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AU XXe SIÈCLE (LA BARONNE DE KRUDENER)

par M. JOSEPH TURQUAN

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AU XIXe SIECLE

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SOUVERAINES ET GRANDES DAMES

UNE

ILLUMINEE

AU XIXe SIÈCLE

(LA BARONNE DE KRUDENER)

1.7G6-18S1

PAR

JOSEPH TURQUAN

PARIS

MONTGREDIEN ET Gie, LIBRAIRIE ILLUSTRÉE

8, RUE SAINT-JOSEPH, 8

Tous droits réservés.

Je n'ai pas la prétention d'apporter dans ce livre des faits nouveaux sur la baronne de Kru- dener; mais peut-être mes jugements le sont-ils.

Les documents qui m'ont servi à l'écrire, je les ai trouvés dans les Mémoires et Souvenirs des con- temporains, dans leurs correspondances, dans des articles de Revues et de Journaux et aussi dans les dictionnaires de biographie. C'est à l'aide de tous ces traits épars, choisis avec sévé- rité, que j'ai reconstitué la vie de cette femme, remarquable à plus d'un titre.

J'ai consulté aussi deux ouvrages sur la baronne de Krûdener : fun, celui de M. Ch. Ey- nard, est écrit avec une bienveillance vraiment exagérée; l'auteur, glissant avec trop de facilité sur certains côtés fâcheux de la vie de son hé- roïne, ne donne d'elle qu'une idée fort incomplète. Il montre trop la « sainte » et pas assez la co- quette. D'ailleurs ce livre, publié à Genève en deux gros volumes, est aujourd'hui à peu près introuvable.

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L'autre, écrit par le bibliophile Jacob, ri est guère qu'un recueil de documents reliés par un fil trop ténu pour permettre de saisir d'un coup d'œil les détails et l'ensemble de la vie de cette illustre coquette, qui devint une illuminée avant que son orgueil s amusât à jouer à la sainte.

Je ne parle pas du livre de M. Cape figue, l imagination tient trop souvent la place du do- cument.

Les deux belles études que Sainte-Beuve a con- sacrées à Mme de JCrùdener, nous ont un peu servi de guides.

En mettant sous les yeux des nouvelles généra- tions le tableau complet de tout ce qu'on sait maintenant sur Mm(l de Krùdener, je crois rendre au public un service.

Les biographes, la plupart du temps, ne voient dans leurs héros ou leurs héroïnes que ce qu'ils veulent y voir, ou y faire voir. Fidèle à mes habitudes d'impartialité absolue, je me suis efforcé de dépouiller tout parti-pris et mes ju- gements sont formu lés en toute sincérité et avec une entière liberté d'appréciation.

Faute d'autres mérites, mes lecteurs seront assez bienveillants pour me tenir compte de celui-là.

LA BARONNE DE KRUDENER

CHAPITRE PREMIER

Coup d'œil général sur la société parisienne au temps de Louis XVI. Jeunesse de mademoiselle de YVietinghoff. La Livonie. Goût de mademoiselle de Wietiughoff pour la campagne. Voyage à Spa. Portrait de la petite Julie.

Voyage à Paris. Demande en mariage. Le baron de Krudener. Mademoiselle Julie épouse le baron de KriïJencr. Lune de miel. —Naissance d'un fils. Départ pour Venise. Amour et voyage de noces. Dissemblances de goûts. Enivrements de la vie à Venise. Incompatibi- lités d'humeur. La baronne est trop romanesque et son mari ne l'est pas assez. Excès de sensibilité. Le comte Alexandre de Stakieff. Amour platonique. Rêve et réalité. Bonheur et plaisirs. Dissipations et charité. A Copenhague. Encore M. de Stakieff. Fragilité hu. maine. Brouille dans le ménage. Naissance d'une fille.

Départ de la baronne pour Paris.

Il y eut deux femmes, et bien distinctes, dans la baronne de Krudener : la mondaine et l'illuminée. Femme du dix-huitième siècle jusqu'au jour un amour malheureux son dernier la fit rentrer en elle-même, elle eu eut toutes les faiblesses. Légère,

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évaporée, enragée de plaisirs mondains comme toutes ces poupées de salon, musquées, poudrées, pomponnées et endiablées, sur lesquelles elle se mo- dela tout d'abord, elle eut moins de « sensiblerie » et plus de véritable sentiment qu'elles. Sans y son- ger, elle eut même parfois du cœur; sans y songer aussi, il est vrai qu'elle en manqua plus dune fois : son pauvre mari ne le sut que trop. Mais son âme inquiète, avant de se fixer pour un temps dans l'in- constance, cherchait à se rattacher à quelque chose de plus positif que les vaines démonstrations de la courtoisie convenue d'un monde aussi égoïste au fond que sceptique. La dissipation, l'entraînement, les préjugés, l'atmosphère elle vivait, ne lui per- mettaient guère d'ouvrir les yeux sur le côté grave et sérieux de la vie : sa jeunesse ne le lui permettait pas davantage. Avec sa nature enthousiaste et toute de prime-saut, elle se jeta tout d'abord dans les dissi- pations et y apporta la même ardeur qui la devait jeter plus tard dans l'illuminisme, la dévotion, le mysti- cisme et les prédications. Il semblait écrit que son âme en ébullition dépasserait toujours la note. Il y avait du fond en elle, et beaucoup même : il n'y avait pas, hélas 1 une égale dose d'équilibre. De des inconséquences, des aventures, dont le bon goût au moins, à défaut de l'esprit de devoir, aurait la pré- server. Mais la faute en est moins à elle peut-être, qu'à son éducation, ou plutôtàson manque d'éducation première, d'éducation sérieuse. Jetée de très bonne heure dans le monde le plus corrompu qui fut jamais, celui de la monarchie agonisante de Louis XVI,

LA BARONNE DE KRÙDENEU à

quoi d'étonnant que cette jeune femme en ait tout d'abord pris les mœurs? Une aventure d'amour, dans une cour du Nord, lui avait fait faire les pre- miers pas. A son âge, et à Paris il était de bon ton d'afficher de mauvaises mœurs, il eût fallu une âme fortement ancrée dans l'esprit de devoir, une volonté bien trempée par les leçons de la famille, pour la maintenir sur la grande route de l'honneur, alors que chacun s'engageait dans les mille sentiers plus ou moins couverts qui s'en échappent. Si elle eût été élevée, non pas dans un de ces couvents à la mode, comme l'Abbaye-au Bois, par exemple, l'on n'en- seignait guère aux jeunes filles que ce qu'il leur fal- lait pour ne pas être honnêtes femmes et les cahiers de souvenirs de la princesse Hélène de Ligne sont pour en témoigner mais dans une maison d'éducation sérieuse, comme il y en avait aussi, elle fût devenue une des femmes les plus remarquables de son temps. Elle en fut une des plus extraordinaires.

Barbe-Julie de Wietingholf naquit à Riga, en Livonie, dans cette froide province qui gît au fond d'un golfe de la mer Baltique, entre la Gourlande et lEsthonie. Elle y passa toute son enfance, sauf les mois d'été, qui ont la longueur de leurs jours pour dédommager un peu les habitants de leur lenteur à venir et de leur vitesse à s'en aller. Quand le pâle soleil de ces contrées commençait à percer les brouil- lards et à fondre les dernières neiges, elle allait avec ses parents à Marienbourg, à dix lieues au sud de Dantzig. C'est qu'on passait l'été. On allait souvent

4 UNE ILLUMINEE AU XIX0 SIECLE

aussi à l'une des terres patrimoniales de la famille, au château de Kosse, en Livonie.

Ces paysages sévères du Nord ne furent sans doute pas étrangers à ce goût que madame de Krùdener eut de tout temps, même dans la période la plus mondaine de sa vie, pour la campagne. Elle la com- prenait, la sentait avec toute l'intensité d'une âme délicate et rêveuse. Et cela sans avoir encore lu Rousseau, qui fut le grand initiateur du dix-huitième siècle aux beautés de la nature. « Je me trouvais il y a quelques années, a-t-elle écrit, dans une des plus belles provinces du Danemark : la nature, tour à tour sauvage et riante, souvent sublime, avait jeté dans le magnifique paysage, que j'aimais à contempler, de hautes forêts, ici des lacs tranquilles, tandis que, dans l'éloignement, la mer du Nord et la mer Bal- tique roulaient leurs vastes ondes au pied des mon- tagnes de la Suède, et que la rêveuse mélancolie invitait à s'asseoir sur les tombeaux des anciens Scandinaves, placés, d'après l'antique usage de ce peuple, sur des collines et des tertres répandus dans la plaine... J'aimais à sentir et à méditer, et souvent je créais autour de moi des tableaux aussi variés que les sites qui m'environnaient... » (1). C'est dans la majesté un peu triste de ces paysages que son âme d'enfant reçut de la nature ces impressions ineiïa- çables qu'elle sut plus tard si bien rendre. Les eni- vrements de la jeunesse et du monde les reléguèrent quelque temps au second plan, mais elles furent la

(I) Préface de Valdrie.

LA BARONNE DE KRUDENER D

base de la religiosité mystique dans laquelle elle devait, après plus d'une fredaine et plus d'une désil- lusion, laisser glisser son âme avide d'un idéal qu'elle n'avait d'abord cherché que dans les vaines dissipa- tions du monde et dans l'indiscipline du cœur.

Les biographes ne sont pas d'accord sur la date de sa naissance. Les uns la font naître en 17ÔG ; d'autres, qui mettent de la galanterie jusque dans l'histoire, lui font la politesse de ne la laisser venir au monde qu'en 1770. Mais il semble certain qu'elle naquit le 21 novembre 1764. Son père était le plus riche sei- gneur de la province de Livonie et tenait un grand état de maison. Il était de vieille noblesse : deux de ses ancêtres avaient élé grands-maîtres de l'Ordre Teutonique, cet ordre de chevalerie fondé par des seigneurs allemands au temps des Croisades. Il avait épousé une des filles du feld-maréchal comte de Mùn- nich, qui se distingua si brillamment au service de la Russie (1).

La jeune Julie avait donc de qui tenir pour les sen- timents d'honneur et de dignité, pour le courage et la fermeté du caractère. Il ne semble pas cependant que ses parents se soient beaucoup préoccupés de dé- velopper et d'assurer sur des bases inébranlables les belles qualités qui sommeillaient au fond de son âme : ce n'était pas la mode alors de soigner l'éduca- tion des jeunes filles et c'était à leur intelligence de

(l) Voir la Vie du comte de Mùnnich, général feld-maréchal au service de Russie, ouvrage orné d'un portrait de Burchard- Chri-tophe, comte de Mûnnich, et traduit librement de l'alle- mand de Gerhard-Antoine de Ilalem. Pari?, 1807.

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réparer plus tard ces fâcheuses négligences. La petite Julie apprit le français etl'allemand, non parce qu'on les lui enseigna, mais parce que c'étaient les langues en usage dans la maison. Et son enfance se passa, absorbée par les jeux et les menues occupations d'une vaste demeure, et dans les contemplations de la nature quand le temps lui permettait de mettre les pieds dehors. Du reste, aux yeux de ses parents, qu'avait-elle besoin d'apprendre? N'était-elle pas de la plus haute famille du pays ? Cette famille n'en était elle pas la plus riche? La petite avait donc toutes les qualités, et ses parents eussent été bien étonnés si quelque sot se fût avisé de leur dire que cela ne suffit pas et qu'on a d'autres devoirs envers ses en- fants que de leur léguer noblesse ce qui ne dépend pas de nous, quoiqu'à présent beaucoup aient trouvé le moyen de la léguer sans l'avoir jamais eue et fortune, ce qu'il est maintenant assez facile d'acquérir avec de l'ordre et de la prévoyance.

La petite fille grandissait donc, sans annoncer de dispositions qui la distinguassent des autres enfants de son âge. C'était l'usage à cette époque, parmi les gens de grande compagnie et aussi parmi ceux qui n'étaient que riches, d'aller passer deux ou trois mois à Spa. M. et M,m> de Wietinghoiï étaient trop de leur monde pour ne pas faire comme tout le monde. Ils allèrent donc à Spa, et leur fille fut du voyage. Elle était alors une jeune personne d'apparence assez insignifiante et qui n'attirait encore nullement les re- Is. « Elle était grande, a dit d'elle son biographe le plus sérieux ; elle avait le teint brouillé, le nez gros

LA. BARONNE DE KRUDENER 7

et les lèvres avancées, mais les yeux grands et bleus et les cheveux charmants ; ses bras étaient aussi d'une véritable beauté. » (1) Telle elle était lorsqu'a- près leur séjour à Spa M. et M""' de WietinghofT vin- rent à Paris, ville qui exerçait un bien autre prestige que Spa, Paris, que l'abbé Galiani appelait « l'hôtelle- rie de l'Europe » et qui, en dépit de bien des révolu- lions, peut-être aussi à cause d'elles, l'est maintenant plus que jamais.

La petite Julie était trop jeune pour qu'on la con- duisît, comme on l'a dit, (2) dans les salons litté- raires et philosophiques du temps. Son père n'avait absolument rien qui le pût faire désirer dans ce milieu. Mais sans doute l'a-t-on dit parce que M. de WietinghofT, qui avait fait, en 1764, la connaissance de Bernardin de Saint Pierre, lieutenant du génie, passant par Riga, l'avait retrouvé à Paris et que des relations suivies s'étaient établies entre eux. Mais il ne s'occupait ni de littérature ni de philosophie, et il ne fréquenta point les salons littéraires. Il ne vit ni Helvétius, ni Diderot, ni d'Alembert, ni Grimm, et s'il fit apprendre quelque chose à sa fille, ce ne fut point à philosopher, mais à bien faire la révérence, ce qui est autrement important. C'était une bien grosse affaire, alors, que de bien faire la révérence! Vestris, le diou de la danse comme il s'intitulait lui- même, prenait une part capitale à cette initiation, mais des maîtres de bonne tenue, de grâce et de

fi) Ch. Eynard, Vie de madame de Kriidener, t. I, p. 5. ,2) Le comte Alexandre de Tilly, dans ses Mémoires.

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maintien complétaient le divin enseignement du maî- tre à danser. On sait que l'art de bien faire la révé- rence comprenait la manière de se présenter, de faire son compliment d'entrée dans un salon, de s'y tenir et de s'y mouvoir avec le naturel étudié, factice, qui était alors le bon goût suprême. Si la jeune fille, à Paris, apprit autre chose, ce fut par elle-même : son esprit vif et fureteur était certainement capable de lui faire faire mille réflexions que les parents et les maîtres ne songent pas à suggérer et qui, beaucoup plus que les leçons qu ils donnent ou ne donnent pas, apprennent la vie aux enfants.

On demeura à Paris l'hiver de 1777 à 1778. On allait dans le monde, chez quelques personnes que l'on avait rencontrées à Spa, entre autres chez la du- chesse de Vaujours la Vallière dont le salon réunis- sait le monde le plus distingué de l'époque (1).

Avoir fait un voyage à Paris, quand on habitait Riga, vous mettait alors singulièrement en évidence. Aussi la jeune Julie devait-elle être bien heureuse et

(1) Elle était elle-même d'une distinction très singulière, à en croire Chamfort : a M. de Barbauçou, dit-il, qui avait été très beau, possédait un très joli jardin que madame la du- chesse de la Vallière alla voir. Le propriétaire, alors très vieux et très goutteux, lui dit qu'il avait été amoureux d'elle a la folie. Madame de la Vallière lui répondit: « Hélas! mon )) Dieu, que ne parliez-vous ? vous m'auriez eue comme les b autres. » Elle demeura belle jusqu'à un âge très avancé . C'est pour elle que la comtesse d'Iloudetot a fait ce joli quatrain :

La nature prudente et saga Force le tempi à respecter

i barmei de ce beau visage Qu'elle n au: ait pu rép

LA BARONNE DE KRUDENER 9

bien fière de parler aux petites amies de Livonie, au fond d'un golfe de la mer Baltique, des éblouissantes choses qu'elle avait vues. Ce voyage lui mit sur la tête une auréole et jamais plus, depuis, elle ne pourra se passer d'auréole. Il lui en faudra toujours une, sainte ou profane, d'or ou de plaqué. Faute de cou- ronne, ce joujou fera partie de ses accessoires de toilette.

Est-ce pour l'auréole de ses seize ans et de ses cheveux blonds, est-ce pour celle que donne la for- tune, que mademoiselle de WietinghofT fut demandée en mariage par un gentilhomme du voisinage dont les terres touchaient à celles de ses parents ? On ne sait. Toujours est-il que le mariage fut décidé. Les parents sont tous les mêmes. Ils n'avaient oublié qu'une chose, en l'arrangeant : c'était de consulter la jeune fille. Mais on ne s'inquiétait pas plus alors que maintenant de si piètres détails. Julie n'avait au- cune aversion pour le mariage, mais elle en eut pour le mari qu'on lui présentait. On n'écouta point ses objections, on se moqua de ses répugnances. En dé- sespoir de cause, la pauvrette s'adressa à Dieu et le pria d'empêcher ce mariage. Une bienheureuse ma- ladie, véritable don du ciel, une rougeole fort grave, vint la tirer d'embarras. Le prétendant ne maintint pas sa candidature et la nouvelle de son désistement hâta la guérison de la malade.

Deux années se passèrent encore pour elle en toute liberté. L'intense et un peu triste poésie des mysté- rieux pays du Nord acheva d'apposer son empreinte sur l'âme plus mystérieuse encore de la jeune livo-

1.

10 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

nienne ; elle passait des heures entières à rêver pen- dant les longues journées d'été, scrutant l'horizon de

ses yeux Je clair saphir Qui regardaient au loin la Baltique bleuir (1)

et elle avait dix-huit ans lorsque le baron de Kri'i- dener la demanda en mariage.

Ce n'était pas le premier baron venu que M. de Krïidener. Contrairement aux gens de qualité de son temps qui se croyaient quittes envers la patrie et envers eux-mêmes quand ils avaient daigné prendre « la peine de naître », et qui « savaient tout sans avoir jamais rien appris », le jeune de Kriïdener avait fait de très bonnes études à l'université de Leipzig. Il y avait, ce qui vaut mieux encore, pris le goût du travail. Malgré tout cela, il entra dans la di- plomatie : il fut attaché à plusieurs ambassades et servit de son mieux, c'est à dire très bien. Mais il pa- raît que ses qualités, sa science et ses aptitudes di- plomatiques, son éducation et sa distinction person- nelle étaient, dans le mariage, un bagage inutile, puisque, marié deux fois, le digne homme se vit obligé de divorcer deux fois, l'histoire ne dit pas à la suite de quelles vertus inattendues découvertes chez ses femmes. Il ne lui restait de ses tentatives pour forcer la porte du bonheur que de l'amertume et des désillusions. Il lui restait aussi une charmante petite fille pour le consoler de tout cela. La petite allait sur

(!; Françoit Coppée, Poésies% 1874-1878. Souvenir de Dane-

LA BARONNE DE KRUDENER 11

ses neuf ans et commençait à avoir besoin de la di- rection d'une mère. Par dévouement pour elle, et dans la conviction qu'il avait épuisé la malignité du sort et des femmes, mais plus possédé encore d'un incurable penchant à la confiance, comme toutes les âmes pures, le baron se décida à se marier une troisième fois. Il avait entendu dire beaucoup de bien de mademoiselle Julie de WietinghofT: il demanda sa main.

Sans être précisément ce qu'on appelle jolie, la jeune fille s'était formée depuis son départ de Paris. On la disait charmante. « Elle était d'autant plus inté- ressante, a écrit un mémorialiste, qu'elle était pleine de grâce et d'esprit. Sa physionomie était ravissante, son esprit facile et léger. Ses traits mobiles expri- maient toujours le sentiment et la pensée; sa taille était moyenne, mais parfaite, ses yeux bleus étaient toujours sereins, toujours vifs, et son regard péné- trant semblait, comme disait Diderot, traverser le passé ou l'avenir. Qu'on ajoute à ce portrait des che- veux cendrés retombant en boucles sur les épaules, quelque chose de singulier et de neuf, d'imprévu dans les gestes et les mouvements, et on aura une idée de madame de Krudenerdans sa première jeu- nesse (1). »

Mademoiselle de WietingholF fut flattée de la de- mande du diplomate. Elle préférait infiniment, main- tenant qu'elle avait vu Paris, avoir pour mari un homme dont la carrière se faisait dans les capitales,

<1) Comte Alexandre de Tilly, Mémoires, t. II.

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dans les cours et dans le monde le plus distingué de l'Europe, qu'un hobereau quelconque vivant de la vie bête et toute matérielle de la plupart des paysans à titres et à prétentions qu'on appelle des gentilshommes, et dont tout le mérite se borne à Jtirer des lapins ou à forcer des lièvres, et la science à connaître à fond le métier et le jargon de palefrenier. Ses aspirations à une existence affinée ne trouvaient pas, dans la pers- pective de partager sa vie avec un être de cette espèce, la satisfaction de goûts peut-être plus roma- nesques qu'il n'eût été séant de les avoir. Aussi accueillit-elle la demande du baron de Krïidener. Ce n'est pas qu'elle le trouvât plus beau qu'un autre, ni qu'elle ressentît pour lui un entraînement irré- sistible. Non. D'abord le diplomate n'était plus de la première jeunesse, étant en 1744. Il paraissait même quelque peu défraîchi à côté des dix-huit ans en fleurs de mademoiselle de WietinghofF. Pensez donc, aussi : quand on a fait déjà deux essais malheu- reux de la vie conjugale, il serait étonnant que les chagrins n'aient pas laissé quelques plis sur le front, que les yeux, à force de pleurer, ne se soient pas un peu creusés. Pour un militaire, les campagnes de guerre comptent double : pour un mari, les cam- pagnes conjugales, surtout quand elles sont malheu- reuses, doivent compter davantage. Le baron eût assurément mieux fait de prendre sa retraite que de tenter une revanche. Il le pensait peut-être dans le fond de son âme, mais, un démon le poussant, il mit en avant, pour étouffer toute appréhension, l'intérêt de sa fille. Et puis, le bonheur aurait vite

LA BARONNE DE KRÙDENFR 13

fait de réparer ses avaries et de lui donner une seconde jeunesse.

llélas! comme aux autres hommes, la vie ne lui avait pas donné d'expérience. Si M. de Kriidener avait été un brillant élève de l'université de Leipzig-, s'il se montrait un diplomate des plus distingués, il allait bientôt s'apercevoir que la carrière du mariage exigeait décidément des qualités de diplomatie et autres, et une science de philosophie pratique aux- quelles ne l'avaient préparé ni les leçons de l'illustre moraliste Gellert dont il avait été un des plus aimés disciples à Leipzig, ni les hautes négociations poli- tiques dans lesquelles il s'était fait remarquer par son ta t et son habileté, lors de la réunion de la Cour- lande à la Russie. Il avait satisfait ses maîtres, il avait satisfait sa souveraine la grande Catherine, il n'arrivera pas à satisfaire sa femme, la petite Julie !

En attendant, il paraissait satisfait d'elle, et de lui. C'est dans le château de sa propre mère qu'il vécut, pour commencer, avec sa jeune femme. L'in- térieur était patriarcal. On eût pu cependant lui re- procher un peu trop de cérémonie. Cela manquait d'abandon, de libre et franche cordialité. On se di- sait en famille Madame ma sœur et Votre Excel- lence. Tout cela sans rire. Ces pays du Nord semblent glacer toute expansion chez leurs habitants. Mais la jeunesse de la nouvelle baronne, figée un instant dans ses veines par ces cérémonies intempestives et ce ri- dicule protocole dans l'intimité de la famille, reprit bientôt ses grâces primesautières. Franche et loyale, elle n'avait pas ressenti, en entrant au château des

Il UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

Krudener, cette aversion instinctive, plus souvent préméditée et voulue, qu'éprouvent tant de jeunes femmes contre la famille dans laquelle elles entrent, et qui ne provient le plus souvent que de la crainte de trouver en elle un censeur sévère des écarts et des folies qu'elles se proposent de faire ; de voir démas- quer par elle certains calculs de domination, d'efface- ment et de domestication du mari : toutes choses qui, elles le savent bien ne plairont qu'à moitié à la famille de ce mari, moins indulgente que lui, moins aveugle aussi en tout ce qui concerne sa tran- quillité et son bonheur. Madame de Krudener ne faisait point de ces odieux calculs. Elle prit genti- ment sa part des fêies et divertissements que sa nou- velle famille lui offrit; elle les égaya, autant que ce diable de protocole le permettait, de son entrain et de sa bonne humeur, et une grossesse, fête de fa- mille qui couronna les autres fêtes, vint mettre le comble au bonheur de tous les habitants du château. Le 31 janvier 1784, la jeune femme mit au monde son (ils Paul qui, comme son père, suivra la carrière diplomatique, et se retrouvera dans la suite de ce récit.

Dans le courant de l'été, M. de Krudener fut nommé ambassadeur à Venise. Ce fut une grande joie pour sa femme que de se voir ambassadrice. Aussi, pour faire en quelque sorte son apprentissage du monde, voulut elle accompagner M. de Krudener à Saint-Pétersbourg, lorsqu'il y alla prendre ses ins- tructions avant de rejoindre son nouveau poste. Elle eut la satisfaction, autant de vanité que de curiosité

LA BARONNE DE KRÛDENER 15

bien naturelle, d'être présentée à l'impératrice Cathe- rine et d'être reçue à sa cour, qu'elle put voir dans toute sa splendeur.

On partit pour Venise. Rien de plus charmant qu'un voyage de noces en voilure, à petites journées, de Saint Pétersbourg à Venise. Les hasards et les in- cidents de la route, à travers des pays primitifs et un peu sauvages, semaient les jours les nuits aussi de mille petites surprises ou déceptions adorables. Il avait fallu emporter avec soi les choses les plus indis- pensables : batterie de cuisine, literie, etc. C'était exquis. C'eût peut-être été désagréable pour des êtres embourgeoisés dans des habitudes incurables de vieux épiciers retirés, qui ne connaissent que leur petit coin et ne se plaisent qu'à croupir dans ce petit coin et dans leur sottise. Mais un tel voyage devait provoquer d'interminables rires et des sujets de bonheur toujours renaissants chez de nouveaux ma- riés qui s'aiment. Ceux-ci s'aimaient-ils? M. de Krudener, incontestablement, aimait sa femme, mais à sa manière, et sa femme ne trouvait point, inpetio, que ce fût la bonne. Guéri par ses essais malheureux de bonheur conjugal, de toute expansion de sentiment irréfléchie, il était, sans s'en douter peut-être, devenu trop mesuré dans sa conduite envers sa jeune femme. Il pensait trop au passé et à ses deux premières épouses : il était ainsi amené à penser trop aussi à l'avenir et à ce que deviendrait plus tard sa troisième : tout cela le rendait réservé sur le présent et il ne sentait pas les inconvénients de ne montrer que trop souvent un visage préoccupé et sérieux. De plus, ses

16 UNE ILLUMINÉE AU XIX6 SIECLE

quarante ans bien sonnés, ses habitudes de travail, la gravité de son esprit discipliné, étaient des obstacles à ce qu'il se mît en diapason des sentiments plus en- fantins, plus capricieux d'une femme passablement romanesque qui avait vingt ans de moins que lui. Il y avait assurément disproportion entre ces deux époux : à quarante ans, un homme intelligent et cul- tivé a plutôt besoin d'une compagne avec laquelle il puisse échanger des idées, que d'une poupée plus ou moins parlante à habiller et déshabiller, à dorloter sur ses genoux, à friser, peigner, enrubanner, pom- ponner et bourrer de bonbons comme un caniche. Un peu rouillé sur toutes ces importantes choses, M. de Krudener répondait, par trop de protocole et en homme de trop bonne compagnie aux expansions fantaisistes de Julie. Il régnait du cérémonial, par conséquent de la froideur, il n'eût se trouver que de l'abandon et du naturel. Bref, ils étaient deux au lieu de ne faire qu'un.

La jeune femme, cependant , s'était mis en tête d'aimer son mari. Elle l'aima, si l'on veut : elle lui faisait mille coquetteries, ce qui n'était pas de la vraie tendresse, ni du véritable amour, mais enfin elle se montrait charmante pour lui. Et c'est déjà beaucoup. De son côté, M. de Krudener n'avait pas besoin de se battre les flancs pour lui en témoigner sa reconnaissance et lui faire voir qu'il l'aimait. Mais, aussi, surtout, « il y a la manière. » M. de Kru- dener n'avait pas appris, malgré ses deux apprentis- sages officiels, à plaire aux femmes. Il ne joua jamais dans la vie de la sienne qu'un rôle effacé. Tou-

LA BARONNE DE KRUDENER 17

jours correct, aisé d'esprit, mais gauche de cœur, il était, comment dirai-je? trop administratif, trop homme du monde, trop « ambassadeur » devant la jolie tête blonde, un peu folle, c'est vrai, de sa jeune femme. Celle-ci, qui n'était pas encore très pénétrée de sa dignité d'ambassadrice, rêvait de roman dans le mariage, de déclarations furtives et autres balivernes qui font tourner tant de cervelles féminines. Elle n'aimait pas les formules et n'avait pas le goût des phrases toutes faites : et elle repro- chait, mais tout bas, à son mari, de ne pas se laisser aller à l'improvisation. Ce n'est point qu'elle n'aimât pas M. de Krudener : non ; mais elle eût voulu le voir plus amant que mari. Dans le mariage, il lui fallait de l'imprévu, de la fantaisie, de ce que Benjamin Constant a appelé a la romanesquerie », que sais-je?... Il y a des femmes qui ne sont jamais contentes. Bref, il fallait à madame de Krudener ce qu'elle n'avait pas, ou, si l'on veut, ce qu'elle trouvait que son mari n'avait pas. N'est-ce pas l'éternelle his- toire des ménages?

Une autre chose encore nuisait au parfait équilibre de celui-là. M. de Krudener n'avait pas été long à s'apercevoir des énormes lacunes de l'éducation et l'instruction de sa jeune femme : les heureuses quali- tés de son esprit n'avaient nullement été dévelop- pées. La plupart des hommes ne s'aperçoivent pas de ce détail quand ils épousent une sotte ou une ignorante, et, au lieu de perfectionner l'éducation de leur ennemie intime, d'en réformer les défauts et d'en développer les qualités quand il y en a, ils

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se mettent à adorer le tout en bloc ; souvent même ils adoptent ce qu'il y a de fâcheux chez l'adorée, prennent ses idées fausses et vont jusqu'à prendre aussi ses fautes de langage. Ce n'est plus l'amour fou, c'est l'amour bête. M. de Krïidener ne poussait pas le sien jusque-là. Il trouvait qu'on peut parfaite- ment aimer sa femme, voir en même temps ses dé- fauts, et essayer de les corriger. Et c'est pour cela qu'il se mit, en homme avisé, à compléter et perfec- tionner l'instruction et l'éducation de la sienne. Il découvrait d'ailleurs en elle un esprit vif et capable d'apprendre. Il s'appliqua à la mettre en état de tenir avec distinction son rang dans le monde. C'était lui rendre un grand service. Mais la baronne ne le com- prenait pas encore et ne pouvait se défendre d'une certaine hostilité contre ce mari-précepteur qui ne lui donnait tant de leçons que parce qu'il ne la trouvait pas parfaite. Et s'il ne la trouvait pas parfaite, c'est qu'il ne l'aimait pas. Est-ce que le véritable amour ne doit pas être aveugle ?... De son côté, M. de Kriïde- ner ne faisait-il pas un travail de dupe? Il s'alié- nait d'abord sa femme en froissant son amour-propre d'enfant peu instruite ; et puis, était-ce bien pour lui qu'il travaillait? C'était un peu problématique. Le Sic vos non vobis de Virgile pouvait très bien s'ap- pliquer à son cas particulier : peut-être le baron l'a-til appréhendé, car cette pensée est de tous les temps, IJalzac n'a-t il pas dit que la femme est un diamant que le mari est chargé de tirer de sa gangue, qu'il doit tailler, polir et monter richement pour le voir circuler plus tard de main en main.

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L'on arriva à Venise. Ce fut, pour la baronne de Ivrudener, un enchantement, un enivrement de chaque jour. Tout ce qu'elle voyait la changeait éton- namment d'avec les pays du Nord. Les distractions mondaines, la beauté d'une ville étrange l'on dé- couvre toujours des perspectives, des couleurs nou- velles, selon les heures de la journée, lui faisaient oublier que le cœur de son mari ne battait pas si vite, ni de la même façon que le sien. Elle commen- çait cependant à en prendre son parti. Les bals, les fêtes, les spectacles, une ville incomparablement voluptueuse en tout, lui donnaient d'ailleurs trop de distractions pour qu'elle eût le loisir de songer à un mari. Elle l'avait, n'est-ce pas? Alors, pourquoi y penser?

Madame de Kriidener a décrit Venise, telle qu'elle la voyait en ces temps fortunés, avec ses yeux éblouis de femme du Nord. « Venise, dit-elle, est le séjour de la mollesse et de l'oisiveté. On est couché dans des gondoles qui glissent sur les vagues enchaînées ; on est couché dans ces loges arrivent les sons en- chanteurs des plus belles voix de l'Italie On dort une partie de la journée ; on est, la nuit, ou à l'Opéra ou dans ce qu'on appelle ici des casins. La place de Saint-Marc est la capitale de Venise, le salon de la bonne compagnie, la nuit, et le lieu de rassemble- ment du peuple, le jour. Là, des spectacles se succè- dent; les cafés s'ouvrent et se referment sans cesse; les boutiques étalent leur luxe ; l'Arménien fume si- lencieusement son cigare; tandis que, voilée et d'un pas léger, la femme du noble Vénitien, cachant à

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moitié sa beauté et la montrant cependant avec art, traverse cette place, qui lui sert de promenade le matin, et le soir la voit, resplendissante de diamants, parcourir les cafés, visiter les théâtres et se réfugier dans son casin pour y attendre le soleil. Ajoute à tout cela, Ernest, le tumulte du quai qui avoisine Saint-Marc, ces groupes de Dalmates et d'Esclavons, ces barques qui jettent sur la rive tous les fruits des îles, ces édifices domine la majesté, ces colonnes vivent ces chevaux, fiers de leur audace et de leur antique beauté. Vois le ciel de l'Italie fondre ses teintes douces avec le noir antique des monuments ; entends le son des cloches se mêler aux chants des barcarolles ; regarde tout ce monde : en un clin d'ceil tous les genoux sont ployés, toutes les têtes se bais- sent religieusement ; c'est une procession qui passe. Observe ce lointain magique: ce sont les Alpes du Tyrol qui forment ce rideau que dore le soleil. Quelle superbe ceinture embrasse mollement Venise ! C'est l'Adriatique ; mais ses vagues resserrées n'en sont pas moins filles de la mer, et, si elles se jouent au- tour de ces belles îles, d'où se détachent de sombres cyprès, elles grondent aussi, elles se courroucent et menacent de submerger ces délicieuses re- traites. (1) »

On voit que madame de Krùdener comprenait Venise, qu'elle en savait jouir et parler en artiste. Ce mouvement, cette vie, ces couleurs déjà orientales la jetaient dans des enivrements qui l'empêchaient de

(1) Valérie, L< ttre xxi.

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voir, quand ils ne la mettaient pas, au contraire, trop en relief, la nature plutôt froide et positive de M. de Krudener. Elle lui reprochait d'être toujours « préoc- cupé des affaires publiques. » Mais pourquoi aussi cette jeune pensionnaire, qui n'avait jamais été en pension, avait-elle épousé un grave diplomate? Elle lui était attachée cependant, peut-être par devoir, par volonté, par un loyal essai d'amour: qui sait? peut-être seulement par excentricité, pour s'amuser... Mais il paraît que, chez les femmes, ces choses-là n'amusent pas longtemps. Plus elle allait, plus ma- dame de Krudener s'apercevait que l'âme de son mari n'était pas sœur de la sienne. La sienne était neuve, la page en était encore toute blanche, et M. de Krudener, dont la page était passablement barbouillée, ne savait rien graver sur celle de sa femme. Le contraste était trop grand, et Venise, avec ses splendeurs et ses fêtes, avait peine à faire oublier à la romanesque jeune femme la bonhomie toujours calme, souriante et de bonne compagnie, mais peut- être trop raisonnable, de son mari.

L'été arriva. Venise est intenable par les chaleurs. M. et madame de Krudener se retirèrent à la cam- pagne, à quatre lieues dans les terres, dans une jolie villa qu'on appelait « La Mira ». Les souvenirs que la jeune femme garda de ces jours d'été passés sur les bords de la Brenta, marquèrent au nombre des meilleurs de sa vie. Lisez Valérie, ce joli roman qu'elle publia sous le Consulat : elle y a semé de ces souvenirs dans plus d'une page, et ils sont comme des fleurs dans une couronne de verdure. Fleurs de

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cimetières parfois, au milieu des cyprès. Mais pour- quoi aimons-nous à parler des lieux a lui pour nous un rayon de fugitif bonheur? Est-ce que nous espérons en recueillir de nouvelles et douces impres- sions? Oh ! la vaine espérance ! Nous ne recueillons de l'évocation des temps et des êtres aimés qui ne sont plus, de l'évocation de nos rêves, que la douleur de les avoir perdus. Est-ce que la vie ne nous apporte pas assez de chagrins pour en vouloir augmenter le nombre par le souvenir?

Le climat enivrant de Venise ne parvenait pas à donner un peu d'expansive souplesse à l'amour que M. de Kriidener portait à sa femme. Mais l'ambassa- deur avait-il raison de ne pas chercher à se montrer autre qu'il n'était? S'il est, paraît-il, nécessaire de ne pas être toujours vrai en diplomatie, il faut l'être dans tout le reste. Mais l'amour est-il autre chose qu'une diplomatie de tous les instants, avec un mas- que de satin et des gants de velours, avec ses chatte- ries, mais aussi avec ses luttes, ses menaces et ses ultimatums ? Aussi faut-il, avant que l'adversaire ait laissé voir son jeu et démasqué ses batteries, se tenir sur la plus prudente réserve : surtout quand un fossé de vingt années sépare les deux parties adverses. Sait-on dans quel intérêt on a été accepté? Ce n'est pas par amour, assurément. Il faut donc de la cir- conspection et se bien garder de se livrer : les Dalilas sont de tous les temps.

Cette prudence ne doit pas empêcher de se mon- trer naturel. Un rôle forcé se soutiendrait difficile- ment et l'on reviendrait tôt ou tard à sa véritable

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nature, sans en recueillir d'autre fruit que de faire prendre pour de l'hypocrisie ce qui n'eut été que la plus élémentaire prudence. Il est certains hommes qui, parce qu'ils brûlent d'amour, brûlent aussi leurs vaisseaux et ne se ménagent aucune retraite : ils n'admettent pas qu'ils puissent s'être trompés, ni ne songent qu'ils puissent être trompés; ils prennent dès le commencement une confiance naïve, sans se demander si, parce qu'on a de bons et loyaux sentiments, la partie adverse en a de pareils, si elle a, enfin, un amour du devoir assez ferme pour mé- riter cette confiance. Mais, comme eux-mêmes la méritent, ils ne peuvent s'imaginer que leur femme n'y a peut-être pas les mêmes droits. Il faut en effet remarquer que l'amour revêt toujours la forme du caractère de la personne qui en est atteinte. Cette personne est-elle froide? Elle ne dira jamais de ces mots brûlants comme la lave, de ces mots de feu qui s'échappent naturellement de certains cœurs tou- jours en éruption comme le Vésuve. Est-elle ardente? Elle ne saura rien faire, rien dire avec calme, et sera toujours emballée. Est- elle capricieuse, fantaisiste,, primesautière? Jamais elle ne saura demeurer dans les règles étroites et convenues d'un intérieur froid ou compassé. Est-elle, au contraire, mesurée? Elle aura beau faire, l'amour en elle, si elle en a jamais, ne sera pas expansif : s'il essaie de le devenir, ce sera gauchement, d'une façon guindée, et il prendra ainsi tout l'air de la fausseté.

M. de Krudener ne cherchait pas à donner à son amour un caractère qui n'était pas le sien. Il aimait

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sa femme comme sa nature, son âge, ses habitudes de gravité, son tempérament le portaient à l'aimer. S'il ne lui faisait pas de vers, c'est que le romanesque et le madrigal n'entraient pas dans sa manière. La baronne, au contraire, aimait d'une façon double- ment différente : selon une imagination rêveuse et poétique, et selon un cœur coquettement capricieux. Elle prenait des airs navrés lorsqu'elle voyait ses gentillesses passer inaperçues, inappréciées de son mari, et la blessure en demeurait longtemps. On voit ordinairement le contraire dans la vie, et c'est la femme qui ne saisit pas ou dédaigne, par calcul, les amabilités du mari; elle les accueille d'un petit air détaché qui, parce qu'elle ne veut pas dire : je n'ai pas compris, prend sa revanche en paraissant dire : je irien moque. Mais, hâtons-nous de le déclarer, ces femmes, à la tête aussi vide que le cœur, ce sont les coquettes et d'autres, non moins déplaisantes, qui ne voient et ne poursuivent dans le mariage que l'asservissement et l'annihilation du mari ; elles savent que c'est par un dédain calculé et par de mau- vais procédés qu'elles le tiennent en laisse, le rédui- sent peu à peu à l'état d'ilote et conquièrent ainsi la liberté de faire ce qu'elles veulent, c'est-à-dire de mal faire. Ce dont elles ne se privent pas. No leur demandez pas autre chose : elles ne sont capables que de cela, et de certains calculs leur ruoerie pratique leur tient lieu d intelligence pour veiller à leurs intérêts. Coquette, madame de Krùdener l'était certaine- ment, mais ses coquetteries étaient encore à peu près innocentes, Plus tard, ce sera différent. Pour Tins-

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tant, nature un peu à l'abandon et qui prenait le caprice du moment pour toute règle de conduite, elle n'adressait guère ses coquetteries qu'à M. de Krudener; elle paraissait môme s'accommoder assez bien de lui pour époux. Elle cherchait seulement à faire naître une petite pointe de romanesque dans le train habituel de la vie et dans l'affection qu'il avait pour elle; elle voulait faire comprendre à cet esprit sérieux et réfléchi ses mièvreries et ses enfantillages, lui faire aimer cet amour-bibelot et lui en inspirer un semblable pour elle, faire enfin de lamour conjugal un joujou et de son mari un enfant. Mais M. de Krudener demeurait dans les sphères élevées d'une affection plus grave et ne comprenait pas les fioritures, les fantaisies de petite fille, les grâces un peu g-amines dont il lui plaisait, à elle, d'enjoliver ses sentiments. Un jour, c'est M. Gh. Eynard qui raconte cet épisode, d'ailleurs tout à l'honneur de la jeune femme, « le baron de Krudener était allé faire une vi- site à la campagne. Seule et tristement assise dans son fauteuil, madame de Krudener comptait les heures et les minutes. Le temps était chaud, l'air lourd et accablant. Un orage pesait sur l'atmosphère, le ciel devenait sombre et les derniers rayons du soleil couchant répandaient une clarté rougeâtre sur d'épais nuages amoncelés à l'horizon. Le tonnerre gronde; il se rapproche; il éclate avec violence. La pluie tombe par torrents. Madame de Krudener, tout absorbée dans la pensée de son époux, voit arriver ja nuit avec terreur. La tempête ne diminuait point. Madame de Krudener se représente le sentier étroit

2

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qui longe la Brenta envahi par les eaux, M. de Krudener manquant la route, luttant contre les élé- ments déchaînés et près de succomber. Les heures s'écoulent, minuit sonne. Elle envoie coucher ses gens et veut rester seule à veiller. Mais la solitude l'exalte encore et prête une réalité aux fantômes de son imagination. Sa tête s'égare. Elle entend des cris déchirants qui l'appellent. Enfin, à deux heures, ne pouvant supporter cette angoisse, elle sort et se dirige seule vers la grande route de Padoue. Un voi- turier revenait au pas : interrogé s'il a vu quelqu'un, il répond négativement. Madame de Krudener re- tourne avec lui à la Mira, fait lever sa femme de chambre, monte en voiture et se fait conduire au- devant de son mari. Elle le rencontre bientôt. La joie, l'émotion, l'attendrissement l'avaient mise hors d'elle-même. M. de Krudener s'étonne de la trouver sur la route à cette heure avancée de la nuit. Il l'em- brasse, la rassure, la gronde. « Mais quelle folie, ma chère amie, de vous laisser aller à de pareilles alarmes 1 Comment vous imaginer que je courusse le moindre danger? Vous auriez vous coucher. Vous vous tuerez avec une pareille sensibilité. » Ces mots pleins de tendresse plongeaient un poignard dans le cœur de madame de Krudener. « Hélas! pensait-elle, à ma place, il se serait couché, et il aurait dormi ! » (1)

{{) Ch. Eyoard, Vie de madame de Krudener, t. I, p. 20-21. Madame «le Krudener fait allusion à cet épisode de sa vie dans Valérie, lettre îv. La lettre se termine ainsi : « Le comte, qui est si sensible, ne m'a pas paru assez reconnaissant. »

LA BARONNE DE KRIÏDENER 27

C'était une charmante pensée de cœur et qui montre combien ce cœur était capable de tendresse et de sollicitude. On aurait bien tort de la lui reprocher. Mais M. de Kriïdener ne comprenait pas cette sensi- bilité inquiète, un peu excessive. Au lieu de dire à sa femme que c'était une folie de se laisser aller à de pareilles alarmes, il eût mieux fait d'apprécier cette marque d'attachement, de la rassurer affectueusement en l'embrassant et de lui dire qu'à l'avenir, il ne lui donnerait plus de semblables sujets d'inquiétude. On a vu que la tendresse expansive n'était pas dans ses cordes.

Dans ce mariage, disproportionné certainement, mais qu'elle avait accepté de son plein gré, ma" dame de Kriïdener n'eut pourtant pas plus de désil- lusions que n'en ont la plupart des époux. Elle en ré- servait bien d'autres à son mari. Aussi ne faut-il pas la plaindre hâtivement. Elle avait trouvé, d'ailleurs, de belles compensations de rang- et de fortune. Si elle s'était donné la peine de réfléchir, elle se serait aperçue que les ménages ne sont autre chose qu'un assemblage de goûts contraires et d'aspirations opposées qui se repoussent au lieu de s'attirer Dans la vie commune, un époux ne tient à l'autre que par la souffrance qui naît de ces inégalités et de ces in- compatibilités, et des concessions qui les font sup- porter. Chose bizarre, c'est toujours celui des deux qui aime, qui fait toutes les concessions et est mené par l'autre tambour battant. Celui-là ne cherche qu'à soigner et ménager son amour ; l'autre, qui n'aime pas, n'a pas de ménagements à garder: il sait, d'ins-

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tinct et d'expérience, que la partie adverse s'inclinera toujours, accordera toujours, pardonnera toujours. Tout être qui aime, dans l'union libre comme dans le mariage, devient un ilote de l'amour : tout être qui est aimé n'est autre chose qu'un exploiteur et un tyran. Il y a évidemment des degrés et des nuances, il y en a à l'infini comme il y en a dans les caractères, dans l'éducation et les milieux, mais cela n'infirme en aucune façon la règle générale.

Rien ne détache plus pourtant, à la longue, un cœur d'un autre cœur que de voir que celui-là ne le comprend pas. De à s'imaginer qu'il est indifférent il n'y a qu'un pas, et on le franchit vite : ie moyen de continuer à aimer longtemps quelqu'un qui ne nous rend pas amour pour amour, qui méprise peut-être notre affection, se rit de nos élans, se moque de nos transports? On ne recommence pas un mouvement qui a porté à faux et dont on se relève tout froissé ; on ne redit pas une parole qui est restée sans écho; on ne se risque plus à se jeter dans des bras qui ne se sont pas refermés sur nous avec une tendresse pas- sionnée. Hélas! quel amour résisterait à la froideur? Il y en a cependant : mais l'homme seul a cette force d'illusion, cette ténacité dans un aveuglement parfois volontaire, qui l'empêche d'ouvrir les yeux pour ne pas voir la triste réalité. Mais ce n'est pas de la force, c'est de la faiblesse de caractère. Etre seul à aimer, dans le mariage, est d'abord humiliant : cela devient ensuite de la sottise. Pourquoi jeter ainsi des trésors de tendresse à un être incapable de la com- prendre, indigne par conséquent qu'on lui ouvre les

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pensées les plus délicatement secrètes d'un cœur ai- mant? Ce serait faire un marché de dupe et, comme le dit l'Ecriture, jeter des perles aux pourceaux, margaritas ante porcos.

Ces réflexions et bien d'autres, la pauvre femme incomprise se les fit avec chagrin. Mortifiée dans son amour-propre, elle s'étudia dès lors à réprimer ses exu- bérances de tendresse, à se montrer correcte, à n'ai- mer que selon la formule du monde et à se tenir avec son mari comme si elle était toujours en spectacle dans un salon. Mais, refoulée de la sorte sur elle- nême, sentant comme elle sentait, dénuée de principes solides de morale et de religion, unie à un homme qu* ne la comprenait pas avec son babil de petite fille, ses caprices et son caractère romanesque, il était certain que la fidélité conjugale, qu'elle ne gardait encore que faute d'avoir trouvé l'occasion d'y manquer, courait bien grand risque avec une si fragile gar- dienne ; un œil perspicace aurait vite découvert que la poire était mûre, c'est-à-dire que la baronne était à la merci du premier soupirant qui voudrait prendre la peine de la cueillir. Elle était dans cet état psycho- logique que les jeunes gens qui cherchent aventure ont un flair spécial pour découvrir. Cet état ne devait pas échapper longtemps aux familiers de la maison.

Les soins que madame de Krudener prenait à se modeler sur son mari et à réprimer certaines habi- tudes de familière expansion toujours prêtes, les in- disciplinées, à se faire jour au dehors, l'empêchèrent sans doute de s'apercevoir qu'un secrétaire de l'am-

2.

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bassade, le comte Alexandre de Stakieff, semblait suivre avec intérêt les luttes et les combats intérieurs qu'elle se livrait à elle-même, et que la mobilité de ses traits laissait apercevoir, tout au moins deviner, à des yeux exercés. Ce jeune homme, admis dans l'in- timité de la maison, n'avait pas été sans remarquer la dissemblance de caractère des deux époux ; et, peut- être par compassion pour la jeune femme incomprise, peut-être seulement dans le simple espoir, tout à fait dénué de désintéressement, de consoler un jour la blonde rêveuse de ses déceptions de rêves, il lui avait c'était immanquable fait peu à peu la cour. Oh! des yeux seulement, pour commencer. Il paraît d'ailleurs, il est même certain que les choses n'allèrent pas plus loin et n'en vinrent même pas jus- qu'aux soupirs. A cent lieues à la ronde, d'après ces apparences, on n'eût pas trouvé un désintéressement amoureux pareil.

Pris cependant de scrupules, trop honnête homme pour trahir la confiance de celui qui l'avait admis dans son intimité, le jeune secrétaire d'ambassade, qui se sentait très sérieusement atteint, demanda un congé et quitta Venise.

Madame de Krùdener, de son côté, tout occupée qu'elle était à discipliner ses mouvements expansifs, avait Uni par voir clair au jeu du comte de StakielF. Elle devina la cause de son départ. Très touchée des .sentiments qu'il avait eus pour elle, très flattée aussi, regrettant même peut être que le roman n'eût pas été poussé plus loin, oh 1 simplement pour prouver au jeune téméraire qui se serait permis de lui faire part

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de ses vœux qu'il n'avait aucune espérance à conce- voir, — madame de Krùiener laissa courir son ima - gination et c'est sur ce thème, agréablement fondu avec d'autres événements plus corsés qui survinrent, qu'elle écrivit plus tard les brillantes arpèges et va- riations épistolaires toutes panachées d'amour qui forment le roman de Valérie.

Mais, en attendant, l'imagination, chez madame de Krïidener, gagnait du terrain sur le cœur. Dans cet énervant et voluptueux climat de Venise, elle passait des heures et des heures, étendue sous les ombrages de sa villa, à rêver, les yeux dans le vague, le cœur aussi. Ne trouvant personne à qui donner le trop-plein de tendresse qui parfois l'obsédait, ne se risquant plus à épancher auprès de son mari des sen- timents qu'il était décidément incapable de com- prendre et encore plus de partager, madame de Kriï- dener avait pris le parti de s'amuser. C'est ce que font les gens qui s'ennuient. Le bruit du monde est le refuge de ces jeunes âmes silencieuses qui ont subi un premier échec dans leurs aspirations éthérées. Aussi la baronne se dissipa-t-elle le plus qu'elle put au dehors, et elle constatait avec surprise que ce bruit suffisait à occuper le vide de tout son être. Le positif l'enchantait maintenant au moins autant que le rêve l'avait d'abord hypnotisée. Sa jeunesse, battue du côté du sentiment, se jetait à corps perdu dans le tourbillon des plaisirs de la vie mondaine. Ce fut une soupape, un dérivatif, un remède à son excédent de bagage romanesque ; plus tard, elle changera de remède et prendra la piété. En alten-

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dant, le sentiment se transformait, chez elle, en coquetterie, et les petits manèges de salon bénéfi- cièrent vite de ses ardeurs de cœur comprimé; son stock de tendresse, laissé un peu pour compte, se changeait logiquement en frivolités.

L'accord, cependant, était toujours complet dans le ménage. Dès que l'un des deux époux s'incline de- vant l'autre ou le traite comme quantité négligeable, il n'y a plus de ces fâcheux tiraillements qui empoi- sonnent l'existence de tant de malheureux; et c'est justement cette apparence trompeuse de l'accord parfait, qui est le signe du désaccord non moins parfait. Mais aussi, comme l'observe un des malins biographes de la baronne à propos du prosaïsme auquel sa fantaisiste poésie se heurtait chez son mari, « comment s'accommoder de ce lot avec les mœurs et les masques qui courent dans cette eni- vrante Venise, sous le soleil du Tintoret, sur ces gondoles, au son cadencé des rames qui battent la Brentaet incitent à la vie molle et voluptueuse (1)? »

Les fêtes et les bals ne pouvaient, en eflet, servir longtemps de dérivatif à l'àme inquiète de la baronno. Dénuée de principes solides et de tout sentiment du devoir, elle était à la merci du premier homme venu qui lui murmurerait quelques mots d'amour à l'oreille dans les troublants enlacements d'une valse, ou dans le voluptueux silence de la gondole glissant moelleu- sement sur les eaux, par une de ces soirées parfu- mées, où les femmes tombent toutes seules dans les

(1) Biographie universelle M chaud, article de M. Parisot.

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bras des amants. La vie mondaine ne pouvait que hâter le moment où, d'une rencontre fortuite, jaillirait l'étincelle de l'infidélité.

Car la jeune femme, depuis ses échecs de senti- ment auprès de son mari, avait vite adopté les mœurs italiennes de cette époque, telles que nous les montre Stendhal. Elle ne paraissait plus en public, aux bals, au spectacle, à la place Saint-Marc, qu'es- cortée de tout un état-major de jeunes gens. Cet état- major semblait ne la quitter jamais. Mais on la voyait le quitter parfois tout à coup : c'est que, dans les ca- prices de son âme mouvante, elle se sentait prise d'une pitié subite à la pensée que des êtres humains souffraient alors qu'elle s'amusait, étaient malheureux alors qu'elle était si heureuse. Et, comme par un re- mords de son insensibilité, elle s'arrachait un instant à cette vie tout en l'air et courait porter de riches au- mônes dans les plus misérables taudis de Venise. Alors, c'était du bonheur, non seulement pour ceux qu'elle secourait, mais pour elle. Elle jouissait même plus de l'adoration dont elle voyait l'expression dans les yeux des malheureux à qui elle laissait ses pièces d'or, que de la satisfaction d'avoir soulagé leurs misères. Elle aimait déjà à poser, et son bonheur intime était de lais- s :r croire à ces cœurs naïfs qu'elle était une sainte des- cendue du cie! pour venir les consoler. Elle a toujours eu un faible pour l'auréole, nous l'avons déjà dit, et n'a jamais su se passer de ce petit meuble. Elle retour- nait ensuite à la place Saint-Marc, retrouvait la joyeuse bande qui gravitait sans cesse autour d'elle, et se remettait à prendre des glaces sous les tentes

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de la botiega à la mode. Les hommages admiratifs des Vénitiens pour son teint de rose, pour ses yeux bleus et ses cheveux blond cendré, couleurs qui ne courent pas les rues en Italie sur les visages de femmes, lui valaient des jouissances d'amour- propre, et, avant peu, lui en auraient assurément valu d'autres moins innocentes, si le baron de Krïide- ner n'avait reçu inopinément sa nomination au poste d'ambassadeur à Copenhague. Il y avait dix-huit mois qu'il était à Venise : il n'était que temps cependant d'arracher Julie aux séductions de cette ville, incom- parable lieu de perdition pour le cœur des jeunes femmes incomprises.

La baronne de Krùdener avait, à Venise, pris un grand goût pour le monde. Cela se comprend : la grâce de son visage, celle de sa personne tout en- tière, l'agrément de sa conversation et de son esprit original groupaient autour d'elle toutes les admira- tions. Il n'y a, pour détester le monde, que les amantes ou les femmes laides, sans ressources d'es- prit ; encore celles-ci sont elles parfois enragées quand même pour y aller et chercher à y faire quelque effet par les toilettes, cet esprit des femmes qui n'en ont pas d'autre, par le rang de leur mari ou de leur famille, enfin par un aplomb, une effronterie, qui ne tiennent que trop souvent lieu de tout ce qui leur manque. Mais il y a des hommes pour trouver cela admirable, découvrir de la beauté à ces laides et de l'esprit à ces sottes. Knfin !...

A Copenhague, madame de Kriïdener monta l'hô-

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tel de l'ambassade sur un grand pied et reçut avec magnificence. Outre que sa coquetterie naturelle, qui s'était passablement développée dans la voluptueuse Venise, y trouvait assez son compte, une rencontre inattendue avait jeté un assez vif intérêt dans sa vie. Et c'est pour cela qu'elle montrait m lintenant un en- train, une gaieté qui réjouissaient le cœur de son trop confiant mari. S il s'était douté, par exemple, de quoi il retournait, il n'eut probablement pas été si satisfait. On avait retrouvé à Copenhague, parmi les secrétaires de l'ambassade, le comte Alexandre de Stakielï. Ma- dame de Krudener, qui avait percé à jour ses senti- ments pour elle à Venise, venait de constater qu'ils étaient encore les mômes à Copenhague. Une femme est toujours heureuse de se savoir adorée de quelque beau jeune homme, même quand elle n'a pas encore l'intention de se perdre pour lui faire plai- sir. Aussi madame de Krudener trouvait-elle dans cette situation une douceur inexprimable. Et pourtant M. de StakiefTn'avait encore rien dit. Il se tenait sur une convenable et respectueuse réserve. Mais, comme il craignit de n'avoir pas la force de s'y tenir toujours , qu'il était même parfois fortement tenté de devenir malhonnête homme, l'idée qu'il pourrait trahir la cordiale confiance de M. de Krudener le révolta comme si c'eût été la pensée d'un autre. Il songea de nouveau à s'éloigner. L'honneur le lui comman- dait. Aussi bien lui semblait-il voir que la baronne avait lu dans son cœur.

Son idée bien arrêtée, et afin de ne pas se donner à lui-même quelque faux-fuyant pour rester, M. de

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Stakieiï brûla ses vaisseaux. Il déclara à M. de Krù- dener qu'il était tombé amoureux de sa femme et qu'il ne voyait qu'une solution à cette délicate situa- tion, s'éloigner au plus vite : «Ce qui est inexplicable lui dit il, ce qui est vrai pourtant, c'est que je l'adore parce qu'elle vous aime. Dès l'instant vous lui serez moins cher, elle ne serait plus pour moi qu'une femme ordinaire et je cesserais de l'aimer. »

C'était un noble aveu, aussi rare que désinté- ressé. Mais ce fut aussi une noble imprudence à M. de Krudener que de montrer à sa femme la lettre par laquelle M. de Stakieiï lui exposait le motif de sa demande de changement. Ému de tant de grandeur d'âme, M. de Krudener s'opposa au départ de cet homme d'honneur. Sa déclaration lui était un garant de la conduite qu'il tiendrait. Mais il eut le tort de ne pas assez compter avec la faiblesse humaine et d'in- troduire lui-même le loup dans la bergerie. Il est des cas la confiance devient une sottise. Les amants vont toujours l'un à l'autre comme l'eau va à la ri- vière.

Éclairée par son mai i lui-même sur les sentiments que le jeune secrétaire dambassade avait pour elle, madame de Krudener s'imagina que le ciel, la pre- nant en pitié, lui envoyait le seul homme capable de la comprendre et de la consoler du prosaïsme qu'elle trouvait à sa vie. Et... ce qui devait arriver arriva. M. de Stakieiï", qui ne songeait plus à ne pas aimer

maîtresse depuis qu'elle était devenue pour lui « une femme ordinaire », lui donnait au contraire le bonheur de contrebande qui lui faisait supporter le

LA. BARONNE DE KRÛDENEIl 37

Donneur réglementaire qu'elle trouvait ou plutôt qu'elle n'avait pas su trouver auprès de son mari. Quant à M. de Krïidener, bon et incapable de la plus petite déloyauté, il ne pouvait s'imaginer que sa femme et son secrétaire collaborassent à trahir la confiance qu'il avait mise en leur honneur. Cela était cependant. Dès que madame de Krûdencr avait su, à n'en pas douter, par la trop grande confiance de son mari, le secret de l'amour de M. de StakielT, elle avait voulu jouer avec le feu. Persuadée qu'elle s'était en- nuyée suffisamment dans les joies du mariage pour l'honneur de son mari ; devinant, d'un autre côté, dans le cœur du jeune homme une ardeur de ten- dresse d'autant plus grande qu'elle était timide et loyale, elle s'amusa à l'attiser par mille coquetteries. Gela ne mérite pas une bien grande estime, quoique la baronne n'eût pas tout d'abord l'inlenlion de se livrer à M. de Stakieff. Mais elle était poussée par ce sentiment mauvais, ce désir détestable d'essayer son pouvoir fascinateur sur lui afin de voir si elle réussi- rait à le faire faillir à l'honneur. Elle avait réussi. Af- folé d'amour, le jeune comte un jour était tombé à ses pieds. C'était une épreuve trop forte pour lui, trop forte aussi pour la tête un peu légère de l'ambassadrice. Elle tomba à son tour dans les bras de M. de.Stakieff, elle partagea son ivresse et, quand ils se séparèrent, le naufrage de la vertu de madame de Krudener était aussi complet que possible, aussi complet que le nau- frage de l'honneur de son amant, et, aux yeux du monde, que celui de l'ambassadeur.

En tout, il n'y a que le premier pas qui coûte, dans

3

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le crime comme dans le bien. Madame de Krudener l'avait franchi, ce pas, et elle constatait avec un cer- tain étonnement qu'il ne lui avait pas coûté du tout ; que, des remords, il ne lui en demeurait que peu. Si peu, même, qu'elle recommença: sans doute pour se débarrasser de ce reste d'enfantillage.

Elle ne se borna pas, dit-on, à un amant et à l'amour illégitime. Ses curiosités de contrebande éveillées, elle versa dans la coquetterie et devint presque une manière de femme galante. M. Parisot, qui était bien informé, affirme que « les aventures de madame de Krudener furent si nombreuses et si publiques, que le baron n'y put tenir et proposa son ultimatum » Ces sortes de choses, à présent, sont bien difficiles à tirer au clair. Mais il paraît certain que l'ambassadrice s'était lancée dans un imbroglio d'intrigues galantes, pour se dédommager de son élit de jeune femme incomprise. Quoi qu'il en soit, au milieu de ces aventures, de ces luttes et capitula- tions de conscience, la baronne était devenue en- ceinte une seconde fois : elle avait trouvé le temps et le moyen de mener à terme sa grossesse et de mettre au monde une petite fille, qui reçut le nom de Ju- liette.

Plusieurs écrivains, dignes de foi, ont dit que M. de Krudener se sépara alors de sa femme, à l'amiable ou juridiquement. M. Eynard, dont une bienveillance et une admiration exagérées ont dicté les deux grands volumes qu'il consacre à madame de Kriï- dener, ne fait nulle allu-ion à la brouille qui éclata dans le ménage de l'ambassadeur. Cette brouille était

LA BARONNE DE KRÏIDENER 39

bien naturelle pourtant, après la conduite de la ba- ronne, conduite dont son mari avait fini par prendre ombrage. Il arrive un moment les yeux les plus obstinément formés finissent par s'ouvrir. Trompé par celle qui lui était le plus chère et dans l'honneur de laquelle il avait cru pouvoir mettre une confiance illi- mitée, M. de Krudener dut être aussi malheureux que révolté d'une pareille trahison. Après ce troi- sième essai de bonheur conjugal, ses illusions sur les femmes durent s'envoler pour jamais. Avec des sen- timents aussi délicats qu'étaient les siens, la vie com- mune n'était plus possible. C'est ce qu'il fit assuré- ment comprendre à sa trop légère épouse. Mais c'est pousser beaucoup trop loin l'esprit de galanterie envers elle que de dire, comme on l'a fait, que le baron de Krudener abandonna sa. femme. Ce mot jette sur lui un jour odieux qu'il ne mérite pas. Sa conduite fut toujours loyale, et si l'on peut lui repro- cher quelque chose, ce n'est que son trop de bonté. Il signifia simplement à sa femme qu'elle ne pou- vait plus vivre sous son toit : le scandale avait été trop grand. Aussi bien a-t-on raconté qu'un des jeunes secrétaires de l'ambassade, auquel elle avait inspiré une passion que le pauvre garçon eut le tort de prendre au sérieux, au tragique plutôt, avait cher- ché dans le suicide l'oubli de son amour (1).

Mais ce point n'est pas très éclairci. Il ne le sera jamais. Les versions dilfèrent et l'on manque de do- cuments. Dût l'amour-propre posthume de la ba-

(1) Biog<a^hic liabbc.

40 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

ronne en être offensé, et quelque plaisir qu'elle ait eu à s'imaginer que les hommes se tuaient d'amour pour elle, il est certain qu'aucun n'a été assez fou pour le faire. Les historiens de madame de Krudener ont sans doute confondu cette aventure avec celle de M. de Stakieff et mis ainsi au compte de l'ambassa- drice, en la poétisant à la Werther, l'histoire d'un jeune homme qui, devenu amoureux d'elle, mais atteint de phtisie, alla s'éteindre dans une ville d'eaux. De là, ce conte d'un secrétaire de l'ambassade se sui- cidant pour elle. Madame de Krudener, qui mettait du romanesque en tout, tenait absolument à croire et à faire croire que ce malheureux était mort d'a- mour, et rien que d'amour pour elle. C'était à ses yeux un mérite, même pour lui, et elle eût été fâchée de le laisser ignorer. « C'était bien un holocauste, a dit M. Parisot, un fleuron à sa couronne de jolie femme et de déesse. Aussi en prit-elle plus d'aplomb et en vint-elle, avec sa vive imagination, à se repré- senter les dandys dépérissant par douzaines à ses pieds et dans l'attente d'un regard. Plaisanterie à part, elle racontait sérieusement à qui voulait l'en- tendre ses victoires et conquêtes en ce genre. L'Eu- rope était semée des tombes de ses victimes. Elle n'en comptait pas moins de six. « Le sixième, disait- elle, n'est pas tout à fait mort, mais autant vaut : il est à Lausanne ; il n'ira pas loin. » Et qu'on ne croie pas qu'elle eût l'âme féroce. Très certainement, son témoignage même le démontrerait au besoin, elle ne laissait pas se consumer de même tous ses soupi- rants, et elle eût bien volontiers ressuscité les morts,

LA BARONNE DE KRUDENER -11

s'ils eussent pu être en même temps morts pour sa plus grande gloire, et vivants pour l'adorer. Mais, esthétiquement, la grandiose et l'infini de l'idée de mort frappaient sa pensée : il était grand d'être mort pour elle ; il était grand d'être jugé digne de ce sacri- fice et d'inspirer l'amour qui tue. »

Quoi qu'il en soit de cette philosophie de femme co- quette, où perce déjà un peu de ce mysticisme qui, plus tard, se transformant, la transformera elle-même com- plètement, madame de Krudener, à la suite de diver- ses aventures qui n'avaient été rien moins que mysti- ques, était tombée malade. Sa santé paraissait même assez gravement atteinte. Sous le prétexte que ses dernières couches l'avaient épuisée et que, pour se remettre, les médecins lui ordonnaient le climat de la France, plus clément que celui de ces âpres pays du Nord, madame de Krudener se disposa à quitter Copenhague. Son mari donna partout la santé de sa femme comme motif de son départ. Il n'y avait pas besoin d'être diplomate pour trouver ce prétexte. M. Eynard a trop de bienveillance pour son héroïne pour ne pas donner le même prétexte au départ de la baronne. Sainte-Beuve, plus sceptique, le répète après lui.

Mais le vrai motif de la séparation, le lecteur le connaît.

CHAPITRE II

Madame de KriiJener à Paris. Son portrait peint par elle- même. Elle fait la connaissance de M. Suard. Sa liaison avec lui. Indiscrétions de M. Domiuique-Joseph Garât sur cette liaison. Tendances au mysticisme. Goûts litté- raires et artistiques. Amitié pour Bernardin de Saint- Pierre. Madame de KriiJener dans le salon de l'abbé Morellet. Vie mondaine. Fin d'idylle et mariage de M. Suard. Madame de Krûdener part pour le Midi. La vallée de Vaucluse. M. de Lezay-Maruésia. Le comte <ie Frégeville. Liaison de madame de Kriidener avec cet officier. Commencement de la Révolution. Le lieute- nant de Frégeville ramène la baronne à son mari. De- mande en divorce. M. de Kriidener envoie sa femme dans sa famille. Retour de la baronne à Riga. Encore M. de Stakieff. Désillusions. La baronne passe l'hiver à Leipzig. Lettre à Bernardin de Saint-Pierre.

Madame de Krûdener vint donc à Paris. Gentille et délurée comme elle l'était devenue, n'était-ce pas sa place? Elle y arriva, sans mari, sans amant, dans le courant du mois de mai 1789, au moment de la réunion des Etats-Généraux.

Sans cire précisément belle, ni môme jolie, madame

LA BARONNE DE KRUDENER 43

de Krudener était alors charmante. Elle-même le dit. Elle a d'ailleurs tracé son propre portrait, sous les traits de Valérie, l'héroïne de son roman. Elle nous donne ainsi, avec une bienveillance que n'ont pas toujours eue ses autres peintres, une idée de ce qu'elle était, ou, si l'on préfère, de la façon dont elle se voyait. Car, si la jeune femme était parfois amou- reuse de quelque homme, jeune ou non, elle l'était toujours d'elle-même. « Valérie, dit-elle, a quelque chose de particulier que je n'ai encore vu à aucune femme. On peut avoir autant de grâce, beaucoup plus de beauté, et être loin d'elle. On ne l'admire peut-être pas, mais elle a quelque chose d'idéal et de charmant qui force à s'en occuper. On dirait, à la voir si délicate, si svelte, que c'est une pensée. Ce- pendant, la première fois que je la vis, je ne la trouvai pas jolie. Elle est très pâle, et le contraste de sa gaieté, de son étourderie même, et de sa figure qui est faite pour être sensible et sérieuse, me fit une impression singulière » (i). Notons que madame de Krudener a soin de compléter ce séduisant portrait en ajoutant que Valérie a « quelques petites inéga- lités d'humeur ». Un amoureux, ou l'auteur elle- même, peut prendre cela pour une perfection de plus, mais un historien impartial ne peut voir la qu'une indulgente allusion, non dénuée de franchise, à son caractère éminemment fantasque et capricieux. C'est pendant ce second séjour à Paris que ma- dame de Krudener fit la connaissance de M. Suard.

(1) Valérie, Letlre III.

li UNE ILLUMINÉE AU XIX ' SIECLE

Il est probable qu'il lui fut présenté par Bernardin de Saint-Pierre. M. Dominique-Joseph Garât, qu'il ne faut pas confondre avec son neveu, Garât, le fa- meux chanteur, Garât \dimousique comme l'appelait Piccini que nous trouverons lui aussi dans la suite de ce récit, était un philosophe. Esprit faux et caractère dont une iierlé et une indépendance exagérées n'é- taient pas les défauts principaux (i), M. Garât, alors dé- puté à l'Assemblée constituante et plus tard à la Con- vention, M. Garât qui fut ministre de la justice après Danton, a écrit des Mémoires sur son ami Suard. Il avait reçu ses confidences et avait entre les mains ses papiers. C'est d'une main discrète et en termes excu- sateurs qu'il a touché les relations qui s'étaient vite éta- blies àParis entre le philosopheetlajeuneLivonienne. Après ses fâcheuses aventures de Copenhague, celle- ci avait besoin de distractions. Un nouvel amour lui en donna. Il lui apporta aussi l'oubli du passé. L'oubli n'est-il pas la grande loi de ces aventures romanes- ques? On ne peut s'empêcher de trouver, par exemple, que la jeune femme s'était un peu hâtée d'oublier Co- penhague, surtout s'il y avait eu là-bas quelque suicide par amour pour elle. M. Garât ne s'est pas rappelé la date exacte de la nouvelle liaison de la baronne; mais, comme il n'est pas possible qu'elle se soit nouée avant 1789, c'est bien à cette époque qu'il la faut placer. Voici, au reste, ce que dit M. Garât :

« Abandonnée de son mari, qui avait quitté la

(!) Voiries Mémoires de l'abbé Morellet, t. I, p. 416-418.

LA BARONNE DE KRUDENER 45

France sans dire à sa femme il allait (1), madame deKr... rencontrait souvent M. Suard dans ces so- ciétés embellies de tout ce qu'y portent de charmes les femmes qui y cherchent le bonheur, de tout ce qu'inspirent de délicat la culture et la jouissance habituelles des arts, du goût, de la noblesse qu'im- pose aux idées, aux procédés, même aux manières, la présence des hommes revêtus d'éminentes fonc- tions. Des grands seigneurs, respectés pour leur caractère plus encore que pour leur rang et pour leurs titres; des ministres qui ont eu dans leurs places plus de lumières encore que de puissance, s'occu- paient du sort de madame de Kr... avec un intérêt tendre dont elle était digne. Au milieu de tant d'ap- puis et de protections, son cœur, jeune et délaissé, avait d'autres besoins, et ce cœur fut touché des sen- timents qui lui furent offerts par M. Suard. »

M. Suard avait peut-être été beau dans son temps; peut-être l'était-il encore; mais, à coup sûr, il n'était plus jeune. Il avait même douze années de plus, non pas que madame de Krudener, mais que M. de Krudener. Et la baronne trouvait son mari trop vieux pour elle parce qu'il y avait vingt ans de dif- férence entre eux! Mais allez donc demander de la logique aux femmes, surtout en amour. Hélas! En trouverait-on davantage chez les hommes? Même chez les philosophes?... Mais madame de Krudener était

(1) M. Garât ne dit pas l'exacte vérité, par galanterie peut- être, peut-ûtre parce que c'est de la sorte que madame de Krudener avait exposé sa situation à M. Suard. La vérité, nous l'avons dite un peu plus haut.

3.

46 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE

blonde, d'un blond doucement attirant; ses yeux étaient deux morceaux de ciel ; on était au mois de mai, à cette époque où, comme Ta dit Victor Hugo,

on vit double; Gallus entraîne au bois Lycoris qui se trouble.

Et M. Suard, et madame de Krûdener avaient vécu double.

« Quelques traits racontés devant celui qui écrit ces Mémoires, poursuit M. Garât, et qu'il n'a pu ou- blier suffiront peut-être à faire connaître le genre d'esprit et le caractère de cette femme trop sensible pour n'être pas beaucoup exposée à des malheurs.

« ... M. Suard écrivait un jour à son père à côté de madame de Kr. . . ; quand elle j ugea qu'il était vers la fin de la lettre, elle lui adressa ces mots si simples et si touchants : Dites-lui que je le y%emercie> » De telles expressions de mysticité se rencontrent perpétuelle- ment dans la bouche ou sous la plume de madame de Kriidener : mais que c'est bien le mot d'une femme qui ne s'embarrasse pas de savoir si son bonheur est avouable, et mêle bien plaisamment, dans son incon- science amusée, les choses les plus respectables à celles qui le sont le moins, le père de son amant et le bonheur de contrebande dont elle jouit auprès de son fils, l'amour de Dieu et 1 autre.

» Dans une abbaye à quelques lieues de Paris, madame de Kriidener avait une sœur religieuse (t) ;

(1) M. Garât se trompe évidemment ; ce ne pouvait être qu'une ainie. Madame Krûdener avait deux sœurs; l'une, son

LA BARONNE DE KUUDENER 47

elle aimait cette sœur comme les femmes les plus ca- pables d'amitié ne s'aiment guère que lorsqu'elles n'ont point d'amant. Toutes les années, elle allait passer, avec sa sœur, une vingtaine de jours ou un mois (1) ; et pour ne pas s'en séparer un instant, elle se faisait presque religieuse elle-même pour ce mois- là. Elle écrivait à M. Suard : Je ne manque jamais de suivre ma sœur aux offices; je me prosterne avec elle au pied des autels, et je dis : Mon Dieu, qui ni avez donné ma sœur et mon amant, je vous aime et je vous adore ! »

Au milieu de quelques inexactitudes de détail que nous venons de relever, cette action de grâces, char- mante dans son' inconvenante et libertine naïveté, doit être absolument vraie ; celle qu'elle voulait adresser au père de M. Suard l'est aussi et dénote une bonté de cœur qui n'a d'égale qur son originalité. Toutes deux sont bien dans le ton du caractère, dans les tendances de la jeune femme. C'est un des pre- miers signes qu'elle donne de ce mysticisme qui, plus tard, l'envahira tout entière; mais en ces temps de sa « première manière », ce mysticisme fait très bon ménage avec une sensualité passablement païenne et avec toutes les dissipations mondaines. Et cela sans beaucoup de nuances. Mais il y a des femmes qui sont la collection de toutes les contradictions.

aînée, était sour.le et muette; l'autre, la plus jeuuc. avait été, comme toute la famille, élevée dans la religion réformée, et ne pouvait, par conséquent, être religieuse dans une abbaye.

1, Ceci est plus inexact encore, car madame de Kiiï.leuer ne venait pas tous les ans à Paris.

'i$ UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

Ordinairement, c'est par le mysticisme que com- mencent à s'ouvrir les âmes de femmes, j'entends de celles qui ont autre chose au cœur que l'éternelle passion d'une vulgaire coquetterie. Voyez madame Roland, voyez madame Sand : c'est dans le demi-jour d'une chapelle écartée, c'est au milieu des parfums laissés dans l'église par une pieuse cérémonie qu'elles sentent leur cœur s'éveiller, qu'elles l'entendent, mais encore in distinctement, bégayer ses premières aspi- rations vers quelque chose de vague et d'indéterminé, qu'elles sont délicieusement tourmentées par ses premiers élans vers l'infini, c'est-à-dire vers l'amour. Cet éveil de ce qu'elles sont, surtout de ce qu'elles doivent être, de leur âme, de leur moi, les jette pour commencer dans une piété éthérée, semée de nuages d'or et de petits anges ailés, qui parfume plus tard leur vie tout entière, malgré des écarts de conduite très positifs, et qui l'embellit de la poésie du souvenir, de ces silences mystérieux peuplés de rêves et d'as- pirations sans but, montant doucement au ciel au milieu des nuages odorants de l'encens. Tout cela s'amalgame en leur âme et se retrouve, quoiqu'elles fassent, aussi bien dans leurs inconséquences que dans leurs plus belles élévations de cœur. Madame de Krudener, elle, commence parles inconséquences : c'est assez naturel, puisqu'elle n'alla pas au couvent. C'était d'ailleurs la mode chez les femmes, en ces temps de loisirs, et puis cela l'amusait. Pourquoi se serait-elle refusé un caprice qui l'amusait? Les princi- pes ne la gênaient poin t, n'est-ce pas ? Eh bien, alors?. . . Encore garda telle quelques années de fidélité conju-

LA BARONNE DE KRÙDENER 49

gale, et, dans son temps et son milieu, c'était assuré- ment méritoire. Elle s'est jetée, avec l'ardeur qu'elle met à tout ce qu'elle fait, dans toutes les joies de ce monde; elle ne pensera que bien plus tard, et quand elle aura épuisé celles-là, à toutes les joies de l'autre. En attendant, son fonds de religiosité sommeille. Elle est heureuse par un amour irrégulier, par le bruit et le monde, par l'étude et la dissipation à la fois. Elle n'a nul besoin de recourir à des consolations, puisqu'elle n'a pas de chagrins. Elle est même tout à fait heu- reuse. Alors, à quoi bon la religion? On ne recourt à Dieu[que lorsqu'on a besoin de lui ; on ne le prend que comme pis-aller. En ce moment, la baronne n'a besoin que de M. Suard. Ses expansions, son langage se trouvent gentiment teintés d'un mysticisme latent, voilà tout. Plus tard, quand la jeunesse et les amants l'auront définitivement abandonnée, les instincts reli- gieux et la poésie innés en son àme reviendront à la surface, et c'est eux qui se teinteront d'un peu de vanité mondaine. Alors, oui, elle se jettera en Dieu pour chercher des consolations à tout ce qui Ja quitte. Elle les y trouvera. Mais, ne pouvant se passer des hommages, tout au moins de l'attention du monJe, elle y trouvera aussi un piédestal pour prendre des attitudes absolument neuves et inédites devant ce monde badaud qu'elle semble mépriser et dont elle obtiendra un moment l'admiration, moins par une bonté et une charité réelles, que par un charlata- nisme non moins réel.

En attendant, ce monde, elle ne le dédaigne pas du tout. Elle l'aime au moins autant qu'elle aime son

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amant, et ne veut pas plus se passer de l'un que de l'autre.

Il y avait d'ailleurs comme une harmonie entre cette jeune femme séparée de son mari, échappée aux froides sociétés du Nord, et qui avait besoin d'un guide dans lasociété la plus éclairée de l'Europe, et M. Suard, qui aurait pu être son père, et qu'elle avait pris pour amant. Qui donc, mieux que lui, aurait pu initier son esprit aux choses de l'art, si merveilleuses encore en ce moment? Quel guide meilleur aurait-elle pu trouver pour lui faire apprécier les beautés de la peinture et de la sculpture françaises, qui ont marqué cette épo- que d'une glorieuse et ineffaçable empreinte ? Qui donc aurait pu lui mettre sous les yeux, lui lire, lui faire mieux sentir les plus belles pages de noire littérature? qui aurait mieux pu lui faire prendre goût à celte lit- térature en exaltant ses dispositions, en lui appre- nant à démêler ses sentiments, à analyser ses idées, à les coordonner et à jeter tout cela sur le papier?...

M. de Kriidener avait fait l'éducation modaine de sa femme. M. Suard, on peut le dire, fit son éducation littéraire et artistique, et comme l'amour était là- dessous, l'élève faisait merveille. C'est auprès de cet homme distingué que la jeune femme prit le goût des arts et des choses de l'esprit. Elle lisait avec lui, visi- tait les monuments de Paris, courait les musées et les collections particulières, allait au Jardin des Plantes, à la Monnaie... Son Mentor, qu'on eût plutôt pris pour Télémaque empressé auprès de la nymphe Eucliaris, l'accompagnait partout et prenait un plaisir d'amou- reux à lui montrer les médailles les plus remarqua-

LA BARONNE DE KRUDENER 51

blés : il trouvait moyen, en les lui expliquant, de lui enseigner l'histoire des peuples anciens qu'elle igno- rait à peu près totalement. Avec M. Suard aussi, elle fréquentait les bibliothèques, allait aux séances de l'Académie... Le soir, l'Opéra, la Comédie-Française, d'autres spectacles l'attiraient invinciblement. Et, après le théâtre, elle ne manquait aucune réunion dans ces quelques salons l'on causait et l'on soupait, semblant s'efforcer de donner raison à ce mot de madame du Deffand, qui prétendait que « le souper est une des quatre fins de l'homme. » Cette vie l'enchantait et elle y prenait un goût plus vif qu'aux molles et énervantes jouissances qu'elle avait savourées à Venise. Venue au monde et à Paris quel- que trente ans plus tôt, et un peu moins saisie dans son engrenage de salons, madame de Krudenereùt été, comme madame de la Tour-Franqueville, une des femmes de Rousseau; on l'aurait vue devenir sa plus fervente dévote.

Quant à M. Suard, il était dans le ravissement. Enseigner les lettres et les arts, le Paris moderne et l'antiquité, Rome et Athènes, à la jeune Livonienne, tout cela, mais c'était le complément de l'amour. Sur tout cela, son élève était neuve. C'était une maîtresse idéale, il n'avait eu à détruire aucun préjugé, aucune notion lausse, aucune iJée arrêtée. Aussi tira-t-il d'elle, et elle de lui, un parti merveilleux. Tout ce qu'il disait était écouté avec une attention quasi-reli- gieuse : la docile jeune femme buvait les paroles de son maître comme une terre desséchée boit l'eau qu'on lui verse.

52 UNE ILLUMINÉE AU XIX*' SIECLE

Il n'y a rien qui doive nous surprendre : outre une vive intelligence et des dispositions très pronon- cées à plaquer avec la précision d'une photographie ses idées et ses sentiments sur le papier, madame de Krudener avait un certain goût pour les choses de la littérature. Elle en avait un non moins certain pour celui qui les lui enseignait. L'amour était au fond de tout cela, et qui ne sait que l'amour double la puis- sance de nos facultés? « Donnez-moi un homme qui aime, a dit saint Augustin, et il comprendra tout. » C'est vrai, excepté sur un point : les petits manèges plus ou moins intéressés de la femme qu'il aime lui échapperont toujours. Madame de Krudener, elle, comprenait tout.

C'est peut-être pour cela et pour se faire honneur de son élève, peut-être aussi pour la vanité de mon- trer qu'il avait une maîtresse jeune et appartenant au monde le plus distingué de l'Europe (les philosophes ne sont pas si exempts qu'on le pense des faiblesses humaines), que M. Suard avait fait pénétrer madame de Krudener dans quelques milieux littéraires. Peut- être même est-ce par lui qu'elle avait renoué connais- sance avec Bernardin de Saint-Pierre. On se rap- pelle qu'elle l'avait vu lorsqu'elle n'avait que treize ans, à son premier voyage à Paris. Il lui plut infiniment et elle se lia vite avec lui d'une amitié intime. Bernar- din de Saint-Pierre était allé en Pologne en 170 i ; il avait même eu, à Varsovie, une aventure d'amour re- tentissante, ce qui lui donnait, aux yeux de la roma- nesque madame de Krudener, une auréole toute par- ticulière. Les femmes, d'ailleurs, aiment assez les

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héros de roman. De plus, Bernardin de Saint-Pierre était allé en Livonie, à Riga... C'est probablement en parlant avec lui de son pays, et surtout de son grand père maternel le maréchal de Mïinnich, qu'il avait connu, que naquit cette grande affection. Elle la conserva jusqu'à son dernier jour. Par lui aussi elle connut Ducis avec lequel elle se lia également. Entourée de ces aimables hommes de lellres, ma- dame de Krttdener ne pouvait que profiter à leur conversation. Et c'est ce qu'elle faisait de son mieux. M. Suard avait pour elle un dévouement sans bornes. Il était, de tout point, charmant, « si délicat de procédés, a dit de lui un de ses amis, si doux de caractère, un des hommes en qui j'ai connu le plus d'esprit, de goût et de raison, et dont j'ai toujours apprécié les vertus, les talents et l'amitié » (1). Aussi M. Suard avait-il introduit la jeune Livonienne chez un ami si sûr, se réunissait une société non moins distinguée par l'esprit que par les talents. « J'avais, a encore écrit l'abbé Morellet, une société de femmes et d'hommes de lettres qui m'était précieuse, et que je cultivais depuis plus de douze ans. Madame Suard (2), madame Saurin, madame Pourat, madame Broutin, Saurin, Suard, l'abbé Arnaud, d'Alembert, le chevalier de Ghaslellux, Marmontcl, Delille, La Harpe, se rassemblaient chez moi, le dimanche (3),

(1) Abbé Morellet, Mémoires, t. I, p. ?5G.

(2; Madame Suard ne vint que plus tard, comme on le verra.

(3) Sur ces réunions du premier dimauche de chaque mois, voir les Essais de Mémoires écrits par madame Suard en 1820, p. 97.

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je leur donnais à déjeuner avec quelque soin ; on causait agréablement, on lisait de la prose ou des vers, on faisait de la musique, et plusieurs artistes, Grétry, Hulmandell, Gapperon, Traversa, Caillot, Duport, etc., se faisaient un plaisir de se réunir à nous » (i).

Il n'est pas étonnant que madame de Krudener ait aimé à se trouver dans cet agréable milieu où, s'il n'y avait guère de mœurs, il y avait beaucoup de goût C'est que commença à se former vraiment son goût littéraire, qu'elle apprit à travailler : ne s'était-elle pas mis en tête de copier et d'apprendre par cœur de longs passages de ce livre, qu'on n'a plus le temps de lire aujourd'hui, et qui eut alors un si prodigieux succès, le Voyage du jeune Anachcu^sis en Grèce, de l'abbé Barthélémy? Ses penchants ar- tistiques s'y développaient également, et en particu- lier son amour de la musique.

Elle allait aussi dans d'autres salons, exclusive- ment mondains, lavaient introduite les quelques personnes que son père avait connues à Spa et qu'elle s'était empressée d'aller voir en revenant à Paris. Ah ! ce n'est pas elle qui y bâillait sa vie, comme Cha- teaubriand l'a dit de la sienne. Elle y brillait au con- traire, par son entrain, par sa causerie plus solide et plus nourrie que celle des femmes qu'elle y coudoyait. Elle y recueillait des triomphes. De ce moment datent les premières atteintes de la vanité dans ce cœur qui n'avait encore cherché dans l'amour, à la fois sen-

[1) Abbé Morcllot, Mémoires, t. I, p. 252.

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suel et mystique, que l'ivresse de l'infini. On subit toujours plus ou moins l'influence du temps et du milieu l'on vit. Quoi d'étonnant, parmi cette so- ciété aussi brillante à la superficie que pourrie dans ses dessous, l'on se jouait de tous les devoirs, l'on n'avait d'admiration que pour les vices de salon ou autres, et pour les plus éclatants manquements à la foi conjugale, les pauvretés de cœur étaient ap- plaudies plus fort que les plus sublimes actes de bonté, quoi d'étonnant que la vanité se soit alors logée dans le cœur de la jeune femme? Elle s'y incrusta même si fort que tous ses sentiments, toutes ses ac- tions en seront désormais incurablement entachés. Il n'est pas jusqu'à l'humilité chrétienne dont la baronne fera plus tard si grande ostentation, sous laquelle on ne pourra la retrouver. La vie de la plupart des femmes n'est remplie que de vide ; celle de madame de Krudener le fut surtout de vanité.

Elle allait, pour le moment, oh ! pas pour long- temps— l'être aussi de chagrin. Malgré les trente- deux ans que son amant avait de plus qu'elle, l'a- mour le quittait peu à peu. « M. Suard, a dit Garât, ne vit point madame de Krudener descendre des hau- teurs où il l'avait d'abord adorée ; il ne crut point être monté lui-même à ces hauteurs: mais il sentit leurs rapports changés, et son cœur aussi. Sans ces- ser de l'aimer, il cessa d'en être amoureux ; son amour ne changea point l'objet ; il ne s'envola point ; il s'éteignit.

« Tous les deux malheureux, ce ne fut pas ma- dame de Krudener qui le fut davantage. Cesser d'ai-

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mer est peut-être une plus grande perte encore que cesser d'être aimé...

« M. Suard, lorsque son cœur était interrogé par celui de madame de Krudener, ne savait que faire des aveux ou garder le silence, qui est un aveu encore. Ils mêlaient leurs larmes; ces larmes prolongeaient les peines qu'elles soulageaient un moment. Ils ne pouvaient ni se comprendre, ni se consoler, ni s'éloi- gner l'un de l'autre. La santé de M. Suard en était profondément altérée (1). »

Evidemment, M. Suard n'était plus amoureux. Il était las de sa maîtresse; ses exigences épistolaires et autres l'ennuyaient, ses larmes encore davantage. Il avait cinquante-deux ou cinquante-trois ans ; sa santé s'altérait profondément. Il était donc mûr pour le mariage. Et puis, n'était-il pas temps de se ranger un peu et de devenir sérieux? C'est sans doute ce qu'il se dit, car, ayant rencontré mademoiselle Pan- kouke, fille d'un imprimeur de Lille qui venait de mourir, il sollicita du frère de cette jeune fille la main de sa sœur, et de madame de Krudener la per- mission de se marier.

La baronne aimait trop M. Suard pour lui refuser de chercher le bonheur dans un mariage tout fai- sait supposer qu'il le trouverait (2). La grandeur du

(1) Dominique-Joseph Garât, Mémoires sur le dix-huitième

siècle et sur M. Suard, Paris, 182S, t. I, livre îv.

(2) Il le trouva en effet, comme le démontre la petite anec- dote que voici :

Un jour madame Suard entre comme un ouragan dans le cabim-t de son mari.

LA BARONNE DK KRÙDENER 57

sacrifice flatta son âme et, si elle versa quelques larmes, la pensée de la beauté de son dévouement la consola de la perte de son amant, qui d'ailleurs ne l'aimait plus.

C'est ainsi qu'elle trouvait moyen de glisser tou- jours, à tout propos, quelque grain de vanité qui la rehaussait à ses propres yeux dans son amour- propre. Et c'est ainsi que la vanité la guérissait de l'amour, contrairement à beaucoup de femmes chez qui c'est la vanité qui mène à l'amour et l'alimente.

D'un commun accord, il fut décidé qu'on mettrait une sorte de cérémonial à la rupture, et c'est à une soirée chez M. et madame Naigeon (1), mis au fait de la situation, que fut solennellement signé et para- phé l'acte de séparation amiable. On se donna la main devant vingt témoins... On eût juré une soirée de fiançailles... Et l'on ne se revit plus.

Ah ! monsieur SuarJ ! monsieur Suard ! dit-elle ; un grand malheur !

Et la voilà qui se met à pleurer comme une fontaine.

Quoi donc, ma chère amie? dit M. Suard, que les fré- quentes scènes de larmes de madame de Krûdener avaient un peu cuirassé contre cette tactique de ménage.

Monsieur Suard, je crois que je ne vous aime plus !

Et les larmes de couler de plus belle avec accompagnement de sanglots.

Eh bien, mon amie, ça reviendra, dit M. Suard sans s'émouvoir.

Oui.. . mais... c'est que je crois quej'en aime un autre.

Eh bien, mou amie, ça se passera. Et le philosophe se remit à son travail .

(1) Naigeon était un des encyclopédistes. La Harpe l'appe- lait le singe de Diderot. 11 fut l'exécuteur testamentaire de Diderot.

58 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

Cependant, par dépit peut-être, madame de Krii- dener se résolut à quitter Paris. Elle y avait appris bien des choses. De plus, la rupture de sa liaison avec M. Suard venant après la mort d'un jeune homme qu'elle se figurait s'être tué par amour pour elle, ces épisodes passablement romanesques avaient ouvert dans son esprit un vaste champ aux réflexions. Mais aux réflexions frivoles et non aux réflexions sérieuses. M. Suard... il était déjà oublié. La baronne en revenait toujours au malheureux suicidé. Car, c'était pour elle, c'était bien pour elle qu'était mort ce charmant jeune homme ; c'est à elle qu'il avait sacrifié famille, jeunesse, avenir, tout... Elle le dé- plorait bien un peu, car au fond elle était bonne. Elle eût assurément mieux fait, par exemple, de réserver ses bontés à son mari qui, par son affection et les excellents procédés qu'il avait toujours eus pour elle, méritait mieux que la trahison. Mais, à cela, elle ne songeait nullement. Et d'abord, est-ce qu'un mari fait jamais à sa femme le plaisir de se tuer par amour pour elle?... Voyez aussi de quel poids pèse un mari à côté d'un amant î Et, pour se consoler de l'abandon peu flatteur de M. Suard, qui la délaissait, elle, baronne, ambassadrice, toute jeune et toute blonde, pour la fille d'un imprimeur, qui n'était ni blonde ni jeune, elle se remettait à songer à ce noble jeune homme que son amour avait mené au sui- cide. Quelle différence de conduite avec M. Suard! Et maintenant, que ce dernier l'avait initiée, entre autres beautés, à celles de la littérature française, elle eût volontiers répété, si elle l'eût osé, ce vers

LA BARONNE DE KRÙDENER 59

délicieusement cynique de la Lisette de Molière : Qu'un amant mort pour nous nous mettrait en crédit!

Mais elle n'avait pas besoin de se faire un piédes- tal de ce cadavre, d'ailleurs problématique, pour être bien vue dans le monde : son inconduile distin- guée et sa fortune non moins distinguée y suffisaient. Aussi son cœur dut-il saigner bien fort quand elle se résolut à quitter une ville elle avait été si bien accueillie, son esprit était si prisé dans la société la plus cultivée et la plus raffinée qu'il y eût alors, ses goûts artistiques lui donnaient tant de délicates jouissances, et ses goûts mondains, attestés par un mémoire de vingt mille livres chez mademoiselle Bertin. la célèbre modiste de la reine Marie-Antoi- nette, ne lui en donnaient pas moins.

Elle n'était restée que sept ou huit mois à Paris. Ses amours avec M. Suard n'avaient pas été longues. Le mariage de son amant lui rendant le séjour de celte ville intolérable, elle s'était décidée à partir pour le Midi. Gomme lorsqu'elle quitta Copenhague, elle déclara que sa santé exigeait un climat plus clé- ment. Elle se rendit donc à Montpellier et y passa les gros mois d'hiver. En février, nous la retrouvons à Nîmes. De là, elle va à Avignon. Gomme M. Suard, en amoureux lettré, n'avait pas manqué de parler de Pétrarque et de Laure, tout en jiétrarquisant lui- même avec sa Laure livonienne, madame de Krude- ner put saisir, dans le feu de sa science et de ses sou- venirs récents, tout le charme de la fontaine de Vau- cluse et de la jolie vallée chantée par Pétrarque. « Je

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m'enquérais, a écrit le gracieux poète, d'un lieu caché je pusse me retirer comme dans un port, quand je trouvai une petite vallée fermée, Vaucluse, bien solitaire, d'où naît la source de la Sorgue, reine de toutes les sources ; je m'y établis. C'est que j'ai composé mes poésies en langue vulgaire : vers j'ai peint les chagrins de ma jeunesse. »

Madame de Krudener, qui se rappelait peut-être qu'elle avait, elle aussi, des chagrins de cette sorte, car rien ne s'oublie si vite qu'un amour, une fois qu'il a fini de flamber qui, de plus, comme Pé- trarque, sentait avec beaucoup d'intensité les beautés de la nature, devait se trouver heureuse dans ces lieux un homme de génie, un poëte, avait aimé, avait pleuré, avait chanté... Elle était dans les meil- leures dispositions d'âme pour goûter Vaucluse (1) et c'est le cœur noyé dans une émotion sincère, qu'elle revint à Avignon. Elle ne se doutait pas, per- sonne alors ne se doutait que, dix-huit mois plus tard, cette ville serait souillée des plus épouvantables massacres et que les sons divins du luth de Pé- trarque, qui chantaient encore dans l'air comme ils chantaient dans le cœur de madame de Krudener, seraient couverts, en octobre 1791, par les éclats tumultueux d'une scène de V Enfer de Dante, parles cris de douleur et les râles des victimes de Jourdan Coupe -Tète.

Elle revint à Montpellier vers la fin de 1790. C'est

(1) « ... in'apparaît Pétrarque au milieu des voûte- crées qui virent naîlrc sa longue teudresse pour Laure. » (Valérie, Lettre III.)

LA BARONNE DE KRLÏDENEIl 61

qu'elle fit la connaissance du jeune comte Adrien de Lezay-Marnésia, qui tint une place si distinguée dans les sociétés et les salons littéraires de son temps, qui fut, particulièrement, l'ami de madame de Staël et auprès duquel nous retrouverons madame de Kriidener en 1814, dans une circonstance douloureu- sement tragique. En attendant, on les voit ensemble à Barèges, la baronne est allée prendre les eaux, elle s'amuse et vit le plus gaiement possible. Une aimable société, qu'elle mène par son entrain, l'ad- mire et la suit partout, dans ses excursions et dans son salon. Mais, est-il besoin de le dire? une telle indépendance d'allures donna plus d'une fois prise à la médisance et, d'après les antécédents de la jeune femme, il n'est pas téméraire de croire que les propos pouvaient être fondés. De la part d'une co- quette comme elle l'était encore alors, rien ne doit étonner, si ce n'est une conduite sérieuse et digne. Il faut reconnaître cependant que, dans le tourbillon de ses dissipations, elle faisait parfois le bien, quand une infortune se rencontrait sur son chemin. Gela la changeait et l'amusait.

C'est également à Montpellier que madame de Kriidener lit la connaissance d'un autre jeune homme remarquez qu'elle ne connaît guère que des jeunes gens le comte de Frégeville. C'était un beau lieutenant de hussards, grand, bien fait, dis- tingué, séduisant au possible. Soit par amour véri- table, soit par simple passe-temps et gageure vis-à- vis de lui-même ou de ses camarades, le bel officier se mit à faire la cour à la jeune femme. Outre ses

4

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mérites réels, madame de Krudener, avec ses allures indépendantes et en sa qualité de femme séparée de son mari, semblait faite pour attirer spécialement les hommages des jeunes gens qui cherchent aventure. En province surtout, il leur est difficile de satisfaire les bssoins plus ou moins grands de leur cœur, et de faire, dans des liaisons plus banalement vulgaires que romanesques, cet apprentissage de la vie conjugale qui est, paraît-il, un surnumérariat indispensable pour devenir un bon mari. Ces femmes de province en général, sont si arriérées avec leurs préjugés !

Quoiqu'il en soit, les visites du beau lieutenant se firent de plus en plus fréquentes. Elles devinrent même journalières, et madame de Krudener, qui avait annoncé imprudemment son départ prochain, le retardait maintenant de jour en jour, on ne savait pourquoi. Ou plutôt on le savait bien. M. de Frége- ville lui avait déclaré tout franchement, comme M. Jourdain à la marquise, que ses beaux yeux le faisaient mourir d'amour. Quelque plaisir que cela fasse toujours à une femme de savoir qu'elle cause de pareils ravages chez un homme, madame de Krudener, qui au fond était bonne, ne voulait pas avoir un second homicide par amour sur la cons- cience. Elle avait donc pris tout à fait au sérieux les déclarations du jeune officier et s'efforçait, en lui accordant tout ce qu'il voulait, de l'arracher à des idées aussi lugubres. Gela n'avait pas été long. Aussi M. de Frégcville ne demandait-il maintenant qu'à .vivre, et à bien vivre. Madame de Krudener, comme de juste, faisait de bon mieux pour le maintenir dans

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ces bons sentiments. Sa liaison avec lui tombait même d'autant plus à propos que sa demoiselle de compagnie, dans une atmosphère aussi capiteuse, avait, elle aussi, éprouvé le dégoût de la solitude. Elle avait donné son cœur, et sa main par-dessus le marché puisqu'il voulait bien la prendre, à un certain M. Armand, manière de secrétaire qui, depuis trois mois, suivait partout madame de Krudener. Une jeune femme comme la baronne, pensez donc, ne pouvait demeurer seule, loin de son mari, sa demoi- selle de compagnie la quittant. Gela n'eût été ni con- venable ni prudent. Le monde est si méchant qu'on aurait trouvé à jaser. Et puis, en ces temps peu sûrs, ne lui fallait-il pas quelqu'un à ses côtés pour la faire respecter? Qui, mieux qu'un militaire, pou- vait se charger de ce soin?... Et c'est ainsi qu'elle remplaça logiquement sa demoiselle de compagnie par un hussard.

Pour être plus en sûreté, évidemment, que dans le Midi de la France les tètes, chaudes et ardentes en tout temps, retombent, pendant les révolutions, dans la sauvagerie primitive, peut-être seulement pour être plus libre que dans une ville de province, madame de Krudener était rentrée à Paris. M. de Frégeville y était venu avec elle.

Il ne semble pas que, malgré son amour, madame de Krudener ait été particulièrement heureuse à cette époque de sa vie. En effet : son amant laissait percer un caractère difficile qui allait parfois jusqu'à la vio- lence, et il ne fallait pas moins que toute sa douceur à elle pour calmer des emportements que sa légèreté

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peut-être avait provoqués. Car, tyrannique et capri- cieuse comme toute femme qui se sent aimée, la baronne n'était pas toujours un modèle de raison. D'un autre côté, on ne vit pas que d'amour et d'eau fraîche, et les fortes sommes qu'elle avait apportées de Copenhague avaient fondu rapidement au creuset de ses folles et imprévoyantes dépenses. Elle avait beau demander de l'argent à ses parents et à ses intendants de Livonie, on ne lui en envoyait point : on lui répondait que les temps étaient durs, incer- tains, et que les fermages ne rentraient pas. Et puis la vie, à Paris, n'était plus sûre, même pour une étran- gère. Pour comble de disgrâce, tous les officiers en congé avaient reçu l'ordre de regagner leur régiment, M. de Frégeville comme les autres... La situation était aussi difficile que douloureuse. Que faire?... Et la pauvre baronne, en y réfléchissant, se voyait dans un embarras dont elle ne savait comment sortir.

M. de Frégeville prit une résolution pour elle. Il la conduirait hors de France, d'abord, pour la mettre en sûreté. Puis il l'engageait à se réconcilier avec son mari : dans l'incertitude des temps, c'était ce qu'elle avait de mieux à faire. Il la mènerait lui-même au baron de Krùdener, pour la protéger durant le voyage, et se ferait son avocat auprès de lui pour la f.iire bien accueillir. Après quoi, il irait rejoindre son régiment.

A ce langage, madame de Krùdener se récria. En vérité, il n'y pensait pas : aller, lui, jeune et beau lieutenant de hussards, dire à un mari qui avait tout lieu de se défier de linconstance de sa femme qui, depuis deux ans, courait le monde sans plus lui

LA BARONNE DE KHUDENER 65

donner de ses nouvelles que s'il n'existait pas, aller dire à ce mari qui était probablement très informé, par la voie des ambassades, des faits et gestes de l'infidèle : « Monsieur, voici votre femme. J'ai eu l'honneur de la rencontrer à Montpellier, et, comme elle se mourait du désir de venir vous retrouver à Berlin, que les chemins de France sont maintenant dangereux, j'ai cru de mon devoir, en galant cheva- lier français, de l'escorter jusqu'ici afin qu'il ne lui arrivât aucune aventure fâcheuse. »

Quel que soit le peu d'esprit qu'une femme accorde à son mari quand elle le trompe, peut-être pour se justifier à ses propres yeux de sa trahison, madame de Krudener savait que, malgré son extrême bonté, jamais le baron ne croirait à une conduite aussi désin- téressée chez le jeune officier, non plus qu'à une réserve exempte de tout reproche chez elle. N'avait- elle pas fait ses preuves d'inconséquence à Copen- hague?

Il fut cependant fait comme le conseillait M. de Frcgeville. Déguisé en laquais pour ne pas être ar- rêté comme émigrant, le lieutenant monta sur le siège de la voiture la pauvre femme réfléchissait à l'accueil que lui ferait son mari. On franchit heureu- sement la frontière. Là, M. de Frégeville jeta sa livrée et reprit sa place dans l'intérieur de la berline, à côté de madame de Krudener. Celle-ci était en proie à mille réflexions qui n'étaient pas toutes couleur de rose : comment son mari la recevrait-il, après toutes les fredaines dont le bruit était certainement parvenu à ses oreilles? Lui pardonnerait-il? Reprendrait-elle

4.

66 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

avec lui la vie commune? C'était peu probable, car, si le mari s'avisait de pardonner, le monde, lui, n'ou- blierait pas les scandales qui avaient précédé et né- cessité la fuite de Copenhague : peut-être même n'i- gnorait-il pas ceux qui l'avaient suivi. Quelle serait alors'sa situation, à l'hôtel de l'ambassade ?

Il y avait de quoi en perdre la tête. Quant à M. de Frégeville, il ne voyait plus, avec la même assurance que par le passé, le succès de la négociation qu'il avait imaginée. Au fur et à mesure qu'on approchait du terme du voyage, que tous deux faisaient mainte- nant traîner le plus possible en longueur, ce succès lui paraissait rien moins que certain. Non, jamais un homme d'honneur, et M. de Krudener l'était ne consentirait à reprendre une femme qui s'était jouée aussi effrontément de la foi conjugale, de son serment, de son devoir. Et il reconnaissait, en ne pouvant se défendre d'un sourire, qu'il était, lui, lieutenant de hussards, un bien singulier compagnon pour ramener une jeune femme inconséquente, non au devoir, il n'y avait jamais pensé, mais à son mari.

De son côté, madame de Krudener avait songé qu'il était bon de préparer l'ambassadeur à la joie de lui voir réintégrer le domicile conjugal. Il serait témé- raire de croire qu'elle le fit dans la charitable pensée de lui éviter le saisissement, parfois dangereux, qui suit l'annonce subite d'un bonheur imprévu. Croyons simplement qu'elle n'agit que dans l'intention plus personnelle de faire faire au baron des réflexions, lui donner le temps de calmer sa colère et, tout au

LA BARONNE DE KRÛDENEP 67

moins pour le monde, le déterminer à l'accueillir et à promener l'éponge sur le passé. Elle ne dissimulait point à M. de Krudener qu'elle voyageait sous la protection d'un gentilhomme français qui lui avait montré quelque dévouement en l'aidant à traverser et à fuir le territoire d'un pays qu'une révolution sans précédents avait mis tout en feu. Elle terminait sa lettre en exprimant l'espoir que son mari ferait un honorable et cordial accueil au comte de Frégeville, à qui tous deux avaient tant d'obligations.

M. de Krudener avait été fort perplexe après la lec- ture de cette lettre. Il aurait bien voulu refuser tout arrangement avec l'infidèle. Mais la pensée de son foyer désert, l'intérêt de ses enfants, l'idée que toutes les femmes décidément sont les mêmes, qu'il allait bientôt entrer dans un âge l'on a besoin d'une habi- tude calme et régulière, toutes ces réflexions et bien d'autres lui amollirent le cœur et le déterminèrent à ne point fermer sa porte à l'enfant prodigue.

Il pardonna.

Voyant son mari dans des dispositions pacifiques si inespérées, la jeune femme, comme de juste, vou- lut le prendre de haut avec lui. Gela réussit presque toujours. Gomme il avait cédé sur le point capital, il céderait bien sur tous les autres. C'est du moins ce qu'elle pensa. Aussi, dédaignant une bonté qu'elle prenait pour de la faiblesse, et qui en était effective- ment un joli spécimen, elle émit hautement la préten- tion de n'en agir qu'à sa lête. Elle commença par dé- clarer que M. de Frégeville devait, à l'avenir, consi- dérer l'hôtel de l'ambassade comme sa propre maison ,

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y venir quand il le jugerait bon, et ordonna que M. de Krudener lui fit toujours bon visage.

Abasourdi tout d'abord de tant d'aplomb, M. de Krudener sentit qu'il ne fallait pas se laisser gagner à la main s'il voulait demeurer maître chez lui. Il re- prit vite son ton d'autorité, se doutant bien que la présence du bel officier français auprès de sa femme n'était pas très catholique, et qu'il y avait entre elle et lui des liens plus intimes que ceux d'une pure amitié ; il défendit sa porte à M. de Frégeville. Il y eut des scènes fâcheuses (1) et des explications le respect de la vérité non plus que celui que ma- dame de Krudener devait à son mari ne furent très rigoureusement observés. L'on ne sait comment au- rait fini cette sotto affaire si M. de Frégeville n'était subitement tombé malade. Il fut même en danger. Sa maîtresse vola auprès de lui, s'établit à son chevet et ne le quitta plus. C'est de sa chambre de malade qu'elle écrivit une demande en divorce et la lit signi- fier à M. de Krudener.

Celui-ci refusa de se prêter à cette nouvelle lubie de sa femme, quelques bonnes raisons pourtant qu'il eût de le faire. C'eût été son troisième divorce, il se contentait des deux premiers. 11 se borna à faire transmettre à la baronne le conseil, pour ne pas dire Tordre, d'aller faire en quelque sorte une retraite chez ses parents, à Riga. Puisque le divorce était écarté,

(1) Est-ce à la suite de ces scènes que madame de Krudener, toujours artiste jusque dans les choses les plus intimes, écrivit sur son carnet celte jolie pensée : « La vie ressemble à la mer, qui doit set plua beaux ellets aux orales. »

LA BARONNE DE KRUDENER 69

c'était là, en effet, le parti le plus sage. Elle le prit cependant. A Riga, la saine atmosphère de la famille devait la faire revenir à des sentiments plus terre à terre, si l'on veut, mais plus honnêtes. Puis, lavée de ses fautes par une réclusion plus ou moins longue, repentante, promettant de ne plus s'écarter à l'avenir de la grande route du devoir, son mari lui pardonnerait ses erreurs et ses escapades; il les ou- blierait et la recevrait de nouveau les bras ouverts pour recommencer une existence que nul caprice ne viendrait plus troubler.

C'étaient de beaux rêves. Nous allons voir ce qu'il en advint.

La première partie du programme s'exécuta, point par point. Le lieutenant de Frégeville, remis de sa grave maladie, y veilla. 11 accompagna lui-même sa désolée maîtresse jusqu'à Berlin. Là, on se sépara. M. de Frégeville, heureux d'avoir accompli son de- voir envers une femme qui lui avait sacrifié le sien, et sentant, auxappelsde la patrie en danger, bouillonner son sang de soldat, ne voulut point déserter le dra- peau comme le faisaient alors la plupart des officiers. Il rentra en France. Il prit part aux campagnes des armées de la République, se fit distinguer et eut un avancement rapide. Devenu général de division, il se maria et, sous le Consulat, nous voyons, par les Mé- moires de la ducJiesse ci Abranlès qu'il était ami de Lucien Bonaparte et allait, avec sa femme, en villégiature chez lui, à sa terre dePlessis-Chamant (1).

(i) Si le lecteur est curieux de connaître le portrait de la comtesse de Frégeville, la duchesse d'Abrautès en a donne

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On sait qu'il conserva toujours à madame de Kru- dener un reconnaissant souvenir d'avoir accueilli ses hommages de jeune lieutenant.

Madame de Krïidener, elle, était parvenue sans encombre en Livonie. Pour s'occuper, elle avait ses souvenirs de Venise, de Copenhague, de Paris, de Montpellier... Il y avait de quoi contenter l'esprit le plus romanesque. Les uns étaient gais, les autres tendres, les autres mélancoliques... Elle n'avait qu'à choisir et puiser dans le tas, selon les dispositions de son âme. Mais la mélancolie semble avoir été, à Riga, son état habituel.

Un cruel chagrin vint encore assombrir sa vie, elle perdit son père, elle le vit expirer dans ses bras après quelques jours de maladie. La douleur éloigne du monde etrapproche des choses de la nature. Madame de Krlidener, que son deuil écartait de toute réunion, et qui, d'ailleurs, se voyait un peu tenue en quaran- taine par quelques familles de Riga, par suite de l'éclat fâcheux de ses diverses liaisons, faisait des rêves de bonheur simple et champêtre ; l'idée de Dieu venait même se mêler à des projets encore bien vagues et qui ne furent jamais mis à exécution.

C'est au milieu de ces projets de vie sérieuse qu'elle reçut un jour une visite bien inattendue :

une légère esquisse dans ses célèbres Mémoires : « Madame de Prégerille, dit-elle, était jeune, assez jolie, fraîche comme une rose et avait une fort belle taille. Son caractère était aimable et doux, ce qui rendait son commerce agréable, surtout à la compagne, où, pendant douze heures de la journée, on e:-t continuellement ensemble. « (T. II, p. 149-152-153. Edition Oaruier.)

LA BARONNE DE K1UÏDENER 71

celle du comte Alexandre de StakiefF. L'entrevue fut quelque peu embarrassée. L'état d'âme de l'un ne cadrait plus avec l'état dame de l'autre. Et puis, de part et d'autre, on était passablement changé, et comme on se regardait mutuellement en cherchant le prisme des souvenirs et des illusions du passé, on ne se reconnaissait pas. C'est toujours ce qui arrive aux amoureux qui, séparés par les hasards de la vie, se retrouvent après quelques années d'absence. Dès que les lunettes magiques de l'amour sont tombées des yeux, dès que cette phosphorescence dont on revêt la personne aimée, s'est éteinte, dès qu'on se voit mu- tuellement tel qu'on est, ah! quelle désillusion!...

M. de Slakieff avait eu tort de venir à Riga. Mada- me de Kriidener s'offensa comme d'une insulte de la politesse correcte et cérémonieuse qui remplaçait chez lui les doux empressements de la tendresse. Elle vit dans ses yeux comme du désenchantement, et elle en conclut que son adorateur ne la trouvai t plus ce qu'elle était à Venise et à Copenhague. Quelle douleur pour une femme, pour une coquette, de s'apercevoir qu'elle a vieilli, et de s'en apercevoir... où? Dans le miroir des yeux de son amant, sur lequel elle ne pro- duit plus l'effet électrique de jadis !

Madame de Krudener en souffrit beaucoup. Mais, comme elle ne vit pas de moyen de raccommoder les choses et de reconquérir son empire, que M. de Sta- kie(l avait pris congé d'elle avec la politesse aisée et l'amabilité indilférente de 1 homme du monde qui prend congé d'une femme quelconque, elle renonça à renouer des relations qu'elle avait peut-être espéré

72 UNE ILLUMINÉE AL' XIXe SIECLE

reprendre. Gomme son ancien amant ne voulait plus d'elle, la belle pécheresse, ne pouvant plus pécher, prit, faute de mieux, le parti du repentir.

Elle continua à vivre séparée de son époux. C'est du reste la meilleure manière de s'entendre dans le mariage quand on n'en veut pas remplir les devoirs. Ayant appris un jour qu'il avait quelques embarras financiers, elle eut la généreuse pensée d'aller se jeter à ses pieds et d'implorer son pardon. On voit que son cœur était capable de nobles inspirations. Mais peut-être pourrait-on découvrir dans celle-ci, sous son apparence de simplicité et de franchise, un petit côté théâtral, romanesque, qui flattait son ima- gination toujours prête à partir sur une idée ou à s'emballer pour une personne.

Madame de Krùdener vint donc auprès de son mari. Bon comme toujours, M. de Krùdener jugea que la démarche était sincère, et accorda le pardon que demandait sa femme. Mais, la voyant dans un chétif état de santé, il l'engagea à s'aller soigner à Berlin.

Elle n'y arriva qu'à la fin du mois de janvier 1793. Mais, comme de nombreuses invitations ne lui lais- saient pas le repos absolu dont elle avait besoin, elle repartit deux semaines après pour Leipzig. Son mari eut la bonté de l'y accompagner. Il l'y installa et, la laissant aux soins de son ancienne demoiselle de compagnie, mademoiselle Piozet, qui, on se le rap. pelle, s'était mariée à Montpellier et était devenue madame Armand, il repartit pour Berlin.

A Leipzig, ville studieuse et lettrée, madame de Krtt-

LA BARONNE DE KRÏ1DENER 73

dener trouva desjdistractions dans la lecture ; elle en chercha aussi auprès de quelques émigrés français qu'elle avait connus jadis à Paris. C'est ainsi qu'elle lit la connaissance du brillant comte de Tilly. D'un autre côté, sa correspondance lui donna une certaine occupation. Elle renoua par lettres des relations avec quelques-uns de ses anciens amis, entre autres avec l'auteur de Paul et Virginie, pour le caractère et le talent duquel elle avait une véritable vénération.

Elle lui écrivit, le '20 février, une lettre qui a été reproduite dans les Œuvres complètes de Bernardin de Saint-Pierre (i), et qui nous donne des renseigne- ments bien intéressants sur son état dame, sa santé tant physique que morale.

La voici :

« Après quatorze mois, dont la plus grande partie ont été passés dans des maux de nerfs si affreux que ma raison en a été troublée et ma santé réduite à un état déplorable, je reviens depuis quelque temps à un état plus calme : la fièvre qui brûlait mon sang a disparu, mon cerveau n'est plus affecté comme il l'était autrefois, et l'espérance et la Nature des- cendent derechef sur mon âme soulevée par d'amers chagrins et de terribles orages. Oui, la Nature m'offre encore ses douces et consolantes distractions. Elle n'est plus couverte à mes yeux d'un voile funèbre. Je suis redevenue mère et j'existe derechef dans des unis qui m'étaient chers et que j'aime comme autre-

(1) Editiou Aimé-Martin, t. XII.

74 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

fois. En reprenant mes facultés, en recouvrant mes souvenirs, ma pensée a volé vers vous ; je sens le plus vif désir de savoir ce que vous faites, cher et respectable ami, et j'ai besoin, je le sens, de vous dire que, tant que je conserverai les moyens de sentir, je vous aimerai. Je suis tourmentée d'une grande inquiétude. Quelle est votre existence dans un mo- ment de troubles aussi universels? Vous qui aimez tant la solitude et la paix, pouvez-vous jouir de ces biens précieux? Permettez à la plus grande amitié de vous prier de me donner au plus vite de vos nou- velles. Ah ! que ne puis-je passer encore quelques moments auprès de vous comme autrefois! Que ne puis-je, dans ce petit jardin vous oubliez le monde et ses tourmentantes inquiétudes, vous vivez con- tent dans le sein de la modération ; que ne puis-je, dis-je, m'y voir environnée de tranquillité et de bonheur! Que ne puis-je y entendre encore les leçons sublimes dont vos discours étaient remplis I Elles m'étaient douces comme le parfum des fleurs que je respirais.

« Ceux qui connaissent le malheur, ceux qui souffrent, nous intéressent doublement ; je sens qu'avec cette confiance que tout inspire en vous, et que j'ai depuis si longtemps, je parlerais de mes peines ; votre touchante bonté, votre amitié les adou- ciraient. Vous avez éprouvé des chagrins; vous savez compatir à ceux des autres. Veuillez me dire, cher et respectable ami, si vous n'avez aucun projet de passer, une fois, quelques mois en Suisse et de voir ce beau pays? .Je Bais que vous aimez trop la France

I. \ BARONNE DE KRttDBNBB 75

pour la quitter pour longtemps; mais un petit voyage en Suisse serait une distraction agréable. Si j'osais espérer que vous voulussiez passer un été au bord du lac de Genève, cette idée embellirait déjà actuelle ment ma vie, et je vous conjurerais, parla sensibilité si vraie qui remplit votre àmo, de venir avec moi habiter une petite maison de campagne. Ah ! venez demeurer, ne fût-ce que quelques mois de votre vie, auprès d'une amie qui vous offre une âme vraie et sensible, qui vit loin de la société, qui vous entoure- rait de ses soins, <iu spectacle de deux enfants bons et harmants que vous aimez, et qui sauront aussi res- pecter votre solitude, ne pas le troubler ; qui sait par elle-môme combien la solitude est douce et néces- saire ; enfin, dont la société ne vous offrirait aucune gêne, aucune épine. Je vous offre le vœu, formé par une âme qui sait vous aimer; je n'y ajoute rien. Je suis simple et vraie : je ne suis point éloquente.

« J'ai quitté mon pays, dont le climat abîmait mes nerfs ; j'y ai vu, après une absence de huit ans, mou- rir, dans de longues douleurs, un père que j'aimais tendrement et qui était le meilleur des hommes. De terribles crampes serraient ma poitrine et affectaient mon cerveau ; des chagrins rongeaient mon âme, comme les maux physiques rongeaient ma santé.

« Oh ! mon ami, mes yeux se remplissent de larmes, quoique plusieurs mois se soient écoulés de- puis. Mon âme est encore très abattue, quand j'y pense. Me voici actuellement en Saxe, à Leipzig. C'est une ville que mon mari a choisie, parce qu'elle fournit d'excellents moyens pour l'instruction de

76 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

Paul, et j'ai la douceur d'être près de mon fils, de suivre ses progrès. Tous les étés, il ira rejoindre son père en Danemark : il restera avec lui quelques mois, et ce temps-là je pourrai l'employer à aller faire quelques petits voyages en Suisse. Notre fortune, très altérée par la guerre que nous avons eue et les excessives dépenses auxquelles M. de Kriïdener a été assujetti en Danemarck, ne nous permet pas de vivre ensemble dans un pays aussi cher; d'autres raisons, trop longues à détailler, ont encore ajouté à cette ré- solution...

« Ici, je ne dépense que très peu. La ville est peu chère, je ne vois personne, le climat est agréable, les fruits bons, les environs très jolis. J'ai toujours avec moi mademoiselle Piozet, cette amie que vous avez vue chez moi dans mon premier séjour à Paris ; elle a été mariée depuis : cette excellente femme, occupée tour à tour de mes enfants et de moi, est bien néces- saire à mon âme souvent malade encore.

« Mes enfants sont, Dieu merci, bien portants, heureux et bons ; la petite, que vous nommiez la Béatitude, a conservé sa physionomie de contente- ment, et mon fils me donne, ainsi qu'elle, les plus heureuses espérances. Portez-vous toujours bien, ne m'oubliez pas. Je vous conjure aussi de m'écrire bientôt à Leipzig, poste restante. Je vous embrasse en idée et suis à jamais,

a Votre meilleure amie,

« Baronne de Krudener. » « P. -S. Paul et Virginie est traduit en aile-

LA BARONNE DE KHUDENER 77

mand : je voudrais bien avoir l'occasion de vous l'en- voyer. »

C'est dans ce repos doucement occupé que la baronne passa, à Leipzig-, la fin de l'année 1793 et presque toute l'année 1794. Sa santé se remettait peu à peu, et, à mesure que la force lui revenait, ses an- ciens goûts mondains lui revenaient avec elle. Le besoin de mouvement, qui était dans sa nature, l'agi- tait de nouveau. Aussi, après quelques petits voyages à travers l'Allemagne, comme elle ne pouvait aller à Paris, livré au gouvernement des Thermidoriens, elle se résolut à retourner auprès de sa mère, à Riga. Mais, là, elle ne se sentait pas bien vue. L'honnête provincia- lisme des habitants, qui avaient eu vent de ses excen- tricités, ne la regardait guère que comme une brebis galeuse. On faisait le vide autour d'elle. De des ennuis, des froissements d'amour- propre qui pren- nent, dans les petites villes, des proportions énormes. Pour y couper court, elle se retira dans une terre qui lui appartenait depuis la mort de son père et s'oc- cupa de travaux des champs, de ses paysans, etc. Enfin> elle se lassa aussi de cette vie et se remit en voyage. Cette fois, c'est la Suisse qui l'attirait. Elle s'arrêta à Lausanne, y fréquenta la société, fort bril- lante alors, de cette ville et y tint un rang distingué. Elle faisait aussi de nombreuses excursions qui la ra- vissaient.

Mais une armée française envahissait la Suisse. Madame de Ki n-lener se rendit alors à Munich, l'attendait son mari. Il fut parfait pour elle et lui té-

78 UNE ILLUMINÉE AU XIX'' SIECLE

moigna tous les égards qu'elle ne méritait pas. Leur fille avait grandi et était presque une jeune fille. Aussi la grâce de sa jeunesse fut-elle pour beaucoup dans la bonne entente qui régna entre ses parents pendant les quelques mois qu'ils vécurent réunis.

CHAPITRE III

M. île Kriidener est nommé ambassadeur à Berlin. Salon de l'ambassadrice. Rivarol. Le comte de Tilly, Froisse- ments mondains. Aveuglements de vauité. Désir d'aller à Paris. Départ pour la Suisse. Vie de madame de KrùMener à Lausanne. Excursions à Genève et à Coppet. Chez madame de Staël. La danse du chàle. Madame de Kriidener commeuce à Genève son roman de Valérie. Importance qu'on donnait à la danse. Salon de madame i\o Staël à Paris sons le Cousulat. Salon de madame de B raumont. Madame de Kriidener voudrait avoir un salon littéraire. Pensées insérées au Mercure. Vanité littéraire. Complaisante bonté de Bernardin de Saint-Pierre. Petite jalousie de madame de Kriidener pour madame de Staël.

Cependant M. de Kriidener fut nommé ambassa- deur à Berlin. Les deux époux y allèrent ensemble et leur maison s'ouvrit de nouveau. La baronne la rendait aussi agréable que possible mais moins par sa science du monde que par ses connaissances variées et son aimable conversation. Elle avait beaucoup vu, beaucoup réfléchi, et charmait chacun par son enjoue- ment et la finesse de son esprit. Mais il faut recon- naître aussi qu'elle mécontentait toujours quelques

80 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

personnes par une tenue parfois un peu capricieuse et un certain laisser-aller que la politesse froide et compassée du Nord ne pouvait admettre, surtout chez une femme à qui le rang de son mari imposait d'étroites obligations de gravité, et dont les che- veux commençaient à blanchir. Madame de Krii- dener aurait en effet mieux fait de prendre, avec ses cheveux blancs, un peu plus de sérieux, que de s'aller affubler, comme elle le fi t, d'une perruque. Ah ! si elle avait vécu de notre temps, elle ne se serait pas mis martel et encore moins perruque en tête pour dissimuler ces signes d'une jeunesse en décadence : un flacon de composition chimique aurait rendu aux cheveux trop pressés de vieillir leur jolie nuance cendrée, qui, pour le dire en passant, est la couleur courante de la chevelure des femmes, en Livonie comme en Norwège. Mais quelle est la femme qui peut se résoudre à dire adieu à la jeunesse sans avoir lutté plus ou moins longtemps contre les cruelles atteintes des années ? Il ne faut d'ailleurs pas se mon- trer trop sévère : la mode, alors, était aux perruques, et l'on sait que madame Tallien, à Paris, en avait trente, à vingt- cinq louis la pièce.

C'est pendant ce séjour à Berlin que madame de Kri'idener fit la connaissance de Rivarol chez la princesse Dolgoroucki. Elle y trouva aussi le comte Alexandre de Tilly, qu'elle avait déjà vu à Leipzig et qui avait été un des plus spirituels, des plus dis- tingués et des plus sympathiques mauvais sujets de la cour de Marie-Antoinette. Elle y vit également le chevalier de Boulflers, qu'elle avait apprécié jadis

LA BARONNE DE KRUDENEIl 81

aux séances de l'Académie et à d'autres moins so- lennelles, et sa charmante amie, madame de Sabran, qu'il venait d'épouser à Breslau, M. de Damp- martin et quelques autres émigrés de distinction, réputés pour leur esprit. Le comte de Tilly, sou- ple, délié, insinuant, était vite devenu un fami- lier de l'hôtel de l'ambassade, attiré autant par les grâces de la baronne de Kri'i Jener que parce qu'il pouvait lui être utile, en ces temps agités, d'avoir la protection d'un ambassadeur de Russie. Aussi faisait- il son possible pour plaire, et il y réussissait. C'est de lui que M. de Chénedollé, autre émigré français à. Hambourg-, et qui devait être connu plus tard par son amitié pour Chateaubriand et sa tendre affection pour sa sœur Lucile, c'est de M. de Tilly que Chéne- dollé disait qu' « il louvoyait entre la bonne et la mau- vaise compagnie, agréable dans la bonne, exquis dans la mauvaise. » En attendant, il plaisait beau- coup à l'ambassadeur et prenait plaisir de son côté à s'entretenir avec lui. Dans les papiers qu'il a laissés, on trouve cette petite note qu'il écrivit un jour sur M. de Krudener : a Esprit juste et étendu, orné d'une grande variété de connaissances agréables et utiles ; diplomate habile, mais traitant la politique en galant homme, sans fourberie, sans légèreté. Chargé de représenter l'un des plus grands monarques du monde, il l'avait fait noblement et peut-être avec moins d'ordre que les gens médiocres en mettent communément dans l'économie intérieure de leurs maisons ; c'est pourtant montrer le meilleur esprit que d'être rangé, car c'est le seul moyen d'obtenir ce

5.

82 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

qui ressemble au bonheur, le repos. » Le comte de Tilly qui avait infiniment d'esprit, comme on peut s'en assurer en lisant ses galants Mémoires, n'avait nullement celui « d'être rangé », et il a tort, assu- rément, de reprocher au baron de Krûdener de ne pas l'avoir davantage. M. de Krûdener avait cer- tainement dépassé la mesure de ses moyens finan- ciers, à Copenhague, lorsqu'il recevait journellement à sa table, pendant la guerre de la Russie contre la Suède, en 1786, les officiers de la flotte russe qui descendaient à terre ; mais cette brèche à sa fortune, il l'avait faite pour un motif des plus honorables. S'il n'y avait eu que celle-là, elle eût vite été réparée. Mais les dépenses inconsidérées de sa femme pen- dant son voyage en France, celles qu'elle continuait à ne pas se refuser en recevant chaque jour de Paris des caisses de robes et de chapeaux, y avaient fait une brèche plus sérieuse. Quoiqu'il en soit, M. de Krûdener tenait, à Berlin, un grand état de maison, et sa femme se plaisait à réunir à sa table les émigrés français de distinction. Rivarol était parmi ceux-ci. Sa faveur baissa cependant tout à coup. Le spirituel causeur s'était un jour permis un mot de fort mauvais goût sur un défaut de prononciation de l'ambassadeur, et qui n'était sans doute autre chose que cette espèce de zézaiement voulu qu'il est de tradition et de bon ton d'adopter, on ne sait pourquoi, dans la carrière diplomatique. Ce n'est qu'un simple ridicule : il vaut toujours mieux être soi que la copie d'un autre; toute affecta- tion doit être soigneusement évitée, et, mémo dans

LA BARONNE DE KRUDENER 83

la diplomatie, rien ne vaut lu naturel, llivarol avait donc dit sur M. de Krudener un mot indigne d'un homme d'esprit comme lui (i). Ce mot fut indiscrète- ment répété à l'ambassadeur, qui n'en fut pas en- thousiaste, et il avait doublement raison de ne pas l'être : d'abord le mot était également dénué de bon goût et d'esprit; ensuite, jamais Rivarol n'aurait se le permettre sur un homme qui l'avait accueilli avec tant de bienveillance et admis à sa table. D'ail- leurs, M. de Krudener commençait à voir plus rare- ment Rivarol, dont certaines intempérances de lan- gage et d'idées ne pouvaient plaire à son esprit naturellement méthodique, mesuré, et rendu plus prudent encore par les nécessités de sa situation d'homme politique. « M. de Krudener avait trop d'esprit, a écrit le comte de Tilly, pour rie pas re- chercher Rivarol, mais trop de tact en même temps pour ne pas l'éviter, principalement quand sa pru- dence ministérielle eut été épouvantée de quelques hardiesses politiques dont le bel esprit s'amusait à embarrasser l'homme d'Etat, ce qui n'était que trop facile dans l'attitude l'Europe était alors placée. M. de Krudener eût combattu, sur ce terrain seule- ment, M. de Rivarol avec des armes égales ; mais ce

(1) On ne peut mettre ce mot qu'au bas d'une page. Encore ne le répétons-nous que pour montrer que Rivarol se battait les flancs pour soutenir sa réputation d'homme spirituel et ne trou- vait pas toujours ce qu'il cherchait : «Je ne mets plus le nez là, avait-il dit de M. de kn'idener, il pète son esprit. » La Fon- taine n'avait-il pas raison de dire : « Ne forçons point notre talent... », et La Bruyère : « Quand on court après l'esprit, ou attrape la sottise. » C'est ce qu'attrapa Hivarol ce jour-là.

84 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

qui l'aurait intéressé peut-être dans son cabinet, ne pouvait que lui être odieux publiquement à sa table. » M. de Krïidener avait mille fois raison, et si la baronne, moins regardante que son mari sur les imprudences des propos de table et de salon, re- gretta de ne plus entendre à ses soupers de l'hôtel de l'ambassade les étincelantes boutades du plus étonnant causeur qui fut jamais, elle s'en consola en écoutant les commérages, plus fins peut-être et plus délicats, du comte de Tilly. Elle était encore fort bien à cette époque de sa vie. Elle parvenait à l'âge auquel une femme intelligente, avec l'expérience qu'elle a de la vie et du monde, avec un esprit lettré, l'habi- leté de la conversation et la volonté de plaire, est le plus agréable comme maîtresse de maison. Chacun le sentait, et, sauf quelques Allemands et Allemandes rigoristes qu'elle effarouchait un peu, mais par sa tenue trop fantaisiste plutôt que par son passé plus fantaisiste encore, on chantait généralement ses louanges. Elle n'était cependant pas parfaite, même comme maîtresse de maison : on aurait pu lui repro- cher de s'écouter parler avec trop de complaisance, de s'admirer en tout avec une franchise trop naïve- ment ouverte et d'avoir dans son langage quelque chose d'apprêté qui faisait trop voir qu'en parlant elle pensait plus à elle qu'à ceux auxquels elle s'a- dressait. Elle ne savait pas non plus s'occuper de chacun avec un égal intérêt. Et c'est là, chez une femme du monde, une grave imperfection.

Peut-être montra-t-elle une préférence trop mar- quée pour M. de Tilly, qui ne cache pas qu'elle lui

LA BARONNE DE KIUIDENEK 85

témoigna quelque intérêt : il dit même qu'elle aurait pu ne pas mettre autant de chaleur dans sa querelle avec M. de Rivarol. Peut être donna-t elle ainsi quel- que ombrage à son mari, qui la connaissait assez pour se méfier toujours. Car, après une première intimité, M. de Tilly a écrit : « Néanmoins M. de Kriidener se trouva avec moi dans une mesure de réserve qui ne pouvait pas m'échapper : je fis autant de pas que lui en arrière pour imiter sa circonspec- tion. C'est ce que doit toujours faire celui à qui il ne rosle qu'un grenier, avec tout homme à qui il reste un cuisinier et une maison.

a M. de Kriidener me revint quand je ne faisais plus de frais pour le reconquérir; mais le charme était détruit ; il ne restait que de l'embarras, de la méfiance et du malaise : lui qui avait tant aimé à causer avec moi, n'avait pourtant presque plus rien à me dire; j'avais encore une oreille pour l'écouter, mais mon cœur n'était plus pour l'entendre et pour lui répondre. »

Qu'y aurait-il d'étonnant à ce que cette froideur subite eût été causée chez M. de Kriidener par les coquetteries trop accentuées de sa femme auprès de M. de Tilly qui, avec tout son esprit et toute sa dis- tinction, n'était au fond qu'un roué et ne se serait pas fait scrupule, non plus que la baronne qui, sur ce point, avait aussi fait ses preuves de trahir la con- fiance que lui témoignait l'ambassadeur en l'admet- tant chez lui? Il en avait fait bien d'autres, comme le montrent ses Mémoires, et M. de Kriidener, qui ne pouvait ignorer ses campagnes amoureuses et ses

86 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

états de services sur le terrain de la galanterie, fai- sait bien de se tenir sur ses gardes, et de le tenir, lui, un peu à l'écart.

Le monde, que, depuis son installation à Berlin, madame de Krudener avait recommencé à voir, n'était pas fait pour étouffer les germes de vanité qui, à tout propos, se faisaient jour en elle. Son mari ayant réussi par un tact aussi prévoyant que courageux, à éviter une guerre entre son pays et la Prusse, ma- dame de Krudener ne s'imagina-t-elle pas que la faveur dont il jouit après ce succès diplomatique n'était due qu'à elle ? Il est intéressant de noter, en passant, ce faible qu'elle eut de tout temps, non seu- lement pour admirer son propre mérite, mais encore pour se persuader qu'elle en donnait à tout ce qui l'approchait. Gela ne l'empêchait pas, dans sa corres- pondance avec son ancienne demoiselle de compa- gnie devenue son amie, madame Armand, de parler à chaque instant de Dieu, du ciel, et de les remercier de lui avoir donné de si hautes facultés. Elle ne pen- sait nullement qu'elle péchait par orgueil en se croyant riche de tant de qualités, et aussi en se proclamant une femme si parfaite et si supérieure aux autres femmes puisqu'elle avait une religion plus éclairée. Elle se faisait de cette religion un sujet de vanité. Et rien n'est plus contraire à l'esprit chrétien des religions catholique ou protestante.

Malgré la vie très agréable qui était la sienne à Berlin, madame de Krudener s'ennuyait. Ne sachant, ou plutôt ne voulant pas s'occuper, elle était prise

LV BARONNE I>E KIlilDENER 87

parfois d'impatiences qu'elle mettait sur le compte de sa santé et de ses nerfs qui, au l'ait, étaient souvent ^vnants, môme pour elle. Mais le motif secret de cette mise en scène était un désir invincible de retourner à Paris. La pacification s'étant faite en France, l'ambas- sadrice ne rêvait maintenant que d'aller parader de nouveau sur cet ancien théâtre de ses succès, complè- tement changé et remis à neuf par le gouvernement du jeune général Bonaparte, cet homme extraordinaire devenu premier consul de la République française. Elle brûlait d'une envie immodérée de venir se mêler à cette société nouvelle qui s'était élevée et formée de toutes pièces sur les débris de la vieille société fran- çaise, de voir quelle place elle y pourrait conquérir, et elle ne doutait point que ce ne fût la première. Tout ce qu'on disait à Berlin des « merveilleuses » ii occupaient l'attention du public parisien, de ma- dame Tallien, de madame Hainguerlot, de madame de Staël, de madame Bonaparte, de madame Ré- camier et de quelques autres la fascinait. Elle vou- lait, elle aussi, aller aux Tuileries, briller dans les salons du premier consul, trôner dans ceux qui com- mençaient à s'ouvrir sur tous les points de Paris. Mais comment obtenir de M. de Krudener la per- mission de se rendre à Paris? Il n'y avait qu'un moyen honnête de le faire, si toutefois il est honnête de faire un mensonge ou un demi-mensonge, même pour son plaisir : mettre en avant, comme toujours, le mau- vais état de sa santé et se faire ordonner par les mé- decins un climat plus tempéré que celui de Berlin; celui de la France, par exemple. C'est à cette idée

88 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE

que s'arrêta la baronne de Krudener. Son plan s'exé- cuta point par point. Elle eut ses nerfs de plus en plus malades et, comme ce que femme veut Dieu le veut, elle eut finalement gain de cause.

Elle partit, emmenant avec elle sa fille Juliette. Mais ce ne fut pas sans quelques discussions préa- lables. Son mari s'était montré tout à fait opposé à une nouvelle séparation : le monde, l'intérêt des en- fants... Aussi la baronne n'avait-elle pas osé tout d'abord, de crainte de se heurter à un refus sur le- quel il eût été difficile de faire revenir M. de Kriï- dener, parler de la France et de Paris. Elle n'avait mis en avant qu'un projet de voyage en Suisse. Et elle était déjà à Lausanne, que M. de Krudener lui écrivait paternellement : « Puissiez-vous, ma chère amie, n'avoir jamais à vous repentir de la résolution que vous avez prise et qui va de nouveau rendre étrangers l'un à l'autre les membres de notre famille, nos propres enfants. Je fais les vœux les plus sin- cères pour votre santé et pour votre bonheur. J'em- brasse tendrement Juliette et suis, de cœur et d'âme, votre sincère et dévoué ami (1).

On voit, par ces lignes, que M. de Krudener était plein de bon sens, un homme à la fois de tête et de caur et absolument dénué d'égoïsme. La baronne, hélas ! en avait une certaine dose sous des dehors do religion qu'elle accommodait au mieux avec ses pe- tites vanités de femme capricieuse.

Quelques historiens ont dit que Mmo de Krudener

(1) Ch. Eynard, Vie de M** de Krudener, t. I, p. 105.

BARONNE DE KRIÏDENER 80

était à Paris sous le Directoire et qu'elle fréquentait les salons de Barras, au Luxembourg-. C'est une erreur. Elle quitta la France en 179:2 pour n'y revenir que sous le Consulat. En 1801 elle était encore à Berlin, comme le prouve une lettre d'elle, qu'on pos- sède, et qui est datée de cette ville, le 12 mars. Il est certain qu'elle n'y était plus au mois de juillet de cette même année; mais elle n'était pas encore à Paris. Elle s'y rendait en suivant le chemin des éco« liers. Elle fit quelques stations sur sa route. D'abord, elle s'arrêta à Tœplitz (1) pour y prendre les eaux.

(i) Voici une lettre qu'elle écrivit de cette ville, le 3 juillet 1801, ;'i If. de Tillv. Nous [en supprimons quelques archaïsmes et fantaisies d'orthographe, bien pardonnables à une étrangère, et qui en rendraient la lecture difficile :

« Par une aégligence de Sophie *, qui voulait à toute force se c'iarger d'une de mes lettres pour vous, et y ajouter quelques mots, vous n'avez pas reçu cette lettre, et je vois d'ici, monsieur le comte, toutes les accusations que je ne mérite qu'en appa- rence. Je me hâte donc de vous dire que vous avez bien tort si vous osez douter des sentiments d'affection et du souvenir d'une famille qui vous est bien dévouée. Ces demoiselles ont reçu vos fleurs : elles s'en parent et aiment a vous devoir de nou- velles grâces, car elles se rappellent fort bien que vous vous p', -lisiez à leur en accorder. Sophie devait nommément vous remercier de tous ces charmants bouquets, de toutes ces guir- . Mais son étou.rderie l'a découragée. Le temps s'est passé al j me charge actuellement des remerciements, des excuses et de l'indulgence que je promets en votre nom.

» Ou me défend d'écrire, car mes nerfs ne sont pas badin?. Ne vieil Irei-TOUS pas essayer dr> eaux d'ici qui sont excellentes? Vous trouvères de beaux arbres, de beaux sites, de belles mon- tagnes, ce qui n'ennuie jamais. Vous trouverez aussi le prince de Ligne qui est toujours fort gai, et puis une troupe de

KrOdener, QUe du premier mariage «lu baron.

W UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE

Elle se lia en cette ville avec le prince de Ligne. Puis, elle était allée à petites journées en Suisse, s'était fixée à Lausanne, mais faisait de fréquents séjours à Genève. On y avait, en plus d'un salon, admiré sans réserve sa grâce toute personnelle à danser et surtout le feu, la passion qu'elle savait mettre dans une danse figurée qui fit tant parler d'elle et dont elle a donné la description dans son roman de Valérie (1). On sait que c'est elle-même qu'elle met en scène sous le nom de Valérie.

seigneurs allemands avec un cortège de ridicules qui amusent toujours; puis, j'espère que vous me trouverez et que vous serez bien aise de me voir, toujours bonne et franche pour mes amis, toujours en guerre ouverte avec les Allemands aux trente- deux quartiers, toujours aimant ce qui est aimable, vrai, simple, n'exigeant rien, vivant à ma mode, et vivant sur une réputation de bizarrerie fort commode parce qu'on fait ce qu'on veut, qu'on ressemble alors aux pays de montagnes qui, par leur diversité, n'ennuient jamais.

» 11 est temps de ne plus abuser de votre patience. Portez-vous bien et pensez quelquefois à ceux qui vous sont dévoués et dési- rent vous revoir. J'ai l'honneur d'être, en attendant ce plaisir,

» V. t. h. et t. ob. s,

» Bar. de KrOdener, » nre de Wietinghoff.

j> Tœplitz, 3 juillet 1801. »

(1) Nous allons la reproduire ici; aussi bien est-ce un des plus gracieux passages de Valérie : « ... Je me trouvai insensi- iblement auprès de la superbe Villa Pisani, louée par l'ainbas- ^idciir cfJSsp&çoe, et j'entendis la musique du bal. Je m'appro- chai ; on dansait dans un pavilllon dont les grandes portes vitrées donnaient sur le jardin. Plusieurs personnes regar- daient, placées en dehors, près de ces portes. Je gagnai une fenêtre, et je montai sur un grand vase de fleurs. Je me trouvai au niveau de la salle. L'obscurité de la nuit et l'éclat des bou- giei me permettaient de chercher Valérie sans être remarqué.

LA BA.RONNB DE KRiÏDENER 9i

Elle avait connu jadis M,ue de Staël à Paris. Elle ne manqua point de l'aller voir à Goppet, pour se re- tremper dans cette atmosphère distinguée qui don-

Je la reconnus bientôt; elle parlait à un Anglais qui venait souvent chez le comte. Elle avait l'air abattu; elle tourna les yeux du côté de la fenêtre, et mou cœur battit; je me retirais coin me ^i clic avait pu me voir. Un instant après, je la vis environnée de plusieurs personnes qui lui demandaient quelque chose; elle paraissait refuser et mêlait à son refus son char- mant sourire, comme pour se le faire pardonner. Elle montrait avec la main aulour d'elle, et je me disais : « Elle se défend de danser la danse du chàle : elle dit qu'il y a trop de monde ; bien, Valérie, bien! Ah! ne leur montrez pas cette charmante danse; qu'elle ne soit que pour ceux qui n'y verront que votre àme, ou plutôt qu'elle ne soit jamais vue que par moi, qu'elle entraîne à vos pieds avec cette volupté qui exalte l'amour et intimide les sens.

« On continuait a presser Valérie, qui se défendait toujours et montrait sa tete, apparemment pour dire qu'elle y avait mal. Enfin, la foule s'écoula; ou allait souper : Valérie resta, il n'y eut plus qu'une vingtaine de personnes dans la salle. Alors je vis le comte, avec une femme couverte de diamants et de rouge, s'avancer vers Valérie; je le vis la presser, la supplier de danser : les hommes se mirent à ses genoux, les femme l'entouraient ; je la vis céder ; moi-même, enfin, entraîné parle mouvement général, je m'étais mêlé aux autres pour la prier, i m me si elle avait pu m'entendre, et, quand elle céda aux ins- tances, je seutis un mouvement de colère. On ferma les portes pour que personne n'entrât dans la salle : lord Méry prit un violon; Valérie demanda sou chàle d'une mousseline bleu foncé; elle écarta ses cheveux de dessus sou frout; elle mit son châle sur sa tête; il descendit le long de ses tempes, de ; anles; son front se dessina à la manière antique, ses che- veux disparurent, ses paupières se baissèrent, son sourire habituel -Yir.iça peu à peu, bs tête s'inclina, sou chàle tomba mollement sur ses bras croisés sur sa poitrine, et ce vêtement bleu, Cette Sgure douce et pure semblaient avoir été dessinés par le Corrôge pour exprimer la tranquille résignation; et, quand ses yeux se relevèrent, que ses lèvres essayèrent un

92 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

nait le ton au monde l'on cause et l'on pense. Elle voulait y prendre langue avant de venir à Paris, elle voulait briller dans ce salon avant de faire an- sourire, on eût dit voir, comme Shakspeare le peignit, la Pa- tience souriant à la Douleur auprès d'un monument.

« Ces attitudes différentes, qui peignent tantôt des situation? terribles et tantôt des situations attendrissantes, sont un lan- gage éloquent puisé dans les mouvements de l'àme et des pas- sions. Quand elles sont représentées par des formes pures et antiques, que des physionomies expressives en relèvent le pou- voir, leur effet est inexprimable. Milady Hamilton, douée de ces avantages précieux, donna la première une idée de ce genre de danse vraiment dramatique, si l'on peut dire ainsi. Le châle, qui est eu même temps si antique, si propre à être dessiné de tant de manières différentes, drape, voile, cache tour à tour la figure, et se prête aux plus séduisantes expres- sions. Mais c'est Valérie qu'il faut voir : c'est elle qui, à la fois décente, timide, noble, profondément sensible, trouble, en- traîne, émeut, arrache des larmes, et fait palpiter le cœur comme il palpite quand il est dominé par un grand ascendant; c'est elle qui possède cette grâce charmante qui ne peut s'ap- prendre, mais que la nature a révélée en secret à quelques êtres supérieurs. Elle n'est pas le résultat des leçons de l'art ; elle a été apportée du ciel avec les vertus : c'est elle qui était dans la pensée de l'artiste qui nous donna la Vénus pudique et dans le pinceau de Raphaël... Elle vit surtout avec Valérie ; la décence et la pudeur sont ses compagnes; elle trahit l'àme en cherchant à voiler les beautés du corps.

« Ceux qui n'ont vu que ce mécanisme difficile et étonnant, à la vérité, cette gràc ; de convenance qui appartient plus ou moins a un peuple à une nation, ceux-là, dis-je, n'ont pas l'idée de la danse de Valérie.

«Tantôt, comme Niobé, elle arrachait un cri étouffé à mon âme déchirée par sa douleur ; tantôt elle fuyait comuie Gala- thée, et tout mon être semblait entraîné sur ses pas légers. Non, je ne puis te rendre tout mou égarement lorsque, dans cette magique danse, un moment avant qu'elle finît, elle fit Le tour de la salle en fuyant ou en volant plutôt sur le parque! , regardant en arrière, moitié effrayée, moitié timide, comme

LA BARONNE DE K1UIDENER 03

noncer son arrivée dans la capitale par la trom- pette de Mrae de Staël.

Car, à son exemple, elle s'était mise à écrire, et c'est à Genève « inspirée par les beautés mélanco- liques du Léman et de la Grande-Chartreuse » quelle avait, comme elle le dit elle-même (1), entrepris son grand roman de Valérie.

Mme de Krudener, encore tout imprégnée de la « manière » de Rivarol et de Tilly, sut tirer parti, dans le salon de Goppet, de sa science de fraîche date. On l'avait accueillie avec curiosité. Elle s'en était aperçue et, se mettant aussitôt en frais pour plaire, ce qui ne lui avait pas été difficile, elle avait su changer bien vite cette curiosité en sympathie. Elle parlait avec aisance, entrain et bonne humeur; ses réflexions étaient piquantes, originales et son gracieux

si elle était poursuivie par l'Amour. J'ouvris les bras, je l'appelai; je criais d'uue voix étouffée : a Valérie! Ah! viens, viens, par pitié! c'est ici que tu dois te réfugier; c'est sur le sein de cului qui meurt pour toi que tu dois te re- poser. » Et je fermais les bras avec un mouvement pas- sionné, et la douleur que je me faisais à moi-même m'éveilla, et pouitaut je n'avais embrassé que le vide 1 Que dis-je? le vide ? non, non : tandis que mes yeux dévoraient l'image de Valérie, il y avait daas cette illusion, il y avait de la félicité.

La danse finit : Valérie, épuisée de fatigue, poursuivie d'ac-

clamatious, vint se jeter sur la croisée j'étais. Elle voulut

lonvrir en la poussant en dehors; je l'arrêtai de toutes mes

forces, tremblant qu'elle ne prît l'air. Elle s'assit, appuya sa

ontre les carreaux : jamais je n'avais été si près d'elle ;

limple glace nous séparait. J'appuyais mes lèvres sur son

embiait (|ne je respirais des torrents de feu : et,

toi, Valérie, tu De sentais rien, rien; tu ne sentiras jamais

rien pour moi » [Valérie, lettre xvm).

(1) Lettre de .Vme de Krudener à M. Bérengcr.

94 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

accent étranger leur semblait donner plus d'origina- lité encore : bref, ses petits manèges furent pris au sérieux On sera étonné en apprenant que sa manière de danser n'y avait pas été pour peu de chose. C'est cependant la vérité. Mme de Staël, qui avait déjà vu danser Mme de Krudener à Lausanne et à Genève, fut frappée de la grâce qu'elle avait jusque dans ses moindres mouvements. Aussi s'en inspira-t-elle, moins peut-être que Mme de Krudener aimait à se le figurer (1) dans la peinture qu'elle fait de la danse de Delphine. On sait qu'elle s'était inspirée de la danse de Mme Récamier pour décrire celle de Corinne (2).

Voici comment Mme de Staël parle de la danse de Delphine, dans laquelle se plaisait à se reconnaître Mme de Krudener :

« Les hommes et les femmes montèrent sur les bancs pour voir danser Delphine...

« Jamais la grâce et la beauté n'ont produit sur une assemblée nombreuse un effet plus extra- ordinaire; cette danse étrangère a un charme dont rien de ce que nous avons vu ne peut donner l'idée :

(1) « Mme de Staël a dit a Sidonie (c'est-à-dire feelle-mêm

Mme je Krudener) qu'elle avait voulu peindre sa danse... Del- phine y danse un p.is polonais au bal de Mra* de Vernon. Elle a, selon la remarque de plusieurs personnes, peint la figure, les manières de parler, L'imagination de Sidonie, et puis elle y a mêlé ses opinions religieuses et politiques à elle-même, Sidonie a une profonde piété et se môle peu de politique. » (Lettre de Mm* de Krudener au docteur Gay, 17 janvier 1803).

(2) « C'est l,i danse de Mm" Iléeamier, a-t-elle écrit dans une QOte de Corinne, qui m'a donné l'idée de celle «pie j'ai essayé de peindre. »

LA BARONNE DE KRÎÏDENER 95

c'est un mélange d'indolence et de vivacité, de mé- lancolie et de gaieté tout à fait asiatique. Quelque- fois, quand l'air devenait plus doux, Delphine mar- chait quelques pas la tête penchée, les bras croisés, comme si quelques souvenirs, quelques regrets étaient venus se mêler soudain à tout l'éclat d'une fête ; mais bientôt, reprenant la danse vive et légère, elle s'entourait d'un châle indien qui, dessinant la taille et retombant avec ses longs cheveux, faisait de toute sa personne un tableau ravissant.

« Cette danse expressive et pour ainsi dire ins- pirée, exerce sur l'imagination un grand pouvoir; elle vous retrace les idées et les sensations poétiques que, sous le ciel de l'Orient, les plus beaux vers peuvent à peine décrire.

« Quand Delphine eût cessé de danser, de si vifs applaudissements se firent entendre, qu'on put croire pour un moment tous les hommes amoureux et toutes les femmes subjuguées (1). »

C'est cette dernière phrase qui devait le plus tou- cher Mm,: de Kriidener quand elle lut plus tard Delphine : « Tous les hommes amoureux et toutes les femmes subjuguées! » Evidemment il ne pouvait s'agir que d'elle : c'est elle qui subjuguait toutes les femmes, c'est d'elle que tous les hommes étaient amoureux. Il ne pouvait y avoir d'erreur : c'était bien elle que Mm,: de Staël avait mise en scène, dans son roman, sous le nom de Delphine (2).

(I, M"- , De ph

(2) Nous avons tout à l'heure Dommé incidemment Mmo llé- camier. La danse avait son- le Directoire et sous le Consulat

96 UNE ILLUMINÉE AU XIX* SIECLE

Paris était alors en proie à une frénésie déplaisirs. La sécurité était revenue. Gomme on ne craignait plus d'être attaqué et dépouillé dans les rues en allant dîner et passer la soirée chez des amis, on sortit beaucoup plus qu'on ne l'avait pu faire depuis le commencement de la Révolution. La société se re- constituait et, à la fin de 1801, époque à laquelle

une telle importance sociale, les deux romans de Mme de Staël eurent un tel succès, que nous croyons devoir citer ici quel- ques lignes écrites par la nièce de Mm* Récamier. « On a tant parlé, dit Mme Lenormand, de la danse de Mms Récamier, qu'il convient peut-être d'en dire un mot. Belle et faite à peindre, elle excella en effet <lans ce^art.Elle aima la danse avec passion pen- dant quelques années, et, à son début dans le monde, elle se fai- sait un point d'honneur d'arriver au bal la première etde le quit- ter la dernière : mais cela ne dura guère. Je ne sais de qui ell»1 avait appris cette danse du châle, qui fournit à Mme de Staël le modèle de la danse qu'elle prête à Corinne. C'était une pan- tomime et des attitudes plutôt que de la danse. Elle ne consentit à l'exécuter que pendant les premières années de sa jeunesse. Pendant le triste hiver de 1812 à 1813' que Ai"*» Récamier, exilée, passa à Lyon, un jour que l'isolement lui pesait plus cruellement que de coutume, pour tromper son ennui et sans doute aussi se rappeler d'autres temps, elle voulut me domu t une idée de la danse du châle : une longue écharpe à la main, elle exécuta en effet toutes les attitudes dans lesquelles ce tissu léger devenait tour à tour une ceinture, un voile, une dra- perie. Rien n'était plus gracieux, plus décent et plus pitto- resque que cette succe=sion de mouvements cadencés dont on eût désiré fixer par le crayon toutes les attitudes ». (Souve- nirs et correspondance de Mm* Récamier, t. I, p. 18.)

Puisque uou9 en sommes à l'important chapitre de la danse, et afin qu'on puisse comparer la danse de Mm" de Krudeoer à celle de M",e Récamier, qu'on nous permette de reproduire la façon dont Mm• de Staël décrit la danse de Corinne :

« Le prince d'Amalfi s'accompagnait, en dausant, avec des cas. tagnettes. Corinne, avant de commencer, fit avec les deux mains un salut plein de grâce à l'assemblée, et, tournant légèrement

LA BARONNE DE KRÛDBNEH (.>7

Mmc de Krudener arriva à Paris, les réunions de famille, les soirées, les bals se multipliaient. La vie de salon, qui brilla d'un si vif éclat sous le Consulat, commençait à atteindre son apogée. C'était une vé- ritable renaissance. Les choses mondaines les plus futiles prenaient même, dans cette société les hommes avaient presque tous eu leur part, comme acteurs ou victimes, d'événements gigantesques, une

sur elle-même, elle prit le tambour de basque que le prince d'Ainalti lui présentait Elle se mit à danser en frappant l'air de ce tambour de basque; et tous ses mouvements avaient une souplesse, une grâce, uu mélange de pudeur et de volupté, qui pouvaient donner l'idée de la puissance que les bayadères exer- cent sur l'imagination des Indiens, quand elles sont, pour ainsi dire, poètes avec leur «lanse, quand elles expriment tant de sentiments divers par les pas caractérisés et les tableaux en- chanteurs qu'elles offrent aux regards Corinne connaissait si bien toutes les attitudes que représentent les peintres et les sculpteurs antiques, que par un léger mouvement de ses bras, en plaçant son tambour de basque tantôt au-dessus de sa tête, tantôt en avant, avec une de ses mains, tandis que l'autre par- courait les grelots avec une incroyable dextérité, elle rappelait les danseuses d'Herculanum, et faisait naître successivement une foule d'idées nouvelles pour le dessin et la peinture.

« Ce n'était point la danse française, si remarquable par l'élé- gance et la difficulté des pas ; c'était uu talent qui tenait de beaucoup plus près à l'imagination et au sentiment. Le carac- tère de la musique était exprimé tour à tour par la précision et la mollesse des mouvements. Corinne, en dansant, faisait passer dans l'àme des spectateurs ce qu'elle éprouvait, comme si elle avait improvisé, comme si elle avait joué de la lyre ou dessiné quelques figures; tout était langage pour elle : les mu- siciens, en la regardant, s'animaient à mieux faire sentir le de leur art ; et je ne sais quelle joie passionnée et quelle sensibilité d'imagination électrisaient à la fois tous les témoins de cette danse magique, et les transportaient dans une exis- tence idéale l'on rêve un bonheur qui n'est pas de ce monde. » (M de Staël, Corinne.)

6

98 UNE ILLUMINÉE AU XIXa SIÈCLE

importance plus grande à leurs yeux que celle du 10 août 92 et du 21 janvier 93, que celles du 9 ther- midor et du 18 brumaire, que celle de Marengo! La danse surtout était l'objet de l'engouement général. Tous les jeunes gens se piquèrent de bien danser et beaucoup allaient à l'école de Goulon ou à celle de Despréaux, mari de la fameuse Guimard, qui dirigeait ses cours dans l'appartement du rez-de-chaussée de l'hôtel Bonneuil, à la Chaussée-d'Antin (1). On citait les meilleurs danseurs, et, de même qu'on avait parlé, sous Louis XVI, de Beauharnais le beau danse*'/' et de quelques autres, on vantait la légèreté, la grâce, le talent de M. de Trénis, qui donna son nom à une fig-ure de contredanse ; la souplesse de M. de Châtillon, l'assurance du pas de M. Lafitte, l'in- croyable aisance de M. Dupaty, le moelleux de M. de Boisflamen... Quant aux femmes, elles ne se bor- naient pas à admirer la tension des muscles des dan- seurs sous leurs culottes collantes ; elles prenaient, comme eux, leur part de la bataille, et quelques-unes étaient citées pour la grâce incomparable et le a ve- louté » de leurs mouvements. L'enthousiasme pour la danse était même porté à ce point que, pour qu'une jeune fille fût réputée bien élevée, il fallait qu'elle dansât comme MMo Ghevigny ou Mllc Ghameroy. Et, comme cette sorte de talent ne se pouvait faire ad- mirer qu'au bal, la danse était devenue tout naturelle- ment le plus puissant facteur de la renaissance de la

(1) Voir les Souvenirs de Je an- Etienne Despréaux, danseur de raet poète-chansonnier (1748-1S20), publics par M. Albert Firmin-Didot.

BARONNE DF. KRliDENER 99

vie sociale en France. Le grave M. Joubert ne crai- gnait pas de s'abaisser jusqu'à elle, non pas pour y prendre part, mais pour la justifier, et il disait que a la danse doit donner l'idée d'une légèreté et d'une souplesse pour ainsi dire incorporelles ».

Elle aida aussi Mme de Krudener à se pousser dans la société parisienne. La baronne dansait à faire - mer d'admiration Vestris, le diou de la danse, au- quel pourtant elle avait pris quelques leçons lors de son premier voyage à Paris. Mais elle était alors s1 jeune que rien en elle ne pouvait laisser deviner à quel degré de perfection elle pousserait cet art dans les salons.

En attendant, M",e de Krïidener cherchait à péné- trer le plus qu'elle pouvait dans cette société nou- velle qui manifestait si brillamment sa vitalité. Elle était allée se loger près de la Chaussée-d'Antin, sur le boulevard des Italiens, et, de ce centre mondain, elle rayonnait sur tout Paris. Elle s'était empressée de se répandre. Et d'abord Mlue de Staël étant reve- nue de Goppet, elle n'avait pas perdu un jour pour l'aller voir. Le salon de Mme de Staël, rue de Grenelle, avait été un des premiers ouverts. La fille de Necker était rentrée à Paris à la suite de la publication de ses

/réflexions sur la paix adressées à M. Pitt et Français » et. pour mieux savourer son succès littéraire, pour y joindre aussi les délicates jouis- sances que son étincelante conversation lui valait dans le monde, elle s'était remise à vivre avec M. de Staël, exemple qu'aurait bien fait de suivre, pour d'autres motifs, Al"" de Krudener. Ces deux maris, ambassa-

100 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIECLE

deurs tous les deux, étaient décidément d'aussi bonne composition l'un que l'autre. Mme de Staël voulait continuer le salon de sa mère, MmeNecker, qui avait été pour ainsi dire la continuation de celui de Mme du Deffand. Saint-Beuve a trouvé dans les papiers de Chênedollé une note sur le salon de Mme de Staël en 1802 qui a sa place ici : « On y voyait, dit cette note, Chateaubriand dans tout l'éclat de sa première gloire ; Mme Récamier, dans toute la fleur délicate de sa grâce et de sa jeunesse ; Mmc Visconti, avec sa ma- jestueuse beauté romaine et son tour d'épaule éblouis- sant (1) ; le chevalier de Boufflers dans le négligé d'un vicaire de campagne, mais souriant avec la finesse exquise du regard d'un courtisan, et disant les mots les plus piquants avec un air extrême de bonhomie ; le comte Louis de Narbonne, un des plus agréables causeurs de l'ancienne cour, toujours en veine de mots heureux, et renouvelant dans le salon de Mme de Staël les inépuisables trésors de grâce, de folie et de gaieté, et toutes les séductions d'une con- versation qui savait charmer Bonaparte lui-même. Venaient ensuite les hommes politiques, et d'abord Benjamin Constant. C'était un grand homme, droit, bien fait, blond, un peu pâle, avec de longs cheveux tombant à boucles soyeuses sur ses oreilles et sur son cou à la manière du vainqueur d'Italie. 11 avait une expression de malice et de moquerie dans le sourire et dans les yeux que je n'ai vue qu'à lui. Rien de plus piquant que sa conversation : toujours en état d'épi-

(1) Pour M»« Visconti, voir notre ouvrage, Le mmdê et le

demi-monde sous le Consulat cl l'Empire,

L\ BARONNE DE KUUDENER 101

grammes, il traitait les plus hautes questions de po- litique avec une logique claire, serrée, pressante, le sarcasme était toujours caché au fond du raisonne- ment ; et quand avec une perfide et admirable adresse il avait conduit son adversaire dans le piège qu'il lui avait tendu, il le laissait battu et terrassé sous le coup d'une épigramme dont on ne se relevait pas. Nul ne s'entendait mieux à rompre les chiens et à jeter de l'inattendu dans la conversation. En un mot c'était un interlocuteur, un second digne de Mme de Staël (1). »

Aussi n'y avait-il pour ainsi dire pas de conversa- tion chez Mmo de Staël, mais une représentation ou, si l'on préfère un dialogue, un duo, dont les deux ac- teurs étaient la maîtresse de maison et Benjamin Constant. Il y avait beaucoup d'hommes à ces repré- sentations. On y voyait pourtant quelques femmes, entre autres Mm,!Dufrénoy qui, ruinée par la Révolu- tion, demanda au travail son pain de chaque jour, écrivit des vers qui le lui donnèrent et lui valurent, outre un succès extraordinaire, le titre de la Sapho française; la sémillante Mme Sophie Gay, la toute charmante Mm" de Gustine, née Delphine de Sabran : M"1' de Staël devait lui prendre son joli prénom pour baptiser un de ses romans, et l'on sait que sa lourde chevelure blonde faisait presque envie à la blonde Mm de Krtideoer; l'aérienne comtesse de Beaumont, qui la séduisit tout de suite par ses grâces discrètes ; elle était pourtant juste le contre-pied du genre plus

(1) Sainte-Beuve, Chateaubriand cl son groupe littéraire, t. I, p, 183.

G.

102 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

personnel et tout en dehors de Mmede Krudenerqui, au moins aussi sentimentale, avait un enthousiasme toujours en ébullition et était toujours emballée pour les choses ou pour les gens.

Elle allait aussi, mais peu, chez Mme Récamier, qu'elle connut dans le salon de Mme de Staël, et qui ne paraît pas s'être laissé beaucoup prendre à ses petits manèges : rivalité de coquettes, bien certainement. Elle était plus assidue chez Mme de Beaumont, ren- contrée dans le même salon, et à qui elle s'était fait présenter avec recommandation toute spéciale. Son air de jeune Anglaise en consomption lui avait plu, mais le cercle d'hommes distingués qu'on rencon- trait chez elle lui plaisait encore davantage. Soit pour briller dans ce milieu d'élite, soit simplement pour y trouver les plaisirs délicats que son esprit fin et cul- tivé était certainement capable de goûter, elle avait réussi à se faire inviter chez Mme de Beaumont.

Pâle et languissante fleur échappée au cyclone révo- lutionnaire qui avait dévoré son père, l'un des derniers ministres de Louis XVI, massacré en septembre ihJ, sa mère, son frère et sa sœur, Pauline de Montmorin Saint-Ilérem s'était vue obligée de se séparer de son mari, le comte de Beaumont, dont l'humeur était abso- lument aux antipodes de la sienne. Elle vivait dans un appartement de la rue Neuve-de-Luxembourg, aujour- d'hui rue Gambon, séparée du monde, mais entourée d'un petit cercle d'amis extrêmementrecommandables par les talents et par l'élévation de la pensée. La dis- tinction de l'esprit amène naturellement la distinction du langage et des manières : aussi son salon était-il le

LA BARONNE DE KHUDENER 103

plus remarquable de Paris. 11 y avait Joubert, cet ami de Chateaubriand, ce délicieux causeur qu'on ne pouvait entendre sans l'aimer : « homme supérieur, a dit de lui M. Pasquier, à idées larges, d'une originalité naturelle, sans la moindre affectation, réservé, ne cherchant jamais à se faire valoir ; » il y avait M. Pas- quier lui-même : ancien conseiller au parlement de Paris, futur préfet de police de l'Empire en 1810, il devait être, plus tard, le dernier chancelier de France ; M. Guéneau de Mussy ; le jeune M. Mole, qui n'avait guère plus de vingt ans alors et qui se faisait déjà re- marquer par la hauteur de ses pensées au moins au- tant que par la noblesse et la distinction de son vi- sage ; M. de Fontanes, poète délicat, « enfant de Racine », le futur grand-maître de l'Université im- périale, et qui venait quelquefois, le soir, donner lecture de ses vers ; Ghênedollé, qui avait connu Jlivarol à Hambourg, pendant l'émigration, et qui tenait de lui le secret de cette conversation brillante, semée de traits inattendus, qui le distinguait si éton- namment. 11 y avait aussi quelques autres hommes distingués, mais, comme chez Mnit de Staël, Chateau- briand, le familier de la maison, l'intime ami de la comtesse de Beaumont, les effaçait tous.

En fait de femmes, on y rencontrait Mme de Vintimille, sa plus ancienne amie; M"10 Pasquier, douce, bonne et esprit de premier ordre ; Mme de Staël et sa tante, M"" iNecker de Saussure; Mme de Caud, cette poétique Lucile, sœur de Chateau- briand, qui devait mourir en 180i, comme Mmo de Beaumont, et du même mal :

104 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

Son âme avait brisé son corps.

« Le grand charme de nos réunions, a dit M. Pas- quier en parlant du salon de M'112 de Beaumont, était dans l'indulgence et la complète liberté qui y ré- gnaient ; le bonheur de se retrouver rendait tout fa- cile ; on se pardonnait des nuances, des divergences d'opinion qu'on n'aurait jamais supportées avant 1791 , querelles oubliées, ainsi que les rancunes et les haines qu'on devait retrouver si vivaces sous 1 Empire et sous la Restauration (1). »

Mmede Krlïdener, dans ce salon, chacun avait son sobriquet comme dans celui de M,le Quinault, un demi- siècle auparavant, Mme Krïidener ne se mêlait guère aux discussions politiques, mais elle aimait à prendre sa part des conversations littéraires. Un jour, comme l'on parlait de Werther, qui n'était plus une nou- veauté (2), mais dont le sujet est de tous les temps, Mmc de Krudener, qui savait l'allemand comme le français et avait lu le roman de Gœthe dans le texte original, s'amusait à le critiquer. C'était étonnant de sa part, car elle aimait assez que, à la façon de Wer- ther, les jeunes g-ens se tuassent d'amour pour les femmes : mais comme, après tout ce n'était pas pour elle que ce héros de roman s'était suicidé, elle le condamnait. « Et d'ailleurs, disait elle, de son petit air dédaigneux, il n'y a pas de pensées dans ce livre, et s'il y a un mérite, ce n'est que celui de la passion

(1) Chancelier Pasquier, Mémoires, t, I, p. 206.

(2) WertJier parut eu 1774.

LA BARONNE DE KRUDENER 105

exprimée. » Ce n'est pas peu de chose, mais en fait de passion exprimée, Mrac de Krudener était de ces femmes qui ne trouvent guère de mérite qu'à celle dont elles sont l'objet et qu'on leur exprime à elles-mêmes ; bien peu s'occupent de la manière dont on la leur exprime et surtoutde celui qui la leur exprime. Ce qui est une preuve, j'espère, qu'elles ne jouissent d'une passion que dans leur vanité et non dans leur cœur. M""' Récamier n'était-elle pas aussi (ïère des sentiments d'admiration qu'elle voyait éclater dans les yeux des petits ramoneurs qui la regar- daient monter en voiture, que des hommages des princes et des ducs? En sa qualité de bourgeoise, les titres étaient pourtant ce qu'elle prisait le plus au monde, après toutefois sa chère petite personne. Chênedollé, qui avait de la sympathie pour Mme de Krudener, qui lui trouvait « de la grâce et quelque chose d'asiatique », et aussi « du naturel dans l'exa- gération » avait entendu sa réplique. Il se récria : a Gomment! dit-il, vous ne trouvez point de pensées dans Werther? Il n'y a point de pensées détachées, c'est vrai, mais Werther, c'est une pensée con- tinue ! » Il avait raison, mais M"1 de Krudener, qui s'amu?ait alors à écrire des pensées détachées, ne cherchait que cela dans un livre. Elle comprit ce que voulait dire Chênedollé et se rendit à ses raisons : il démontrait que ce roman n'est, en ellet, autre chose que le développement logique, étant donnée la sen- sibilité extrême du héros de Gœthe, d'une passion maladive qui se nourrit elle-même, fuit tout dérivatif, anéantit tout caractère, toute volonté et énergie de réa-

106 UNE ILLUMINÉE AU XIX*' SIECLE

gir et aboutit fatalement au désespoir et au suicide. C'est le développement et le dénouement obligé de cette maladie d'âme qui consiste à prendre l'amour, à l'exclusion de tout devoir, pour règle de conduite. Et c'est ainsi que le cœur devient, avec ce sentiment poussé à l'extrême, la dupe même de son propre amour. La femme qui est l'objet de cet amour, il faut le reconnaître, n'y entre presque pour rien. Toute autre femme que Charlotte aurait été rencontrée par Wer- ther, à ce moment psychologique son cœur cher- chait un visage de femme pour y incarner ses rêves d'un amour maladif, il aurait aimé celle-là.

Mme de Kriidener, en femme pratique et qui con- naît la vie, qui commençait à noircir du papier et peut- être même songeait déjà à se faire imprimer, Mme de Kriidener cherchait à se lier avec les hommes dont l'amitié pouvait la rehausser aux yeux du monde et lui être directement utiles. Elle se trompa bien une fois, comme on va le voir, en courtisant Garât, mais c'était une affaire d'amour, et en ces sortes d'af- faires, où le cœur est parfois de la partie, l'on est toujours ou trompé ou trompeur. En attendant» elle trouvait auprès de chacun la plus entière bien- veillance, quoique personne ne la prît autant au sé- rieux qu'on l'avait fait àCoppet. Mais on ne dansait ja- mais dans le salon delà rue Neuve-de-Luxembourti'. M"1" de Kriidener avait son idée en se faisant ainsi bien venir de chacun. Outre le plaisir toujours re- nouvelé que donne la conversation des hommes su- périeurs, et celui, bien naturel, de s'en faire appré- cier quand on est, comme elle, au-dessus du vul-

LA BARONNE DE KRUDENER 107

gaire, il y avait dans ses intentions l'arrière-pensée, compliquée d'un peu de vanité féminine, de se créer un salon littéraire et d'y attirer « la petite société », comme on désignait couramment les familiers de Mine de Beaumont. A force d'entendre des hommes distingués, de voir des femmes qui, comme Mmc de Staël, comme M"1 Dufrenoy, comme Mma Gay, re- cueillaient les hommages les plus flatteurs pour leur talent dans les lettres, elle avait, elle aussi, jeté quel- ques essais sur le papier. C'étaient des pensées dé- tachées, des remarques fines et ingénieuses, parfois subtiles, que son esprit d'analyse, prompt à obser- ver, lui faisait trouver à tout propos : au fur et à me- sure qu'elles lui arrivaient, soit dans la conversation, soit dans ses rêveries de chaise-longue, soit même dans ses lettres, elles étaient aussitôt consignées toutes vives dans un album. Elle les montra à ses amis, à Bernardin de Saint-Pierre, à Ducis, àFon- tanes, à Chateaubriand, et Ton était trop galant pour ne pas déclarer, la main sur la conscience, q je ce se- rait de légoïsme de garder pour elie et pour son petit cercle d'amis, un tel trésor de remarques et d'observations sur le cœur humain : peut-être ma- nifesta-t-elle elle-même qu'elle aurait beaucoup de plaisir à se voir imprimée. Aussi bien ses Pensées en valaient-elles la peine. E:les furent présentées au Mercure, par M. Michaud probablement, et pas- sèrent. Elles n'auraient rien valu du tout qu'elles au- raient passé tout de même. Devant les étrangers, en France, est-ce que toutes les portes ne s'ouvrent pas à deux battants? Notre galanterie traditionnelle,

108 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE

souvent mal entendue, a le tort d'offrir aux riches étrangères mille faveurs qu'elle se garderait bien d'accorder à des Françaises pauvres : à celles-là, elle ne fait guère l'honneur de s'occuper d'elles.

Les conversations du salon de Mme de Beaumont, relie à laquelle elle avait pris part sur Werther, le roman, un peu frère de celui-là, que Chateaubriand publiait en ce moment sous le titre de René, celui que Mm0 de Staël donnait sous le nom de Delphine, le plaisir d'avoir vu ses Pensées imprimées dans le Mercure de France (1), tout cela éveilla chezMmede Krudener une nouvelle fibre de vanité, celle de la va- nité littéraire. Elle rumina dès lors le projet de mettre en action ses facultés d'observation des pas- sions humaines et d'écrire elle aussi un roman. Le sujet, elle le trouverait dans son passé et autour d'elle, comme l'ont fait les auteurs de ces livres qui resteront éternellement parce qu'ils sont la vie même et que chacun, plus ou moins, y retrouve des mor- ceaux de son propre cœur, un tableau de ses fai- blesses et de ses souffrances, bien plus, hélas ! que de ses joies. Aussi allait-elle plus que jamais chez son vieil ami Bernardin de Saint-Pierre. Elle lui ex- posait ses plans, lui lisait ce qu'elle avait écrit, ni demandait ses conseils et l'auteur des Harmonies de la nature les lui donnait avec une complaisance inépuisable. Mmode Beaumont, qui devait prochaine- ment quitter Paris, alla faire un jour sa visite d'adieu à Mmc de Krudener. « Elle la trouva établie dans son

fi) Mercure de France, du 10 vendémiaire an XI. Nous avons reproduit ces pensées à la fin du volume.

LA BARONNE DE KRÛDENER 100

jardin. Près d'elle, était une femme au teint bruni par le soleil, aux lèvres épaisses, à l'air commun ; un peu plus loin, un vieillard qui n'avait rien de bien distingué, si ce n'est une chevelure flottante, « La « petite Krûdener, une véritable rose, placée entre « le vieillard et sa mère, lisait avec un son de voix « enchanteur le fameux roman. » C'était Bernardin de Saint-Pierre et sa femme! Le livre était Paul et Virginie. » (1)

Ces petites fêtes intimes consolaient Bernardin des vulgarités de son ménage dominait une femme aigre et grondeuse. Mais le tableau que venait de voir Mm" de Beaumont était ravissant, et elle en avait été agréablement impressionnée.

MTn" de Krûdener aimait aussi à ses heures ces plaisirs innocents d'une vie presque champêtre. Mais elle aimait davantage les plaisirs plus bruyants du monde. Elle s'était jetée dans ceux-ci avec l'ardeur d'une femme qui voit que la jeunesse est près de l'abandonner et qui, mettant de côté tous scrupules, pour les reprendre quand les années décidément ne lui permettront plus de faire la jeune, veut, comme on dit, jo'fir de son reste. C'est elle qui, à cette époque, parlant des Genevoises, mais sans désigner Mme de Staël, qu'elle visait peut-être dans on ne sait quelle arrière-pensée de secrète rancune ou de ja- lousie, disait : « Je n'aime point les Genevoises ; elles n'ont ni les charmes de l'innocence, ni les grâces du péché. » Et Sainte-Beuve a ajouté avec une justesse

(l) A. Bardouï. La comtesse Pauline de Beaumont, p. 3î>3.

7

110 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE

malicieuse : « Elle attachait encore bien du prix à ce dernier point. » Elle en attachait plus peut-être que ne le pensait Sainte-Beuve, comme on va le voir dans le chapitre suivant. Le fin critique n'a probablement pas connu cet épisode galant de la vie de Mme de Krûdener, à moins qu'il n'en ait voulu rien dire.

CHAPITRE IV

Liaison de M°» de Kiiïdener avec Garât. Déceptions d'amour et d'amour-propre. Retour définitif à îa vertu. Mort du baron de Kriidener. Départ de la baronne pour Lyon. Deuil et distractions. Valérie. Réclame savante au- tour de ce roman. Petits manèges d'auteur. « Le monde i te! » Un peu de jalousie. Un peu de

vanité. Alléluia d'amour. Retour de la baronne à Paris. Valérie est lue à un petit cercle d'amis choisis. M8' de Beaumout très souffrante. La baronne écrit à Chateaubriand en cette pénible circonstance. Succès pro- digieux de Valérie: sujet de ce roman. Réfutation d'une erreur : Mmg de Kriidener n'a jamais mis les pieds dans le monde du Directoire. La baronne fait hommage de son livre au premier Consul. Mauvais accueil que lui fait le général Bonaparte. Rancune. Mm« de Kriidener quitte Paris et retourne à Riga.

M""" do Kriidener fréquentait le plus qu'elle pouvait les bals et les fêtes, les salons l'on causait et ceux l'on faisait de la musique. Bile recevait elle-même dans son hôtel de la rue «le Cléry. Car elle avait vite quitté l'appartement du boulevard des Italiens, décidément trop petit pour les nombreux visiteurs qui, mainte-

112 UNE ILLUMINEE AU XIXe SIECLE

nant, affluaient dans son salon. « L'élite de la fashion et de la littérature s'y coudoyaient. Les poètes y ren- contraient des légistes, de vieux disciples de Voltaire, des élèves de Swedenborg-, des aides de camp, des attachés... Bernardin de Saint-Pierre en boudait la patronne, mais le temps de Bernardin était passé, et, après les boutades, il revenait résig-né au rôle d'ami, décochant de loin en loin Tépigramme... suivant l'illuminé Berg-asse (1). »

Mais ce n'est pas à ce moment que vibrait la corde mystique dans le cœur de Mme de Kriidener, et, si Berg-asse entreprit de faire entrer la blonde Livo- nienne dans un commerce intime avec le ciel, il y perdit son temps. Plus tard, ce sera différent. En attendant, elle était toute aux choses de la terre. Voulant faire renaître ses jolis moments de Venise, elle se répandait le plus qu'elle pouvait; elle recevait aussi le plus possible et était toute fière de citer parmi ses habitués M. de Chateaubriand. Elle n'était pas moins fière de citer Garât, et elle en était plus heureuse. Ce n'est pas sans raison que cet indis- cret chanteur prenait, dans le salon de la baronne, « dos airs de maître et de baron, ceux que Potemkin n'eût pas osé prendre près de Catherine (2) ». En effet, comme le dit le comte de Tilly, Mm° de Krii- dener « s'était liée intimement avec ce chanteur dont elle admirait le talent ». Mais ce n'est pas seulement le talent qu'elle admirait en lui, c'était bel et bien l'homme. M. Ch. Eynard, dans son ouvrag-e, excellent

(1) Biographie universelle Michaud, Article de M. Parisot.

(2) Ibid.

LA. BARONNE DE KRUDENEK 113

d'ailleurs, sur Mmo de Kriidener, traite son héroïne avec bien du ménagement ; il gaze beaucoup de choses; sa bienveillance exagérée n'en dissimule pas moins. Parlant du salon de la baronne à cette époque il dit : « Garât s'y faisait entendre volontiers. Mmede Kriidener, cédant aux entraînements de son cœur, s'était laissé captiver de nouveau aux attraits passa- gers du monde. Ce cœur, si souvent désabusé des affections trompeuses qu'on y inspire, avait senti se ré- veiller, des débris mêmes de sa vie, cette soif d'aimer, de s'attacher et de souffrir qu'elle croyait apaisée. Mais de nouveaux liens promptement formés ne lui laissaient que du vide et des regrets, et les blessures de la médisance s'ajoutaient encore à d'autres plus profondes et plus amères (1).» Voilà qui est fort bien dit, mais voilà aussi bien des circonlocutions pour dire, ou plutôt pour ne pas dire que son héroïne, dont il soigne la réputation et l'honneur plus qu'elle n'en avait eu cure elle-même, s'était jetée à la tête de Garât et n'avait eu de cesse qu'après qu'il eût consenti à l'accepter pour maîtresse en pied, promp- tement reléguée du reste dans le troupeau des mai- tresses à la suite. Il n'était cependant pas d'un ex- térieur bien séduisant, ce chanteur, et rien en lui, malgré ses toilettes tapageuses, ne rappelait l'élégance naturelle et la distinction de M. de Fré- geville. D'une taille plutôt petite, un peu replet, les jambes courtes, les oreilles longues et écar- tées de la tête, le nez plat à la kalmouke, la bou-

(i) Ch. Eyu&rd, Vi MDt d; Krùdenev, t. I, p. 114.

114 UNE ILLUMINÉE AU XIX SIÈCLE

che largement fendue et, sur tout son visage à la phy- sionomie « singesse », un air de fatuité satisfaite qu'il était de mode de trouver spirituel, tel était Garât.

Ce que c'est que l'engouement! Garât était une des puissances du jour, et il fallait plus compter avec lui qu'avec le vainqueur de Rivoli, des Pyramides et de Marengo. C'était le grand « mangeur de cœurs » de femmes, le triomphateur de la rue et des salons, 1' « incroyable des incroyables », le roi de Paris. C'était Garât enfin! « Un sympathique murmure court au-devant de quelqu'un qui s'avance. Qu'est-ce? C'est Garât! Garât, l'enfant gâté du succès, Garât, à qui la ci-devant reine demandait son jour et son heure ! Garai qu'elle envoyait chercher à six chevaux ! Garât, ce gosier qui était tout un opéra! Garât qui, sans savoir une note de musique, contrefaisait toutes les voix et tous les timbres, tous les acteurs et toutes les actrices, et tous les instruments, aux applaudis- sements de Piccini, de Sacchini et de Philidor! Garât pour qui toute femme a les yeux de Mme Dugazon ! le coryphée des incroyables ! l'Orphée au costume étrange! le joli insolent qui menace M. de Talleyrand de ne plus venir dîner chez lui, pour avoir failli attendre une demi-heure! Ce chanteur de voyelles, ce routeur d'à, e, i, 0, W, qu'on paye quinze cents livres pour chanter deux ariettes! Garât dont tout Paris caracoule les caracoulades ! Garât! le chanteur des plaintives pastourelles, de V amoroso cantabile, le bienvenu en ce temps de romance! » (1) Et un journal

(i) Edmond et Jtllei «le Goncourt, Histoire de la société fran- çiikc pendant i: Dirccloirn, p. 389.

LA BARONNE DE KRÛDENER 115

du temps, constatant, en le partageant peut-être, cet inconcevable engouement de toute une ville, de la ville réputée la plus spirituelle du monde, pour un simple chanteur, lui met dans la bouche ces mots de gratitude pour la Mode, plus reine encore qu'il n'est roi : « 0 ma divinité tutélaire! Tous les hommes se plaignent de leur sort; moi je vous supplie de ne rien changer au mien. Les grâces, les plaisirs m'assiègent; ils veulent tous m'avoir, je me laisse entraîner. Ils m'idolâtrent, je les laisse faire; mon costume, mes propos, mon maintien, tout fait époque dans le monde. Une romance de moi est un événement, une cadence chromatique est la nouvelle du jour, un enrouement est une calamité publique. Ma pa- role suprême! c'est trop de félicité pour un mor- tel (lj! »

Oh! oui, c'était trop de félicité pour un seul. Mais comme toujours, un surcroit de bonheur allait venir à cet homme qui en avait trop. Toutes les femmes étaient folles de lui, mais folles à la lettre, et Mmc de Krudener plus que toute autre. Il était cependant bien ridicule, ce Garât, avec son museau enfoui sous les quatre aunes de mousseline de sa cravate et les innombrables boucles de sa perruque blonde, avec son habit bleu à grands revers tout miroitant de larges boutons dor, son vaste gilet à raies rouges, sa culotte jaune ultra collante, et le binocle que, d'un geste lassé, il daignait mettre de temps en temps devant ses yeux pour lorgner une femme! Ainsi fait, on l'eût

(1; Le M ni- m-, ii" .

11G UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

pris volontiers pour un singe habillé. Mais, de même qu'il y a des hommes pour trouver du charme à des guenons, il est des femmes qui aiment les singes; voyez plutôt au Jardin des Plantes!

M"*e de Krudener s'était laissée prendre aux gri- maces de celui-là. Elle était même devenue la plus fer- vente des dévotes de Garât. Elle ne s'en cachait pas, au contraire. Gomme elle avait l'ambition de devenir une femme àla mode, qu'elle était loin d'avoir renoncé aux frivolités mondaines, qu'elle n'était pas encore deve- nue bien difficile sur les lois de la morale et qu'elle n'avait pas encore le temps de se repentir de ses fre- daines, occupée qu'elle était à en faire de nouvelles, on voyait ce coucher de soleil graviter le plus qu'il pouvait dans l'ombre de cet astre de Paris. D'abord, ce fut pour se faire remarquer ; peu à peu, elle se prit elle-même à son propre jeu et, à force d'admirer Garât tout haut, elle l'admira aussi tout bas. Au point qu'elle devint absolument amoureuse de lui. Garât chantait-il dans un concert ? Mme de Krudener était au premier rang des spectateurs : elle donnait le signal des applaudissements, elle criait : a Bravo! bravo ! » avec son coquet accent étranger qui attirait sur elle l'attention du chanteur et aussi celle de ses auditeurs; elle se démenait, « se pâmait d'aise, pleu- rant, sanglotant, s'évanouissant même de plaisir quand le prodigieux talent du chanteur enlevait les applaudissements de l'auditoire. Plus d'une fois, cé- dant à une sorte de vertige, en présence des trois ou quatre cents personnes que l'admirable voix de Garât avait électrisécs, elle se précipitait dans les bras de

LA. GARONNE DE KRUDENER 117

cet Orphée ou tombait à ses pieds, comme pour l'adorer (1). »

Ce délire amoureux et artistique était bien flatteur pour Garât; aussi en était-il flatté. Mais il était las- sant, à la longue. Et l'heureux artiste, en fait de dé- clarations, n'en était pas à ses premières, si ce n'est peut-être pour les faire. C'est lui qui répondit un jour négligemment à une jeune femme qui lui disait que le monde commençait à lui devenir insupportable, qu'elle venait encore de recevoir à bout portant une déclaration : « Tiens, cela arrive aussi aux femmes, ces choses-là? » Mot admirable de fatuité, mais en mt'me temps leçon bien méritée à une coquette qui semblait vouloir marcher sur les brisées de Mme de Krudener et s'embrigader dans le harem du chanteur.

L'enthousiasme de Mmc de Krudener, qui ne cher- chait nullement à se voiler des ombres discrètes du mystère, exposait le malheureux artiste à la jalousie de plus d'une rivale. Plus affectueuse qu'affectionnée, plus amoureuse qu'amante, la blonde étrangère au- rait voulu avoir son chanteur tout à elle. Mais, on l'a vu, elle n'était pas seule à se pendre aux longues basques de l'habit bleu de Garât et elle le compro- mettait terriblement devant ses autres adoratrices, llien n'est plus agréable à un fat que de voir les femmes se jeter à genoux devant lui, si ce n'est de les laisser quelque temps dans cette posture avant de les relever. L'humilité de l'attitude de ces belles postulantes fait résonner délicieusement les fibres les

(1) Biographie Michaudt article de AJ. Parieot.

7,

US UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE

plus secrètes de sa vanité, et qui ne sait que l'amour ne vit guère que de cela? Mais la nouvelle venue dans le sérail valut à Garât des scènes de jalousie qui ne l'amusaient pas toujours, et surtout qui ne l'amu- sèrent pas long-temps. Les Grâces et les Sirènes s'étaient changées en Euménides et en Harpies. La vie, pour le malheureux homme, était devenue into- nable. Il avait beau ne prendre au sérieux aucune de ses liaisons ni de ses maîtresses, ce qui est la marque d'un grand sens, et se borner à de simples «amours d'épiderme », il avait beau passer le trop- plein de ses soupirantes à l'acteur Elleviou, car de même que chez les grandes dames du temps de Louis XV et de Louis XVI, la mode est de se donner aux acteurs Garât n'arrivait pas à les contenter. Il avait beau dire à chacune que la rivale dont elle se mon- trait jalouse était plus raisonnable et moins égoïste, chacune rêvait, dans sa légèreté, un amour sérieux, comme dans les romans., un amour qui fît oublier à Garât toutes les autres femmes, pour se consacrer ex- clusivement à elle seule (1). Mais ce n'était pas le compte de l'artiste, qui n'était plus assez collégien pour se plaire à ces menus enfantillages et à ces petites drô- leries, semées de mystère et de baisers plus ou moins fur tifs ou affichés. Il aimait à parader au milieu de « ses

(1) Sous Louis XIV, le chanteur Jelyolte avait eu d'aussi étour- II n'était ni beau ui bien fait, a écrit un con- temporain, maifl pour s'embellir il n'avait qu'à chautcr. Les jeunes fcninn'- en étaient folles: on les voyait a demfoorps élan- cées hors de leurs loges, donner eu spectacle, elles-mêmes, l'excès de leur émotion, b (Marmontel, Mémoire tt livre iv.)

LA BARONNE DE KRUDENKK 119

femmes » comme un coq au milieu de ses poules, sans attacher plus d'importance aux yeux bleus de l'une qu'aux cheveux noirs de l'autre, et il se divertis- sait à nouer de ces liaisons dont le plus grand plaisir n'est souvent que de les rompre. Ce qu'il avait d'âme et de sentiment, il le gardait pour ses romances. Garât était un sage. Mais Mmc de Krudener, qui n'en était pas une encore, se montrait désespérée de voir que les serments d'amour éternel, doucement mur- murés à son oreille par son amant dans certains mo- ments de débordante expansion, n'étaient pas plus sérieux que ceux qu'elle-même avait jadis prodigués à M. de Krudener, son époux, à M. de Stakiell', à M. Suard, à M. de Frégeville... Elle avait pris tout à fait à cœur cette nouvelle liaison, elle lavait compli- quée d'art et de littérature, panachée de musique, et pensait que ces puissants renforts la feraient durer autant que sa vie, qu'elle serait aimée toujours. Garât, d'ailleurs, ne le lui avait-il pas dit et juré sur tous les tons? Mais chansons que tout cela! La pauvre folle commençait à s'en apercevoir. Elle eût pourtant été si heureuse que Garât, en fait de chansons, lui chantât quelque chose dans le genre de ce couplet, fait par Massillon, alors qu'il était amoureux de Mmc de Simiane, petite-fille de Mmc de Sévigné :

Aimons-nous tendrement, i^lwre : 1 n'esl qu'une chanson Pour qui voudrait en médire ; Mais pour nous, c'est toul de bon.

120 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

Le chagrin que Mmc de Krudener ressentait de l'in- différence un peu gouailleuse de ce liardeur d'amour fut d'autant plus amer qu'elle voyait que les années laissaient sur son visage des traces de plus en plus pénibles de leur passage; chaque jour il lui fallait plus de temps pour en réparer les dommages. Elle se rattachait à cet amour comme le naufragé se rattache à un morceau de bois qui vient à flotter près de lui.

Un morceau de bois!... Garât, maintenant, n'était pas autre chose pour elle, quand elle venait, avec la câlinerie d'une chatte, se serrer tout contre lui et lui murmurer à l'oreille des choses elle mettait tout son cœur. Un persiflage railleur était tout ce qu'obtenaient ses tendres aveux, et cette offensante indifférence brisait l'âme de la malheureuse. Elle aurait succombé à la jalousie si Garât, ému de pitié pour elle comme pour lui, n'eût pris un parti héroï- que. Comprenant le danger que ses légèretés faisaient courir à la baronne qui ne pouvait se résoudre à dire adieu à l'amour, à cet amour surtout qu'elle pressen- tait devoir être son dernier et qui, à cause de cela peut-être, le rêvait pur et jeune, à la Paul et VirgU nie, panaché d'un peu de Werther, Garât se décida à lui épargner tant d'angoisses. Il rompit brusque- ment. Et puis, il aimait trop sa liberté, il aimait trop l'amour pour aller s'embarrasser d'une femme et s'embarquer dans une liaison sérieuse. On sait bien comment cela commence, mais l'on ne sait jamais comment cela peut finir. Nous l'avons déjà dit : ce fou de Garât était un sage. Sa conduite n'était assu-

LA BARONNE DE KRUDBNBH 121

rément pas un modèle de vertu, mais celle de Mme de Krïidener 1 était-elle davantage?

On se sépara donc. Mais la rupture ne s'était pas faitesans de cruelsdéchirements. 11 n'y a pas d'amours sans lettres. Si Garât s'était montré avare des siennes, Mmo de Krûdener lui prodiguait des épîtres amou- reuses aussi désespérément longues que fréquentes. Garât lut les premières, s'ennuya bientôt des autres et ne prit plus la peine de les décacheter. Il eut même la peu galante idée de les lui renvoyer. Mais qu'on le lui pardonne : c'était pour amener la rupture. 11 écri- vait en même temps avec une noble insolence à la maîtresse dont il ne voulait plus : « Tout cela serait très bon dans un roman, mais, dans la réalité, c'est beaucoup trop long et beaucoup trop romanesque ; ne m'envoyez donc plus vos manuscrits : faites-les imprimer, et j'en accepterai volontiers la dédicace. »

G était sanglant. Rien ne tue l'amour, et Garât le savait bien, comme l'ironie. Et c'est pour cela qu'il l'employa, mordante, brutale, cruelle, enveloppée d'ailleurs dans un blâmable procédé. Ce n'est pas souvent ce qu'on mérite qui arrive, mais avouez que la baronne avait bien mérité cette avanie ! Aussi ne peut-on la plaindre dans sa juste humiliation. G'est qu'elle n'avait pas été effrontée à moitié en s'allant jeter, comme elle l'avait fait, aux pieds et au cou de ce chanteur gascon ! Celui-ci, après quelques politesses, quelques complaisances obligées pour elle, avait voulu s'en tenir là. La baronne ne le comprit pas, ou plutôt ne voulut pas le comprendre. Elle tenait à s'imposer et à rendre l'amour pour elle obligatoire.

122 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

Mais Garât ne l'entendait pas ainsi. 11 n'était pas un naïf et tenait, lui, à sa liberté. Et ce n'est qu'après plusieurs tentatives infructueuses pour la reprendre que le fat s'était résolu à mettre à la baronne les points sur les i et à lui faire comprendre bien clairement qu'il ne se prêterait pas plus long-temps à ce jeu-là. C'est ainsi qu'il avait rappelé rudement à la dig-nité cette mère de famille qui l'avait trop oubliée et oubliait en même temps mari, enfants, tout, pour le plaisir de devenir la maîtresse d'un chanteur à la mode. En vérité, il faudrait n'avoir que faire de sa pitié pour la donner à Mrae de Krûdener en cette ridi- cule circonstance.

Cette fois, la baronne comprit et se le tint pour dit. Mais comme les femmes veulent toujours avoir le dernier mot en tout, particulièrement en amour, et que Mme de Krûdener venait justement de remarquer à la devanture d'un marchand d'estampes une caricature représentant Garât dans son habit d'incroyable, avec ses ridicules exagérément mis en valeur, elle ne le vit plus, maintenant qu'il lui défendait de l'aimer, que paré et panaché de tous ces ridicules, Ce fut une revanche intime, mais en même temps une mortifica- tion : elle eut honte de lui, elle eut honte d'elle- même... Rentrée chez elle, piétinant sur ses pauvres restes de bonheur, elle écrivit à celui qu'elle avait adoré et pour qui elle n'avait pas trouvé de termes assez tendres dans le vocabulaire des amants, qu'elle connaissait pourtant si bien, la lettre suivante, véri- table flèche du Parthe, qui la consola un peu de sa déconvenue :

LA BARONNE DE KRUDENER 123

« Ce n'est pas vous que j'aimais : c'était un fan- tôme que j'avais créé moi-même et qui n'était pas fait à votre image. Ce fantôme avait un cœur que vous n'eûtes jamais et dont vous seriez sans doute embarrassé. L'illusion s'est évanouie ; je vous vois tel que vous êtes, et je suis forcée de reconnaître que je ne vous ai jamais aimé. »

Voilà qui était bien répondu et c'était rendre à Garât, comme on dit, la monnaie de sa pièce. Mais Mme de Kriïdener, cette fois, le faisait avec noblesse. Sa lettre respire une dignité offensée et méprisante qui montre que la femme, en l'amoureuse, s'est res- saisie, qu'elle regrette et condamne sa faiblesse.

Mais seulement par suite de son échec. Si Garât ne s'était pas dérobé, la baronne aurait-elle fait un re- tour, définitif cette fois, à la dignité et à l'honnêteté ? Il est infiniment probable que non, et ses sentiments n'auraient changé qu'en changeant encore d'amant. Il fallait ce coup de massue brutal pour briser défini- tivement en elle les effets du coup de foudre. Son amour cassa comme verre, c'est le sort ordinaire de cette fragile chose, et, contrairement au phé- nix, on ne le vit pas renaître de ses cendres.

La lettre par laquelle Mma de Krudener avait clos et paraphé cette éphémère liaison n'était-elle pas, en quelques lignes, l'histoire de tous les amours? Est- bien la « personne » qu'on aime en quelqu'un? Est-ce son « mui >, son individualité tant physique que morale ou intellectuelle?... Pas le moins du monde : c'est un fantôme qu'on s'est formé de toutes pièces dans son imagination et qui n'est que la résultante de

124 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

nos fièvres, la photographie, si l'on préfère, des sen- timents sous l'empire desquels on s'est trouvé à un moment donné, plus ou moins prolongé, et dont on a revêtu inconsciemment l'être quelconque qui s'est trouvé à point nommé devant nous, quand nous évoquions notre création chimérique. On le pare ainsi de mille qualités qu'il n'a pas et on se met à l'adorer. Mais qu'on y prenne garde! Ce n'est pas cet être, que nous aimons ; c'est le fantôme qu'il nous représente, c'est la beauté et les qualités dont notre imagination l'a pétri, c'est l'œuvre de nos rêves, c'est notre création, notre idéal, par conséquent c'est ce qu'il n'est pas, c'est ce qu'il n'a pas que nous aimons en lui, comme s'il l'était et comme s'il l'avait. Oh ! éternelle duperie de l'amour î... Méflons-nous seule- ment que le fantôme ne se dissipe aussi vite qu'un songe de la nuit, si nous tenons à nos illusions. Hâ- tons-nous au contraire de le dissiper nous-mêmes il suffit pour cela d'ouvrir franchement les yeux si nous voulons être des hommes et non de naïfs et d'éternels enfants. Une douleur et une résignation viriles valent mieux et sont plus saines à l'âme que les jouissances frelatées et menteuses d'un aveugle- ment imbécile.

Mme de Krlïdener, celte fois, avait ouvert les yeux. Aussi bien la leçon avait-elle été rude. Mais comme, décidément, la jeunesse s'en allait, comme cette dé- ception dernière avait atteint en pleine pâte non seu- lement sa vanité, mais son cœur et aussi son amour- propre, à défaut de sa dignité, et laissait sur son visage des traces fâcheuses, elle jura, non sans re-

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grets peut-être, le renoncer à tout jamais à l'amour et aux amoureux. Elle en était, cette fois, guérie pour toujours. Et afin de mieux tenir son serment, peut- être aussi avec une arrière-pensée de trouver l'occa- sion d'y manquer, ou seulement pour ne pas rester dans une ville elle risquait journellement de ren- contrer Garât dans les salons elle allait, pour ne pas s'exposer aussi aux sourires du monde qui n'est sévère que pour les insuccès et pour les malheureux, Mmo de Kriïdener se sentit reprise tout à coup d'un goût invincible pour la campagne. Elle se décida à quitter Paris. Aussi bien avait-elle reçu la nouvelle, oh! sans grande importance, du moins pour elle, que son mari venait de mourir subitement à Berlin, frappé d'une attaque d'apoplexie. C'était le meil- leur des prétextes pour un départ immédiat. Bien qu'elle considérât cette mort comme « une dernière politesse, un dernier petit soin, agréable celui-là », Mm'; de Kriïdener déclara qu'elle partait parce qu'elle avait, dans sa douleur inconsolable, besoin de recueil- lement, de campagne et de solitude.

La ville de Lyon fut la solitude rustique et silen- cieuse que la baronne choisit pour se recueillir et cacher aux regards le spectacle de sa douleur et de son deuil. Elle y arriva dans le courant de l'automne de l'année 1802. L'hiver ne fut pas long à venir. Sans avoir pris le temps de pleurer un peu son mari,

c'est pourtant l'usage, mais elle était si occupée!

la baronne ne jugea point à propos de s'aller en- crôper de voiles noirs. M. de Kiiïdener aura eu la bonté dernière de se contenter de ce deuil tout inté-

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rieur. Plus mère que veuve et esclave de ses devoirs envers sa fille, Mme de Krùdener se dévouait et pro- menait celle-ci de bal en bal, de fête en fête. Ne fal- lait-il pas songer avant tout à cette enfant, à son établissement, et, pour cela, sacrifier deuil et cha- grin? Aussi la voyait-on partout l'on s'amusait; « la danse du schall fut essayée de nouveau et obtint de grands succès » (1).

On pardonne tout aux femmes, on leur permet tout quand elles sont jeunes et jolies, ou qu'on les croit telles. Aussi passait-on à Mme de Krùdener un deuil aussi gai et aussi rempli de plaisirs et de succès.

Mais elle ne se contenta bientôt plus de ceux-là : ils ne remplaçaient que dans une très modeste me- sure d'autres succès plus positifs auxquels, bien à regret, il lui avait fallu renoncer. A l'exemple de Mme de Staël, elle voulut les succès littéraires. Aussi fit-elle en sorte de connaître Camille Jordan et M. Bérenger, l'auteur de la Morale en action. Elle se lia avec eux, comme si elle eût voulu se pénétrer de leur haute sagesse, avec M. Bérenger surtout. Ces hommes distingués lui donnèrent des conseils littéraires sur le grand roman qu'elle s'était mis on tôle d'écrire après la publication de ses Pensées dans le Mercure, et qu'elle termina, en effet, à Lyon. Elle leur en fit lecture. Les amis qui l'entendirent lui firent assurément subir des retouches. Dans ces ouvrages de femmes, on retrouve, d'ordinaire, une main d'homme habilement cachée; dans celui-ci on décou-

(i) Ch. Eynani, Vie de Af »■ de Krùdener, l. I, p. L23.

LA BARONNE DE KHUDENER 127

vre, notamment dans les détails de description, la manière de Bernardin de Saint Pierre. Mais Mme de Krudener s'était tellement imprégnée de la belle et large prose de l'auteur de Paul cl Virginie, qu'il n'y a rien d'étonnant à ce que son style se soit un peu nuancé des teintes de Bernardin. On aurait tort, ccpndant, pour quelques corrections de détail, de comparer ce roman au couteau de Jeannot dont on changeait parfois le manche, parfois la lame, et qui était toujours le même couteau. Valérie fut touchée et retouchée par les amis de la baronne, mais c'est bien son œuvre, et son œuvre personnelle.

Son roman terminé, Mmo de Krudener se prépara à revenir à Paris. On était au commencement du mois de mai 1803. Connaissant le monde et devinant par instinct que le public ne trouve un ouvrage bon que lorsque les journaux le lui recommandent comme tel, même si cet ouvrage ne vaut rien, Mm° de Kri'iJener voulut d'abord mettre la presse de son côté. Ce désir lui fit découvrir la «réclame », lui en donna le génie, avec ce petit coté cabotin, charlatan, si l'on préfère, qui est, parait-il, indispensable pour faire avaler tout ce qu'on veut au public. Est-ce pour cela que la baronne choisit un médecin, le docteur Gay, comme courtier principal de sa publicité? En femme avisée, elle commença par faire annoncer son livre à L'avance. Des amis hommes du monde s'y employèrent avec ardeur, le docteur Gay avec dévouement. On a beaucoup raillé Mme de Kru- dener d'avoir fait faire de la réclame à son ouvrage. On a eu tort. En tout cela, elle n'a été qu'un précur-

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seur, et M. Emile de Girardin a été très loué, un demi-siècle plus tard, pour avoir fait bien pis. Les petits manèg-es de la baronne pour annoncer l'appa- rition prochaine de son livre n'étaient que l'enfance de l'art. Ils paraîtraient maintenant tout simples. Jetez les yeux sur nos journaux actuels, et vous en verrez bien d'autres. Mme de Krïidener, du reste, le faisait sous le voile de l'anonymat, avec un petit air discret, comme un peu honteux, mais bien amusant. Empruntons au livre de M. Eynard quelques pas- sages des lettres elle s'occupe de lancer Valérie avant même sa publication :

«... J'ai une autre prière à vous adresser, écrit- elle au docteur Gay ; faites faire par un bon faiseur des vers pour notre amie Sidonie (1). Dans ces vers que je n'ai pas besoin de vous recommander, et qui doivent être du meilleur goût, il n'y aura que cet envoi : à Sidonie. On lui dira : Pourquoi habites-tu la province? Pourquoi la retraite nous enlève t-elle tes grâces, ton esprit? Tes succès ne t' appel- lent-ils pas à Paris? Tes grâces, tes talents y seront admirés comme ils doivent Vêtre. On a peint la danse enchanteresse, mais qui peut peindre ce qui te fait remarquer ? Mon. ami, c'est à l'amitié que je confie cela. Je suis honteuse pour Sidonie, car je connais sa modestie ; vous savez qu'elle n'est pas vaine : j'ai donc des raisons plus es-

(lj Sidonie, i empruuté a l'héroïne d'un autre roman «le

y •»• de Krûdener, qui n'a pas été imprimé, la désigne elle- même4 comme ou désignait souvent M"1' <lc Staël sous le nom de Corinne, Chateaubriand sons le nom de René.

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sentielles qu'une misérable vanité pour elle, et pour vous prier de faire faire ces vers et bientôt : dites surtout qu'elle est dans la retraite et qu'à Paris seu- lement on est apprécié. Tâchez qu'on ne vous devine pas. Faites imprimer ces vers dans le journal du soir. Il est vrai que Sidonic a été peinte pour sa danse dans Delphine. Usez-le, cela vous plaira. Mais qu'on ne dise pas que c'est dans Delphine qu'on l'a peinte. N'indiquez pas autrement ces vers par l'envoi qu'à Sidonie. Veuillez payer le journal. J'espère vous ex- pliquer mes motifs. Envoyez-moi bien vite ce jour- nal, où cela sera imprimé, dans une lettre à l'adresse accoutumée, à Mrae de Pelleport (1), à Lyon. Si le journal ne voulait pas s'en charger ou qu'il tardât trop, envoyez-moi les écrits à la main et on les insé- rera ici clans un journal. Vous obligerez beaucoup votre amie : elle vous expliquera de bouche pourquoi elle vous a demandé cela. Vous connaissez sa sauva- gerie, son goût pour la solitude et son peu de besoin de louanges... »

Elle se montrera reconnaissante de la peine que le docteur prendra pour elle : elle promet, dans une autre lettre du 0 janvier, de travailler, en récom- pense de ce service, à lui faire acquérir cette repu- tation que méritent ses talents et ses vertus : « Oui, digne et excellent homme, j'espère bien y travailler; j'attends avec impatience le moment où, rendue â Paris, mon temps, mes soins et mon zèle vous seront consacrés : vous me ferez connaître La

(1) Mm* de Pelleport itait la belle-mère de Bernardin de Saint-Pierre. Elle avait accompagné M™c de Krûdener à Lyon.

130 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

Harpe, auprès duquel est déjà venu un de vos amis. Je travaillerai auprès de Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, d'une foule d'étrangers de ma con- naissance, et nous réussirons, car les intentions pures réussissent toujours... »

On se demande ce que ces derniers mots viennent faire ici. D'abord ils ne sont pas justes du tout, ensuite la baronne sait mieux que personne que la pureté des intentions ne peut jamais être considérée comme un gage de réussite. « est surtout ce qui me choque, dit Sainte-Beuve, le jargon de pureté et de piété qui se mêle à de tels manèges. »

Le succès de son roman lui tient bien au cœur, car, dans d'autres lettres à son ami, Mme de Krude- ner revient sur les projets de réclame : « Je vous ai prié, lui mande-t-elle de Lyon le 17 janvier 1803, d'envoyer des vers à Sidonie ; nous les ferons in- sérer ici. Mais tout en disant qu'on avait peint son talent pour la danse il ne faut pas dire on, mais sim- plement dire : Un pinceau savant peignit ta danse, tes succès sont connus, tes grâces sont chantées comme ton esprit et tu les dérobes sans cesse au monde : la retraite, la solitude sont ce que tu préfères. Là, avec la piété et Vétude heu- reuse, etc., etc. »

On voit que la modestie, la franchise et l'amour de la vérité continuent à inspirer la baronne de Krùde- ner. Toujours tourmentée du besoin d'occuper les autres de soi, elle remercie le docteur Gay de ce qu'il a fait pour elle, mais elle ne trouve pas encore que ce soit assez. Elle lui écrit de nouveau un peu

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plus tard : elle veut encore de la réclame, mais de la réclame rimée cette lois, et par un bon faiseur : « Je vous remercie de vos vers, ils sont charmants. Si vous pouviez par vos relations en avoir encore du grand faiseur Delille? N'importe ce qu'ils diraient, ce serait utile à Sidonie ; vous savez comme je l'aime. Le monde est si bête (1) ! C'est ce charlatanisme qui met en évidence, et qui fait aussi qu'on peut servir ses amis. »

A la bonne heure ! Mme de Krlidener montre fran- chement ce qu'elle pense de l'humanité : « Le monde est si bote ! » Elle démasque aussi ses batteries : « C'est ce charlatanisme qui met en évidence... »

Retenons bien ces aveux : ils aideront à expliquer, en 1815, l'attitude nouvelle par laquelle elle chercheraà se mettre en évidence. Mais, en attendant, elle ne cher- che qu'à stimuler le zèle de son agent de publicité et lui promet qu'elle le récompensera. «On sent le trafic, dit ici Sainte-Beuve. Tout cela n'est ni délicat ni beau. » Et, ce qui ne l'est pas davantage, c'est que la voilà, cette bonne Mme de Krudener, qui s'avise, dans sa modestie, de croire Mme de Staël jalouse d'elle. « Je soupçonne la chère femme, dit-elle dans la même lettre au docteur Gay, possédée de jalousie de suc- cès, surtout à présent qu'on a cru reconnaître quel- ques grâces, quelques charmes de Delphine dans Si- donie. Elle m'aimait assez, dans le temps, pour peindre ce talenf qu'elle a si bien rendu, mais de la

bateaubriaod j ir le momie l'avis de son amie

bI parle, la plus où, de c l'infatuation et l'imbécile cré-

dulité humaiue ».

132 UNE ILLUMINÉE AU XIX" SIÈCLE

célébrité, beaucoup trop de succès l'ont apparem- ment refroidie... »

Et tandis qu'elle court après le succès, qu'elle jalouse Mme de Staël qui en a plus qu'elle et à qui elle reproche d'en avoir plus qu'elle n'en mérite, tandis qu'elle vante le bonheur des champs et de la solitude, elle écrit à son ancienne demoiselle de com- pagnie : « ... Nous avons été entraînés à huit bals de suite. J'ai veillé huit nuits sans m'en ressentir. Quel bonheur, mon amie î Je ne finirais pas si je vous disais combien je suis fêtée : il pleut des vers ; la considération et les hommages luttent à qui mieux mieux. On s'arrache un mot de moi comme une faveur ; on ne parle que de ma réputation d'esprit, de bonté, de mœurs... »

Bravo ! madame la baronne ; voilà qui est bien parler! Passe encore de vanter votre modestie : si vous ne la prôniez, elle risquerait en effet de passer inaperçue. Il faut bien que tout le monde la con- naisse, sans quoi ce ne serait pas la peine, vraiment, de se mêler d'en avoir. Mais vos mœurs !... En vérité, vous n'y pensez pas. Vous avez la mémoire courte, ou vous êtes maîtrisée par un singulier don d'illusion!... Quant à votre esprit et à vos autres mérites, voyons, là, ne serait-il pas plus sage de laisser aux autres le soin de les vanter?

Mmo de Krudener sera bien venue, après cela, à prêcher l'humilité chrétienne ! Elle ne la prêche pas encore, mais on sent que cela ne tardera pas. Elle finit ainsi sa lettre : « C'est mille fois plus que je ne mérile, mais la Providence se plaît à accabler ses

LA BARONNE DE KIU1DENER 133

enfants, même des bienfaits qu'ils ne méritent pas. » Est-ce que la brave femme ne ferait pas une allusion oh! bien involontaire et inconsciente ! à son veuvage encore de fraîche date, car il n'y a pas plus de huit mois que ce pauvre M. de Kriïdener est enterré?... Mais non : son mari? est-ce qu'elle y pense seulement? est-ce qu'elle y pensait avant qu'il lui fit la gracieuseté de partir pour l'autre monde? .. Mais quelle singulière idée de mêler la Providence à de semblables calculs, inconscients, je le veux bien, mais qui n'ont rien de bien recomman- dable nomme charité et comme humilité chrétienne ! Quelle idée, professant la religion du très saint amour, comme Zacharias Werner, de mêler Dieu à des choses « auxquelles sans doute il aime le moins à être mêlé », et, par exemple, de lui adresser cette action de grâces, dans certains moments d'extase, le mysticisme n'avait rien à voir : « Mon Dieu! que je suis heureuse ! Je vous demande pardon de l'excès de mon bonheur! » Et, racontait son ancien ami de Montpellier, M. de Lézay, qui avait pcut- êlre qui sait? entendu de ses oreilles ce char- mant alléluia d'amour, « elle recevait ce sacrifice comme une personne qui va recevoir sa commu- nion ». Mais on reconnaîtra que cette bonne madame de Kriïdener n'évoque nullement encore l'idée de la pureté d'un ange.

Elle posait assez volontiers cependant pour ce per- sonnage, tout au moins pour la sainte, et il n'y a iruôre de lettres d'elle qui ne contiennent un sermon et ne se terminent par une homélie.

8

134 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

En attendant, ses malles sont faites et elle va se mettre en route pour P^ris. Il est temps d'imprimer Valérie, d'en lire les plus jolis morceaux dans son salon et dans les salons amis, d'en publier des extraits dans les journaux, de lancer l'ouvrage enfin. Le ter- rain est préparé et bien préparé. Ecoutons l'auteur plutôt : a Vous savez, écrit-elle à sa belle-fille, qu'il ne suffit ni de l'esprit ni du génie pour réussir, ni de la bonté des intentions (1) : tout à son charlata- nisme. »

Une fois à Paris, elle y arriva, nous l'avons dit, dans le commencement de mai 1803, elle se livra, dans toute la joie de son cœur, à ce qu'elle appelle si bien le « charlatanisme ». Elle fréquenta le plus qu'elle put Chateaubriand, Bernardin de Saint-Pierre, Ducis, Geoffroy, Michaud. A tous elle lisait des extraits de son livre et recueillait les plus douces jouissances d'amour-propre à leurs aimables compli- ments. Elle y recueillait aussi d'utiles observations : elle en faisait son profit, comme précédemment de celles de Camille Jordan et de M. Bérenger, à Lyon, et Valérie n'y perdait rien. Michaud surtout avait été ensorcelé par la baronne. « Pardonnons à Michaud, écrit Joubert à Chenedollé, le 5 juillet 1803. Il m'a avoué que sa tête était obsédée et possédée de Mmo de Krùdener. Il avait samedi un rendez-vous avec elle; il s'en souvint tellement bien qu'il vous

(i) 11 n'y ,i pas si longtemps pourtant qu'elle écrivait à M. Bé- renger : « ... Nous réussirons, car les intentions pures :

nL toujours. » Mais allez donc demander à Mme de Krfldener plus de fixité d, tus les idées que dans les affections, dans l'esprit que dans le cœur !

LA BARONNE DE KRUDENER 135

oublia, m'oublia et oublia le monde entier. Son excuse est dans le premier vers de l'ancienne chanson : « Pour la baronne ! » Il faut, en faveur de la poésie, agréer une excuse qui se peut chanter » (1). C'est une épigramme, et un peu méchante sous son petit air bon enfant, car ce brave M. Joubert faisait ainsi allu- sion à Garât et à la ridicule liaison que la baronne avait eue, l'année précédente, avec lui. QuantàMichaud, il était tout à sa croisade en faveur de l'auteur de Valérie. Chateaubriand avait eu le temps d'entendre une lec- ture complète de l'ouvrage, et Mme de Krudener écrit à une amie [2] qu'il en est « enchanté ». Mais, au mois de juin, Chateaubriand partait pour l'Italie, obsédé par le très inquiétant état de santé de sa char- mante amie la comtesse de Beaumont. Il ne pouvait plus rien pour Valérie. M"le de Krudener ayant appris le danger que courait cette jeune femme, avec qui elle avait été en relations et dont elle n'avait eu qu'à se louer, car elle n'avait jamais aperçu le petit sourire un peu moqueur qui plissait parfois le coin de sa bouche quand elle l'entendait parler, Mme de Krudener fut péniblement touchée de savoir l'amie de Chateaubriand si fortement atteinte. Elle écrivit le 24 décembre 1803, à l'auteur du Génie du Chris- >s,j(c la lettre suivante; on remarquera qu'elle est bien autrement soignée que celle qu'elle adressait au Dr Guy : « J'ai appris avant-hier par M. Michaud, qui est revenu de Lyon, que M"" de Beaumont était

(1) Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire, t. Il, p. .

nand, 2't mai 1803.

136 UNE ILLUMINÉE AU XIX'' SIECLE

à Rome et qu'elle était très, très malade : voilà ce qu'il m'a dit. J'en ai été profondément affligée; mes nerfs s'en sont ressentis, et j'ai beaucoup pensé à cette femme charmante que je ne connaissais pas depuis longtemps, mais que j'aimais véritablement. Que de fois j'ai désiré pour elle du bonheur! Que de lois j'ai souhaité qu'elle pût franchir les Alpes et trouver sous le ciel de l'Italie les douces et profondes émotions que j'y ai ressenties moi-même! Hélas ! n'au- rait-elle atteint ce pays si ravissant que pour n'y connaître que les douleurs et pour y être exposée à des dangers que je redoute ! Je ne saurais exprimer combien cette idée m'afflige. Pardon, si j'en ai été si absorbée que je ne vous ai pas encore parlé de vous- même, mon cher Chateaubriand ; vous devez con- naître mon sincère attachement pour vous, et, en vous montrant l'intérêt si vrai que m'inspire Mme de Beaumont, c'est vous toucher plus que je n'eusse pu le faire en m'occupant de vous. J'ai devant mes yeux ce triste spectacle; j'ai le secret de la douleur, et mon âme s'arrête toujours avec déchirement devant ces âmes auxquelles la nature donna la puissance de souffrir plus que les autres. J'espérais que Mme de Beaumont jouirait du privilège qu'elle reçut d'être plus heureuse; j'espérais qu'elle retrouverait un peu de santé avec le soleil d'Italie et le bonheur de votre présence. Ah! rassurez-moi, parlez-moi; dites-lui que je l'aime sincèrement, que je fais des vœux pour elle. A-t-elle eu ma lettre écrite en réponse à la sienne à Clermont? Adressez votre réponse à Ali chaud : je ne vous demande qu'un mot, car je sais,

LA BARONNE DE KRUDENER 137

mon cher Chateaubriand, combien vous êtes sensible et combien vous souffrez. Je la croyais mieux; je ne lui ai pas écrit; j'étais accablée d'affaires ; mais je pensais au bonheur qu'elle aurait de vous revoir, et je savais le concevoir. Parlez-moi un peu de votre santé ; croyez à mon amitié, à l'intérêt que je vous ai voué à jamais, et ne m'oubliez pas.

B. Krudener (1).

On a vu avec quelle habileté Mmo de Krudener avait su annoner la publication de son ouvrage. La toile d'araignée était artistement tissée : toutes les mouches bourdonnantes qui composent ce qu'on appelle le public y furent prises. Le succès de Valérie fut éclatant.

Le sujet en est fort simple : c'est tout bonnement le développement, par lettres, de la passion d'un jeune homme devenu amoureux de la femme de son ami. L'auteur semble s'être souvenu de Werther et de la conversation à laquelle elle avait pris part un jour chez Mme de Beaumont sur le roman de Goethe. Si l'on y entrevoit un peu de Werther, il faut bien se dire que ce sujet, essentiellement humain, est de tous les temps. Mais il y faut surtout trouver la si- tuation dans laquelle Mmc de Krudener se vit elle- même jetée par l'amour de M. de Stakieff. Tout cela est semé de quelques grains d'une autre passion, celle qu'elle inspira à un jeune homme, enlevé peu de temps après par la phtisie. Il lui était agréable,

(1) Chateaubriand, Mémoires d' Outre-tombe, t. II, p. 367.

8.

138 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

nous l'avons déjà dit, de s'imaginer que celui-là n'était mort d'autre chose que d'amour pour elle. C'est cette illusion d'ailleurs qui lui fournit le dénouement du roman.

On demandait trop alors à la prose française de s'affubler des oripeaux du grec et du latin. Grâce à son heureuse ignorance de ces langues, Mme de Krudener fut elle, et rien qu'elle dans Valérie : point d'inspiration d'emprunt, point de reflets d'auteurs antiques ; à peine s'aperçoit-on, en deux ou trois passages, qu'elle a lu le Voyage (VAnacharsis en Grèce. Au reste, qu'a-t-on besoin de modèles? Il suffit d'être soi-même et de plaquer avec naturel et simplicité sur le papier son cœur et son esprit, si l'on en a. De la sorte, on est toujours sûr de bien faire.

Ainsi fit Mme de Krudener. Ses amis l'aidèrent bien un peu, mais, malgré cela, son livre a un air vrai, naturel, vécu, comme on dit aujourd'hui, et c'est ce qui fait son charme. Avec cela, son analyse est bien nuancée. Chacun y retrouve plus ou moins des situa- tions de cœur par lesquelles il a passé, des senti- ments qui ont été siens, et qui, semés de pensées fines et élégantes, qui plaisent beaucoup à leur auteur puisqu'on les retrouve semées dans ses lettres, sont toujours exprimés avec une simplicité gracieuse et distinguée.

C'est ce qui fit, bien plus qu'une savante réclame, le succès de Valérie; c'est à ces qualités que son auteur dut sa réputation dans le beau monde.

Ce livre, écrit avec une magie de plume char-

LA BARONNE DE KllUDENEU 131)

mante, plairait toujours si on le lisait aujourd'hui, ne serait-ce que par contraste avec les romans modernes, un peu trop toujours les mêmes. Bien des tons en sont passés, bien des couleurs défraîchies, mais les vieilles étoffes, quand elles ont été belles, conservent toujours quelque chose de leur distinction première. Telle Valérie. Avec son petit air vieillot et ses tons presque éteints, ce roman fait assez l'elfet d'une pas- sion de jeunesse racontée, cinquante ans plus tard, par un aimable vieillard; on a un peu aussi, après l'avoir lu, les pensées que fait naître en nous la vue d'une robe de noce défraîchie, retrouvée dans les armoires d'une arrière grand'mère.

Mmi' de Krudener était ravie du succès de son livre. Mais comme elle trouvait toujours que ce succès n'était pas assez éclatant, elle ne dédaigna pas, pour l'augmenter, de mettre elle-même la main à la pâte. Elle déploya, en matière de réclame, toutes les inno- centes roueries que lui suggérait sa vanité féminine d'auteur et la volonté de faire à tout prix parler de son livre. «Pendant plusieurs jours, a écrit M. Ey- nard, se dévouant avec la plus persévérante ardeur à assurer son triomphe, elle courut les magasins de mode les plus en vogue pour demander incognito tantôt des écharpes, tantôt des chapeaux, des plumes, des guirlandes, des rubans à la Valérie. En voyant cette étrangère, belle encore et fort élégante, descendre rie voiture d'un air si sûr de son fait pour demander les objets de fantaisie qu'elle inventait, les marchands se sentaient saisis d'une bienveillance inexprimable et d'un désir si vif de la contenter,

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qu'il fallait bien qu'on parvînt à s'entendre. Aussi n'était-elle pas trop difficile à reconnaître au premier abord ce qu'elle avait demandé. Et si de pauvres jeunes filles, abasourdies de ces demandes insolites, eurent un moment l'air décontenancé et nièrent l'existence des modes demandées, Mrae de Krudener, en leur souriant avec bonté et les plaignant de ne pas connaître encore le roman de Valérie, en eut bientôt fait des prosélytes zélées de son livre. Avec ses em- plettes, elle se transportait dans un autre magasin, feignant d'y chercher ce qui n'avait jamais existé que dans sa fantaisie. Grâce à ce manège, elle parvint à exciter dans le commerce une émulation si furieuse en l'honneur de Valérie que, pour huit jours au moins, tout fut à la Valérie. Des amies, complices innocentes de ce stratagème, allaient après elle, sur ses indications, constater son triomphe et en portaient la renommée au faubourg Saint-Germain et à la Chaussée d'Antin. » (1)

La petite manigance réussissait à merveille. On ne parlait plus, dans les salons de Paris, que du nouveau roman qui venait de paraître sans nom d'auteur (2) et cet anonymat excitait les curiosités. Les libraires, d'ailleurs, en offrant ce livre nouveau, avaient soin de dire avec un petit air mystérieux que c'était l'ou- vrage d'une grande dame, d'une ambassadrice étran- gère, que le roman de Va lérie n'était que son propre

(1) Ch. Eyuard, VU de M»- de Krudener, t. I, p. 137.

(1) Valérie, OU Lettres de Gustave de Linar à Ernest de G. .. Paris, imprimerie Giguet et Michaud, chez Ileurichs, libraire, rue de la Loi. Au XII. 2 vol. in-8°.

LA. BARONNE DE KIÙÏDENER 141

roman à elle, et, finalement, nommaient tout bas la baronne de Krïidener.

Rien de plus naturel que de nager dans la joie en voyant le prodigieux succès qu'avait son livre, non seulement à Paris, mais à l'étranger; etMme de Kru- dener pouvait, avec la plus légitime satisfaction, sa- vourer son triomphe. Entre autres choses que ses amis se plaisaient à lui en dire, on lui rapporta que la princesse Serge Galitzine, invitée à souper chez le prince de Ligne, avait commencé, avant de s'habil- ler pour y aller, le roman de Valérie : empoi- gnée par le sujet, elle en avait oublié totalement le souper, et ne s'était aperçue de sa distraction qu'à une heure avancée de la nuit, en terminant le volume. C'était assurément bien flatteur pour la baronne, mais on peut lui reprocher de s'être amusée à y voir. après son mérite, l'intervention du ciel, et de mêler à sa vanité une religiosité qui vraiment n'avait que faire en ce sujet. « Le succès de Valérie est complet et inouï, écrivait-elle le 15 janvier 180 i à son ancienne demoiselle de compagnie, Mme Armand ; il y a quel- que chose de surnaturel dans ce succès. Oui, mon amie, le ciel a voulu que ces idées, que cette morale plus pure se répandissent en France ces idées i^ont moins connues... »

Contrairement à ce qu'on a écrit dans plusieurs ouvi \lme (le Krudener, nous l'avons déjà dit,

n'a jamais fréquenté le monde du Directoire. Elle ne connaissait ni Barras, ni Mme Tallien, ni Bona- pirte, ni Joséphine, chez lesquels on la fait aller.

142 L'NE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

Et comment les aurait-elle connus puisque, partie de Paris en 1792, sous la protection de M. de Fré- geville, elle n'y rentra qu'en décembre 1801, en plein Consulat?... Elle dut assurément regretter de n'avoir pas eu le pied dans cette société du Direc- toire, devenue, en partie du moins, la société consulaire ; car, tout en savourant les délices du succès de Valérie, elle songeait à attirer sur son livre et sur elle l'attention de l'homme qui était lui- même l'objet de l'attention de toute l'Europe. Il y avait bien un peu de vanité dans ce désir de femme, mais qui donc aurait le courage de le lui reprocher ? Quel désir humain n'en est plus ou moins teinté? Cette vanité, après tout, est bien innocente, pres- que inconsciente, et si M'ne de Krudener se nourrit en ce moment de légères fumées, n'est-ce point un défaut délicat et distingué qui convient à l'auteur de Valérie ?

Elle envoya donc au premier Consul un exemplaire de Valérie (1). Le général Bonaparte le trouva un matin sur son bureau, parmi les livres, brochures et papiers de son courrier. 11 le feuilleta et, voyant que c'était un roman par lettres, il aimait beaucoup les romans, mais pas ceux-là il le rejeta avec im- patience.

Vraiment, dit-il ù. M. Barbier qui, en sa qua- lité de bibliothécaire du Conseil d'État, était chargé de mettre sous ses yeux du premier Consul les

(1) Nous avons emprunté la matière de cet épisode au livre du bibliophile Jacob sur « .M"" de Krtldener. » Il l'avait trouvé lui-même dans le Dictionnaire des Anonymes de Barbier.

LA BARONNE DE KRUDENEB 143

livres jugés dignes d'appeler son attention ; vrai- ment je ne conçois pas qu'on écrive des romans par lettres. Il y a bien la Nouvelle-IIéloïse... Il y a bien ceux de Dorât... Mais, tout cela, c'est bon pour des femmes qui ont du temps à perdre. »

Et il ne fit pas envoyer un seul mot de remercie- ment à l'auteur. Il se montrait cependant plus aimable pour Mme de Genlis dont le fatras de romans et d'ou- vrages soi-disant historiques, absolument dénués de distinction, ne valent pas à eux tous une seule des pages de Valérie : mais ceux-là n'étaient pas des romans par lettres.

Mmo de Krùdener cependant, qui ne recevait aucune nouvelle du livre qu'elle avait envoyé au général Bonaparte, était sur les épines. <t Il se sera sans doute perdu, pensa-t-elle, au milieu de la mon- tagne de paperasses que le Consul reçoit chaque jour; peut être môme qu'un secrétaire l'aura feuil- leté et, séduit par le charme de la blonde Valérie, l'aura emporté chez lui... » Enfin, n'y tenant plus, elle fit relier splendidement un nouvel exemplaire et l'envoya au premier Consul avec une lettre^où elle lui exposait que l'auteur était une femme, une étran- gère qui aimait la France et l'avait adoptée comme la patrie de son cœur.

De même que le premier, ce second envoi parvint à son adresse. Frappé par la beauté de la reliure, Bona- te prit le livre et, sans se douter qu'il l'avait déjà condamné sur le seul défaut que c'était un roman par lettres, il se mit à le parcourir. Il ne tarda pas à en avoir les nerfs agacés. La lettre d'envoi lui tomba

144 UNE ILLUMINÉE AU XIX'3 SIECLE

alors sous les yeux. Elle mit le comble à son impa- tience. Faisant appeler son bibliothécaire, il lui dit d'un ton qui se ressentait de son état nerveux : « Il paraît, monsieur Barbier, que la baronne de Staël a trouvé son sosie : après Delph ine, Valérie ! L'une vaut l'autre ! Même pathos, même bavardage. Les femmes se pâmeront d'aise à lire ces extravagances sentimentales. Conseillez de ma part à cette folle de Mme de Krudener d'écrire dorénavant ses ouvrages en russe ou bien en allemand, afin que nous soyons délivrés de cette insupportable littérature. »

Bonaparte était bien difficile, et sa boutade se res- sentait de son antipathie pour Mme de Staël et, par suite, pour les femmes qui écrivent. Si un ouvrage comme Valérie lui était tombé sous la main en 1790 et 1797, quand il était amoureux fou de Joséphine et qu'il lui écrivait des épîtres plus passionnées encore que les lettres qu'il qualifie si cavalièrement d' « extra- vagances sentimentales », il est infiniment proba!» V qu'il en eût raffolé. Sa correspondance amoureuse ne se ressent-elle pas de la Nouvelle-Héloïse ? Mais voilà : les lettres d'amour ne doivent être lues que lorsqu'on est soi-même amoureux. Il se fait alors in- consciemment dans l'âme un petit travail intérieur par suite duquel nous nous substituons plus ou moins au héi os du roman ; nous établissons un parallèle entre notre amour et le sien; quand les situations nous paraissent analogues aux nôtres, les faits et gestes de ce personnage deviennent notre règle de conduite, surtout en ce qui flatte nos penchants etnos faiblesses. Et «'est ainsi que des héros de roman prennent une

L.\ BARONNE DE KRUDENER 145

influence plus grande qu'on ne le croit généralement sur les mœurs. Toujours, naturellement, sous le couvert de l'amour. Mais, lues de sang-froid, sur- tout quand on a l'esprit occupé des affaires les plus graves, des lettres d'amour paraissent stupides.

Goethe a été d'un autre avis que Bonaparte sur la prose de la baronne de Ki udener ; et alors que le premier Consul conseillait à o cette folle » d'écrire en russe ou en allemand, le grand écrivain allemand regrettait justement qu'elle eût choisi la langue française, de préférence à l'allemande, pour exprimer ses pensées et ses sentiments. Gœthe avait raison. L'ouvrage de cette étrangère, supérieur en plus d'un point à Delphine, surtout par son absence de lon- gueurs et par un sentiment très intense de la nature, fait honneur à la langue française, comme les ouvrages de ces autres étrangers de distinction, le prince de Ligne, Hamilton, Mmu de Gharrière, Ben- jamin Constant les deux de Maistre, plus tard Gus- tave Droz, Cherbuliez, qui ont écrit leurs livres en un français excellent. Mme de Staël qui disait : « Je ferais cinq cents lieues pour aller causer avec un homme d'esprit, mais je ne fierais pas un pas pour aller voir le plus superbe paysage », n'avait pas le sens du beau dans la nature. Elle est cependant un merveilleux peintre des passions humaines, elle saisit à ravir les mobiles secrets qui nous font agir, elle démêle dans l'éeheveau compliqué de nos intérêts et de nos faiblesses, de notre amour, qui est une poussée de nous-mêmes hors de nous-mêmes, et de notre égoïsme, qui en est une aussi, mais juste le

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14C UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

contre-pied de celle-là bien qu'elles puissent toutes deux marcher d'accord. Mais on peut remarquer chez elle une certaine sécheresse et un « raboteux » qui tiennent simplement à cette méconnaissance du beau dans la nature. Personne mieux qu'elle, cependant, ne sait discourir sur le beau dans l'art, en peinture, en sculpture... Sur ce point, même, il lui arrive d'en parler trop bien et de tomber, par l'excès même des sensations qu'elle veut rendre, dans un réalisme que ne saurait toujours absoudre le bon goût.

Nous ne saurions absoudre davantage la légèreté avec laquelle le premier Consul parla de Mme de Kru- dener, qu'il traitait de « folle » sans même connaître ses folies. S'il les avait connues, peut-être eût-il parlé d'elle avec plus de respect, car il lui aurait alors trouvé quelques points de ressemblance avec Joséphine, dont les aventures avaient été si retentis- santes. Mais il était instinctivement l'ennemi de toute femme qui savait tenir une plume. Exceptons-en Mme de Genlis, dont les vertus n'étaient pas plus re- commandables que celles de Joséphine et de Mrae de Krùdener ; mais, à celle-là, il avait acheté et domes- tiqué sa plume.

M. Barbier ne transmit point à Mrae de Krùdener le peu révérencieux conseil du premier Consul ; niais il trouva le moyen, peu-être involontairement, de le lui faire parvenir. 11 parla, le soir même, à M. Daru, intendant général de l'armée, qui se piquait d'écrire et donnait chez lui, le dimanche, des déjeuners lit- téraires ; il lui conta la sortie du premier Consul contre les femmes qui écrivent, et en particulier

LA BARONNE DE KRÛDENEB 147

contre M"ie de Krudener et son roman. Il lui répéta les propres paroles du général. M. Daru était trop amusé de connaître ce jugement pour n'en point faire part à ses amis, de sorte qu'il ne se passa pas trois jours sans qu'il parvint aux oreilles de l'auteur de Valérie.

M ne de Krudener ne s'attendait pas à un compli- ment de cette sorte. Ce a'était pas pour en obtenir un semblable qu'elle avait, à deux reprises, envoyé son roman, magnifiquement relié, à l'homme de génie au suffrage duquel elle eût attaché le plus grand prix. Mais seulement si le suffrage avait été favorable. Comme il ne l'était pas, elle ne le lui pardonna pas. Ces blessures d'amour-propre guérissent rarement chez les hommes, à moins que l'intérêt ne les fasse plus ou moins vite cicatriser: chez les femmes, elles nese cicatrisent jamais. La bonne âme de Mmc de Krudener, pourtant, ne pouvait se résoudre à en vouloir à quelqu'un. Bien que sa vanité fût flattée de se dire qu'elle avait pour ennemi l'homme ex- traordinaire qu'elle aurait voulu avoir pour ami et qui était à la tête du gouvernement de la République française, elle pensa que le bruit du succès de Fa- utait venu jusqu'aux oreilles du premier consul; et, comme on imprimait une troisième édition de son , elle en fit de nouveau relier un exemplaire et le lui envoya en hommage.

C'était être endiablée après le suffrage du grand homme. Cette fois, Bonaparte se souvint d'avoir déjà eu l'ouvrage entre les mains. Il le jeta tout bonne- ment au feu et l'y repoussa du bout de sa botte.

148 DNE ILLUMINÉE AU XIX" SIÈCLE

Après quoi il fit appeler le bibliothécaire qui avait charge de déposer sur son bureau les livres nou- veaux. « Monsieur Barbier, lui dit-il, vous avez trop d'indulgence pour le papier imprimé. Dorénavant, je brûlerai sans pitié tout ce qui ne vaudra pas la peine d'être lu. Les femmes qui écrivent devraient bien m'épargner cette peine en jetant au feu elles-mêmes leurs ouvrages avec leurs vieilles lettres d'amour. »

Qu'on s'étonne, après cela, que Mme de Krudener soit devenue l'ennemie de Bonaparte!

Aussi, quelques jours après cette exécution de Valé- rie, lorsque le premier consul fit procéder à celle, tout aussi sommaire mais beaucoup moins innocente, du duc d'Enghien, Mme de Krudener saisit-elle ce pré- texte pour se mettre en guerre ouverte avec lui. Son ami, M. de Chateaubriand, en avait fait autant par l'envoi, bien timide pourtant dans son audace, de sa démission de ministre plénipotentiaire auprès de la petite république du Valais (1).

Pour protester avec plus d'éclat encore, Mme de Kriïdener quitta Paris et se rendit à Riga en traver- sant l'Allemagne à petites journées. M. Eynard dit que Mm° de Krudener quitta Paris à la fin de jan- vier 1804. C'est évidemment une erreur, car elle n'aurait alors connu que hors de France l'exécution du duc d'Enghien qui eut lieu le 21 mars. Mais, comme nous n'avons trouvé aucune lettre d'elle de janvier à juin 1804, et qu'on ne peut, par conséquent,

(1) Il mettait en avant, comme motif de sa démission, la santé de sa femme, de laquelle pourtant il se souciait assez ement.

LA BARONNE DE KIUÏDENER 149

savoir avec précision elle était à cette époque, nous nous en tenons à ce que dit l'auteur du Diction- naire des Anonymes sur Antoine-Alexandre Bar- bier, bibliothécaire du Conseil d'Etat et du premier consul. M. ParisoL, dans son article de la Biographie universelle de Michaud, confirme d'ailleurs le Dic- tionnaire des Anonymes en disant qu' « après l'as- sassinat politique du duc d'Enghien, elle repassa le Rhin, ne mettant en avant que ce dernier motif » . On est donc fondé à croire que l'horreur bien légitime qu'elle dut ressentir de l'assassinat du jeune prince vint à point chez la baronne pour teinter de politique l'aversion qu'un mécompte d'amour-propre lui avait inspirée pour le premier consul.

M'"e de Kid lener, qui trouvait passablement ennuyeux son séjour en Livonie, cherchait à se dis- traire en écrivant à ses amis de Paris et de Lyon. Voici une lettre d'elle à M. Bérenger, lettre char- mante que nous avons du plaisir à reproduire en en- tier, parce qu'elle montre chez la baronne une affec- tion vraie pour la France et les Français :

Riga en Livonie, lu juin 180o.

» Ne croyez pas, mon cher Bérenger, que je vous oublie : non ; tant que j'aimerai la douce pitié, et les sentiments élevés, et les vertus aimables, et tout ce qui charme la vie, votre image, celle du noble et bon Camille Jordan et celle de Ducis, et celle encore de l'adorable Bernardin de Saint-Pierre, se mêleront aux rivages bien-aimés de la Seine et du Rhône.

n Qu'ils sont enchanteurs, ces bords riants de la

150 UNE ILLUMINÉE AU XIXP SIECLE

Seine, ces délicieux environs de l'Isle-Barbe ! Que d'ombrages heureux! Que de vallées mystérieuses! Quels points de vue romantiques ! Quels lieux et quels amis! Je me compose de tout cela une douce et tou- chante poésie, qui me fait rêver et quelquefois ré- pandre des larmes. J'oublie alors que je suis loin de vous et de la ville que j'aime le plus au monde, de ce Lyon bâti tout exprès pour mon imagination et pour mon cœur !

» C'est à Lyon que ma vie, oublieuse de soins pé- nibles, semblait couler avec la Saône, tranquillement, paisiblement, sur de molles prairies. D'un regard, j'étais en Suisse ; j'entrevoyais le Valais; d'un regard je franchissais les Alpes et je volais en Italie. Je tra- versais leurs sommets blanchis par les neiges, et leurs solitudes si calmes, et leurs torrents si nom- breux et si purs.. .

» En suivant le cours impétueux du Rhône, j'étais d'abord à Vaucluse, que vous avez si bien célébrée dans vos Soirées provençales; je revoyais idéale- ment la rade et le port de Marseille... Kn face, le Sapé et ses noirs sapins m'offraient le religieux séjour des enfants de Bruno; je la revoyais, cette Chartreuse qui m'a inspiré le roman que vous me demandez et que je vous envoie corrig'é, des borJs de la Baltique, en vous écrivant, à onze heures du soir, éclairée par un demi-jour qui ressemble à la plus belle aurore. Dans (Jeux heures, je reverrai le soleil brillant sur les Ilots comme dans le ciel.

n Ainsi donc, au fond du Nord, l'imagination, cette superbe faeullé, me ramène souvent auprès de mes

LA BARONNE DB CRÛDENBR 151

amis. Oui, l'amitié me rend les illusions de la patrie de mon cœur... Ohï Français, comme la nature vous traite en enfants gâtés! Sentez-vous bien tout votre bonheur? Quel peuple dans l'univers a plus de grâces à rendre à cette providence divine, qu'osent nier des insensés dans l'orgueilleuse impiété de leur délire!...

» Non ! non, je ne suis point aux bords de la Bal- tique ; non, je n'habite point nos forets de sapins ; je suis sur d autres rivages, moins déserts, moins arides ; je suis dans ce tant doux pays qu'on ne ' oublier ! comme disait Marie Stuart. J'y suis, j'y vole, sur les nuages fugitifs d'Ossian : ces nuages se dessinent comme des montagnes, comme des es- cadrons ; je les appelle, je leur donne des noms dont le souvenir est dans mon cœur pourl'éternité !...

» 0 mon cher Bérenger, ne me croyez pas folle : on ne l'est pas, quand on aime éperdument la France et les Français. Aussi, les longues habitudes de mon cœur ne peuvent être effacées. Ehl comment, sans ingratitude, oublierais-je que la Providence m'a fait retrouver la santé en France? Ma fille, ma Juliette mourante en Danemark, elle naquit, m'a été conservée à Paris. C'est à Lyon que ma convales- cence fut prompte et ravissante : j'y ai trouvé des amis vrais, des âmes en harmonie parfaite avec la ne; «1 s hommes é'Iairés qui m'encourageaient, qui me présageaient des succès, qui ne m'ont pas trompée. Fnlin, c'est à Lyon que j'achevai Valérie. J'avais entrepris cet ouvrage à Genève, inspirée par les beautés mélancoliques du Léman et de la Grande- Ch irtreuse. Je vous en lus la moitié. Je fis la même

152 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

confidence à V... et à Camille Jordan. On me pressa d'achever, et j'achevai ce romanesque et très fidèle tableau d'une passion sans exemple comme sans tache.

» Ce n'est pas le désir d'étaler de l'esprit qui m'a inspiré ces pages que je crois touchantes, et aux- quelles vos journaux daignent accorder quelques éloges. Non certes ; ce qu'il y a de bon dans Val< appartient à des sentiments religieux que le ciel m'a donnés et qu'il a voulu protéger en faisant aimer ces sentiments.

» Vous l'avez lu sans doute cet autre roman, dont l'héroïne si généreuse et si bonne épouvante tout son sexe par le suicide : malgré les beautés dont il étin- celle, il ne doit pas réussir. Et la religion est debout pour frapper cette doctrine de mort, d'autant plus effrayante que le talent qui cherche à la propager est immense. Au reste, une inconséquence n'est pas une intention ; et pourquoi croire que Mmc de Staèl a voulu faire un livre dangereux, elle qui fait son étude de la morale et qui croit fermement à la perfecti- bilité dans ce siècle étrange?

» Rendons plus de justice aux beautés qui se trouvent dans l'ouvrage. Je ne vois dans Delphine que la triste victime d'une passion forte et malheu- reuse, et dans ses dernières actions, que les inconsé- quences d'une tète qui ne raisonne plus. Une femme honnête avec une âme ardente, environnée de la per- fidie du grand monde, tombe, avec toute sa candeur, dans les pièges de l'amour et du malheur... Et si Del- phine est si terriblement punie, l'auteur, par ce talent

LA BARONNE DE KRUDENER 153

d'effrayer ainsi sur les suites du vice, n'a-t il pas de- viné le secret de la morale et atteint le but du roman- cier.

» Je vois, au reste, par le succès de ma chérissime Valérie, que la pieté, l'amour pur et combattu, les touchantes affections et tout ce qui tient à la délica- tesse et à la vertu, émeuvent et touchent plus en France qu'ailleurs, plus à Lyon que dans aucune autre ville.

» Personne ne vous est plus attaché que

» La Baronne de Krudener (1). »

Ici se termine la première partie de la vie, ou plutôt de la vie mondaine de M'"'' de Krudener. Malgré les aventures que cette aimable femme eut un peu trop nombreuses, mais dont le temps et le milieu elle vécut sont peut être plus responsables qu'elle-même; malgré les chagrins, trop nombreux aussi, n'est-ce pas? dont elle assombrit les dernières années d'un mari qui n'eut envers elle d'autre tort mais certaines femmes ne pardonnent pas celui-là que d'être trop bon; malgré la légèreté avec laquelle, à l'exemple de M"1, Geoffrin, entre autres, elle porta le deuil de cet homme loyal, aussi distingué par la culture de l'intel-

(1) Le bibliophile Jacob, (M. P. L. Lacroix', qui donne cette lettre comme inédite, dans sa Madame de Krudener (Paris, Ollendorir. ISSt), et qui ajoute que Sainte-Beuve ne l'a pas connue, est dans l'erreur. Elle a été reproduite dans l'ou- vrage de M. Ch. Eynard, t. I, p. 1-42-i iLi (Genève, 1839), et l'on sait que Sainte-Beuve a consacré une de ses Causeries a cet ouvr

9.

154 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIÈCLE

ligence que par le cœur; malgré un côté vaniteux trop prononcé et quelques autres défauts qui, pour être moins accentués, n'en étaient pas moins réels, Mme de Kriidener demeure sympathique. Non seule- ment elle a écrit en bon français un bon livre que la duchesse d'Abrantès est trop sévère en le qualifiant de pourriture d'âme, mais elle a aimé la France et elle l'a aimée avec passion. Devant son talent d'écri- vain et ses sensations d'artiste, devant son amour pour notre pays, toute prévention tombe : on par- donne ses impardonnables légèretés ; l'on ne se sent de force que pour admirer la volonté avec laquelle cette femme habituée à une vie oisive se mit au tra- vail, quel que soit le mobile qui l'y ait poussée, et sut prendre place, un bon livre à la main, parmi cette pléiade d'esprits distingués qui occupaient, de son temps, l'élite du public lettré de l'Europe. Elle a été maintenue en cette place par la critique : elle la tien- dra toujours.

CHAPITRE V

\.a» de Ki ii h 11er prend le parti de se ranger. Accès de re- ligiosité mystique. Petites vanités de la baronne. Ca- tère de sa piété. Les lettres de Mm9 de Kriideuer. La Bible devient Bon livre de chevet. ,Lettre à Mmi! Armand.

Piété excessive. Mm» de Kriidener et la reine Louise de Prusse. . b moraves. Iuug Stelling le théosopbe.

A la petite cour de Bade. Oberliu. Frédéric Fon- taine. — Maria Ivuiiimriii. Mma de Krii lener est expulsée du Wurtemberg. M. J. de Norvins et M. Bignon l'ac- cueillent a Bade. .M"8 Juliette de Kiiï lener. Illusion dernière et déception. Coté personnel et vaniteux de la piété de la baronne. Embarras d'argent : prétendue inter- vention de la Providence en cette affaire. Belle et longue lettre à Wu Cochelet.

Nous allons entrer maintenant dans la seconde partie de la vie de M,ne de Kriidener. Jusqu'ici, cette n'a pas été précisément bien édifiante : elle ne tiendrait pas un rang très distingué dans la vie des saintes que les livres de piété proposent comme mo- B aux jeunes (illes. Maintenant, cela va changer. Quelques événements douloureux, des morts dont elle tut témoin, vont faire rentrer en elle même cette

156 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

âme qui se dissipait tout entière au dehors. La ba- ronne jure, dans un accès de religiosité mystique, de ne plus se mêler aux fêtes de ce monde de perdition. Elle s'occupe sérieusement à épousseter son passé. D'un trait de plume, même, elle raye ce passé et le considère comme non avenu. Elle change sa manière de vivre. Plus de bals, plus de concerts, plus de soupers, plus de visites vaines... Elle arrache sa jolie perruque blonde et laisse repousser ses cheveux grisonnants. Si elle ne porte pas un cilice, c'est qu'en vérité cela la gênerait ; et puis, on ne le verrait pas. Car la voilà convertie pour tout de bon, arborant une piété des plus colorées. Elle ne songe qu'à son salut et, pour que personne n'en ignore, elle s'oc- cupe surtout du salut des autres. Si elle semble dire encore, comme il paraît bien qu'elle l'a dit jadis : « Le ciel, c'est moi! » il n'entre plus dans ses inten- tions que la plus pure charité chrétienne. Ne lui en voulons pas pour ce mot qu'elle n'a peut-être pas dit : bien d'autres femmes, et que le monde a cano- nisées à vue de nez, le disent aussi, le pensent tout au moins, et ne donnent pourtant à leur mari, comme marque de leur bon cœur, qu'un avant-goût de l'enfer. Si Mrne de Krudener est à présent convaincue que le bonheur est en Dieu, elle croit encore plus ferme- ment qu'elle est elle-même un instrument de Dieu pour ramener à lui les brebis égarées. Dans cette piété de fraîche date, sa vanité trouve encore son compte. Cette vanité est innée en elle ; elle l'accom- pagne dans tous les actes de sa vie, et elle la tiendra sous sa main de fer gantée de velours jusque dans

LA BARONNE DE KRUDENER 157

ses plus ardents actes d'humilité. L'ancienne ambas- sadrice semble toujours dire : « Écoutez-moi, moi qui suis une femme supérieure au reste de l'humanité... moi qui, pour cette supériorité, suis l'élue de Dieu... moi qui m'élève au-dessus des misères terrestres se traîne le troupeau humain... moi qui suis plus pieuse que qui que soit... moi pour qui le Ciel fait des miracles!... Ne suis-je pas moi-même un miracle? »

Voilà ce qu'elle répète sur tous les tons : c'est toujours la même antienne et elle récite elle-même ses propres litanies.

Ce côté vaniteux et théâtral ne la quittera jamais. Si, comme l'a dit M. Joubert, « la piété est un re- mède », elle ne guérit pas de tout. Celle de Mine de Kriïdener, assez irréligieuse d'ailleurs puisqu'elle ne suit en réalité aucune religion, si ce n'est celle qu'elle s'est faite et qu'elle pratique comme elle pra- tiquait celle de Zacharias Werner, « la sainte reli- gion de l'amour », cette piété est tout simplement une nouvelle incarnation de son cœur. Ses convic- tions nouvelles ne sont autre chose encore que ses désillusions d'amour. Plus tard cela changera. Mais en attendant, cet amour de Dieu qui la prend comme une maladie et l'imprègne peu à peu jusqu'aux moelles, c'est toujours de l'amour : il a changé d'ob- jet, voilà tout. La baronne avait besoin d'aimer encore: quelque étrange que cela paraisse, son cœur « tait inassouvi. L'amour, chez elle, ne pouvait chô- iii' ( . Mais, celte fois, le Ciel et non le diable, en bé- néficia. En [tassant par Dieu, son amour s'élève, se purilie et se transforme en charité. Voilà qui est au

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mieux : mais la baronne conserve dans cette seconde « manière » de son cœur, sans qu'elle s'en doute certainement, un peu de la mise en scène de vanité féminine qu'elle avait dans ses ardeurs de cœur les plus terrestres. Et si, entichée de religion, elle affecte maintenant de parler aux pauvres, aux déshérités, aux humbles, c'est que, sous sa piété, réelle pourtant, couve le perpétuel besoin de poser devant quelqu'un, de monter en chaire dès qu'elle a un auditoire et de se faire admirer. Elle fait minauder sa piété devant lui, comme elle faisait jadis minauder son visage et son esprit dans les salons. C'est une transfor- mation, — inconsciente, il le faut croire, de l'amour du monde, de l'amour de soi, de l'amour d'être aimé. C'est parce même sentiment qu'on la verra rechercher l'intimité des souverains et les prêcher comme elle prêche le peuple. Mais qu'on lui pardonne ce nouveau manège : au fond, on y trouve un sentiment de véri- table charité chrétienne, malheureusement un peu entaché d'orgueil non moins véritable.

Les lettres de Mmo de Krùdener, à partir de cette seconde époque de sa vie, ne sont plus que ce qu'on pourrait appeler des « lectures édifiantes. » Toutes se ressemblent. Qui en a lu une les a lues toutes. Elles ne parlent que de piété, mais d'une piété outrée et bien laite pour en excéder Dieu, malgré toute sa patience, et pour en dégoûter les gens. La Bible est devenue son seul livre, sa seule occupation, sa seule conversation. En venté, elle en a fait son dada et ses lettres ne sont que des morceaux de Bible, des com- mentaires théologiques et des sermonsaccommodés à

LA BARONNE DE KRÛDBNEB 159

sa situation et à celle des personnes à qui elle écrit. Eu voulez-vous un spécimen? Bien qu'elle ne soit pas amusante, lisez cette lettre, prise au hasard entre plus de cent : voici ce que la nouvelle dévote mande à son amie Mm" Armand :

« Chère Armand, vous n'avez pas d'idée du bon- heur que me donne cette religion sainte et sublime : je vais, comme un enfant, m'éclairer, me consoler, me réjouir, me confier dans ce Sauveur bienfaisant. Quand j'ai des embarras, je le prie, et il les dis- sipe ; quand je suis mal jugée, je vais à lui, je pense comme il a souffert et il me console; quand je vois l'ingratitude des hommes, je pense que nous devons faire le bien, comme l'arbre sain porte des fruits, sans nous embarrasser des suites et sans vouloir de la reconnaissance. Comme l'enfant va à sa mère, ainsi mon âme va à cette source de miséricorde qui guérit tous les maux. Quand je sens l'empire du péché, des mouvements de vanité, la folle envie de briller aux yeux des hommes, je vais à lui et le prie de me guérir : mon âme est affranchie de toute pas- sion. L'amour, l'ambition, les grandeurs me pa- raissent une folie ; les trop fortes affections, même les plus légitimes, me paraissent néant auprès de ce bonheur pur et céleste qui vient d'en haut (1). Cepen-

l; Ohl ohl madame la baronne, votre zèle religieux vous emporte trop loio et (ait penseï à ces vers de Molière :

I. m'en* gn A n'avoir affection pour îicn; De toutes amitié! il détacha mou (Une; Et . i mourir frère, enfanta, mero et femme,

je m'en souoieraia autant quo do cela. I . . . ri.)

100 UNE ILLUMINÉE AU XIX' SIÈCLE

dant j'aime encore, je le sens, trop passionnément ma fille et ma mère, et même l'amitié. »

Elle oublie même, la pauvre femme, dans ses débauches de piété et dans cet état aigu d'amour de Dieu, qu'elle a aussi un fils, un fils excellent, et que c'est offenser Dieu d'oublier que celui-là a droit aussi à une part de son affection. Il la mérite d'ail- leurs pleinement. Mais la baronne est maintenant la proie d'un engouement terrible pour la dévotion ; cet engouement menace de lui faire oublier tous ses devoirs, comme le fit jadis la fièvre des plaisirs. Cette pauvre femme manquera toujours d'équilibre et de mesure. C'est très bien d'être dévote et, parce que l'on a fait mille fredaines, de chercher à convertir des gens qui n'ont sans doute pas un tel besoin de se repentir; mais, en pareille conjoncture et en quelques autres aussi, il serait bon de se rappeler que,

La parfaite raison fuit toute extrémité, Et veut que l'on soit sage avec sobriété.

M'U£ de Krudener paraissait l'ignorer. Elle prenait à la lettre les sévérités de langage de la Bible et ne songeait qu'à les exagérer, au lieu d'en saisir l'esprit et d'y accommoder sa vie avec le bon sens tolérant et pratique de Molière. Elle s'abîmait de plus en plus dans l'étude des livres saints et dans la médita- tion. Elle s'exerçait aussi à la charité. C'est dans ces premiers essais qui précédèrent ses entreprises de prosélytisme et de prédication en grand, qu'elle ren- contra la reine de Prusse à Kœnigsberg. C'était à la fin de 1800, après Iéna et Auerstaedt et la destruction

LA BARONNE DE KlUÏDENER 161

presque totale de l'armée prussienne. Elle lui rappela qu'elle avait eu l'honneur de lui être présentée à Berlin lorsqu'elle y était ambassadrice de Russie; et, la trouvant dans le malheur, elle lui parla des armées russes qui étaient en marche pour la faire rentrer dans sa capitale et châtier Napoléon; elle lui parla des consolations que les âmes pures comme la sienne trouvent à se rapprocher de Dieu, et la reine en trouvait effectivement au langage pieux et mystique de la douce prêcheuse.

La baronne était on ne peut plus flattée de l'atten- tion que la gracieuse souveraine daignait accorder à ses discours, ou plutôt à ses sermons. Elle sut, à la faveur de ce liant que le malheur donne aux âmes, s'insinuer, la Bible à la main, dans les bonnes grâces tout indulgentes de la reine, et il semble bien qu elle ait joui quelque temps de son intimité. Il n'y a pas d'exagération à dire que la reine Louise se laissa influencer par l'ancienne ambassadrice. Elle ac- cueillit avec bienveillance ses consolations, ses pa- roles d'espérance dans un avenir meilleur. Le lan- gage ligure de la Bible, les accents religieux et con- solants de celle qui empruntait ce poétique langage pour lui donner confiance dans l'avenir, lui furent très sympathiques ; il y eut entre « cette femme an- gélique » (1) et la baronne un peu plus d'expansion que n'en comporte le protocole des cours, et la sou- veraine lui écrivit des lettres qui prouvent qu'elle

(1) Expression de M»» de KruMcner, parlant de la reine de une lettre M11* Cochelet, lectrice de la rciue [lortenie. Voir cette lettre plus loin, page 118.

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avait ressenti un véritable bien moral à s'entretenir avec elle. Mais Mme de Krudener, avec la pointe de vanité qu'on retrouve au fond de tous ses actes, se targuait auprès de qui voulait l'entendre de cette auguste amitié.

Lorsque la reine quitta Kœnigsberg, Mme de Kru- dener voyagea à travers l'Allemagne. Elle visita les établissements des Frères Moraves, sorte d'associa- tion, de secte chrétienne dont elle admira la grande pureté de mœurs, et, de plus en plus fortifiée dans ses idées de dévotion, elle se rendit à Garlsruhe un médecin oculiste, Iung Stelling, badois de nation et théosophe de profession, faisait beaucoup parler de lui comme illuminé. C'était un homme fort recommandable 'd'ailleurs, de mœurs parfaites, qui prétendait entrer en communication avec Dieu et recevoir de lui des lumières particulières.

Mme de Kriidener était admirablement disposée, par son mysticisme et sa piété un peu déréglée, à donner dans l'illuminisme. Un pense si elle écouta avec componction le langage de Stelling. Fascinée par ses paroles et le récit de ses extases, elle parvint, afin de n'en pas perdre un mot, à se faire offrir l'hos- pitalité dans la maison, dans la famille même de Stelling.

Bile ne quitta son toit que pour se faire présenter à la cour de Bade. Elle y fut accueillie au mieux. On rétait surtout en elle l'auteur de Valch'ie, maison se montrait passablement étonné du ton religieux qui était maintenant celui de toutes ses conversations et qui tranchait si fort avec ce qui avait transpiré de

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sa vie passée et l'allure romanesque plutôt que reli- use de son livre.

C'est à Bade qu'elle vit pour la première fois la reine Ilorlense. La tille de Joséphine conçut une vive amitié pour celte femme distinguée, l'auteur connue d'un roman à la mode. En même temps, Mmc de Kri'i- dener se liait avec la lectrice de la reine, M11'' Coche- let. Elle lui écrivit plus tard des lettres remarquables, toujours empreintes d'une nuageuse religiosité. Elle essayait ainsi de la convertir, par correspondance, elle et sa gracieuse patronne, à une vie plus grave Dieu n'aurait pas été réduit à l'état de puissance né- gligeable, et relégué à l'antichambre ou à l'office.

Les conversations qu'elle avait eues avec Iung Stel- ling avaient développé ses goûts pour ce qui touchait au surnaturel. Aussi voulut-elle connaître tous les « voyants » et illuminés de l'époque. Il y avait au IJan-de-la-Roche, en Alsace, un pasteur, Frédéric Oberlin, qui menait une vie sainte et, par sa charité, faisait l'éditication de tous les paysans. On disait, il disait aussi, qu'il était en relations avec les esprits invisibles, à la manière de Swedenborg, de Stelling- me l'Alsace n'est pas loin de Bade, M1"0 de Krïide- l'alla voir. Elle fut enthousiasmée de lui et de ses idées. Elle voulut alors connaître un autre pasteur» qui se prétendait également en relations avec les puissances surnaturelles, Frédéric Fontaine, descen- dant «l'une famille française réfugiée en Allemagne après la révocation de Fc* lit de Nantes, mais dont les attaches avec le Ciel paraissent n'avoir été que des onnades. Elle se mit aussi en rapport avec une

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illuminée, une » nécromancienne » comme l'appelle irrévérencieusement le baron Bignon, Maria Kumm- rin, dont Frédéric Fontaine était en quelque sorte le bamum. Ce Fontaine, intrigant et peut-être pis en- core, devait plus tard causer à Mra0 de Krudener, trop naïvement confiante, plus d'un ennui; il devait même rejaillir sur elle une certaine déconsidération pour avoir protégé un tel personnage.

Elle fut d'abord émerveillée de ce que lui dit Maria Kummrin sur son passé, étonnée de ce que la sor- cière lui prédit pour l'avenir. Dans un embarras financier, la pythonisse rustique lui ayant dit de ne se point inquiéter, qu'il allait lui arriver de l'argent, elle la crut. Et le lendemain une somme de cent louis lui était offerte par un ami de fraîche date à qui elle avait confié son embarras. Mais elle ne douta plus dès lors du don de prophétie de la voyante. D'autres menues prédictions, que M,nc de Krudener eut la bonté de croire réalisées par l'événement, la confirmèrent dans une croyance qui ne demandait qu'à se fortifier. Le fait suivant avait déterminé «liez elle le plus vif engouement pour la vieille diseuse de bonne aventure : « Elle avait prédit à sa nièce, mariée à un Espagnol, le marquis d'Oschando, qu'elle serait bientôt réunie à son mari; et en effet il était arrivé que celui-ci, qui se battait en Allemagne contre les Fran- çais, ayant été fait prisonnier et envoyé en France, était venu tout d'un coup, avec permission, sur- prendre sa famille par une apparition inattendue^).»

(1) liaroi» Bignon, Histoire de Franc* sous Napoléon, t. X. Eclaircissement, p. v.

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C'est à la suite de l'enthousiasme que la réalisation de cette prédiction avait excité en elle que Mmo de Krudener témoigna à la pythonisse une vénération qui lit qu'elle lui oiïrit de vivre avec elle, ce que celle-ci accepta avec joie.

Voilà donc maintenant Maria Kummrin attachée à sa personne. M"' de Krudener parlait d'elle partout. Entendue comme elle l'était à faire de la réclame, elle ne fut pas longue à la mettre en grande vogue. Une nombreuse clientèle venait sans cesse consulter la prophétesse. Mme de Krudener, rêvant le retour à je ne sais quel âge de pureté biblique, s'était retirée» en attendant, dans un petit village du Wurtemberg. Dans sa contiante facilité, elle avait donné asile sous son toit, non seulement à Maria Kummrin, mais au pasteur Fontaine et à sa famille. Elle était passable- ment exploitée par ce dernier. Mais, dans son aveu- glement sans méfiance et quasi religieux, tout sem- blable à celui de l'amour, elle ne s'apercevait de rien.

Cependant, la foule qui venait consulter la prophé- se campagnarde écoutait aussi la Vellédadu grand monde. Comme tous les grands hommes, la baronne se croyait inspirée de Dieu et profilait de ce qu'elle avait un auditoire pour lui faire des sermons. Ces innocents manèges avaient provoqué la défiance du gouvernement qui ne la trouvait pas drôle avec ses sermons, et un beau jour Mmu de Krudener reçut l'ordre «le quitter le Wurtemberg sous vingt-quatre heures. Cela, ni la voyante, ni l'illuminée, ni la nécro- mancienne ne l'avaient prédit. La flagornerie du roi

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de Wurtemberg envers Napoléon était un peu cause, mais un peu seulement, de cette rigueur. L'Autriche, qui avait profité de ce que l'empereur était avec son armée en Espagne, venait d'envahir la Bavière. Le roi de Wurtemberg, ne sachant trop tout d'abord s'il devait prendre les intérêts de son peuple et mar- cher avec l'Autriche contre Napoléon, l'oppresseur de l'Allemagne, ou servir le tyran qui avait changé si couronne grand-ducale en couronne royale, le roi de W'urtemberg se décida en faveur de Napoléon. I! y vit un intérêt plus immédiat. Il avait, dit M. de Nor- vins, saisi vigoureusement, en portant son armée sur ses frontières, l'occasion de gagner les éperons de la royauté. .. Absorbé par les devoirs de la défense natio- nale, et de plus protecteur peu évangélique du repos public et du sien, il avait été alarmé de l'entraîne- ment qui portait les gens de la campagne aux prédi- cations religieuses de Mme de Krïidener, et aussi du crédit que lui conciliait son inépuisable charité. En conséquence, il avait donné ordre à ses baillis de l'expulser de la terre wurtembergeoise, elle et ses adeptes, n'ayant nul souci du rang qu'elle avait tenu dans le grand monde, encore moins de ses doctrines, et ne voulant pas en avoir d'autre que celui de re- pousser les Autrichiens de son royaume et de servir l'empereur Napoléon, à qui il devait sa couronne (i) » Mais, la vérité craie sur tout cela, c'est que le roi de Wurtemberg, à ce que nous apprend M. Bignon, avait une rancune toute personnelle contre Maria

(ly J. de Norvius, Mémorial, t. 111, p. 269.

LA BARONNE DE K1ÙÏDENER 167

Kummrin. Cette bonne vieille avait, paraît-il, fait jadis sur le prince une prédiction dont il n'avait pas été fort satisfait, qui l'avait même alarmé et dont il lui gardait un profond ressentiment; Il n'y avait en vérité pas de quoi, et c'était se ravaler au niveau de la nécromancienne que de prendre au sérieux ce qu'elle pouvait prédire. Mais ce qui servit de prétexte à la vengeance royale, c'est qu'on venait en foule à la consultation de la sibylle : le souverain imagina donc que cette affiuence de peuple pouvait très bien venir pour une conspiration. C'est du moins le motif qu'il lit d Ki udener, pour justiiiersesordres

d'expulsion.

C'est jouer de malheur, écrivait la baronne à son vieil ami le prince de Ligne. Dans le quinzième siècle, <»n croyait au sortilège; aujourd'hui qu'on ne croit plus aux enchantements mène, tant on est rai- sonnable, je suis prise pour une enchanteresse. En- core, si j'avais de beaux yeux comme autrefois, je m'en consolerais avec vous qui savez que je n'ai ja- mais conspiré que contre l'ennui. »

C'était bien gentil, bien spirituel, ce qu'elle écrivait ; mais tout cela, non plus que sa qualité d'ancienne ambassadrice, celle de petite-fille du maréchal de Mûnnich, ne faisait point révoquer Tordre de son expulsion. « Je suis d'une famille qu'on exile », se disait elle, non sans un certain orgueil, en guise de consolation. Sa lierté, bien légitime ici, la consolait du la bassesse du roi envers un plus puissant que lui, et, le beau rôle, c'est elle qui l'avait. D'ailleurs, elle ne se mêlait encore nullement de politique, la Bible

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et les prédications suffisant à occuper ses loisirs, et elle disait un jour, en cette année de 1809, Tannée de Wagram : « Moi, en politique, je suis une tourterelle d'innocence. Je l'abhorre. Je ne veux que la paix. »

Mme de Krudener avait connu précédemment à Berlin M. Bignon qui, depuis, était devenu ministre de Napoléon auprès du grand-duc de Bade. Elle eut l'idée de lui écrire pour lui demander sa protection. Lui rappelant leurs bonnes relations d'autrefois, elle le priait de la laisser venir prendre asile à Bade et de lui ménager un bon accueil de 1 Administration.

M. Bignon était trop galant homme pour ne pas se prêter à un désir si légitime de Mme de Krudener. Il lui répondit sur-le-champ qu'elle n'avait qu'à venir à Bade, qu'elle était assurée d'y trouver liberté et protection.

La baronne, obéissant alors à l'ordre du roi de Wurtemberg, quitta le village de Sainte-Marie son existence, pourtant bien calme et bien paisible, avait trouvé le moyen de porter ombrage au souve- rain. Elle partit avec toute sa maisonnée d'illuminés pour la terre promise de Baile. Mais, en voiture et tout le long de la route, elle se vengeait de son dé- ménagement forcé par mainte épigramme à l'adresse du roi de Wurtemberg et de son odieuse intolérance. Rappelant gaiement le mot d'Yorick à la mouche : «Le monde est assez grand pour nous deux », elle ajoutait : « Est-ce que les Etats du roi de Wurtem- berg ne sont pas assez grands pour lui et moi? » Le mot était d'autant plus piquant que ce monarque était d'une obésité monstrueuse : à la table royale, on avait

LA BARONNE DE KRUDENER 10'.)

pratiquer une large échancrure pour y loger la rotondité de sa personne, sans quoi ses mains n'au- raient pu toucher le bord de son assiette.

Mme de Krudener s'amusait aussi à traiter ce roi de tyran impitoyable; elle l'appelait un a vrai Moabite », car maintenant elle ne pouvait plus se dépêtrer du langage biblique auquel elle empruntait toutes ses comparaisons; elle lui prédisait, dans des phrases pittoresques et figurées, une avalanche de calamités dont les plaies envoyées à l'Egypte pour la punir des méfaits de son roi Pharaon pouvaient donner une idée approchante. Maria Kummrin renchérissait sur ses prélictions et le feu du ciel avait beau jeu à dé- truire un royaume si peu hospitalier. Ce n'était pas très charitable, mais c'était une manière de passer son temps et sa mauvaise humeur, d'entretenir même une douce gaieté dans toute la pieuse carrossée, et de cela, nons ne blâmons nullement la baronne.

On arriva à Bade. Avant d'aller voir M. Bignon, Mme de Krudener eut l'idée de mander chez elle l'ai- mable M. de Norvins, et de tâter un peu auprès de lui le terrain politique avant de faire établissement dans cette ville. « Elle était, a raconté M. de Norvins, non précisément logée, mais campée à la manière des patriarches, dans une maison isolée, au milieu Je la jolie vallée nommée Liclitenthal (la vallée des lumières). La dignité de son air, la sérénité inefla- }le de son visage et de celui de sa jeune fille non noins que la sévérité puritaine, bien que négligée, ie leur toilette, eussent, n'importe où, attiré mon ittentionsur ces deux personnes. La mère, avec ses

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longs cheveux encore blonds confusément épars et ses yeux d'un bleu pénétrant, presque incisif, aurait pu donner ridée de la pythonisse d'Endor, et sa fille, d'une beauté et d'une résignation bibliques, donner l'idée de Jephté, ou rappeler la colombe de l'arche, quand elle revint dire que la terre ne paraissait nulle part. En effet, la terre venait de leur manquer; elles étaient, l'une et l'autre, avec leurs gens et ceux qu'elles appelaient leurs amis, hommes, femmes, enfants, fugitives bannies du royaume de Wurtem- berg, et elles demandaient un asile à la terre de Bade. Les paquets, les bagages de cette petite colonie dispersés autour d'elles, deux vieilles calèches devant la maison, l'air étrange, inconnu de toutes ces per- sonnes qui ressemblaient à des martyrs en convales- cence, tout cet ensemble me causa une impression singulière. Mais avant tout il leur fallait, ce qu'on ne peut refuser qu'aux parricides, un asile, un sol re - poser la tête... et elle sollicitait ma protection auprès du gouvernement badois. Je la lui garantis à l'instant au nom de mon souverain, et je l'assurai que le jour même mon ami le ministre de France viendrait la lui offrir aussi au nom de l'Empereur. Alors ce fut, de sa part et de celle de la douce Juliette, sa fille, un con- cert de bénédictions, une sorte de délire de recon- naissance. En elfct, je tendais la main à des naufragés, à des bannis de la civilisation du dix-neuvième siècle. C'était pour elles, persécutées et proscrites, les faibles femmes, échapper à une horrible infortune (1). »

(i) J. de Norvins, Mémorial, t, 111, p. 268.

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Voilà donc Mme de Kriidener bien reçue à Bade et assurée de la protection de deux des plus importants fonctionnaires de l'Administration. Présentée à la princesse Stéphanie, grande-duchesse héritière de Bade et fille adoptive de Napoléon, qui avait déjà entendu parler d'elle et avait lu Valérie, elle fut accueillie au mieux. M. Bignon et M. de Norvins de- vinrent vite ses intimes et chacun d'eux a tenu à con- signer, dans ses écrits, l'agréable souvenir de ses n lations avec une femme si distinguée, déjà connue par son talent d'écrivain, et qui allait bientôt devenir célèbre par ses prédications et son prosélytisme reli- gieux, ci Nous lûmes bien payés de notre service, Bi- gnon en moi, a écrit M. de Norvins, par le charme de l'entretien de l'auteur de Valérie et de cet esprit dange qui était selon moi exclusif à sa fille. Ces dames devinrent donc notre société habituelle jus- qu'au moment Bignon dut partir pour Vienne. Alors, je restai seul héritier d'une partie de ses pou- voirs politiques et de toute l'afléction qu'il portait à Mme de Kriidener. Je me crus obligé de l'aimer pour deux. Les conversations littéraires de Juliette et de sa mère avaient pour moi un attrait tout à fait nou- veau. Leur exquise sensibilité en matière de goût était, si je puis le dire, le reflet académique de celle de leur âme; elles portaient en toute chose l'amour passionné du bien, sans prétentions, sans intolérance, sans bruit, sans vanité. Rien n'était plus délicieux que de voir la douce Juliette, qu'un enfant eût fait - >, s'é> hauller insensiblement au gré de sa nature expansive, pour une action, pour une idée, pour une

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œuvre de prose ou de poésie, de poésie surtout. Elle devenait alors sublime à sa manière, qui n'était pas celle de sa mère. Celle-ci était la harpe ou la lyre, Juliette était la mélodie (1). »

De sou côté, le baron Bignon n'est pas moins en- thousiaste ; mais il met en relief un autre côté de l'es - prit et du charme de société de Mme de Krudener Gomme M. de Norvins, il est ensorcelé par la grâce de la jeune Juliette, fille de la baronne. « L'ar- rivée de Mme de Krudener dans le grand-duché de Bade, dit-il, apporta beaucoup d'agrément dans notre petite société. Mme de Krudener ne composait pas encore des sermons ou des prières, mais seule- ment des histoires pleines de visions, de spectres, d'apparitions, de fantômes, qui faisaient grand effet sur nous, surtout lorsqu'elle nous les contait, le soir, sur les ruines du vieux château de Bade. Tous ces récits étaient charmants, ou du moins nous paraissaient tels, car ce petit cercle, dont faisait partie, entre autres, M. de Norvins, avait alors sur sa tête trente années de moins. Il faut ajouter, et l'addi- tion n'est nullement indifférente, que Mma de Kru- dener n'était pas venue seule ; elle avait avec elle M1Ie Juliette, sa fille, jolie personne de dix-sept ans, accompagnement qui ne gâte rien au charme que répand autour d'elle une femme d'esprit (2). »

Pour bien montrer que Mml! de Krïidener apportait avec elle, partout elle allait, un grand agrément

(l).l. de Norvins, Mémorial, t. III, p. 270. (2) Biguoo, Histoire de France sous Napoléon, t, X. Eclaircis- sement, j). s.

LA BARONNE DE KRUDENER 173

par son esprit de société et son caractère toujours enjoué, nous avons tenu à citer le propre récit de ces deux témoins oculaires. Pour montrer aussi que les dispositions mystiques de son cœur n'étaient pas en- core trop prononcées, et que Mme de Krudener, malgré des sentiments de piété très affichés, n'avait pas dit un adieu définitif aux joies de ce monde, nous allons encore faire parler, non pas un témoin, mais un homme qui s'était livré sur le compte de Mmcde Krudener à une enquête très minutieuse auprès de témoins oculaires. Ce qu'il dit peut donc être consi- déré comme un témoignage de première main. C'est à peu près à celte époque, et bien vraisemblablement à Bade, que se passa ce petit épisode intime, ra- conté avec son charme ordinaire par Sainte-Beuve, qui le tenait d'une personne absolument digne de foi. « Mme de Krudener, dit- il, travaillait à s'élever, à se détacher de plus en plus, suivant son nouveau lan- gage, des pensées des hommes du torrent; mais elle changea moins qu'elle ne le crut. Si l'on a pu dire de la conversion de quelques âmes tendres à Dieu : c'est de l'amour encore, il semble que le mot aurait être trouvé tout exprès pour elle. Elle portait dans ses nouvelles voies et dans cette royale route de Came, comme elle disait d'après Platon, toute la sen- sibilité et l'imagination affectueuse de sa première habitude, et comme la séduction de sa première ma- nière. L'inépuisable besoin de plaire s'était changé en un immense besoin d'aimer, ou même s'y conti- nuait toujours. « On rapporte (et c'était déjà dans ces années de

10.

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conversion) qu'un homme distingué qui venait sou- vent chez elle, épris des charmes de sa fille qui lui ressemblait avec jeunesse, s'ouvrit et parla à la mère, un jour, de l'émotion qu'il découvrait en lui depuis quelque temps, des espérances qu'il n'osait former; et Mm" de Ki udener, à ce discours assez long- et assez embarrassé, avait tantôt répondu oui et tantôt gardé le silence; mais tout d'un coup, à la fin, quand le nom de sa fille fut prononcé, elle s'évanouit : elle avait cru qu'il s'était agi d'elle-même.

» Au reste, poursuit Sainte-Beuve, pour bien en- tendre, selon la mesure qui convient, ce reste de facilité romanesque chez Mme de Krudener au début de sa conversion, et aussi la décence toujours con- servée au milieu de ses inconséquences du monde, il faut ne pas oublier ce mélange particulier en elle de la légèreté et de la pureté livonienne qui explique tout. »

Quelle que soit la valeur de cette explication, Sainte-Beuve tenait l'anecdote d'un homme bien renseigné. Celui-ci, qui savait que l'éminent critique était quelque peu sceptique sur l'illuminisme de la Velléda du Nord, lui raconta le fait sur un ton moins sérieux qu'il ne l'eût fait avec un homme aussi reli- gieusement grave et convaincu que l'était M. Eynard. De mémo qu'il y a plusieurs manières d'interroger les gens, selon ce qu'on veut leur faire dire, il y a plu- sieurs manières de répondre à leurs questions, tout en se tenant dans les strictes limites delà vérité. 11 est pro- bable qu'on n'eût pas adopté un ton léger et moqueur pour parler de M1" de Krudener avec le grave

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M. Eynard qui la prend tout à fait et toujours au sérieux. Mais le moyen, quand on connaît les épisodes qui signalèrent la jeunesse de la baronne, de croire sans réserve à la sincérité absolue de son retour à la vertu et aux pieuses pensées ? Le moyen de ne point se rappeler avec quelque méfiance ce désir de briller qui la possédait jadis si fort, et de n'en point con- clure que sa vanité se traîne maintenant dans un nouveau rùle et sur un nouveau théâtre? Elle devait prêter le flanc, dans sa conversion toute fraîche, aux étonnemenls et aux moqueries, car le monde est tou- jours plus sévère aux gens qui se rangent qu'à ceux qui se dérangent. Les épigrammes surtout ne lui manquèrent pas, mais aucune ne la décou- ragea. La nouvelle chrétienne continuait à marcher dans sa voie et n'avait qu'une indulgente pitié pour ceux qui n'avaient pour elle que des sourires. Mais aussi, ce rôle d'élue de Dieu qu'elle tendait à prendre, le cortège d'illuminés des deux sexes qui maintenant ne la quittaient plus, Maria Kummrin, la diseuse de bonne aventure, et cet hypocrite de Frédéric Fon- taine qui ne chercha qu'à l'exploiter et dont elle fut la dupe, jetèrent sur elle une nuance de ridicule qu'elle avait tort de ne pas vouloir voir, tout au moins pour le succès de ses prédications. Peut-être avait-elle oublié ce qu'elle répétait, en 1801, pour faire ndre son livre : « Du charlatanisme! Il n'y a que cela pour réussir ! » Peut cire aussi, qu'on nous pardonne cette hardiesse de pensée ne s'en sou- venait-elle que trop, et cette simplicité n'était-elle au fond qu'une forme de charlatanisme qui, cette

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fois, affectait des dehors humbles, modestes et reli- gieux. Malgré un repentir de ses erreurs passées dont il ne faut pas suspecter la sincérité, Mm€ de Krùdener ne se défera jamais de sa chère petite per- sonnalité : « Ma tendre amie, écrit elle le 9 mars 1810 à Mrac Armand, ne m'aimez point, je vous en conjure, comme s'il y avait en moi quelque chose d'aimable. Dites-vous souvent que ma vie ne fut qu'un tissu d'horribles péchés ; que personne ne fut plus favo- risée, que personne ne fut plus indigne. Je vous de- mande expressément, si vous lisez ma lettre à des amies, de leur lire ce passage... »

Voilà, j'espère, du repentir; mais ce repentir n"est-il pas, dans son humilité, un peu bien triom- phant? « Si vous lisez ma lettre à vos amies » a l'air d'une invite à le faire, dans le cas Mmc Armand n'y eût pas songé. C'est là, c'est ce côté personnel et vaniteux, quoiqu'elle fasse, qui est le signe distinc- tif du caractère de la baronne, et sa piété ne l'en débarrassera jamais. Comment s'en débarrasserait- elle, puisqu'elle l'a un peu prise par pose, pour se mettre en évidence? Elle a toujours l'air de dire : « Voyez comme je suis pieuse! comme je suis mo- deste ! Admirez mon détachement de tout !... » Cela, d'ailleurs, avec les plus excellentes intentions.

A peu près à cette époque commencèrent pour elle des embarras d'argent, désagréable chose qu'elle n'avait que peu connue jusqu'alors. Mais il faut re- marquer ici que, par un singulier hasard, que Mme de Kriidener attribue tout naturellement à l'in- tervention de Dieu, dont elle fait trop inconsidéré-

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ment son complaisant banquier, il se trouve tou- jours à point nommé quelqu'un pour lui payer se s dettes et la tirer d'embarras. De môme qu'à Sé- cheron, de même qu'au Ban de-la-Roche, à la suite de la prédiction de Maria Kummrin, elle reçut à Carlsruhe la visite du délégué de la Providence, et elle put partir pour Riga après avoir touché cet argent qui lui tombait du Ciel. Mmo de Krudener d'ailleurs se proposait de mettre un peu d'ordre à ses affaires.

C'est pendant son voyage qu'elle apprit la mort de la reine de Prusse. Elle en fut profondément affli- gée. C'est sous cette impression de tristesse qu'elle écrivit, de Riga, la longue lettre suivante à Mlle Co- chelet. Il faut la lire : c'est, comme toutes ses autres lettres, une sorte de bulletin confidentiel de sa cons- cience, de sa piété et de son état d'àme :

« Riga, le 10 décembre 1809.

« Je n'ai qu'un seul moment, chère et aimable amie. Vous me permettrez ce nom, car vous avez bien voulu me donner tous les témoignages d'amitié qui m'autorisent à vous le donner. J'ai reçu votre lettre, si bonne, si aimable pour moi, il y a quelques semaines Jugez de la joie qu'elle m'a faite, en vous retrouvant telle que je vous avais quittée, en voyant que, malgré les torts apparents que je devais avoir à vos yeux, vous n'étiez pas changée pour moi. Ah! que vous avez bien deviné mon cœur! Je ne puis vous exprimer tout ce qu'il y a de reconnaissance, de souvenir, de vœux dans ce cœur, pour vous. Je ne

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sais dire tout cela que bêtement. Je ne puis même assembler mes idées; je voudrais vous écrire un vo- lume, et il faut opter entre le plus nécessaire, le plus indispensable.

« Figurez-vous un courrier russe, avec l'ambition d'aller aussi vite que le vent du Nord, qui veut bien s'arrêter une minute, et qui, heureusement pour moi, a une voiture qui voudrait rester et qui s'est cassée pour un moment. Ce courrier est M. Diwoff ; il a le bonheur de vous connaître. Que je voudrais ainsi vous voir, ne fût-ce que pour quelques instants ! Vous me dites que vous avez eu la bonté de m'écrire deux autres lettres; je les regrette bien : je ne les ai pas reçues. Je vous ai écrit aussi, mais je sais que mes lettres ne vous sont point parvenues et je vous expli- querai cela, j'espère, au premier moment.

a Que de fois j'ai pensé à Bade et à ces jours si aimables, à ces sites, à ces montagnes majestueuses, à ces ruines vivantes de souvenirs ! Dans ce cadre si imposant, que de fois ai-je retrouvé le tableau d'une femme idéale (1), d'une reine que je sais aimer et respecter avec l'enthousiasme qu'elle mérite. Que de douleurs elle a traversées ! Mais l'aurore ne serait pas si belle, si elle ne sortait ainsi resplendissante des ténèbres, et sa vertu ressemble à la mer qui doit ses plus beaux effets aux orages.

« Je me rappelle avoir dit ceci plus d'une fois à cette femme angélique (2), morte à présent, et qui a versé tant de larmes sous un diadème. Vous me

(1) La reine Horten

(2) La reine I .ouise de Pru

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dites avoir senti quelque chose de ce que je devais avoir éprouvé; eh bien! je vous dirai que je suis bien consolée. Je l'aimais beaucoup, cette femme si supé- rieure! Je connaissais entièrement cette àme si peu faite pour le monde, et c'est cet amour, trop pur pour l'alliage de l'égoïsme, qui m'a consolée. Elle a dis- paru; elle ne m'est pas enlevée. Souvent, à genoux, seule, sur ces froids rivages de la Baltique, je prie encore pour elle, je demande à Dieu ce qu'elle dési- rait si ardemment : qu'elle devienne toujours plus pure ; plus susceptible, en se perfectionnant, de cette félicité céleste. Je la vois, des yeux de la pensée, radieuse, calme, souriant à ses douleurs passées. Je pense comme, au lit de la mort, quand tout disparaît, quand les illusions s'effacent et que les plaisirs s'en- veloppent de deuil; je pense comme elle a recueilli ses douleurs; comme les sacrifices, les amertumes de sa vie, en l'environnant, lui auront paru radieuses en se dévoilant, en lui disant : « Nous avons paru terribles à vos yeux, mais nous étions des mensonges, envoyés du ciel pour vous purifier, pour vous déta- cher de tout ce qui est fragile et périssable, pour vous apprendre les vertus avec lesquelles on doit com- mencer à vivre sur la terre, pour ne pas être déshé- rite dans le ciel. »

La foi, la confiance en Dieu, la résignation, cet amour profond pour le Dieu magnifique qui ne veut qu'aimer, que combler de dons; ce besoin d'un sau- veur plein de miséricorde, qui nous adopte et acquitte nos immenses dettes; tous ces biens, auprès desquels les splendeurs du trône et des jours semés de fleurs

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ne sont que des misères; tous ces augustes secrets ne s'apprennent que dans les jours de l'adver- sité.

« Chère amie, ce langage vous paraîtra austère, et ma lettre est bien sérieuse. La vie m'a tout dit, et ne veux plus d'illusions. La vérité pour moi est le premier besoin, et la félicité du ciel habite depuis longtemps dans mon âme. Il faudrait donc cesser d'être moi, pour ne pas peindre ce qui me domine.

« Je me transporte en idée auprès de cette reine (1), que vous avez le bonheur d'approcher; je me rappelle ses touchantes bontés, et me dis : « Si j'avais des trônes à demander au Ciel pour elle, la verrais-je heureuse? » Non. Elle a besoin de bien plus. La haute souffrance, fille du ciel, a éprouvé cette âme angélique; elle a presque succombé sous tant de douleurs amères. Je l'ai vue, en idée, séparée de ses enfants! et je la connais! J'ai senti tant de choses! Mais aussi j'ai vu s'ouvrir devant elle les vastes domaines d'une félicité inébranlable.

a J'ai vu le même Dieu, qui a rappelé celle qui n'est plus, lui dire : « Rien ne peut satisfaire sur la terre un cœur créé pour des bien immenses. J'en- verrai la paix du ciel dans ce cœur agité par les hommes. » Oh! que de fois mes pensées ont apporté à la reine les plus purs hommages! Daignez lui dire tout cela, et daignez me peindre à elle, avec ce cœur qui a déjà tant senti, tant souffert, et qui n'est point é| uisé; qui, après tous les biens de la vie et toutes

(1) La reine II irtense.

LA BARONNE DE KRUDENER 181

les langueurs, a été retrempé dans cette religion con- solatrice et vivante, que je désire pour elle.

« Le temps presse, et j'ai encore tant à vous dire ! Il me reste à m'acquitter d'un devoir qui m'est sacré.

« Peu de temps avant la mort de la reine de Prusse, je reçus d'elle une lettre. Je lui avais parlé, avec enthousiasme, de la reine de Hollande; je lui avais dit qu'elle avait en elle un être qui savait l'appré- cier. Voilà ce qu'elle me dit : « Ce que vous me dites de la reine de Hollande m'a extrêmement intéressée ; tous ceux qui la connaissent laiment et lui rendent justice; l'amitié qu'elle veut bien avoir pour moi m'a bien agréablement surprise, et je voudrais qu'elle sût le prix que je mets à être distinguée par elle. »

o Je m'acquitte avec une joie extrême, chère made- moiselle Gochelet, de cet ordre. J'ai toujours attendu une occasion sûre pour vous écrire : j'espère qu'elles se renouvelleront. S'il me reste du temps, je vous expliquerai quelques passages bien frappants de la lettre que la reine m'écrivait.

« Maintenant, je vous demande instamment de toujours m'aimer un peu, de m'écrireou par la poste ou par des courriers, de me parler de la reine, de sa santé, du prince (1), de vous, de vos plaisirs; je vous supplie, laissez-moi espérer cette faveur. Alun adresse est à Riga, j'y suis depuis quelques mois; je soigne une mère âgée, et, entre elle et ma fille, je vis des jours ignorés et paisibles; j'écris peu, j'en ai peu le temps. 11 n'y a point ici de vallées solitaires,

(1) Charles-Louis Napoléon, qui fut plus tard Napoléon III.

41

182 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

de nature riante; la sombre Russie n'a rien d'en- chanteur; mais il y a pourtant, dans l'âme de l'homme, un univers, et le monde entier ne serait qu'une prison, sans cette faculté qui fait rêver au delà du monde. Il me reste encore une grâce à vous demander. Je le fais avec confiance et je commence par l'exposition du fait, que je vous prierai démettre sous les yeux d'un ange (1).

« Cet été, avant de quitter Garlsruhe pour venir ici, j'appris qu'une femme, autrefois dans l'aisance et placée, par sa position dans le monde, de manière à ne point prévoir les désastres qui lui arriveraient, se trouvait dans la plus triste situation. Veuve d'un ministre étranger, elle se voyait maintenant dans la misère, ses meubles vendus, ses bien saisis; il ne lui restait que l'affreuse consternation d'une secousse terrible, elle s'était vu enlever, dans six jours de temps, son mari; et, réduite à cette douloureuse si- tuation^ elle la supportait avec calme et résignation. Sa seule douleur était celle de ne pouvoir élever son enfant, car il ne lui restait rien, absolument rien.

« A la vue de cet enfant orphelin, d'une petite créature charmante âgée de six ans, mon cœur se brisa. Je pleurai amèrement, et peut-être l'Éternel lui-même m'inspira-t-il la pensée de recourir à la reine. Je connais sa générosité; je dis générosité dans tout ce que ce mot comprend. Je pensai qu'heu- reuse mère elle-même, et angélique par son âme, elle pourrait être l'heureuse main dont Dieu se ser- ti) La reine Hortense^ Pour voir si ce sobriquet est mérite, qu'on Use notre ouvrage sur La reine llorl>

LA DA110NNE DE KRUDENBR 183

virait pour sécher des larmes qui, un jour, invoque- raient l'Éternel pour elle.

« Avec trois cents florins de Hollande par an, cette femme pourrait garder son enfant et l'élever. Que de bonheur pour une âme comme celle de la reine! Au reste, je ne puis qu'exposer le fait. Je sais qu'une

le aussi charitable que la sienne a de vastes dé- penses, et que tout s'épuise; mais, dans mes rêves, j'avais espéré que peut-être elle pourrait ell'ectuer cela ainsi, en présentant à l'impératrice Joséphine, dont je connais la bienfaisance, ce tableau qui la tou- cherait... Je n'ose rien ajouter. Si l'Éternel m'inspire, il aura soin de son ouvrage, et je n'ai pas besoin d'excuses. Cette femme est M"e G.., femme du mi- nistre de... à Garlsruhe. Il y a six mois que j'ai ceci, comme un grand devoir, sur le cœur, n'osant

Ire par la poste. Si vous me répondez là-dessus, Paul (1) vous fournira des occasions.

Voilà douze pages, et j'écris encore. J ai chargé autrefois M. de Norvins de vous dire tant de choses : l'a-t-il fait? Que fait-il? allez-vous cet été? La s;mté de la reine est-elle meilleure? J'ai vu ici la jeune impératrice de Russie, belle, bonne et malheu- reuse. J'ai peint la reine à ses yeux, comme ces beaux tableaux de Raphaël, qui appellent les regards.

vais une malachite magnifique, déjà, à Garlsruhe : elle me parvint cassée, et je n'osai vous l'envoyer.

i espère une de Moscou, que mon frère, qui a été prendre les bains en Asie, doit m'envoyer. Vous

(i) Paul de Kr Qdener, ion Ris.

18 i UNE ILLUMINÉE AU XIX'' SIECLE

l'aurez, j'espère, avec le premier courrier. Parlez moi un peu de la cour, si vous en avez le temps. J'ai vu la princesse Wolkonski à Bade, et lui ai beaucoup parlé de vous avec enivrement; je vous écrivais une grande lettre à ce sujet : elle est restée.

« Que fait l'impératrice Joséphine? J'ai, pour elle, de cette inspiration, de ce dévouement qui électrise ; j'ai le besoin de son bonheur. Parlez-moi de Na- varre (1). Mlle de Mackau est-elle avec elle? J'ai vu un moment la charmante princesse Stéphanie... et nous avons parlé de la reine.

« J attends de vos nouvelles : je vous conjure de m'en donner. Vivez heureuse, ma charmante amie ; peu d'êtres vous chérissent autant. Conservez vos bontés à Paul; ayez un peu d'amitié pour lui, pour sa mère et pour Juliette. Puissé-je renouveler à la reine ces hommages d'un profond respect, ce dé- vouement chevaleresque du moyen âge, que j'ai tracé dans mon Othilde (2). Ah ! que vous aimerez cet ouvrage ! Il a été fait avec le Ciel. Voilà pourquoi j'ose dire qu'il y a des beautés.

« Adieu, adieu ! Marie Stuart d'Ecosse disait, en pensant à sa patrie : Tant doux pays de France! Mon cœur vous dit, à travers les distances : « Vivez « heureuse sous ce beau ciel et vivez pour 1 immor- « talité ; commencez ici-bas ces jours paisibles arra- « chés à la fragilité humaine ; donnez à Dieu tout ce « qui est terrestre, et vivons de ces émotions heu- « reuses : qu'ils vivent à jamais ! » Pressez pour moi

(1) Voir notre ouvrage sur ['Impératrice Joséphine,

(2) H man de !£•' de Kiudcuer qui n'a pas ete imprimé.

LA BARONNE DE KRUDBNER 185

respectueusement contre votre cœur ces mains royales, que je voudrais arroser de reconnaissantes larmes. Je vous embrasse mille et mille fois, aimable amie ; à jamais votre toute dévouée !

« Mille amitiés à M. de Norvins, si vous le voyez ; rappelez-moi à M. d'Arjuzon (1). Pardonnez-moi mon griffonnage. Juliette vient de copier ce passage de la lettre de la reine de Prusse. Je joins ici le mo- nument de son âme angélique (2). »

Voilà une belle et bonne lettre, quoique un peu jé- rémisante, et Mmo de Krùdener, tout en s'exagérant les mérites de la reine Hortense, en envoyait souvent de semblables à sa lectrice. On en trouve la collection dans les Mémoires que Mlle Gochelet écrivit sur la famille impériale, et, dans toutes, il y a bien de l'amabilité et de la grâce, un tour agréable et presque coquet.

(I) Chambellan de la reiue Hortense.

v,:' Cocheiet, Mémoires sur la famille impériale, t. II, p. 7i

CHAPITRE VI

Mme de Kriidener s'adresse à la Providence, dans un embarras pécuniaire : succès de sa démarche. Elle se rend à Stras- bourg. — M. de Lézay-Marnésia. M. Empeytas. Mma de Kriidener prend ses idées pour des appels de la Providence.

Discussions religieuses. L'ange blanc et l'ange noir. Chute de l'Empire : Mme de Kriidener revient à Bade. Mort de M. de Lézay. Prédications de la baronne. Ses prophéties : elles ne sont encore que la plus élémentaire perspicacité. Mlle Cochelet, lectrice de la reine Hortense.

Amitié de Mme de Kt iidener pour elle . M"" de Stour.lza, demoiselle d'honneur de l'impératrice Elisabeth. Lettres curieuses de Mme de Kriidener. Elles sont mises sous les yeux Je l'empereur Alexandre. M°" de Kriidener est reçue par son souverain. Habileté avec laquelle elle a su se ménager un accueil. Entrevue remarquable. Lettre de l'empereur Alexandre. Ses dispositions mystiques. Paveur dont jouit M"" de KrCI lener auprès de lui. La baronne le suit à Paris. Intimité et conversations reli- gieuses. — Piété théâtrale et prosélytisme de Mme de Krii- dener.

C'est pendant ce séjour à Riga que Mm° de Krii- dener eut la douleur de voir mourir sa mère. Ce fut un nouveau motif à édification pour elle et pour toute sa famille qui, réunie à cette triste occasion, demeura

LA BARONNE DE KlUÏDENER 187

quelque temps chez elle, à Riga, sous son influence religieuse.

Mais la baronne songeait à retourner à Bade. Pour cela, il lui fallait de l'argent, et les rentrées des fer- mages se faisaient de plus en plus difficilement. L'héritage maternel lui donnait bien des terres et des maisons, mais pas d'argent comptant. Mme de Kriï- dener eut alors recours à son banquier habituel, c'est à-dire la Providence. Toujours à ses ordres de- puis que Maria Kummrin l'avait recommandée à sa bienveillance pour qu'il lui fût ouvert un compte, la Providence, qui semblait la tenir en grand crédit, ne protesta pas le billet qu'elle tira sur elle dans une prière. Elle lui fit découvrir sur l'heure une somme de dix mille écus que sa mère avait laissée dans un tiroir. Ces choses-là font sourire, mais Mme de Krïi- dener les dit sérieusement.

En traversant l'Allemagne, son amour du prosély- tisme ne fit que croître. Elle prêchait toutes les per- sonnes qu'elle avait connues précédemment et qu'elle retrouvait; elle prêchait aussi celles qu'elle trouvait et qu'elle ne connaissait pas. Et c'est, toujours prê- chant, qu'elle arriva à Garlsruhe.

Mais, comme la guerre commençait entre la France et la Russie, que les contingents allemands et prus- siens marchaient sous les aigles de Napoléon, Mme de KrQdener se souvint qu'elle était Russe et se retira en Suisse.

Elle n'y resta pas longtemps. Au mois d'octobre de cette même année 1812, elle vint à Strasbourg. C'était pour y voir son fils qui était secrétaire d'am-

188 UNE ILLUMINÉE AU XIX" SIECLE

bassade et passait par cette ville. Son bonheur de le voir fut augmenté par le plaisir de retrouver en cette ville un ancien ami de Montpellier et de Barèges, le comte Adrien de Lézay, qui était devenu préfet du Bas-Rhin. On refit connaissance. M. de Lézay pré- senta sa jeune femme à Mme de Krïidener. Peut-être eut-il quelque peine à réprimer un sourire un peu sceptique en entendant celle qu'il avait connue si fri- vole païenne ne plus pouvoir dire quatre mots sans parler de Dieu et du Ciel. L'art eût été de bien com- biner ses doses et de ne pas dépasser la note. Mais M,ne de Krudener la dépassait toujours. Bref, comme la religion était décidément le ton du moment le préfet pensa peut-être : le caprice, la lubie de l'an- cienne amie retrouvée, il la conduisit en excursion auprès du pasteur Oberlin, dont elle lui parlait avec la plus grande vénération. Un peu plus tard, c'est elle qui l'y mena, et M. de Lézay, toujours aimable et ne sachant rien lui refuser, se mit à genoux pour lui faire plaisir et pria à ses côtés.

M,nede Krudener en était aussi ravie qu'elle l'eût été qu'elle l'avait peut-être été jadis, de le voir tomber àgenoux devant elle pour quelque prière plus profane. Elle était fière de lui, d'elle plutôt, et parlait à chacun de la conversion du préfet. Son prosélytisme en redoubla de ferveur. Ses causeries n'étaient plus que des sermons, ses lettres de saintes épîtres... Diins un pareil état de prurit religieux, il lui fallait se retremper aux sources saintes, à Genève, la Rome <lu protestantisme. Car Dieu seul occupait son âme à présent. Klle pensait bien parfois à Napoléon, ce

LA. BARONNE DE KRÏIDENEU 189

« Robespierre à cheval », comme l'appelait Mmc de Staël, qui faisait à son pays cette injuste guerre de 1812, et on se doute bien que ce n'était pas pour le bénir. Elle protesta hautement contre « le fléau vi- vant de l'Europe », contre le « nouvel Attila ». Elle n'était pas seule à le faire. Toutes les mères de France, toutes les mères de l'Europe, partageaient sa manière de voir et, comme elle, le maudissaient ; cent soixante mille conscrits réfractaires, contre lesquels le gouvernement de la Restauration, en 1814, fit cesser toute poursuite, le maudissaient également et protestaient, par la fuite, contre une tyrannie in- supportable.

Mais la politique ne hantait pas encore le cerveau de M,ne de Kriïdener. Nouvelle convertie, elle ne voyait au monde que la Bible et Dieu. Ne croyez pas que sa piété ne fût qu'une sorte d'accident religieux, une pose gracieuse et nouvelle, une distinction qu'elle voulût se donner. Au commencement, il y eut bien quelque chose de cela; mais peu à peu elle avait pris au sérieux sa conversion. Heureuse et fière d'avoir mis désor- mais son'ùme à l'abri de la perdition, avec une ar- deur de prosélytisme que l'on ne trouve guère que chez ceux qui proscrivent toute religion, elle ne rêvait que de sauver d'autres âmes.

A Genève, elle fit la connaissance d'un jeune pas- teur fort modeste, fort vertueux, M. Empeytas, qui, étant étudiant en théologie, « avait discerné en lui, a dit M. Eynard, des appels religieux auxquels il avait essayé de répondre par les pénitences, les jeûnes et les macérations. Ses angoisses devinrent plus vives

il.

190 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

et plus poignantes à la mort de son père qui eut lieu en 1810. Elles ne s'apaisèrent que lorsque Jacques Mérillat, ouvrier des frères moraves, passant à Genève et assistant à la réunion des amis, annonça clairement à M. Empeytas le pardon de ses péchés par l'efficace du sacrifice expiatoire de Jésus- Christ. »

M. Empeytas se sentit aussitôt renaître à la vie comme un homme qu'un boulet entraînait au fond de la mer et qui, tout à coup débarrassé de son entrave, reprend la liberté de ses mouvements et remonte à la surface. C'était une de ces âmes douces, naïves, angéliques, qui se prennent à tous les rêves, à toutes les utopies qui ontune apparence de remède pratique aux maux de l'humanité. Il se fit agréger aux frères moraves, fit des prédications qui lui attirèrent la ja- lousie des uns et la colère des autres. On ne concevait pas encore la liberté absolue de conscience, de pré- dication, d'association. Hélas ! voilà plus d'un siècle que nous avons fait notre grande Révolution, et nous ne la concevons guère mieux qu'on ne l'entendait alors à Genève. Quand donc comprendra-t-on que chacun doit être aussi libre de croire ce qu'il veut, de ne rien croire du tout s'il le préfère, de suivre les pratiques de son culte, de le prêcher, que d'être blond, d'être brun ou châtain ? Est-ce que les nuances de croyance ou d'incroyance en tout ce qui res- pecte l'honneur et la morale devraient nous diviser plus que ne nous divise la nuance de nos cheveux ou de notre peau ? On dirait vraiment que les hommes manquent de sujets de désaccord pour aller encore

LA BARONNE DE KRÛDBNER 191

chercher celui-là, et qu'ils ont trop de temps à consa- crer à leurs travaux, à leur propre perfectionnement et à leur bonheur, pour chercher à se distraire par des discussions aussi vaines qu'irritantes et dont le seul résultat est de jeter la désunion dans les sociétés.

M. Empeytas eut à subir des persécutions. Il n'était pas libre d'enseigner ce qu'il voulait. Eh ! mon Dieu, au lieu de le persécuter et de le faire souffrir, ce qui n'était pas très chrétien, ses collègues n'auraient eu qu'à exposer des doctrines plus séduisantes et à prê- cher avec plus d'éloquence que lui ; on serait alors allé à eux de préférence. Mais ces messieurs, sous prétexte de dogme, n'admettaient point la concur- rence. On ne devait aimer Dieu et le prier que selon leur formule. Et le pauvre Empeytas, bon, doux, charitable, convaincu, pâtissait durement de leur amour de Dieu et du prochain.

C'est au cours de cette persécution que Mme de Krudener a se sentit appelée d'en haut à se rendre à Genève (1). » Quelle singulière manière de dire qu'elle avait eu l'idée de faire un petit voyage en Suisse! N'avait-elle pas assez couru le monde jus- que-là pour qu'une petite course de Bade à Genève fût la chose la plus naturelle du monde? Mais non : il faut qu'elle soit n appelée d'en haut » à faire ce pe- tit voyage ! La folie religieuse commence maintenant à prendre M"" de Kriidener, comme la folie des grandeurs s'empare de certains petits esprits. Elle ne peut plus rien faire sans croire que Dieu l'inspire et,

(!) (h. Bynard. VU du madame de Krudener, t. I, p. 2i8.

192 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

jusque dans les actes les plus ordinaires de la vie, elle voit l'intervention divine. Quant à l'intervention de son orgueil dans -cette tendance à se croire à ce point l'enfant chérie de la Providence, elle se garde bien de la découvrir. Par la force de l'habitude, sans doute, et sans qu'elle y prenne garde, cet orgueil con- tinue à être le mobile de ses actions. Il parade main- tenant sur la piété et sur la religion, sur l'humanité et la charité, au lieu de parader dans des causeries de salon sur des questions d'art et de littérature. Il a changé de théâtre, voilà tout. Mais c'est toujours de l'orgueil.

Docile comme toujours à obéir à ses caprices qu'elle appelle maintenant « des voies d'en haut » parce que ce sont des caprices de piété Mme de Krudener vint à Genève. Elle arriva en pleines dis- cussions théologiques. On attaquait M. Empeylas. C'était prendre une attitude et se mettre en évidence que de le défendre. Elle le défendit. De une grande reconnaissance chez ce pauvre pasteur qui était trop jeune trop dénué de charlatanisme et trop peu riche pour jouir de quelque crédit. Elle alla l'entendre. Elle l'encouragea et, comme si elle était elle-même le fondé de pouvoirs de Dieu sur la terre, elle lui disait : « Que rien n'interrompe vos réunions, le Dieu fort vous protégera. »

De ce jour, elle lui écrivit fréquemment de longues et pieuses épîtres, le dirigeant dans la voie qu'elle avait contribué à lui faire suivre. Manquant elle-même de discipline religieuse, elle faisait briller aux yeux du jeune pasteur le mérite qu'il aurait à rénover

LA BARONNE DE KRÛDBNER 193

l'Eglise; elle lui prédisait des temps plus heureux, le triomphe définitif de la Foi telle qu'elle l'entendait, et il est juste de reconnaître que la charité en était le principal mérite ; elle l'encourageait dans ses résistances à l'autorité ecclésiastique supérieure et trouvait en lui le plus docile élève.

Mais cette autorité ecclésiastique, qui ne voyait plus en M. Empeytas qu'un pasteur indiscipliné, prit des mesures sévères contre lui. Elle le suspendit de son ministère. Mmc de Krudener le félicita de sa dis- grâce, et comme il était pauvre et ne pouvait se pas- ser, pour vivre, des menus bénéfices de sa charge, elle lui écrivit de venir la trouver à Carlsruhe, elle «tait retournée. Las de lutter contre l'intolérance de I* Académie de Genève, M. Empeytas l'alla rejoindre. La baronne fut ravie de son acquisition. Aussi bien avait-elle besoin d'un vicaire pour l'aider dans la dif- fusion de ses idées. M. Empeytas serait là, sous sa main, pour lui expliquer la Bible, lui donner un peu de sa science théologique, la documenter ; c'est là- dessus qu'elle comptait pour étayer solidement les discours imagés qu'elle voulait lancer au peuple.

Au milieu de ces petits événements, de grands évé- nements bouleversaient l'Europe. L'armée de Napo- léon avait péri dans les neiges de Russie. L'Alle- magne s'était soulevée et une armée française de conscrits, Levée à la hâte, avait eu le temps de venir en Allemagne et de gagner des victoires; mais elle avait céder devant la coalition de toute l'Europe ; les fautes de Napoléon, dont le génie guerrier subit une éclipse pendant toute la durée de cette campagne

194 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

de 1813, celles de ses lieutenants aussi, l'avaient fait battre en détail, et, lorsqu'elle fut enfin concentrée, tout son héroïsme vint se briser contre les forces de la coalition à Leipzig. La France maintenant était en- vahie.

Ces événements grandioses, qui tenaient du sur- naturel, disposaient les âmes à y trouver l'interven- tion divine. Et, tandis que le cliquetis des armes et le fracas des batailles retentissaient de toutes parts, Mme de Krtidener se mit à mêler la politique à ses prédications religieuses. Elle sentait que c'était le meilleur moyen de se faire écouter, que la'politique était le meilleur véhicule pour faire avaler ses doc- trines. Aussi n'avait-elle garde de ne pas annoncer aux peuples ce qu'ils souhaitaient si ardemment, c'est-à-dire la chute du tyran, de ce second fléau de Dieu, de Napoléon. Partageant un peu les doc- trines de l'ancienne secte des Manichéens qui profes- saient qu'il y a, en ce monde, deux principes, un bon et un mauvais, un pur et un impur, elle prêchait (jue ces deux principes s'étaient personnifiés, le mauvais dans Napoléon, le bon dans tous ceux qui le combattaient. Et elle prédisait naturellement le triomphe prochain du bien sur le mal, de Y Ange blanc sur Y Ange noir. L'Ange blanc était, dans son idée, l'empereur de Russie Alexandre, le plus puis- sant des souverains de la coalition européenne ; l'ange noir était Napoléon, à qui elle ne songeait pas à envoyer ses lettres édifiantes, comme elle lui avait jadis envoyé Valérie, de crainte évidemment qu'elles ne subissent le même sort. Ces dénominations

LA BARONNE DE KR.iiDEM-.il 195

d'Ange blanc et d'Ange noir étaient un peu bien en- fantines ; mais, pour l'âme enfantine des peuples, ne faut-il pas un langage imagé et à sa portée? Ne faut-il pas aussi un peu de « charlatanisme », comme pour lancer un livre? M"6 de Ivruiener n'avait-elle pas dit jadis : « Le monde est si bète ! C'est le char- latanisme qui met en évidence... » Elle le pensait peut-être encore comme par le passé, mais elle ne le disait plus. Cette imprudente parole doit nous mettre en garde contre une foi trop entière dans la sincérité de ses convictions. Et pourtant cette parole, trans- formée en dogme, semble devenir de plus en plus la règle de sa conduite. Mais comme elle a choisi la re- ligion pour moyen, elle chevauche ce dada; c'est la Croix d'une main, l'Évangile de l'autre qu'elle part pour sa croisade et qu'on va la voir maintenant para- der devant les peuples, en attendant qu'elle parade devant les souverains. Et cela avec une orgueilleuse humilité, qui est une de ces bizarres contradictions qui se rencontrent quelquefois dans notre pauvre nature humaine.

Cependant l'Empire était abattu et Napoléon relé- gué dans sa petite souveraineté de l'Ile d'Elbe. M"1'' de Kri'i lener était revenue à Bade. Ses paroles de paix et do fraternité entre les peuples tombaient dans des oreilles lasses du bruit des batailles. On était avide <le repos et de tranquillité. On ne de- mandait partout qu'à réparer les maux et les ruines de tant d'années de guerre. Aussi était-on dans les meilleures dispositions pour l'écouter. Il est certain qu'elle ramena à de pieuses pensées beaucoup de per-

190 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE

sonnes qui, depuis longtemps, n'en avaient pas eu. Entre autres M. de Lezay qui, demeuré préfet du Bas- Rhin pendant la Restauration, mourut en cette année 1814, victime d'un cruel accident de voiture. Ses der- niers moments furent adoucis par de pieux senti- ments qui sont un peu l'œuvre de Mme de Krûdener. Le langage inspiré, imagé, doux, insinuant de cette femme distinguée, allait au cœur des simples et de ceux qui souffraient. Le succès de ses prédications était prodigieux. Les pauvres l'écoutaient parce que ses paroles étaient consolatrices et aussi parce qu'elles flattaient leurs rancunes sociales, leurs ins- tincts d'envie contre les classes aisées, leurs espé- rances dans une amélioration de leur sort au détri- ment des privilégiés. Mmc de Krûdener, paraphrasant la parabole du mauvais riche de l'Écriture, condamnait hautement l'égoïsme de ceux qui peuvent faire le bien et ne le font pas ; et, partant de là, elle esquissait le plan fort vague d'une sorte de socialisme chrétien fondé sur la charité et sur la fraternité des hommes. Mais elle attendait tout de la prière, et la régénéra- tion de l'humanité qu'elle rêvait devait être opérée a parla grâce efficace, sans secours humains. » Les classes élevées l'écoutaient parce qu'elle prêchait bien, parce que c'était un spectacle nouveau d'en- tendre une femme du monde, une grande dame évangélisant le peuple, et qu'elle mêlait à ses prédi- cations bibliques des prédictions politiques qui flat- taient ses désirs. Au milieu de l'aveuglement génc rai, elle était à peu près seule en effet à voir que l'île d'Elbe élait bien voisine des côtes de France et d'ita-

LA BARONNE DE KRUOBNBR 197

lie ; elle annonçait que, si on ne l'éloignait pas au plus vite, l'homme qui avait quitté l'Egypte pour venir faire à Paris son coup d'État du 18 brumaire ne résisterait pas à l'occasion de ressaisir une cou- ronne que l'incapacité et l'imprévoyance du gouver- nement de la Restauration semblaient lui offrir chaque jour. M",e de Kriidener voyait tout cela et il ne semble pas qu'il eût été besoin de beaucoup de perspicacité pour le voir. Mais les aveugles lui attri- buèrent un don surnaturel de seconde vue, qui n'était au fond que le plus naturel bon sens, pour avoir vu ce qui aurait crever les yeux des diplomates. Mais le succès de ses premières prédictions lui fit croire sérieusement qu'elle avait reçu du Ciel le don de prophétie ou de seconde vue. « Y aurait-il, a dit un esprit des plus pénétrants, M. Joubert, y aurait-il quelque chose de supérieur à la foi?... une vue?... Je ne sais quel rayon éclairerait-il mieux certains hommes que certains autres, et pendant le jour de la vie, Dieu se manifesterait-il à quelques-uns hors de la nuée?... Mais, quand cela pourrait être, qui ose- rait se flatter de l'avoir obtenu ? »

Mme de Kriidener s'en flattait parfaitement. Sa foi en elle-même et en ce qu'il lui était agréable de croire ne doutait de rien et avait une assurance impertur- bable. Sa grande humilité, ses mérites, ses talents ne la désignaient-ils pas suffisamment au choix de Dieu pour cet honneur? Aussi est-ce en toute sincérité qu'elle croyait avoir reçu de lui le don de prophétie, ••t. comme elle le disait tout naturellement, beaucoup le croyaient avec elle C'est cependant cette confiance

198 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

en sa propre infaillibilité qui déplaît chez Mme de Krudener.

A Bade, la grande-duchesse héréditaire Sté- phanie, nièce de l'impératrice Joséphine, et fille adoptive de Napoléon, avait, depuis la chute de l'Em- pire, une position fort difficile ; la reine Hortense était venue se réfugier, l'impératrice Elisabeth de Russie se trouvait également, Mme de Krudener était tenue à bien des ménagements. Elle était d'ail- leurs traitée à la petite cour du grand-duc avec tous les égards qu'on devait à la petite-fille du feld- maréchal de Miinnich, un des plus illustres serviteurs de l'empire russe, et à la veuve d'un ambassadeur qui avait, lui aussi, rendu de précieux services à son pays. C'est ainsi qu'elle avait obtenu de pénétrer avec une certaine liberté auprès de l'impératrice Elisabeth.

Il y a des femmes qui, lorsque les hasards de la vie leur ont valu un jour l'honneur de recevoir un sou- verain ou d'être reçues par lui, ne rêvent plus que de têtes couronnées et passeraient volontiers le reste de leur vie à entretenir commerce avec elles. Depuis que Mmc de Krudener avait été accueillie avec tant de bienveillance par la gracieuse reine Louise de Prusse, elle avait cherché à se faufiler dans de nouvelles intimités princières. Elle avait connu la reine Hor- tense, aujourd'hui découronnée ; elle avait ses entrées auprès de la princesse Stéphanie, grande-duchesse héréditaire de Bade; voilà maintenant que l'impéra- trice Elisabeth la regardait avec bonté... Aussi semblait-il qu'elle ait conçu, dès ce moment, un projet assez vague d'exercer une direction spirituelle sur

LA BARONNE DE KRÛDBNBB 199

toutes les souveraines de L'Europe, et par elles, sur les souverains. Quel rêve pour l'orgueil de son humi- lité ! Mais il y avait a cela bien des difficultés, et, en attendant, elle ne s'épanchait en toute liberté qu'au- près de M1Ie Gochelet, lectrice de la reine Hortense, €t auprès de Mlle de Stourdza, attachée à l'impéra- trice Elisabeth.

M110 Gochelet, dont le nom s'est déjà trouve plus d'une fois mêlé à ce récit, est entrée dans l'histoire à la suite de la reine Hortense, bien plutôt que par les tentatives de conversion dont elle fut l'objet de la part de Mme de Krïidener. Bonne, indulgente et dé- vouée à sa royale patronne, dont elle avait été la compagne à Saint-Germain, dans la maison d'éduca- tion de Mme Campan, et dont elle avait, depuis, fait son idole, elle était assez mal partagée comme agré- ments extérieurs. « Sa toilette élégante et son main- tien un peu hardi annonçaient une prétention qui contrastait singulièrement avec une grande taille sans beaucoup d'agrément et une figure dont les traits fortement prononcés étaient sans charme (1). » Aussi les bonnes âmes qui l'entouraient ne l'appe- laient-elles que M,,e Cochelaide. Elle avait quelque prétention au bel esprit et c'est peut-être le motif qui la poussa à se lier avec l'auteur de Valérie. Elle a écrit plus tard deux volumes de Mémoires sur la famille tm le et un volume de Mémoires sur la

reine Hortense. Elle y chante tout au long, dans des es que Sainte-Beuve a qualifiées de fort plates,

(1) l Mémoires sur l'impératrice Joséphine

t. II, p.

200 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIÈCLE

et qui ne peuvent être comparées à celles qu'écrivit Mme de Staal-Delaunay sur la duchesse du Maine, les litanies de sa gracieuse maîtresse. Cette soubrette de cour épousa plus tard le commandant de gendarmerie Parquin, ancien capitaine aux chasseurs à cheval de la garde impériale, qui fut le compagnon du prince Louis, fils de la reine Hortense, le futur Napoléon III, dans ses criminelles tentatives de Strasbourg et de Boulogne, mais qui a gagné une réputation de meil- leur aloi en écrivant ses amusants Souvenirs et campagnes d'un vieux soldat de l'Empire.

M,,eRoxandre de Stourdza, d'une famille originaire de la Grèce qui avait émigré en Russie en 1791, était née à Constantinople. Elle était grande, bien faite, avait de la tête et du cœur, et joignait à toutes ses qualités un naturel et un charme de bon aloi bien rares dans les cours .. et ailleurs. Elle avait été atta- chée, dès l'âge de seize ans, en qualité de demoiselle d'honneur, à l'impératrice Elisabeth. Elle se fit dis- tinguer, dans ce poste en vue, par les qualités d'un esprit cultivé, sérieux et enjoué, qui lui valut l'affection du comte Joseph de Maistre. M,le de Stourdza devait bientôt épouser le comte Edling (1816), diplomate de carrière, qui l'avait remarquée à Rome. En attendant, à Bade, Mm° de Kriidener, séduite par la grâce de sa personne et par la distinc- tion de son esprit, lui témoignait une grande sympa- thie. Lorsqu'elle dut suivre son impératrice à Vienne, elle entretint avec elle une correspondance suivie. C'est dans une lettre écrite de Strasbourg le 27 oc- tobre 1814, qu'elle lui prédit, dans le langage mys-

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tique et figuré des prophètes, la chute prochaine des Bourbons : « ... L'ange qui marquait du sang" préser- vateur les portes des élus, passe, le monde ne le voit pas; il compte les têtes, le jugement s'avance, il est près et l'on s'agite sur un volcan. Nous allons voir la coupable France qui, selon les décrets de i Eternel, devait être épargnée par la croix qui V avait soumise : nous allons la voir châtiée. Des chrétiens ne devaient pas punir et l'homme que l'Eternel avait choisi et béni, l'homme que nous sommes heureux d'aimer comme notre souverain, ne pourrait porter que la paix. Mais l'orage s avance ; ces lys que V Eternel avait conservés, cet emblème d'une fleur pure et fragile qui brisait un sceptre de fer, parce que l Eternel le voulait ainsi, ces lys qui auraient appeler à la pureté, à f amour de Dieu, à la repentance, ont paru pour disparaître : la leçon est donnée et les hommes, plus endurcis que jamais, ne rêvent que tumulte... » (1)

Mlle de Stourdza, frappée du ton étrange des lettres de Mme de Krudener, sensible à leur mystique poésie, qui cependant n'était pas toujours compréhensible, les avait montrées à l'impératrice Elisabeth. La sou- veraine s'était laissé prendre à son tour à cette élo- quence un peu déclamatoire mais chaude de tons comme un paysage biblique. Dans la pensée qu'elle pourrait avoir quelque eilet bienfaisant surl'empereur son époux, dont la conduite privée lui donnait plus de jalousie que de satisfaction, elle fit en sorte de lui

(1) Cli. Eyoard, VU de Madame de Krudener , t. I, p. 297.

202 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE

mettre ces lettres sous les yeux. Le résultat fut immé- diat. L'empereur crut entendre la voix d'un prophète en lisant ces mots qui rappelaient l'incertitude de demain et stigmatisaient l'aveuglement frivole des hommes politiques qui, à Vienne, se croyaient à tout jamais débarrassés de Napoléon depuis qu'ils l'avaient envoyé à l'île d'Elbe, et ne songeaient qu'à oublier dans les fêtes et les plaisirs leurs alarmes passées. La voix de la baronne avait, par instants, les éclats de la trompette du jugement dernier. « Fré- missons, disait-elle, frémissons de l'approche de ces temps redoutables, dont chacun plus ou moins a le pressentiment, quand il n'en aurait pas encore la cer- titude. Peut-on danser et se revêtir de riches drape- ries (1) quand des millions d'êtres gémissent, quand de sombres haines déchirent le genre humain? Quoi ! ces fêtes audacieuses qui sortent du deuil des nations et les y replongent, ne nous épouvanteront-elles ja- mais? Quoi! Nous ne frémirons jamais à lidée d'of- fenser un Dieu si grand, si tendre, qui a horreur de nous voir prostituer la vie au lieu de la regarder comme un saint métier, un culte d'amour et de fé- licité?... »

Voilà peut-être ce que M"1'' de Krudener a jamais écrit de mieux. Il y a un noble langage, des

(i) Dans les lûtes qui se donnèrent à Vienne, pendant le Con-

, les tableaux vivants étaient fort à la mode. Un peu dans les mêmes termes, Victor Hugo a dit :

Uni. t.' ,i qui peut chanter pendant que Rome brûla, lVndunt quo l'incendie, en lleuvo ardent, circule Des temples aux palais, du Cirque au Panthéon*

LA BARONNE DE KRUDRNBR 20&

pensées grandes. L'attitude de la prophétesse, cette fois, est à cent coudées au-dessus de l'attitude des diplomates du Congrès. Malgré les couleurs reli- gieuses qui parent la fin de cette lettre, M'"' de Kxti dener tient un langage hautement humain. C'est celui d'une saine et prévoyante philosophie, absolu- ment d'accord avec les besoins et les aspirations des peuples, les devoirs de ceux qui ont mission de les diriger. Les appréhensions qu'une conduite opposée à ces devoirs font naître en elle ne sont que celles d'un esprit perspicace et prévoyant. Et il faut re- marquer que c'est une idée chrétienne, pure ici de tout calcul personnel, que c'est une charité véritable qui donne à M*11'' de Krudener cette élévation de pensée, et lui fait voir bien plus loin que ne voient les Metternich et les Talleyrand, qui ne savent pas se hausser au-dessus du terre à terre de banales pré- occupations d'hommes d'affaires. Prévoir le retour de l'Ile d'Elbe? 11 semble maintenant que c'était la chose la plus élémentaire du monde. Mais alors on était si las des guerres, qu'on s'aveuglait volontairement; on ne voulait pas troubler par l'inquiétude du lendemain le béat état de jouissance dans lequel on se plaisait à s'endormir, sans penser que les calamités dont on sortait à peine pouvaient renaître tout à coup. C'était moins de l'imprévoyance que de la lassitude du passé et la soif de jouir du présent.

M de Stourdza, en repondant à la baronne, ne lui avait pas caché que l'empereur Alexandre avait lu cette lettre. Elle lui avait, en même temps, fait l'éloge du souverain. M"'" de Krudener, qui avait l'intention

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bien arrêtée de pénétrer dans la place, lui répondit : « Vous voudriez pouvoir me parler de tant de grandes et profondes beautés de l'âme de l'empereur. Je crois en savoir déjà beaucoup sur lui. Je sais de- puis longtemps que le Seigneur me donnera la joie de le voir. Si je vis, ce sera un des moments heureux de ma vie... J'ai d'immenses choses à lui dire, car j'ai beaucoup éprouvé à son sujet; le Sei- gneur seul peut préparer son cœur à les recevoir; je ne m'en inquiète pas ; mon affaire est d'être sans peur et sans reproche; la sienne d'être aux pieds du Christ, la vérité. Que l'Eternel dirige et bénisse celui qui est appelé à une si grande mission!... Ah! que ce soit à genoux qu'il reçoive de Christ ces grandes leçons qui étonnent et étonneront toujours plus les peuples et rempliront de saintes joies ce cœur rempli maintenant de saintes inquiétudes... »

Nous faisons grâce au lecteur du reste de la lettre : c'est une sorte de sermon en forme d'homélie décla- matoire, où l'auteur ne manque pas d'ailleurs de mettre en scène son humilité. L'empereur Alexandre pensa peut-être, cette fois, que celle qui l'avait écrite était une hallucinée mystique plutôt qu'une « voyante » , mais ses préJictions sur le retour prochain de Napo- léon en France et sur la chute des Bourbons ,1'avaient vivement frappé. 11 y vit même une possibilité si positive, si imminente, qu'il ne douta plus qu'elle ne devînt très promptement une réalité. Aussi voulut-il connaître la femme dont la pénétration de l'avenir l'emportait si fort sur la perspicacité des diplomates et dont le langage, inspiré parfois comme par une

LA. BARONNE DE KRUDENER 205

vision surnaturelle, prenait tout l'air d'une « voix d'en haut. » Ah ! ce n'est pas sans raison que la baronne avait écrit : « Je sais depuis longtemps que le Seigneur me donnera la joie de le voir. » La prédiction avait porté, le trait avait touché juste. Cette phrase habile devait lui ouvrir les portes du palais et de l'âme de son souverain, que la foi mys- tique avait irrévocablement envahi.

La conviction de M1"" de Krii Jener sur de nouveaux et imminents bouleversements était si forte, qu'elle ne se contentait pas de mander ses pressentiments à MUa de Stourdza pour que celle-ci les fit connaître â l'empereur Alexandre; elle en faisait part aussi à M,lc Cochelet, pour qu'elle les communiquât â la reine Hortense et au prince Eugène son frère : ... « Les guerres, les désolations seront terribles, lui écrivait-elle le 2 janvier 1815. Pensez à l'an 15. Il sera mémorable. Le vice-roi (1) doit, s'il est à Vienne, apprendre bien des choses. La paix ne pourra pas s'arranger... »

La reine Hortense, avec ses tendances à la supers- tition, devait être portée â croire au retour de Napo- léon, retour que son ambition secrète, couvant tou- jours sous un détachement affecté, peut-être aussi son cœur, espéraient sincèrement pour elle et pour son frère. Mais ses relations avec la petite cour de Bade, avec l'empereur Alexandre et les autres sou- verains alliés, lui défendaient de manifester ses espérances. Aussi M11' Cochelet reçut-elle l'ordre de

(1) Le priuce Eugène, vice-roi d'Italie jusqu'en avril 1814.

12

200 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE

ne pas faire allusion à ces choses dans ses réponses à Mme de Krudener.

Quant à l'empereur Alexandre, on lui faisait lire toujours les lettres de la « voyante ». Il y retrouvait, avec toutes sortes de variantes, ces mots : « La gran- deur de sa mission m'a encore été tellement dévoilée dernièrement, qu'il ne m'est plus permis d'en douter. » Aussi désirait-il plus que jamais voir Mme de Kriidener et s'entretenir avec elle, lorsque le retour de Napoléon de l'Ile d'Elbe vint, comme un coup de tonnerre, frapper l'Europe de stupeur. A Vienne, il produisit l'effet du Mané, T/iécel, Phares, dans la salle du festin de Balthazar. L'empereur Alexandre se rendit en toute hâte à son quartier général. 11 tra- versa l'Autriche, la Bavière, le Wurtemberg, n'ac- ceptant aucune des réceptions solennelles qu'on lui voulait faire dans les villes sur son passage.

Il était arrivé à Heilbronn. C'est de qu'il écrivit à Mlle de Stourdza, qui le suivait avec l'impératrice à quelques journées en arrière, la lettre singulière que voici :

« ... Je respirais enfin, et mon premier mouve- ment fut de prendre un livre que je porte toujours avec moi; mais mon intelligence, obscurcie par de sombres nuages, ne se pénétrait point du sens de cette lecture. Mes idées étaient confuses et mon cœur oppressé. Je laissai tomber le livre en pensant de quelle consolation m'aurait été dans un moment pareil l'entretien d'un ami pieux. Cette pensée vous rappela à mon souvenir; je me souvins aussi de ce que vous m'aviez dit de Mma de Krudener et du désir

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que je vous avais exprime de faire sa connaissance. peut-elle être maintenant et comment la ren- contrer jamais?... Javais à peine exprimé cette idée, que j'entends frapper à ma porte. C'était le prince Wolkonski qui, de l'air le plus impatienté, me dit qu'il me troublait bien malgré lui à cette heure indue, mais que c'était pour se débarrasser d'une femme qui voulait absolument me voir. Il me nomma en même temps M"11' de Krlidener! Vous pouvez vous figurer ma surprise. Je croyais rêver.

» Madame de Krûdenerl madame de Krudener ! m'écriai-je. Cette réponse si subite à ma pensée ne pouvait être un hasard. Je la vis sur le champ, et, comme si elle avait lu dans mon âme, elle m'adressa des paroles fortes et consolantes qui calmèrent le trouble dont j'étais obsédé depuis si long- temps. »

Mmede Krudener, en effet, ayant eu connaissance par M11' de Stourdza du désir que l'empereur avait de s'entretenir avec elle, avait reçu «par révélation, a-t-elle dit, Tordre de se rendre dans un moulin situé près de Schlucktern, dans la liesse électorale, jusqu'au moment de sa rencontre avec l'empereur Alexandre. » Pour de pauvres sceptiques comme nous, qui ne croyons pas à l'intervention du ciel il est si facile de découvrir de simples calculs hu- mains, et qui n'avons pas oublié de quelle cavalière façon M"1' de Krudener prônaitlecharlatanisme pour réussir dans la vie, nous nous bornons à présumer ceci : la baronne avait appris à Strasbourg le débar- quement de Napoléon à Kréjus ; elle pensait bien que

208 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE

l'empereur de Russie ne ferait pas un long" séjour à Vienne après cet événement, mais qu'il viendrait se mettre à la tête de ses troupes échelonnées encore en Allemagne sur la route de Russie et qu'il leur ferait au plus tôt faire volte-face vers la France. Elle se porterait donc au-devant de lui. Forte de ses pré- dictions réalisées, elle serait reçue naturellement auprès du puissant empereur et aurait la grande jouissance damour-propre de voir écouter avec défé- rence les conseils d'une femme qui avait vu clair tous les diplomates du Congrès de Vienne n'a- vaient rien soupçonné, rien prévu. N'avait-elle pas écrit, le 10 avril, à M1]e de Stourdza, avec une fran- chise charmante de naïveté plutôt que de modestie : « Beaucoup de personnes, voyant que j'étais ins- truite d'avance de tant d'événements, me croient mêlée dans des aflaires politiques. Hélas ! si je ne savais que ce qui se passe dans les cabinets, je sau- rais peu et je serais dans les ténèbres. »

Elle était donc allée se poster en observation à Schlucktern. Mais on aurait tort de voir une « révé- lation » du ciel, de même que son charlatanisme eut tort d'y vouloir faire croire, il n'y avait que le plus personnel des calculs. L'intention de Mme de Kriidener était d'attendre à Schlucktern, point stratégique de rencontre des routes partant d'Au- triche, des indications sur le chemin que suivait empereur. Dès qu'elle saurait par quelle route

devait arriver, elle irait à sa rencontre. Ainsi fit-elle. Apprenant qu'il se rendait à Ileilbronn, dans

Wurtemberg, à deux pas de la frontière badoise,

LA BARONNE DE KRUDBNER 209

elle monta en voiture sans perdre une minute et courut au-devant de lui. Elle eut la singulière fortune d'arriver à un instant décisif. G était une coïncidence curieuse, amenée en partie par le génie avec lequel elle avait préparé les dispositions dïime de l'empereur, en partie par le génie avec le- quel elle avait calculé les étapes de la voiture impé- riale et s'était postée, avec un sens tactique que lui envierait un général, au point qui commandait les diverses routes d'Autriche, et enfin par sa prompti- tude à prendre une résolution et à l'exécuter. Tout cela avait été enlevé de main de maître. C'est du génie, et Napoléon, dans ses immortelles cam- pagnes, n'a pas fait mieux. Mais Mme de Krudener se diminuait, croyant se grandir, en faisant intervenir la Providence en cette affaire. Elle seule avait tout préparé, tout prévu, tout exécuté. L'empereur Alexandre, avant même de la connaître, était déjà sa chose; il ne voyait pas les ficelles dont Mme de Kru- dener tenait les bouts, et qui le faisaient mouvoir comme elle l'entendait.

Quant à l'état psychologique il se trouvait lorsqu'elle se présenta devant lui, il n'y faut pas voir une intervention de la Providence. C'est un hasard dans lequel la baronne n'était pas tout à fait étran- gère, mais voilà tout. La Providence n'était pas inter- venue davantage auprès de Diderot dans une cir- constance analogue : un jour que le philosophe, en- fermé depuis quelque temps à la Bastille, s'était avisé d'ouvrir un livre au hasard, avec la pensée enfantine de découvrir dans le sens du texte de la page sur la-

12.

'JiO UNB ILLUMINÉE AU XIX'' SIECLE

quelle tomberaient ses yeux si sa détention serait encore de longue durée, il lut : « Ta peine est de nature à finir bientôt. » Et au moment il refermait son livre en songeant à sa faiblesse d'avoir essayé ainsi d'interroger le sort, il entendit des pas, une clef tourmenter la serrure... La porte s'ouvrit et le geôlier lui annonça qu'il était libre. Il ne faut voir et dans d'autres faits analogues qu'il serait facile de rappeler, que des hasards, des coïncidences, mais nullement une intervention divine. Ge serait ravaler Dieu que de le mêler à ces petites choses.

L'empereur Alexandre cependant, avec certains côtés supérieurs, était alors un peu affaissé et dans un état d'âme qui le prédisposait à croire à des inter- ventions surnaturelles dans les événements gigan- * tesques qui s'accomplissaient depuis vingt ans, comme dans ceux qui s'annonçaient et qui menaçaient de bouleverser encore l'Europe. Les lettres de Mme de Krudener n'étaient pas étrangères à cette disposi- tion. Alexandre était naturellement religieux de cœur. Son gouverneur, le général La Harpe, avait eu une grande influence sur lui, mais ses doctrines philoso- phiques, ses idées libérales n'avaient touché que son esprit : elles avaient laissé intactes ses convictions religieuses. Celles-ci, à vrai dire, étaient plutôt une propension à croire à une religion chrétienne révélée, qu'une religion positive fermement acceptée dans tous ses dogmes. Il avait le sentiment chrétien, et son imagination, chrétienne aussi, le dirigeait peut- être pi us qu'une doctrine positive, dans toutes ses croyances, La Harpe avait inspiré à son àme, nalu-

LA BARONNE DE KRÏIDENER 211

Tellement élevée, un goùl 1res prononcé pour le beau et les grandeurs morales. De à l'exaltation, il n'y avait qu'un pas pour une âme ardente. Ce pas franchi, on arrive vite au mysticisme. Les grands événements auxquels Alexandre s'était trouvé mêlé, le peu de temps qu'ils avaient mis à s'accomplir : Austerlitz, Eylau etFriedland, le radeau du Niémen, Tilsitt et Erfurt, Moscou et Paris!... Tout cela tenait du pro- dige et devait frapper son âme empreinte d'une re- ligiosité latente. Aussi Mma de Krudener, venant à lui dans un de ces moments de trouble le rêve et peut-être l'hallucination l'obsédaient d'une taçon dou- loureusement énervante, se faisant annoncer à l'ins- tant même sa pensée flottante se reportait aux lettres prophétiques que cette sibylle du grand monde écrivait à M11" de Stourdza, Mme de Krudener devait à ses yeux prendre quelque apparence d'une envoyée de la Providence.

Introduite aussitôt, Mme Krudener, dès les pre- miers mots, comprit l'état d'àme de l'empereur. En ces matières graves comme dans les choses légères elle le savait bien le moment est tout. Elle arrivait au moment; elle sût le mettre à profit. Elle n'eut garde de changer des dispositions qu'elle n'eût pu souhaiter plus favorables. Fille voulut y enfoncer le tzar davantage, l'y ancrer définitivement. C'était bien naturel : elle aspirait à prendre une influence sur les souverains de l'Europe; une occasion se pré- sentait : elle n'était pas femme à la laisser échapper. Tout ce qu'elle avait d'onctueuse poésie dans l'âme, d'éloquence habile dans l'esprit, elle l'évoqua, Je

212 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE

mit en œuvre avec une adresse consommée, pour colorer d'un doux mysticisme les remontrances qu'elle crut pouvoir adresser à l'empereur sur sa vie passée. C'était un corollaire de sa lettre sur les fri- volités qui avaient occupé les diplomates du Congrès de Vienne. Mais elle le fit d'une voix chantante, avec un accent pénétrant de tendresse, comme une mère qui raisonnerait un grand fils de vingt ans sur quelque erreur de jeunesse, si une mère n'était la pre- mière, dans sa sotte vanité, à être fière de ces choses-là. Elle eut avec son souverain un entretien de trois heures. Sous air de l'exhorter, elle essayait sur lui son pouvoir. De temps en temps, quand elle craig-nait de l'irriter en touchant à des plaies secrètes de son cœur, de l'offenser par quelque vérité pénible à entendre, de l'ennuyer par ses exhortations pieuses, Alexandre répondait : « Non, madame, continuez, je vous en prie : vos paroles sont une musique pour mon âme. » Quand elle quitta l'empereur, il était conquis. Mm" de Krûdener avait mis une telle onction de cœur dans ses paroles, son exaltation relig-ieuse correspondait si bien à la sienne, que l'empereur ne douta plus que celle qui avait prédit les événements qu'il voyait s'accomplir, ne fût en effet l'élue de Dieu.

A partir de ce moment, il la considéra comme telle. Il la pria de ne pas s'éloigner de lui, lui dit qu'elle était son génie bienfaisant et celui des peuples, et qu'il écouterait toujours avec respect celle qui était prédestinée par la Providence à un rôle aussi grandiose.

Ce rôle était difficile à soutenir, surtout devant un

LA BARONM-; DE KRÛDENER 2io

souverain qui était loin d'être le premier venu et que son trop de confiance enthousiaste dans Napoléon, à Tilsitt et à Erfurt, pouvait avoir mis en garde contre les entraînements irréfléchis. Aussi Mmo de Kriidener, qui n'aspirait à rien moins qu'à avoir la haute main sur les affaires de l'Europe, n'agit-elle tout d'abord qu'avec la plus grande circonspection. Elle ne s'éloigna pas, puisque l'empereur lui avait fait l'hon- neur de l'inviter à demeurer près de lui, mais elle se garda bien de se prodiguer. Elle fut assez habile pour se faire désirer. Ce cœur hautain, ce cœur de prince avait fléchi devant elle; devant elle, le souve- rain avait reconnu le néant de son passé, ses fautes contre Dieu; devant elle il avait mis à nu les faiblesses et les plaies de sa pauvre âme... Peut-être mainte- nant son orgueil regretterait-il ces moments d'expan- sion ; peut-être ne pardonnerait-il pas à une femme d'avoir surpris le secret de ses pensées les plus intimes dans une confession due à un énervement, à une faiblesse passagère, à un abandon comme en ont les femmes en certaines soirées d'été lourdes et ora- geuses. Peut-être maintenant était-il honteux de cet nlnndon et voudrait-il se ressaisir?... Mme de Krii- dener, en psychologue consommée, calcula toutes ces chances et jugea prudent d'attendre, pour repa- raître devant l'empereur, qu'il la fît demander.

Elle attendit donc Elle constatait chaque jour avec une joie profonde qu'il n'y avait du côté d'Alexandre aucun signe de retour sur lui-même. Au contraire : l'empereur lui envoyait de riches cadeaux. N'était-ce pas la preuve de sa faveur?... Et alors elle se mettait

"J14 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIÈCLE

à remercier Dieu, à le féliciter peut-être aussi de l'avoir choisie, elle, la plus digne entre ses indignes servantes, pour l'œuvre divine du rappel de cette âme impériale aux pieuses pensées; elle se compa- rait à Jeanne d'Arc allant trouver le roi Charles VII pour communiquer à son apathie un peu de ce feu sacré qui l'animait elle-même. Aussi était-elle par- faitement convaincue, tant nous croyons aisément ce qui nous flatte, de l'origine sainte de la mission qu'elle s'était donnée elle-même auprès d'Alexandre. Et, comme toutes ses combinaisons avaient réussi à souhait, Dieu n'était-il pas dans l'affaire?

De son côté, l'empereur ne pouvait oublier tout ce que lui avait dit cette femme de cinquante ans, à la voix caressante et douce, qui savait dire et faire accepter des vérités si dures et dont les paroles enchantées lui avaient fait entrevoir les saintes félicités des élus de Dieu. Son âme, inquiète des choses d'au delà de la tombe, avait trouvé dans cet entretien les vérités dont elle avait soif. Les grandeurs de la puissance souveraine avaient pu les lui faire négliger, mais maintenant que le nuage obsédant du doute s'était dissipé, elles devenaient pour lui un besoin. Et c'est sous l'impression persistante de ces pensées (pie l'empereur, qui s'était remis en route, écrivit à Mme de Krùdener, dès qu'il arriva à lleidelberg, pour la prier de l'y venir joindre.

Cette lettre la combla de joie. Elle vit qu'elle était entrée dans la confiance du souverain plus avant que personne ne l'avait fait jusqu'alors. Elle alla à llei- delberg, accompagnée de sa fille, de M. Empeytus et

LA BA.RONNH DB KIUIDKNKH 215

de sa femme, et de M. de Berkheim, jeune homme qui avait été maître des requêtes au Conseil d'Etat de l'Empire et commissaire général de police à Mayence. Il était frère du ministre de l'Intérieur du grand-duché de Bade, et avait renoncé à une car- rière qui s'annonçait superbe pour coopérera l'œuvre d'évangélisation entreprise par la baronne. On était au mois de juin, et, sous les beaux ombrages des campagnes d'Heidelberg, l'empereur de Russie avait de fréquents et pieux entretiens avec sa fervente prêcheuse.

C'est que vint le trouver la nouvelle de la défaite de Napoléon à Waterloo. Il ne fut pas difficile à un esprit aussi pénétré de religiosité que le sien de voir dans cet événement l'intervention de Dieu. Il n'y aurait pas songé, que Mme de Krudener se serait chargée de la faire éclater à ses yeux. Décidé à partir dès le lendemain pour Paris, Alexandre demanda à Mme de Krudener de l'y venir retrouver. Elle le pro- mit. Mais avant de se mettre en roule, elle eut une louable et charitable pensée, celle d'aller porter des consolations à quelques malheureux condamnés à mort qui attendaient dans les transes de la prison le jour fatal de l'exécution. Elle leur donna les consola- tions de l'Evangile, la certitude que tout n'est pas fini dans la tombe, l'assurance d'une vie nouvelle dans la mort. Elle les arracha ainsi au désespoir et eut le bonheur de consoler des âmes qui ne voyaient devant elles que l'éternelle nuit du néant. C'est à Heidelberg enfin qu'elle bénit le mariage de sa fille avec le baron de Berkheim. L'âme douce et pieuse de

216 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIÈCLE

ce jeune homme avait été séduite par les grâces du cœur de MIle Juliette, jeune personne éthérée, d'une délicatesse et d'une distinction de sentiments incom- parables, et dont le dévouement pour sa mère était sans bornes.

Mme de Krudener arriva à Paris le 14 juillet. Elle avait vu de ses yeux les excès, les malheurs et les ruines qui accompagnent en un pays envahi le pas- sage des armées, et ces tristes spectacles n'avaient fait que surexciter ses sentiments de prosélytisme pour une régénération du christianisme et une fra- ternité universelle basée d'abord sur la mise de Na- poléon hors des lois de l'humanité, et ensuite sur une diffusion la plus grande possible des idées de cha- rité. Cette dernière pensée était élevée, généreuse, et un peu sœur de celle de « perfectibilité » de la race humaine, rêvée par Mme de Staël. C est son point de contact avec la fille de Necker d'avoir par- tagé les mêmes illusions, d'avoir enfourché le même dada. Malheureusement Mrae de Krudener rejeta trop sur la France, à qui elle en voulait un peu de ses propres désordres passés et qu'elle regardait comme responsable de ses fredaines de jeunesse, tout en l'aimant beaucoup peut-être pour cela, les torts de Napoléon envers elle et envers l'Europe. Cette ran- cune se fera jour dans l'indifférence la laissèrent les mesures prises contre la France par les souverains alliés, dont elle était un peu l'inspiratrice grâce à l'in- Iluence qu'elle exerçait sur l'empereur Alexandre. Se souvenait-elle encore de l'échec, essuyé par sa Valé^ rz'e auprès du premier consul? Non : sa piété actuelle

LA BARONNE DE KRÏ1DENER 217

la mettait au-dessus de semblables mesquineries ran- cunières. Et pourtant!... car on ne peut mécon- naître que, sans qu'elle s'en rendît compte, son aver- sion pour Napoléon date du jour elle apprit qu'il avait fait un accueil si peu galant au livre dont elle lui avait fait hommage. L'aversion s'était changée peu à peu en haine sous l'action des événements po- litiques et du mal que Napoléon fit à la Russie. Mmo de Krl'idener se trouvait d'ailleurs en commu- nion d'idées avec toute l'Europe. Elle prêcha la sainte croisade contre ce nouveau fléau de Dieu. La ran- cune personnelle et la haine politique se doublèrent de l'esprit religieux. De ces beaux discours qui ne sont pas parvenus jusqu'à nous, mais dont les épîtres qu'elle écrivait peuvent nous donner une idée fort exacte. L'éloquence y est vraie et grande : sous des couleurs bibliques éclatantes apparaît un mysticisme étrange, vaporeux, incompréhensible parfois, mais qui n'en devait avoir que plus d'effet auprès des âmes simples assoiffées de poésie et de repos, ou simple- ment curieuses, par lassitude, d'idéalisme religieux. Des expressions fort belles, dignes de Bossuet, re- lèvent de temps en temps l'enseignement de ces ser- mons pieux, dont la lecture ne serait plus possible sans rcs « clous » qui accrochent l'attention et l'em- pêchent de s'en lormir au bercement rhythmé de ces phrases qui retentissent comme des accords de mu- sique sacrée dans le silence sonore d'une cathédrale. Mmt' de Ktiidener, en arrivant de Paris, était allée se loger dans un hôtel meublé du faubourg Saint-Ger- main. Mais l'empereur de Ilussie ayant manifesté le

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désir de la voir se rapprocher de lui il était des- cendu au palais de l'Elysée elle vint s'installer au faubourg- Saint-Honoré, dans l'hôtel Montchenu, s'était réunie, après le 9 thermidor, une des sociétés les plus agréables de Paris. M. et Mme de Berkheim, M. Empeytas, s'y établirent avec elle. L'empereur Alexandre vint, le soir même, la complimenter de son arrivée. Il prit dès lors l'habitude d'y revenir tous les jours. Gela lui était facile : il y avait une communi- cation particulière entre l'hôtel Montchenu et les jar- dins de l'Elysée.

L'empereur de Russie avait séduit tout Paris, Tannée précédente, par le chevaleresque de sa con- duite envers la France vaincue, par son tact, sa mo- dération et l'influence de cette modération sur les exigences des autres souverains alliés. Mais, cette fois, le monarque ne se montrait pas animé de senti- ments aussi bienveillants. Son visage, qu'on avait toujours vu souriant ou serein, était devenu grave et presque chagrin. Mme de Kriïdener trouva moyen de lui en glisser l'observation en lui faisant un compli- ment : « Ona remarqué, lui dit-elle, que vous êtes plus grand cette année que l'an passé. Gomment cela? Oui, on a dit que vous prenez l'air sévère quand on vous loue. C'est vrai, mais c'est parce que je rapporte à Dieu ce que les hommes m'attribuent. »

C'était retourner aimablement le compliment et attribuer le mérite de cette gravité à Mmc de Krudener qui avait aiguillé son âme vers la piété. Mais était-ce bien la vraie cause de cette réserve mesurée, sou- cieuse même, que montrait Alexandre en 1815? Il est

LA BARONNE PE KRÛDENBR 219

i ermis d'en douter. Un autre motif, outre les événe- ments de guerre et de politique qui l'avaient amené pour la seconde fois à Paris, lui rembrunissait le front. La querelle entre l'Europe et Napoléon s'était vidée à Waterloo, et les Russes n'avaient pas, comme à Leipzig et dans la campagne de France, pris part a la bataille. Les Anglais et les Prussiens étaient les vainqueurs, et les rôles prépondérants, à Paris, leur appartenaient. Alexandre se trouvait donc, en 18i~> un peu ri légué au second plan. Son rôle était presque luit à celui de comparse. De plus, il n'avait nulle- ment à se louer de la loyauté de Louis XVIII. Pen- dant le congrès de Vienne, un traité secret avait été conclu par M. de Talleyrand agissant au nom du roi son maître, entre la France, l'Autriche et l'Angle- terre, et ce traité était entièrement dirigé contre la Russie. C'était une véritable trahison envers l'Empe- reur Alexandre, et il y avait plus qu'il n'en fallait pour justifier son attitude refroidie devant les Bour- bons et devant la France. Et l'on a vanté l'habileté politique de Louis XVIII!... Encore Alexandre poussa-t-il la courtoisie jusqu'à ne pas faire allusion à cette offense, dont il avait les preuves écrites entre les mains. La cause de sa réserve glaciale, n'en dé- plaise à Minc de Krûdeni r, était bien plutôt dans la situation nouvelle à lui créée par la découverte du traité secret de Louis XVllIavcc l'Autriche etl'An- juc dans son désir de rapporter à Dieu les lui attribuaient les hommes. Quoiqu'il en soit, l'empereur de Russie avait pris l'Ii ibitude d'aller chaque jour chez M,Uf de Krudener.

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11 traversait le jardin de l'Elysée et se rendait inco- gnito auprès d'elle. Avec sa facilité de parole, on peut même dire son éloquence, doublée de cette aisance supérieure que donne l'habitude d'un monde distingué, Mme de Krudener l'accueillait on ne peut plus gracieusement. Après quelques compliments et le tribut obligé aux affaires politiques qui intéres- saient la baronne presque autant que celles du Ciel, la conversation s'engageait sur la philosophie reli- gieuse et la métaphysique. Chacun exposait ses idées, ses doctrines, ses théories, et les pensées de l'un et de l'autre se ressentaient de l'illuminisme religieux de Iung Stelling. Les discussions étaient parfois fort longues, mais elles étaient douces, onctueuses et se terminaient toujours par une prière. C'est Mme de Krudener qui, se laissant aller à l'improvisation, avec son talent de parole distingué, disait la prière. Alexandre, à genoux comme elle, s'y associait de cœur et répétait après elle les invocations à Dieu.

Il n'était bruit dans le monde diplomatique de l'Europe, alors tout entier à Paris, que de l'étrange liaison de l'empereur russe avec une femme qui n'était plus jeune et qui avait, dans les dernières années du siècle passé et jusque sous le consulat, défrayé la chronique galante de Paris. L'aventure de l'auteur de Valérie avec le chanteur Garât était encore vivante dans bien des mémoires. Aussi avait- on cru tout d'abord, connaissant les antécédents de l'un et de l'autre, à une liaison le mysticisme n'aurait rien eu à voir. Il serait difficile de peindre la stupéfaction des gens, leurs airs d'incrédulité,

LA BARONNE DE KRUDENER 221

quand ils apprenaient que le puissant empereur du Nord et Mmo de Krudener ne faisaient tant mystère de leurs réunions que pour se rappeler l'un à l'autre leurs devoirs de chrétien et non pour y manquer- C'était une chose si originale qu'on ne laissa pas que d'en rire. La vérité est pourtant qu'ils passaient leurs soirées à lire la Bible : Mmede Krudener la commen- tait, l'empereur faisait parfois des objections bien vite réfutées, et la soirée se terminait par des actions de grâce et des prières.

En attendant, le monde parisien, avec sa légèreté habituelle, au lieu de penser à l'extrême gravité de la situation politique, aux épouvantables malheurs de la patrie, à ses deuils et à ses misères sans nombre, le monde parisien s'occupait... de quoi? d'une femme chez laquelle l'empereur de Russie allait passer ses soirées et de ce qu'ils pouvaient bien se dire dans leurs tête-à-tête. Mme de Krudener, de son côté, s'occupait assez de ce que disait Paris. Elle avait beau être entrée dans la Bible jusqu'au cou, elle avait gardé ses yeux pour voir et sa langue pour parler. Elle ne voyait cependant pas toujours juste et il lui arrivait aussi parfois de parler à conlre-temps. Mais ses excès de zèle religieux lui tenaient lieu de jus- tesse et de mesure en l'emportant dans les régions élevées se perd la notion et jusqu au souvenir des choses vulgaires de notre pauvre planète. Les in- térêts terrestres ne la touchaient plus : elle planait au-dessus de ces misères et, en son for intérieur, il a lui arriver plus d'une fois de blâmer Dieu de ce qu'il avait eu la pensée de loger les âmes dans des

*222 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

corps et d'avilir ainsi sa création par des appétits qui ne sont pas toujours purement éthérés. Heureuse- ment que les hommes ont inventé les jeûnes et les macérations pour réparer les fautes de Dieu et corri- ger les imperfections de son œuvre. Mais les jeûnes, la pénitence. . . elle les aurait inventés elle-même, dans son pieux esprit de mortification, s'ils ne l'eussent étéavantelle; elle les prêchaitàl'empereur Alexandre, elle les prêchait à tout venant et prenait pour une conversion foudroyante les paroles polies d'assenti- ment — ou de contradiction par lesquelles on se dégageait de ses instances religieuses. Tout cela avait l'air sincère et elle s'imaginait vraiment con- vertir tout le monde. « Un jour, raconte Sainte- Beuve, à quelqu'un qui venait la voir, dans la soirée, à l'heure de la prière, elle disait : « De grandes œuvres s'accomplissent ; tout Paris jeûne. Et cet ami, qui sortait du Palais-Royal il avait vu tout le monde dîner, ne put la détromper comme il aurait voulu. »

On venait la voir beaucoup à l'hôtel Montchenu ; elle recevait des quantités de lettres d'audience et de demandes de toutes sortes, ce qui la flattait infini- ment. « J'ai sur ma table un amas de lettres arriérées aussi haut que le Mont-Blanc, écrivait-elle avec sa petite pointe ordinaire de vanité, le 10 août 1815, à MIIe Gochelet. Je ne réponds à personne; on s'en plaint, mais les visites se succèdent tellement chez moi que je ne dîne que bien rarement. » Est-ce pour cela qu'elle voulait aussi faire jeûner tout Paris? Comme on le voit, elle donnait elle même l'exemple

LA BARONNE DE KRÙDENER 223

de ce jeûne, pour lequel elle semble avoir, en bonne manichéenne, une tendresse toute particulière. Mais elle donnait aussi d'autres exemples qui valaient mieux, et celui de la charité était incontestablement le meilleur. Malheureusement, avec son exaltation religieuse et idéaliste trop prononcée, Mme de Krii- dener, à force de vouloir s'élever dans les hautes sphères de la pensée pure, considérait tout ce qui est de la matière comme sans importance aucune. Saint Augustin, dans les commencements de sa seconde vie, s'était laissé prendre à la même exagération. Il est vrai que Pascal n'était pas encore venu au monde pour dire, mais sans le prêcher, qu' « à vou- loir trop faire l'ange on fait la bête (1). » C'est ce qui arriva à cette excellente baronne de Kruiener dans une circonstance mémorable sa charité, si elle avait eu plus de bon sens et moins d'exaltation religieuse étroitement entendue, aurait pu sauver la vie d'un homme remarquable qui fut victime de la haine des royalistes et de la vengeance personnelle de Louis XVIII. Il ne faut pas être plus royaliste que le roi, ni « plus dévot que le bon Dieu. » Malheureuse- ment Mme de Krudener tendait à l'être et, dès lors, pour s'excuser d'une inaction la prudence, la crainte de s'aliéner quelque haute influence avaient

(1) Molière, de son côté, a dit :

« A force do sagesse on peut être blâmable. »

-t la même pensée que celle de Pascal, et il est curieux île voir ces deux génies se rencontrer sur ce point. Mais le ^t'-nie est-il autre chose qu'un haut hou sens?

224 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE

tenu plus de place que le dogme et, à coup sûr, que la charité, elle ne disait plus que des sottises.

Nous voulons parler de son rôle dans un des plus douloureux épisodes du règne sanguinaire de Louis XVIII, du jugement, de la condamnation et de l'exécution du jeune aide de camp de Napoléon, le général de division comte de Labé Joyère.

CHAPITRE VII

Le général Je Labédoyère. Par suite de quelles circons- tances Mœ« KiiiJener se trouve mêlée à son affaire. Mm' de Labédoyère sollicite l'intervention de la baronne en fa- veur de son mari. Anciennes relations de Mm8 de Kriï- dener et de M. de Labédoyère. Intérêt spirituel de la baronne pour le condamné. Exécution de Labédoyère. Lettres pieuse>. Belle conduite de Mm» de Labédoyère. Piété et charlatanisme. Idées religieuses de Mme de Krû- dener. Nombreuse affluence dans son salon. Curiosité et enjouement. La baronne prêchant à la prison de femmes de Saint-Lazarre. Mouvement religieux à Paris en 1815. Lettre remarquable de M,nJ Swetchine. Revue de l'armée russe au camp de Vertu-. Brochure de Mm* de Krûdener sur cette solennité religieuse. Manie de pré- dication. — Acte de la Sainte-Alliance : part de Mme de Krû- dener à cet acte. Benjamin Constant dans le salon de Mm» de Krildener. Mm* Récamier et la baronne.

Tout le monde sait qu'après son débarquement de l'île d'Elbe, lorsque Napoléon marchait sur Grenoble, M. « le Labédoyère, colonel du 7e d'infanterie de ligne, en garnison dans cette ville, était allé au-devant de lui, à la tête de son régiment. Le premier, il avait abattu la cocarde blanche et déployé le glorieux dra-

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peau tricolore. Sa défection avait entraîné celle de toute l'armée. Cela, les royalistes ne devaient pas le lui pardonner. Il avait pourtant bien des attaches dans leurs rangs. Sa famille, celle de sa femme, née de Ghastellux, avaient de tout temps montré le plus grand attachement à la maison de Bourbon : mais celle-ci fut jalouse du dévouement que le soldat té- moigna à lhomme extraordinaire qui l'avait si souvent conduit à la victoire. Après la bataille de Waterloo où, comme Ney, il avait en vain cherché à se faire tuer, Labédoyère accourut à Paris. Il était pair de France : encore tout chaud et tout poudreux de la lutte, il courut à la chambre des pairs. Il y défendit l'empereur avec une ardeur qui se ressentait de l'em portement de la bataille. « L'abdication de l'empe- reur, dit-il, est indivisible. Si l'on ne veut pas recon- naître son (ils, il doit ressaisir l'épée, environné des Français qui ont déjà versé leur sang pour lui. De vils généraux l'ont déjà trahi, mais malheur aux traî- tres 1 L'empereur se doit à la nation. Abandonné une première fois, l'abandonnerons-nous une seconde? Nous, qui avons juré de le défendre même dans le malheur, osons déclarer que tout Français qui quit- tera son drapeau sera couvert d'infamie, sa maison rasée, sa famille proscrite ; alors plus de traîtres, plus de ces manœuvres qui ont occasionné les der- nières catastrophes et dont peut-être quelques au- teurs siègent ici. »

C'était un noble langage dont les circonstances critiques et l'approche de l'ennemi victorieux excu- saient la violence. Celui qui le tenait fut conspué : il

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avait frappé juste. « Il est donc décidé, riposta Labé- doyère avant de descendre de La tribune, qu'on n'en- tendra jamais dans cette enceinte que des voix basses. » Le tumulte fut alors à son comble, et le malheureux général devait payer cher le crime de n'avoir pas voulu partager la honte de l'abaissement des caractères.

Aussi, quand Louis XVIII, ramené pour la seconde fois aux Tuileries par les désastres de la France et le triomphe de l'étranger, envoya devant des conseils de guerre les officiers les plus compromis dans les der- niers événements, le général Labédoyère n'eut point d'illusions sur le sort qui l'attendait. 11 se disposa à partir pour l'Amérique. Mais un désir bien naturel, et auquel pourtant il aurait résister, le ramena à Paris : il voulait embrasser sa femme et son fils avant de s'embarquer. Malgré les habits bourgeois et les lunettes vertes sous lesquels il cherchait à passer inaperçu, il fut reconnu, dénoncé, arrêté. Immédia- tement traduit devant un conseil de guerre, il fut condamné à la peine de mort. Sa condamnation fut confirmée par le conseil de revision. Il ne restait plus d'espoir que dans le recours en grâce. Aussi la mère, la femme de l'infortuné jeune homme multipliaient- elles les démarches pour obtenir sa grâce. Elles allaient chez M. Pasquier, ministre de la Justice, chez M. de Talleyrand... Biles se mirent, séparément, sur le passage du roi, qui n'eut pour elles que des paroles de haine... Mme de Labédoyère ne deman- dait cependant, pour toute faveur, que la permission de fuir avec son mari en Amérique, et promettait

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qu'on n'entendrait plus parler d'eux. M. Pasquier, auprès duquel elle vint se répandre en supplications, a écrit : « J'ai éprouvé dans ma vie peu de déchire- ments de cœur aussi cruels (1). »

La condamnation fut prononcée le 19 août. Mais, quelques jours auparavant, Mme de Labédoyère* à qui l'on avait refusé l'autorisation d'aller voir son mari dans sa prison, s'était adressée à Mme de Krùde- ner. Connaissant son influence sur l'empereur de Russie, elle s'était flattée qu'elle obtiendrait de sa compatissante bonté l'auguste intervention de l'em- pereur Alexandre auprès de Louis XVIII pour lui ar- racher cette faveur, en attendant mieux. Mme de Krùdener la lui fit obtenir. On se doute de ce que ces deux jeunes gens, qui avaient trouvé dans leur union cette chose si rare et si belle, l'amour dans le ma- riage, durent souffrir en se revoyant au milieu de circonstances si critiques, dans une prison ! Le géné- ral ne se faisait aucune illusion sur son sort : il se savait condamné, et sans ressources. Il avait joué le tout pour le tout : la partie était perdue. C'était un fort: il ne laissa échapper aucune récrimination.

Sa femme, elle, était convaincue que le meilleur des rois, comme les royalistes appelaient Louis XVIII, lui accorderait sa grâce. Ayant déjà obtenu par l'in- tervention de M"10 de Krïidener une première fa- veur, elle mit en elle sa suprême espérance, dans le cas Louis XVIII ferait quelque difficulté. N'était- elle pas toute-puissanle auprès de l'empereur

(1) Chancelier Pasquier, Mémoires, t. III, p. 403.

LA BARONNE DE KRUDENER 229

Alexandre ? Et le roi de France pouvait-il lui refuser quelque chose, surtout une chose si peu importante, cette misère, une vie humaine ?

Elle lui écrivit donc. Mais celte fois, soit qu'Alexan- dre, — devant qui la duchesse d'Angoulême s'était nettement refusée à toute idée^de clémence, qu'elle disait n'être que delà faiblesse, ait refusé de pro- noncer les paroles qu'on ne repousse pas, soit que Mme de Krudener ne lui ait rien demandé, elle ne ré- pondit à la malheureuse épouse que par l'envoi d'une Bible et par des sermons. Garât ne lui avait-il pas, ja Lis, à elle-même, et à ses supplications d'amou- reuse, répondu par des chansons? C'était un peu la même chose, mais ici les sermons étaient singulière- ment intempestifs. Au lieu de prêcher la résignation, il eût été plus à propos, d'abord, d'épuiser toutes les chances possibles d'arracher un être humain à la mort. Eh ! mon Dieu, il eût été temps, en cas d'échec, de parler du ciel. Mme de Krudener aurait se rap- peler la fable de La Fontaine L'enfant et le maître d'école qui semble avoir été écrite absolument pour elle, et cette morale pratique qui, dans la circons- tance, valait mille fois mieux que ses nébuleux déta- chements des choses terrestres :

Bel mon ami, tire-moi du danger, Tu feras après ta harangue.

Il est fâcheux que des motifs de rancune person- nelle, un froissement d'amour-propre tout intime et déjà bien ancien, puissent être, comme on va le voir

^230 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

tout à l'heure, incriminés dans l'attitude de Mme de Krudener en cette affaire. Ne soyons cependant pas trop sévères. En sa qualité d'étrangère, les démêlés des Français entre eux ne pouvaient l'intéresser que médiocrement :

Qu'ils s'accordent entre eux, ou segourment, qu'importe?

Peu lui importait donc qu'un homme fût con- damné et exécuté pour avoir tenu une conduite qui déplaisait au parti vainqueur. En Russie, d'ail- leurs, on n'avait pas l'habitude d'y regarder de si près : un homme déplus ou de moins .. Mais, comme chrétienne, c'était différent. La charité lui comman- dait de s'intéresser au condamné, sa courtoisie de femme du monde lui ordonnait d'accueillir les sup- plications de sa désolée épouse, son cœur bon de les faire valoir auprès d'Alexandre, et, par ce monarque, de les faire triompher des dispositions haineuses de Louis XVIII. Le roi de France, qui avait à se faire pardonner sa déloyauté encore toute récente, ne pou- vait rien refuser au souverain russe.

Des raisons politiques furent peut être un empê- chement absolu, du moins la baronne le put-elle pen- ser, à des démarches en faveur de la grâce du con- damné. Mais il y avait peut-être aussi nous disons : peut-être une autre raison qui expliquerait la sourdine que l'amie d'Alexandre, d'ordinaire si cha- ritablement bonne, mit cette fois à son dévoue- ment. Lorsqu'elle était venue à Paris sous le Con- sulat, elle avait rencontré M. de Labédoyère dans le talon de M1" de Staël. A cette époque, le jeune olli-

LA BARONNE DE KRÏIDENER 231

cier n'eût pas plus songé à écouter des sermons qu'elle ne songeait elle-même à en faire. Il encourut cependant la disgrâce de la baronne. Son crime avait été de ne point prêter attention à de certaines œil- lades fort admiratives que lui décochait l'ambassa- drice dont le délire amoureux ne s'était pas encore transformé en délire sacré de prophétesse et en ar- deurs pieuses. Bref, M. de Labédoyère avait dédai- gné les avances de la blonde Livonienne. A la façon des coquettes évincées, dans le manège desquelles le cœur n'entre guère enjeu que pour amasser des ran- cunes, celle-ci s'était aussitôt mise en chasse d'un autre gibier, et c'est ainsi que le chanteur Garât avait hérité du rebut de M. de Labédoyère. De l'intérêt purement d'âme que porta Mme de Krudener à celui qu'elle avait auparavant distingué pour sa mâle beauté et qu'il était peut-être possible d'arracher à la mort. Et, en demandant à Dieu qu'il pardonnât au malheureux condamné ses péchés de jeunesse, peut être y avait-il en elle comme un inconscient re- gret teinté de rancune qu'il n'en eût pas quelques autres à se faire pardonner, mais, ceux-là, commis en sa collaboration. Quoi qu'il en soit, on peut croire que si le jeune officier avait jadis accueilli ses avances, ou bien s'il avait été pour elle un simple inconnu la charité de la baronne n'aurait reculé devant aucune démarche pour le sauver, et elle aurait fini par mater les mauvaises volontés. Mais, de même qu'elle ne I ardonna jamais à Bonaparte son dédain pour Valé- rie, il semble qu'elle ne pardonna pas davantage à 1 officier son indifférence pour l'auteur de ce roman.

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De l'intérêt purement spirituel qu'elle manifesta à la victime de l'esprit de parti. Mais, cet intérêt, elle le montra pleinement : son zèle était même si ardent, qu'elle priait pour l'âme du condamné avant même qu'elle ne fût arrachée de son corps ; et elle le faisait avec d'autant plus de ferveur qu'elle se sentait peut- être coupable de quelque souvenir profane qui n'au- rait cependant pas l'empêcher de s'occuper de la conservation de sa vie.

C'est dans la complication de ces sentiments divers que le 11 août, c'est-à-dire huit jours avant que l'arrêt du conseil de guerre ne fût rendu, Mme de Krudener écrivait à Mme de Labédoyère une lettre elle se fait, on ne sait pourquoi, l'avocat de Dieu, qui n'était pas en cause et n'avait pas besoin d'elle, et non du général, qui mourra si elle ne met point l'empereur Alexandre dans son jeu : « Que je vou- drais pouvoir vous consoler, dit-elle, chère et aimable madame de Labédoyère ; mais il n'appartient pas aux hommes de faire cette œuvre. Je vous ai montré le seul moyen qui peut vous tirer de cette douleur si profonde et qui peut vous être si salutaire : Dieu et Dieu seul, madame, Christ le sauveur, le média- teur (1), le réparateur, Christ, lamour infini, l'océan

(1) Mm* de Krudener ne senible-t-clle pas, par ces mots, re- fuser toute intervention, se laver les uiaius de ce qui va a 1- venir, et ne pas vouloir entrer eu concurrence avec le Sauveur, le Médiateur? C'est ce médiateur, pourtant, qui a dit : Aimez- vous et aidez-vous les uns les autres. Ici, la baronne n'a peut-etro pas assez aidé à sauver le condamné, à moins qu'elle ne l'ait fait et que son humilité chrétienne IVmpeehe do le dire, Mais le silence sur ses mérite1 n'était pas dans ses cordes.

LA BARONNE DE K1UÏDENER 233

de la charité : c'est à ses pieds, c'est en embrassant cette croix qui est le refuge du pécheur, et le rallie- ment de tout ce que la chute a dévasté que nous trouverons le repos, la paix et le salut. C'est pour avoir déserté cette croix par la plus lâche ingratitude, que les trônes s'ébranlent et que les peuples s'ef- facent de la terre.

« Oh ! madame, vous qui avez été élevée au milieu des antiques restes de la monarchie (qui jadis s'enor- gueillissait des premiers rois chrétiens et a vu les noms auxquels s'attachaient les seuls hommages qui ne périssent pas), vous, madame, soyez chrétienne aussi, implorez le Dieu vivant ; jetez-vous dans son sein, non en cherchant des appuis humains défendus par sa sainte loi, quand il dit : « Maudit soit l'homme qui s'appuie sur un bras de chair, » mais en le cher- chant lui-même : il est plus tendre que la mère qui nourrit de larmes cet enfant qui le sollicite aussi ; il est meilleur que tous les rois de la terre ; mais, ma- dame, il est l'Eternel, et par conséquent ses voies ne sont pas nos voies. L'immense éternité est le domaine de cet l'homme si déchu, qu'il ne sait pas traverserla vie sans la souiller de ses méfaits ou sans s'avilir par des péchés continuels.

« S'il frappe, ce Dieu, adorons, ce n'est que pour corriger; résignons-nous, pleurons, prions, mais songeons que ce n'est pas à nous à retenir son bras, etc., etc. »

Et elle ose écrire cela, et quatre autres pages en- core de semblables aberrations, à une malheureuse femme qui tombe à ses genoux pour la supplier

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d'user de sa toute-puissante influence et sauver son mari! Elle n'a pas honte de mettre Dieu dans l'affaire et de dire : « Ce n'est pas à nous à retenir son bras ! »

D abord, ce n'est nullement charitable et nulle- ment chrétien. Ensuite, c'est déclarer, mais sans franchise, qu'elle n'interviendra pas. Enfin, c'est le langage d'un esprit faux qui ne craint pas d'avoir recours à l'hypocrisie, l'hypocrisie reli- gieuse, la pire de toutes, pour cacher la satisfaction de ses rancunes sous le masque d'une piété dé- placée.

Qu'est-ce que Dieu avait à faire en cette conjonc- tire? Ce n'est pas lui qui voulait frapper Labé- doyère : c'était Louis XVIII. Il ne faut pas faire de confusion. Et c'est le bras de ce souverain san- guinaire qu'il s'agissait de retenir et non celui de Dieu.

Mais il est visible que M"10 de Krudener ne veut pas s'en mêler. Gela l'amoindrirait. Son rôle est plus haut : elle ne veut sauver que des âmes. Mais elle ferait mieux de dire franchement qu'on ne peut pas compter sur elle : ce serait plus chrétien que de se retrancher derrière des sermons, et sa piété, ici, n'est que pure hypocrisie.

h La charité est mon devoir, dit-elle en terminant cette longue épître à la Tartuffe ; elle est tour à tour tendre et sévère. Je suis chrétienne et en m'humiliant de mon néant aux pieds de Christ, j'ai l'audace des plus grandes espérances, car je connais

i profonde miséricorde, et j'espère le salut de votre

LA BARONNE DE KRUDENEIl 235

mari, s'il veut se jeter dans le sein du Sauveur qui ne repousse personne (i). »

Cette lettre a tout l'air d'une « fin de non-recevoir. » La charité dans laquelle se drape si bien Mme de Kru- dener n'est ici qu'une fausse charité. Les consolations viennent même avant la condamnation. Elles enlèvent ainsi à la malheureuse femme, dont le mari est en danger, tout espoir de le voir sauver. Singulières consolations que celles qui l'exhortent à porter le deuil de son époux avant sa mort ! Et cela sous le pré- texte que tout ce qui est de la matière est sans impor- tance!... C'est manichéen, mais c'est bien peu chré- tien. Et c'est ainsi qu'au lieu de sauver la vie du gé- néral, elle s'amusa à sauver son âme, par corres- pondance!... Cela, cependant, pressait moins : il eût été temps, une fois la grâce obtenue, de le prêcher. Mais qui sait? La gloire de sa conversion lui eût peut- être échappé, et alors, eût été son bénéfice? Oh ! ces calculs d'égoïsme sont parfois atroces! Et l'odieux l'emporte sur l'atroce, quand on y mêle des prédications pieuses qui ne sont que d'hypocrites faux- fuyants.

La conduite de M,ne de Krïidener, puisqu'elle n'avait pas refusé nettement de se mêler à l'aiïaire, était de toute façon blâmable et tous ses sermons ne la disculperont pris. De deux choses l'une : ou bien elle eut une pensée de bénéfice personnel, oh! tout moral en voulant, dans sa vaniteuse manie de pro- sélytisme, se faire un piédestal de la conversion in

(1) Ch. Eyuard, Viede âf»« de KrOdener, t. Il, pp. Si 58.

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extremis d'un condamné à mort de haute marque, ou bien elle se désintéressa de son salut par une ran- cune tenace de coquette dédaignée. L'on sait que ces blessures d'amour- propre ne guérissent jamais : elles sont un peu comme la jalousie qui naît avec l'amour, ainsi que l'a très finement observé La Rochefoucauld, mais ne meurt pas toujours avec lui. La rancune de l'amoureuse n'était pas morte chez la « sainte » ; elle se cachait seulement sous les fleurs de rhétorique d'une piété plus parlante qu'agissante.

Tout cela n'est pas beau, mais, en son for intérieur, Mme de Krùdener trouvait moyen de l'embellir... ou de ne pas le voir. Elle jetait dessus le manteau de la religion et ne pensait plus alors qu'à sa piété méri- toire.

Ecoutez de quelle façon elle accueille l'empereur Alexandre entrant dans son salon; regardez-la : elle se lève, et, avec ce grand air, ce tour et cette aisance qui ne sont qu'à elle, elle va au-devant de lui, du pas alangui d'une gazelle blessée : elle lui dit de sa jolie voix câline et doucement traînante, cette voix chan- tante qui semblait encore émue de quelque relent d'amour plus profane que divin : « Mon frère en Christ, je vous remercie d'être venu; j'avais besoin d'épancher mon âme gonflée d'amertume ; on ne sauvera pas le pauvre Labé Joyère. Ah ! si vous l'aviez vu il y a dix ans! Qu'il était beau, qu'il était admirable! Noble tête, physionomie expressive, re- gard plein de feu, chevelure majestueuse, cœur sen- sible, esprit étincelant! Et tout cela, tout cela ne sera bientôt plus qu'un souvenir vague !. . Prions! Prions

LA BARONNE DE KRÛDBNRR 237

pour que la miséricorde divine le reçoive dans la féli- cité éternelle!... »

Et elle prenait l'empereur par la main, le conduisait devant un fauteuil, s'agenouillait elle-même devant un autre et commençait une invocation à Dieu. Alexandre s'agenouillait alors et s'associait à ses théâtrales expansions pieuses.

Le pauvre Labédoyère est passé par les armes. L'âme tendre de Mmo de Krudener en est ravie. Lisez plutôt ; voici ce qu'elle écrit à Mile Cochelet :

« C'est avec bien de la peine, chère amie, que je trouve un moment; mon temps est si occupé que je ne puis plus guère en disposer. La malheureuse M"" de Labédoyère m'a occupée tous ces jours-ci ; j'ai eu le bonheur de voir son mari mourir comme un vé- ritable chrétien. Sa sainte mort doit réjouir tous les cœurs auxquels il reste une ombre de zèle pour la vraie religion de lÉvangile; elle doit calmer toutes les haines (1;. Ne me mêlant à rien de terrestre (2), j'ai pu tout franchir, tout dire et prêcher la repentance et la rémission des péchés par le sang du Sauveur. Oh! que cette mission est belle! C'est elle qui fait régner quand les rois de la terre tremblent... (3). »

Sous ces airs d'humilité et de naïveté, ne la jugez pas modeste : remarquez au contraire cette vanité, cet élernel besoin de se mettre en scène, de poser devant la galerie avec une complaisance admirative

(i) Klle ne pouvait au contraire que les exaspérer : la grâce

suite l'amnistie auraient pu seules les apaiser. (2) Voila bien l.i preuve de sa uon-intervention. (3; M"e Cochelet, Mémoires SUT la famille impériale, t. I, p. 3G6.

238 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

d'elle-même, et de dire, comme Alceste : «Je veux qu'on me distingue... » Mais rien de tout cela ne mé- rite l'admiration. Ah! madame, votre humilité, dont vous faites si fièrement étalage, est trop compliquée d'orgueil! Vous avez une trop haute idée de votre su- périorité!

Dans une lettre que Mme de Labédoyère écrivit quelques jours après l'exécution de son mari, à une de ses tantes, on trouve ces mots : « Les deux per- sonnes marquantes en qui vous et moi, madame, nous avions confiance, ont été, je crois, les plus cruelles. » Quelles sont ces deux personnes mar- quantes ? Il ne serait pas extraordinaire que Mme de Krùdener fut l'une des deux. La seconde n'est autre que la duchesse d'Angoulême, qui, après s'être mon- trée si impitoyable envers ce pauvre Labédoyère, devait être si méchamment acharnée contre le doux et inoiïensif Lavalette. Deux «saintes» pourtant...

Une seule femme, en tout ceci, eut une conduite absolument belle : ce fut Mme de Labédoyère elle- même. Tandis que Mmc de Krùdener s'amusait à tra- vailler au salut de l'âme du général, elle, elle tra- vaillait à l'arracher au supplice. « En rentrant chez moi, a écrit le chancelier Pasquier, je trouvai Mmc de Labédoyère. M"" Pasquier l'avait reçue en mon ab- sence. Elle m'attendait pour connaître sa destinée ; je n'eus pas le courage de la lui révéler, je lui dis que rien n'était encore décidé. J'étais si profondément troublé que je ne savais que dire... Retournée chez elle, M'no de Labédoyère ne tarda pas à apprendre son malheur; la nouvelle lui en fut portée par un

LA BARONNE DE KRUDBNBR 239

prêtre qui avait, je crois, élevé le malheureux jeune homme et qui l'accompagna jusqu'au dernier mo- ment (1). Il en avait reçu la mission de rapporter un portrait d'elle que son mari n'avait jamais voulu quitter, qu'il avait encore sur sa poitrine quand les balles l'ont frappé. En accomplissant sa mission, le prêtre avait constaté que le portrait était taché de sang*. M11"' de Labédoyère s'est grandement honorée et a ajouté à l'intérêt qu'elle devait inspirer, par la retraite si digne dans laquelle elle a vécu, unique- ment occupée de l'éducation de son fils » (2).

Cependant l'empereur de Russie continuait à aller passer ses soirées chez Mmc de Kriidener et semblait de moins en moins pouvoir se passer de sa mystique pat oie. Il lui arrivait bien parfois de sourire à de cer- taines jongleries, c'est le mot, qui sentaient plus le charlatanisme qu'une foi religieuse saine et forte, avec laquelle elles n'avaient rien à voir. Mais, par la puissance de l'habitude, il revenait toujours. Il n'était cependant pas possible que son esprit éclairé prît au sérieux les facéties de la baronne. Elle prétendait, enelfet. maintenant, avoir la faculté dentrer en com- munication avec les âmes des trépassés, de les évo- quer, à volonté, et de s'enlretenir avec elles comme ce les êtres vivants. Ne poussa-t-elle pas un jour le charlatanisme jusqu'à affecter de parlera haute voix ians son salon, alors qu'elle y était seule, comme si elle soutenait une conversation avec une de ces pauvres àm< s. veuves de leur corps, et qui était venue

(!) * «'tait l'abbé Delondelle.

{!) Oianecl. [uier, M motrtf, t. III. p. 403.

240 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SlècLE

lui faire visite? C'est du moins ce qu'elle dit à l'em- pereur de Russie qui, venant lui en faire une aussi, s'étonnait de l'entendre parler toute seule. Elle vou- lait faire, de cette nouvelle fantaisie, un nouveau moyen de domination, ou seulement d'influence. Sen- tait-elle déjà de la tiédeur, tout au moins un peu de fatigue ou d'ennui chez son impérial visiteur? C'est possible. Mais, malgré tout son désir de faire entrer ces évocations d'âmes comme articles de foi de sa religion car elle en avait une à elle, qu'elle voulait répandre, comme s'il n'y en avait pas assez sans celle-là pour diviser les hommes et les faire damner pour leur intolérance elle n'osa pas le faire. Le morceau était trop gros à faire avaler. D'ailleurs, elle n'écrivit point sa doctrine, si elle en eut jamais une précise, et elle ne signala même pas en quels points cette doctrine différait des diverses autres doctrines religieuses. Mais le moyen de prendre au sérieux une religion qu'une femme a fabriquée à son usage? Comme l'a fort bien dit M. Joubert, le délicat ami de M,m de Beaumont et de Chateaubriand, « une conscience à soi, une morale à soi, une religion à soi! Ces choses, par leur nature, ne peuvent point être privées.» Née dans le culte luthérien, la baronne suivait, en 1815, les exercices religieux de la cha- pelle russe de l'empereur Alexandre, et elle ne cacha pas, plus lard, que son projet, qui lui était évidemment soufflé par Dieu, comme tous les autres dont elle s'avisait, consistait à fondre l'église orthodoxe grecque dans l'église catholique, les différentes confessions protestantes en une seule, et celle-ci dans la religion

LA BARONNE DE KIÙÏDENER 241

catholique. Revue et corrigée par elle, cette religion eût été la religion chrétienne. Les dissidences de chaque Église, les convictions personnelles, les at- taches de naissance ou d'habitude, tout se serait ef- facé dans un renoncement général et un embras- sement universel. Basée sur la charité, cette nou- velle Église eût donné à la morale la sanction reli- gieuse dont elle ne peut se passer. C'est un peu les idées émises plus tard par Chateaubriand (1), puis par Renan. Qui sait si, dans le délabrement actuel des croyances, une âme plus forte survenant, et ayant qualité pour le faire, n'apportera pas un jour un commencement d'exécution à des projets qui, avec du temps, une tolérance et des concessions réciproques, réaliserait cet idéal de tout ce qui est chrétien obéis- sant à la même loi religieuse ?

Sans se faire une trop haute idée des rêves de Mine de Krudener, il faut convenir que c'était là, malgré quel- ques faiblesses, un noble projet, si c'était vraiment le sien. Mais il était bien lourd à conduire pour une Ma- deleine qui, toute repentie qu'elle était, ne pouvait empêcher les échos du monde de raconter encore ses galantes fredaines ; jusque dans son salon, les

(i) Eu janvier 1829, Chateaubriand dit au pape Léon XII : « Votre Sainteté ne penserait-elle pas que le moment est favo- rable ù la recomposition de L'unité catholique, à la récouciliation des sectes dissidentes, par de légères concessions sur la disci- pline î Les préjugés contre la cour de Rome s'effacent de toutes et, dani UO siècle encore ardent, l'œuvre de la réunion teutée par Leibuitz et Bossuet. » {Mémoires d'Ou- tre-tombe.)

Bo ce moment, l'idée est reprise par quelques esprits géné- reux et élevés entre autres par M. Brunetière.

14

242 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE

railleries à la Brantôme se murmuraient d'oreille à oreille, soulignées de demi-sourires. Tout cela, on le comprend, jetait sur la baronne un certain discrédit et enlevait un peu de sérieux à ses prédications, pour ne leur laisser que l'ennui.

Mais cela n'empêchait pas les désœuvrés du monde d'aller la voir. Au contraire. Elle était devenue une des attractions de Paris et les gens qu'un intérêt personnel n'amenait pas à l'hôtel Montchenu, y ve- naient par mode ou par curiosité. Tout le snobisme parisien s'y donnait rendez-vous. La duchesse d'Es- cars, si spirituelle, la duchesse de Duras, qui n'était pas encore la sainte qu'elle devint un peu plus tard, mais qui déjà, pressentant son abandon par Chateau- briand, prenait ses dispositions pour le devenir; Mme Degérando, qui était une vraie sainte, celle-là; beaucoup d'autres femmes du monde venaient voir Mme de Krûdener, avaient avec elle de longs et pieux entretiens, se rendaient poliment à ses douces paroles et la laissaient, rame radieuse des conversions qu'elle croyait avoir faites. Ces dames avaient le bon goût de ne se moquer d'elle qu'une fois dehors. Ecoutez donc, il y avait de quoi. Elle qui causait si gentiment autrefois, la voilà maintenant en représentation. Elle disserte, et de quoi? de religion. Elle fait du prosé- lytisme. L'entendez-vous? Elle gémit sur la fragilité de la nature humaine, elle se lamente... puis, la voilà qui s'indigne, qui se révolte, qui jette feu et flamme. Mais aussi, c'est qu'elle parle des réprouvés, de L'Enfer. Elle ne disserte plus, elle prêche, et avec '^sion : en femme amoureuse, il faut toujours

LA BARONNE DE KIUÏDENEIl 243

qu'elle soit emballée sur quelque chose ou sur quel- qu'un. Elle émerveille, elle étonne une première fois. N'allez pas l'entendre une seconde fois, elle ennuierait, à moin- d'être dans un état d'àme spécial comme le mystique Alexandre, ou l'amoureux Ben- jamin Constant, ou le simpliste confrère Empeytas. Mais quel contraste entre ce jargon panaché de pieux élans et ces cheveux encore blonds, et ces yeux bleus encore doux, et ce visage qui peut encore faire illu- sion à la lumière des lustres, et cette élégance de mondaine distinguée! A-t-on jamais entendu une femme aborder, dans son salon, la controverse reli- gieuse et prêcher comme un pasteur? Passe encore si c'était de la politique : n'a-t-elle pas, comme les hommes, fait un apprentissage de cette science dans ses amours successifs? Mais parler ainsi religion... Est-ce pour cette raison que l'auteur du Génie du Christianisme avait cherché à renouer avec l'au- cienne ambassadrice ses cordiales relations d'autre- fois? Oh ! que non. Des pensées d'égoïsme et de po- litique toute personnelle avaient seules amené l'au- teur de René chez l'auteur de Valérie. Il ne voulait d'elle que l'honneur d'être présenté à l'empereur Alexandre. Il l'obtint. Mais la chose ne se passa point à sa satisfaction. L'entrevue fut froide, légèrement guindée : chacun se tint sur la réserve, aucun ne s'ouvrit à l'autre, et la démarche n'aboutit à rien. Bergasse, un illuminé, présenté de même par Mme de Krïidener, eut plus de succès : il conquit de suite, par sa rondeur, la bienveillance du souverain et ne fut pas long à en ressentir les ell'els.

244 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE

De son côté, Mme de Kriidener, toujours fanfa- ronne de piété, sentait que ses prédications n'auraient sur l'amélioration morale de l'espèce humaine qu'une influence absolument nulle, si elle n'étendait pas aussi largement que possible le cercle de ses audi- teurs. 11 était nécessaire, pour soutenir le rôle qu'elle voulait prendre, de ne pas se borner à être une prê- tresse, une sibylle de salon, mais de répandre la sainte parole surtout parmi le peuple. Avec les gens du monde, qui ont trop l'habitude de se moquer de tout, il n'y avait décidément pas grand'chose à faire: ils sont trop ignorants, trop superficiels, trop inca- pables d'un efTort d'attention un peu soutenu pour mordre aux choses sérieuses. Il les faut amuser, comme des enfants. Et les sermons ne sont pas amu- sants, si ce n'est peut-être à les faire. « Dans la so- ciété aristocratique, a dit Chateaubriand, jouez au whist, débitez d'un air grave et profond des lieux communs et des bons mots arrangés d'avance, et la fortune de votre génie est assurée. » Ce monde ne pouvait donc venir dans le salon de Mme de Kriide- ner que par curiosité ou intérêt.

Le baron Degérando ne fut pas ainsi. Philanthrope de profession, il avait une gravité toute bonne qui prenait tout au sérieux, choses et gens, hommes et femmes. Sa candeur décernait d'emblée mille mérites à chacun. Il donna en plein dans les idées de la ba- ronne. C'est lui qui lui suggéra la pensée, assurément chrétienne et charitable, d'aller prêcher les Made- leines, repenties ou non, de la prison de Saint-Lazare- C'était une idée fort généreuse : elle était dictée à

LA BARONNE DE KRUDENER 245

M. Degérando par son bon cœur, et un peu de bien pouvait en résulter. Mais Mme de Kriïdener était-elle vraiment, par son passé, la personne désignée pour une semblable mission? Peut-être. En tout cas elle le crut, et M. Degérando aussi. Celui-ci l'accompagna, et sa présence donna à la démarche un caractère de sérieuse gravité dont, à vrai dire, la missionnaire avait un peu besoin.

Il faut lire dans la première Causerie de Sainte- Beuve sur Mmo de Kriïdener le récit de cette visite : « Sollicitée par l'amitié d'un homme de bien, M. De- gérando, elle pénétra avec l'autorisation du préfet de police dans la prison de Saint-Lazare, et elle se trouva en présence de la portion véritablement la plus malade de la société. Elle commença au milieu de ces femmes étonnées et bientôt touchées : les plaies des puissants furent étalées; elle frappa son cœur; elle se confessa aussi grande pécheresse qu'elles toutes ; elle parla de ce Dieu qui, comme elle disait souvent, V avait ramassée au milieu des délices du monde. Cela dura plusieurs heures, l'effet futsoudain, croissant; c'étaient des sanglots, des éclats de re- connaissance. Quand elle sortit, les portes étaient assiégées, les corridors remplis d'une double haie. On lui fit promettre de revenir, d'envoyer de bons livres. Mais d'autres émotions survinrent ; elle n'y retourna pas; et c'est dans ce peu de suite que, chez Mm9 de Kriïdener, le manque de discipline, d'ordre fixe et aussi de doctrine arrêtée se fait surtout sentir. »

Une lettre de Mmc Armand à MIlc Cochelet, datée

ii.

246 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

du 2 septembre 1815, nous donne l'emploi du temps de Mme de Kriidener à Paris : « C'est de la part de Mme de Kriidener que je vous écris, mademoiselle ; elle me charge de vous exprimer ses regrets de ne pouvoir profiter de cette occasion pour vous témoi- gner tous ses sentiments pour vous; elle n'a pas un moment à elle ; c'est au point qu'elle n'a pas le temps de manger, et qu'elle ne mangerait pas si ce qui l'en- toure n'y veillait pas.

« On peut dire sans exagération que son état de santé est surnaturel; car en dissipaut beaucoup et en réparant peu, elle devrait s'ea ressentir; eh bien, non; elle est aussi fraîche, aussi colorée, aussi forte qu'une personne qui se soigne beaucoup. La cour et la ville, les savants et les ignorants, viennent en foule, et s'en retournent, par la grâce de Dieu, meil- leurs qu'ils n'étaient venus. Il y a de grands mouve- ments dans les âmes : Ion sent le besoin de la prière et les églises sont fréquentées toute la journée. On a commencé les prières de quarante heures et celles de quarante jours. L'on expose à Notre-Dame les re- liques de sainte Geneviève, et le peuple s'y rend. Quand je dis le peuple, j'entends toutes les classes... »

Mme Armand el quelques autres personnes, de très bonne foi d'ailleurs, ont attribué à Mme de Krii- dener le grand mouvement religieux qui se dessina en 1815, après le retour des Bourbons en France. C'est excessif. La baronne, avec ses prédications, y eut pcul-élre sa petite part. Mais ce n'est pas sûr. Une autre pari, plus grande, peut légitimement être

LA BARONNE DE KRUDENER 247

attribuée aux calamités, aux deuils qui depuis tant d'années pleuvaient sur la France, et dont le résultat ordinaire est un réveil des idées religieuses qui dor- ment plus ou moins paresseusement au fond des âmes. Mais il y avait aussi une autre cause à ce mou- vement, et celle-là ne fait pas grand honneur à la nature humaine. Comme on savait qu'à la suite des Bourbons arrivaient les prêtres et la réaction reli- gieuse, le fonds de bassesse et d'hypocrisie qui, chez trop de gens, les porte à flatter le pouvoir, quel qu'il soit, pour en obtenir des faveurs et des grâces, se réveilla, et l'on se mit à afficher ostensiblement une dévotion qu'on n'avait pas; moins on l'avait, même, plus on l'affichait. Mais dans ce retour aux manifes- titions religieuses, les prédications de Mme de Kru- dener n'étaient pour rien. Elles eussent plutôt deviner cette tendance fâcheuse des caractères mous et bas, et fulminer contre 1 indignité des faux dévots. Dans son salon, plus d'un en eût pu faire son profit. La vraie dévotion, elle, n'est ni une afiaire de mode ni un moyen de se faire bien venir : sans se cacher, elle ne cherche pas à se montrer, encore moins à s'afficher.

Cependant les prédications de la baronne, grâce surtout au rang suprême de son principal auditeur, faisaient grand bruit dans le nouvel état d'esprit qui se manifestait à Paris sous cette seconde Rastaura- tion. Mme Swetchine, indépendante de caractère et dont l'âme ferme ne se laissait pas prendre à de simples apparences, avait eu vent des représenta- tions religieuses de la pythonisse livonienne, et de

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son influence mystique sur l'esprit d'Alexandre. Inquiète de l'enthousiasme, peut-être un peu irré- fléchi, qui entraînait Mlle de Stourdza, son amie, vers les doctrines assez nébuleuses et dénuées de disci- pline religieuse qui étaient prêchées à l'hôtel Mont- chenu, elle lui écrivit une lettre remarquable de bon sens, qui a sa place ici :

« Je ne puis vous dire combien tout ce que vous me dites de Mme de Krudener et de sa fille m'a inté- ressée. Gomme je n'ai pas l'honneur très peu rare d'avoir des opinions toutes faites à l'avance, et que, par une bizarrerie que Ton condamnerait beaucoup à Pétersbourg si je m'en vantais, je tiens à avoir des notions préliminaires un peu exactes sur quelque chose que ce soit avant de la juger, mon opinion sur les théosophes d'Allemagne est dans un état qui ferait frémir d'indignation et de crainte tous les orthodoxes. On peut faire beaucoup de chemin dans un champ si vaste, et j'ai toujours trouvé assez simple qu'en res- pectant les bases, les uns s'occupent à ôter quelques briques qui leur paraissent inutiles, et que les autres en ajoutent, pourvu que le luxe de ceux-ci n'aille pas braver le ciel par une seconde tour de Babel. Je me sens fort indulgente, quoique j'aie toujours trouvé, après y avoir bien pensé, qu'il valait mieux suivre la religion dans toute sa simplicité et n'en point faire une science dont les plus habiles zélateurs ne sont pas toujours les chrétiens les plus attachés à ces pré- ceptes qui dirigent l'action en s'identifiant avec elle. Lorsqu'on se perd dans les abstractions et dans les clans de l'amour divin, il est bien rare que l'orgueil,

LA BARONNE DE KRÙDENER 249

dans le partage, coure risque de mourir d'inanition. » Mme Swetchine met le doigt sur le principal mobile des actes et des paroles de Mme de Krïidener. La vanité, l'orgueil, le besoin de faire parler d'elle à tout prix en se mettant à la tête de quelque chose, ce côté cabotin qui se trouve dans toute la vie de la baronne, Mrae Swetchine Ta saisi, et c'est en termes fort spiri- tuels qu'elle met en garde Mlle de Stourdza contre ce point faible des prédications et contre la doctrine de religion libre de l'amie de l'empereur. Elle poursuit sa lettre :

« Le cri de guerre de cette milice sainte est tou- jours simplicité, abnégation de volonté et de com- plaisance en soi-même; mais cette belle médaille a un malheureux revers qui étale tous les vices opposés. En outre de ces observations qui m'ont été fournies par la société que vous connaissez, une chose qui m'en aurait garantie, c'est l'éloignement prononcé pour tout ce qui est association. Je n'ai jamais com- pris qu'on se trouvât lié par les opinions, et si jamais je suis d'une secte, ce sera de celle des indépendants. Je ne donne jamais ma confiance et mon estime qu'au caractère, et les romans de Mme Radcliffe m'effraient moins que je ne le serais si je me sentais sous la griffe d'une société religieuse faisant corps dans le corps de l'Eglise chrétienne. Tâchez, mon amie, de vous y soustraire; ce n'est pas aussi facile que vous le croyez; ces gens-là, quelque estimables qu'ils soient d'ailleurs, nourrissent toujours cette arrière- pensée, et la propagande était pleine de tiédeur en comparaison de la chaleur qu'ils y mettent. Ecoutez-

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les s'ils vous intéressent, mais n'adoptez pas leurs opinions; prenez d'elles ce qui échauffe l'àme sans influencer l'esprit. Votre frère m'a lu la lettre de Mme de Krudener dont vous lui avez envoyé une copie; elle m'a paru admirable, et à lui aussi, sans qu'il en convienne peut-être d'aussi bonne foi ; niais je ne vous en invite pas moins à vous en tenir à cette foi du charbonnier, à laquelle je suis revenue après toutes mes oscillations religieuses qui représentaient passablement dans ma pauvre tête la fermentation des opinions du seizième siècle.

»... En vérité, ma chère amie, il n'a pas fallu moins que votre extrême bonté pour moi pour me rendre prêcheuse : encore si je l'étais à la manière de Julie ! (1) »

A l'exemple de Mme Swetchine, dont la lettre est le bon sens même, nous dirons que nous approuvons fort qu'on allât écouter les sermons de Mme de Kru- dener si on les trouvait amusants ou simplement in- téressants; mais qu'il était prudent et sage, si Ton voulait revenir à la foi, de s'en tenir à celle du « char- bonnier », c'est-à-dire à celle de son enfance, à celle de sa mère quand elle a eu la religion du devoir, et non celle du très saint amour, et de la très libre coquetterie, et de no pas s emballer sur des sem- blants de doctrine qu'une femme, éloquente à la vérité, mais dont l'éloquence avait des tendances manifestement intéressées, ne fût-ce que sur le cha-

(1) Julie, <ui se le rappelle, est le prénom de Mm» de Km l<>- ik r. (Comte de Falloux, Ma* Swetchine, sa vie et ses œuvres, p. 150.)

LA BARONNE DE KRÙDENER 251

pitre de l'orgueil, s'amusait à exposer dans son salon pour se faire, dans son désir démesuré de se singulariser, un piédestal de sa peu ordinaire excen- tricité religieuse.

Tout absorbé que paraissait l'empereur Alexandre par les menues prédications religieuses, les sermons et les prières de Mine de Krïidener, il ne négligeait nullement les choses de la politique. Il voyait que les souverains alliés, tout occupés de leurs intérêts, le laissaient à peu près de côté sous prétexte que ses troupes n'avaient paru sur aucun champ de bataille à la dernière prise d'armes. Révolté des prétentions de la Prusse, de l'Autriche, des Pays Bas, qui ne vi- saient à rien moins qu'à dépouiller la France de ses forteresses et de ses provinces frontières, sans avoir l'air de se soucier de prendre l'avis de leur allié, regardé un peu comme un intrus dans leurs conseils, il eut à cœur de montrer qu'ils avaient tort de le trai- ter ainsi, que sa puissance était grande, qu'ils pour- raient bien avoir à compter avec elle, et que le moins qu'il pût faire était de se retirer, lui et ses troupes, de cette~alliance. Il voulait en même temps faire voir à Louis XVIII, qui s'était si mal conduit envers lui depuis un an, que son erreur n'était pas moindre et qu'il avait[été plus que maladroit à lui de se jeter dans lesbras de l'Angleterre et de l'Autriche au lieu de garder loyalement son alliance et son amitié. Le roi de France l'avait d'ailleurs reconnu lui-même et avait essayé, mais secrètement et par des voies dé- tournées, de s'adresser à sa générosité naturelle et lui faire oublier ses mauvais procédés.

252 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

C'est pour toutes ces raisons, et pour provoquer de salutaires réflexions chez les souverains alliés, qu'Alexandre résolut de passer une revue de toute son armée. Il choisit pour cette grande solennité la plaine de Vertus, en Champagne, et la date du 11 septembre. Le roi de Prusse, l'empereur d'Au- triche, le duc de Wellington y furent invités, ainsi que les officiers généraux les plus marquants de leurs armées. Monsieur, frère du roi, qui devait être plus tard Charles X, et son fils le duc de Berry, y allèrent aussi. Le spectacle fut grandiose. Près de deux cent mille hommes bien équipés, bien armés, bien entraînés, défilèrent devant les souverains. L'impression qu'avait voulu produire Alexandre fut complète. On sentit la menace sous l'air de fête du spectacle. Les caractères dès lors s'adoucirent, les partis pris fléchirent et l'empereur de Russie vit prendre en considération ses volontés. Malheureu- sement, la conduite passée de Louis XVIII à son égard avait refroidi ses sentiments pour la France, et c'est pour cela qu'il fit aux souverains alliés des concessions qu'il n'aurait jamais consenties sans la trahison dont ses bonnes dispositions avaient été payées.

A cette revue qui fut, comme on le voit, un acte de haute politique et de haut caractère, l'empereur russe avait tenu à avoir près de lui Mme de Krudener. Car la revue devait être précédée d'une cérémonie religieuse et il voulait que les prières de « l'élue de Dieu » montassent au ciel mêlées à celles de ses popes, à celles de ses soldats et aux bleues spirales de

LA BARONNE DE KRÏIDENER 253

la fumée de l'encens. Lui-même, prosterné en terre devant le front de son armée, devait s'unir à ces prières.

11 n'y avait pas eu besoin de beaucoup d'instances ponr décider Mme de Krudener à se rendre au désir du souverain. Elle était donc venue au camp, accom- pagnée de son éternel Empeylas, de Mme Armand, de son gendre et de sa fille. C'était son état-major, elle ne s'en séparait plus. Toujours théâtrale, heureuse de jouer un grand rôle devant un grand public et dans une grande circonstance, elle saisissait avec joie cette occasion de se mettre en évidence. Dans l'intérêt du Ciel, que n'aurait-elle pas fait? «... Tête nue, dit Sainte-Beuve, ou tout au plus couverte d'un chapeau de paille qu'elle jetait volontiers, cheveux toujours blonds (1), séparés et pendants sur les épaules, avec une boucle quelquefois qu'elle ramenait et rattachait au milieu du front, en robe sombre, à taille longue, élégante encore par la manière dont elle la portait, et nouée d'un simple cordon, telle à cette époque on la voyait, telle, dans cette plaine, elle arriva dès l'au- rore, telle, debout au moment de la prière, elle parut comme un Pierre l'Ermite au front des troupes pros- ternées. »

M. Eynard a contesté l'exactitude de ce point. Il prétend que M"" de Krùdener « vint en pauvre chré- tienne, humble et réjouie, prendre sa part d'une cé- rémonie religieuse, et voilà tout ». Sainte-Beuve,

i, Us ne grisonnaient plu*, comme ils s'étaient avisés de le faire quelq éea auparavant : la baronne y avail mis bon

ordi

15

25 1 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

ainsi pris à partie, a maintenu tous ses dires : « J'ai, a-t-il écrit plus tard, pour garant de mon récit un témoin oculaire, très spirituel, appartenant à la fa- mille chez qui Mme de Krùdener avait logé pendant le peu d'heures qu'elle passa en ces lieux. Ce peu d'heures avait tout à fait suffi pour que la prédication commençât auprès des hôtes. Les personnes en- thousiastes qu'un beau zèle anime n'y mettent pas tant de façons. A peine arrivée le soir au château elle devait coucher, Mme de Krùdener et son monde se mirent donc à prêcher et le maître et les gens; et comme il y avait menace d'orage ce soir-là, le bon gentilhomme de campagne, qui craignait que le vent n'enlevât sa toiture, et qui avait hâte d'aller fermer les fenêtres de son grenier, se voyant arrêté sur l'escalier par une prédication, trouvait que c'était mal prendre son heure. »

Mais, pour prêcher, toute heure était bonne à Mmo de Krùdener, tout lieu favorable. Elle avait la prédication non seulement facile, mais encore volup- tueuse : elle en jouissait dans sa vanité, non moins que dans son goût de prosélytisme. Aussi prêcha- t-elle sur la route, aux relais, partout, en retournant à Paris. Puis, trouvant que ce n'était pas encore assez, elle voulut faire lire à ceux qui n'avaient pas eu le bonheur de l'entendre à Vertus, et transmettre aux générations futures, les impressions de son âme en ce jour mémorable. Ces impressions furent consignées en une petite brochure qui parut sous le titre du Camp de Vertus. L'auteur y plane dans des sphères élevées, mais nuageuses plutôt que limpides et pures

LA. BARONNE DE KRLÏDENER 255

comme l'éther. Cela ne l'empêche pas d'y voir Dieu et toutes les splendeurs divines. Elle cite la Bible, la deuxième épître de saint Paul aux Corinthijns, et aperçoit manifestement en cette solennité militaire la main de Dieu. Mais la main des hommes, c'est à-dire la volonté de l'empereur Alexandre s'imposant avec l'appui d'une solide armée de cent quatre-vingt mille hommes prêts à soutenir cette volonté, ce spectacle qui fit une si forte impression sur les souverains alliés et les disposa à écouter une autre voix que celle de leurs rancunes et de leurs convoitises, cela, et, c'était le seul point important elle ne le vit pas. Après tout, ce n'était qu'un détail humain, et sa grande âme ne s'abaissait pas à de pareilles misères terrestres. C'est cependant son intuition des choses de la politique qui lui avait fait découvrir la religion comme moyen d'arriver; maintenant, les choses de la religion l'aveuglaient sur celles de la politique. Cela, parce qu'en tout, au fond, elle ne voyait qu'elle- même.

Lisez plutôt quelques phrases de cette brochure sur le Camp de Vertus. Nous ne la donnons pas en entier, malgré les accès d'éloquence véritable, mais trop déclamatoire, auxquels l'auteur se livra dans son enthousiasme d'inspirée. Le jet de la pensée, quoique parfois enveloppée de nuages, se maintient d'un bout à l'autre ; le mouvement en est sincère, mais ces sortes de déclamations, d'un ton, malgré tout, un peu à côté, ne sont bonnes à connaître que par mor- ceaux. En voici quelques-uns :

« Nous venons, commence-t-elle, d'être témoins

256 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

d'une de ces grandes scènes qui rattachent les cieux à la terre, et que la postérité verra comme une de ces sublimes pages de 1 histoire, qui deviennent la révélation des siècles.

» Qui oserait l'écrire, cette histoire de nos temps? Quel est le Tacite assez audacieux pour toucher à ces faits qui; semblables au sphinx de la Fable, dévo- rent tous ceux qui n'ont pas le mot de cette énigme ? » Tous ces faits échappent à ceux qui n'ont pas le Dieu vivant pour les leur expliquer... »

Tout cela pour dire qu'ils ne lui échappent pas à elle, ces faits, et qu'elle est, comme Moïse, en rela- tions directes avec Dieu, qui a la bonté de lui en expliquer les énigmes. Elle se drape même en aide de camp du Seigneur, par humilité, sans doute ; et c'est à lui qu'elle daigne attribuer le mérite de la conversion d'Alexandre, ce qui montre qu'elle se l'accorde bien probablement à elle-même.

« L'Eternel, poursuit-elle, appela Alexandre, et il fut docile à sa voix. L'Eternel le soutint... Qu'ils ont être remplis, ces immenses vœux de votre cœur, heureux Alexandre, quand, dans cette journée du Ciel, vous avez vu. .. cent cinquante mille Russes faire nde honorable à la religion de l'Amour!... Et celte grande scène tant de grands souverains ado - ut le Roi 'les rois, paraissait elle-même déjà comme l'introduction de l'Univers dans d'autres iB, el comme une préface vivante de cette His- toire Sainte qui doit tout régénérer... »

Voici sa péroraison. Pierre l'Ermite ne devait pas parler sur un autre ton quand il prêchait la croisade:

LA BARONNE DE KRUDENER 257

« Et vous, France première, antique héritage des Gaules, fille de saint Louis et de tant de saints qui attirèrent sur elle des bénédictions éternelles, et vous, pensée de la Chevalerie dont les rêves ont charmé l'Univers, revenez tout entière, car vous êtes vi- vante d'immortalité ! Vous n'êtes point captive dans les liens de la mort, comme tout ce qui n'a eu que le domaine du mal pour régner ou pour servir. »

« Déjà vous assistâtes tout entiers à cette journée : vous vous prosternâtes tous pour adorer Jésus-Christ, la splendeur du Père et le juge de tous les mondes. Vous lui demandâtes de sauver aussi la France, quand, sur ces sept autels (1), le sang- de l'Homme Dieu fut imploré pour tout ce qui respire. Ah! de- mandez qu'elle retourne à son Dieu, et elle sera régé- nérée. Oui, ses vertus, son amour pour les rois, sa fidélité, ses titres au bonheur lui reviendront, avec le soleil de vie que lui ont annoncé ses peuples qui pratiquent l'Evangile et qui montrent à l'Uni- vers entier celtj croix qui les fit vaincre, et qu'ils laissent, en partant, comme un autel magnifique qui doit tout rallier et qui dira aux générations futures : « Ici fut adoré Jésus-Christ par le Héros et l'armée chère à son cœur; ici les peuples de l'Aquilon de- mandèrent le bonheur de la France! »

Il s'agissait bien de cela, en vérité! Le czar n'avait d'autre pensée, on l'a vu plus haut, que de faire voir aux souverains de l'Europe la puissance de son ar-

(1) L'armée russe était divisée eu sept corps. Uu autel avait été dressé, bu camp de Vertus, en face de chaque corps d'ar- mée, pour la célébration du saint sacrifice.

258 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

mée, de leur faire comprendre que son épée devait peser dans la balance des liquidations, et qu'il enten- dait qu'on tînt compte de sa volonté, Sans quoi!...

Ce langage muet fut compris des souverains.

Mme de Krùdener le comprenait, dans ses disposi- tions ultra-religieuses, et l'expliquait surtout à sa façon. Non seulement dans sa brochure, mais aussi de vive voix aux nombreuses personnes qui la venaient visiter. Elle faisait de la théologie avec ses tendances et ses aspirations du moment, comme elle faisait jadis l'amour avec une sainte componction. Les habitués de son salon, M. Bérenger, son ancien ami de Lyon, Ballanche, l'ami de Mmc Récamier, M. deNorvinset quelques autres hommes distingués, parmi lesquels les épaves du salon de Mme de Beau- mont aux heureux temps du Consulat: Chateaubriand, Chênedollé, Ducis, le chevalier de Pougens, Michaud, qui la prenait plus au sérieux que jamais : tout ce monde avait un grand plaisir, mais principalement de curiosité, à la venir entendre. Des femmes y venaient aussi, mais en moins grand nombre. Nous avons déjà trouvé chez elle la duchesse d'Escars, la duchesse de Duras, M"1'" Degérando : on y voit maintenant M,no de Genlis (1), une ancienne pécheresse comme elle, plus ou moins sincèrement revenue à la vertu ; Mllc Cochelet, qui allait bientôt quitter Paris à la suite de la reine Ilortense; M,no de Coislin, vieille femme à la mode, poseuse, hardie et visant à l'origi- nalité. Espèce d'illuminée elle-même, elle ne pouvait

(1) Voiries Mémoires cfelf»' de Ucnl/s, t. VIII, p. :13.

LA. BARONNE DE KRUDENER 259

manquer d'aller voir l'illuminée à la mode. Gomme elle, elle commentait la Bible à sa manière, et cela avec la hardiesse fantaisiste qu'elle avait dans son orthographe. « Elle s'était fait un illuminisme à sa guise, a écrit Chateaubriand. Crédule ou incrédule, le manque de foi la portait à se moquer des croyances dont la superstition lui faisait peur... Elle ne plut pas à la fervente Mme de Kriidener, laquelle ne lui agréa pas non plus. Mme de Krudener dit passionnément à M",e de Goislin : « Madame, quel est votre confesseur intérieur? Madame, répliqua Mme de Golisin, je ne connais point mon confesseur intérieur; je sais seulement que mon confesseur est dans 1 intérieur de son confessionnal. » Sur ce, les deux dames ne se virent plus (1). »

Il y avait enfin, dans le salon de Mmo de Krudener, quelques-unes de ces mondaines qui, tourmentées de l'ennui de leur éternel désœuvrement, n'ont de désirs que ceux d'une curiosité malsaine et semblent avoir pour seul but dans la vie d'assister à tout ce qui est spectacle, surtout à ce qui peut les prendre aux nerfs : séances émouvantes des assemblées délibé- rantes, exercices dangereux du cirque, audiences des tribunaux se jugent les affaires scandaleuses ou les crimes à sensation, sermons ou concerts à la mode, théâtre d'une catastrophe, exécutions capitales, pièces égrilîarles...

On ne sait si Garât vint présenter ses respects à celle à qui il avait, sous le Consulat, exprimé si fran-

(i) Chateaubriand, Mémoires d Out c-tombc.

260 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIECLE

c'iement une façon de penser qui n'avait pas été pré- cisément fort respectueuse, et qui n'était au fond que celle qu'elle avait méritée. Mais, parmi les plus em- pressés à fréquenter le salon de l'hôtel Montchenu, il y avait Benjamin Constant, que nous allons re- trouver tout à l'heure, etBergasse, cet ancien adepte du mesmérisme, dont on avait parlé, en son temps, plus peut-être que de Beaumarchais et de Necker. L'empereur Alexandre l'avait pris tout de suite en grande estime.

Cependant, à peine rentrée de la solennelle revue du camp de Vertus, et tandis qu'elle enfilait d'en- thousiasme, les unes après les autres, comme des perles, les phrases d'éloquence religieuse qu'on a lues un peu plus haut, Alexandre, de plus en plus pénétré de l'atmosphère pieuse et des idées mys- tiques que sa prêtresse exprimait si bien, songeait à rendre hommage à Dieu pour la protection qu'i avait accordée à ses armes et à celles de la coalition. De l'origine de cet acte, écrit les 14-26 sep- tembre 1815 « au nom de la Très Sainte et Indivisible Trinité », et connu sous le nom de Sainte- Alliance. Les souverains « déclarent solennellement que le pré- sent acte n'a pour objet que de manifester, à la face de l'Univers, leur détermination inébranlable de ne prendre pour règle de leur conduite, soit dans l'ad- mnistralion de leurs Etals respectifs, soit dans leurs relations politiques avec tout autre gouvernement, que les préceptes de cette religion sainte, précepte! de justice, de charité et de paix, qui, loin d'être uniquement applicables à la vie privée, doivent au

LA BARONNE DE KUUDENEK 26i

contraire influer directement sur les résolutions des princes et guider toutes leurs démarches, comme étant Je seul moyen de consolider les institutions hu- maines et de remédier à leurs imperfections ».

Il est hors de doute que Mme de Krùdener, d'abord par 1'eflet de ses conversations pieuses et de ses dis- cussions théologiques avec Alexandre, ensuite par une initiative personnelle et directe, ait été le véri- table auteur de la Sainte-Alliance. Elle exhortait sans cesse l'empereur à confesser hautement sa foi, à ar- borer la bannière de Dieu. « Le règne du Sauveur viendra, lui disait-elle. Gloire et bonheur à ceux qui auront combattu pour lui ! Malédiction et malheur à ceux qui se seront élevés contre lui! Formez une alliance sainte de tous ceux qui sont fidèles à la foi ; qu'ils jurent de combattre d'un commun accord tous ces novateurs qui veulent abattre la religion, et vous triompherez éternellement avec elle ! »

Et c'est sous l'empire de ces idées qu'Alexandre se décida à faire cet acte, plus religieux que politique, auquel il associa le roi de Prusse et l'empereur d'Au- triche. C'est lui qui tint la plume, le crayon plutôt, car il paraît que la minute originale, qui est de sa main, fut écrite au crayon ; mais c'est Mme de Krù- dener qui l'a dictée. Ne reconnaît-on pas son style dans L'article 2? Lisez plutôt :

« En conséquence, le seul principe en vigueur, soit entre lesdils gouvernements, soit entre leurs sujets, sera celui de se rendre réciproquement service, de se témoigner par une bienveillance inaltérable l'af- fection mutuelle dont ils doivent être animés, de ne

15.

262 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIECLE

se considérer tous que comme membres d'une même nation chrétienne, les trois princes alliés ne s'envi- sageant eux-mêmes que comme délégués parla Pro- vidence pour gouverner trois branches d'une même famille, savoir : l'Autriche, la Prusse, la Russie ; confessant ainsi que la nation chrétienne, dont eux et leurs peuples font partie, n'a réellement d'autre sou- verain que Celui à qui seul appartient en propriété la puissance, parce qu'en lui seul se trouvent tous les trésors de l'amour, de la science, de la sagesse infi- nie, c'est-à-dire Dieu, notre divin Sauveur Jésus- Christ, le Verbe du Très-Haut, c'est-à-dire la parole de vie.

» LL. MM. recommandent en conséquence avec la plus tendre sollicitude à leurs peuples, comme unique moyen de jouir de cette paix, qui naît de la bonne conscience, et qui seule est durable, de se fortifier chaque jour davantage dans les principes et l'exercice des devoirs que le divin Sauveur a enseignés aux hommes. »

Il y a d'ailleurs des témoignages affirmant que cet acte de la Sainte-Alliance est bien l'œuvre de Mme de Krudener, entre autres celui de M. de Metternich. « La Sainte-Alliance, dit- il, n'a pas été fondée pour res- treindre les droits des peuples ni pour favoriser l'ab- solutisme et la tyrannie sous n'importe quelle forme. Elle fut uniquement l'expression des sentiments mys- tiques de l'empereur Alexandre et l'application des principes du christianisme à la politique.

« C'est d'un mélange d'idées religieuses et d'idées politiques libérales qu'est sortie la conception do la

LA BARONNE DE KRUDENER 203

« Sainte Alliance » ; elle est éclose sous l'influence de Mmc de Krudener et de M. Bergasse. Personne ne connaît mieux que moi tout ce qui se rapporte à ce monument vide et sonore (i). »

Les prédications de Mma de Krudener avaient beau être fort édifiantes, il est permis de douter qu'on eût mis un si grand empressement à les aller entendre, si chacun n'avait su que la baronne était devenue, pour ainsi dire, la directrice de conscience de l'empe- reur russe, son confesseur. Il est dans la faiblesse de notre pauvre nature humaine de courtiser la puissance et la fortune : la dignité, l'indépendance et la fierté de caractère, qu'il faut se garder de confondre avec la brusquerie, toujours maladroite, sont infiniment rares. C'est bien probablement le crédit nouveau de la baronne qui attira auprès d'elle Benjamin Constant, qui l'avait précédemment connue en Suisse et l'avait retrouvée chez Mmo Récamier (2). L'ami de Mme de Staël cherchait à se laver, auprès des royalistes, de la complaisance avec laquelle il s'était fait l'homme de Napoléon, après avoir protesté qu'il le combattrait par tous les moyens. Il trouvait sans doute habile de se concilier les bonnes grâces de la puissante Mmo de Krudener, afin de solliciter plus tard son intervention auprès du czar et sa haute protection dans le cas pro- bable d'une proscription qu'il ne fallait pas être grand prophète pour voir poindre à l'horizon. Le vide s'était fait autour de lui depuis qu'il avait passé à Napoléon avec armes et bagages, et la chute de l'empire n'était

(1; Priuce de Metlernich, Mémoires, t. I, p. 212. Voir le Journal intime de Benjamin Constant.

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pas faile pour lui ramener des amis. Il n'y a jamais personne pour courtiser le malheur. Benjamin Cons- tant le savait et le voyait bien, et sa verve railleuse, qui se moquait de tout et de tous aussi bien que de lui-même, ne manquait pas en ce moment de sujets pour s'exercer. Au fait il était très malheureux : mal- heureux de sa situation politique qui s'était effondrée avec l'Empire, malheureux de l'abandon de tous, malheureux d'un avenir chargé de nuages noirs... 11 était, de plus, malheureux par le cœur : et qui sait si toutes ses autres infortunes n'étaient pas le cause de celle-là? Amoureux de Mme de Kriidener, mais amoureux fou, il avait vu la cruelle coquette s'amuser à repousser son amour, après s'être amusée à le faire naître : peut-être entrevit-il que les échecs qui l'ac- cablaient de toutes parts n'étaient pas étrangers à cette rigueur. Aussi ses sentiments étaient-ils singu- lièrement compliqués lorsqu'il se rendait à l'hôtel du faubourg Siint-Honoré. Le désir d'y trouver de puis- sants appuis l'y avait conduit : le bouillonnement d'un cœur inapaisé lui faisait trouver je ne sais quelle mystérieuse consolation dans les éloquentes paroles d'amour divin qu'il entendait à l'hôtel Montchenu. On aurait tort d'y voir une inconséquence chez le spiri- tuel sceptique : tout cela était au contraire bien lo- gique. Ces appels à Dieu et à son éternelle miséri- corde, le mysticisme onctueux qui enveloppait la prophétesse comme un nimbe, ce pieux recueille- ment, le cri d'espérance qui se dégageait d'une habile mise en scène, tout cela cadrait à merveille avec i'àme ravagée de l'amoureux dédaigné, de l'homme

LA BARONNE DE KRUDENER -05

politique brisé, du proscrit de demain... Aussi Ben- jamin Constant retournait-il à M""' de Kriidener dont la parole imprégnée de toutes les espérances d'au- delà de cette vie donnait à son cœur la pâture mys- tique dont il avait besoin, faute de celle plus posi- tive que Mm,> Récamier ne voulait, ou ne pouvait lui donner. Il passait des nuits entières, perdu au milieu des autres néophytes, « dans le salon de Mmc de Krii- dener, tantôt à genoux et en prière, tantôt étendu sur le tapis et en extase; le tout sans fruit, car ce qu'il demandait à Dieu, c'est ce que Dieu souffre parfois dans sa colère, mais qu'il tient eu juste détesta- tion (i). »

Le duc de Broglie croit que Benjamin Constant, en ces séances religieuses, demandait quelque chose à Dieu. C'est infiniment trop dire et il serait, en vérité, trop rigoureux de le juger par ces complaisantes faiblesses. Le grand railleur, dans cette atmosphère féminine distinguée et doucement pieuse, se délassait la pensée comme dans un bain de vapeurs lénitives et calmantes. Pour lui aussi cette piété, mais toute momentanée, était un remède. Il y trouvait une dé- tente à ses facultés surmenées par les travaux et les angoisses de la politique, au milieu d'événements extraonlinairement difficiles et malheureux. Son état moral était lamentable. Tous les ressorts de son âme étaient tendus à se rompre. Il ne trouvait un peu d'apaisement que dans le silence de cathédrale du salon de la sibylle livonienne : le murmure étouffé des

(1J Duc Victor de Broglie, Souucnirs, t. I, p. 286.

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discrètes effusions religieuses agissait sur lui comme un calmant. Il allait à ce bain moral comme on va entendre de la musique pour bercer et endormir l'acuité de certaines douleurs intimes. Et c'est pour trouver cette détente salutaire, qu'il s étendait sur un canapé ou sur un tapis, dans un coin du salon. Il pas- sait là des heures et des heures, abîmé dans ses ré- flexions, dans le rêve, dans le néant... Si son esprit suivait distraitement les religieuses expansions de la mondaine prêtresse, c'était la mélodie de sa voix, le rhythme de ses périodes poétiques, la douce musique de son prêche qui le séduisaient, et non le prêche lui- même. Ses goûts d'artiste trouvaient leur compte à cette mise en scène et à cette harmonie, mais son scepticisme n'avait que faire du sermon. Tout cet en- semble servait d'accompagnement à ses réflexions, nées du trop-plein en même temps que du vide de son âme.

Des effusions d'une autre sorte auprès de Mme Ré- camier lui eussent mieux procuré, et plus prompte - ment, la douce détente dont ses nerfs avaient besoin ; mais, faute de mieux, il se contentait du spectacle des effusions des autres, obéissant à la baguette magique de la foi religieuse qui se croyait le pouvoir de mener à Dieu le troupeau moutonnier de ses adeptes. Gela lui faisait du bien.

Lisez plutôt ces quelques lettres de Benjamin Constant à M""' Récamier : vous verrez si ce n'est pas son état d'âme exact; vous y verrez aussi la gra- dation des sentiments de ce pauvre amoureux qui cherche des dérivatifs à son amour dans une piété

LA. BARONNE DE KRUDENER 267

théâtrale et de salon, comme d'autres en trouvent de plus discrets en gravant le nom de la femme aimée sur l'écorce des platanes et des hêtres.

« Septembre 1815. J'ai vu hier madame de Krudener, d'abord avec du monde, ensuite seule pendant plusieurs heures. Elle a produit sur moi un effet que je n'avais pas éprouvé encore; et, ce matin, une circonstance y a ajouté. Elle m'a envoyé un ma- nuscrit avec prière de vous le communiquer et de ne le remettre qu'à vous. Elle #y met beaucoup de prix, à ce qu'il me semble, car elle m'a fait demander un reçu. Je voudrais le lire avec vous. Il m'a fait du bien . 11 ne contient pas des choses très nouvelles. Ce que tous les cœurs éprouvent, ou comme bonheur, ou comme besoin, ne saurait être neuf. Mais il a été à mon âme en plus d'un endroit. Je suis gêné à vous en parler. Je crains que dans l'impression que j'éprouve, il ne se mêle de votre impression. L'idée que c'était à moi que Mme de Krudener l'envoyait pour vous, m'a ému à elle seule. Je ne sais s'il en est résulté l'ébranlement qui dure encore, et qui augmente chaque fois que je parcours quelques phrases de ce cahier. Je vous l'ai dit, plusieurs sont communes, et cepen lant ces phrases communes ont pénétré en moi je ne sais comment. Il y a des vérités qui sont triviales et qui tout â coup m'ont déchiré. Quand j'ai lu ces mots qui n'ont rien do frappant :

« Que de fois j'enviais ceux qui travaillaient à la sueur de leur front, ajoutaient un labeur à l'autre et se couchaient à la (in de tous ces jours, sans savoir que

268 UNE ILLUMINÉE AU XIX'! SIECLE

l'homme portait en lui une mine qu'il doit exploiter, mille fois je me suis dit : Sois comme les autres. »

» J ai fondu en larmes. Le souvenir d'une vie si dévastée, si orageuse, que j'ai moi-même menée contre tous les écueils avec une sorte de rage, m'a saisi d'une manière que je ne puis peindre. Quoiqu'il en soit du reste, cela est pourtant vrai que, sans malheur extérieur, j'ai souffert plus d'angoisses que le malheureux sur la roue; que je les avais méritées, car j'avais aussi fait souffrir, et que j'ai envié cent fois tout ce qui ressemblait à une vie réglée, et que je n'ai trouvé de paix nulle part. Je ne vous dis pas le quart de ce que je sens. Je crains de gâter une impression en essayant de vous la faire passer par moi. Je vous porterai demain ce manuscrit : si vous me laissez vous le lire, d'autant qu'il est. assez mal écrit, cela me ferait plaisir.

» Je vous aime.

» P -S. Je rouvre ma lettre pour vous supplier de me renvoyer le manuscrit. Je me lève plus agile, plus amer que je ne voudrais ou devrais l'être : j'ai le besoin de relire ces phrases qui me font pleurer. 11 y a huit jours que je vous demande un quart d'heure seule et n'ai pu l'obtenir. Je ne me plains pas, mais renvoyez-moi mon manuscrit. Ce n'est pas près de» hommes qu il faut chercher des conso- lations. Ma disposition, au reste, n'est changée que comme douleur. Je ne vous accuse de rien (1)... »

(i; un,, de Benjamin Conttantà Mmt Récamier, p, 224.

LA BARONNE DE KHUDENER 2G9

On voit que M""' Récamier ne s'empresse guère de recevoir Benjamin Constant : est-ce pour ne pas en- tendre de nouveau les vœux d'un homme à qui elle a déjà déclaré, dans une scène assez mouvementée, qu'elle n'accordera rien ? Est-ce pour ne pas se com- promettre auprès de ses amis royalistes en admettant chez elle un transfuge du parti royaliste? d'est peut- être pour ces deux raisons à la fois. Quoiqu'il en soit, Benjamin Constant retourne chez Mmfl de Krudener. Il épanche son cœur dans sa compatissante bonté et, quelques jours après, il écrit à M"1* Kécamier :

« Je n'étais sorti que pour aller voir Mme de Kru- dener. L'excellente femme ! Elle ne sait pas tout, mais elle voit qu'une peine afïreuse me consume. Elle m'a gardé trois heures pour me consoler. Elle me disait de prier pour ceux qui me iont souffrir, s'ils en avaient besoin. Je l'ai fait de bien bon cœur. Je voudrais croire et j'essaie de prier. J'ai dit à cette puissance inconnue que je me résignais à mourir dans lisolement vous me laissez, pourvu que vous soyez heureuse (1). »

Il ilivernes que tout cela! Amusements d'un amour malheureux... Naïveté éternelle des amoureux.... Confidences à une tierce personne... C'est toujours la rrôme chose. Mais cette fois, comme c'est M""' de KriHener qui est la confidente, elle veut profiter de la connaissan e qu'elle a des ruines du cœur de son ami pour faire du prosélytisme auprès de lui et, à la faveur de consolantes paroles, obtenir sa conversion.

(i) Lettres de licnjuuun Constant à Mm* Hécamier, p. JJj.

270 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

Pensez donc ! Benjamin Constant! l'auteur d'Adol- phe, ce frère de Valérie, ce livre dont tout le monde, depuis un an, raffole ! Quelle conquête pour l'aidera mettre à la mode son Église nouvelle !

Benjamin Constant écrit encore à Mme Récamier :

« Mme de Kriidener dit que vous vous affligez de ma peine. Je crois qu'elle se trompe ou que du moins vous vous persuadez communément que je ne souffre pas, pour m'oublier à votre aise (1). »

Il flattait Mme Récamier ; mais il ne s'apercevait pas que Mme de Kriidener le flattait lui-même, et pour le convertir, et aussi pour arriver, par son influence, à déterminer Mme Récamier à venir à sa petite Église. Quel succès alors, pour elle et pour ses prédications ! Après Benjamin Constant, Mme Récamier I Quelle réclame! Car la baronne est toujours la femme qui court après toutes les réclames pour lancer son roman ; mais il ne s'agit, pour le moment, que de lancer une religion. Quelle gloire si Mme Récamier, cette puis- sance, celte divinité des salons royalistes est au nombre de ses adeptes ! Quelle belle « sainte vierge » elle ferait pour son Eglise!... Aussi n'a-t-elle de cesse qu'elle n'ait décidé Benjamin à amener de gré ou de force l'amie de tous les puissants à ses pieuses séances.

M'n,: Récamier promet de s'y rendre. Mais sa char- mante pythonisse n'est pas encore satisfaite. Elle charge Benjamin Constant de lui faire discrètement une communication, oh ! bien amusante, qu'on va

(1) Lettres de llinjamin Constant à Mm9 Récamier, p. 237.

LA BARONNE DE KHUDENER 271

lire. On dirait qu'elle craint la concurrence, qu'elle redoute que la beauté de M1"*' Récamier ne fasse du tort à ses prédications. C'est s'en aviser un peu tard : aussi se rabat-elle sur ses toilettes.

Benjamin Constant accepta : que n'accepterait pas un amoureux, quand la mission dont on le charge lui fera voir celle qu'il aime? Mais il s'excuse avec une moue charmante d'avoir accepté la petite honte de celle-là :

« Je m'acquitte avec un peu d'embarras, écrit-il à Récamier, d'une commission que Mme de Krl'i- dener vient de me donner. Elle vous supplie de venir la moins belle que vous pourrez. Elle dit que vous éblouissez tout le monde, et que par toutes les âmes sont troublées et toutes les attentions impossi- bles. Vous ne pouvez pas déposer votre charme, mais ne le rehaussez pas (1). »

Benjamin Constant cherche de plus en plus des consolations dans l'éloquence sacrée de la blonde prêtresse, et dans les cérémonies religieuses de son sulon. Mme de Krùdener, de son côté, cherche de plus en plus à attirer Mme Récamier à son prêche, et Benjamin Constant fait la navette entre ces deux femmes qui, chacune de son côté, le transforment, sans qu'il s'en doute, en instrument de leurs ambi- tions secrètes. Voici encore deux billets de lui à M"" Récamier, qui sont intéressants sur ce point : on retrouve, dans le premier, l'influence religieuse de la baronne :

(l) Lettres de Benjamin Constant à Mm° Récamier, p. 23').

'272 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

Septembre Î815. « Je reviens de Glichy j'a accompagné Mme de Kriïdener et toute sa famille. J'y ai vu le curé, qui est vraiment un homme admirable de charité et de cette éloquence que donne la cha- rité... J'aurais voulu que vous l'entendissiez. Mme de Krûdener m'a dit que vous aviez été souffrante hier... (i) »

Septembre 1815. « Je suis rentré chez moi avec une telle fièvre, un tel frisson, que j'ai tout à fait le sentiment d'une maladie qui commence. Si cela dure, je ne pourrai pas aller à Saint-Germain (2) et j'envoie un commissionnaire pour que vous sachiez que Mme de Kriïdener est de retour, qu'elle ne reste ici que peu de jours et qu'elle sera charmée de vous voir (3). »

Il insiste, dans une autre lettre, pour que Mmc Ré- camier fasse visite à Mm ! de Kriïdener. Celle-ci désire plus que jamais la voir figurer à ses pieuses repré- sentations du soir :

21 Sejitembre 1815. Si vous avez envie de voir Mme de Kriïdener, qui vous aime et le désire, il ne faut pas perdre de temps. L'empereur de Russie part après-demain et je crois qu'elle le suivra peu d'heures après. J'aurais bien voulu que vous la vissiez ; j'avais à lui demander une chose qui m'est importante. Avec mon caractère, je n'ai pu le prendre sur moi. Vous auriez peut-être eu cette bonté (4). »

(1) Lettre» de Benjamin Constant à Mm* Bécamier, p. vJ, .

(2) Mm0 Récamier y «Hait alors en villégiature.

(3) Lettre* de Benjamin Constant à #«• Récamier, p. 211.

(/»; Ibid , p. 2ii.

LA BARONNE DE KRÙDENER 273

Plus tard, comme Benjamin Constant se moquera de tout cela, de son amour, de lui-même et de celle qui en était l'objet, de la sibylle et de ses prédica- tions, lorsque, s'étant ressaisi, son caractère émi- nemment sarcastique aura repris le dessus, ne lui laissant que le souvenir de la faiblesse fâcheuse et presque ridicule avec laquelle il était allé se mêler aux prières du salon de l'hôtel Montchenu! Que de sottises l'amour fait faire, même indirectement, aux hommes! Plus tard, cependant, nous le verrons dé- fendre, la plume à la main, Mmo de Krudener assez vivement attrapée dans un article de journal par M. de Bonald, le philosophe catholique. Mais c'était par politesse pour une vieille amie et aussi par re- connaissance du bien que lui avaient fait les repo- santes séances de causeries pieuses qu'elle donnait chez elle.

Chateaubriand, lui, qui n'avait pas les mêmes mo- tifs pour se montrer réservé, se moque franchement de la charmante prêtresse. L'auteur du Génie du Christianisme pouvait se montrer païen tant qu'il voulait dans sa vie privée, on le lui pardonnait, mais il ne pardonnait pas, lui, que d'autres se mêlassent de choses de religion après lui. Aussi tourne-t-il en ri- dicule celle qu'il avait louée sous le consulat, lors- qu'elle lui lisait des extraits de son roman, et abîme- t-il les « conversations politico religieuses » de son salon, « qui se terminaient par de fervent» s prières. » Il n'entend pas raison sur ces folies. « Mmfl de Kru- dener, dit-il, m'avait invité à l'une de ces sorcelleries célestes : moi, l'homme de toutes les chimères, j'ai

*274 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE

la haine de la déraison, l'abomination du nébuleux et le dédain des jongleries : on n'est pas parfait. La scène m'ennuya. Plus je voulais prier, plus je sentais la sécheresse de mon âme. Je ne trouvais rien à dire à Dieu, et le diable me poussait à rire. J'avais mieux aimé Mme de Krudener lorsque, environnée de fleurs et habitante encore de cette chétive terre, elle com- posait Valérie ... (1) »

(i) Chateaubriand, Mémoires d' Outre-tombe.

CHAPITRE VIII

Désir de Mm# de Kriïdeiicr de convertir .MŒe Récamier à sa religion. Salon de la baronne à l'hôtel Moutchenu. Cé- rémonies religieuses dans ce salon. Benjamin Constant est l'intermédiaire de M"" de Krii lener auprès de Mma Récamier.

Embarras d'argent : la baronne s'adresse encore à la Pro- vidence. — Toujours des miracles. Conversion de Ducis.

Indifférence de Mme Récamier. Mm° de Krù lener quitte Paris. Ses prédictions contre la grande ville. Lettre à M"e Cochelet. l'rédicalious eu Suisse. La baronne est expulsée de Bâle. Encore les miracles d'argent. Pes- tal<>zzi. La Gazette de Schaffouse. La baronne est ex- pulsée d'Aarau. Prédictions. Lettre à M11" Cochelet. Piété de Mme de Krudencr. M. de Bonald attaque Mm" de Krùdener dans le Journal des Débats : Benjamin Constant la défend. Dernières années de Mme de Krii Jener. Sa mort.

Cependant, MIue de Krudener retardait son départ et M"" Récamier ne semblait pas se soucier de l'aller voir. Benjamin Constant écrit à celle-ci dans les pre- s jours du mois d'octobre:

« M"" de KrUdeoer ne part pas si tôt, à ce que m'ont dit ses gens, car je n'ai pu la voir ce matin. J'y retournerai dans quelques heures. Je suis tenté de croire un peu que le désir de vous voir la fait re-

276 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

tarder de quelques jours, car elle m'a paru vous aimer beaucoup, ce que je ne trouve que trop naturel. Je vous le mande donc pour que vous ne lui fassiez pas la peine de n'y pas aller (1) »

Elle y alla sans doute, car on possède une lettre de Mme de Krudener se trouvent ces mots : « La Récamier est toute convertie, Norvins fait des pro- gros étonnants (2). » Et à cette époque, Benjamin Constant écrivait sur son carnet : « J'ai revu Juliette et, grand miracle, elle veut de la religion ! Mme de Krudener triomphe et désire arriver à nous unir spirituellement. J'ai prié avec Juliette (3). »

C'est pour en arriver à cela, suprême bonheur pour un amoureux, que Benjamin Constant allait le plus souvent qu'il pouvait aux réunions de l'hôtel Mont- chenu. Chaque soir, le salon de Mme de Krudener était envahi par une foule de personnes amenées par l'intérêt, par la mode, par la curiosité, bien plus que par un sincère désir d'éclairer leur âme aux lumières de l'éloquence religieuse de l'ancienne maîtresse du philosophe Suard, du lieutenant Frégeville et du chanteur Garât. Voilà surtout ce qui attirait les ba- dauds du grand monde. Ces réunions, qui commen- çaient par une invocation et se terminaient par une prière, comme les repas et les classes des maisons d'éducation religieuse, devaient être bien curieuses pour un philosophe et un observateur. Mais ce n'était pas pour observer et philosopher, nous le savons,

(1) Lettres de B njamin Coudant à .i/m" Récamier, p. 241.

(2) J. de .Norvins, Mémorial, t. III, p. 287. (Note de L'éditeur.)

(:{) Journal intime de lirnjamin Constant, p. 150.

LA BARONNE DE KRÙDENER 277

qu'y allait Benjamin Constant. C'était surtout pour se reposer l'esprit. Peu à peu, par politesse, par dé- férence aux désirs de la maîtresse de maison, il finit par faire comme les autres assistants. Il prit sa part, lui aussi, des cérémonies du culte nouveau, et le spectacle de ce sceptique, s'agenouillant au comman- dement, comme les petites filles d'une institution reli- gieuse, n'était pas ce qu'il y avait de moins curieux dans le singulier sanctuaire du faubourg Saint-Ho- noré. « Un soir, a écrit Mmfl Lenormand, la prière était déjà commencée, (c'était Mme de Krudener qui , habituellement, l'improvisait et elle ne le faisait pas sans élégance), tous les assistants étaient à genoux, Benjamin Constant comme les autres. Le bruit d'un e personne qui survenait lui fait lever la tête, et il re- connaît Mme la duchesse de Bourbon accompagnée de sa suite. Les regards de la princesse tombent sur le publiciste, et le voilà qui, par embarras de l'atti- tude et du lieu il est surpris, inquiet de l'impres- sion que la duchesse de Bourbon ne pouvait manquer d'en recevoir, se prosterne bien davantage, de sorte que son front touchait quasi la terre ; en même temps il se lis it : à coup sûr, la princesse doit penser et se dire : Que fait cet hypocrite (1)? » Ii ne fallait pas être très convaincu de la gravité de :ivertissements religieux pour avoir de semblables s pi n luit que la grande-prêtresse, debout, prê- chant et scandant ses phrases de gestes élégamment onctueux devant ses auditeurs agenouillés, adressait

(1) Souvenir et cotre '/"■ Récamier, t. I, p. 28G.

lti

278 UNE ILLUMINÉE AU XIX" SIECLE

au Ciel ses éloquentes invocations. Mais Benjamin Constant, surpris lui-même de se voir dans la même attitude que tout le troupeau des néophytes, ne re- trouvait son rire que lorsqu'il était sorti de cette atmosphère menteuse et enveloppante. Il s'en laissait volontiers bercer, mais non pas berner. Il allait alors chez Mme Récamier pour trouver un air moins mys- tique, et c'est chez elle qu'il raconta gaiement sa petite mésaventure. Cette gaieté le sauva du ridicule. Mme de Krudener, elle, y échappait par son élégance et sa bonne grâce aussi accueillante que distinguée. Il en fallait beaucoup pour ne pas succomber à ce rôle qui eût écrasé tout autre. Mais le ridicule n'était pas fait pour elle, du moins, elle le croyait.

La baronne ne se contentait pas d'engager Mme Ré- camier à venir chez elle par l'intermédiaire de Ben- jamin Constant. Comme elle tenait beaucoup à ce qu'elle vînt et revînt, elle lui écrivait elle-même, et fort gentiment. Voici un petit billet qu'elle lui adressa et qui a été conservé. Qu'on nous le passe encore, il est très court :

Mardi soir.

« Chère amie, comme il ne viendra peut-être per- sonne ce soir à la prière, puisqu'il pleut, remettriez- vous à demain de venir? Je crois que cela vous arran- gera aussi à cause du temps. J'aurai le bonheur, j'espère, cher ange, de vous embrasser demain et de causer avec vous.

» Agréez mes hommages. » B. de Krudener. »

LA BARONNE DE KRUDENER 279"

Depuis qu'elle vivait dans les sphères éthérées, Mine de Kriidener voyait des anges partout. Benjamin Constant, en sa qualité d'amoureux, était un peu comme cela, malgré des moments de lucidité, et la prenait volontiers elle-même pour un de ces célestes personnages. C'est sous cette impression qu'il écrivait à M,ne Récamier :

« Mme de Kriidener continue sa mission. Sa puis- sance est une conviction profonde, et son charme une bonté immense. On oublie, en l'écoutant, ce qu'elle a qui paraît bizarre, ou plutôt on passe à côté pour ne pas se faire mal à soi -môme. Il y a en elle quelque chose que la religion seule donne et qui tient de la nature divine : c'est de s'occuper à la fois de toutes les douleurs et de suffire à toutes pour les soulager. On dirait qu'elle a donné au temps quelque qualité de l'éternité et qu'il suffit à tout dans ses mains. Aussi elle est fort entourée et tous ceux qui la trouvent étrange ne peuvent se défendre de l'aimer. Elle est dans le mouvement religieux actuel, qui est vif et vague, une apparition assez importante. L'incrédu- lité a rompu la communication de la terre au ciel, et l'homme se trouve dans un cachot. Toutes les fois qu'il en est là, il a soif de voir la communication se rétablir (1). »

Benjamin Constant aurait eu soif surtout de voir s'établir entre M,uc Récamier le ciel ! et lui, des relations un peu plus tendres que celles qu'il plaisait à la froide et systématique coquette de maintenir ;

Lettres de Benjamin Constant à Mm0 liteamier, p. 250.

"280 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

mais on voit qu'il semble s'excuser d'avoir pris au sérieux les prédications de Mme de Krudener : il en rejette le mérite ou la faute sur sa bonté, qui était très vraie, et il la place un peu en opposition de celle de Mme Récamier qui était plus voulue que réelle. « Mme Récamier, a-t-il écrit lui-même, se perd dans la petite coquetterie dont elle fait métier et se plaît ou se désole de la peine qu'elle cause aux trois ou quatre soupirants qui l'entourent. Ensuite elle consent à faire un peu de bien, quand cela ne la dérange pas, et met par-dessus tout la messe, avec des soupirs qu'elle croit venir de son âme et qui ne naissent que de son ennui (1). »

Gomme il connaît bien celle qu'il aime! Mais l'aime-t-il encore? Non, puisqu'il la juge et qu'il voit clair à ses petits manèges. Cela ne l'empêche pas de conserver toujours un secret espoir de la faire revenir sur ses rigueurs.

Revenons, nous, à Mme de Krudener. Le temps s'é- coulait, et l'argent avec lui. La baronne avait dépensé, durant ces deux ou trois mois, des sommes énormes. L'empereur de Russie allait quitter Paris et avait invité la baronne à le suivre. Gomment faire? La pauvre femme, en fait d'argent, n'avait guère que des délies !.. Mais elle n'avait pas l'habitu le de s'inquiéter pour si peu. Au lieu d'en toucher quelques mots à Alexandre, ce qui montre une louable dis- crétion, elle songea à s'adresser, en une courte prière, à la Providence. C'était, on s'en souvient, son

(i) Journal intime de Benjamin Constant

LA. BARONNE DE KRÏIDENER 281

banquier ordinaire en ces cas difficiles. Sa prière faite, elle s'endort tranquille. Le lendemain, un inconnu se fait introduire chez elle. Mais laissons la parole à M"10 de Krudener elle-même « : Permettez- » moi, me dit-il, de vous présenter cent cinquante » louis d'or. » Ils furent aussitôt comptés. L'après- midi, il mit environ quatre ou cinq mille louis d'or sur mon bureau. « Ils sont à votre discrétion, me dit-il ; » prenez-les et usez-en selon votre volonté. »

... «c Plus tard, après le départ de l'empereur, le Seigneur nous ayant montré que nous devions rester plus long-temps dans cette ville, nous nous retrou- vâmes, au bout de quelques semaines, dans une position critique.

» Demain, dit la cuisinière, je ne cuirai plus.

» Eh bien, dit Empeytas, nous ne mangerons plus. »

Mais le Dieu de miséricorde ne nous laissa pas arriver jusque-là.

Le lendemain arriva le banquier de Garlsruhe, qui apporta cinq mille francs (1). »

Heureuse femme, qui, au lieu de relire, comme le Joueur de Regnard, le traité de Sénèque le million- naire sur {'Inutilité des richesses, n'a qu'à deman- der de l'or à la Providence pour que celle-ci, qui s'est aient constituée son intendant, lui en envoie, par retour du courrier, plus même qu'il ne lui en faut ! Et comment ne serait-elle pas la plus fervente adora- trice d'un Dieu « j ni s'est fait son complaisant et iné-

Ch. Eynard, Vie de madame de Krudener, t. II, p. 10G.

6.

282 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE

puisable banquier? Car, c'est positif, il ne lui a ja- mais refusé une seule de ses demandes d'argent...

C'est ainsi que Mme de Krudener accommode les choses, avec un peu de complaisance, et c'est cela surtout qui nous fait sourire dans sa piété : c'est cette intervention de Dieu qu'elle ne craint pas, dans sa naïveté, j'allais dire rouerie de mêlera ses petites affaires terrestres, jadis d'amour, maintenant de reli- gion et d'argent. Les miracles venant toujours si à propos, loin de donner du prestige à sa religion nouvelle, ne peuvent que la déconsidérer par le ridi- cule. Oui, madame, ces miracles d'argent se repro- duisent trop souvent en votre existence de prêtresse mondaine un peu « panier percé », pour que cette Providence, qui a bon dos, et bonne caisse aussi, à ce qu'il paraît, n'ait point dans votre entourage quel- que bon compère ou complice (nous ne soupçonnons pas M. Empeytas) assez avisé pour faire apostiller vos prières à Dieu par l'empereur Alexandre ou tel de ses mandataires. Et c'est ainsi que vos prières se trouvaient si promptement exaucées. Il ne faut pas chercher aux événements humains des causes d'en haut quand il y en a en bas qui crèvent les yeux. Nous autres, pauvres sceptiques, nous plaçons Dieu trop haut pour le ravaler à de misérables embarras d'argent qu'il eût été facile d'éviter avec un peu d'ordre, etaussi à des amusements de femme ennuyée, amusements d'amour ou de religion.

L'empereur de Russie avait quitté Paris dans les derniers jours du mois de septembre. M""' de Krii-

LA P.AUONNE DE KRUDENER 283-

dener se mit en route pour l'aller rejoindre environ un mois après. Mais, avant de partir, toujours pos- sédée de sa fureur de prosélytisme, elle prêcha, par correspondance, le vieux Ducis, qui eut la gracieuseté de lui envoyer, en réponse à son épître, une petite pièce de vers sur un ton un peu mystique qui la fit pleurer de joie : elle l'avait converti !

C'était une conversion vivement enlevée. Mais celles de Mlle Cochelet et de la reine Hortense étaient plus dures à décrocher. Celle de Mme Récamier aussi. L'ancienne ambassadrice tenait pourtant beaucoup à se pavoiser de la conversion de cette bourgeoise, dont la modestie, qui ne se plaisait que dans l'intimité des grands seigneurs, des princes et des ministres, eût été plus à son affaire avec Dieu même. Mais, dans son aveuglement obstiné, Mme Récamier n'y mettait point de bonne volonté. C'était décidément un cœur bien sec et une âme bien positive, ce qui était très vrai.

D'ailleurs, comme l'a écrit Benjamin Constant, elle était, tout en allant à la messe, «bien peu propre aux idées religieuses ». Mmo de Kriidener le recon- naissait avec chagrin et l'idée de ne pas inscrire ce nom dans son dictionnaire des conversions lui était pénible. Pénible aussi de voir son salon se vider de jour en jour davantage. Était-ce à cause de sa rage de vouloir convertir les gens bon gré mal gré? Etait- ce parce que, une fuis la curiosité satisfaite, on ne se souciait pas de revenir perdre son temps chez elle? Était-ce plutôt à cause du départ de l'empereur Alexandre? On ne sait. Mais, ne voulant point pré-

284 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

cher devant des banquettes vides, la prêtresse jugea qu'il était temps de quitter Paris, et elle déclara que Dieu l'appelait ailleurs.

Ses prédications à l'hôtel Montchenu, avaient défilé tant d'illustrations et de personnages, lui avaient fait prendre plus au sérieux que jamais son rôle de convertisseuse d'âmes. Elle essaya d'achever par lettres, auprès de quelques personnes qu'elle avait connues plus particulièrement, la besogne com- mencée de vive voix. Mais cela ne l'empêcha point, durant tout son voyage, de prêcher et de convertir à droite et à gauche, sur son chemin, dans les relais de poste et jusque dans les tables d'hôte. C'est ainsi que, toujours prêchant, elle arriva à Bàle. « Mmc de Krudener est en Suisse, poursuivant sa mission avec sincérité, écrit Benjamin Constant ; car la sincérité se comporte fort bien avec les petits moyens qui sont d'un autre genre. Je l'aime toujours de souvenir et de reconnaissance (1). » Il avait raison, car Mme de Krudener avait pris chaudement ses intérêts et con- tinuait, comme on va le voir, à plaider sa cause. En effet, à peine arrivée à Berne, elle écrivait à Mme Ré- camier, dont elle ne perdait pas de vue la conver- sion, la lettre suivante, qu'elle soigna tout particu- lièrement :

« Berne, le 12 novembre 1815.

« Qu'il me tarde, chère et aimable amie, d'avoir de vos nouvelles, et que je suis occupée de vous et

(1) Lettres de Benjamin Constant à Um* Hccamicr, p, 303.

LA BARONNE DE KRUDENER 285

de votre bonheur qui ne sera assuré que quand vous serez entièrement à Dieu.

» C'est ce que je lui demande quand, prosternée devant le Dieu de miséricorde, je l'invoque pour vous ; il a touché votre cœur par sa grâce ; et ce cœur, que toutes les illusions et tous les biens de la terre n'ont pu satisfaire, a entendu l'appel. Non, vous ne balancerez pas, chère amie. Les troubles que vous éprouvez souvent, le néant du monde, le besoin de quelque chose de grand, d'immense et d'éternel qui venait tour à tour vous faire peur, vous réclamer et vous agiter, tout cela me disait que vous vous pro- nonceriez tout à fait.

» Je vous exhorte à être fidèle à ces grands mouve- ments que vous éprouviez, à ne pas vous laisser dis- traire ; une amertume affreuse serait la suite de cette infidélité à la grâce. Demandez, aux pieds du Christ, la foi de l'amour divin ; demandez et vous obtiendrez, et une sainte terreur vous dira combien la vie est grande et combien est immense cet amour du Sauveur qui mourut pour nous arracher à la juste punition du péché que chacun de nous a méritée. Ahl puissions- nous voir notre Dieu qui se fit homme pour mourir pour nous, puissions nous le voir avec un cœur brisé, il pleurer au pied de cette croix de ne l'avoir pas aimé. Loin de nous rejeter, ses bras s'ouvriront pour nous recevoir ; il nous pardonnera, et nous connaî- trons enfin cette paix que le monde ne donne pas.

» Que fait ce pauvre Benjamin? En quittant Paris, je lui écrivis encore quelques lignes et lui envoyai quelques mots pour vous, chère amie ; les avez-vous

286 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE

reçus? Comment va-t-il? Ayez beaucoup de charité pour un malade bien à plaindre, et priez pour lui. Notre voyage a été heureux, Dieu merci. La Suisse me repose ; elle est si belle et si calme au milieu des troubles de cette Europe si bouleversée! J'ai le bon- heur d'être avec mon fils à Berne, et nous faisons les plus belles promenades du monde en nous disant des choses bien tendres, car nous nous aimons beau- coup. Dieu l'a tellement gardé et protégé, qu'il a fait les plus belles affaires, et les plus difficiles pour les autres, à merveille. Il est rare d'avoir à son âge tout ce qui distingue et tout ce qui convient aux autres dans une place qui n'était pas facile; enfin, je n'ai qu'à remercier le Seigneur. Je ne désespère pas de vous voir au milieu des Alpes qui valent mieux que tous les salons du monde. Je suis charmée d'apprendre par Mme de Lézay que vous la voyez. C'est un ange, elle vous aime beaucoup et pourra vous être utile, car elle a fait de grands pas dans la plus grande des carrières. « Ecrivez-moi à Bûle, chère amie, tout simple- ment mon adresse, puis, à remettre chez M. Kellner. Dites-moi bien tout, pensez que je vous aime si ten- drement. Voyez-vous M. Delbel (1 ? C'est un homme bien excellent. Je désire beaucoup que Benjamin le voie. Je vous recommande ma pauvre Polonaise, M"10 de Lézay la connaît. Ma fille et moi nous vous prions d'agréer nos tendres hommages.

» Toute à vous. » B. de Krudener. »

(1) Cun'- de Clichy.

(2) Souvenirs et correspondance de Mm» Rôcamier, t. I, p. 285-299*

LA. BARONNE DE KRÛDBNBR 287

Et la baronne ajoutait ce post-scriptum. « Encore une fois, chère amie, je recommande à votre âme charitable notre pauvre B..., c'est un devoir sacré. » Le pauvre B... n'est autre que Benjamin Constant. Dans une autre lettre, inédite celle-là, datée égale- ment de Berne, Mme de Krùdener, en exhortant de nouveau Mrae Récamier a remplir ses devoirs de chré- tienne, lui indique un confesseur. Elle lui recommande encore Benjamin Constant qui avait été fort triste de rencontrer chez celle qu'il aimait, une personne qu'il aurait préféré ne pas voir. «Je lui ai remis la tête, dit- elle, et je lui ai dit que je savais que vous vouliez peu à peu éloigner de vous ce qui vous fatiguait et l'ai engagé à ne pas vous tourmenter par un senti- ment orageux (1). »

Tout cela était bel et bon. C'était assurément mé- ritoire à Mme de Krùdener de chercher à sauver des âmes : il l'eut été davantage de chercher à sauver des têtes; puisqu'aussi bien sa bonté daignait s'occu- per des Français, elle eût peut-être songer à arracher des victimes aux vengeances du parti poli- tique que l'étranger avait imposé comme maître à la France. Après l'exécution du général de Labédoyère, lorsque Louis XVIII vit qu'il pourrait impunément assouvir ses haines, les exécutions se multiplièrent. « Le meilleur des rois » ne faisait grâce à personne. Il eût, ce semble, été possible à Mrae de Krùdener, avec ses puissantes amitiés et ses hautes relations, de s'intéresser aux victimes de la réaction et d'obtenir

(1; Vente d'autographes du 27 mai 1893, Catalogue Charavay*

288 UNE ILLUMINÉE AU XIX1' SIÈCLE

pour les condamnés des commutations de peine. En sa qualité d'étrangère, c'est très vrai, les querelles des Français entre eux pouvaient la laisser indiffé- rente. Mais en sa qualité de femme charitable, les souffrances des condamnés du parti vaincu auraient pu l'intéresser. La souffrance n'a pas de nationalité ; elle n'a pas de parti non plus. La sublimité du chris- tianisme est de voir des frères chez tous les êtres hu- mains qui sont malheureux, et d'imposer le devoir absolu de leur venir en aide. C'est en même temps le rôle de la femme de se faire, auprès de ceux qui souffrent, l'agent de la Providence, d'adoucir les mœurs et les caractères; de faire tomber les ran- cunes et les haines. C'eût été, pour Mme de Krtide- ner, la meilleure manière de prêcher la charité, celle qui est la plus chrétienne et que Dieu préfère, même aux plus belles prédications du monde. Toutes les forces de la femme doivent tendre à la charité, qui n'est autre chose que la bonté agissante. MmedeKrû- dener, en ce moment, avait plutôt la bonté parlante. C'est déjà quelque chose, et c'était beaucoup do ne plus être la femme d'autrefois. Mais elle avait tort de ne plus faire assez de cas, après en avoir fait un peu trop, de ce corps humain matériel, de « cette guenille » éminemment périssable. Elle en comptait pour rien la destruction. Le corps!... Elle avait, en vérité, les pensées bien autrement élevées! Elle ne s'occupait que des âmes, je vous dis. Mais comme elle était, pour elles, remplie de sollicitude! Comme elle faisait de belles prières pour les recommander à la bienveillante indul-

LA BARONNE DE KRUDENER 289

gence de Dieu ! Gomme elle était belle elle-même dans l'inspiration et les entraînements de son élo- quence ! Vraiment, on ne pouvait lui demander plus. Et pourtant elle était animée d'une très sincère cha- rité, elle aimait beaucoup la France et les Français : et cela ne. l'empêchait pas de leur prédire les plus effroyables malheurs, comme s'ils n'en avaient pas eu une part largement satisfaisante. Dans]son délire de prophétesse, elle annonçait des révoltes, des guerres nouvelles, les rues de Paris transformées en fleuves de sang, Paris lui-même livré aux flammes et détruit de fond en comble. Son éloquence religieuse endiablée, qui rappelait les imprécations de Camille dans YHorace de Corneille, ne connaissait plus de frein dans l'horreur, et tout cela pour amener les âmes à partager sa douce piété!

A Paris, on se lasse vite de tout. Nous avons dit qu'on était venu avec curiosité entendre la parole de ce prédicateur en jupons qu'on savait avoir tant usé et abusé dans son jeune temps de cette sainte faculté d'aimer que Dieu donne parfois aux femmes et dont elles font, en général, un si mauvais usage, comme les hommes, du reste. Cette société parisienne, tou- jours sceptique et railleuse, se rappelait encore les éclats de ses dernières fredaines. Elle est pourtant bien tolérante sur cette manièrede se singulariser. Elle l'est moins sur cette autre manière de se mettre en évi- dence, La piété, et elle souriait des représentations religieuses qui maintenant remplaçaient chez la blonde prétresse les soirées intimes du petit hôtel de la rue de Cléry, « elle s'était montrée plus souvent, sous

17

290 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE

les traits de Vénus sans voile que sous la figure des chastes divinités du Nord (1). » Mais elle aussi se rappelait ce passé gênant, et c'était bien méritoire à elle d'en avoir gardé un souvenir assez douloureux pour le détester et exhorter ses auditeurs à ne pas l'imiter. Il lui semblait, et au fait elle avait un peu raison, qu'elle était une autre femme que celle à laquelle il était arrivé tant d'aventures. Le repentir, de nou- velles ambitions, la piété l'avaient transformée. Toutes ses forces étaient maintenant aiguillées vers la charité et le prosélytisme. Aussi se mettait-elle à prêcher, à prêcher avec acharnement. Mais, hélas ! son salon, comme on l'a vu, commençait à se vider. Une fois Alexandre parti, il fut à peu près désert. 11 n'y avait donc à Paris que de simples curieux, de vils intrigants et de plats quémandeurs? En vérité, c'était à vous dégoûter de prêcher et convertir de pareilles gens!

Elle ne pensa pas qu'on ne revenait pas parce que ses sermons commençaient à ennuyer. Elle sut indirecte- ment qu'il y avait pourtant un peu de cela dans la pa- resse à venir maintenant l'écouter. 11 y eut des arti- cles de journaux elle était quelque peu égratignée. Elle avait elle-même, dans son salon, surpris, au mi- lieu des bâillements, quelques sourires. Au dehors, on la mordait : elle le sentit. Et comme la charité dont elle faisait profession lui interdisait de mordre à son tour, elle avait compris qu'il était temps de s'en aller d'une ville les esprits étaient par trop

(1) CapeOgue, Mm* de Krùdcncr, p. 38.

LA BARONNE DE KRUDENER 201

légers puisqu'ils trouvaient matière à raillerie dans sa parole sainte, et que les autres, les vraiment sé- rieux, aimaient mieux lire Massillon et Bossuet, s'ils avaient besoin de sermons, que de venir écouter les siens. Non, Paris décidémentn'était qu'une villebonne à quitter, et elle avait eu raison d'en prédire la pro- chaine destruction. Aussi l'avait-elle abandonnée à sa destinée, pour suivre la sienne.

Mais, avant de partir, elle écrivit à M11" Gochelet. Elle exprime, dans sa lettre, 1 espoir de convertir la reine Hortense... « 0 ma chère Louise, que je vous aime! Et que mon cœur chérit celle que vous aimez tant! Qu'il y a longtemps que j'ai senti que son âme serait en rapport avec moi, et que j'ai espéré voir celle que tant] de vertus distinguent, que tant de nobles qualités font aimer (1), tout à fait pour ce Dieu d'a- mour qui seul peut remplir son cœur et lui donner ce bonheur si pur qui seul désaltérera son âme.

« Les hommes ne savent pas aimer; ils nous frois- sent toujours, ils nous dévorent. Leur amour même n'est qu'une convulsion qui plus ou moins nous dé- vaste et, nous] fait penser longuement que ce n'est pas cela qu'il nous fallait.

« Oh! mon Dieu, que vous êtes différent : chaque pensée, chaque volonté qu'on vous offre, le plus petit acte d'amour attire un torrent de grâces ; etc., etc.

Suit un torrent d'éloquence religieuse durant quatre longues pages.

(i) Mm' de Kriidener s'exagère volontiers les vertus et les qualités de la reine Hortense. Dans notre ouvrage sur la mère de Napoléon III, nous remettons tout cela au point.

292 UNE ILLUMINÉE AU XIXP SIECLE

Mme de KrQdener s'était mise en route pour Saint- Pétersbourg à la fin du mois d'octobre. Mais elle s'y rendait par le chemin des écoliers. Elle n'eut pas à se féliciter de la façon dont on l'accueillit en Suisse. Le gouvernement autrichien, qui n'était pas satisfait du rôle d'inspiratrice que cette inspirée avait joué auprès de l'empereur de Russie, non plus que de l'acte de la Sainte-Alliance, auquel il avait bien fallu pourtant souscrire, lui fit susciter mille difficultés. La foule qui venait à ses prédications était toujours un prétexte à l'intervention de la police. L'administra- lion avait encore des ménagements pour la protégée d'Alexandre. La médisance, elle, n'en avait pas. Mais ce qu'elle reprochait au missionnaire enjuponné qui prêchait, chemin faisant, les populations, c'était justement ce qu'il y avait de plus sensé, de^ vrai- ment excellent dans ses paroles. La baronne s'était élevée avec indignation contre les mariages d'argent, « fruit d'ignobles calculs » ; elle avait tonné contre les femmes égoïstes qui n'acceptent, dans le mariage, que les plaisirs, et en rejettent les devoirs et les charges... G'étaitlà le langage de la plus saine raison, et si Mme de Krudener s'était bornée à ces sages exhortations, nous serions le premier à la canoniser. Mais les Suisses, eux, ne virent pas les choses de cette façon. Se sentant probablement atteints dans leurs usages, ils ne pardonnèrent pas à la rude prêcheuse la franchise de sa pensée et de sa parole, et l'ordre lui fut donné de quitter le territoire de Bâle.

(1) M11* Gochclet, Mémoires sur la famille impériale, t. II, p. 22.

LA BARONNE DE KRÙDENER 293

Respectueuse de l'autorité, Mme de Kriïdener se prépara à partir. Mais, ici, il se présentait une petite difficulté. Comment s'en aller sans payer ses me- nues dépenses à Baie? Car, plus « panier percé » que jamais, la baronne avait dépensé tout ce que le Ciel lui avait envoyé, et il ne lui restait plus un sol de l'argent reçu à Paris. Et l'on peut observer à ce sujet que son entourage n'était peut être pas aussi détaché qu'elle des biens de ce monde, car enfin, cent vingt ou cent trente mille francs en si peu de temps, plus trois mille francs de dettes à l'auberge... Peste! on ne jeûnait pas dans la mission prédicante !... Mm'' de Krudener ne s'abaissait pas à ces menus détails de ménage. Elle n'avait qu'à faire part de ses besoins pécuniaires à la Providence, et elle savait, par expé- rience, que ce complaisant banquier avait toujours pour elle de l'argent monnayé en caisse et ne protes- tait jamais ses billets. Écoutons-la plutôt dans sa naï- veté simpliste :

« Je devais mille écus de France, a-t-elle écrit, cent vingt-cinq louis, pour le séjour fait à l'auberge, et je ne savais absolument les prendre. Sentant dans mon cœur que celle à qui je les devais était in- quiète, je m'adressai au Sauveur le matin, et je lui dis : Cher Sauveur, tu sais bien que je ne puis rien faire à cela et que je ne sais comment m'y prendre : tu m'apprends toujours plus que tu me conduis comme un petit enfant qui ne doit s'embarrasser de rien et qui ne doit penser qu'à s'abandonner à toi.

« Le même jour, quelqu'un de très intérieur vient me dire : Je suis chargé, de la part de quelqu'un qui

294 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

ne veut pas être nommé, de vous offrir cent vingt- cinq louis ou mille écus, car il sait que vous en avez besoin, et il vous prie de les prendre sans intérêt pour six mois. Je n'acceptai pas cette clause, mais je me vis tirée d'embarras par ce miracle de miséri- corde. C'est ce qui m'arrive toujours, et voilà pour- quoi je n'ose agir par moi-même (1). »

Un miracle, c'en était un en effet; c'en est toujours un de voir quelqu'un vous offrir de l'argent pour payer vos dettes ou autre chose. Mais quel était donc l'inconnu qui, mis au courant de ses désirs par la Providence, venait offrir à Mme de Kriïdener de la tirer d'affaire en lui apportant la somme exacte pour solder ses dépenses d hôtel? Elle ne chercha pas à le savoir, et nous ne serons pas plus curieux. Mais était-elle heureuse, cette femme, d'avoir ainsi un compte ouvert avec la banque céleste à qui elle n'avait qu'à adresser une prière, sans même prendre la peine de l'écrire et de la faire porter à la poste, pour qu'aussitôt, par mandat télégraphique, on vînt lui compter, chez elle, la somme dont elle avait besoin ! Auprès des humains, il faudrait bien plus de prières que cela pour... ne rien obtenir !

Cependant, si la Providence n'abandonnait pas Mme de Kriïdener, les hommes ne lui étaient pas si cléments. A la suite d'un scandale causé par l'indigne pasteur Fontaine qui avait abusé de sa trop con- fiante bonté, son nom se trouva mêlé aux débats de l'affaire devant les tribunaux. Le bruit en vint aux

(I) Ch. Bynard, Vie de madame de Kriïdener, t. II.

LA BARONNE DE KRUDENER *i95

oreilles de l'empereur Alexandre, qui en fut très con- trarié. Il lui était intolérable de voir celle qu'il avait honorée de son intimité mêlée, même indirectement, aune affaire fâcheuse, à propos de laquelle on ne manquerait pas de prononcer son propre nom à lui. Déjà refroidi, d'ailleurs, à son endroit, par les intri- gues de cour qui le circonvenaient, il paraissait vou- loir l'abandonner à elle-même. De nouveaux tracas d'argent, devant lesquels la Providence, véritable alliée du czar, semblait vouloir cette fois faire la sourde oreille, comme si Ton avait trop abusé de sa bonté, venaient encore compliquer la situation de la missionnaire. Elle écrit le 15 mars :

« ... Nous n'attendons que le moment nous au- rons l'ordre du Seigneur pour aller vers vous. 11 nous enverra aussi les moyens, car nous n'avons pas douze kreutzers aujourd'hui. Gela ne nous empêche pas d'être très contents (1). J'emprunte pour les pauvres et je n'ose plus même prier pour le néces- saire. Je présente ma situation au Seigneur, et tou- jours tout vient à point (2). »

De ce moment, elle erra un peu à travers la Suisse, de ville en village, de chaumière en château. Elle ar- riva ainsi à Aarau. Là, elle se rencontra avec Pesta- lozzi, le grand éducateur des enfants pauvres. Avec son habitude de mettre Dieu dans toutes ses affaires et de voir sa main jusque dans les choses les plus

(1) Il n'y a vraiment pas de quoi!

(2) Ch. Eynard, Vie de M'"° de Kriidener, t. II, p. 133.

29Q UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

indifférentes de la vie, la prophétesse s'imagine que cette rencontre lui avait été prédite à elle-même, et elle le dit tout naïvement :

« ... Un des hommes les plus remarquables de notre temps, écrit-elle, l'ingénieux Pestalozzi, que ses instituts pour les jeunes gens ont rendu célèbre, m'avait fait prier de venir à Aarau. Pestalozzi ve- nant de loin pour me voir, moi, n'étant qu'à une journée de Bâle, je suis venue, et j'ai eu le bonheur, qui m'était connu d'avance par les grandes voies du Seigneur, de voir Pestalozzi, qui était un ange de bienveillance déjà, mais non encore un chrétien tout à fait convaincu... »

Il va sans dire qu'elle acheva de le convaincre. En- têtée de prosélytisme, elle voulait convaincre tout le monde, et la Gazette de Schaffouse, du 1er mai 1810, montre qu'elle faisait toujours des conférences reli- gieuses. Voici en effet ce qu'on y lit : « Mm° de Krit- dener (de Riga), que la régence deBàlea, comme on e sait, forcée de quitter cette ville, se trouve depuis quelques semaines à Aarau, elle prêche l'Évan- gile ; les protestants des campagnes accourent de tous les côtés pour l'entendre. Elle a aussi tous les soirs une conférence pieuse en français avec la classe des habitants d'Aarau qui ont l'esprit cultivé. On prétend que celte dame, qui a beaucoup de connais- sances, et surtout celle du grand monde, a contribué à l'alliance sainte qui a été conclue entre les trois grandes puissances, et sur laquelle la Chambre des Communes d'Angleterre a fait tant d'observations politiques.

LA BARONNE DE KHUDENER 2lM

» Mmo de Krùdener ne donne la préférence à au- cune secte. Ses opinions, qui tendent à la réunion de toutes les sociétés religieuses, sont basées sur les prin- cipales vérités de toutes les confessions chrétiennes ; aussi reçoit-elle des pèlerins de toutes les commu- nions, qui se retirent édiliés après l'avoir entendue.»

Voici quelques autres renseignements complémen- taires sur les conférences de M™8 de Krïidener en Suisse. Ils sont donnés parle môme journal, dans son numéro du 1er juin :

« Au commencement de l'année, JVImc de Krùde- ner se trouvait avec M. Empeytas, ecclésiastique ge- nevois, à Bàle, à X Auberge du Sauvage, elle établit des exercices spirituels et journaliers pour un cercle composé de personnes dont la plupart avaient une réputation de piété. Ces exercices n'avaient d'a- bord lieu que dans sa chambre; mais le nombre des auditeurs s'augmenta bientôt, au point que Mme de Krùdener fut obligée de les recevoir dans la grande salle à manger de l'auberge. La séance commençait par l'oraison mentale. M. Empeytas récitait ensuite une prière à haute voix et prononçait un discours très soigné, qu'il terminait par une prière que tous les assistants écoutaient à genoux. Après cet acte de culte, des personnes choisies obtenaient de Mmo de K ri) lener une audience particulière ; on la voyait sou - vent debout au fond de plusieurs chambres sombres , avec un costume qui imitait celui d'une prêtresse.

» Pendant ces exercices, elle restait dans le re- cueillement et le silence; mais elle s'occupait de dis- tinguer les personnes qui paraissaient les plus tou-

17.

298 UNE ILLUMINÉE AU XIX" SIÈCLE

chées ou avoir le plus besoin d'un changement dans leur conduite ou dans leur disposition; c'était à celles -là qu'elle adressait dans sa chambre des ins- tructions particulières, avec tant d'onction, qu'elle a produit le changement le plus frappant dans la con- duite de quelques demoiselles des premières familles, qui ont mis à sa disposition leurs économies, qu'elle a distribuées aux pauvres. Mais les pères de ces jeunes personnes ne partageaient pas toujours l'en- thousiasme de leurs filles : quelques-uns même pré- tendirent que les soins du ménage diminuaient à me- sure que les exercices spirituels se multipliaient ; de plus, plusieurs personnes ayant tourné en ridicule et troublé ces exercices par des scènes scandaleuses, le gouvernement a défendu à M. Empeytas et à Mme de Krudener de les continuer, en offrant néan- moins au premier, dans le cas il se légitimerait comme ecclésiastique, de lui permettre de prêcher dans l'église française; mais M. Empeytas a quitté Bâle avec Mme de Krudener, et ils ont essayé de ré- tablir leur culte dans le voisinage. Au bout de quel- que temps, la ferveur de la nouveauté s'étant ralen- tie, ils se sont rendus à Aarau, l'on sait qu'ils ont repris avec succès leurs exercices. De tous côtés, les habitants des campagnes accourent en foule pour y prendre part. M""" de Krudener fait des prières dans la matinée et harangue ses auditeurs en allemand ; l'après-midi, M. Empeytas prêche en français devant les personnes instruites et d'un esprit cultivé (1). »

(1) M"' Cochclet, Mémoires sur la famille impériale, t. II, I». 206-2

LA H.VRONNE DE KRUDENER 299

Mais ses prédications effarouchèrent les autorités d'Aarau comme elles avaient effarouché celles de Bàle. Elles furent défendues, tout au moins entravées par la police, et, finalement, on pria la baronne d'aller les faire ailleurs. Elle partitdonc. Au Ilornlein, dans le grand-duché de Bade, elle excita aussi les dé- fiances de l'Administration; mais partout elle faisait le bien, et Dieu sait combien il y avait alors de mi- sères à soulager ! Elle se vengeait des persécutions par la charité : ce fut son plus beau temps et celui-là doit faire oublier celui de sa jeunesse.

De Bade, elle écrivait à M,lc Gochelet : « Je n'ai, pendant le jour et depuis le matin, que très peu de moments à moi : à peine puis-je prier, ce dont j'ai pourtant grand besoin. L'affluence du monde est si grande, que des villages entiers passent presque par ici; je leur prêche l'Evangile de la bonne nouvelle, je les invite d'aller au Christ qui a versé son sang pour nous, je les invite à la repentance et à l'espé- rance dans ses mérites. Je leur donne, ainsi que ceux qui sont avec moi (1) des livres salutaires pour les rappeler à leur salut. »

Avant de terminer sa lettre, Mm* de Krudener fait des vœux pour la conversion de la reine Hortense, qui lui tient décidément bien à cœur. Une reine! Quelle réclame pour sa religion! « Que je suis heureuse,

(l) Il y avait avec elle M. Laroche, M. Eiopeytas, M. Jaeger, M ' Laroche, M™0 Einpeytas.. . c'était une véritable colonie de pieuv bohémiens, uue entreprise ambulante de sermons et ■conversions. Ce n'était pas précisément des saltimbanques, mais, -a cette troupe, il ne manquait que la roulotte!

300 UNE ILLUMINÉE AU XIX1' SIÈCLE

dit- elle, de vous savoir dans ces excellentes disposi- tions, ainsi que votre amie, dont je sais bien appré- cier les vertus et que j'aime avec un bien respectueux attachement.

a Le cœur me dit, chère Louise, qu'elle sera heu- reuse un jour aussi des affections dont son cœur a besoin, ainsi que le vôtre ; Dieu se plaît à nous com- bler de biens, quand une fois il a notre cœur... » Nous ne terminons pas le sermon : Mme de Krïi- dener trouve moyen d'en glisser partout. Aussi bien serait-il cette fois un peu long1 : dix ou douze pages !

Dans une lettre écrite de Bade le 27 janvier 1816, M"1" de Krudener se mêle, comme toujours mainte- nant, de faire des prédictions. « Nous sommes, dit- elle, au moment de voir les plus terribles calamités; peu de mois peut-être, et l'Europe sera boulever- sée... » A la faveur de ces sombres prophéties qu'elle ne fait pas pour la première fois, elle exhorte les gens à se convertir. « 0 ma chère Louise, dit-elle dans la même lettre, je vous en conjure, ne négligez pas le temps qui vous reste pour voire salut éter- nel... » N'est-on pas tenté de dire amen?

Le 12 avril de la même année, toujours tourmenhe par le besoin de prédire et de pousser les âmes au noir, elle mande à son amie : « Les temps de grâce l'Évangile est prêché à toutes les nations sont ar- rivés, et les grandes calamités approchent... » Ce dut être un chagrin pour la brave femme de ne pas voir octroyer ces « grandes calamités » à l'humanité, oli ! pour son bien seulement! Mais Dieu ne voulut pas se ïiùre son collaborateur dans cette œuvre mauvaise et

LA I5AR0NNE DE KRUDENER 301

impie, qu'elle espérait devoir être si bonne; et elle en fut, cette fois comme bien d'autres, pour ses pro- phéties.

Ses prédications lui réussissaient mieux et per- sonne ne venait lui contester les conversions qu'elle faisait. Mais elle en tenait toujours pour ses châti- ments et ne se faisait pas faute d'en menacer, et à bref délai, les pauvres humains. S'excusant d'écrire rarement, elle mande encore, des environs de Bade, à M11, Gochelet : « ... Si vous connaissiez ma vie, les centaines de misérables et de souffrants qui me récla- ment; la misère, le malheur, le désespoir qui, sous mille formes, (suites hideuses du péché), couvrent maintenant une terre de crimes et de désolation, et ne sont que le commencement de ces justes et terri- bles châtiments de l'amour infini qui veut encore sauver ce qui peut être sauvé, alors vous ne vous étonneriez pas de mon silence... »

Klle était en effet très occupée par son pieux mi- nistère qu'elle prenait de plus en plus à cœur et au sérieux. M. de Lavalette, écrivant à Mlle Cochelet vers la fin de cette année 1816, a joint à sa lettre un article qu'il a découpé dans un journal et qui donne les occu- pations delà « sainte » à cette époque; reprodui- sons-le :

« Elle a conlinué depuis un certain temps, à Horn- lein, près de Bàle, sur la frontière de notre granci- duché, ses exercices religieux avec un zèle infati- gable ; elle a fait beaucoup de sensation dans ces contrées ; dernièrement elle s'est placée, un dimanche, sur une petite colline, elle a commencé ses prières

S0'2 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

en plein air. Il s'y trouvait près de mille personnes de tous les états et de toutes les professions, rassem- blées des différentes parties de la Suisse, de l'Al- sace et de l'Allemagne. Notre gouvernement a cru néanmoins devoir mettre des bornes à cet enthou- siasme religieux, et le ministre de l'intérieur a chargé, par une circulaire, toutes les autorités ecclésiastiques et civiles de faire savoir à toutes les communes qu'il était défendu dorénavant d'assister aux exercices de cette pieuse enthousiaste, et de renvoyer les étrangers qui pourraient y venir en quelque sorte en pèle- rinage ; en conséquence Mme de Kriïdener se verra forcée de quitter ces environs et de transférer ailleurs le théâtre de ses instructions et de ses prières publiques, si toutefois elle peut s'établir quelque part d'une manière permanente.

« Il serait assez intéressant d'approfondir quel peut être le véritable but que s'est proposé cette femme remarquable et quels desseins raisonnables elle peut avoir en poursuivant avec tant d'ardeur cette espèce de mission. >>

Ce but avait été tout d'abord de se singulariser par la piété comme d'autres femmes le font par des toi- lettes excentriques ou des idées extravagantes; de faire de cette piété un tremplin pour ses attitudes et ses cabrioles religieuses, et de poser ainsi devant le public ébaubi. L'idée lui en était venue à la suite de certains événements douloureux qui, en des moments de désn-uvrement las, dans le demi-jour de ses rêve - ries mystiques, avaient aiguillé son esprit vers les choses saintes. Elle avait apporté en cet état d'âme

LA BARONNE DE KRÏIDENEK 303

ses vanités de mondaine, bizarrement compliquées d humilité par la nouvelle vocation qu'elle se donnait. Tout d'abord, elle était plus enthousiaste que con- vaincue, plus comédienne qu'enthousiaste. Puis, à force de prêcher les autres, elle avait fini par se prendre au sérieux, par croire elle-même à ce qu'elle disait, par prendre goût à la chose et se convertir à ses propres sermons. Son éloquence avait fait tout l'ouvrage, et, si Mme de Krudener obtint une conver- sion sérieuse, ce fut la sienne. Elle se croyait même en toute sincérité l'élue de Dieu et s'était persuadée qu'elle tenait du ciel même la mission de régénérer le monde. Sa conduite, peu à peu, se dégagea de toute arrière-pensée mondaine, sinon de tous travers et ridicules, car, comme l'a dit son amie M11*' Cochelet, elle prenait toutes ses idées pour des inspirations du Ciel. Et c'est ainsi qu'elle allait parcourant villes et campagnes, tenant un peu de Don Quichotte, un peu de Pierre l'Ermite, et semant la parole de Dieu.

Dans sa poésie du cœur et ses inclinations chari- tables, dans ses élans vers la divinité, M11"' de Krii- dener avait une incontestable piété. Mais ce n'était pas une religion. Sa sagesse tardive, qui n'avait d'abord été qu'un mécompte, une déception d'amour et une rancune, regrettait un passé gênant; elle le condamnait et aspirait à se le faire pardonner par Dieu. Mais un reste d'orgueil, inconscient, je le veux bien, l'empêchait d'accepter la discipline d'une reli- gion qu'elle n'aurait pas faite. Elle empruntait à l'église grecque, au culte protestant, à la religion ca- tholique, ce qui lui convenait et formait de tout cela

30 1 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE

sa religion à elle. Elle avait l'âme essentiellement chrétienne, mais, en redoutant le joug des religions auxquelles elle participait, il s'ensuivait que, croyant en avoir une, elle n'en avait aucune. Aussi, malgré sa sincérité, son âme, si à l'aise avec les dogmes et la discipline des différentes religions, ne se trouvait pas satisfaite. La doctrine chrétienne répondait bien à ses aspirations de cœur et d'esprit, mais son orgueil aurait voulu mieux, Et l'on ne peut être religieux avec orgueil : on ne peut l'être qu'avec abandon et naïveté. Si elle avait sacrifié cet amour-propre intime qui lui faisait donner à sa propre personne et à ses lumières une importance qu'elles n'avaient pas, elle serait alors complètement entrée dans l'esprit chré- tien, dans la véritable humilité, qu'elle était si fière d'afficher, croyant la posséder. Mais alors elle aurait suivi tout bonnement la religion dans laquelle elle était née, que lui avaient apprise ses parents, et c'eût été la véritable sagesse.

Ceci dit, nous ne nous sentons pas la force de blâmer M""' de Kri'idener. Elle obéissait à ce qu'il y a de plus respectable au monde, une conviction main- tenant sincère et absolument désintéressée : elle faisait le bien, elle soulageait les malheureux. Ayons pour elle l'indulgence que Jésus eut pour Madeleine : Remittuntur illi pcccata multa quia dilexit mul- tum. Non pas parce qu'elle a aimé une légion plus ou moins grande d'amants, mais parce qu'elle s'est repentie de ses fautes, qu'elle a aimé le bienetqu'elle l'a fait. Dès lors, elle ne peut plus mériter que notre respect, l'admiration et la reconnaissance de tous.

LA BARONNE DE KRUDENER 305

Nous ne la suivrons pas dans ses pérégrinations. Bornons-nous à dire, ce que le lecteur a déjà dégagé des extraits de lettres et de prédications que nous avons mis sous ses yeux, que la doctrine de M"1" de Kriidener était, avec les leçons de choses de la charité, ce mysticisme charmant et simpliste des premières églises chrétiennes, qui n'étaient autre chose que des confréries; c'était un peu la doctrine des méthodistes qui poursuivent une régénération humaine opérée par la grâce efficace sans aucun effort humain. Son lan- gage imagé plaisait, aux pauvres surtout. 11 leur plaisait d'autant plus qu'ils y trouvaient des décla- mations contre les mauvais riches, et des aspirations vers cet idéal d'égalité qui devrait exister entre tous les hommes.

C'était assurément un spectacle peu banal que de voir la petite- fille du maréchal de Mûnnich, une an- cienne ambassadrice de Russie, une grande dame aussi distinguée que cultivée, venir vivre d'une vie toute rustique, marchant à pied dans les chemins boueux, errant de village en village, endurant des fatigues et des privations auxquelles ne l'avait pas habituée la large aisance, l'opulence même de sa vie passée, pour répandre les doctrines qu'elle croyait avoir mission de faire connaître aux hommes. Il fallait pour cela du caractère, et beaucoup. Car, outre les fatigues et les privations, les railleries pleuvaient sur elle et sur toute sa troupe prédicante, le ridicule pouvait l'atteindre... Mais elle n'en avait pas peur. Sa foi était si forte, sa charité si vraie, qu'elle était au- dessus des atteintes de la malignité humaine, tou-

306 UNE ILLUMINÉE AU XIX'' SIECLE

jours si prompte à condamner ceux qui font le bien €t à adorer ceux ou celles qui font le mal. Mais elle ne pardonnait pas toujours, au contraire de Jésus, à ceux qui la persécutaient ; et lorsqu'elle fut chassée de Zurich, elle se retourna vers la ville et la maudit •en disant, dans son style biblique, ponctué d'un large geste théâtral : « Malheur à toi, ville profane, les enfants eux-mêmes ont déjà des visages d'Holo- pherne!... »

Au mois de mai 1817, comme M. Kellner, un de ses vicaires, avait fondé un journal : La Gazette des Pauvres, qui n'eut du reste qu'un numéro, gazette •que les pauvres devaient recevoir gratis pour l'échan- ger avec les riches contre du pain et des vivres, on s'émut beaucoup de ce fait, pourtant bien simple, et Mme de Krûdener fut attaquée dans toute l'Europe pour ses tendances subversives. L'on n'aimait alors ni le nouveau ni le progrès, et cette idée, excellente en soi et qui pouvait amener quelque bien, fut haute- ment condamnée. Mais, comme toujours, l'esprit de secte s'en môlait. M. deBonald,si chrétien pourtant, publia dans le Journal des Débats un article, assu- rément spirituel, mais dont la charité chrétienne n'était pas le mérite le plus recommandable. Après avoir ergoté sur les riches, sur les pauvres et les <lroits de* chacun il dit : « M""' de Krûdener a été jolie ; elle a publié un roman, peut être le sien ; il s'appelait, je crois, Valérie: il était sentimental et passablement ennuyeux. Aujourd'hui qu'elle s'est jetée dans la dévotion mystique, elle fait des prophé- ties. C'est encore du roman mais d'un genre tout

LA BARONNE DE KRUDBNEB 307

opposé. L'amour avait dicté le premier; celui-ci sem- ble n'inspirer que la haine, et si la figure de l'auteur a changé comme son genre, Mw de Krudener peut avoir des disciples, mais elle n'aura plus de sou- pirants. »

Voilà qui n'était pas très galant, ni même très exact, et un gentilhomme comme M. de Bonald, qui avait peut-être rencontré Mme de Krudener dans la charmante « petite société » de la rue Neuve-du- Luxembourg, tous deux allaient sous le Consulat, aurait pu se dispenser de cette impertinence gratuite envers une femme qui, en somme, si elle avait été légère, ne cherchait plus qu'à faire le bien. Gomme s'il y en avait trop de celles-là ! Ah ! il se serait bien gardé de l'égratigner lorsqu'elle ne s'occupait que de galanterie et qu'elle prêtait le tlanc, avec son Garât, à de justes critiques!

Mais M. de Bonald aggrave encore son manque d'égards par le désir de faire de l'esprit. Enfin, pour une fois qu'il lui arrive d'en avoir... « L'Évangile à la main, continue-t-il, j'oserai lui dire que nous aurons toujours des pauvres au milieu de nous, ne fût-ce que de pauvres têtes. » Et c'est en brandissant le livre de charité par excellence, qu'il manque ainsi de cha- rité !... Ah ! monsieur de Bonald, un peu de justice et d'indulgence pour \os ennemis, voyons, même pour les femmes !... On en aura alors pour vous, et nous ne dirons à personne que vos écrits sont plus tristes et plus ennuyeux que... les sermons de Mm'' de Krudener.

Benjamin Constant se fit le champion de son an-

30S UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIECLE

cienne amie dans le Journal de Paris. Il eut le tort de le faire en empruntant le style de M. de Bonald. « Il ne devait pas, dit-il, prendre l'Évangile pour trouver un pareil jeu de mots; Brunet et Potier (1) auraient fort bien fait son affaire. Si telle est l'imagination des têtes les plus riches, c'est une consolation pour le vulgaire, et l'on peut s'écrier, l'Évangile à la main : Bienheureux les pauvres en esprit! (2)

Mm0deKriïdener, quecespolémiques n'émouvaient plus, continua à errer à travers l'Europe. Elle traversa le Wurtemberg, la Bavière... A Leipzig, les pauvres assiégeaient sa porte, à laquelle avaient été placés deux factionnaires, non pas pour lui faire honneur, mais pour maintenir Tordre, et elle prêchait ces sol- dats en même temps que la multitude. M. Empeytas, son coadjuteur, M. Kellner, son grand vicaire, du- rent alors se séparer d'elle. Aussi bien ses affaires étaient-elles en fâcheuse posture. La Providence semblait la lâcher. Berlin lui fut interdit, Saint-Pé- tersbourg et Moscou également. Que faire?... Elle se résigna à gagner la Livonie et se retira dans une de ses terres. EUe y trouva un repos dont elle avait le plus grand besoin et se borna dès lors à se mêler aux réunions des frères moraves, pour qui elle avait une grande sympathie de cœur.

Remise de ses fatigues, mais lassée bientôt de son inaction et toujours porlée à prendre de plus en plus ses caprices de femme pour des ordres du ciel, elle

(i) Deui acteurs comiques du temps. (2) Voir, pour cette polémique, le Journal de Paris du 80 mal 1817.

LA BARONNE DE KHUDENER 309

voulut, en 1818, aller à Saint-Pétersbourg. Mais elle n'en obtint pas la permission. Malgré la sympathie que l'empereur Alexandre avait toujours pour elle, il ne voulait pas la recevoir et aimait mieux la savoir ailleurs que dans sa capitale. Peut-être craignait-il qu'elle ne songeât à reprendre sur lui quelque in- fluence politique, peut-être voulait-il simplement écarter tout commentaire de la malveillance des cours et des chancelleries. Et ce fut avec les formes les plus courtoises qu'il lui fit connaître qu'il ne pouvait lui accorder le séjour de Pétersbourg.

MmedeKrudener se résigna donc à vivre en Livonie. Elle y demeura, confinée dans ses pieuses œuvres et dans une vie toute contemplative, jusqu'en 1824. Elle obtint alors la permission d'aller à Saint-Pétersbourg et s'y rendit avec son gendre et sa fille.

Mais c'était l'époque la Grèce combattait pour son indépendance. M"1L' de Krudener prit chaude- ment le parti des Grecs. Elle parlait en leur faveur dans toutes les réunions elle allait et cherchait à provoquer pour eux un mouvement dans les hautes classes de la population russe. L'empereur, qui croyait que le temps avait calmé ses ardeurs, la trouva décidément trop remuante. Il avait assez à faire à suivre la politique extérieure, sans qu'une femme vînt lui susciter des embarras en excitant, par ses intempérances de langue, les passions religieuses ou politiques de ses sujets. Aussi la fit-il inviter à s'éloigner de la capitale. 11 lui permettait de s'établir dans toute autre ville quelle choisirait, à l'exception de Moscou.

310 UNE ILLUMINÉE AU XIX0 SIECLE

C'est alors que Mmc de Kriidener, qui avait la nos- talgie du ciel bleu, du soleil et d'une température douce, qui avait de plus à soigner une santé fort dé- faillante, se décida à partir pour la Grimée. Ce fut le dernier voyage de cette femme qui avait passé une partie de sa vie à voyager. Elle mourut à Kharazou- Bazar, en Grimée, le 25 décembre, jour de Noël de cette année 1824.

Sa mort fut celle d'une sainte.

La France doit garder d'elle un pieux souvenir, d'abord parce qu'elle l'a aimée avec enthousiasme et qu'il faut aimer ceux qui nous aiment, ensuite parce qu'elle fit du bien, beaucoup de bien en soulageant nombre d'infortunes. Quelles erreurs ne seraient pas rachetées, quelle vie ne serait pas sanctifiée par tant de bonnes actions? Surtout dans un siècle l'on voit tant d'égoïstes, de jouisseurs et de malhonnêtes gens respectés? Mme de Kriidener se dépouilla de ses biens pour soulager les malheureux, et on ne l'honorerait pas, alors que l'on honore des fripons qui dépouil- lent les malheureux pour s'enrichir? Elle savait, de plus, trouver dans son cœur les paroles consolantes qui font tant de bien à ceux qui soufirent et les ai- dent à atteindre patiemment et sans trop de déses- poir le terme de leur vie de misères. Les heureux ne se doutent pas, dans leur égoïsme satisfait et dans leurs béates jouissances, du bien qu'ils pourraient faire s'ils avaient un peu de cœur. Mais ceu x qui ont souffert de l'excellence de leur propre cœur, de la sécheresse et du mauvais cœur des autres, ceux qui ont souffert de la pauvreté et de la maladie, ceux-là

LA BARONNE DE KRUDENER 311

béniront toujours la mémoire de M"" de kriidener et diront : elle fut bonne.

C'est le plus bel éloge que l'on puisse faire d'une femme.

Pourquoi y en a-t-il si peu à se soucier de le mé- riter?

FIN

PENSEES

DE

MADAME DE KRUDENER Publiées dans le Mercure de Fronce du 10 vendémiaire an XI,

Variétés. Les pensées suivantes sont extraites des manuscrits d'une dame étrangère qui a bien voulu nous permettre de les publier dans notre journal. Quand on pense avec tant de délicatesse, on a raison de choisir pour s'exprimer la langue de Se vigne et de La Fayette.

11 est des choses d'obligation pour certaines âmes, qui prouvent l'excellence de ces âmes, et qui paraissent folie à celles qui sont moins

Dans le bien que nous faisons, pensons surtout que nous devenons meilleurs et n'exigeons rien des autres.

18.

314 UNE ILLUMINÉE AU XIX^ SIECLE

Il est des amitiés du monde comme des petits dia- mants qui brillent sans avoir de valeur.

Les gens médiocres craignent l'exaltation, parce qu'on leur a dit qu'elle pouvait avoir des suites nuisibles ; ce- pendant c'est une maladie qu'on ne peut pas leur donner.

On peut dire que la plupart des gens du monde n>- vivent que de petites idées, comme le peuple ne vit que de petite monnaie.

Il faut garder le bien qu'on veut faire comme un se- cret, afin que la folie ou la méchanceté ne l'étouffé pas au berceau.

Les grands débris nous touchent encore : mille raisons de s'intéresser à soi-même accompagnent la vie de celui qui a connu les grands dévouements ; et celui qui souf- frit par l'amour ou par l'amitié est encore plus riche que celui qui ne les connut jamais.

C'est la religion chrétienne qui a appris à la verlu ;i jouir de son secret.

La rertujuge l'intention et la gloire le Buccès.

Si le peintre, I'- poète, l'homme de génie sont envia- bles, c'est bien moins pour la gloire qui les attend que p ir- le sentimenl «in beau qu'ils portent en eux.

LA BARONNE DE KRUDENER 315

Une des grandes punitions des scélérats, c'est d'être dans le secret de leurs vices et de se connaître, encore plus qu'ils oe sont connus des autres.

L'opinion publique esl un impôt que les nommes paient

en jetant quelquefois une grosse pièce d'or à. la bar- rière; mais les femmes sont tenues à payer toujours, et à solder denier par denier.

Il y a des gens qui ont eu presque de l'amour, presque

<le la gloire, et presque du bonheur.

Il y a des regards qui sont des paroles, et des voix qui sont de la musique.

Dans l'arène de la vie comme dans celle combat- taient les gladiateurs, celui qui tombe n'est pas toujours le plus faible. C'est souvent le plus fort et celui qui a le plus longtemps résisté.

Peu d'hommes savent descendre jusqu'aux besoins des autres hommes sans craindre de se compromettre : tant de douces images dans la nature semblent pourtant les y inviter! L'arbre chargé de fruits s'incline vers le sol, et la nuée chargée d'une pluie bienfaisante s'abaisse aussi vers la terre altérée.

Ceux qui regardent vivre verront qu'ils préparent sou- vent eux-mêmes les maux dont ils se plaignent

On cherche tout hors «le soi dans la première jeunesse;

nous faisons alors des appels de bonheur à tout ce qui existe autour de nous, et tout nous renvoie au dedans de nous-mêmes peu ô peu.

Plus nous nous perfectionnons nous-mêmes, plus les choses hors de nous s'embellissent.

316 UNE ILLUMINÉE AU XIXe SIÈCLE

Des gens qui seraient désolés d'attirer sur nous un malheur réel se croient en droit de nous accabler jour- nellement de mille petits déplaisirs, et font de tout cela à la lin une montagne bien plus rude à passer que ne l'eût été une calamité réelle.

On ne cultive pas avec assez de soin le sentiment du bien dans les âmes jeunes et tendres; on devrait se dire pourtant que sans enthousiasme il n'existe pas de prin- temps moral, et sans ileurs, il n'est pas de fruits.

Ce n'est pas toujours l'objet de notre amour qui nous honore, mais ce que nous aimons dans cet objet.

Les âmes froides n'ont que de la mémoire. Les âmes tendres ont des souvenirs, et le passé, pour elles, n'est point mort, il n'est qu'absent.

Le meilleur ami à avoir, c'est le passé.

Dire aux hommes ne suflit pas; il faut redire et redire

encore : l'enfance n'écoute pas, la jeunesse ne veul pas

écouter, et si la vérité est enfin accueillie, c'est que, de

sa nature, <1 le est infatigable et qu'après avoir été rebu-

elle trouve enfin accès par sa persévérance.

Il faut ipu; les beaux mouvements de la jeunesse de- viennenl des principes dans l'âge mûr.

La pensée de l'homme est un océan qui mène L'âme aux plus ravissantes découvertes, aux îles enchantées comme aux plus affreux écueils.

LA BARONNE DE KRUDENER 317

Souvent Ton résisterait à ses propres passions et l'on atraîné par celles des autres.

Aimer la vertu vaut mieux que de se croire capable d'être vertueux. La vie ifest jamais an traité de morale,

elle es! un essai.

Il y a des hommes qui vivent de tout ce qui fait pres- sentir la continuation de la vie; ils devinent la vertu et l'admirent quand ils la trouvent. Ils contemplent le ciel et se sentent plus heureux de la grandeur de la nature; ils croient à l'amitié età l'amour même en ne l'éprou- vant pas. Il y a d'autres hommes qui se croient plus avancés que les premiers ; les moyens de bonheur ne sont pour eux que des moyens de parvenir; ils croient se jouer de ceux qu'ils sacrifient, ils se dégradent de plus eh plus et finissent par ressembler à ces automates si vantés qui ont tous les traits de L'homme, hors les bat- tements de son cœur.

La vie est comme le tonneau des Danaïdes : elle laisse écouler les douleurs et les félicités, toute la folie et toute la sagesse de l'homme; mais la conscience prend l'em- preinte de tout ce qui se passe, et, semblable à un mi- roir magique, elle retrace à l'homme ce qui le console ou L'afflige d'avoir vécu.

Ko amour, on i le même plaisir à se voir qu'en amitié

à si' revoir.

Lésa a de L'espérance empêchent de peser sur la

Il n'y a que les gens d'esprit qui sachent paraître dupes ;

18

818 UNE ILLUMINÉE AU XIX SIECLE

ils connaissent à fond les deux rôles et choisissent le plus beau.

Les âmes fortes aiment, les âmes faibles désirent.

Une très belle femme, avec les traits de la noblesse et sans les vertus douces et actives de son sexe, ressemble à un beau lys auquel la nature n'aurait pas donné de parfum

Il faut faire adopter le devoir par le sentiment; c'esl un serment de fidélité.

La vie ressemble à la mer, qui doit ses plus beaux ef- fets aux orages.

C'est un bel éloge à faire de quelqu'un, au milieu de la corruption du monde, que de le croire digne d'être ap- pelé romanesque. Ce sont des titres de chevalerie chacun ne ferait pas facilement ses preuves.

Il y a des femmes qui traversent la vie comme ces

souffles de printemps qui vivilicul tout sur leur pass

Il y a «1rs langueurs dans l'âme qui la rendenl si mé- ancolique qu'elle se jette dans une forte passion, connue n se jette dans la rivière au plus fort de l'accablement «l'un jour d'été.

C'est faire un grand tort à ceux que m. us aimons de vouloir leur ménager «les surprises, nous leur volons l'espérance.

LA UARONDE DE KRÙDENER 310

Il y a tanl d'êtres qu'on pourrail aider avec si peu! Mais il faudrait avoir su descendre dans les petites condi- tions pour savoir ce qu'on peut avec peu : la poussière des Heurs suffit à l'abeille.

Le bonheur obscur et caché ne parait pas bonheur à la plupart des hommes, comme si L'amande en était moins douce parée qu'un noyau épais l'enveloppe.

La mélancolie des âmes tendres et vertueuses esl la station entre deux mondes. (Mi seul encore ce que cette terre a d'attachant, mais on est plus près d'une félicité plus durable.

TABLE HES MATIÈKES

Introduction v

CHAPITRE PREMIER

Coup d'oeil général sur la société pari-ienue au temps de Louis XVI. Jeunesse de Mlu de Wietinghoff. La Li- vonie. Goût de MUo de "Wietinghoff pour la campagne-

Voyage à Spa. Portrait de la petite Julie. Voyage à Paris. Demande en mariage. Le baron de Kriulener.

M11* Julie épouse le baron de Knidener. Lune de miel.

Naissance d'un fils. Départ pour Venise Amour et voyage de noces. Dissemblances de goûts. Enivrements de la vie à Venise. Incompatibilités d'humeur. La ba- ronne est trop romanesque et son mari ne l'est pas assez.

Excès de sensibilité. Le comte Alexandre de Stakiefl'.

Amour platonique. Ilève et réalité. Bonheur et plaisirs. Dissipations et charité. A Copenhague. En- core M. de Stakicff. Fragilité humaine. Brouille dans In ménage. Naissance d'une fille. Départ de la baronne pour Paris \

CHAPITRE II

M018 de Knidener à Paris. Son portrait peint par elle- même. Elle fait la connaissance de M . Suard . Sa liaison avec lui. Indiscrétions de M. Dominique-Joseph Garât sur cette liaison. Tendances au mysticisme. Goûts litté- raires et artistiques. Amitié pour Bernardin de Saint-

322 TABLE DES MATIERES

Pierre. Mœe de Kriidener dans le salon de l'abbé Mo- rellet. Vie mondaine. Fin d'idylle et mariage de M. Suard. Mme de Kriidener part pour le Midi. La vallée de Vaucluse. M. de Lezay-Marnésia. Le comte de Frégeville. Liaison de Mmê de Kriidener avec cet officier. Commencement de la Révolution. Le lieute- nant de Frégeville ramène la baronne à son mari. De- mande en divorce. M. de Kriidener envoie sa femme dans sa famille. Retour de la baronne à Riga. Eucore M. de Stakieff. Désillusions. La baronne passe l'hiver à Leipzig. Lettre à Bernardin de Saint-Pierre i2

CHAPITRE III

M. de Kriidener est nommé ambassadeur à Berlin. Salon de l'ambassadrice. Rivarol. Le comte de Tilly. Froisse- ments mondains. Aveuglements de vanité. Désir d'aller à Paris. Départ pour la Suisse. Vie de Mme de Krii- dener a Lausanne. Excursions à Genève et à Coppet. Chez Mme de Staël. La danse du chàle. Mm» de Kriidener commence à Genève son roman de Valérie. Importance qu'on donnait à la danse. Salon de Mme de Staël à Paris sous le Consulat. Salon de Mme de Beaumont. Mme de Kriidener voudrait avoir un salon littéraire. Pensées in- sérées au Mercure. Vanité littéraire. Complaisante bonté de Bernardin de Saint-Pierre. Petite jalousie de Mme de Kriidener pour Mme de Staël "'.»

CHAPITRE IV

Liaison de M™6 de Kriidener avec Garât. Déception d'amour et d'amour-propre. Retour définitif à la vertu. Mort du baron de Kriidener. Départ de la baroune pour Lyon. Deuil et distractions. Va Irrie. Réclame savante au- tour de ce roman. Petits manèges d'auteur. « Le monde est si bête! » Un peu de jalousie. Un peu de vanité. Alléluia d'amour. Retour de la baronne à Paris. Valérie est lue à. un petit cercle d'amis choisis. M"' de Beaumont très souffrante. La baronne écrit a Chateaubriand en cette pénible circonstance. Succès pro- digieux de Valérie: sujet de ce roman. Réfutation d'une erreur : Mra* de Kriidener n'a jamais mis les pieds dans le monde du Directoire. La baronne fait hommage de ton

TABLE DES MATIERES 323

Livre au premier Consul. -— Mauvais accueil que lui fait le géuéral Bonaparte. Raucuue. Mra# Je Krudener quitte Paris et retourne a Riga 111

CHAPITRE V

Mœo de Krudeuer prend le parti de se ranger. Accès de re- ligiosité mystique. Petites vanités de la baronne. Ca- ractère de sa piété. Les lettres de Mra0 de KruJeuer. La Bible devient son livre de chevet. Lettre à Mm* Ar- mand. — Piété excessive. Mm" de Kriidener et la reine Louise de Prusse. Les frères moraves. Iung Stelliug le théosophe. A la petite cour de Bade. Oberlin. Fré- déric Fontaine. Maria Kumuiriu. M™8 de Kriidener est expulsée du Wurtemberg. M. J. de Norvins et M. Bi- gnou l'accueillent à Bade. M1U Juliette de Kriidener. Illusion dernière et déception. Côté personnel et vaniteux de la baronne. Embarras d'argent : prétendue interventiou de la Providence en cette affaire. Belle et longue lettre à M11* Cochelet 155

CHAPITRE VI Mme de Krudener s'adresse à la Providence, dans un embarras pécuniaire : succès de sa démarche. Elle se rend à Stras- bourg. — M. de Lézay-Maruésia. M. Empeytas. M™* de Ivruiener prend ses idées pour des appels de la Providence.

Discussious religieuses. L'ange blanc et l'ange noir. Chute de l'Empire : Mm* de Kriidener revient à Bade. Mort de M. de Lézay. Prédications de la baronne. Ses prophéties : elles ne sont encore que la plus élémentaire perspicacité. M11' Cochelet, lectrice de la reine Hortense.

Amitié de Mœe de Krudener ponr elle. M11' de Stourdza, demoiselle d'honneur de l'impératrice Elisabeth. Lettres curieuses de M™* de Kriidener. Elles sont mises sous les yeux de l'empereur Alexaudre. M°" de Krudeuer est reçue par son souverain. Habileté avec laquelle elle a su se ménager uu accueil. Entrevue remarquable. Lettre de l'empereur Alexandre. Ses dispositions mystiques. Faveur dont jouit M"' de Krudener auprès de' lui. La baronne Te suit à Paris. Intimité et conversations reli- gieuses. — Piété théâtrale et prosélytisme de Mm# de Krii- dener 186

324 TABLE DES MATIERES

CHAPITRE VII

Le général de Labédoyère. Par suite de quelles circous- tances Mm9 de Kriideuer se trouve mêlée à sou affaire. Mme de Labédoyère sollicite l'intervention de la baronne en faveur de son mari. Anciennes relations de Mm* de Krii- dener et de M. de Labédoyère. Intérêt spirituel de la ba- ronne pour le condamné. Exécution de Labédoyère. Lettres pieuses. Belle conduite de madame de Labédoyère.

Piété et charlatanisme. Idées religieuses de Mœe de Krudener. Nombreuse affluence dans son salon. Cu- riosité et enjouement. La baronne prêchante la prison de femmes de Saint-Lazare. Mouvement religieux à Paris en 1815. Lettre remarquable de Mme Swetchine. Revue de l'armée russe au camp de Vertus. Brochure de Mme de Krudener sur cette solennité religieuse. Manie de pré- dication. — Acte de la Sainte-Alliance : part de Mme de Kru- dener à cet acte. Benjamin Constant dans le salon de Mm# de Krudener. Mm Récamier et la baronne. . . 22Ç

CHAPITRE VIII

Désir de Mme de Krudener de convertir Mm# Récamier à sa religion. Salon delà baronne à l'hôtel Montcheuu. Cé- rémonies religieuses dans ce salon. Benjamin Constant est l'intermédiaire de Mm« de Krudener auprès de Mrae Récamier.

Embarras d'argent : la baronne s'adresse encore à la Pro- vidence. — Toujours des miracles. Conversion de Dticis-

Indifférence de Mm# Récamier. Mme de Krudener quitte Paris. Ses prédictions contre la grande ville. Lettre a Mlu Cochelet. Prédications en Suisse. La baronne est expulsée de l'aie. Encore les miracles d'argent. Pes- talozzi. La Gazette de Schaffouse. La baronne est ex- pulsée d'Aarau. Prédictions. Lettre à M1Ie Cochelet. Piété de M"" «le Krudener. M. de Bonald attaque Mra0 de Krudener dans le Journal des Débats : Benjamin Constant la défend. Dernières années de Mn,e de Kriideuer. Sa mort 275

PENSÉliS DE M"e LE KltUDI'NKR 311

J.MlLli COI-IN, IMl'KIMl.KI I QB LAONY rS.-fl-M.,

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<o/ Le Livre pour Tous x&

i$AUDISSIN (Cte WOLFF DE).

Gens de la Haute. Bismarck. Lettres à sa femme

pendant la guerre de 1S70. Jean Bouvier Nos bous Curés. Jean Bouvier. Sécularisée. Théodore Cahu. Les Amants

d'Ixelles. Carolus. Le Secret de Salomé. Lieutenant Charly. Une petite

Garnison França.si-. Coupin. L'Amour chez lesbêtes. Jean Drault. Le Gosse au

Sergent-Mâjor. Fay-Petit. La Libératrice. Pascal Fokiiiuny. L'Altesse. Pascal Forthuny. Le Roi

Régicide. Géniaux. La rue de la

Fernni" sans* Teste.

n iard. Humanité. Johannès Gravier. Rose et

Rouge. Grand Carteret. La France

jugée par l' Allemagne.

lin. L'Inutile Révolte. Gyp. En Balade. Arthur Heulard. Tu esPetrus. Jules Hoche. Saint-Lazare. 1 Hoche. Le Vice Mortel.

florin La Carrière de

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l /ik. i l'Amour.

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Masson - Forestier. L'At- taque Nocturne.

André Maurel. La Che- vauchée.

André Maurel. Mémoires d un Mari.

Jules Mazé. Les Amants de Trigance.

Louis Morin. Carnavals Parisiens.

Novakowski. Une Caserne Allemande.

O. Suli. Artiflots.

Lise Pascal. La Fille deCircé.

Georges Régnal. Mademoi- selle Pas d'Amour.

Georges Régnal. Deux Ten- dresses, Deux Détresses.

Richard. L'Armée et la Guerre.

A. Robida. La Clef des (

Clément Rochel. Cervantes Inédit.

LÉONCE ROUSSET. Colite-

Lointains.

Fernand Sarnette Mé- moires d'un Forçat Innocent. es Sorrèze. En dérive

Armand Sii.vestri Gauloi sert--. Nouvelles.

Armand Silvi opilants.

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