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ÉTUDES

SUR

LES MORALISTES

FRANÇAIS

IMPKlMERIE(VÉiNÉRALE4DE CH LAHUftï

Rue de Fleurws, 9 , Paris

ÉTUDES sê¥

SUR

LES MORALISTES

FRANÇAIS

SUIVIES DE QUELQUES REFLEXIONS SUR DIVERS SUJETS

M. ■■ PREVOST-PARADOL

de l'Académie française

DEUXIEME EDITION

PARIS

LIBRAIRIE DE L. HACHETTE El C

BOULEVARD SAINT -GERMAIN, JV° 77

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TABLE

ICACE. . . , III

M ntaigne i

La Boëtie , 4 J

-al 79

ijci Rochefoucauld 1 3o,

La Bruyère iy5

Vauvenargues . . 0 , 2i3

De la chaire à propos de la Bruyère 237

De l'ambition 255

De la tristesse , . . . . 273

De la maladie et de la mort . . . , 291

(ESp)

M. MIGNET

l'un des quarante DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL

DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.

Monsieur ,

ous me pardonnerez, je l'es- père , si j'inscris votre nom en tête de ces modestes études et si je vous prie d'en accepter le sincère hommage.

Ce ri est pas seulement à [ami qui

IV DEDICACE.

depuis quatorze années ma constam- ment soutenu de son affection et de ses conseils .que je veux donner ce té- moignage bien insuffisant d'attachement et de gratitude ; ce n'est pas seulement à V historien éloquent qui occupe un rang si élevé dans la république des lettres parce qu'il n'a jamais cherché que dans la vérité, poursuivie avec patience et ex- posée avec art, les moyens d' intéresser et d émouvoir ; c'est encore et surtout à l'homme excellent dont le nom me parait mieux placé que tout autre au commen- cement de ce petit livre 9 parce quil est peut-être moins éloigné que tout autre de cet équilibre de l'âme et de cette modéra- tion dans la, conduite que la plupart des moralistes honorent avec raison du beau nom de sagesse.

Si , en effet, l' accomplissement tran- quille et régulier du devoir , l'attache-

DÉDICACE. V

ment sans ostentation à la justice , le goût de V étude, l amour du bien et du beau, éclairé et tempéré par la raison., si le dévouement à V amitié, aux lettres, au pays y peuvent mériter à quelqu'un le nom de sage , ce nom vous appartient et votre empressement à vous y dérober vous le confirme. Quelque chose eût man- qué peut-être à votre vie si , après avoir joui en bon citoyen et surtout en philo- sophe , du triomphe trop court de la li- berté parmi nous , vous n aviez eu l'occa- sion de partager ses épreuves et de lui rester fidèle ; mais les malheurs publics vous ont permis de montrer votre inva- riable attachement aux vrais principes de cette grande révolution dont vous avez si noblement raconté les débuts et dont le terme, hélas! échappe encore à tous les regards.

La consolation élevée que vous avez

VI DÉDICACE.

cherchée dans la poursuite de vos sévères études , je F ai rencontrée dans la lecture assidue de ce petit nombre de grands écrivains qui sont appelés, d'un consente- ment universel, les Moralistes français, et qui représentent en effet, avec autant de variété que d'éclat, le génie de notre pays appliqué à l'observation et à la peinture du cœur humain. Après avoir joui de leurs beautés je liai pu m empêcher de les louer à mon tour, et fai ajouté^ non sans défiance de moi-même , mon com- mentaire à tant de commentaires . Nul travail ne pouvait mieux me délasser des luttes inégales de la, presse et d'un effort si longtemps stérile, quoique opiniâtre , pour la défense des intérêts publics et du bon droit. Si vous trouvez quelque plai- sir à parcourir ces pages , si elles ne vous paraissent pas trop indignes des grands noms qu'on y rencontre et des

DEDICACE. VII

hautes questions qui y sont débattues , si elles donnent à ceux qui les lisent de nouveaux motif s pour mépriser le mal et pour aimer la justice, aucune satisfaction ne me sera plus douce et f aurai fait tout ce que f ai désiré.

Veuillez agréer. Monsieur, la nouvelle assurance de mon respectueux et inalté- rable attachement.

2 décembre 1864.

Prévost- Par adol .

MONTAIGNE

MONTAIGNE

I

ontaigne s'est peint lui-même à diverses reprises avec tant d'a- bondance et de sincérité qu'il est presque impossible d'ajouter quelques traits à cette image à la fois si grande et si fami- lière. Et pourtant cette image a. été sans cesse retracée, retouchée, embellie par la piété de ses admirateurs. C'est qu'il est

MONTAIGNE.

impossible de goûter Montaigne sans de- venir en quelque sorte son ami particulier. À force de vivre avec lui et de jouir de sa compagnie, nous en venons insensiblement à croire qu'il a écrit pour nous seul , que nous seul l'entendons parfaitement, ou du moins mieux que tout autre, et de au désir de le faire mieux connaître , de ra- conter ou de découvrir sa vie, il n'y a qu'un pas. Ce pas a été si souvent franchi et parfois avec tant de bonheur, qu'il reste bien peu de chose à faire à ceux qui vou- draient raconter aujourd'hui l'histoire de Montaigne ; mais le chemin n'est point fermé pour ceux qui veulent s'attacher sur- tout à l'étude et à l'exposition de sa pensée. Tout le monde sait de sa vie ce qu'il importe d'en savoir; personne n'ignore que sa conduite a toujours été une sorte de commentaire de ses maximes , qu'il a vécu et agi comme il convenait à l'auteur des Essais de vivre et d'agir. L'éducation la plus douce et la plus forte, le latin appris

MONTAIGNE. 5

dès l'enfance ou plutôt bégayé dès le ber- ceau , un heureux mélange d'occupations et de loisir, quelques voyages, le spectacle de la guerre civile et d'une société boule- versée par les discordes religieuses , tout vint en aide à la nature pour conduire ce rare esprit vers la réflexion tranquille et vers l'observation impartiale des actions hu- maines. Dans son admirable essai sur X in- stitution des enfants il conseille de leur apprendre « un peu de chaque chose à la françoise ; » c'est l'éducation que lui a donnée à lui-même l'arrangement de sa vie ; il a touché suffisamment à tout sans être jamais engagé ni encore moins absorbé dans aucune chose.

Conseiller au Parlement de Bordeaux, plus tard maire élu de cette grande ville et gardien de son repos, ayant traversé la cour à plusieurs reprises, connu et apprécié de plus d'un grand personnage, il put joindre une certaine expérience des hommes et des affaires à celle qu'un bon esprit sait tirer

MONTAIGNE.

des livres, mais ce que nous appelons au- jourd'hui la politique n'occupa jamais une place importante dans son esprit. Rien n'é- tait plus éloigné de son caractère que 1 am- bition ou la prétention d'influer par une active habileté sur les événements de ce monde. Il ne s'abstient nullement de juger ce qui se passe autour de lui ; il prend même parti ; il tient hautement pour le pouvoir royal et pour l'ancienne religion du pays ; mais s'il ne souhaite point qu'on trouble l'Etat, c'est parce qu'il n'espère pas qu'on puisse l'amender, et s'il ne supporte qu'avec impatience cette grande entreprise pour changer la religion d'un peuple, c'est que ce genre de débats lui paraît stérile et qu'il voit avec regret couler pour de telles ques- tions le sang des hommes. Aussi la violence et la cruauté de la défense lui inspirent- elles le même éloignement que la témérité et l'inutilité de l'attaque : ce C'est mettre ses conjectures à bien haut prix, dit-il, que d'en faire cuire un homme tout vif. » Si

MONTAIGNE.

donc il ne paraît pas indifférent, au milieu des assauts que subissaient de son temps l'Église catholique et l'Etat , la part qu'il prend à cette crise et l'émotion qu'il éprouve viennent au fond de son indiffé- rence même et découlent de la même source que tous les actes et toutes les pensées de sa vie. Ce qui le dirige en cette circonstance, comme dans toutes les autres , c'est l'idée que les mouvements incertains et douloureux de l'humanité ne peuvent guère améliorer son sort, c'est un réel dédain pour le sujet même de la querelle, c'est enfin un mécon- tentement involontaire contre ceux qui prennent sur eux la responsabilité de trou- bler inutilement le monde. Il n'a donc vu dans nos guerres civiles qu'un grand et sanglant spectacle, affligeant pour le bon citoyen, mais attachant pour le moraliste, une sorte de commentaire vivant et instruc- tif de l'histoire des temps antiques, un théâ- tre agité sur lequel l'âme humaine, remuée de mille manières par les événements et

8 MONTAIGNE.

incessamment secouée par la fortune, se prête mieux que jamais à la curiosité de celui qui veut l'observer et la peindre.

Les lettres ne sont pour lui, comme la politique, qu'un moyen d'observation, qu'une vive et pénétrante lumière allumée et entretenue par le génie pour éclairer tous les détours du cœur de l'homme. Cer- tes, le souffle vivifiant de la Renaissance avait échauffé l'esprit de Montaigne ; il ai- mait et goûtait les lettres, il comprenait et adorait l'antiquité ; il a fait passer dans ses écrits les plus fortes et les plus brillantes pensées de la Grèce, et surtout de Rome, avec tant d'abondance et tant d'à-propos, que ces citations innombrables font corps avec les Essais, qu'il est impossible d'en arracher une seule sans une sorte de vio- lence qui laisserait sa trace, sans une dé- chirure qui resterait toujours visible dans cet harmonieux tissu. La forme de ces pen- sées antiques ne lui était pas indifférente ; et, maître lui-même dans l'art de bien dire,

MONTAIGNE. 9

il goûtait vivement chez les anciens la force, le naturel, ou la perfection achevée de l'ex- pression. Il discute souvent la propriété d'un terme, la justesse ou le bonheur d'un mot ; il excelle à sentir et à mesurer la*vraie grandeur dans le langage comme lorsqu'il recherche quel est le poëte qui a le mieux parlé de Caton ; et il y atteint lui-même sans effort en parlant de ce qui l'émeut, comme dans cette page d'une éloquence sublime jetée dans son journal de voyage sur la ma- jesté des ruines de Rome. Mais malgré sa noble passion pour les lettres , malgré les délassements qu'elles lui donnent, malgré la sûreté de jugement avec laquelle il les goûte, malgré son propre génie d'écrivain, et ce secret plaisir d'avoir bien dit, auquel il ne devait pas échapper plus qu'un autre, les lettres ne sont jamais sa principale af- faire, et ce n'est point pour leur propre beauté qu'il les aime. Si Ton parcourt cette riche galerie de citations, incrustées pour ainsi dire dans les Essais et inséparables

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du monument qui les porte , on ne tarde guère à reconnaître que c'est avant tout une incomparable collection de témoigna- ges sur les habitudes de notre esprit et sur les penchants de notre cœur. Il aime les lettres parce qu'elles lui racontent avec agrément ou avec éclat l'histoire des pas- sions humaines; et s'il fait comparaître et parler devant nous tant d'historiens, de philosophes et de poëtes, c'est bien moins pour le plaisir de ses yeux et des nôtres que pour les faire déposer, chacun dans leur langage et selon leur divers génie, sur ce qu'il lui importe de savoir.

Que lui importe-t-il donc de savoir ? une seule chose , qu'il poursuit d'ailleurs sans emportement, sans ardeur doulou- reuse, sans activité inquiète , mais au con- traire avec un mouvement plein de dou- ceur et avec un plaisir tranquille , comme un ruisseau qui suit sa pente ou comme un animal folâtre qui obéit en se jouant à l'appel de la nature. Il veut savoir, s'il se

MONTAIGNE. H

peut , ce que c'est que l'homme , prêt à prendre son parti et à se consoler s'il l'i- gnore; bien plus, à trouver dans cette in- certitude même je ne sais quel sentiment de pleine indépendance et d'entier déta- chement ? comme un voyageur qui, par- venu au faîte d'une haute montagne et respirant un air léger, entreverrait à ses pieds les cités et les plaines enveloppées d'une épaisse atmosphère et parfois cou- vertes de noires vapeurs. Mais cette incer- titude dont il portait la source profonde en lui-même, qu'il trahit dès ses premiers pas, et à laquelle tous les détours de sa pensée devaient aboutir, ne le détourne nullement d'observer tout ce qu'il peut atteindre avec autant d'attention et de plaisir que s'il avait quelque vérité à con- quérir. C'est que, faute de mieux, il tirera de ce qu'il voit de nouvelles raisons de douter, et que ce fruit de sa recherche perpétuelle est bien loin de lui paraître amer. Il est donc avant tout et toujours

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un observateur. Au milieu du péril et des embûches perpétuelles de la guerre civile, lorsque sa propre sûreté est en jeu , le mouvement des passions, leur langage, l'expression variée des traits qui les ra- content ou qui s'appliquent à les contenir, l'occupent plus que tout le reste et don- nent sans cesse l'essor à sa pensée. Il voyage un jour avec un gentilhomme, forcé de déguiser sa croyance et son parti ; il le devine à sa pâleur, et écrit quelques pages admirables sur la conscience qui nous porte à nous déceler, à nous accu- ser, à nous combattre nous-mêmes. Quel- que plaisir pourtant qu'il éprouve à ob- server et à peindre autrui, c'est à lui-même qu'il en veut, c'est sur lui-même que ses yeux sont incessamment ouverts. Depuis le jour où, ayant à peine dépassé le milieu de la vie, il se déclarait, dans une inscrip- tion restée célèbre, las de l'esclavage des cours et des fonctions publiques, esclavage sous lequel il devait retomber dix ans plus

MONTAIGNE. 13

tard {servitii aulici et munerum publi- corum jamdudum pertœsus) ; depuis le jour il consacrait la demeure pa- ternelle à la liberté, à la tranquillité et au loisir (libertati , tranquillilatique et otio), depuis ce jour jusqu'à son dernier sommeil , il ne cessa de s'épier et de se regarder vivre, curieux avant tout de surprendre en lui-même ces mouvements variés et ondoyants de notre nature, dont il aimait à chercher les traces dans l'his- toire et les effets autour de lui.

Cette observation intérieure était conti- nuelle, parce que, loin de lui coûter un effort, elle était le plus vif de ses plaisirs ; aucune distraction, aucune surprise, si vio- lente qu'elle fût, ne pouvait la suspendre. Renversé un jour de son cheval parle choc d'un de ses serviteurs, cruellement meurtri, vomissant des flots de sang, mortellement atteint en apparence et persuadé lui-même qu'il se meurt, il se regarde mourir avec une curiosité assez attentive pour noter plus

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tard, dans uti de ses récits les plus char- mants, les impressions fugitives qui avaient alors traversé son âme. « Il me sembloit, dit-il, que ma vie ne me tenoit plus qu'au bout des lèvres ; je fermois les yeulx pour ayder, ce me sembloit, à la pousser hors et prenois plaisir à m'alanguir et à me laisser aller. C'estoit une imagination qui ne fai- soit que nager superficiellement en mon âme, aussi tendre et aussi foible que tout le reste; mais, à la vérité, non-seulement exempte de desplaisir, ains meslée à cette doulceur que sentent ceulx qui se laissent glisser au sommeil. » Il n'était pas besoin d'une secousse aussi profonde pour éveil- ler l'attention de Montaigne sur les mou- vements de son esprit et pour le décider à les peindre; tous les incidents de sa vie comme tous les chemins de sa pensée le ramenaient à lui-même ; on dirait qu'il a pratiqué, pour l'appliquer à son âme, cette science nouvelle de la météorologie qui s'attache à épier et à décrire les plus

MONTAIGNE. 15

légers changements dans l'état du ciel ; les yeux fixés sur ce monde intérieur, et ne s'en écartant que pour y revenir, il nous dit, avec une engageante complaisance et avec une parfaite sincérité, quel nuage l'obscurcit, quel rayon de soleil l'éclairé, quelles impressions successives et parfois contradictoires y produisent les leçons de l'histoire et le spectacle de la vie ; et ainsi s'est fait, au jour le jour, ce livre admi- rable et unique des Essais, dont Mon- taigne a pu dire qu'il était lui-même « la matière, » et qu'on hésite à nommer un livre; car toute application, tout travail, tout dessein prémédité en sont absents, et c'est, à proprement parler, le plus libre, le plus ouvert, le plus familier des entretiens auxquels un homme se soit jamais aban- donné avec ses semblables et avec lui-même. Quiconque ouvrirait ce livre sans avoir jamais entendu parler de Montaigne, sen- tirait dès les premières pages qu'il est en face d'un esprit incertain et moins dési-

16 MONTAIGNE.

. reux de dissiper son incertitude que de s'y affermir et que de la répandre. Quelle que soit la question qu'il rencontre sur son chemin, dans quelque sentier que le ha- sard le pousse, qu'il s'agisse de l'objet le plus vulgaire de la vie pratique ou du pro- blème moral le plus élevé, il n'émet une opinion et ne donne dans un sentiment qu'afin de s'en écarter aussitôt ou plutôt de rebondir vers l'opinion contraire; mais il n'a garde de s'y tenir davantage, et in- cline de nouveau vers l'opinion qu'il a quittée pour la quitter encore, jusqu'à ce qu'il demeure immobile à égale distance de l'une et de l'autre, comme un pendule bien suspendu qui, après quelques oscillations légères, retrouve son équilibre et rentre dans son repos. Qu'il approfondisse le sujet qu'il touche, ou bien qu'il l'effleure, il suit cette méthode, si Ton peut donner le nom de méthode à cette allure naturelle et involontaire d'une intelligence dans la- quelle il suffit qu'une idée se lève pour y

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susciter aussitôt l'idée contraire. Chaque pensée, dans cet esprit pour le doute, est comme une voix à laquelle l'écho ré- pond sur-le-champ, non pour la répéter, mais pour la démentir. Qui ne se souvient de cette fable charmante de Jason semant les dents d'un dragon qui se changent aus- sitôt en hommes armés, prêts à s'égorger les uns les autres ? L'esprit de ce grand douteur ressemble à ce champ de bataille ; pas une idée n'y apparaît qu'elle ne trouve en face d'elle une idée tout armée prête à la combattre ; mais tandis que cette lutte intérieure qui existe à divers degrés chez tout homme qui pense, engendre en plus d'une âme une douloureuse fatigue ou un incurable dégoût, elle est le spectacle pré- féré et le divertissement le plus délicat de cette superbe intelligence qui plane avec sécurité sur cette mouvante arène, et qui a reçu de la nature le rare privilège de trouver dans le doute même sa pâture et son repos. Ce doute est épanché partout dans les

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Essais ; on n'y trouve guère, en y regar- dant de près, une seule page qui n'en soit imprégnée ; mais s'il est répandu partout, il est en même temps concentré quelque part, et, en remontant le cours capricieux de tous ces ruisseaux, on arrive au grand lac d'où ils découlent. \J Apologie de Rai- mond Sebond, placée au centre des Essais, n'en est rien moins que le cœur; c'est de que part ce flot puissant qui se divise en mille rameaux, pour porter jusqu'aux extrémités du tissu vivant des Essais la même sève et la même pensée. Chacun de ces chapitres si variés n'est qu'une con- clusion dont ce chapitre capital contient les prémisses ; chacun d'eux exprime un doute particulier, lui seul contient toutes les raisons de douter, et les énumère avec une hauteur, une force et un éclat qui met- tent ces pages entraînantes au premier rang parmi les efforts que l'homme ait jamais tentés pour arracher de son âme le pen- chant à croire et pour en exiler la certitude.

II

m

e plus léger détour a paru suf- fisant à Montaigne pour donner une apparence légitime et même religieuse à cette guerre sans merci, en- treprise contre l'orgueil humain trop con- fiant dans la raison humaine. Il veut sim- plement, à l'entendre, confondre ceux qui trouvent faibles et insuffisantes les raisons alléguées par Raimond Sebond en faveur de la vérité des croyances chrétiennes, a Vous trouvez ses raisons faibles, dit-il ; voyons donc les vôtres. Sur quoi vous ap- puyez-vous pour juger les siennes ? Quelle force attribuez -vous à vos arguments ? Comment établissez-vous que vous êtes capable d'arriver à la certitude ? »

20 MONTAIGNE.

La guerre ainsi portée dans le camp ennemi, sous le prétexte d'une défense légitime, Montaigne se sent libre de tout dire, d'enlever à la raison, s'il le peut, ses armes chétives et de renverser le su- perbe et fragile édifice de nos connaissan- ces. Il commence donc, comme tous ceux qui veulent arracher violemment notre esprit à ses habitudes et élargir l'horizon de notre pensée, comme Pascal le fera un jour à son exemple dans une intention bien différente et avec plus de grandeur ; il commence par nous forcer à regarder le ciel tel qu'il est et par nous accabler d'un seul mot sous l'immensité de la na- ture. Quand il nous a ainsi jetés à bas de notre trône imaginaire et tirés de notre petit empire pour nous lancer et nous perdre dans la poussière infinie de l'uni- vers, quand il nous a demandé ironique- ment qui nous a donné le droit de croire faits pour notre visage et de prendre à notre service « le bransle admirable de la

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voulte céleste et la lumière éternelle de ses flambeaux roulant si fièrement sur nos testes », il nous met en face d'un autre mystère, et cherche à rabattre en nous cette présomption qui nous porte à nous mettre dédaigneusement à part des autres êtres répandus sur notre planète , comme si nous étions non-seulement supérieurs à eux, mais d'un autre ordre. Qu'en savons- nous cependant? Qui a pénétré le mystère de ces humbles existences, les pensées qui s'agitent dans ces intelligences endormies, les limites assignées à l'instinct, la nature de cet instinct lui-même, mot commode pour rabaisser au gré de notre orgueil des merveilles de prévoyance, d'activité, de dévouement et de courage ? Avec quelle audace nous nous transportons ainsi hors de nous-mêmes pour juger la vie intérieure de tous ces êtres et pour en donner l'exacte mesure! te Quand je me joue à ma chatte, qui sçaitsi elle passe son temps de moy plus que je ne fais d'elle ! » Montaigne veut donc

22 MONTAIGNE.

nous ramener et nous joindre à cette foule? sans même nous permettre de nous en distinguer par notre faiblesse particulière à notre naissance ou par certaines misères que les animaux ne connaissent pas,, car ce n'est qu'un nouveau détour de notre orgueil et qu'un effort ingénieux de notre vanité pour nous entourer d'un certain mystère et nous assurer mieux cette place à part que nous revendiquons obstinément au sein de la nature. Il n'est pas vrai, nous dit Montai- gne, que l'homme naisse plus nu, plus dés- armé, plus incapable de se suffire que les autres êtres; et d'ailleurs, en supposant toutes ces différences et toutes ces lacunes, ce mouvement qui nous pousse à y porter remède? nos inventions, nos arts, nos ef- forts pour vivre et pour mieux vivre, ne sont-ils pas aussi des dons de la nature ? ces instincts salutaires ne rétabliraient-ils pas l'équilibre et ne nous ramèneraient-ils pas par un détour à la condition commune : celle d'une existence difficile et contrariée

MONTAIGNE. 23

par les forces du dehors, mais ayant en elle- même le moyen se suffire et de .^durer ? Mais nous avons, dit-on, nos privilèges, des occupations et des pensées auxquelles nul autre être que l'homme ne peut pré- tendre et qui font notre grandeur. Voyons- les donc, serrons de plus près ces facultés particulières et admirables ; détachons et pesons tous ces diamants de notre cou- ronne ; voyons si l'éclat n'en est pas faux et s'il est bien difficile de les réduire en poussière. Est-ce la guerre qui justifie notre orgueil? C'est, en effet, la plus grande et la plus pompeuse des actions humaines; mais s'il y a de la gloire à s'entre-détruire, cette glorieuse fureur n'est point particu- lière à l'homme, et deux essaims, se dispu- tant une ruche, combattent aussi vaillam- ment que deux armées. Les taureaux savent aussi bien que nous lutter et mourir pour un pâturage du pour une génisse. Nos motifs, dit-on, sont plus nobles! En vé- rité ! Allez au fond de toute guerre, et voyez

24 MONTAIGNE.

de près ce qui fait couler le sang des hom- mes; combien de causes plus misérables, plus injustifiables que la possession d'une ruche ou d'un pré leur mettent les armes à la main et les décident à se chasser les uns les autres du champ de l'existence ! Nous pouvons davantage pour nous nuire, mais la volonté qui nous pousse à employer ces moyens terribles n'en est point pour cela plus élevée ni plus respectable. Nous voulons nous agrandir, tout absorber en nous, confondre les limites de notre être avec celles mêmes du monde ; ainsi le veut toute créature vivante, et de vient que toutes s'entre-choquent et se détruisent. Pareils appétits agitent un ciron, un élé- phant, un puissant monarque. Mais pour- quoi être si fiers de sentir en nous, comme tout ce qui existe, et de traduire à notre manière cette secrète impulsion de la na- ture qui, dans chacune de ses créations, tend avec excès à la vie et qui se limite et se contient elle-même par la mort ?

MONTAIGNE. 25

Si la guerre n'est point faite pour enfler notre orgueil, est-ce donc la science qui le justifie ? De quel usage, de quel prix est pourtant la science, à moins quelle ne serve à nous révéler notre ignorance et notre faiblesse, et à nous rendre pins hum- bles à mesure que nous savons davantage, comme on voit les épis les plus chargés de blé s'incliner le plus bas vers la terre? Qu'est-ce que la science vue de près, sinon un amas d'incertitudes? Savons-nous si cette exaltation même de notre esprit, que nous croyons féconde, n'est pas une maladie, une affliction et une déception de la nature ? Quelle imperceptible différence « entre la folie et les gaillardes eslevations d'un esprit libre! » La philosophie est le plus sublime effort de la science humaine, mais que produit cet effort ? un vain con- flit d'opinions également incertaines, une lutte bruyante et stérile, un « tintamarre de cervelles, » des imaginations qu'on cherche à transformer en raisonnements,

26 MONTAIGNE.

mais qui n'ont pas plus de corps que de base. C'est une poésie sophistiquée et rien de plus, Elle peut servir d'amusement à l'esprit, d'occupation à la vie, nous dis- traire de nos maux par une recherche qui peut durer toujours, puisqu'elle est sans objet réel et sans terme, mais c'est pré- somption et folie que d'en espérer davan- tage. Quant aux religions (sauf une seule, que Montaigne laisse de côté plutôt qu'il ne la met à part), n'est-ce pas le plus vaste champ ouvert à la folie humaine, n'est-ce pas qu'elle s'est donné carrière avec le plus de complaisance? Il y a un trait commun entre tous les produits, si divers qu'ils soient, de ce grand délire : c'est notre penchant à tailler Dieu sur notre mesure, à nous considérer nous- mêmes comme le centre du monde, comme l'objet de toute cette action, de tout ce mouvement, de tout cet ordre, à nous adorer enfin nous-mêmes dans notre image agrandie, embellie etplacée de nos propres

MONTAIGNE. 27

mains au faîte de ce vaste univers. Ce ré- sultat uniforme des religions indique assez clairement qu'elles ne sortent que de notre ignorance et de notre orgueil, et qu'avec des prétentions plus imposantes que la phi- losophie, elles ne nous en apprennent pas davantage sur le monde et sur nous-mê- mes. Elles ne rompent donc pas plus que la philosophie l'effrayant tête-à-tête dans lequel nous sommes enfermés avec notre propre intelligence ; elles nous montrent seulement à l'œuvre dans la région des chimères, cet égoïsme de la pensée et cet instinct envahisseur que nous portons dans les affaires réelles de la vie, et qui nous sont à divers degrés communs avec toutes les créatures. N'est-ce pas de ce même égoïsme qui repousse toute limite dans la durée, et qui veut survivre à la destruction même du corps, que nous viennent tant de théories sur l'immortalité, tant de visions sur un autre séjour conforme en tout point à nos désirs, arrangé tout exprès

28 MONTAIGNE.

pour l'accomplissement de nos vœux, pro- pice à une sorte de dilatation infinie de notre être? Somnia non docentis, sed optantes, comme disait un ancien, qui re- trouvait aussi la source de cette croyance à l'immortalité dans l'âme elle-même, avide de vivre et quêtant partout des consolations et des espérances.

Quoi d'çtonnant d'ailleurs si la science, la philosophie, les religions ne peuvent rien atteindre de certain ni de solide, puisque nos opinions elles-mêmes sont soumises à un continuel changement et au rapide mouvement de tout ce qui nous entoure ? Je n'ai pas pensé hier ce que je pense aujourd'hui; ma pensée de demain sera autre chose encore. Je ne suis pas le même homme qu'il y a un an ; mon esprit est traversé par un flot ininterrompu de pensées qui ronge et renouvelle le lit et les rives de ce fleuve invisible, comme le flot de matière qui traverse incessamment mon corps le dévore et le renouvelle. Même

MONTAIGNE. 29

instabilité , même changement dans les opinions générales que dans nos croyances particulières ; c'est que le même courant qui m'emporte emporte le monde, et qu'il lui est aussi impossible qu'à moi de prendre pied et de s'arrêter à quelque certitude. Notre intelligence et les choses, ce qui voit et ce qui est vu, ce qui juge et ce qui est jugé, n'ont rien de stable; tout s'écoule comme un torrent, et nous prétendrions attacher quelque valeur durable à nos im- pressions d'un jour! Voyons-nous, de plus, les choses telles qu'elles sont ? Qui l'oserait dire ? Un sens de moins, et voilà un autre univers. Un aveugle -né, un sourd auront-ils jamais l'idée du son ou de la couleur ? Si un sens de moins nous fait un autre monde, qui peut dire qu'un sens de plus ne bouleverserait pas toutes nos con- naissances ? La prétendue vérité de nos cinq sens serait-elle la vérité de six sens ou de huit ? Supposons pourtant ce miracle que nous puissions voir avec clarté, et

30* MONTAIGNE.

d'une manière uniforme tout ce qui nous entoure , que nous soyons d'accord sur toute chose avec nous-mêmes et avec les autres, avec nos descendants et avec nos ancêtres; qu'au lieu de cette mer vaste, trouble et ondoyante des opinions humai- nes, nous ayons sous les yeux, comme dans un miroir limpide et fidèle, l'image con- stante d'une vérité avouée en tout lieu et de tout temps par l'humaine raison, Cette vérité perpétuelle et générale cessera-t-elle pour cela d'être humaine, c'est-à-dire d'être un produit particulier de l'intelli- gence de l'homme, l'expression d'un rap- port constant entre les choses et ses or- ganes, une façon devoir et déjuger propre à notre espèce mise en face de la nature ? Mais est le lien, le rapport nécessaire, le point de contact et de passage entre cette vérité tout humaine et la vérité absolue à laquelle nous avons la prétention d'at- teindre? Accordons un instant qu'une chose soit vraie pour tous les hommes et

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sur toute la terre : ce ne serait jamais qu'une vérité de l'homme et de la terre ; sont ses titres à valoir quelque chose, à exister au delà ? Nous ne sommes pas plus près du ciel lorsque nous sommes sur le mont Cenis que si nous étions au fond de la mer ; nous pouvons de même amas- ser en un monceau toutes les opinions de notre race, leur donner une consistance factice et une unité trompeuse, en faire une haute et solide montagne sur laquelle flottera le drapeau de notre raison, rien ne comblera le vide infini et infranchissable qui séparera ce petit amas de vérités à l'usage de l'homme du séjour inaccessible la vérité absolue réside. Supposons que nos intelligences soient courbées sous une même loi : c'est une loi municipale que nous alléguerons ; qu'a-t-elle à faire avec la loi universelle ? Lucrèce a bien dit :

Terramque et solem, lunam, mare, caetera quse sunt Non esse unica , sed numéro magis innumerali.

Qui pourra soutenir -que pour être va-

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labiés ici-bas les lois de notre raison soient observées dans un seul de tous ces mondes ? Quoi ! il suffit d'aller d'ici aux Indes pour voir tout changer, les plantes, les ani- maux, les hommes, et cette variété, déjà si marquée dans un si petit espace, ne vous avertirait pas de la diversité prodigieuse et infinie qui est sans doute répandue dans ce vaste univers ! Confinés dans notre étroit et mobile séjour, prenons nos imaginations pour ce qu'elles valent, n'attribuons pas à nos pensées une domination extérieure à laquelle elles ne sauraient prétendre ; sa- chons demeurer dans notre incertitude. Convenir de cette incertitude et en recon- naître les causes, voilà, selon Montaigne, le dernier terme de notre raison ; en pren- dre notre parti et vivre dans la modération que l'incertitude conseille, voilà le dernier effort de notre sagesse. N'affirmons donc aucune chose, pas même que nous doutons, car c'est encore trop dire ; disons plutôt : Que sais-je? Nous serons d'autant pluséle-

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vés parmi les intelligences et d'autant plus heureux parmi les hommes que nous regar- derons de plus haut et d'un œil plus tran- quille les affirmations téméraires auxquelles ils se livrent et les passions violentes qui, nées de ces affirmations mêmes, les empor- tent pour leur malheur dans des agitations stériles.

C'est presque en secret et comme à l'o- reille que Montaigne nous communique dans cette Apologie de Rairhond Sebond cette doctrine développée du doute de la- quelle toutes ses pensées découlent. Il nous conseille de la garder pour nous-mêmes, de ne nous en servir que rarement, et comme d'un coup désespéré, contre ces esprits dogmatiques dont le despotisme et l'orgueil peuvent parfois pousser à bout le sage. Il n'a garde de souhaiter que le vul- gaire s'engage dans cette route dangereuse qui mène au delà des limites de la raison, et dans laquelle un esprit faible peut per- dre à chaque pas un de ses motifs de se

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bien conduire. Il faut au contraire que l'homme soit bridé de lois, de religions et de coutumes, et poussé dans un chemin battu sous une forte tutelle. Mais cette humiliante nécessité n'existe point pour l'âme tempérée du sage, qui sera d'au- tant plus en équilibre , d'autant plus éloignée des désirs immodérés et des actions violentes qu'elle sera mieux in- struite de sa propre ignorance, de sa faiblesse et du néant de tout ce qui agite les hommes.

Cette doctrine est pour Montaigne autre chose qu'un mystère, c'est une sorte de retraite intellectuelle qu'il s'est ména- gée au milieu de la tempête qui sévissait autour de lui et qui rendait périlleux les abords mêmes de sa demeure. Tout ce tu- multe expirait au pied de la tour qui con- tenait sa chambre d'étude, interdite aux membres mêmes de sa famille, asile invio- lable réservé au libre essor de sa pensée. Ce qu'il appelle en son langage si familier

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et si clair son arrière-boutique n'est pas autre chose que cette façon paisible et dés- intéressée de voir les affaires humaines, et d'y laisser errer sa curiosité sans jamais y engager trop avant son cœur. Ce n'est point cependant qu'il renonce a examiner les pensées de ses semblables, à juger leur conduite, à choisir même entre leurs opi- nions, à distribuer, selon l'impression du moment, le blâme ou la louange. Toujours équitable à force de lumières, toujours to- lérant à force d'intelligence, il n'en est pas moins comme tout le monde , dogmatique à son heure, et prend volontiers parti plus éloquemment que tout le monde contre ce qui lui déplaît ou l'offense. Qui a mieux raillé le pédantisme, flétri la cruauté , cé- lébré l'amitié? Qui a donné de plus sages conseils pour élever sans violence une âme ingénue qu'on veut préparer à l'honneur et à la liberté ? Qui a pris enfin, en des termes plus forts et avec une sympathie plus généreuse , la défense des honnêtes

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gens et des bons citoyens opprimés par la fortune ? Qui a mieux parlé de Brutus et de Caton ? Certes , lorsqu'on admire ce respect religieux de Montaigne pour la vertu courageuse et malheureuse et le lan- gage presque divin qu'il trouve pour célé- brer les belles actions qui l'émeuvent, on est un moment tenté de croire qu'ayant de bien loin devancé Rant dans son inflexible distinction entre les vérités à la mesure de l'homme et la vérité absolue soustraite à son empire, il l'a devancé de même en re- trouvant dans la loi morale et dans l'idée du devoir un nouveau chemin vers la cer- titude. Aurait-il donc voulu, comme l'es- sayera Kant, emporté par ce même torrent du doute universel, s'attacher à l'idée du devoir d'une étreinte désespérée , et re- monter, par la certitude d'une loi morale, à toutes les autres certitudes ? Ne cherchez rien de semblable dans la pensée de Mon- taigne ; il n'a point de ces profondeurs, il ne connaît aucun de ces détours et ne se

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soucie point du but ils pourraient le conduire. Il vous accorde volontiers que certains hommes le touchent, que certaines vertus le ravissent et l'élèvent par l'en- thousiasme au-dessus de lui-même ; mais à qui voudrait l'accuser de se contredire en admirant si fort une vertu qui ne repose sur aucune règle et l'accomplissement d'une loi morale qu'il ignore , il n'opposerait i nulle défense. Les contradictions ne l'ef- frayent point, et il ne leur cherche aucune issue, il les reconnaît et les accepte, il leur fait même bon accueil ; son scepticisme les peut contenir toutes, elles peuvent s'accu- muler et se mouvoir à l'aise dans cette vaste enceinte.

Il faut donc le prendre tel qu'il est, et, tel qu'il est, nul esprit bien fait ne le trou- vera inutile. Si on veut laisser de côté le fond de sa pensée et se borner à la suivre dans ses courses vagabondes, il est peu de sujets sur lesquels il ne nous laisse , en des termes qui ne s'effacent plus de l'es-

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prit, une impression salutaire ; c'est une perpétuelle leçon de tempérance et de mo- dération qu'un tel livre, puisque toute opi- nion extrême y est combattue et qu'on y sent partout le désir d'être équitable. Ajoutez-y cette sincérité sans égale qui est un exemple en même temps qu'un charme, et qui nous montre dans une complète ouverture de cœur la plus puissante des séductions que puisse exercer un écrivain. Si l'on veut aller pourtant au fond de sa doctrine et se mesurer avec ce scepticisme, quelle que soit l'issue diverse d'un tel combat , selon la nature de celui qui s'y livre , on ne sort guère de cette étreinte forte et douce sans en rapporter un esprit plus large , une vue plus élevée et plus impartiale des choses humaines. Quelque solution qu'on donne soi-même aux ques- tions débattues par Montaigne, on en a du moins compris la grandeur, et l'on a senti du même coup qu'elles sont le plus noble et le plus fort aliment que l'homme puisse

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donner à l'activité de sa pensée. Il est certes bien des âmes qu'il ne détachera pas de leur certitude, et il est bien loin de souhaiter qu'elles s'en détachent ; mais il est peu d'âmes cultivées qu'il ne soit ca- pable d'ébranler pour leur bien et aux- quelles il ne puisse donner une secousse vivifiante qui leur fera sentir davantage un jour l'inestimable douceur de la conviction et du repos. Comment oublier enfin qu'é- crivant avec une pleine liberté dans une langue jeune encore et capable de céder sans effort sous sa main? il y a trouvé pour sa pensée si mobile et si vive le plus riche, le plus souple et le plus léger des vête- ments , qu'il a toujours atteint ou plutôt rencontré F expression la plus juste et la plus forte, si bien qu'on ne peut imaginer mieux dites les choses qu'il a voulu dire, que les changements survenus dans notre idiome, moins caressant et moins flexible, ont plutôt augmenté qu'obscurci le charme de sa parole, et qu'on peut encore aujour-

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d'hui mesurer au plaisir qu'on éprouve en le lisant le progrès qu'on a fait dans l'art de comprendre notre langue et de la goûter ?

LA BOETIE

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LA BOÉTIE

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es lettres ont comme la guerre leurs héros enlevés à la fleur de l'âge et au milieu de leur pre- mière victoire. Elles peuvent montrer leurs Hoche, leurs Marceau, leurs Desaix, qui ont traversé si vite la scène du monde, que la gloire a eu à peine le temps de toucher leur front, et que leur vie, pleine de pro-

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messe, n'a été qu'une belle aurore. LaBoétie est un des plus attrayants parmi ces illus- tres morts, et il est peu de figures sur les- quelles nos regards puissent aujourd'hui s'arrêter avec plus de profit pour nos âmes.

C'est le souvenir de la Boétie qui a in- spiré à Montaigne les pages les plus tou- chantes qui soient sorties de sa plume. Si ce traité de la Servitude volontaire, qui a donné à Montaigne le désir de le connaî- tre et qui a conduit ces deux belles âmes à l'intimité la plus douce., eût été dérobé, comme il a failli l'être, à la postérité, le nom de la Boétie n'en serait pas moins sauvé de l'oubli , grâce à cette peinture achevée de l'amitié que Montaigne a placée sous son invocation et inséparablement confondue avec sa mémoire. Le chapitre sur l'amitié ne pouvait périr, et le nom de la Boétie ne pouvait plus en être arraché ; il est pour ainsi dire la sève de ce bel arbre, le plus gracieux peut-être de cette riche et capri-

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cieuse forêt des Essais, au milieu de la- quelle il s'élève; on sent qu'il est habité par une âme encore plaintive; on croit voir, en l'approchant, un de ces lauriers ou de ces cyprès dans lesquels les dieux de l'O- lympe enveloppaient doucement à leur dernière heure les mortels aimés qu'ils ne pouvaient empêcher de mourir.

Montaigne nous peint donc d'un même trait dans ce chapitre , l'amitié la plus parfaite que les hommes puissent conce- voir et l'amitié qui l'unissait à la Boétie. C'est pour lui qui écrit et pour nous qui le lisons une seule et même chose. Rien n'y a manqué : ni cette inclination mys- térieuse , antérieure à toute rencontre, qui les faisait « s'embrasser par leurs noms » avant de s'être vus , ni cette prompte attraction des âmes qui les fit se confondre au point d'anéantir leurs vo- lontés particulières en les plongeant l'une dans l'autre et en les transformant en une seule, si bien qu'il leur eût été difficile de

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s'y reconnaître et de savoir qui des deux avait voulu le premier ou voulu davan- tage.ce qu'ils voulaient toujours ensemble. Ce n'est point l'amitié qui unit le fils au père, et qui est limitée par des réticences aussi bien que tempérée par le respect ; ce n'est point l'amitié du frère pour le frère mêlée à l'idée du devoir et imposée par la commune origine; c'est encore moins l'a- mitié de l'homme et de la femme, qui n'é- chappe guère à l'amour, soit que l'amour s'y mêle pour la détruire un jour, soit qu'il l'importune et la combatte en atti- rant l'âme ailleurs. Non , c'est l'amitié toute pure, forte de sa simplicité, fière de son libre choix, sûre de l'emporter sur tout et de survivre à tout. Dans ce libre et noble commerce, les mots de bienfaits, d'obligation, de remercîments, de recon- naissance n'ont plus de pouvoir, ni de si- gnification même, et l'on y goûte un bon- heur plein et tranquille, inimaginable à ceux qui ne l'ont point connu.

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Montaigne et la Boétie n'ont joui que quatre ans de ce bonheur. Ce fut une courte amitié, et Ton eût dit, à voir son ardeur, qu'elle se sentait menacée de près par la mort. Elle était en même temps animée et ennoblie par ce souffle de la renaissance et par cette jeune émulation avec toutes les grandeurs du monde antique qui enflam- mait alors tant de belles âmes : « Je vous avais choisi parmi tant d'hommes, disait la Boétie à Montaigne sur son lit de mort, pour renouveler avec vous cette sincère et ver- tueuse amitié de laquelle l'usage est par les vices dès si longtemps éloigné d'entre nous, qu'il n'en reste que quelques vieilles traces en la mémoire de l'antiquité. » Cette amitié était à l'épreuve de tout et bravait les distractions de l'amour. Montaigne nous dit, dans un superbe langage, que de ces deux passions l'une maintenait sa route d'un vol hautain et superbe, et regardait dédaigneusement passer l'autre au-des- sous d'elle. Pour la Boétie , on n'écrit

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point sans avoir aimé quatre vers comme ceux-ci :

J'ai vu ses yeux perçants , j'ai vu sa face claire ; Nul jamais sans son dam ne regarde les dieux ; Froid, sans cœur, me laissa son œil victorieux, Tout étourdi du coup de sa forte lumière ;

mais il n'est pas douteux que Montaigne n'ait possédé après tout et jusqu'au bout le meilleur de cette belle âme.

Ils étaient faits pour s'entendre ; même amour du beau , même goût pour l'anti- quité, même modération en toutes choses. Après la mort prématurée de son ami et tout désireux qu'il est d'honorer sa mé- moire ? Montaigne renonce à publier la Servitude volontaire, parce que cet écrit a déjà servi de texte à ceux qui veulent trou- bler l'Etat sans savoir s'ils pourront l'amen- der. Et nous entendons la Boétie, près d'ex- pirer, exhorter doucement le frère de Montaigne, M. de Beauregard, à fuir les extrémités et à ne point se montrer âpre et violent dans son désir sincère de réformer

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l'Eglise. Mais, malgré ce commun éloigne- raient pour toutes les apparences d'excès, il y avait en la Boétie une certaine ardeur d'ambition et un penchant à intervenir dans les affaires humaines, qui manquaient à Montaigne. Il avait plus de confiance, ou, si l'on veut , il se faisait plus d'illusion sur la possibilité de donner à l'intelli- gence et, à l'honnêteté un rôle utile dans les divers mouvements de ce monde, Mon- taigne nous avoue que son ami eût mieux aimé être à Venise qu'à Sarlat; plus explicite encore dans une lettre au chan- celier de l'Hôpital, il regrette que la Boétie ait « croupi aux cendres de son foyer do- mestique , au grand dommage du bien commun. Ainsi, ajoute- t-il, sont demeu- rées oisives en lui beaucoup de grandes parties desquelles la chose publique eût pu tirer du service et lui de la gloire. » On croirait volontier s entendre dans ce regret le murmure de la Boétie s'exhalant après sa mort par cette bouche fraternelle : mais

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lui-même enlevé , comme Vauvenargues devait l'être un jour, à la fleur de 1 âge, a laissé échapper en mourant ce que Vauve- nargues avait répété toute sa vie : « Par adventure, dit-il à Montaigne, n'étois-je point si inutile que je n'eusse moyen de faire service à la chose publique ? Quoi qu'il en soit, je suis prêt à partir quand il plaira à Dieu. »

Rien de plus tranquille ni de plus beau, rien de plus propre à servir de soutien et d'exemple que cette mort, telle que nous l'a peinte Montaigne, qui en était letémoin et qui se voyait lentement arracher la moitié de lui-même. La grandeur d'âme s'y montre à découvert, non ptfint par de vifs éclats et par d'orgueilleuses pensées, mais avec une lumière égale et constante que nos yeux peuvent endurer, qui élève notre esprit sans secousse et qui nous ré- chauffe le cœur. Notre façon d'accueillir la mort dit mieux que tout le reste de nos actions ce que nous sommes ; la fin de la

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Boétie est de celles qui honorent L'espèce humaine ; la mort venant avant son heure fut rarement acceptée et embrassée de meilleure grâce. Il remplit ses derniers devoirs envers tout le monde comme en- vers Dieu, il se résigne à tout quitter sans cesser d'aimer ceux qu'il aime ; il exhorte, il console, il est courageux et tendre ; il cite les anciens et il est plein de l'Evangile ; ce que l'antiquité a de plus ferme, ce que le christianisme a de plus humble et de plus doux, se rencontre dans son cœur et sur ses lèvres ; rien ne lui manque enfin de ce que l'humanité a trouvé de plus noble et de meilleur pour se soutenir à travers cet obscur passage et pour s'encourager à re- garder au delà, afin de le mieux franchir. Tel était l'homme qui, dans la première ferveur de la jeunesse, a écrit en l'hon- neur de la liberté contre les tyrans, comme dit Montaigne, cet éloquent traité de la Servitude volontaire. Bien que l'inspira- tion de l'antiquité y soit à chaque pas re-

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connaissable , ce n'est point un de ces traités dogmatiques à la façon des anciens, dans lequel on rechercherait avec méthode la nature de la servitude et l'explication de ses causes ; c'est une pure invective contre la lâcheté des peuples trop prompts à rendre leurs armes à la tyrannie et à s'endormir dans l'obéissance. Le jeune discoureur ne peut revenir de la surprise que cet aveuglement lui cause. Qu'un seul homme, et le plus souvent le moins redou- table et le moins respectable de tous, selon l'ordre de la nature et de la raison, soit accepté ou plutôt subi pour maître, qu'on lui abandonne ses biens, sa liberté et parfois l'honneur des siens et son pro- pre honneur, tout ce qui fait enfin le prix de la vie, comment cela peut-il se faire ? par quel renversement des instincts natu- rels un .si triste prodige peut-il s'accomplir et durer ? Il n'a pourtant que deux yeux, deux mains comme les autres, mais ce sont précisément les mains et les yeux de ceux

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qui le servent avec trop de complaisance qui lui donnent sur tous cet irrésistible empire. «Comment donc, s'écrie la Boé- tie, vous oseroit-il courir sus, s il n'avoit intelligence avec vous-mêmes ? Que vous pourroit-il faire si vous n'étiez receleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue et traîtres de vous- mêmes ? Vous semez vos fruits afin qu'il en fasse le dégast, vous meublez et rem- plissez vos maisons pour fournir à ses vo- leries, vous nourrissez vos filles afin qu'il ait de quoi saouler sa luxure, vous nour- rissez vos enfants afin qu il les mène pour le mieux qu'il fasse en ses guerres, qu'il les mène à la boucherie, qu'il les fasse les ministres de ses convoitises, les exécuteurs de ses vengeances... » Et cependant les bêtes mêmes essayent de se défendre contre celui qui veut les conquérir : elles crient liberté dans leur langage, mais l'homme soutient lui-même son maître et ne peut prendre seulement sur lui de le laisser tomber.

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De tous les maîtres qu'il peut avoir, le pire, selon la Boétie, ce n'est point celui qui règne par droit de conquête et qui abuse sans scrupule de son butin ; ce n'est point non plus celui qui a reçu son temple comme un héritage et qui le traite en na- turel esclave ; c'est celui qui « a le royaume par l'élection du peuple, à qui le peuple lui-même a donné l'Etat. » Il est pire, dit la Boétie, parce que, résolu à ne « point bouger » du sommet Ton l'a mis, et décidé « à rendre à ses enfants la puis- sance que le peuple lui a baillée, » il a plus à faire que les autres pour ce estranger ses sujets de la liberté encore que la mémoire en soit fraîche. » Sa tâche est donc plus difficile que celle des autres; aussi est-il réduit à l'exécuter avec plus d'énergie et plus de violence.

Mais la faiblesse de la nature humaine lui vient en aide, et ceux-là même qui ont d'abord servi par force s'accoutument par degrés à servir. Tout va mieux encore

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quand est éteinte la génération qui a vu la liberté et que pour les nouveaux venus ce n'est plus qu'un mot vide de sens. « Ceux qui, en naissant, se sont trouvés le joug au col, ne s'aperçoivent point du mal. » Mais ils ont perdu tout ce qui fait la di- gnité de l'homme, et quand on va de Ve- nise à Constantinople, « nestimeroit-onpas que sortant d'une cité d'hommes on est entré dans un parc de bêtes? » Deux choses en- tretiennent cette tyrannie, une fois fondée, l'ignorance et le goût des vils plaisirs. Il faut que le tyran donc proscrives les livres et la doctrine qui donnent plus que toute autre chose aux hommes le sens de se re- connoître et de haïr la tyrannie ; » il faut de plus qu'il leur prodigue les divertisse- ments les plus capables de les énerver et de les étourdir. C'est ainsi que Cyrus, maître de Sardes, y établit avant tout des tavernes, des théâtres, des jeux et tout ce qui pou- vait favoriser le goût des plaisirs, et « il se trouva si bien de cette garnison » mise

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dans Sardes, qu'il n'eut plus besoin d'y ti- rer l'épée. De même à Rome, les « théâ- tres, les jeux, les farces, les gladiateurs, les bêtes étranges, les tableaux et autres telles drogueries étoient les appasts de la servitude. » La tyrannie n'est pas toujours aussi sincère dans son dessein d'efféminer les hommes, mais la Boétie assure que (( sous sa main » elle ne « pourchasse » ja- mais autre chose. Et ce succès une fois ob- tenu, qui dira l'abêtissement sous lequel sert et languit cette multitude ? Les choses les plus claires lui échappent, et il n'est rien qu'on ne puisse attendre de sa stupi- dité : « Tel, dit la Boétie, eût amassé au- jourd'hui le sesterce (jeté au peuple), tel se fût gorgé au festin public en bénissant Tibère et Néron de leur belle libéralité, qui le lendemain estant contraint d'aban- donner ses biens à l'avarice, ses enfants à la luxure, son sang même à la cruauté de ces magnifiques empereurs, ne disoit mot non plus qu'une pierre et ne se remuoit

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non plus qu'une souche. » Bien plus, la foule dispense la plus entière popularité, elle garde son meilleur souvenir non-seu- lement à Jules César, qui « donna congé aux lois et à la liberté, » mais à Néron lui-même, non-seulement à ceux qui ont fondé la servitude, mais à ceux qui l'ayant trouvée établie en ont le plus abusé.

Quel est cependant le ressort, le fonde- ment de cette servitude ? Qu'est-ce qui intéresse tant de gens au maintien de ce pouvoir despotique ? Quel sentiment porte tant d'hommes à lui prêter les mains, les esprits dont il a besoin et sans lesquels il ne pourrait exister un seul jour? La Boé- tie ne voit d'autre cause à ce concours d'indispensables serviteurs que l'intérêt personnel, se répandant de proche en pro- che et rattachant les uns par les autres une foule d'hommes à la tyrannie, qui de- vient ainsi le centre de toutes les convoi- tises et la source de tous les avantages. Cinq ou six ont l'oreille du maître; ces

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six en ont six cents ic qui profitent sous eux; ces six cents tiennent sous eux six mille qu'ils ont élevés en état ; et qui vou- dra dévider ce filet verra que non pas les six mille, mais les cent mille, les millions par cette corde se tiennent au tyran, qui s'en aide, comme dans Homère Jupiter, qui se vante, s'il tire la chaîne, d'amener

tous les dieux » Voilà, selon la Boétie,

le grand ressort du pouvoir despotique ; c'est le secret qu'il poursuivait de page en page en se demandant comment la ty- rannie pouvait exister et se soutenir sur la terre; et cette organisation de la tyrannie est d'autant plus funeste, que c'est « tout le mauvais et toute la lie du royaume » qui s'amasse autour du tyran par une attraction naturelle, comme dans les corps les hu- meurs affluent vers la partie malade. Triste avantage d'ailleurs que d'être si voisin de la souveraine puissance, exposé de si près à ses brusques caprices ? N'est-ce pas Ca- ligula qui disait en embrassant la plus

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chère de ses maîtresses : « O la belle tête qu'un seul mot de moi peut faire tomber ! » Evitons donc les tyrans ; tenons nos yeux levés vers le ciel et gardons notre honneur avec l'aide de Dieu, qui ne saurait aimer l'avilissement de ses créatures.

Tel est ce traité, qui n'est, à vrai dire, qu'un cri éloquent contre la servitude, mais qui nous explique à peine en quoi elle consiste et qui est bien loin de nous don- ner la raison véritable de son existence. Ce n'est point, en effet, nous découvrir le ressort du pouvoir despotique que de nous dire seulement qu'il intéresse de proche en proche un grand nombre d'hommes à son maintien et à sa prospérité. H y a des causes plus profondes à ce fléau lorsqu'il se déclare dans une société humaine et qu'il la consume. Il revêt des formes di- verses, il parle divers langages, il agit de di- verses manières, et si la Boétie a saisi au , vif quelques-uns de ses caractères les plus généraux et les plus durables, il est bien

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d'autres traits importants de sa physiono- mie qu'il a laissés dans l'ombre. Il n'a point cherché commence la tyrannie, finit le pouvoir légitime, nécessaire au maintien de toute société humaine ; il n'a rien dit qui pût nous aider à entrevoir en quel mo- ment, de quelle façon la juste obéissance qu'une créature raisonnable peut compren- dre et souffrir perd son nom pour prendre le nom honteux de servitude. En un mot, il soulève plus de questions qu'il n'en ré- sout, et en agitant avec une éloquence si brûlante ce triste sujet de méditation pour les plus nobles intelligences, il nous instruit moins qu'il ne nous oblige à penser. Fran- chissons donc les bornes un peu étroites de ce discours et cherchons nous-mêmes ce que c'est véritablement que la servi- tude, à quoi on peut la recon naître et d'où elle vient.

P

II

i la servitude n'était fondée , comme la Boétie paraît le croire, que sur l'abêtissement du grand nombre et sur l'intérêt personnel des mal- honnêtes gens, groupés autour d'un pou- voir despotique , elle n'aurait aucune chance de durée, et on ne la verrait jamais longtemps abaisser et ravager un peuple. Elle a des fondements plus solides, et si l'on étudie de près ce qui la soutient, on découvrira, comme il arrive le plus sou- vent, une parcelle de justice et# de vérité qui prête sa force à un échafaudage de mensonges. Rien de complètement faux et d'absolument mauvais ne peut se soute- nir dans le monde, et c'est dans un me-

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lange, à la vérité fort inégal, de mal et de bien qu'il faut chercher la raison de tout fléau qui dure. L'obéissance est la condi- tion inévitable et l'indispensable lien de toutes les sociétés humaines ; c'est cette obéissance juste et nécessaire qui, altérée dans ses traits essentiels et détournée de son but légitime , devient la servitude. Mais alors même que cette obéissance est ainsi gâtée et déshonorée, alors même qu'elle a changé de nom aux yeux de tous ceux qui pensent, elle n'en garde pas moins une partie de sa vertu parce qu'alors même on la sent nécessaire et qu'on ne peut songer à s'en passer. L'art de la tyrannie consiste à confondre cette obéissance avec la servitude au point que les deux choses paraissent n'en faire plus qu'une seule et que le vul- gaire devienne incapable de les distinguer. Les gens sages ne s'y trompent pas aussi aisément que le vulgaire, mais ils peuvent désespérer de séparer deux choses si adroitement mêlées ; et s'ils ne voient

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aucun moyen de rendre à l'obéissance , sans laquelle la société ne peut vivre, sa noblesse et sa pureté naturelles, les plus honnêtes d'entre eux peuvent être tentés de l'endurer sous la forme menson- gère et pesante qu'on lui a donnée, plutôt que d'ébranler inutilement tout l'État. C'est ce genre de résignation qui s'est appelé dans tous les temps et dans toutes les langues , préférer la servitude à l'anar- chie; et cette expression si familière n'ex- prime pas autre chose qu'un certain déses- poir de dégager l'obéissance raisonnable et nécessaire de l'obéissance déréglée et honteuse avec laquelle on l'a trop habile- ment confondue. Ce désespoir, ou, si l'on veut, cette défiance d'eux-mêmes et de la fortune, poussée jusqu'à la résignation, que les honnêtes gens peuvent ressentir, est donc le fondement véritable de toute tyrannie qui subsiste un certain temps sur la terre. Elle ne se soutient, comme la Boétie l'a clairement vu, que si on 1 en-

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dure ; mais on ne l'endure que par le dés- espoir d'y porter remède, ou, ce qui re- vient au même, par la crainte d'encourir un mal plus grand encore en essayant de s'en affranchir. Et ceux qui aiment à réfléchir peuvent comprendre ici, sans qu'il soit besoin de s'y arrêter, pourquoi la servitude ne peut guère être accompa- gnée, chez les peuples qui l'endurent, d'aucune générosité de sentiments, d'aucun bel effort de génie ou de vertu , pourquoi il y a une guerre secrète et perpétuelle entre elle et tout ce qui élève ou enhardit le cœur de l'homme : c'est qu'elle provient avant tout du découragement de l'âme humaine, de l'impuissance que l'âme se reconnaît ou se suppose, et que par elle tient de près aux idées et aux sentiments les plus propres à nous énerver et à nous alanguir.

J'ai dit sur quoi repose la servitude et dans quel sens elle mérite, en effet, le nom de volontaire. En quoi cependant consiste-

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t-elle elle-même ? A quel moment peut-on dire qu'elle existe, à quel signe peut-on reconnaître que la limite de l'obéissance raisonnable est franchie et qu'une société humaine, détournée du droit chemin par les événements ou par une main coupable, a fait le premier pas vers les tristes et mal- saines régions de l'esclavage ? Cette limite qui sépare l'obéissance nécessaire et légi- time de la servitude est variable, selon les lieux et les temps, selon l'état des sociétés qui ont besoin de plus ou moins de disci- pline pour se soutenir, selon l'état des âmes qui peuvent accorder plus ou moins d'obéissance sans s'abaisser. Ne croyez point cependant vous échapper par ce chemin, apologistes de la servitude, en vous écriant que cette concession suffit, qu'il est des sociétés ce que nous enten- dons par despotisme est nécessaire, et que ce mot même est vide de sens puisqu'il peut s'appliquer à des états tout différents. Oui, la limite de l'obéissance légitime est

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variable, et ce qui pourrait être servitude à Paris ou à Londres pourrait ne point l'être à Constantinople ou à Ispahan ; mais si cette limite est variable , on n'en est que plus certain de la bien connaître l'on se trouve, et par sa flexibilité même elle échappe à ces chances d'erreur que les règles trop absolues ne peuvent guère éviter. Du reste, cette flexibilité n'exclut pas toute règle, et il est des signes constants auxquels la servitude peut se reconnaître. On peut dire qu'elle existe lorsqu'un peu- ple est tenu éloigné du degré de liberté dont il est évidemment capable, ou mieux encore lorsqu'il est privé de la liberté dont il a joui pendant un temps assez long d'une façon régulière. Il est certain, par exemple, qu'en se refusant à l'extension des privilèges du Parlement aussi bien qu'au maintien de quelques-uns de ses anciens droits, Charles Ier tendait double- ment à mettre le peuple anglais en servi- tude, et que la révolution qui l'a renversé

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fut légitime. Il est plus évident encore qu'en « donnant congé, » selon l'expression admirable de La Boétie, « aux lois et à la li- berté, » c'est-à-dire en confondant dans leur main tous les pouvoirs, en se décla- rant tribuns perpétuels du peuple y en présentant leurs candidats aux fonctions consulaires et en faisant des comices une formalité vaine, César et Auguste ont ef- ficacement, et pour toujours, réduit le peuple romain en servitude.

Mais j'entends déjà qu'on triomphe de ce dernier exemple et qu'on s'écrie: Si ce changement d'état était nécessaire chez le peuple romain, comme il peut l'être pour d'autres, pourquoi le déplorer comme un malheur, pourquoi le reprocher comme un crime à ceux qui l'ont accompli ? Pourquoi parler de tyran et de servitude ? Je demanderai à mon tour pourquoi les choses inévitables changeraient de nom et de valeur parce qu'elles sont inévitables, et pourquoi l'asservissement d'un peuple

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cesserait d'être un malheur et un crime parce que ses fautes, ses discordes, sa mol- lesse, l'ont irrévocablement jeté sur cette funeste pente et l'ont précipité vers cet abîme. Ni le peuple qui s'est mis dans cet état de souffrir et parfois d'invoquer comme un bien % relatif un mal profond et incurable, ni les hommes qui ont été choi- sis par la destinée ou qui se sont sentis appelés par leur perversité naturelle à inoculer ce poison à leur patrie, ne sont innocents et encore moins recommanda- blés, par cela seul que les uns et les autres se sont laissés aller au courant qui les poussait tous ensemble. On voit et il se passe sur la vaste scène du monde bien des choses inévitables dont la nécessité ne peut atténuer la laideur : la servitude est de ce nombre et aussi le tyran qui doit paraître en même temps .qu'elle ; il n'y a point cependant de servitude honorable ni de tyran innocent, et de tels mots ne s'accorderont jamais dans les langues hu-

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maines. Nulle société ne s'est encore passée de supplices; qui a jamais mis sa gloire à être bourreau ? Je ne sais s'il faut ajouter foi aux prédictions flatteuses qu'on nous prodigue sur l'avenir de notre race; je ne sais si nos descendants jouiront, comme on l'assure, d'une paix profonde et d'une inviolable liberté répandues sur toute la terre , mais aussi longtemps que le monde verra ce qu'il a toujours vu depuis qu'il existe : des Etats se fornier et périr, des sociétés se civiliser et se corrompre , des peuples s'élever à la liberté, s'y maintenir un certain temps, puis s'abîmer dans la servitude , on aura beau remarquer ou prétendre qu'une loi supérieure à tous nos efforts provoque périodiquement et or- donne ces décadences, il sera toujours beau de s'en défendre, coupable d'en profiter, honteux d'y concourir. Ne nous est-il pas aussi ordonné à tous de mourir un jour ? Ne devons-nous pas tous retourner en poussière ? Et cependant le mal qui ter-

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mine notre vie est un fléau, et celui de nos semblables qui nous l'arrache un meurtrier.

Être tenu éloigné de la liberté dont on est capable ou privé de celle dont on a joui, voilà donc les signes constants de la servitude; mais afin qu'il ne subsiste aucune obscurité dans ces sortes de choses et que notre mollesse n'ait point d'excuse, un signe intérieur nous a été donné qui nous avertit, à ne pouvoir nous y méprendre, de notre état de servitude. C'est l'humi- liation que nous ressentons en accordant à notre semblable plus d'obéissance qu'il ne lui en est selon l'ordre de la nature et de la raison. Cette humiliation inté- rieure est pour ainsi dire d'ordre divin, en ce sens qu'elle est inévitable et involon- taire, et que l'homme le plus dévoré de la passion de servir sait qu'il sert, et se mé- prise au dedans de lui-même presque autant qu'il le mérite. Enfin, cette honte instinc- tive est si bien le signe moral de la servitude,

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qu'elle suit la servitude à travers ses trans- formations les plus diverses, et est enfer- mée, comme elle, dans des limites varia- bles selon les lieux et les temps. Un honnêle homme de la cour de notre roi Louis XIV pouvait, par exemple, ne point se sentir hu- milié de certains actes de déférence que le plus vil courtisan de nos jours hésiterait à remplir envers le plus adulé des souverains modernes ; d'un autre côté, ce Français du dix-septième siècle n'aurait pu supporter l'idée de témoigner à ce grand roi le respect abject en usage chez les Mèdes et les Perses. Cette humiliation intérieure est donc varia- ble comme la servitude, et elle avertit que la servitude existe parce qu'elle ne paraît dans l'âme que si l'acte commis est réelle- ment servilepar rapport au lieu et au temps qui le voient se produire ; mais rien alors ne peut l'empêcher de paraître et de crier à la conscience de 1 homme qu'il est esclave et qu'il se résigne à l'être. Cette voix de la dignité humaine mortellement blessée s'en-

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tend plus aisément que jamais si la servitude est nouvelle et si le souvenir d'un état meilleur est récent, parce que la comparai- son, impossible à éviter entre le présent et un passé si voisin, rappelle sans cesse à l'homme qu'il sert et qu'il est honteux de servir. Plus la servitude est donc incontes- table et réelle, plus cette humiliation, qui en est le signe, est importune et vive, plus il est interdit à l'homme de s'y méprendre ou de l'oublier. En général, loin de lui donner le désir d'être meilleur, cette hu- miliation constante le rend pire ; car une fois que l'homme a de bonnes raisons pour se mépriser lui-même et qu'il en prend son parti, il devient capable de tout. La Boétie a donc bien fait de remarquer que la servi- tude nouvellement établie devenait aisément la pire de toutes, et qu'en ce genre de chute on tombe d'autant plus lourdement qu'on tombe de plus haut.

Ne perdons point de vue cette limite va- riable de la servitude, et accoutumons-nous

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à ne point regarder la tyrannie comme in- séparable de ces images violentes et gros- sières dont les mœurs des anciens, le peu d'étendue et le peu d'unité de leurs États l'avaient entourée. La femme de bois et de clous de Nabis qui meurtrissait en les ser- rant dans ses bras les plus riches citoyens de Sparte asservie jusqu'à ce qu'ils eussent fait l'abandon de leur fortune, serait un meuble fort inutile dans les temps modernes la collection régulière et savante des impôts peut suffire à tous les besoins du maître. L'arbitraire des exécutions dans l'ancienne Rome, les ordres de mort envoyés par le prince, le centurion et son glaive, la lan- cette du médecin grec et l'effusion volon- taire du sang dans l'eau tiède sont des vieil- leries bonnes pour ces temps inhabiles la puissance souveraine devait suppléer par la terreur à l'imperfection de ses instru- ments, où l'on ne connaissait pas l'art de- venu vulgaire de tout embrasser, de tout contenir, de tout courber, d'étendre sur

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tous et partout comme un réseau vivant d'autorité.

Bien plus; une société peut n'être en proie ni au meurtre, ni au pillage, les droits de chacun peuvent être même jusqu'à un certain point respectés, et cette société peut cependant par la violation évidente du droit de tous, être réduite et maintenue en servitude. Prenons un exemple qui nous soit familier et considérons un instant l'An- gleterre. Deux sortes de droits y existent aujourd'hui et s'y appliquent sans être con- testés par personne. Le premier, que j'ap- pellerais volontiers le droit personnel, con- siste en ce point, que chaque Anglaisa des garanties fortes et nombreuses de n'être lésé par le pouvoir ni dans ses biens ni dans sa personne ; le second, qui mérite le nom de droit national, consiste en ceci, que le peuple anglais décide souverainement, par le moyen de son Parlement et des ministres qui en dépendent, de la politique extérieure et intérieure du pays. N'est-il pas aisé de

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concevoir et d'imaginer un concours de circonstances qui, sans porter atteinte aux droits personnels de chaque Anglais, les priverait tous ensemble de leur droit na- tional? Ne peut-on supposer un nouvel état de choses leurs ministres ne relèveraient plus de leurs assemblées, la décision en temps opportun de leurs plus grandes af- faires serait enlevée à leur Parlement, ce Parlement enfin, atteint dans sa formation par l'intervention excessive et prépondé- rante du pouvoir central, ne serait plus que l'ombre de lui-même ? Certes, l'Angleterre, après ce grand changement, ne ressemble- rait pas tout d'un coup à l'ancienne Rome ou à la Syracuse de Denis le Tyran. On pourrait y vivre avec sécurité, y trafiquer avec liberté, y jouir de ses biens, les échan- ger, les transmettre; ou pourrait même parler de temps à autre de la marche des affaires publiques et s'en plaindre, faire même semblant d'élire et semblant de dis- cuter; mais l'histoire qui va au fond des

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choses, et qui ne se paye pas de mots, dirait qu'à partir de tel jour la mesure d'obéissance que le peuple anglais devait à son gouverne- ment a été franchie, en d'autres termes que l'Angleterre a été ce jour-là réduite en servi- tude, et le cœur humilié de chaque Anglais le lui dirait à lui-même avec cette insistance et cette clarté dont nous parlions tout àl'heure. Il suffit maintenant que cette tyrannie existe, ou, si l'on veut, que cette suppres- sion d'une liberté capitale de fait et de droit ait été accomplie, pour qu'aussitôt on retrouve dans la société qui aurait éprouvé ce malheur tous les caractères que La Boé- tiea reconnus et signalés dans l'état de ser- vitude. C'est une éternelle vérité que l'image de cette chaîne, rattachant au tyran tous ceux qui participent à son pouvoir et en profitent, depuis le plus arrogant jusqu'au moins redouté ; c'est une vérité que les pires sont tout dabord attirés vers lui comme les humeurs du corps autour d'une plaie qui le dévore ; c'est une vérité que la foule

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ignorante est portée à l'aimer en raison de son despotisme même, et à faire de son pou- voir illimité le centre unique de ces espé- rances sans bornes et de ce vague désir du mieux qui couvent toujours au sein des multitudes ; c'est une vérité qu'un tel ré- gime est favorable à tous les genres de plaisirs qui peuvent distraire les hommes de leurs devoirs envers eux-mêmes ; c'est enfin une éternelle vérité (et la plus hono- rable pour la nature humaine) que ceux qui se refusent à ces distractions vaines et qui ne se laissent point aller à ce joyeux délire, sont suspects, comme ceux dont la pâleur déplaisait à César, de chercher à garder la dignité de leur âme et de regretter la li- berté perdue.

Quiconque a exprimé avec bonheur une de ces vérités qui ne changent point et que chaque pas de l'humanité confirme, est as- suré de vivre dans la mémoire de notre race, et mérite en effet de n'y point mou- rir. La Boétie était un savant et ardent

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ami de l'antiquité, un poëte aimable et sou- vent énergique ; il a fait de beaux vers, il a traduit, avec une grâce digne d'Amyot, Y'E- conomique y de Xénophon, la Ménagerie comme il l'appelle d'un nom heureux et juste que nous aurions garder ; rien de tout cela cependant ne l'aurait fait vivre à travers le temps. Mais Montaigne a écrit sur lui un chapitre des Essais, lui-même il a écrit la Servitude volontaire, et le voilà immortel, car son nom est étroitement uni aux mots d'amitié et de liberté, mots divins que rien n'effacera du langage des hommes.

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ier, croire et douter sont à l'homme ce que le courir est au cheval , dit quelque part Pascal, au milieu de cette brillante pous- sière de pensées si longtemps inédites , que son manuscrit, lu avec attention et publié avec un religieux respect , a rendues de- puis une vingtaine d'années à la lumière.

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Ce n'est donc pas un spectacle rare que de voir l'homme nier, douter ou croire, et passer à travers ces divers états avec un grand trouble d'esprit et de cruelles an- goisses du cœur. Il n'est pas non plus ex- traordinaire de voir l'homme, arriver par cette incertitude ou par ses efforts pour la fuir, et par la croyance même dans la- quelle il veut se reposer, à une mélancolie profonde , à un amer dégoût de tous les biens de la vie, au désir ardent et inquiet d'une félicité inconnue, sans mesure, comme sans fin. Il se détourne alors de tous les plaisirs, il méprise les plus hum- bles, il reste froid devant les plus doux, il se défie des plus nobles ; rien ne saurait plus le tenter ni lui plaire, excepté ce qu'il ne lui est permis ni de voir, ni d'at- teindre en ce monde, et il se compare lui- même, avec raison, à un cerf qui languirait altéré au milieu de ses pâturages, écoutant le murmure d'une eau lointaine et brûlant de s'abreuver à une source invisible.

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Combien d'hommes avant et après Pas- cal ont ainsi détourné leurs regards de la terre, depuis ces religieux de l'Inde, épris, bien des siècles avant le Christ, de solitude et de silence , de mortifications et de supplices, jusqu'à ceux de nos con- temporains qui cherchent encore loin du bruit la liberté de souffrir et de prier ! Mais de même que dans le chœur de la tragédie antique quelqu'un parlait au nom de la foule , les sentiments universels et éternels de l'humanité trouvent dans quel- ques hommes des interprètes si accomplis ou si touchants, qu'ils semblent avoir parlé pour tout le monde ; et chacun de ceux qu'une pensée semblable anime reconnaît dans leur parole la claire et forte expres- sion de ce qui s'agite confusément en son âme. Ce n'est jamais sans quelque juste cause qu'un homme devient ainsi la voix delà foule; et si pour nous , Français, Pascal représente , mieux que tout autre, ceux de nos semblables qui, tourmentés

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par le problème de la vie, l'ont résolu en méprisant la vie et en aspirant au ciel, les raisons ne manquent pas pour assurer à son nom cette gloire douloureuse. Il a éprouvé plus qu'aucun de ses semblables, peut-être, le supplice de l'incertitude ; il a voulu plus ardemment qu'aucun de nous savoir le dernier mot de la destinée hu- maine, et c'est l'intensité même de ce dé- sir, devenu une angoisse, qui est le ressort de son éloquence. Venu dans un temps notre langue allait toucher à sa perfection, il a contribué à la rendre parfaite, et la forte originalité de l'expression vient en aide, pour faire durer ses écrits, ébauchés et mutilés, à l'éternel intérêt de la pensée. Enfin ce jeune homme avait reçu en nais- sant des dons si beaux et si rares, il était armé d'un génie si pénétrant, que l'admi- ration , en le considérant , allait jusqu'à l'épouvante, et nul ne peut dire jusqu'où il se fût avancé dans Tordre des sciences humaines, s'il ne s'était, dès le premier

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pas, arrêté et perdu clans la contempla- tion de l'infini. Le doute fui avec violence, la foi embrassée avec une sorte de déses- poir, les passions étouffées plutôt que con- tenues, la gloire dédaignée à l'âge même l'on voudrait mourir pour elle, le gé- nie sacrifié ou plutôt enfermé dans un seul objet et uniquement voué au salut des âmes, la hauteur du caractère et de l'esprit faisant un continuel effort pour s'anéantir devant la croix , une vie languissante et mortifiée dans un corps débile, une mort prématurée auprès d'une œuvre incom- plète , voilà l'histoire de Pascal , histoire plus émouvante que si elle était remplie d'événements extraordinaires , et digne d'occuper un rang élevé dans les annales humaines, puisqu'elle est entièrement com- posée de ce genre particulier d'inquiétudes et de douleurs qui fait la dignité de notre nature, par cela même qu'il n'a rien à dé- mêler avec les intérêts ici-bas.

Comment raconter une telle vie après

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l'inimitable récit que la sœur même de Pascal en a laissé ? La simplicité de ces pa- ges vraiment chrétiennes est ce qui con- vient le mieux à ce grand homme. Quel spectacle que celui de cet enfant, ques- tionneur opiniâtre et ingénieux à l'âge ou l'on balbutie encore, habile à discerner les défaites et refusant d'en prendre son parti, vraiment pour savoir et déjà incapable de s'arrêter en dehors de la vérité, ni de se reposer ailleurs qu'en pleine lumière ! Ecarté de la géométrie, on sait comment il l'invente ; on sait ses découvertes soli- taires, les larmes silencieuses de son père, effrayé et ravi de ce prodige, le conseil du bon M. le Palleur, qui ce ne trouvait pas juste de captiver cet esprit et de lui cacher cette connaissance. » On le laisse donc se plonger dans ces sciences si belles par leur certitude, et il y jouit librement de la vérité qu'il avait ardemment recherchée. Mais dès sa vingt-quatrième année il dit adieu aux sciences, et, touché d'une eu-

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riosité plus haute, il poursuit la vérité par un chemin moins facile ; il croit la saisir tout d'abord , il l'embrasse avec une ar- deur qu'il répand autour de lui. Son père, déjà chrétien, reçoit de son fils des leçons d'austérité : sa sœur entre à Port- Royal; tous ceux qui l'approchent sont échauffés du feu qui le consume.

Cependant les infirmités l'avaient assiégé dès sa jeunesse, et, depuis l'âge de dix-huit ans, il n'avait pas connu un seul jour sans douleur L'excès même de ses maux, l'or- dre des médecins qui intéressent sa con- science à la conservation de sa vie, le font glisser dans le monde, et il ne tarde guère à trouver quelque douceur dans les devoirs et dans les agréments de la société hu- maine. On ne peut guère douter que son cœur ne fût ému, qu'il n'ait senti le plaisir et la douleur d'aimer, qu'il n'ait enfin joui et souffert pendant un temps bien court de ce qui occupe longtemps la plu- part des hommes. Est-il besoin de se de-

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mander ce qui le ramena brusquement à de plus hautes pensées , à la grande et unique affaire de sa vie ? Est-ce un acci- dent auquel il échappa par une sorte de miracle ? Est-ce cette nuit d'extase dont il écrivit et conserva toujours , cousu dans son habit, le singulier témoignage ? Est-ce enfin la pieuse influence et l'exhortation de cette même sœur, qu'il avait lui-même poussée hors du monde et enflammée de l'a- mour divin ? Ce fut tout cela peut-être, mais ce fut avant tout l'irrésistible mouvement de son propre cœur, l'obsession du grand problème de la vie future, l'impossibilité de s'en divertir par les objets ordinaires de l'activité ou de la frivolité humaine, l'irrémédiable dégoût de tout ce qui n'était pas Dieu. Il abandonne donc tout ce qui n 'est pas lui et va le chercher dans la retraite . Dès le commence une vie de médi- tations, ^stérités et de souffrances, le plus souvent imposées par la nature, mais acceptées par la volonté et presque savou-

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rées par la foi. Qu'il parle, qu'il prie, qu'il écrive , qu'il s'entretienne avec quelques amis touchés de la même passion des cho- ses divines, il n'a plus qu'un sentiment et qu'une pensée ; l'avenir de l'homme au delà de ce monde, la façon de s'y prépa- rer et le néant de tout le reste. S'il s'ou- blie un instant hors de cette idée, ou s'il sent s'élever en lui quelque fierté de l'avoir et de la communiquer aux autres, s'il prend plaisir à la louange, s'il s'enivre parfois de sa propre parole, une ceinture de fer lui rappelle, par ses morsures cachées, le peu qu'il est et ce qu'il a résolu. Son désir ar- dent de la béatitude, ses angoisses pour le salut n'ont pourtant rien d'égoïste ; il plaint les autres à l'égal de lui-même, il voudrait les sauver des souffrances du doute, des périls mystérieux de l'autre vie, et comme on s'accorde à louer force merveilleuse qu'il a reçue du .1 pour pénétrer les esprits et pour remuer les cœurs , il entreprend un grand ouvrage

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afin de conduire au repos de la foi ceux qui languissent dans le monde, ou, ce qui est pire, qui s'y trouvent heureux. Il veut, dit-il, les tirer d'un mal dont il a souffert lui-même, mais l'effort qu'il fait pour les en tirer laisse voir qu'il n'en est pas guéri. Il écrit par charité pure; écrivain vrai- ment unique au monde par son détache- ment à l'égard de son propre ouvrage et par son mépris absolu de la gloire. Cepen- dant ses maux augmentent ; toute applica- tion lui devient impossible, et ses dernières années sont une perpétuelle agonie. Alors redoublent son humilité, son détachement de tout lien terrestre, son amour inquiet et ingénu pour les pauvres, sa patience ou plutôt son goût pour la douleur : « Ne me plaignez point, disait-il ; la maladie est l'état naturel des chrétiens, parce qu'on est par comme on devrait toujours être, dans la souffrance des maux, dans la privation de tous les biens et de tous les plaisirs des sens, exempt de toutes les passions qui

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travaillent pendant tout le cours de la vie, sans ambition, sans avarice, dans l'attente continuelle de la mort » Il s'éteignit plein de ces pensées.

Si nous considérons un moment cette courte existence au même point de vue que toutes les autres; si, voulant y appliquer la règle habituelle de nos jugements, nous nous demandons quelle place y a tenue ce que nous appelons ordinairement le bon- heur, nous trouvons à peine quelques in- stants heureux dans cet étroit enchaîne- ment de douleurs physiques et d'angoisses morales. Pascal fut heureux, sans doute, lorsque son jeune esprit, délivré des liens dans lesquels l'avait retenu une prudence excessive, put s'élancer dans les sciences exactes et y trouver une solide pâture. 11 connut alors pendant un temps bien court, mais dans toute sa plénitude, le bonheur d'apprendre et de savoir, la joie ineffable de découvrir. Il fut heureux encore dans ces agitations variées du cœur, que son

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Discours sur les passions de T amour dé- crit et explique avec une admirable déli- catesse. Certes, Pascal amoureux ne ces- sait pas d'être chrétien et philosophe. Son amour n'est pas un transport aveugle et n'a rien de l'ivresse ; il ne va jamais jus- qu'à empêcher ce moraliste involontaire de s'étudier lui-même. Son esprit curieux suit avec application les mouvements de son âme, et sa pensée mélancolique trouve dans les défaillances mêmes de l'amour un nou- vel aliment. Il s'étonne que l'amour ne puisse se soutenir toujours le même, qu'il faille « reprendre des forces pour mieux aimer; » et il reconnaît « une misérable suite de la nature humaine » dans ces las- situdes inévitables du cœur. Néanmoins le bonheur d'aimer et de souffrir en aimant éclaire et échauffe ces pages éloquentes, qui étaient si dignes d'échapper à l'oubli; et, par une juste compensation de la nature, cette attention soutenue et perçante de la pensée, cette merveilleuse délicatesse d'im-

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pressions qui rendent un cœur si sensible à toutes les imperfections de l'amour le rendent aussi plus capable d'en apercevoir et d'en goûter toutes les délices. Pascal dut encore être heureux, ne fût-ce qu'un jour, du succès éclatant des Provinciales; non-seulement parce qu'il aimait avec passion sa cause et ses amis, non-seu- lement parce qu'un tel polémiste ne pou- vait, quoi qu'il fît, être tout à fait in- sensible au plaisir d'avoir porté un coup si sûr et de voir chanceler l'adversaire, mais parce que son ouvrage était vraiment ad- mirable et qu'il ne pouvait éviter de le sen- tir. Il aimait en tout la perfection, et c'est, nous dit sa sœur, « une des choses sur les- quelles il s'examinait le plus que la fantai- sie de vouloir exceller en tout, comme se servir en toutes choses des meilleurs ou- vriers et autres choses semblables. » 11 di- sait souvent, par exemple, qu'il fallait ser- vir les pauvres pauvrement, c'est-à-dire chacun selon son pouvoir, sans grand des-

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sein, sans excellence, comme nous dirions aujourd'hui sans prétention. Pourtant ce grand et délicat esprit était attiré et séduit plus qu'il ne voulait par l'excellence; l'ou- vrage bien fait dans tous les genres lui donnait malgré lui du plaisir, et la perfec- tion des Provinciales, son ouvrage, ne pouvait manquer de chatouiller son cœur. Si l'on veut enfin tenir compte de tousses instants de bonheur, qui peut dire combien de fois, au milieu même de ses plus dures austérités et de ses inquiétudes les plus vives, il a joui, à défaut d'autre plaisir, du plaisir de se combattre et de se vaincre, de s'immoler et de sentir tout le prix de son sacrifice? « Quel mal vous arri- vera-t-il en prenant ce parti? » dit-il lui- même dans cette page saisissante il presse l'incrédule de parier pour «Dieu et pour l'autre vie : « Quel mal vous arrivera- t-il ? vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, sincère, ami vé- ritable. A la vérité, vous ne serez point dans

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les plaisirs empestés, dans la gloire, dans les délices : mais n'en aurez-vous point d'autres? » Ce sont ces autres plaisirs mê- lés à ses longues tristesses qu'on ne peut connaître, parce qu'ils sont restés entre Dieu et lui ; c'est un genre de compte qui ne se règle point ici-bas, et c'est le besoin instinctif de le voir régler un jour qui force l'homme à lever si souvent les yeux vers le ciel.

Mais ce qu'on voit de sa vie et surtout ce qu'il nous montre de lui-même toutes les fois qu'il décrit avec un accent si per- sonnel et si vrai la nature de l'homme, permet de penser que la paix de l'esprit lui a été presque toujours étrangère, et que la foi même, à laquelle il s'attachait par un acte de volonté dans lequel on sent l'effort, était le plus souvent impuissante à calmer les troubles de son cœur. Cette instabilité des choses humaines, cette fragilité des attachements les plus nobles ou les plus doux, cette fuite perpétuelle de tout ce qui

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nous entoure et de nous-mêmes, dont les moralistes aiment à nous entretenir, sans en être toujours réellement émus, dont nous parlons souvent, tous tant que nous sommes, non point sans y croire, mais sans y penser assez fortement pour en souffrir, étaient pour Pascal d'une effrayante réalité ; bien que cette idée fût toujours pré- sente à son esprit, elle ne fut jamais pour lui émoussée par l'habitude ; il la considé- rait toujours avec une émotion aussi vive et aussi profonde que si elle venait de l'as- saillir, et toutes les fois qu'il l'exprime, c'est avec une anxiété si sincère, un désir si ardent de nous en pénétrer, qu'on croit le voir et l'entendre nous annonçant le néant du monde et nous suppliant d'en sortir, comme le prophète hébreu avertissait les habitants de Ninive de leur destruction inévitable et prochaine. Soit qu'il déve- loppe cette pensée en quelques pages, comme dans l'admirable Ecrit sur la conversion du pécheur, soit qu'il la laisse

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échapper comme une plainte ou comme un cri de terreur devant « le silence éternel de ces espaces infinis » qui nous entourent, devant cet « univers muet » qui nous dé- vore et se dévore lui-même, il en est as- siégé et tourmenté comme on le serait d'un mal physique qui ne nous laisserait aucun repos, et la tradition qui nous le montre effrayé d'un abîme matériel et visible, tou- jours ouvert à ses côtés, nous donne l'image la plus fidèle et la plus sensible de l'état de son âme. C'est cet état qu'il ne pouvait endurer, et s'il voulait si opiniâtrement y amener les autres, c'était avec l'espoir qu'ils le trouveraient comme lui intolérable et qu'ils se demanderaient avec angoisse par quel chemin on en peut sortir. « Je ne puis approuver, » dit-il au début de son grand ouvrage, « que ceux qui cherchent en gémissant. » Ces deux mots racontent sa vie ; il a cherché en gémissant, voyons ce qu'il a trouvé.

II

ïen ne ressemble plus à des ruines ^clque les matériaux de quelque

vaste édifice, s'ils sont restés épars sur le sol, et l'œil contemple avec la même tristesse ce que l'homme n'a pas achevé et ce que le temps a détruit. Cette grande apologie de la religion chrétienne que Pascal avait conçue et qu'il avait com- mencé d'écrire nous offre à peu près le même aspect dans les éditions fidèles qu'on en a publiées de nos jours, que si un anti- que manuscrit, à moitié consumé ou im- parfaitement déchiffré, n'en avait livré que quelques fragments à la curiosité humaine. Ces chapitres ébauchés, ces développements à peine entamés, ces sentences incomplè-

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tes, dont parfois le sens même nous fuit, semblable à des portiques élégants, mais sans issue, à des degrés superbes qui ne conduiraient nulle part, paraissent d'abord avoir échappé à une destruction qui nous aurait dérobé la plus grande partie de ce bel ouvrage; mais la répétition incessante des mêmes idées, sous des formes différen- tes, mille essais divers dont la trace est sous nos yeux, suffiraient, à défaut d'autre in- dice, pour nous apprendre que, loin d'avoir pu assembler ces matériaux, l'au- teur n'a pas même eu le temps de les choi- sir. Voulait-il écrire une exposition régu- lière de sa doctrine, ou nous donner le spectacle dune discussion pressante? Se- rait-ce une suite de dialogues, un échange de lettres? Pascal n'avait encore rien dé- cide à cet égard, et dans plus d'une note rapide, on le voit délibérant avec lui- même sur la forme qui pourrait le mieux convenir à sa pensée.

Mais sur le fond même de cette pensée,

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c'est-à-dire sur la méthode à suivre pour prouver la vérité de la religion chrétienne, il n'avait aucune incertitude , et son ouvrage eût été achevé jusqu'à la dernière ligne, il eût été conduit jusqu'à cette per- fection, jusqu'à cette excellence que Pas- cal ne pouvait s'empêcher d'aimer, que nous n'aurions pu y trouver sur ce point de plus vives lumières. C'est parce que la pensée de Pascal est évidente, c'est parce que son plan est aussi clair qu'inflexible, c'est parce que tous les fragments, toutes les phrases, tous les mots sortis de sa plume peuvent prendre place dans sa mé- thode de démonstration et la confirment, que Pascal occupe un rang si original et si élevé parmi les apologistes de la religion chrétienne. Cet impérieux esprit, saisi, au milieu des sciences exactes et naturelles, de l'amour de la religion et de la passion de la répandre, a voulu simplement appli- quer à la démonstration de la vérité du christianisme la méthode en usage pour

PASCAL. lOi

les démonstrations scientifiques, et ne laisser, s'il était possible, pas plus d'échap- patoires à l'esprit de l'homme pour éviter de croire au christianisme que nous n'en aurions aujourd'hui, par exemple, pour refuser notre créance au mouvement de la terre. Il a donc voulu donner au chris- tianisme, dans la science de l'hotnme, le rôle que joue l'hypothèse dans les démon- strations de la science appliquée à l'étude de la nature ; c'est-à-dire rassembler un certain nombre de faits incontestables, et, notre assentiment sur l'existence de ces faits une fois obtenu, nous démontrer non-seulement que le christianisme rend raison de tous ces faits, mais qu'il peut seul en rendre raison, et que, si la reli- gion chrétienne n'était pas vraie, il serait impossible de les expliquer.

Pour comprendre la force à peu près invincible de ce genre de démonstration lorsqu'on l'emploie dans les sciences qui le comportent, il suffit de songer au lé-

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gitime crédit dont l'hypothèse de l'attrac- tion, par exemple, jouit aujourd'hui parmi les hommes. Personne n'a vu ou touché l'attraction, et la cause de ce .phéno- mène est un mystère aussi impénétrable que tous ceux qu'on peut proposer à l'esprit de l'homme : mais lorsque depuis la pierre qui rouie sous nos pieds, de- puis l'eau du ruisseau qui s'écoule, depuis le grain de sable qui glisse entre nos doigts pour tomber sur la terre, jusqu'à ces parcours immenses des corps célestes qui modifient à nos yeux la face du ciel, tout est expliqué par cette hypothèse que les corps s'attirent avec une force déter- minée par leur masse et par leur distance; lorsqu'à l'aide de cette hypothèse la marche du monde visible devient lumineuse et simple, au point d'être comprise par un enfant, tandis que, sans elle, les mouve- ments grands ou petits de la matière n'of- friraient aux regards du plus puissant génie qu'un inextricable chaos ; lorsque enfin cette

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hypothèse, après avoir inondé tout ce que nous voyons de sa vive lumière, permet à notre pensée de devancer nos yeux, d'an- noncer le retour de certains astres à des époques fixées, bien plus, d'en découvrir d'autres sans les voir, par le trouble qu'ils apportent dans la marche de leurs voisins, de prendre ce trouble même pour fonde- ment de nos calculs et de décrire la masse, le poids et la vitesse de ces hôtes encore invisibles des cieux, en attendant l'heure inévitable ils paraissent enfin pour nous donner raison ; lorsque la preuve se fait ainsi tous les jours, lorsque la vérité jaillit ainsi de toutes parts, il est impossible que l'esprit humain se refuse à un degré de probabilité si voisin de la certitude et ne convienne avec lui-même, non sans quel- que fierté, qu'il a saisi et qu'il possède un des premiers ressorts et une des suprêmes lois de ce vaste univers. Voilà le genre d'évidence que la touchante ambition de Pascal a rêvé pour la religion chrétienne ;

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voilà le degré de conviction auquel son ar- dente charité désirait nous conduire.

Il fait donc pour la théologie quelque chose d'analogue à ce que Socrate avait coutume de faire pour la philosophie; il la rappelle sur la terre et veut lui donner pour fondement solide des faits constatés dans la nature même de l'homme. Car, si ces faits sont admis, si le christianisme les explique tous, et si lui seul peut les ex- pliquer, comment la religion chrétienne, devenue ainsi la clef du monde moral, le dernier mot de la nature humaine, ne se- rait-elle pas la religion véritable ? « Pour entrer dans ce dessein , » dit Etienne Périer, en rapportant le discours Pas- cal exposait à ses amis le plan de son ou- vrage , <c il commença par une peinture de l'homme, et il n'oublia rien de tout ce qui pouvait le faire connaître et au dedans et au dehors de lui-même jusqu'aux plus secrets mouvements de son cœur. » Voilà comment Pascal devient par nécessité un

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moraliste. Il lui faut bien peindre l'homme, afin de nous prouver que l'homme est une énigme parfaitement close et inexplicable par toute autre hypothèse que la vérité de la religion chrétienne. Plus la nature de l'homme sera donc singulière , pleine de contradictions étranges, inintelligible à la seule raison, plus sera évidente et mieux sera reçue la seule vérité qui l'explique. Plus profonde sera l'obscurité, plus vive et plus bienfaisante nous paraîtra la lu- mière. Pascal se plaît donc à nous confon- dre d'abord par le spectacle des contradic- tions de notre nature, et par notre impuis- sance à les concilier dans une théorie de l'homme et du monde qui soit agréable à notre intelligence. C'est cet effort soutenu de Pascal pour nous enfermer dans ce dé- dale et pour nous pousser ainsi au christia- nisme comme à la seule issue qui reste à notre désespoir, en attendant que nous l'ac- ceptions avec joie comme un chemin lumi- neux ouvert à notre espérance, c'est cette

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méthode inflexible de Pascal que Vauvenar- gues condamnait plus tard avec toute la fougue de la jeunesse. « Il n'y a point de contradiction dans la nature, s'écriait-il ; les faux philosophes s'efforcent d'attirer l'attention des hommes en faisant remar- quer dans notre esprit des contrariétés et des difficultés qu'ils forment eux-mêmes... Ceux qui nouent ainsi les choses pour avoir le mérite de les dénouer sont des charlatans de morale. » Vauvenargues res- pirait l'air du dix-huitième siècle ; il igno- rait jusqu'à quel point Pascal était sincère, avec quelle émotion il se considérait lui- même comme une énigme inexplicable, comme un problème insoluble autrement que par la vérité de la religion.

Entrons avec Pascal dans cette exposi- tion si rapide et si pressante des contra- riétés de la nature humaine, et laissons-le de bonne foi nous étonner sur nous mê- mes. L'indifférence du plus grand nombre à ces^ questions redoutables, cette façon

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aisée de vivre et cette imprévoyance à deux pas de la mort, sans autre barrière contre le néant ou contre la colère d'un Dieu offensé que la possession si précaire de la vie, sont pour Pascal les premières mar- ques d'un aveuglement surnaturel. N'est- ce pas un état d'esprit que le bon sens condamne, que la raison seule n'explique pas ? Qu'est-ce donc lorsqu'on voit des hommes fiers de cette ignorance sur leur avenir, fiers de cette indifférence même, et faisant les braves contre un Dieu qui peut exister, après tout, pour ceux qui ne se soucient point de le connaître ou qui le blasphèment, comme pour ceux qui le contemplent et l'adorent ? Douter sans chercher et s'enorgueillir de son doute, est- il un état plus misérable ? Mais « l'homme est si dénaturé qu'il y a dans son cœur une semence de joie en cela. » Cependant il aime mieux ne point songer à ce grand problème, et, pour éviter de se voir lui- même, il a imaginé de se divertir. Le jeu,

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la chasse, l'ambition, la politique,. autant de divertissements. C'est la misère de l'homme qui a fondé tout cela, et tout cela ne l'a point guéri de sa misère.

D'ailleurs l'illusion qui nous possède sur le plus grand de nos intérêts n'est qu'une des illusions dont nous sommes assiégés. Tout autour de nous est men- songe, vain appareil cachant mal le dé- faut de réalité , conventions hypocrites , ou, comme le dit Pascal dans son éner- gique langage , puissances trompeuses \ C'est faute de vraie science et de vraie juslice que la science et la justice re- cherchent d'instinct la pompe et s'atta- quent à l'imagination de l'homme ; tout l'ordre du monde repose sur de mutuelles tromperies passées en coutume. « L'homme n'est que déguisement , que . mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres. Il ne veut pas qu'on lui dise la vérité ; il évite de la dire aux autres, et toutes ces dispositions, si éloignées de la

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justice et de la raison , ont une racine na- turelle dans son cœur. » Comment croire, en outre, que nous puissions atteindre le vrai, attachés ou plutôt égarés comme nous le sommes dans un petit coin de cette terre, lorsque « tout le monde visible n'est qu'un trait dans l'ample sein de la nature ! » Suspendu entre les deux abîmes de l'infini et du néant , hors d'état de saisir l'extrême grandeur et l'extrême pe- titesse, l'homme est tenu par sa dispro- portion même à distance de la réalité. Qu'importe qu'il en sache un peu plus ou un peu moins, qu'il prenne les choses d'un peu plus haut ou d'un peu plus bas, il est toujours à une distance infinie de l'extré- mité des choses; leur fin et leur principe lui échappent également,, il est toujours déçu. Cependant cet état qui nous est natu- rel est contraire à notre inclination vé- ritable. Nous voulons savoir, et savoir avec certitude. « Nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme et une der-

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nière base constante pour y édifier une tour qui s'élève à l'infini; mais tout notre fondement craque et la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes. » Impuissance de con- naître et besoin de savoir, ce n'est encore qu'une partie de notre grandeur et de notre misère. Pascal relève bien d'autres traits de cet éternel conflit qu'il veut nous montrer en nous-mêmes. C'est une gran- deur, après tout, que de se sentir miséra- ble; une maison ruinée, un arbre abattu ne se sentent pas misérables. Nos misères sont des misères de grand seigneur, de roi dépossédé. Elles nous tiennent à la gorge, mais elles ne peuvent réprimer en nous un instinct qui nous élève. « L'homme n'est qu'un roseau, et le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant.... » On ne peut abréger, on ne peut que citer ces pages saisissantes de Pascal sur la grandeur et la misère de l'homme. Il les a pour ainsi dire résumées lui-même en disant: « S'il se vante, je l'abaisse; s'il s'abaisse

PASCAL. 111

je le vante, et le contredis toujours jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre incompréhensible. »

Voilà le problème posé, voilà la nature contradictoire de l'homme dévoilée : que nous en disent les philosophes ? Us n'en voient que l'une ou l'autre face; ils tom- bent et nous entraînent avec eux de l'un ou de l'autre côté. « Les uns, dit Pascal, ont voulu renoncer aux passions et deve- nir Dieu, les autres renoncer à la raison et devenir brute. » Mais la vertu des stoï- ciens n'est qu'un « mouvement fiévreux que la santé ne peut imiter. » Quant aux autres, qui nous disent de chercher le bonheur en nous divertissant, ils nous trompent : ce Les maladies viennent. » Même guerre entre les sceptiques et les dogmatiques, et des deux cotés même er- reur, k Nous avons une impuissance à prouver invincible à tout le dogmatisme; nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme. » donc nous

112 PASCAL.

réfugier, et qui nous dira enfin ce que nous sommes ?

C'est alors que Pascal triomphe : « Quelle chimère est-ce donc que l'homme, s'écrie-t-il ; quelle nouveauté, quel mons- tre, quel chaos, quel sujet de contradic- tions, quel prodige! Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d'incertitude et d'erreur, gloire et rebut de l'univers. » Mais cette défini- tion même, quelle est-elle? sinon la défini- tion que la religion chrétienne nous donne de l'homme lorsqu'elle le représente déchu par le péché originel et conservant pour- tant d'ineffaçables traces de sa célèbre origine. Voilà, en effet, Pascal voulait en venir et à quel but tendait tout ce la- beur. Il voulait faire sortir de notre pro- pre examen, et en dehors de toute croyance religieuse, une description de l'homme telle que le christianisme seul pût l'avouer , qu'elle s'accordât pleinement avec les en- seignements du christianisme et avec eux

PASCAL. 113

seuls, que le mystère de la chute enfin pût seul en rendre raison. C'est ce mystère qui (c démêlera cet embrouillement de la nature humaine. » Si l'homme n'avait ja- mais été corrompu, il serait en possession de l'innocence, dubonheur et delà vérité. S'il n'avait jamais été que corrompu, il n'aurait aucune idée de la vérité ni de la béatitude. Mais il est déchu de la perfec- tion, et de ce mélange de grandeur instinctive et de misère réelle dont il offre l'étonnante image. Le mystère de la chute, c'est-à-dire le péché héréditaire et châtié de père en fils, « heurte rudement » notre misérable idée de la justice, «et cependant sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condi- tion prend ses replis et ses tours dans cet abîme. De sorte que l'homme est plus in- concevable sans ce mystère que ce mystère n'est inconcevable à l'homme. »

Ceux qui seraient ici tentés de sourire et

8

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de dire : « N'est-ce donc que cela ? voilà donc la solution de ce redoutable cher- cheur qui rejetait si fièrement toutes les autres et qui paraissait si difficile à satis- faire ! » ceux qui tiendraient ce langage ne seraient pas justes envers Pascal et n'auraient compris qu'imparfaitement le curieux effort de ce grand et sincère es- prit. Il faut d'abord reconnaître que cette exacte correspondance entre la nature vraie de l'homme et le mystère de la chute ne serait pas sans action ni sans droit sur le jugement si elle était clairement établie ; et lorsque Pascal s'écrie : « Il faut, pour qu'une religion soit vraie, qu'elle ait connu notre nature, la grandeur, la petitesse et la raison de l'une et de l'autre ; qui l'a connue que la chrétienne ? Nulle autre n'a connu que l'homme est la plus excel- lente créature nulle autre religion n'a

proposé de se haïr.... » lorsque Pascal ex- prime de telles pensées et les développe à sa manière, bien habib ou bien aveugle

PASCAL. 115

celui qui ne se sent nullement ému et qui ne se laisse jamais aller à dire après lui ; En effet, il y a une étrange coïncidence entre les explications du christianisme et la nature de l'homme.

De plus, Pascal, qui est aussi éloigné que possible de toute feinte et qui n'a point le moindre penchant à surfaire soit la force de ses raisons, soit la solidité de sa propre croyance, ne prétend nullement que le mystère de la chute soit une solu- tion claire du problème qu'il a posé de- vant nous et auquel il nous a forcés de concourir. Il prétend seulement que si l'on accepte cette solution, on explique le problème, qu'il ne peut surtout être expliqué par aucune autre, et que par conséquent cette solution doit s'imposer à notre esprit, alors même qu'on serait tenté de la fuir; mais il avoue en même temps que cette solution est obscure, bien plus , qu'elle est « une folie devant les hommes; » il la donne expressément pour

116 PASCAL.

telle, et on ne saurait l'accuser de vou- loir nous tromper. Ce démonstrateur de la religion chrétienne en confesse à cha- que instant l'obscurité avec une candeur qui ne lui coûte guère, puisqu'il voit dans cette obscurité même une preuve de plus de ce qu'il veut nous amener à croire. La chute a, en effet, tout obscurci dans nos âmes, jusqu'à sa trace même, presque in- visible à nos propres yeux, à moins que la grâce ne les ait ouverts. Nous ne nou£ savons pas déchus, nous ne nous savons pas sauvés, et, par suite, nous ne pouvons l'être si la grâce, qui souffle elle veut, ne nous rend l'esprit ou plutôt le cœur accessible à ces grands mystères. Cette ob- scurité de la religion est donc tout simple- ment un signe que la grâce nous manque encore. Pascal, qui veut que nous l'enten- dions ainsi, l'entendait ainsi pour lui- même. Douter ou être tenté, c'était pour lui même chose, et le doute devenait ainsi pour cette âme inquiète un double supplice.

PASCAL. 117

Si pourtant la religion est obscure, ex- cepté pour les âmes choisies, quoiqu'elle puisse seule rendre raison de la nature de l'homme; si, en donnant un mystère pour solution à un problème, Pascal convient qu'il peut n'avoir point réussi à nous con- vaincre, essayera-t-il quelque autre moyen de nous réduire ou nous abandonnera-t-il au secours incertain du ciel ? Prenez pa- tience, il ne nous déserte pas si vite ; s'il relâche son étreinte sur un point, c'est pour mieux nous assaillir et nous dominer sur un autre. Il nous a proposé la foi chrétienne comme la seule hypothèse qui fût capable de satisfaire notre entende- ment; il va nous proposer la soumission à la foi chrétienne comme le seul parti que nous puissions prendre si nous voulons consulter notre intérêt; et cette page, que nos pères n'ont connue que mutilée et transformée, est la plus saisissante peut- être de cette œuvre extraordinaire.

III

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E calcul, devenu si célèbre, par lequel Pascal veut nous réduire, au nom de notre intérêt le plus clair,, à parier que Dieu existe, en com- prenant, selon son usage, sous le mot Dieu, la religion chrétienne tout entière avec ses mystères et ses préceptes, est fondé sur deux points qui, une fois admis, rendent en effet ce calcul invincible : le premier point, c'est que la religion est incertaine et que nous sommes incapables d'atteindre le vrai sur cette question comme sur toutes les autres par les lumières naturelles ; le second point, c'est que nous ne pouvons cependant éviter de nous prononcer, puis- que si Dieu et le christianisme sont vrais et

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que nous ayons refusé de les reconnaître, nous tomberons aprèsla mort sous l'étreinte de la colère divine; de sorte que ne point parier, c'est parier contre, et qu'il ne nous reste qu'une alternative, celle de parier que Dieu existe ou qu'il n'existe pas.

Que ce morceau soit un dialogue en règle, comme quelques personnes le pré- tendent, et que l'incrédule y partage la parole avec Pascal, ou qu'il faille plutôt y voir une sorte de dialogue avec soi- même dans lequel l'écrivain se fait à la fois l'objection et la réponse, de toute manière, Pascal accorde sans hésiter, dès le début de ce raisonnement, que Dieu et la reli- gion sont inaccessibles au seul effort de notre intelligence. « Dieu, qui n'a ni par- ties ni bornes, n'a nul rapport avec nous. Nous sommes incapables de connaître ni ce qu'il est, ni sil est. » Quant à la reli- gion, bien qu'on puisse voir un peu le dessous du jeu par l'Ecriture et le reste, les chrétiens eux-mêmes professent qu'ils

120 PASCAL.

n'en peuvent rendre raison : « Ils décla- rent en l'exposant au monde que c'est une sottise, stultitiam. » Cependant ils ont tort ou raison ; Dieu est ou n'est pas. Le jugement n'y peut rien déterminer : « Il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu à l'extrémité de cette distance infi- nie, où il arrivera croix ou pile. Que ga- gerez-vous? » La raison conseillerait, et Pascal l'avoue, de ne parier ni l'un ni l'autre, puisque toute présomption de gain ou de perte est impossible ; mais il faut parier : « Cela n'est pas volontaire, vous êtes embarqué. » Quel parti choisir cepen- dant ? Les chances étant égales, puisqu'il n'y a qu'une seule alternative, à savoir : que Dieu soit ou ne soit pas, il y a pa- reil hasard de gain ou de perte, et encore, nous ne trouvons aucun motif d'incliner de l'un ou de l'autre côté. Mais quel est ce gain et quelle est cette perte, en d'autres termes, quels sont les enjeux ? La question du pari étant ainsi resserrée

PASCAL. 121

et l'intérêt qu'on peut avoir à parier pour ou contre ne reposant plus que sur l'im- portance relative des enjeux, Pascal triom- phe sans peine et nous contraint, par le plus simple calcul, à parier pour l'affirma- tive. Qu'apportons-nous, en effet, comme enjeu ? le sacrifice de toute notre vie par la résolution d'obéir aux prescriptions du christianisme, en supposant que ce soit un sacrifice. Voilà ce que nous hasardons en pariant que Dieu est, car si Dieu n'est pas, nous ne serons pas récompensés de ce sa- crifice et notre enjeu sera perdu. Mais si Dieu est, que gagnons-nous en échange du misérable enjeu que nous aurons ainsi aven- turé? L'immortalité et la béatitude, c'est- à-dire une infinité de vies infiniment heu- reuses ; nous aurions donc hasardé le fini (et quel triste fini) pour l'infini, c'est-à- dire que nous aurions fait le pari que l'in- térêt le plus étroit, le plus bas, le plus terre à terre nous aurait prescrit de faire. D'un autre côté, si nous avons parié que Dieu

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n'est pas, ou, ce qui revient au même, si nous avons refusé de parier, et si Dieu existe, nous aurons à la vérité gardé et dis- sipé à notre manière notre misérable enjeu, mais nous aurons perdu l'inestimable gain qui nous était offert; bien plus, nous ex- pierons notre sot calcul ou notre refus de calculer par une éternité de supplices, car Dieu veut dire ici tout le christianisme, et par suite la réalité des peines établies au delà de ce monde contre les incrédules.

Soit, il faut parier, puisque la nécessité nous y oblige, et parier pour la réalité de Dieu et de la religion, puisque notre inté- rêt le commande; mais la meilleure volonté du monde peut n'y point suffire, car enfin la foi n'est pas un acte de pure volonté et Ton peut être fait de telle sorte qu'on ne puisse croire. On connaît la réponse de Pascal. Avec cette admirable candeur qui sera l'éternel attrait de son ouvrage, il s'of- fre lui-même en exemple; il a passé par là; il connaît ce chemin ; il faut faire comme

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si Ton croyait, prendre de l'eau bénite, faire dire des messes, s'abêtir, c'est-à-dire dans la pensée de Pascal, imposer silence aux dangereuses délicatesses de la raison et l'incliner sous le poids toujours croissant de l'habitude : « La coutume est notre na- ture, dit-il ; qui s'accoutume à la foi, la croit et ne peut plus ne pas craindre l'en- fer. » La foi viendra donc naturellement par la pratique ; sans parler de la grâce, et aussitôt Ton comprendra que ce fini qu'on a hasardé contre l'infini n'était rien; bien plus, qu'on ne pouvait faire de cette vie, qu'on a livrée comme enjeu, un meil- leur usage, qu'elle ne pouvait être mieux réglée ni mieux employée au point de vue même du bonheur terrestre. Et d'ailleurs, ce moment de la vie qui pouvait être réelle- ment donné au plaisir, et qu'on a mieux aimé hasarder pour une éternité bienheu- reuse, est si fugitif et si court : « Que me promettez-vous enfin, sinon dix ans d'a- mour-propre à bien essayer de plaire sans

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y réussir, outre les peines? » car dix ans, à peu près, voilà l'enjeu.

Tel est ce surprenant chapitre du pari auquel Pascal, qui excellait à fixer sa pen- sée en un seul mot, d'un trait rapide, avait donné pour titre, dans ses notes, infini, rien; voulant dire qu'il s'agissait d'ame- ner l'homme à parier rien pour X infini, la vie humaine pour l'éternité. Et il avait compris le tout sous cet autre titre qui résume exactement ces pages singulières : Moyens d'arriver à la foi; raison, cou- tume, inspiration; entendant ici par raison ce calcul de l'intérêt éclairé et raisonna- ble qui nous oblige à parier pour l'exis- tence de Dieu et pour la vérité de la reli- gion; par coutume, cette pratique qu'il nous recommande, après l'avoir suivie, pour in- cliner la machine humaine, pour lui faire prendre un pli dont elle ne puisse revenir, et pour attirer la foi en marchant au-de- vant d'elle; enfin, par inspiration, le se- cours d'en haut, la grâce qui couronnera,

PASCAL. 125

s'il plaît à Dieu, ce grand effort et qui peut seule faire un vrai chrétien du calculateur poussé d'abord par le seul intérêt vers cette religion dans laquelle tout intérêt person- nel doit s'anéantir.

Voilà donc, autant qu'on peut le voir à travers tous ces fragments logiquement ras- semblés, l'apologie ou plutôt la démonstra- tion que Pascal avait conçue pour établir la vérité du christianisme et l'intérêt capi- tal qui nous presse d'y croire. Ecartant tout d'abord, non sans quelque dédain, les façons ordinaires de nous conduire à la foi, telles que la preuve de la divinité par les ouvrages de la nature, ou les arguments purement métaphysiques de son existence, ou la preuve de la religion par l'antiquité et l'universalité des croyances, évitant les chemins battus, allant droit au cœur de l'homme, il le dépeint de telle sorte qu'il rend l'état de l'homme en ce monde inex- plicable autrement que par les mystères de la chute et du péché originel ; et, pour faire

126 PASCAL.

ainsi de ces deux mystères les fondements mêmes de la religion, il n'avait pas besoin d'être janséniste, il lui suffisait d'être chré- tien. Puis, admettant que ce genre d'é- preuve puisse manquer de faire effet sur la raison humaine enveloppée, comme il l'a lui-même décrite, d'une épaisse obscurité que traversent seulement quelques rayons de lumière, il ne tient pas compte de son propre effort, et mettant notre âme in- quiète en face de cet espace insondable dans lequel la mort va bientôt nous lancer, il nous somme impérieusement de choisir entre une soumission facile à la foi et la chance effrayante d'une éternité de sup- plices. Telles sont, si l'on va au fond des choses, les deux seules raisons de croire que Pascal, dans ce qui nous reste de lui, ait proposées à l'intelligence et au cœur de l'homme. Elles ont leur force; est-il be- soin d'ajouter qu'elles ne sont pas invinci- bles, et que l'œuvre de Pascal, alors même qu il y eût mis la dernière main et alors

PASCAL. 127

même que le monde serait gouverné par la logique, n'aurait pas été capable de chasser l'incrédulité du monde ?

Cela ne veut pas dire que la méthode que Pascal a voulu suivre , en établis- sant un rapport nécessaire , comme le rapport de l'effet à la cause, entre l'état moral de l'homme et le mystère de la chute, ne puisse conduire à la certitude; mais cette méthode n'y conduit que si on l'applique à des objets qui soient capa- bles d'être connus par la raison humaine avec certitude. Lorsque , par exemple , en nous faisant observer les découpures d'un billet de banque , on déclare que ce billet est détaché d'un certain livre et qu'il y a une exacte correspondance entre les découpures du livre et les découpures du billet; lorsque, pour le prouver, on les rapproche l'un de l'autre et qu'en effet les découpures du livre et celles du billet s'en- trelacent et se complètent, la démonstra- tion est faite et l'on touche au plus haut

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degré de certitude auquel l'homme puisse prétendre. Lorsque le géologue déclare, de même, que deux montagnes, dont toutes les échancrures paraissent se correspondre au point que les angles saillants de Tune puis- sent remplir les angles rentrants de l'autre, ont été jadis unies, puis violemment sépa- rées, il énonce un fait qui, sans pouvoir être prouvé avec la même évidence que le pre- mier, a tous les caractères d'une probabi- lité bien voisine de la certitude. Enfin, si une hypothèse scientifique comme celle de l'attraction, par exemple, ne peut être tou- chée du doigt et doit être acceptée comme la conclusion d'un raisonnement fait par l'esprit, elle a du moins cet avantage de nous rendre raison de faits matériels si évidents et si nombreux que l'idée de* les contester ne peut venir à personne; et tandis qu'on ne peut expliquer ces faits autrement, elle les explique d'une façon simple qui ne heurte en rien l'esprit de l'homme; elle n'entraîne aucune contra-

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diction, elle ne blesse aucune de ces no- tions premières qui sont pour ainsi dire les fondements de notre intelligence.

Pascal, par cela même qu'il est chrétien et qu'il connaît le christianisme, ne peut, réclamer et se garde bien de réclamer pour le mystère de la chute, donné comme l'ex- plication du monde moral, aucun de ces caractères. On ne peut voir ce mystère des yeux du corps comme la souche du bil- let de banque ou comme la contre-partie de la montagne; on ne peut le présenter qu'à l'esprit, et loin de l'accepter avec un facile empressement comme l'hypothèse de l'attraction, l'esprit de l'homme, s'il est livré à lui-même, rejette tout d'abord cette hérédité de la faute' et cette transmission du châtiment comme incompatibles avec ses propres notions de la justice et comme plus inconciliables encore avec ce qu'on ose entrevoir de la justice divine. Pascal proclame lui-même que ce mystère heurte violemment la raison; or il ne suffît pas

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de répéter, pour obliger la raison à le su- bir, que le problème de l'état moral de l'homme ne peut être expliqué que par ce mystère. La raison a, en effet, plus d'une ressource pour échapper à cette conclusion de Pascal. On peut dire qu'il peut y avoir à ce problème quelque autre solution que Pascal n'a point vue, et en admettant même avec Pascal que cette solution meilleure échappe aux yeux de tous? l'absence d'une bonne solution ne doit point nous porter nécessairement à nous faire violence pour en accepter une mauvaise. On peut discu- ter encore les termes du problème, soute- nir, comme Ta fait Vauvenargues, qu'il est mal posé, et que la nature de l'homme n'est point telle que Pascal l'a dépeinte, car les particularités du cœur humain sont moins aisées à reconnaître et frappent moins clairement les yeux que les décou- pures d'un papier, les échancrures d'une montagne, ou la translation des corps cé- lestes. Ni l'exposition du problème, ni la

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solution que Pascal en a donnée n'échap- pent donc au doute; tout cela peut être entraîné avec le reste dans le torrent des spéculations et des discussions humaines. Quant au pari et surtout à la nécessité absolue de parier, qui est la base de l'ingé- nieux argument de Pascal, cette nécessité n'existe que pour celui qui doute de la vérité de la religion chrétienne et de la réalité de l'enfer, mais non pas pour celui qui nie absolument la vérité de l'une ou l'existence de l'autre; car pour un esprit ainsi disposé, l'alternative dans laquelle Pascal nous enferme n'existe pas ; la chance qui est l'élément indispensable du pari dis- paraît, et si peu que soit la vie, il n'y a plus de raison pour hasarder ce quelque chose contre rien. Il est vrai que l'œuvre entière de Pascal est destinée à nous prouver que nous sommes aussi incapables de nier que d'affirmer aucune chose, et qu'elle tend avec art à nous laisser dans cet état de doute universel l'offre du pari devient

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raisonnable. Maison peut ne pas se trouver dans cet état; on peut douter de beaucoup de choses et en nier absolument quelques autres, et il suffirait que l'enfer fût parmi ces choses que l'on nie pour que l'argu- mentation de Pascal cessât aussitôt de nous étreindre. La nécessité du pari n'est donc pas plus inévitable, si l'on s'en tient à Pas- cal, que la solution de la chute, et l'on peut fermer ce livre immortel sans avoir trouvé le secret qui doit finir toutes nos incerti- tudes. Il y a dans ces pages si éloquentes de quoi ébranler l'esprit; il n'y a pas de quoi le réduire.

En revanche, il y a de quoi l'émouvoir. Si Pascal n'a point touché le but peut-être inaccessible qu'il s'était marqué , il a laissé sur son chemin des traces ineffaçables de- vant lesquelles se renouvellera sans cesse l'admiration des hommes. Il n'est pas le seul qui ait voulu nous éveiller sur la fra- gilité de nos attachements et sur la vanité de nos connaissances. Dans notre langue

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même, Montaigne avait avant lui raillé notre science, notre justice, nos occupations ambitieuses, notre vie affairée, notre haute opinion de nous-mêmes. Mais ce qu'il a fait en se jouant et sans dessein, Pascal, plus ému des arguments de Montaigne que Montaigne lui-même, l'a fait avec un tel accent de douleur et avec un tel désir de nous convaincre, que ses coups moins nom- breux, mais plus perçants, nous vont tous au cœur. Et lorsque, au milieu de cette éloquence, le plus souvent hautaine et sé- vère, la langue attendrie du chrétien se fait jour, de quelle émotion il nous pénètre! « Jésus-Christ, dit-il, est un Dieu dont on s'approche sans orgueil et sous lequel on s'abaisse sans désespoir. » C'est aussi un Dieu qui a donné au langage humain une mélancolie et une douceur capables d'éveiller de nouveaux échos dans toutes les âmes.

Enfin si Pascal n'a point raison en toute chose, il a plus d'une fois raison, et il re-

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mue dans le genre humain tout ce qui sent j en même temps que tout ce qui pense, lorsqu'il s'étend avec une éloquence incomparable sur l'inutilité de nos di- vertissements et sur la loi mystérieuse, mais certaine , qui a réuni dans notre existence mortelle la soif inextinguible du bonheur à l'impossibilité de l'atteindre. Il est un âge l'on ne sent pas assez que Pascal a raison ; il est un âge on ne le sent que trop. Mais alors même la nature continue à se donner carrière, et elle se joue de nous en nous induisant toujours à espérer contre toute espérance, «. Si telle chose m'arrivait, je serais heureux, » voilà les derniers mots que désapprennent la bou- che et le cœur de l'homme; mais lorsque nous les prononçons, nous cédons à cette même illusion que Lucrèce reproche à ceux qui se soucient outre mesure de n'être pas privés de sépulture, ce Vous vous figurez à votre insu, dit le cruel poëte, debout vous- même près de votre cadavre et attristé de

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le voir déchiré par les oiseaux et par les bêtes fauves : »

Vivus enim sibi quum proponit quisque futurum Corpus nti volucres lacèrent in morte feraeque , Ipse sui miseret ; neque enim se vindicat hilum , Nec removet satis a projecto corpore, et illud Se fingit sensuque suo contaminât adstans.

Et nous de même, dans nos vœux de bon- heur, nous nous figurons toujours tels que nous sommes en possession de ce que nous avons désiré; mais si ce bien ines- péré nous arrive, s'il est même par mi- racle tel que nous l'avons rêvé, le moindre changement de notre être, une variation même imperceptible dans les ressorts de notre corps ou dans ceux de notre âme nous défend d'en jouir, et nous disons alors : n'est-ce que cela! Si pourtant, par impossible, nous saisissons ce bonheur avec un cœur qui en soit encore avide, si nous l'étreignons de toutes nos forces , cette étreinte dure-t-elle plus qu'un éclair ? notre

-/

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cœur a-t-il le temps de battre deux fois avant que tout ne soit fini ou flétri ?

Surgit amari aliquid quod in ipsis floribus angat....

Pascal a dit vrai; le soleil n'éclaire rien ici-bas qui ne soit misérablement im- parfait, et lui-même en est la preuve. Quelle imperfection, quelle révolte misé- rable de la matière contre l'esprit que ce corps sitôt usé et toujours malade, enfer- mant, obscurcissant, étouffant enfin une telle lumière ! Et cet esprit lui-même, quel étonnant mélange de grandeur et de mi- sères, de justesse et de chimères, de péné- tration et de rêveries ! quelles angoisses du cœur en échange de quelques pures jouis- sances de l'entendement ! Le fruit rongé par le ver, un champ de bataille couvert de morts, un enfant expirant dans les dou- leurs, un peuple libre qui tombe en servi- tude, n'offrent point de plus triste pro- blème à notre curiosité impuissante et ne proclament point plus haut qu'une telle

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vie l'imperfection de tout ce qui est dans ce monde. Et ce qui est un autre abîme , c'est qu'il y a, dans le spectacle même de ces agonies et de ces ruines, je ne sais quelle beauté qui chatouille une des fibres les plus mystérieuses du cœur de l'homme. Pascal aussi clairvoyant et plus raisonna- ble, Pascal aussi éloquent et moins déchiré arrêterait moins notre regard. Mais nous ne pouvons détourner nos yeux de la flam- me qui le consume, comme les Romains admiraient les nuances changeantes qu'une mort lente faisait passer sur la murène, ou comme nous admirons nous-mêmes les couleurs étranges et brillantes que nous donnons à certaines fleurs en les abreuvant de poison.

LA ROCHEFOUCAULD

LA ROCHEFOUCAULD

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ÈÈJ:-

^IB-S a Rochefoucauld est certaine- ment le plus fin et peut-être le plus profond des moralistes qui ont fait la guerre à l'orgueil de l'homme. Pascal parle de plus haut que lui et veut nous mener plus loin, puisqu'il ne cherche à ébranler notre confiance en nous-mêmes que pour nous mieux réduire à chercher dans le

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christianisme Tunique explication et la meil- leure consolation de nos misères. Mais si la Rochefoucauld n'a pointée grand dessein, s'il s'attache simplement à nous peindre tels qu'il nous voit parce que nos vertus ap- parentes lui pèsent et qu'il éprouve une sorte de plaisir intellectuel à nous convain- cre de leur néant, on ne peut nier qu'il ne soit entré plus avant que personne dans le détail de nos intentions secrètes , et de ces mouvements instinctifs qui nous portent à l'action sans se montrer, ou qui, pour nous faire agir, se déguisent à nos propres yeux comme aux yeux des autres.

Etranger à toute ambition philosophi- que, n'ayant nullement l'idée de bâtir un système, respectueux envers la religion, simple investigateur de la conscience hu- maine, il couvre ses mortifiantes conclu- sions de l'autorité des Pères de l'Église, et nous présente modestement ses maximes comme autant de preuves à l'appui de cette sentence générale qu'a portée le christia-

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nisme contre la perversité originelle du genre humain. Mais, homme de goût en toute chose, il insiste peu sur ce détour; il n'allègue qu'en passant cette excuse, et n'essaye point sérieusement de tromper là- dessus ses contemporains ou la postérité. Bien qu'il se soit trouvé de son temps, sans parler du nôtre, des lecteurs capables de s'y laisser prendre, bien qu'on l'ait naï- vement félicité d'avoir montré « que toutes les vertus des infidèles sont des vices, » et d'avoir abattu « comme un anti-Sénèque, l'orgueil des faux sages, » l'œuvre de la Rochefoucauld n'est rien moins que chré- tienne. C'est seulement la psychologie im- pitoyable d'un observateur mondain, in- struit par l'expérience et armé d'une rare puissance de réflexion et d'analyse. Il jouit vivement de ce qu'il découvre et nous le révèle avec une précision incomparable ; mais il n'en veut tirer aucune conclusion morale, encore moins aucun conseil, et il se complaît dans la seule vue de la vérité.

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On peut être cependant tenté de se ser- vir de ce petit livre comme d'une triste in- troduction à la partie la plus sévère du christianisme, mais c'est à la condition de faire aussitôt un pas de plus et de montrer à l'homme dans le perfectionnement de son âme, avec le secours de la religion, un moyen de salut, un motif d'espérance : « On pourrait dire, » écrit excellemment un de ces correspondants choisis qui étaient con- sultés sur le manuscrit des Maximes, « on pourrait dire que les chrétiens commencent oùvotrephilosophieyfoz^etl'onnepourrait faire une instruction plus propre à un caté- chumène pour convertir à Dieu son esprit et sa volonté. Quand il n'y aurait au monde que cet écrit et l'Evangile, je voudrais être chrétien.... » C'est, en effet, après cet écrit qu'on a surtout besoin de lire l'Evan- gile, et rien ne prouve mieux la force ac- cablante des Maximes que la tentation qu'elles inspirent de faire aussitôt appel à un secours surnaturel/ à un miracle, pour

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rompre les liens si savants et si serrés qu'elles enchevêtrent autour de la volonté de l'homme. Si ce secours divin fait dé- faut, si on le perd seulement de vue, on est bien près de dire avec Mme de Haute- fort que « la lecture de cet écrit persuade qu'il n'y a ni vice ni vertu, et que l'on fait nécessairement toutes les actions delà vie, » ou encore que cet écrivain « a découvert les parties honteuses de la vie civile et de la société humaine. » Soit pourtant qu'on reste accablé sous le poids de ces maximes, soit qu'on y échappe par une religieuse espérance et qu'on y trouve un point d'ap- pui pour s'élever plus haut, soit enfin qu'on les prenne corps à corps, qu'on es- saye de leur tenir tête sans aucun secours surnaturel, et qu'on cherche seulement dans la nature humaine le moyen de les ébranler, on ne peut s'empêcher d'admi- rer la force pénétrante de celui qui a réuni en quelques pages et sous une forme si achevée tant de raisons de douter de nous-

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mêmes et de rester inquiets sur la pureté de nos cœurs, au milieu de nos plus fiers mouvements vers le bien.

Si Ton veut embrasser d'un coup d'œil toutes les maximes, l'esprit qui les inspire, la conclusion implicite de chacun de ces regards jetés sur notre âme, il faut lire l'admirable morceau sur V amour -propre , supprimé dans les éditions postérieures à la première , ou bien avoir sans cesse sous les yeux cette simple réflexion, per- due à son rang parmi cent autres, mais ' les dominant toutes par la grandeur de l'image 'et par l'énergie concise de l'ex- pression : ce Les vertus se perdent dans l'intérêt comme les fleuves se perdent dans la mer. »

Qu'est-ce que cet intérêt, cette mer de laquelle toutes les vertus humaines sont sorties et dans laquelle elles viennent se perdre après les vains détours que le mo- raliste se plaît à décrire? Qu'est-ce que cet amour-propre qui est, à ses yeux, le prin-

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cipe de nos actions bonnes ou mauvaises, Tunique moteur de nos vertus comme de nos vices ? Si nous voulons nous le deman- der pour notre propre compte, et contem- pler dans sa source profonde cet amour- propre ou cet amour de soi auquel la Rochefoucauld arrive toujours lorsqu'il suit une de nos vertus, nous reconnaîtrons aisément ce qui est le principe même de la vie* et du mouvement dans le monde, ce que la philosophie appelle dans son sévère langage : l'être et la tendance à persévérer dans l'être. Ce penchant à vivre et à durer n'est pas une autre force chez l'homme que chez tout ce qui vit et se meut sur la sur- face de la terre : elle anime obscurément l'animal qui défend son existence ou qui veut la maintenir et l'étendre par la des- truction de sa proie, et elle souffle en même temps à l'homme l'attachement à la vie, le goût de la domination, la soif de l'immortalité.

Mais cette force, aveugle partout ailleurs

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autant que puissante, se transforme et s'é- pure dans notre âme. Deux phénomènes nouveaux et admirables la tempèrent, la dominent parfois jusqu'à la suspendre, et lui enlèvent, alors même que nous lui cédons, quelque chose de sa violence et de sa brutalité. C'est d'abord l'intel- ligence, ou, pour la mieux définir dans ses rapports avec notre égoïsme naturel, l'élévation de l'esprit qui nous fait con- cevoir quelque chose au-dessus de l'in- térêt personnel et qui revêt à nos yeux de je ne sais quelle beauté mystérieuse lacté sublime qui reçoit dans les langues hu- maines le nom de dévouement ou de sa- crifice. C'est ensuite ce mouvement du cœur qui nous fait oublier, pour un instant si Ton veut, mais tout à fait et sans l'om- bre d'un calcul, notre intérêt personnel, et qui nous emporte à une belle action sans que nous ayons le temps de nous recon- naître. Le besoin universel d'être et de durer, l'égoïsme, pour lui donner le nom

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qu'il prend chez l'homme, n'est donc pas, quoi qu'on fasse et à quelque finesse qu'on ait recours, la raison dernière et suffisante de toutes nos actions. L'homme agit par- fois par suite d'une résolution calme et hé- roïque qui lui a fait préférer le devoir en- trevu par l'intelligence à l'intérêt suggéré et appuyé par l'instinct naturel; parfois aussi l'homme agit, entraîné par une géné- rosité soudaine et violente qui lui fait ac- complir le bien sans lui laisser le loisir de la délibération, ni le mérite du sacrifice. Sévère investigateur de notre âme et exercé à surprendre l'égoïsme sous ses déguise- ments les plus habiles, la Rochefoucauld veut le trouver même il n'est pas; ou du moins il veut le montrer agissant en maître même il obéit plutôt que de commander ; il refuse donc toute part dans nos actions, soit à l'accomplissement in- telligent , réfléchi et pénible du devoir, soit à l'impulsion naturelle et accidentelle vers le bien. Tout est pour lui calcul

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égoïste, avec ou sans conscience de l'âme en qui ce calcul s'opère, et à ses yeux, qu'il soit spontané ou réfléchi, héroïque ou fa- cile, le mouvement désintéressé vers le bien, que nous appelons vertu, n'existe pas. u C'est seulement cette négation constante , ou pour mieux dire, cette omission per- pétuelle de ce fait incontestable : qu'il y a des actes vertueux dans le monde, qui est le côté faible de cet inimitable moraliste. Il a le plus souvent raison, mais il n'a pas toujours raison, et parfois il suffit pour le réfuter d'un coup d'œil jeté autour de nous ou en nous-mêmes. Confessons ce- pendant qu'il serait vraiment irréfutable si, tout en accordant qu'il y a de la vertu dans le monde, il s'était seulement appli- qué à montrer que l'amour de soi en est inséparable, et que dans les profondeurs de notre être la vertu et l'intérêt bien entendu se rapprochent au point de se tou- cher. 11 est certain que l'acte le plus héroï- que du monde, que le sacrifice le plus su-

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blime, lorsqu'ils sont l'effet de la réflexion, viennent surtout de ce qu'on préfère à l'in- térêt immédiat et passager qu'on sacrifie, l'intérêt supérieur et durable de l'être mo- ral qui est en nous. Mais c'est précisément ce discernement des intérêts et ce sacrifice du moins noble au plus noble qui a reçu de l'humanité le nom de vertu, dénomina- tion admirable, pleine de sens et de jus- tesse, puisque ce sacrifice est le plus sou- vent douloureux et exige une certaine force pour s'accomplir. La vertu, lorsqu'elle est réfléchie et volontaire, est donc, si l'on veut, un art sublime de faire remonter l'é- goïsme à sa source la plus élevée, et si la Rochefoucauld n'avait pas dit autre chose, il aurait eu raison; mais il est décidé contre lui par toutes les langues humaines qu'é- puré de la sorte et appliqué uniquement à la conservation et à l'accroissement de l'être moral, l'égoïsme perd son nom pour faire place à un mot plus noble, comme si la conscience de l'humanité s'était juste-

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ment refusée à caractériser de la même manière deux façons si différentes d'enten- dre l'intérêt personnel et de poursuivre le bonheur. H y a donc une façon basse et étroite de s'aimer qu'on appelle le vice, et une façon intelligente, courageuse et pres- que divine de s'aimer qui s'appelle la vertu, et voilà la double source de toutes les ac- tions humaines. Quant à cesser de s'aimer soi-même de l'une ou de l'autre façon, quant à cesser de chercher son bien en ce monde ou son salut dans l'autre, comme disent les chrétiens, on ne peut l'exiger de l'homme, sans renverser d'abord, non-seu- lement les fondements de l'âme humaine, mais l'ordre général de la nature qui a fait de l'amour de soi, c'est-à-dire du besoin d'être et de durer, le principe même de la conservation et du mouvement de l'univers . La méthode la plus familière à la Roche- foucauld, la tendance la plus fréquemment entrevue dans ses Maximes, c'est de con- fondre sous le même nom d'amour-propre

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ou d'égoïsme ces deux amours, si différents dans leur caractère et dans leur résultat, que nous nous portons à nous-mêmes et d'exiler ainsi la vertu de l'âme humaine, en la rangeant tout entière sous la domi- nation étroite et exclusive de l'intérêt per- sonnel. Mais en suivant avec une admira- ble perspicacité cet intérêt personnel de détour en détour jusque dans son asile le plus inviolable, il se garde bien de nous indiquer le moment cet intérêt, de plus en plus élevé, change enfin de nature et prend le nom de vertu aux yeux de toute la terre. Lisez, par exemple, ce passage de l'incomparable morceau sur Y Jmour -pro- pre, de l'édition de \ 665, et vous y verrez cette transition si habilement dissimulée qu'elle devient insensible : a II est dans tous les états de la vie et dans toutes les conditions ; il vit partout et il vit de tout; il vit de rien ; il s'accommode des choses et de leur privation; il passe même dans le parti des gens qui lui font la guerre, il

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entre dans leurs desseins, et ce qui est ad- mirable, il se hait lui-même avec eux, il conjure sa perte, il travaille lui-même à sa ruine ; enfin il ne se soucie que d'être, et pourvu qu'il soit, il veut bien être son en- nemi. Il ne faut donc pas s'étonner s'il se joint quelquefois à la plus rude austérité et s'il entre si hardiment en société avec elle pour se détruire, parce que, dans le même temps qu'il se ruine en un endroit, il se rétablit en un autre. Quand on pense qu'il quitte son plaisir, il ne fait que le suspen- dre ou le changer; et lors même qu'il est vaincu et qu'on croit en être défait, on le retrouve qui triomphe dans sa propre dé- faite... » Oui, c'est l'amour-propre ou l'amour de soi qui ne se soucie que d être, et veut bien être son ennemi, pourvu quil soit ; c'est bien lui qui se rétablit dans un endroit quand il se ruine dans un autre, qui se joint à la plus rude austérité, qui ne fait alors que changer son plaisir, qui se retrouve enfin triomphant dans sa pro-

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pre défaite; mais c'est l'amour-propre en- nobli, transfiguré, aussi épuré enfin que peut l'être un sentiment conçu et nourri dans cette poussière dont nous sommes formés. Ce n'est plus, à vrai dire, que la forme que le pur amour du bien est ici- bas condamné à prendre pour pénétrer et subsister dans notre âme. Acceptons ce- pendant les jugements et le langage de la Rochefoucauld; voyons quelle idée il se fait de l'homme, et recueillons dans ses Maximes les traits épars de cet accablant portrait.

L'homme hait le bienfait comme une servitude; sa modération vient seulement du calme que la bonne fortune donne à son humeur; s'il se fait parfois un honneur d'être malheureux, c'est qu'il veut paraître digne d'être en butte à la fortune; s'il pa- raît détester le mensonge, c'est qu'il am- bitionne le respect d'autrui pour sa parole; s'il est juste, c'est parce qu'il redoute de souffrir l'injustice; l'amitié est pour lui

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un échange de bons offices, un commerce l'amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner; s'il exagère par- fois dans ses discours la tendresse de ses amis, ce n'est point gratitude, mais désir de faire juger de son mérite; parler de lui-même fait ses délices, il aime mieux se diffamer que de parler d'autre chose, il envahit toujours la conversation par cette passion de parler de lui-même , et faire mine d'écouter autrui est déjà un merveil- leux effort; s'il refuse des louanges c'est pour être loué deux fois; s'il se repent, c'est qu'il a peur; s'il pleure ceux qu'il aime, c'est pour mille raisons dont pas une n'est désintéressée; enfin les deux choses dont il se pique le plus, le courage et le mépris de la mort, n'existent pas; sa va- leur est changeante, capricieuse, elle a be- soin de témoins, et n'est jamais ce qu'elle serait si le danger de mourir était écarté; quant au mépris de la mort., c'est l'art de s'en distraire de mille façons, et rien de

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plus : ni le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement.

Voilà l'homme dépouillé de tous ses mé- rites; que gardera la femme des qualités qui lui sont particulières ? Elle sortira aussi pauvre que nous des mains de ce ter- rible juge. On parle du véritable amour comme on parle des esprits ; qui Ta jamais vu? Il y a des femmes sévères, mais c'est un fard qu'elles ajoutent à leur beauté; la sévérité complète n'existe pas sans aver- sion; l'honnêteté des femmes, c'est l'amour du repos ; il en est peu d'honnêtes qui ne soient lasses de leur métier, ou bien qui ne ressemblent à ces trésors cachés qui sont en sûreté parce qu'on ne les cherche pas ; si l'on souffre de la jalousie plus que d'au- cun mal, c'est que la vanité ne peut aider à la supporter ; on pleure un amant pour mériter d'en avoir un autre par le renom de tendresse et par la gloire d'une belle

douleur

Mais à quoi bon émousser ces traits ai-

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gus pour les mettre en faisceau et pour les montrer tous ensemble ? Tout le monde les a vus, tout le monde les a sentis, il en est peu qui, à de certains jours, ne nous aient brusquement atteints et déchirés. Leur forme incomparable, leur vif et dur éclat ajoutent à leur force, et quand l'occasion nous les rappelle, quand l'événement pa- raît leur donner raison, il semble qu'ils nous traversent l'esprit de part en part. N'y a-t-il cependant aucun moyen de les parer, de les briser même, et s'il est possi- ble de contredire plus d'une fois ces maxi- mes impérieuses par un simple appel à la réalité, d'où vient l'illusion merveilleuse qui les accompagne? ont-elles pris cet air de vérité absolue qui nous oblige, par une sorte de premier mouvement invo- lontaire, à nous incliner d'abord devant elles ?

II

^f^&>A' et air de vérité qu'ont la plupart f\ \MÊm ^es maximes leur yient d'abord I(l4è^èl3 de la forme achevée qu'elles ont reçue de la main de leur auteur. Bien qu'il se soit toujours piqué de n'être point hom- mes de lettres et qu'il ait feint de se laisser arracher la publication de son ouvrage, par le seul désir de rectifier certaines copies infidèles qui couraient le monde, la Roche- foucauld a patiemment retouché ce petit chef-d'œuvre avec l'assistance des esprits les plus délicats de son temps, et n'a rien négligé pour le faire approcher de la per- fection. Il a réussi, en ce sens qu'il paraît impossible au lecteur d exprimer la même pensée en moins de mots, avec des termes

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mieux choisis ? d'une façon plus saisis- sante. Ajoutez à cette précision merveil- leuse du langage quelques images vives et sobres qui, par leur justesse même, s'emparent fortement de l'esprit, et vous comprendrez la singulière autorité qui ac- compagne chacun de ces courts axiomes. Ces affirmations si nettes, si claires , si spirituelles, paraissent du même coup ad- mirables et incontestables, ou du moins découragent, par le bonheur même de l'expression, celui qui serait tenté de les contester.

La finesse de ces petites analyses, le compte détaillé qu'elles nous rendent en quelques lignes d'un sentiment que nous avions toujours cru simple et droit, achè- vent de nous convaincre. Il nous est diffi- cile de ne pas considérer comme vraies ces découvertes faites en nous-mêmes, ces conquêtes sur l'inconnu , analogues aux travaux des géographes qui dessinent, sur une carte restée blanche jusque-là, des

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lacs, des fleuves et des montagnes, ou aux descriptions des naturalistes qui nous montrent, à l'aide du microscope, tout un monde dans quelque parcelle de matière. Relisons, par exemple, cette définition de la constance* : « La constance en amour est une. inconstance perpétuelle qui fait que notre cœur s'attache successivement à toutes les qualités de la personne que nous aimons, donnant tantôt la préférence à l'une, tantôt à l'autre; de sorte que cette constance n'est qu'une inconstance arrêtée et renfermée dans un même sujet. » Rien de plus vrai, quand on y pense, que cet amour successif qui voyage d'une qualité à l'autre sans s'écarter de la personne aimée, comme on sacrifierait sur plusieurs autels sans sortir du même temple, et c'est ce qu'on appelle communément la constance; mais on ne voit guère tout cela dans la constance avant que la Rochefoucauld ne l'ait montré. Dans cette maxime, comme dans bien d'autres, il nous apprend quel-

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que chose sur nous-mêmes ; le désir de croire est voisin du plaisir d'apprendre, et c'est parce que le plus souvent la Roche- foucauld nous instruit qu'il est toujours près de nous séduire.

En y regardant bien, cela ne revient-il pas à dire que l'air de vérité des Maximes leur vient de leur vérité même ? et que si elles s'imposent à notre esprit, c'est qu'elles nous découvrent des parties mal entrevues de notre cœur ? Entendons-nous pourtant sur cette vérité des Maximes. Si l'on passe d'abord condamnation sur cette confusion de mots dont nous avons parlé naguère en- tre l'égoïsme et la vertu, l'intérêt et le de- voir, les Maximes sont vraies dans presque tout ce qu'elles disent; leur fausseté n'est que relative et vient seulement de ce qu'elles omettent. On y met en lumière avec un art admirable des faits certains, ingénieuse- ment relevés au désavantage de l'homme, et l'on y passe tout simplement sous silence le fait non moins certain qui devrait être

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invoqué à sa décharge ou compléter du moins le tableau de son cœur. Le mot de sophisme répugne et paraît presque violent lorsqu'il s'agit d'un tel ouvrage, et cepen- dant il est aisé de surprendre dans le pro- cédé habituel de l'auteur des Maximes ce qu'on appellerait en termes d'école le so- phisme d'omission ou de généralisation ex- ; cessive. Lisez, par exemple, cette définition si profonde des divers genres de courage qui les réduit tous à néant et n'en laisse subsister que le nom ; elle est irréprocha- ble, si ce n'est qu'il y manque deux lignes l'on reconnaisse enfin qu'il y a des exem- ples d'un certain courage qui se passe de témoins, de lumière, de vanité, de récom- pense, d'espérance même, qui est parce qu'il est et qui compte parmi les plus no- bles mouvements de l'âme humaine. Lisez encore cette définition incomparable de l'affliction, l'on énumère toutes les rai- sons pour lesquelles on pleure; on croirait voir un habile chimiste analysant et fai-

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sant évanouir en malignes vapeurs toutes les larmes échappées, depuis la création, du cœur de l'homme. Mais il manque quel- que chose dans le creuset de la Roche- foucauld : un peu de douleur vraie, sorte de corps premier, d'élément indécompo- sable, qui eût résisté à tous ses efforts et témoigné jusqu'au bout que les larmes de l'homme coulent parfois comme son sang, sans autre calcul et sans autre raison qu'une blessure. On pourrait donc s'écrier en lisant les Maximes : est l'amour in- génu ? est l'affliction sincère ? est la pitié involontaire et irrésistible? qu'a-t-il fait du vrai courage? Mais cette portion de vérité qui manque n'empêche point en nous l'impression profonde de cette autre portion de la vérité que les Maximes décou- vrent et relèvent; bien plus, l'impression de la vérité qu'on nous montre est si vive, que la vérité omise en souffre, qu'elle ne paraît pas seulement laissée de côté, mais détruite, et qu'elle prend aux yeux de plus

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d'un lecteur l'apparence trompeuse d'un préjugé vaincu.

Un grand nombre de maximes, non moins incomplètes et non moins partiales, si on les met sans détour en face de la na- ture humaine et de l'expérience, emprun- tent leur air de vérité absolue à un autre genre de sophisme, puisque nous nous ré- signons à nous servir du terme exact : c'est le sophisme de concomitance, pour l'appe- ler par son nom. La Rochefoucauld réunit dans la même maxime deux faits incontes- tables, et suppose non pas seulement que l'un est la conséquence de l'autre (ce qui le plus souvent est vrai), mais encore que le second de ces faits est la conséquence recherchée et voulue du premier, le but secret qui lui donne naissance, et que si le premier phénomène existe dans l'âme hu- maine, c'est seulement avec l'intention for- melle et intéressée d'amener le second. L'illusion produite par ce genre de so- phisme est puissante et difficile à détruire;

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et on le comprend aisément : les deux faits allégués sont vrais, le rapprochement en est ingénieux et frappant; bien plus, ils s'enchaînent souvent tous les deux par une conséquence nécessaire; quoi de plus fa- cile que de se laisser glisser sur la pente la Rochefoucauld nous entraîne, et que de voir dans cette conséquence inévitable la poursuite d'un intérêt et l'effet d'un calcul ?

Ne faut-il pas accorder, par exemple, que l'aversion du mensonge rend nos té- moignages considérables et attire à nos paroles un aspect de religion ? que la fi- délité au secret attire la confiance et nous rend dépositaires des choses les plus im- portantes? qu'en louant à l'excès la ten- dresse de nos amis pour nous, nous fai- sons juger de notre mérite ? Tous ces faits, marchant deux par deux, et réunis dans la même maxime, sont incontestables; bien plus, ils s'engendrent l'un l'autre, et le lien de nécessité qui les unit paraît à tous

LA ROCHEFOUCAULD.

les yeux. Que fait la Rochefoucauld ? Il transforme d'un seul mot, ingénieusement jeté au milieu de la maxime, ce lien de nécessité en un lien de volonté, cette con- séquence naturelle en un calcul. Il dira donc que l'aversion du mensonge est une imperceptible ambition de rendre nos té- moignages considérables ; que la fidélité est une invention rare de l'amour- propre pour attirer la confiance; que nous exa- gérons la tendresse de nos amis pour nous, moins par reconnaissance que par le désir de faire juger de notre mérite. C'est que l'hypothèse commence; mais elle est si bien soutenue et si bien enveloppée de faits incontestables et d'observations vraies, qu'elle s'impose avec le reste et emprunte à ce qui l'entoure un air de certitude. Qui n'accordera encore que la sévérité ajoute un charme à la beauté des femmes et tend à augmenter, avec la difficulté de les vain- cre, le désir de les toucher? Mais faut-il en conclure que cette sévérité est un fard,

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un ajustement, et en faire une partie de la toilette, une sorte de mouche plus habi- lement placée que toutes les autres? Pieu- , rer beaucoup celui qu'on aimait, c'est en effet paraître plus digne encore d'être ai- mée; est-il aussi certain que c'est afin de mieux remplacer celui qu'on a perdu qu'on le pleure ? Quoi de plus involontaire enfin que cette élévation naturelle que la Ro- chefoucauld définit admirablement en l'ap- pelant ce un certain air qui nous distingue et qui. semble nous destiner aux grandes choses? » Que l'élévation, ainsi entendue, ajoute quelque chose à la valeur de l'homme et lui attire tout d'abord une sorte de dé- férence indépendamment de la naissance, des dignités et du mérite même, on peut le voir ou le sentir aisément; mais que ce nouveau prix on se le donne à soi-même, que l'élévation tende à usurper cette su- périorité et ces déférences, on ne sera pas si prompt à l'admettre si l'on a seulement rencontré quelques-uns de ces princes sans

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parchemins ou de ces rois sans couronne que la nature se plaît parfois à faire naître dans les rangs les plus humbles, et dont l'é- lévation instinctive est aussi étrangère au calcul que le mouvement de l'oiseau qui s'élance en chantant vers le ciel.

Omettre une partie de la vérité ou réu- nir deux faits certains , ingénieusement rapprochés l'un de l'autre et parfois sortis l'un de l'autre, par le lien hypothétique d'un calcul, tel nous paraît être le procédé habituel de l'auteur des Maximes, lorsqu'il s'égare dans des condamnations trop gé- nérales et trop profondes de la nature hu- maine. Mais il ne s'égare pas toujours, et alors même qu'il va trop avant, il rencon- tre des traits si vifs, des expressions si justes et si fines, que son livre, tel qu'il est, restera parmi les monuments les plus par- faits de. notre langue et les créations les plus heureuses de notre génie. Il est légi- time et il peut être intéressant de se rendre compte des Maximes, d'analyser et de dé-

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composer même quelques-uns de ces petits chefs-d'œuvre pour en chercher la partie faible et le point contestable, de montrer que trop souvent la nature humaine, avec sa riche et puissante variété, ne peut y entrer telle qu'elle est sans les faire éclater, que l'auteur enfin se met parfois en désac- cord, par une confusion volontaire dans les mots plutôt que par une vue fausse des choses elles-mêmes, avec la conscience du genre humain. Mais en dehors de ces justes réserves, faire de propos délibéré la guerre aux Maximes , et surtout en vouloir à la Rochefoucauld de les avoir écrites , est une entreprise peu raison- nable et qui n'est pas toujours exempte de ridicule.

Il est bien superflu, après les pages charmantes qu'on a écrites sur ce même sujet, de défendre la Rochefoucauld con- tre les plus pompeux de ses adversaires. A tout prendre, c'était un galant homme, et si son humeur mélancolique, son incli-

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nation à tout pénétrer pour se dégoûter de tout l'ont empêché de jouir de la vie, s'il a été inutilement comblé de tout ce qu'on désire ici -bas , si Ton peut enfin lui appliquer les vers admirables du poëte latin :

.... Omnia , pertusum congesta quasi in vas , Commoda perfluxere, atque ingrata interiere,

faut-il l'en blâmer ou l'en plaindre? Qui peut se flatter, après tout, de voir exacte- ment les choses comme elles sont et de se faire une idée complète des biens et des maux de cette vie, des beautés et des lai- deurs de l'âme humaine et du monde! Heu- reux celui qui a reçu en naissant le don de tout voir d'un œil favorable, pour qui le ciel est plus beau, les arbres plus verts, le soleil plus brillant, les hommes meilleurs, les femmes plus belles que pour le commun de l'humanité ! Heureux encore (quoique moins heureux) celui qui voit plutôt les aspects sévères du monde et de la vie, s'il

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s'élève à sa manière jusqu'à la conception de l'ordre universel, si le plaisir de savoir et la présomption de comprendre lui tien- nent lieu d'illusions plus douces! La Roche- foucauld ne semble avoir été ni des uns ni des autres. Il s'est bien attaché aux points de vue les plus sombres qu'on puisse choi- sir ici-bas; il a tout considéré sous une triste lumière; mais son regard pénétrant, qui s'appliquait à tout percer autour de lui, ne paraît point s'être élevé assez haut ni avoir visé assez loin pour qu'il pût trou- ver, dans une observation plus complète de la nature et dans la jouissance d'une contemplation plus vaste, quelque noble compensation au dégoût que cette étude imparfaite de la réalité devait amasser dans son cœur. Il a donc erré, sans en sortir, dans ces postscenia vitse, l'air est trop épais et trop lourd pour laisser briller plus d'un instant la flamme légère et tremblante du plaisir. Mais pour avoir ainsi manqué d'être heureux, faut-il le maudire? et n'a-t-il

LA ROCHEFOUCAULD.

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même aucun titre h notre reconnaissance pour nous avoir décrit en quelques traits immortels ces désolantes régions s'est fièrement et tristement promenée son

ame

LA BRUYERE

LA BRUYERE

i

I l est aisé de se méprendre sur la Bruyère. Le peu qu'on sait de sa vie passée au service d'un

prince, quelques allusions amères à l'in- juste inégalité des rangs et à sa condi- tion subalterne, quelques plaintes fières sur le bonheur immérité et sur l'inso- lence impunie des grands, enfin quelques

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paroles d'indignation éloquente sur la misère du peuple, peuvent donner à plus d'un lecteur la tentation de voir dans la Bruyère un adversaire de la société de son temps, une sorte de réformateur ou, comme on dit aujourd'hui, un des précur- seurs de la révolution française. Ce juge- ment serait inexact en ce sens que la Bruyère, tout en ayant le sentiment très- vif des imperfections de la société française telle qu'il l'a vue et telle qu'il l'a peinte, n'avait point l'idée que cet état de choses pût être réformé ni rapproché des lois éter- nelles de la justice. 11 était trop éloigné de la révolution pour la pressentir, trop bien enchaîné lui-même à sa place dans la hiérar- chie sociale pour croire qu'il fût jamais possible de la remanier de fond en comble; il voyait de trop près la solidité de ce mo- nument monarchique et aristocratique qui imposait alors à toute l'Europe, et qu'au- cun souffle ne menaçait encore, pour sou- haiter ou prévoir, même de loin, la des-

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tructionou l'ébranlement de ce majestueux édifice.

La Bruyère sentait mieux que personne, et exprimait souvent dans les termes les plus heureux, tout ce qu'il y avait de contraire à la nature dans cet ordre politique et so- cial, où il était humblement logé, et quelle violence perpétuelle un tel état de choses faisait à la justice; mais il comprenait que la société dût s'écarter jusqu'à un certain point de ^a justice et de la nature, et tout en faisant remarquer cet écart dans maint passage de ses écrits, il n'a jamais exprimé l'espérance de le voir comblé ou diminué par la générosité des uns ou par le courage des autres; il a cru de bonne foi léguer à la postérité tout ce qui avait attristé son cœur ou blessé sa raison. S'il n'avait rien de l'utopiste, ou du réformateur, il ne serait pas moins injuste de voir en lui un misanthrope et de croire qu'il ne sa- vait pas prendre en patience ce qu'il con- sidérait comme inévitable. Il ne se lais-

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sait pas aller à « cette jalousie stérile ou à cette haine impuissante pour les grands, qui ne nous venge point de leur splendeur et de leur élévation, et qui ne fait qu'a- jouter à notre propre misère le poids insup- portable du bonheur d'autrui. » 11 se gar- dait de son mieux de toute humiliation ; il évitait avec soin tout abaissement inutile et se résignait à une dépendance nécessaire. Puis, retiré chez lui et la plume à la main, sans autre maître que sa pensée, sans autre souci que celui de bien dire, il faisait pas- ser devant lui cette société superbe, et s'appliquait à la juger et à la décrire avec un art laborieux, mais délicat, et le plus souvent assez heureux pour graver à ja- mais ses peintures dans la mémoire des hommes.

L'honorable domesticité, dans laquelle s'écoula la seconde moitié de sa vie, avait été elle-même précédée d'une existence plus pénible, et pouvait être considérée, selon les mœurs du siècle, comme le terme

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de son ambition, comme une sorte de récompense. On ne sait qu'imparfaitement comment la Bruyère vécut jusqu'à trente- six ans, livré sans doute à cette « hor- rible peine » de se faire jour qu'il a in- diquée, en passant, d'un trait si sobre et si vif au début de son chapitre sur le mérite personne L Se faire jour, pour lui, ne fut autre chose que d'être appelé à enseigner l'histoire au petit-fils du grand Condé. Le voilà donc pour la vie attaché à cette altière famille et à deux princes dont l'un, le père de son élève, ce tenoit tout dans le tremblement, » tandis que l'autre, le duc, son jeune élève, n'épar- gnait pas même à ses amis, « des insultes grossières et des plaisanteries cruelles. » Ce n'est point la Bruyère, c'est Saint- Simon qui rend d'eux ce témoignage ; mais il n'est point douteux que la Bruyère se tenait avec eux sur ses gardes, se retran- chant ce dans le sérieux, » évitant la fami- liarité qui lui eût été bientôt rendue en

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mépris et forçant la considération par le respect. Il avait sous les yeux l'utile et af- fligeant exemple de Santeul, qui, s'étant livré sans réserve à la familière et dange- reuse gaieté de cette maison , expiait par des injures que la Bruyère n'aurait pu souffrir, la facilité imprudente et presque enfantine de son commerce. On sait que Santeul reçut un jour, en pleine table, un soufflet de Mme la duchesse, suivi, pour le calmer, d'un verre d'eau jeté à la fi- gure ; il se contenta de chanter en beaux vers latins cette colère d'une déesse con- tre un favori des muses. Santeul mou- rut-il , comme Saint-Simon le raconte , d'une plaisanterie de M. le duc, qui au- rait vidé sa tabatière dans un verre de vin de Champagne et qui le lui aurait fait boire « pour voir ce qui en arrive- rait? » On n'en est pas bien sûr; ce qui n'est que trop certain , c'est que la vie de Santeul aurait servi d'avertissëmunt à la Bruyère, si la Bruyère avait eu be-

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soin d'être averti. Mais la Bruyère était conduit en ces matières par un instinct délicat et sûr, et en montrant sans cesse qu'il n'oubliait point ce qu'il devait à au- trui, il empêchait qui que ce fût d'oublier ce qu'on lui devait à lui-même. Il disait volontiers et écrivait même à Bussy-Ra- butin : « Les altesses à qui je suis; » mais il n'était à ces altesses que dans la mesure les mœurs du temps permettaient au plus honnête homme et à l'esprit le plus libre de leur appartenir.

La gloire littéraire, qui devait venir en aide à la dignité de sa vie, lui arriva trop tard ; elle fut aussi éclatante que soudaine, mais il n'eut guère le temps d'en jouir. La première édition des Caractères parut en 1688; en 4 691, après la sixième édition de son ouvrage, il se présentait à l'Aca- démie française et échouait contre Pavil- lon, dont le plus grand titre au souvenir de la postérité est certainement d'avoir ainsi pris le pas sur la Bruyère. Enfin, en

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1693, l'Académie répara cette injustice à Tégard de l'auteur des Caractères . Il fut nommé, non sans peine, et son discours fut, aussi bien que son élection, le sujet des plus amères critiques. Trois ans plus tard une attaque d'apoplexie l'emporta.

A-t-il aimé? et quelle personne a touché son cœur? La question est livrée aux éru- dits, tant la Bruyère nous a laissés sur ce point dans l'incertitude. Les uns soupçon- nent qu'Arténice, dont le beau portrait est comme égaré dans le chapitre des Juge- ments, est une personne véritable que la Bruyère aurait fortement aimée, et, entre autres indices, ils retrouvent son nom à peine déguisé sous le nom d'Arténice. Les autres assurent qu'il ne saurait être ques- tion de cette personne , parce que les éloges de la Bruyère porteraient tous à faux s'il avait eu le dessein de la pein- dre; objection bien faible, puisque le pro- pre de l'amour est de voir les personnes et les choses même autrement qu'elles ne sont.

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Quoi qu'il en soit, plus d'un trait de ses écrits nous montre qu'il n'ignorait point au moins dans leur physionomie extérieure et dans leur effet, ce que Pascal appelait les passions de l'amour. L'expérience ne paraît pas étrangère à plus d'un passage du chapitre Du cœur : « Le commencement et le déclin de l'amour se font sentir par l'embarras l'on est de se trouver seuls. » « S'il se rencontre une femme pour qui l'on ait eu une grande passion et qui ait été indifférente, quelque important service qu'elle nous rende dans la suite de notre vie, l'on court un grand danger d'être ingrat. » Doit-on voir dans ce qui suit l'accent de la jalousie personnelle, ou s'agit-il seulement d'une vérité banale que la Bruyère aurait tâché de relever, comme il le disait, par l'agrément du style? « A juger de cette femme par sa beauté, sa jeu- nesse, sa fierté et ses dédains, il n'y a personne qui ne doute que ce ne soit un héros qui doive un jour la charmer : son

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choix est déjà fait ; c'est un petit monstre qui manque d'esprit. » Enfin faut-il voir la raison de son célibat dans quelque inclina- tion sans remède et sans espérance comme il semble l'indiquer ici d'une façon si déli- cate : « Il y a quelquefois dans le cours de la vie de si chers plaisirs et de si ten- dres engagements que l'on nous défend, qu'il est naturel de désirer du moins qu'ils fussent permis ou bien a-t-il simplement fui le mariage parce que le mariage « met tout le monde dans son ordre, » tandis que l'homme libre peut a s'élever au-dessus de sa fortune, se mêler dans le monde et aller de pair avec les plus honnêtes gens ? » Ces motifs divers, mais qui ne s'excluent pas les uns les autres, ont sans doute eu leur part dans la desti- née de la Bruyère ; il est difficile qu'il ait traversé d'un cœur toujours calme cette société élégante, oisive et voluptueuse; il est possible qu'il ait aimé quelque personne au-dessus de lui par le rang et au-dessous

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de lui par le cœur, ou quelqu'un qui mé- ritait de lui inspirer ce sentiment, mais qui, selon les idées du temps, ne pouvait y répondre et s'y laisser aller sans déchoir; il est enfin naturel qu'avec sa prudence et sa fermeté reconnues, il ait toujours hésité à « se mettre dans son ordre par le mariage, » et à faire ainsi partager à un autre lui-même une situation dont il sentait si vivement le poids et le péril.

Tenons-nous-en donc à ses écrits et ne cherchons pas à pénétrer plus avant dans son âme. La Bruyère n'est pas un de ces moralistes profonds ou ambitieux qui dé- couvrent la raison des sentiments humains, ou qui la cherchent, qui s'efforcent de les suivre jusqu'à leur source, les ramènent ainsi les uns aux autres, et en réduisent le nombre à mesure qu'ils les connaissent davantage, pour s'arrêter seulement devant ces impulsions primitives qui, sous une riche diversité de formes et de noms, font le mouvement de tout notre être et l'agi-

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tation de notre vie. Il laisse aux Pascal aux la Rochefoucauld, aux Vauvenargues, cette investigation hardie et cette grande curiosité pui s'attaquent au fond même de notre nature. C'est plutôt l'aspect et la figure de nos passions que leur source qui l'attirent; c'est surtout leur physionomie extérieure, leur allure involontaire ou calculée, leur marche et leur effet dans le monde , leur combinaison avec les accidents de la vie et avec l'ordre de la société. C'est de ce coté que l'entraînaient à la fois son esprit peu fait pour la haute philosophie (comme l'indique son chapi- tre ingénieux mais faible sur les Esprits forts), son éloignement pour les grands sujets qui lui semblaient interdits à un écri- vain « chrétien et Français, » son goût et son talent de peindre, qui ont semé tant de comédies vivantes et piquantes dans son œuvre, son inclination enfin à écrire par- faitement, le plaisir qu'il éprouvait en cherchant à bien dire, et le prix extrême

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qu'il attachait à la gloire d'avoir bien dit» Aussi a-t-il peint les hommes par leurs dehors plutôt qu'en eux-mêmes; mais comme les dehors de nos passions ne changent guère et s'accommodent seule- ment à la variété des temps et des lieux, il a plus d'une fois touché ce qui ne passe pas à travers ce qui passe, et l'homme éternel se rencontre souvent dans son livre à côté de l'homme de son siècle et de son pays. Cependant il a surtout excellé à nous rendre témoignage de ce qu'il a vu , et la cour, les grands, les riches, la société et la conversation, sont les meilleurs sujets de ses tableaux.

Il est difficile de nous faire aujour- d'hui une idée juste de ce qu'on appe- lait alors la cour, et surtout d'évoquer en nous-mêmes les images et les impres- sions que ce mot devait éveiller dans l'esprit de la Bruyère. Cette étroite ré- gion, pour employer l'expression du mo- raliste, voyait alors réunies comme dans

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un faisceau toutes les influences sociales qui ont aujourd'hui perdu leur force, en étant dépouillées ou dégagées de ce qu'elles avaient d'accablant pour l'esprit des hom- mes. Aucun effort, par exemple, ne nous fera bien concevoir, au sein de l'égalité dans laquelle nous vivons tous plongés, ce qu'était alors la différence de la naissance et du rang dans la société française. Quoi qu'on en dise , la for- tune n'impose guère plus aux hommes de notre temps que le rang et la nais- sance , et les mêmes raisons qui nous détournent de respecter les richesses au delà de ce qu'il convient engagent ceux qui les détiennent à se les faire pardonner de leur mieux. Enfin le pouvoir a cessé, à travers toutes nos révolutions, d'être un titre à la considération de personne; et loin d'avoir gardé un prestige suffisant pour incliner les cœurs, l'autorité, appuyée sur- tout sur la force, ne parvient pas sans peine à s'entourer du respect indispensable

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au maintien de l'ordre et à l'exécution des lois.

Mais au temps de la Bruyère, le pres- tige de la naissance et du rang, l'influence de la richesse patrimoniale, lascendant et l'éclat du pouvoir étaient intacts et pesaient de tout leur poids sur ceux qui n'avaient point leur part de ces titres incontestés à la déférence de leurs semblables. Bien plus, tandis qu'aujourd'hui ces avantages, deve- nus en eux-mêmes si précaires et si minces, sont dispersés dans la société tout entière ; tandis que la naissance est relativement dépouillée de la richesse et le plus souvent éloignée du pouvoir; tandis que la ri- chesse, si fluide d'ailleurs et toujours prête à s'échapper, n'a le plus souvent d'autre titre qu'elle-même à la considéra- tion d'autrui ; tandis que le pouvoir, pres- que aussi mobile que la richesse, n'a plus rien à faire avec la naissance et n'est pas toujours soutenu du mérite personnel, on voyait alors la naissance, le pouvoir, la ri-

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chesse, rassemblés dans les mêmes mains, confondus sur les mêmes têtes ? se prêter un mutuel appui, et ajouter à l'influence qui leur était propre la force et l'éclat qui leur venaient de leur concours. Un même lieu, un étroit espace, ce point du globe que la Bruyère place « à qua- rante-huit degrés d'élévation du pôle et à plus de onze cents lieues de mer des Iro- quoîs et des Hurons, » contenait cette so- ciété brillante vers laquelle étaient tournés tous les yeux, la cour, petite patrie au sein de la grande, patrie unique pour la plu- part de ses habitants, siège de toute auto- rité, source de toutes les faveurs, centre de tous les plaisirs. Rien n'y manquait de ce qui pouvait aider à jouir de la vie, la rendre facile , légère à porter, agréable à sentir. Le pouvoir n'y était guère accom- pagné de peine et de travail, car ce pou- voir venait d'un maître unique et se con- fondait avec la faveur, qui élève celui qu'elle a touché, sans lui rien demander. L'absence

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de ces labeurs et de ces soucis, dont le plus haut rang n'exempte aujourd'hui personne, laissait la place libre h l'oisiveté et rendait la distraction nécessaire : « Ames oisi- ves., » dit excellemment la Bruyère, « sur lesquelles tout fait d'abord une vive im- pression. » La richesse, employée avec art, ajoutait l'éclat et la délicatesse au bien-être et donnait le moyen de pré- venir l'ennui par la variété des amuse- ments ; la politesse, apprise dès la nais- sance et transmise avec le sang, adoucis- sait les rapports des hommes et glissait quelque charme dans les moindres inci- dents de la vie ; enfin la légèreté volup- tueuse de notre race et la grâce spirituelle des femmes donnaient le mouvement à cette foule brillante, et mêlaient le goût des plaisirs de l'esprit à la recherche des autres plaisirs.

Voilà le spectacle que la Bruyère a vu de près, non pas en ennemi, mais un peu en étranger ; voilà ce qu'il nous a peint,

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en y revenant toujours au point d'en faire le fond et l'âme de son œuvre, non pas avec une haine envieuse, mais avec quel- que amertume et avec le sentiment con- tenu de ce qu'il y avait d'injuste dans cette dispensation du sort et de la société, pro- diguant à quelques-uns de ses semblables, et souvent aux moins dignes d'une telle fa- veur, tout ce qui peut ici-bas enfler ou chatouiller le cœur de l'homme, tout, jus- qu'au « bonheur d'avoir à leur service des gens qui les égalaient par le cœur et par l'esprit et qui les passaient quelquefois. »

II

n a remarque avec raison que les portraits célèbres qu'on aime le plus à relire dans la Bruyère ne sont point fondus d'un seul jet , mais composés d'une foule de remarques suc- cessives, ajoutées les unes aux autres avec patience et réunies avec art. Ses chapitres sont composés de la même manière que ses portraits. Nulle part on ne le voit en- trer hardiment dans un sujet pour le par- courir d'un pas ferme et réglé, jusqu'à ce qu'il en ait touché le terme. Il y pénètre, au contraire, par cent voies différentes, ne s'y engage un moment que pour en sortir, puis y revient encore sous une forme nouvelle, change à chaque instant

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de tour, de figure, de langage, ne s'appe- santit sur rien, et finit cependant par avoir tout dit. Le chapitre de la cour, par exemple , commence par des maximes courtes et vives, se continue par des por- traits généraux ou particuliers, est mêlé de petits discours imprévus et instructifs que les personnages sont censés se tenir à eux-mêmes , et se termine comme il a commencé, par des maximes. Rien de tout cela ne paraît tenir ensemble ni faire un corps, et pourtant, lorsqu'on a tout lu, l'impression est profonde, le tableau pa- raît complet, et il semble difficile d'y rien ajouter.

On peut croire que la succession de ces courts morceaux dont se compose un cha- pitre de la Bruyère n'a pas été décidée d'avance, ni réglée par aucune loi de l'art, puisque chaque édition en accroissait le nombre, et que le réseau si lâche de cette composition s'ouvrait sans effort pour faire place à un nouveau portrait ou à une ré-

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flexion nouvelle. Cependant le charme que nous trouvons à parcourir cette sorte de mosaïque aux brillantes couleurs, l'agréa- ble facilité avec^ laquelle nous traversons ces objets si divers de la pensée et ces for- mes si variées du langage, nous avertissent assez clairement qu'il n'y a dans cette façon d'aller rien de pénible pour l'esprit ni de contraire à la nature. Si l'on veut même y rêver un peu et se prêter à l'illusion, si l'on veut errer soi-même un instant avec la Bruyère au sein de la cour et dans le monde, ignoré comme lui dans cette foule orgueilleuse et s'écartant avec lui pour laisser passer ses modèles, on trouvera plus naturelle que ne l'eût été aucune autre l'ordonnance si libre et si vive qui a mêlé dans une confusion apparente ces maximes, ces portraits et ces discours. La Bruyère réfléchit et il écrit ce qu'il pense, il re- garde et il dépeint ce qu'il voit , il écoute

et il redit ce qu'il entend. Voici N qui

arrive avec grand bruit , écarte tout le

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monde , se fait faire place , gratte , heurte presque ; il se nomme ? on respire , il n'entre qu'avec la foule. Voici d'autres gens qui entrent sans saluer, marchent des épaules, se rengorgent, interrogent sans re- garder jusqu'à ce qu'il survienne un grand qui fasse tomber cette hauteur contrefaite. Voyez maintenant passer gravement Ci- mon et Clitandre ayant pour unique affaire de paraître chargés des affaires de l'Etat. Quel est ce débordement de louanges qui inonde tout à coup les cours , la chapelle, qui gagne l'escalier , les salles, la galerie? On en a au-dessus des yeux, on n'y tient pas ; c'est un tel qui vient d'être placé dans un nouveau poste et le torrent de l'adu- lation emporte tout le monde. Pourquoi Timante, presque abandonné naguère, est-il entouré comme jadis, assailli de gens qui veulent tous le tirer à l'écart pour l'entretenir mystérieusement de rien ? Une disgrâce apparente avait effacé tous ses mérites, une faveur imprévue vient de les

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lui rendre. Voyez plus loin serpenter Théo- dote prêt à demander , et pour de bonnes raisons , la place de Cassini pour le suisse ou le postillon du favori., si l'occasion s'en présente, prêt à tout sacrifier à ce qui porte les livrées de la faveur. Ecoutez ce plaintif murmure du courtisan dégoûté, mais dégoûté pour un jour , de son triste labeur : « Les deux tiers de ma vie sont écoulés ; pourquoi m 'inquiéter tant sur ce qui m'en reste ? La plus brillante fortune ne mérite point ni le tourment que je me donne, ni les petitesses je me surprends, ni les humiliations , ni les hontes que j'es- suie; trente années détruiront ces colosses de puissance qu'on ne voyait bien qu'à force de lever la tête; nous disparaîtrons, moi qui suis si peu de chose , et ceux que je contemplais si avidement et de qui j'es- pérais toute ma grandeur : le meilleur des biens, s'il y a des biens, c'est le repos, la retraite, et un endroit qui soit son do- maine. » Mais le maître a paru, et les voilà

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tous enlaidis par sa présence; à peine les peut -on reconnaître , tant leurs traits sont altérés et leur contenance avilie. Les plus superbes sont les plus défaits ; l'homme modeste , descendant de moins haut, se soutient mieux. Enfin commence cette messe royale les grands y formant un vaste cercle au pied de l'autel et la face élevée vers le prince, paraissent l'adorer lui-même, tandis qu'il paraît adorer Dieu. Quelle étude suivie, quelle description ré- gulière de la cour et du monde vaudrait cet admirable et capricieux mélange d'in- cidents, de personnages et de pensées, image fidèle de la nature? C'est ainsi que les grands, les riches, les lettrés, les avo- cats, les prédicateurs, toutes les figures originales que peuvent produire les com- binaisons de la nature avec les lois et les usages du monde, traversent comme en courant les divers chapitres de cet ouvrage immortel; tous ces personnages ont gardé leur physionomie et leur allure , ils ont

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l'air de ne songer qu'à eux et d'aller à leurs affaires ; ils se pressent et se mêlent dans le libre mouvement de ce livre comme ils se coudoyaient dans le tumulte de la vie.

Aussi le mot de comédie vieat-il aux lèvres lorsqu'on voit marcher avec naturel tant de caractères originaux. Et cependant ce n'est point une comédie, non-seulement parce qu'on ne peut saisir dans les actes de tous ces personnages une action suivie, et qu'ils ne sont point lancés ni engagés les uns contre les autres, mais encore parce que leur caractère est dessiné d'une façon plus savante, plus fine, plus déliée que le caractère de ces personnages d'un ordre différent que le poète comique des- tine à se mouvoir sur la scène et à saisir fortement l'esprit du spectateur. Pour in- téresser, pour émouvoir et même pour lais- ser dans l'imagination la vive impression d'un caractère, le poëte comique est inévi- tablement conduit à forcer un peu la na-

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ture et à s'écarter jusqu'à un certain point de la vraisemblance. Il fait violence à la réalité de diverses manières, non-seule- ment en resserrant et en précipitant l'action plus que ne le comporte le train ordinaire de la vie, mais en donnant au caractère de ses personnages plus de relief et à leurs actes plus d'emportement ou de résolution que ne le permettrait une reproduction discrète de la nature. Le poète comique ne fait comprendre et admirer un personnage de la foule qu'en le peignant de couleurs plus fortes , en le faisant aller plus vite et en le poussant plus loin que ne le ferait le moraliste, étudiant le même modèle à son aise, et uniquement appliqué à serrer de près la vérité. Voulez-vous avoir une juste idée de cette différence ? Voulez-vous sen- tir l'avantage du moraliste dépeignant à loisir un caractère sur le poète comique qui ne peut nous montrer ce même carac- tère qu'en action , et qui est conduit à le faire agir avec quelque excès pour nous le

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faire mieux comprendre ? Lisez dans la Bruyère le portrait d'Onuphre, composé avec l'intention évidente de mettre en lu- mière toutes les fautes contre la vraisem- blance dont le Tartufe de Molière peut être accusé. Il est certain qu'Onuphre est plus voisin que Tartufe delà vraisemblance et de la réalité. Onuphre se garderait de dire ma haire et ma discipline , il fait seulement en sorte que l'on croie qu'il porte une haire et se donne la discipline ; il ne s'aventure pas auprès de la femme de celui qu'il veut dépouiller; du moins il ne lui fera pas d'avances; il est homme à s'enfuir et à lui laisser son manteau, s'il n'est aussi sûr d'elle que de lui-même. Il n'est point curieux d'un tel péril; il sait sont les femmes qui prospèrent et fleu- rissent à l'ombre de la dévotion. S'il con- voite un héritage, il ne se joue pas à la ligne directe : il ne va point se heurter avec scandale à des droits trop forts et trop inviolables; il est la terreur des colla-

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téraux. Enfin il est si consommé en ca- lomnie qu'il ne se donne plus la peine de médire; il se contente de sourire ou de soupirer* sur le fait du prochain; il n'a que faire déparier pour être entendu. Cet hy- pocrite est plus près que l'autre de la vraisemblance, plus capable d'exister et de se soutenir, plus accommodé aux circon- stances extérieures; nous sommes plus ex- posés à sentir Onuphre ramper sous nos pieds ou glisser entre nos doigts qu'à ren- contrer Tartufe lâché comme une bête fauve à travers les lois de la société, les liens de la nature et les usages du monde. Et pourtant ils sont de même famille, et c'est bien le même homme que le mora- liste et le poëte comique ont voulu nous peindre; mais le premier contemple l'hy- pocrite à loisir et le décrit avec une fidélité minutieuse; le second le traîne sur la scène et le pousse violemment d'incidents en incidents jusqu'à l'entier développe- ment de son caractère et jusqu'à l'avorte-

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ment de ses desseins. L'espace, le temps, l'attention même, tout fait défaut au poëte comique pour nous conduire plus lente- ment et plus avant dans l'intérieur de son personnage ; il ne peut nous le décrire et il doit le faire agir, en obéissant aux lois de la perspective théâtrale, en poursuivant les grands effets que la scène exige. L'art est plus fin chez le moraliste ; .il est plus imposant chez le poëte. 11 faut plus de puissance et de courage pour façonner à grands traits la fresque ou la frise qui de loin et de haut saisiront et contenteront nos regards, que pour parfaire ces ouvra- ges délicats sur lesquels nous pouvons promener la main en même temps que les yeux.

L'exacte vérité dans les choses ne suffit pas à la Bruyère; il poursuit avec le même scrupule, ou, pour mieux dire, avec le même plaisir la vérité dans les termes. Il y a bien moins de fantaisie qu'on ne l'imagine dans l'infinie variété de ses

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tours ; il n'en prend guère qui ne soit choisi avec discernement, mis à sa place, employé à propos. H y a une raison, et on la découvre, dans sa manière de com- mencer et de finir, dans ses interpellations soudaines, dans ses comparaisons hardies, dans la gradation de ses expressions et de ses figures qui vont se resserrant et s'ai- guisant toujours, jusqu'à un dernier mot ou un dernier trait auquel il s'arrête , parce qu'en effet, au delà, il n'y a plus rien. Quelle marche savante dans cette description des âmes vénales : « Il y a des âmes sales, pétries de boue et d'ordure, éprises du gain et de l'intérêt , comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu, capables d'une seule volupté qui est celle d'acquérir ou de ne point perdre, curieuses et avides du denier dix, unique- ment occupées de leurs débiteurs, tou- jours inquiètes sur le rabais ou sur le dé- cri des monnaies, enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les

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parchemins. De tels gens ne sont ni pa- rents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes; ils ont de l'ar- gent. » Quelle hardiesse heureuse et op- portune dansl'apostrophe célèbre : « Fuyez, retirez- vous , vous n'êtes pas assez loin. Je suis, dites-vous, sous l'autre tropique. Passez sous le pôle et dans l'autre hémi- sphère; montez aux étoiles si vous pouvez. M'y voilà. Fort bien ; vous êtes en sûreté. Je découvre sur la terre un homme avide, insatiable, inexorable, qui veut vivre aux dépens de tout ce qui se trouvera sur son chemin et à sa rencon- tre, et quoi qu'il en puisse coûter aux au- tres, pourvoir à lui seul, grossir sa fortune et regorger de biens. » La vivacité du tour n'est ici que le vêtement léger d'une im- pression vive; est-il une façon plus ingé- nieuse de nous présenter ce personnage re- doutable et de nous engager à le fuir?

Mais on sent, dit-on, trop desprit dans ces pages savantes; l'art y est trop visible,

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et, tout habile que cet art se montre, il a le tort de se montrer. 11 serait malaisé de dé- fendre la Bruyère de ce reproche; qu'est-il besoin d'ailleurs de l'en défendre? Il est plus d'une façon de bien écrire, et si Ton peut préférer Tune à l'autre, c'est pourtant avoir touché le but que d'être écouté des hommes et que de leur plaire longtemps après qu'on a cessé d'être. Chacun suit son chemin vers la postérité, il n'en est point de mauvais pourvu qu'il y conduise. A vrai dire , l'écrivain ne choisit guère ce chemin ; il y est doucement engagé par la nature, et il se ferait une violence inutile en essayant de se détourner vers un autre. Les idées s'offrent à chacun de nous sous des aspects variés et provoquent en nous des mouvements divers que l'art peut régler sans en altérer sensiblement le cours. Il en est que l'inspiration envahit comme un flot brûlant, qui peuvent à peine la soutenir, qui en sont étourdis et presque enivrés, comme il arriva un jour à Rousseau, jus-

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qu'à ce que la pensée qui les oppresse se condense en eux-mêmes et se fasse jour au dehors par un large courant d'éloquence ; et alors même ils savent bien qu'ils n'ex- priment qu'une faible partie de ce qu'ils sentent, et que le meilleur de cette rosée céleste est remonté en s'évaporant vers les régions mystérieuses d'où elle était descen- due, lien est d'autres que les idées hantent et lutinent comme une troupe de nymphes sauvages et légères, qui les poursuivent, les atteignent, les captivent, les ornent avec amour et nous les amènent enfin fami- lières el souriantes, couvertes d'une gra- cieuse parure. D'autres encore, ouvriers ingénieux et habiles, vont par les chemins et ramassent non point quelque diamant rare, non point quelque perle introuvable, mais quelques-uns de ces cailloux sur les- quels ont glissé les yeux de tout le monde, et qui ont été longtemps foulés par le pied dédaigneux du passant; ils les nettoient avec patience, les dépouillent de leur rude

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enveloppe , les taillent enfin avec art, et les couvrent de facettes si heureusement disposées, si adroitement polies, que la lumière , en s'y jouant, y produit mille effets nouveaux et permet à peine de les reconnaître; et comme ils sont de nature vulgaire et d'usage commode, ils courent désormais de main en main et accroissent la richesse commune de l'humanité. La Bruyère est un de ces patients et adroits lapidaires qui reçoivent, à défaut du don de créer ou de découvrir, le pouvoir et le goût d'embellir à jamais tout ce qu'ils ont touché. Il obéissait à la nature et trouvait à suivre son penchant la plus pure jouis- sance. 11 contemplait une idée commune jusqu'à ce qu'il la vît reluire, il la maniait jusqu'à ce qu'il la fît briller; et si le mot ne semblait point un peu dur pour le genre de volupté le plus délicat et le plus hon- nête qui se puisse concevoir., on pourrait dire qu'il a savouré en épicurien le plaisir de faire produire de nouveaux fruits aux

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parties de l'esprit humain les plus fatiguées par la culture, comme il se plaisait à renou- veler, par toutes les tournures imagina- bles, les ressources du langage français.

VAUVENÀRGUES

VAUVENARGUES

H l est difficile d'ouvrir le recueil si court des écrits de Vauvenar- gues sans le voir paraître lui-

même et sans fixer sur lui les yeux. Peu s'en est fallu pourtant qu'il n'échappât tout à fait à nos regards et qu'il n'eût pas même cette gloire posthume qui l'entoure aujour- d'hui, en échange de cette influence sur les affaires humaines et de cette renommée parmi ses contemporains qu'il a si ardem-

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ment et si vainement désirées. « Comme on marche sur For et les diamants enfouis dans le sein de la terre, » avons-nous lu quelque part, « on passe en aveugle à côté de grandes âmes auxquelles l'air et la lu- mière ont manqué. » C'est l'histoire de cette triste et noble existence; on voit presque jusqu'au dernier jour Vauvenar- gues étouffer faute d'air et de lumière. Tout lui manque, un théâtre digne de lui, des amitiés puissantes, la santé, l'occasion, la vie enfin au moment allait com- mencer sa gloire. Comme son héros Cla- zomène, « quand la fortune a paru se lasser de le poursuivre, quand l'espérance trop lente commençait à flatter sa peine, la mort s'est offerte à sa vue. »

Cependant, à bien considérer son his- toire, elle n'est point semée de difficultés extraordinaires, et c'est la brièveté de sa vie qui a été son véritable malheur. Il n'a- vait, après tout, que trente et un ans le jour son nom sortait de l'obscurité, et il allait

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atteindre cette réputation dont la soif l'a- vait consumé depuis les premiers jours de sa jeunesse. Mais comme il a été enlevé du monde au moment d'y prendre sa véritable place, et que tout ce qu'il avait écrit jus- qu'à ce jour était rempli de sa juste plainte contre le sort, il est resté devant nos yeux comme une des victimes les plus malheu- reuses et les plus touchantes de la fatalité. Si pourtant il avait accompli sa carrière ou vécu seulement vingt années de plus, les épreuves de son noviciat et les dégoûts de sa jeunesse ne nous paraîtraient point sans doute hors de proportion avec le bonheur et l'éclat de sa destinée.

Tel qu'il est, grandissant au milieu d'une ambition stérile, enlevé au seuil de la matu- rité, et déposant dans chaque page qu'il écrit sa protestation contre la fortune, il inspire la compassion la plus vive. Plus on le lit, plus on croit voir un homme ense- veli vivant, qui ferait un continuel effort pour soulever la pierre de son sépulcre, et

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retomberait épuisé au moment même il entrevoit la lumière. Que de fois il a tenté de se faire entendre et d'élever la voix jus- qu'à ceux qui pouvaient lui ouvrir un che- min pour sortir de son obscure solitude ! C'est ainsi qu'au retour de la funeste re- traite de Prague, dégoûté plus que jamais de la guerre , et tournant vers les lettres toutes ses espérances, il écrit à Voltaire et lui envoie son parallèle entre Corneille et Racine. Certes, ce n'est point un juge- ment littéraire irréprochable , et l'on ne peut tout à fait demeurer d'accord avec Vauve- nargues que « les héros de Corneille disent de grandes choses sans les inspirer, tandis que ceux de Racine les inspirent sans les dire; que les premiers parlent longuement afin de se faire connaître, et que les autres se font connaître parce qu'ils parlent. » On ne peut vraiment louer de n'avoir ja- mais fait parler ses personnages, afin qu'ils se fassent connaître, celui qui a revêtu d'une magnifique éloquence la haine de Mithri-

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date contre Rome, le ressentiment de Ma- than contre le Dieu qu'il a quitté, la con- fiance superbe de ïoad. Et faut- il accuser celui qui a courbé Cinna sous la parole d'Auguste et qui a fait écouter à Camille pâlissante le récit de la mort de son amant, d'avoir méconnu ce qu'il y a d'éloquent dans le silence ? Il était cependant naturel que Vauvenargues, ennemi de toute en- flure, fût à la fois blessé des défauts de Corneille et du caractère trop hardi de ses beautés. Le langage pompeux de ces héros, leurs prétentions souvent exagérées à la grandeur devaient l'offenser, lui qui souf- frait de sa propre ambition et qui aimait à en parler avec une sorte de pudeur et à mots couverts, même lorsqu'il se plaignait de son siècle à la postérité. La mélancolie discrète d'un Bajazet, d'un Xipharès, d'un Britannicus, devait au contraire parler à son cœur ; il devait aimer en eux leur des- inée incomplète, leur ardeur contenue, leurs tristes pressentiments. Ne se croyait-

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il point pour l'action et la gloire comme eux pour l'empire, et ne se voyait-il point comme eux dépouillé de son héritage ?

L'action ! voilà le mot qui revient peut être le plus souvent dans les écrits de Vau- venargues, voilà l'image et le rêve qui ob- sédaient sa pensée. Et il entendait surtout par l'action l'influence sur les affaires hu- maines, la lutte de l'intelligence aux prises avec les difficultés et avec les hommes. Officier maladif et mécontent , ayant tra- versé de tristes guerres, instrument passif et subalterne des idées et de la volonté d'au- trui, il s'était fait de la politique et de la diplomatie, qui décident de la paix et de la guerre et qui régissent avec tant d'autorité les destinées particulières enveloppées dans la destinée générale, une imposante et sé- duisante image. De plus, il se croyait ca- pable d'agir sur l'esprit des hommes et particulièrement propre à les pénétrer. C'est évidemment l'idéal du négociateur, le négociateur-moraliste qu'il a voulu pein-

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dre dans ses Caractères sous le nom de Théophile ou la profondeur : « Il a été touché dès sa jeunesse, dit-il , d'une forte curiosité de connaître le genre humain et le différent caractère des nations. Poussé par ce puissant instinct et peut-être aussi par C erreur de quelque ambition plus se- crète, il a consumé ses beaux jours dans

l'étude et dans les voyages » On sait

quel fut le résultat pour Vauvenargues de ce mouvement d'ambition et de cette lueur d'espérance. On connaît ces lettres adres- sées au roi et au ministre des affaires étran- gères pour obtenir du service dans la di- plomatie, et le silence bien naturel de ces puissants correspondants auxquels Vauve- nargues était inconnu. Pour lui, plus la démarche lui avait coûté, plus il fut mor- tifié de la voir inutile. « Personne, écrit-il dans ses Maximes, ne peut se vanter de n'avoir pas été méprisé ; » et encore : « Clazomène a été offensé de ceux dont* il ne pouvait prendre de vengeance. » Une

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seconde lettre fort noble, accompagnant sa démission d'officier, attira enfin sur lui quelque attention et lui valut une pro- messe, mais rien de plus, et le reste de sa triste existence s'écoula dans la méditation et dans la douleur. Ses traits, sa vue, étaient déjà atteints par une maladie cruelle et sans remède. C'est au milieu de ses souffrances et pendant le court répit que lui laissait la mort qu'il acheva le monument sur lequel devait rester gravé son nom. La lenteur de sa fin lui permit de voir publier à Paris, en 1 746 , son Introduction à la connais- sance de l'esprit humain.

Certes, rien ne justifie mieux que ce sur- prenant ouvrage l'exclamation de Voltaire : « Par quel prodige avais-tu à vingt-cinq ans la vraie philosophie et la vraie éloquence sans autre étude que le secours de quelques bons livres! » Tout s'explique pourtant, si l'on considère quels étaient ces bons li- vres. Ce sont surtout les moralistes du dix- septième siècle , et Vauvenargues tira de

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leur fréquentation assidue deux avantages : la noblesse et la pureté de son style, qui reste cependant original et personnel , parce qu'il met dans ce qu'il écrit toute son âme; et un vif éloignement pour cette dure sévérité que les écrivains du grand siècle ont montrée à l'égard de la nature humaine. C'est la lecture assidue de ces invectives religieuses et philoso- phiques contre nos faiblesses qui donna l'élan à l'esprit de Vauvenargues et lui fit embrasser avec une ardeur généreuse la cause trop délaissée de l'homme. Fatigué d'entendre déclarer sous toutes les formes que l'homme est naturellement pervers, et incapable de faire le bien sans se faire d'a- bord violence à lui-même, il veut récon- cilier la nature humaine avec la justice. Il refuse de voir l'idéal d'une vie vertueuse dans le mépris des attachements les plus lé- gitimes et des plus innocents plaisirs, de l'ambition la plus élevée et de la gloire la plus pure. 11 ne peut se résoudre h croire

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que tout ce qu'il aime ardemment ne peut être aimé sans crime ; il déclare enfin la guerre à cette cruelle vertu, qui confond, comme la tyrannie, la paix avec la solitude, et qui veut dépeupler l'âme de ses plus no- bles passions comme on exile les plus no- bles citoyens d'un Etat qu'on veut asservir. Cette défense de l'homme « jusque-là en disgrâce chez tous ceux qui pensent » est le fond de tout ce qu'il écrit. C'est sa mar- que distinctive et son originalité ; c'est aussi le fondement de ses pensées les plus hautes, car il sent le besoin de rattacher l'homme au reste de la nature et tend incessamment à s'élever de l'explication équitable des pas- sions humaines à la conception de l'ordre universel. Adversaire constant de Pascal et de ces philosophes qui s'étudient à représen- ter l'univers comme semé de problèmes in- solubles, afin de nous réduire à une seule façon de les résoudre, il s'appuie fermement à ce principe : qu'il n'y a point de contra- diction dans la nature. Il étudie donc les

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passions humaines avec finesse, cherchant toujours à montrer comment elles peuvent se concilier avec la vertu, comment même elles peuvent souvent nous y conduire, k Si vous avez quelque passion qui élève vos sentiments, s'écrie-t-il dans ses Con- seils à un jeune homme, qui vous rende plus généreux, plus compatissant, plus hu- main, qu'elle vous soit chère! » et il donne à cette partie de ses écrits ce titre d'une éloquence si concise et si forte, qui paraît résumer son œuvre et raconter sa vie : « Jimer les passions nobles, »

Il ne faut donc pas condamner ces puis- sants ressorts de l'âme humaine, encore moins chercher à les briser, comme ces médecins qui « détruisent le corps pour détruire un vice du sang souvent imagi- naire; » il ne faut point mettre l'homme en contradiction avec l'univers qui suit sa loi et rencontre sa perfection dans un mou- vement éternel. Vauvenargues insiste sur tout ce que nous devons aux passions de

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grandes actions et de grandes pensées ; il s'élève contre ces siècles, les plus vicieux de tous, qui désavouent l'ambition, la gloire, l'amour; contre les hommes qui, méprisant hautement les grandes passions, se piquent à leur tour des goûts les plus méprisables. Il ne sépare pas de la défense des passions nobles le plaisir que leur sa- tisfaction nous donne. Le plaisir n'est point à ses yeux le signe certain d'une faute, et Ton peut faire le bien avec com- plaisance sans démériter. Qu'importe que nous fassions le bien sans effort, qu'une bonne passion nous y entraîne, qu'il nous soit même impossible de nous en abstenir ? Ce bien cesse-t-il pour cela d'être un bien ? la maladie, la santé changent-elles de ca- ractère parce qu'elles nous sont imposées, et les perfections divines cessent-elles d'être des perfections parce quelles sont néces- saires ? Qui oserait nous défendre de trou- ver du plaisir à bien faire, et que veut dire Dieu lui-même quand il nous ordonne d'aï-

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mer la vertu ? Il fait donc souvent et sans scrupule l'éloge du plaisir, comme le signe et l'accompagnement mystérieux du bien, et, pour lui, « le secret du moindre plai- sir de la nature passe la raison. »

Enfin, avec une logique qui a échappé à la plupart de ses commentateurs, il refuse d'admettre le libre arbitre comme l'enten- daient les moralistes qu'il réfute, et sa théo- rie de la liberté de l'homme, bien qu'à peine ébauchée, est inséparable de ses autres vues sur la nature humaine et sur le monde. A ses yeux, nos actes apparents de libre arbitre ne sont que le résultat nécessaire de la lutte inégale de nos désirs, et c'est seulement en prenant la forme d'un désir et d'une passion pour entrer dans cette arène et pour y triompher, que la notion du bien peut l'emporter dans nos âmes. D'où vient donc, selon Vauvenargues , l'illusion du libre a/bitre? Un philosophe que Vauve- nargues n'avait jamais lu, Spinoza, avait dit que « les hommes se croient libres

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parce qu'ils ont conscience de leurs ac- tions sans avoir conscience des causes qui les déterminent. » Vauvenargues attribue cette illusion à « la vitesse infinie du mo- bile de nos actions ; la volonté paraît, le sentiment n'esr plus, et Ton doute qu'il ait jamais été. » Ce même philosophe avait dit que la liberté n'était autre chose que notre adhésion intelligente à une action né- cessaire , et par une de ces rencontres qui lui sont familières au fond de sa solitude, Vauvenargues écrit : « Une action néces- saire peut être volontaire et libre par con- séquent. » Enfin il rattache la nécessité des actions humaines à l'ordre général du monde, et s'écrie avec une émotion reli- gieuse : « Connaissons notre sujétion pro- fonde— adorons la hauteur de Dieu qui règne dans tous les esprits comme il règne sur tous les corps ; déchirons le voile qui cache à nos faibles regards la chaîne éter- nelle du monde et la gloire du Créateur. Une dépendance si noble dans toutes les

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parties de ce vaste univers doit conduire nos réflexions à l'unité de leur principe. Cette subordination fait la solide grandeur des êtres subordonnés. »

Il est surprenant qu'on ait si souvent fermé les yeux sur le sens et la portée de ces fragments de Vauvenargues est trai- tée à fond la question du libre arbitre. Tantôt on veut y voir des objections qu'il se faisait à lui-même , tantôt les opinions de sa jeunesse ? consignées dans ses écrits pour mémoire et abandonnées plus tard, Rien de moins justifiable que ces inter- prétations diverses. Ces pages profondes éclairent le reste de ses écrits et sont éclai- rées par eux d'une vive lumière. C'est le point d'appui de sa vive et continuelle argumentation contre ceux qui confon- dent la vertu avec la lutte de l'homme contre lui-même, et qui font de l'effort le signe du bien ; c'est le fond de cette affir- mation constante et sans cesse renouvelée dans ses écrits : que la réalité de la vertu

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est indépendante de ce qu'elle coûte , que le bien l'on se plaît ne cesse pas d'être le bien, et qu'il faut se garder de croire que ce qui est nécessaire n'est d'aucun mérite ; c'est enfin de cette théorie et non d'ailleurs que vient le rôle principal et légitime qu'il attribue aux passions dans le gouverne- ment de l'esprit humain et du monde.

est cependant la distinction du bien et du mal moral dans ce système qui laisse la vertu dans un si dangereux voisinage de la passion et du plaisir ? Les sentiers que suit l'esprit humain en quête de la vérité ne sont point en nombre infini, et c'est souvent sans se voir les uns les autres que les philosophes s'y engagent et se suivent de près. Vauvenargues ne connaissait pas plus le système de Kant, qui devait naître après lui, qu'il n'avait lu l'Ethique, et cependant sa distinction du bien et du mal est de l'école de Kant non-seulement pour le fond, mais pour les termes. « Dire simplement, écrit- il, que la vertu est la

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vertu parce qu'elle est bonne en son fonds, et le vice tout au contraire, ce n'est pas les faire connaître. La force et la beauté sont aussi de grands biens ; la vieillesse et maladie, des maux réels; cependant on n'a jamais dit que ce fût le vice ou la vertu. Le mot de vertu emporte l'idée de perfection, l'idée de quelque chose d'esti- mable à l'égard de toute la terre; le vice au contraire. Or, il n'y a que le bien et le mal moral qui portent ces grand ca- ractères. La préférence de l'intérêt géné- ral au personnel est la seule définition qui soit digne de la vertu et qui doive en fixer l'idée. » Qu'est-ce donc que la définition de Kant pour une action ver- tueuse : « Une action dont le motif puisse être érigé en règle universelle, » sinon « ce quelque chose d'estimable à V égard de toute la terre, et cette préférence de l'in- térêt général au personnel » que Vauve- nargues déclare être le signe distinctif et constant de la vertu?

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Tel était à peu près le système qui ratta- chait aux yeux de Vauvenargues ces médi- tations éparses, jetées sur le papier à travers les dégoûts de la solitude et les agitations stériles de son existence. Il sentait sa vie s'échapper, et désespérait d'achever ce ta- bleau systématique de l'esprit humain qu'il avait eu la noble ambition d'entreprendre. « Un travail si long, écrivait-il avec la ré- signation la plus touchante, ne peut main- tenant m 'arrêter. » Les chapitres qui de- vaient être étendus restent donc ébauchés ; ls se brisent en fragments de plus en plus courts, et bientôt en pensées détachées qui brillent d'un vif éclat dans leur beauté so- litaire, fondements dispersés, colonnes ina- chevées qui ont la grâce et la dignité des ruines et qu'aucun monument n'a pourtant couronnés.

Une seule chose est complète dans ses touchants écrits, c'est le portrait qu'il y a tracé de lui-même, non pas une fois, mais presqu'à chaque page, tantôt en traits épars

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et en aveux voilés, tantôt avec plus de com- plaisance et d'involontaire abandon. Ca- ractères, dialogues, tout nous parle de lui, tout nous raconte son ambition souffrante et, en même temps, son effort admirable et impuissant pour prendre une bonne fois en dédain tous les biens qu'il eût voulu con- quérir. La grandeur d'âme, cet instinct élevé, comme il l'appelle, « qui porte les hommes au grand, de quelque nature qu'il soit, » peut être employée de deux maniè- res et nous rendre divers services. « Tan- tôt, dit-il, elle cherche à soumettre par toutes sortes d'efforts et d'artifices les cho- ses humaines à elle, et tantôt, dédaignant ces choses, elle s'y soumet elle-même, sans que sa soumission l'abaisse, pleine de sa propre grandeur et contente de se possé- der. » Réussit-il un seul jour à tourner ainsi vers la résignation sa grandeur d'âme ? Peut-être; mais c'est au contraire le ma- laise d'une âme hors de sa place et op- primée par la fortune qui revient le plus

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VAUVENARGUES.

souvent dans ses confessions indirectes, pleines d'une amère éloquence. Tantôt il plaint Cirus « que la médiocrité avilit, que la prospérité seule pouvait développer; » tantôt il peint avec une vérité saisissante F ambitieux Cléon indifférent aux beau- tés de la nature, ne faisant nulle atten- tion au changement des saisons , ne trou- vant nulle grâce au printemps , mais sentant à la moindre lueur d'espérance ce la joie consumer ses entrailles comme un feu ardent qu'il porte au dedans de lui- même. » Il écrit enfin ce Clazomène ,

Le plus beau des portraits lui-même s'est peint,

un des cris de douleur les plus éloquents que l'ambition trompée et la rigueur du sort aient jamais arrachés au cœur de l'homme.

« Si la vie n'avait point de fin , écrit-il quelque part , qui désespérerait de sa for- tune? La mort comble l'adversité. » Ce

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comble de l'adversité, il le vit venir avec courage. C'est autour de lui qu'on eut le cœur serré en voyant disparaître avec une rapidité si funeste un moraliste de trente et un ans, qui, après Pascal et la Rochefou- cauld, avait découvert et marqué plusieurs grands traits dans 1 âme humaine, qui avait peint, après la Bruyère, quelques carac- tères originaux, qui avait enfin loué l'am- bition et la gloire avec une éloquence si forte et si simple qu'elle eût été convenable dans la bouche des plus grands hommes. Eternel problème de la destinée humaine ! Ce jeune homme grandit à travers les fai- blesses de son enfance et les périls de sa jeunesse, passée dans la guerre; il les sur- monte, il médite, il écrit, son génie se dé- couvre à lui-même et aux autres; il est sans doute pour l'ornement de son siècle et de son pays ?. . . Il est seule- ment pour une constante douleur et pour le regret de la postérité. Peut-on éviter, devant un tel spectacle , d'entendre re-

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VAUVENARGUES.

tentir à son oreille cette plainte profonde du poëte latin, inutile question, adressée avant lui comme après lui à la nature si- lencieuse :

.... Quare mors immatura \agatur?

REFLEXIONS SUR DIVERS SUJETS.

DE LA CHAIRE

A PROPOS

DE LA BRUYERE

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DE LA BRUYERE

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Bruyère sur la Chaire est le tableau achevé et la mordante critique de l'éloquence religieuse de ce temps-là. Que de portraits dans ce court morceau, reconnaissables pour les con- temporains , réels et vivants pour la pos-

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térité ! Voici le beau diseur, refroidis sant sous ses périodes étudiées les plus émouvantes questions de doctrine ou de morale. Voici le citateur, le pédant, pres- sant et étouffant toute l'antiquité dans un sermon ; le diviseur impitoyable avec ses trois points ou ses trois vérités de plus en plus importantes et de plus en plus capitales; puis le peintre affecté et hardi de nos vices qui paraît chercher à flatter ce qu'il vient combattre, et qui renvoie ses auditeurs plus enclins au péché qu'à la pénitence; voici enfin le pire de tous, le courtisan dans la chaire, prêt à abaisser l'Eternel devant la moins respectable de ses créatures, rapportant du plus haut des cieux les flatteries les plus rares, exposé quelquefois, par l'absence de sa périssable idole, à changer de thème et à « louer Dieu dans un sermon précipité. »

Ce n'est pas sans quelque jalousie que le silencieux la Bruyère, enfermé dans son cabinet, libre seulement la plume à la

A PROPOS DE LA BRUYÈRE. 241

main, comme un Saint-Simon moraliste, écoute et juge ces orateurs si respectés de la chaire chrétienne qui possédaient seuls alors avec les avocats le privilège de la pa- role publique. Il compare volontiers ces deux sortes d'orateurs , et il abonde en bonnes raisons pour donner d'abord à l'avocat le mérite du plus grand labeur et de la plus forte difficulté vaincue. L'avocat est un combattant ; « il ne se met pas au lit après avoir plaidé; on ne l'essuie point, on ne lui prépare point des rafraîchisse- ments, il ne se fait point dans sa chambre un concours de tous les états et de tous les sexes pour le féliciter sur l'agrément et sur la politesse de son langage, lui remettre l'esprit sur un endroit il a couru risque de demeurer court, ou sur un scrupule qu'il a sur le chevet d'avoir plaidé moins vivement qu'à l'ordinaire » La Bruyère ne tarde pas cependant à reconnaître, avec cette justesse infaillible d'esprit qui chez les hommes très-fins tient souvent lieu de

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justice, que la nouveauté du sujet, l'intérêt puissant du combat, la force et la variété des raisons soutiennent mieux l'avocat que le prédicateur, toujours aux prises avec un sujet éternel ; et il conclut excellemment que « s'il semble plus aisé de prêcher que de plaider, il semble aussi plus difficile de bien prêcher que de bien plaider. » Mais le succès trop facile de tant de froids pré- dicateurs l'irrite; il souffre de Taffluence complaisante qui les entoure et se laisse aller à en donner durement la raison : « l'oisiveté des femmes et l'habitude qu'ont les hommes de les courir partout elles s'assemblent. »

Au-dessus du prédicateur, au-dessus de l'avocat lui-même, il mettrait volontiers l'auteur qu'on lit et qu'on étudie à loisir dans le silence du cabinet, qu'on tient tout imprimé sous la main comme un justi- ciable, contre lequel on est toujours tenté d'avoir de l'esprit afin de revendiquer son indépendance. C'est donc l'écrivain qui a

A PROPOS DE LA BRUYERE. 243

le plus à craindre du discernement et de la sévérité du public; c'est lui qui s'expose à l'appréciation la plus libre, la plus sérieuse, la plus exigeante, et, par conséquent, le plus grand mérite est de son côté s'il tra- verse heureusement le plus fort péril. Mais la Bruyère paraît oublier que l'auteur compose aussi à loisir son ouvrage, sans contradiction, sans aventure, sans épreuve immédiate à courir, qu'il se livre au public tel qu'il lui convient de paraître, et que, s'il déplaît à son juge, ce n'est point faute d'avoir eu le temps et les moyens de lui plaire.

Laissons donc le premier rang à la parole parmi les plus difficiles et les plus glorieux exercices de 1 ' intelligence humaine . C'est encore de ce côté qu'est le plus grand péril, et par conséquent, la gloire la plus haute. La Bruyère l'a fait entendre lui- même dans ce chapitre avec sa précision merveilleuse : « Le métier de la parole ressemble en une chose à celui de la guerre :

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il y a plus de risque qu'ailleurs, mais la fortune y est plus rapide. »

Parmi les divers emplois de la parole, en est-il de plus élevé que ce genre de la prédication, inconnu au monde antique, avec cette opinion toute chrétienne qu'il est de notre devoir d'édifier nos semblables et de contribuer à leur salut? Qui avait imaginé, avant le christianisme, d'instituer au milieu des cités, bien plus, dans chaque village, cette leçon publique et gratuite de morale, cet enseignement perpétuel des saintes croyances, cet appel périodique au bien qui tombe de la plus humble chaire chrétienne comme une manne intarissable et bienfaisante? Combien d'hommes, com- bien de Français, condamnés à un inces- sant travail et aux préoccupations les plus étroites d'un intérêt personnel et toujours pressant, n'ont pas entendu parler ailleurs qu'à l'église de vertu, de devoir, de sacri- fices, d'un monde meilleur, d'espérances immortelles? Et quel est le point du globe

A PROPOS DE LA BRUYERE. 245

ne s'élève de temps à autre cette voix fortifiante et consolatrice de la chaire chré- tienne? Le mineur l'entend au fond de l'Australie, elle soutient aujourd'hui sous la tente le citoyen armé qui combat pour la liberté américaine; elle console par l'i- mage de la patrie céleste ceux que l'étran- ger a dépossédés de leur patrie sur la terre; partout enfin flotte le pavillon de l'Europe elle mêle son murmure à celui des flots et entretient l'homme perdu sur l'océan de la puissance et de la bonté in- finies de Dieu.

Son texte est toujours le même, et l'on ne peut en imaginer de plus sublime. Il s'agit toujours, dans ses discours, de Dieu, de l'homme, du monde, du bien et du mal, des misères de notre nature, de la gran- deur de notre destinée et de la miséricorde mystérieuse qui peut seule combler l'inter- valle. Ce thème universel et éternel est si grand, qu'il élève le plus humble esprit et la plus faible parole; il n'est point de mé-

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diocre prédicateur qui ne soit amené par la tradition, par ses souvenirs, par l'involon- taire imitation des grands modèles, à lais- ser échapper quelques mots plus éloquents, plus profonds, plus salutaires, mieux faits pour le cœur de l'homme que les axiomes les moins incertains de la philosophie la plus fière. Qu'est-ce donc quand le génie s'en mêle et tire de ce thème éternel quel- que nouvel accord, quelque variation ori- ginale et saisissante? Il semble alors que le ciel s'ouvre, et la tradition nous a conservé certains effets produits par la chaire chré- tienne qui restent sans analogie dans les fastes de l'éloquence.

L'éloquence chrétienne est soumise pour- tant, comme tous les autres genres d'élo- quence, à l'influence des temps et des lieux; et bien qu'elle reste semblable à elle-même dans ses traits essentiels, elle peut offrir dans son inspiration et dans ses allures la diversité la plus instructive. Nous étions un jour vivement frappé de

A PROPOS DE LA BRUYÈRE. 247

ces différences et de leur cause en écou- tant un homme de bien, un laïque, un Anglais , saisi tout à coup (comme il ar- rive souvent chez nos voisins) du besoin et de la passion d'annoncer l'Evangile. Nous l'avons entendu plusieurs fois et tou- jours sur le même sujet qui dominait évi- demment sa pensée : la miséricorde de Dieu, le pardon des péchés et le renou- vellement soudain de l'âme qu'il plaît à Dieu d'émouvoir. On voyait sans cesse dans ses discours un homme perverti, dé- sespérant de son salut au point de n'y plus songer , ignorant ou comprenant mal la doctrine du pardon des péchés et du re- nouvellement de l'âme, jusqu'au moment la parole de quelque prédicateur lui ré- vèle l'infinie miséricorde de Dieu et la possibilité d'une régénération soudaine et complète. 11 écoute avec joie cette doctrine, il y croit, et le voilà changé d'un seul coup et pour toujours. Ce salut qui tombe du ciel sur le pécheur est gratuit ; il est sauvé

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parce qu'il est sauvé, et non point parce qu'il l'a mérité; ce n'est point parce que son âme est renouvelée que ses péchés sont effacés , il reçoit du même coup et sans ef- fort le pardon de ses péchés et une âme nouvelle.

M. Redcliffe nous expliquait avec une forte simplicité cette doctrine ; nulle autre éloquence en lui que l'inévitable contagion d'une conviction entière et d'une ardente charité ; et cependant, comme il était aisé de sentir en l'écoutant pourquoi ses com- patriotes sont émus à sa voix, pourquoi dans son pays ses filets, comme ceux de l'apôtre, sont rarement retirés vides de l'assemblée il les a lancés ! C'est que cette assemblée est véritablement et forte- ment chrétienne, que ce n'est point la foi qui fait défaut à ses auditeurs, mais le cou- rage de ne point faillir et plus encore l'es- pérance de se relever après avoir failli. N'est-ce point un véritable Anglais que ce pécheur violent et mélancolique qui est

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l'interlocuteur habituel de M. Redcliffe et le but constant de son charitable effort? Il croit, mais il désespère; il se sait en guerre avec le ciel, et comme il s'imagine que cette guerre est inexpiable, il ne s'abaisse point à en implorer la fin ; il redoute un Dieu qu'il se représente volontiers sem- blable à lui-même , superbe , menaçant , inflexible; il croit donc superflu de le prier, inutile d'espérer, et reste en état de révolte comme un héros de Byron ou l'ange déchu de Mil ton. Mais la foi enracinée par l'éducation des jeunes années et par la respectueuse fréquentation de l'Ecriture vit toujours dans son âme ; elle y demeure profonde et latente. S'il évite Dieu comme un irréconciliable adversaire entre les mains duquel il doit tomber quelque jour, il n'a jamais eu du moins l'idée de douter de sa personnalité, de sa puissance infinie, de sa justice terrible, de ses communica- tions avec l'humanité, et quand il se hasarde à lever les yeux vers lui, ou qu'on l'évoque

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subitement à sa vue, il le voit toujours tel que le lui ont dépeint dès son enfance les Saintes-Ecritures. H y a donc dans ce pé- cheur endurci, mais chrétien, une source profonde de foi docile qu'il suffit d'aller chercher et d'ouvrir pour inonder son âme et pour y faire germer une riche moisson de soumission et de repentance. Pour cela que faut-il? Tel ou tel verset des livres saints, interprété d'une façon neuve et frappante, tel prédicateur qui lui dit avec autorité que son salut est proche, et que, sans même étendre la main, il va le sai- sir. L'espérance s'éveille , le cœur s'é- meut, l'homme est changé ; mais le mi- racle est moins grand qu'on ne l'ima- gine. D'un chrétien qui vivait mal on a fait un chrétien qui va bien vivre. L'œu- vre est excellente, admirable, digne d'une éternelle reconnaissance; mais elle a trouvé dans la foi du pécheur un point d'appui pour le pousser jusqu'à l'espérance , et du même coup jusqu'au renouvellement

A PROPOS DE LA BRUYERE. 251

de son âme. Sans ce point d'appui tout eût manqué.

Cette méthode, si féconde aujourd'hui de l'autre côté de l'eau, perd chez nous quelque chose de sa puissance, et un au- ditoire français veut être autrement con- duit vers le bien. La Bruyère conseille fi- nement au prédicateur « de ne point sup- poser ce qui est faux, c'est-à-dire que le grand ou le beau monde sait sa religion. » Ce que la Bruyère disait alors du grand monde, il faut le dire de tout le monde dans notre siècle de demi-lumières univer- sellement répandues et d'égalité croissante. Peu de gens parmi nous savent leur reli- gion, même parmi ceux qui en ont une. On ne rassure point un Français en lui ré- vélant que Dieu peut pardonner ; il incline de lui-même à croire que Dieu pardonne, et n'est nullement tenté de se le figurer in- flexible. Quand on le force à regarder le ciel, il y voit plutôt le Dieu des bonnes gens que le vrai Dieu du christianisme.

252 DE LA CHAIRE

On ne l'accable pas davantage sous un ver- set de l'Ecriture; il connaît mal l'Ecriture, et laisse volontiers à d'autres le soin de la comprendre. En revanche, on peut trou- ver aisément le chemin de son cœur. Qui- conque saurait parler comme il convient à notre race sensible et légère de ses vains plaisirs, de ses fréquents dégoûts , du vide de la vie, du néant du monde et du besoin d'élever plus haut notre âme, se ferait écou- ter, comprendre, presque applaudir, et lais- serait peut-être un souvenir bienfaisant de sa parole. Qu'il semble encore aisé de nous prendre par la générosité de notre nature, en nous montrant la bassesse, la sottise, les contradictions du mal, en nous piquant d'honneur pour nous entraîner au bien ! Quel texte inépuisable et touchant que le tableau de nos lâchetés, de notre mollesse, de notre indifférence ! Et quel orateur chré- tien nous laisserait froids s'il nous disait, avec le droit de nous reprendre de si haut, tout ce que nous voyons et tout ce que

A PROPOS DE LA BRUYERE. 253

nous pensons de nous-mêmes ! Mais des hommes élevés loin du monde, malheureu- sement étrangers , par leur éducation comme par leur vie, à nos joies, à nos douleurs, à nos fautes mêmes qu'ils sont censés con- naître, portent trop souvent sur ces sujets délicats une main malhabile ou grossière ; heureux encore s'ils n'aiment pas mieux lais- ser là nos misères, le Christ et l'Evangile, pour discuter en chaire contre les ennemis de l'Eglise, et réciter, en guise de sermon, un article de journal qu'on retrouve le lendemain à sa véritable place , dans la première colonne des journaux!

Il serait trop aisé et il serait aujourd'hui peu généreux de faire une histoire des témérités et des égarements de la chaire chrétienne dans notre pays depuis une douzaine d'années. Comment oublier que la même personne y a été comparée tour à tour et par les mêmes bouches à Cyrus le libérateur et à Machabée, puis à Hérode et à Pilate ? et comment se dissimuler que

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les anciennes comparaisons sont seulement mises en réserve pour reparaître à la place des comparaisons d'aujourd'hui si cette per- sonne consent, par impossible, à se mieux conduire? N'est-ce pas enfin de la chare chrétienne qu'est tombé sur nos têtes ce sermon hardi l'on nous montrait dans la résurrection du Christ le symbole de la restauration d'un trône et du retour d'une dynastie? Mais la chaire chrétienne, qui a traversé tant d'épreuves diverses ? n'en continuera pas moins à répandre ses bienfaits sur le monde , et le perpétuel courant qui en sort pour féconder les âmes ne peut être ni tari ni corrompu par de passagères souillures.

DE L'AMBITION

DE L'AMBITION

'ambition n'est pas autre chose que le désir du commandement ou de la gloire, et le plus sou- vent de ces deux biens ensemble ; couvrir du nom d'ambition tout autre désir que celui-là, c'est détourner ce mot de son sens véritable et c'est en même temps l'avilir. N'est pas ambitieux qui veut, et bien des gens reçoivent ce nom, ou même s'en dé- fendent comme d'un blâme, qui n'y ont

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258 DE L'AMBITION.

aucun droit et ne sont pas dignes de le porter. Si vous voulez vous élever dans le monde pour amasser des richesses ou pour vivre dans les plaisirs, vous méritez les noms attachés'à ces passions diverses ; mais l'ambition exige des pensées plus nobles et une visée plus haute. Si vous voulez vous élever surtout pour être comblé d'honneurs ou pour exercer une puissance apparente sous un maître et jouir de l'influence que vous tiendrez de son caprice, vous appro- chez du nom d'ambitieux et tout le monde vous le donnera; excepté celui qui, voulant conserver à ce nom toute sa dignité et n'en pas dégoûter les nobles cœurs, le réserve aux âmes réellement éprises du commande- ment ou de la gloire et incapables d'en re- chercher seulement l'apparence. Non, je n'appellerai point ambitieux l'homme qui n'est pas sincèrement possédé de l'âpre désir du commandement ou de la gloire, celui qui veut seulement faire illusion au vulgaire et qui se console aisément de n'être

DE L'AMBITION. 259

rien, pourvu qu'on le croie quelque chose. Appellerai-je ambitieux ce Félix dont Po- lyeucte dit en termes si justes et si forts :

.... Et qu'à titre d'esclave il commande en ces lieux !

Si j'appelle ambitieux un tel homme et ceux qui se contenteraient comme lui de commander à titre d'esclave , quel nom donnerai-je à César, quel nom surtout garderai-je pour ceux qui ont aspiré , par des chemins légitimes, à la réalité du com- mandement et à la réalité de la gloire? Renoncerai-je à donner le nom d'ambi- tieux à un Thémistocle , à un Périclès , à un Scipion , ou dois-je les confondre avec cette vile multitude ? Laissons à chacun son nom véritable , le nom qui convient au dé- sir qui le conduit et à la passion qui le do- mine. H y a beaucoup d'avares, beaucoup de voluptueux, beaucoup de vaniteux; l'am- bitieux est plus rare et ne doit pas être perdu dans cette foule; il tend au rom-

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mandement et à la gloire d'un mouvement trop violent et trop sincère pour en em- brasser seulement l'ombre: et peu lui im- porterait de tromper sur ce point les autres , puisque , toujours inquiet et mal- heureux tant qu'il n'est pas en possession de ce qu'il désire , il ne peut se tromper lui-même.

Ce désir du commandement ou de la gloire vient du fond même de notre être ; il sort de la même source que tous nos au- tres désirs , mais il est le jet le plus puis- sant et le plus élevé de cette source inta- rissable. Désirer le commandement ou la gloire, c'est vouloir s'étendre, comme le veut toute créature. C'est aspirer à vivre hors de soi , à reculer les limites de son être, à remplir un plus grand espace dans le monde. Mais ce besoin de nous étendre et de nous agrandir , qui est le principe de tous nos mouvements ici-bas , est d'autant plus noble , qu'il se dirige vers un objet plus élevé , et c'est ce qui met le désir de la

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gloire bien au-dessus de la soif des richesses ou des plaisirs. La gloire est en effet une conquête que nous faisons dans l'âme d'au- trui , une place que nous occupons dans l'imagination de nos semblables , de leur libre consentement, parce qu'ils jugent que nous la méritons et parce qu'ils ne peuvent se résoudre à nous la refuser. Si cette gloire nous est donnée de notre vivant , c'est un élargissement de notre existence qui accroît en nous la plénitude et la douceur du sen- timent de la vie; si nous pensons qu'elle doit nous survivre , il nous est difficile de séparer la perpétuité de notre être de celle de notre nom, et il nous semble alors que nous devons nous survivre à nous-mêmes ; nous jouissons par anticipation de ce pro- longement d'existence \ et nos yeux s'y ar- rêtent volontiers comme sur un rideau qui nous déroberait la vue de la mort. La pos- session de la gloire , ce bien tout idéal que l'esprit seul savoure et qui ne repose que sur le jugement des autres esprits, sert

262 DE L'AMBITION.

donc à augmenter en nous l'intensité de la vie , à nous faire illusion sur sa durée , et à éloigner de nous l'idée du néant } in- supportable à tout ce qui est.

Le désir du commandement a quelque chose de moins pur et de moins élevé que le désir de la gloire ? parce qu'il se dirige vers un bien réel et saisissable ; mais il a aussi sa grandeur ? lorsque le commande- ment est recherché par des voies légi- times. Désirer la gloire , c'est entreprendre sur l'imagination des hommes ; désirer le commandement , c'est entreprendre sur leur volonté. On cherche donc aussi à s'é- tendre par le commandement, mais d'une manière bien plus réelle et bien plus sen- sible que par la gloire. Faire sienne la vo- lonté de ses semblables , et par conséquent leur puissance et leur part d'action sur le monde, vouloir en eux, agir par eux et accomplir par leur entremise des actes si importants par leur nature ou par leurs effets qu'ils ressemblent à des manifesta-

DE L'AMBITION. 263

tions de la puissance divine , quelle exten- sion visible de notre être ? quelle multipli- cation de nos forces , quelle élévation ou plutôt quelle transformation de la nature humaine! Cet aspect du commandement impose et étonne par sa grandeur , alors même qu'il est en des mains indignes de le retenir et incapables de l'exercer. Voici comme Sénèque fait parler Néron dans son Traité sur la Clémence : « Seul de tous les mortels, j'ai été jugé digne de repré- senter les dieux sur la terre. La balance des destinées et des conditions de tous est remise en mes mains ; ce que le sort ré- serve à chacun , c'est par ma bouche qu'il le déclare. Tous ces milliers de glaives que la paix retient dans le fourreau , je puis d'un signe les faire sortir. Quelles nations seront anéanties ou transportées ailleurs , affranchies ou réduites en servitude ? Quel roi va devenir esclave? Quel front va ceindre le bandeau royal? Quelles villes doivent tomber ou s'élever ? C'est à moi

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de le dire » N'est-ce point le langage d'un dieu plutôt que celui d'un homme ? et, en effet, celui qui peut parler de la sorte n'a plus qu'un des attributs de l'homme , c'est l'impossibilité de soutenir et de gar- der , sans perdre le sens , un si vaste et si absolu pouvoir.

Mais si le commandement , même sous cet aspect redoutable et déraisonnable , a encore sa grandeur, il n'atteint sa beauté véritable , il n'a tout son prix , il ne de- vient enfin le digne objet de l'ambition humaine que lorsqu'il repose sur la per- suasion , et qu'il nous est accordé par le consentement éclairé de nos égaux. Notre orgueil ne peut être flatté des biens que nous tenons de la nécessité seule ; il faut , pour que la possession nous en soit vrai- ment agréable, qu'ils nous viennent de notre propre mérite. Supposons que nous soyons nés sur le trône , que notre image soit gravée sur ks monnaies , que notre nom soit en tête de tous les actes publics ,

DE L'AMBITION. 265

appellerons - nous cette notoriété de la gloire et aurait-elle pour nous la même douceur que la gloire librement acquise? De même pour le commandement. Si nous possédons les volontés d'un grand nombre d'hommes comme un héritage qui nous était ? ou si nous les avons conquises par une violence qu'on ne pouvait éviter, jouirons-nous de la possession de ces vo- lontés transmises par héritage ou subju- guées par la force , de la même manière que si elles s'étaient données librement à nous en considération de notre grandeur d'âme ou de notre sagesse? Sera-ce la même impression , le même plaisir ? Nulle- ment ; ces deux impressions , ces deux plai- sirs sont d'un ordre si différent que le se- cond seul est noble , et que le premier peut s'accorder avec les sentiments les plus vul- gaires.

C'est donc le libre assentiment des vo- lontés qui donne au commandement toute sa douceur et à l'ambition toute sa no-

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blesse. Le commandement, ainsi obtenu et ainsi exercé , est d'autant mieux fait pour séduire une grande âme , qu'il touche de près à la gloire , puisque les volontés ne se sont rendues qu'après un jugement fa- vorable ? puisque la persuasion a devancé l'obéissance et l'accompagne. L'ambition atteint alors le plus haut degré de satisfac- tion auquel elle puisse prétendre sur la terre ; elle jouit à la fois du commande- ment et de la gloire , et cette jouissance est d'autant plus douce, elle chatouille d'au- tant mieux l'orgueil humain , que celui qui l'éprouve l'a honnêtement gagnée, qu'il la tient du consentement de ses sem- blables , comme un juste retour du bien qu'il leur doit faire ou qu'il leur a fait. Heureux les peuples qui font ainsi tourner l'ambition à leur service et qui ménagent une si belle récompense à leurs serviteurs! La gloire que décerne l'opinion d'un peuple éclairé, et le commandement que défère et que tempère la volonté d'un peu-

DE L'AMBITION. 267

pie libre , voilà donc le terme le plus élevé de l'ambition humaine, voilà le bonheur le plus complet qu'une âme ambitieuse puisse recevoir. N'y a-t-il pourtant rien au delà ? Ne peut-on rencontrer , hors de la gloire bien acquise , hors du commandement légi- time, une jouissance plus haute encore et plus pure ? Ceux-là le savent qui ont pré- féré la science et la philosophie au tumulte des affaires humaines ; qui, ayant éprouvé dans sa plénitude le plaisir d'apprendre et de comprendre, l'ont jugé, en somme, supérieur au plaisir d'être admiré et de commander. Les raisons ne manquent pas au sage pour se consoler de voir passer en d'autres mains que les siennes les biens qui sont le but de l'ambition humaine et qui la contentent. Si grands que soient ces biens, ils sont de la terre, c'est-à-dire très- imparfaits et aussi facilement diminués et flétris que tous les autres. La gloire la plus légitime est sujette à mille accidents, partagée avec d'indignes rivaux, contestée

268 DE L'AMBITION*

jusqu'à la mort ; elle est rarement accompa- gnée d'autres jouissances moins bruyantes, mais plus nécessaires au cœur de l'homme; que de fois elle mérite d'être appelée, selon la belle parole d'une femme élo- quente et courageuse : le deuil éclatant du bonheur !

For glory's pillow is but restless, if Love lay not down his cheek there '....

Quant au plaisir du commandement, est-il au monde un seul plaisir qui soit mêlé de plus d'épines ? Si , tout en possé- dant la réalité du pouvoir , on ne le tient que de l'aveu d'un maître auquel on doit hommage, quelle source toujours ouverte d'incertitudes et de misères! quelle jour- née que la journée des dupes ! quel spectacle que celui d'un Richelieu renversé s'il dé- plaît à Louis XIII ! Si l'on tient le pouvoir directement de la multitude, à quelles sur- prises soudaines , à quelles erreurs gros-

i. Byron , Werner.

DE L'AMBITION. 269

sières, à quelles basses rivalités n'est-on pas tous les jours exposé ! Le cœur manqua au premier des Gracques quand il vit Oc- tavius enchérir perfidement sur ses propo- sitions populaires. Si même on a le bon- heur de tenir le pouvoir du consentement d'une Assemblée souveraine, ce qui est la forme la plus douce et la plus honorable du commandement parmi les hommes, combien ce pouvoir est précaire et par combien de ménagements, d'adresse ou de sacrifices il faut tous les jours l'acheter ! Enfin rien ne dure, et quoi de plus triste que le spectacle de l'ambition déchue du faîte des affaires et s' épuisant à remonter cette âpre pente, comme se traîne un ani- mal blessé qui ne veut ni rester en repos ni mourir !

.... Defessi sanguine sudent, Angustum per iter luctantes ambitionis.

Mais le meilleur antidote de l'ambition pour l'esprit élevé qui aurait besoin de s'en guérir, c'est l'intelligence de la nature, qui

270 DE L'AMBITION.

met toute chose à sa place,, et qui est si effi- cace contre toutes les agitations du cœur humain, parce qu'elle réduit immédiate- ment toutes les causes qui l'agitent à leur valeur véritable , c'est-à-dire à rien ou à presque rien. Qui parlera donc plus élo- quemment que personne contre l'ambi- tion ? Ce sera cet os brisé ou cette plante pétrifiée, débris et témoin d'une création disparue ; ce sera ce morceau de lave échappé au lac de feu dont nous sépare à peine cette croûte légère sur laquelle nous nous dressons un instant comme une herbe aussitôt abattue ; ce sera surtout la lumière éloignée de ces soleils innom- brables, entourés de leurs mondes, pous- sière infinie dans laquelle est perdu à son rang notre grain de poussière. Where is my earth ? est ma terre ? demande Gain à Lucifer , qui l'enlève à travers les mondes :

.... 'Tis now beyond thee, Less in the universe than thou in it.

de l'Ambition. 271

« Elle est maintenant derrière toi, comptant moins dans l'univers que tu ne comptes sur elle » Il faudrait que l'am- bition fût accompagnée de peu d'esprit pour ne point s'amortir pendant un tel voyage, ou du moins pour n'être pas tem- pérée à jamais par de tels souvenirs. 11 suffit, en effet, d'un effort de la raison pour embrasser de nouveau ce prodigieux ensemble et pour donner à nos troubles leur vraie mesure, ce qui équivaut à s'en consoler.

DE LA TRISTESSE

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DE LA TRISTESSE

n^I/Iss ayons de parler de la tristesse, ^S sans ordre et sans suite , sans wkM^Jk, prétention surtout à découvrir le fond des choses, mais pour marquer seulement quelques traits épars qui peu- vent aider à la mieux connaître et servir à qui voudrait entreprendre d'en faire le portrait complet et véritable.

Il faut d'abord distinguer la tristesse de la douleur ? qui le plus souvent la précède,

276 DE LA TRISTESSE.

ou qui, pour mieux dire, prend elle-même le nom de tristesse, lorsque émoussée par le temps, mais se faisant encore sentir, elle a en quelque sorte perdu son aiguillon. On dira, par exemple, qu'un père qui vient de perdre son enfant est dans le désespoir ou dans la douleur; au bout de quelques an- nées on dira qu'il est attristé par la perte de son enfant ; plus tard encore , s'il reste incliné sous le coup , on dira simplement qu'il est triste, et comme on perdra de plus en plus de vue la cause éloignée de sa tris- tesse, on dira que sa nature est d'être triste, que la tristesse est dans son caractère. C'est alors, en effet, que ce sentiment méritera le mieux le nom de tristesse, parce qu'il sera le plus éloigné qu'il est possible de la douleur aiguë qui en aura été la cause, parce qu'il vient surtout de la réflexion, qu'il suppose l'intelligence, en un mot, qu'il est humain et qu'il nous distingue de tous les autres êtres qui peuvent souffrir ici-bas. Chez ceux-ci, en effet, la douleur

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DE LA TRISTESSE. 277

morale, lorsqu'ils sont capables de la sen- tir, ne peut durer assez longtemps ni sur- vivre assez à sa cause pour mériter le nom de tristesse. La plupart des animaux, par exemple , aiment leurs petits et souffrent s'ils les perdent ; quelques-uns expriment cette douleur de la façon la plus touchante :

.... At mater, virides saltus orbata peragrans, Linquit humi pedibus vestigia pressa bisulcis, Omnia convisens oculis loca, si queat usquam Conspicere amissum fœtum ; completque querelis Frondiferum nemus adsistens, et crebra revisit Ad stabulum, desiderio perfîxa juvenci.

Mais chez presque tous cette douleur est passagère et ne survit pas assez à sa cause immédiate pour changer de caractère. Dans toutes les langues, un animal triste veut dire un animal qui va être malade, parce qu'une sorte d'instinct merveilleux l'avertit alors de la destruction qui le menace, et cette tristesse physique , dénuée de la pa- role, est éloquente. Mais la tristesse pure- ment morale, écho prolongé de la douleur,

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ébranlement durable d'une âme qui a été violemment secouée et qui quelquefois n'a pas assez de toute la vie pour reprendre son équilibre, est particulière à l'homme, et lui seul mérite de la connaître par la force de ses attachements et par l'intensité de ses joies.

La tristesse est donc une sorte de cré- puscule qui suit la douleur; et malgré l'o- pinion des poëtes qui se piquent volontiers d'être tristes sans raison et qui chantent la mélancolie comme un don fatal du ciel, comme un mystérieux privilège des âmes délicates, il n'y a pas plus de tristesse sans cause qu'il n'y a de gaieté sans motif. Mais les causes de la tristesse et de la gaieté ne sont pas toujours simples eL évidentes ; on ne trouve pas toujours à la source de l'une ou de l'autre une grande douleur ou une vive joie. Plusieurs circonstances fu- tiles , mais réunies par le hasard et se ve- nant en aide les unes aux autres , peuvent produire en nous un état de tristesse ou de

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gaieté dont la cause nous échappe et que nous attribuons, faute d'examen, au pur caprice de la nature humaine qui, étudiée de plus près, n'a pas de caprices et obéit à des lois. Mille coups d'épingle peuvent donner la fièvre aussi bien qu'une profonde blessure ; des incidents légers et inaperçus de nous-mêmes au moment ils se pro- duisent peuvent créer en nous un état de gaieté ou de tristesse assez fort pour résister aux circonstances extérieures lorsqu'elles nous sollicitent en sens contraire. Ce parti pris de notre âme nous étonne alors nous- mêmes, et nous nous demandons pourquoi telle chose qui devrait nous attrister ou telle autre chose qui devrait nous plaire est sur nous sans pouvoir; c'est qu'une disposition contraire a été déterminée à notre insu dans notre âme et qu'elle a en- core assez de force pour résister aux as- sauts du dehors. Il faut aussi tenir compte des causes permanentes et générales qui nous rendent plus ou moins capables de

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gaieté ou de tristesse, et que nous oublions volontiers lorsque nous attribuons l'état de notre âme à un pur caprice de la nature. Vous avez, par exemple, mille causes d'in- quiétude ou de chagrin ; de plus, la na- ture est en deuil, le ciel est sombre, une pluie lente et froide pénètre la terre, et cependant, malgré votre raison pleine de germes de tristesse qui voudraient éclore, malgré vos sens combattus et froissés par les circonstances extérieures, vous ne pouvez vous résoudre à être triste, votre âme se soulève sans effort pour rejeter le fardeau, ou elle le porte légèrement, de bonne grâce, avec un confiant sourire qui défie l'univers de l'accabler. Vous vous demandez d'où vient cette force surprenante ; vous oubliez seulement que vous vous portez bien et que vous avez vingt ans.

La jeunesse et la santé sont deux rem- parts qui bravent les assauts de la tristesse, et tant qu'ils nous protègent, elle ne peut guère remporter sur nous que de faibles et

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courts avantages. Mais ces murailles pro- tectrices sont sans cesse minées par le temps, et les déceptions de la vie en déta- chent chaque jour quelque pierre, jusqu'à ce que la brèche, étant une fois ouverte ets'é- largissant toujours, la tristesse passe et re- passe à son aise, en attendant qu'elle s'é- tablisse au cœur de la place et n'en sorte plus. Qui de nous ne l'a connu, ce mer- veilleux ressort de la jeunesse et de l'inex- périence, si prompt à se redresser sous la plus dure étreinte ? Rebondissant sous le choc, comme nos balles rapides , et s'éle- vant d'autant plus haut qu'elle a été frappée plus. fort, notre âme adolescente, rabattue par les premières déceptions de la vie, ne s'en élance que mieux dans le vaste champ de ses espérances; mais après tant d'élans hardis et tant de chutes profondes, elle perd sa force, et, sans réagir davantage contre le coup qui la frappe, elle languit à terre, amollie, flétrie, souillée, roulée par le sort comme par le pied d'un passant.

282 DE LA TRISTESSE.

C'est ainsi que s'épuise en nous ce fonds rie force et de vie, cette alacrité de l'âme qui nous permet de résister si aisément aux premiers efforts de la tristesse. Cette réserve une fois consommée , l'équilibre est rompu contre nous, et comme un homme qui voit tous les jours croître ses dépenses et diminuer ses richesses , nous avons de plus en plus de peine à faire face aux chagrins de la vie. Les illusions s'en- vont une à une, et nous avons beau res- treindre de plus en plus nos espérances, comme pour tenter par notre modération la générosité du sort , comme pour faire au-devant de lui la moitié du chemin , il nous trompe toujours et nous demande incessamment un sacrifice après un sacri- fice. Comme l'impitoyable Romain, qui après avoir dit au peuple de Carthage : « Donne-moi tes vaisseaux, donne-moi tes éléphants , donne-moi tes armes, » lui dit enfin : « Donne-moi ta cité , que je veux détruire, et va habiter plus loin, » ainsi le

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sort nous presse ; et après nous avoir dé- pouillés de cette illusion, il nous dit : ce Quitte encore cette autre ; donne-moi enfin ce que tu as de plus sacré ou de plus cher, il faut que j'atteigne le fond de ton cœur. » Et alors même que par une sorte de négligence quelque chose nous est laissé, alors même que par une faveur singulière nous avons accompli ou possédé une partie de ce qui excitait nos désirs, quelle âme humaine n'a en elle-même, au bout d'un certain temps, assez d'illusions détruites, assez de déceptions accumulées , assez de ruines intérieures, pour qu'au moindre souvenir qui les agite il ne s'en échappe, comme une noire vapeur, un nuage épais de tristesse ? '

Si quelque curiosité nous pousse alors à examiner de près ces ruines, nous y trou- vons en même temps l'histoire de notre vie et le moyen de porter un jugement équitable sur nous-mêmes. Qu'est-ce, en effet, que ce résidu de nos déceptions,

284 DE LA TRISTESSE.

source intarissable de tristesse , sinon un indice de la pente constante de notre âme, une sorte de témoignage irrécusable sur la direction habituelle de nos vœux ? Nos tris- tesses sont du même ordre que nos désirs, puisque nos désirs déçus les composent, et nos désirs, c'est nous-mêmes. Quelles sont donc les causes de notre tristesse ? Sont-elles nobles, élevées, avouables ou égoïstes, misérables , bonnes à cacher loin de toute lumière? Nos amis, notre pays, le désir trop souvent confondu de savoir la vérité, l'inutile effort vers le bien, le dé- couragement inquiet de l'âme qui s'élance vers la lumière et qui retombe, sont-ils au fond de notre tristesse, mêlés, je le veux bien, à cette inévitable lie qui dort toujours dans le cœur de l'homme ; ou bien cette lie est -elle tout notre cœur, et notre tris- tesse vient-elle seulement de l'inexécution de nos vœux injustes et de la soif inassou- vie des plaisirs vulgaires? Nous pouvons ainsi prendre notre mesure; savoir au vrai

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pourquoi Ton est triste, c'est être bien près de savoir ce qu'on vaut.

Rien ne montre mieux que cette dose à peu près égale de tristesse répandue parmi les hommes selon l'âge, la santé et les évé- nements de la vie, combien nos opinions si diverses sur l'ordre du monde et sur notre destinée ont peu d'influence sur la conduite de nos sentiments et sur l'état vrai de notre cœur. Quelle différence ne devrait-on pas remarquer, au point de vue de la tristesse, entre un homme qui, regardant les maux de cette vie comme une épreuve, croit à une compensation dans la vie future, et un autre homme qui, confondant dans son esprit sa propre existence avec celle du monde, croit que sa personne est anéantie par le coup de la mort ? Il semble que le premier, une fois en règle avec sa con- science et avec le ciel, ne devrait jamais éprouver de tristesse, puisque les maux qui peuvent. l'atteindre, acceptés avec soumis- sion, deviennent un gage de sa récom-

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pense future, une promesse céleste de paix et de félicité. Il semble au contraire que l'homme qui croit son existence enfermée dans l'enceinte de la terre devrait être in- consolable du moindre obstacle rencontré par ses désirs, du moindre échec éprouvé sur son chemin. Le mot cruel de déception, qui n'existe pas à vrai dire pour le premier, a pour le second un sens profond et une terrible vérité. Tout plaisir inaccessible ou écarté de sa main est à jamais ravi, toute blessure reçue est pour lui sans remède; en fait de maux grands ou petits, il ne connaît rien que d'irréparable. Cette jour- née a été pour lui sans soleil , cette soirée sans charme, le sourire sur lequel il comp- tait lui a fait défaut : autant de perdu et pour l'éternité. Il vivrait cent ans que ce jour gâté et englouti dans le gouffre du temps, que cette minute même écoulée sans plaisir et désormais insaisissable , devraient l'obséder comme un remords; quelle raison a-t-il de se consoler du pli d'une feuille

DE LA TRISTESSE. 287

de rose ? Et cependant il s'en console, tout comme s'il avait un avenir et une espé- rance, tandis qu'à côté de lui couleront les larmes d'un homme qui, au delà des douleurs d'ici-bas , devrait voir le ciel entr'ouvert.

C'est que nos croyances, quelles qu'elles soient, n'ont point le caractère absolu de la certitude. Celui qui croit à la vie future ne la touche pas assez de la main pour estimer les choses de ce monde au peu de valeur que devrait leur laisser une telle espérance ; et celui qui se croit voué au néant n'en est pas au fond assez sûr et ne le voit pas d'assez près pour s'atta- cher avec une frénésie sincère à l'heure qui passe et au plaisir qui vole. Nos joies et nos tristesses sont donc bien plus réglées par les événements de notre vie et parle tour de nos caractères que par la logique de nos croyances. Atteints par la douleur, nous poussons à peu près le même cri, et, selon le coup que nous avons reçu , il nous faut

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à peu près le même temps pour sécher nos larmes. Incrédules , croyantes , tournées vers le ciel, inclinées vers la terre, nos âmes obéissent après tout aux grandes lois de la joie et de la tristesse et marchent courbées sous le même joug.

Il faut bien croire que les êtres animés sont seuls capables, à des degrés très-divers, de joie et de tristesse, et que ce qui ne sent rien ne peut rien exprimer. Comment nier cependant que la nature exprime tour à tour, comme un tableau varié , la joie et la tristesse en des traits si parlants et si clairs que l'œil et le cœur de l'homme ne peuvent s'y méprendre ? Nous savons tous ce que veut dire un jour joyeux, une jour- née triste, et nous en jugeons par l'impres- sion unanime que la vue de ce spectacle produit sur nos âmes. Qu'un ciel gris et bas soit étendu sur nos têtes , que la pluie descende, non pas emportée en tourbillons par un ouragan qui aurait son intérêt et sa grandeur, mais lente et lourde comme un

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froid linceul , et les mots de temps triste, de ciel triste seront aussitôt sur toutes les lèvres. En regardant de près les impres- sions que nous donne la vue de la nature, on s'apercevra bien vite que la lenteur et l'obscurité sont pour nous les éléments ou plutôt les promoteurs de la tristesse; ce qui veut dire que la nature humaine a soif de mouvement et de lumière, et éprouve un indéfinissable malaise lorsque ces si- gnes de la vie lui font défaut.

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DE LA MALADIE

ET

DE LA MORT

DE LA MALADIE

ET

DE LA MORT

î

m

a maladie, considérée en elle- même et séparée du terme fatal auquel elle peut aboutir, est déjà une épreuve sérieuse et suffit pour mettre en jeu toutes les forces d'une âme bien née. Supposez que le mal se prolonge et qu'il laisse à l'intelligence toute sa clarté, c'est une vie nouvelle qui commence pour le

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malade, sevré de ses occupations habituel- les et n'ayant plus d'autre affaire que de souffrir et de penser. Pline, écrivant de la campagne et considérant de sa retraite les occupations multipliées de la ville, disait avec finesse : ce II semble que, pris à part et au moment l'on s'en acquitte, cha- cun de ces actes soit indispensable ; et pour- tant, lorsqu'on les veut considérer de loin et tous ensemble, ils n'ont aucune impor- tance et ne laissent aucun souvenir. » La maladie ressemble à cette retraite; elle sus- pend le mouvement de tous les jours et permet d'estimer à sa juste valeur cette agitation inquiète et stérile. L'homme est alors réduit à lui-même, et si les douleurs du corps s'apaisent, ou plutôt , comme il arrive d'ordinaire, s'émoussent par l'ha- bitude, l'esprit se met à son tour en mou- vement et réclame sa pâture.

Car que faire en un gîte, à moins que l'on ne songe ?

ou qu'on ne lise, ce qui est un secours pour

ET DE LA MORT. 295

songer? C'est alors, si on a l'esprit cultivé et le goût sain, qu'on sent le néant de ses lectures accoutumées et le vide de ces œu- vres légères que l'habitude du monde ou les devoirs de notre profession nous obligent à parcourir d'un œil rapide, mais qu'une fois lues on ne saurait se décider à repren- dre. C'est le malade lettré qui a plus que personne le droit de dire : a Je ne lis pas, je relis. » C'est pour lui plus que pour au- cun autre que sont faits les livres éternels : j'entends par ceux qui parlent avec le plus d'art des choses qui ne passent pas, qu'il s'agisse de Dieu ou de la nature, de l'homme ou de la société, des réalités de ce monde ou de nos aspirations vers l'au- tre. Il nous faut alors des livres dont le fond soit vrai de tout temps, dont la forme soit belle à tous les yeux; nous allons droit aux œuvres qui sont la meilleure richesse et l'honneur le moins fragile de l'esprit hu- main. Retirés sur ces hauteurs et volontai- rement enfermés dans ces régions sereines,

296 DE LA MALADIE

nous pouvons tromper la maladie et ga- gner du temps jusqu'au moment solennel, si ce moment doit venir, le rideau se déchire, se découvre clairement l'issue inévitable de notre épreuve, commence enfin, sans qu'on puisse s'y méprendre, la grande affaire de la mort.

Que ce soit une grande affaire pour l'homme qui a- l'esprit de la comprendre et le loisir d'y songer, c'est ce qu'aucun mo- raliste n'a eu le courage de nier, et ceux qui prétendent que ce n'est rien, le soutiennent avec assez d'apprêt et de chaleur pour nous donner à entendre qu'après tout c'est quel- que chose. C'est quelque chose, en effet, et nous n'avons pas le droit de nous en plaindre. Nous sommes les seuls habitants de ce monde qui ayons de l'esprit, et nous payons par les raffinements que l'esprit ajoute à nos maux les délicatesses qu'il ajoute à nos plaisirs. Nous mettons plus de façons que les autres êtres à mourir, parce que nous mettons plus de façons à aimer,

ET DE LA MORT. 297

et de même que nous trouvons dans l'am- bition et dans l'amour des délices qu'ils ne connaissent guère , nous voyons dans la mort des horreurs qu'ils ne soupçonnent point.

La Rochefoucauld , qui aimait la vie en égoïste, qui a été comblé par la nature et par le sort, et qui a eu de telles bonnes for- tunes que les philosophes même les lui en- vient, a dit excellemment que la mort était une chose épouvantable, qu'elle ressem- blait au soleil et ne pouvait se regarder fixement; et il a ajouté cette réflexion pro- fonde, que tout ce que la raison pouvait faire pour nous contre la mort, c'était de détourner notre vue sur d'autres objets et de nous engager à n'y point penser.

Cela est vrai de tout temps ; depuis que le monde existe, la principale ressource pour bien mourir est de penser à autre chose, et ceux qui nous entourent nous y aident de leur mieux. Le plus souvent, si le mourant se laisse faire, pour le détour-

•298 DE LA MALADIE

ner plus sûrement de la mort on l'engage î penser à ce qui en est l'opposé, à la vie et à sa guérison qui est la rentrée dans la vie. Mais, grâce à Dieu, cette ressource vul- gaire n'est pas la seule, et il est de plus nobles moyens de détourner les yeux de la mort alors même qu'on la sait certaine, qu'on l'attend et qu'on l'accepte. La patrie, l'amour de l'honneur ou de la liberté peuvent avoir assez de puissance pour tenir les yeux du mourant fixés ailleurs que sur le but la destinée l'entraîne. Il y a plus, on peut aller vers ce but volon- tairement et sans le voir ; on peut y mar- cher comme à reculons , et les plus illus- tres morts de l'antiquité n'ont guère fait autre chose. Mourir pour ne rien devoir h César, mourir pour ne pas respirer l'air souillé par Octave, ce n'est point mourir, c'est échapper à ce qu'on déteste, c'est s'élever au-dessus de ce qu'on méprise, et, tout entier aux objets qu'on évite, on n'a plus d'attention pour ceux qu'on va cher-

ET DE LA MORT. 299

cher. Que de façons de détourner la vue de la mort! Il n'est pas jusqu'à Pétrone qui ne trouve moyen de ne la point voir en s'occupant de la rendre élégante , con- forme à sa vie, digne de son esprit et de son goût. Et cet autre qui, torturé par la goutte, ne veut pas se tuer encore et re- tarde son suicide de quelques jours pour avoir le suprême plaisir de survivre à Do- natien : Donec huic latroni super si m. Autant de manières de ne point songer à la mort : autant de divertissements , comme disait Pascal.

Toutes ces ressources font défaut au vrai chrétien, Il n'a point le droit de fuir le monde avec emportement, il n'a point le droit de se troubler la vue devant la mort en s'enivrant de haine ou de mépris pour ses semblables. Il ne la cherche pas, il ne la fuit pas, il la prévoit et il l'attend; il en est occupé pendant toute sa vie et plus encore à ses derniers moments, et il ne tient qu'à vous de croire que, faisant

300 DE LA MALADIE

exception au reste de l'humanité, il la re- garde vraiment en face. Il n'en est rien cependant; il a bien les yeux dirigés vers la mort, mais son regard va plus loin et la franchit sans la voir. Il a sa façon par- ticulière d'en détourner la vue qui n'est point de regarder, comme les autres hom- mes, à sa droite ou à sa gauche, ou der- rière lui, mais du côté de la mort et au delà. Il s'est étudié de longue main à la regarder sans la voir, et à force de lui ré- péter hardiment : est ton aiguillon ? est ta victoire? il est devenu aveugle devant sa victoire et s'est rendu insensible à son aiguillon. En un mot, il a cette mé- thode et cette ressource admirable de déro- ber à la mort ses attributs naturels et de ne pas la prendre au sérieux. Il la sup- prime donc plutôt qu'il ne l'affronte, et c'est pour lui un parti pris que de l'ou- blier.

Voilà l'art de mourir à l'usage du chré- tien, et ce que cet art a de plus admirable,

ET DE LA MORT. 301

c'est qu'il se soutient dans la pratique, c'est qu'il ne dépasse pas le niveau ordi- naire de l'âme humaine et qu'il est d'un secours sans prix à un grand nombre de nos semblables. Cette préoccupation quo- tidienne de l'autre vie, cette constante contemplation des régions célestes , cette étude assidue des moyens d'y parvenir et du vrai chemin qui y mène, rien de tout cela n'est stérile; on se forme ainsi une seconde nature qui fait la guerre aux in- stincts de l'autre et qui finit par la sup- planter. L'habitude de croire et d'espérer équivaut à la certitude et aboutit à la pro- duire. Et cette certitude bienfaisante est à la portée des plus humbles esprits comme des plus grands, s'ils ont pris le même chemin. Pour mourir comme Ozanam est mort naguère parmi nous, il n'est pas be- soin de son intelligence délicate et culti- vée, ni de son âme généreuse; les plus humbles de ses frères l'imitent sans peine ce jour-là , parce qu'ils l'ont imité tous

302 DE LA MALADIE.

les jours, et la vue exercée du chrétien n'a pas besoin d'être perçante pour con- templer à la place de la mort les cieux tout grands ouverts.

Si les philosophes ne peuvent imiter que de loin cette sécurité parfaite, ils n'en recueilleront pas moins pour cette épreuve suprême le fruit du commerce qu'ils ont entretenu avec les choses éternelles, soit qu'ils aient pris l'habitude de vivre sous l'œil d'un Dieu de justice et de bonté et qu'ils aient toujours agi dans l'attente de son jugement; soit qu'ils aient cherché dans la conception de l'ordre universel et dans une intelligente adhésion aux lois de la nature la force nécessaire pour endurer avec calme les maux de cette vie et pour la quitter sans regret. Quelque chemin qu'ait suivi la pensée de l'homme, pour peu qu'elle se soit élevée au-dessus des in- térêts et des préoccupations vulgaires, elle s'est rendue plus capable de considérer la mort sans faiblesse, et tout effort d'esprit

ET DE LA MORT. 303

vers le grand et vers le beau reçoit ce jour- sa récompense. Nous avons en effet cet avantage sur les bêtes, que, menacés par la mort, nous savons de quoi il s'agit ; mais si nous en restons à ce point, c'est un triste privilège, et nous aurions le droit de regretter notre intelligence si elle ne nous faisait pas faire un pas de plus : savoir de quoi il s'agit et en prendre notre parti , voilà notre supériorité véritable et notre gloire.

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Mortemart-Boisse (baron de) : La vie élégante à Paris. 2e édition, i vol.

Nisard 'Charles) : Curiosités de Vétimo logie française, i vol.

Nodier (Ch.) : Les sept châteaux du roi de Bohême ; Les quatre talismans. Édition illustrée, i vol.

Nourrisson (J. F.) : Les Pères de l'Église latine, leur vie, leurs écrits, leur temps. 2 vol.

Orsay (comtesse d') : L'ombre du bon- heur, i vol.

Patin (Th.): Études sur les tragiques grecs. édition . % vol.

Ferint (Ch.) : Le presbytère de Plou- guern, récits bretons. 1 vol.

Perrens (F. T.) : Jérôme Savonar oie,

d'après les documents originaux et

avec des pièces justificatives en grande

partie inédites. 3e édition, i vol.

Ouvrage couronné par l'Acad. franc.

Deux ans de révolution en Italie (1848-1850). 1 vol.

Pfeiffer (Mme Ida): Voyage d'une femme autour du monde, traduit de l'aile* mand, avec l'autorisation de l'auteur, par W. de Suckau. i vol.

Mon second voyage autour du monde, traduit de l'allemand , avec l'autori- sation de l'auteur, par W. de Suckau, 1 vol.

Voyage à Madagascar, traduit de l'allemand avec l'autorisation de la fa- mille de l'auteur, par W. de Suckau, et précédé d'une notice historique sur Madagascar, par Francis Riaux. i voi.

Quatrefages (A. dej : Unité de l'espèce

humaine. 1 vol. Raymond (Xavier) : Les marines de la

France et de l'Angleterre (1815-1863)

1 vol. Rendu (V.) : L'intelligence des bêtes. 1 v. Rougebief (kug.) : Un fleuron de la

France, i vol. Russell de Killough (le comte Henry) :

Seize mille tieues à travers l'Asie et

l'Océanie. 2 vol. Saintine (X.-B.) : La mythologie du

Rhin. 2e édition i vol t

^_ 4 _

Saintine (X.-B.) : Le chemin des éco- liers. 2e édition 1 vol.

Picciola. i vol.

Seuil 3e édition. 1 vol.

Sand (George) : Elle et lui. 2e édit. 1 v.

Jean de La Roche. i vol. Soudo(P.) : Critique et littérature mu- sicales. 2 vol.

L'Année musicale, trois années (1859-1861 ). 4 vol. dont chacun se vend séparément.

Le chevalier Sarti. i vol.

Simon (Jules) : La liber té. 2e édit. 2 vol,

La liberté de conscience. 3e «Mit i v.

La religion naturelle. 5e edii. 1 vol.

Le devoir. 6e édition. î vol. Ouvrage couronné par l'Acad. franc.

L'Ouvrière. ke édition, i vol. Taine (H.) .- Essai sur Tite Live. 2e édi- tion, i vol.

Ouvrage couronné par l'Académie française.

Essais de critique et d'histoire, i vol.

La Fontaine et ses fables. 3e édition. 1 vol.

Les philosophes contemporains. 2e édition, i vol.

Voyage aux Pyrénées. de édit. i vol. Texier (Edmond) : La chronique de la

guerre d'Italie, i vol. Théry : Conseils aux mères. 2 vol.

Ouvrage couronné par l'Acad. franc. TôpfFer (R.) : Nouvelles genevoises, i v.

Rosa et Gertrude. i vol.

Le presbytère, i vol.

Réflexions et menus propos dyun peintre genevois, ou Essai sur le beau dans les arts. 1 vol.

Troplong : De l'influence du christia-

nismesur le droit civil des Romains.

i vol. Ulliac-Trémadenre (Mlle) : La maîtresse

de maison. 2e édition, i vol. Vapereau : L'année littéraire, cinq

années(i858-i861). 5 vol. dont chacun

se vend séparément. Viardot (L.) .- Les musées d'Allemagne.

3e édition, i vol.

Les musées d'Angleterre, de Belgique, de Hollande, de Russie. 3e édit. l v.

Les musées d'Espagne. 3e édit. i vol.

Les musées de France (Paris). 2e édi- tion, i vol.

Les musées d'Italie. 3e édition, l vol. Viennet : Épîtr es et satires . 5e édition.

1vol. Vigneaux (Ern.) : Souvenirs d'un ri- sonnier de guerre au Mexique (1854- 1855). 1 vol.

Vivien de Saint-Martin : L'année géo- graphique, ire année (i 862), i vol.

Warren (comte Edouard de) : L'Inde anglaise avant et après l'insurrection de 1857. 3e édition , revue et considé- rablement augmentée. 2 vol.

Wey (Francis) : Dick Moon en France, journal d'un Anglais de Paris. 2e éd. 1 v.

Widal (Aug.) : Études littéraires et mo- rales sur Homère, i vol.

Seller (J.) : Épisodes dramatiques de l'histoire d'Italie, i vol.

Vannée historique , quatre années (1859-1862). 4 vol. dont chacun se

vend séparément.

(2e SÉRIE A 3 FRANCS LE VOLUME.)

About Ed.): Madelon. 2e édition. 2 vo- i de M. de la Guerche. 2 volumes, lûmes. Berthet (Élie) : Les catacombes de Pa-

Acnard (Amédée) : Les coups d'épee I ris. 2 volumes.

II. ŒUVRES DES PRINCIPAUX ÉCRIVAINS FRANÇAIS.

(lre SÉRIE A 2 FRANCS LE VOLUME.)

Barthélémy : Voyage du jeune Ana- charsis en Grèce dans le milieu du ive siècle avant l'ère chrétienne. 3 vol.

Atlas pour le Voyage du jeune Anachar- sis, dressé par J. D. Barbie du Bocage, revu par A. D. Barbie du Bocage. in-S. 3 fr.

Boilean : OEuvres complètes, t vol. Bossnet : OEuvres choisies. 5 vol. Corneille : OEuvres complètes. 5 vol' Fénelon : OEuvres choisies, k vol. La Fontaine : OEuvres complètes. 2 vol. Marivaux : OEuvres choisies. 2 vol. Molière : Œuvres complètes, 3 vol.

5

Montesquieu : Œuvr escomptâtes. 2 vol. Pascal (B.): OEuvres complètes. 2 vol. Raoine(J.).- OEuvres complètes. 2 vol. Rousseau (J. J.) : Œuvres complètes.

8 vol. Saint-Simon (le duc de) : Mémoires

complets et authentiques sur le siècle

de Louis XIV et la Régence, collation- nés sur le manuscrit original par M. Chéruel, et précédés d'une notice de M. Sainte-Beuve, de l'Académie française. 13 vol.

Sedaine : OEuvres choisies, l vol.

Voltaire : OEuvres complètes. 35 vol.

(2e SÉRIE A 3 FR. 50 C. LE VOLUME.)

Chateaubriand: Le génie du Christia- nisme. 1 vol.

Les martyrs; le dernier des Aben- cerages. i vol.

Atala;— René;— les Natchez. 1 v. Fléchier : Mémoires sur les grands

jours d'Auvergne en 1665, annotés par M. Chéruel et précédés d'une notice par M. Sainte-Beuve. 1 vol.

Malherbe : Poésies. î vol.

Montaigne (Michel de) : Essais, précédés

d'une lettre à M. Villemain sur l'élcge de Montaigne, par P. Chrislian. 1 très- fort volume.

Sévigné (Mme de) : Lettres de Mme de Sévigné, de sa famille et de ses amis, réimprimées pour le texte sur la nou- velle édition publiée par M. Monmer- qué dans la Collection des grands écri- vains de la France. Tomes I, II et III.

Cette édition ne comprend pas les notes

III. LITTERATURES ETRANGERES.

(A 3 FR. 50 C. LE VOLUME.)

Syron (lord) : OEuvres complètes , tra- duites de l'anglais par Benjamin La- roche, quatre séries :

lr« série : Childe-Harold. 1 vol.

2e série : Poèmes. 1 vol.

3e série: Drames. i vol.

k* série : Don Juan. i vol.

Dante : La Divine Comédie, traduite de l'italien par P. A. Fiorentino. 1 vol.

Nibelungen (les). Traduction nouvelle par Emile Laveleye. 1 vol.

Ossian : Poèmes gaéliques recueillis par Mac~Pherson , traduits de l'anglais par P. Christian, et précédés de re- cherches sur Ossian et les Calédo- niens, 1 vol.

Pouchkine: OEuvres dramatiques, tra- duites du russe par L. Viardot et I, Tourguéneff. i vol.

IV. BIBLIOTHÈQUE DES MEILLEURS ROMANS ÉTRANGERS.

(A 2 FR. LE VOLUME.)

linsworth (W. Harrison) : Abigaïl, ou la Cour de la reine Anne, roman historique traduit de l'anglais par M. Révoil. i vol.

Crichton, roman traduit par M. A. Ro- let. i vol.

La Tour de Londres , roman traduit par Éd. Scheffier. i vol.

Anonymes : César Borgia, ou l'Italie en 1500, traduit de l'anglais par Éd. Scheffter. i vol.

Paul Ferroll,trdLduit de l'anglais par Mme H. Loreau. i vol.

Anonymes: Les pilleurs d'épaves, tra- duits de l'anglais par Louis Stenio. i v.

Violette ; Éléanor Raymond. Imité de l'anglais par Old-Nick. 1 vol.

Whitefriars , traduit de l'anglais par M. Éd. Scheffter. i vol.

Whitehall, traduit de l'anglais, par M. Éd. Scheffter. i vol.

Beecner Stowe (Mrs): La case de l'oncle Tom , traduit de, l'anglais par Louis Énault. 1 vol.

La fiancée du ministre, traduit de l'anglais par H. dePEspine. t vol.

6

Bersezio(V.) : Nouvelles piémontaises. traduites avec l'autorisation de l'au- teur, par Amédée Roux. 1 vol.

Bulwer Lytton (sir Edward) : Œuvres, traduites de l'anglais, avec l'autorisa- tion de l'auteur, sous la direction de P. Lorain. 14 vol.

On vend séparément:

Devereux, traduit par William L. Hu- ghes. 1 vol.

Ernest Maltravers , traduit par Mlle Collinet. 1 vol.

Le dernier des barons, traduit par Mme Bressant. 2 vol.

Le désavoué, trad. par M. Gorréard. ivol.

Les derniers jours de Pompéi, traduite par M. Hippolyte Lucas. 1 vol.

Mémoires de Pisistrate Caxton, tra- duits par Éd. Scueffter. 1 vol.

Mon roman, traduit par M. H. de l'Es- pine. 1 vol.

Paul Clifford , traduit par M. Virgile Boileau. 1 vol.

Qu'en fera-t-il? traduit par M. Amédée Pichot. 2 vol.

Rienzi , traduit sous la direction de M. Lorain. 1 vol.

Zanonx, traduit par M. Sheldon. 1 vol. Caballero (Fernan) : Nouvelles anda-

louses, traduites de l'espagnol par A. Germond de Lavigne. 1 vol. Cervantes : Don Quichotte, traduit de l'espagnol par L. Viardot. 2 vol.

Nouvelles, traduites par le même.l v.

Cummins (miss; : L'allumeur de réver- bères, traduit de l'anglais par MM. Be- lin de Launay et Ed. Scheffter. l vol.

Mabel Vaughan, traduite de l'anglais avec l'autorisation de l'auteur, par Mme H. Loreau. 1 vol.

La rose du Liban, traduite de l'an- glais par M. Ch. Bernard-Derosne. i vol.

Gurrer Bell (Miss Brontë) : Jane Eyre ou les Mémoires d'une institutrice, roman traduit de l'anglais, avec l'au- torisation de l'auteur, par Mme Les bazeilles-Souvestre. 1 vol.

Le professeur, trad. avecl'autorisatioi de l'auteur, par Mme H. Loreau. i vol.

Shirley, traduit par M. A.Rolet.l v.

Dickens (Charles) : Œuvres, traduite» del'anglais, avec l'autorisation de l'au- teur, sous la direction de P. Lorain. 22 vol.

On vend séparément :

Aventures de M. Pickwick. 2 vol.

Barnabe Rudge. 2 vol.

Bleak-House. i vol.

Contes de Noël, i vol.

David Copperfield. 2 vol.

Dombey et fils. 2 vol.

La petite Dorrit. 2 vol.

Le magasin d'antiquités. 2 vol.

Les temps difficiles, i vol.

Nicolas Nickleby. 2 vol.

Olivier Twist, i vol.

Paris et Londres en 1793. i vol. .

Vie et aventures de Martin Chuzzle- wit. 2 vol.

Disraeli : Sybil, traduit de l'anglais, avec l'autorisation de l'auteur, par ***. i vol.

Freytag (G.) : Doit et avoir, traduit de l'allemand, avec l'autorisation de l'au- teur, par W. de Suckau. i vol.

Fullerton (lady) : L'Oiseau du bon Dieu, traduit de l'anglais par Mlle de Saint-Romain, et publié avec l'autori- sation de l'auteur. 1 vol.

Fullon (S. W.) : La comtesse de Mi- randole , roman anglais traduit par Ch. Roquette, l vol.

Gaskell (Mrs) : OEuvres, traduites de l'anglais, avec l'autorisation exclusive de l'auteur, k vol.

On vend séparément:

Autour du sofa, traduit par Mme H. Loreau. 1 vol.

Marie Bar ton, traduit par Mlle Mo- rel. i vol.

Marguerite Hall, traduit par Mmes H. Loreau et H. de l'Espine. l vol.

Ruth, traduit par M. ***. 1 vol. Gerstaoker : Les pirates du Mississipi,

traduits de l'allemand par B. H. Ré- voil. ivol.

Les deux convicts, traduits par B. H. Révoil. i vol.

Gogol (Nicolas): Les âmes mortes, tra- duit du russe par Ernest Charrière. 1 vol.

7

Gran (James): Les mousquetaires écos- sais , roman anglais traduit par M. Emile Ouchard. 1 vol.

Hacklânder : Boutique et comptoir, traduit de l'allemand , avec l'autorisa- tion de l'auteur, par M, Materne, ivol.

Le moment du bonheur, roman tra- duit par M. Materne. 1 vol.

Hauflf ( Wilhem) : Nouvelles , traduites de l'allemand par A. Materne, l vol.

Lichlenstein, épisode de l'histoire du Wurtemberg, traduit par MM. E. et H. de Suckau. 1 vol.

Heiberg (L.) : Nouvelles danoises, tra- duites par M. X. Marmier. t vol.

Hildreth : L'esclave blanc , nouvelle peinture de l'esclavage en Amérique, trad. de l'anglais par M. Mornand. i vol

ïmmermann : Les paysans de Vestpha- lie, traduit par M. Desfeuilles. 1 vol.

James : Léonora d'Orco, traduite de l'anglais, avec l'autorisation de l'au- teur, par Mme de Morvan. i vol.

Kavanagh (Julia) : Tuteur et pupille, traduit de l'anglais, avec l'autorisa- tion de l'auteur, par Mme H. Loreau. i vol.

Kingsley : Il y a deux ans, roman an- glais, traduit avec l'autorisation de l'auteur, par H. de l'Espine. i vol.

Lennep (J. Vanf: Les aventures de Fer- dinand Huyck, traduites duhollandais, avec l'autorisation de l'auteur , par MM. Wocquier et D. Van Lennep. i vol.

Brinio, traduit du hollandais, avec l'autorisation de l'auteur, par F. Dou- chez. 1 vol.

La rose de Dekama, traduit du hol- landais, avec l'autorisation de l'auteur, par MM. Wocquier et D. Van Lennep. i vol.

Lever (Ch.) : Harry Lorrequer, traduit de l'anglais , avec l'autorisation de l'auteur, par M. Baudéan. 2 vol.

L'homme du jour, traduit de l'anglais, avec l'autorisation de l'auteur, par M. A. Baudéan. 1 vol.

Ludwig (Otto; : Entre ciel et Urre, tra- duit de l'allemand, avec l'autorisation de l'auteur, par M. Materne, i vol»

Marvel ^l&aac) : La rêve ae ta vt6t romai

anglais, traduit, avec l'autorisation de l'auteur, par Mme Mezzara. i vol. Mayne-Reid : La piste de guerre, tra- duite de l'anglais, avec l'autorisation de l'auteur, par V. Boileau. i vol.

La Quarteronne, roman anglais, tra- duit, avec l'autorisation de l'auteur, par L . Stenio. i vol.

Mûgge (Th.)r Afraja, traduit de l'alle- mand, avec l'autorisation de l'auteur, par W. et E. de Suckau. i vol.

Smith (J. F.) : L'héritage, traduit de l'anglais, avec l'autorisation de l'au- teur, par Éd. Scbeffter. 2 vol.

La femme et son maître, traduit, avec l'autorisation de l'auteur, par H. de l'Espine. 2 vol.

Stepheus (miss A. S.) : Opulence et mi- sère, traduit de l'anglais par Mme Lo- reau. i vol. »

Thackeray : Œuvres, traduites de l'an- glais, avec l'autorisation de l'auteur, 1 vol.

On vend séparément

Henry Esmond, traduit par Léon de Wailly. i vol.

Histoire de Pendennis , traduite par Ed. Scbeffter. 2 vol.

La foire aux vanités, traduite par G. Guiffrey. 2vol.

Le livre des Snobs, traduit par le même, l vol.

Mémoires de Bar ry Lyndon, traduits par Léon de Wailly. i vol.

Tourguéneff : Scènes de la vie russe traduites du russe avec l'autorisatioc de l'auteur, par X. Marmier etL. Viar- dot. i vol.

Mémoires d'un seigneur russe , tra- duits par E. Charrière.2* édition. lvoL

Frollope (Francis) : La pupille, roman anglais traduit par Mme Sara de la Fi- zelière. i vol.

Wilkie Collics : Le se^et, romin an- glais, traduit, avec l'autorisation de l'auteur, par Old-Nick. 1 vol.

Sscîiokke : Addrich des Mousses, romat allemand tradui . par W. de Suckau. 1 vol.

Le château d' A ar au, traduit de l'alle- mand par W. «le Suckaa. i vol..

8

V. LITTERATURES ANCIENNES.

(A 3 FR. 50 C, LITTÉRATURE GRECQUE.

Anthologie grecque, traduite sur le texte publié par Jacob, avec des notices bio- graphiques et littéraires. 2 vol.

Aristophane : Œuvres complètes , tra- duction nouvelle, avec une introduc- tion et des notes, par C. Poyard. l vol.

Hérodote: OEuvres complètes, traduc- tion nouvelle avec une introduction et des notes, par M. P. Giguet. 1 vol.

Homère : OEuvres complètes, traduction nouvelle, suivie d'un Essai d'encyclo- pédie homérique, par M. P. Giguet. 6e édition. î vol.

Lucien •* OEuvres complètes, traduction nouvelle, suivied'une table analytique, par M. Talbot. 2 vol.

Thucydide : Histoire de la guerre du Pe-

LE VOLUME.)

loponèse, traduction nouvelle, avec une notice et des notes, par M. Bétant, di- recteur du Gymnase de Genève. 1 vol.

Xénophon : OEuvres complètes, traduc- tion nouvelle, suivie d'une table ana- lytique, par M. Talbot. 2 vol.

Des traductions d'Eschyle, d'Euri- pide, de Plutarque, de Sophocle et de Strabon sont sous presse ou en prépa- ration.

LITTÉRATURE ROMAINE.

Séneqne le philosophe : OEuvres com- plètes, traduction nouvelle avec une notice et des notes, par J. Baillard, de l'Académie Stanislas. 2 vol.

Tacite : OEuvres complètes , traduites en français avec une introduction et des notes, par J. L. Burnouf. i ygî.

VI. CHEFS-D'ŒUVRE DE LA PHILOSOPHIE ANCIENNE ET MODERNE

(A 3 FR. 50 C. LE VOLUME.)

Sossnet : OEuvres philosophiques, com- prenant les Traités de la connaissance de Dieu et de soi-même, et du Libi e ar- bitre, la Logique, et le Traité des cau- ses, publiées par M. de Lens. i vol.

Descartes, Bacon, Leibnitz, recueil con- tenant : Discours de la Méthode; Traduction nouvelle en français du Novum organum ; Fragments de la Théodicée, avec des notes, par M.Lorquet, professeur de philosophie au lycée Saint-Louis, i volume.

Fénelon : Traité de l'Existence de Dieu et Lettres sur divers sujets de méta- physique, publiées par M. Danton, in- specteur général de l'instruction pu- blique, i vol.

Nicole : OEuvres philosophiques et mo- rales , comprenant un choix de ses essais et publiées avec des notes et une introduction , par M. Charles Jourdain, professeur agrégé de philo- sophie près les Facultés des lettres 1 volume.

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A bout Edm ). La Grèce contemporaine. 1 vol. Le Progrès. 1 roi. Madelin. 1 roi, Lo salon de 1864. 1 vol. Théâtre impossible. 1 vol.

Ackermann. Cornes et poésies. 1 vol.

Anthologie grecque, trad en français. S vol.

Aristophane. OËuvr es complètes, tr. par Poyard. 1 Y.

Arnould (Edm.) Sonnets et pcërnes. 1 vol.

Balzac (H. de). Théâtre. 1 vol.

Barran. Histoire de la Révolution frança^e. 1 vol.

Bautain (l'abbé). La belle saison à la campagne. 1 v.

La chrétienne de nos jours. S vol. Le chré- tien de nos Jours. 2 vol.

Bayard. Théâtre. 12 vol.

Bellemare (A.). Abd-el-Kader. 1 vol.

Belloy (dej. Le Chevalier d'Aï 1 vol. Légendes

fleuries. 1 vol. Bersot (E.). Mesmer on le magnétisme animal. 1 v. Beulé. Phidias, drame antique. 1 vol. Bosquet. Pnëme des heures. 1 vol. Byron. OFuvres complète-; . trad. de Laroche. 4 vol. Calemard de la Fayette (Ch.). Le poëme des

champs. 1 vol. Cammas(R jet Lefèvre (A.). La vallée du Nil. 1 v. Cervantes. Don Quichotte. 2 vol. Caro ( E.). Études morales, t v L'idée de Dieu. 1 v. Castellane (de). Souvenirs de la vie militaire. 1 v. Charpentier. Les écrivains latins de l'empire. 1 v Chateaubriand. Le génie du christianisme. 1 vol.

Les martyrs. 1 vol. --Atala, René, les Natuhes. 1 v. Cherbulicz (V.). Le comte Kostia. 1 vol. Paul

Méré. 1 vol.

Chevalier (M.). LeMexique ancien et moderne. 1 v.

Chodxko. Contes slaves. 1 vol.

Crépet (J.). Le trésor épistolaire de la Franc», 2 v.

Dante. La Divine comédie, trad. par Fiorentino. 1 vol.

Dargaud (J-)* Marie Stuart. 1 vol. Voyage aux Alpes. 1 vol. Voyage en Danemark. 1 vol.

Daumas (E.). Mœurs et coutumes de l'Algérie. 1 v.

Deschane! (Em.). Physiologie des écrivains. 1 vol.

Diodore de Sicile. Œuvres. 3 vol.

Énault (L.). La Terra-Sainte. 1 vol. Constat, tiuople et la Turquie. 1 vol.

Ferry (Gabr.). Le coureur des bois. 2 vol. Costal 1* Indien. 1 vol.

I^guier ( Louis ). L'alchimie et les alchimistes. ' vol. Histoire du merveilleux. 4 vol. Les ap- plications nouvelles de la science. 1 vol. L'an- née scientifique, 8 années (1856-1863). 8 vol.

Fléchier. Les grands jo rs d'Auvergne. 1 vol.

Forgues. La révolte des Cipayes. 1 vol.

Fromentin (Eug.). Dominique. 1 vol.

Giguet P ). Le Livre de Job. 1 vol.

Gotthelf (J.). Nouvelles bernoises. 1 vol.

Guizot (F.). Un projrt do mariage royal. 1 vol.

Hérodote. Œuvres complètes. 1 vol.

Henzè^L'année agricole, 4 années (1860-1863). 4 v.

Homère, Œuvres complètes, trad deGiguet. 1 vol.

Honssa^e (A.). Poésies 1 vol. Philosophes et co- médiennes. 1 vol. Le violon de Franjolô. 1 vol. Histoire du 41e fauteuil. 1 vol. Voyages humo- ristique*. 1 vol. Les filles d'Eve. 1 vol.

Hugo (Victor}. Notre-Damo de Paris. 2 vol. Bug- Jargal, Le dernier jour d'un condamné. 1 vol. Odes ot ballades. 1 vol. Les voix intérieures, Les rayons et les ombres. 1 vol.— Légende des siècles. 1 vol. Orientales, Feuilles d'automne, Chants du crépuscule. 1 vol. Théâtre. 4 vol. Les contem-^ plations. 2 vol. Le Rhin. 3to1. Mélanges. 2 vol.

Discours. 1 vol. Les enfants, i vol. Jacques. Contes et causeries. 1 vol. Jouflfroy. Cours de droit naturel 2 vol. Cours

d'esthétique. 1 vol. Mélanges. 2 vol. Jlurien de la Gravière (l'amiral). Souvenirs

d'un amiral. 2 vol. Voyage en Chine. 2 vol. La Landelle (G. de). Le tableau de la mer (la

vie navale). 1 vol. Ismartine (A. de). Méditations poétiques. 2 vol.

Harmonies poétiques. 1 vol. Recueillements poétiques. 1 vol. Jocelyn. 1 vol. La chute d'un ange. 1 vol. Voyago en Orient. 2 vol. Les Girondin». 6 v. Histoire de la Restauration. 8 v

- LecU'tiMl ponr tous* 1 vol,

Lanoye (F. de). Le Niger. 1 vol. L'Inde conte

poraine 1 vol. Laugel. Études scientifiques. 1 vol. L.a Vallée (J ). Z««rga le chasseur. 1 vol. Liber t. Histoire de ia chevalerie en France. 1 vo Loiseleur. Les crimes et les peines. 1 voL Lucien. Œuvres complètes tr. par M.Talbot. 2 ? Nacaulay (lord) Œuvres diverses. 2 vol. Malherbe. Poésies. 1 vol. Marinier. En Alsace: L'avare et son trésor, lv

En Amérique et en Europe. 1 v. Ga-ida. 1

Un été au bord de la Baltique. 1 vol. I .*? Fiancés du Spitaberg. 1 vol. Lettres sur le No;

1 vol. Uéiène et Suzanne. 1 vol. Mas (Sinibaldo dej. La Chine et les puissances chr

tiennes. 2 vol. Michelet. L'amour. 1 vol. La femme. 1 v

La mer 1 v. L'insecte. 1 v. L'oiseau. 1 v Moges (le marquis de). S uvenirs d'une ambassa

en Chine et au Japon. 1 vol. Molènes (P. de). Caprices d'un régulier. 1 vol. Monaier. L Italie est-elle la terro des morts? 1 > Mortemart (baron dey. La vie élégante. 1 vol. Nisard (Ch). Curiosités de l'étymologie française. 1 Nodier l'Ch.). Sept châteaux du roi de Bohême. 1 v Nourrisson. Les Pères de l'Église latine. 1 vol. Orsay (comtesse d'). L'ombre du bonheur. 1 vol. Ossiam.Poëmes gaéliques. 1 vol. Patin. Etudes sur les tragiques grées. 4 vol. Perint (Ch.). Le presbytère de Plouguern. 1 vol. Perrens (F T.). Jérôme Savonarole. 1 vol. PftVijrer (Mme l£a). Voyage d'une femme auto

du monde. 1 vol. Mon second voyage autour

monde. 1 vol Voyage à Madagascar. 1 voi. Plante. Comédies. 2 vol. Pouchkine. Poèmes dramatiques. 1 vol. Quatrefages (de). Unité de l'espèce humaine. 1 Raymond (X.j. Les marines de la France et

l'Angleterre. 1 vol Rendu iV.t. L'intelligence des botes. 1 vol. Roland (Mma). Mémoires. 2 vol. Russeli de Kiliough (le comte). 16000 lieues

travers l'Asie et l'Oceanie. 2 vol. Saintine (X.-B ). Pieciola. 1 vol. Seul! 1 vol.

Le chemin des écoliers. 1 vol. La mythologie v

Rhin. 1 vol. Sand (George). Elle et lui. 1 vol. Satiriques latins (les). 1 vol. Scudo. Critique et littérature musicales. 2 vol.

Chevalier Sarti , roman musical. 1 vol. L'ann -

musicale, 3 années (1859-1861). 3 vol. Séncque OEuvres complètes. 2 vol. Se vigne (Mme dej. Lettres. 4 vol. sont en vente- Simon (Jules). Le devoir. 1 vol. La religion n :.•

turelle. 1 vol. La liberté. 2 vol. La liberté .*■

conscience. 1 vol. L'ouvrière. 1 vol. Tacite. OKuvres complètes, trad. de Burnouf. 1 vr Taioe (H.). Voyage aux Pyrénées, i vol. Essai i

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