialectique réelle. Il en tirait cette conséquence, à l'égard de l'histoire politique, que les événements humains, en apparence con- tingents, sont au fond les manifestations rationnelles, et partant nécessaires de l'Absolu ou de l'Idée ; et, à l'égard de l'histoire des systèmes, qu'ils sont rigoureusement réglés, dans leur développement chronologique, sur le développe- ment logique des concepts. La pensée ne saurait me venir, à moi qui plaidais tout à COURS D HISTOIRE DES SCIENCES. 33 l'heure la cause de la liberté dans l'œuvre de la découverte, de donner à présent les mains à la théorie de Hegel ; et pas plus que je ne crois notre esprit capable, sans la connais- sance positive des textes et des documents de toute sorte, de construire a priori l'histoire des peuples ou des idées philosophiques et scientifiques, pas plus je ne voudrais soutenir, dans le domaine de la science, l'étroite correspon- dance de l'ordre actuel et pour ainsi dire interne de ses concepts, et de l'ordre historique de leur apparition. La part des circonstances imprévues, des observations dues à ce que nous appelons ie hasard, surtout dans le domaine des sciences expérimentales, la part enfin des inspirations heureuses qui, jusque dans les sciences démonstratives, échappent aux lois de fer de la dialectique hégélienne, me paraît pour cela trop grande et d'ordinaire trop décisive. Mais si notre logique est par elle-même trop inflexible et trop abstraite pour nous rendre le cours sinueux de l'histoire et pour évoquer dans la nôtre toutes les pen- sées vivantes qui la déterminèrent, est-il impossible, en revanche, que l'histoire, dont cette logique est le produit, nous permette d'en retrouver les moments essentiels ? Dans le monde organisé, les plus récents progrès de l'embryo- logie nous ont appris qu'avant de parvenir à sa forme par- faite, l'individu reprend une à une les formes des espèces dont la sienne est sortie. Son évolution propre est tenue, pour ainsi dire, de répéter dans une durée très courte la lente évolution qui fut celle de sa race. De même, ne peut- on dire que dans l'homme d'aujourd'hui reparaissent tous les développements de la science à travers les générations passées ? Pourquoi, dès lors, quand l'histoire nous en est accessible, nous priverions-nous de ce nouveau moyen d'étudier notre science ? Quand il s'agit des espèces vivantes, les phases de leur évolution sont restées si obscures, qu'on a surtout demandé à l'embryologie d'y porter la lumière ; mais il n'en est pas de même de l'évolu- tion scientifique, dont l'élude directe nous paraît de nature à rehausser encore l'intérêt de la science. MANNEQUIN, I. 3 3i études d'histoire des sciences. Je me suis souvent demandé comment il n'était venu encore à l'esprit de personne de dégager de l'histoire une sorte d'enseignement des mathématiques. Si jamais, en tout cas, le parallélisme du double développement logique et histo- rique des concepts fut apparent, c'est à coup sûr dans cet ordre de sciences. On en voit tout de suite la raison. Bien que l'école sensualiste ait, en effet, toujours soutenu que les premiers principes des mathématiques, définitions et postulats, émanaient de l'expérience, la science géomé- trique n'a pourtant pu dater, de l'aveu de tout le monde, que du jour où l'on sut déduire de la construction a priori des figures les propriétés qui dérivaient nécessairement de cette construction même. Elle ne saurait avoir, en con- séquence, d'autre méthode que la démonstration. Or, non seulement pour être rigoureuse et régulière, mais pour être possible, la démonstration exige que nous allions, par ordre et par degrés, comme disait Descartes, des propriétés l^s plus simples et vraiment évidentes ou postulées comme telles, aux propriétés de plus en plus complexes, qui sup- posent les simples. Qui voudrait mesurer les angles sans définir l'angle droit, ou définir l'angle droit sans la perpen- diculaire, ou bien encore qui voudrait démontrer, sans la notion préalable des propriétés des triangles, celles des surfaces planes polygonales quelconques, ou, a fortiori. enveloppées par des courbes, tenterait, en réalité, l'impos- sible. La règle de la démonstration progressive et gra- duelle qui, en chacun de nous, s'impose à notre intelli- gence, a donc dû s'imposer, avec non moins de force, à l'esprit de l'humanité. Loin de moi la pensée de conclure de là que le dévelop- pement des sciences mathématiques dut suivre, dès l'ori- gine des temps et sans la moindre déviation, une direction rigoureusement inflexible et pour ainsi dire unilinéaire ; rien n'est plus faux historiquement, et rien ne se trouverait plus nettement contredit, pour n'en rappeler qu'une preuve, par l'intuition fréquente des plus hardis problèmes long- temps avant qu'on fût en état de les résoudre. Mais du cours d'histoire des sciences. 35 moins, en ce qui touche aux vérités solidement établies, aux théorèmes essentiels qui sont comme les idées directrices de la science, on peut dire qu'ils ont dû apparaître dans l'histoire dans l'ordre même de leur subordination théo- rique. J'entends votre objection : à quoi bon, direz-vous, deman- der à l'histoire qui, du même coup, ressuscitera toutes les obscurités, toutes les erreurs et tous les tâtonnements du passé, des théorèmes qui nous sont présentés par la science actuelle dans un ordre si clair et dans un enchaînement si rigoureux ? Pourquoi cet enseignement nouveau et superflu, qui compliquera l'autre et qui l'obscurcira ? Je réponds : pour les connaître plus à fond, pour mesu- rer plus exactement leur valeur respective et leur fécon- dité. Il arrive, en effet, à la science, dans son état de per- fection présente, ce qui arrive aux organismes sains. Par cela seul qu'elle s'accomplit avec facilité, la fonction phy- siologique résiste, dans l'état normal, à l'analyse que nous tentons sur elle ; mais vienne la maladie qui dissocie peu à peu les unités organiques, en attaquant les unes plus promptement que les autres, et du même coup se trouvent séparées des fonctions qui, d'abord, paraissaient confon- dues. De même, sans l'histoire, qui nous rend sur ce point des services analogues à la méthode pathologique en phy- siologie ou en psychologie, peut-être serions-nous tentés de mettre sur un même plan les méthodes très diverses dont se servent actuellement les mathématiciens. A qui n'a point étudié d'une manière attentive l'effort suprême, mais de jour en jour plus stérile, des géomètres du xvie siècle, res- tera inconnue dans ce qu'elle eut jamais de plus saisissant la puissance merveilleuse de l'analyse cartésienne. Inver- sement, nous sommes mal placés, à notre époque d'analyse à outrance, pour mesurer tout ce que peut donner la géo- métrie pure ; et, pour nous pénétrer de toutes ses res- sources, rien ne vaut, à mon sens, le spectacle direct des travaux des anciens, qui ne possédaient qu'elle, et qui, pen- dant vingt siècles, en firent un si remarquable usage. DG ÉTUDES D'HISTOIRE DES SCIENCES. Profitons donc de la dissociation historique des concepts pour étudier chacun d'eux dans sa genèse, dans ses res- sources théoriques et dans toute sa portée. La forme syn- thétique de la science achevée nous cache, en le fixant dans un long enchaînement, tout ce qu'il eut, à son époque, de vie indépendante et de force originale. Rendons-les lui par l'étude de l'histoire ; et aussi bien, puisque de ses dévelop- pements mêmes ont surgi des problèmes qu'il ne pouvait résoudre, nous serons conduits par lui, comme jadis les anciens, aux découvertes qui le complétèrent, et nous revivrons la vie de toutes nos méthodes. Si tels sont les services que peut rendre l'histoire à l'étude des mathématiques, je vous laisse à penser ce qu'elle doit ajouter d'intérêt très réel aux sciences dont les destinées paraissent, à première vue, dépendre davantage de ses accidents. J'entends parler des sciences induclives et de celles qui reposent sur l'observation pure. Au pre- mier examen, on est tenté, je le sais, de repousser toute correspondance entre l'ordre logique que nous pouvons de nos jours donner à leur contenu, et l'évolution parfois très capricieuse qui leur donna naissance. En fait, nous ne sommes pas toujours, il arrive même dans certains cas que nous sommes très rarement les maîtres de l'observation, en sorte qu'en un sens nous sommes à sa merci plus qu'elle n'est à la nôtre. De là le rôle que jouent dans l'histoire de la science ces hasards tant remarqués qui nous impo- sèrent, par exemple, sur le balcon de Galvani, l'étude de certains phénomènes électriques ou qui, dit-on, dans la chute d'une pomme, inspirèrent à Newton l'idée première de sa grande hypothèse. A l'entendre ainsi, il faudrait dire que la science tout entière est l'œuvre du hasard, d'autant que l'expérience ne dépend point de nous et que nous ne pouvons pas inventer la nature. Mais s'il est vrai qu'en physique, en chimie ou en bio- logie, comme en mathématiques d'ailleurs, la science est née d'occasions qui échappent à toute prévision, ne l'est-il point aussi qu'il n'y a de scientifique que la relation cons- cours d'histoire des sciences. 37 tante surprise entre les faits, que la loi tout d'abord sup- posée par l'esprit, puis soumise à l'épreuve de l'expéri- mentation ? Ce n'est même pas assez d'une loi isolée pour constituer la science. J'admets qu'elle soit vraie ; j'admets qu'elle ait saisi entre deux phénomènes le rapport très réel qui de l'un fait la cause et de l'autre l'effet ; encore faut- il, pour qu'on ait dépassé la simple connaissance et pour qu'il y ait science, tout un système de lois groupées sous un concept. La connaissance d'une combinaison ne fait point la chimie, pas plus que celle de la réflexion lumi- neuse ne constitue l'optique ; la loi des proportions définies a fondé la première, de même qu'il a fallu l'hypothèse d'un Newton ou celle d'un Huygens pour constituer la seconde. La science exige, en résumé, pour progresser et pour se développer, outre l'observation des faits sans laquelle, sans doute, il n'eût point pu lever, un ferment qui y ait été déposé par l'esprit et dont la force évolutive entraîne et coordonne les mouvements de la science. Ce ferment, c'est le concept théorique qui s'est lentement fait jour à travers les recherches des premiers savants : c'est, pour le physi- cien, cette idée si féconde, obscure jusqu'à Galilée, que les faits de la nature doivent être mesurés, et que les liens de la causalité physique enveloppent les relations clairement intelligibles de la quantité ; c'est, en chimie, une notion du même ordre, celle des quantités parfaitement définies des éléments de toute combinaison ; c'est, enfin, partout répandue dans la science inductive, la conception d'un mécanisme universel, qui d'un même mouvement emporte la pensée d'un Schwann et d'un Bichat, d'un Cabanis et d'un Claude Bernard, d'un Lamarck, d'un Darwin, d'un Ëlie de Beaumont et d'un Charles Lyell. Tels sont les liens puissants qui, sous la dispersion appa- rente des observations isolées, des lois particulières et du nombre toujours croissant des découvertes de détail, assu- rent aux sciences de la nature la régularité et la continuité de leurs développements ; et tel doit être aussi l'intérêt d<- leur histoire qu'en en suivant la genèse dans la suite des 38 études d'histoire des sciences. temps, elle remet à son tour dans leur pleine lumière les idées directrices de la science présente. Au savant qui en est nourri et qui tous les jours s'en inspire, il arrive, pour parler le langage de Leibniz, de ne pas plus s'en aperce- voir que de ses muscles ou de ses tendons quand il marche ; et pourtant il importe à l'esprit qui se possède et se dirige soi-même de remonter parfois jusqu'aux sources lointaines de sa propre pensée. Comment le ferait-il d'une manière plus efficace qu'en replaçant chacune des grandes décou- vertes dans le milieu qui lui donna naissance et qui la vit grandir ? N'oublions pas que chacune d'elles fut, à son heure, le point de départ d'une direction nouvelle. Et qui veut mesurer la puissance de son impulsion ne peut mieux faire que d'aller étudier l'action qui fut la sienne sur les mouvements historiques de la science. III Ainsi, ce n'était pas seulement une vaine apparence que le parallélisme, dont je parlais plus haut, des enseigne- ments de la science et de ceux de son histoire ; et ce n'est pas le moindre des mérites de celle-ci que de poser le pro- blème d'une telle correspondance. Hegel en eût saas doute cherché la solution en rattachant à Vidée de la Science son double développement rationnel et réel, et je ne serais pas loin de lui donner raison s'il n'eût vu dans l'Idée une des formes de l'Absolu et s'il n'eût imposé à ses développe- ments la loi d'une inflexible nécessité. En ce sens, l'histoire ne serait que la projection dans la durée d'une science abso- lue, qui n'est point la nôtre, au lieu que je serais plutôt tenté de penser que notre science est née des détermina- tions progressives de l'histoire. Auguste Comte a dit, avec beaucoup plus de raison, à mon sens, que les plus solides et les plus parfaites théories scientifiques n'étaient que des symboles créés par notre esprit pour rendre compte des faits, et dont l'adaptation cours d'histoire des sciences. 39 à la nature toul entière ne prouverait pas encore l'absolue vérité. Je prends acte de ces paroles d'Auguste Comte, et j'en conclus que notre science, étant fille de l'esprit, n'est point marquée au sceau de la nécessité. La vérité est qu'elle est née d'une première invention, d'une première anticipation des choses par l'esprit, 'et que dans la voie péniblement, mais librement ouverte, d'autres inventions, d'autres anticipations sont venues qui ont déve- loppé la première. De là cette longue lutte, à travers l'histoire, des concepts théoriques, et le triomphe de ceux qui s'adaptaient le mieux d'une part à la nature, de l'autre aux exigences mathéma- tiques de notre esprit. De là la hiérarchie de toutes nos hypothèses, subordonnées à toutes les hauteurs à des idées maîtresses qui vont en fin de compte se rattacher elles- mêmes à la pure quantité. De là, enfin, la répercussion prolongée de toute grande découverte à travers l'édifice entier de notre science. C'est le rôle essentiel de l'histoire d'aller ressaisir tantôt sous les hasards et les développements imprévus de la science, tantôt sous l'apparence non moins trompeuse d'une évolution nécessaire, l'œuvre régulière et pourtant contin- gente d'un esprit qui, a-t-on dit, souffle où il veut, mais qui est en même temps le principe de tout ordre et de toute unité. C'est encore son rôle de nous ramener sans cesse^ dans la pensée des inventeurs, vers ce foyer toujours vivant de toutes les découvertes. Un philosophe éminent exprimait récemment, dans un article remarqué *, la crainte que l'enseignement des résultats acquis ou du contenu de la science ne fût pas de nature à toujours produire les résul- tats qu'on en attend. Ce qu'il importe, en effet, avant tout, d'éveiller dans l'intelligence des jeunes gens, ce sont les facultés d'initiative qui les mettront à leur tour on état d'observer avec finesse, de conduire des recherches origi- 1. M. Fouillée, dans la Revue des Deux Mondes, numéro du 15 juillet 1890. 40 ÉTUDES D'HISTOIRE DES SCIENCES. nales, et de devenir d'habiles expérimentateurs. Or est-ce assez, pour en faire des mathématiciens, de développer sous leurs yeux les démonstrations acquises, ou, pour en faire des physiciens et des physiologistes, de répéter dans les laboratoires des expériences pour ainsi dire classiques? Il est dans la nature des choses qu'à dater du moment où elle est démontrée, la solution du géomètre soit prise dans une chaîne qui ne peut plus se rompre, ou que l'expérience, faite autrefois pour vérifier, ne soit plus qu'un moyen d'exposer et de montrer. De la série continue des connais- sances prouvées est exclu par son essence même l'acle vivant et spontané qui les engendra, l'acte de création et d'invention. En géométrie, ce qui est difficile, c'est rare- ment de démontrer le problème, c'est avant tout de l'avoir énoncé et de l'avoir trouvé ; et de même dans les sciences de la nature, quelque pénétration qu'exigent les expériences, l'œuvre propre du génie est dans la conception de l'hypo- thèse : divination clans les mathématiques, divination dans les sciences inductives de rapports jusqu'alors inaperçus, l'invention est toujours un acte de synthèse, partout égale et semblable à elle-même et partout créatrice. Seulement, quand la synthèse est faite, que devient l'acte qui lui donna naissance ? Nous gardons les notions et nous gardons la chaîne qui les unit entre elles ; mais peut-être arrive-t-il, dans notre préoccupation, d'ailleurs très légi- time, de les démontrer avant tout et de les vérifier, que nous perdons de vue et la puissance générale de l'esprit et les mérites propres de l'homme qui les trouva. De l'une et de l'autre manière, ne serait-ce point chose regrettable ? L'esprit d'initiative et l'esprit d'invention ne se formeront, comme on l'a dit, qu'au spectacle direct des inventions, présentes ou passées ; mais, d'autre part, n'est-ce point, en ce qui regarde l'inventeur lui-même, chose triste au fond et presque douloureuse que de songer à l'oubli qui quelque jour s'étendra sur son nom, quand seront deve- nues propriétés banales du savoir humain sa pensée et ses couvres ? cours d'histoire des sciences. 41 Mettons, grâce à l'histoire des sciences, histoire des découvertes plus que des résultats, nos jeunes gens à l'école des grandes initiatives et des grandes créations du passé. Et, puisqu'ils sont les savants de demain, montrons- leur par notre admiration reconnaissante pour les savants d'hier qu'il vaut la peine de consacrer sa vie au culte aus- tère de la science, et qu'on en est parfois récompensé par un souvenir impérissable dans la mémoire des hommes. L'HISTOIRE DES SCIENCES AU XIXe SIÈCLE UN CHAPITRE SUR L'HISTOIRE DES MATHÉMATICIENS ET PHYSICIENS FRANÇAIS DE 1800 A 1851 » LA SCIENCE AU COMMENCEMENT DU SIÈCLE. — THEORIE PURE ET APPLI- CATIONS. — UNION ÉTROITE DE L'ANALYSE ET DE LA PHYSIQUE MATHÉMATIQUES. — DEUX PRECURSEURS, LAGRANGE ET LAPLACE. Si l'histoire littéraire, qu'on pourrait définir l'histoire de la conscience ou l'histoire de l'esprit des époques suc- cessives, est tenue de faire une place à l'histoire de la science, jamais peut-être cette nécessité ne s'est imposée plus impérieusement qu'à l'historien du siècle qui finit. Les savants du xvne siècle, occupés à faire les premières expériences, mais surtout à jeter les bases de l'analyse moderne, de la physique et de la mécanique, se plaisaient à redire qu'ils travaillaient pour le bonheur du genre humain : au terme des théories, ce qu'ils entrevoyaient, c'était l'application, l'allégement du labeur des hommes, l'amélioration de leur sort ; et un Descartes même prescri- vait à la philosophie trois objets nettement pratiques, la maîtrise de l'homme sur la nature par les sciences méca- niques, sur son corps par la médecine, sur lui-même par 1. Destinées à l'Histoire de la langue et de la littérature fran- çaises publiée sous la direction de M. Petit de Julleville (librairie A. Colin), ces pages restèrent malheureusement inachevées en rai- son de l'état de santé de Ilannequin. Malgré son effort et la bonne volonté qu'on mit à les attendre, elles ne purent paraître dans le volume où elles devaient prendre place. 44 ÉTUDES D HISTOIRE DES SCIENCES. une morale fondée sur des principes scientifiques et cer- tains. Ce que Descartes semble un moment avoir cru être à la portée de ses efforts, notre siècle le premier y a vrai- ment atteint : par la force des choses, le xvne et même le xviii0 ont été avant tout des siècles de science pure, siècles d'affranchissement pour la raison humaine, de théories cl de libre discussion, aboutissant en politique à la Révolu- tion ; au xixe seulement, la science réalise le rêve de Des- cartes : des révolutions économiques telles qu'aucune épo- que avant la nôtre n'en a connu, sont nées directement des progrès de la science : révolution dans l'industrie par la chimie et par la découverte de la puissance motrice de la vapeur, révolution dans le travail des hommes par le renouvellement de l'outillage et le développement des machines, dans leur bien-être et leur manière de vivre par l'accroissement incessant de la production, dans leurs rap- ports individuels, politiques ou sociaux, par toutes ces causes réunies et par l'accélération des moyens de trans- port et de communication. Le siècle qui finit apparaît comme un siècle de féerie scientifique, siècle de science précise et d'applications prestigieuses, siècle où se sont pro- duites plus de doctrines théoriques, sur l'ensemble de l'uni- vers, sur le détail infiniment varié des mondes molécu- laires, sur l'unité des forces physiques, ou la répartition et l'évolution de la vie à la surface de la terre, et en même temps plus d'applications pratiques, déduites des théories, qu'en aucun autre temps. Et cette union étroite de la spéculation et de la pratique savante est un trait dominant qui nous caractérise, et qui résulte d'un concours singulier de progrès scientifiques. Les deux grandes découvertes qui distinguent le plus nette- ment la période dont nous allons nous occuper, des périodes précédentes, sont celles du courant galvanique et des lois fondamentales des réactions chimiques. Le champ ainsi ouvert à la chimie par les idées de Lavoi- sier, ou à la physique par la connaissance de plus en plus approfondie des courants électriques et par la découverte l'histoire DES SCIENCES AU XIXe SIÈCLE. 45 de l'électro-magnétisme, nous pouvons, de la place où nous sommes, en mesurer l'étendue. Mais ce que nous voyons moins, ce sont les ressources mises au service de la science expérimentale et particulièrement de la phy- sique par l'analyse mathématique, telle que l'avaient lais- sée, vers la fin du xvme siècle, les disciples de Descaries, de Leibnitz et de Newton. Pour le physicien, les phénomènes sont autant de varia- tions qu'il ramène à la forme la plus simple qui se puisse concevoir, à la seule en tout cas que puisse atteindre, sous la double condition de l'espace et du temps, l'instrument mathématique, en un mot au mouvement ; et l'analyse par excellence des variations et du mouvement est l'analyse infinitésimale. Les progrès de la physique sont donc inti- mement liés aux progrès de cette dernière, non seulement en ce qu'elle a d'essentiellement mathématique, mais dans son application à l'étude du mouvement. En ce sens on peut dire que nul temps ne fut plus propre à recueillir en physique les fruits de l'analyse que celui qui suit presque immédiatement l'époque des grands travaux analytiques des Bernouilli et des Euler, ou des grandes œuvres des d'Alembert, des Lagrange et des Laplace. Bien que les œuvres maîtresses de Lagrange et de La- place aient été publiées, la Mécanique analytique du pre- mier en 1788, et le Traité de mécanique céleste du second en 1799, elles ont été pour le xix6- siècle des œuvres direc- trices en mettant au service des sciences de la nature une analyse presque parfaite du mouvement, et doivent, pour cette raison, être ici mentionnées. Le mérite de Lagrange est double : il consiste en premier lieu dans une concep- tion si élargie et si approfondie du principe des vitesses virtuelles que tous les principes de la mécanique, jus- qu'alors dispersés et multiples, s'y laissaient directement ramener et qu'il réalisait l'unité, tant cherchée depuis Gali- lée, de la statique et de la dynamique. Et ce premier service en préparait un autre : la réduction de tous les pro- 46 études d'histoire des sciences. blêmes de mécanique à une forme très simple, par applica- tion du principe fondamental, et à un système d'équations résolubles par différentiation et par intégration. Outre la perfection qu'elle recevait ainsi de l'unité supérieure que lui donnait Lagrange, la mécanique prenait entre ses mains la forme d'une méthode générale d'un intérêt suprême pour le physicien. Le Traité de mécanique céleste de Laplace fut, à d'autres égards, également remarquable. L'objet que s'y propose l'auteur est de compléter l'astronomie du système plané- taire en développant, avec la dernière précision, les consé- quences des principes de Newton. Mais le résultat des efforts de son génie dépasse le domaine de l'astronomie pure ; aux prises avec les difficultés que rencontrent ses calculs des perturbations planétaires, ce qu'il met à l'épreuve, et ce qu'il enrichit de conséquences et de perfec- tionnements imprévus de Newton, c'est le principe même de la gravitation universelle et la mécanique des actions attractives. La mécanique céleste devenait ainsi un cas particulier, dont la mécanique moléculaire du siècle qui commence allait retrouver partout l'analogie ; et cela est si vrai que Laplace lui-même étudiait, chemin faisant, l'attraction des liquides par l'action capillaire * et établis- sait les lois de l'équilibre et du mouvement des fluides élastiques. La généralité de l'œuvre de Laplace équivaut donc à celle de l'œuvre de Lagrange. L'une et l'autre ont été une école directe où la génération qui naît alors a trouvé l'héritage de Galilée, de Descartes et de Huygens, de Leib- nitz et de Newton, d'Euler et de d'Alembert, mais l'a trouvé accru de méthodes nouvelles, de principes féconds, de synthèses supérieures, et s'est mise en état de continuer leur œuvre et de l'accroître encore. Comme eux, elle s'éprendra de la pure analyse, la cultivera et la perfec- tionnera ; mais, comme eux aussi, il est rare qu'elle s'en 1. 4e vol. Liv. X, 2* et 3" suppléments. l'histoire des SCIENCES AU XIXe SIÈCLE. 47 contente ; le mathématicien du commencement du siècle ne perd jamais de vue les sciences de la nature ; son inté- rêt s'étend à la physique presque toujours, parfois à la chi- mie ; et cela est naturel, tant la physique lui offre de pro- blèmes à résoudre et de difficultés à vaincre, dont autrement il n'aurait point l'idée. Physique mathématique et mathématiques pures sont donc cultivées de concert et comme parallèlement dans la première moitié du siècle ; et ce sont les mêmes noms qui illustrent le plus souvent chacune de ces deux sciences. LES MATHÉMATICIENS FRANÇAIS Trois hommes cependant méritent une mention à part dans celle rapide histoire des mathématiques au début du xix9 siècle : Monge, Legendre et Galois. Gaspard Monge (né à Beaune en 1746, mort à Paris en 1818) appartient à cette forte génération de savants qui firent ou complétèrent leurs études mathématiques dans les écoles d'artillerie antérieures à la Révolution, et qui concoururent pendant la Convention, d'une manière si remarquable, sur l'appel du Comité de salut public, à la défense du territoire. Le nom de Monge est lié par là à celui de Lazare Car- not, son élève à l'école de Mézières, comme il l'est à celui de Berthollet, son ami et son compagnon en Italie en 1796 et durant la campagne d'Egypte. Chargé, lors de la créa- tion de l'École normale, d'y enseigner la géométrie des- criptive, il fondait bientôt après l'École polytechnique, où il donna ses belles leçons sur la théorie des surfaces. L'histoire de l'analyse mathématique doit retenir sa remar- quable contribution à l'étude des équations aux différen- tielles partielles, question restée obscure même après les travaux de d'Alembert et d'Euler, et qu'il résout d'une manière lumineuse. Mais la gloire de Monge est ailleurs, dans la création de la géométrie descriptive, cette intro- duction nécessaire aux méthodes qui allaient restaurer, sous le nom de géométrie de position, la géométrie pure, L HISTOIRE DES SCIENCES AU XIXe SIÈCLE. i(J abandonnée depuis plus de deux siècles au profit de l'ana- lyse. La solution strictement géométrique des problèmes de géométrie offre, on le sait, de grandes difficultés : elle exige, pour ainsi dire, à chaque question nouvelle, un effort nouveau d'invention, quelquefois de génie ; mais elle a en retour sa beauté propre, qu'elle doit au caractère nettement intuitif de ses procédés et de ses constructions. Si l'analyse, depuis des siècles, avait tourné les difficultés des méthodes synthétiques, par l'emploi presque méca- nique et la régularité de ses méthodes, elle en avait aussi supprimé ce qui en fait la valeur, la construction directe des problèmes, le caractère intuitif et concret des solutions et des démonstrations. Encore fallait-il inventer des mé- thodes qui eussent assez de généralité pour ne point faire regretter l'analyse, qui eussent la même souplesse, la même fécondité. Le mérite de la géométrie descriptive de Monge fut de les rendre possibles ; en donnant le pas aux relations de position sur les relations métriques, les méthodes projectives ouvrirent au géomètre un champ illi- mité où s'engagèrent, à la suite de Monge, Lazare Carnot, le général Poncelet, et de nos jours Chasles et ses succes- seurs. La découverte de Monge est donc équivalente, en géométrie pure, à celle d'une analyse nouvelle, et s'élève par là au rang des conceptions qui ouvrent à la science des voies inexplorées. L'histoire des mathématiques pures doit à Legendre une place d'honneur ; il les a illustrées doublement, par la modestie et la dignité de sa vie, par l'importance et l'ori- ginalité féconde de ses travaux. Né à Paris, en 1752, il y avait enseigné les mathématiques à l'École militaire, de 1775 à 1780, et avait rendu comme calculateur de signalés services en prenant part (1787) aux travaux géodésiques destinés à relier l'observatoire de Paris à celui de Green- wich ; chemin faisant, il s'était fait remarquer de Laplace par un mémoire de 1783 sur Yattraction des ellipsoïdes, en 1784 par un autre sur la Figure des planètes, en 1787 par une importante étude sur les opérations irigonomé- HANNEQUIN, I. 4 50 ÉTUDES D'HISTOIRE DES SCIENCES. triques dont les résultats dépendent de la ligure de la terre. Sa réputation scientifique était donc solidement établie, quand fut dressée la liste des premiers professeurs de l'École polytechnique ou des écoles normales ; et néan- moins son nom en fut absent, et fut omis de môme lorsque fut créé l'Institut. Il entra, il est vrai, ù l'Académie des sciences dès qu'elle fut constituée, occupa les fonctions d'examinateur de sortie pour les élèves de l'École polytech- nique jusqu'en 1815, fut nommé conseiller titulaire de l'Université en 1808, et remplaça Lagrange en 1812 au Bureau des longitudes ; mais la modestie est la marque de sa vie ; à partir de 1815, jusqu'à sa mort en 1833, il con- sacre la force et la maturité de son intelligence, que l'âge n'affaiblit point, aux travaux théoriques qui le font le con- tinuateur d'Euler, et en même temps le précurseur et l'émule des deux plus grands génies mathématiques de l'époque, l'Allemand Gauss, et le Norvégien Abel. Pendant que renaissait ailleurs le goût de la géométrie pure (avec Mongc et Lazare Carnot), Lagrange était revenu, dès 1785 par ses Recherches d'analyse indéterminée, et en 1798 par un Essai sur la théorie des nombres, aux spéculations antiques et pythagoriciennes sur ce qu'on pourrait appeler la science pure des nombres, laquelle ne se confond ni avec l'algèbre, ni même avec l'arithmétique proprement dite. L'algèbre est avant tout une science des proportions, ainsi que l'appelait Descartes, et des transformations, l'arithmétique proprement dite une science des opérations effectuées sur les nombres ; la théorie des nombres est autre chose : elle est, pourrait-on dire, la science de leurs propriétés fondamentales et de leurs rapports, quels que soient les systèmes de numération qui leur servent de base : telles les propriétés des nombres premiers, indépendantes de ces systèmes, et soumises à des lois qui dépassent le domaine de l'arithmétique ordinaire. La Théorie des nombres de Legendre, publiée en 1830, fait époque dans la science ; elle renoue une tradition antique, déjà reprise par Euler et Fermât, et constitue, avec les Disquisitiones l'histoire DES SCIENCES AU XIXe SIÈCLE 51 arithmeticae de Gauss, la plus importante contribution du siècle à l'une des formes les plus délicates et les plus difficiles de la spéculation mathématique. Dans un domaine voisin, en Analyse, Legendre donnait vers le même temps une œuvre également remarquable ; deux mémoires, de 1787, sur l'intégration de quelques équations aux difâéren- lielles partielles, et de 1793, sur les transcendantes ellip- tiques, marquent l'époque des premières réflexions qui devaient l'y conduire : on peut donc dire que la Théorie des fonctions elliptiques, dont il publie les deux premiers volumes en 1826 et 1827, représente un travail de près de quarante ans ; il y précède Jacobi et Abel, génies puis- sants qui le surpassent peut-être, mais dont il eut le mérite d'être le précurseur, et d'apprécier avec une rare justice et un admirable désintéressement les travaux immortels : « On a rarement rendu une justice aussi éclatante à de jeunes émules, ditËlie de Beaumont ; mais Legendre ajouta encore à cette justice par la grâce partant du cœur avec laquelle il reporta sur ses deux disciples, qui firent la joie de ses derniers jours, sa tendresse paternelle pour la théo- rie qu'il avait créée et développée seul pendant plus de quarante ans. » Puisque le nom d'Abel vient d'être prononcé, disons tout de suite un mot d'un Français qui le rappelle de tant de manières, par la profondeur et l'étendue des vues mathé- matiques, par la précocité du génie, et par la mort préma- turée. Abel, né en 1802, mourait à vingt-six ans, en 1829 ; Galois, né en 1811, meurt en duel à vingt ans, en 1832. « En présence d'une vie courte et si tourmentée, écrit en tête de la nouvelle édition de ses œuvres M. Emile Picard, l'admiration redouble pour le génie prodigieux qui a laissé dans la science une trace aussi profonde ; les exemples de productions précoces ne sont pas rares chez les grands géomètres, mais celui de Galois est remarquable entre tous. » L'œuvre de Galois tient naturellement en peu de pages : elle consiste principalement en une courte anâ lyse, dans le Bulletin de Férussae, d'un Mémoire sur la 52 études d'histoire des sciences. résolution algébrique des équations, en un Mémoire fonda- mental sur l'algèbre, retrouvé dans ses papiers et imprimé seulement en 1846, enfin en une lettre qu'il écrit, la veille de sa mort, à son ami Auguste Chevalier, sorte de testament où il sauve de l'oubli d'admirables résultats sur les pro- priétés essentielles des intégrales abéliennes. Des juges compétents attribuent à Galois la gloire d'avoir conduit la théorie des équations algébriques, dès l'âge de 17 ans, plus loin que Lagrange, Gauss et Abel, et d'avoir mis en évi- dence ce qu'aucun d'eux ne réussit à faire, l'élément fon- damental dont dépendent toutes les propriétés de l'équa- tion ; c'est son premier et plus beau titre d'honneur. La lettre à Auguste Chevalier en laisse pressentir d'autres ; si les inductions qu'on en tire sont justes, le Mémoire qu'il préparait pour résumer ses recherches sur les intégrales prouve qu'il avait approfondi l'analyse transcendante à un point dont les travaux du demi-siècle suivant donnent à peine une idée. « L'influence de Galois, s'il eût vécu, ajoute M. Picard, aurait grandement modifié l'orientation des recherches mathématiques dans notre pays. Je ne me ris- querai pas à des comparaisons périlleuses : Galois a sans doute des égaux parmi les grands mathématiciens de ce siècle, aucun ne le surpasse par l'originalité et la profon- deur de ses conceptions. » Ajoutons à notre tour que l'esprit reste saisi devant ces prodiges du génie mathéma- tique : à 15 ans, Galois abordait en écolier l'étude des élé- ments de l'algèbre ; à 20 ans, quand il meurt, il y égale les plus grands, et laisse derrière lui une œuvre incompa- rable. Ne quittons point le champ des mathématiques pures sans évoquer celui qui eut le temps de s'y montrer un génie accompli, et qu'un de ses disciples surnomma le Gauss français : comparaison lourde à soutenir, et qu'aucun autre en effet, au commencement de ce siècle, n'est, autant que Cauchy, en état de supporter. L'activité scientifique de Cauchy a été prodigieuse : plus de 700 mémoires sont sortis de sa plume : tous témoignent d'une dextérité mer- l'histoire DES SCIENCES AU XIXe SIÈCLE. 53 veilleuse à manier l'analyse, plus peut-être que d'une aptitude vraiment philosophique à en approfondir le sens et à poursuivre l'unité supérieure sous les analogies de fonctions fort voisines. La science lui doit cependant de remarquables méthodes : la technique de l'intégration est sortie de ses mains considérablement accrue et assouplie ; mais il ne s'en est point tenu là : « Mathématicien dans le sens le plus large, dit un de ses admirateurs1, ...partout il fondait, partout il créait, partout il était au premier rang. A l'instar des éminents génies en toute carrière, les chefs- d'œuvre de Cauchy, ses plus belles découvertes datent de sa jeunesse. Son théorème sur les polyèdres, que tant de siècles ont laissé sans démonstration, complète la Géomé- trie d'Euclide. Il établit la vérité d'un théorème de Fer- mat, qui a rebuté un Descartes, résisté aux efforts d'un Euler, d'un Gauss. Avant Sturm, il indique un moyen compliqué, il est vrai, mais certain, de trouver le nombre des racines comprises entre deux limites désignées. Il remanie, enrichit considérablement la théorie des détermi- nants, des fonctions alternées : théorie entamée par Van- dermonde et Laplace. Ses considérations morphologiques sont un point de départ pour les travaux d'Abel sur les formes, permettent à l'illustre Norwégien d'établir l'impossibilité de la résolution générale des équations... <>es instruments les plus habituels, qu'il manie avec une dextérité sans égale, sont\le symbole imaginaire et l'infini, effroi des géomètres vulgaires... Abel nous apprend qu'il a puisé toutes ses connaissances dans les écrits de Cau- chy : un tel aveu est le meilleur des panégyriques. » Mais nulle part autant qu'en mécanique, et surtout en mécanique moléculaire, l'habileté de l'analyste n'a montré toutes ses ressources. A la physique mathématique tout le monde comprend que ce qu'il faut, ce n'est pas tant une hypothèse sur la constitution de la matière, qu'un ensemble de vues spéculatives et de méthodes pratiques permettant 1. Terquem, Nouvelles annales de mathématiques, 1857. 54 études d'histoire des sciences. d'éviter, dans l'étude du mouvement des dernières parti- cules, des détails trop complexes, et de saisir des ensembles, et comme des résultantes définissables par des données de l'expérience. Cauchy, dans ce domaine, s'est montré sans rival : substituant au principe inadmissible de la continuité de la matière, adopté par Poisson, la notion incontestable de la continuité des déplacements géo- métriques, il soumet à l'intégration les actions molécu- laires sans avoir à tenir compte du nombre et des dimen- sions des molécules, qu'on ne peut déterminer ; il dégage de même de difficultés inextricables les conditions d'équi- libre des systèmes soumis à l'action de forces quelconques, intérieures ou extérieures, et met aux mains du physicien un instrument d'analyse incomparable par sa simplicité et sa fécondité. La mécanique moléculaire, sous sa forme définitive, est en grande partie l'œuvre de Cauchy ; la Phy- sique mathématique y a trouvé, en notre siècle, des res- sources inépuisables ; mais Cauchy ne s'est point contenté de les lui procurer ; lui-même s'en est servi ; lui-même a abordé avec passion, surtout en mathématicien, il est vrai, et comme pour y trouver l'occasion d'exercer son talent d'analyste, un très grand nombre de problèmes spéciaux ; nous rappellerons seulement, dans cet ordre d'idées, ses travaux en optique sur les rayons évanescents, correspon- dant aux vibrations longitudinales des rayons lumineux, et sur le difficile problème, jusqu'à lui non résolu, de la dispersion de la lumière. Cauchy, qui fut chef d'école, et qui eut de nombreux dis- ciples, parmi lesquels nous ne relèverons que les noms de l'abbé Moigno, de Briot et de Bouquet, devenus à leur tour des maîtres, avait eu lui-même, en ces recherches d'analyse et de physique mathématique, des prédécesseurs, dont le plus autorisé est Poisson, son aîné de huit ans. Cauchy, nommé professeur à l'Ëcole polytechnique par la Restauration, attaché à la famille royale par une invio- lable fidélité, et destitué deux fois, pour refus de serment, par les gouvernements de 1830 et de 1852, fut un indépen- l'histoire DES SCIENCES AU XIXe SIÈCLE. 55 dant, par la force des choses, et n'exerça d'autre influence que celle qui s'attachait h sa personne et à son autorité scientifique. Poisson est, au contraire, revêtu de bonne heure d'une puissance officielle qui va toujours croissant, et qui lui donne à la fin de sa vie la haute direction des études mathématiques dans tous les collèges de France. « La vie n'est bonne, avait-il coutume de dire, qu'à deux choses : à faire des mathématiques et à les professer. » < e mot le caractérise : élève remarqué à l'École polytechnique (où il entre premier en 1798) de Lagrange et de Laplace, il occupe bientôt les plus hautes situations, à l'Ëcole même d'où il sort pour y devenir répétiteur d'analyse, puis pro- fesseur titulaire en 1806, au Bureau des longitudes en 1812, à la Faculté des sciences en 1816, enfin, en 1820, au Con- seil royal de l'Université. L'autorité de Poisson dans l'en- seignement des mathématiques fut considérable ; il y repré- sentait une puissance redoutable, difficile à satisfaire, et résistant longtemps aux conceptions nouvelles ; ajoutons qu'il l'avait conquise par des travaux sans nombre, d'iné- gale valeur, dont quelques-uns méritent d'être retenus, et témoignent d'une aptitude remarquable à appliquer l'ana- lyse aux délicates questions que soulève la physique. Nous nous contenterons de signaler sa contribution à la théorie de la propagation des ondes dans les fluides élastiques. où il eut l'occasion d'entrer en conflit, dans de célèbres mémoires, avec la jeune et vigoureuse théorie de Fresnel. ses travaux sur la capillarité, où il fait un effort malheu- reux de réaction contre les vues cle Laplace, sur les actions électriques, où il prend pour base l'hypothèse des deux fluides, enfin sur l'invariabilité des grands axes des pla- nètes. L'habileté de l'analyste y éclate à chaque pas, sinon le choix judicieux des hypothèses et des points de départ. Et c'est pourquoi son nom est lié dans l'histoire à celui de Cauchy, dont il est loin pourtant d'égaler la maîtrise et l'aisance géniale. 5G ÉTUDES D 'HISTOIRE DES SCIENCES. LA MECANIQUE Cette revue de l'état des mathématiques au commence- ment du siècle resterait incomplète si nous ne signalions, après les grands travaux de Lagrange et de Laplace, les principales contributions des mathématiciens du temps aux progrès de la mécanique. Le premier en date est le grand Carnot, auteur, dès 178G, d'un Essai sur les machines, qui devint dans la suite un traité de l'équilibre et du mouvement. Rappelons que ce n'est point son seul titre de gloire : la science lui doit, en outre, deux œuvres remarquables, une Théorie des trans- versales et une Géométrie de position, dont nous avons déjà pris soin de faire mention, et la philosophie de solides et pénétrantes Réllexions sur la métaphysique du calcul infinitésimal. Mais c'est sans contredit à Poinsot que revient en méca- nique le rôle prépondérant. Nous avons déjà eu l'occa- sion de signaler la faveur que retrouvent, par opposition à la pure analyse, les procédés concrets et synthétiques des méthodes géométriques. L'œuvre de Poinsot accuse la même tendance : elle est, à cet égard, en réaction sur l'œuvre de Lagrange, et tend à substituer aux équa- tions pour ainsi dire abstraites de la mécanique ana- lytique des conditions concrètes et intuitives de l'équi- libre et du mouvement. De quelque manière que soient orientées dans l'espace des forces appliquées à un corps, ou ces forces passent toutes par un môme point du corps, ou elles passent par des points différents ; dans le premier cas, rien n'est plus simple, en appliquant le principe du parallélogramme des forces, que de les com- poser suivant trois axes de coordonnées ; dans le second, elles forment des couples, c'est-à-dire des systèmes de deux- forces parallèles et de sens contraire, tendant, comme on s'en rend facilement compte, à faire tourner le corps. L'idée neuve de Poinsot fut, non seulement de fixer cette l'histoire DES SCIENCES AU XIXe SIÈCLE. 57 idée du couple, qu'il introduit dans la science, mais de montrer qu'on peut toujours, par une construction simple, déterminer en direction et en longueur une droite (V « axe du couple ») qui le définit complètement et qui le symbo- lise comme une unité véritable et comme un élément : l'addition des couples dans des plans parallèles étant ainsi ramenée à une addition de droites, le problème de la com- position des couples devenait aussi facile à résoudre que celui de la composition des forces. Dès lors, quelles que soient les forces qui agissent sur un corps, on peut tou- jours les ramener à une force et à un couple de forces : et si respectivement cette force et ce couple résultants sont nuls, le corps est en équilibre : il n'est animé d'aucun mouvement ni de translation (effet de la force) ni de rota- tion (effet du couple). Poinsot partait de là pour expliquer en langage géomé- trique et d'une manière très simple six conditions de l'équi- libre et du mouvement correspondant respectivement aux six équations fondamentales de la mécanique analytique. Ses Eléments de statique datent de 1804 ; vingt ans plus tard, en 1824, il en donnait une seconde édition, précédée d'une préface où il marque lui-même l'importance de ses Mies ; et en 1834, il les faisait servir à une étude profonde qu'il intitule Théorie nouvelle de la rotation des corps. L'œuvre de Poinsot devint rapidement classique : elle trouva des continuateurs, en France dans Emile Chasles, en Allemagne dans Mœbius. Ajoutons que Poinsot appro- fondit avec talent d'autres sujets et écrivit notamment sur la Théorie des nombres (1820 et 1845) des mémoires remar- qués. Enfin nous devons citer, après Lazare Carnot et Poin- sot, Coriolis, l'ami de Cauchy, professeur, et même un jour directeur des études à l'Ecole polytechnique, qui con- tribua avec Poncelct à l'établissement d'une solide théorie des machines industrielles, par son Calcul de l'effet des machines (1829), réimprimé plus tard (1844) sous le titre de Traité de la mécanique des corps solides, et qui fit dans 58 études d'histoire des sciences. sa Théorie mathématique des e[lets du jeu de billard (1835) la plus heureuse application des théories abstraites de la mécanique à l'étude de phénomènes très complexes de mouvement. l'astronomie Avec Laplace, l'astronomie s'élève, en France, à un rang qu'aucun autre pays ne saurait lui disputer. Nous avons déjà dit de la Mécanique céleste qu'elle était l'achèvement et le perfectionnement de l'œuvre de Newton : comme les Principes mathématiques de la philosophie naturelle, elle reprend une à une toutes les lois du mouvement, les éta- blit sur des bases rationnelles, et dépasse la portée de la mécanique céleste en prenant la valeur d'une mécanique générale ; mais, employant les ressources d'une analyse enrichie par de constants progrès, et profitant d'observa- tions nouvelles ou plus complètes, elle résout le problème des mouvements des planètes et de leurs satellites avec une précision jusqu'alors inconnue. La loi principale de la gravitation universelle y est déduite de telle sorte des principes posés, qu'elle y résulte, selon les propres paroles de l'auteur, d'une suite de raisonnements géométriques et cesse d'apparaître comme une pure hypothèse ; et, d'autre part, l'analyse de Laplace parvient à la revêtir de telles expressions qu'il en déduit d'une manière rigoureuse les lois des marées, la précession des équinoxes, la libration de la lune, la forme et la rotation des anneaux de Saturne, les lois précises des perturbations planétaires, des mou- vements des satellites de Jupiter, toutes les inégalités en un mot et toutes les variations qui deviennent autant de preuves de la loi de Newton qu'elles constituaient pour ce dernier d'exceptions et d'obstacles. La mécanique céleste est, pour tout dire, le chef-d'œuvre parfait, dont les Prin- cipes étaient la géniale et toute-puissante ébauche ; et l'ouvrier de la deuxième heure, par la perfection de son ouvrage, s'est presque élevé au rang de l'ouvrier de la première, qui avait inventé l'hypothèse féconde. l'histoire DES SCIENCES AU XIXe SIÈCLE. 59 Le Traité de mécanique céleste a été publié par parties successives, en 1799, 1802, 1804, même 1824 et 1825 ; la lecture en est interdite à qui n'est pas familier avec les plus hautes difficultés de l'analyse ; mais Laplace en avait ■donné, dès 1796, une sorte d'esquisse, beaucoup plus abordable, sous le nom d'Exposition du système du monde : c'est à la fin de ce dernier ouvrage qu'il développe l'hypothèse de la formation du système planétaire, dite hypothèse de la nébuleuse, et connue chez nous sous le nom d'hypothèse de Laplace, bien que le théorème sur lequel elle repose ait été découvert en même temps par Kant, et appliqué par ce dernier dans sa célèbre Théorie des Him- mels. D'autres noms d'astronomes distingués sont attachés à une œuvre qu'on ne peut passer sous silence, dès qu'on touche aux travaux astronomiques de cette époque, nous voulons dire l'établissement du système métrique. Depuis longtemps les physiciens avaient ressenti le besoin d'une unité de mesure naturelle, ou, pour mieux dire, qui dépen- dît d'une grandeur donnée, autant que possible invariable, de notre univers. Sur le choix de cette grandeur, les sa- vants hésitaient ; les uns proposaient de choisir un arc de méridien, ou un arc d'équateur, ou une partie du rayon de la terre, les autres la longueur du pendule simple battant la seconde en un lieu déterminé. Ce fut Talleyrand, évêque d'Autun, qui porta la question devant l'Assemblée Consti- tuante, et celle-ci ordonna, le 8 mai 1790, que la longueur du pendule simple battant la seconde sous le 45e degré de latitude serait choisie comme base du nouveau système de mesures : on reprenait ainsi une idée de Huygens, qui appelait pied horaire, « pes horarius », le tiers de la lon- gueur de ce même pendule. Quant à l'unité de poids, Bris- son, dans une séance de l'Académie, avait préconisé le poids d'un volume déterminé d'or, d'argent ou d'eau dis- tillée : ce fut, on le sait, à cette dernière qu'on s'arrêta plus tard. Mais la commission académique, nommée par l'Assemblée Constituante, et composée de Borda, La- 00 ÉTUDES D'HISTOIRE DES SCIENCES. grange, Laplace, Mongc et Condorcet, déconseilla le choix du pendule simple, dont la longueur dépend à la fois de la pesanteur et du temps, et se prononça pour un arc d'équateur ou de méridien terrestre. L'Assemblée ratifia ces vues, et décida, le 30 mars 1791, que l'unité de mesure serait la dix-millionnième partie du quart du méridien de la terre. On conçoit sans peine que, dans ces conditions, on ne pût se contenter des mesures anciennes du degré du méri- dien, et qu'on fût disposé à entreprendre à nouveau les travaux nécessaires pour en avoir la mesure absolument précise : c'est alors que Méchain et Delambre furent char- gés de mesurer l'arc de méridien allant de Dunkerque à Barcelone, et que Delambre opéra de Dunkerque à Rodez, tandis que Méchain opérait de son côté de Rodez à Barce- lone. Le 23 juin 1799 (4 messidor an VII) une seconde commission, présidée par Laplace, déposait aux Archives l'étalon de platine de la nouvelle mesure (appelée mètre sur la proposition du député Prieur), et le 25 juin de l'an- née suivante, 0 messidor an VIII, était mise en vigueur la loi qui prescrivait l'emploi des nouvelles mesures, dont l'ensemble constitue le système métrique. On peut dire de Delambre, sans diminuer le mérite de Méchain, qu'il fut l'âme de cette grande entreprise. On lui doit, sans aucun partage, écrit Maximilien Marie *, la théorie qui dirigea ces travaux, tous les calculs exécutés d'après les observations, ainsi que la rédaction complète de l'ouvrage en trois volumes (1806-1810) qui contient le compte rendu de toutes les opérations. Delambre s'est illustré, en outre, par d'autres travaux, par des Tables du soleil (1792), de Jupiter et de Saturne (1789), des Satellites de Jupiter (1806 et 1807), mais surtout par sa grande His- toire de l'astronomie (Astronomie ancienne, 1817, 2 vol ; du moyen âge, 1819, 1 vol; moderne, 1821, 2 vol.) qui constitue un véritable monument. 1. Histoire des Mathématiques, t. X, p. 38. l'histoire DES SCIENCES AU XIXe SIÈCLE. 61 Aux travaux géodésiques de Méchain et de Delambre, se rattachent les débuts dans la science de celui qui allait conquérir en astronomie et en physique une si brillante réputation, de François Arago, né en 1786, dans un village des Pyrénées-Orientales. Reçu le premier à l'École poly- technique en 1803, Arago en sortait dès le commencement de sa seconde année d'études pour entrer, en qualité de secrétaire, à l'Observatoire, où il devint tout de suite le collaborateur de Biot. C'est là qu'ils eurent ensemble l'idée de prolonger jusqu'à l'île de Formentara la mesure inter- rompue par la mort de Méchain : une mission leur fut confiée à cet effet, grâce à la protection de Laplace, et ils partirent ensemble en 1806. A son retour, après un voyage plein de périls et d'aventures, Arago était nommé, le 18 septembre 1809, membre de l'Académie des sciences, en remplacement de Lalande ; il n'avait que vingt-trois ans. Son rôle académique fut considérable : élu secrétaire perpétuel pour les sciences mathématiques, le 7 juin 1830, il exerça pendant vingt ans sur les travaux des jeunes mathématiciens et physiciens de son temps une influence qui tint à ses rares qualités : nul n'était comme lui au cou- rant des progrès pour ainsi dire journaliers de la science, et nul ne savait mieux provoquer les recherches analy- tiques ou expérimentales, que ces progrès rendaient urgentes : c'est, par exemple, sur son initiative et ses indications que Fizeau et Foucault disposèrent leurs remarquables expériences pour déterminer la vitesse de la lumière. Ses fonctions de secrétaire perpétuel lui assi- gnaient un autre rôle, où il laissa une réputation sans égale : nous avons de lui trois volumes d'éloges acadé- miques où il a déployé la triple qualité de la clarté suprême dans l'exposition et la vulgarisation de doctrines scienti- fiques, de la richesse des renseignements biographiques et des aperçus ingénieux, enfin de l'éloquence facile et souple qui ravissait un auditoire fidèle et assidu. Mais le savant ne le cédait en rien à l'orateur académique ; nous aurons l'occasion de le voir contribuant d'une manière G2 études d'histoire des sciences. active aux recherches les plus décisives de Fresnel en optique ; comme astronome, il a laissé des travaux de premier ordre sur les étoiles et la physique solaire, et il se fût sans doute élevé encore plus haut, si son activité ne se fût répandue, par les circonstances mêmes de sa vie et la nature de ses fonctions, sur tant de sujets divers. Arago est mort, après avoir joué le rôle politique que l'on sait, en 1853. Il LES PHYSICIENS FRANÇAIS Si les mathématiciens français ont laissé à l'histoire, à l'époque qui nous occupe, des noms comme ceux de La- place, Lagrange, Legendre, Galois et Cauchy, les physi- ciens ne leur cèdent en rien et soutiennent avec eux une légitime comparaison. Avec Fresnel et Ampère, pour ne citer tout d'abord que ceux-là, la science française, au com- mencement du siècle, a pris la direction d'un mouvement qui rappelle, par son importance et par ses résultats, les progrès accomplis au commencement du xvne siècle, sous l'influence d'un Galilée, ou au xvm9 sous l'action d'un New- ton. Ce n'est pas seulement, avec le premier, une science physique particulière, l'optique, qui prend, par la netteté de ses principes et la précision rigoureuse de ses explica- tions, disons plus encore, par la merveilleuse sûreté de ses anticipations, une perfection semblable à celle de la mécanique céleste, telle qu'elle était sortie des mains de Newton et de Laplace ; ni, avec le second, une science naissante, la science de l'électro-magnétisme, rendue pos- sible par les découvertes récentes de Galvani et de Volta, qui se fonde et qui rencontre dans la pratique ses pre- mières et étonnantes applications ; mais, chose plus impor- tante, ce sont les vues mêmes de la physique moderne qui, sous l'action combinée des progrès de ces deux sciences et des indications d'expériences et d'études mémorables sur la chaleur, vont subir une profonde transformation ; Gi ÉTUDES D'HISTOIRE DES SCIENCES. l'idée qui tend à s'établir dans la période qui précède, et qui persiste dans celle-ci, est qu'on doit rapporter à autant de fluides impondérables autant d'actions physiques qu'en révèlent les phénomènes et qu'en étudient des sciences n'ayant rien de commun que le nom de physique qui les réunit; sauf le son, dû, on le savait, à l'agitation des par- ticules de l'air atmosphérique, lumière, électricité, chaleur, étaient identifiées, les deux dernières surtout, à des fluides subtils, et en un mot à des matières distinctes et spécifi- ques :et de là découlaient deux inconvénients graves, qu'on faisait coexister d'abord dans un seul et même espace toutes ces matières distinctes, qu'ensuite on n'y gagnait, rien, tant s'en faut, pour élucider certaines actions mutuelles des phénomènes physiques et même certains échanges des uns dans les autres. Rien n'est plus important cependant que ces échanges et ces actions mutuelles : l'électro-magnétisme allait promptement les mettre au premier plan ; l'optique, en faisant de la lumière, non une essence distincte, mais un mode du mouvement, préparait à les comprendre ; et enfin la chaleur, en accusant son aptitude, encore mal comprise, à produire un travail mécanique, lequel possède précisé- ment une aptitude inverse, allait, vers le milieu du siècle, faire soupçonner le rapport des modalités diverses des actions physiques à celles d'une énergie constante, mais transformable. Les milieux impondérables, comme l'éther qui transporte au loin les radiations lumineuses, calori- fiques ou électriques, n'étaient nullement exclus par là du champ des spéculations physiques ; mais ils allaient cesser d'incarner grossièrement des entités physiques et prendre de plus en plus le rôle de milieux transportant à distance l'énergie universelle. Pour l'éther lumineux, la preuve est faite d'une manière éclatante par les travaux de Fresnel. Fresnel est né en 1788 ; entré à l'Ëcole polytechnique en 1804, il était ingé- nieur des ponts et chaussées lorsqu'il fut destitué, au com- mencement des Cent Jours, pour avoir pris les armes contre l'Empereur. C'est à partir de ce moment, jusqu'en l'histoire DES SCIENCES AU XIXe SIÈCLE. 65 1824, c'est-à-dire pendant dix ans à peine, qu'il s'adonne à l'étude de la lumière, et rédige les admirables mémoires, admirables par la simplicité et la clarté de la forme non moins que par la profondeur de la doctrine, qui ont été récemment réunis dans les trois volumes de ses Œuvres complètes. En 1824, une attaque d'hémoptysie le mettait hors d'état de continuer ses travaux, et il succombait trois ans plus tard, en pleine jeunesse (1827), à l'âge de 39 ans, comme Pascal et Torricelli. Lorsque Fresnel commença ses recherches, la théorie régnante en optique était celle de Newton : on admettait en principe que les sources lumineuses projettent en tous sens et en ligne droite, à travers l'espace, des particules douées d'une prodigieuse vitesse, lesquelles provoquent, en touchant la rétine, nos sensations visuelles ; puis, éten- dant à l'action réciproque de ces particules lumineuses et des corps pondérables la loi universelle des forces attrac- tives ou répulsives, on expliquait par là très simplement un grand nombre de phénomènes, tels que la réflexion, la réfraction, la diffraction, par l'action tantôt attractive et tantôt répulsive des surfaces polies, des milieux réfrin- gents, ou des bords que rasent les rayons lumineux avant de produire les franges de diffraction. Le triomphe de l'hypothèse était la théorie des anneaux colorés, telle qu'elle était sortie des mains de Newton. Déjà pourtant le caractère quelque peu arbitraire des « accès de facile réflexion ou de facile transmission »? ou la nécessité de reconnaître simultanément aux mêmes surfaces le pouvoir répulsif et le pouvoir attractif, ne laissaient pas d'être in- quiétants pour la simplicité, plus apparente que réelle, de l'hypothèse. Mais le grand nom de Newton avait un tel prestige, et les efforts de ses partisans, de Poisson entre autres, et de Biot (1774-1862), pour donner, dans le sys- tème de l'émission, une explication satisfaisante des phé- nomènes les plus complexes, tels que la polarisation et la double réfraction, étaient, somme toute, si remarquables, qu'unanimement les physiciens étaient newtoniens en HANNEQUIN, I. r GO ÉTUDES D'HISTOIRE DES SCIENCES. optique comme en astronomie, et le demeurèrent long- temps, même après les travaux de Young et de Fresnel. Cependant l'attention venait d'être rappelée sur l'hypo- thèse adverse de Huygens, oubliée depuis un siècle, par l'Anglais Thomas Young, qui, dans une série de mémoires, entre 1801 et 1803, venait de mettre en une vive lumière V interférence des rayons lumineux (le mot même est de Young) : rien de plus simple que l'interférence dans le système des ondes, où l'on comprend sans peine que des rayons de même phase se renforcent à leur point de ren- contre, tandis que des rayons de phases différentes ou rigoureusement opposées s'affaiblissent ou s'annulent ; rien de plus obscur, au contraire, dans le système de l'émission, où les moyens manquent d'une manière si com- plète de s'en faire une idée quelconque que, quelques années plus tard, Biot et les newtoniens allaient en nier l'existence physique et en rapporter l'origine à des causes subjectives : résolution désespérée équivalant à une abdi- cation, et qui marque la date réelle de la fin de la théorie newtonienne. On peut dire en effet de la première série des travaux de Fresnel, qu'ils reposent tout entiers sur l'élucidation de ce phénomène capital, et sur l'adjonction étroite de ses effets à ceux de la propagation proprement dite des oncles. En moins de trois ans, de 1815 à 1818, Fresnel édifie une théorie complète de la diffraction, où le phénomène de l'interférence, isolé dans des expériences célèbres de tout phénomène connexe, rattaché au principe de Huygens sur les orides enveloppes, enfin appuyé à la plus délicate, mais en même temps à la plus profonde et la plus complète analyse mathématique qu'ait connue la physique, rend compte avec une admirable précision de tous les phéno- mènes de diffraction, et, dans tous les cas possibles, de la position et des dimensions des franges aussi bien que de leur éclat respectif et de leur coloration. Du même coup les couleurs des plaques minces, ou celles qui irisent les bords des cônes d'ombre projetés sur un écran par les l'histoire DES SCIENCES AU XIXe SIÈCLE. 67 corps que rencontrent des faisceaux de lumière blanche, phénomène inaperçu des newtoniens et en tout cas inex- plicable dans l'hypothèse de l'émission, rentrent d'eux- mêmes dans la théorie, et en deviennent l'éclatante confir- mation. Nous ne pouvons ici que rappeler d'un mot soit l'habileté suprême avec laquelle Fresnel discerne dans les faits même les plus favorables à l'hypo- thèse adverse tels de leurs caractères qui la contre- disent, telles propriétés ou tels accidents qui consti- tuent pour elle autant de faits cruciaux, soit l'art incom- parable de ses expériences, bien qu'il n'ait le plus souvent pour les mener à bien que l'outillage le plus rudimentaire, soit enfin l'adaptation parfaite et comme l'adéquation de ses vues théoriques aux phénomènes eux-mêmes. A ce triple point de vue, son Mémoire sur la diffraction de 1818, couronné l'année suivante par l'Académie des sciences sous l'influence d'Arago, est resté un modèle impérissable d'expérimentation précise et déci- sive, en même temps qu'il portait la probabilité de l'hypo- thèse initiale au plus haut degré que puisse atteindre une hypothèse physique. Cependant deux phénomènes, la polarisation et la double réfraction, demeuraient, semble-t-il, hors des prises de la théorie ondulatoire, tandis que les remarquables travaux de Biot en rendaient compte, en somme, dans l'hypothèse adverse d'une manière fort plausible. Déjà Fresnel, en 1810, avait tenté d'en demander l'explication aux lois de l'interférence ; mais il n'avait obtenu que des résultats négatifs. La découverte par Arago de la polarisation chro- matique lui fournit, en 1819, l'occasion d'y revenir avec lui, et à leur grande surprise les deux physiciens consta- tèrent qu'on ne peut en aucun cas produire l'interférence du rayon ordinaire et de l'extraordinaire. Mais Arago ayant eu l'idée de polariser d'abord dans le même plan un faisceau émané d'un seul point lumineux, l'expérience donna des résultais remarquables qui furent résumés dans les quatre propositions suivantes : 1° deux rayons polari- C3 études d'histoire des sciences. ses dans le même plan interfèrent comme les rayons ordi- naires ; 2° polarisés dans des plans perpendiculaires, ils n'interfèrent en aucune circonstance ; 3° polarisés dans des plans perpendiculaires, puis ramenés au même plan de polarisation, ils interfèrent, pourvu qu'ils émanent d'un même rayon polarisé ; 4° s'ils émanent, au contraire, d'une lumière naturelle, ils n'interfèrent en aucune circonstance. Ces lois furent pour Fresnel le point de départ de consi- dérations théoriques nouvelles ; pour expliquer la diffrac- tion, peu importait le sens des vibrations des particules d'éther eu égard à la direction de propagation du rayon lumineux ; qu'elles fussent de même sens ou longitudi- nales, ou qu'elles fussent normales au rayon lui-même, c'est-à-dire dans le plan de l'onde et transversales, inter- férence et diffraction dans les cas ordinaires s'arrangeaient aussi bien d'une condition que de l'autre : tout autrement en allait-il, après la révélation des lois d'interférence des rayons polarisés : une seule hypothèse permettait de les expliquer, mais les expliquait pleinement : la transversa- lité des vibrations de l'éther. Mais une mécanique nouvelle de l'éther s'imposait : Fresnel mit à la constituer toutes les ressources de son génie : il soutint contre Poisson, contre Arago lui-même, en un mot contre toutes les résis- tances du préjugé alors courant de la continuité des fluides et de l'éther, une lutte où il fut victorieux, bien que sa vic- toire n'ait été reconnue que bien des années plus tard. Mais l'hypothèse de la transversalité des vibrations de l'éther expliquait à son tour d'une manière si simple et si complète l'ensemble des phénomènes connus, elle se mon- tra dans la suite si parfaitement apte à rendre compte des phénomènes nouveaux, elle fit enfin entre les mains de Hamilton, à qui elle permit de prévoir la polarisation conique, la preuve si éclatante de sa fécondité, qu'elle con- quit droit de cité dans la physique moderne non seule- ment à elle-même, mais à la conception de la discontinuité de l'éther, à laquelle répugnaient les mathématiciens con- temporains de Fresnel. l'histoire DES SCIENCES AU XIXe SIÈCLE. G9 Telles sont, brièvement résumées, les contributions de Fresnel aux progrès de l'optique ; en 1814, un fragment d'une de ses lettres souvent cité prouve qu'il ignorait en- core ce que c'était que la polarisation; dix ans plus tard, en 1824, il avait fait de l'optique la plus parfaite des sciences physiques, et lui avait donné la forme qu'elle a gardée jusqu'à l'avènement des théories de Maxwell. Par la maturité précoce et la puissance de son esprit, Fresnel fait penser à Galois ; l'un a été le génie de la méthode physique, unissant la maîtrise du mathémati- cien à l'art incomparable de l'expérimentateur, comme l'autre a incarné la puissance créatrice du mathématicien de race s'élevant sans effort et presque sans initiation jus- qu'aux plus hauts sommets de la spéculation. Ampère. — On serait tenté d'appeler Fresnel le « New- ton de l'optique » ; Maxwell, dont la compétence et l'auto- rité ne sont point récusables, a désigné Ampère, sans hésiter, sous le nom de « Newton de l'électricité ». Au temps même où ce dernier (André-Marie Ampère, 1775- 1836) faisait à Poleymieux ses premières études sous la direction éclairée de son père, un événement considérable (vers 1790) s'accomplissait dans la petite maison d'un médecin italien : Galvani découvrait le courant électrique. L'histoire fameuse du balcon de Galvani pourrait bien, comme tant d'autres, n'être qu'une légende ; car, à en juger par le récit qu'il a laissé lui-même de ses expé- riences, c'est en poursuivant patiemment et avec une méthode et un esprit de suite qui lui font honneur, des recherches sur les conditions où se produisent certaines contractions des muscles des grenouilles, que Galvani fut amené à remarquer le premier le courant électrique, et à noter plus d'une circonstance essentielle où il se produi- sait. Sur l'origine même et la cause du courant, trompé par l'idée qu'il se faisait de l'électricité animale, il se méprit complètement; mais le courant électrique était découvert, et à la suite des travaux de Voila, qui substitua à l'idée 70 ÉTUDES D'HISTOIRE DES SCIENCES. de Galvani une idée non moins fausse, mais plus heureuse, celle de l'électricité dite de contact, ou métallique, et qui surtout construisit la première pile connue, des effets sur- prenants du courant électrique furent bientôt enregistrés, dont le plus remarquable et le premier qu'expérimentèrent les physiciens du temps fut l'action du courant sur l'eau qu'elle décompose et d'une manière générale sur les com- posés chimiques et sur les sels. Carlislc et Nicholson pré- ludèrent par d'importantes observations aux beaux travaux de Davy, qui accomplit le premier (1800) l'électrolysc de l'eau et qui, quelques années plus tard (1807), exécutait les expériences célèbres de la décomposition de la potasse et de la soude. Citons encore les travaux de Berzélius, qui servirent de base à sa théorie électrochimique, et nous aurons relevé les principaux effets du courant électrique qu'aient observés les physiciens dans les vingt premières années du xixe siècle. A la fin de cette période, en 1820, OErsted, physicien danois, publiait une observation capitale : le courant élec- trique fait dévier l'aiguille aimantée, vers l'est, si, diri- rigé du pôle boréal au pôle austral de l'aiguille, il passe au-dessous d'elle ; vers l'ouest, s'il passe au-dessus. Pour juger de l'émotion provoquée par ces faits dans le monde des physiciens, il faut se souvenir que l'aimanta- tion, dans les idées du temps, constituait un domaine très restreint de manifestations rapportées d'un commun accord à un fluide spécial ; et voici que les faits troublaient les physiciens clans leurs convictions arrêtées, et démon- traient l'action, inexplicable pour eux, de forces non magnétiques sur le magnétisme même. Déjà l'électrolysc leur donnait à penser que l'électricité et l'affinité chimique avaient une source commune. Le préjugé des forces et matières séparées recevait un nouveau coup des expé- riences d'OErsted. Les choses en étaient là lorsque Ampère entre en scène. On connaît les événements de sa vie tourmentée, son séjour à Bourg (1801-1803), loin de sa femme mou- l'histoire DES SCIENCES AU XIXe SIÈCLE. 71 rante, et son retour à Lyon (1803), enfin sa nomination comme répétiteur d'analyse (1804), puis comme profes- seur titulaire à l'École polytechnique ; durant tout ce temps, son activité se partage entre des travaux mathéma- tiques d'une haute valeur, et des recherches passionnées de psychologie, de métaphysique et de philosophie des sciences. A l'époque de l'expérience d'OErsted, il avait près de 45 ans, et s'ignorait lui-même comme physicien ; c'est à cet âge, et avec sa fougue ordinaire, qu'il reprend pour son compte les recherches d'OErsted ; en quelques années, nous allons dire brièvement l'œuvre qu'il accom- plit, et qui peut-être est en physique la plus grande du siècle. D'abord, il fixe dans une règle connue sous le nom de règle d'Ampère la dépendance précise des déviations de l'aiguille par rapport à la direction du courant vol- taïque : mais ce n'est là qu'une précision plus grande apportée aux remarques déjà faites par OErsted. Le trait de génie d'Ampère, l'idée féconde qui semble avoir dominé toutes ses recherches, fut de concevoir d'emblée l'analogie profonde du courant et de l'aimant, puisqu'il est manifeste que l'un agit sur l'autre. Dès lors, que se passerait-il, si l'on essayait l'action du courant, non plus sur un aimant, mais sur son analogue, sur un autre courant ? Huit jours après la mention par Arago, dans la séance de l'Institut du 11 septembre 1820, de l'expérience d'OErsted, Ampère apportait, à la séance suivante du 18 septembre, le résultat de ses recherches ; il était capital : deux conducteurs recti- ligneset mobiles, situés parallèlement dans le voisinage l'un de l'autre, s'attirent ou se repoussent, suivant qu'ils sont traversés par deux courants de même sens ou de sens opposé. Ainsi d'une part, il existe une « influence » vol- taïque, comme il existe une « influence » des corps ordi- naires électrisés, mais avec celte différence que les cou- rants de même sens s'attirent, tandis que les électricités de même signe se repoussent ; il faut donc distinguer une électricité statique et une électricité dynamique ; et, d'autre part, l'observation ne révèle pas seulement des phéno- 72 études d'histoire des sciences. mènes électro-magnétiques (actions des courants sur les aimants), mais clic révèle aussi des phénomènes électro- dynamiques (actions des courants sur les courants). Il y a plus, l'électro-magnétisme n'est peut-être lui-même qu'une modalité spéciale des phénomènes électro-dynamiques. Déjà Ampère s'était servi dans ses premières expériences de conducteurs rectangulaires ou circulaires afin de ren- forcer et de rendre plus visihlc l'action réciproque des courants : l'idée lui vint alors d'enrouler plusieurs fois en hélice le même fil conducteur, et il construisit l'ingé- nieux appareil auquel il donna le nom de solénoïde (1822). Or, si l'on fait agir un courant galvanique sur un solé- noïde, celui-ci se comporte rigoureusement comme l'ai- guille aimantée, c'est-à-dire que son axe s'oriente perpen- diculairement à la direction du courant ; ce n'est pas tout : sur cet aimant artificiel, un aimant ordinaire produit les mêmes effets qu'un courant galvanique ; et le magnétisme terrestre ne fait point exception, il oriente l'axe de tout solénoïde dans la même direction que l'aiguille aimantée. Ainsi tous les aimants peuvent être assimilés à des solé- noïdes : les phénomènes dont ils sont le siège seraient complètement expliqués si l'on supposait autour de toutes leurs molécules des courants galvaniques parallèles et de même sens. La terre elle-même n'est qu'un immense solé- noïde où des courants circulent dans le plan des parallèles, ou même seulement dans le plan de l'équateur. Ce ne sont donc point deux classes différentes que celle des phéno- mènes électro-magnétiques et celle des phénomènes électro- dynamiques ; ils ont essentiellement mêmes lois et même nature, et témoignent ainsi de l'unité de la cause qui les produit. On se ferait une idée imparfaite du mérite d'Ampère si l'on ne faisait mention de la forme mathématique qu'il sut donner à sa théorie : « Les recherches d'Ampère, a écrit Maxwell, par lesquelles il établit les lois de l'action méca- nique des courants électriques les uns sur les autres, comptent parmi les faits les plus brillants qui se soient l'histoire DES SCIENCES AU XIXe SIÈCLE. 73 jamais produits dans la science. Théorie et expérience semblent avoir jailli dans leur pleine puissance et leur plein achèvement du cerveau de ce « Newton de l'électri- cité ! ». Son ouvrage (Théorie des phénomènes électro- dynamiques uniquement déduite de f expérience, Mém. de l'Acad., VI, 1823, paru en 1827) est parfait dans la forme, inimitable pour la précision de l'expression ; et le bilan de cet ouvrage est la formule d'où tous les phénomènes élec- triques peuvent être déduits et qui restera dans tous les temps comme la formule cardinale de l'électro-dynamique. Ampère recueillit donc, de 1820 à 1827, tandis qu'il faisait ces merveilleuses expériences auxquelles vinrent assister, dans sa modeste maison de la rue des Fossés-Saint-Victor, tous les savants de l'Europe de passage à Paris, les fruits de la haute culture mathématique à laquelle il avait aupa- ravant donné près de trente ans de sa vie ; et c'est à elle qu'il dut, non moins qu'à la puissance de son imagination et qu'à son habileté d'expérimentateur, la valeur et la soli- dité de son œuvre. Ampère a réuni les qualités maîtresses qui font le grand physicien : le génie de l'expérience, le génie de l'analyse. N'oublions pas qu'il fut, par ses tra- vaux, l'initiateur de tant de grandes découvertes qui sont la gloire du siècle ; n'oublions pas non plus qu'il a fait faire un pas considérable à la doctrine de l'unité des forces de la nature, en ramenant à une seule deux classes de phénomènes considérés jusqu'alors comme absolument séparés et distincts. Une autre partie de la physique dont les progrès sont remarquables dans la première moitié du siècle, et qui deviendra, dans la période suivante, le point de départ d'une réforme profonde de la physique dans son ensemble, est la science de la chaleur. Là encore, les physiciens fran- çais occupent une belle place dans l'histoire de la science, et ont trouvé des lois ou formulé des théories d'une extrême importance. 1. Lehrbuch der Electricitôt, FI, p. 216. 74 ÉTUDES D HISTOIRE DES SCIENCES. Tandis qu'en Allemagne et en Angleterre, deux hommes, Benjamin Thomson, plus connu sous le nom de comte de Rumford, et llumphry Davy, déduisent d'expériences mémorables sur la chaleur dégagée par le frottement des conséquences incompatibles avec les théories courantes, mais ne parviennent point à les faire accepter, presque partout ailleurs l'activité des physiciens s'absorbe dans des recherches de pure expérience, sans lesquelles au reste les théories mécaniques futures de la chaleur eussent été impossibles. Gay-Lussac (1778-1850) a laissé, dans des recherches de ce genre, une réputation considérable et méritée : physicien et chimiste, il a le plus souvent dirigé ses travaux vers des sujets appartenant aux deux do- maines voisins de la physique et de la chimie ; les plus remarquables sont ceux qui le conduisirent à établir cette loi que le coefficient de dilatation est le même pour tous les gaz, et qu'il est indépendant de la pression ; en même temps, il en donnait la mesure, qui est, selon lui, de 0,375. Signalons aussi sa détermination de la chaleur spécifique de l'air tant sous pression constante que sous volume cons- tant, et la découverte d'une loi qui devait en chimie jouer un si grand rôle, celle des proportions volumétriques des gaz dans leurs combinaisons : autant de fondements indis- pensables, en somme, avec la loi de Mariotte, d'une théo- rie des gaz, qui sera dans un avenir prochain la pièce principale de la science mécanique de la chaleur. A la même famille d'esprits appartiennent Dulong (1785-1838) et Petit (1791-1820). qui entreprirent ensemble, vers 1818, une série de travaux sur les chaleurs spécifiques, et qui en déduisirent cette remarquable loi, laquelle reste un problème pour notre moderne science de l'énergie, que le produit du poids atomique et de la chaleur spécifique de tous les corps simples est une quantité constante. Pendant que ces recherches fécondes s'accomplissaient sur un terrain purement expérimental, un mathématicien de premier ordre, Fourier, travaillait, depuis 1807, à résoudre complètement et par une voie strictement analy- l'histoire DES SCIENCES AU XIXe SIÈCLE. 75 tique le problème de la propagation de la chaleur. L'œuvre de Fourier (la Théorie analytique de la chaleur, achevée el publiée en 1822) fait époque dans la science : sans renou- veler, comme le fera la génération suivante, la notion de la chaleur, dont il compare la propagation à celle d'un courant, persuadé au contraire que les phénomènes ther- miques constituent « un ordre spécial de phénomènes qui ne peuvent s'expliquer par les principes du mouvement et de l'équilibre * », il se propose uniquement d'en ramener les manifestations aux termes d'un certain nombre d'équa- tions différentielles, et, comme disait Newton, sans recou- rir à aucune « hypothèse » physique, d'en donner l'expres- sion mathématique, exacte et précise. Fourier y réussit au delà de toute espérance ; et non seulement par là il enrichit la physique d'une théorie complète de la conduc- tibilité, mais encore il y trouve l'occasion de faire bénéfi- cier l'analyse de méthodes d'intégration qu'il avait dû découvrir et généraliser au cours de ses recherches. Sadi Carnot (1796-1832). — Deux ans après la publica- tion de la Théorie de Fourier, paraissait à Paris, en 1824, une autre œuvre capitale, qui, chose étrange, passa ina- perçue des contemporains, les Réflexions sur la puissance motrice du {eu et les machines propres à développer celte puissance. L'auteur, Sadi Carnot, troisième fils du grand Carnot, et capitaine du génie, n'avait alors que 28 ans ; huit ans plus tard, le choléra l'emportait, et emportait peut-être avec lui l'idée qui semble s'être présentée à son esprit (de 1824 à 1832) de l'équivalence quantitative du travail mécanique et de la chaleur. Les Réflexions n'en contiennent nulle trace ; tout au contraire, l'auteur s'y ral- lie à la thèse courante de la matérialité de la chaleur, en se contentant de comparer la chute de la température de la chaleur motrice à celle d'un cours d'eau. Il n'en est que plus remarquable qu'il ait pu mettre en pleine lumière le 1. Théorie analytique, Disc, prélim., p. 2. 76 études d'histoire des sciences. concept essentiel de la thermo-dynamique moderne, et qu'il l'ait fait de telle sorte que les maîtres de celte science, Clausius, Helmhollz et Thomson lui aient rendu l'hom- mage de l'avoir le premier complètement défini. L'idée maîtresse de Carnot est que, si l'on veut se rendre compte du travail effectué par une machine thermique, il faut, pour écarter toute circonstance étrangère, la ramener chaque fois à son étal initial, c'est-à-dire lui faire parcourir un cycle complet ; ce principe posé, Carnot établissait que le travail accompli par une machine thermique dépend exclusivement de l'intervalle de deux températures, celle de la source et celle du condenseur, qu'il est indépendant de la substance qui travaille, et qu'enfin il n'y a pas de machine plus parfaite qu'une machine réversible. De ces trois propositions, la première était obscure : Carnot y supposait qu'une quantité de chaleur, empruntée à la source, est transmise intégralement au condenseur, et que le travail dépend de la température initiale et finale de cette chaleur constante : proposition inacceptable que Clausius devait réformer plus tard, et modifier dans le sens des deux premières lois de la thermo-dynamique ; mais les deux autres étaient incontestables ; et non seulement elles contenaient en puissance la conséquence future de l'équivalence de la chaleur et du travail, mais elles intro- duisaient dans la science deux notions connexes qui en furent les idées directrices : la notion de cycle et la notion de réversibilité. Encore une fois, l'œuvre géniale de Carnot ne fut même point remarquée, ce qui ne peut s'expliquer que par l'obstacle presque infranchissable qu'opposait à toute vue théorique l'opinion partout reçue de la matérialité de la chaleur ; mais le temps était proche où le principe de la transformation des forces allait trouver dans la science de la chaleur une vérification éclatante, et où ce progrès même allait rappeler sur l'œuvre de Carnot l'attention qu'elle méritait. Déjà Ampère, vers 1832', rapprochait formellement la chaleur rayonnante des ondes lumineuses l'histoire DES SCIENCES AU XIXe SIÈCLE. 77 cl n'en faisait ainsi qu'un mode du mouvement. Les pro- grès de l'optique et de l'électro-dynamique, n'on moins que ceux de la science de la chaleur, conduisaient donc peu à peu la physique à renoncer aux agents matériels qu'elle reconnaissait sous le nom d'impondérables, et pré- parait l'avènement du principe fécond de l'unité des forces de la nature ou, plus exactement, de l'énergie constante dont tous les phénomènes ne sont que des modalités. Biot (1774-1862). — Ln nom, pour finir, doit être ici rappelé, celui d'un homme dont les travaux eussent pu être cités à propos de tons ceux dont nous avons fait l'histoire : à tous les problèmes nouveaux, posés par le développement des recherches expérimentales, qu'il s'agît de la lumière, de la chaleur, du magnétisme ou de l'élec- tricité, Biot a pris sa part et a laissé partout la marque d'un esprit pénétrant et profond : sa compétence univer- selle lui a permis d'écrire un Manuel de physique où il a à sa manière traité en physicien, et non en pédagogue, toutes les questions agitées de son temps ; et, encore une fois, il n'en est pas une seule qui n'ait reçu l'empreinte de son génie. D'où vient cependant qu'aucune de ses idées ou de ses théories n'aient survécu, comme celles d'un Fres- nel ou d'un Ampère, ou même d'un physicien moins émi- nent, Gay-Lussac par exemple ? A coup sûr, Biot égale, s'il ne dépasse, le dernier, et s'approche des plus grands ; mais, attaché aux idées newtoniennes par une foi sans mesure, il semble qu'il n'ait fait des prodiges d'invention, tels ses travaux sur la double réfraction et la polarisation, ou l'interprétation qu'il donne des expériences d'Ampère, que pour étendre les principes newtoniens aux décou- vertes nouvelles, et qu'il se soit stérilisé lui-même dans cet effort génial. Dans un domaine qui ne le comporte guère, Biot a représenté la réaction à outrance ; mais il mérite cet hommage que nul n'a mieux connu la science de son temps, mis plus d'intelligence à pénétrer les théories nouvelles, ou témoigné pour leurs auteurs plus de sympa- 78 études d'histoire des SCIENCES. Ihic vraie cl d'estime sincère ; et ce réactionnaire a eu ce mérite rare, que sa résistance même a servi la science el ne t'a point lui-même empêché de s'élever, par ses théories propres, à un rang illustre parmi les physiciens du siècle. III LES CHIMISTES La « Révolution chimique », pour employer un terme exact dont s'est servi M. Berthelot, est antérieure à l'autre ; en 1789, elle était accomplie depuis plusieurs années : de la doctrine de Stahl, qui avait eu son heure d'éclat et même d'utilité trop souvent contestée, bien qu'elle soit incontes- table, il ne restait plus que des ruines ; et Lavoisier, qui l'avait d'abord adoptée comme tout le monde, puis mise au nombre des hypothèses simplement vraisemblables, enfin attaquée pied à pied et définitivement détruite, a été le Galilée de la chimie moderne en lui léguant, comme Galilée à la physique, une méthode précise de mesure et d'analyse. Comme praticien et comme chimiste, Lavoisier a eu dans Priestley et Scheele, qui découvrirent l'oxygène avant lui, et même dans Cavendish, qui effectua le premier la syn- thèse de l'eau, des émules heureux, pour ne rien dire de plus ; mais s'il n'a point découvert l'oxygène, c'est lui qui, par une étude approfondie et strictement quantitative de la calcination et de la réduction, a établi son rôle exact dans ces opérations, et constitué, avec un esprit de suite et une méthode admirables, en physicien, comme on l'a dit souvent, la première théorie lumineuse et vraiment scienti- fique de la combinaison chimique. Par l'étendue de son action dans la nature, l'oxygène se prêtait à devenir le point central d'une étude générale des composés chi- miques ; cl Lavoisier sans doute a été par là même exposé 80 ÉTUDES D'HISTOIRE DES SCIENCES. à en exagérer l'importance, en en faisant par exemple l'agent unique de l'acidification ; mais il a, chemin faisant, établi les principes d'une méthode rigoureuse ; il a écrit le premier les termes pondéraux d'une équation chimique ; et les yeux toujours fixés sur le principe, qui en est le fon- dement, de l'indestructibilité de la matière ou de la masse, il a tout à la fois établi le vrai sens de ce qu'il faut entendre par éléments chimiques, et réuni, dans un ensemble systé- matique, les formes principales de leurs combinaisons. La nomenclature de Guyton de Morveau, inspirée des idées et des travaux de Lavoisier, représente exactement l'état de la science chimique, tel qu'il la concevait en 1786 : elle repose sur la double notion des acides et des bases, com- posés oxygénés binaires du premier ordre, qui constituent à leur tour, par la réunion d'un acide et d'une base, les sels ou composés binaires du second ordre. Les chimistes dans la suite ont dû renoncer à ces vues trop systéma- tiques et à certains égards trop étroites ; mais on ne peut méconnaître combien elles furent fécondes, et quels ser- vices elles rendirent à la science naissante. Le premier progrès décisif accompli dans la science après la mort de Lavoisier (1794) fut l'établissement des deux lois dites des proportions dé-l'inies et des propor- tions multiples qui devaient servir de base à la notion capi- tale des équivalents. La première est due à un chimiste français, Proust, la seconde à Dalton. Déjà les travaux de Wenzel et surtout de Richter sur les sels eussent dû faire pressentir la loi des proportions définies : car elle était implicitement contenue dans cette remarque de Rich- ter que lorsqu'un métal en précipite un autre de la disso- lution saline à laquelle il appartient, le poids de l'oxy- gène de la base reste en rapport constant avec le poids de l'acide correspondant. Mais il était réservé à Proust, esprit généralisateur et hardi, de saisir l'importance de cette vue ; et bientôt (1799-1802), s'appuyant sur la propor- tionnalité constante du poids de l'oxygène et du poids du métal dans la constitution des oxydes métalliques, ou du l'histoire DES SCIENCES AL XIXe SIÈCLE. 81 poids du soufre et du poids du métal dans celle des sul- fures, il soutenait cette conclusion que, dans tous les com- posés vrais, la nature associe les éléments constituants en proportions fixes et rigoureusement définies. Cette proposition, qui ouvrait sur l'affinité des corps élémentaires une vue si précieuse, fut le point de départ d'une polémique mémorable, autant par la courtoisie mutuelle des adversaires que par l'importance des résul- tats, entre Proust et Berthollet. La lutte se prolongea envi- ron sept années (1801-1808), et se termina naturellement à l'avantage de Proust. L'opposition de Berthollet prouve une fois de plus que les lois de la science ne conquièrent pas du premier coup la certitude qu'il nous plaît dans la suite de trouver si simple, et elle avait son origine dans des idées du grand chimiste sur l'affinité, qui ne concor- daient pas avec les vues de Proust, bien qu'elles fussent en principe tout à fait remarquables. Berthollet est le pré- curseur de ceux de nos contemporains qui songent à rap- procher dans une même unité les phénomènes chimiques des phénomènes physiques : le phénomène chimique par excellence est à ses yeux l'affinité, et l'affinité sera éclair- cie quand on l'aura ramenée aux lois ordinaires de l'attrac- tion newtonienne et en général de l'équilibre et du mouve- ment. De là le remarquable Essai de statique cliimique que Berthollet publiait en 1803, et où il développait l'impor- tance des modalités thermiques ou élastiques, physiques en un mot, des corps engagés dans les combinaisons. La pro- portion des masses de ces corps lui paraissait avoir, en particulier, une influence capitale sur l'issue des permuta- tions chimiques, et tout n'était point faux, comme on l'a compris plus tard, dans cette manière de voir ; mais, prise comme la prenait Berthollet, elle allait à l'encontre des expériences de Proust, et de là vint que les deux adver- saires firent des prodiges de dialectique, mais encore une fois, de dialectique courtoise, pour défendre leurs opinions respectives. Proust l'emporta, et, vers 1808, la loi des pro- portions définies était ncquise à la science . HANNKQUIN, I. c 82 études d'histoire des sciences. Vers le même temps, les travaux mémorables de Dalton conduisaient le grand chimiste anglais à une loi du même genre, à la loi dite des proportions multiples, sur laquelle à son tour il édifiait cette théorie remarquable que les corps simples entrent en quantités finies, parfois multiples les unes des autres, dans les combinaisons, qu'ils sont donc formés de particules insécables ou d'atomes, et qu'on peut appeler poids atomique la plus petite quantité (propor- tionnelle) d'un élément susceptible d'entrer dans une combinaison chimique. La base essentielle de l'atornisme chimique était ainsi posée et permettait à Dalton d'établir la première table de poids atomiques, en prenant pour unité celui de l'hydrogène. Équivalents (Wollaston), nombres proportionnels (Humphry Davy) et poids ato- miques (Dalton) avaient alors le même sens : une décou- verte française, qui date du même temps, allait provoquer une revision des premiers tableaux stœchiométriques, en jetant un jour nouveau sur la nature des combinaisons. Si les corps, en effet, ont la propriété très remarquable de s'unir en proportions (pondérales) strictement définies, Gay-Lussac montrait, en 1805, en collaboration avec A. de Humboldt, qu'à l'état gazeux — et un grand nombre de réactions chimiques se font, on le sait, dans cet état — les corps suivent dans leurs combinaisons une autre loi très simple : à savoir, qu'un volume de l'un s'unit exacte- ment à un volume, ou deux volumes, ou trois volumes de l'autre, et que dans les trois cas, ils donnent deux volumes de gaz composé. La loi de Gay-Lussac se reliait directe- ment aux théories de Dalton : si un volume de chlore s'unit exactement à un volume d'hydrogène pour faire deux volumes d'acide chlorhydrique, c'est qu'un volume de chlore doit représenter le poids d'un atome de chlore, et un volume d'hydrogène celui d'un atome d'hydrogène ; la coordination des deux lois s'imposait ; mais, chose étrange, ni Dalton ne voulut accepter la loi de Gay-Lussac, ni Gay-Lussac, attaché aux idées chères à Berthollet, la théorie de Dalton. Seul Berzélius devait faire son profit l'histoire DES SCIENCES AU XIXe SIÈCLE. 83 de la loi des proportions volumétriques pour déduire des densités gazeuses une détermination nouvelle des poids atomiques. Vers le même temps, l'Italien Avogadro en 1811, et Ampère en 1814, partaient des lois de Gay-Lussac pour établir une distinction célèbre entre les molécules et les atomes, qui fut plus tard d'une haute importance dans le développement des doctrines chimiques : sous le même volume, aux mêmes conditions de température et de pression, tous les gaz, simples ou composés, renfer- ment le même nombre de particules intégrantes ; mais il est fort possible que ces particules soient constituées elles- mêmes d'un nombre plus ou moins grand d'atomes asso- ciés ; les densités gazeuses indiquent donc simplement des poids proportionnels des molécules, ou poids molécu- laires, et il se peut qu'elles soient, dans la plupart des cas, des multiples des poids strictement atomiques. Berzélius fît cas de ces remarques profondes ; mais il les compromit par sa notion des atomes doubles et tomba dans des confu- sions qui ne furent corrigées que bien des années plus tard. Deux méthodes étaient donc déjà conquises, vers 1810, pour déterminer les équivalents et les poids atomiques des corps simples (les deux termes ne furent distingués nettement qu'à la suite des théories de Berzélius) ; Dulong et Petit en léguèrent une autre à la chimie (1819) en énon- çant leur hypothèse, déjà signalée plus haut, de la cons- tance du produit des chaleurs spécifiques des corps simples par leurs poids atomiques respectifs. On peut juger, par ces indications, des ressources nou- velles dont les chimistes étaient en possession, un quart de siècle environ après la mort de Lavoisier, pour étudier d'une manière précise la constitution des corps et pour coordon- ner dans des théories plus ou moins cornpréhensives le jeu variable à l'infini de leurs affinités. Vers 1830, la théorie régnante était celle de Berzélius : fondée d'une part sur les lois que nous avons rappelées, de l'autre sur l'électro- lyse, elle confirmait les vues dualistiques de Lavoisier, et, 84 études d'histoire des sciences. en les étendant d'une manière ù la fois ingénieuse et solide aux composés organiques, elle s'imposait à renseignement par sa clarté et aux savants eux-mêmes par sa puissance coordinatrice et par son unité. Le temps était proche cependant où des progrès nouveaux allaient s'accomplir et la rendre précaire : ils vinrent du développement de la chimie organique, et des vues nouvelles qui, en s'y intro- duisant, entraînèrent du même coup la réforme profonde de la chimie minérale. La conception dominante de Lavoisier, reprise et déve- loppée par Berzélius, était que les acides organiques sont de réels composés binaires, où un radical formé de car- bone et d'hydrogène (acides végétaux), ou bien de carbone, d'hydrogène et d'azote (acides tirés du règne animal) se comporte vis-à-vis de l'oxygène comme un corps simple ordinaire (l'azote, par exemple, clans le protoxyde d'azote) et s'acidifie en s'oxygénant. Berzélius n'avait fait que déve- lopper cette idée, mais, utilisant les progrès de l'analyse organique, dont le principe avait été indiqué par Gay-Lus- sac et Thénard, et les procédés tout récemment perfection- nés par Chevreul, il avait fixé les équivalents des princi- paux « radicaux » des acides organiques et assigné dans ces équivalents le nombre et le groupement des atomes constituants ; enfin, il avait soutenu que certains « oxydes » organiques, comme l'éther ordinaire, s'unissent à des acides anhydres pour former de véritables sels organiques, par exemple les éthers composés. La chimie organique de Berzélius n'était donc qu'une application et qu'une belle illustration du système dualistique de Lavoisier. Parmi les découvertes qui portèrent à cette construction sur tant de points artificielle des coups décisifs, il faut signaler en premier lieu celles d'un chimiste alors en pleine jeunesse, J.-B. Dumas : la substitution du chlore à l'hydrogène, atome pour atome, dans les corps organiques hydrogénés, que Dumas étudie vers 1834, était en contra- diction flagrante avec la conception fondamentale de Ber- zélius : ces corps ne constituent point des édifices binaires, l'histoire des SCIENCES AU XIX0 SIECLE. 85 mais des édifices simples, fondés sur un groupement dont les propriétés ne sont point altérées par la substitution, mais se conservent au contraire sensiblement les mêmes à travers toute une série de produits dérivés, qui forment ainsi une sorte de famille et représentent un type. Dans la défense de cette idée féconde, qui allait renouveler la chimie organique, Dumas fut secondé par un de ses élèves, Laurent, qui lui donna un développement hardi ; enfin Gerhardt, élève et ami de Laurent, amené à reviser de proche en proche toutes les formules de Berzélius, reten- dait peu de temps après à la chimie minérale, où avec une sûreté de logique incomparable il réformait les vieilles notions des sels, des acides et des bases. Des travaux remarquables de ces trois hommes, dont le chef incontesté fut Dumas, est sortie la chimie atomique moderne ; leur grand mérite, en substituant le point de vue unitaire au point de vue dualistique, fut d'introduire dans la science l'idée féconde des produits dérivés et des types, et de rap- procher ainsi, dans des groupements et des notations rationnelles, des séries de corps voisins par leurs pro- priétés et leur constitution. Du même coup la chimie deve- nait une langue bien faite, et conquérait pour ses for- mules la valeur objective et la fécondité qui sont la marque d'une méthode sûre d'elle-même et d'une science établie sur de solides fondements1. 1. La suite devait parler des sciences naturelles ; elle n'a mal- heureusement pas été rédigée. LES NOUVELLES GÉOMÉTRIES A PROPOS D'UNE ÉTUDE DE M. RENOUVIER1 Le deuxième volume de l'Année philosophique 2, publiée sous la direction du très savant et très distingué M. F. Pil- lon, contient, comme le précédent, une bibliographie com- plète des ouvrages philosophiques ayant paru en français dans l'année 1891. (I. Métaphysique, psychologie et philo- sophie des sciences. — II. Morale et philosophie reli- gieuse. — III. Philosophie de l'histoire, sociologie et péda- gogie. — IV. Histoire de la philosophie.) L'Année philosophique est donc, ainsi d'ailleurs que son nom l'indique, une véritable Revue annuelle de philoso- phie qui met sous les yeux du lecteur, grâce à des comptes rendus très consciencieux, très nets et presque toujours très suffisamment développés, le mouvement des idées générales dans notre pays. Mais elle répond encore d'une autre manière au caractère essentiel d'une Revue, surtout quand cette Revue est, comme celle-ci, l'organe d'une importante école : elle présente au lecteur des études approfondies, signées par les chefs de l'école, sur des sujets d'ordinaire empruntés aux préoccupations actuelles des philosophes et des savants ; et à ce titre elle mérite elle- même d'être comptée parmi les productions les plus dignes de remarque de la philosophie française. — L'Année philo- 1. Article publié flans la Revue du Siècle, septembre 1S09, Lyon. 2. Deuxième année, 1891. Paris, F. Alcan, 1892. 8S ÉTUDES D HISTOIRE DES SCIENCES. sophique de 1891 contient trois études de ce genre : l'une de M. Rcnouvier sur la philosophie de la règle et du com- pas, la seconde de M. Pillon sur Y évolution historique de l'atomisme, la troisième de M. Dauriac sur le positivisme en psychologie à propos des Principes de psychologie, de M. William James. L'article de M. Renouvier, consacré en partie à l'étude et à la critique des principes sur lesquels on prétend de nos jours édifier des géométries différentes de la géométrie d'Euclide, nous inspire sur ces dernières les réflexions sui- vantes, que nous demandons la permission d'exposer au lecteur. On dit souvent de notre siècle qu'il est le siècle de la science ; et cela est vrai non seulement parce que la science des siècles précédents lui a été transmise en un tel état qu'elle allait rencontrer, comme d'elle-même et par son développement naturel, les plus merveilleuses applications, mais encore parce qu'il a vu la naissance et le progrès rapide de sciences inconnues ou à peine constituées. Inven- teurs, nous l'avons été au sens vulgaire comme au sens le plus élevé du mol ; et ce qui fait la grandeur du siècle qui finit, c'est précisément que l'invention vulgaire, l'invention des machines et des instruments appliqués à la satisfaction de nos besoins individuels et sociaux, s'y est trouvée cons- tamment inspirée, dirigée, dominée, sinon déterminée, par l'invention théorique et désintéressée. Notre reconnaissance ne s'y est point trompée : elle a élevé des autels à la science, et, entre toutes, à celle qui, par son universelle application à tous les phénomènes donnés dans l'étendue, semble être l'instrument et, qui plus est, l'instrument de précision dont se servent toutes les autres, en même temps qu'elle en est le type et le modèle par le caractère d'absolue certitude de ses démonstrations : nous avons nommé la science mathématique. Or, tandis que la foule demeure prosternée et proclame infaillible la science du géomètre, sinon, comme il arrive, le géomètre même, voici que du fond même du sanctuaire LES NOUVELLES GEOMETRIES. 89 se sont élevées des voix qui remettent en question la science tout entière. Quelle que soit la rigueur des démonstrations, inatta- quables de l'aveu de tout le monde dès qu'on accepte cer- tains principes, on comprend, en effet, qu'elles ne valent, en un sens, que ce que valent les principes sur lesquels on les fonde, et ce sont ces principes qu'il est venu à l'esprit de certains géomètres, et même des plus grands, de révo- quer en doute. Comment cela est possible, une remarque et un exemple vont le faire comprendre. Commençons par la remarque. Le caractère de la démonstration est d'obliger l'esprit, bien plus, de le con- traindre à accepter la vérité d'une proposition quand on a fait la preuve qu'elle est la conséquence nécessaire de deux ou de plusieurs propositions absolument certaines. Mais comme la certitude de celles-ci à leur tour n'a point d'autre fondement qu'une preuve de même genre, il est clair qu'en remontant la série nécessairement finie des propositions démontrées, on ne saurait manquer de rencontrer à l'ori- gine de la démonstration certaines propositions qui s'impo- sent peut-être à notre acquiescement, mais dont il faut reconnaître qu'elles échappent pourtant à toute démonstra- tion. Tels sont par exemple en géométrie les axiomes, les définitions, et ce qu'Euclide appelait les demandes ou pos- tulats. De ces trois sortes de propositions, toutes indémon- trables, il est convenu de dire qu'elles sont évidentes ; encore ne sont-elles point évidentes au même titre et, à pre- mière vue, le nom de postulat suffirait à le prouver : je demande qu'on m'accorde qu'on ne peut, par un point extérieur à une droite, mener dans le même plan qu'une parallèle à cette droite ; et je ne demande jamais, la demande serait superflue, qu'on m'accorde que le tout est plus grand que la partie. C'est donc que l'acquiescement me paraît en un cas moins assuré qu'en l'autre, puisque j'en suis réduit à le demander dans l'un, tandis que \e suis sûr de l'obtenir dans l'autre. D'où vient cela ? De ce que, dans 90 ÉTUDES D'HISTOIRE DES SCIENCES. le second cas, dans le cas des axiomes, énoncer le sujet de la proposition, c'est déjà, quoi qu'on fasse, énoncer l'attri- but, par ce motif très simple que le sens du sujet renferme implicitement le sens de l'attribut ou, comme disent les logiciens, parce que le jugement qui rapporte l'un à l'autre est un jugement analytique. Ce serait donc parler sans savoir ce qu'on dit, ce serait se contredire que de nier un axiome, et s'il n'est pas possible d'en fournir la preuve, il n'est pas plus possible de le contester. — Mais il n'en est plus de même dans le cas des postulats : on me demande d'accorder qu'un prédicat convient à un sujet, parce que premièrement on se déclare incapable de le démontrer, mais aussi en second lieu parce que le prédicat, non con- tenu dans le sujet, ajouterait à son sens, si on l'en affir- mait, une signification qui originairement n'y était point comprise. Un postulat est donc un jugement synthétique, puisqu'on joint au sujet, puisqu'on pose avec lui aller du premier au nième terme d'une série par ènuméra- tion ou par un mouvement continu de l'esprit, c'est lier et réunir dans un rapport unique la somme des rapports des jugements séparés, et c'est produire un jugement nouveau, non moins original que les jugements précédents et au fond de même nature, tandis que la conclusion dans un vrai syllogisme ne fait que transférer sur le plus petit extrême, grâce à l'interposition du moyen, une affirmation déjà vraie du moyen, et partant n'ajoute rien à notre con- naissance. Le syllogisme plus complexe est donc moins qu'un jugement, parce qu'il n'est que le transfert sur le petit extrême d'un rapport déjà connu, d'une connaissance acquise ; rémunération, au contraire, qui n'est qu'un juge- ment, est une somme de rapports (de A à B, de B à C, de C à D, de D à... n), qui constitue comme telle un rapport tout nouveau (rapport unique et direct de A à n) et en défi- nitive une connaissance nouvelle. Le syllogisme est donc un instrument stérile, bon tout au plus pour enseigner aux autres ce que l'on sait déjà, artifice de rhétorique et non pas procédé d'invention, tandis que l'énuméralion, jugement qui condense en un rapport unique une somme de rapports et qui les organise, produit une connaissance et constitue, avec la déduction dont elle est le développe- ment, un véritable ars inveniendi. Au passage que nous venons de citer, il faut en ajouter un autre de la règle XIV, aussi explicite que le premier : Dcscarles y insiste sur la valeur démonstrative de la « simple comparaison », du moins lorsqu'il s'agit de la similitude ou de l'égalité des grandeurs, et il conclut avec force que dans tout raisonne- ment ce n'est que par comparaison que nous connaissons la vérité avec précision : « adeo ut in omni raliocinatione per comparationem tantum veritalem agnoscamus * ». A l'appui de cette vue, il donne un exemple qui sonne, il est vrai, comme un syllogisme : tout A est B, tout B est C, donc tout A est C ; et il ajoute : « comparantur inter se l. P. 67. 230 études d'histoire de l.v philosophie. quaesitum et dalum, nempe A et C, secundum hoc quocl utrumque sit B » ; mais il sent, plus, à vrai dire, qu'il ne l'explique, entre le procédé comparatif qu'il décrit et le syllogisme une telle différence, qu'il s'empresse de nou- veau à marquer sa répugnance pour ce dernier, et recom- mande au lecteur, comme une chose indispensable, d'en rejeter l'usage, pour ne s'attacher en dehors de l'intuition simple (purum unius rci solitariae inluitum) qu'à la com- paraison de deux termes ou de plus de deux termes entre eux (ornnem cognitionem... kaberi per comparationem duorum oui plurium inter se i). Enfin nous citerons comme troisième document la fin de cette même règle XIV : Descaries y rappelle que les mathé- matiques ne considèrent que deux objets, l'ordre et la mesure. Pour ce qui est de l'ordre, dit-il, et des séries bien ordonnées, les termes y sortent pour ainsi dire les uns des autres (unae ad alias re[eruntur ex se solis), sans qu'il soit nécessaire de faire intervenir un troisième terme ou moyen ~. Autrement en est-il de la mesure, qui exige un moyen terme : car si je veux connaître la proportion exacte qui existe entre les grandeurs 2 et 3, je n'y puis parvenir sans considérer un troisième terme 3, à savoir l'unité, com- mune mesure des deux grandeurs proposées. La mesure des grandeurs semblerait donc ne pouvoir être accomplie que par un syllogisme, tant s'en faut que le syllogisme repoussé par Descartes en toute occasion comme forme sinon légitime, du moins utile de raisonnement, puisse être exclu même des mathématiques. Mais ne nous lais- sons point tromper par une apparence : le moyen terme du syllogisme est une espèce, servant d'intermédiaire entre une espèce plus basse et un genre plus élevé (subsomp- tion) ; et, à vrai dire, il n'y a pas de raisonnement syllo- gistique qui puisse se faire sans moyen terme, et qui, 1. Reg., XIV, p. 67. « Sed quia... syllogismorum formae niliil juvant, etc. » 2. Id., p. 76 : « Agnosco enim quis sit ordo inter A et u, nullo alio considerato praeter utrumque extremum. » 3 P. 76. LA MÉTHODE DE DESCARTES. 231 conséquemment, n'ait avec précision trois termes, pas un de plus, pas un de moins. Or, dans la mesure des gran- deurs, l'unité ne sert point à opérer la subsomption du petit terme sous le grand, et il n'y a, à vrai dire, ni petit terme, ni grand terme, ce qui ôte à l'unité tout pouvoir de jouer, dans cette opération, le rôle d'un véritable moyen terme. Au reste, s'il n'y a de syllogisme vrai que là où il existe un moyen terme et par le moyen terme, Descartes insiste tout le premier sur une raison profonde qui exclut le syllogisme même de la mesure des grandeurs. « Il faut savoir, écrit-il à la suite des passages que nous venons de citer, que les grandeurs continues (et mesurables *), grâce au choix d'une unité auxiliaire, peuvent être réduites par- fois à la forme des grandeurs numériques (ad multiiu- dinem) et qu'elles le peuvent toujours tout au moins en partie ; or (après cette réduction 2), le nombre des unités (mulliludinem unitaium) peut être disposé dans un ordre 3 tel que la difficulté attachée à la connaissance de la mesure ne dépend plus que de la seule inspection de l'ordre », et par conséquent, ajouterons-nous, si nous nous rappe- lons les conditions de la déduction relative à l'ordre, énon- cées par Descartes quelques lignes plus haut, n'exige plus aucun troisième terme, et par conséquent ne dépend au fond d'aucun syllogisme. Pargny, 3 iuillet 1905. 1. J'ajoute « et mesurables ». 2. Ajouté par moi. 3. Je souligne. LA PREUVE ONTOLOGIQUE CARTÉSIENNE DEFENDUE CONTRE LA CRITIQUE DE LEIBNITZ1 1 Des diverses critiques dirigées par Leibnitz contre la philosophie de Descartes, l'une des plus remarquées est celle qu'il a faite de la célèbre preuve de l'existence de Dieu, développée dans la cinquième Méditation. Ce n'est pas que cette preuve lui parût manquer de force : dans sa philosophie définitive on peut dire au contraire qu'elle occupe le premier rang, et que toutes les autres, sans elle (notamment la preuve a contingentia mundi), resteraient incomplètes ou même sans valeur. Mais dès qu'il en eut pris connaissance, lors d'une première lecture approfondie qu'il fît à Paris des œuvres de Descartes, s'il fut frappé de ce qu'elle renfermait d'excellent, il le fut en même temps d'un défaut radical qu'il prétendait y voir, et qu'il a maintes fois relevé en ces termes : la première condition pour que de l'idée d'un être souverainement parfait on puisse légiti- mement déduire qu'il existe, c'est qu'une telle idée n'enve- loppe aucune contradiction, ou, ce qui revient au même dans la pensée de Leibnitz, c'est que Dieu soit possible 2. 1. Extrait de la Revue de Métaphysique et de Morale, numéro de juillet 1896. 2. Voy. notamment Colloquium cum Eccardo de 1677, Gerhardt, Philos. Schri[tcn, t. I, p. 213 sqq ; — diverses pièces contre le cartésianisme, IV, p. 2'J3, 359, 402 sqq ; — enlin Meditationes de Cognilionc..., p. 424. 234 études d'histoire de la philosophie. lui un tel sujet, moins qu'en aucun autre, un préjugé favo- rable, tiré de l'apparente clarté de la notion du parfait, ne saurait suffire : et Leibnitz à ce propos cite les notions en apparence très claires, et pourtant contradictoires, du « plus grand de tous les cercles » et du « mouvement de la dernière vitesse * ». De la possibilité de Dieu, c'est donc une preuve en règle qu'il fallait apporter : et c'est ce dont Des- caries, abusé par le critère insuffisant de la clarté de nos idées2, a commis la faute grave de ne point se soucier. De là vient que sa démonstration a pu passer pour un sophisme aux yeux de quelques-uns. L'accusation est excessive. Tout ce qu'on en peut dire, c'est qu'elle est imparfaite 3. Mais en y ajoutant le complément nécessaire, on peut en outre la débarrasser d'une complication qui la rend vulné- rable sur un autre point, et lui donner à la fois plus de simplicité et de solidité. Descartes raisonne ainsi : l'être dont j'ai l'idée est l'être tout parfait, c'est-à-dire un être dont la nature enveloppe toutes les perfections ; or l'exis- tence en est une ; donc à la nature d'un tel être appartient, l'existence. Mais, devançant ici la critique de Kant, Leib- nitz demande dès 1677 4 la preuve de la mineure, et la déclare impossible : à moins d'aller jusqu'à soutenir, comme semblent l'avoir fait certains cartésiens, et notam- ment Eckhard, l'interlocuteur (en 1677) et le correspondant de Leibnitz, que l'existence est la perfection même et le néant l'imperfection (ens perlectum est ens purum, quod nullo modo est non-ens) 5, il faut renoncer à saisir aucun lien d'identité, aucun lien analytique entre l'être et le par- fait. La perfection n'est pas, ainsi que le dit Leibnitz en une formule frappante, dans le fait brutal d'être ; autre- 1. Gerhard!. IV, p. 293 sq. — Cf. p. 359 et 424. 2. Voy. a ce sujet les Médita lianes de Cognilione, Veritate et Ideis, de 1684. Gerhardt, IV, p. 422. 3. Loc. cit., p. 292, 293 et 405. 4. Colloquium cum Eccardo, loc. cit., \>. 212. et les lettres qui suivent. 5. Gerh., I. p. 215. LA PREUVE ONTOLOGIQUE CARTÉSIENNE. 235 ment la pierre qui existe l'emporterait en perfection sur l'homme seulement possible, ou la douleur présente sur le plaisir absent ; elle consiste dans la bonté intrinsèque de l'être réalisé : « non esse, sed bene esse perlectio est 1. » Bref, pour qui se rend compte qu'il n'y a d'existant que ce qui fut d'abord possible, et qu'à la richesse intrinsèque du possible ou de l'essence l'existence n'ajoute rien, mais que seulement elle l'actualise, il est clair que l'esprit ne saurait rien saisir de plus dans l'existant que dans le pur possible. L'être tout parfait possible est donc égal en perfection à l'être tout parfait existant ; et de l'idée que nous avons de la toute perfection, nous ne saurions tirer ce qu'elle ne contient pas, à savoir l'existence. Il y a donc un intérêt majeur à dégager la preuve carté- sienne d'une notion qui la rend précaire et qui, au surplus, est tout à fait inutile. Dieu en effet ne nous apparaît pas seulement comme l'être tout parfait ; nous le connaissons aussi comme l'être dont l'essence implique l'existence ; et l'idée de perfection n'avait même d'autre objet, dans la pensée de Descartes, que de nous faire saisir la liaison indissoluble, dans la nature de Dieu, de l'essence et de l'existence. Mais si nous y échouons, par cet intermédiaire, qu'avons-nous donc besoin aussi d'y recourir ? De l'être dont l'essence implique l'existence, ou de l'être par soi (ens a se, ens necessarium), nous n'avons pas moins la notion, opposée à l'idée de l'être par autrui, que nous n'avons celle de l'être toul parfait ou infini, opposée à l'idée de l'imparfait et du fini. Omettons donc l'idée de perfection 2, inutile à la preuve, et raisonnons de la manière suivante : Ens, de cuius essentiel est existenlia, necessario existit : Deus est ens, de cuius essentiel est existentin ; 1. Ibid., p. 221. Voir l'exposé très exact et complet de toute cette discussion dans la thèse latine de M. Mabilleau, De perfectipnei apud Leibnilium, Paris, 1881, p. 4, sqq. 2. Cette omission de l'idée de perfection, Leibnitz la réclame à maintes reprises : voy. Gerhardt, I, p. 213 (1677, IV, p. 359 (un peu avant 1692), p. 402 (1700), etc. 236 ÉTUDES D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE. Ei(jo Dcus neccssario exialil. On a l'ait honneur à Leibnitz, non sans raison assuré- ment, d'avoir remarqué la nature synthétique du jugement qui affirme l'existence nécessaire de L'être tout parfait. Est-ce à dire qu'il y ait vu, comme il semble qu'on ait été aussi tenté de le soutenir, le fondement véritable de la preuve ontologique, fondement qui serait resté inaperçu de Descartes et qu'il aurait le premier solidement établi ? L'exposé qui précède rend cette thèse difficile à défendre. Car à quoi tend tout l'effort de Leibnitz ? non ù coup sûr à concentrer la preuve dans cette première synthèse, mais au contraire à l'en débarrasser, comme d'un élément qui ne peut qu'en ruiner la force démonstrative. La vraie démonstration, c'est l'opinion bien conrîue de Leibnitz, n'emploie que des propositions analytiques ou identiques : et aussi bien, quand il exclut de la preuve la notion carté- sienne de la perfection pour y substituer celle de l'Être par soi, sa correction n'a d'autre effet que de rendre analy- tique au suprême degré l'argument cartésien, et d'en faire disparaître, du moins en apparence, toute trace de syn- thèse. L'argument de Descartes avait donc ce défaut, que, même en démontrant la non-contradiction de l'idée du par- fait, on ne passait point d'emblée à la conclusion de son existence. Les choses sont maintenant disposées de telle sorte qu'au contraire le passage s'effectue de lui-même, pourvu qu'on établisse la non-contradiction de l'idée de l'Être par soi. La preuve de l'existence de Dieu revêt ainsi une forme saisissante : pour prouver que Dieu existe, c'est assez de démontrer seulement qu'il est possible ; et, comme dit Leibnitz, nous disposons ici de l'unique modale * qui jouisse du privilège d'atteindre l'existence. Il y a plus, la présomption est telle en faveur de la possibilité soit de l'Être par soi, soit de l'Être tout parfait 2. qu'il faut presque prouver l'impossibilité de Dieu pour croire qu'il n'est pas. 1. Gerh., IV. pp. 402 et 406. 2. Ibid., pp. 294 et 404. LA PREUVE ONTOLOGIQUE CARTÉSIENNE. 237 Le mérite de Descartes est donc considérable, puisqu'il a élevé à un si haut degré la probabilité de l'existence de Dieu ! ; mais il l'eût élevée jusqu'à la certitude, si en vrai géomètre 2, il n'eût rien avancé qu'il n'eût pris garde tout d'abord de justifier pleinement. II Nous examinerons plus loin s'il était préférable, comme le soutient Leibnitz, de substituer dans l'argument à la notion du parfait celle de l'Être par soi, et si l'on faisait vraiment ainsi l'économie d'une preuve difficile, ou même d'une démarche superflue de l'esprit. Mais, en tout état de cause, et qu'on partît de la première ou de la seconde, le point capital, selon Leibnitz, était d'en montrer avant tout la possibilité. Il est temps de nous demander à présent pour quelle raison profonde ce devoir s'imposait, et s'il est juste d'accuser Descartes de s'y être soustrait ou même de l'avoir complètement méconnu. A première vue, on est tenté de trouver excessive l'im- portance qu'attache Leibnitz à ce qui ne nous paraît être qu'une question de méthode, qu'une précaution logique. Etablir qu'une notion n'est pas contradictoire, quand il s'agit de franchir le passage de la représentation au réel, d'une idée de l'esprit à son objet absolu, cela n'est pas inutile sans doute, puisque la contradiction ruinerait, même dans l'esprit, à plus forte raison dans sa portée objective, la valeur de l'idée ; mais que nous en soyons beaucoup plus avancés, que nous le soyons assez surtout pour que la preuve soit achevée et qu'elle ait la rigueur d'une preuve mathématique, c'est ce que nous avons d'abord quelque peine à comprendre. Mais c'est qu'aussi nous ne pouvons plus, sans nous faire violence, rentrer exactement dans la pensée de Leibnitz. Nous avons l'illu- 1. Ibid., p. 406. 2. Ibid., pp. 401, 402 et 405. 238 études d'histoire de la philosophie. sion d'inlerpréler comme lui le principe d'identité, quand, après lui, nous répétons qu'il est la mesure du possible ; en fait, il n'en est rien ; car si nous faisons encore de la contradiction le signe de l'impossibilité, nous ne faisons plus, en revanche, de la non-contradiction celui de la pos- sibilité : nous prononçons l'impossibilité absolue, radicale, hors de nous comme en nous, d'un triangle carré ; mais la parfaite convenance logique de la notion du triangle n'entraîne ni qu'il existe, ni môme qu'il soit possible qu'il existe, en fait, un triangle conforme à la définition géo- métrique. Il est donc clair que nous ne sommes plus placés au point de vue de Leibnitz : et ce qui nous sépare, c'est la portée qu'il donne, et que nous ne donnons plus, au logique et au vrai. Le vrai est, à ses yeux, la mesure même de l'être ; non sans doute que le vrai enveloppe nécessaire- ment et toujours l'existence ; mais rien n'existe, en revanche, qui ne soit vrai d'abord ; et en ce sens le vrai exprime par avance toute la réalité de l'être, en même temps qu'il la fonde et qu'il la rend possible. Réalité et possibilité sont donc étroitement liées, et même le sont à ce point que, du point de vue du vrai et de la connaissance. à la réalité de l'essence, l'existence n'ajoute rien qui se puisse définir. La vérité ainsi conçue n'est donc plus, à beaucoup près, ce que nous persistons à appeler du même nom : nous, modernes, depuis Kant, nous l'avons circonscrite dans les strictes limites de notre connaissance et de notre con- science, tandis que, pour Leibnitz. elle est, comme pour Descartes et comme pour Platon, l'intelligible même, l'éter- nel exemplaire de toute réalité, et même tout le Réel, qui ne passe qu'en partie à l'existence, bien loin que l'existence y ajoute jamais un complément quelconque. Mais par là même la vérité, mise hors de la conscience, n'est peut-être plus accessible à notre connaissance ; et il en serait ainsi, si Leibnitz ne posait, comme un postulat indiscutable, l'identité du logique et du vrai, du vrai, que nous connais- LA PREUVE ONTOLOGIQUE CARTÉSIENNE. 239 sons, et de l'intelligible, auquel nous relient et duquel nous rapprochent les principes premiers de notre connaissance. Entre l'idée et l'être un terme s'impose donc, que nous ne voyons plus, mais qui, aux yeux de Leibnitz, assurait au principe de contradiction une portée singulière. Ce terme, c'est l'essence, qui, étant vérité, vérité fragmentaire ou vérité totale, ne saurait être différente de notre vérité. Et si la condition de notre vérité est non seulement la clarté, mais la distinction de l'idée, disons mieux, la com- patibilité vérifiée de tous ses éléments, la non-contradic- tion devient ainsi le signe que cette idée est vraie, qu'elle atteint une essence, et, de plus, dans l'essence, un possible réel, auquel il ne manque plus, dans la plupart des cas, pour être qu'une raison d'être. Sauf celte restriction, née de ce que, pour Leibnitz, pas plus d'ailleurs que pour Des- caries, toute essence n'enveloppe pas l'existence néces- saire, « mais seulement la possible », la non-contradiction d'une idée, quelle qu'elle soit, nous donnerait l'existenee en même temps que l'essence. Et il va donc sans dire qu'elle nous la donne d'emblée, quand la nature de l'être défini est telle que l'existence t'ait partie de son essence. Telle est précisément la nature de Dieu ; et telle est la raison pour laquelle démontrer seulement qu'il est pos- sible, c'est démontrer qu'il est. La possibilité réelle ou, en un mot, l'essence, est donc l'intermédiaire que l'idée doit atteindre, sans quoi il n'y aurait pas de preuve ontologique. D'une idée de l'esprit et qui ne serait rien qu'une idée de l'esprit, on aurait beau tirer des prédicats sans nombre, ces prédicats resteraient des idées de l'esprit, d'où l'on ne pourrait rien conclure relativement à l'être. Et c'est précisément la critique que Descartes, dans sa Réponse à Catérus, adresse à saint Anselme, ou du moins à l'auteur qui, selon saint Thomas, prétendait démontrer l'existence de Dieu, pourvu seule- ment qu'on entendît pleinement « ce que signifie ce nom Dieu ». Voici l'argument, dans les termes mêmes où l'expose Descartes : « Lorsqu'on comprend el entend ce 240 études d'histoire de la philosophie. que signifie ce nom Dieu, on entend une chose telle que lien de plus grand ne peut être conçu ; mais c'est une chose plus grande d'être en effet et dans l'entendement, que d'être seulement dans l'entendement : donc, lorsqu'on comprend et entend ce que signifie ce nom Dieu, on entend que Dieu est en effet et dans l'entendement *. » A quoi Descartes riposte avec vivacité : « Où il y a une faute mani- feste en la forme ; car on devait seulement conclure : donc, lorsqu'on comprend et entend ce que signifie ce nom Dieu, on entend qu'il signifie une chose qui est en effet et dans l'entendement ; or ce qui est signifié par un mot, ne paraît pas pour cela être vrai. » Ne nous y trompons pas : par signification d'un mot Descartes entend ici beaucoup plus que le mot, et il entend l'idée que le mot signifie ; mais nous avons deux sortes de notions : celles qui ont un objet dans une essence réelle, dans un intelligible, dans une vérité, qui sont vraies par là même (idées claires et dis- tinctes), et dont Leibnitz dira que les définitions qu'on en peut donner sont réelles ; et celles qui, au contraire, n'ayant pas un tel objet, dépendent en quelque façon, sinon tout à fait, de l'arbitraire de l'esprit, et qui répondent aux défi- nitions nominales 2 de Leibnitz. « Ce qui est signifié par un mot », c'est donc pour Descartes l'équivalent exact, en ce qui regarde du moins leur rapport avec l'être, de ce que nous appelons une idée de notre esprit, une représenta- tion, en ce sens que nul n'a le droit d'inférer d'une idée rien qui puisse par là même être affirmé d'une chose. La seule différence est que toutes nos idées, pour nous, sont dans ce cas, tandis que, pour Descartes et tous ses succes- seurs jusqu'à Hume et surtout jusqu'à Kant, seules offrent ce défaut les idées qui enveloppent toujours, ou qui enve- loppent encore, quelque obscurité ou quelque confusion. Ainsi comprise, la riposte de Descartes, que nous venons de citer, devance la critique célèbre de Kant : si vous ne posez que l'idée, tout prédicat de l'idée, fût-ce l'existence, 1. Rép. aux prem. obi-, Cousin, I, p. 'Sb'J. 2. Leibnitz, Meditaliones de Cognitione..., Gerhardt, IV, pp. 424 sq. LA PREUVE ONTOLOGIQUE CARTÉSIENNE. 241 n'appartient qu'à l'idée, niais nullement à la chose, et la tautologie est alors manifeste. En même temps que l'idée, il faut donc poser l'être que représente l'idée ; et Descartes souscrivait à cette obligation, que Kant dénonce comme une formelle pétition de principe ; mais ce n'en était pas une, dans la pensée de Descartes : car cet être qu'il pose en face de l'idée vraie n'est pas l'être existant, c'est l'être d'où relève la vérité de l'idée, à savoir la nature ou l'essence, et d'où relève aussi l'existence de la chose, au point qu'on peut enfin, mais alors seulement, affirmer de la chose ce qu'on a dû d'abord affirmer de sa nature. Et c'est ce que démontre d'une manière péremptoire l'argu- ment qu'il oppose, comme étant le sien, à celui que nous venons de rappeler tout à l'heure : « Mais mon argument a été tel : Ce que nous concevons clairement et distincte- ment appartenir à la nature ou à l'essence ou à la forme immuable et vraie de quelque chose, cela peut être dit ou affirmé avec vérité de cette chose ; mais après que nous avons assez soigneusement recherché ce que c'est que Dieu, nous concevons clairement et distinctement qu'il appartient à sa vraie et immuable nature qu'il existe ; donc alors nous pouvons affirmer avec vérité qu'il existe : ou du moins la conclusion est légitime *. » Le postulat cartésien, qui lie à une nature immuable, à une essence, en un mot à l'intelligible, d'une part l'idée, élevée ainsi, quand elle est vraie, au rang d'intuition intel- lectuelle, d'autre part l'existence, à peine est-il besoin de faire remarquer que Kant le repousse de toutes ses forces, et que là, en effet, est le vice profond de la doctrine que nous examinons. Mais, le postulat admis (et il l'était sans discussion par tous les cartésiens), on ne peut pas soute- nir que Descartes ait vu moins nettement que Leibnitz la condition première d'une preuve ontologique : cette condi- tion sine qua non, c'est que l'idée, loin d'être la significa- tion pure et simple d'un mot, soit représentative d'une 1. Rép., Cousin, I, p. 3bi>. HANNIÎQUIN, I. 16 242 études d'histoire de la. philosophie. vraie et immuable nature ; c'est qu'elle enveloppe un pos- sible ; c'est qu'elle soit claire et distincte, et par conséquent vraie ; c'est, à tout le moins, qu'elle n'enveloppe pas de contradiction. Et il serait étrange que Descartes eût omis, comme le lui reproche Leibnitz, cette preuve préalable de la possibilité de Dieu, sans laquelle, de son propre aveu, la question ne serait plus qu'une question de mots. Or il y a, croyons-nous, satisfait, non pas en quelques mots, non pas comme en passant, mais par un long et méthodique effort, qui n'est autre que la preuve connue dans son système sous le nom de première preuve de l'existence de Dieu (par l'idée de l'infini ou du parfait). Au fond cette première preuve n'établit pas du tout l'existence de Dieu : elle ne le fait en tout cas que dans la mesure où la relation est telle, dans la nature de Dieu, de l'existence à l'essence, qu'établir la réalité de celle-ci, c'est établir la première par surcroît ; elle ne le fait, en un mot, que par la vertu cachée de l'argument ontologique, dont elle déter- mine, selon les vues très justes de Leibnitz, sinon dont elle épuise, la force démonstrative. Mais par elle-même elle ne va pas si loin : car de quoi s'y agit-il ? de rendre compte de la présence de l'idée du parfait ou de l'infini en nous, d'expliquer la richesse de son contenu, ou, comme dit Descartes, sa réalité objective; or, d'une idée, fût-elle infi- niment riche, c'est avoir assigné une cause suffisante que d'avoir assigné la nature ou l'essence, réelle sans aucun doute, mais réelle à la manière dont le sont toutes les essences, qui en est l'exemplaire intelligible ou qui en est l'objet. A la réalité de l'essence, il faut le redire encore une. fois, l'existence n'ajoute rien ; et à la causalité d'une telle cause, en tant que cause de l'idée, elle n'ajoute rien non plus. Si cela est manifeste pour l'essence du triangle, qui en explique l'idée, cela ne l'est pas moins pour l'essence de Dieu ; et, que Dieu soit ou ne soit pas1, c'est 1. Descartes le sent très vivement lui-même, ainsi que le prouve ce texte de la 3' Médit, Cousin, I, p. 281 : « Cette idée, dis-je, d'un être souverainement parfait et inlini est très vraie ; car encore LA PREUVE ONTOLOGIQUE CARTÉSIENNE. 243 avoir justifié l'idée que nous en avons d'une manière suffi- sante, que d'avoir assigné l'essence qu'elle représente et qui l'élève au rang d'intuition immédiate. Dépasser ces limites, c'est faire plus que ne comportent les conditions du problème ; mais fût-il arrivé, et c'est le cas de Des- cartes, qu'on les eût dépassées, encore ne le pouvait-on qu'en faisant l'indispensable, c'est-à-dire en s'élevant à l'essence par l'idée et en prouvant ainsi la possibilité de Dieu. Or si l'on examine un à un les arguments de Descartes, dont l'ensemble constitue cette prétendue preuve de l'exis- tence de Dieu, on verra qu'ils tendent tous, par leur carac- tère même, à démontrer seulement la portée de l'idée, c'est-à-dire à poser en face d'elle une essence, sans qu'au- cun d'eux appelle en outre une existence. Et à ce propos nous ferons une remarque préalable : la demande de Leibnitz, dans les termes où elle est faite, nous cache, à nous modernes, nous l'avons déjà dit, toute l'importance de ce qu'il réclamait. On l'a loué de l'avoir faite, mais bien plutôt pour l'embarras où il mettait ainsi tout partisan de l'infini actuel, que pour l'esprit dans lequel il la faisait ; car il n'est pas douteux que Leibnitz se flattait d'établir, quant à lui t, que l'idée d'un Dieu être par soi, ou même d'un Dieu infini n'est pas contradictoire. Et c'en était assez, disait-il, pour croire qu'il existe, tant le logique était pour lui la mesure du vrai. Or qui donc souscrirait, de nos jours, à cette proposition et croirait qu'il suffit d'une non-contradiction pour avoir le droit de sortir de l'esprit ? Eh bien ! l'insuffisance de cette condition, néces- saire à coup sûr, semble avoir inspiré toute la recherche de Descartes : qu'une idée ne répugne point, c'est le moins évidemment qu'on puisse exiger d'elle, si l'on veut y trou- ver une raison légitime d'en induire le réel ; mais lorsque que peut-être l'on puisse feindre qu'un tel être n'existe pas, on ne peut pas feindre néanmoins que son idée ne me représente rien de réel, comme j'ai tantôt dit de l'idée du froid. » 1. Voy. Gerhardt, IV. pp. 296. 404, 406. 244 études d'histoire de la philosophie. tant d'idées qui ne sont point absurdes n'ont pourtant pas d'objet en dehors de l'esprit, est-ce assez, pour requérir une réalité actuelle et formelle qui soit cause de l'idée, de prouver que celle-ci n'est pas contradictoire ? Contre Leibnitz nous n'hésitons donc pas, alors qu'il s'agissait de fonder la possibilité réelle (contenue dans l'essence), et non pas seulement logique, de l'idée du parfait, à louer Descartes d'avoir fait tant d'efforts légitimes, du point de vue où il était placé, pour trouver dans une essence le fondement de l'idée. Au surplus, nous devons reconnaître, lorsqu'il prend tant de soin d'étendre la portée de l'idée de l'infini, qu'il ne se met guère en peine d'en vérifier d'abord la valeur logique ou même qu'il néglige entièrement de le faire ; mais pourquoi le néglige-t-il ? parce que, faisant beaucoup plus, il s'estime dispensé de faire moins ; ou, plus exacte- ment, parce que, faisant le plus, il est persuadé que, du même coup et par surcroît, il fait aussi le moins. Son ori- ginalité est de subordonner ce qu'on pourrait appeler l'esti- mation logique de l'idée de l'infini à l'estimation de son con- tenu réel ; et ce qui est piquant, c'est de constater que Leibnitz, après avoir si instamment réclamé la première, est réduit, pour finir, à se contenter de la seconde. Tout l'effort de Descartes, dans la troisième Méditation, peut se ramener, on le sait, à ces deux termes : prouver que notre idée de l'infini est une idée « véritable », autre- ment dit, qu'elle est claire et distincte; puis, cela fait, prouver que son contenu est si riche, ou sa réalité objec- tive si grande, que, ne pouvant l'attribuer aux seules forces de l'esprit, il reste qu'on en cherche hors de lui l'origine et la cause. Telle est du moins la marche que paraît suivre l'auteur, et qui, à première vue, sauf cer- taines exigences excessives de Leibnitz touchant la « dis- tinction des idées », semble lui avoir d'avance donné satis- faction. Mais si on y regarde de près, que voit-on ? qu'au lieu de faire de la « clarté » et de la « distinction » de l'idée la LA. PREUVE ONTOLOGIQUE CARTÉSIENNE. 245 mesure en quelque sorte absolue de sa vérité, notre der- nière ressource, pour les justifier, si par hasard on les met en question, est de les mesurer sur la réalité que repré- sente l'idée. Sans doute en certains cas, sinon dans tous les cas, « obscurité et confusion » sont le signe non équi- voque de la fausseté de l'idée ; par exemple les idées du froid et du chaud sont obscures et confuses : posé que ces caractères leur sont essentiels, posé, en d'autres termes, que cette confusion n'a pas seulement pour cause l'indo- lence de l'esprit, qu'en devrait-on conclure ? qu'elles ne représentent rien, ou qu'elles sont privatives ; et, pratique- ment, c'est en effet la conclusion qui s'ensuit, et que tire Descartes. Mais, si l'on prend les choses à la rigueur, un mot nous avertit que de ce critère même il y a un critère, et qu'il faut le chercher jusque dans le réel, en dépassant l'idée : « Quant aux autres choses, dit Descartes, comme la lumière, les couleurs, les sons..., la chaleur, le froid..., elles se rencontrent en ma pensée avec tant d'obscurité et de confusion, que [ignore même si elles sont vraies ou fausses, c'est-à-dire si les idées que je conçois de ces qua- lités sont en effet des idées de quelques choses réelles, ou bien si elles ne me représentent que des êtres chimériques qui ne peuvent exister 1. » Ce que nous voulons remar- quer, c'est que de la « confusion », si elle était un critère suffisant, Descartes devrait conclure la fausseté de l'idée, et qu'il en tire seulement l'impossibilité de décider si elle est vraie ou fausse. La critique d'Arnauld est ici décisive : dites qu'il n'existe rien qui, en fait, corresponde à votre idée du froid ; mais ne dites pas qu'elle ne représente rien ; sans doute vous vous trompez si, le froid n'existant pas, vous persistez à croire que quelque chose répond à votre idée du froid ; mais l'idée en elle-même ne s'en trouve point atteinte, et il n'y a pas en elle de fausseté maté- rielle2. Que ces idées enveloppent une telle fausseté, Descartes 1. Médit., III, Cousin, I, p. 277. 2. Quatrièmes objections, Cousin, II, pp. iy sq. 246 étudp;s d'histoire de la philosophie. l'a dit pourtant en propres termes ; bien plus, que, pour juger de leur « confusion » vraie ou de leur « distinction » vraie, il ait fallu au préalable apprécier leur fausseté ou leur vérité matérielles, c'est ce qui semble ressortir du fait qu'il ignore encore si elles sont vraies ou fausses, même quand leur « confusion » est à un degré extrême. Alors que faut-il donc, sinon être en état de comparer chaque fois l'idée à son objet, pour apprécier sûrement la vérité de l'idée ? Dans cette conséquence absurde, Descartes n'est point tombé ; et s'il n'y est point tombé, c'est qu'il croyait que l'idée possède par elle-même les éléments qu'il faut pour cette appréciation. Si, comme Arnauld le soutient, une idée représente toujours quelque chose, c'est qu'il y a aussi toujours quelque chose qui la remplit ou qui en détermine le contenu : l'idée du froid ne représente point le froid ; mais elle a pour support, en fait, un sentiment i, et pour objet, nous pouvons l'ajouter, un certain mouvement de particules matérielles. Il n'y a pas d'idée, en un mot, qui ne contienne du réel, pas d'idée rigoureusement privative ou négative, ce qui, même pour l'idée, équivaudrait à n'être rien. Mais ce qu'elle contient de positif risque parfois d'y être si peu de chose, ou d'y être recouvert, étouffé, obscurci par tant d'éléments étrangers (par exemple, par des sen- timents, comme c'est le cas pour l'idée du froid), que nous n'en avons plus la perception exacte. Bref, la plupart de nos idées résultent du mélange, en proportions variables, d'éléments qui représentent du réel cl d'éléments qui ne représentent rien, d'éléments positifs et d'éléments néga- tifs, en un mot d'être et de non-être ; et la contradiction en est le signe extérieur ; mais elle n'en est que le signe ; et pour l'apercevoir, il faut toujours descendre jusqu'au fond de l'idée et en analyser le contenu positif, qui ne sau rait répugner qu'avec le négatif, la borne, ou le néant. Quoi qu'il en soit, la contradiction est le signe infaillible, 1. Rép. aux qualr. obi., ib'id., p. 58. LA PREUVE ONTOLOGIQUE CARTÉSIENNE. 247 quand on peut la mettre au jour, de la fausseté d'une idée ; mais, en revanche, la non-contradiction ne saurait en garantir la vérité qu'autant qu'on serait sûr d'en avoir atteint, par l'analyse, tous les éléments, jusqu'au dernier : et c'est aussi ce que réclamait Leibnitz, quand, par idée distincte, il ne voulait entendre que celle dont on connaît, sans exception, tous les éléments. Mais si nous nous trou- vions en face d'une idée, dont le propre justement serait d'être inépuisable, d'être, comme dit Descartes, « incom- préhensible », quand donc en serait achevée l'analyse com- plète ? Jamais, assurément; et c'est le cas de l'idée de l'infini. Seulement, par une chance qui rappelle celle du doute universel, conduisant d'autant plus droit à la pre- mière des certitudes qu'il est plus radical, l'analyse com- plète de l'idée de l'infini n'est rendue impossible que par la raison même qui la rend inutile : car d'où vient que l'infini est incompréhensible ? Descartes l'a dit trop de fois pour qu'il faille insister, et notamment dans la troisième Méditation : de ce qu'il est le souverainement positif, le posi- tif sans bornes et sans limites, et de ce qu'ainsi l'idée même que j'en ai exclut la possibilité de toute contradiction. On peut sans doute refuser d'accorder à Descartes les postulats que nous avons dégagés, et sur lesquels repose tout le cartésianisme ; mais il n'est pas un cartésien qui, les ayant admis, puisse démontrer autrement la non-con- tradiction de l'idée de l'infini : Spinoza, qu'on n'accusera pas de vouloir faire l'économie d'une démonstration, ne trouve qu'une phrase concise pour dire la même chose : « Il est absurde d'imaginer une contradiction clans l'être absolument infini et souverainement parfait 1. » Et dans les rares occasions où Leibnitz lui-même, passant de la réclamation à l'action, s'est efforcé de résoudre le pro- blème qu'il pose, comment s'cst-il tiré de la difficulté? de la même manière exactement que Dcscarles, par l'excel- lente raison qu'il n'y en avait pas d'autre : « Le fondement 1. Ethique, 1" partie, propos. Il, 2' demonstr., tract. Saisset, t. III, p. 12. 2iS ÉTUDES D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE. de ma charactéristique, écrit-il à la duchesse Sophie *, l'est aussi de la démonstration de l'existence de Dieu. Car les pensées simples sont les éléments de la charactéristique, et les formes simples sont la source des choses. Or je sou- tiens que toutes les formes simples sont compatibles entre elles. C'est une proposition dont je ne sçaurois bien don- ner la démonstration sans expliquer au long les fondemens de la charactéristique. Mais si elle est accordée, il s'ensuit que la nature de Dieu qui enferme toutes les formes simples absolument prises, est possible. » A quelle démonstration directe de la compatibilité des formes simples Leibnitz nous renvoie-t-il, il serait difficile de le dire ; mais nous avons des raisons de penser qu'elles ne lui semblaient compatibles que par leur simplicité même, et par l'identité du simple au positif 2, qui nous ramène ainsi au critère de Descartes 3. Au reste Leibnitz n'est point le premier qui adresse à Descartes l'objection que nous venons de discuter ; du vivant même de Descartes, elle lui est opposée par les auteurs des secondes obieclions 4, et Descartes y répond comme un homme assuré d'avoir fait justement tout ce qu'il fallait pour n'y point donner prise : si « par ce mot de possible vous entendez, comme on fait d'ordinaire, tout ce qui ne répugne point à la pensée humaine », alors « il 1. Gerh., IV, p. £96. 2. Au fond, pour Leibnitz, n'est-ce point la positivilé suprême de Dieu et de ses attributs qui garantit l'irréductibilité ou la simpli- cité des premiers possibles ou des premières notions ? S'il en était ainsi, la position prise par Descartes serait décidément la meil- leure ; et le texte suivant semble bien prouver qu'il en soit ainsi : « An vero unquam ab hominibus perfecta institui possit analysis- notionum, sive an ad prima possibilia ac notiones irresolubilesT sive fquod eodem redit) ipsa absoluta Attributa Dei, nempe causas primas atque ultimam rerum rationem, cogitationes suas reducere possint, nunc quidem definire non ausim. » Médit, de cognit., Gerh., IV, p. 425. ?>. Cf. Monadologie, art. 45 : « Ainsi Dieu seul a ce privilège qu'il faut qu'il existe, s'il est possible. Et comme rien ne peut empêcher la possibilité de ce qui n'enjerme aucunes bornes, aucune néga- tion, et par conséquent, aucune contradiction, cela seul sutiit pour connaître l'existence de Dieu a priori. » 4. Cousin, I, p. 403. LA PREUVE ONTOLOGIQUE CARTÉSIENNE. 249 est manifeste que la nature de Dieu, de la façon que [e Vai décrite, est possible, parce que je n'ai rien supposé en elle sinon ce que nous concevons clairement et distinctement lui devoir appartenir, et ainsi je n'ai rien supposé qui répugne à la pensée ou au concept humain i ». Est-ce à dire que Descartes se flatte le moins du monde d'avoir justifié la « distinction » de l'idée par l'analyse complète et l'examen précis de tous ses éléments ? Non, et il affirme au contraire une fois de plus l'impossibilité d'achever ou même de tenter une telle opération : « Afin que nous puis- sions assurer que nous connaissons assez la nature de Dieu pour savoir qu'il n'y a point de répugnance qu'elle existe, il suffit que nous entendions clairement et distinc- tement toutes les choses que nous apercevons être en elle, quoique ces choses ne soient qu'en petit nombre au regard de celles que nous n'apercevons pas, bien qu'elles soient aussi en elle 2. » Mais dans ce que nous n'apercevons pas, comment savons-nous donc que rien ne « se contrarie » ? L'induisons-nous de ce que, des choses que nous aperce- vons dans la nature divine, toutes sont tellement « con- nexes » entre elles que la contradiction consisterait juste- ment à refuser à Dieu l'une quelconque de ces choses ? Mais comment justifier une telle induction ? En Dieu il n'y a pas des choses que j'ignore, mais dont je puis préjuger par d'autres que je sais, puisqu'il n'y en a pas une que je sache pleinement. Cependant ce que je sais de ce qui est en lui me permet d'affirmer qu'en lui rien ne répugne ni ne ft se contrarie », et c'est précisément qu'il est la réu- nion, la source et le fondement de tout le positif, ou, ce qui revient au même, que tout y csl « connexe », sans que pour l'affirmer j'aie besoin d'achever ou même de commen- cer une analyse inachevable. En d'autres termes, l'idée que j'ai de Dieu, si riche qu'en soit le contenu, n'est nullement adéquate à la nature de Dieu ; et tout revient toujours à dire que ce que j'en sais, c'est qu'il est infini, et que, s'il 1. Rép. aux se rondes obi-, ib'ul, p. Ml. 2. Ibid., p. 413. 250 études d'histoire de la philosophie. échappe ainsi à toute compréhension, il échappe du même coup à toute contradiction1. III Si Dieu est possible, restait à prouver qu'il existe réelle- ment. Leibnitz ne croit pas utile ce supplément de preuve ; et, à la vérité, il ne semble pas l'être, si la définition de Dieu qu'il pose et dont il croit pouvoir montrer, sans un concept auxiliaire, la possibilité, est celle de l'Etre par 1. Il n'entre pas dans notre plan d'aborder la question de savoir si l'infini, comme l'entendait Descartes, et qu'il croyait réalisé en Dieu, renferme ou non, à le prendre absolument, quelque contra- diction. La critique de Leibnitz aurait alors contre Leibnitz lui- même une valeur non moins grande que contre Descartes ; et elle nous ferait sortir du point de vue cartésien, le seul où se plaçait Leibnitz, et le seul aussi d'où nous ayons voulu regarder, pour la juger, la doctrine cartésienne. — Signalons cependant quelques réponses curieuses adressées par Descartes à ceux qui persistaient à relever dans l'infini de prétendues contradictions. La plus embarrassante est assurément celle du nombre infini actuel, qu'il fallait mettre en Dieu non moins que l'inlinitude du temps et de l'espace, puisqu'il réunit en lui formellement, ou tout au moins éminemment, toutes les formes concevables de l'inlini- tude. Mais à Mersenne, qui lui fait l'objection, il oppose des raisons dont les spéculations des mathématiciens contemporains sont vrai- ment de nature à augmenter, plutôt qu'à diminuer la force. Mer- senne lui objectait par exemple « que, s'il y avait une ligne infinie, elle aurait un nombre infini de pieds et de toises et par conséquent que le nombre infini des pieds serait six fois plus grand que le nombre des toises. » Voici la réponse de Descartes (Lettre du 15 avril 1630J : « Concedo totum. Donc ce dernier (à savoir le nombre des toises) n'est pas infini. Nego consequenliam. — Mais un infini ne peut être plus grand que l'autre ; — pourquoi non ï quid absurdi, principalement s'il est seulement plus grand in ratione jinita, ut hic ubi multiplicatio per sex est ratio {inita, quae nihil attinet ad infinitum ? » Ainsi Descartes ne trouve absurde a priori ni l'existence d'un nombre infini (Cf. Rép. aux. secondes obi-, Cousin, II, p. 425 : « Je puis conclure nécessairement, non pas à la vérité qu'un nombre infini existe, ni aussi que son existence implique contradiction... ») ou même celle de plusieurs nombres infinis différents les uns des autres, ni la possibilité de concevoir entre eux des rapports qui ne répondent point nécessairement aux rapports des nombres finis ; et nous nous contentons de dire qu'en cela il ne faisait qu'énoncer des propositions rendues plus que plausibles par de récentes spéculations sur l'infini proprement dit ou sur le trans{ini. (Voy. notamment les travaux de M. George Cantor.) Au reste ni le nombre infini, ni l'infini réel de l'espace et du LA PREUVE ONTOLOGIQUE CARTÉSIENNE. 251 soi, ou de l'Être nécessaire. Mais Descartes, qui part de la définition de Dieu conçu comme tout parfait, assumait deux charges : celle d'établir qu'il est possible, ou que l'idée que nous en avons n'est pas une pure idée, mais enveloppe une essence, et celle de montrer que, par un pri- vilège unique, cette essence, au surplus, enveloppe l'exis- tence. De la première, nous venons de dire comment, à notre sens, il s'était acquitté ; mais nous ne croyons pas que cette première démarche l'eût dispensé de la seconde, bien temps, n'appartiennent formellement à la nature de Dieu : dire qu'ils sont réalisés en Dieu, et même dire simplement du nombre infini qu'il est actuel, c'est dépasser contre tout droit la pensée de Descartes : car on peut bien admettre l'infinité de l'espace sans admettre par là même celle du nombre, puisqu'on peut reîuser d'admettre dans l'espace des parties, et par conséquent des parties à l'infini, avant l'opération qui le divise et le nombre qui les compte. Le nombre des parties comptées de l'espace n'est donc jamais infini; et avant la division ultérieure, il n'y a pas d'autres parties comptables. Spinoza allait encore plus loin et soutenait que l'étendue, considérée comme substance, est indivisible. (Ethique, 1" partie, scholie de la propos. 15, trad. Saisset, III, p. 16.) A la rigueur, si nous ne comptons jamais sans compter quelque chose, le nombre est chose essentiellement nôtre, et si nous avons la puissance de l'accroître indéfiniment, cette puissance, en elle- même très remarquable, exclut par le fait même l'existence du nombre infini qui la limiterait. Ce qu'il faut donc chercher en Dieu, ce n'est pas le nombre infini (et ce n'est pas davantage un espace ou un temps divisibles, dont les parties seraient en nombre infini), c'est seulement le fondement de la puissance que nous avons d'ajouter sans fin de nouveaux termes à une série numé- rique quelconque [Rép. aux sec. obf., Cousin, II, p. 425). — Et de même en est-il de tout infini de quantité (nombre sans lin, lon- gueur sans fin..., {Ibid., p. 423) : ce qu'il en faut mettre en Dieu, c'est, non la cause formelle, mais la cause éminente. On sait le sens précis de ces deux mots : par cause formelle, on entend celle qui contient en soi les mêmes choses que son effet (exemple : un homme produit un homme) ; par cause éminente au contraire, celle qui en contient d'autres plus excellentes (exemple : celle qui, n'étant point pierre, a cependant la puissance de produire une pierre ; 3' médit., Cousin, I, p. 273). Refuser d'admettre en Dieu la cause formelle d'un infini de quantité, c'est donc nier qu'il soit infini dans ce sens, bien que les formes diverses d'un tel infini soient les manifestations de sa nature et de sa puissance, puisqu'il en est la cause éminente. Ces définitions précises rendent possible à présent, si nous ne nous trompons, une idée très exacte des rapports de l'infini et du parfait dans la métaphysique cartésienne : la perfection est la 252 études d'histoire de la philosophie. qu'il ait cru atteindre non seulement l'essence, mais l'exis- tence de Dieu. Et nous ne le croyons pas pour la raison suivante : c'est que le seul motif qu'il ait pu invoquer, dans la troisième Méditation, pour affirmer déjà l'existence de Dieu, se résume tout entier dans les lignes suivantes : « Et enfin, je comprends fort bien que l'être objectif d'une idée ne peut être produit par un être qui existe seulement en puissance, lequel à proprement parler n'est rien, mais seulement par un être formel ou actuel *. » Toutefois, il faut s'entendre : évidemment la réalité des essences sup- pose toujours l'être ou l'existence actuelle, sans quoi elles n'auraient pas en elles-mêmes plus de valeur que de pures idées ou notions de l'esprit ; mais si elles supposent l'être ou l'existence actuelle, ce n'est pas toujours celle de ce dont elles sont l'essence : témoin ce que dit Descartes du triangle, qui n'a pas l'existence par cela seul qu'il a une forme ou une nature immuable et vraie ; l'être actuel qu'elles supposent n'est donc pas toujours celui de l'objet qu'elles fondent, mais celui d'un support ou d'un fonde- ment absolu de toutes les essences. Seulement il reste à réalité de l'essence, et, par conséquent, comme l'a établi dans une pénétrante étude M. Pillon {Année philosophique 1890), regarde exclusivement la qualité : et c'est aussi pourquoi d'ailleurs Des- cartes mettait en Dieu la réalité formelle de toute qualité positive : connaissance, puissance, bonté, sagesse. Cependant ces qualités ne sont divines qu'autant qu'on les élève à un degré suprême, ou, comme on dit, à l'infini, et elles ne sont parfaites qu'à cette condition. L'infini ainsi compris représente donc encore une quan- tité, mais une quantité d'essence : c'est, en des termes qui reviennent souvent chez Descartes, l'immensité de l'essence. Le parfait, par contre, en représente la réalité. Mais la réalité de l'essence n'est point parfaite si elle n'est immense (et du même coup elle est indivisible et une), de même que l'infini n'est rien pour qui le voudrait concevoir hors de la perfection. Le parfait n'est donc tel que par la raison formelle de l'infini {Hép. aux prem. obj., Cousin, I, p. 386), que nous concevons sans la com- prendre; ou, pour mieux dire, infini et parfait sont deux termes qu'on ne peut séparer. — On voit toute la distance qu'il y a, chez Descartes, entre cet infini, que nous avons appelé l'infini de quan- tité, et celui qu'il appelait l'immensité de l'essence. Et l'on com- prend que le premier n'ait été décidément pour lui (comme l'espace et le temps) qu'une manifestation, en quelque sorte éloignée, de la nature divine. 1. Cousin, I, p. 284. LA PREUVE ONTOLOGIQUE CARTÉSIENNE. 253 dire si l'essence de Dieu est pour elle-même et pour toutes les autres ce fondement absolu, ou, en un mot, si elle pos- sède d'emblée l'existence nécessaire : et c'est précisément ce qu'on ne peut demander qu'à l'argument ontologique, C'est donc par la vertu cachée de celui-ci et non par la simple recherche d'une cause suffisante de l'idée de l'infini, qui ne nous donne que l'essence, que, dans l'essence de Dieu, nous trouvons l'existence. Si étroitement liées que soient les preuves cartésiennes, l'une, la première, qui fournit à la preuve ontologique la base sans laquelle elle ne serait qu'un sophisme, la seconde, qui seule est en état de conduire jusqu'au terme où elle tend, c'est-à-dire jusqu'à l'être, on n'a pas le droit de dire qu'une seulement suffisait ; et il en fallait deux ; ou du moins le progrès qui nous conduit à Dieu comporte deux moments, dont aucun ne saurait se confondre avec l'autre. D'où vient donc que Leibnilz se croyait en état de se passer du second ? Uniquement de ce qu'il ne l'apercevait plus, bien qu'il y fût compris, dans la notion de l'Être nécessaire ou de l'Être par soi. En dépit de l'apparence, l'identité en effet n'existe pas plus entre l'Etre par soi et Dieu, qui n'est pour nous que l'Être tout parfait, qu'entre l'Être parfait et l'Être nécessaire. Et si Descartes avait le devoir, embarrassant au dire de Leibnitz, d'établir la seconde, Leibnitz avait en revanche celui d'établir la pre- mière. A l'Être nécessaire, on est contraint en effet d'arriver, selon la remarque profonde de Kant, dès qu'on pose l'exis- tence d'un seul être contingent ; car si le contingent existe, comment existerait-il si toutes ses conditions n'étaient réalisées ? Or pour qu'elles le soient toutes, il faut ou que l'une d'entre elles, la première, par exemple, dans la série des causes, ou que toutes prises ensemble, c'est-à- dire leur série totale, soient inconditionnelles. Et l'Incon- ditionnel, c'est l'Être nécessaire. Mais l'être nécessaire, ainsi compris, est-ce l'être que j'apprllc Dieu ? Quelques- 254 études d'histoire de la philosophie. uns se contentent de l'appeler matière, c» peut-être -riaient-ils dans le' vrai, si je n'étais forcé de chercher la raison de l'Être nécessaire ; or il n'y en a qu'une : l'Etre par soi n'existe qu'autant qu'il ait la force d'exister par soi (d'être causa sui) ; et de cette force, enfin, seule la richesse infinie de sa nature, ou son absolue perfection, peut me rendre raison. En dernière analyse, c'est donc la perfection, et la per- fection seule, qui peut donner à l'Être nécessaire la force d'exister par soi ; et si je parviens ainsi à prouver qu'il est Dieu, c'est par une sorte d'inversion de la preuve onto- logique, mais c'est aussi par ce qu'il y a de plus net et de plus caractéristique en elle. Eckhard l'avait bien vu, qui, lorsque Leibnitz énonçait cette mineure : Deus est ens de cuius essentia est exislenlia, objectait qu'elle suppose la perfection de Dieu * ; et si on eût demandé à Leibnitz de prouver la non-contradiction ou la possibilité de cet Etre par soi, on eût bien vu aussi qu'à la nature de ce dernier, il eût substitué celle de l'Être « qui enferme toutes les formes simples absolument prises », c'est à-dire de l'Être infiniment parfait. Ce n'était donc pas assez de prouver la possibilité de Dieu ; il fallait en outre établir la liaison indissoluble, dans sa nature, de l'existence et de la perfec- tion. Cependant si nous venons de reprocher à Leibnitz d'avoir cru, ou d'avoir paru croire, quand il corrigeait le syllo- gisme cartésien, à l'identité de l'Être nécessaire et de l'Être parfait, l'identité de ces termes n'existe pas davan- tage, cela est évident, quand on les change de place ou qu'on les convertit. Et cette remarque suffit, semble-t-il. pour atteindre en plein cœur l'argument de Descartes. Car, comment raisonne-t-il ? L'Être parfait, dont j'ai en moi une idée véritable, est l'Être qui possède, par définition, toutes les perfections ; or l'existence est une perfection ; donc il suit de sa nature qu'il possède l'existence. Il n'y a pas à le 1. Gerh., I, p. 212. LA PREUVE ONTOLOGIQUE CARTÉSIENNE. 255 nier : quand il raisonne ainsi, le nerf de l'argument est dans l'identité, et dans l'identité au sens logique du mot. de l'existence et de la perfection ; autrement dit, le lien qui unit ces deux termes est, selon le mot de Kant, un lien analytique. Il faut rendre à Leibnitz cet hommage qu'il a, l'un des premiers *, avec une rare sagacité, non seulement contesté cette mineure, mais découvert Je motif véritable qui la rend contestable : c'est que, n'ajoutant rien à la réalité de l'essence, qui en est toute la perfection, l'existence ne sau- rait passer pour une perfection : « Cent thalers réels, dira Kant2 un siècle plus tard, ne contiennent rien de plus que cent thalers possibles. Car, comme les thalers pos- sibles expriment le concept, et les thalers réels l'objet et sa position en lui-même, si celui-ci contenait plus que celui- là, mon concept n'exprimerait plus l'objet tout entier, et par conséquent il n'y serait plus conforme. » Et la même conséquence est plus choquante encore, s'il est possible, quand il s'agit de l'essence, puisque ce serait dire de l'objet qui existe qu'il contient quelque chose de plus que son essence. Donc, ou le lien est nul entre la perfection et l'existence, ou, s'il est très réel et s'il n'est point analytique, il reste à reconnaître qu'il est synthétique, et à le justifier. Quoique Leibnitz ait ici, par la substitution de l'Etre nécessaire à l'Être infiniment parfait, fait plutôt un effort pour mettre cette synthèse en dehors de l'argument que pour la justifier par des raisons profondes, nul n'a pour- tant mieux que lui, en d'autres circonstances, développé ces raisons. On peut même dire qu'elles sont la base et le principe de sa philosophie, du moins de cette partie de sa philosophie qu'on connaît sous le nom de théorie des pos- sibles. De l'existence d'un être en général on n'a pas rendu compte, tant qu'on a démontre seulement, en vertu du 1. Gassendi l'a fail aussi très nettement dans les cinquièmes Objections, Cousin, II, p. 201. 2. Crit. de la H. pure, Irad. Barni, II, p. 191. 256 études d'histoire de la philosophie. principe logique d'identité, qu'il est possible : il faut en outre qu'il ait, en vertu du principe de raison suffisante, une réelle raison d'être. Et ainsi les possibles semblent lutter entre eux pour l'existence, et trouver hors d'eux- mêmes, en même temps qu'en eux-mêmes, certaines condi- tions qui les font triompher ; hors d'eux-mêmes, disons- nous ; car, s'ils avaient en eux toutes leurs raisons d'être, nous n'apercevrions plus, semble-t-il, aucune raison qui pût les empêcher d'exister. Mais à y regarder de près, la raison d'être d'un possible est tout entière en lui et ne peut être qu'en lui : la lutte même que nous venons de dire serait inexplicable si le premier élément n'en était la présence en chacun d'une tendance à être, tendance qui, à moins de n'être point fondée, ne saurait l'être qu'en lui, et qui ne peut se mesurer que sur le degré même de sa réalité. C'est dire qu'il tend à être dans la proportion même où il mérite d'être, ou encore qu'il y tend par ce qu'il y a en lui de perfection positive, relativement seulement, quand elle est relative, absolument et sans restriction, quand elle est abso- lue. En d'autres termes, la perfection fonde l'être, l'exige, l'appelle, non comme l'identique appelle l'identique, mais comme la condition ou raison suffisante appelle son effet ; et la nécessité de l'Être nécessaire n'apparaît plus à ces hauteurs que comme celle d'un être qui, ayant en lui-même toutes les raisons d'être, sans une seule hors de lui ni en lui de ne pas être, est par la force même de sa tendance à être ou par la plénitude de sa perfection. La nature de ce lien, qui est un lien synthétique de con- venance ou de raison, Descartes l'aurait-il donc méconnue à ce point qu'il y ait vu simplement le lien de l'attribution ordinaire ou logique ? En vérité, la forme de l'argument que nous avons extrait de la cinquième Méditation et qu'il a reproduit plus d'une fois dans les mêmes termes, ne permet guère, à première vue. d'autre interprétation. Mais le mérite des Objections, qu'il avait lui-même provoquées de toutes parts, fut de l'amener souvent à entrer davantage dans sa propre pensée ; et le service qu'elles lui rendirent LA PREUVE ONTOLOGIQUE CARTÉSIENNE. 257 ainsi ne fut jamais plus grand que dans le cas qui nous occupe. La lecture de ses Réponses aux secondes, aux quatrièmes, et notamment aux premières objections ne laisse à ce sujet subsister aucun doute : pour lui, comme pour Lcibnilz, l'attribution de l'existence à l'Être tout par- tait ne se fait point en vertu du principe d'identité, mais en vertu du principe de raison suffisante ; et le jugement qui l'affirme n'est point, comme nous dirions aujourd'hui, analytique ; il est nettement et franchement synthétique. S'il était analytique en effet, que faudrait-il prouver ? Non pas que l'existence convient au tout parfait ; car ce mot de convenance, signifiant aussi bien une convenance de raison qu'une convenance logique, laisse indécis préci- sément ce qui est en question ; mais que, si l'on s'attache d'une manière exclusive à vider le contenu de l'idée du parfait, parmi les éléments intégrants de l'idée, parmi les perfections distinctes dont elle serait la somme, on trouve- rait l'existence ; bref, il faudrait prouver que l'existence en est une, ou qu'elle est une partie de l'idée de perfection, à peu près comme trois, ou comme angle, constituent les parties de l'idée de triangle. Or d'une telle proposition, qui serait d'ailleurs stérile, on trouve sans doute plusieurs fois chez Descartes, ainsi que nous l'avons dit, renoncia- tion fautive ; mais dans les passages plus importants de ses Réponses, quand il veut justifier la preuve ontologique, on n'en trouve même plus trace, et c'en est une tout autre qui s'y est substituée. C'en est si bien une autre et cette autre à son tour est si bien l'expression d'une synthèse irré- ductible, qu'elle supprime du même coup toute démonstra- tion, mais ne la supprime d'ailleurs qu'en la rendant inu- tile. On ne démontre pas, en effet, un jugement synthétique ; on le pose dans une définition ou dans un postulat ; témoin ce qui se passe en géométrie : on définit la droite, on postule que, par un point pris hors d'une droite, on ne peut à celle droite mener qu'une parallèle : mais ni les postulats, ni les définitions ne se peuvent démontrer, parce qu'ils posent justement les premières HANNEQfIN, I. 1? 258 ÉTUDES D'HISTOIRE i>L LA PHILOSOPHIE. synthèses ou les premières données sans lesquelles, ne s'appuyant à rien, l'analyse pure el la démonstration ne pourraient rien déduire. Supposez à présent que la relation qui lie l'être à la perfection soit elle-même synthétique et qu'elle soit une synthèse absolument première, on peut la justifier, mais non la démontrer. Et c'est pourquoi, selon nous, toute démonstration, au sens strict du mot, de cette relation fon- damentale disparaît des Réponses où Descartes la reprend 1. Il l'a remarqué lui-même : « Je demande, dit-il à la fin des Réponses aux secondes obiections ~, que les lecteurs s'arrêtent longtemps à contempler la nature de l'être souverainement parfait : et, entre autres choses, qu'ils considèrent que, dans l'idée de Dieu, ce n'est pas seulement une existence possible qui se trouve contenue, mais une existence absolument nécessaire ; car de cela seul, et sans aucun raisonnement, ils connaîtront que Dieu existe. » Et plus loin : « La conclusion de ce syllogisme (savoir, le syllogisme qui remplacerait celui de la cin- quième Méditation et dont voici la conclusion : donc il est vrai de dire que l'existence nécessaire esl en Dieu, ou bien que Dieu existe) peut être connue sans preuve par ceux qui sont libres de tout préjugé, comme il a été dit dans la cinquième demande 3. » Ainsi la relation de l'exis- tence nécessaire et de la perfection nous est donnée main- tenant comme l'objet, non d'une démonstration, mais d'une simple « considération » ; et dans le syllogisme que nous venons de rappeler, ce qu'on prouve, c'est que Dieu existe, pourvu seulement qu'à sa nature appartienne l'existence ; 1. Voy. Rép. aux premières (Cousin. I, p. 389) et aux secondes objections (p. 160;, la nouvelle forme de l'argument : la majeure énonce le postulat d'après lequel on a le droit d'aflirmer de la chose ce qu'on affirme légitimement de la nature ; quant à la mineure, elle résume en un seul jugement ce que le syllogisme de la 5' Médit, prétendait prouver par un argument en forme : « Or est-il que l'existence nécessaire est contenue dans la nature ou le concept de Dieu. » 2. Ibid., p. 156. / 3. Voy. Cousin, I, p. 461. LA PREUVE ONTOLOGIQUE CARTÉSIENNE. 259 mais qu'elle lui appartienne en effet, on peut le « consi- dérer », on ne peut pas le démontrer. Au reste la dissemblance profonde du syllogisme de la cinquième Méditation et de ceux qui, dans les Réponses *, devaient en tenir lieu, saute aux yeux dès l'abord, alors même que Descartes ne l'eût pas fait remarquer : dans les derniers l'argument primitif s'est concentré dans la mineure ; ce n'est plus un syllogisme, c'est une proposi- tion en somme irréductible. Et cette simple remarque est déjà saisissante, puisqu'elle dénonce en quelque sorte la nature synthétique de ce qu'on croyait ne devoir qu'à une identité. Mais ce qu'on ne peut réduire ou, en un mot, ce qu'on ne peut démontrer, on peut du moins, et même on doit le justifier. Et Descartes l'a fait avec une précision qu'on ne pouvait surpasser. Il l'a fait, comme Leibnitz, en cherchant dans le réel, en un mot dans l'essence et dans la perfec- tion, la cause ou la raison première de l'existence, en sorte que toute essence est une force d'être, ou, selon le mot de Leibnitz, une tendance à être. Toute essence enve- loppe l'être, et non pas Dieu seulement : « Dans l'idée ou le concept de chaque chose, l'existence y est contenue, parce que nous ne pouvons rien concevoir que sous la forme d'une chose qui existe ; mais avec cette différence, que dans le concept d'une chose limitée, l'existence pos- sible ou contingente est seulement contenue, et dans le concept d'un être souverainement parfait, la parfaite et nécessaire y est comprise2. » Cet « axiome » des Réponses aux secondes objections révélerait à lui seul toute la pensée de Descartes : si l'exis- tence en effet n'était conçue en Dieu que parce qu'elle est une perfection et parce que je sais d'abord qu'il les pos- sède toutes, comment donc pourrais-je dire qu'elle appar- tient aussi, fût-elle limitée et simplement possible, aux essences qui pourraient en avoir beaucoup d'autres, mais 1. Ibicl, pp. 389 et 460. 2, Ibid., p. 460. 260 études d'histoire de la philosophie. n'avoir point celle-là ? La vérité est que, entre la perfec- tion d'une part et l'existence de l'autre, Descartes met non pas un rapport de contenance, mais un lien autrement étroit de convenance et de raison ; pour lui, comme pour Leibnitz, toute essence exige l'être, est une puissance d'être ; et ce qui mesure l'essence, mesure aussi la puis- sance : de là vient que je ne puis à une essence quelconque, si elle est limitée, comme est celle du triangle, attribuer d'existence qu'une existence possible, c'est-à-dire limitée, en un sens, elle aussi. Mais à l'essence de l'être souveraine- ment parfait, à l'essence infinie qui enveloppe la puissance infinie d'exister, comment serait-il possible de refuser l'existence? E)ieu est, dit Descartes à Arnauld, par « l'im- mensité de sa puissance », qui se confond « avec l'immen- sité de son essence » *. Et à Catérus : « Parce que nous ne pouvons penser que son existence est possible qu'en même temps, prenant garde à sa puissance infinie, nous ne connaissions qu'il peut exister par sa propre force, nous conclurons que réellement il existe, et qu'il a été de toute éternité ; car il est très manifeste, par la lumière naturelle, que ce qui peut exister par sa propre force existe tou- jours 2. » Dieu est donc cause de soi, non point négative- ment3, comme si l'on niait seulement qu'il fût par autre chose, mais parce qu'étant par soi, il est par la plus expresse et la plus positive des causes, savoir « par une surabondance de sa propre puissance 4 », ou par son infinie et souveraine perfection. C'est jusqu'à ces paroles, si nous ne nous (rompons, qu'il faut faire remonter la doctrine de Leibnitz relative aux possibles, comme ce scholie où Spinoza ne faisait que reprendre la pensée de son maître : « Puisque c'est une puissance de pouvoir exister, il s'ensuit qu'à mesure qu'une réalité plus grande convient à la nature d'une chose, clic 1. Cousin, II, p. 62. 2. Ibid., I, p. 394, 3. Ibid., I, p. 384, et II, p. 61. 4. Ibid., I, pp. 382 et 385. L.\ PREUVE ONTOLOGIQUE CARTÉSIENNE. 201 a de soi d'autant plus de force pour exister ; et par consé- quent, l'être absolument infini ou Dieu a de soi une puis- sance infinie d'exister, c'est-à-dire existe absolument *. >> IV Sur ce second point, comme sur le premier, Descartes échappait donc aux critiques effectives ou virtuelles de Leibnitz, et y avait d'avance donné satisfaction. Seule- ment que restait-il de l'argument ontologique ? Au lieu d'une preuve ou d'un syllogisme en forme, comme on le trouve dans la cinquième Méditation, les Réponses ne donnent plus qu'un jugement qui le résume, ou mieux qui le supprime, tant il serait impossible de restituer jamais à la démonstration ce qui vient de plus haut que de la pure logique. Descartes a dit lui-même que, grâce à ce juge- ment, on peut sans raisonnement connaître que Dieu existe : on le peut par une synthèse ou par un postulat, qui se résout, en fin de compte, dans un rapport perçu entre le souverainement réel et le souverainement néces- saire par une intuition immédiate. Ce postulat cependant n'en requiert-il pas un autre ? Sans doute, si d'emblée je me trouvais transporté au cœur même de l'essence, j'y saisirais aussi l'existence qu'elle enveloppe ; mais si je ne suis qu'esprit, et si je n'atteins jamais immédiatement qu'une idée de mon esprit, com- ment d'une pure idée pourrais-jc passer à l'être, si la richesse du pur représenté n'était soutenue d'abord par celle de l'essence ? Il faut donc que je puisse affirmer deux rapports, d'une part celui de l'essence et de l'idée, de l'autre celui de l'essence et de l'existence ; et de ces deux rapports ou de ces deux synthèses, soutenues toutes les deux par l'infinie puissance de la pleine perfection, dérive la preuve parfaite que réclamait Leibnitz. La preuve onto- 1. Ethique, 1" partie, scholie de ta prop. 11, trad. Saisset, III, p. 13. 202 études d'histoire de la philosophie. logique enveloppe donc la preuve par l'idée de l'infini, qui n'atteint pas au delà de l'essence divine ou de la possibilité de Dieu, et celle-ci à son tour ne trouve que dans l'autre son complément nécessaire. Ainsi de deux jugements réel- lement synthétiques pouvait enfin sortir une démonstra- tion !, et le mérite de Descaries est d'avoir vu nettement qu'il y en avait deux, et de les avoir maintenus dans une preuve unique de l'existence de Dieu 2. Tout, bien compté, la méthode de Leibnitz, telle qu'elle ressort du syllogisme qu'il trouvait préférable, revenait sans doute au même, puisqu'il fallait toujours, pour justi- 1. Dans la démonstration des Rép. aux secondes obj. (Cousin, I, p. 460), les prémisses sont constituées par ces deux jugements : Descartes, il est vrai, dans la majeure semble dire : ce qui est vrai de la nature est vrai de la chose (Cf. à Catérus, p. 389) ; mais il devrait dire : ce qui est contenu dans le concept « véri- table » l'est aussi dans la « nature » ; et la conclusion serait : donc il est vrai de dire que l'existence nécessaire appartient à la nature de Dieu. Au reste le rapprochement n'est pas fortuit, dans la majeure, des mots « nature » et « concept » ; et il confirme notre interprétation. 2. Ainsi les deux premières preuves de l'existence de Dieu, la preuve par l'idée de l'infini, et la preuve ontologique, se fondent en une seule. Quant à la troisième, développée à la fin de la troisième Méditation (Cousin, I, pp. 28'* sqq), elle suppose démon- trées les deux autres, et n'est plus alors qu'une sorte de preuve par l'absurde. Voici comment : on a démontré qu'il appartient à l'essence de l'être souverainement parfait d'envelopper l'exis- tence, et on ne l'a démontré que par la vertu, aperçue ou inaper- çue, de la preuve ontologique. Supposons maintenant que quel- qu'un conteste encore l'existence de Dieu ; c est un fait pourtant que j'ai l'idée du parfait ; si Dieu n'est pas, il reste qu'une telle idée, avec l'essence qu'elle enveloppe, soit en moi ; donc je serais à la fois Vidée et l'essence ; mais une telle essence ou une telle nature emporte l'existence ; donc je serais l'être nécessaire ; mais cela est absurde, puisque, n'ayant manifestement pas la puissance de me conserver, manifestement je n'ai plus et par conséquent je n'ai jamais eu [conservation n'étant que création continuée) celle de me créer ; — et le même argument s'applique à tout être de qui je tiendrais cette idée du parfait, à mes parents, à l'un quel- conque de mes ancêtres ; — il reste donc qu'elle vienne de l'Etre nécessaire, c'est-à-dire de Dieu même. — On voit maintenant l'en- chaînement des trois preuves cartésiennes : liaison étroite des deux premières qui se fondent en une seule, et liaison de la troi- sième aux deux autres, qu'elle confirme, en sappuyant sur elles, par une réduction à l'absurde de cette proposition : « J'ai l'idée du parfait, mais peut-être me la suis-je donnée par les seules forces de mon esprit. » LA PREUVE ONTOLOGIQUE CARTÉSIENNE. 263 fier l'Être par soi, remonter au Parfait; mais, d'abord, c'était une faute de ne l'avoir pas vu, et de ne l'avoir pas vu alors même que Eckhard le faisait remarquer ; puis, la faute venait d'une intention formelle d'améliorer l'argu- ment, non en lui restituant les formes synthétiques sans lesquelles nous venons de voir qu'il n'a plus de portée, mais bien plutôt en les excluant, et en y substituant un concept qui fût tel que le logique y apparût enfin comme la mesure du vrai, et le vrai au sommet comme identique à l'être. L'être aussi, chez Leibnitz, doit trouver en lui- même l'éternelle raison qui lui donne l'existence ; mais l'éternelle raison est pour lui l'éternelle vérité ; et c'est pourquoi la voie de la pure analyse lui semblait la plus sûre pour arriver à l'Être qui est le vrai avant tout, et qui soutient par là la possibilité de soi comme de tout le reste. Posé le contingent, que nous donne l'expérience, et posé le nécessaire, que requiert le contingent, le reste n'appa- rait plus que comme une question logique d'identité et de non-contradiction. L'inspiration de Descartes nous semble loute contraire, et ce n'est point au hasard qu'il est parti d'abord de l'idée de perfection. Du parfait, on ne peut dire qu'il soit plutôt pour lui essence que puissance ; et les deux mots lui vien- nent à chaque instant ensemble comme exprimant ce qui, par sa surabondance, se donne l'être en se donnant soi- même une raison d'être. Dès lors par sa puissance s'il se donne l'existence, c'est que sa Nécessité n'est pour lui et pour nous qu'une forme et qu'une suite de sa Volonté, en sorte que le possible ne se révèle à nous qu'avec la marque et sous l'aspect des lois de la volonté. Cette marque, c'est la synthèse. L'absolue Volonté ne trouve pas avant elle d'absolue Vérité; aux i dations logiques, qui relèvent de l'analyse, on ne peut donc concevoir qu'elle se subordonne ; elle les crée au contraire en posant des synthèses qui sou- tiennent l'analyse, et donnent à la logique et à la vérité leur contenu réel et leur fondement premier. De là ces deux doctrines célèbres de Descartes : que Dieu crée les rap- 264 études d'histoire de la philosophie. ports ou les vérités éternelles, et que nous les retrouvons par l'eliorl chancelant de notre volonté. La philosophie de Descartes, on ne l'a pas toujours suffi- samment remarqué, est une philosophie synthétique : elle l'est pour deux raisons, parce qu'elle fut inspirée par les mathématiques, et surtout parce qu'elle est une philosophie de la volonté. Et à ce caractère de sa philosophie, la manière dont il prouve l'existence de Dieu est remarquable surtout en ce qu'elle est demeurée rigoureusement fidèle. Paris. — Typ. Philippe Rexou\ri>, 19 rue îles Saints-Pères. — 4C9V6 J\; • •<-.-'•.. fè*?- '*' •.-s .r ■ •".- ■A* Ù r * T. " -V" J. '■'•■ "V ^*. !$ fe& .*>" &>: ^ --'^ Vr ■&; ■ai* ;t. ^ ■■■■'■ :?p- ?ï ^ ■r-"r ÏA- •Si ■*^: ••# ♦ JC^ >" r' '■ "M *v: ;v fcx& m M". i f-7t ■i'^: '\lf-S Txm S# £?mk ', > %: ?■ '■/; ;v. 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