LINCOLN ROOM
UNIVERSITY OF ILLINOIS LIBRARY
ABRAHAA LINCOLN
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V
DN GRAND AMÉRICAIN
Abraham Lincoln
PAR
EUGÈME MONOD
LAUSANNE GEORGES BRIDEL & C^^ ÉDITEURS
Paris : Librairie Fischbacher 33, rue de Seine
IMPRIMERIES RÉUNIES S. A. LAUSANNE.
L63
V
B ty\ 1 5
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F\ la jeunesse de mon pays
je dédie ce livre.
Lincoln fut humble, mais tenace. Il eut dès son enfance un idéal au fond du cœur comme une étoile au fond du ciel qui guida ses pensées et ses actes.
Toujours sobre et toujours loyal, il fut un homme.
Aimant son pays jusqu'au dévouement, ce fut un grand citoyen.
Dans sa patrie, il est vénéré comme chez nous Winkelried et Davel. Mais il n'appartient pas seu- lement à l'Amérique : il est entré dans Thistoire. Sa vie est riche en sublimes leçons, leçons d'éner- gie, de probité, de justice, de modestie, de franche jovialité, d'abnégation.
Que ces leçons s'égrènent dans vos coeurs et que vous preniez autant de plaisir à lire ces pages que j'en eus à les écrire. C'est mon vœu et ce sera ma récompense.
EuG. M.
391904
Sauvage berceau.
En 1769, Daniel Boon, le célèbre chasseur, quitta sa ferme et sa famille, en Virginie, et se dirigea vers l'Ouest; il avait appris qu'il se trouvait là un coin de terre merveil- leux, le plus riche de l'Amérique du Nord, le Kentucky, que les sauvages Indiens nommaient le « territoire sombre et sanglant ». Après un pénible voyage à travers des chaî- nes de montagnes, il arriva sur une colline d'où il con- templa avec ravissement la vaste plaine qui s'étendait au nord-ouest.
C'était un pays de forêts et d'herbages, une nature sauvage et presque vierge ; dans les vallées larges et bien arrosées, les fauves abondaient ; l'ours et l'élan rôdaient dans les bois ; des troupeaux de buffles pâtu- raient sans crainte. La nuit, les loups hurlaient autour du campement. Et, toujours, les Indiens guettaient, défendant leurs territoires contre les blancs envahisseurs.
C'est là, dans cette terre pleine de promesses, que, la guerre de l'Indépendance étant terminée, un grand nom- bre de citoyens de la libre Amérique vinrent chercher un asile, un foyer. C'était la marche vers l'ouest qui commen- çait. On abandonnait les rives de l'Atlantique, leurs plaines et leurs vallées pour se diriger vers les monts AUeghany, les franchir et descendre vers les terres nouvelles.
En 1780, Abraham Lincoln, le grand'père de notre héros, vendit ses domaines de la Virginie et se joignit aux émigrés. Cette vente lui avait rapporté quelques milliers de dollars avec lesquels il acheta trois lots de terre, dans la vallée de la Green River, près des villes actuelles de
8 CHAPITRE PREMIER
Covington et Louisville. Il y amena sa femme et ses cinq enfants dont le cadet avait deux ans.
Le vieil Abraham'[Lincoln était l'ami et le parent de Daniel Boone. Ses ^enfants l'avaient suivi avec enthou- siasme, car ils aimaient la vie solitaire en pleine forêt et se plaisaient au travail comme à la chasse ; très souvent, l'un n'allait pas^^sans l'autre : il fallait poser l'outil et pren- dre le fusil pour abattre un fauve ou un Indien.
Un jour de l'an 1784, dans une clairière où il travail- lait avec ses trois garçons, Abraham tomba mort, tué par la balle d'un Peau-Rouge caché dans les buissons. L'un des fils s'en alla demander^du secours au fort le plus voisin^ pendant que l'aîné, Mordecai, courait à la cabane et s'ar- mait de sa carabine. De là, il aperçut un Indien qui bondis- sait vers le plus jeune frère, le petit Thomas, qu'on avait laissé près du cadavre du père. Que faire ? Il passa le canon de son arme entre deux poutres de la cabane ; l'émotion lui poignit le cœur ; il se ressaisit, il visa une amulette blanche que le sauvage portait sur la poitrine et fut assez adroit pour atteindre l'Indien qui s'affaissa sur le sol.
C'est ainsi que Dieu sauva la vie de ce jeune enfant qui devait devenir le père du grand Abraham Lincoln.
Après cette sanglante journée, Mordecai hérita des biens du père, selon les lois du pays. Il vengea la mort de son père en se livrant pendant ses loisirs à la chasse des Peaux-Rouges. Il fut d'ailleurs un homme très considéré et revêtit la charge de juge puis celle de député à la légis- lature du Kentucky.
Le cadet, Thomas, devint un garçon de ferme, louant ses services ici et là et gagnant peu. Il n'y avait pas d'école où aller, et il n'apprit jamais à lire; il ne sut jamais non plus exactement quel était son nom : on l'appelait tantôt Lincoln, Linkorn, Linculm ou Linkern. Plus tard, sa femme lui apprit à former les lettres de sa signature.
Il entra en apprentissage chez un charpentier nommé Hanks. A vingt-huit ans, il épousa la nièce de son patron^
SAUVAGE BERCEAU Ç
Nancy Hanks, une orpheline d'un lustre plus jeune que lui, à la taille élancée et aux traits anguleux. Encline à la mélancolie, elle était très intelligente et possédait une forte mémoire, un jugement sûr et droit. Elle aimait à lire et, comme les livres étaient rares, elle lisait sa Bible et s'en nourrissait avec ardeur. Elle montra, en mainte occasion, beaucoup d'héroïsme et de sang-froid. Sa mentalité l'éle- vait au-dessus des gens de son entourrage, au-dessus de son mari. D'ailleurs, la condition sociale des Hanks était supérieure à celle des Lincoln.
La noce fut bruyante, le banquet plantureux et varié, la joie très grande : une vraie noce flamande.
Le pasteur qui bénit leur union exerçait, à côté de son ministère, la profession de charpentier.
Thomas emmena sa femme dans un hameau près de Elisabethtown. Ils habitèrent une mauvaise hutte qui, plus tard, servit d'étable. C'est là que naquit leur premier en- fant, Sarah.
Dans ce pays, où tous les colons savaient manier la hache, le métier de charpentier ne nourrissait p*as son homme ni sa famille. Thomas était très pauvre et l'avenir ne lui souriait pas. Il devint colon à son tour.
Il abandonna son premier foyer, traversa la rivière Nolin Creek et s'établit sur l'autre versant, près de Hod- gensville. Le terrain, à peine défriché, maigre et presque stérile, avait peu de valeur. Mais il y avait là une source délicieuse ombragée par un bouquet d'arbres. Cette eau jaillissante donna son nom à la ferme : Rock Spring, la source du rocher.
Thomas abattit des arbres et, avec leur tronc brut, il construisit une cabane. C'était un logis fort misérable. Une mauvaise porte donnait accès à une seule pièce éclairée par une petite fenêtre sans vitre. La terre battue servait de plancher. Les poutres, non équarries ou mal assujetties, laissaient entre elles des interstices où passaient le vent, la pluie et le froid et par où l'on pouvait aperce- voir le paysage des alentours. Sur l'un des côtés, un foyer
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vaste servait de cuisine ; la fumée s'échappait par une che- minée extérieure en bois, dont la base reposait sur le sol et qui n'atteignait par la hauteur du toit. Ils dormaient sur des peaux d'animaux posées à terre. En hiver, ils grelot- taient même auprès du feu.
D'aucuns assurent que Thomas possédait une vache et que, outre ses outils, il avait un métier à tisser et un rouet.
C'est dans cette cabane que Nancy mit au monde Abra- ham Lincoln, le 12 février 1809. Par une froide matinée, Thomas l'annonça aux Hanks qui demeuraient à deux milles de là. Le petit Dennis Hanks vint à Rock Spring avec sa mère qui s'occupa du nouveau-né, le lava et le revêtit d'une flanelle et donna à l'accouchée des baies cui- tes dans du miel.
Abraham passa les quatre premières années de sa vie à Rock Spring, puis quatre autres années à quinze milles de là, sur la rivière Knob. Ce fut une enfance rude. Abra- ham n'eut pour berceau que les bras de sa bonne mère ; pour compagnons de jeu que sa sœur et son cousin Dennis, pour lieu de récréation que la solitaire forêt.
Il ne donna jamais de souci à sa mère, excepté pour son vêtement qu'elle filait et tissait elle-même. Il allait pieds nus ; quelquefois, il se fabriquait des sandales avec de l'écorce de bouleau. Il se plaisait dans les bois; il pé- chait dans les anses ombragées de la rivière; il tendait des pièges aux lapins et aux rats musqués ; il accompagnait son père à la chasse ; il poursuivait les abeilles pour découvrir leur nid sur les arbres.
A peine âgé de cinq ans, il rencontra un soldat, et ce fut son souvenir le plus lointain. « Ce jour-là, raconte-t-il, j'étais allé à la pêche et j'avais pris un petit poisson que je rapportais à la maison. Je vis un soldat sur le chemin, et, comme j'avais toujours entendu dire chez nous qu'il fallait être bon pour les soldats, je lui donnai mon poisson. »
Un dimanche, il descendit vers la rivière avec un com- pagnon; il avait aperçu, la veille, une couvée de perdrix sur l'autre rive; il voulut voir ces oiseaux, mais il n'y
SAUVAGE BERCEAU II
avait pas de pont et l'eau était profonde. Il s'y aventure néanmoins, il perd pied et se débat dans l'onde. Son com- pagnon casse une branche à un arbre et la lui tend. Abra- ham la saisit des deux mains et se laisse remorquer au rivage. Son camarade le soigna, lui fit rendre l'eau avalée, et, quand le petit malheureux revint à lui, il recommanda à son sauveur de ne rien dire à personne. Ce dernier, qui est devenu presque centenaire, a tenu sa promesse : il n'a conté l'accident qu'après la mort de Lincoln.
A Knob Creek, Abraham et sa soeur allèrent à l'école. Leur premier maître fut un Irlandais, Zacharie Riney, de religion catholique ; le second fut Caleb Hazel, entrepre- neur de son métier. Ces magisters ne savaient pas grand'- chose; c'étaient des aventuriers qui, en attendant la bonne aubaine, enseignaient, pour un minime salaire, la lecture, l'écriture et le calcul aux enfants des colons. La classe ne durait que quelques mois, le temps de permettre à ces maîtres d'occasion de trouver métier plus rémunérateur.
Abraham était bon écolier. Malgré son âge tendre, il étudiait avec ardeur. Dans la cabane paternelle, pour s'éclairer, il allumait des rameaux de sapin. La mère s'ef- forçait d'enseigner à ses enfants ce qu'elle savait; ils s'as- seyaient à ses pieds et elle leur lisait ou racontait les récits de la Bible, les contes de fées et les légendes du pays. Abraham prenait aussi plaisir à écouter les prédica- teurs ambulants qui, bien qu'ignorants le plus souvent, enseignaient et pratiquaient une saine morale, suffisante pour ces rudes colons. L'enfant profita surtout de leur éloquence; il se souvint de leurs moyens oratoires et, un peu plus tard, il lui arriva de rassembler ses camarades et de les haranguer avec tant de gestes et de vigueur que ses auditeurs pleuraient ou prenaient peur.
Comme son père, il était lent à se mettre en colère, mais, si on le poussait à bout, il devenait un dangereux adver- saire. Il eut l'occasion de le prouver plus d'une fois. Des garçons du voisinage amenaient du blé au moulin ; pen- dant la mouture, ils se réunissaient, jouaient et luttaient
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— la lutte était très en honneur chez les colons. Un jour, Abraham se trouva avec eux, mais, timide et solitaire, il ne voulut pas se battre ; ses compagnons se moquèrent de lui et finalement l'attaquèrent au pied d'un arbre ; il se défendit, s'excita, terrassa le premier agresseur, un gars aux solides épaules^ puis un deuxième et un troisième ; les rieurs, vaincus, reculèrent, Lincoln s'adossa à l'arbre et se mit à railler leur couardise.
Vers la fin de 1816, les 'Lincoln effectuèrent une nou- velle émigration. Leurs ancêtres, qui étaient des quakers du Massachusetts, avaient passé en Pensylvanie, puis en Virginie. Le vieil Abraham s'était établi au Kentucky. Mais, dans cet état, le commerce et l'emploi des esclaves, officiellement protégés, s'étaient développés ; de riches- planteurs avaient acheté les terres et les faisaient cultiver aux nègres. Thomas, trop pauvre, ne voulut pas suivre leur exemple, et, trop faible pour lutter contre la concur- rence de ses voisins, il résolut d'émigrer vers un pays plus libre. Précisément, l'État d'Indiana, qui venait d'être organisé et reçu dans l'Union (1816), offrait des terres à crédit aux colons. C'est là qu'il se dirigea.
Thomas construisit une sorte de radeau : il y chargea une partie de son petit mobilier, ses outils de charpentier et des barils contenant quatre cents gallons de whisky qu'il avait reçu en paiement de ce qu'il ne pouvait emporter. Cette Hqueur était, en ce temps-là, un moyen d'échange, une sorte de monnaie, comme le sel, les fourrures et les coquillages dans certains pays.
Cette rustique embarcation se comporta bien sur les rivières ; mais, arrivée à l'Ohio, elle chavira et le charge- gement glissa dans le fond du fleuve. Thomas connais- sait cependant le métier de batelier; engagé par un arma- teur, il avait, dans sa jeunesse, descendu le Missisipi une ou deux fois jusqu'à la Nouvelle-Orléans ; mais, soit lassi- tude, soit effet du whisky, il n'avait pu éviter l'accident. Il repêcha quelques-uns de ses outils et presque tout son whisky, remit à flot son embarcation et l'amena jusqu'à
SAUVAGE BERCEAU l3
Troy. Là, il atterrit, revendit le radeau, confia le reste de ses biens à un fermier et s'en alla à pied à la découverte d'un lot de terre convenable. Il le trouva à seize milles de rOhio, dans Ja vallée de la rivière du Petit-Pigeon. Puis il revint dans le Kentucky pour y chercher sa famille.
Abraham se rappelle qu'avant le départ, il s'en alla avec sa mère visiter la tombe d'un frère mort très jeune. La prairie américaine cache ainsi un grand nombre d'hum- bles dépouilles humaines, disséminées au pied des grands arbres, marquées d'une croix ou d'une pierre grossière- ment taillés, portant un nom qui ne dit plus rien aux générations actuelles mais qui rappelle les luttes des pion- niers de ces terres nouvelles.
On chargea le reste du mobilier, les vêtements, la lite- rie, les ustensiles de cuisine sur deux chevaux et l'on partit. La nuit, on campait en plein air. A Troy, Thomas loua un char, où il entassa tout son bien, et les émigrants gagnèrent la terre choisie connue aujourd'hui sous le nom de « Ferme de Lincoln ». Pour y parvenir, il avait fallu se frayer un passage à travers d'immenses forêts aux arbres séculaires, chênes, hêtres, noyers, érables. C'était un territoire fertile : l'herbe était abondante dans les clairières et le gibier ne manquait pas.
Thomas s'établit au sommet d'une petite colline. Il y construisit, avec des perches, des feuilles sèches et des branches, une espèce de baraquement formé d'un toit s'abaissant jusqu'à terre, relevé sur le devant et soutenu par deux parois triangulaires. L'une des faces restait ouverte et le froid et le vent y pénétraient à l'aise. C'est là que vécut la famille pendant le rigoureux hiver de rindiana. On couchait sur la terre nue, on avait froid, malgré le feu entretenu jour et nuit à l'entrée du cam- pement; on entendait les loups et les ours rôder aux alentours. On ne mangeait pas toujours à sa faim; on n'avait pas de farine pour apprêter le gibier et les au- tres aliments, car elle était rare et chère, faute de mou-
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lin : on ne s'accordait une galette ou un beignet que le dimanche; les pommes de terre, composaient très souvent tout le repas. Néanmoins Thomas, en se mettant à table, appelait toujours la bénédiction divine sur cette maigre nourriture.
Il n'y avait pas de source près de la colline; on recueil- lait Teau de pluie ou de neige, et Abraham et sa sœur allaient en chercher à une source distante d'un mille.
Pendant l'hiver, on élargit la clairière, on abattit des arbres, on prépara des troncs pour bâtir une cabane un peu plus confortable, on laboura un coin de terre pour y faire un jardin... Puis, quand vint le printemps, on cons- truisit la cabane à côté du campement. Elle était en troncs bruts ; par les fentes, sans sortir, on pouvait tirer du gibier : ainsi Abraham, à onze ans, abattit sa première dinde sauvage. Cette demeure, comme celle du Kentucky, n'avait pour plancher que la terre battue; on n'y voyait pas de fenêtre, et aucune porte, pas même la traditionnelle peau de daim, n'en fermait l'entrée. Dans un coin, un pieu planté dans le sol soutenait deux perches fixées aux parois: c'était le bois de lit : les enfants y couchaient sur des feuilles sèches; des peaux de fauves formaient leurs cou- vertures ; pour monter dans son lit, Abraham grimpait par des chevilles en bois plantées dans la paroi. Les autres meubles étaient fabriqués à coups de hache. Abraham avait la sienne et, en arrivant dans l'Indiana, il travailla aux côtés de son père, bûcheronnant ou charpentant.
Quand le mauvais temps empêchait tout labeur et toute chasse, le père demeurait dans la hutte et racontait à ses enfants ses voyages, ce qu'il savait de ses parents, des histoires de chasses, des combats contre les Indiens. La mère lisait les beaux récits des Saints-Livres. Toutes ces choses intéressaient fort l'enfant; c'était son école, la bonne école de la vie ; ces leçons rustiques s'incrustèrent dans sa mémoire et s'y fondirent en un trésor de poésie qui illumina toute son existence.
II
Jeunesse.
Au printemps 1817, la famille entra dans sa nouvelle hutte et aussitôt les Hanks vinrent les rejoindre; ils se con- tentèrent du campement. Ainsi, la solitude se peuplait. Tho- mas n'était cependant pas le seul colon dans la forêt :' il avait des voisins, mais très éloignés. Entre tous ces pion- niers libres et égaux régnait une bonne camaraderie, et ils étaient toujours prêts à s^entr'aider. Ils eurent l'occasion de se témoigner leur solidarité.
En automne 1818, une fièvre dangereuse fit des ravages tant chez les hommes que chez les animaux domestiques. Les parents de Dennis Hanks tombèrent malades, puis moururent : Thomas et Abraham les ensevelirent dans la forêt voisine.
Quelques jours plus tard, la mère d'Abraham fut aussi prise par cette fièvre. Ce n'était plus la robuste fermière du Kentucky ; elle avait enduré trop de privations, et trop souftert pendant les rudes hivers, dans des huttes primitives où le froid et l'humidité avaient ruiné sa santé. La maladie fit de rapides progrès ; en une se- maine, elle accomplit son œuvre. Le médecin, qui habitait à 35 milles de distance, ne put être appelé; Abraham et sa sœur soignèrent leur mère avec beaucoup de tendresse, on le devine. Le 5 octobre, elle sentit sa fin s'approcher ; elle appela les siens auprès de sa couche, posa sa main affaiblie sur la tête d'Abraham, et lui recommanda d'être bon f)our son père et pour sa sœur. Elle ajouta : „ Soyez bons les uns envers les autres. " Enfin elle exprima l'espoir que ses^ enfants vécussent comme elle le leur avait ensei-
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gné, en aimant, en adorant Dieu. Sa voix s'éteignit, puis sa vie, au milieu des larmes des siens, seuls dans la pauvre cabane.
Thomas et Abraham reprirent leurs haches, abattirent un arbre et taillèrent dans son bois les planches gros- sières du cercueil de ia mère. Ils creusèrent la tombe à la lisière de la forêt et y déposèrent la morte, sans cérémonie, sans les consolations d'un ami, d'un homme de Dieu.
Il n'y avait point de pasteur dans la contrée. Abraham écrivit sa première lettre à un prédicateur du Kentucky et le pria de venir, pendant l'année, faire un culte mortuaire sur la tombe de sa mère. Le brave révérend franchit, l'été suivant, les cent cinquante kilomètres qui séparaient Eli- sabethtown de Gentryville et arriva dans la vallée du Petit-Pigeon. Sa venue avait été annoncée dans tout le voisinage, et deux cents personnes, hommes, femmes et enfants, fermiers, chasseurs, bûcherons, venus à pied, à cheval ou en chariot, se trouvèrent réunis autour de la tombe.
Le pasteur rappela les vertus de Nancy Lincoln, ses épreuves, sa foi. Puis il pria, demandant à Dieu de secou- rir les orphelins et leur père.
Ces paroles firent du bien au petit Abraham; il avait en- tendu dire de sa mère ce qu'il en pensait lui-même. Durant toute sa vie, il se rappela souvent celle qu'il appelait „ ma mère et mon ange". Il disait encore: „ Tout ce que je suis et tout ce que j'espère être, je le dois à ma pieuse mère. "
Dans la cabane, la désolation abattit presque le courage de Thomas. Il manquait au foyer la main et les soins d'une mère ; la petite Nancy était trop jeune encore pour la rem- placer. En décembre 1819, le père se rendit au Kentucky chez une veuve, Sarah Bush Johnston ; ils se connais- saient dès leur enfance ; la brave femme consentit à épou- ser Thomas et à le suivre. Elle avait quelques petites dettes : il les paya. Elle avait trois enfants : il les adopta. En deux jours tout fut achevé, mariage et déménagement.
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Il fallut un fourgon attelé de quatre chevaux pour em- mener le mobilier.
Quand le convoi parvint à la cabane du Petit-Pigeon, Abraham et sa sœur ouvrivent des yeux étonnés: ils allaient avoir une seconde mère, trois nouveaux compa- gnons de jeu et, dans la maison, un grand nombre d'objets nouveaux : un beau bureau valant cinquante dollars — Thomas avait, en vain, déclaré qu'il était insensé d'empor- ter ce meuble; — une table, une série de chaises, une armoire, des ustensiles de cuisine, des couteaux, des four- chettes, une chaudière à lessive, des vêtements et de la literie. Jamais la cabane n'avait recelé tant de richesses. La nouvelle ménagère la trouva par trop primitive: elle la voulut plus confortable. Thomas mit un plancher de bois sur la terre dure ; il plaça une porte à l'entrée et éclaira la hutte par une fenêtre garnie de papier huilé ; il installa une buanderie, si bien que la demeure devint tout à fait agréable.
Abraham eut un vrai lit avec un oreiller, des chemises en toile au lieu de sa chemise en peau de daim. Ces en- fants étaient à demi-vêtus : leur seconde mère leur fit des habits avec l'étoffe qu'elle avait apportée pour elle-même. Ils étaient sales : elle les lava. Ils avaient vécu comme de mauvaises herbes, en demi-sauvages : elle leur prépara une vie nouvelle. Elle savait comment on éduque l'enfance. C'était en outre une femme énergique, très industrieuse et adroite, d'un grand bon sens.
Elle prit Abraham en affection spéciale ; il lui rendit bien son amitié, car un enfant a rarement aimé ses parents comme Lincoln aima sa belle-mère. Elle devina très tôt la précocité de son intelligence, l'originalité et la droiture de son caractère et mit tous ses soins à favoriser leur épa- nouissement. Elle exigea que les cinq enfants, désormais unis comme les rejetons d'une même souche, se rendis- sent à l'école, ils faisaient ainsi matin et soir deux heures de marche ; emportant pour leur dîner une galette, faite avec de la grosse farine de maïs.
l8 CHAPITRE II
La maison d'école, bâtie comme les autres cabanes, était basse: le maître, Hazel Dorsay, pouvait à peine s'y dresser. On écrivait avec un morceau de charbon, avec des plumes d'oiseaux sauvages et de l'encre fabriquée avec de certaines plantes. Abraham fut toujours très appliqué : il évinça peu à peu tous ses camarades et devint le premier de la classe. A la maison, il passait le dimanche entier à l'étude et, quand il accompagnait son père au travail, il emportait un livre et lisait pendant les moments de repos.
Mais il lui fallut bientôt quitter cette classe pour aider son père aux champs et dans les bois ou pour gagner quelque argent chez les voisins. Thomas, d'ailleurs, esti- mait que l'instruction était un luxe et faisait perdre un temps précieux. La mère, heureusement, avait un autre idéal, et, lorsque vers 1822, un certain Crawford s'établit dans la contrée et ouvrit une école, elle y envoya de nou- veau le jeune Abraham.
A côté des choses de l'école, Crawford enseignait à ses élèves les règles de la politesse et les bonnes manières. Un élève frappait à la porte, un autre allait le recevoir, l'intro- duisait et le présentait à tous ses camarades, garçons et fille; chacun à son tour s'essayait à acquérir les manières d'un parfait „gentleman". Abraham comprenait la valeur de ces leçons, mais il se gênait, car, à quatorze ans, il avait déjà sa taille d'homme, soit six pieds quatre pouces (193 centimètres). Grand, mince et laid, c'était pour lui une torture que de faire des courbettes aux jeunes fîîles.
Il avait de longues jambes et de longs bras ; le corps fluet portait une petite tête aux grandes oreilles et la peau déjà toute ridée.
Mais il était robuste. Il ne fut jamais malade. Sans en avoir l'air, il était doué d'une force remarquable. Ses con- temporains l'ont vu se charger d'un fardeau égal à la charge de trois hommes ; un jour il enleva de terre un poulailler qui pesait, avec sa toiture, six cent livres et il l'emporta ; on le vit aussi prendre sur ses épaules et por- ter en place une poutre que |trois ou quatre charpen-
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tiers étaient occupés à hisser sur un grenier en chantier.
îl fréquenta l'école jusqu'à l'âge de dix-neuf ans, mais non d'une façon suivie. Il y allait par intermittence, pen- dant deux ou trois semaines, puis le père l'obligeait à l'accompagner ou à louer ses services chez les voisins pour subvenir aux dépenses de la maison. Ainsi son édu- cation et son instruction souffrirent de ces lacunes. Il avoua plus tard qu'en additionnant ses journées d'école, il n'arriverait pas au total d'une année.
Cela ne veut pas dire que Lincoln ait négligé l'étude. Il s'est instruit lui-même. Il s'essaya très tôt à écrire ses opi- nions et donnait à Crawford des compositions volontaires, très fortement pensées, qui lui valaient l'admiration de ses camarades. Il écrivit en particulier des pages originales et fortes sur la cruauté envers les animaux : sur la mêm e matière, il tenait des discours à ses compagnons qui se plaisaient à torturer de pauvres bêtes, les asssommant par plaisir ou les brûlant lentement en leur mettant des braises sur le corps. Il s'éleva aussi contre l'ivrognerie et l'usage du tabac et, sa vie durant, il montra l'exemple : il ne fuma jamais et ne but jamais de boissons fermentées.
La prose ne lui .suffisait pas. Il écrivit aussi des vers, dans sa première jeunesse et plus tard aussi. Voici ce qu'il disait du temps : „ Le temps vole comme la flèche de l'Indien, ;disparaît ainsi qu'une étoile filante. Le présent dure si peu, s'enfuit avec tant de hâte que nous ne pou- vons jamais déclarer qu'il est à nous : nous pouvons dire tout au plus qu'il est passé". Ailleurs, il écrivit ces deux vers :
Les bons enfants qui s'appliquent à l'étude Deviendront tous de grands hommes, peu à peu.
Au bas d'une page de calculs, il parle, en un quatrain, de sa plume et de sa main : „ elles s'amélioreront, mais Dieu sait quand".
Sa voracité pour les livres était insatiable. Mais les livres étaient rares et pas d'argent pour en acheter. Lincoln lisait tous les jours quelque portion de la Bible que
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l'on possédait dans la cabane. Il emprunta les autres volumes et dévora ainsi les Fables d'Esope, Robinson Criisoë, le Voyage du Pèlerin, une Histoire des Etats- Unis. Chez un magistrat delà ville, il se procura la Constitu- tion de rindiana. Un jour, il trouva au bord de la rivière un exemplaire des Nuits Arabes et le lut avidement. II se procura aussi quelques œuvres de Shakespeare.
Peu à peu, il lut tous les livres qui se trouvaient chez les colons de la contrée, à 80 kilomètres à la ronde. Ce fait nous permet d'apprécier la passion de la lecture qui animait notre jeune homme; une comparaison nous édifiera : Lausanne se trouve, sauf au sud, à une distance moyenne de quarante kilomètres des frontières du canton de Vaud ! Quel est le petit Vaudois qui voudrait parcourir une distance double pour se procurer quelques volumes ?
Lincoln lisait avec une intelligence remarquable, ayant à ses côtés un cahier où il copiait les passages qui lui plaisaient, il résumait les idées de l'auteur et notait les siennes. Puis il lisait ces fragments à sa mère et lui de- mandait son opinion. Quand il n'avait plus de papier, il faisait ses inscriptions sur les poutres de la cabane ou sur des planches et des pelles de bois; il les recopiait ensuite dans un cahier neuf, puis il rabotait les planches et les pelles afin de pouvoir recommencer; quand il cal- culait, il pratiquait de semblable façon.
Il avait une mémoire tenace et apprit pour la vie cer- tains fragments de ses lectures qu'il se rappelait avec une extraordinaire facilité. Et c'était pour lui un grand plaisir exempt de vanité que d'enseigner ce qu'il savait à ses compagnons de jeu ou de travail. Il le faisait de la façon la plus simple et la plus persuasive. C'est que son activité intellectuelle ne s'arrêtait jamais.
Il lisait rarement pendant le jour, parce que son père exigeait de lui du travail manuel. Cependant, comme nous l'avons déjà dit, il emportait toujours un livre aux champs, qu'il travaillât pour la famille ou pour les voisins. Pendant les instants de repos, il prenait son livre, s'asseyait à l'om-
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bre d'un arbre, plaçait ses jambes de façon que les pieds fussent à la même hauteur que sa tête — voilà bien une pose américaine! — et il lisait. On se moquait de lui, mais il n'entendait pas.
De retour à la cabane, et même s'il passait la nuit chez les voisins, il s'établissait près de l'àtre; assis sur un escabeau ou étendu par terre, il lisait à la lueur du bois qui flambait. Il ne se couchait guère avant minuit, repas- sant au lit dans sa mémoire ce qu'il avait lu ; il se rappe- lait aussi ses anciennes lectures, faisait des rapproche- ments et tirait des conclusions jusqu'à ce qu'il fût des- cendu au fond de chaque opinion.
„Malgré mes efforts, écrivit Lincoln, plus tard, je ne pou- vais pas m'endormir ; lorsque mon esprit s'en allait à la chasse de certaine idée, je voulais m'en rendre maître. Et quand je pensais y être parvenu, je n'étais point satisfait que je ne me sois répété tout mon raisonnement ; je cherchais alors à l'énoncer en un langage assez simple pour que, selon mon appréciation, n'importe lequel de mes cama- rades puisse me comprendre. C'était une sorte de passion chez moi et je m'y obstinais. Je n'étais vraiment heureux en réfléchissant à quelque idée que lorsque j'en avais reculé les limites au nord, au sud, à l'est et à l'ouest".
Il lui arrivait parfois d'oublier le sens exact d'un mot. Il rageait alors contre son impuissance et accomplissait un long travail mental pour se rappeler, en particulier, les définitions d'un dictionnaire qu'il avait eu et dont il avait lu le contenu page après page, comme d'un autre livre.
Parmi les ouvrages qu'il emprunta, il s'en trouve un qui a son histoire. Chez un voisin, il découvrit une Vie de Washington de Weems ; on lui prêta ce livre précieux qui était très lu dans ce temps-là. Abraham le dévora au coin du feu. Lorsqu'il le fermait, avant de se coucher, il le déposait en son étagèrç, soit dans un espace ouvert entre deux poutres de la paroi. Une nuit, la pluie fouettée inonda cette face de la cabane et, à son réveil, le jeune homme découvrit avec angoisse que les feuOlets du volume
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étaient trempés. Il le prit et courut chez le propriétaire, raconta l'accident et demanda comment il pourrait réparer le malheur. Le fermier ne fut pas exigeant : il condamna l'emprunteur à lui faire trois journées pour le battage du blé, après quoi le livre appartiendrait à Lincoln. Ce der- nier s'acquitta joyeusement de cette tâche : il voulait bien battre le blé pendant trois jours pour posséder la vie d'un héros ! C'est ainsi qu'il acquit son premier livre.
Tous les fermiers qui employèrent Abraham sont una- nimes à reconnaître, avec son père, qu'il n'avait pas le cœur au travail; il était bon ouvrier, certes; personne ne pouvait frapper un coup de hache aussi vigoureux que lui; mais il s'arrêtait trop souvent pour réfléchir; il distrayait les ouvriers en leur racontant des histoires ou même en leur faisant des discours. Un jour, il se hissa sur les pieux de la haie pour lier conversation avec les voi- sins ; son père survint, l'étendit au pied de la haie et l'admonesta.
Sa soif de connaître l'enhardissait à questionner les voyageurs qui passaient par la vallée du Petit-Pigeon. Il s'informait de tout, se renseignait sur toutes les questions qui préoccupaient son esprit ; il apprenait ainsi quelles étaient les opinions courantes sur la politique et la reli- gion.
Un jour, une dame et ses deux filles s'arrêtèrent à la cabane pendant que l'on réparait leur 'voiture et elles y firent un repas ; "comme elles avaient des livres, Abraham les pria d'en lire quelques fragements et cela le remplit d'aise. A ce propos, il raconte une plaisante histoire : ayant pris plaisir à voir l'une des deux demoiselles, il imagina, après leur départ, une petite aventure romanesque qu'il se proposait d'écrire. 11 se vo3'ait enfourchant la jument de son père et galopant après les inconnues; il les atteignait dans leur campement, enlevait l'élue de son cœur, puis, se ravisant, retournait vers les parents de la jeune fille pour leur demander sa main..: „J'ai toujours pensé que j'écrirais cette nouvelle et que je la publierais; je
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la commençai même, puis je conclus que ce n'était pas de l'histoire. Mais je pense que ce fut la première fois que je songeai à l'amour".
La jument de son père lui a laissé un autre souvenir. Cette fois, ce n'était pas de la fiction. Nous avons dit que la farine était rare, faute de moulin ; un meunier, cepen- dant, vint s'établir à quelque vingt kilomètres du Petit- Pigeon. Son moulin était primitif: il se composait d'une meule et d'un manège; le colon qui apportait son grain de- vait atteler son cheval à l'arbre du manège, et, en tournant autour du moulin, le cheval faisait tourner la meule. C'était très lent et Abraham disait qu'on aurait pu manger à mesure la soupe faite avec la farine qui tombait de la machine. Il y vint un jour faire moudre un sac de grain ; il attela sa jument au manège, s'assit auprès et songea à presser le mouvement : chaque fois que la jument passait devant lui, il la touchait avec son fouet et s'écriait : „En avant, vieille friponne!" Le jeu ne dura pas longtemps; la bête, impatiente, au moment où il avait dit déjà les deux premiers mots, d'un coup de pied l'étendit sans connais- sance sur le sol. Le meunier accourut, puis Thomas, avisé, vint chercher son fils qui ne reprit ses sens que le lende- main matin. Chose curieuse : quand sa langue se délia, «lie prononça ces mots : „ Vieille friponne !" achevant ainsi la phrase interrompue la veille par le coup de sabot !
En 1825, à l'âge de seize ans, Abraham s'engagea chez un nommé James Taylor, près de Troy, sur l'Ohio. Il recevait six dollars par mois et y demeura neuf mois. Il manœuvrait un bac à travers le fleuve; il était garçon d'é- curie, valet de ferme ; il moulait le grain avec un moulin à main ; il aidait la maîtresse de maison dans les petits tra- vaux du ménage. Un jour, on le pria de tuer un cochon ; il répondit qu'il n'avait encore jamais fait ce travail, mais qu'il voulait essa3'er: „ Si vous voulez risquer le cochon, ajouta-t-il, je me risquerai moi-même ! " Il était donc „ l'homme à tout faire". Pour rétribuer mieux ses capacités variées, son patron lui accorda trois dollars de plus par mois.
24 CHAPITRE II
Cet argent n'était pas pour lui : il en rendait un compte fidèle à ses parents qu'il voulait aider jusqu'à sa pleine majorité. Il lui arriva d'écrire deux articles en faveur de la tempérance et sur la politique nationale, qui furent publiés dans les journaux de l'Ohio. Le dernier fut très remarqué; Lincoln y déclarait que, pour bien gouverner l'Amérique, il était urgent de protéger la constitution et de maintenir l'Union. Des avocats affirmèrent que personne ne pouvait surpasser le jeune écrivain et lui offrirent une place dans leurs bureaux : il refusa, disant qu'il devait encore secou- rir ses pauvres parents.
Cependant, à l'âge de dix-huit ans, il gagna le premier dollar qu'il ait gardé pour lui. Il avait construit un bateau plat dans l'intention de faire du cabotage sur l'Ohio et le Mississipi. Comme il n'y avait pas de port sur ces cours d'eau, l'embarquement sur les vapeurs se faisait au milieu du fleuve. Une fois, un vapeur jeta l'ancre ; deux voya- geurs, avec chevaux et chariots, voulaient y monter ; ils chargèrent Abraham de les transporter eux et leurs biens jusqu'au bateau ; quand il les vit sur le pont prêts à partir, il leur dit qu'ils avaient oublié de le payer. Chacun lui lança un demi-dollar. Lui qui n'avait jamais reçu que vingt à trente sous par jour, ne put retenir sa jode en voyant qu'il avait gagné un dollar en moins d'une journée.
Le métier de batelier lui plaisait. L'Ohio et le Mississipi étaient comme deux avenues par où passait une grande partie du commerce américain ; là se rencontraient les hommes déjà raffinés de l'est, des vieilles colonies de l'Atlantique, et ceux des prairies, les rustres, les pionniers de l'ouest. Lincoln aimait à vivre au sein de ces hommes énergiques.
En mars 1828, il entra au service du négociant Gentry, le grand homme de Gentry ville ; il s'aida à construire un radeau qui flotta en avril ; on le chargea de lard et d'autres marchandises. Abraham }• monta avec le fils du patron et ils partirent pour la Nouvelle-Orléans. Bien qu'il n'eût que dix-neuf ans, il sut manier la rame et le gouvernail avec
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maîtrise et vigueur. Un soir, ils amarrèrent leur embarca- tion près de Bàton-Rouge, dans la Louisiane. Pendant la nuit, ils furent éveillés par une bande de nègres qui étaient montés sur le radeau pour tuer les bateliers et piller les marchandises. Abraham se leva; son compagnon lui com- manda de prendre son fusil et d'abattre les agresseurs ; il n'en fit rien et se contenta d'un solide gourdin avec lequel il réussit à chasser les nègres sans en tuer un seul. Il reçut dans cette affaire une blessure dont il garda la cica- trice toute sa vie. Par son sang-froid, il avait montré au.x; noirs qu'il fallait respecter le bien d'autrui, et à son com- pagnon qu'il fallait éviter de verser du sang humain.
A la Nouvelle-Orléans, ils vendirent leur cargaison et le radeau et regagnèrent leur pays, très satisfaits, trois mois après leur départ.
A Gentryville, Lincoln fréquentait un commerçant du nom de Jones qui était abonné à un journal de Louisville. Vous devinez que c'était pour le journal qu'il se rendait là. Il le lisait le plus souvent en compagnie d'un groupe de camarades , il commentait les nouvelles, il prononçait des discours parfois dans la rue : il était très écouté et pas- sait pour être un sage.
Il s'en allait aussi à quinze milles de là, à Boonville, où siégeait le tribunal. Il aimait à suivre les débats, à écouter les avocats et les juges. Il prenait ainsi des leçons d'élo- quence et il apprenait à connaître les lois de son pays et leur application.
Il ne recherchait pas les discussions judiciaires, les plai- doiries, les procès par amour de la chicane ; il ne voulait pas non plus emmagasiner dans sa mémoire toutes les roueries qu'emploie le barreau pour innocenter un client coupable. Lincoln aimait trop la véracité. On l'a vu, à l'école de Crawford, déclarer qu'il était l'auteur d'un dégât survenu à une tête de daim suspendue à la paroi : il l'avait prise, regardée, remise en place et en avait brisé un an- douiller. Une autre fois, allant à la forêt, sa hache sur l'épaule, il fut surpris et jeté à terre par sa sœur Mathilde
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Johnston : l'outil blessa le pied de la fillette ; il pansa la plaie, puis :
— Tilda, que direz-vous à votre mère?
— Je dirai que c'est moi qui ai fait cela avec la hache. N'est-ce pas vrai ?
— Oui, c'est la vérité, mais pas toute la vérité. Racontez exactement ce qui s'est passé et ayez confiance en votre mère pour le reste.
Sa bonne sœur Nancy s'était mariée à dix-huit ans. Comme lui, elle allait travailler chez les fermiers, mais elle savait mieux que lui contenter ses patrons, elle pouvait tout faire dans le ménage et dans les champs et elle mettait tout son cœur à l'ouvrage. Sérieuse et dévouée, elle ressem- blait à sa mère. Un an après son mariage, elle mourut dans les douleurs de l'enfantement. Ce fut un très gros chagrin pour Abraham, et ce lui fut aussi une nouvelle occasion d'approfondir le mystère de la mort qui l'avait déjà si vive- ment impressionné quand il avait vu s'éteindre en peu de jours son oncle, sa tante et sa chère mère.
Malgré ces deuils, la population s'accroissait par l'arri- vée de nouveaux colons. Mais ce peuple, abandonné pres- que au sein de la nature sauvage, demeurait très supers- titieux. Ils ignoraient que la Terre est ronde et qu'elle tourne autour du Soleil immobile; quand Abraham es- sayait de leur expliquer ces choses, ils le tenaient pour un fou. Des croyances plus absurdes heurtaient leur esprit : si un chien traversait le sentier suivi par un chasseur, c'était un mauvais présage et, pour le conjurer, il fallait accrocher les deux petits doigts ensemble et tirer dessus vi- vement jusqu'à ce que le chien fût hors de vue. Des magi- ciens offraient de trouver, au moyen d'une baguette, des sources ou des trésors dans le sol. Des charlatans étaient consultés pour guérir des maladies en faisant des gestes mystérieux ou en écrivant ou murmurant des mots caba- listiques. Si un oiseau s'abattait devant une fenêtre, un membre de la famille ne devait pas tarder à mourir. Un enfant devenait malade de la coqueluche, si un cheval lien-
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nissait sur lui. La lune dirigeait la plupart de leurs travaux agricoles; ils coupaient le bois le matin, en lune crois- sante ; ils plantaient les pommes de terre en lune noire, et en pleine lune, les arbres et autres végétaux qui ont leurs fruits hors de terre. Ils n'entreprenaient aucun ouvrage important le vendredi. C'est donc au milieu de ces supers- titions que Abraham vécut, qu'il forma son intelligence et son caractère. Bien qu'il se fût un peu libéré de ces primi- tives croyances, il en conserva toujours quelque brin : il n'était pas facile d'échapper à la contagion.
Malgré cette superstition, les sentiments religieux de- meuraient très vivants ; seulement, à côté du culte de famille, on n'avait pas souvent l'occasion de se réunir au- tour d'un pasteur et d'entendre sa parole; un prédicateur traversait parfois la contrée et groupait les colons dans une cabane ou en plein air. C'était un grand événement^ dont on reparlait très longtemps. L'heure vint toutefois où un pasteur s'établit dans la vallée, et la petite communauté décida de construire un temple; la hache du jeune Lincoln façonna mainte poutre de la maison de Dieu.
Ainsi Abraham atteignit sa vingtième année. Son carac- tère se forma dans ces solitudes de l'Indiana. Ses maîtres furent non pas ceux qui lui enseignèrent à lire et à écrire, mais ses parents, ses solides lectures, la discipline rude mais saine du travail avec la hache et la charrue, la compagnie de ses camarades et le recueillement qu'on trouve au sein de la grande forêt et le long des fleuves majestueux.
III
Premiers pas dans l'IIlinois.
Malgré le labeur de Thomas Lincoln et des membres de sa famille, ses affaires ne prospéraient pas. Les gains de quartorze ans d'efforts n'étant pas assez élevés pour payer, à raison deux dollars l'acre, la terre de l'Indiana, Thomas prit le parti d'émigrer une fois de pluj vers l'Ouest ; il y était invité par un parent, John Hanks, établi dans l'IIlinois.
Thomas remit ses droits de propriété au commerçant Gentry ; il vendit ses récoltes et ses porcs et chargea son mobilier sur un chariot à quatre roues pleines taillées dans le tronc d'un chêne. Deux couples de bœufs furent attelés au véhicule et Abraham se chargea de les con- duire.
Le jeune homme laissait des amis dans l'Indiana. L'un d'eux planta un cèdre en son souvenir : ce fut le premier monument érigé en l'honneur de Lincoln.
Avant son départ, Abraham acheta avec trente dollars, ses économies, divers objets de quincaillerie et de mer- cerie qu'il revendit pendant le voyage aux colons qu'il rencontra. Ainsi faisant, il doubla presque son avoir. Il n'eut jamais tant de chance dans le commerce.
Ils quittèrent l'Indiana en février i83o, pendant l'époque du gel et du dégel. La nuit, il faisait très froid ; le matin, les terres et les cours d'eau étaient gelés et, pendant le jour, on pataugeait dans une épaisse couche de boue. Il n'y avait pas de route et pas de pont. On traversait les rivières à gué ou sur la glace qui se rompait souvent. Un jour, dans un passage difficile, ils oublièrent leur petit
PREMIERS PAS DANS L ILLINOIS 29
chien sur la rive; la pauvre bête n'osait s'élancer dans l'eau qui charriait des glaçons; Abraham, ému par les lamen- tations du chien, enleva ses souliers et ses bas et se lança dans l'eau ; il ramena le pauvre traînard qui le combla de caresses.
Les émigrants traversèrent la vallée de la Wabash et s'arrêtèrent sur les rives de la Sangamon, près de Deçà- tur. Ils se fixèrent dans une contrée où les prairies alter- naient avec les forêts. Ils défrichèrent le terrain et cons- truisirent une cabane à l'ombre d'un arbre ; puis ils labou- rèrent un champ de quinze acres; Abraham et John Hanks fabriquèrent des pieux en noyer pour entourer ce champ d'une haie solide. Deux de ces pals ont joué un rôle important dans la vie de Lincoln.
Abraham avait vingt-un ans ; il était majeur ; sa vie lui appartenait désormais, ayant jusque-là loyalement se- condé ses parents. Au printemps i83o, il ;les quitta en bon fils. Il s'en alla à travers l'IUinois, cette terre neuve dont le nom, en indien, signifie „le pays des hommes de haute taille" ; c'était bien là qu'il devait demeurer, lui, le géant ! De la maison paternelle, il emportait sa hache et un petit paquet de linge noué autour du manche de l'outil; il était pauvrement vêtu : son chapeau montrait au soleil toutes les nuances de l'arc-en-ciel. Il n'avait pas de pro- fession, pas de commerce, pas de terre, pas d'influence ; mais il était robuste et bon compagnon. On admirait sa force, mais on se laissait plus vite captiver par la vivacité de son esprit, le talent qu'il déployait dans les discussions, riiumour invincible qu'il mettait dans ses histoires racon- tées à tout venant et à tout propos.
Il travailla ici et là, dans les fermes nouvelles, abattant les arbres, fendant le bois pour enclore les terres. Chez un colon, il besogna pour se procurer des vêtements : on lui donnait environ un mètre de grossier coutil brun quand il avait fait 400 poteaux pour les clôtures; comme il était très long, il devait ainsi travailler plus que d'autres pour obtenir une culotte !
3o CHAPITRE III
L'hiver de i83o fut lamentablement rigoureux. Dès Noël, il tomba quatre pieds de neige, hauteur qu'on n'avait encore jamais vue dans ces parages. Après, il vint de la pluie, puis du gel : la neige se durcit à la surface, mais pas assez cependant pour supporter un homme. Ainsi, chacun fut emprisonné dans sa cabane ; plusieurs moururent de faim ou de froid ; les bestiaux même périrent par centai- nes ; les récoltes furent perdues. Ce fut une calamité.
En i83i, Abraham travailla à Decatur. Il y eut l'occa- sion de prononcer son premier discours économique et de se mesurer avec un orateur professionnel qui faisait une tournée électorale. Ce candidat avait parlé d'une façon peu experte de la navigation sur la rivière Sangamon. Abraham ne fut pas satisfait ; il répliqua et fit un exposé si clair et si exact de la question qu'il recueillit l'approba- tion de la foule entière; même le malheureux candidat lui dit son admiration et l'invita à persévérer dans ses lectures et ses études.
Avec John Hanks et John Johnston, le fils de sa seconde mère, il s'engagea chez le commerçant Oft'utt pour une expédition commerciale à la Nouvelle-Orléans ; il recevait un demi-dollar par jour et, si l'affaire réussissait, il rece- vrait une prime de soixante dollars.
Ils se mirent tout d'abord à construire un radeau à Sangamontown, une localité qui n'existe plus aujourd'hui. Il se forma bientôt autour de Lincoln un groupe d'admira- teurs qui s'assemblaient, la journée finie, sur une place près du moulin ; le village tout entier y accourait ; on s'asseyait sur un tronc d'arbre qu'on avait déposé là tout exprès et l'on écoutait le brillant conteur. Plus d'un audi- teur, à l'ouïe des histoires drolatiques ,de] Lincoln, était pris d'un rire irrésistible qui le faisait rouler à terre.
Longtemps après le départ du jeune homme, on se rap- pela les fins récits et les soirées passées sur la pièce de bois qu'on nomma la „bille d'Abraham" — Abe's log ! — Lorsqu'ils firent le canot — creusé dans le tronc d'un arbre — qui devait suivre le radeau, deux hommes et un
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enfant tombèrent dans la rivière fortement enflée par la fonte des abondantes neiges de l'hiver. Ils purent s'accro- cher à une épave arrêtée au milieu de l'onde ; le courant violent, l'eau profonde et froide mettaient leur vie en dan- ger. Mais Lincoln, avec sang-froid, sut si bien manœuvrer des poutres dans la rivière, qu'il fit une sorte de pont flottant par où les naufragés purent regagner la rive.
Avant le départ, il y eut une petite fête mi-politique, mi-récréative. Un magicien exécuta ses tours. 11 demanda le chapeau de Lincoln pour... y faire cuire des œufs. Abra- ham rit en voyant son couvre-chef décoloré et déformé entre les mains du farceur ; après l'expérience, il ne put s'empêcher de remarquer que le magicien avait eu peu d'égards pour les œufs en les mettant dans un si laid chapeau.
La cargaison du radeau se composait de viandes salées et de froment, le tout dans des barils. On partit le 19 avril i83i. Le patron Offutt accompagnait l'expédition dont Lin- coln était le véritable chef. A New-Salem, l'embarcation s'échoua sur la digue du moulin Rutledge. On perdit là un jour et une nuit . On déchargea le radeau, puis Abraham fit une entaille dans la digue ; l'eau s'échappa et avec elle le radeau; on y replaça les barils et l'on continua la route.
Il est probable que le jeune pilote, dans sa superstition, dut considérer cet arrêt comme un présage : New-Salem devait le revoir et le nom de Rutledge laisser dans son cœur un souvenir de bonheur puis de tristesse pendant toute sa vie.
Les navigateurs du Mississipi parvinrent à la Nouvelle- Orléans au début de mai. Offutt était enchanté de l'adresse de son pilote; il projeta même de faire construire un navire marchand dont Lincoln serait le capitaine. Cela n'arriva jamais. A la vérité, Lincoln fut une fois capitaine, mais pas sur un navire.
Les quatre hommes demeurèrent environ un mois à la Nouvelle-Orléans, le temps de voir la ville et de vendre la cargaison, ceci avec profit.
32 CHAPITRE III
Ce séjour dans la métropole de la Louisiane permit à Lincoln de se faire une idée exacte du honteux trafic de l'esclavage. Dans l'Indiana, sur les bords del'Ohio, il avait déjà remarqué la misère des pauvres nègres ; il en avait vu qui fuyaient vers le nord, vers les états libres, pour se soustraire à la servitude ; il avait vu des blancs leur faire la chasse dans les bois; il avait vu ces mêmes blancs ramener, enchaînés, vers le sud, les nègres qu'ils avaient pu reprendre.
Mais, à la Nouvelle-Orléans, il visita le marché aux esclaves. Son cœur fut ému au triste spectacle de ces noirs que l'on battait et flagellait comme des troupeaux de bestiaux. Il se rappela ce qu'il avait souvent lu et entendu: comme un fer rouge lui passa dans le cœur. Un matin, il assista à la vente aux enchères d'une mulâtresse gra- cieuse et forte qui pleurait à genoux, sur une espèce de coffre. Les clients, des planteurs ou des marchands, tâtaient la jeune fille comme un maquignon le fait d'un chaval : ils voulaient s'assurer que la marchandise était de bonne qua- lité.
Lincoln se sentit envahi par une haine insurmontable. Il ne put voir la fin de la vente et emmena ses compagnons en disant:
— Partons d'ici. Si jamais j'ai la chance de frapper ce commerce, je frapperai sans pitié!
Avec John Hanks, il consulta une diseuse de bonne aven- ture; cette femme, une négresse Voodoo, fut vivement exaltée en déchiffrant les signes qu'elle découvrait et la tradition affirme qu'elle s'écria :
— Vous serez président, et tous les nègres seront libres.
Ces prophéties flattèrent l'amour-propre du jeune homme. Il était ambitieux. Déjà dans son enfance, la fer- mière chez qui il avait travaillé trois jours pour obtenir le livre gâtg par la pluie, lui avait demandé ce qu'il pensait faire quand il serait grand.
— Je veux être président, avait répondu l'enfant.
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— Ah ! vous ferez un drôle de président avec vos ruses et vos plaisanteries !
— Oh ! j'étudierai et je me préparerai, et la chance viendra!
C'était langage d'enfant. L'histoire enregistre ces mots lorsque leur caractère prophétique se mue en réalité.
Nos quatre hommes quittèrent la Nouvelle-Orléans en juin, sur un vapeur qui les ramena à St-Louis. Abraham revint chez son père qui avait une fois de plus émigré sans cependant sortir de l'Illinois. Là, un lutteur célèbre, Needham, vint le trouver et le défier. Le match, annoncé au public, eut lieu sur une prairie. Needham fut battu sans peine deux fois par celui qu'il regardait comme un rival.
En août déjà, Abraham quitta son père et s'en alla à Nevv-Salem où Oftutt voulait ouvrir un magasin. Seule- ment, les marchandises n'étant pas arrivées, Lincoln ne savait que faire et on le traitait volontiers déjeune homme paresseux! En attendant, il pilota jusqu'à Beardstown un radeau frété par un docteur qui s'en allait au Texas. Puis, en un jour d'élections, il devint l'un des deux secrétaires du bureau ; bien qu'heureux de cette aubaine, il avait fait des façons pour accepter, alléguant qu'il ne rédigeait pas mieux qu'un lapin ! Sa parfaite honnêteté lui attira l'es- time de tous ses concitoyens, des électeurs avec qui, pour la première fois, il était entré en contact.
Enfin, les marchandises arrivèrent. Il y avait tout ce qui pouvait être nécessaire à ces pionniers de l'ouest : outils aratoires, épicerie, étoffes, chaussures, bref un petit bazar. Mais les clients étaient peu nombreux et Lincoln avait trop peu de besogne ; son patron acheta le moulin Rudedge et le jeune homme en devint l'intendant.
Dans son magasin, Abraham se montra toujours d'une scrupuleuse probité envers les clients. Un soir, avant de fermer, il vend du thé à une femme; elle lui en demande une demi-livre et le paie. Le matin, en ouvrant le ma- gasin, il aperçoit sur la balance un poids d'un quart de livre : il s'était trompé, vite il pèse le solde dû et va le
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porter, avant le déjeuner, à une assez longue distance. Une autre fois, après le départ d'une autre cliente, il vérifia ses calcvils et découvrit qu'il avait réclamé trente-et-un cen- times de trop. C'était nuit; il partit néanmoins, fit une heure de marche et rendit cette somme.
Ainsi faisant, il mérita pleinement son petit nom popu- laire : „ Honest Abe ", l'honnête Abraham.
A New-Salem, on voyait arriver une ou deux fois par semaine une bande d'aventuriers, de jeunes scélérats qui s'appelaient „ les gars du Bosquet de Clary ". Ils se réunis- saient à l'auberge pour y boire et lutter. Ils étaient quasi les maîtres du village : on les craignait. A chaque nouvel arrivant, ils faisaient subir de terribles brimades, ils le bat- taient, le ridiculisaient ou l'enfermaient dans un tonneau que l'on faisait rouler le long d'une pente. Ils auraient voulu molester Lincoln, mais sa réputation d'homme fort et actif l'avait protégé contre leur sauvage brutalité. Cepen- dant, à la longue, ils ne purent supporter les éloges que Ofîutt faisait de son employé ; ils parièrent dix dollars que leur chef, Jack Armstrong, était plus fort que lui. Abraham accepta le défi et terrassa Armstrong. Les au- tres bandits voulurent venger leur honneur. Le vainqueur s'adossa à la paroi du magasin et fixa ses agresseurs avec un regard si menaçant et si méprisant qu'ils n'osèrent l'at- taquer. Le paix se fit aussitôt. Jack Armstrong demeura toute sa vie l'ami fidèle de Lincoln. Les gars avaient trouvé un maître, et ce maître était devenu un personnage à New-Salem.
Une autre fois, il sut forcer un de ses camarades à abandonner la passion du jeu et du pari. Un jour encore, il corrigea un grossier client qui se permettait d'insulter les femmes ; il le porta hors du magasin, lui frotta la figure avec de mavaises herbes, le lava et le renvoya chez lui. De pareils actes d'énergie et de droiture lui valurent le respect de tout le monde .
Bien qu'il continue à lire les ouvrages qu'il peut se pro- curer, complétant ainsi son instruction personnelle, il sent
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qu'il lui manque quelque chose : il ne connaît pas la gram- maire de sa langue ; il en souÔre et va conter ses soucis au maître d'école, Mentor Graham, qui lui indique à six milles de là une personne possédant une grammaire. Abraham y court, emprunte le manuel et se met à l'œuvre sans tarder, mais non à la façon de M. Jourdain.
Il savait que sa passion des affaires publiques l'obligeait à parler devant des foules et qu'il fallait parler une langue correcte; cela lui donna un zèle irrésistible. 11 étudiait rare- ment dans son magasin trop encombré ; il s'asseyait sous un arbre devant sa porte, ou bien il allait s'étendre dans la forêt voisine, comme au temps où il habitait l'Indiana. II passait aussi une partie de ses nuits à „ maîtriser ce livre ", comme il disait; mais l'éclairage était coûteux; dormant dans une mansarde, au-dessus du magasin, il ne pouvait y faire un grand feu. Heureusement le tonnelier du village, qui travaillait pendant la veillée, le laissa s'asseoir auprès de sa lampe. La grammaire ne lui livra pas d'emblée tous ses secrets ; il eut recours aux enseignements de Graham et à ceux des voyageurs lettrés qui passaient à New-Salem et qui devaient être étonnés de voir un commis de magasin s'enquérir de syntaxe.
Au début de i832, OfFutt, malheureux dans ses affaires, s'enfuit sans payer ses créanciers. Abraham demeura ainsi sans emploi, mais non sans amis.
IV R Mew-Salem.
Un matin d'avril, un messager du gouverneur passa à New-Salem, convoquant la milice locale à une campagne entreprise contre les Indiens du chef Faucon Noir. La petite troupe devait se trouver le 22, à Beardstown. La veille, dans une prairie, à Richland, les volontaires élurent leur capitaine ; ils avaient deux candidats : Kirkpatrick, le scieur, et l'honnête Abraham. Ce dernier n'était pas fâché de devenir le rival du scieur, qui une fois, étant son patron, lui avait promis un outil ou deux dollars en guise de récom- pense et n'avait jamais tenu sa parole.
Les deux aspirants se tinrent debout chacun dans un coin de la prairie et les hommes qui étaient pour eux vin- rent les rejoindre. Par ce mode très simple et très franc d'élection, Lincoln vit accourir à lui les trois-quarts des hommes. Il était capitaine. Ce fut là une des grandes joies de sa vie.
Mais il ne connaissait rien de la vie militaire, rien de la discipline des armes. Aussi connut-il peut-être plus sou- vent que ses hommes la punition des chefs. Ceux-ci lui enlevèrent son sabre pendant tout un jour, parce que l'un de ses soldats avait fait partir un coup de feu en plein camp ; une autre fois, il dut porter deux jours un sabre de bois, parce qu'un groupe de ses hommes avait pillé les provisions et bu de l'eau-de-vie tellement qu'au matin ils n'avaient pu se mettre en marche. En plus d'une occasion, le jeune capitaine se trouva dans un grand embarras. Il raconte, par exemple, que ses hommes marchaient en colonne dans une prairie; une clôture se présenta, ne lais-
A NEW-SALEM 3?
sant qu'un étroit passage. Lincoln ne sut pas donner à sa compagnie l'ordre de se former en file indienne et se con- tenta, tout marri, de leur dire de rompre les rangs, de pas- ser à volonté et de se remettre en colonne de marche de l'autre côté de la haie.
La compagnie Lincoln ne se trouva jamais en présence de l'ennemi. Une seule fois, ils virent un Peau-Rouge, un pauvre affamé qui venait demander pitance au camp ; ce n'était pas un adversaire, mais, bien qu'il fût muni d'uVi sauf-conduit du général en chef, il eut bien de la peine à sauver sa chevelure. Les soldats, qui le considéraient comme un espion, voulaient le tuer. Lincoln, entendant du tumulte, sortit de sa tente et se fit le protecteur de l'Indien. La troupe le menaça; une voix le traita de lâche. — Qui a prononcé ce mot ? demanda le capitaine en . fixant ses hommes et en retroussant ses manches de che- mise — on luttait volontiers dans les heures de loisir !
Personne ne répondit. Tous avaient compris. Lincoln, presque'au péril de sa vie, avait sauvé le mendiant.
Ces troupiers n'avaient pas toujours à manger. Une fois, après un jeûne assez long, ils découvrirent dans une hutte d'Indiens des poulets et du lard qu'ils firent rôtir. Abra- ham entra à l'improviste, s'assit au milieu de ses hommes et mangea avec eux, sans plus de façon. Les miliciens admiraient sa simplicité et ses belles qualités person- nelles; cependant, quand leur temps d'engagement fut passé, ils rentrèrent presque tous dans leurs foyers. La compagnie de la Sangamon étant dissoute, Lincoln s'en- rôla comme simple soldat dans un régiment de cavalerie. Puis, la guerre étant finie, il fut licencié, dans le Wiscon- sin, le 17 juin. La veille, on lui avait volé son cheval, et c'est à pied ou en canot qu'il dut regagner New-Salem.
A New-Salem, on s'occupe, comme dans tout l'Illinois, d'une prochaine élection à la législature de l'Etat. Vive- ment engagé par ses amis, Abraham Lincoln annonce sa candidature. Il n'a que vingt-trois ans, mais il a de l'expé- rience, du savoir et de la persévérance plus que d'au-
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très à son âge et même à un âge plus avancé. Et puis, il considère une assemblée de représentants du peuple comme une université et il n'est pas rassasié d'apprendre.
Chaque candidat devant publier ses opinions quant aux affaires locales, il rédigea les siennes dans une circulaire où il disait entre autres : „ Je suis jeune et inconnu de la plupart des gens de ce pays. Je n'ai pas de fortune, pas de relations populaires, pas d'amis pour me recommander... Mon ambition est d'être estimé de mes concitoyens et d'être digne de cette estime... Je parle comme je pense... Si je découvre que mes opinions sont erronées^ je suis prêt à l'avouer... Si le bon peuple, dans sa sagesse, me laisse sur le carreau, je suis trop familiarisé avec les déceptions pour m'en chagriner beaucoup..."
En ce temps-là, on discutait de la meilleure manière de créer des voies de communication dans l'Illinois ; les uns voulaient des chemins de fer, d'autres des canaux. Lin- coln, estimant que le jeune Etat était encore trop pauvre pour s'accorder ces grands travaux, conseillait l'aména- gement du cours de la Sangamon ; ce serait moins coû- teux et tout de même utile. Il dit cela dans sa circulaire, et, peu de temps après, comme pour lui donner raison, un vapeur remonta la rivière jusqu'à Springfield; le capitaine, qui avait engagé Lincoln comme pilote, promit de faire des courses régulières ; mais, au retour de la première, son bateau brûla devant St-Louis.
Abraham entreprit une tournée électorale dans le pays. Un jour, il devait parler dans un village où avait lieu une vente aux enchères ; il attendit la fin de la vente, essaya de réunir les électeurs, mais, n'y parvint pas à cause d'une bagarre qui avait éclaté. Il descendit de sa tribune, saisit le plus turbulent des tapageurs, le coucha à terre vive- ment, puis commença un discours qui ne dura guère plus de trois minutes et dont voici quelque fragements „ Ci- toyens, mes compagnons, je présume que vous savez qui je suis. Je suis l'humble Abraham Lincoln. ...Ma politique est brève et agréable comme la danse de la vieille femme.
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...Si je suis élu, je serai reconnaissant; si je ne le suis pas, ce sera la même chose... " Il eut rarement auditeurs plus attentifs.
Malgré sa bonne foi et son zèle, il ne fut pas élu. Ce premier échec, survenu en août 1882, n'abattit pas sa joviale humeur. Il eut la satisfaction de voir qu'à New- Salem et aux environs 277 citoyens avaient voté pour lui et 73 seulement pour l'un des quatre autres candidats ; dans tout le comté, il obtint 657 suffrages ; naturellement, il avait eu les voix des gars de Jack Armstrong qui le considéraient maintenant comme le plus adroit compagnon de la colonie.
Peu de temps après, il s'associa avec un nommé Berry et acheta un fonds de commerce. Leurs affaires ne furent pas brillantes; ils manquaient d'argent et de véritable énergie mercantile. Berry passsait son temps à boire du whisky et Lincoln à dévorer ses livres.
Un jour, un émigrant s'arrêta devant le magasin avec sa carriole et pria Lincoln de lui acheter un tonneau dont il ne savait que faire. Le marchand paya un demi-dollar pour rendre service et oublia son achat Plus tard, il eut la curiosité d'ouvrir le baril et, parmi certains objets, découvrit un exemplaire complet des fameux Coiiuncn- taircs des lois anglaises de Blackstone. Sa joie fut déli- rante; il connaissait depuis longtemps le titre de cet ouvrage de droit qui primait à cette époque; on lui en avait recommandé l'étude ; il l'avait maintenant dans ses mains. Il ne pensa plus qu'à son livre ; il le lut et le relut avec âpreté. „Plus je lisais, déclara-t-il, et plus j'étais inten- sément intéressé. Jamais en ma vie mon esprit ne fut si entièrement absorbé". Il ne comptait plus son temps; d'ailleurs, c'était l'été : les fermiers, occupés à leurs tra- vaux, venaient rarement au magasin.
Il y avait à New-Salem un club dont James Rutledge était le président et où l'on discutait les questions politi- ques et économiques. Lincoln en était un membre assidu et y fit une conférence; on s'attendait à quelques plaisan-
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teries, à des histoires : l'orateur débuta les mains dans les poches, sur un ton très sérieux ; il employa des termes élevés, donna à sa phrase une belle tournure littéraire et, s'enthousiasmant, souligna bientôt sa pensée par des ges- tes très justes. Il conquit son auditoire, et dès lors Rutledge pensa qu'il y avait en Lincoln plus qu'un joyeux diseur de bons mots, mais un fin orateur à qui il manquait seule- ment les connaissances générales que donnent les études universitaires. Dès lors, le riche commerçant se fit un devoir de s'intéresser au jeune homme.
C'était un protecteur nouveau. Il en eut d'autres. Ainsi, le major Stuart lui ouvrit sa bibliothèque et l'encouragea à étudier le droit. Abraham allait à pied à Springfield quérir sa pâture intellectuelle. Au retour, tout en mar- chant, il ouvrait un livre, le lisait, puis le fermait et se résumait les notions qu'il venait d'apprendre.
Il eut bientôt un nouveau déboire. Son associé Berry, abruti par la boisson, mourut et le laissa seul se débattre avec les nombreux créanciers de la maison. C'était une lourde charge; les dettes étaient si grandes qu'il les appela ses „ dettes nationales " . Mais il accepta bravement toutes les responsabilités; il alla trouver les créanciers et leur déclara qu'il payerait tout jusqu'au dernier centime, mais qu'il fal- lait lui laisser le temps nécessaire. Il signa des billets et se remit au travail ; il reprit sa hache et abattit des arbres, prépara des pieux pour les clôtures ; il laboura, il mois- sonna, faisant tous les travaux qui se présentaient. Il trouva tout de même le temps de continuer ses études ; on le vit souvent assis par terre, les jambes appuyées au tronc d'un arbre et lisant avec tant d'assiduité qu'il ne voyait et n'entendait rien autour de lui. Pour se reposer, il s'en allait visiter les veuves et les orphelins et les approvision- nait de bois quand ils en manquaient. Pendant toute cette époque, il logeait et mangeait chez des amis ou bien à l'auberge, où il couchait dans le pêle-mêle des voyageurs et sur une table, quand il n'y avait pas d'autre place. Pour le sortir de la détresse, ses amis intercédèrent au-
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près du président Jackson qui lui donna la charge de bura- liste postal de New-Salem. C'était peu de chose, et il n'en continua pas moins à se louer chez les fermiers ; les gens de la région recevaient ou expédiaient peu de correspon- dance ; celle-ci, transportée par une diligence d^une ville à l'autre, était remise aux bureaux de campagne par un messager à cheval. Lincoln lisait les rares journaux qui lui parvenaient, puis il les plaçait avec les lettres... dans la coupe de son chapeau et les portait à leurs destinataires. Ce genre de sacoche coûtait peu à l'Etat !
Comme le port des lettres était très élevé, il lui arriva souvent de le payer de sa poche pour soulager de pauvres gens. Il eut aussi l'occasion de jouer une bonne farce à un illettré du nom de Johnson qui venait tous les jours demander s'il avait quelque chose pour lui. Enervé par ce maniaque, Lincoln écrivit une missive au nom d'une né- gresse du Kentucky, lui remit le papier qu'il dut lui Hre et qui, par son contenu ironique, guérit Johnson de l'envie de venir sans cesse réclamer son courrier à la poste.
Durant ce même été i833, Lincoln embrassa une nou- velle profession. Il devint arpenteur pour le compte de Calhoun. Mais ce Calhoun étant un démocrate inféodé à Jackson, Lincoln pouvait craindre qu'en devenant son employé il ne fût tenu d'épouser des opinions politiques contraires aux siennes. Il voulait bien servir un démocrate mais non le devenir. Il savait que les fonctions pubUques se donnent aux partisans du gouvernement, ce qu'il n'a jamais admis, estimant que le plus capable seul est digne. Préférant renoncer à un gain assuré plutôt que de vendre sa conscience, il posa la question à Calhoun qui lui donna l'assurance d'une parfaite indépendance.
C'était bien. Mais Lincoln manquait de connaissances en géométrie : il se procura un traité d'arpentage, pria Mentor Graham de lui aider et se mit au travail. Il étudia jour et nuit, tellement, que ses amis craignirent pour sa santé. Au bout de six semaines il fut arpenteur. Calhoun lui assigna une portion du territoire au nord-ouest de New-Salem.
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Dans sa nouvelle profession, Lincoln sut déployer toutes ses belles qualités ; sa probité et la sûreté de son jugement le firent surtout apprécier; il joua très souvent le rôle d'arbitre dans les conflits toujours épineux qui surgissent entre voisins à propos de la place des bornes. Un jour, deux fermiers l'appelèrent pour délimiter leurs terres ; il mesura selon les indications du plan, puis, montrant le sol : „ La pierre est ici ! " dit-il. On piocha et l'on trouva la borne qui s'était enfoncée.
II était souvent chargé de faire le plan des villes et le tracé des routes à construire : il posa ainsi, — nouveau Pierre-le-Grand, — les premiers jalons de la ville de Petersbourg, dans l'Illinois.
A ce métier, il gagnait trois dollars par jour. C'était, semble-t-il, la fortune, son logis et sa pension ne lui coû- tant guère qu'un dollar par semaine. Mais il n'oubliait pas sa „ dette nationale " ; puis il soutenait encore ses parents en leur envo37ant de l'argent ; de plus, il avait acheté ses instruments d'arpentage, chaîne, fiches, équerre, et cela coûtait beaucoup; enfin, pour parcourir les longues distances, il s'était procuré un cheval avec sa selle et sa bride. Ses trois dollars journaliers étaient donc les bien- venus.
Cette aube de bien-être menaça de s'assombrir. Un étranger, van Bergen, a3^ant reçu en payement un des bil- lets souscrits par Lincoln, demanda une monnaie plus courante : il fit saisir le cheval et les instruments d'arpen- tage : c'était la ruine. Heureusement, un fermier acheta le tout, prit le billet et rendit ses biens au jeune Abraham qui, ému de reconnaissance, put continuer son métier.
En parcourant ainsi la campagne, il se fit connaître d'un grand nombre de ses concitoyens ; ces relations lui furent très utiles ; elles favorisèrent sa première élection et, par elle, la réalisation de ses grands projets.
En 1884, il annonça de nouveau sa candidature. Dans sa tournée électorale, il arriva un jour chez Rowan Hern- don, un riche fermier qui le connaissait déjà et qui était un
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de ses électeurs. On était au temps de la moisson; Herndon avait une trentaine d'ouvriers à qui Lincoln voulut exposer ses opinions politiques ; il alla les trouver dans les champs de blé, mais ces hommes lui firent savoir qu'ils ne pou- vaient donner leur voix qu'à un candidat qu'ils auraient vu à l'œuvre.
— Bien, mes garçons, dit-il, si vous n'êtes pas plus exi- geants^ je suis sûr d'avoir vos suffrages.
Et il retroussa ses manches et moissonna jusqu'au soir avec eux. Lete ouvriers furent satisfaits et il est certain qu'ils votèrent tous pour lui.
Le lendemain, il devait parler à Berlin (Illinois). Un docteur sceptique se mit à rire quand il apprit que Lincoln était candidat.
— Est-ce que notre parti n'a pas de représentant plus important que ça ? s'écria-t-il.
— Allez et entendez-le avant de le juger, lui dit-on.
Il alla et, quand il revint, il déclara que Lincoln était un homme parfait qui en connaissait plus que tous les autres ensemble.
Lincoln fut élu : son nom sortit le premier des urnes. La session devait s'ouvrir à Vandalia, le i'''^ décembre. Le nouveau député eut le sentiment qu'il ne pouvait pas assister aux séances avec les méchants habits dont il s'était contenté jusque-là : il alla trouver un de ses amis dans l'aisance, un nommé Smoot.
— Smoot, lui dit-il, avez-vous voté pour moi ?
— Mais certainement.
— Bon ! alors vous vous êtes chargé d'une responsa- bilité. Vous devez me prêter de l'argent pour que je puisse me vêtir convenablement et que je fasse une entrée décente dans la législature.
— Combien vous faut-il ?
— Deux cents dollars, je crois.
Smoot lui remit cette somme et, pour la première fois en sa vie, Lincoln se vit vêtu honorablement. Il avait près de vingt-six ans quand il se rendit à Vandalia. C'était pour
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lui une vie nouvelle qui commençait; son expérience l'avait déjà préparé, mais il se sentait encore ignorant; il se considérait comme un pupille au sein des 8i sénateurs et députés; aussi se contenta-t-il d'écouter, de lire et de se renseigner. Il fit ainsi, pendant les deux années de sa pre- mière législature, son apprentissage de parlementaire et passa presque inaperçu.
L'Etat était prospère. L'heureuse issue de la guerre contre les Indiens avait redonné du courage aux colons ; l'immigration devint plus active; au nord-est, sur la rive du lac Michigan, les premières maisons de Chicago sor- taient de terre. Députés et sénateurs votèrent l'institution d'une banque d'Etat et la construction d'un canal navi- gable qui fait communiquer aujourd'hui la rivière Illinois avec le lac Michigan, deux projets longtemps soutenus par Lincoln lui-même.
Sans être le moins du monde cupide, Abraham fut très heureux de toucher les quatre dollars que l'Etat payait chaque jour à ses députés en séance. Il en avait certes grand besoin.
C'est pendant cette législature qu'il fit la connaissance de Stephen Douglas, un homme qui, dès lors, riva presque sa destinée à la sienne. Douglas était un Yankee du Ver- mont, émigré dans l'Illinois. C'était un démocrate. Quand il arriva dans le pays, vers i833, il n'avait que trente-sept sous dans sa poche. Il se fit maître d'école et avocat, et obtint rapidement les bonnes places de l'Etat, en particu- lier celle de juge de district. C'était un homme trapu, de pe- tite taille, ne manquant pas de talent.
L'été 1885 apporta à Lincoln son bonheur le plus suave et sa douleur la plus amère. Trois ans plus tôt, son cœur s'était pris d'amour pour Anna Rudedge, la fille du com- merçant de New-Salem. Comme lui, elle était née dans le Kentucky, mais elle était originaire de la Caroline du Sud. Elle était blonde et d'une beauté peu commune : elle joi- gnait aux attraits de sa personne l'agrément d'jjne belle intelligence, d'un caractère sérieux. Elle devina bientôt
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l'affection de Lincoln : un jour, pendant qu'elle cousait, il lui dit son amour; les doigts d'Anna trahirent les mouve- ments de son cœur dont les palpitations rendirent inégaux les points de la couture.
Mais ce cœur qui commençait à battre pour Abraham n'était déjà plus libre. Anna était promise à un jeune homme nommé Mac Namar qui avait vécu quelques an- nées à New-Salem. Il était venu de New- York et avait pris le nom de Mac-Neil pour dépister les recherches de pa- rents ruinés dont il voulait refaire la fortune. Il avait vendu ses biens et était rentré à New- York en promettant de revenir; il avait écrit quelques lettres de plus en plus rares, puis n'avait plus donné de ses nouvelles. Malgré ce silence cachant l'oubli, Anna ne croyait pas avoir le droit d'en aimer un autre.
Cependant, au temps où Lincoln était devenu député, elle laissa tomber ses scrupules de fidélité à Mac-Namar et l'on annonça qu'elle épouserait Lincoln dès qu'il aurait achevé ses études personnelles de droit. Au printemps, ils se fiancèrent et la douce perspective du mariage poussa Abraham à poursuivre avec plus d'acharnement encore l'acquisition des connaissances qui lui étaient indispensa- bles pour exercer légalement la profession d'avocat et pour pouvoir entretenir sa famille.
Il nourrissait donc les plus grands espoirs : il allait fon- der un foyer ; sa vie avait trouvé sa boussole.
Mais voici que, vers le milieu de Tété, Anna se sentit fai- blir, sa santé avait été ébranlée par l'infidélité du premier fiancé : les cordes de son existence s'étaient usées pen- dant la longue attente et les luttes de son cœur. Elle s'a- lita : il n'y avait plus d'espoir. Le médecin défendit toute visite ; elle demanda pourtant à revoir Abraham ; ils furent laissés seuls dans l'intimité du dernier adieu. Quand il s'en alla, une inexprimable agonie était écrite sur ses traits. Anna s'éteignit le 25 août, n'ayant guère plus de vingt printemps: son dernier chant avait été pour Abraham. Lincoln fut douloureusement frappé; pendant longtemps
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il oublia tout sauf son malheur; ses amis n'étaient plus rien pour lui, son esprit même s'obscurcissait ; il errait éperdu et ses pas le portaient vers le coin de terre où reposait sa fiancée, et là il disait : „ Mon cœur est ense- veli sous cette pierre ", ou bien : „ Je ne puis me réconci- lier avec l'idée que sa tombe va être battue des vents, de la pluie et de la neige. " Il pensa même qu'il ne pourrait survivre à cette poignante séparation et pendant long- temps il évita de prendre même un canif dans ses poches. Un seul de ses amis, Green, sut conserver quelque ascen- dant sur lui et le surveilla sans cesse.
A la longue, cependant, son angoisse s'apaisa, mais il n'était plus le même homme. L'été de ses beaux rêves était passé, il ne connut plus jamais dans sa vie de temps aussi divinement doux. Jamais non plus la plaie de son cœur ne se ferma entièrement. C'est qu'il avait donné à son amie toute la force de son premier amour si confiant ; c'est que cet amour avait été comme une fleur de beauté dans sa vie de peine.
Lincoln se remit peu à peu au travail, non plus, hélas ! pour pouvoir créer un foyer, mais pour faire œuvre d'homme, afin de donner une utilité à son existence.
En i836, il fut de nouveau candidat à la législature. II dut mener une campagne plus énergique que la précé- dente, car les deux partis — les démocrates et les whigs — devaient lutter pour leur hégémonie: les whigs, dont Lin- coln était un des hommes d'avenir, gagnaient du terrain que leurs adversaires défendaient avec acharnement.
Il y eut ainsi une grande assemblée à Springfield où les douze candidats de l'un et l'autre parti prirent la parole. Lincoln était douzième en liste. Mais avant lui, le citoyen Forquer voulut parler. C'était un homme influent, à cons- cience politique assez légère : du camp des whigs, il avait passé à celui des démocrates pour obtenir la fonction très bien rétribuée de directeur du cadastre. Il avait une su- perbe maison au-dessus de laquelle se dressait un paraton- nerre, le premier que l'on vît dans la région.
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Forquer, sans être candidat, se donna la tâche de ruiner l'influence acquise par Lincoln : il voulait jeter à terre ce jeune homme et se réjouissait que la tâche lui en eût été dévolue. Par ses sarcasmes, il jeta le ridicule sur Abraham, tellement que les amis de ce dernier eurent des craintes sérieuses quant à son élection. Lincoln monta à la tribune; avec un calme surprenant il répliqua et dit dans sa péroraison: „ Si je devais choisir entre vivre longtemps et mourir jeune, je préférerais mourir à cette heure plutôt que de changer de politique comme ce monsieur, et, en changeant, recevoir un emploi valant trois mille dollars par an et me croire obligé de planter un paratonnerre sur ma maison pour protéger ma conscience coupable contre la colère d'un Dieu oftensé. "
Tant d'ironie et d'à propos porta un coup droit aux pré- tentions des démocrates et l'auditoire conquis par Lincoln l'applaudit avec éclat.
Comme il y avait peu de journaux et que les fermiers ne les lisaient pas, les candidats, pour se faire connaître, devaient aller chez les électeurs. Un soir, Lincoln se ren- dait chez un paysan en compagnie d'un rival. Le paysan étant absent, les deux hommes essayèrent néanmoins de convertir la fermière chacun à ses convictions. L'heure de la traite étant arrivée, le démocrate saisit un seau et se mit à traire une vache ; pendant qu'il faisait écumer le lait sous ses doigts, il se retourna et vit Lincoln et la fermière appuyés à la clôture de la prairie et devisant très genti- ment; à la fin, l'aimable causeur remporta la victoire: la parole du whig avait eu plus d'ascendant que les pouces du démocrate.
Un autre démocrate, le colonel Taylor, parcourait les campagnes dans sa voiture. C'était un homme aux pom- peuses manières, vêtu à la mode, portant jabot, bijoux, chaîne et montre en or. Il traitait volontiers les whigs de „ petite noblesse en bas de soie " et de „ barons en gue- nille. " A ses côtés, Lincoln avait l'air d'un mendiant. Un )Our, Taylor débitait ses moqueries dans une assemblée.
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Il s'excita et fit un geste si brusque qu'il arracha les bou- tons de sa veste et déchira son jabot. Lincoln bondit . comme une balle à côté de l'orateur défroqué et penaud et s'écria :
— Regardez maintenant le fougueux démocrate! Voyez ce qu'il en reste !
Puis posant sa grosse et forte main bronzée sur son cœur, il continua :
— Voici votre serviteur, votre aristocrate, votre bour- geois en bas de soie ! Et voilà, continua-t-il en montrant Taylor, voilà votre baron en guenilles aux mains blanches comme un lis !
Ici encore, l'effet de sa repartie fut irrésistible ; elle déchaîna un vaste éclat de rire et Taylor perdit tout le fruit de son éloquence. La réputation de Lincoln grandit d'autant : on le regarda comme l'un des plus grands ora- teurs de rillinois. Il fut le premier élu.
La délégation du Sangamon était composée de deux sénateurs et de sept députés, tous des hommes de grande taille, dépassant les six pieds ; on les appela les „ Neuf longs " — Long Nine — et Lincoln était leur chef, tant par ses capacités que par ses six pieds quatre pouces !
Cette fois, il prit une part active aux délibérations. Sur son initiative, Springfield devint la capitale de l'Etat et Vandalia fut abandonnée.
Dès le 3 mars 1887, Lincoln entreprit de faire adopter certaines mesures contre l'esclavage. 11 fallait du courage, en ce temps-là, pour prendre semblable initiative. On n'osait pas parler de la traite, on n'osait pas légiférer de crainte de mécontenter ses partisans et de provoquer une séparation violente de l'Union. L'Illinois était peuplé d'immigrants venus du sud avec leurs esclaves et l'on avait créé un arsenal de lois iniques contre les nègres en faveur de leurs propriétaires. Lincoln risqua sa popularité et écrivit une protestation où il disait que „ l'institution de l'esclavage était fondée sur l'injustice et une mauvaise poli- tique ". Il admettait toutefois que, dans les circonstances
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du moment, le mouvemeut abolitionniste tendrait à accroî- tre plutôt qu'à amoindrir les ravages de l'esclavage et que le congrès de l'Union n'avait pas le pouvoir d'abolir la traite dans les Etats : c'était à ces derniers de prendre les mesures nécessaires.
Dans toute la législature, il ne trouva qu'un seul député. Dan Stone, qui voulût avec lui signer sa protestation. Ce fut néanmoins le premier acte d'Abraham Lincoln dans sa lutte engagée et menée à bien contre l'ignoble trafic des nègres. 11 avait ainsi choisi sa voie.
Quand les „ Neuf longs " revinrent à Springfield, ils furent solennellement reçus : on leur offrit un banquet et des adresses de félicitations. Ils avaient travaillé en faveur de la ville, qui montrait ainsi sa reconnaissance.
C'est en ce temps-là que Lincoln fut, après un examen, admis au barreau de l'IUinois.
Ainsi, arrivé à New-Salem pauvre aventurier, mé- connu et encore ignorant, il était, six ans plus tard, célèbre dans tout l'Etat, il avait une profession qui allait lui apporter non la fortune, mais une honnête aisance. Il avait vu naître, grandir New-Salem; il avait assisté à son déclin, il en avait deviné la chute. Ce n'était pas un champ ■ pour son activité nouvelle. Il résolut d'abandonner ce lieu où il avait tant lutté, tant aimé, tant souffert.
V R Springfield.
Au printemps 1887, Lincoln vendit ses instruments d'arpenteur et mit le peu qu'il possédait dans un sac de voyage. Il emprunta un cheval, dit adieu à ses amis et partit. Quelque douze mois plus tard, New -Salem n'existait plus : Petersbourg, dont Lincoln avait tracé les premières rues, avait attiré les habitants du village évanoui.
A Springfield, le voyageur s'arrêta dans une rue, fixa les rênes de son cheval à un poteau et posa sa valise à terre. Il ne savait où aller. Il regarda passer les gens qui ne s'inquiétaient pas de lui. Enfin, ayant fait quelques pas, il fijt appelé par le commerçant Speed qui le connaissait. Abraham lui apprit qu'il cherchait un lit, Speed en vendait qui coûtaient dix-sept dollars.
— Je n'ai pas même la moitié de cette somme, dit le jeune avocat. Faites-moi crédit jusqu'à Noël. Si je réussis ici, je vous payerai : si j'échoue, je ne vous paierai proba- blement jamais.
Speed arrangea l'affaire d'une façon plus économique : il offrit de partager sa couche avec Abraham. Il dormait en un réduit situé au-dessus de son magasin, dans les combles ; on y accédait par un long escalier de bois.
Le 27 avril, Lincoln s'associa avec l'avocat Stuart. Ce dernier l'envoyait chez les clients. Lincoln était timide, gauche; ses méchants habits de coutil, ses culottes trop courtes, sa veste trop ample lui donnaient l'air d'un pay- san rustique „ visitant un cirque pour la première fois". On se moquait de ce jeune homme lourdaud, mais, comme
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toujours, les moqueurs modifiaient très vite leurs appré- ciations lorsqu'ils l'avaient vu à l'oeuvre.
L'humble demeure de Speed devint bientôt un centre intellectuel et politique. Des hommes, qui plus tard jouè- rent un rôle important dans l'Union, s'y rencontraient à la fin de leurs journées et discutaient àprement toutes les questions qui agitaient les esprits. Un soir de décembre 1889, comme de coutume, il y avait là des whigs et des démocrates ; chacun lançait ses arguments dans la conver- sation. Soudain, Douglas se leva et déclara que ce n'était pas un lieu pour débattre des questions politiques, et il proposa de convoquer une grande assemblée, un meeting où les orateurs des deux partis développeraient leurs opi- nions devant le peuple. Le meeting eut lieu dans une église presbytérienne, aux premiers jours de 1840. Le discours de Lincoln fi.it excellent. Dès lors, pendant près de vingt ans, ces deux hommes, Lincoln et Douglas, défen- dirent maintes fois leur politique devant la foule des citoyens.
La probité de Lincoln demeura aussi pure que dans sa jeunesse. Un an après son arrivée à Springfield, le bureau de poste de New-Salem s' étant fermé avec les dernières maisons de ce village, un agent du gouvernement se pré- senta un jour à l'étude des deux avocats, demanda Abra- ham Lincoln et lui annonça que, d'après les comptes épurés de l'ancien office postal, il revenait à l'Etat une somme de dix-sept dollars. Abraham eut un instant d'anxiété, puis, pendant que son associé lui offrait de l'argent, il se leva, chercha dans une pile de livres et trouva une boîte. Il en tira un chiftbn qui renfermait exactement la somme récla- mée. Il déclara à son 'associé qu'il n'avait jamais pu se résoudre à dépenser de l'argent qui ne lui appartenait pas. Et cependant, ces dix-sept dollars, c'était le prix du lit qu'il n'avait pu acheter, c'était une petite fortune avec laquelle il eût pu soulager sa misère. La droiture lui avait enseigné qu'il vaut mieux vivre dans le besoin que d'être un serviteur infidèle.
52 CHAPITRE V
Cette sincérité dans les affaires lui conquit la confiance de tout le monde. Un client, qui voulait acheter une terre, le chargea de conclure un emprunt pour lui à la banque. Le caissier remit à Lincoln 3o ooo dollars, soit 150 000 francs, sans exiger de lui la moindre signature.
L'honnête avocat se fit toujours le défenseur des faibles et des pauvres. Et toujours, dans toutes les affaires qu'on venait lui soumettre, il n'écoutait que son bon cœur alors que tant d'autres avocats eussent soigné leurs seuls intérêts.
Une pauvre veuve vint lui conter qu'un juge avide lui retenait sa pension ; sans procès, il obligea le prévarica- teur à rendre son bien à la victime.
Les blancs n'étaient pas ses seuls clients. A une époque où les Africains étaient hors la loi, il eut le courage de défendre leurs causes devant les tribunaux. Un nègre libre de l'Illinois, s'étant rendu à la Nouvelle-Orléans, y avait été capturé sur un bateau et vendu. Abraham fit reconnaître les droits de son protégé, le racheta a\ec de l'argent qu'il s'était procuré lui-même et le rendit ainsi à la liberté.
Une autre fois, une négresse libre de l'Illinois avait été vendue; un premier jugement avait validé le marché. Lincoln recourut au Tribunal Suprême et eut gain de cause. Il rappela que les ordonnances de 1789 et la cons- titution de riUinois, adoptée en 1818, ne reconnaissaient à personne le droit de posséder ou de vendre des escla- ves. Il avait donné à son recours une base très légale ; par sa victoire, il créa un précédent très heureux dans la jurisprudence anti-esclavagiste et ^posa très solidement la question de l'abolition et de la liberté.
Le bureau des deux avocats se trouvait au-dessus de la salle du tribunal ; dans le plancher qui les séparait se trou- vait une ouverture, sorte de trappe. Pendant une audience, un nommé Baker se permit de critiquer les actes publics du citoyen Webber ; celui-ci, un peu autoritaire, se fâcha tout blanc; une bagarre s'en suivit. On vit alors surgir
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par la trappe les longues jambes de Lincoln qui se laissa glisser dans la salle. Le silence se fit et le jeune avocat, se plaçant à côté de Baker, s'écria :
— Nous sommes dans un pays où la liberté de parole est garantie. Baker a le droit de parler comme il l'a fait. On doit le lui permettre. Je suis ici pour le protéger.
Lincoln venait de montrer qu'il n'admettait pas que l'on méconnût les droits civiques fixés par les fondateurs de l'Etat. On se rappelle que, quelque dix ans auparavant, il avait émerveillé des juristes dans un article de journal où il avait développé cette idée que l'on devait maintenir dans son intégrité toute la constitution. Il développa les mêmes principes dans une conférence tenue au l3^cée de Springfield sur la perpétuité des libres institutions du pays.
Quand Lincoln plaidait devant le tribunal, il avait le don d'attirer l'attention du jury. Il était pourtant très libre dans ses allures et n'avait nul souci des convenances, même devant la cour. Il lui arrivait de poser tout en parlant un pied sur une chaise et de s'appuyer des deux mains sur le dossier d'une autre ; il mettait aussi les deux poings sur les hanches. Malgré ce manque de grâce et de dignité, on l'écoutait avec un grand intérêt, de son premier à son der- nier mot.
Son associé ne visait qu'à faire fortune. Lui, ne s'en souciait pas. Il songeait plutôt au bien du peuple, de ce peuple de l'IUinois qui avait la rage des constestations juridiques. Aux avocats et aux juges, il disait :
— N'encouragez pas les procès. Persuadez vos voisins qu'ils doivent chercher un compromis chaque fois qu'il est possible. Faites-leur comprendre que le gagnant légal est très souvent le vrai perdant à cause des honoraires qu'il paie, de ses dépenses et de son temps perdu. Comme pacificateur, l'avocat a la rare occasion de devenir un homme bon... Ne laissez pas un jeune homme se vouer au droit s'il ne le fait que pour avoir une profession lucrative. Si, selon votre jugement, vous ne pouvez être un honnête avocat, résignez-vous à rester honnête sans être avocat.
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CHAPITRE V
Choisissez une autre vocation plutôt que de vous astrein- dre, par avance, à être un coquin.
Dans l'exercice du barreau, Lincoln n'a pas agi autre- ment qu'il a pensé. Il a prouvé, par son exemple, qu'on pouvait demeurer honnête en étant avocat.
En 1840, il fut encore élu député. De plus, il présida le comité électoral qui devait préparer la candidature de Harrison à la présidence de l'Union. La majorité démo- cratique de l'Etat soutenait la réélection de Van Buren ; elle était très active et reprochait aux whigs leurs soi- disant mauvais principes, à quoi Lincoln, répondant à Douglas, opposa le beau programme que les démocrates étaient incapables d'appliquer. „Vous avez bon cœur et bonne tête, mais, comme Achille, vous êtes vulnérables par les talons." et il leur citait l'histoire d'un soldat irlan- dais qui, brave comme le lièvre de la fable, affichait un courage égal à celui de Jules-César et faisait demi-tour en face du moindre danger. Et il conclut : „Vous êtes pleins de bonnes intentions quand vous avez l'argent du peuple en vos mains, mais au moment d'agir vos talons tournent avec vous !"
Il tonna aussi contre la mauvaise administration prati- quée à la Maison-Blanche. „I1 y a, disait-il, un grand volcan à Washington ; il est manœuvré par un malin esprit ; une lave de corruption en sort et se répand en long et en large sur tout le pays... Ce malin esprit peut me briser, mais jamais me ployer comme un roseau... Si notre pays doit perdre ses libertés, je serai le dernier à demeurer dans ce désert". En. parlant ainsi, il n'exagérait pas : jus- qu'à son élection en 1860, presque tous les présidents furent faibles et vendus à leur parti qui seul gouvernait ; ce fut l'ère des honteuses compromissions, des marchan- dages politiques de bas étage ; malgré la constitution, le droit du plus fort intérêt primait trop souvent.
Dans une assemblée, pendant qu'il parlait, un démo- crate l'interrompit et lui demanda :
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— M. Lincoln, est-il vrai que vous êtes arrivé pieds nus dans l'Illinois, conduisant une paire de bœufs ?
— Parfaitement, répliqua l'orateur; je ne suis pas le seul. Il y a ici au moins une douzaine de citoyens qui pourraient en dire autant, et chacun de ces va-nu-pieds est beaucoup plus respectable que vous !
Dans cette campagne, les démocrates ridiculisèrent leurs adversaires d'une façon tout à fait concrète, ce qui est une coutume des Américains du Nord. Dernièrement, l'âne de M. Bryan essayait de ruer contre l'éléphant de M. Taft; en 1840, les whigs étaient représentés comme des colons buvant gloutonnement du cidre dans des huttes faites de troncs d'arbres. Sauf le cidre, cela rappelait l'hum- ble origine de Lincoln. Eh bien, les whigs, pour honorer l'esprit d'invention de leurs adversaires, se mirent à cons- truire des cabanes en troncs bruts où l'on vidait des tonneaux de cidre avant et après les assemblées.
Lincoln parcourut à peu près tout l'Illinois, réjouissant les foules par ses bonnes boutades et prononçant des dis- cours d'une belle tenue dont la plupart ont été conservés. Les élections furent favorables aux whigs et le général Harrison entra à la Maison-Blanche, où malheureusement il mourut l'année de son installation, en 1841.
A cette époque, Lincoln cessa de travailler avec Stuart et s'associa avec Logan. Dès lors, il modifia sa façon de préparer ses plaidoyers ; il connaissait mieux les hommes que les lois. Il eut l'ambition de devenir un juriste irrépro- chable et se mit à étudier ses causes avec opiniâtreté, énergie et patience, résistant à la tendance courante de faire de la rhétorique fleurie.
La défense d'un client lui rapporta une fois cinq cents dollars. Il ne songea pas à garder cette somme pour lui et dit à Logan que, s'il avait deux cent cinquante dollars de plus, il achèterait un lot de terre pour le donner à sa se- conde mère en reconnaissance de tout ce qu'elle avait fait pour lui. Logan lui prêta ce qui lui manquait et lui fit
56 A SPRINGFIELD
remarquer qu'il n'agissait pas correctement en abandon- nant totalement ce domaine à une femme déjà âgée. Mais Lincoln ne voulut rien entendre, estimant que le simple usufruit n'était qu'un don dérisoire.
Cette bonté envers ses parents n'avait d'égale que sa bonté envers les animaux. Un jour il chevauchait avec quelques amis dans les environs de Springfield. Il aperçut au bord de la route deux petits oiseaux à peine emplumés qui étaient tombés et qui ne pouvaient regagner leur nid. Lincoln s'arrêta, mit pied à terre, prit les deux petites bêtes dans ses mains et chercha leur nid pendant que ses compagnons continuaient leur route. Il trouva le nid, grimpa sur l'arbre et y déposa les oiselets, puis il rejoignit ses amis qui le plaisantèrent.
— Voyez-vous, Messieurs, leur dit- il, vous pouvez rire, mais je n'aurais pas pu dormir cette nuit si je n'avais pas sauvé ces oiseaux. Leurs cris eussent résonné sans cesse à mes oreilles !
Cet incident pèse peu dans la vie d'un grand homme ; cependant il est caractéristique : il parle en faveur de la grande sensibilité et du tempérament rustique de Lincoln.
Cette rusticité née dans dans la solitude des forêts l'avait rendu timide ; son cœur tendre le fit souvent douter de lui-même. S'il aimait la compagnie de ses concitoyens avec qui il pouvait discuter des affaires du pays, il se souciait moins de paraître dans ce qu'on peut appeler la société de Springfield, parce qu'il ne pouvait facilement s'astreindre au formalisme mondain. Cependant, le res- pect dont il était entouré, la position qu'il occupait lui fai- saient un devoir de ne point demeurer à l'écart et de ne pas refuser les invitations. Il assistait parfois aux bals privés ; il dansait un peu, mais il importunait les dames, d'une façon très curieuse, il est vrai : étant parfait diseur, il captivait les hommes qui se groupaient dans un coin de la salle et, pour l'entendre, oubliaient trop souvent leurs danseuses !
C'est dans cette société que, en 1889, il rencontra pour
MADAME MARY TODD LINCOLN la femme du président.
s?
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la première fois Miss Mary Todd qui devint sa femme'. Née au Kentucky en 1818, elle avait, comme Lincoln, été élevée par une belle-mère. Elle avait reçu une excellente éducation dans les écoles supérieures de Lexington, sa ville natale et connaissait la langue française. Spirituelle, impulsive, sincère, c'était une élégante petite femme aux agréables manières, qui exerçait une attraction irrésistible sur son entourage.
Chez sa sœur, où elle séjournait, elle eut bientôt des admirateurs et, comme la politique l'intéressait, elle se plaisait en la compagnie d'hommes comme Lincoln, Dou- glas et d'autres. Ces deux avocats devinrent rivaux une fois de plus, mais dans le domaine de l'amour. Cependant Mary préféra de bonne heure Lincoln à Douglas à cause de ses qualités, de ses habitudes, de sa notoriété 'et aussi de son avenir qu'elle pressentait et qui la subjuguait.
Etant jeune fille, Mary Todd déclarait à ses amies qu'elle était destinée à devenir la femme d'un président et l'hôtesse de la Maison-Blanche. Elle disait que Abraham n'était pas un bel homme, mais qu'elle voulait faire de lui le premier magistrat de l'Union.
Le mariage devait avoir lieu le i*"' janvier 1841. Mais, vers la fin de l'automne, Abraham tomba dans une mélancolie lourde et déprimante. Il songeait à sa première fiancée, à son bonheur déjà si lointain et qui avait été si brutalement brisé; il se demandait si sa conscience lui permettait de vivre avec une autre femme et s'il saurait rendre heureuse celle-ci. Puis d'autres questions assail- laient son esprit anxieux : il était arrivé à un moment de sa vie où il lui sembla que ses forces allaient l'abandonner
^ Certains biographes disent que Lincoln fit la cour à une jeune fille nommée Sarah et à Miss Mary Ovven. A la première, en guise de déclaration, il lut dans sa Bible l'histoire d'Abraham et de Sarah : elle se moqua de lui et de sa lecture. A la seconde, il écrivit une lettre où il contait avec sincérité toutes ses tristesses et les défauts qu'il croyait avoir ; Miss Owen lui fit comprendre qu'il ne possédait aucune des qualités qu'elle désirait chez un mari. Ces „ amourettes" n'eurent aucune influence sur la vie de Lincoln.
58 CHAPITRE V
pour réaliser les grands projets qu'il avait conçus ; il crai- gnait d'avoir trop osé, d'avoir trop promis ; on eût dit que les espoirs que ses concitoyens avaient fondés sur lui l'écrasaient sous leur ampleur. Il doutait de luî.
Et cependant il écrivait à son médecin qu'il ne redoutait rien et qu'il avait l'irrésistible désir de vivre jusqu'à ce qu'il fût assuré que le monde était devenu un peu meilleur. Il avait une fois exprimé sa certitude qu'un jour viendrait où il n'y aurait plus sur la terre ni ivrogne ni esclave. A son associé, il écrivit, le 28 janvier, qu'il était incapable de lui donner les nouvelles demandées. „ Je suis actuellement l'homme le plus misérable. Si mes impressions étaient partagées également par tous les membres de la famille humaine, on ne verrait pas une figure joyeuse ici-bas. Mon état s'améliorera-t-il ? Je ne puis le dire. J'envisage avec terreur la possibilité d'une situation plus mauvaise. Il n'est pas possible que je reste comme je suis. Je dois mourir ou marcher vers la convalescence. "
Il ne put assister aux travaux de la législature. Ses amis craignirent pour sa santé comme au temps de la mort de Anna Rutledge. L'un d'eux, le marchand Speed, qui s'en allait faire une visite à sa fiancée, emmena Abraham dans le Kentucky. Ce voyage fit une heureuse diversion.
Néanmoins, le mariage ne fut pas célébré à la date choisie par les fiancés. L'un des biographes de Lincoln, Herndon, a raconté que tout était prêt pour la cérémonie et qu'au dernier moment il refusa de se présenter. Cette version ne paraît pas être conforme à la réalité; un grand nombre d'amis et d'amies ont vivement protesté quand ils en eurent connaissance. Mais que s'était-il passé ? On ne le sait pas. Lincoln était trop sérieux pour agir à la légère. Les relations furent rompues. Mary, à son tour, entreprit un voyage.
Puis le temps fit son œuvre d'apaisement. L'un et l'au- tre, lui surtout, eurent une plus juste compréhension de la situation ; sa santé morale se raffermit ; les souvenirs de la malheureuse journée du i" janvier s'eftacèrent.
Un incident tragi-comique vint rapprocher les deux
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fiancés. Un officier du nom de Shields, présomptueux et autoritaire, vint se fixer à Springfield et occupa bientôt une charge importante. C'était un démocrate. Ses airs de supériorité lui créèrent des inimitiés.
A cette époque, les affaires de l'Etat allaient mal. La banque et le trésor public étaient sans argent et le papier-monnaie avait perdu de sa valeur. Alors le gouver- neur, le trésorier et Shields, qui était contrôleur, refusèrent d'accepter ce papier pour le payement des impôts. Les whigs menèrent une vive campagne contre ces mesures.
Le Sangamon Journal publia, le 2 septembre 1842, une lettre signée „ Tante Rebecca " et dont Lincoln était l'au- teur. Il s'était mis à la place d'une veuve de fermier, — personnage imaginaire, comme la négresse du Kentucky ! — et exposait toutes ses doléances et couvrait le vaniteux Shields de ses sarcasmes. La semaine suivante, le même journal publia, avec la même signature, une seconde lettre plus ironique encore, écrite, cette fois, par Mary Todd et une amie. Ces coups d'épingle amusèrent le public et exas- pérèrent le pauvre Shields qui voulut connaître l'auteur des fameuses lettres. Par le rédacteur du journal, Lincoln apprit que Mary avait trempé dans cette affaire ; il ne la dénonça pas et donna son seul nom. Shields le pro- voqua en duel. Lincoln avait horreur du duel, mais il accepta le défi, voulant soutenir son honneur et celui de... sa fiancée. Ayant le choix des armes, il prit deux grandes épées de cavalerie : il avait les bras beaucoup pïus longs que son adversaire, qui ne pouvait ainsi lui faire de mal. Voyant cela, Shields, sur le terrain, au bord du Missouri, fit un accommodement et le duel n'eut pas lieu. Cela cor- respondait au désir intime de Lincoln qui avait tout arrangé dans l'espoir d'une réconciliation. Shields devint sénateur et, pendant la guerre civile, Lincoln le nomma général.
Peu de temps après, le 4 novembre au matin, Abraham vint chez la sœur de Mary et lui déclara qu'il désirait se marier le soir même. Il voulait qu'on n'eût pas le temps de
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faire aucun préparatif, coupant court ainsi à tout bavar- dage. Mary dut emprunter une robe de noce à l'une de ses sœurs qui avait fait bénir son mariage peu de temps au- paravant. Et la cérémonie eut lieu, très simple et très sincère.
Les deux époux s'installèrent dans une chambre louée à lataverne du „ Globe ", où ils payaient quatre dollars par semaine. C'était une modeste entrée en ménage, mais on n'était point malheureux; Mary disait qu'Abraham avait le cœur aussi grand que ses bras étaient longs.
VI Membre du Congrès.
Lincoln fut huit ans député à la législature de l'IUinois ; il refusa une cinquième élection ; il refusa même, en 1841, les fonctions de gouverneur de l'Etat que ses amis lui offraient et qu'il n'accepta pas à cause des démocrates. Il aspirait à une charge plus haute : il voulait être membre du Congrès et se créer ainsi un champ'd'activité plus étendu.
Il annonça lui-même sa candidature. A quoi bon dissi- muler ses désirs ? Il reconnaissait à ses amis et même à ses adversaires le droit d'avoir des ambitions politiques. Sa franchise ne lui permettait pas de laisser à quelqu'un d'autre le soin d'être son porte-parole ou son homme de paille.
Cette première tentative fut malheureuse. Il ne fut pas élu. Les citoyens du Sangamon, qui lui avaient été fidèles jusqu'ici, l'abandonnèrent pour donner leurs suffrages à Baker, dont l'élection fut ainsi assurée. Une campagne menée par certains prédicateurs prépara son échec. On l'accusait d'être un déiste, c'est-à-dire athée, libre-pen- seur, parce qu'il n'était membre d'aucune Eglise. Cepen- dant les familles riches avaient voté pour lui à cause de sa femme qui appartenait au rite presbytérien.
L'accusation des prédicateurs ne l'avait point troublé. En face de ses devoirs religieux, sa conscience était tran- quille. Il avait sa religion à lui, un ensemble de sentiments innés comme sa morale. Sa femme disait que sa religion était chez lui comme une poésie naturelle. A qui lui de- mandait pourquoi il n'était membre d'aucune Eglise, il répondait:
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— Quand une Eglise inscrira sur son autel, comme seule qualité requise de ses membres, le sommaire de la Loi et de l'Evangile donné par le Sauveur : „ Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée et ton prochain comme toi-même ", je pourrai entrer dans cette Eglise de tout mon cœur et de toute mon âme.
En 1844, il soutint la candidature de Henry Clay à la présidence. C'était un petit homme qui avait un renom considérable dans toute l'Union. Ses contemporains le considéraient comme un demi-dieu, et Lincoln comme son maître en politique.
Cette campagne électorale obligea Lincoln à parler non seulement devant les assemblées de l'Illinois mais aussi devant celles de l'Indiana. Il y avait été attiré par les politi- ciens whigs de ce dernier état. Il prononça des discours tout près des lieux qui virent s'écouler son enfance. Il revit la plupart de ses camarades de la région de Gentry- ville; il alla les trouver dans leurs fermes, il s'informa de tout et de tous. Ce voyage raviva ses souvenirs et il fut si ému qu'il écrivit une longue poésie sur les sentiments que lui inspira sa visite à la cabane du Petit-Pigeon.
Clay échoua, battu par Polk, l'homme lige des escla- vagistes intransigeants, citoyen passablement fourbe qui ne contribua pas à relever le prestige de la Maison- Blanche.
Un peu plus tard, Lincoln eut l'occasion d'entendre Henry Clay prononcer un discours en faveur de l'aboli- tion graduelle de l'esclavage. Il s'était fort réjoui avant le meeting : il en sortit désillusionné. Clay avait lu tout son discours d'une façon si peu attrayante, si peu persuasive que Lincoln sentit tomber toute son admiration. Il fut moins satisfait encore après la visite qu'il fit à celui qu'il appelait son maître et qui lui fit sentir sa supériorité avec tant de froideur que Lincoln se promit dès lors de ne plus accorder sa confiance à un homme qu'il ne connaissait que par les éloges du public ou des hommes de parti.
MEMBRE DU CONGRÈS 63
Aussi, plus tard, déconseilla-t-il une nouvelle candidature Clay ; il eut le bonheur d'être écouté.
En 1846, il eut aussi la chance d'être élu député au Con- grès de Washington contre Cartwright, un évangéliste méthodiste et conservateur qui faisait de la politique et qui avait cherché à discréditer Lincoln en ressuscitant l'accusation d'athéisme et... d'aristocratie qui avait si bien réussi auparavant. Chose curieuse, Lincoln n'éprouva pas à la nouvelle de sa nomination tout le plaisir qu'il en avait espéré.
A cette époque, l'opinion publique était profondément remuée par la question de l'abolition. Les abolitionnistes avaient de tout temps cherché à faire prévaloir leurs opi- nions, mais les Etats du Sud étant les maîtres très arro- gants du gouvernement, les partisans de la liberté n'avaient aucun espoir. De plus, les abolitionnistes étaient divisés : il y avait des modérés et des progressistes qui ne parve- naient pas à s'entendre et qui faisaient du tort à leur cause. Enfin, même dans le Nord, un grand nombre de citoyens soutenaient le Sud et votaient pour les candidats démo- crates ou whigs — Clay était un whig — favorables au maintien de l'esclavage.
Les dix dernières années av^aient été remplies par des persécutions dirigées contre les abolitionnistes. Les su- distes avaient recours à ces moyens violents pour sou- tenir leurs opinions et conserver le honteux trafic. Pour élever une barrière à leurs prétentions, des hommes de cœur, mus par leur pitié, et aussi par l'ardent désir de conserver intacte l'Union menacée par les esclavagistes, convoquèrent des meetings, publièrent des journaux et firent de l'agitation intense. Mais ces tentatives furent malheureuses. Le 4 juillet 1884, une réunion abolitionniste tenue à New-York suscita des troubles violents qui durèrent plusieurs jours; il en fut de même à Philadelphie, où l'on traquait les nègres et attaquait les agitateurs.
„De i836 à 1841, à Cincinnati (Ohio), on dévasta par trois fois l'imprimerie du Philanthrope, jounal dévoué à
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la cause abolitionniste. A Alton (Illinois), le 7 novembre 1837, un ministre, Elijah Lovejoy, rédacteur d'un journal défendant la même cause, trouve la mort dans une attaque semblable, sans que les tribunaux exercent aucune pour- suite contre les coupables. En i838, à Philadelphie, on met le feu à une salle consacrée à des cours publics, sim- plement parce qu'il a été permis aux abolitionnistes de s'y réunir. Quatre ans plus tard, cette ville fut encore le théâ- tre d'une émeute sanglante contre la population de couleur. On met le feu à une église qu'ils ont construite de leurs épargnes, on démolit les modestes demeures des nègres, après les avoir pourchassés et mutilés dans les rues comme des bêtes fauves. Leur unique provocation avait été une procession publique pour célébrer l'anniversaire de l'éman- cipation dans les colonies britanniques. L'émeute dura deux jours et les autorités n'offrirent de protection efficace que quand le mal fut fait...
„La Nouvelle-Angleterre, pays de légalité entre tous, eut aussi ses émeutes : en terre puritaine, comme ailleurs, la statue de la liberté fut voilée pour un instant. La légis- lature du Connecticut fit fermer, en i833, une école dans laquelle une demoiselle pieuse. Prudence Crandall, ensei- gnait à lire à des enfants noirs. La courageuse institutrice ayant ouvert de nouveau son école à sa sortie de prison, une émeute se chargea, en 1834, d'assurer le respect de la loi. En décembre i836, quelques étudiants, originaires du Sud, dispersent une assemblée abolitionniste à New- Haven dans le Connecticut. L'année précédente, un éta- blissement public avait été démoli à Canaan (Nevv- Hampshire), simplement pour avoir reçu des élèves de race nègre. Le même jour, à Worcester (Massachusetts), un ministre abolitionniste est interrompu dans ses fonctions par le fils d'un ex-gouverneur de l'Etat et un Irlandais qui dispersent ses notes et le maltraitent. Mais ce fut sur- tout Boston qui se distingua quelques semaines plus tard. Le 21 octobre 1885, une réunion de femmes abolitionnis- tes est assaillie par une émeute et dispersée ; Garrison
MEMBRE DU CONGRÈS 65
est traîné dans les rues de la ville, la corde au cou^"
Cette citation montre quel était l'état d'esprit du peuple américain. Ces actes s'étaient tous accomplis dans les Etats libres ; ils avaient été fomentés par la classe riche et intelligente. Si les Nordistes mettaient tant de véhémence dans la défense de leurs opinions, on peut se représenter avec quelle outrance et quelle haine les Sudistes soute- naient leurs revendications.
Ceux-ci en étaient arrivés à empêcher en maint endroit la distribution par la poste des publications abolitionnistes. Ils demandèrent même que chaque état fit passer une loi qui arrêtât net le mouvement d'émancipation ; plusieurs législatures obéirent au Sud. On voulait étouffer toute discussion sur la question de l'esclavage : car la moindre étincelle tombant sur cette poudrière menaçait de faire sauter tout l'édifice.
Afin d'étendre leur influence dans l'Union, les Sudistes avaient cherché à accroître le nombre des états esclava- gistes : d'un côté, ils s'efforçaient de faire reconnaître la traite par les Etats qui ne l'avaient pas encore adoptée; d'autre part, ils usaient de leur puissance à Washington pour exiger que l'esclavage fût autorisé dans tous les ter- ritoires qui passaient au rang d'Etat. Ils avaient réussi, par exemple, dans l'Etat de Missouri, en 1820. Son admission dans l'Union avait été combattue par le Nord, parce que le nouvel Etat devait être esclavagiste et, par sa représenta- tion au Congrès, allait diminuer l'influence des abolition- nistes. Pour éviter d'âpres disputes, Clay avait proposé son fameux Compromis du Missouri qui fut adopté.
Par cet acte, la constitution de ce territoire était admise avec la clause de l'esclavage; mais on décrétait que, à l'avenir, tout nouvel Etat situé au nord de la limite sud du Missouri et à l'ouest de sa limite occidentale serait un Etat libre. Ainsi paraissait réglée la question ; parmi les parti-
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sans de l'émancipation, les modérés avaient eu gain de cause, étant assurés, par le compromis, que l'esclav'age ne serait pas introduit dans certaines régions : les proges- sistes, qui rêvaient l'abolition totaje dans toute l'Union, de- vaient attendre un demi-siècle environ la réalisation de cette grande œuvre.
Mais le Sud, tout en respectant le Compromis du Mis- souri, sut trouver ou créer l'occasion d'amoindrir la majo- rité du Nord. Il convoitait le Texas sur lequel le Mexique avait des droits. Le président Polk favorisa leurs desseins : la guerre fut déclarée au Mexique le i3 mai 1846 et dura jusqu'au 2 février 1848. Polk réussit à tromper la nation sur la marche et les mérites de cette entreprise. Le 11 mai, il adressa au Congrès un message où il disait que le Mexi- que avait envahi le territoire de l'Union et versé le sang des citoyens américains sur leur propre sol.
Lincoln, en son nom, posa une série de questions à Polk, le 22 décembre 1847. Il rappela son fameux message et le pria d'indiquer exactement à quel endroit le sang américain avait rougi le sol. „ Répondez simplement, ajouta Lincoln, en vous rappelant que vous êtes sur le siège où s'assit Washington et que vous devez répondre comme il l'aurait fait. Si vous refusez de répondre ou si vous le faites d'une façon évasive, le peuple comprendra que la guerre est mauvaise. "
Polk eut de la peine à se justifier. Pour ajouter à la per- plexité de ce dernier, les whigs condamnèrent la guerre tout en votant les dépenses nécessaires, afin qu'elle fût menée avec vigueur. Deux des principaux généraux, Taylor et Scott, étaient des whigs ; leur conduite fit hon- neur à leur parti et, lorsque Polk eut fait son temps à la Maison-Blanche, Taylor le remplaça. On raconte qu'à son installation, Lincoln, qui était du comité d'organisation du grand bal, y perdit son chapeau et dut rentrer tête nue à son domicile.
Le discours de Lincoln à propos de la guerre du Mexi- que prit le nom de „ Spot Resolutions ". Il fit grand bruit.
MEMBRE DU CONGRÈS 67
Il mécontenta même un certain nombre de ses partisans whigs qui considéraient l'interpellation comme une mala- dresse. Il est vrai qu'en la faisant, Lincoln n'avait pas obéi à la discipline du parti, mais il avait montré qu'il était au- dessus de cette discipline et qu'il était trop indépendant, trop épris de liberté pour s'assujettir à n'importe quel programme politique qui ne fût pas le sien. Rien ne pouvait l'empêcher de parler où et quand il le jugeait bon et de dire ce qu'il croyait être la vérité. Jusqu'à sa mort, il ne s'écarta point de cette ligne de conduite. Son tempérament seul inspirait ses actes et ses paroles, et comme il avait le sentiment très net de l'impartiale justice, il est arrivé ceci qu'aujourd'hui tous les partis, aux Etats- Unis, sont unanimes à reconnaître ses hautes qualités.
Ses „ Spot Resolutions " lui firent néanmoins quelque tort. Il ne fut pas réélu par ses concitoyens de l'Illinois. Il est vrai que, dans cet Etat, on n'avait pas la coutume de réélire une seconde fois un député au Congrès : on vou- lait que chacun eût son tour et il y avait assez de can- didats.
Outre quelques discours prononcés pendant la première session, ses séances et ses rapports de la commission des postes dont il était membre, Lincoln s'occupa à rédiger de son propre chef un projet de loi qui visait à interdire l'es- clavage dans le district de Colombie. Ce district est, comme on sait, une enclave dans l'état du Maryland et ren- ferme la capitale de l'Union. Les marchands d'esclaves y étaient nombreux : ils entassaient les pauvres Africains dans des locaux que Lincoln comparait à des écuries où, au lieu de chevaux, on vendait du bétail humain. Ce hon- teux commerce se développait à l'ombre du Capitule. C'était une tare pour la capitale.
Si, d'après la jurisprudence établie, le Congrès n'avait pas le pouvoir d'émanciper les nègres dans les états, il devait chercher à le faire dans le district de Colombie. On avait maintes fois essayé d'y parvenir, mais toujours en vain. Lincoln renouvela la tentative. Son projet statuait
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que le gouvernement fédéral payerait à leurs maîtres la valeur de tous les esclaves qui seraient libérés. Exception serait faite pour les plus jeunes à qui on apprendrait un métier, après quoi on leur accorderait la liberté. Ce projet, quoique bien établi et fortement pensé, trouva peu de faveur : le maire ou mayor de Washington, avec quelques habitants, se déclara prêt à le soutenir, puis, intimidé par les menaces du Sud, il ne tint plus sa promesse. Le projet dormit une douzaine d'années dans les cartons du Congrès.
Pendant son séjour à Washington, où il avait amené sa famille, Abraham vécut modestement. Il fréquenta peu les clubs et davantage les bibliothèques du Parlement et de la Cour Suprême dont les immenses trésors étaient à la disposition des députés. Il y prenait plusieurs volumes à la fois, en faisant un paquet qu'il fixait au bout de sa canne et qu'il emportait sur son épaule.
Comme partout et toujours, il divertit ses compagnons en leur contant des histoires et ne tarda pas à recevoir le titre de „ champion des diseurs ". Il étonna ses collègues lors de son discours en faveur de la candidature de Taylor établie à la convention whig de Philadelphie. Il ne pouvait tenir en place et, se souciant peu de l'étiquette, se pro- menait dans les couloirs de la salle tout en parlant et gesti- culant. Il revenait à la tribune lorsqu'il avait fini une tirade et se remettait à pérégriner au début de la suivante.
Comme partout, Douglas suivait ses pas; en même temps que lui, il avait été élu sénateur de l'Illinois ; ils se rencontrèrent souvent à Washington et, quoique adver- saires en politique, ils entretinrent toujours de bonnes relations.
Durant sa législature, Lincoln avait été le seul député whig de l'Illinois ; avant son arrivée, on ne le connaissait pas; un journal de la ville fédérale, qui publiait la biographie des nouveaux représentants, lui avait consacré sept lignes : elles apprenaient aux lecteurs la date de sa naissance, sa profession, son grade éphémère de capitaine, son passage dans un très petit bureau de poste, sa charge de député quatre fois renouvelée et, détail curieux, son éducation
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„ défectueuse ! " On l'appelait volontiers Thomme des forêts de l'Ouest. Mais sa probité lui conquit bientôt de nombreux amis.
Quand il fut arrivé au terme de son mandat, il fut invité par les whigs abolitionnistes de la Nouvelle-Angleterre à faire une campagne de propagande. Il s'y rendit en sep- tembre et, le 12, parla à Worcester, dans le Massa- chusetts ; il y exposa avec hardiesse les diverses parties de son programme anti-esclavagiste. Notons en passant que ce meeting était présidé par Lévi Lincoln, un descen- dant, comme Abraham, de Samuel Lincoln de Hingham.
Il prononça d'autres discours en un grand nombre de villes. Partout il remportait un succès éclatant et contri- buait à affermir le crédit des whigs. Partout, on s'attendait à voir en lui un orateur en frac, mis très correctement, comme c'était et c'est encore l'habitude ; or, on était sur- pris quand on le voyait monter à la tribune : ce géant des prairies portait un simple vêtement d'alpaga noir. Comme il faisait très chaud en cette saison, il se mettait à l'aise. En prononçant les premiers mots de sa harangue, il retrous- sait les manches de son habit, puis celles de sa chemise et enlevait enfin sa cravate.
A Boston, il prit la parole après le gouverneur Seward. Son discours fut puissant et convaincant. Seward avait également bien parlé et, le soir, ces deux hommes qui devaient plus tard se retrouver et collaborer à la grande œuvre de l'émancipation, eurent un long entretien. Se- ward était, comme Lincoln, le grand avocat de la liberté pour tous et il avait énoncé certaines idées qui frappèrent son collègue. Lincoln lui déclara :
— Gouverneur Seward, j'ai repassé dans ma mémoire ce que vous avez dit dans votre discours. Je reconnais que vous avez raison. Nous nous sommes occupés de cette question de l'esclavage, mais nous devrons à Tavenir y donner plus d'attention que jusqu'à maintenant.
En revenant à Washington, il visita les chutes du Nia- gara qui lui firent une impression considérable. Il fut subjugué par cette puissance mystérieuse qui s'effondre
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dans l'abîme depuis des milliers d'années et qui ne s'ar- rête jamais. Il y vit certainement un symbole de l'élan des grandes idées qui font leur chemin dans le monde.
Il songea aussi à ce qu'il avait vu dans sa tournée de conférences. Il avait saisi mieux que jamais la différence qui existait entre le Nord et le Sud dans leur façon d'en- visager la question de l'esclavage. Il comprit que, pour les uns, c'était un mal insupportable et, pour les autres, une nécessité divine. Il entra aussi pour la première fois en rapport avec des sociétés bien organisées qui travaillaient en faveur de l'abolition et il devina sans doute tout le parti qu'il en pourrait tirer.
Avant son départ, le président Taylor lui offrit une haute fonction qu'il refusa, n'étant plus député, et qui échut à un autre citoyen de l'Illinois recommandé par lui. Il eût pu, alors, devenir gouverneur du territoire de rOrégon, mais sa femme trouva que c'était un pa3's trop lointain ; il déclina cette offre qui lui plaisait pourtant. Mary avait sans doute craint que, relégué dans l'Orégon, perdu entre les Montagnes-Rocheuses et le Pacifique, son mari perdît tout contact avec les grands centres de l'Est: elle ne se trompait peut-être pas, car Lincoln aurait trouvé là-bas un terrain neuf, vierge comme le Kentucky, l'In- diana et l'Illinois au temps de son enfance et de sa jeu- nesse. Il se serait retrouvé dans son élément, il y serait resté et il n'aurait pas accompli son œuvre.
Il revint à Springfield, plus riche encore en expérience. Il avait appris à connaître l'organisation et le fonctionne- ment du gouvernement fédéral et il s'était trouvé en con- tact avec les chefs politiques de toutes les parties de l'Union. Il allait maintenant mûrir les idées nouvelles qu'il avait reçues ; dans ce but il se tint à l'écart des luttes politiques et se voua à la pratique du barreau. Il devint l'avocat des campagnes, l'avocat nomade, et cette époque de sa vie n'est pas la moins intéressante.
VII Rvocat nomade.
Quand, pour la première fois, il franchit le seuil du Capi- tole de Washington, Lincoln dut certainement s'imaginer qu'il allait y faire une œuvre utile. A Springfield, au sein de la législature de l'Illinois, en un pays où les intérêts se heurtaient moins, où, par suite, les luttes politiques étaient moins âpres, il était plus aisé de faire entendre et adopter son opinion ; mais à Washington, la scène était plus vaste, les passions plus aiguës, les premiers rôles tenus par des hommes plus habiles, et les intérêts en présence plus hostiles. Un citoyen, fût-il de la trempe de Lincoln, devait se noyer dans la masse, demeurer isolé et méconnu. Il sentit combien peu pesait l'influence d'un homme modeste et loyal ; aussi n'est-il pas étonnant qu'il ait éprouvé quel- ques revers.
Ces mécomptes le rendirent quelque peu sceptique ; ils ne l'aigrirent pas, mais ils le poussèrent à s'éloigner de la politique. Associé avec Herndon, qui travailla avec Lincoln jusqu'au moment où ce dernier quitta Springfield, il se remit avec ardeur à la pratique du barreau.
Il aurait pu coopérer avec un avocat de Chicago, mais il y renonça. Cette offre avantageuse ne le tentait pas ; il répondit qu'il était enclin à la mélancolie et qu'il ne pour- rait s'astreindre à vivre dans une ville. L'air de Chicago ne l'eût certainement pas tué, mais il craignait la vie éner- vante d'une métropole naissante et prospère ; il redoutait les clients riches qui payent de gros émoluments. L'ai- sance facile qu'il y aurait récoltée eût effarouché sa morale d'homme honnête et modeste. Il ne sut et ne voulut jamais
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être riche. Il disait que la richesse est un superflu de choses dont on n'a pas besoin. Cette vérité, bien qu'elle ressemble fort à celle du bon La Palisse, a sa valeur tout de même.
Il ne voulut jamais placer un seul dollar dans la spécu- lation ; ses collègues, qui faisaient largement payer leurs plaidoieries, achetaient des terres ou devenaient action- naires des sociétés industrielles et ferroviaires et s'enrichis- saient rapidement. Abraham demeura toujours étranger à ces manipulations financières. Il ne voulut pas même se charger de la gérance des terres et de la fortune des grands propriétaires ; pour ces places, où il y avait autant à gagner que dans la pratique du barreau, il recomman- dait d'autres citoyens que, selon lui, le bon Dieu avait fait exprès pour ces sortes de besognes.
Il aimait d'ailleurs trop le grand air et la liberté pour prendre quelque plaisir à servir un maître fortuné. Il n'était vraiment heureux que dans son bureau ; là, per- sonne ne le tyrannisait ; il y pouvait parler et travailler comme il l'entendait. Il y lisait ses journaux à haute voix, distrayant trop souvent son associé, mais prétendant que l'oreille devait s'aider autant que l'œil à acquérir des con- naissances.
Une logique inflexible présidait à son labeur intellec- tuel ; ses pensées s'enchaînaient avec un ordre précis et demeuraient en permanence dans sa mémoire extraor- dinaire. Il n'écrivait pas tout ce qu'il devait dire devant les tribunaux ; il se contentait souvent de faire en quelques mots le canevas de son plaido3'er.
Il avait moins d'ordre dans les détails de la vie maté- rielle. Ses papiers n'étaient pas classés ; il y en avait des piles sur le plancher ; sa mémoire lui évitait le souci de donner à chaque chose sa place propre ; il le laissait à Herndon et à quelques étudiants en droit qui venaient tra- vailler chez lui. Comme à New-Salem, il mettait dans son chapeau les papiers et les lettres qu'il voulait avoir toujours à sa portée. Quand il y en avait trop, il en faisait
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une liasse sur laquelle il inscrivait : „Quand vous ne trou- verez pas une chose ailleurs, cherchez là-dedans !" Il lui arriva d'oublier une lettre dans les profondeurs de son couvre-chef; il s'excusait alors du retard apporté à la réponse en disant qu'il avait acheté un autre chapeau dans lequel il n'avait — naturellement — pas vu la missive.
Pendant huit années, il fut presque toujours en voyage. En ce temps-là, comme aujourd'hui encore, les juges et les avocats rendaient la justice non point dans une seule ville, mais se transportaient ici et là, dans les provinces, comme les seigneurs du moyen âge. Le juge était David Davis, un fervent admirateur de Lincoln ; il exerçait ses fonctions dans quatorze comtés, sur un territoire long et large d'environ deux cent cinquante kilomètres, à peu près la surface de la Suisse !
Lincoln et ses compagnons avaient chacun leur cheval ; celui d'Abraham s'appelait Tom. Ces derniers, presque tous des citadins gradués des universités, étaient vêtus correctement, selon les exigences de la mode. Abraham ne payait pas de mine. Son chapeau, très souvent un haut de forme archaïque, avait depuis longtemps perdu ses huit reflets, si jamais il les avait eus, et Stanton — qui fut plus tard un des ministres de Lincoln — s'amusa un jour en plein tribunal aux dépens de ce pauvre chapeau, en disant que la sueur y avait dessiné des taches ressem- blant à des continents sur une mappemonde.
Il portait un vêtement en bombasin plissé, poussiéreux, terni, reluisant à l'usage ; très souvent, faute de boutons, ses pantalons tenaient à ses bretelles par une cheville de bois ou un clou ; à sa main, il portait un sac de voyage vieux et bizarre et, sous son bras, un parapluie vert et fripé serré en son milieu par une grossière ficelle ; ce rifflard, qui avait depuis longtemps perdu sa poignée, por- tait à l'intérieur, en gros traits blancs, cette inscription „A. Lincoln". Mais, malgré sa tournure un peu fruste, il ne négligeait jamais sa personne.
On logeait dans des hôtelleries ou, le plus souvent,
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dans des auberges campagnardes. Le juge Davis parta- geait sa chambre avec Lincoln ; un jour, un visiteur les trouva en train de se lancer à la tête les oreillers de leurs lits ! Un après-midi d'hiver, par un temps froid et humide, ils arrivèrent à Charleston, transis et mouillés ; l'auberge était vide et l'hôte absent; il n'y avait ni feu ni bois. Abraham enleva son court manteau bleu, prit une hache et alfa fendre du bois ; quand Davis eut des bûches, il alluma du feu.
Lincoln était peu exigeant pour le logis et le couvert. Aux auberges bien achalandées, il préférait celles où la société était moins brillante et où l'on vivait à meilleur compte. Il lui arrivait souvent même de demander l'hospi- talité à des fermiers, au milieu des prairies ou des forêts.
Son arrivée dans une localité était une aubaine pour son hôte dont la maison devenait un centre très fréquenté tant que duraient les débats de la cour. Lincoln discutait les questions du jour, contait ses fameuses histoires, et la population s'attroupait dans l'auberge pour Técouter. Lorsqu'il était accompagné d'avocats aussi diserts que lui, les auditeurs assistaient à un tournoi spirituel du plus haut intérêt qui se prolongeait très tard dans la nuit. Lincoln eut même la chance de dérider le juge Treat qui avait la réputation d'être la gravité personnifiée; il l'écoutajusqu'à la fin et rit tant qu'en allant se coucher, il avait „mal aux côtes", ce qui ne l'empêcha point, le lendemain, de condamner un criminel.
Devant le tribunal, Lincoln était encore le fabuleux con- teur; il distrayait tout le monde; un jour, il s'approcha d^un greffier et lui raconta à l'oreille une histoire pleine d'humour : le greffier éclata de rire en pleine audience, sur quoi Davis le condamna à une amende de cinq dollars. Le coupable lui répondit que l'histoire valait bien cela; le juge se fit redire la facétie et rit à son tour et la trouva si bonne qu'il libéra le greffier de son amende.
Ces tournées judiciaires s'appelaient des ^circuits" ou tribunaux ambulatoires; les adversaires de Lincoln
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répandirent le bruit qu'avec lui le circuit devenait un cirque dont il était le clown. Il est \Tai que, dans ses moments d'humour, Lincoln cessait totalement d'être sérieux, qu^il mettait à conter tout son talent, même toutes ses grimaces ; mais il n'était point un bouftbn de cour : il accomplissait sa besogne, et ses histoires venaient là, comme des para- boles, pour attirer l'attention sur une idée, pour servir de comparaison. Il mettait de la vie dans l'austérité du tribu- nal, marquant le côté plaisant des choses par une saillie, une remarque toujours juste dont la valeur était accrue par son côté humoristique. Ceux qui ont connu Lincoln déclarent que son but n'était point de faire rire ni de rechercher sa propre satisfaction.
Dans une plaidoierie qu'il fit pour défendre un client inculpé dans une batterie, il se servit du récit suivant pour convaincre juges et jurés. Il avait pu prouver que le plai- gnant était l'agresseur; on lui répondit que son client aurait pu se défendre sans maltraiter l'assaillant; Lincoln répliqua :
„ Cela me rappelle un homme qui avait été attaqué par le chien d'un fermier et qui avait tué l'animal avec une fourche.
— Pourquoi avez-vous abattu mon chien ? demandait le fermier ?
— Pourquoi a-t-il essayé de me mordre ?
— Pourquoi n'avez-vous pas marché contre lui avec l'autre bout de la fourche ?
— Bon ! parce que le chien n'est pas venu contre moi avec son extrémité opposée à la tête ! "
Il dépensait parfois son humour dans ses lettres. Voici ce qu'il écrivait à un commerçant de New- York qui lui de- mandait des renseignements financiers sur un de ses voisins : „ Tout d'abord, il a une femme et un enfant ; ils peuvent posséder chacun 50 000 dollars. Ensuite, il a un bureau où se trouvent une table valant un dollar et demi et trois chaises valant un dollar. Enfin, il y a dans un coin un trou de souris par lequel on peut regarder. "
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Cette douce ironie peut voisiner avec celle de Mark Twain !
Un avocat peu scrupuleux avançait contre lui des asser- tions qui n'avaient pas de fondement. Lincoln, s'adressant au jury, lui expliqua que ce brave homme était irrespon- sable des défauts de son raisonnement. „ L'effort qu'il fait pour parler lui fait oublier le travail de son cerveau. Au moment où il commence à parler, toute opération men- tale cesse chez lui. Je le comparerai à un petit bateau à vapeur que j'ai vu sur la Sangamon : il essayait de se dépê- cher, il s'essoufflait et faisait beaucoup de tintamarre ; il avait une chaudière de cinq pieds de long surmontée d'un sifflet de sept pieds et, chaque fois qu'il sifflait, il s'ar- rêtait. "
Ce pauvre avocat était ainsi aux antipodes de certaines gens du Midi qui cessent de penser quand ils ont cessé de parler.
Un jour, un client grincheux et entêté vint le charger de faire rentrer deux et demi dollars que lui devait un pauvre hère qui n'avait pas le sou. Lincoln conseilla à son client de ne pas persister à réclamer cette petite somme; le créancier n'en voulut rien faire. Alors, l'avocat lui prit dix dollars d'honoraires et en donna cinq au débiteur qui put payer sa dette et s'en aller content avec le reste.
La probité du jeune commerçant de New-Salem se retrouve chez l'avocat de Springfield. Il a toujours refusé de recevoir les émoluments que la loi lui accordait. Ayant gagné un procès en faveur d'une jeune fille démente à qui son frère réclamait sa fortune, son associé réclama 250 dol- lars. Lincoln lui fit rendre la moitié, arguant que le service rendu ne valait pas plus que cela et ajoutant que, si le compte n'était pas réglé de la sorte, il ne voulait pas tou- cher un sou de cette somme. Le bruit de cette contestation vint aux oreilles des avocats et du juge Davis qui convo- qua Lincoln et lui dit :
— Vous ruinez le barreau par vos émoluments déri- soires, et vos confrères ont raison de se plaindre. Vous
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êtes maintenant presque aussi pauvre que Lazare et, si vous continuez, vous le serez autant que Job.
— Cet argent, répliqua Lincoln, sort de la poche d'une jeune fille malheureuse et j'aime mieux mourir de faim que de la voler de cette manière.
Les avocats réunis le même soir déclarèrent Lincoln coupable d'avoir nui aux intérêts de la corporation et le condamnèrent à une amende. Il paya de bon cœur et passa le reste de la soirée avec ses pairs, riant et cau- sant de la meilleure humeur du monde. Il se révolta néanmoins contre la rapacité des avocats cupides et affirma que, tant qu'il vivrait, son étude n'aurait jamais la réputation d'une maison sur laquelle on pourrait écrire ces mots „ Catchem and Cheatem ", que l'on peut traduire par „ Accroc et Escroc! ".
Il renonçait à s'occuper des mauvaises affaires non pas pour sauvegarder sa réputation, — il avait assez de talent pour gagner même une mauvaise cause — mais pour ne point faire de tort à ceux qui, selon lui, avaient raison.
Un homme vint lui conter son intention d'engager un procès contre une veuve pour lui extorquer six cents dol- lars. Lincoln ne voulut pas se charger de l'affaire bien qu'il fût certain de triompher; il se refusa à jeter dans la misère une veuve avec ses six enfants. „ Ces six cents dollars appartiennent autant à vous qu'à elle. Mais rap- pelez-vous que telle chose qui est juste légalement ne l'est pas toujours moralement. Je refuse donc de vous servir, mais je veux vous donner un conseil gratuit : Vous avez l'air d'être un homme énergique et actif; je vous invite à employer vos mains à gagner six cents dollars d'une autre façon. "
Quand on leur proposait une affaire déloyale, l'associé se serait presque toujours décidé à en accepter l'étude et la défense, mais Lincoln s'y opposait ; il était trop sincère et loyal et il avait le sentiment que, quoi qu'il eût dit, le jury eût compris que son client était coupable. En défini- tive, il ne laissait pas à la maison sa conscience privée
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quand il se rendait au tribunal. Il le prouva maintes fois. Un jour, pendant les débats, il acquiert la certitude que son client a commis un acte frauduleux ; il quitte la salle d'audience, bien décidé à abandonner le coupable à son sort. Le juge lui envoie un messager pour lui annoncer que son tour est venu de prendre la parole. Sa réponse fut courte et bonne :
— Dites au juge que mes mains sont sales et que je vais les laver.
On pourrait croire que, plaidant devant des jurys de province et pour des cas très vulgaires, il lui était facile de gagner et de se rendre populaire. Mais il s'occupa aussi de causes plus importantes et il dut très souvent donner réplique et duplique aux avocats les plus notoires venus des grandes villes de l'Est. Il plaida dans une affaire de chemin de fer qui lui rapporta cinq mille dollars, puis à Chicago, ;dans un conflit à propos de terrains sur les bords du lac Michigan ; il attacha aussi son nom à une querelle célèbre et curieuse. Une compagnie de chemins de fer se proposait de construire un pont — le premier en date — à travers le Mississipi. Les bateliers, qui avaient jusque-là assuré le transit à travers le fleuve, s'opposaient à ce projet qui, selon eux, allait les ruiner. Ils endomma- gèrent même la première pile. En somme, il s'agissait là de la lutte d'influence entre les deux métropoles: St-Louis et Chicago. Celle-là voulait conserver le monopole des transports par le cabotage et celle-ci cherchait à le lui ravir par le rail. L'étude que Lincoln fit de la question fut très consciencieuse; dans sa plaidoirie, il s'y prit de telle façon qu'à un moment donné, chacun crut qu'il faisait fausse route et qu'il travaillait contre sa cause ; ce n'était qu'une manoeuvre habile qui donnait l'illusion d'une re- traite, d'un aveu de défaite. Mais, rassemblant ses argu- ments, il fit admettre par le tribunal que le peuple avait le droit de jeter des ponts sur les fleuves.
Il avait autant de probité avec son associé qu'avec ses clients. Herndon restait à Springfield et ne s'occupait pas
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d'un grand nombre de causes liquidées par Lincoln seul. Néanmoins, quand ce dernier encaissait les honoraires que lui seul avait gagnés, il partageait exactement, mettait l'argent dans un morceau de papier, inscrivait dessus l'ori- gine du gain et ces mots : „ Part de Herndon ", et il ren- dait à celui-ci un compte minutieux.
Lincoln, qui naquit pauvre et vécut cinquante ans dans la pauvreté, ouvrit toujours son cœur aux miséreux et aux obscurs qu'il rencontrait sur l'humble chemin de sa vie. Amis et inconnus ne s'adressaient pas en vain à sa bonté. Pendant ses voyages professionnels comme dans ses tour- nées électorales, il s'arrêtait plus volontiers chez les pau- vres que chez les riches. Il entrait dans leurs cabanes, il leur donnait de l'argent quand ils en avaient besoin et quand il en possédait ; il les consolait et réconfortait aussi par ses sages avis. En retour, il acceptait modestement leur hospitalité; il logeait et mangeait avec eux sans jamais faire éclater sa supériorité. On peut dire aussi qu'il fut l'avocat gratuit et dévoué des veuves et des orphelins.
Deux ans avant son départ de Springfield, en 1858, alors que, négligeant un peu le „ circuit ", il s'était replongé dans les luttes politiques en faveur de l'abolition, il vint au secours de la veuve de Jack Armstrong, le chef de la bande du bosquet de Clary. Dans ses jours de misère à New-Salem, Abraham avait trouvé un abri chez celui qui était devenu son ami ; il allait s'en souvenir et sauver en partie l'honneur des Armstrong.
L'un des fils, William, connu sous le nom de Duff, n'avait pas une vie exemplaire. Il ressemblait probable- ment aux anciens compagnons de son père. Le 29 août 1857, il eut une querelle avec un voisin nommé Metzker; des insultes, ils passèrent aux coups et ce dernier fut fort mal- traité. La chicane recommença à la nuit tombante : un troisième personnage, Norris, prit part à la bagarre et, dans l'ombre, par la main de l'un ou de l'autre, Metzker succomba. L'opinion publique accusa William seul; il fut
go CHAPITRE VII
mis en prison. L'avocat qui devait le défendre, le trouvant trop compromis, lui refusa ses services. Abraham apprit l'incident et écrivit à la veuve pour lui offrir son concours désintéressé; il reconnaissait que l'inculpé était capable d'avoir commis le crime qu'on lui imputait, mais il espé- rait lui éviter une condamnation. Notez que Lincoln n'avait pas l'intention de prouver la parfaite innocence du jeune homme, mais voulait seulement chercher à atténuer l'ignominie qui pesait sur lui.
L'enquête révéla à Lincoln un incident qui allait devenir la base de toute son argumentation. Le matin du jour des débats, il déclara à la veuve que, le soir, avant le coucher du soleil, son fils serait libre.
Un témoin affirma qu'il avait vu Armstrong donner le coup fatal; il était sûr de ne point se tromper; c'était entre neuf heures et demie et dix heures du soir ; il avait re- connu le visage du prisonnier à la clarté de la lune qui en était déjà au quart de sa route céleste.
A ce moment, l'assistance était convaincue de la culpa- bilité de Duflf et l'on se demandait comment Lincoln s'y prendrait pour le défendre. Il résuma les dépositions des divers témoins ; il s'arrêta plus longuement sur celles du dernier qu'il déclara entachées d'erreur; il assura même qu'il avait le pressentiment d'être en présence d'un com- plot ourdi par certains témoins pour perdre Armstrong. Puis, levant son bras droit au-dessus de sa tête comme pour anéantir les accusations du dernier témoin, il s'écria :
— Il certifie que la lune était déjà haute au moment où le crime s'est perpétré, entre neuf et dix heures, et pour- tant la lune n'était pas encore levée cette nuit-là.
Et il sortit de sa poche un almanach de 1857 et prouva que, le 29 août, la lune, d'après les indications astrono- miques, n'avait dû paraître à l'horizon qu'entre minuit et une heure.
— Par conséquent, ajouta-t-il, toute l'histoire du témoin est inventée.
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Et William Armstrong fut libéré.
Cette cause demeura célèbre dans les annales du bar- reau et fit grand honneur à Lincoln. Il ne manqua cepen- dant pas de rivaux pour répandre la légende que l'habile avocat s'était servi d'un almanach plus ancien. Mais cela n'est pas possible. Peut-on imaginer que les juges, les jurés et surtout les trois avocats de la partie adverse niaient pas songé à vérifier l'année exacte de l'almanach dont se servait Lincoln ? Et puis, quand on connaît la parfaite droiture de l'homme, on ne peut admettre qu'il ait usé d'un semblable subterfuge.
Il réussit également à faire acquitter un jeune homme, petit-fils de Cartwright, son adversaire politique des pre- miers jours. L'inculpé avait, au cours d'une violente dis- cussion, blessé mortellement son ami, qui était mort trois jours après, pardonnant tout à son meurtrier. Lincoln se servit de ce pardon pour émouvoir la cour et faire pro- noncer la libération.
Les avocats qui plaidaient devant ces tribunaux itiné- rants estimaient tous Lincoln pour sa loyauté, son carac- tère apparemment gai et la droiture de son jugement, lis avaient pourtant sur lui une supériorité incontestable : ils avaient fait des études universitaires. En littérature, en histoire, en sciences, aussi bien qu'en jurisprudence, ils possédaient des connaissances générales qui manquaient à Lincoln. A vivre avec eux, il sentit les lacunes de son éducation et il en fut contrit. C'est pourquoi, à l'âge de quarante ans, il se remit à l'étude avec toute l'ardeur de sa jeunesse. Outre la Bible, dont il lisait chaque matin une portion, il avait approfondi les œuvres de Shakespeare ; il était passionné de Burns et de Milton. Ce furent ses auteurs favoris; il pouvait en réciter des pages entières.
Ses nombreux voyages à travers les campagnes n'en- travaient point ses lectures. Ce fut même pendant l'un de ses „circuits" qu'il étudia à fond six des volumes d'Euclide dont il ne se séparait point. Cela lui coûta un travail con- sidérable ; il y consacrait une partie de ses nuits. Il allu-
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mait une chandelle, la posait à son chevet et s'effor- çait de comprendre les démonstrations du mathématicien grec. C'était souvent deux heures du matin, quand il fer- mait son livre, et nous savons que son cerveau continuait à travailler longtemps encore jusqu'à ce qu'il eût résumé et coordonné ses nouvelles connaissances.
Il lui arriva, pendant ses tournées, certaines aventures mi-graves mi-comiques qu'il vaut la peine de rappeler.
Sa figure, — Mary Todd l'avait déjà remarqué et le disait volontiers — manquait de grâce et le reste de son corps n'ajoutait pas à sa prestance. C'était du moins l'avis de ses contemporains ; un journal, le Harper's Weekly du 26 novembre 1864, l'a caricaturé et lui a donné une hau- teur égale à dix fois la largeur de son corps... une perche !
Un jour^ il rencontra un individu qui voulait le tuer parce qu'il avait fait le vœu de ne pas souffrir en vie un homme plus laid que lui. Une réplique concluante de Lin- coln désarma l'exalté. Une autre fois, dans une voiture, il fut interpelé par un inconnu :
— Excusez-moi, monsieur, mais je dois vous dire que j'ai sur moi un objet qui vous appartient.
— Comment cela ? fit Abraham, étonné. L'homme prit un canif dans sa poche et ajouta :
- Celui qui m'a donné ce couteau, voici quelques an- nées, m'a prié de le garder jusqu'à ce que j'aie trouvé un homme plus laid que moi. J'estime, et je me permets de vous le dire, que vous êtes parfaitement qualifié pour rece- voir cet objet de mes mains !
Le compliment n'était point flatteur, mais Lincoln en rit le tout premier et il se plaisait à conter lui-même cet incident.
Voici une autre rencontre qui rappelle celle des oiselets. En revenant d'une ville où il avait plaidé, il trouva dans une fondrière au bord du chemin un cochon qui s'enlizait en poussant des grognements stridents.
— Nous allons le tirer de là, dit Abraham à ses com- pagnons qui s'amusaient de l'aventure du pourceau.
AVOCAT NOMADE 83
— Voyons, Abe, êtes-vous fou ? s'écrièrent-ils en riant de plus belle. Vos vêtements seront jolis quand vous aurez déterré l'animal !
Lincoln se laissa convaincre et suivit ses compagnons, mais à regret. L'animal lui-même était certainement digne de pitié ; on ne pouvait guère le laisser périr ainsi. Et puis, il représentait une certaine somme ; en le perdant, le fermier, un colon pauvre peut-être comme Thomas Lincoln, endurerait une privation ; qui sait ! avec le prix de ce goret, il comptait acheter de bons souliers à l'un de ses enfants... Abraham n'y tint plus ; il venait d'entendre encore une fois les cris de l'animal : il tourna bride et revint sur ses pas.
Avec des pieux enlevés à une clôture, il fit une sorte de plancher sur la boue ; il s'y hasarda et réussit à arra- cher la bête de son bourbier et à la remettre sur terre ferme.
Abraham était crotté comme le goret, mais il était satis- fait ; il se dit qu'un peu d'eau et une brosse enlèveraient facilement ces taches et qu'un pauvre enfant ne serait pas obligé de marcher pieds nus pendant la mauvaise saison.
Au retour de l'un de ses voyages, il fut victime d'une curieuse surprise. Il arriva très tard dans la nuit, arrêta son cheval auprès de sa maison et mit pied à terre ; il allait entrer lorsqu'il demeura interdit : il ne reconnaissait pas son domicile. Il traversa la rue, réveilla le voisin et lui conta qu'il cherchait sa maison, qu'il la croyait en face, mais qu'il devait certainement se tromper, car, à son dé- part, elle n'avait qu'un étage et celle-ci en avait deux. Le voisin lui expliqua que Mme Lincoln avait fait ajouter un étage en son absence. Abraham se mit à rire et se dirigea vers sa demeure modifiée et agrandie.
VIII R son foyer.
Pendant la saison morte des assises judiciaires nomades, Abraham demeurait à Springfield. Il donnait des consul- tations, s'occupant dans son bureau des causes qu'on lui proposait, et il vivait pleinement au sein de sa famille.
On le voyait traire sa vache, panser son cheval. Il allait au marché avec un panier au bras s'inquiétant peu des affaires de la ville et encore moins de celles de ses voi- sins. Très souvent, il s'asseyait sur le seuil de son bureau et devisait avec les gens qui ne manquaient pas de l'en- tourer.
Nul n'ignorait ce côté-là de la vie de Lincoln. Mais y avait en lui une autre vie que jamais personne n'a pu pénétrer ; ses associés et les citoyens qui l'ont approché de plus près n'ont pu que pressentir les préoccupations jntimes de son âme. Le Lincoln rêveur, poète, idéaliste et prophète ne s'est révélé à aucun de ses contemporains.
S'étant formé lui-même, à l'école de ses propres expé- riences, il ne compta que sur sa raison, éclairée pas ses méditations et ses prières, pour trouver une solution aux problèmes qu'il se posait volontairement ou qu'on le char- geait de résoudre. Malgré ses lourds soucis, malgré ses inquiétantes responsabilités, il ne demandait conseil et secours à personne. Sa femme, qui l'admirait, n'entrait que très peu dans ses confidences.
Il devait ainsi préférer la vie solitaire à la vie mondaine. Mary n'était point de cet avis. Elle aurait voulu faire de son home un centre digne de l'honneur qui rejaillissait sur son mari, mais, comme cela ne plaisait pas à Abraham, elle
A SON FOYER 85
en fut contristée pendant les premières années de leur mariage. Puis, peu à peu, il consentit à endurer les rigueurs des cérémonies qu'imposent les mœurs de la haute société. Lincoln ne fut cependant jamais un parfait homme de salon.
Il accompagna sa femme aux fêtes données par leurs voisins ; ils en donnèrent eux-mêmes. Ils étaient largement hospitaliers et leur table, souvent frugale, savait être abon- dante et recherchée. Mary était une hôtesse accomplie; son élégance, qui s'alliait à une certaine simplicité, la ren- dait gracieuse et affable.
Dans ce milieu, nouveau pour lui, il n'oublia jamais son humble naissance et ses mœurs rustiques. A table, il lui arrivait d'employer pour lui le couteau à beurre ! Parfois aussi, lorsqu'on sonnait, il allait répondre lui-même, en pantoufles et en manches de chemise, sans souci des con- venances, ne songeant qu'à soulager la servante.
Ces libertés qu'il prenait avec les règles de la bien- séance mondaine nous le rendent plus familier et plus savoureux : elles ne le ridiculisent point. Et d'ailleurs, ceux qui étaient froissés par les lacunes de son éducation défectueuse, trouvaient plaisir à reconnaître par ailleurs ses belles qualités, son dévouement patient, son sentiment chevaleresque de l'honneur, le tact et le renoncement de soi-même qu'il mettait à dompter ou cacher la tempête qui agitait souvent ses nerfs. Il était débonnaire, surtout avec ses enfants. Il mettait parfois de l'entêtement dans ses décisions ; quand il s'était arrêté à une idée, il y tenait avec une fermeté que personne ne pouvait ébranler.
Abraham aima les enfants et les enfants l'aimèrent. Il en eut quatre, tous des garçons. Robert naquit le i^'' août 1843; seul de la famille, il vit encore. Edward, né en 1846, mourut quatre ans plus tard à Springfield ; William vint au monde en 1851 et mourut à la Maison-Blanche à l'âge de onze ans; enfin, Thomas s'éteignit à Chicago en 1871, âgé de dix-huit ans.
Ils accompagnaient très souvent leur père dans ses pro-
86 CHAPITRE VIII
menades à travers la ville; il prenait l'un par la main et portait l'autre sur ses épaules et déployait avec eux les ressources de sa grande patience. Dans son bureau, où il les amenait volontiers, leur tapage ne l'énervait pas, et pourtant ils s'amusaient avec les registres et les liasses de papiers qu'ils entassaient pêle-mêle sur le plancher, ils essayaient d'écrire et ne réussissaient qu'à gâter et briser les plumes; pendant la rédaction d'une lettre, il arrivait à Lincoln d'être interrompu plusieurs fois par ces „ coquins d'enfants, chers petits bien aimés ", qui grimpaient sur ses genoux ou sur ses épaules.
Un jour, l'un d'eux s'enfuit, presque nu, avant de pren- dre son bain. La mère, très contrariée, envoya Abraham à sa recherche. Le fuj^ard avait traversé la rue, puis une haie et s'était caché dans un pré : son père le trouva, couvrit son petit corps de caresses, le mit sur ses épaules, jambe de ci, jambe de là et le ramena à la maison.
Revenant une fois de la campagne, où il avait trouvé trois noix, il fut accueilli devant sa maison par le bruyant enthousiasme de ses enfants. Chacun criait, gesticulait et réclamait la grosse part. Un voisin passait.
— Ces enfants sont comme les hommes dans le monde, dit Lincoln. J'ai trois noix à leur donner et ils en veulent chacun deux !
Il fit donner à ses trois enfants une éducation très soi- gnée, afin que personne ne pût la taxer de défectueuse comme on l'avait fait de la sienne. Particulièrement heu- reux lorsqu'il gagnait une forte somme sans faire de tort à ses clients, il s'en réjouissait non par amour de l'argent, mais parce qu'il pouvait ainsi plus facilement combler les vœux des membres de sa famille qu'il aimait à voir con- tents. Il avait pu, lui tout seul, supporter les privations et vivre en pauvre tâcheron ; mais pour les siens, il voulait plus de confort.
Il se montra toujours généreux pour ses parents et les revit souvent, soit pendant ses tournées professionnelles, soit pendant les voyages qu'il fit au Kentuck}- avec sa femme.
A SON FOYER 87
Le fils de sa seconde mère, Johnston, lui procura pas mal de tourment. C'était un paresseux, un mauvais sujet qui buvait le peu qu'il gagnait et qui réclamait souvent de l'ar- gent à Abraham. A une demande de quatre-vingts dollars, ce dernier répondit par une lettre sévère mais bienveil- lante. Lincoln l'encourageait à travailler, à ensemencer ses champs et lui promettait un dollar pour chaque dollar que son labeur lui procurerait.
Thomas Lincoln mourut en 1851, à l'âge de 73 ans, en sa ferme du comté de Coles, dans l'Illinois. Johnston, qui n'en était pas à son coup d'essai, profita de la vieillesse et de l'isolement de sa mère pour lui enlever le peu qu'elle possédait. Il voulut vendre les terres et s'en aller au Mis- souri. Abraham lui déconseilla ce départ en lui faisant comprendre qu'il ne serait ni meilleur ni plus heureux dans un autre pays. Il lui reprocha de n'avoir fait aucune récolte cette année-là et déclara à Johnston que, ne pouvant pas même vivre avec la terre, il ne pourrait pas vivre sans la terre. De plus, Lincoln s'opposa vivement à la vente totale du domaine paternel; il voulait en réserver une part assez grande pour que la mère pût vivre sans souci jusqu'à la fin de ses jours.
Cette opiniâtreté à vouloir conserver le domaine de famille est assez curieuse chez Lincoln, qui, par ailleurs, ne montra jamais d'empressement à s'attacher à la terre pas plus qu'à y travailler. Il possédait un lot de terrain dans une ville illinoise baptisée Lincoln en son honneur, et un autre lot qui lui avait été remis après la guerre contre les Indiens, mais il ne les cultivait pas lui-même. En dé- fendant le patrimoine de Coles, il songeait davantage à la sécurité et au bien-être de la mère qu'à la terre elle-même.
IX Lincoln républicain.
Si, pendant les années de son „ circuit", Lincoln se tint à l'écart des luttes politiques, il. ne s'isola point cependant. Lisant les journaux du Sud comme ceux du Nord, il de- meurait toujours en contact avec le peuple, dont il suivait avec soin les opinions et les aspirations. Dans ses voyages, il ne cessait de discuter avec les juges et les avo- cats la question toujours plus passionnante de l'abolition. Un soir, il dormit dans la même chambre que le juge Dickey, un partisan de l'esclavage. La controverse dura très tard dans la nuit. Au réveil, Lincoln, assis sur son lit, s'écria :
— Dickey, je vous dis que cette nation ne peut pas sub- sister étant moitié esclave, moitié libre.
Ces paroles devinrent le thème d'un grand nombre de ses discours. Bientôt les événements forcèrent Lincoln à sortir de son isolement et à rentrer dans la lice.
Vers 1850,1e Sud, insatiable, réclama de nouvelles ga- ranties pour l'exploitation et la propriété des nègres. Agi- tant sans cesse la menace de la rupture de l'Union, les esclavagistes maintenaient les Etats du Nord sous leur tu- telle et obtenaient sans trop de peine les actes législatifs dont ils avaient besoin.
C'est ainsi que Douglas, Clay et Webster firent voter la loi des esclaves fugitifs, qui enlevait toute liberté indi- viduelle aux habitants des Etats du Nord. Les blancs comme les nègres devaient en souffrir. Auparavant, tout esclave qui s'enfuyait de chez son maître et qui réussissait à entrer dans un Etat libre, était affranchi. Mais, sous la
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nouvelle loi, le nègre ne pouvait trouver d'abri nulle part; où qu'il fût, son maître ou ses agents, ou certains fonction- naires du gouvernement pouvaient le réclamer, et tout citoyen était tenu d'aider la force publique à s'emparer des fuyards. Ce fut une loi honteuse, inhumaine ; les ci- toyens partisans de l'abolition devaient souvent violer leur conscience pour s'associer à la capture des fugitifs. S'ils ne le faisaient pas, la prison les guettait.
Les Sudistes poussèrent le cynisme jusqu'à forcer les puritains de la Nouvelle-Angleterre à coopérer plus sou- vent que d'autres à la poursuite des fugitifs. Les citoyens de Boston, la honte et la rage au cœur, devenaient les complices de leurs pires adversaires ; ils voyaient les nè- gres repris et enchaînés traverser leurs rues sous la con- duite des soldats qui les acheminaient vers le port où des négriers les attendaient.
Cette loi et ses funestes effets éveillèrent l'attention des citoyens du Nord qui, jusque-là, semble-t-il, avaient ignoré la nature vraie de l'esclavage et l'étendue des desseins des Sudistes. Ce fut à ce moment que M"'"' Beecher-Stowe pu- blia, dans „ National Era ", un journal de Washington, en 1851, puis en librairie à Boston, en 1852, son fameux livre La Case de l'oncle Tout, qui souleva contre la cruauté des planteurs les protestations du monde entier et qui réunit en un faisceau plus vivant tous les abolitionnistes du Nord.
Le Sud, enhardi par la loi des esclaves fugitifs, ne tint aucun compte du réveil de ses adversaires. Aveuglé, il demanda d'autres avantages. Il se fit adjuger une portion du Mexique qui prit le nom de territoire de l'Arizona et où, naturellement, l'esclavage eut force de loi. Une bande de flibustiers, stipendiés par le Sud, essaya d'enlever Cuba à l'Espagne ; une autre fit une semblable tentative contre le Nicaragua.
En janvier 1854, Douglas, qui était président de la com- mission des territoires au Sénat, fit adopter un bill orga- nisant deux nouveaux territoires, le Kansas et le Né- braska. Ils comprenaient, outre les Etats actuels de ces
go CHAPITRE IX
mêmes noms, ceux du Montana, les deux Dakota et une partie du Colorado et du Wyoming. Mais ces régions se trouvaient au nord et à l'ouest du Missouri et, d'après le compromis, l'esclavage ne devait pas y être introduit.
Cela contrariait le Sud qui, au lieu de souffrir cet obsta- cle à son expansion ou de le tourner par quelque injus- tice, l'abattit : injustice plus monstrueuse. Douglas fut l'instrument de cette besogne déloyale. Il désirait depuis longtemps la candidature à la présidence de l'Union; pour y parvenir, il lui fallait l'appui des esclavagistes. Il devint après quelque hésitation, le champion de leur cause et, avec le concours des démocrates et de l'admi- nistration fédérale, il fit abroger le compromis du Missouri. Le 4 mars 1854, le canon du capitole de Washington tonna pour annoncer cette nouvelle iniquité.
Pour masquer leur hypocrisie, les auteurs de ce petit coup d'Etat invoquèrent leur désir de ne point froisser la souveraineté populaire dans les nouveaux territoires. Les citoyens devaient être libres d'introduire ou d'interdire l'esclavage chez eux.
C'était bien. Mais les Sudistes allaient essayer d'influen- cer les décisions des futurs législateurs du Kansas et du Nébraska. Dès que ces territoires furent organisés, les émigrants y affluèrent en foules, et le Sud dépensa des sommes considérables pour y envoyer de ses ressortissants. Le Nord en fit autant. Bientôt ces nouvelles régions se peuplèrent de colons ennemis qui y transportèrent les haines nationales. La guerre civile se déchaîna et dura environ cinq ans ; elle fut meurtrière ; on pilla et on incen- dia des villes naissantes, et les femmes des blancs furent obligées de demander asile auprès des Indiens pour elles et leurs enfants.
Cette émeute nuisit à la renommée de Douglas, qui ra- conta qu'à son retour de Washington il eût pu s'éclairer, la nuit, à la lueur des feux qui le brûlaient en effigie. A Chicago, il fut sifflé. Mais, homme habile, il sut tout de même reconquérir la confiance de ses électeurs.
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Tous ces événements engagèrent Lincoln à entrepren- dre la grande lutte contre le grand mal. Il prononça à Peoria, le i6 octobre 1854, un important discours où il re- traça toute l'histoire de l'esclavage aux Etats-Unis ; puis il essaya de convaincre ses auditeurs de l'illégalité de la traite. „ Si A., dit-il, peut prouver qu'il a le droit d'acheter ou de vendre B., qu'est-ce qui empêche B. d'enlever sa liberté à A. ? Vous dites que A. est blanc et que B. est noir. C'est une affaire de couleur alors ; celui qui a la peau la plus claire a donc le droit de rendre esclave celui qui a la peau plus foncée? Prenez garde. En raisonnant ainsi, vous risquez de devenir la propriété de quiconque aura le teint plus foncé que le vôtre. Vous pensez que la couleur n'y est pour rien ? Vous croyez que les blancs sont intellectuellement supérieurs aux noirs et qu'ils peu- vent par conséquent se les assujettir ? Prenez garde en- core. Vous vous exposez à devenir l'esclave de quiconque est plus intelligent que vous. Mais, dites-vous, il y a aussi une question d'intérêt : alors si les noirs y voient aussi leur intérêt, ils pourraient faire de vous des esclaves... Vous dites aussi que ces hommes sont trop ignorants et trop vicieux pour prendre part comme vous au gouverne- ment du pays. Nous admettons que cela soit, mais, par votre système, vous les maintiendrez toujours dans l'igno- rance et le vice. Nous nous proposons de donner à tous les mêmes droits et nous veillerons à ce que les faibles deviennent forts et les ignorants plus instruits ; nous vou- lons que tous deviennent plus heureux et meilleurs. L'ex- périence est possible et le fruit est à notre portée. "
Ailleurs, il disait : « Quand un homme blanc se gouverne lui-même, il pratique le « self-government ••>, mais si, se gouvernant lui-même, il veut en même temps conduire un autre homme, cela, c'est plus que du «self-government», c'est du despotisme... Personne n'est assez parfait pour gouverner son semblable sans son consentement... Abrogez toutes les lois, tous les compromis, la déclaration d'indé- pendance, tout notre passé, vous ne pouvez anéantir la
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nature humaine... Notre manteau républicain a traîné dans la boue; il est souillé. Rendons-le net. Purifions-le dans l'esprit sinon dans le sang de la Révolution. »
Ces paroles étaient nouvelles; elles marquaient une empreinte tenace dans tous les esprits et devenaient le germe de saines réflexions. Elles étaient le prélude aux grandes batailles qui allaient agiter tout le peuple améri- cain. Elles étaient comme ,1a voix d'un prophète prêt désormais à conduire son peuple vers de nouvelles des- tinées.
Shields étant arrivé au terme de son mandat de sénateur de riUinois, quelques citoyens eussent voulu le remplacer par un autre partisan de l'esclavage, par un émule digne de Douglas. D'autres, qui désiraient un ami de la liberté, pressèrent Lincoln d'accepter une candidature ; il refusa, mais, estimant qu'il était prudent de contrebalancer l'in- fluence de Douglas, il invita ses concitoyens à voter pour le juge Trumbull, qui fut élu. Ainsi l'Illinois avait manifesté son intention de soutenir plus efficacement, à Washington, la cause des abolitionnistes.
Peu de temps après, on offrit à Lincoln la charge de gouverneur de l'Illinois; il refusa encore cet honneur.
Les deux partis politiques, les whigs et les démocrates, se désagrégeaient lentement. Leurs programmes avaient vieilli. La question de l'esclavage émergeait toujours plus au-dessus des autres préoccupations nationales; elle devint prépondérante. Comme il y avait dans chaque parti des amis et des adversaires de l'abolition, ces partis ne pou- vaient subsister. Leurs membres, comme les molécules qui se dissocient pour se recombiner sous l'action d'une force nouvelle, brisèrent les anciens cadres ; les esclava- gistes demeurèrent fidèles au parti de Douglas; les aboli- tionnistes, whigs et démocrates d'hier, fondèrent un nou- veau parti, le parti républicain.
La campagne qui s'ouvrit en 1856 pour la réélection du président de l'Union fut, dans l'Illinois du moins, le pré- texte de cette évolution politique. Les républicains unirent
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leurs efforts en vue d'empêcher l'introduction de l'escla- vage dans les territoires; ils déclaraient que cette institution était une plaie morale, un fléau pour le pays qui n'avait pas même la légalité pour le soutenir. Il importait peu à Douglas que l'esclavage fût bon ou mauvais, conforme ou non au droit des gens ; les démocrates ne faisaient préva- loir qu'un seul argument : dans chaque territoire, dans chaque état, les citoyens devaient être libres d'adopter ou de rejeter l'esclavage ; c'était la fameuse souveraineté populaire si dénigrée par les mêmes politiciens, lorsque ses manifestations étaient contraires à leurs intérêts.
Naturellement Lincoln devint un fervent républicain, et, comme son parti avait besoin d'orateurs pour soutenir la bonne cause, il offrit généreusement ses services.
Le 29 mai 1856, les républicains tenaient à Bloomington leur première convention. En plein air, on avait dressé une estrade. Lincoln y monta et s'y tint à l'arrière-plan, saisi par l'émotion qui trouble une grande âme prête à sacritier sa quiétude pour se lancer dans une noble entreprise. Il parla et, petit à petit, s'avança sur le devant de l'estrade, les mains sur les hanches ; sa voix avait un accent de forte conviction qui abattait toute indifférence parmi les auditeurs et qui les convertissait presque tous à la bonne cause.
Cette foule s'enthousiasmait peu à peu, tenue en haleine par la logique rigoureuse de l'orateur ; elle trépignait, sau- tait sur place et lançait des chapeaux en l'air.
Les journalistes, saisis comme tout le monde par la fougue de Lincoln, oublièrent leur métier et ne songèrent pas à prendre des notes; ils ne purent que rédiger un ré- sumé de ce discours qu'on appela dès lors le « discours perdu V, parce que l'orateur ne l'avait pas écrit.
Il y parla du « Kansas libre », où il n'était même pas permis de prononcer ces deux mots. Il évoqua la vision des villes détruites, du gouvernement emprisonné, des femmes et des enfants obligés de fuir leurs foyers. Une semblable calamité menaçait l'Illinois; il fallait que le Kan-
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sas fût libre; que, comme le disait Madison, le mot esclave ne figurât pas dans la constitution; mieux, que ce pays fût une terre de liberté non pas de nom seulement, mais de fait. Pour finir, il adjura tous ses concit03-ens tant du Nord que du Sud de rester fidèle à la constitution et à l'Union.
La foule exaltée fit une longue ovation à Lincoln. Il avait réussi à transformer ses auditeurs; comme un géant inspiré, il avait fondu leurs masses disparates en un corps homogène ; il avait tracé sa voie au parti républicain qui dès lors travailla avec harmonie et fraternité. On déclara que jamais plus grand discours n'avait été pro- noncé dans rillinois et qu'il ouvrait à Lincoln les portes de la Maison-Blanche.
Si les républicains étaient dans l'allégresse, les démo- crates rageaient. Un vieux partisan de Douglas, qui avait entendu Lincoln, manifesta sa colère en frappant le sol avec sa canne et en s'écriant : « C'est un homme dange- reux, un homme diabolique; malgré vous, il vous fait croire tout ce qu'il dit! »
Vingt jours après le « discours perdu », la première convention nationale républicaine se réunit à Philadelphie. Ses candidats furent Frémont pour la présidence et Dayton pour la vice-présidence de l'Union. Ils ne furent pas élus, mais ils recueillirent un million et demi de suf- frages, nombre assez grand pour permettre tous les espoirs.
Abraham faillit l'emporter sur Dayton : il obtint i lo voix pour la vice-présidence. A ce moment, il n'était point à Philadelphie, mais à Urbana, dans l'Illinois. L'hôtelier chez qui il logeait avec ses compagnons, les appelait aux repas au moyen d'un gong retentissant dont le bruit les incommodait. Ce jour-là, ils avaient chargé Lincoln d'en- lever ce bruyant instrument ; il venait de le cacher sous son habit, lorsque des amis, qui avaient lu la « Tribune » de Chicago, lui annoncèrent son succès partiel à la Con- vention. Il sourit avec modestie et refusa de croire à la nouvelle, assurant que le citoyen ainsi honoré devait être un Lincoln du Massachusset !
X Les grands débats.
En 1858, Douglas, élu sénateur six ans plus tôt, allait de nouveau se présenter devant ses électeurs. Il revint dans rillinois pour solliciter leur confiance, mais il les trouva moins bien disposés qu'auparavant. Le parti républicain avait gagné du terrain et, dans sa convention du 16 juin, avait déclaré, par acclamation unanime, que Abraham Lin- coln était le seul citoyen qu'ils désiraient voir entrer au Sénat américain à la place de Douglas.
Dès ce moment, les regards du peuple entier, d'un océan à l'autre, se tournèrent vers ces deux hommes qui incar- naient le Sud et le Nord : ils allaient disputer leur mandat et défendre leurs opinions en de célèbres tournois oratoires et décider du sort de la nation tout entière.
Abraham inaugura sa campagne électorale en pronon- çant à Springfield, le 17 juin, le lendemain de la convention, un discours très puissant. Il développa le thème qui lui était familier : l'Union ne peut pas continuer à être moitié libre, moitié esclave. Il rappela cette parole biblique : „ Une maison divisée contre elle-même ne peut subsister ". Et il ajouta: « Je n'entends pas que l'Union soit dissoute; je ne crois pas que la maison tombe en ruine, mais je compte qu'elle cessera d'être divisée. Elle sera ou toute libre ou toute esclave. »
Un incident, très discuté par tout le monde à cette épo- que, décupla l'ardeur combattive de Lincoln. Un nègre, Dred Scott, avait été amené, par son maître, du Missouri dans rillinois, puis dans le territoire du Wisconsin, deux contrées libres. Puis son maître était revenu au Missouri
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et, avant son départ, avait vendu Scott. Celui-ci, victime d'une injustice, recourut au tribunal en basant sa plainte sur le fait que les lois accordaient la liberté à tout esclave dont le propriétaire s'établissait dans un état libre. Le premier tribunal local lui donna raison et cassa la vente ; mais l'acquéreur lésé en appela à un autre tribunal qui annula le premier jugement. De recours en recours, l'af- faire vint devant la Cour Suprême de l'Union dont les juges se montrèrent les esclaves des esclavagistes : Dred Scott perdit sa cause. Cette sentence inique exaspéra les populations du Nord. Elle donnait aux planteurs du Sud le droit de s'établir dans les Etats libres en conservant leurs esclaves. Ainsi les lois abolitionnistes de ces Etats étaient annulées par le verdict de la Cour Suprême ; ainsi cette nouvelle fourberie des démocrates donnait au premier tribunal de l'Union le droit de réintroduire partout l'escla- vage, alors que ces mêmes démocrates déniaient au Congrès le droit de l'abolir partout.
Il y avait là pour Lincoln une belle matière à exploiter. Il y mit tout son cœur et dénonça vigoureusement l'erreur que l'on venait de commettre. Douglas essaya de con- vaincre Lincoln de rébellion envers l'autorité judiciaire du pays ; il l'accusa de fomenter la révolution en refusant de respecter la chose jugée. Mais Lincoln, en se plaçant à un point de vue plus élevé, plus humain, n'eut pas de peine à prouver sa bonne foi et à convaincre ses auditeurs.
Ayant parlé tous deux à Chicago devant leurs électeurs, l'idée vint à Lincoln que ses discours perdaient de leur efficacité en étant prononcés devant des républicains, partisans de l'abolition ; désirant parler aussi à des foules conservatrices, il proposa à Douglas une série de sept débats contradictoires qu'ils tiendraient le même jour devant le même auditoire, en sept localités de l'Illinois.
Douglas hésita. Il tenait Lincoln pour le plus honnête et le plus capable de ses adversaires. Tout autre républi- cain lui eût rendu la tâche plus aisée. Il savait que, s'il l'emportait, ce ne serait que de peu. Il accepta néanmoins.
LES GRANDS DEBATS
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Les débats eurent lieu, du 21 août au 15 octobre, à Ot- tawa, Freeport, Jonesboro, Charleston, Galesburg, Quincy et Alton, petites villes disséminées dans tout l'Illinois. Chaque débat devait durer trois heures ; l'un des orateurs parlait une heure, l'autre, une heure et demie, et le pre- mier avait trente minutes pour répliquer. Qui avait débuté une fois laissait son rival le faire à la suivante.
Pendant ces deux mois, Douglas et Lincoln ne s'en tin- rent pas à ces sept discours ; à côté de leurs débats, ils menèrent leur campagne chacun pour son compte, haran- guant les citoyens presque chaque jour.
Douglas était riche et sa fortune lui permettait de voya- ger avec confort, accomitagné de secrétaires, de domes- tiques et d'amis. Parfois sa femme, une beauté de Chicago, honorait les meetings de sa présence et, par ses attraits, gagnait certainement plus d'un suffrage à la cause démo- cratique.
Quand c'était possible, il utilisait le chemin de fer et occupait des wagons-salons ; très souvent même il faisait chauffer un train spécial. Un canon le précédait partout pour annoncer son arrivée et pour le saluer par une salve de 32 coups, un par Etat. On allait le chercher à la gare avec l'équipage le plus brillant de la localité et on lui fai- sait, à ses dépens, une enthousiaste et tapageuse réception.
Abraham Lincoln se passait de tant de luxe. Son" cheval l'a porté très souvent d'un lieu à l'autre. Quand il prenait le train, il montait parfois dans un wagon de marchandi- ses. Un jour qu'il était exténué par ses voyages et ses discours, il monta dans un wagon bondé de voyageurs qui s'en allaient à la ville prochaine pour assister à un de ses débats ; il trouva une petite place, mais non le repos. Un de ses amis demanda à Mac-Clellan, l'un des directeurs du railway, la permission pour Lincoln d'entrer dans un wagon-salon qui roulait vide en queue du train; Mac- Clellan, ami de Douglas dont il favorisait les voyages, re- fusa net. On n'avait pas de courtoisie pour les républi- cains. Il arrivait même souvent que le train qui emmenait
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Lincoln devait attendre dans certaines gares que le con- voi spécial de Douglas l'eût dépassé. Abraham ne man- quait pas de saluer son adversaire par quelque remarque humoristique.
Lincoln faisait son entrée dans les villes sans équipage reluisant, sans canon, sans fanfare, monté sur un simple char à foin dépourvu de tout ornement. Cette modestie n'était pas de la parade destinée à faire contraste avec le luxe des démocrates. En quelques villages, les femmes ve- naient au devant de Lincoln avec des couronnes de fleurs qu'elles posaient sur sa tête. Cet hommage devait plutôt l'embarrasser. Ailleurs, on organisait un cortège où les allégories ne manquaient pas ; ainsi, à Charleston, un char symbolisant l'Union transportait trente-deux jeunes filles en robes blanches — les trente-deux Etats — ; une trente- troisième suivait à pied vêtue de noir et figurait le Kansas. Abraham compara cette jeunesse à-une corbeille de fleurs.
Chaque débat était suivi par une foule de dix à quinze mille auditeurs. Les hommes n'étaient pas seuls ; des fem- mes et des enfants les accompagnaient ; ils avaient voyagé des jours et des nuits, dans des chariots, à cheval, à pied, bivouaquant dans les bois ou sur les prairies. Certains fermiers vinrent même de l'Indiana pour revoir et enten- dre l'honnête Abraham. Le lieu du meeting se transfor- mait en champ de ioire ou de kermesse ; des marchands y dressaient leurs étalages et des saltimbanques leurs tréteaux.
Tous les citoyens de l'Union s'intéressaient à cette con- troverse. Aussi toutes les grandes villes étaient-elles re- présentées par leurs meilleurs journalistes, et les discours des deux rivaux lus et commentés de San-Francisco à Boston.
Douglas était connu dans le pays tout entier; brillant orateur, il savait par des moyens factices créer un enthou- siasme de surface. Malgré sa petite taille, il avait une belle prestance; ses larges épaules et sa ronde figure en imposaient à la foule. Lincoln avait moins de célébrité ; sa
LES GRANDS DÉBATS 99
popularité n'avait guère dépassé les limites de l'Illinois. Sa haute stature, sa maigreur, ses traits rugueux inspi- raient peu de confiance.
A Ottawa, Douglas parla le premier. Il ridiculisa son rival en lisant grotesquement des fragments de ses dis- cours. Lincoln, comme troublé par une certaine anxiété, répondit avec de la gaucherie dans la voix. Il parla lente- ment et sans entrain ; son visage était mauvais, ses cheveux ébouriffés; il fît une pénible impression et ses amis désespérés commençaient à douter de lui.
Puis sa voix prit de la force et de l'ampleur; ses yeux s'ouvrirent plus grands, sa face s'anima, ses gestes devin- rent plus libres. Moins éclatant que Douglas, sans décla- mation, il fut plus éloquent par sa profonde sincérité, sa simple logique, sa claire analyse, son ordre dans la suite des idées et des arguments. A la fin, l'enthousiasme fut irrésistible; Douglas essaya de répondre et de retourner l'opinion : ce fut en vain. Lincoln fut porté en triomphe sur les épaules de ses partisans.
Dans cette première joute, Douglas posa sept questions à Lincoln qui devait répondre à Freeport, lors du deuxième débat. Quand il eut satisfait la curiosité de son adversaire, Abraham lui proposa aussi quatre questions qu'il avait préparées et rédigées avec un soin très particulier et soumises à l'appréciation de ses amis. Ceux-ci conseillèrent à leur chef de ne pas poser la question suivante : „ Le peuple d'un territoire peut-il, par n'importe quel moyen légal et contre le désir de certains citoyens de l'Union, exclure Tesclavage de ses limites ? " Ils lui firent remar- quer qu'en demandant à Douglas son opinion sur cette affaire, il perdait toute chance de devenir sénateur, à quoi Lincoln répliqua que Douglas, qu'il répondît oui ou non, ne deviendrait jamais président de l'Union.
Douglas affirma, à Freeport, que le peuple avait le droit d'interdire l'introduction des esclaves. Cet aveu fut appelé „ l'hérésie de Freeport". Le traquenard, bien tendu par Lincoln, avait parfaitement fonctionné. Il allait s'en servir
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comme d'un bélier pour élargir la brèche ouverte dans le parti conservateur. Si Douglas avait répondu négative- ment, rillinois mécontent ne lui accordait plus sa confiance. Sa déclaration, faite pour plaire à ses électeurs du mo- ment, devait forcément indisposer le Sud. Ce revirement d'humeur ne tarda pas à se produire et les esclavagistes accusèrent Douglas d'être un renégat, un traître.
Quand Douglas eut énoncé son opinion, il reconnut qu'il avait commis une faute et qu'il eût mieux valu, pour sa cause et pour celle de son parti, refuser de répondre. Lincoln s'empressa de montrer à l'assemblée que Douglas venait de se contredire, qu'il s'opposait au verdict de la Cour suprême dans son jugement de l'affaire Dred Scott, et qu'il n'était pas non plus d'accord avec la Constitution qui assurait à chacun le droit de posséder ce qu'il avait acquis, y compris les esclaves.
Dans leurs débats, ces deux hommes ne s'occupèrent que de l'esclavage. Nous savons comment l'un et l'autre interprétaient la question. Ajoutons cependant que Lincoln,, à ce moment, ne songeait point à extirper cette plaie de l'Union entière; il voulait seulement en défendre les Etats et territoires du Nord. Il témoigna même beaucoup de cha- rité aux Sudistes, en disant : „ Si l'esclavage n'existait pas chez eux, ils ne l'introduiraient pas. S'il régnait chez nous, nous ne serions pas disposés à l'abolir subitement... Je ne les blâme pas de ne pas vouloir faire une chose que moi- même je ne saurais pas comment accomplir". Il ne pré- tendait pas fomenter une agitation dans les Etats où l'es- clavage était établi sous l'autorité de la constitution; il espérait néanmoins que la traite disparaîtrait partout, peu à peu, par „ pacifique extinction". Il admettait aussi qu'il ne pourrait jamais y avoir égalité politique et sociale par- faite entre les blancs et les noirs.
Dans le dernier débat, à Alton, Lincoln résuma sa pen- sée de la façon suivante: „ L'esclavage est-il une injustice? Tout est là. On en discutera encore en ce pays quand ma pauvre langue et celle du juge Douglas seront devenues
LES GRANDS DEBATS lOI
silencieuses. C'est l'éternelle lutte dans le monde entre ces deux principes : le bien et le mal. Dès le commencement, le bien et le mal se sont fait la guerre, et cela durera sans cesse. L'un est le droit commun de l'humanité; l'autre, le droit divin des rois... C'est le même esprit qui dit : Tra- vaillez, suez : c'est moi qui mangerai le pain que vous aurez fabriqué ! Que cela sorte de la bouche d'un roi qui veut vivre du labeur de son peuple, ou que cela soit la pensée d'une race humaine qui veut en assujettir une autre, nous sommes toujours en présence du même prin- cipe tyrannique.
„ Est-il une chose qui ait autant menacé l'existence de l'Union que cette institution de l'esclavage? Qu'avons- nous de plus cher en notre patrie? Notre propre liberté et notre prospérité. Rien n'a jamais menacé notre liberté et notre prospérité que l'institution de l'esclavage. Si vous croyez cela, comment pouvez-vous proposer l'extension de l'esclavage?..."
Douglas et Lincoln, les démocrates et les républicains font penser à la statue du dieu antique Janus aux deux figures opposées. Douglas regardait vers le passé et ses injustices; Lincoln regardait vers l'avenir et. ses nobles espérances.
Pour parvenir à ses fins, Douglas employait tous les moyens. Il dénaturait même les faits historiques. A Char- leston, il accusa Lincoln d'avoir refusé, pendant son pas- sage au Congrès, de voter les dépenses nécessaires à l'en- tretien des soldats pendant la guerre du Mexique. Lincoln exposa quelle avait été sa conduite en cette occasion, dé- sapprouvant cette guerre injuste, mais bien décidé à ne laisser manquer de rien les pauvres soldats qui déten- daient le drapeau de l'Union. Puis, apercevant parmi ses auditeurs un certain Ficklin qui avait siégé au Congrès en 1847 avec lui et qui était un ami de Douglas, il le saisit par le col de son habit, l'amena sur l'estrade et s'écria :
— Concitoyens, voici Ficklin qui fut avec moi au Con- grès ; il sait que cela est un mensonge.
I02 CHAPITRE X
Après ce discours, Ficklin déclara à Lincoln :
— Aujourd'hui vous avez tué en moi le démocrate !
Ailleurs, Douglas disait que son adversaire était un menteur, un lâche, un scélérat. Lincoln répondait en com- parant le fameux juge à une sèche, un petit poisson qui, étant attaqué, ne sait se défendre qu'en vomissant un li- quide noir : l'eau devient si trouble que son ennemi ne peut le voir et il en profite pour s'enfuir.
Le langage de Douglas n'était jamais assez offensant; la moindre invective se transformait sur ses lèvres en une grosse insulte. A Galesburg, pour jeter le ridicule sur Lin- coln, il énuméra tous ses métiers et ses déboires dans cha- cun d'eux. Il ajouta que ce n'était pas un honneur pour l'Illinois d'envoyer au Sénat un citoyen qui avait si mal réussi dans ses diverses entreprises. Lincoln s'amusa de cette sortie intempestive; il rit de grand cœur, puis répli- qua en remerciant Douglas de la peine qu'il avait prise de faire sa biographie. „ Il ne manque qu'une chose, pour- suivit-il. Douglas l'a sans doute oubliée. Il a dit que j'avais vendu des liqueurs, mais il s'est bien gardé de confesser que, si j'étais d'un côté du comptoir, il se trouvait toujours de l'autre ! "
Cette ironique repartie, qui secoua toute l'assemblée d'un rire prolongé, rappelait aux électeurs que l'ivrognerie était l'un des péchés mignons de Douglas, péché plus déshonorant que les échecs de Lincoln.
Douglas avait une grande confiance en lui-même. Sa suf- fisance formait un contraste marqué avec la modestie de son rival. Avant de commencer son discours, il avait coutume de dire que la plus grande satisfaction qu'on pût lui accor- der était de faire silence, parce qu'il désirait être écouté plus qu'applaudi ! Lincoln se contentait de demander de la tranquillité, afin que les deux orateurs pussent se faire comprendre et les auditeurs juger de la valeur de leurs arguments.
En toute occasion, Lincoln s'en tint à la stricte vérité. C'est elle qu'il recherchait, elle qu'il voulait servir et, pour
LES GRANDS DÉBATS Io3
rien au monde, il n'eût consenti à lui fausser compagnie. Son intérêt personnel passait même au second plan.
A rencontre de Douglas, il tenait ses concitoyens en très grand respect. Il savait que le peuple possédait assez d'intelligence pour le suivre et le comprendre et qu'il suf- fisait de lui parler franchement et sérieusement. Ce peuple n'était pas pour lui, comme pour Douglas, un grand en- fant qu'il faut amuser et tromper. A ce propos, on attri- bue à Lincoln la sentence suivante : „ Vous pouvez trom- per tout le peuple pendant un certain temps et une partie du peuple tout le temps, mais vous ne pouvez pas abuser tout le peuple indéfiniment. "
Dans ses satires et ses répliques, Lincoln évita la vul- garité; jamais il ne fut grossier et outrageant comme Douglas; sa fine humour montrait à tous que dans son bon cœur il considérait son adversaire comme un ami.
Douglas avait dit, un jour, que tous les whigs étaient morts. „ Si c'est vrai, repartit Lincoln, vous serez les témoins d'une expérience nouvelle : vous allez entendre un dis- cours prononcé par un mort ! "
Tous ces discours, tous ces voyages, toutes ces fatigues aboutirent à la réélection de Douglas au Sénat. Comme celui-ci l'avait pressenti, sa victoire fut mince et, sans cer- taines bizarreries de la géographie électorale de l'Illinois, il eût échoué. En eftet, les républicains obtinrent 126 084 suffrages et les démocrates 121 940, cela dans l'ensemble de l'Etat; mais la majorité des districts fut favorable à Douglas. L'avance républicaine était néanmoins un fait acquis. Le jeune parti avait vu grossir ses rangs depuis 1856, mais il n'était pas organisé solidement comme le parti opposé.
D'aucuns, peut-être des démocrates, ont affirmé que l'échec désappointa fortement Lincoln. Ils dirent qu'il eut trop mal pour rire et qu'il était trop grand pour pleurer. D'autres déclarent qu'il accepta le résultat avec une séré- nité inexplicable. Cette dernière assertion est sans doute la bonne, car elle est plus conforme à ce que nous savons
I04 CHAPITRE X
du caractère de Lincoln. Lui et ses amis avaient prévu l'échec possible. D'ailleurs, Lincoln tenait plus au résultat moral de la campagne qu'à la charge de sénateur, or il avait le sentiment d'avoir posé dans l'esprit du peuple quelques jalons qui, longtemps après lui, marqueraient la route à suivre pour parvenir à la liberté civile.
On raconte que, lorsqu'il rentra chez lui, à Springfield, par une pluvieuse journée d'automne, Abraham glissa et tomba dans la boue de la rue. Superstition, présage ! Il avait bien succombé sous la fange dont Douglas avait cherché à le couvrir. Mais il allait se relever.
Cette campagne fut désastreuse pour les finances de Lincoln. Elle lui coûta un millier de dollars — Douglas en avait dépensé 80 000 ! — sans compter son temps et ses gains perdus, sa cotisation de membre de parti qui s'éle- vait à cinq cents dollars et que l'on eut l'ingratitude de lui réclamer; il la paya en disant qu'il avait occupé le poste d'honneur et que c'était là son salaire. Ce fut une injustice que les riches républicains de Chicago eussent pu lui épargner.
Une fois de plus, il retomba dans la misère. Il avoua à l'un de ses amis, dans une lettre, qu'il n'avait pas même de l'argent pour couvrir les dépenses de son ménage. Il re- tourna donc à la pratique du barreau, tandis que Douglas rentrait à Washington.
XI
Elu.
Le pays ne laissa pas longtemps Lincoln à sa besogne. De toutes parts, on l'appelait : on voulait entendre sa voix s'élever contre l'esclavage. En avril 1859, il déclina cepen- dant une invitation venue de Boston : il avait trop à faire. Mais en automne il parla dans le Kansas et le Wisconsin et suivit Douglas dans l'Ohio pour répondre à ses discours, ce qu'il fit avec plus d'entrain que dans l'Illinois.
Durant l'hiver, un groupe de citoyens de New- York désirèrent entendre un grand orateur. Ils s'adressèrent à Abraham Lincoln. Il hésita; modeste avocat de province, d'éducation imparfaite, il ne se croyait pas capable d'ap- porter quelque idée nouvelle aux hommes très civilisés des grandes villes atlantiques. Il accepta néanmoins et fut à New- York à la date du 27 février 1860. Il devait parler pendant l'après-midi ; le matin, en se promenant à travers la ville, entendant les chants d'une école du diman- che, il entra dans la salle où avait lieu la réunion. On ne le connaissait pas, mais on devina sa douceur, sa bonté et son intelligence. Il s'assit et suivit avec grand intérêt les lectures, les explications des maîtres et les réponses des élèves. Quand la leçon fut terminée, l'un des moniteurs demanda à l'inconnu s'il ne voulait pas dire quelque chose aux enfants. Il se leva et parla à ses petits auditeurs avec tant de simplicité et d'à propos que, lorsqu'il voulut con- clure, les enfants le prièrent de continuer. Cette petite démonstration se renouvela une seconde fois, puis il se disposa à sortir. Le moniteur alors lui demanda son nom La réponse fut modeste: „ Abraham Lincoln, de l'Illinois",
Il prononça son grand discours dans la salle du Cooper
I06 CHAPITRE XI
Institute. La foule était nombreuse; un grand nombre d'auditeurs restèrent devant la porte ou s'assirent aux fenêtres.
L'assemblée, patronnée par un comité d'hommes d'Etat, ne connaissait pas Lincoln, et, lorsqu'il se présenta sur l'estrade, long et maigre, échevelé, dans son habit trop vaste aux manches trop courtes, on ne voulut pas voir en lui celui que le président leur annonça en ces termes : „ Messieurs de New- York, c'est pour moi un très grand honneur que de vous présenter le futur président des Etats-Unis, Abraham Lincoln. "
Ce futur président ne payait pas de mine et l'impression première qu'il fit à tous fut mauvaise. Lui-même sem- blait avoir perdu toute assurance, vivant symbole de la gêne, il ressentit douloureusement combien sa tenue un peu négligée d'homme de l'Ouest contrastait avec la mise très correcte de ses concitoyens new-yorkais.
Lincoln avait écrit tout son discours. Il lut les trois pre- mières pages, puis il se troubla, jeta son manuscrit sur la table et continua sans avoir même des notes pour repérer sa pensée. La foule fut bientôt subjugée par la puissance de ses arguments et par l'ampleur de son éloquence.
Il avait pris comme texte une parole de Douglas : „ Les hommes qui ont organisé la nation et la constitution com- prenaient mieux que nous la question de l'esclavage. Ils avaient déclaré que le gouvernement central n'avait pas le droit de surveiller l'esclavage dans les territoires. " Par une documentation patiente et rigoureuse dans les archives des législatures et du Congrès, Lincoln prouva que les pères de l'Union n'avaient pas eu de semblables des- seins ; ils pensaient que l'esclavage devait être protégé dans les états qui l'avaient adopté et où il paraissait néces- saire, que c'était un mal et qu'il ne fallait pas en favoriser l'extension. C'était le programme républicain. „ Laissez- nous croire que le droit fait la force, et, dans cette croyance, laissez-nous accomplir notre devoir jusqu'à la fin et comme nous l'entendons. " Il rappela une parole prophétique
ÉLU 107
d'un auteur contemporain : „ Il est écrit au ciel d'Amérique que les esclaves seront un jour affranchis. "
Des applaudissements frénétiques — „ terrifiants " dit un témoin — accueillirent sa péroraison. Ce même témoin qui avait pensé que Lincoln, avec ses manières et sa pro- nonciation de l'Ouest, ne réussirait pas à New-York, oublia sa première opinion pour admirer l'orateur qui s'était transformé, transfiguré et pour affirmer qu'il était le plus grand homme depuis saint Paul.
Le lendemain, tous les grands journaux publièrent le dis- cours complet de Lincoln et l'accompagnèrent de com- mentaires élogieux. Il avait conquis la métropole et était de plus convaincu d'avoir désormais le pouvoir de con- duire la nation vers l'avenir qu'il rêvait.
De New-York, il alla dans la Nouvelle-Angleterre et visita, à Exeter, une académie où son fils Robert faisait ses études. Il parcourut les Etats de l'Est, Connecticut, Rhodes-Island, New-Hampshire y prononçant quelques discours.
Dans la Nouvelle-Angleterre, comme partout, Lincoln rappelait et lisait certains passages de la Déclaration d'In- dépendance qui établit que tous les hommes sont égaux, donc les nègres autant que les blancs, et qu'ils ont tous droit à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur. II disait que dans une société libre quiconque naît pauvre doit avoir la possibilité d'améliorer sa condition, sans être par sa naissance attaché à tel travail déterminé,
A New-Haven, il compara l'esclavage à une méchante vipère. „ Si je vois une venimeuse vipère traverser la route, chacun dira que j'ai le droit de saisir un bâton et de la tuer; mais si je trouve cette vipère avec mes enfants dans leur lit, c'est une autre question. Je ferais plus de mal à mes enfants qu'à la bête qui peut d'ailleurs les mordre. Si je découvre le serpent dans le lit des enfants de mon voi- sin et si j'ai solennellement promis de ne pas m'occuper d'eux, je devrais laisser à mon voisin le soin d'éloigner le danger. Enfin, si dans un lit que l'on viendrait de dresser
I08 CHAPITRE XI
pour y coucher des enfants, on avait l'intention de déposer un couple de jeunes vipères, je n'aurais pas besoin que personne me dicte mon devoir. C'est exactement le cas qui nous préoccupe. Les nouveaux territoires sont des lits neufs pour nos enfants ; c'est à la nation de dire s'ils doi- vent s'y reposer au milieu d'un nid de vipères ou non. Je ne crois pas que nous puissions avoir la moindre hésita- tion quant à la façon de nous conduire."
A Hartford, Lincoln rappela cette comparaison, puis en fit une autre en contant qu'il avait rencontré un citoyen affligé d'un furoncle sur la nuque. „ Chacun me dira que le furoncle est une chose dangereuse qui peut amener la mort de l'homme au bout d'un certain temps. Mais vous ne pouvez enlever le mal sans blesser gravement le patient qui mourra au bout d'une minute. Auriez-vous d'autre part la crauté d'enlever au premier le germe de son fu- roncle pour l'injecter sur la nuque d'un homme en santé ? Il faut que le premier endure son mal avec résignation dans l'espoir d'une guérison possible. Ce furoncle repré- sente l'esclavage sur le cou de ce peuple. Ceux qui pen- sent que l'esclavage est chose mauvaise me comprendront. Ceux qui disent qu'il est la justice même considèrent la vipère comme un bijou et le furoncle comme un ornement."
Ces derniers discours révélèrent au peuple un Lincoln qu'il n'avait pas encore soupçonné. A New-York même, chacun des auditeurs s'attendait à rire des bons mots et des gaies histoires dont, on le savait, il avait coutume de fleurir ses harangues. Il n'en fit rien. Il laissa même de côté toute question politique. Son but unique avait été de poser sérieusement devant le peuple un problème moral de la plus haute importance. Au lieu de l'appeler „ l'Esope des prairies ", on le compara à quelque prophète hébreu, Elle ou Jean-Baptiste, appelant la nation à la repentance.
Les citoyens de l'Est comprirent qu'il avait la patience et la prudence qui manquaient à d'autres chefs, qu'il voyait de haut tous les côtés de la grande question et qu'il en parlait en vrai sage et sans aucune aigreur.
ELU 109
A ce moment son nom volait de bouche en bouche. A son retour, l'Illinois l'acclamait comme le seul citoyen di- gne de présider l'Union. Le pays se préparait en effet à élire un nouveau président et l'année 1860 allait être fé- conde en événements de la plus haute valeur nationale.
La balance des partis penchait en faveur des républi- cains. Depuis la fameuse hérésie de Freeport, Lincoln avait divisé les démocrates en deux, ceux du Sud et ceux du Nord. Ils se réunirent néanmoins en convention na- tionale à Charleston, en avril. Plus de la moitié des délé- gués vota pour Douglas et sa souveraineté populaire, et les autres soutinrent la candidature de Breckenridge, qui demandait que le gouvernement fédéral assurât aux plan- teurs le droit de propriété sur les nègres comme sur les autres biens protégés par les lois.
Avant leur grande convention de Chicago, les républi- cains de rillinois en tinrent une à Decatur, les 9 et 10 mai. Ils devaient tenter un effort suprême pour soutenir la can- didature „ d'Honest Abe " contre celle de Seward, de Chase, de Mac Lean et d'autres célébrités républicaines de l'Est.
Abraham assistait à cette assemblée comme simple spec- tateur; mais le gouverneur Oglesb^y, l'ayant découvert, dit à ses concitoyens qu'un homme distingué et que l'on vou- lait honorer était présent et qu'il proposait aux électeurs de l'inviter à prendre place sur la tribune avec le comité.
— Qui est cet homme ? criait-on de toutes parts.
— Abraham Lincoln, répondit Oglesby après un mo- ment de silence.
Aussitôt, aux applaudissements de la salle, on enlève Lincoln de son siège et, comme la foule est compacte, on le fait passer par-dessus les têtes et les épaules. Pour une fois, il se sentit vraiment dans les mains de ses amis.
L'excitation produite par cet incident s'était à peine calmée que l'on vint dire au gouverneur qu'un ancien dé- mocrate désirait montrer quelque chose à la Convention.
— Qu'est-ce? Qu'y a-t-il? Recevez-le! criait la foule.
IIO CHAPITRE XI
La porte de la salle s'ouvrit et un vieillard encore alerte et vigoureux fit son entrée, portant sur ses épaules deux minces pieux surmontés d'un drapeau et de cette inscrip- tion :
DEUX PIEUX
pris à une clôture faite par Abraham Lincoln et John Hanks au pays de la Saiigamon en l'année iSjo .
Le vieillard était John Hanks lui-même. Son apparition déchaîna un enthousiasme sans précédent. La foule ré- clama à grand cris un discours de Lincoln. Lui, amusé par l'idée drôle qu'avait eue son oncle, se leva et dit :
„ Messieurs, je suppose que vous désirez savoir quel- que chose à propos de ces deux pieux. Bien. La vérité est que John Hanks et moi nous avons taillé des pieux sur les bords de la Sangamon. Mais je ne sais si nous avons fait ces deux-ci ou non; au fait, je ne pense pas qu'il y ait là quelque mérite pour leurs fabricants." — Il riait en disant cela. - „ Je sais une chose, j'ai fait des pieux à cette épo- que-là et je crois qu'aujourd'hui j'en ferais de meilleurs ! "
La Convention décida que Abraham Lincoln serait l'uni- que candidat présenté par le parti républicain de l'Illinois à la présidence de l'Union et chargea ses délégués de faire prévaloir son nom à la Convention nationale de Chicago.
Celle-ci allait se réunir le i6 mai. Quelques semaines auparavant, Lincoln était allé à Chicago et il y avait passé totalement inaperçu. C'est que personne ne se doutait de l'honneur qui lui serait fait à Decatur; personne dans l'Est ne pensait à la possibilité de sa candidature. Ses amis, longtemps avant le choix décisif des républicains de l'Illinois, firent une active propagande [en sa faveur dans tous les Etats de la vallée de l'Ohio.
Trois jours avant la Convention, Abraham et sa femme regardaient un journal illustré de New- York qui publiait le portrait de t)js les candidats. Seward y occupait la
ÉLU III
première place ; Lincoln était au dernier plan. Mary avan- tura cette réflexion : „ Un coup d'œil sur cette page suffit pour détruire tout espoir. " Elle croyait sans doute la par- tie perdue.
William H. Seward, qui fut gouverneur de New-York et chef des républicains au Sénat de Washington, était sou- tenu par un grand nombre d'électeurs de l'Est et du Nord. Cependant il ne ralliait pas tous les suffi-ages, car il avait sur l'esclavage des opinions beaucoup plus avancées et plus radicales que Lincoln. On craignait de plus que Seward ne fût pas assez fort pour évincer Douglas dans le Nord. Aussi, le nom de Lincoln s'imposa peu à peu ; sa prudence à l'égard de Tabolition et sa supériorité sur Douglas le désignèrent plus spécialement à l'attention des délégués indécis.
Ces délégués étaient réunis dans un vaste édifice tout en
• bois qu'on appelait le Wigwam. C'était la première fois
que les républicains de l'Union s'assemblaient à Chicago
et la deuxième fois seulement que leur convention avait
lieu à l'ouest des monts Alleghany.
L'organisation de l'assemblée et les pourparlers électo- raux durèrent deux jours. Les pointages ne laissaient pas encore entrevoir la nomination de Lincoln ; les deux tiers des membres de la Convention étaient favorables à Seward qui avait des amis même dans l'Illinois, puisqu'il était ap- puyé par huit des vingt-deux délégués de cet Etat. Aussi les partisans d'Abraham, et Judd à leur tête, s'ingénièrent- ils à convaincre le plus grand nombre des représentants des Etats. Deux délégations demeuraient indécises; pour céder elles exigeaient que Lincoln s'engagCcàt à faire entrer, une fois élu, un des leurs dans son cabinet. Judd télé- graphia la proposition à Springfield; la réponse ne se fit pas attendre et fut digne du candidat: „ Je n'autorise au- cun marchandage et ne veux être lié par personne ".
Au troisième jour, les délégués se trouvèrent prêts à émettre leur vote. Sans discours, les présidents des comi- tés régionaux annoncèrent leurs candidats. Evarts pro-
112 CHAPITRE XI
nonça le nom de William H. Seward de New- York et Judd celui de Abraham Lincoln de l'Illinois. Une tempête de hourras accueillit chacune des propositions et ce vacarme redoublait chaque fois qu'un Etat manifestait son intention de soutenir l'un ou l'autre des candidats.
Certaines délégations, ne voulant admettre ni Seward ni Lincoln, lancèrent dans la mêlée les noms de leurs candi- dats : Cameron, Chase, Bâtes, Mac Lean, Dayton et Col lamer; mais elles furent seules à les défendre. Lincoln et Seward prirent tout de suite une avance considérable. Au premier tour, Seward eut 173 Y^ suffrages et Lincoln, 102.
Les New-Yorkais furent ahuris quand ils connurent ce résultat. Ils étaient septante et croyaient qu'avec les apports des autres républicains Seward l'emporterait du premier coup.
Au deuxième ballottage, un certain nombre d'Etats renoncèrent à leurs candidats pour donner leurs voix aux deux principaux compétiteurs. Ainsi, Seward recueillit 184 % suffrages et Lincoln, 181. Ce dernier avait gagné près de quatre-vingts voix et son rival une dizaine seule- ment; mais aucun n'avait encore la majorité exigée. Une salve d'applaudissements souligna l'avance de l'Illinois. Puis, pendant un court instant, les délégués parlemen- tèrent, et l'on passa au troisième tour qui donna le résultat suivant : Lincolin, 231 Va; Seward, 180. Il manquait au pre- mier I ^, 2 voix pour atteindre la majorité.
Le Wigwam devint soudainement silencieux comme une cathédrale. Au bout d'une minute, Cartter monta sur sa chaise et annonça que quatre citoyens de l'Ohio enlevaient leurs voix à Chase pour les reporter sur Lincoln. C'était plus qu'il n'en fallait à Abraham pour être nommé.
Un délégué cria vivement le nom du vainqueur à un citoyen qui attendait le signal sur le toit du Wigwam, près d'une lucarne. Cette façon de sentinelle répéta aussitôt ce nom à la foule massée sur la place. L'événement fut connu aussitôt dans toute la ville qui retentit de cris de joie et de chants de victoire.
ÉLU Il3
A l'intérieur du Wigwam, les délégations rectifiaient leur vote. Evarts, au nom de New- York et de Seward, proposa de joindre la minorité à la majorité et de rendre unanime la nomination de Lincoln. Puis le tumulte, un gai tumulte se déchaîna et progressa jusqu'à l'exaltation. Ces républicains s'embrassaient, ils s'étreignaicnt et lançaient en l'air leurs chapeaux. Pendant l'après-midi, ils choisirent le candidat à la vice-présidence, en la personne de Annibal Hamlin, du Maine. Et l'on ne tarda pas à mêler les noms des candidats en des rébus curieux
Ha)n Lin
Lin Coin
et
Abra — Hamlin — Coin.
Pendant les jours de la Convention, Abraham était de- meuré à Springfield. Tout d'abord, il ne pensait pas avoir la moindre chance de vaincre ; il savait trop bien de quelle grande influence jouissait Seward. S'il avait accepté une candidature, c'était surtout pour tenir en échec le parti de Douglas dans l'Illinois et pour laisser ouverte en sa faveur la porte du Sénat.
Il passa toute la semaine dans un désœuvrement anxieux. Il essayait vainement de lire ; il se promenait par les rues et par la campagne, de jour et de nuit, et rentrait à des heures inusitées. Il se livrait parfois à des jeux ; ainsi, il lançait une balle contre un mur et la recueillait dans ses mains avant qu'elle eût touché terre. Il allait souvent au bureau du télégraphe où parvenaient toutes les nouvelles de la Convention. Il y fut en permanence pendant les deux premiers ballottages, occupé à additionner les suffrages au fur à mesure que le fil les annonçait.
Quand il connut le résultat du deuxième tour, il eut le pressentiment de son succès. Se rappelant alors une com- mission dont sa femme l'avait chargé, il sortit et se dirigea vers un magasin où, tôt après, un jeune télégraphiste vint le rejoindre en courant et lui dit : « M. Lincoln, M. Lincoln, vous êtes nommé! ».
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CHAPITRE XI
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Ce cri se répercuta dans tout Springfield. Le peuple descendit dans la rue; chacun chercha à s'approcher de Lincoln pour lu serrer la main. Il se vit bientôt entouré d'une foule délirante et, pendant quelques minutes, il s'aban- donna à la joie communicative de ses concitoyens, oubliant même qu'il était l'objet de ces manifestations. Puis il se res saisit et dit : " Mes amis, je suis heureux de recevoir vos félicitations, mais il y a là-bas à la huitième rue une petite femme qui sera bien aise d'apprendre la nouvelle : excusez- moi si je vais l'en informer. „
Il partit, son télégramme à la main, les pans de sa redin- gote flottant derrière lui. 11 trouva chez lui tout un groupe d'amis qui l'avaient devancé, de sorte que Mary connaissait déjà la victoire remportée par son mari, victoire qu'elle avait désirée et attendue pendant vingt ans.
Le même soir, les délégués républicains quittèrent Chicago et, tout le long du voyage, pendant la nuit, des feux de joie saluèrent leur passage. Au matin suivant, un train spécial emmenait à Springfield un comité chargé par la Convention d'annoncer officiellement à Lincoln sa nomination. Ces messieurs arrivèrent à Springfield le samedi soir après le coucher du soleil et se présentèrent chez lui à huit heures. Une douzaine de citoyens s'étaient groupés dans la rue pour voir passer la délégation et un des fils d'Abraham s'était, dans le même but, hissé sur l'un des piliers du portail.
Lincoln était assis auprès de la cheminée. Il s'inclina avec peu de grâce, et, quand il fut debout, contraint, gêné comme un enfant, les yeux baissés, il écouta le bref dis- cours de M. Ashmun et répliqua, brièvement aussi, d'une voix sympathique empreinte d'un charme indescriptible. Peu à peu, la glace se rompit et la causerie devint plus cor- diale. Abraham, s' adressant au juge Kelly, lui dit :
— Vous êtes grand, juge. Quelle est votre hauteur ?
— Six pieds trois pouces.
— Je vous surpasse. J'ai six pieds quatre pouces sans les talons de mes souliers.
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— La Pennsylvanie s'incline devant l'IIlinois.
Et le juge ajouta qu'il était heureux de savoir qu'il n'y avait pas que de " petits géants „ comme Douglas, dans l'IIlinois.
Puis Abraham les fit passer dans son cabinet de travail où Mary avait préparé une frugale collation : de l'eau fraîche. Les amis de la maison avaient offert à Lincoln de servir à ces messieurs des vins et des liqueurs. Il avait décliné leur proposition en déclarant qu'il n'avait jamais eu de liqueurs chez lui et qu'il n'avait pas la coutume d'en régaler ses hôtes. Il ne pouvait permettre à des amis de faire en son nom à son foyer ce qu'il ne faisait pas lui-même. Voilà pourquoi, en une occasion où tant d'autres ont versé et versent encore des vins généreux, on se contenta d'eau fraîche. D'aucuns riront en se rappelant cette scène si simple ; nous lui trouvons une grandeur plus que républi- caine.
Dès que sa nomination ' fut connue à travers l'Union, de violentes controverses s'engagèrent soit dans les assem- blées politiques soit dans la presse. Comme on savait peu de chose de la vie de Lincoln — malgré une très courte autobiographie qu'il écrivit à cette époque pour un éditeur de ses amis — on raconta force histoires invraisemblables. Les grands journaux envoyèrent des reporters à Spring- field pour s'enquérir de la position occupée en cette ville par le candidat. Ces reporters écrivirent des notices assez justes, mais où la louange était légèrement mitigée ; ils ne manquèrent pas de signaler que M'""-' Lincoln parlait un français correct et que les fils étudiaient dans les collèges de l'Est.
Mais la presse démocratique et esclavagiste ne cessa de couvrir Lincoln du plus grossier ridicule. Ils l'appelèrent un " pauvre avocat campagnard de troisième rang „ ; on lui reprocha de ne pas savoir porter des vêtements, de se
' Les Yankees appellent « nomination » le choix d'un candidat et élection » celui d'un président ou autre magistrat.
Il6 CHAPITRE XI
montrer en public en manches de chemise, de se ba- lancer sur sa chaise, de ne savoir ni le latin ni le grec, de n'avoir jamais voyagé, de n'avoir pas de généalogie. On prédisait qu'il serait une nullité s'il était élu, à quoi la Tribune de New-York répliqua : " Un homme qui, par son propre génie et sa force de caractère, a su, d'ignorant bate- lier de la Wabash, s'élever à la position qu'occupe mainte- nant M. Lincoln, n'est pas du tout une nullité. „
Un journal du Sud osait imprimer que le surnom de „ Honest Abe " lui avait été donné pour le distinguer des autres membres de son parti !
Un Anglais voisin d'Abraham à Springfield ne put con- tenir son étonnement*. „ Quoi ? dit-il, Abe Lincoln devenir président des Etats-Unis ? Pas possible ! Un homme qui achète un beefsteak de dix sous pour son déjeuner et qui le porte lui-même à la maison ! "
Douglas accueillit la nouvf e en parfait gentleman ; il oublia de proférer une rema ue blessante et dit aux séna- teurs républicains : „ Mes; urs, vous avez nommé un homme vraiment capable e vraiment honnête. "
Les gens curieux et près iés voulurent savoir de Lincoln lui-même quelle attitude il prendrait à la tête du gouver- nement. Il leur répondit : „ Le temps vient pour chaque homme où il est préférable pour lui qu'il tienne sa bouche close. Ce temps est venu pour moi. " Quand les mêmes importuns insistaient pour connaître sa façon d'interpréter la question de l'esclavage, il leur rappelait que toute sa pensée était renfermée dans les discours qu'il avait pro- noncés. „ Ceux qui ne veulent pas, concluait-il, lire ou entendre ce que j'ai dit publiquement, ne Uront et n'é- couteront point une répétition de ces choses. S'ils n'écou- tent pas Moïse et les prophètes, ils ne se laisseront pas persuader, même si un des leurs ressuscitait. "
Fidèle à ses principes, il garda le silence pendant tout l'été, ne fit aucun discours et n'écrivit aucune lettre dans un but de réclame électorale. Il attendit patiemment que le peuple eût dit sa volonté. Il est vrai que ses amis, Seward
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et Chase en particulier, travaillaient pour lui; il est certain également que, sans penser à rancune, Lincoln se rappelait ses expériences de la campagne de 1858 et l'ingratitude de ses concitoyens : il voulait peut-être leur donner une leçon !
Pendant ce temps, les autres candidats, Douglas, Bell et Breckenridge, faisaient une active propagande, parlant tous les jours, voyageant jour et nuit, écrivant ou inspi- rant des articles de journaux.
Quatre candidats allaient se disputer les sufitrages. Voici quels étaient leurs programmes ou plateformes.
Les républicains estimaient que l'esclavage ne peut exister que par la vertu de lois locales ; il n'y a pas de loi en sa faveur dans les territoires et pas de pouvoir pour en édicter. Le Congrès ne peut établir ou légaliser l'esclavage en aucun lieu, mais il se borne à l'exclure de chaque ter- ritoire fédéral où cela sera nécessaire. Ils affirmaient en outre leur fervent désir de maintenir la constitution, j'Union et les droits des Etats dans toute leur intégrité.
Douglas avait fait admettre par les démocrates du Nord les principes suivants : Dans chaque territoire, les blancs sont seuls compétents pour admettre l'esclavage ou la liberté . S'ils choisissent l'esclavage, c'est leur droit ; s'ils le rejet- tent, c'est leur droit également. Ni le Congrès, ni le peuple de l'Union, ni aucune partie du peuple, en dehors des territoi- res, n'a le droit de s'occuper de la matière et de troubler l'opinion.
Les démocrates du Sud, intransigeants et intéressés, avaient nommé Breckenridge et soutenaient que les citoyens de chaque Etat ont le droit d'émigrer dans n'im- porte quel territoire en emmenant avec eux tout ce qui est leur propriété selon les lois de leur pays d'origine; dans chaque territoire, ces biens doivent être protégés et l'on doit pouvoir en jouir librement. Le Congrès est tenu d'as- surer cette protection partout oij elle sera nécessaire, avec ou sans la collaboration des autorités territoriales.
Enfin, le parti conservateur unioniste, qui recueillait ses adhérents dans la Virginie, le Kentucky et le Tennessee,
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présentait Bell et ne reconnaissait pas d'autre principe po- litique que la constitution du pays, l'Union des Etats et la sanction des lois. Cela disait beaucoup et peu de chose : c'était du parfait immobilisme.
La campagne électorale s'organisa. Tous les républi- cains, unis et pleins d'espoir, y mirent un bel entrain. Les deux vénérables pieux que John Hanks avait apportés à Springfield et qui avaient accompagné à Chicago les dé- légués de riUinois, étaient devenus l'enblême momentané du parti et le signe de ralliement de la campagne. Plus d'un club possédait même des pieux authentiques de la clôture faite par Abraham dans la ferme de son père sur les bords de la Sangamon. Le club républicain de Hart- ford montrait avec orgueil la hache qui avait servi à fendre le bois.
Des chansons populaires étaient entonnées dans toutes les assemblées et répétées à travers tout le pays.. On chan- tait : „ Hourrah ! pour notre cause, de toutes la meilleure. Hourrah ! pour Old Abe, l'honnête Abraham de l'Ouest t " Ailleurs on demandait un capitaine pour conduire le na- vire désemparé de l'Etat, et le chœur répondait : „ Notre Lincoln est l'homme ! "
A Chicago, un artiste photographia Abraham un jour qu'il s'y trouvait pour affaires et qu'il ne songeait nulle- ment à poser devant un objectif. Son portrait fut annoncé peu de temps après par des vendeurs de rue, et Lincoln entendit un de ces colporteurs s'écrier : " Achetez notre vieil Abraham ! Il aura meilleure façon quand ses cheveux seront peignés ! "
Lorsque le temps des élections s'approcha, des citoyens toujours plus nombreux venaient voir Lincoln, l'écouter et lui serrer la main. La petite maison à deux étages de la huitième rue se trouva trop étroite pour recevoir les visi- teurs. Le gouverneur de l'IUinois lui accorda une des salles du Capitole de Springfield ; il y était plus à l'aise pour voir ses concitoyens.
Un jour, avec un ami, il y consultait un registre où les
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habitants de la ville et des environs avaient marqué la façon dont ils voteraient. Lincoln découvrit que, sur 23 pas- teurs, trois seulement étaient pour lui. Il tira de sa poche son Nouveau-Testament et dit : „ Je veux la liberté dans les territoires, et mes adversaires l'esclavage; ces ministres le savent bien et cependant, ce Livre en mains, — à la lu- mière duquel la servitude humaine ne peut exister un seul instant — ils voteront contre moi. Cela dépasse mon en- tendement".
Puis il se tut, se promena en long et en large dans la salle, essayant de se maîtriser, et, après un silence de quelques minutes, il prononça cette belle déclaration : „ Je sais qu'il y a un Dieu et que ce Dieu hait l'injustice et l'esclavage. Je vois venir l'orage et je sais que sa main l'a préparé. S'il m'a choisi pour accomplir son œuvre, je crois que je suis prêt. Je suis peu de chose, mais la vérité est tout. Je sens que j'ai raison, parce que la liberté, c'est la droiture ; Christ a enseigné cela, et Christ, c'est Dieu. Je leur ai dit qu'une maison divisée contre elle-même ne peut subsister, et Christ et la raison parlent de même; ils le sau- ront eux aussi. Douglas ne se soucie pas du maintien ou de l'abolition de l'esclavage, mais Dieu y pense, l'humanité y pense et moi aussi ; avec l'aide de Dieu, je ne faillirai pas. Je puis ne pas voir la fin, mais elle viendra et je sera' vengé, et ces hommes reconnaîtront alors qu'ils n'avaient pas lu leur Bible aux rayons de la vraie lumière".
Dans l'attente de son élection, Abraham ne connut pas que des déceptions. En août, il eut le plaisir de voir arriver à Springfield septante mille de ses compatriotes de l'Illinois, de l'Indiana et de l'Iowa ainsi que des contrées voisines des lacs. Toutes les professions et tous les âges se rencontrèrent dans un même sentiment pour voir Abra- ham Lincoln. On remarqua même des vétérans de la guerre de 1812 avec leurs vieilles femmes, leurs enfants, leurs petits-enfants et arrière-petits-enfants. C'est là qu'un citoyen de l'Est chanta pour la première fois la chanson oii l'Etat est comparé à un navire sans pilote et où le chœur
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répond „NotreLincoln est l'homme! "Abraham, qui aimait le chant, ne put unir sa voix à celle du peuple mais il pria le poète d'aller lui chanter ces strophes chez lui après la cérémonie.
L'élection eut lieu le 6 novembre 1860. A huit heures du matin, comme de coutume, avec le même sang-froid que les autres jours, Abraham vint au Capitole pour dépouiller sa correspondance et recevoir les visiteurs. Ceux-ci furent si nombreux qu'on lui proposa de fermer sa porte : il re- fusa. Il n'avait pas l'intention de voter, mais ses amis le pressèrent et il jeta dans l'urne un bulletin républicain où son nom avait été enlevé. Dans la salle, il fut reconnu et devint aussitôt l'objet d'une ovation à laquelle des démo- crates même s'associèrent.
Vers sept heures du soir, les premiers résultats parvin- rent à Springfîeld, ceux de l'illinois, puis du Missouri. A minuit, des nouvelles arrivèrent de Pennsylvanie où 70000 citoyens avaient voté pour Lincoln. Les dames de Spring- fîeld l'invitèrent à ce moment avec ses amis à une collation servie dans un grand hall rempli de citoyens et retentissant de patriotique enthousiasme. Une grande procession s'orga- nisa autour des tables et l'on chanta une chanson dont le refrain, souvent répété pendant la campagne, disait : „ Oh ! n'êtes- vous pas heureux de vivre avec les Républicains ? "
Un télégramme de New- York annonça une victoire complète du parti dans cet Etat, et cela mit le comble aux réjouissances populaires. Toute la nuit, le canon tonna et des troupes parcoururent les rues en chantant.
Le lendemain, tous les suffrages furent connus. Sur 303 votes électoraux, soit des Etats, Lincoln en eut 180 et fut élu. Le vote populaire donna i 866 452 voix à Lin- coln, 1 375 157 à Douglas, 847953 à Breckenridge et 590631 à Bell. Notons que pas une voix favorable à Lin- coln ne lui vint du Sud ; son élection ne fut assurée que parla divison des démocrates, lesquels recueillirent 350000 suffrages de plus que les républicains. Le Neiv- York He- rald remarqua même que Lincoln n'avait été élu que par une minorité des 4 700 000 suffrages émis.
ABRAHAM LINCOLN au moment de son élection comme président.
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Quand il rentra chez lui, vers deux heures du matin, Lin- coln éveilla sa femme et lui dit : „ Mary, Mary, nous som- mes élus ! " Puis il se coucha, mais il ne put dormir avant d'avoir composé son ministère ; il y parvint sauf pour l'un des portefeuilles. Il choisit Seward pour les affaires étran- gères; Chase, pour les finances; Welles, pour la marine ; bref, il songea à s'associer ses rivaux de la veille afin de créer de l'harmonie dans le parti.
Pour la première fois, il avait vaincu Douglas dans le domaine politique. Il ne s'en vanta point. Leurs relations demeurèrent toujours cordiales; c'était sans doute un effet de leur long compagnonnage. En effet, en 1839, ils furent, le même jour, admis au barreau de l'Illinois ; en 1841, ils aspirèrent tous deux à la main de Mary Todd ; en 1846, ils représentèrent l'un et l'autre leur Etat au Congrès; en 1858, ils se disputèrent la charge sénatoriale, enfin, ils venaient d'être tous deux candidats à la présidence.
La superstition de Lincoln se donna libre cours lors d'un incident très drôle dont il fut le témoin et qu'il raconta quel- ques années plus tard. Peu de jours après son élection, fati- gué par les émotions et les soucis, il s'étendit sur un lit de repos ; il vit alors son image dans une glace, une image double, la seconde plus pâle que la première. Cette vision l'obséda. Il sortit, rentra un peu plus tard et revit encore la double image. Il raconta la chose à sa femme qui lui dit, après un instant de réflexion, que la seconde image plus pâle que l'autre indiquait qu'il serait réélu président, mais qu'il n'achèverait pas son terme.
S'il n'avait lui-même raconté cet étrange phénomène, on pourrait douter de la véracité du fait. D'ailleurs, ce ne fut pas son seul mauvais pressentiment : un témoin l'a entendu, peu après son élection, se comparer à César et parler d'un Brutus. La fatalité qui s'était abattue sur les deux seuls présidents qu'ait eus le parti whig, Harrison et Taylor, qui moururent, le premier un mois et le second seize mois après leur installation, cette fatalité allait s'acharner aussi contre le premier président républicain.
XII
Président sans l'être.
Aux Etats-Unis, le président élu en novembre n'entre à la Maison-Blanché que le 4 mars suivant. Il doit ainsi attendre quatre mois avant de jouer son rôle dans l'Etat. Lorsque le président en charge appartient au même parti que le président élu, il n'y a pas d'inconvénient, bien qu'il puisse encore exister entre eux quelques divergences d'opinions. Mais, si celui qui attend défend un autre pro- gramme politique que celui qui va partir; si, comme en 1860, ce programme déplaît au parti gouvernant, ce dernier peut agir de telle façon qu'il rendra difficile au nouveau venu la reprise du pouvoir. Cela arriva pendant l'hiver qui suivit l'élection du premier président républicain.
Lincoln continua à se rendre chaque jour au Capitole de Springfield, où il recevait les nombreux citoyens venus pour le saluer et les députations des Etats du Nord qui réclamaient des avantages pour leurs chefs politiques, une place au ministère, une haute charge dans l'Union. Mais il avait arrêté le choix de ses collaborateurs déjà dans la nuit du six novembre ; il n'accepta aucun marchandage malgré les compétitions de l'Illinois et de l'Indiana, du Kentucky et de la Pennsylvanie. Ce ne devait pas être une tâche facile que d'apaiser tous les appétits ; mais la probité de Lincoln surmonta les obstacles.
Après ses réceptions au Capitole, il passait volontiers quelques heures au bureau du télégraphe ou à la rédaction du journal qui paraissait chaque semaine à Springfield. Il y restait même assez tard dans la soirée, toujours affable, conversant et riant avec chacun. Mais, à la longue, il se
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fatigua et, sentant le besoin de ménager ses forces, il sortit moins.
A l'office télégraphique, à la rédaction du journal comme par la lecture des gazettes et des rapports que lui faisaient ses amis, il fut sans cesse au courant des événements. Us n'étaient pas d'un heureux présage : c'étaient les pre- miers grondements de la tempête.
L'hérésie de Freeport avait déterminé les sudistes à rompre avec Douglas et les démocrates du Nord. L'élec- tion de Lincoln les poussa à la rébellion contre l'Union ; les esclavagistes allumèrent eux-mêmes l'incendie dont ils avaient si souvent menacé le pays. Ils s'imaginaient que l'avènement du parti républicain signifiait la guerre à leurs institutions et ils ne trouvèrent rien de mieux pour sauve- garder leurs intérêts que de voter la sécession, la sortie de l'Union, la formation d'un Sonderbund du Sud.
A la vérité, ils envisageaient depuis longtemps cette solution ; ils pressentaient qu'un jour l'abominable trafic des Africains devrait prendre fin et ils ne songeaient depuis longtemps qu'aux moyens propres à en retarder la venue : l'élection de Lincoln devint ainsi plus un prétexte qu'une cause.
Sans tarder, la Caroline du Sud convoqua le lo no- vembre une convention chargée de préparer la sécession. Cette convention entra en séance le 17 décembre et, le 20, décida que " l'Union existant actuellement entre la Caroline du Sud et les autres Etats, sous le nom d'Etats- Unis d'Amérique, était dès à présent dissoute ". La Caro- line du Sud accusa les autres Etats de n'avoir pas observé la Constitution et y ajouta cet autre grief : „ l'élévation à la présidence d'un homme dont les opinions et les desseins sont hostiles à l'esclavage ".
Tôt après la sécession de la Caroline, le Mississipi brisa ses liens, le 9 janvier; la Floride, le 10; l'Alabama, le 11 ; la Géorgie, le 19; la Louisiane, le 26 et le Texas, le i" fé- vrier. Dans chacun de ces sept Etats, les séparatistes s'em- parèrent des douanes, des forts, des arsenaux et des
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diverses administrations ; seuls, le fort Sumter, dans la rade de Charleston, et celui de Pickens, dans la Floride, demeurèrent au pouvoir de l'Union.
Ces graves nouvelles bo.uleversèrent le Nord. On en vint à regretter l'élection de Lincoln. Le pays traversait une crise financière assez aiguë ; les industriels du Nord aussi bien que les planteurs du Sud redoutaient les hostili- tés à cause du coton : le Sud ne saurait qu'en faire et le Nord n'en recevrait plus. Au fond, on ne cro3'ait pas qu'une guerre éclatât ; dans les Etats séparatistes, le peuple lui-même avait été hostile à leur sortie de l'Union ; seuls, quelques chefs politiques l'avaient préparée et déclarée, dans le but évident de devenir les gouvernants de la nou- velle confédération. Lincoln lui-même n'avait pas prévu une marche si rapide des événements; il ne tenait pas comme valable une sécession faite sans le consentement des Etats demeurés fidèles à l'Union.
Les séparatistes eurent le tort de ne pas vouloir com- prendre les intentions de Lincoln qui n'entretenait à leur égard aucun des mauvais sentiments qu'on lui prêtait. A un Sudiste qui était venu le voir, il avait déclaré qu'il pro- tégerait les justes droits du Sud ; ailleurs, il dit que le Sud n'avait pas plus à craindre qu'aux jours de Washington et que tous les Américains étaient les enfants d'une com- mune patrie.
Ce démocrate qui l'avait entendu parler de telle façon sortit émerveillé du Capitole et raconta à Springfield la déli- cieuse impression que Lincoln avait faite sur lui. „ Il n'est pas si noir qu'on nous l'a représenté, ajouta-t-il. Je veux rapporter à mes concit03-ens du Sud tout ce que j'ai vu et entendu. Mais, hélas ! ils ne me croiront pas. Et pourtant, s'ils ne voulaient pas rester sourds, ils aimeraient Lincoln. "
Oui, ceux qui dirigaient lé mouvement séparatiste déna- turaient les nouvelles et les opinions pour créer de la haine. Bien plus, les séparatistes jouissaient à Washington d'une influence considérable sur le gouvernement de TUnion. Les ministres étaient leurs créatures et le faible et vieux Bûcha-
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nan était impuissant à remplir impartialement ses devoirs de président.
Tout d'abord, on eut, dans le Nord, des craintes très vives que le Sénat, où les républicains étaient en minorité, usant de fraude, ne voulût pas sanctionner l'élection de Lincoln. La majorité n'osa pas cependant pousser jusque- là sa déloyauté. Mais les démocrates au pouvoir trouvèrent d'autres moyens pour soigner au mieux leurs intérêts.
Floyd, ministre de la guerre et partisan de la Sécession, abusa de son autoritépourfortifier son parti. A ce moment, Tarmée nationale ne comptait guère plus de dix mille hom- mes ; il la disloqua et envoya les contingents en garnison dans les contrées les plus éloignées de l'Union. Il vida la plupart des arsenaux du Nord et approvisionna ceux du Sud en armes et munitions; en une seule fois, il fit trans- porter 115000 fusils vers les Etats du Golfe où s'achemina aussi une nombreuse artillerie. De plus, Floyd s'empara, au ministère de l'hitérieur, d'une somme de 4 350 000 francs, sous forme d'obligations.
Toucey, homme du Nord, esclave des Sudistes, était ministre de la marine; il envoya la petite flotte de l'Union stationner aux quatre coins du globe, afin de priver le futur gouvernement de ce faible mais précieux appui.
Howell Cobb, ministre des finances, s'y prit de telle façon que, obligé de se retirer, il laissa vide le trésor.
Même les sénateurs et les représentants élus par le Sud demeurèrent à Washington jusqu'au dernier moment, par- ticipant aux séances, empochant leur traitement et conspi- rant contre l'Union.
En décembre, le major Anderson occupait à Charleston le fort Moultrie; il dut l'évacuer et se retirer dans le fort Sumter. Floyd exigea que Buchanan rappelât toutes les troupes nationales occupant Charleston. Le président s'y refusa et Floyd démissionna. Mais, par la suite, Buchanan s'opposa à l'envoi des renforts réclamés impérieusement par le major Anderson, lequel résista un certain temps avec ses septante hommes.
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A l'ouïe de ces trahisons, l'opinion publique s'émut. Des démocrates même osèrent protester. Les traîtres du gou- vernement résignèrent leurs fonctions et furent aussitôt remplacés. Cependant Lewis Cass, secrétaire d'Etat, moins corrompu que les autres, s'indigna du refus de ravitailler Anderson et résigna ses fonctions Black s'en alla et Stan- ton, un démocrate fervent unioniste, reprit son por- tefeuille de la justice. Il eut le courage de dire à Buchanan que le président n'avait pas le droit de céder les droits de propriété du gouvernement et d'abandonner les sol- dats de l'Union à la merci des Sudistes. Il osa même appeler traîtres les ministres qui n'avaient pas fait leur devoir.
Un semblable langage, approuvé par un grand nombre de citoyens, engagea Buchanan à refuser l'évacuation du fort Sumter, demandée par la Caroline, et à envoyer par un steamer des renforts au major Anderson. Mais le na- vire, canonné par les séparatistes, dut regagner son point de départ sans avoir pu débarquer ses troupes.
Ainsi, la lutte s'engageait ; chaque semaine qui passait rendait plus difficile toute réconciliation ; le pays se trou- blait ; on perdait toute confiance. Tous les regards se tour- naient vers Abraham Lincoln et l'on se demandait ce qu'il allait faire pour conjurer le malheur. On attendait impa- tiemment son arrivée au pouvoir, cependant que Stanton prédisait que le nouveau président ne pourrait pas être installé à la date fixée et qu'ainsi son gouvernement ne pourrait pas fonctionner.
Mais Lincoln était moins pessimiste. Il pensait que rien ne l'empêcherait d'entrer à la Maison-Blanche le 4 mars. Dès la fin de janvier, il fit ses préparatifs de départ et se rendit à Chicago avec sa femme qui y acheta la première robe de soie qu'elle eût portée depuis leur mariage.
Avec un officier de ses amis, il visita le comté de Coles, où les chemins étaient mauvais et les rivières à demi gelées comme au temps où, humble émigrant, il conduisait de rindiana vers l'Illinois le chariot attelé de deux bœufs. Il
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vit tout d'abord son cousin Dennis Hanks et reçut cliez lui ses compatriotes du voisinage, dont quelques-uns étaient encore les colons des premiers jours.
De là, il passa dans la ferme où vivait la veuve Thomas Lincoln, celle qu'il appelait encore sa mère, qui l'avait vêtu et envoyé à l'école. L'entrevue fut touchante. La vieille femme l'embrassa avec effusion et avec larmes ; elle était sans doute émue de l'honneur fait par le pays à celui qu'elle avait vu si misérable, mais elle avait le pressenti- ment qu'il tomberait victime de son devoir et qu'ils ne se reverraient plus jamais.
Lincoln alla encore sur les bords de la Sangamon revoir la maison qu'il avait élevée avec son frère et John Hanks et où il avait fabriqué les pieux devenus si célèbres. Puis il s'en fut vers le coin de terre où reposait la dé- pouille de son père, où rien ne rappelait plus au passant la tombe de cet humble citoyen. Abraham exprima le désir qu'un jour il pût y élever un simple monument.
A Springfield, il loua sa maison et trouva un fermier pour le petit domaine qu'il possédait depuis la guerre des Indiens. Il se rendit une dernière fois dans son bureau, où l'émo- tion et le regret troublèrent un moment son cœur. Il y prit quelques livres et documents et pria son associé de laisser au-dessus de la porte l'enseigne à demi-rouillée où se lisaient leurs deux noms. Puis, avant de franchir le seuil, Lincoln dit qu'arrivé au terme de la charge présidentielle, il reviendrait à Springfield exercer jusqu'à la fin de ses jours sa profession d'avocat, simplement, comme jadis, comme s'il n'avait jamais été le plus haut magistrat de son pays.
Même à ce moment, à la veille d'atteindre le faîte des grandeurs, il était noblement pauvre. Il fut même obligé d'emprunter une certaine somme pour supporter les dépen- ses qui l'attendaient à la Maison-Blanche jusqu'à ce qu'il eût reçu le premier quart de son traitement.
Il avait fixé son départ au ii février, la veille de son cinquante-deuxième anniversaire. La matinée était froide et pluvieuse ; il était près de huit heures. Lincoln et sa famille
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avec quelques intimes avaient pris place dans un train^spé- cial formé de vagons très simples. Deux ou trois cents citoyens de la ville étaient accourus à la petite station pour saluer encore une fois leur président. Le train allait partir, lorsque Lincoln pria qu'on attendît encore un instant : se plaçant sur la plateforme à l'arrière du dernier vagon, il ôta son chapeau; la foule imita ce geste, et, sous la pluie et la neige, il fit en ces termes ses adieux à Springfield :
„ Mes amis, je suis seul à sentir toute la tristesse qui m'étreint à cette séparation. C'est à cette ville et à la bien- veillance de ce peuple que je dois tout ce que je suis. Ici, j'ai vécu plus d'un quart de siècle; j'y suis venu jeune homme; je pars déjà avancé en âge. Ici, mes enfants sont nés et l'un d'eux repose dans votre terre.
„ Et maintenant je pars, ne sachant pas si je reviendrai jamais. La tâche que je vais accomplir est peut-être plus grande que celle qui échut à Washington. Sans l'assis- tance de l'Etre Suprême, qui ne l'abandonna jamais, je ne saurais vaincre. Avec son secours, je ne faillirai point.
„ Me confiant en Lui, qui vient avec moi et qui demeure avec vous, j'espère que le bien l'emportera. J'implore pour vous sa Toute-Puissance et j'espère que vous, mes amis, vous prierez pour moi. Ainsi, je vous envoie un adieu plein d'affection. "
Le train s'ébranla. La foule toujours découverte, des larmes dans les yeux, vit s'éloigner Abraham Lincoln qui, jusqu'au premier tournant de la voie, demeura debout sur la plateforme, regardant s'enfuir les clochers et les toits de la ville qu'il rendait illustre et où la célébrité était venue le chercher.
Le voyage fut triomphal jusqu'à Philadelphie. A chaque arrêt du train, le peuple est là, hommes, femmes et enfants, pour acclamer Lincoln et la constitution. Parfois, le canon mêle sa voix aux souhaits du peuple, et des fleurs sont lancées dans le vagon du président. Ici et là, lorsque l'ar- rêt est assez long, il prononce quelques paroles, il parle de sa grande tâche, de sa confiance en Dieu, de l'espoir qu'il
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a fondé sur le cœur du peuple américain. A Trenton, où il rappelle ses premières lectures dans l'ouvrage de Weems, La vie de IVasIiiiigtoii, et l'impression que lui laissa le ré- cit de la bataille livrée en ce lieu, sur les bords de la Dela- ware, par les guerriers de l'Indépendance, il termine son discours par ce vibrant appel : „ Si je fais mon devoir avec droiture, vous me soutiendrez, vous le ferez, n'est-ce pas?,. Et le peuple entier répond: „ Oui, oui, nous le vou- lons ! "
Ailleurs, il déclare avec une grande sincérité qu'il se considère comme le citoyen le plus humble qui ait jamais été élu à la présidence. En plus d'une ville, des tribunes avaient été dressées pour que Lincoln y pût haranguer la foule, mais le train repartait aussitôt et le président ne pou- vait que saluer au passage la foule enthousiaste.
Parti le lundi de Springfield, il arriva à Buffalo pour pas- ser le dimanche. Quelques incidents vinrent égayer la longueur de la route. L'un des fils du président, Tad, s'obs- tina dans une polissonnerie; son père lui fit deux fois une remarque paternelle. Tad n'entendit rien ; alors Lincoln s'assit, coucha son enfant sur ses genoux et le fouetta co- pieusement de la main.
A Freedom, le train dut faire halte par suite d'un acci dent survenu à un convoi de marchandises sur la même voie. Lincoln adressa quelques paroles aux gens venus pour le voir passer ; quand il eut fini, un mineur s'écria :
— Abe, on dit que vous êtes l'homme le plus long des Etats-Unis, mais je ne crois pas que votre taille soit plus haute que la mienne.
— Venez jusqu'ici, répliqua Lincoln; nous allons nous mesurer.
Et le mineur traversa la foule et grimpa sur la plate- forme ; les deux hommes se mirent dos à dos : même hau- teur. Lincoln serra vigoureusement la main noire du mi- neur.
En automne, Abraham avait reçu une lettre d'une petite fille de Westfield, dans l'Etat de New- York ; elle avait \u
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son portrait et elle lui faisait savoir qu'il serait plus beau s'il portait la barbe ! En passant à Westfield, Lincoln fit arrêter le train, parla à ses concito3'ens, puis demanda si parmi eux il se trou\'ait une petite fille du nom de Grâce Bedell. L'enfant s'approcha et le président lui dit : „ \'ous voyez, Grâce, j'ai laissé grandir ces favoris pour vous faire plaisir ! " Puis il l'éleva dans ses bras et déposa un baiser sur sa jeune figure.
A Harrisbourg, un incident faillit avoir les plus graves conséquences. Lincoln avait préparé son discours d'inau- guration à Springfield, puis il l'avait placé dans un sachet remis aux soins de son fils Robert. Or, dans cette ville, pendant le séjour à l'hôtel, ce sachet fut perdu de vue. Lincoln était désespéré : il avait détruit les notes dont il s'était servi et il n'avait plus le temps d'écrire un nouveau discours. Enfin, après avoir fouillé partout, on retrouva le fameux sachet parmi les bagages.
A New- York, malgré l'hostilité de certains démocrates, les travaux et les affaires furent suspendus et l'on fit cor- tège pour accompagner le président jusqu'à l'hôtel Astor. Il parut à son balcon, mais, trop fatigué, il ne prononça pas de discours.
Dès New -York la route commençait à être moins sûre; on se rapprochait des Etats esclavagistes. Malgré les con- seils de ses amis qui lui faisaient escorte, il tint à s'arrêter à Philadelphie le 22 février, anniversaire de la naissance de Washington, pour aller hisser sur Independence Hall ' le drapeau de l'Union et glorifier la liberté conquise par les ancêtres afin d'en jouir eux-mêmes et de l'offrir en exemple au monde entier.
A Philadelphie, le célèbre détective Pinkerton avisa Lin- coln qu'un complot était ourdi contre lui à Baltimore : à son passage dans cette ville, il devait être assassiné. Le
* C'est dans cet édifice que fat promulgué, le 4 juillet 1776, l'acte d'indépendance des Etats-Unis.
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même message lui fut annoncé par Frédéric Seward en- vo3'é spécialement par son père.
Lincoln ne voulut pas croire à ces funestes nouvelles. II est vrai que, seul de tous les Etats qu'il avait traversés, le Maryland, hostile à l'abolition, n'avait fait parvenir au pré- sident aucune invitation à se rendre dans sa métropole. Dans l'appréhension d'un malheur, les amis d'Abraham décidèrent qu'il fallait modifier l'horaire du voyage: au lieu d'arriver à Washington le 22, il y serait le 23 février. Il refusa tout d'abord de suivre ces mesures de prudence, disant qu'il ne voulait pas entrer dans sa capitale comme un larron dans la nuit. Cependant il céda, comprenant qu'en protégeant sa vie il épargnait à son pays une cala- mité qui ne manquerait pas de déployer ses ravages, si on l'assassinait à cette heure.
La modification de l'itinéraire de Lincoln ne fut pas même connue de tous ses amis. A six heures du soir, on vint le prévenir de se préparer, Il gagna sa chambre, où sa femme en sanglotant le supplia vainement de la prendre avec lui. Il changea de vêtements, se coiffa d'un feutre mou, mit un châle sur son bras et monta dans une voiture qui le conduisit à la gare 011, avec Pinkerton et Lamon, un de ses anciens associés, il prit le train de nuit. Dans son compartiment, personne ne le reconnut; avant que le train s'ébranlât, un emplo3'é grimpa à un poteau télégraphique et coupa tous les fils au sud de la gare, afin qu'aucune nou- velle ne parvint dans le Maryland.
Ainsi, Lincoln traversa inaperçu la ville de Baltimore endormie et entra clans Washington avant le point du jour, le 23 février.
Seward et un député de l'Illinois étaient accourus la veille pour recevoir le président; ne l'ayant pas vu, ils avaient été saisis par une morne anxiété d'autant plus poignante que, les communications télégraphiques étant interrompues, ils n'avaient pu obtenir aucune nouvelle de Philadelphie. Ils s'étaient séparés en se donnant rendez-vous le lende- main matin. Seul, le député se trouva à la gare avant l'ar-
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rivée du train; il se cacha derrière un pilier afin de tout voir sans être aperçu. Le train entra en gare ; les vagons se vidèrent les uns après les autres; le député ne reconnut personne ; enfin, de la dernière voiture, trois hommes sor- tirent dont l'un était grand et maigre: c'étaient Lincoln et ses deux compagnons. Le député se présenta, puis con- duisit les voyageurs à sa voiture qui attendait dans la rue. C'est ainsi que le président Lincoln fit son entrée dans la ville fédérale, incognito, à demi déguisé, presque seul, comme un vagabond, comme un condamné qui marche au supplice aux premières lueurs indécises et froides de
l'aube.
La voiture roula à travers les rues désertes jusqu'à l'hôtel Williard, où les voyageurs se hâtèrent d'entrer et d'où Lincoln envoya à sa femme et à ses amis inquiets un télégramme chiffré et convenu par lequel il annonçait qu'une livraison de fruits était arrivée en bon.état !
Un instant après, Seward rejoignait les nouveaux venus, et sa rencontre avec Lincoln, à cette heure, en une cir- constance si étrange, fut émouvante et empreinte d'intime reconnaissance. A partir de ce moment, ces deux hommes vont mettre toute leur force et tout leur patriotisme au service de leur nation pour la sauver et la grandir.
XIII Capitaine du navire.
A peine reposé de son voyage, Lincoln fit une visite au président Buchanan qui sut cacher sa surprise sous une cordialité d'emprunt. Le cabinet était en séance ; l'honnête Abraham y fut introduit et reçut de quelques unionistes un salut de joyeuse bienvenue; d'autres, les lâches qui depuis quatre mois travaillaient pour le Sud, ne se senti- rent pas à leur aise en face du chef républicain.
Les jours qui suivirent se passèrent en discussions assez acrimonieuses entre les délégations des Etats qui avaient assuré l'élection de Lincoln. C'était la répétition des sup- pliques qui avaient assailli l'élu durant tout l'hiver. Des nuées de quémandeurs s'abattaient sur Washington et cherchaient à voir Lincoln pour lui présenter des pétitions; ils le harcelaient partout, jusque dans la rue, à tel point qu'il fut obligé un jour de les repousser en leur disant qu'il ne tenait pas à ouvrir boutique en plein air!
La lutte la plus vive s'engagea entre Seward et Chase qui devaient tous deux faire partie du cabinet et qui cher- chaient à s'exclure l'un l'autre. Leurs partisans intriguaient rageusement autour du président qu'ils tenaient, par ail- leurs, comme incapable de prendre la direction effective du gouvernement. Ils cherchaient alors à mettre la main sur lui, à le circonvenir pour s'emparer du pouvoir réel, pensant ne lui laisser, comme à tant d'autres chefs d'état, que l'ombre de la présidence.
Mais ils ne connaissaient pas leur homme. Lincoln de- meura inébranlable. Il avait offert les affaires étrangères k Seward qui avait accepté, croyant pouvoir évincer Chase.
l34 CHAPITRE XIII
Mais celui-ci devait être ministre du Trésor ; le président tenait à lui. Ce que voyant, Seward refusa son portefeuille le 2 mars. Lincoln le pria par lettre, le lendemain, d'accepter pour servir les intérêts du pa3'S et pour répondre à la confiance qu'il avait mise en lui. Il lui laissa jusqu'au 4, avant neuf heures, le temps de la réflexion. Avant l'heure fixée, Seward consentit à collaborer avec le président à l'accomplissement de la grande œuvre républicaine. Ainsi le cabinet de Lincoln se trouva debout comme il l'avait lui- même composé dans la nuit du 6 novembre à Spring- field.
Toutes ces discussions amusaient fort le peuple de Washington dévoué aux démocrates qui }• avaient régné presque sans interruption pendant soixante années. La ca- pitale n'était rien moins que bien disposée en faveur de Lincoln, et jusqu'au moment où le nouveau prési dent eu prêté serment, on redouta une agression fatale.
C'est que Lincoln continuait à trouver dans son courrier,, comme pendant tout l'hiver, des lettres de menaces. Il ne s'en souciait pas, mais ses amis ne partageaient pas son indifférence. Ils avaient appris que, outre l'attentat projeté à Baltimore, les esclavagistes avaient tenté de faire dérail- ler le train peu après Springfield, le 11 février, et qu'une grenade chargée avait été trouvée dans un des vagons à Cincinnati.
La ville, dès le 3 mars, se remplit d'une grande foule de visiteurs ; tous les hôtels étaient complets, toutes les cham- bres occupées, et un grand nombre de gens, n'ayant pu trouver d'abri, parcoururent les rues toute la nuit. Toute la nuit également, le Sénat et le Congrès tinrent séance : ils continuèrent à siéger une partie de la journée.
Le vieux général Scott avait pris de rigoureuses pré- cautions militaires. Dès la première heure, les principales rues furent gardées par la troupe. Tous les débits de li- queurs furent fermés. Des soldats étaient postés sur les toits des maisons qui commandaient les principaux carre- fours. L'avenue de Pennsylvanie, par où devait passer le
CAPITAINE DU NAVIRE 185
cortège présidentiel, était bordée de chaque côté d'une double haie de cavalerie.
A midi, Buchanan vint prendre Lincoln dans son hôtel. Us montèrent dans la même voiture qui, escortée de sol- dats, se dirigea vers le Capitole et s'arrêta à la face nord de l'édifice. Là, on avait construit une galerie couverte, sorte de tunnel, qui devait protéger Lincoln contre toute agression. Il y pénétra, donnant le bras à Buchanan qui, à côté de lui, vieux et courbé, ne semblait être que la « moi- tié d'un homme. » Ils entrèrent dans la salle du Sénat remplie de sénateurs, de diplomates étrangers et de spec- tateurs. Peu après, toute cette foule se forma en un cortège qui, précédé des juges de la Cour Suprême, gagna la porte orientale du Capitole où une vaste estrade avait été pré- parée.
Lincoln, introduit par son ami, le sénateur Bakers, de rOrégon, s'avança au-devant de la plateforme, tenant dans ses mains le manuscrit de son discours et son chapeau haut de forme qu'il ne savait où poser. Alors Douglas qui était derrière lui le prit en s'écriant : „ Si je ne peux pas être président, je veux au moins tenir le chapeau ! "
Un bataillon de soldats montait la garde au pied des grands escaliers ; d'autres soldats étaient postés, fusil en mains, à chaque fenêtre du vaste édifice qui n'était pas achevé et qui ne dressait pas encore son imposante cou- pole au-dessus de la ville ; la statue en bronze de la Liberté qui la couronne maintenant attendait par terre le moment d'être à sa place. Dans ce pays où vivaient plus de trente millions d'habitants, la liberté ne luisait pas non plus pour tous.
Lincoln, en ce moment solennel, sentait bouillonner en son cœur la grande fraternité, l'amour de tout ce peuple, et cependant, devant lui, au pied du Capitole, la foule n'était point sympathique. Et cela mettait sur cette journée un voile de mélancolie, ce voile fatal qui s'est toujours abattu sur Lincoln aux heures où tant d'autres hommes ont été pleinement heureux.
l36 CHAPITRE XIII
Le but essentiel de son discours inaugural semble avoir été de rassurer les frères du Sud. Il dit : „ Le peuple des Etats du Sud pense que l'arrivée au pouvoir des républi- cains menace leurs propriétés et leur sécurité. Pareille appré- hension n'a jamais eu sa raison d'exister. Au contraire... j'ai toujours déclaré que je ne songeais point à exercer une influence directe ou indirecte sur l'institution de l'es- clavage dans les Etats où elle existe. Je ne crois pas que les lois me donnent le droit d'agir comme on le suppose et je ne suis pas porté à le faire. Ceux qui m'ont choisi et élu savaient parfaitement que j'avais souvent fait sembla- ble déclaration et que jamais je ne m'étais rétracté ".
Il parla ensuite de la sécession. „ Matériellement parlant, nous ne pouvons nous séparer ; les deux parties de la na- tion ne peuvent pas s'éloigner l'une de l'autre et nous ne pouvons pas dresser entre nous une barrière infranchissable. Un homme et une femme peuvent divorcer et s'en aller chacun de son côté ; nous ne le pouvons pas. Nous ne pou- vons pas non plus nous élever les uns contre les autres, et des rapports, soit aimables, soit hostiles, doivent conti- nuer à exister entre nous. Est-il possible que ces rela- tions deviennent plus avantageuses après qu'avant la séparation ? Est-ce que des alliés peuvent plus facilement conclure des traités que des amis élaborer des lois ? Des traités peuvent-ils lier plus fidèlement des alliés que des lois des amis ? Si vous vous déclarez la guerre, vous ne pourrez pas combattre toujours, et lorsque, après beau- coup de pertes et pas de gain, vous poserez les armes, la même question vous divisera encore. "
Il déclarait donc que la sécession n'existait pas, que toutes les résolutions prises par les Sudistes étaient légalement nulles et que tout acte de violence commis à l'égard de l'au- torité des Etats-Unis constituerait l'insurrection ou la révo- lution. „ Je pense donc que, selon la constitution et les lois, l'Union n'est pas dissoute, car elle est plus ancienne que la Constitution. Dans la limite de mes pouvoirs, je veillerai, comme la Constitution me l'ordonne expressément, à ce
CAPITAINE DU NAVIRE I37
que les lois de l'Union soient fidèlement exécutées dans tous les Etats. "
Puis, s'adressant aux sécessionnistes : „ Lors même que vous auriez le droit de votre côté, ce ne serait pas une raison de précipiter les événements. Intelligence, patrio- tisme, christianisme, ferme confiance en Celui qui n'a jamais oublié ce pays favorisé, voilà ce qui mettra un terme, par le meilleur chemin, à toutes nos difficultés présentes.
„ C'est dans vos mains, mes concitoyens mécontents, non dans les miennes, que repose la responsabilité d'une guerre civile. Le gouvernement ne vous attaquera pas. Il n'y aura pas de conflit, si vous n'êtes pas les agresseurs. Vous n'avez pas fait le serment devant Dieu de renverser le gouvernement fédéral, et moi, je vais jurer solennelle- ment de le maintenir et de le défendre. Nous ne sommes pas des ennemis, mais des amis. Nous ne devons pas être des ennemis. Bien que les passions soient très excitées, nous ne briserons pas nos liens d'affection. Du sein des champs de bataille où nous avons jadis versé notre sang pour la même cause, du fond de chaque tombeau où repose un bon citoyen, arriveront à chaque cœur vivant, à chaque foyer, les mystérieuses voix du passé, qui vibreront plus fort quand de nouveau nos bons anges les auront fait ré- sonner. "
Quand il eut fini de parler et que les bravos de la foule se furent éteints, le président se tourna vers le vénérable chef de la justice des Etats-Unis, le juge Roger B. Taney, et, la main sur la Bible, il prononça lentement la formule • du serment : „ Moi, Abraham Lincoln, je jure solennelle- ment de remplir avec fidélité ma charge de président des Etats-Unis; je promets de respecter et défendre de toutes mes forces la constitution de ce pays. "
L'adresse inaugurale de Lincoln fit une très grande impression. Plus d'un auditeur, sceptique et malintentionné au début, se sentit conquis parla loyauté de l'orateur. D'au- tres pleurèrent, émus par tant de patriotisme et tant d'hu- manité. Cette profession de foi républicaine fut lue partout:
l38 CHAPITRE XIII
cependant, dans le Sud, les meneurs esclavagistes s'appli- quèrent à en modifier le texte et le sens pour détruire le bon effet qu'elle n'eût pas failli de produire chez les citoyens indécis. On s'avisa même de représenter Lincoln comme un fourbe, un hypocrite qui désirait la guerre, mais qui ca- chait ses secrètes intentions sous des paroles doucereuses afin de mieux entraîner le pays. Cette suspicion fut même partagée par des citoyens du Nord.
Par ses actes, Lincoln devait chercher à conquérir l'en- tière confiance de ses concitoyens. Il y réussit, et les évé- nements vinrent à son secours.
Après la prestation du serment, les deux présidents se rendirent à la Maison-Blanche, au seuil de laquelle Bucha- nan souhaita à Lincoln un heureux séjour. e.
Heureux séjour!... Quelle ironie! Abraham et ses minis- tres prenaient possession du pouvoir comme des soldats entrent dans une forteresse rendue par l'ennemi qui y a tout détruit. Ils n'y trouvaient pas d'armée digne de ce nom : la plupart des officiers, parmi les meilleurs, avaient fait défection, passant aux confédérés du Sud ; pas d'argent ; les démocrates avaient envoyé chez les esclavagistes tout le métal de valeur, ne laissant au Nord que des liasses de papier-monnaie illusoire; pas de marine: elle était disper- sée sur toutes les mers.
En composant son cabinet, Lincoln avait songé moins à ses préférences personnelles qu'à l'union républicaine. Il avait choisi les hommes de son parti qui lui avaient disputé sa candidature à Chicago. Les voici: William Seward, de New- York, secrétaire d'Etat; Salmon Chase, de l'Ohio, se- crétaire du trésor; Simon Cameron, de la Pennsylvanie,, ministre de la guerre ; Edouard Bâtes, du Missouri, ministre de la justice ; Gidéon Welles, du Connecticut, ministre de la marine; Caleb Smith, de l'Indiana, secrétaire de l'intérieur; Montgomery Blair, du Maryland, ministre des postes.
Deux de ces hommes d'Etat, Bâtes et Blair, étaient même des esclavagistes, donc des adversaires. Mais Lincoln les avaient appelés afin d'avoir, dans les séances du Cabinet,
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l'opinion des Sudistes, et dans le but aussi de maintenir les états de la frontière — les Borderstatcs — dans l'Union. Aucun de ces hommes n'était l'ami personnel de Lincoln : aucun ne le connaissait un an auparavant. Et c'était avec des ouvriers si peu entraînés, si peu unis, qu'il allait accom- plir sa grande tâche.
Le Sud, après avoir été longtemps indécis et divisé, accessible à toutes les influences, avait peu à peu donné une forme à ses projets nationaux : il voulait établir une confédération indépendante ayant l'esclavage pour base, son extension pour principe et, pour conséquence, la traite des nègres, l'invasion de l'Amérique centrale et l'annexion du Mexique. Ceux qui adoptèrent ce programme se grou- pèrent autour du drapeau portant le palmier comme em- blème et qui fut hissé à Charleston le 28 décembre. Ce dra- peau avait déjà de nombreux défenseurs : l'un d'eux, Tj'ler, fils d'un ex-président, s'était écrié dans un de ses discours : „ Laissez l'Union aller à tous les diables ! "
Cependant, les Etats de la frontière n'approuvaient pas les exagérations commises dans les Etats du Golfe; ils esti- maient que la Caroline du Sud avait été trop pressée de voter la séparation et ils attendaient, pour agir, que le gou- vernement républicain fût à l'œuvre et qu'il eût, le premier, violé la Constitution pour mettre à exécution son pro- gramme de Chicago. En outre, on essaya, en février, de tenter une réconciliation, mais on n'y parxint pas.
Au début de mars 1861, les Sudistes étaient prêts à entrer en campagne; ils attendaient le prétexte. Le Nord se trou- vait par contre dans le désarroi : il ne croyait pas à la guerre. Il avait pour lui le nombre, la richesse et la puis- sance, mais rien n'était encore organisé. Les nombreuses défections des officiers du Sud avaient affaibli les cadres de la milice du Nord; cependant quelques citoyens esclavagistes, comme Scott et Farragut, demeurèrent fidèles à l'Union. Scott fut invité par la Virginie à prendre le commande- ment des troupes de cet Etat; il répondit : „ J'ai serxi cin- quante ans mon pays sous le drapeau de l'Union, et, aussi
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longtemps que Dieu me donnera la vie, je veux le défen- dre a\'ec mon épée, même si mes propres compatriotes l'attaquent ".
Mais Scott avait septante-cinq ans. Il était faible et usé. Il avait le cœur d'un bon patriote, mais ses mains trem- blantes étaient inaptes à organiser la résistance.
Du fort Sumter, le 28 février, Anderson avait écrit au gouvernement pour lui réclamer un renfort de 20000 hom- mes. La lettre parvint à Washington le 4 mars et fut pré- sentée à Lincoln le 5. Il conféra avec Scott. Ces deux hommes reconnurent bientôt que, pour l'heure, l'armée fédérale était trop faible pour en distraire des soldats. De plus, il était prudent de ne point porter, les premiers, la guerre dans un Etat séparé; déjà, l'abandon du fort Moul- trie par Anderson et son installation au fort Sumter avaient été considérés par les Caroliniens du Sud comme un acte provocateur.
Lincoln résolut de ravitailler le fort Pickens, au sud de la Floride, en attendant l'occasion et les moyens de secou- rir Anderson, puis il avisa le gouverneur delà Caroline du Sud que le fort Sumter allait être approvisionné et que, au besoin, il employerait la force. Le 8 avril, huit bâtiments quittèrent New-York avec des provisions, i3oo hommes et une quarantaine de canons. En même temps, Anderson fut avisé qu'avant le 15, il serait secouru et que, s'il ne pour vait tenir jusque-là, il avait les pleins pouvoirs de capituler-
Les Sudistes, au courant de toutes ces démarches, n'at- tendirent par l'arrivée des renforts; quand ils surent que la flottille s'approchait de Charleston, ils chargèrent le général Beauregard de demander, le 11 avril, la reddition du fort Sumter. Anderson refusa. Pendant la nuit suivante, la même sommation lui fut faite : il refusa encore. Et pour- tant, sa situation était fort mauvaise: il avait une centaine d'hommes, très peu de munitions et des vivres pour deux ou trois jours seulement. Le fort, situé dans une île au milieu du goulot de Charleston, n'était pas terminé; ses armements étaient insuftisants.
CAPITAINE DU NAVIRE I4I
L'armée confédérée, au contraire, avait, pendant trois mois, élevé de solides positions sur les deux rives et dis- posait de 42 canons.
A 4 heures du matin, le vendredi 12, Beauregard fit ouvrir le feu de quatre côtés à la fois sur le fort Sumter. Anderson demeura calme et fit ses préparatifs de défense. A sept heures, il répondit et lança sur les batteries enne- mies une grêle de mitraille ; vers midi, au moment où ses munitions allaient prendre fin, il aperçut en mer les huit navires qui devaient le sauver ; il les salua en hissant sur le fort le drapeau de l'Union. Mais ces troupes ne purent débarquer. La garnison, réduite à ses seules ressources, se mit à fabriquer des munitions. Mais bientôt le feu de l'ennemi fit des ravages tels que la position devint criti- que ; les ouvrages en bois démontés et déchiquetés s'en- flammaient : l'incendie s'étendait partout, la fumée dense suffoquait les hommes qui cherchaient un peu d'air respi- rable en se traînant à terre. Pour éviter un désastre, An- derson fit jeter à la mer plus de quatre-vingt-dix barils de poudre.
Après trente-quatre heures de résistance, Anderson capitula dans la journée du samedi. 11 quitta le fort le dimanche matin, 14 avril, avec tous ses hommes et toutes ses armes, recevant au départ les honneurs de la guerre.
Le même jour, la reddition du fort Sumter fut connue dans toute la République. C'était le début de la guerre. Le Sud avait, le premier, attaqué le drapeau de l'Union ; per- sonne ne doutait plus de ses intentions et Lincoln comprit alors que le sang de ses compatriotes allait couler sur la terre américaine.
Le lundi, Lincoln lança par télégraphe une proclama- tion dans toute l'Union, demandant la mise sur pied de 75000 hommes, pour un service légal de trois mois. En même temps, il invitait le Sud à rentrer dans l'ordre en l'espace de vingt jours. 11 priait tout citoyen loyal de bien vouloir seconder le gouvernement, et il convoquait le con- grès pour le 4 juillet.
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CHAPITRE XIII
Ainsi, de par la Constitution, Abraham Lincoln devenait le chef suprême des armées de terre et de mer. Et il n'avait, en sa vie, marché que huit semaines sous les dra- peaux. Il avait tout à apprendre.
Mais le peuple vint à son aide. Le bombardement du fort Sumter déchaîna dans le Nord un enthousiasme irrésistible. Toutes les haines de parti tombèrent et la fraternité régna partout. La plupart des Etats équipèrent plus de soldats que Lincoln n'en réclamait ; les législatures votèrent des sommes importantes pour soutenir la résistance. Dans plus d'un Etat de la frontière, comme le Delaware, on vit le gouvernement refuser d'équiper la milice et les cito^'ens s'empresser à en former une. Dans le Missouri, l'adminis- tration envoya des contingents aux esclavagistes et le peuple en fit autant aux républicains.
Dans le Sud, la reddition du fort Sumter engendra aussi un grand élan de patriotisme. Toute rivalité cessa. Le 17 avril, la Mrginie se retira de l'Union et avisa les confédérés que son territoire était ouvert à leurs troupes. La situation devenait grave, car Washington était à une portée de fusil des confins virginiens. Lincoln pouvait, des fenêtres de la Maison-Blanche, voir les positions ennemies sur la rive du Potomac. Le 18, le bruit courait qu'une armée du Sud allait envahir la ville qui n'était protégée que par une garnison de 2500 hommes. Les femmes et les -enfants abandonnèrent Washington et, dans leur retraite, priaient et travaillaient pour les défenseurs. M"'"^ Lincoln ne voulut cependant pas quitter la Maison-Blanche ; elle de- meura avec ses enfants auprès de son mari.
A ce moment, l'anxiété fut grande dans la capitale. Les troupes des Etats les plus voisins n'arrivaient pas, et Lin- coln, toujours calme, disait : „ Je commence à croire qu'il n'y a pas de Nord. Le 7'-" régiment (New- York) est un mythe. Celui de Rhode-Island en est un autre! " C'est que la ville était maintenant entourée d'ennemis; le Maryland était hostile; furieux d'avoir manqué le président, les démo- crates de Baltimore se vengèrent sur les soldats fédérés.
CAPITAINE DU NAVIRE I43
Quand les troupes du Massachusets traversèrent la ville, elles durent livrer combat à la populace et voir tomber plusieurs tués et blessés. Enfin, ces régiments arrivèrent le 19 à Washington avec ceux de la Pennsylvanie.
Des délégués du Maryland suivirent aussitôt, deman- dant à Lincoln qu'il prît l'engagement d'épargner à Baltimore le désagrément du passage des troupes républi- caines. Le président répondit que ces troupes ne passe- raient plus à travers la ville rebelle, mais qu'elles la con- tourneraient. Cette solution ne satisfit pas longtemps les citoyens de Baltimore. Quelques jours plus tard, ils revin- rent à la Maison-Blanche et déclarèrent qu'ils ne pou- vaient plus supporter que les pieds des soldats du Nord touchassent leur sol pour aller attaquer leurs frères du Sud. Le président leur répliqua : „ Il me faut des troupes pour défendre cette capitale. Géograph'quement, elle est entourée par le territoire du Maryland, mais mathémati- quement il est nécessaire que ces troupes traversent votre pays. Nos hommes ne sont pas des taupes et ne peuvent passer sous terre ; ils ne sont pas des oiseaux et ne peu- vent voler par-dessus vos têtes. Ils doivent donc forcé- ment traverser le Maryland".
Ce dernier Etat disposa bientôt de 75 000 hommes pour empêcher par la force le passage des troupes. Quand Lin- coln apprit cela, il s'écria : „ Il y a de la place dans le Mary- land pour enterrer 75000 soldats!" Néanmoins cette force causa maint ennui aux républicains, enlevant les rails, dé- truisant les ponts, faisant dérailler les trains, coupant les fils télégraphiques. Une partie des régiments fut acheminée, quand c'était possible, par la voie maritime et gagna Washington en remontant le Potomac.
D'autres dangers menaçaient le gouvernement. Le 18 avril, on avait découvert un complot ourdi en plein Washington par les adversaires de l'Union ; ces rebelles se proposaient d'incendier la ville et de s'emparer du prési- dent, de ses ministres et de tous les fonctionnaires. Une action énergique fit échouer ces criminels projets.
144 CHAPITRE XIII
Quand la capitale fut garnie de soldats, un autre péril occupa le gouvernement : la famine. Il était aussi difficile de faire arriver dans la ville des vivres que des soldats. Aussi, le 23 avril, le président fit-il saisir 25000 barils de farine aux moulins de Georgetown.
L'armée réunie à la hâte n'avait presque pas d'armes. Les Virginiens avaient pris la fabrique d'armes de Harpers Ferry et la fonderie de canons de Richmond : le Commo- dore fédéral des chantiers de Norfolk, apprenant l'arrivée de forces ennemies, détruisit onze de ses navires et brûla l'arsenal. Il ne restait que l'arsenal de Springfield, dans le Massachusetts, qui, pendant la guerre, livra jusqu'à 1000 fusils par jour. Lincoln fit acheter en Europe des armes et des munitions ; il nolisa et équipa en guerre des navires de commerce, et les industriels du Nord se mirent à tra- vailler nuit et jour pour fournir l'armée fédérale du ma- tériel de guerre qui lui manquait. On cite, par exemple, l'usine de Cold-Spring (New-York), qui fabriqua environ 3 000 canons en quatre ans.
Jefferson Davis, le président de la Confédération du Sud, ayant délivré des lettres de marque à des corsaires désireux de nuire au commerce du Nord, Lincoln prononça le blocus des ports du Sud. Le même jour, il fit appel à 42000 volontaires. Le général Lee, désigné par tous les républicains pour prendre le commandement des troupes fédérales, refusa cet honneur et passa dans le camp des séparatistes où il se distingua.
Scott établit son plan de campagne de la façon suivante. Il fallait en premier lieu sauver la capitale et, pour cela, garder sur le Potomac des forces suffisantes. Un corps d'armée devait chercher à s'emparer de Richmond qui était devenue la capitale des Sudistes. Par de sages mesu- res, il fallait éviter la sécession des trois derniers Etats de la frontière. Enfin, il était de toute importance d'enlever à l'ennemi les positions qu'il avait sur les bords du Mississipi, afin de l'empêcher d'arriver, par l'Ohio, au cœur de la Pennsylvanie.
CAPITAINE DU NAVIRE I45
Pour accomplir ce programme, il fallut du temps et des soldats. Les soldats ne manquèrent pas dans l'un et l'autre camp; c'étaient presque tous de jeunes citoyens; on les appelait, à cause delà couleur de leurs uniformes, les „ gars en gris " dans le Sud, et les „ gars en bleu " dans le Nord. Les gars en bleu chantaient en arrivant à leurs cam- pements : „ Nous venons, père Abraham ! "
Le père Abraham, au sein de ces perturbations, con- serva toujours son admirable sang-froid. Son courage et son adresse maintinrent l'union et le dévouement parmi ses collaborateurs. Et cependant la tâche n'était point facile. Au moment oiî le pays passait la rude veillée des armes, la discorde régnait au sein du cabinet.
Certains ministres proposaient de soumettre le différend à l'arbitrage des Européens. Lincoln déclara que les Amé- ricains devaient arranger leurs affaires eux-mêmes. Le gé- néral Scott pensait que, pour éviter toute effusion de sang, il fallait tout simplement reconnaître l'indépendance de la Confédération du Sud. Le président avait répondu par avance à ce dessein dans son discours inaugural.
Seward tenta de rendre Lincoln esclave de ses projets à lui, qui étaient audacieusement belliqueux. Il avait remis au président, dès les premiers jours d'avril, un mémoire où il accusait son chef de manquer de vues politiques, tant ex- térieures qu'intérieures ; il lui reprochait aussi des négli- gences qui équivalaient à des scandales. Il lui proposait enfin de le laisser seul maître de la situation.
Seward, dans le but de faire oublier à ses concitoyens leurs luttes présentes et de rejeter au deuxième ou troisième plan la question de l'esclavage proposait de lancer le pays dans une guerre internationale. En se basant sur la doctrine de Monroë, que certaines nations étrangères avaient oubliée, il voulait demander des explications à la Grande-Bretagne et à la Russie, envoyer des agents provocateurs au Ca- nada, au Mexique et dans l'Amérique centrale pour exciter ces contrées contre l'Europe et enfin déclarer la guerre à la France et à l'Espagne . Il rédigea même une lettre qui
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146 CHAPITRE XIII
valait un ultimatum et qu'il projetait d'envoyer à l'ambas- sadeur des Etats-Unis à Londres.
Cette lettre n'eût pas manqué de déchaîner une guerre avec les Anglais; Lincoln la lut, l'annota, la corrigea et répondit à Seward de telle magistrale façon que le secré- taire d'Etat dut s'avouer vaincu. Il avait trouvé son maître et reconnut que le président était le meilleur parmi les membres du gouvernement. Dès lors, il le 'servit avec une généreuse loyauté.
Lincoln eut aussi la joie de voir revenir à lui son an- cien adversaire, Stephen Douglas. Quand le major An- derson eut rendu le fort Sumter, Douglas vit que la guerre était inévitable et il sentit qu'il avait été l'un des mauvais esprits — si non le principal — qui l'avait amorcée. Il se mit alors au service de Lincoln. En avril, il vint annoncer au président que l'IUinois réclamait sa présence, ajoutant qu'il ne partirait pas, s'il pouvait être utile au gouver- nement à Washington même. Lincoln le laissa libre de sa destinée mais lui fit comprendre qu'il devait obéir aux dé- sirs de ses électeurs. Douglas partit. Ces deux hommes ne se revirent plus. Douglas prononça de nombreux discours en faveur du maintien de l'Union. „ C'est un devoir vis- à-vis de nous-mêmes, de nos enfants et de Dieu ", dit-il le 25 avril, à Springfield. Ce fut son dernier discours: il mourut le 3 juin à Chicago.
En mai, la scission fut complète entre les Etats ; une partie du Tennessee, l'Arkansas, la Caroline du Nord acceptèrent la Constitution du Sud appuyée ainsi par onze Etats. Le Tennessee oriental, la Virginie occidentale, le Maryland, le Kentucky et le Missouri demeurèrent attachés à l'Union ou du moins promirent de faire des efforts pour rester loyaux.
La nation était divisée contre elle-même. Les journaux du Sud traitaient „ d'affaires étrangères " les événements qui se passaient dans la Confédération du Nord.
XIV Premières batailles '.
La prise du fort Sumter avait ouvert les hostilités. Sans s'attarder, les troupes du Sud, massées dans la Virginie, s'avancèrent vers le Nord pour chercher à s'emparer de Washington. Les fédéraux avaient, de leur côté, envahi la Virginie et élevé quelques ouvrages le long du Po- tomac. La capitale fut entourée d'une cinquantaine de forts pour la garde desquels il fallut un très grand nombre de soldats.
Le 3 mai, Lincoln avait appelé 42000 volontaires. Il ren- força les cadres des armées de terre et de mer. On s'imagi- nait qu'avec ces forces on aurait tôt raison de la rébellion . Les Unionistes remportèrent, à la vérité, quelques petites victoires dans la Virginie. Mais, en juillet, Mac Dowell, chargé d'occuper, au sud de Washington, l'importante posi- tion stratégique de Manassas ou Bull Run, fut mis en dé- route le 21 par Johnston et Beauregard. Son armée fut prise d'une terreur panique, abandonna 18 canons, 5000 fusils et perdit 4000 hommes. Les fuyards arrivèrent dans la ca- pitale, éperdus et démoralisés. Il est vrai qu'un grand nombre de soldats manquaient d'enthousiasme ; plus d'un vivait dans les hôtels de Washington au lieu de suivre ses drapeaux, et, au lendemain de la défaite, ils n'eurent rien de plus pressé que d'arrêter leurs places à la gare pour fuir le théâtre de la guerre.
' Le plan de cet ouvrage n'est pas de raconter par le menu toutes les péripéties de cette longue guerre. Nous en résumerons les faits principaux en nous efTorc^ant de ne point perdre de vue la grande figure du président.
148 CHAPITRE XIV
La bataille avait eu lieu un dimanche, dès l'aube. Lincoln était anxieux. Il assista cependant au culte public du matin. A trois heures, comme toutes sortes de rumeurs couraient au sujet de la bataille, il se rendit chez le général Scott qu'il trouva endormi. Le vieillard interrompit sa sieste pour communiquer au président sa confiance dans l'heu- reuse issue du combat. Puis il se rendormit. A ce moment, en effet, les nouvelles étaient encore bonnes ; mais le soir, le sort changea, et, à six heures, Seward vint annoncer à Lincoln que la bataille était perdue. Le président passa toute la nuit au ministère de la guerre, recevant les dé- pêches, prenant des notes, et, toujours calme, s'absorbant dans ses réflexions.
Aucun regret, aucun reproche n'agita ses lèvres. Il vi- sita, en bon père, les soldats dans leurs campements.
Le lundi, Mac Dowell fut destitué et, sur l'avis de Scott, Mac Clellan prit le commandement de l'armée du Potomac. Mac Clellan était un habile ingénieur diplômé de West Point, qui avait fait la campagne du Mexique et assisté à la guerre de Crimée. Il avait pris sa retraite et occupait une haute fonction dans une compagnie de chemin de fer; nous l'avons vu aidant Douglas dans l'Illinois lors de sa campagne électorale. Démocrate dévoué à l'Union, il avait accepté au début de la guerre le commandement des trou- pes de l'Ohio et s'était signalé dans les montagnes de la Virginie, d'où il avait chassé les Confédérés. A l'âge de trente-six ans, il se trouvait investi du commandement de l'armée du Potomac, précédé déjà d'une grande renommée. On l'appelait le „ jeune Napoléon " et son portrait ornait maint foyer dans le nord de l'Union. Il avait la confiance du peuple, de Lincoln, du cabinet et des sénateurs.
Le Congrès, qui siégeait dès le 4 juillet, impressionné par la défaite de Bull Run et désireux de sauver l'Union, vota, le 4 août, la levée d'une armée de 500 000 hommes. Ce fut la tâche de Mac Clellan de discipliner une partie de ces recrues au fur et à mesure de leur arrivée à Washing- ton. Et ce n'était pas une petite besogne. Jusque-là, on
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n'avait eu aux Etats-Unis qu'une milice de quelque vingt mille hommes ; les troupes appelées exceptionnellement sous les armes ressemblaient à celles que Lincoln com- manda pendant quelques semaines dans la guerre contre les Indiens.
Mac Clellan avait un autre idéal. Organisateur scrupu- leux, il voulait former une armée digne de ce nom. Il commença par expulser, après examen, un grand nombre de soi-disant officiers, gens de bas étage, viveurs de clubs, aventuriers sans aveu ni capacités qui avaient obtenu des grades à la faveur de leurs relations politiques. Il lui fal- lut aussi former de toutes pièces des états-majors, institu- tion qui n'existait pas encore dans ce peuple d'individualités qu'est l'Amérique. Il réorganisa tous les corps, surtout l'artillerie et la cavalerie. Pour instruire ses troupes, il choisit des officiers sérieux qui, en peu de temps, de- vaient préparer à la guerre des soldats jusqu'alors igno- rant tout de la vie militaire. Il s'inquiéta aussi des ravitaillements et fit des merveilles ; en plus d'une expédition le long des côtes découpées de l'Atlantique, des navires suivaient les troupes, dans les estuaires des rivières, et débarquaient au moment voulu toutes les provisions et le matériel nécessaires, voire des loco- motives et des rails. Les troupes du génie furent ad- mirablement dressées ; des topographes militaires lancés en éclaireurs iaisaient le relevé du terrain, photogra- phiaient leurs croquis, et ces photographies servaient de cartes aux officiers et aux états-majors. Le service des ambulances ne fut pas non plus négligé ; au soir même des combats, les blessés étaient secourus, conduits à bord de bateaux confortables et amenés dans les hôpitaux des villes du Nord.
A côté de l'organisation de son armée du Potomac, bien qu'il n'eût pas encore officiellement remplacé Scott à la direction de toutes les armées de l'Union, Mac Clellan s'occupa à dresser un plan général de toutes les opéra- tions estimées nécessaires pour vaincre la rébellion. Ses
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hautes compétences lui permettaient d'envisager toute la question et de concevoir des projets très pratiques.
Mac Clellan était un homme prudent. Il ne voulait rien hasarder et, pour être plus sûr de réussir, réclamait tou- jours de nouveaux soldats. A peine installé dans ses fonctions, il avait écrit cette phrase dans un rapport à Lin- coln : „ Il faut que notre action soit prompte et irrésistible ". Malheureusement, il ne se pressa jamais. Il lui fallait certai- nement le temps de former son armée, mais cela dura trop.
On disait de cette armée qu'elle vivait dans les retran- chements et qu'elle en creusait sans cesse de nouveaux, que ses soldats passaient leur temps à polir les boutons de leurs uniformes et à courtiser les dames de Washington qui venaient, en curieuses spectatrices, assister à leurs travaux. On faisait très souvent des revues et des pa- rades ; la troupe, bien logée, bien vêtue, mangeait bien et ne s'ennuyait pas. On raillait Mac Clellan en répétant partout, comme une scie : ,, Tout est tranquille sur le Po- tomac ! "
Le général ne s'inquiétait guère de ces critiques et con- tinuait à dresser ses soldats. Ainsi, l'automne arriva. Le 21 octobre, 2000 fédéraux, sous le général Stone, se lais- sèrent battre honteusement à Ball's Bluff, en amont de Washington, sur le Potomac. A peine 600 soldats échap- pèrent à la noyade ou à la fusillade, parce que leur chef n'-avait pas pris la plus élémentaire des précautions. Ce fut un scandale. Le colonel Baker, sénateur de l'Orégon et ami du président, y trouva la mort.
Après Ball's Bluff, Lincoln sentit que, dépourvu de toute connaissance militaire au milieu de ses généraux et de ses ministres, il ne réussirait pas à maintenir son autorité et à sauvegarder l'exécution de ses projets; c'est pourquoi il se mit à étudier la stratégie. Il avait plus de cinquante ans, mais il s'acharna dans cette étude avec autant d'entrain que dans sa jeunesse. Comme alors, il y passa ses nuits et n'abandonna point ses livres avant d'en avoir acquis sûre-
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ment toute la matière, tellement que les généraux furent surpris de le voir si bien renseigné.
Mac Clellan fut, au i«'' novembre, élevé au grade de général en chef de toutes les armées des Etats-Unis. Cet honneur lui donna une très -haute opinion de ses qualités. Dès ce moment il se crut son seul maître. Il avait sans doute ses raisons militaires pour agir de la sorte, mais, dans cette guerre, il y avait plus que de la stratégie : le pro- gramme des républicains était en jeu. Mac Clellan avec tous les démocrates du Nord, prétendait qu'on ne devait se battre que pour le maintien de l'Union; il ne voulait pas entendre parler de la question de l'esclavage. Cela conten- tait les Etats de la frontière, le Delaware, le Maryland, le Kentucky, le Missouri et les loyalistes du Tennessee et" de la Virginie ; de plus, la célébrité dont jouissait le généra- lissime donnait du poids à ses opinions et remettait en bonne posture le parti démocratique qui n'avait pas perdu tout espoir de reconquérir le pouvoir.
Ces ambitions politiques et cette façon de comprendre la guerre ne plaisaient point aux républicains. Ils essayè- rent de déjouer ces projets et intriguèrent activement à Washington pour contrarier san^s cesse le commandant en chef; ils réclamaient, par la presse et par la voie du minis- tère, où ils étaient les maîtres, une action plus directe de la „ splendide armée " du Potomac.
D'autre part, le camp de Mac Clellan devenait le rendez- vous des réactionnaires cherchant à embarrasser le gou- vernement. Quand le général démocrate avait élaboré son plan de campagne, Washington le modifiait profondément, s'opposait à certains projets et donnait des ordres que Mac Clellan ne voulait pas suivre. Ces conflits constituèrent une petite guerre dans la grande; ils affaiblissaient l'influence des fédéraux chez eux tout d'abord et dans le Sud aussi, qui entretenait dans la capitale une nuée d'espions fort adroits.
Au sein de cette tourmente d'ambitions, la tâche de Lin- coln n'était point facile. Il caressait toujours son rêve repu-
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blicain : l'abolition, mais sa prudence lui défendait d'agir trop rapidement; en voulant précipiter les événements, il eût probablement tout compromis. Il fut ainsi obligé de blâmer le général Fremont qui, après un succès dans l'Ouest, avait fait une proclamation dure aux esclavagistes et favorable aux nègres qu'il libérait. Cet acte allait mécon- tenter les Etats de la frontière, lorsque Lincoln se hâta d'en atténuer la portée. Ainsi, toujours, sa constante mo- dérationlui conserva l'appui de ces Etats. On lui repro- chait son obstination à vouloir sauver le Kentucky et on lui disait qu'en le faisant, il perdait son âme de républicain. Il répondait qu'en perdant le Kentucky, il perdait le tout, car cet état, s'il devenait hostile, entraînerait tous les autres, et c'était ajouter trois millions d'habitants à la Confédéra- tion du Sud et priver l'Union de trois cent mille combat- tants. Durant tout l'hiver, pendant que l'armée du Potomac Etait confortablement cantonnée dans ses quartiers, faisant des reconnaissances et se perfectionnant toujours, Lincoln conserva à Mac Clellan sa confiance intacte. Il blâmait sa lenteur, mais il ne perdait pas'patience.
Cela n'empêcha point Lincoln d'énoncer parfois ses opi- nions républicaines. 11 disait de Mac Clellan que c'était un grand ingénieur ayant un talent spécial pour les machines immobiles !
L'entretien des troupes sur pied de guerre coûtait deux millions de dollars par jour et elles ne remportaient aucune victoire décisive. Le ministre du Trésor était au bout de ses ressources; il allait utiliser le papier-monnaie après avoir à plus d'une reprise élevé les droits et les impôts.
Le blocus des ports du Sud, rendu effectif par un certain nombre de victoires des flottilles et des contingents en- voyés sur les côtes de la Caroline, de la Floride et du Golfe, priva l'Europe du coton nécessaire à la marche de ses manufactures qui durent se fermer, jetant ainsi dans la misère des milliers de famille et mécontentant tous les gouvernements.
De plus, les Anglais, les Français et les Espagnols
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avaient envahi le Mexique et se proposaient de recon- naître l'indépendance de la Confédération du Sud. On crai- gnait même que ces puissances ne s'immisçassent dans ce conflit purement national. Jefferson Davis, le président des rebelles, s'efforça de mériter la bienveillance des étrangers. Il avait envoyé deux commissaires en Europe, à bord du Trcnt, navire anglais. Un vaisseau unioniste le captura le 8 novembre en haute mer et l'amena à Boston. Cette prise combla d'aise les républicains, le cabinet et le congrès, tandis que le lion britannique montra les dents; Saint-James envoya un ultimatum et concentra des troupes à la frontière du Canada. Mais la reine Victoria, toujours amie de la paix, s'efforça, avec le prince consort, d'apaiser le différend et elle y parvint, grâce à la prudence et au sang-froid de Lincoln. Au milieu de la guerre civile, le président réussit à épargner à son pays une guerre internationale.
Lincoln eut encore la tâche de réprimer l'anarchie qui régnait dans le Missouri : le gouverneur inféodé aux es- clavagistes fut déposé et remplacé par un magistrat favo- rable à l'Union et bien vu de la population.
Les troupes fédérales, sous la direction de Halleck, avaient eu dans l'ouest plus de succès que celles du Po- tomac. Elles s'étaient avancées victorieuses jusqu'à Mem- phis, sur le Mississipi ; Grant avait pris le fort Donelson et quinze mille prisonniers. Pendant l'hiver, une escadre du Nord avait pris Port-Royal, une excellente place sur les côtes de la Caroline; l'île de Roanoke, dans le goulet de Hatteras, fut aussi reconquise; la Floride n'était plus la maî- tresse de ses principales places fortes ; enfin, Farragut s'empara des bouches du Mississipi, entra à la Nouvelle- Orléans et, en passant à travers les lignes de Vicksbourg demeuré aux mains des Sudistes, vint rejoindre Grant à Memphis. Ainsi, sauf Vicksbourg et Port Hudson, le Grand fleuve, le Père des Eaux, roulait de nouveau ses eaux li- bres de sa source à l'Océan.
Loin des milieux politiques et de leurs marchandages, les généraux unionistes faisaient leur devoir et inscrivaient
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des victoires sur le drapeau étoile. Ils contribuaient puis- samment à consolider le loyalisme des citoyens de l'Ouest.
Le général Grant, inconnu à la veille de la guerre, de- vint très vite un homme populaire, parce qu'il était plus modeste que Mac Clellan et qu'il ne s'occupait pas de poli- tique. Mais il avait un défaut : il buvait. Au lendemain de la victoire remportée au fort Donelson, une députation d'une société de tempérance de l'Illinois venait demander au général Halleck la révocation de Grant, parce qu'il n'était pas prudent de confier à un ivrogne le salut de la patrie et la responsabilité de tant de vies précieuses. Halleck répon- dit en affichant, devant l'hôtel où il logeait, à côté de la nou- velle de la victoire l'avis suivant : „ Puisque les gens bu- vant des spiritueux font de si belles choses, je mettrai au violon toute personne trouvée en état de sobriété ! "
Le brave Halleck exagérait sans doute et les gens sen- sés ne durent pas l'approuxer. Les abstinents, ainsi écon- duits, se rendirent à Washington où ils arrivèrent en même temps que la nouvelle d'une autre victoire de Grant. Ils furent reçus par Lincoln qui écouta leurs plaintes et leur dit:
— Ce que vous me racontez là est grave. Mais pouvez- vous me dire quelle espèce de whisky boit habituellement le général Grant?
— Non, monsieur le président, nos renseignements ne vont pas jusque-là.
— C'est dommage, messieurs, car j'aurais envoyé un tonneau du même à tous nos autres généraux !
Il est certain, ici aussi, que Lincoln ne parlait pas sérieu- sement et qu'il employait une de ses façons de para- boles, un de ces bons mots, non pour faire rire, mais pour faire comprendre qu'un défaut n'exclut pas la vail- lance et qu'il eût 'préféré savoir que Mac Clellan et Mac Dowell et Stone et d'autres s'enivraient parfois mais rem- portaient des victoires.
Remarquons, en passant, que ces faits ne peuvent pas autoriser les détracteurs de la tempérance à croire que l'ai-
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cool donne au soldat ce „ diable au corps " qui lui fait ga- gner des victoires. Ulysse Grant lui-même serait encore là pour les détromper.
Le colonel Lecomte rapporte que le commodore Foote, vétéran des mers, brave et pieux, alla féliciter le général Grant et lui prédit de hautes destinées ; il le supplia, au nom de sa gloire et de son pays, de faire taire ses ennemis en renonçant à la boisson. Grant, très ému, tendit la main au commodore, la lui serra avec effusion et, dès ce moment, il fut sobre... et gagna encore de plus belles victoires.
Peu après le nouvel-an 1862, Lincoln eut sa première crise partielle de cabinet. Cameron, ministre de la guerre, reconnu incapable, dut se retirer le 20 janvier. Il fut chargé de représenter son pays en Russie et on le remplaça par Stanton, le bouillant démocrate, l'orateur redouté, qui, dans un débat judiciaire à Cincinnati, s'était moqué de Lin- coln et spécialement de son chapeau. Dès le début de la guerre, il n'avait cessé de critiquer les actes du gouverne- ment. Selon lui, Lincoln était un pitoyable imbécile, un clown rusé, un parfait gorille et son administration hési- sante menait le pays à la banqueroute!
C'est un homme semblable que Lincoln s'associa, le sa- chant capable; de plus, connaissant bien le cœur humain, il était sûr que tant de fougue, chez Stanton, serait mise abondamment au service de la patrie et que la lutte avec les difficultés ne tarderait pas à l'assagir. En effet, Stan- ton, comme maint socialiste moderne arrivé au pouvoir, modéra son allure, et Lincoln n'eut pas trop de peine à dompter et à diriger cette bouillante énergie.
Cependant, Stanton tint à faire savoir qu'il était ministre et qu'il avait déjà fait partie du gouvernement sous Bucha- nan. Il fit beaucoup parler de lui; il lança des ordres et des contre-ordres ; il discuta les plans de Mac Clellan; il modifia la composition de ses troupes; il lui enleva une partie de son autorité et lui donna des conseillers dont l'avis devait être pris dans chaque grande occasion. Mac Clellan ne vou- lut point abondonner ses idées et il s'en suivit une fasti-
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dieuse polémique entre son camp et Washington. Les rela. tions se tendirent tant que le général ne se gênait pas d'ap- peler Lincoln, Stanton et les autres des „ chiens perfides ".
Le 27 janvier, Lincoln promulgua son premier ordre de guerre. Il exigeait que toutes les troupes de terre et de mer se missent en mouvement contre les forces ennemies, à la date du 22 février — qui est l'anniversaire de la naissance de Georges Washington. Quatre jours plus tard, il ordon- nait à l'armée du Potomac d'assurer la défense de la capi- tale et, avec les hommes disponibles, d'occuper Manassas et de marcher directement sur Richmond.
Des militaires ont écrit que pareilles injonctions étaient du charlatanisme politique ! Après l'inaction de six mois de l'armée du Potomac, le gouvernement pouvait espérer une énergique reprise des hostilités, et il n'était pas trop mal inspiré en choisissant la date du 22 février, journée patrio- tique qui rappelait au peuple le grand homme devenu le „ Père de la Patrie". C'était placer sous un auguste patro- nage les nouveaux débuts de la campagne.
Les braves de l'Ouest n'attendirent pas l'aube du 22 fé- vrier pour reprendre l'offensive, mais Mac Clellan trouva bon de discuter les ordres reçus. Le 22 février, il n'avait pas encore quitté ses quartiers d'hiver. Le 28, il réunit ses divisionnaires en conseil de guerre; le 9 mars, on apprit que les Confédérés avaient évacué leurs positions de Ma- nassas ; avisés par leurs espions de Washington de l'offen- sive projetée par Mac Clellan, ils ne s'étaient pas sentis assez forts pour l'attendre.
Une partie de l'armée vint occuper Manassas et le reste fut embarqué à destination de la presqu'île d'York et de la James River; Mac Clellan se proposait d'entrer à Rich- mond du côté de la mer.
Mais les Confédérés veillaient aussi sur leur capitale. Leur arsenal de Norfolk, au sud de l'embouchure de la James River, avait équipé des navires prêts à faire la chasse aux flottilles du Nord.
Le jour où ils avaient abandonné leurs retranchements
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de Manassas, les Sudistes exécutèrent sur la James River une manœuvre qui jeta l'épouvante dans le Nord tout en- tier. Nous avons dit qu'au début de la guerre, le Commo- dore de l'arsenal de Norfolk, pris de peur, avait coulé la plupart de ses navires. L'un d'eux était la frégate à hélice le Merrimac] les Confédérés la renflouèrent; ils en recou- vrirent les flancs d'une cuirasse en fer légèrement inclinée pour faire ricocher la mitraille ; l'avant était muni d'un éperon ; c'était une machine très lourde, mais bien armée. Elle sortit de son port le 8 mars et se dirigea vers l'entrée de James River où stationnaient deux frégates à voile des Unionistes. Le Merrimac enfonça son éperon dans l'une d'elles; l'éperon se brisa mais la frégate coula; l'autre, har- celée par la mitraille, alla s'échouer sur le rivage et brûla.
Le Merrimac n'avait nullement souffert de la canonnade ennemie et s'apprêtait à faire plus de mal, lorsque, le 9 mars au matin, il vit arriver un plus grand nombre de na- vires républicains et, parmi eux, une machine d'un genre nouveau. C'était le fameux Monitor, un bateau assez court, ressemblant à un radeau avec son pont blindé rasant l'eau; au milieu du pont s'élevait une tourelle en fer pouvant tourner sur elle-même et munie de canons. Il était très agile et manœuvrait avec une aisance merveilleuse. Le Monitor avait été construit par l'ingénieur John Ericsson : Lincoln, à qui les plans avait été soumis, avait approuvé et encouragé l'entreprise ; quand il avait appris les méfaits du Merrimac, son espoir se fonda sur le Monitor.
Ce dernier était arrivé à temps dans la James River. Sitôt aperçu, il fut entouré par le Merrimac etsonescorte. Ils s'approchèrent à quelques mètres l'un de l'autre et s'en- voyèrent une bordée de boulets qui ne laissèrent que d'in- signifiantes traces sur leurs cuirasses. Alors, le Merrimac crut venir à bout de son ennemi en jetant sa lourde masse par son travers; peine inutile: le Monitor échappait à ses coups avec une dextérité féline ; ils exécutèrent une ronde enragée, le navire d'Ericsson tournant à l'intérieur du cer- cle; la lutte dura plusieurs heures ; de temps en temps, dans
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les moments propices, des boulets volaient de l'un à l'autre- A la fin, le Merrimac atteint abandonna le combat et se réfugia dans son port de Norfolk. Le Monitor était vain- queur et la James River demeurait ouverte à la flottille fédérale.
Ce fut la première victoire de la tourelle blindée et du navire entièrement cuirassé. Dès ce moment, éclairées par cette expérience, toutes les nations civilisées songèrent aux cuirassés modernes; ce fut la mort des escadres de bois. Aux Etats-Unis, la reconnaissance la plus vive fut assurée à Lincoln qui avait deviné la valeur du Monitor.
Ce dernier avait en somme ouvert la route de Rich- mond. Mac Clellan essaya de s'y aventurer. Au lieu d'y tendre par la voie la plus courte et recommandée par Lin- coln, c'est-à-dire par Manassas et Frederiksbourg, il s'en alla en mars dans la presqu'île d'York, sur la rive gauche de la James River, et il y guerroya trois mois, gagnant et perdant dans les rencontres de Williamsbourg, des Sept Pins, de Gaine's Mill, de Fair Oaks, de Malverne Hill. Les derniers combats avaient duré sept jours; vers la fin de juin, Mac Clellan s'était approché de sept milles de Richmond où le gouvernement de Jefiferson Davis avait déjà fait ses préparatifs de départ; mais le général ne poursuivit pas sa marche en avant : il recula et regagna le front de Washing- ton, décevant ainsi tous les espoirs du Nord.
A ce moment, Lincoln était seul à croire à la valeur de Mac Clellan; cependant lorsque, le 8 juillet, le président se rendit au quartier-général de son armée, sa confiance fut ébranlée. Le gouvernement enleva à cet officier une partie de son commandemant et nomma Halleck général en chef..
Le i^"" juillet, le président avait appelé 3ooooo hommes sous les armes, puis, le 4 août, il ordonna encore la levée d'un nombre égal de soldats. Cela n'empêcha pas le géné- ral Pope de se faire battre à Bull Run. Ce fut la deuxième défaite unioniste à cet endroit.
Les Confédérés — qui n'avaient jamais été si nombreux que Mac Clellan l'avait cru ou voulu croire dans le but
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d'expliquer ses retraites et d'appuyer ses demandes conti- nuelles de renfort — les Confédérés se sentirent enhardis et le général Lee reçut l'ordre de franchir le Potomac et d'envahir le Maryland et la Pennsylvanie. MacClellan s'op- posa à sa marche et le battit les i6 et 17 septembre à Antie- tam, mais il ne sut pas profiter de sa victoire et laissa l'en- nemi se retirer sans l'inquiéter. Lincoln insista pourtant auprès de Mac Clellan pour qu'il poursuivît les Confédé- rés ; il vint même chez lui ; ce fut en vain ; les semaines passèrent sans aucun résultat. A bout de patience et ne pouvant plus résister aux injonctions et à l'opinion de la nation, Abraham Lincoln envoya, dans la nuit du 7 au 8 novembre, l'ordre qui révoquait Mac Clellan.
XV L'émancipateur.
Dès ce moment et jusqu'au jour où le général Grant mit au service de l'armée tout entière sa généreuse bravoure et ses fortes capacité militaires, Lincoln devint lui-même son général en chef et Halleck ne fut guère que son chef d'état- major.
C'est en Dieu que Abraham Lincoln puisait toute sa force et toute sa confiance. Pendant l'été, le pays avait traversé de sombres journées et connu le désespoir. Jamais le prési- dent ne se sentit ébranlé ; au contraire, sa foi en la réussite finale grandissait avec le poids de sa responsabilité et l'angoisse de ses concitoyens. La prière et les sérieuses méditations ont seules trempé l'acier de son énergie. Il disait : „ Je suis souvent tombé à genoux devant Dieu, étant souverainement convaincu que lui seul pouvait me con- duire et me soutenir ". Il savait que cette parole était cer- taine : „ A qui irions-nous qu'à toi. Seigneur, car tu as les paroles de la vie ? "
Il était harcelé par des quémandeurs de toutes sortes qui venaient lui conter leurs soucis, leurs espoirs et lui propo- saient les projets les plus variés pour en finir rapidement avec la guerre. Après une défaite, il recevait les plaintes angoissées de ceux et de celles qui pleuraient les soldats morts pour la patrie ; on le priait de rappeler des généraux jugés incapables et de modifier telle partie du plan de cam- pagne. Ainsi harassé, sans cesse invité à se départir de sa ligne de conduite, il lui arrivait parfois d'envier le sort des citoyens tranquilles. „ Je voudrais être à la place des sol- dats morts qui dorment dans les cimetières ! " disait-il.
l'émancipateur i6i
Un soir, il reçut de mauvaises nouvelles de l'armée. Il ne dormit pas de toute la nuit, ne mangea pas, et, le matin, pâle et lassé, s'écria : „ Je changerais volontiers mon sort contre celui des soldats qui se reposent sur la terre dans l'armée du Potomac ".
Après une autre défaite, il soupira : „ Si un homme souf- fre plus que moi, je le plains ". Personne ne pouvait mesu- rer l'étendue des angoisses qu'il endurait. Lorsqu'il était assez calme pour dormir, il ne cessait de gémir pendant son sommeil. Dans les jours les plus lugubres de l'hiver 1862-63, sentant l'immensité de sa tâche et doutant de ses forces, il disait : „ Quelle que soit l'issue de la guerre, j' ai l'impression que je n'y survivrai pas longtemps ". Et, à M"^'^ Beecher-Stowe il faisait part du même sentiment : „ Jamais je ne vivrai assez pour voir la paix : cette guerre me tue ".
Néanmoins, après ces moments d'inévitable dépression qu'il ne pouvait surmonter parce que son cœur était trop accessible aux douleurs de l'humanité, il redevenait vail- lant. „ Notre cause est juste, disait-il ; c'est celle de la liberté. C'est aussi la cause de Dieu, et nous sommes certains qu'elle triomphera ".
Il arriva même que certains sénateurs et représentants, au nom d'un grand nombre de ses concitoyens du Nord, vinrent l'inviter à'renoncer à la présidence, ne le tenant plus pour capable de sauver l'Union. Il savait leur répondre de façon si habile et si pleine de bonhomie que les mécontents le quittaient avec une confiance renouvelée. Il leur disait : „ Supposez que vous ayez remis toute votre fortune à un danseur de cordes qui se proposerait de transporter votre or au Canada par-dessus le Niagara. Quand il serait au milieu de la cataracte, troublé par le tourbillon des eaux, veillant à garder son équilibre, est-ce que vous, qui tien- driez un des bouts du câble, vous lui donneriez des conseils sur la meilleure façon de marcher? Non, vous tiendriez fer- me, sans dire un mot, sans bouger, sachant bien que le danseur connaît son métier et que vos paroles le trouble- raient plutôt. Eh bien, laissez-moi agir ! "
II
102 CHAPITRE XV
A ces messieurs qui venaient discuter de choses si sé- rieuses, il ne pouvait s'empêcher de raconter une his- toire ou de dire quelque parole malicieuse. Elles abon- dent, même en ces temps de désarroi national. Quand on essayait de lui faire la leçon, il répondait : „ Si je ne pou- vais pas raconter une histoire, je mourrais ! " C'était sa façon d'oublier ses angoisses pendant un court instant, et cet oubli n'était que relatif, puisque ses récits, même les plus joyeux, lui servaient à se faire mieux comprendre en précisant sa pensée.
Un jour, en septembre 1862, des pasteurs de Chicago lui demandèrent une audience à la Maison-Blanche et le sup- plièrent de ne point tarder à promulger une proclamation d'émancipation. Il les écouta, puis il leur déclara : „ Mais, messieurs, si je n'ai pas le pouvoir de faire respecter la Constitution dans les Etats du Sud, comment voulez-vous que je puisse leur imposer une proclamation venant de moi seul ? Je suis aussi impuissant en cette occurrence qu'une bulle du pape contre une comète ! " Il croyait avoir con- vaincu ses auditeurs qui se retiraient déjà, lorsque l'un d'eux se retourna et, d'une voix autoritaire, chercha à émouvoir la conscience d'Abraham : „ Ce que vous nous avez dit, M. le président, déclama le pasteur, m'engage à vous an- noncer que j'ai reçu pour vous un message de notre Divin Maître qui vous commande de briser les liens de la servi- tude et de donner la liberté à tous les esclaves „. Lincoln répliqua tout aussitôt: „ C'est possible. J'ai étudié cette ques- tion jour et nuit, des semaines et des mois; mais si c'est un message, comme vous l'affirmez, de votre Divin Maître, n'est-il pas bizarre qu'il ait choisi, pour me le faire savoir, la route détournée qui passe par la cité perverse qu'est Chicago ? "
Lincoln avait bien dit : la question de l'abolition occupait son esprit jour et nuit depuis longtemps. A la vérité, il s'en inquiétait dès sa jennesse. D autres que lui, si vive- ment désireux de liberté pour tojs, eussent aboli l'escla- vage dès qu'ils en auraient eu le pouvoir. Mais il était pru-
l'émancipateur i63
dent; il était conscient de ses devoirs et de ses droits; en émancipant les noirs dès son entré? à la Maison-Blanche, il eût violé son serment, car, comme président, il ne pou- vait pas s'immiscer dans les affaires des Etats; il avait pro- mis de défendre le gouvernement et ses lois.
Ses amis polidqnes et tous ses concitoyens qui le pres- saient de détruire l'abominable institution, semblent avoir méconnu la gravité et la délicatesse des responsabilités qui pesaient sur les épaules du président ; ils n'avaient certai- nement pas sa patience et son souci de gouverner le pays avec le scrupule d'un homme intègre ; ils avaient encore la mentalité des derniers présidents qui ne reculaient pas devant les injustices et qui les commettaient sans honte. En résistant à toutes les pressions des foules, Lincoln a montré un courage égal à sa sagesse.
Il considérait et pesait chaque événement de la guerre, attendant que l'un d'eux lui donnât le signal de l'action. Il disait, pour expliquer parfaitement ses intentions : „ Mon devoir essentiel est de sauver l'Union et non point de con- server ou de détruire l'esclavage. Si je pouvais maintenir l'Union sans libérer un seul esclave, je le ferais, — et si je pouvais la protéger en délivrant tous les esclaves, je le ferais, — et si je pouvais la garder intacte en émancipant quelques esclaves et en laissant les autres dans la servi- tude, je le ferais aussi. En agissant avec l'esclavage et les hommes de couleur comme je l'ai fait jusqu'ici, j'ai la certi- tude que je concours à sauver l'Union. "
Dès le début des hostilités, les Confédérés avaient uti- lisé les nègres comme manœuvres, terrassiers, gens à tout faire ; d'autres nègres, demeurés dans les plantations, soi- gnaient les récoltes et nourrissaient ainsi l'armée de leurs maîtres. Mais ces ouvriers noirs n'ignoraient pas le but de la guerre et leurs regards étaient tournés vers le Nord, vers cet homme qu'ils appelaient „ Linkum ". Quand ils pouvaient tromper la surveillance de leurs tyrans, ils traversaient les lignes et se rendaient en foule dans les camps des Fédé- raux.
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Que fallait-il faire de ces transfuges ? Quand leurs maî- tres venaient les réclamer, certains généraux les leur ren- daient ; d'autres les libéraient. En les renvoyant à la servi- tude, les Fédéraux mécontentaient le Nord et l'Europe : en les émancipant ils froissaient les sentiments lo\^alistes des Etats de la frontière. Quelle était la meilleure solution ? Ni l'une ni l'autre. Le général Butler trouva un moyen terme en considérant ces nègres comme de la contrebande de guerre; ce n'était pas des soldats, mais des... gens de somme, assimilables à des outils ou à des machines. Comme tels, on les retenait dans le camp ; ils devenaient cuisi- niers, guides, manœuvres, charretiers ; ils n'étaient pas libres selon la loi, mais il s'établit très tôt un courant de sympa- thie entre eux et les soldats fédéraux. Ces pauvres noirs, désireux de faire triompher leur cause — sans se soucier peut-être beaucoup de l'Union — furent les zélés collabo- rateurs des blancs, et l'idée vint bientôt à l'esprit de ces derniers que les hommes de couleur deviendraient d'excel- lents soldats.
Les événements s'étaient chargés de faire mûrir cette idée. En juin 1862, pendant que Mac Clellan se faisait vaincre et battait en retraite devant Richmond, pendant que, tous les jours durant une semaine, les nouvelles des dé- faites parvenaient à Washington, Lincoln sentit s'effondrer l'autorité de l'Union : les étoiles du drapeau s'avançaient à leur déclin. Il fallait changer la tactique, prendre les suprê- mes résolutions, jouer le dernier atout. Non plus comme président, mais comme commandant en chef des troupes de terre et de mer, Abraham Lincoln comprit que le mo- ment était venu de libérer les esclaves pour sauver l'Union. Il en avait le devoir. Pour renforcer l'armée fédérale, il fallait y incorporer les nègres et, pour qu'ils devinssent soldats, ils devaient être libres. Vraiment, il était juste que les noirs, pour qui l'on faisait la guerre, se dévouas- sent en faveur du pays qui allait devenir leur patrie. D'autre part, Lincoln se disait que les Sudistes avaient pris les armes pour perpétuer en Amérique la traite et l'esclavage :
L ÉMANCIPATEUR 165
s'ils perdaient, l'esclavage et la traite devaient disparaître. Il fallait frapper un grand coup.
Pendant les batailles des Sept jours, à la fin de juin, Lincoln se réfugia, dans ses moments de loisir, au bureau du télégraphe du département de la guerre ; il y était tran- quille et c'est là qu'il écrivit sa proclamation d'abolition ; il n'avait consulté personne et ne compta que sur lui. Il écrivait peu à la fois, deux ou trois lignes, réfléchissant beaucoup, puis revenant le jour suivant.
Un mois après, il convoqua le cabinet pour lui faire part de son projet. Ce dernier fut accueilli de façons fort diverses. Chase s'opposait à l'enrôlement des nègres; Blair craignait que cette mesure n'affaiblît le gouvenement aux prochai- nes élections. Seward approuvait, mais il ne voulait pas que cette proclamation pût être considérée comme un cri de mort, un chant du cygne d'une administration aux abois ; il fallait appuyer cette grande action par une victoire des armes fédérales. Lincoln abonda dans les vues de son premier ministre et il attendit.
Le 17 septembre, le télégraphe apporta la nouvelle d'une bataille gagnée à Antietam. Lincoln avait fait à Dieu le vœu qu'il rendrait libres les esclaves après la prochaine victoire de l'Union. Il tint sa promesse. La sanglante ba- taille eut lieu un mercredi; le président compléta sa pro- clamation et réunit ses ministres le samedi.
Au début de la séance, il ouvrit un livre de l'humoriste Artemus Ward et en lut deux chapitres, pages très gaies, qui hrent rire le lecteur et quelques-uns des ministres. Stanton se fâcha, estimant qu'il était inconvenant de pré- luder par une explosion de rire à un acte aussi important- Lincoln s'expliqua: „ Ecrasé jour et nuit par l'énormité de ma tâche, je suis forcé de m'égayer; si je ne pouvais pas rire, je mourrais. Il me semble que vous avez besoin de ce remède aussi bien que moi ! "
L'acte fut rendu public le lundi 22 septembre 1862. La proclamation présidentielle annonçait que le gouverne- ment se proposait de demander au Congrès d'indemniser
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les Etats loyaux qui renonceraient immédiatement ou gra- duellement à l'abolition. Un message avait fixé comme der- nier terme le i'^'' janvier 1900 ; les Etats eussent été libres de décider que dans l'une de ces trente-huit années, il n'y au- rait plus d'esclaves chez eux. Pour cela il fallait que la Sécession prit fin avant le i'^'' janvier 1863 sinon les Etats qui seraient encore en rébellion à ce moment n'auraient aucun droit à l'indemnité proposée; de plus, à ce i^'" jan- vier i863, tous leurs esclaves seraient déclarés libres à perpétuité. Les noirs qui se réfiigieraient à l'ombre du dra- peau fédéral, soit dans les armées de terre, soit sur les navires, y seraient bien accueillis.
Loin de se rendre à cette pacifique invitation, les Con- fédérés répondirent par la violence. Ils décrétèrent que ' tout officier blanc commandant des soldats de couleur serait fusillé et que tous les nègres faits prisonniers seraient massacrés. Ils mirent en outre à prix la tête du général Butler, considéré comme le plus grand danger national.
Lincoln n'avait nourri aucune illusion au sujet de sa pro- clamation, mais il savait que le temps achèverait son œu- vre. Il savait aussi que les nègres en leur état présent ne pouvaient pas être les égaux des blancs; il comptait qu'il faudrait du temps pour les éduquer, pour les instruire et que l'on ne pourrait accorder les droits civiques qu'à ceux qui auraient combattu pour leur liberté ou qui seraient vraiment intelligents. Il entendait que la paix fût conclue pour que le gouvernement s'occupât du développement mo- ral et matériel de ces nouveaux citoyens.
Il ne cessa cependant point de songer à cette nouvelle tâche. Il avait réussi, le 16 avril de cette même année, à faire adopter par le Congrès une loi qui émancipait les 3 000 esclaves du district fédéral de la Colombie. Il n'avait fait que reprendre le projet déposé à la Chambre douze ans auparavant. En même temps, il' avait proscrit l'escla- vage de tous les territoires et essayé d'en faire autant dans les Etats neutres; le Delaware, qui n'avait que 1798 es- claves, fut choisi comme terrain d'expérience; l'Union
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offrait de payer 400 dollars par nègre : les représentants avait accepté la proposition, mais les sénateurs la repous- sèrent.
A qui reprochait à Lincoln sa façon un peu radicale de supprimer l'esclavage, il répondait: „ On coupe une jambe pour sauver le corps, mais, ordinairement, on ne donne jamais sa vie pour sauver une jambe. "
Toutefois, ce sacrifice qu'il réclamait de ses concitoyens, il ne l'attendait pas d'un jour à l'autre. Il caractérisait la situation par la comparaison suivante : „ Nous ressemblons à des baleiniers en chasse depuis longtemps ; nous avons enfin lancé le harpon dans le corps du monstre, mais nous devons attendre, suivre ses mouvements et veiller qu'il ne nous envoie pas tous dans l'éternité d'un coup de sa queue. "
Pendant les cent jours qui s'écoulèrent entre la promul- gation du 22 septembre et son entrée en vigueur, les ar- mées continuèrent la campagne. Le i3 décembre, les Fédérés furent battus à Fredericksbourg, tandis que Grant remportait quelques avantages dans le Tennessee occiden- tal et dans la vallée du Mississipi, et que Banks s'emparait de Bâton Rouge, la capitale de la Louisiane.
Le premier janvier i863 arriva. Aucun Etat rebelle n'ayant manifesté son intention de reprendre sa place au sein de l'Union, l'acte d'émancipation allait déployer toutes ses conséquences.
C'est la coutume aux Etats-Unis, que, le matin de l'an, le président reçoive à la Maison-Blanche ses concitoyens venus nombreux pour le saluer. A tous, il serre la main.
Le dernier visiteur sortit à midi, et tout aussitôt Sevvard se présenta pour demander à Lincoln d'apposer sa signa- ture au bas de la proclamation d'émancipation. Abraham prit sa plume, la plongea dans l'encrier, fit le geste d'écrire, s'assit, puis il se ravisa; il recommença une seconde fois puis posa sa plume et, se tournant vers son ministre, il lui dit : „ Toute la matinée, j'ai donné des poignées de main, et mon bras droit est à demi paralysé. Si mon nom doit pas-
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ser à la postérité, c'est par cet acte, par cette signature où je mets toute mon âme. Si ma main tremble en signant la proclamation, tous ceux qui examineront ce document diront: „ Il a hésité. "
Il reprit sa plume et, avec lenteur et fermeté, il écrivit Abraham Lincoln. Alors il sourit et s'écria : „ C'est fait " .
Ce trait de plume offrait la liberté à plus de trois millions de nègres et ajoutait à l'armée fédérale cent cinquante mille soldats de couleur. De plus, il poussait, quelque mois plus tard, Jefterson Davis à admettre aussi les noirs dans l'armée du Sud et, comme au temps des Croisades, à pro- mettre la liberté à tous ceux qui s'enrôleraient. L'intention était sans doute louable, mais elle obligeait les nègres du Sud à prendre les armes contre leurs frères du Nord et contre leurs libérateurs; cette mesure en émancipa un grand nombre.
Lincoln avait pensé que le manuscrit original de sa pro- clamation deviendrait un document curieux. Certes, la pré- diction se fût réalisée si cette pièce était demeurée dans les archives du gouvernement. Mais il n'en fut pas ainsi. En au- tomne, les dames de Chicago organisèrent un grand bazar de charité en faveur des services sanitaires de l'armée; elles sollicitèrent de Lincoln un de ses autographes les plus célèbres et il envoya son manuscrit qui fut vendu quinze mille francs. Ce document fut lithographie et ses exemplai- res vendus à leur tour au profit des invalides de l'Illinois. On se procura ainsi des milliers de dollars.
L'original fut déposé dans les archives de la Société his- torique de Chicago, où les flammes du grand incendie de 1871 le réduisirent en cendres.
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XVI Gettysbourg.
Les premiers mois de 1863 turent employés, tant chez les rebelles que chez les Unionistes, à reformer leurs armées qui, une fois de plus, avaient pris leurs quartiers d'hiver.
Au mois de mai, les Fédéraux perdirent la bataille de Chancellorsville qui dura du 2 au 4 et qui fut meurtrière. Quand Lincoln apprit la nouvelle, il s'écria : „ Mon Dieu ! mon Dieu ! Que dira la nation ? "
Au soir de la bataille, Lincoln s'abîma dans les plus amères méditations. Il ne se coucha pas et demeura toute la nuit dans son cabinet de travail, s'y promenant sans cesse en long et en large, et s'arrêtant parfois à son pu- pitre pour noter quelque réflexion. Il portait vraiment en son cœur les douleurs de tout son peuple. Il se demandait si l'été allait être plus cruel, plus désastreux que les précédents. Et alors, il songeait aux plaintes des citoyens mécontents, aux pressantes invitations qui lui avaient été faites de renoncer à la présidence pour laisser à quelqu'un d'autre le soin d'achever plus rapidement cette sanglante guerre. Mais cet autre président ne sortirait de l'impasse qu'en reconnaissant la Confédération du Sud, et en consentant ainsi à la séparation définitive. Serait-il donc, lui, le dernier président de l'Union ? Fallait-il céder? Non. Il était à la barre du gouvernail; il y resterait.
A l'aube de ce matin de mai, celui qui avait veillé dans la souffrance, celui qui avait prié à genoux avec une ferveur puissante et dit à Dieu que cette guerre était sa guerre, qui lui avait demandé d'épargner à son peuple des défaites
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qu'il ne pourrait plus supporter, et qui avait fait à Dieu ce vœu : „Si tu es avec nos soldats dans le prochain combat, je me consacrerai tout entier à ton service!" cet homme retrouva toute sa sérénité; il avait reçu comme un nouveau baptême.
Quelques instants plus tard, il envoya ses ordres au général Hooker qui devait sans tarder poursuivre l'armée de Lee, la harceler sans relâche et l'empêcher à tout prix de profiter de sa victoire. Il devait, selon le plan du chef suprême, marcher à l'assaut de Lee plutôt que de la ville de Richmond.
La défaite de Chancellorsville ralluma dans le Nord toutes les craintes, toutes les clameurs. De toutes parts, on criait au président : „ Abraham Lincoln, donne-nous un homme!" Hélas, il n'avait que Hooker autour de la capitale et Hooker se querellait sans cesse avec Halleck; cette désunion entre les chefs ruinait la confiance et entravait toute action énergique. D'aucuns recommandaient à Lin- coln de rappeler Mac Clellan, à quoi il répondait: „Y a-t-il avantage à aveugler une voie d'eau pour en ouvrir une autre? Y a-t-il avantage à satisfaire les récriminations des uns pour en susciter de nouvelles, plus véhémentes peut- être?"
Le 8 mai, il fit voter l'appel de troupes nouvelles par voie de tirage au sort. Chaque Etat devait fournir des hommes selon sa population. Tout citoyen âgé de vingt à quarante-cinq ans devait se présenter à la conscription. Cependant, celui qui ne voulait pas prendre les armes pouvait se libérer en payant 300 dollars ou en défrayant un remplaçant. Les fils uniques des veuves et les soutiens de parents âgés et pauvres étaient laissés à leurs foyers.
Ce tirage au sort fut mal accueilli dans plus d'un Etat et surtout dans les grandes villes ; on accusait Lincoln de favoriser les riches et d'écraser les pauvres. Les quakers, en particulier, résistèrent avec énergie; leurs convictions religieuses leur interdisaient de verser le sang humain ; ils ne voulaient pas s'enrôler eux-mêmes et refusaient de payer
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les 300 dollars, disant qu'ils n'admettaient pas que d'au- tres citoyens se fissent tuer pour eux. Alors, très souvent, le gouvernement saisissait et vendait de leurs biens pour se procurer la somme de rachat; très souvent aussi, le sentiment du devoir civique l'emportait sur les scrupules de la conscience. Abraham Lincoln n'était-il pas lui-même un descendant de quakers austères? II n'a jamais fait le coup de feu contre un être humain, c'est vrai, mais il était néanmoins le chef des forces armées de son pays. Il avait compris que, pour extirper le grand fléau qui souillait la nation, il fallait recourir aux grands moyens.
Dans le Nord, les démocrates, enhardis par quelques succès électoraux, surtout à New-York, combattirent la conscription avec outrance et malveillance. Se nommant eux-mêmes les démocrates de la paix, ils organisèrent une campagne pour demander la fin de la guerre et jeter le discrédit sur tous les actes du gouvernement. Les républi- cains les apelèrent „ Copperheads " ou „ têtes de cuivre " parce que, selon les uns, ces rebelles d'un nouveau genre étaient mauvais et dangereux comme certaine vipère à tête rouge ; selon d'autres, ce surnom leur aurait été donné parce qu'ils avaient découpé, dans les pièces de billon, la figure de la Liberté, qu'ils portaient en guise de bre- loque.
Les Copperheads avaient leur presse virulente, leurs clubs turbulents et leurs orateurs fougueux et habiles. Leur chef, dans l'Ouest, était Wallandigham qui pérorait dans toutes les assemblées contre le gouvernement. Pris à son domicile, à Dayton, Ohio, dans la nuit du 5 au 6 mai, il fut condamné par une cour martiale à être enfermé au fort Warren, dans le port de Boston. Les démocrates recoururent auprès de Lincoln et réclamèrent son élar- gissement; après réflexion, le président ordonna le bannis- sement de Wallandigham dans les Etats du Sud! C'était renvoyer un démon dans son enfer. Sous pavillon parle- mentaire, il fut remis aux Sudistes qui l'accueillirent joyeusement. Mais, au milieu de gens convertis, il sentit
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tomber sa ferveur et demeura muet. Il réussit à s'enfuir et s'établit à Niagara Fall, dans le Canada. 11 y recom- mença aussitôt sa campagne de dénigrement.
Un jour, un journaliste célèbre, Greeley, reçut de Nia- gara Fall, pour les soumettre à Lincoln, les propositions de soi-disant agents confédérés désireux de conclure un accommodement avec l'Union. Le président devina quelque fumisterie de la part de Wallandigham ou de Greeley et envoya ce dernier en qualité de commissaire de la paix. Naturellement, Greeley ne trouva personne et revint bre- douille.
Le mouvement des Copperheads néanmoins prit une cer- taine extension et, pour réprimer les actes toujours plus nombreux de désobéissance aux lois, Lincoln se vit obligé d'user du droit que lui avait conféré le Congrès et de sus- pendre le privilège de Vhabeas corpus. L'état de siège et la justice militaire fonctionnèrent partiellement dès le 3 mars et d'une façon absolue dès le 15 septembre.
A l'intérieur, les affaires étaient donc peu encouragean- tes; à l'extérieur, on pouvait redouter les pires calamités. Le général Lee, affermi par sa victoire de Chancellors- ville, prépara un grand mouvement agressif vers le Nord. Il pensait que l'Union devait être affaiblie : il savait que 15 000 soldats allaient abandonner le drapeau étoile, étant parvenus au terme de leur engagement, et que les agents recruteurs ne trouvaient plus de volontaires en nombre aussi grand qu'au début. En calculant de la sorte, Lee espérait que les Unionistes de l'Ouest viendraient au secours de Was- hington et qu'ainsi le général Pemberton assiégé à Vicks- bourg serait soulagé.
Le 22 juin, les Confédérés traversèrent le Potomac et s'a- venturèrent à travers le Maryland ; ils atteignirent même les frontières de la Pennsylvanie et certains escadrons de cavalerie poussèrent une reconnaissance jusqu'à Harris- bourg. A Pittsbourg et Philadelphie, la panique fut extrême; on ferma les usines, et les ouvriers, comme les autres citoyens valides, furent équipés pour la défense du territoire.
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Lincoln lança Hooker à la poursuite de Lee; mais, nous l'avons dit, Hooker et Halleck ne s'entendaient guère et, ne pouvant réussir à combiner leurs efforts, le premier se retira; pendant quelques jours, l'armée du Potomac n'eut pas de chef. Lincoln et Santon mirent fin à ce marasme en appelant Meade à la tête des troupes qui devaient attaquer les Confédérés.
Meade était un général énergique — il avait sans doute pris du whisky d'Ulysse Grant ! — et ne perdit pas son temps à faire des parades ou de l'école de soldat. Trois jours après sa nomination, il avait rejoint le général Lee près du village de Gettysbourg, à 65 milles au nord de Washington.
Les deux armées entrèrent en contact le i''"' juillet: la bataille dura tout le jour et, quand la nuit tomba, Lee était une fois de plus victorieux. Le lendemain, la lutte re- prit, âpre et gigantesque, chacune des deux armées se maintenant sur des collines parallèles que séparait une vallée d'un mille de largeur. Pendant la deuxième nuit, les troupes restèrent sur leurs positions, mais les Unionistes avaient perdu vingt mille des leurs.
Le 3 juillet, les Confédérés rouvrirent le combat et leur artillerie vomit sa mitraille pendant une heure et demie sur la colline opposée; les Fédéraux répondirent avec vigueur et succès. Pendant que tonnaient plus de deux cents bouches à feu et qu'un violent orage grondait sur le champ de bataille détrempé par la pluie, Lee lança à travers la vallée un corps de quinze mille hommes qui, au pas de charge, essaya d'enlever les positions des Fédéraux. L'assaut échoua et fut meurtrier. Le fond de la vallée était jonché de cadavres et de blessés. Il y avait autour de Gettysbourg huit mille morts et près de trente mille blessés. En comptant les disparus, les deux armées avaient perdu cinquante mille hommes.
Lee donna le signal de la retraite et put sans trop de peine regagner la Virginie; Meade n'avait que mollement fait la chasse au vaincu ; il en fut blâmé, car Lincoln avait le sentiment qu'une poursuite énergique et la capture très
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probable du général sudiste eussent mis fin à la- guerre. Meade s'excusa en disant qu'au moins le sol de la patrie était débarrassé des ennemis ; Lincoln s'emporta presque en déclarant que ses généraux se faisaient une fausse idée de la situation et ignoraient que le sol de l'Union apparte- nait à tous les citoyens. Ces hommes de guerre ne com- prenaient pas la fraternité comme Abraham Lincoln.
Malgré la victoire remportée à Gettysbourg, le prési- dent fut angoissé par l'étendue des pertes, par tant de sang versé, par tant déjeunes vies fauchées pour la patrie. Ce- pendant, au fond de son cœur, il bénissait Dieu du secours qu'il avait apporté aux armées libératrices.
Heureuses dans l'Est, les forces de l'Union étaient, dans l'Ouest, engagées dans une lutte patiente. Le général Grant, depuis la prise du fort Donelson, avait dirigé tous ses efforts sur la citadelle de Vicksbourg, sur le Mississipi. Le Général confédéré Pemberton avait fait de cette ville une place extrêmement forte que le fleuve protégeait na- turellement. La ville est bâtie sur une hauteur isolée s'élevant au-dessus d'un terrain marécageux entrecoupé de lagunes et souvent inondé par les crues fréquentes du fleuve.
Dès le milieu de l'hiver, secondé par le général Sher- man et les amiraux Porter et Farragut, Grant commença l'attaque; ses tentatives échouèrent en partie du côté du fleuve que l'artillerie confédérée dominait et balayait de sa mitraille nourrie. Il fallut s'approcher du côté de terre, creuser des canaux, des retranchements, des mines, et con- quérir le terrain pouce par pouce. Ce fut un travail de géant exécuté moitié dans l'eau, moitié dans les marais et,, quand vint l'été, au milieu des fièvres et d'une chaleur suf- focante; mais ce travail fut couronné de succès. Disposant d'un grand nombre de soldats, Grant put couper les com- munications de Pemberton et saisir tous ses convois de vivres et de munitions. N'étant plus ravitaillé, souffrant du feu des Unionistes, vivant dans des casemates improvisées et creusées dans le sol, la garnison arbora le drapeau blanc
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le 3 juillet et, le 4, la bannière fédérale flotta sur les murs de Vicksbourg.
La ville n'étant pas reliée par le télégraphe avecles Etats du Nord, une frégate remonta le fleuve jusqu'aux rives de rillinois ; c'est de là que partit la nouvelle si impatiem- ment attendue par Lincoln et par tous les républicains.
Ainsi, les deux grandes victoires furent connues de tout le peuple dans la journée nationale du 4 juillet. L'en- thousiasme fut à son comble. L'Union était sauvée et forti- fiée. Les citoyens, abattus parles revers de jadis, les eurent tôt oubliés pour se livrer à la joie du moment: le rappro- chement des esprits qui s'était opéré lors de l'invasion de la Pennsylvanie, se compléta et se cimenta par les victoires décisives de Gettysbourg et de Vicksbourg qui se rencon- traient à cette date patriotique par excellence.
Quelques jours après la victoire de Grant, un navire chargé de marchandises descendit le Mississipi de Saint- Louis à la Nouvelle-Orléans, et les citoyens de l'IUinois se réunirent à Springfield pour célébrer ce grand événement. Abraham Lincoln, invité à prendre part à cette cérémonie, ne put s'y rendre, mais il écrivit à ses concitoyens une lettre remarquable dont nous extrayons les passages sui- vants : „ Vous dites que vous ne voulez pas vous battre pour des nègres. Je sais pourtant des nègres qui sont prêts à se battre pour vous. Mais laissons cela. Vous ne voulez pas vous battre pour des nègres ? Eh bien ! battez- vous exclusivement pour sauver l'Union. Quand vous aurez brisé toute résistance à l'Union, si je vous de- demande encore de vous battre, vous pourrez me répondre cela. Vous trouvez mal que j'enrôle des nègres. Il me sem- blait, à moi, que c'était épargner des soldats blancs. N'êtes- vous pas de cet avis ?... Nos affaires, en attendant, se sont améliorées. La paix n'apparaît plus si lointaine. Elle viendra bientôt, j'espère, pour se maintenir de telle ma- nière qu'elle méritera d'être conservée à jamais.... Alors il y aura quelques nègres qui auront le droit de se souvenir qu'avec leurs dents serrées, leurs yeux fixes et leurs baïon-
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nettes fermes, ils ont aidé l'humanité dans cette grande œuvre, — et il y aura aussi, je le crains, quelques blancs qui ne pourront pas oublier qu'avec leurs cœurs méchants et leurs langues trompeuses, ils ont tout fait pour l'empêcher ".
Quelques heures après la réception à Washington des nouvelles de Vicksbourg, Lincoln fut avisé que Stephens, le vice-président du Sud, était à l'entrée du Potomac et demandait à discuter avec le gouvernement des moyens de mettre fin aux hostilités. Stephens venait surtout pro- poser aux Unionistes la reconnaissance de la Confédéra- tion esclavagiste. Il ne fut pas admis à continuer sa route et ses démarches ; on le lui fit savoir d'une façon un peu rude et on ajoutait que les agents ordinaires suffisaient pour assurer toutes les relations entre les Etats-Unis et les insur- gés. Ce ne sont certainement pas les défaites de Lee et de Pemberton qui, rendant au pays sa confiance, ont poussé Lincoln à refuser toute discussion avec les Sudistes ; il ne voulait à aucun prix sanctionner une séparation; il restait fidèle à son principe : les Etats-Unis seront ou entièrement libres ou entièrement favorables à l'esclavage, mais non Tun et l'autre ; une maison ne peut subsister si elle est divisée contre elle-même. Tant que les Confédérés ne renon- ceraient pas à l'esclavage, le gouvernement de Washing- ton devait confinuer la lutte. 11 en sentait le besoin surtout après ses dernières victoires qui avaient ranimé le patrio- tisme des foules.
Ce patriotisme se manifesta par le désir de la majorité de voir Ulysse Grant prendre le commandement des forces de l'Union. Il était l'homme que l'on avait réclamé à Abra- ham Lincoln après Chancellorsville. Cependant le brave général, qui n'avait presque pas connu la défaite, avait des ennemis chez les généraux politiciens en service ou révo- qués, mais incapables et jaloux des lauriers du „ buveur de whisky". Ils intriguaient à Washington et accusaient Grant d'avoir failli à son devoir en relâchant sur parole les sol- dats de Pemberton, qui ne tarderaient pas à reprendre les armes malgré leur serment.
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A une délégation qui lui exposait cette opinion, Lincoln raconta l'histoire du chien de Sykes, gardien fort méchant d'une ferme. Les jeunes gens du voisinage décidèrent de se débarrasser de l'animal d'une façon barbare : ils pla- cèrent dans un morceau de viande une gargousse de poudre munie d'une longue mèche dont ils gardèrent l'extrémité pendant qu'ils lancèrent l'appât dans la cour de la ferme. Le chien survint, happa la viande et les garnements mirent le feu à la mèche. Le dogue sauta : le paysan accourut et comprit; il s'écria en ramassant les restes de l'animal : „ Il ne nuira plus à personne, en tant que chien ! " Et Lincoln conclut en disant : „ Je pense que les forces de Pemberton ne feront plus jamais de mal en tant qu'armée! " Les mécontents avaient compris.
D'autres quémandeurs réclamaient aussi l'éloignement d'Ulysse Grant. Le président leur répondait : „ Je ne puis 3' consentir : il combat ".
Les jaloux perdirent leur temps. Grant fut promu au grade de major-général et, le i6 juillet, il était placé à la tète des armées de l'Ouest. Son nom devint populaire dans toute l'Union et allait le devenir plus encore. Sorti de l'école de West-Point, il était entré à l'armée sans que personne y prît garde ; Lincoln ne l'avait encore jamais vu; il n'était membre d'aucun parti et aucun ne le récla- mait ; personne ne le soutenait auprès du gouvernement. Sa bravoure lui donna ses grades et sa ténacité couronnée de succès inspira confiance. On admira la crânerie de sa réponse au commandant du fort Donelson qui lui deman- dait les conditions de la capitulation : „ Pas de condi- tion. Rendez-vous sans autre et immédiatement ! " Le 10 juillet 1863, Lincoln lui écrivit une lettre où il lui dit sa vive reconnaissance pour les services inestimables qu'il avait rendus à la nation. Le président lui rappela un ordre qu'il avait envoyé concernant la prise de Vicksbourg et que Grant n'avait pas suivi : „ Je croyais que vous aviez commis une erreur, mais j'avoue que vous aviez raison et que j'avais tort".
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La conscription, empêchée par les agissements des démo- crates de la paix, n'avait pas, pu s'effectuer dans tous les Etats. Il fallait néanmoins combler les vides faits par les dernières batailles. Comptant sur le patriotisme exalté des citoyens, le gouvernement ordonna pour le 11 juillet les derniers tirages au sort. Les Copperheads en profi- tèrent pour tenter une nouvelle vengeance dans les gran- des villes de l'Est et du Nord et surtout à New- York. En cette ville, la populace ameutée envahit les locaux de recru- tement, détruisit les listes et incendia les maisons. Les for- cenés, soi-disant des pauvres qui ne voulaient pas prendre les armes et ne pouvaient payer trois cents dollars, enva- hirent la ville et saccagèrent toutes les propriétés des gens dévoués au gouvernement. Ils démolirent même et • brû- lèrent des asiles qui abritaient des enfants nègres.
L'insurrection dura plusieurs jours. La police, tôt dé- bordée et mal dirigée par des autorités à demi complices, fut impuissante à rétablir l'ordre. Les mutins ne rentrèrent chez eux qu'à l'arrivée de troupes envoyées des garnisons voisines. En d'autres villes, le tirage au sort fut contrarié par les mêmes bagarres, moins violentes cependant. A la fin, tous les Etats participèrent à la conscription.
Les hostilités se poursuivirent ici et là, avec des chances diverses, dans l'Ohio, l'Indiana, la Louisiane, l'Arkansas et jusque dans les régions habitées par les Peaux-Rouges soulevés en faveur du Sud contre les Fédéraux. En août, le fort Sumter, en face de Charleston, fut attaqué pour la seconde fois par une flottille du Nord qui y lança plus de cinq mille projectiles et qui le ruina à moitié.
La conscription n'ayant pas donné suffisamment de soldats et les licenciements ayant été nombreux, le gou- vernement fut obligé de faire appel, le 17 octobre, à 300000 volontaires. Puis il se procura de nouvelles res- sources financières ; la situation devenait difficile : l'indus- trie et l'agriculture, privées d'ouvriers, offraient des salaires très élevés : plus d'un soldat enrôlé déserta pour aller gagner davantage que sous les drapeaux oîi pourtant la
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solde était très haute. Pour retenir les troupiers, on dut les payer davantage et les frais journaliers de la guerre augmentèrent d'autant.
Un mois plus tard, le 19 novembre, il se passa à Gettys- bourg un événement considérable. Un certain nombre d'Etats avaient décidé d'élever un monument sur la terre où reposaient les trois mille braves morts pour la patrie. Edouard Everett, président du collège de Harvard, devait prononcer un grand discours et Lincoln, comme chef du gouvernement, fut invité à consacrer spécialement ce champ de repos.
Everett avait fait par avance imprimer son très long dis- cours dans le supplément d'un journal de Boston et il en avait envoyé un exemplaire au président afin que celui-ci pût prendre connaissance des idées essentielles déve- loppées dans ces nombreuses pages. Quand il le reçut, Lincoln ne put s'empêcher de rappeler certain passage d'un autre orateur : „ Homme solide de Boston, ne fais pas- une oraison trop longue! " Les paroles que Lincoln allait prononcer n'étaient ni imprimées ni même entièrement ré- digées.
En se rendant au cimetière, il rencontra un vieillard qui avait perdu son fils unique dans la bataille et qui allait voir les lieux où son sang avait coulé. Lincoln lui dit : „ Vous avez été appelé à faire un terrible sacrifice pour l'Union et je crains qu'une visite en ces lieux ne rouvre les blessures de votre cœur. Mais, ô mon cher monsieur, si nous sommes parvenus au terme de semblables sacrifices et s'il ne nous reste plus qu'à poser des guirlandes sur les tombes de ceux qui ne sont plus, nous pouvons être reconnais- sants même au milieu de nos larmes ; mais quand je songe aux vies qu'il faudra encore sacrifier et aux foyers qui seront encore désolés avant que cette guerre finisse, je sens mon cœur s'alourdir comme du plomb et sombrer dans une profonde amertume".
Un peu plus loin, une charmante jeune fille tendit à Lin- coln un bouquet de roses. 11 prit les fleurs, se pencha vers
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l'enfant et l'embrassa en lui disant : „ Vous êtes vous- même un doux et jeune bouton de rose. J'espère qu'il s'ouvrira pour vous, dans votre vie, en beauté et en bonté perpétuelles ".
Sur le champ de bataille, cent mille personnes se pres- saient autour de la tribune. Everett fit son discours qui dura deux heures. On admira sa belle tenue, sa langue châtiée, sa classique envolée.
Puis Lincoln prononça son allocution et cela ne dura que quelques minutes, mais l'effet qu'elle produisit fut considérable ; elle en fit encore plus lorsqu'on put la lire dans les journaux. 11 dit :
„ Voici quatre vingt-sept ans que nos pères ont fondé sur ce continent une nation nouvelle, conçue dans la liberté et dédiée au principe de l'égalité pour tous.
„ Maintenant nous sommes engagés dans une guerre civile qui montrera si cette nation ou toute autre nation ainsi édifiée et consacrée peut vivre longtemps. Nous sommes réunis sur l'un des grands champs de bataille de cette guerre pour en dédier une partie à ceux qui repo- sent ici et qui ont donné leur vie pour que cette nation puisse vivre. C'est bien, c'est bon ce que nous faisons là.
„ Mais, dans un sens plus large, nous ne pouvons pas vouer ce sol à leur mémoire, car, vivants ou morts, les braves qui ont combattu ici l'ont consacré d'une façon bien plus complète que nous ne pouvons le faire. Le monde remarquera peu et ne se rappellera pas longtemps ce que nous disons ici, mais l'histoire n'oubliera jamais ce qu'ils ont accompli en ces mêmes lieux. C'est plutôt à nous, les vivants, à nous consacrer à l'œuvre qu'ils ont si noblement commencée et qu'il nous reste à achever. Vouons-nous à cette tâche ; apprenons de ces morts vénérés à augmenter notre dévouement à la cause pour laquelle ils ont donné toute la mesure de leur dévouement. Jurons ici solennelle- ment que les morts n'auront pas donné leur sang en vain ; jurons que cette nation, sous le regard de Dieu, naîtra de
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nouveau pour la liberté et que ce gouvernement du peuple parle peuple etpour le peuple subsistera Jusqu'à l'éternité ! "
Certainement, Lincoln se trompait quand il disait que l'humanité ne se souviendrait pas des paroles prononcées à Gettysbourg le 19 novembre i863. Il est possible qu'on ne lise plus la longue harangue de Everett ; celle de Lin- coln n'est point tombée dans l'oubli. Aujourd'hui encore, des milliers d'écoliers et de collégiens l'apprennent, la comprennent et la récitent avec conviction dans les écoles américaines. 11 en sera toujours ainsi ; elle le mérite. Elle est un pur joyau de la plus généreuse éloquence patrioti- que. Dans sa forme concise et dans ses belles idées, elle renferme tous les devoirs du bon citoyen. Lincoln ne flatte pas ses auditeurs ; il ne les remercie pas d'être venus là apporter leur salut aux héros couchés dans la tombe ; il ne s'arrête pas à l'idée fort louable sans doute qu'ont eue les Etats de conserver à la nation ce glorieux champ de repos. Cela, pour lui, n'est que superficiel ; il voit plus loin, plus profond ; il veut que les leçons du passé servent à l'éclo- sion des grandes idées de l'avenir. 11 invite ses concitoyens à boire à la source même de l'énergique patriotisme et de l'intense dévouement.
Parmi les paroles d'Abraham Lincoln, il en est peu qui marquent mieux la grandeur de son caractère et la perfec- tion de son idéal.
A la fin de la cérémonie, Everett complimenta le prési- dent en lui disant : „ Je suis heureux de pouvoir me vanter d'avoir, après deux heures d'effort, approché de si près l'idée centrale que vous avez développée en deux minu- tes ". C'était un éloge à double destination. Seward fut dé- contenancé; il déclara que ce discours si bref n'était pas digne de l'orateur et qu'il en était peiné pour lui. Stanton au contraire, ne se laissa pas éblouir par l'élégance et la perfection littéraire du discours d'Everett, mais il apprécia pleinement celui de Lincoln „ qui restera gravé dans toutes les mémoires aussi longtemps que la langue anglaise exis- tera ".
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Abraham Lincoln se promena longtemps sur le champ de bataille et s'y livra à de profondes méditations sur la mort et l'éternité. Ces pensées l'avaient hanté dès sa tendre jeunesse, lorsqu'il avait vu s'éteindre sa mère et sa sœur et Anna Rutledge. A Gettysbourg, plus meurtri par la vie, responsable non plus de lui-même, mais de tout un peuple, l'homme s'était senti plus petit, plus frêle et s'était approché de Dieu plus près encore. Il s'était rappelé le vœu qu'il avait prononcé à genoux, et, loyal et humble, il était prêt à remplir sa promesse. Il put en toute sincérité déclarer que depuis ce jour il fut vraiment chrétien et qu'aupara- vant il ne l'était pas encore. Et pourtant, jusque-là, nous avons pu admirer la beauté et la droiture de ses senti- ments religieux. Dans ce domaine, le mieux n'était pas pour lui l'ennemi du bien.
Quelques jours après la solennité de Gettysbourg, le 24 novembre, les populations du Nord manifestèrent leur reconnaissance en une journée d'actions de grâces. Voici comment Lincoln l'ordonna : „ L'année qui va finir a été remarquablement bénie en fruits de la terre, en jours apportant la santé. A ces bienfaits, dont nous oublions souvent la source, d'autres bienfaits se sont ajoutés qui ne pourraient pas ne pas toucher le cœur même le plus fermé, d'ordinaire, à la reconnaissance envers notre Dieu tout-puissant.... Les forces dépensées pour la dé- fense du pays n'ont arrêté ni la charrue, ni le vaisseau marchand. La hache du pionnier a continué d'élargir nos terres habitées. Notre population, malgré ce qu'en ont dévoré les camps, les sièges, les champs de bataille, a con- tinué de s'accroître et le pays, en somme, a senti grandir sans cesse son énergie... Aucun conseil humain n'a orga- nisé ces grandes choses ; aucune main humaine ne les a faites ; ce sont les dons du Très-Haut, notre Dieu, qui, en même temps qu'il nous envoyait l'angoisse en punition de nos péchés, se souvenait de sa miséricorde.... Voilà ce qu'il m'a paru bon que le peuple américain reconnût solennellement d'un cœur et d'une voix. Et tout en offrant
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à Dieu l'hommage de leur gratitude, que les cit03'ens n'ou- blient pas de lui offrir leur humble pénitence pour tous les péchés delà nation, de recommander h ses soins les orphe- lins, les veuves, tous ceux qui sont dans le deuil, tous ceux qui souffrent de la lamentable querelle dans laquelle nous sommes engagés. Qu'ils implorent avec ferveur sa main toute-puissante, afin qu'elle panse nos blessures, et que» aussitôt que le permettront les desseins de la Providence» il nous rende à la paix, à la concorde, à l'harmonie ! "
Le jour où le peuple assemblé dans les éghses offrait sa reconnaissance à l'Eternel, le général Grant remportait une brillante victoire à Chattanooga ; puis les hostilités cessèrent à l'entrée de l'hiver. Le Congrès se réunit en décembre et le président y lut un message moins pessi- miste que celui de l'année précédente; il y montra que l'abolition de l'esclavage avait servi la cause nationale ; les Etats neutres reeherchaient les moyens de s'affranchir; il n'y avait pas eu de révolte parmi les nègres qui avaient d'ailleurs servi fidèlement sous les drapeaux de l'Union. Le Sud avait reçu de mortels assauts et sa puissance chan- celait. Dans le but de mettre fin à la lutte, Lincoln lança une proclamation par laquelle il offrait l'amnistie à quicon- que poserait les armes dans le camp des rebelles et rede- viendrait un fidèle soutien de l'Union.
Ulysse Grant, qui s'était couvert de lauriers sur les champs de bataille, fut comblé d'honneurs par ses conci- toyens. Le 8 décembre, Lincoln lui exprima par lettre sa profonde gratitude ; le 17, le Congrès lui vota des remer- ciements nationaux accompagnés d'une médaille portant le nom de ses victoires. D'autres législatures et de nom- breuses sociétés tinrent à lui manifester leur admiration par des cadeaux et des nominations flatteuses. Enfin, le Congrès, après de longues discussions , accorda à Grant, le 2 mars 1864, le titre de lieutenant-général et comman- dant en chef de toutes les forces des Etats-Unis, grade qu'aucun citoyen, sauf Scott et Mac Clellan, partiellement, n'avait porté depuis Georges Washington.
184 CHAPITRE XVI
Cet honneur suprême, qui faisait de Grant presque l'égal de Lincoln, ne lui fut plus contesté. Il sut le mériter. Le président déclara qu'au temps des autres généraux, on ne dormait pas à Washington où l'on craignait l'invasion des Sudistes, la capture du Capitole et la reconnaissance de la Confédération par les puissances. Grant avait rendu con- fiance à tous. „ Il combat ", avait dit Lincoln. Il lui appar- tenait d'assurer le triomphe définitif de la bonne cause.
XVII Réélu.
L'année 1864 replongea les Etats demeurés fidèles à l'Union dans la fièvre des élections présidentielles qui allaient donner au peuple l'occasion de dire s'il voulait la poursuite de la guerre ou la conclusion de la paix, s'il approuvait ou condamnait tout le labeur de Lincoln.
Si les trois premières années de la présidence se fussent écoulées dans la paix, si l'horizon fût demeuré calme, si le pays n''eût pas été divisé, s'il ne se fût pas agi de faire prévaloir une idée aussi humanitaire que celle de l'aboli- tion, il est certain que Lincoln décliné toute réélection. Il serait retourné à Springfield où il aurait pratiqué dans la modestie sa profession d'avocat, heureux d'avoir accompli son devoir à la tête du gouvernement, heureux plus encore de rentrer dans le rang et dans l'oubli, loin des amères et stériles compétitions politiques.
Mais son élection avait été un signe des temps. Il était venu à l'heure fixée par la Providence pour mener la croi- sade contre l'esclavage et il ne l'avait pas encore achevée. Sa vie ne lui appartenait pas; il n'était pas libre de rentrer dans son foyer. Toujours humble, mais connaissant bien les hommes et la situation de son pays, il sentait que, pour faire prévaloir son programme salutaire, il devait demeu- rer à la barre du gouvernail. Ce désir était absolument désintéressé; il ne s'y mêlait aucun orgueil personnel, aucun égoïsme.
Tout homme se remplace, dit-on, mais il aurait été très difficile de trouver aux Etats-Unis un citoyen énergique, probe et prudent qui eût réalisé pour le bien du pays les grands desseins de Lincoln. Les républicains essayèrent
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de chercher ce citoyen pour le mettre à la place du bûcheron de la Sangamon ; au printemps, ils s'écriaient : „N'importe qui, mais pas Lincoln ! "
En juin, les républicains avancés et les radicaux se réuni- rent à Cleveland, Ohio. C'étaient, pour la plupart, des citoyens d'origine allemande qui désiraient l'abolition immédiate et brutale de l'esclavage. Leur candidat était le général Fremont, celui dont Lincoln dut corriger et atté- nuer l'imprudente proclamation. Officier privé de son commandement, il ne cessait de critiquer les actes du gouvernement dont il dénonçait „ l'imbécile et hésitante politique dans la conduite de la guerre." Déjà en 1860, ses partisans avaient publié „ qu'une livre de Lincoln ne valait pas plus qu'une once de Frémont! "
Quand on vint annoncer à Lincoln le résultat de cette convention qui avait groupé quatre cents citoyens, il prit sa Bible qui était toujours sur sa table de travail, il l'ouvrit au premier livre de Samuel, au chapitre XXII, et lut le deuxième verset: „Et tous ceux qui étaient mal dans leurs affaires, et tous ceux qui avaient des créanciers, et tous ceux qui avaient le coeur plein d'amertume, s'assemblèrent vers lui (David) et il fut leur chef; il y eut ainsi environ quatre cents hommes." Ce n'était qu'une malicieuse allu- sion au complot de la caverne d'Adullam ; elle devait avoir plus de valeur aux yeux des radicaux — qui durent s'en vanter — qu'à ceux des républicains modérés : Lincoln ne fut pas un Saiil, ni Fremont un David.
Cette candidature n'effraya point le président. Il fut davantage obsédé par celle d'Ulysse Grant, chaudement appuyée par une majorité de républicains, par le Neiv- York Herald, journal très puissant dans le Nord, et par l'Etat de Missouri où le brave officier avait remporté ses premières victoires.
Pourquoi craignait-il Grant? Etait-ce, comme l'a rapporté un de ses contemporains, simple rivalité, si commune au cœur de l'homme? Etait-ce que la tarentule présidentielle avait si bien mordu Lincoln qu'il ne pouvait plus s'endébar-
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rasser,et qu'elle allait tuer en lui tout autre sentiment? Non pas. Lincoln avait trouvé en Ulysse Grant le soldat éner- gique qui, en dehors de toute coterie politique, s'apprêtait à dompter la rébellion. Elu président, le général fût devenu sans doute le jouet des partis et n'eût certainement pas rendu à son pays les mêmes services qu'à la tète de ses troupes.
Ulysse Grant eut d'ailleurs la sagesse de renoncer à toute candidature. Il le fit savoir par télégramme d'une façon très catégorique. Il estimait son président et le regar- dait comme le plus grand citoyen qu'il eût jamais ren- contré; il eut la délicatesse de ne point briguer l'honneur qui, selon lui, revenait à son chef seul. De plus, il ne vou- lait pas que ses victoires fussent utilisées dans un but de réclame électorale. Enfin, les expériences de Mac Clellan l'avaient rendu prudent.
Quand Lincoln apprit que son général refusait la candi- dature, il se sentit soulagé d'un grand poids. Mais il avait encore un rival au sein même de son cabinet : Chase, ministre des Finances, dont les idées républicaines étaient aussi avancées que celles de Fremont.
Lincoln ne redoutait pas ce citoyen. Il l'avait laissé courir son aventure électorale, comme c'était son devoir; il était assez impartial et logique pour permettre à l'un de ses subordonnés d'envier sa place et de le dire. Ayant remarqué que cette ambition avait décuplé l'énergie et le zèle de Chase, Lincoln racontait à cette occasion une his- toire de sa jeunesse: „ Je labourais avec mon frère Johnston; il tenait les cornes de la charrue et conduisait le cheval. L'animal devint soudain fougueux, intraitable; je ne savais comment le maintenir, lorsque j'aperçus un gros taon qui le piquait. Je tuai l'insecte. Alors Johnston me fit des reproches, disant que c'était le taon qui faisait marcher le cheval. Eh bien, la tarentule présidentielle pique M. Chase; je ne la tuerai pas si elle fait aller son département! "
Chase intrigua longtemps; on l'accusa, mais à tort, d'employer les deniers de l'Etat pour soutenir sa cam-
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pagne. Il tint bon jusqu'au moment où il vit son propre Etat, rOhio, recommander la nomination de Lincoln. En juin, la situation financière étant fort mauvaise, Chase proposa au Congrès un bill contre les agioteurs; ce bill fut repoussé et son auteur démissionna. Toujours généreux, Lincoln le nomma chef de la justice, président de la Cour Suprême des Etats-Unis. Alors, en bon républicain, il joignit ses efforts à ceux des chefs de la campagne et pa3^a de sa personne pour faire aboutir la réélection du président.
Un matin de mai, Lincoln regardait par l'une des fenê- tres de la Maison-Blanche les lilas fleuris dans le parc. Un jeune officier se présenta; le président lui tint la main dans les deux siennes, — un geste qui lui était familier — et, comme il venait d'apprendre avec certitude que Chase, Fremont et d'autres ne réussiraient pas à imposer leur candidature, il dit à l'officier : „ C'est aujourd'hui le plus beau jour de ma vie, car je ne doute plus de l'unanimité du peuple à vouloir que je termine la grande tâche que j'ai entreprise. "
Les bons mots et les gaies histoires de Lincoln furent exploités à double fin par les journaux du pays. U Evening Post en publia toute une série afin de montrer quelle était la philosophie du président et pour le rendre encore plus populaire. Le Herald les reproduisit dans le but de ridicu- liser leur auteur, disant qu'un homme qui s'amusait à de semblables billevesées n'était pas qualifié pour veiller aux destinées d'un grand pays. Or, il arriva que les lecteurs du Herald comprirent ces anecdotes de la même façon que ceux de V Evening Post et que ces anecdotes partout colportées contribuèrent au succès des républicains. L'une d'elles, en particulier, eut le don de plaire. Lincoln, en se rappelant certains de ses voyages à travers forêts vierges et larges rivières, avait dit que l'on n'avait pas coutume de changer les chevaux de la voiture quand on était au mi- lieu du fleuve, par quoi il faisait entendre qu'il ne serait pas prudent que le pays se donnât un autre gouverne- ment au sein de la tourmente. Cette heureuse comparaison
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joua le même rôle que les célèbres pieux de la Sangamon aux conventions de Décatur et de Chicago, quatre ans au- paravant. Partout et à tout propos on répétait : „ Don't swap horses — Ne dételez pas les chevaux ! "
La convention républicaine se réunit à Baltimore, en juin. La candidature de Lincoln fut présentée et soutenue par trente Etats et territoires. Seul le Missouri proposa Ulysse Grant, mais au second tour, il se rallia à la majorité. On nomma vice-président André Johnson, du Tennessee. Fils de ses œuvres, cet ancien tailleur s'était élevé à de hautes charges dans la magistrature et, à ce moment, était gouverneur militaire. De plus, c'était un démocrate, un homme du Sud ; en l'élevant au pouvoir, les républicains signifiaient à leurs adversaires qu'ils désiraient une récon- ciliation.
Les démocrates étaient très divisés. Ils cherchèrent longtemps leur homme et ne tinrent leur convention qu'à la fin d'août, à Chicago. Le général Mac Clellan devint leur candidat ; à ce démocrate de la guerre qui ne voulait que sauver l'Union sans se soucier de l'esclavage, on as- socia, pour la vice-présidence, le citoyen Pendleton, un démocrate de la paix, un Copperhead qui ne désirait la paix qu'en faveur des esclavagistes.
Pendant la canpagne électorale, Stanton reçut une ma- gistrale leçon de tolérance politique. Andrews, un officier démocrate qui remplissait une fonction importante dans l'administration, assista un soir à une assemblée électorale de son parti. Invité à prendre la parole, il déclara qu'il vo- terait pour Mac Clellan. Le lendemain, Stanton le révoqua sans indiquer de motifs. Andrews pria un député de le défendre auprès du président. Lincoln ne savait rien de l'aflaire; quand il eut entendu le récit des motifs certai- nement invoqués par le secrétaire de la guerre, il ajouta : „ Bien, ce n'est pas une raison. Andrews a autant le droit de tenir à son parti, s'il le désire, que Stanton de re- noncer au sien. Si je devais révoquer tous mes gé- néraux qui ont affiché leurs opinions démocratiques, il y
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aurait des vides regrettables dans le corps des officiers. Non, quand un soldat remplit complètement et fidèlement ses devoirs militaires, il peut ordonner ses convictions po- litiques comme il l'entend : cela ne nous regarde pas plus que ses croyances religieuses. Dites à cet officier qu'il peut retourner à son poste et que si, Stanton n'a pas d'au- tres raisons pour le renvoyer que le fait d'être suspect, je ne puis pas approuver la révocation. Voter pour Mac Clel- lan, ce n'est pas violer les lois militaires ; il s'agit d'une question de préférence entre lui et moi : je suis le plus long, mais il a plus de prestance ! »
Cette franche déclaration de tolérance, qui se termine par une boutade non moins franche, montre que Lincoln était plus et mieux qu'un politicien aux idées étroites et intéressées. Il respectait toutes les convictions par amour de l'équité et non point pour plaire avec intention au parti adverse.
Ce dernier était seul capable de faire échouer la réé- lection de Lincoln. Les chances augmentaient ou dimi- nuaient pour l'un ou l'autre parti selon que les nouvelles de la guerre étaient favorables ou non à l'Union. Les dé' mocrates profitèrent de tous les revers des Fédéraux pour attirer à eux tous les mécontents. Parfois, l'avenir devenait incertain ou franchement mauvais pour le gouvernement. 11 arriva même à Lincoln, le 28 août, d'écrire ses pensées à ce sujet : il augura qu'il ne serait pas réélu et qu'il faudrait sauver l'Union avant que le président élu entrât à la Mai- son-Blanche.
Grant savait et comprenait que Lincoln et le gouverne- ment avaient mis tout leur espoir en lui. Le sort de son chef, la régénération de l'Union, l'affranchissement de millions de nègres, la paix et la prospérité durables de son pays, il tenait tout cela au bout de son épée. Cette épée était vaillante, fidèle et noble. Pour la bonne cause, elle doublera et triplera ses coups.
En automne t863, le président avait appelé 500 000 nou- veaux volontaires ; en mars 1864, il en demanda 200 oco
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autres. Mais les drapeaux de l'Union ne flottaient pas sur autant de tètes. Il y avait des déserteurs, des non valeurs^ des hommes employés dans les services accessoires, de telle façon que Grant ne commandait qu'à environ 600000 soldats portant les armes.
Le plan du lieutenant-général prévoyait deux attaques l'une contre Richmond dont il se chargeait plus spéciale- ment, l'autre sur Adanta dans le nord de la Géorgie : il la confia au général Sherman.
Autour de Richmond, Grant livra , du 5 au 7 mai, plu- sieurs batailles peu décisives. Affaibli mais non point déses- péré, Lee se retira vers la capitale confédérée. Les Unio- nistes avaient perdu environ 50 000 soldats. De plus, le général sudiste Earl}' fit un raid vers le nord, brûla une ville en Pennsylvanie et menaça sérieusement Washington. Ce fut un temps de forte dépression morale pour les ci- toyens du Nord. Lincoln, en particulier, était torturé, brisé. Le peuple attendait des victoires et la fin de la guerre, et il ne pouvait lui annoncer que de nouveaux deuils. En juillet, il ordonna la mise sur pied d'un demi-million de sol- dats. Chose curieuse : en d'autres temps, on l'eût accusé de vouloir à tout prix le succès de ses armées pour assu- rer son élection ; mais le pays était las de ces levées de troupes si fréquentes, et les amis du président lui décon- seillaient ce dernier appel qui nuirait à sa candidature. Mais il répondait qu'en agissant ainsi il songeait uniquement à l'Union et non point à ses avantages personnels.
Lorsque Chicago, qui avait déjà envoyé 22000 hommes, apprit qu'on lui en réclamait encore six mille, les citoyens se révoltèrent et envoyèrent trois députés à Washington pour plaider leur cause. Ni Stanton ni Lincoln ne voulu- rent diminuer la réquisition. Lincoln parla même durement aux délégués : „ Messieurs, après Boston, Chicago a été la principale ville qui ait poussé à la guerre. Vous avez appelé la guerre jusqu'à ce que nous l'ayons eue. Vous avez demandé l'émancipation, et je vous l'ai donnée. Quels qu'aient été vos désirs, ils ont été exaucés. Mainte-
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nant, vous venez mendier la faveur de ne point participer à renvoi de nouveaux contingents dont j'ai besoin pour achever la guerre que vous avez voulue. Vous devriez être honteux de vous-mêmes. Je suis en droit d'attendre mieux de vous. Rentrez à vos foyers et fournissez les six mille hommes qu'on exige de votre ville." Les pauvres dé- légués n'insistèrent pas ; ils comprirent quels étaient leurs torts et se retirèrent, ahuris comme si on les eût fouettés. De juillet à octobre, Grant entreprit le siège de Peters- bourg, au sud de Richmond ; il y subit une défaite le 30 juillet. Mais tôt après, le 5 août, Farragut s'empara du port de Mobile, dans l'Alabama ; Sherman prit Atlanta, le 2 septembre ; Sheridan gagna la bataille de Winchester, en Virginie, le 9, et celle de Cedar Creek le 19 octobre. En outre, quelques engagements entre navires ennemis dans les rades de Bahia, au Brésil, et de Cherbourg, en France, tournèrent à l'avantage de l'Union.
Ces victoires sur terre et sur mer ranimèrent le courage du Nord. La confiance revint et il ne se trouva plus per- sonne parmi les sénateurs et les députés pour réclamer non seulement la non réélection, mais aussi la démission de Lincoln, comme ils l'avaient fait durant l'été en lui dé- clarant qu'il manquait des connaissances pratiques que réclamait son importante charge.
Ainsi exalté, le peuple se rendit aux urnes, le 8 no- vembre. Il y déposa 2 216 067 bulletins favorables à Abraham Lincoln et i 808 725 pour Mac Clellan ; les délé- gués des Etats s'étaient trouvés 212 pour le premier et 21 pour le second. Lincoln avait conquis la confiance de tous les Etats sauf trois, New- Jersey, Delaware et Kentucky, et ob- tenu une majorité de plus de 400 000 voix. Le peuple venait de lui dire clairement: „ Poursuis ton œuvre, je suis avec toi ! " Lincoln passa une partie de la nuit du 8 novembre dans le bureau du télégraphe, occupé à lire, en attendant les dépêches, les pages d'un humoriste cé- lèbre en ce temps-là. Vers deux heures du matin, quand il fut certain de son élection, il regagna la Maison-Blanche et
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y trouva, dans son appartement, un groupe de Pennsylva- niens venus pour lui faire une sérénade. Il leur tint un petit discours où il dit entre autres : « Si je connais bien mon cœur, ma reconnaissance n'est entachée par aucune sensation d'un triomphe personnel. Je n'ai aucun plaisir à l'emporter sur n'importe qui, mais je remercie le Tout- Puissant qui a voulu que le peuple se prononce résolument pour le maintien d'un gouvernement libre et des droits de l'humanité. »
Ulysse Grant complimenta le président en ces termes : « Votre réélection est une victoire qui a plus d'importance pour le pays qu'une bataille gagnée ».
Cette parole était profondément vraie. Le 8 novembre fit comprendre aux Sudistes que les Fédérés étaient prêts à tous les sacrifices pour anéantir la révolte et déraciner l'esclavage. Jefferson Davis, ses ministres et ses généraux connaissaient certainement l'état des esprits dans le Nord, mais ils s'aveuglèrent eux-mêmes et trompèrent leurs con- citoyens. Le 8 novembre, un message présidentiel lu au congrès de Richmond dépeignait la situation tout en rose « malgré quelques revers ». Quand les soldats du Sud apprirent l'élection de Lincoln, alors qu'on leur avait parlé du succès certain de Mac Clellan, ils crièrent à la trahison de leurs chefs, perdirent courage et désertèrent en foule. C'est alors que Davis appela 40000 nègres sous les armes en leur promettant pour plus tard l'aftVanchissement.
La fin de l'année apporta de nouvelles victoires unio- nistes. Le général Thomas gagna la bataille de Nashville, les 15 et 16 décembre; Sherman, après une marche réussie à travers la Géorgie, s'empara de Savannah sur l'Adanti- que, le 21 décembre; il avait perdu à peine un millier d'hommes et conquis un magnifique butin. Le 22, Lincoln reçut la dépêche suivante :
« Permettez-moi de vous offrir, comme cadeau de Noël, la ville de Savannah, avec 167 canons, beaucoup de muni- tions et trente-cinq mille balles de coton.
» Sherman, major- général ».
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D'autres avantages de moindre importance achevèrent de prouver aux citoyens du Nord qu'ils avaient eu raison de ne pas changer de chevaux au sein de la mêlée. Le Sud désemparé n'avait plus l'énergie des premiers jours et n'allait continuer la lutte que pour sauver l'honneur du drapeau. Jefferson Davis et les ministres firent une nou- velle tentative à Washington pour hâter la fin de la guerre: feignant de vouloir discuter les conditions d'un traité de paix, ils décidèrent le gouvernement fédéral à accepter une entrevue qui eut lieu à Hampton-Roads, le 3 février 1865, dans le salon d'un bateau de l'Union. Stephens, le vice- président sudiste, et deux de ses collègues représentaient le cabinet de Richmond, et Lincoln et Seward celui de Washington.
L'entretien fut d'abord très cordial. On se rappela cer- tains souvenirs d'avant la guerre avec une aménité toute fraternelle. Quand on vint à parler de la paix, Stephens démasqua les intentions du Sud et réclama des Etats-Unis du Nord la reconnaissance de la Confédération du Sud et de Jefferson Davis comme son président. Lincoln, désap- pointé, déclara qu'il avait plusieurs fois déjà fait connaître son opinion à ce sujet et qu'il n'en avait pas changé, ne pouvant admettre qu'il y eût deux gouvernements^ deux nations, sur les rives du Mississipi et de l'Atlantique. 11 ne reconnaissait donc pas Stephens et les siens comme les représentants d'un peuple indépendant.
L'un des Confédérés lui fit alors remarquer que Char- les I", roi de Grande-Bretagne, avait bien consenti à traiter avec les délégués de Tarmée parlementaire qui lui faisait la guerre. Lincoln répondit alors: « Je n'ai pas la préten- tion de savoir l'histoire anglaise. Pour cela, adressez-vous à Seward. Je ne me souviens que d'une chose, c'est que, dans cette affaire, Charles L"" eut la tête coupée. »
La conférence de Hampton-Roads échoua. En rentrant à Washington, Lincoln proposa à ses ministres une me- sure propre à ramener les rebelles dans le droit chemin. Il demandait que le congrès fût appelé à voter une dépense
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de 400 millions de dollars qui servirait à indemniser les Etats du Sud pour la libération de leurs esclaves, si ces Etats s'engageaient à poser les armes avant le i" avril. Ses ministres s'opposèrent à l'envoi de ce message. Lincoln n'insista pas, mais il leur dit : « Combien de temps durera encore cette guerre? Une centaine de jours, Je pense. Elle coûte maintenant quatre millions de dollars par jour. Ci, quatre cents millions, sans compter les pertes de vies hu- maines et autres dommages. Vous ne voulez pas entrer dans mes vues: je ne veux pas plus longtemps vous les imposer »,
La guerre dura près de cent jours encore et coûta une somme double, dans le Nord et dans le Sud. Pour avoir la paix, Lincoln eût préféré faire ce dernier sacrifice d'ar- gent qui aurait, peut-être, terminé la lutte et épargné de nouveaux deuils.
Quelques jours avant la conférence de Hampton-Roads, Lincoln avait éprouvé une des grandes joies de sa vie. Le i*'"' janvier 1863,11 avait théoriquement aboli l'esclavage dans tous les Etats ; sa proclamation devint efficace petit à petit, mais la Constitution qui ne l'approuvait pas en- core devait être modifiée. Le peuple réclamait depuis longtemps cet acte législatif; mais le peuple a des raisons que le gouvernement n'a pas. L'heure sonna enfin. Le 30 janvier 1865, le congrès adopta le treizième amendement à la Constitution, amendement qui abolit totalement et à perpétuité l'esclavage aux Etats-Unis. Le sénateur Sumner avait proposé le texte suivant: «Tous les habitants des Etats et des territoires sont égaux devant la loi, de telle sorte que l'un d'eux ne peut être l'esclave d'un autre». Lincoln préféra la forme suivante qui fut adoptée : « Ni esclavage ni aucune servitude forcée, si ce n'est pour la punition de crimes dont la preuve sera patente, ne peuvent exister dans toute l'étendue des Etats-Unis, ni en aucun lieu soumis à leur juridiction ».
C'était court et cela avait une si grande importance! C'était en somme le couronnement de toute la vie d'Abra-
196 CHAPITRE XVII
ham Lincoln, la réalisation de son désir le plus intime. Et sa reconnaissance débordait en pensant que, secouru par l'Eternel, il avait réussi à entraîner tout son peuple après lui pour monter à l'assaut de la plus grande iniquité qui ait souillé et désolé l'humanité. Par cet amendement, Lin- coln avait réintroduit dans les chartes de la nation ce qui en avait été supprimé pour satisfaire aux intérêts des esclavagistes. En eftet, une partie du texte de cet article est renfermée dans l'Ordonnance de 1787, que Lincoln li- sait et méditait, tout enfant, dans les solitudes de l'Ouest.
Le 3o janvier, au moment où le président de l'assemblée proclama le résultat de la votation,les députés et les séna- teurs poussèrent de frénétiques acclamations, puis leur émotion grandit: ils se serrèrent les mains, ils s'embras- sèrent, les larmes aux 3'eux, et au nom de Dieu ils unirent celui de Lincoln dont le sage patriotisme avait préparé ce grand jour.
Le même soir, le télégraphe apporta au président la joyeuse nouvelle que la législature de l'IUinois avait déjà approuvé le treizième amendement. Les siens, ceux qui l'avaient proclamé à Decatur le seul citoyen capable d'en- trer à la Maison-Blanche, l'avaient soutenu jusqu'au bout et avaient voulu être les premiers à appu3^er son œuvre humanitaire.
Fort de la droiture de sa conscience et de la con- fiance de ses concitoyens, il vit arriver avec sérénité la journée du 4 mars, où il allait être « inauguré» pour la se- conde fois. Ce jour-là, on ne craignit pas de complot et les mesures militaires ne furent pas si sévères que quatre ans auparavant. Cependant, un acteur excentrique, John Willkes Booth, essaya de s'approcher de Lincoln, mais il fut aussitôt repoussé par la police et l'on ne prit pas garde à cet incident.
Pour la première fois dans l'histoire des Etats-Unis, les nègres furent admis à participer officiellement à la céré- monie; un bataillon de noirs escorta le président, troupe
RÉÉLU 197
martiale et dévouée, heureuse et fière d'accompagner le libérateur de la race si longtemps opprimée.
Dans son discours, Lincoln déclara qu'il n'avait pas be- soin, comme le 4 mars 1861, d'exposer ses opinions. « Il y a quatre ans, toutes les pensées allaient anxieusement à la guerre civile qui nous menaçait. Tous la redoutaient. Tous cherchaient à la conjurer. Pendant que je prononçais, à cette place, mon adresse inaugurale, toute consacrée à la sauvegarde de l'Union sans la guerre, des agents insurgés étaient dans la ville et cherchaient à détruire cette Union sans recourir à la guerre, mais en poursuivant leurs négo- ciations. Les deux partis imploraient la guerre. Les uns voulaient se battre plutôt que de laisser survivre la nation, et les autres acceptaient la lutte plutôt que de lais- ser périr l'Union. Et la guerre vint.
»Un huitième de la population totale était formée d'es- claves habitant surtout le Sud. De puissants intérêts repo- saient sur ces esclaves. Tous savent que la défense de ces intérêts fut en somme la cause de la guerre. Pour perpétuer et renforcer ces intérêts, les insurgés voulurent déchirer l'Union, même avec les armes.
» Aucun des deux partis ne se doutait de la durée et de l'étendue de cette guerre. Aucun ne pensait que la cause pre- mière du conflit disparaîtrait même avant que le conflit fût apaisé. Chacun attendait un triomphe plus facile; personne n'espérait un résultat aussi important, aussi surprenant.
» Tous deux lisent la même Bible et prient le même Dieu et chacun l'invoque contre l'autre. Il peut sembler étrange qu'un homme demande l'aide d'un Dieu juste pour exiger que d'autres hommes lui procurent son pain à la sueur de leurs fronts. « Mais ne jugeons point ahn que nous ne soyons point jugés ». Ces prières ne pouvaient pas être également exaucées : Dieu n'a réalisé pleinement les vœux de personne. Le Tout-Puissant seul connaît ses des- seins. « Malheur au monde à cause des scandales ! Il est impossible qu'il n'y en ait pas, mais malheur à l'homme par qui le scandale arrive! »
198 CHAPITRE XVII
» Si nous admettons que l'esclavage américain a été un de ces scandales qui, selon la prescience de Dieu, doivent arriver, mais qui, après avoir duré tout le temps fixé par Lui, doivent disparaître par sa volonté ; si nous admettons que c'est Lui qui a infligé à la fois au Nord et au Sud cette terrible guerre, comme châtiment à ceux qui avaient pro- voqué le scandale, devons-nous supposer qu'il se soit écarté des plans divins que tout croyant a toujours attribués à un Dieu vivant?
» Nous espérons et nous demandons avec ferveur que ce terrible fléau de la guerre ne tarde pas à s'éloigner. Mais si c'est la volonté de Dieu que cette calamité dure jusqu'à l'anéantissement des biens amassés pendant deux siècles et demi par le travail obscur des esclaves ; s'il nous faut lutter jusqu'à ce que chaque goutte de sang qui a coulé sous le fouet soit payée par une autre goutte de sang cou- lant sous l'épée, — comme on disait il y a trois mille ans, — alors encore il faudra reconnaître que les jugements du Seigneur sont fidèles et justes.
» Sans malveillance envers personne, charitables envers tous, fermes dans la vérité telle que Dieu nous l'a ensei- gnée, efforçons-nous d'achever notre œuvre, de bander les plaies de la nation; pensons à celui qui a trouvé la mort dans les batailles; soulageons sa veuve et ses enfants; faisons tout ce qui pourra procurer et favoriser une paix juste et durable entre nous et avec toutes les nations. »
Ces paroles, nobles et profondes comme celles de Gettys- bourg, tombèrent sur la foule comme les bénédictions d'un prophète. Les uns applaudirent, d'autres pleurèrent. Pen- dant toute cette cérémonie, le ciel était demeuré maussade et il n'avait cessé de pleuvoir. Mais au moment où Lincoln se tourna vers Chase, le chef de la Justice, pour prêter ser- ment sur le Saint-Livre, les nuages s'entr'ouvrirent et le soleil jeta un rayon printanier au pied du Capitole.
XVIII Le père Abraham.
Pendant les quatre premières années de sa présidence, Lincoln ne s'accorda aucun repos. Le navire dont il ma- nœuvrait la barre voguait sur une mer sans cesse hou- leuse et souvent secouée par la bourrasque; son devoir le retenait sur le pont et il n'entendait céder à personne sa place. Dès le début de l'été, les gens aisés quittaient Was- hington, sa lourde chaleur et sa poussière; le président y restait.
A la vérité, sa famille s'installait au cottage de Soldier's House, à trois kilomètres de la ville ; il s'y rendait chaque soir et revenait chaque matin à la Maison-Blanche, escorté d'une trentaine de cavaliers. Il n'aimait guère cette escorte; elle le gênait, mais il la subissait par raison d'Etat, pour obéir à ses ministres. C'est que Soldier's House se trouva souvent à une portée de fusil des avant-gardes ennemies : un soir, une balle traversa le chapeau de Lincoln alors que celui-ci se promenait dans le voisinage du cottage.
Le long de la route qui conduisait à sa modeste rési- dence estivale, s'élevaient des infirmeries militaires qu^il visitait très souvent; à tout instant, il rencontrait des trou- pes de soldats qui le saluaient toujours avec respect.
En entrant à la Maison-Blanche, Abraham Lincoln ne renonça à aucune de ses habitudes de simplicité. Il ne fut pas comme tant d'autres magistrats qui, parvenus au faite des grandeurs, s'imaginent sortir d'une chrysalide pour devenir de brillants papillons. 11 eut conscience de son rang et le tint très honorablement. M'"'' Lincoln fut da- vantage éblouie par la réalisation de son rêve de jeune fille; elle n'eut pas de peine à se familiariser avec son nou
200 CHAPITRE XVIII
veau genre de vie et ne regretta pas autant que son mai-i la petite maison de Springfield. Dès les premiers jours, elle voulut avoir sa propre voiture; cela convenait à la -première femme du pa^'s». Lincoln pensait que ce n'était pas indispensable, mais il laissa son épouse agir à sa guise. On a dit qu'elle dépensait beaucoup ; c'est possible, mais il ne s'en soucia point et disait volontiers qu'elle savait ce qu'elle avait à faire.
Il demeura toujours frugal et se régala souvent des mets simples dont il s'était contenté dans sa jeunesse; il aimait surtout le lard. Levé de bonne heure, il faisait ordinaire- ment une promenade, puis il entrait dans son cabinet à huit heures et n'en sortait guère avant la nuit ; quelque- fois, nous l'avons déjà vu, il y travaillait pendant une partie de la veillée, sinon jusqu'à l'aube. Il lui arrivait d'oublier le moment des repas; sa femme et ses serviteurs durent alors prendre le soin de lui apporter le sien qu'il prenait à son pupitre, sans cesser de travailler. Lorsqu'il venait s'asseoir à la table de famille, ses préoccupations 1'}' suivaient; il ré- fléchissait et prenait des notes.
Les bals et les dîners de la présidence, donnés réguliè- rement, l'intéressaient peu. Il s'y rendait, par obligation... professionnelle, mais il était plus heureux quand il recevait un invité dans l'intimité. Les visiteurs qui ne le connais- saient pas redoutaient sa présence, mais ils étaient tôt conquis par sa grande affabilité, par sa patriarcale simpli- cité. Plus d'un de ses compagnons d'enfance et de pauvreté vint le trouvera la Maison-Blanche; ils prenaient des airs d'humble soumission comme en présence d'un monarque ; ils l'appelaient « Monsieur le président », mais lui, il leur disait : « Pour vous, je suis encore Lincoln ; l'étiquette n'existe pas entre nous. »
Dennis Hanks fut envoyé un jour à la Maison-Blanche par ses concitoyens de l'Illinois pour réclamer la liberté de l'un d'eux, impliqué dans l'aftaire des Copperheads. D'un trait de plume, Lincoln gracia tous ceux qui avaient refusé la Constitution, puis il passa avec son cousin quelques
LE PERE ABRAHAM 20I
doux moments en revivant par le souvenir les années d'au- trefois. Quant il partit, Hanks reçut du président une mon- tre gravée qu'il garda religieusement pendant le reste de sa vie.
Lincoln éprouva aussi un grand plaisir à revoir chez lui la famille du marchand de Springfield qui lui avait donné une place dans son lit et dans les combles de sa maison.
Un jour, il vit venir à lui un vieillard qu'il reconnut aus- sitôt. « Vous êtes John Brackenridge. J'avais coutume de parcourir trente-quatre milles en un jour pour vous enten- dre plaider à Booneville, et ce sont vos discours qui ont semé en moi le premier désir d'être un avocat. »
Cette bonhomie de bon aloi chassait toute contrainte dans l'entourage du président. Les serviteurs, tous parfai- tement dévoués, vivaient presque comme des membres de la famille. Un jour, l'un d'eux vint ouvrir la porte d'une salle où se tenait une importante conférence d'Etat et, s'adressant à Lincoln, il s'écria :
— Elle vous demande ! en parlant sans doute de M'"" Lin- coln.
— Oui, oui ! répondit le président, sans montrer le moin- dre étonnement.
Puis, la séance ayant duré plus longtemps, le domestique ouvrit une seconde fois la porte et insista:
— Je vous dis qu'elle vous demande !...
Un dimanche matin, un quémandeur vint à la Maison- Blanche. Il sonna. Personne ne répondit. Il entra néan- moins, parcourut des corridors, gravit des escaliers, cherchant vainement quelqu'un qui voulût bien l'annoncer. A la hn, il heurta à la porte du cabinet présidentiel ; il en- tra et s'excusa d'être là sans formalité. Lincoln lui expliqua que les domestiques étaient tous en congé ce madn-Ià.
Il détestait l'étiquette, mais s'y soumettait lorsqu'il le fal- lait: « Quand nous sommes avec des Romains, dit-il, nous devons faire comme les Romains. » Il ne détestait pas moins les habits de cérémonie; dès que sa journée officielle était terminée, il se mettait à l'aise, comme à Springfield;.
202 CHAPITRE XVIII
il enlevait ses bottes ou ses souliers et chaussait des pan- toufles ; il ôtait sa redingote et se vêtait d'une robe de chambre ou, pendant l'été, restait en manches de chemise. Dans la belle saison, on le rencontrait dans les rues de la ville vêtu d'un habit de toile qui avait perdu sa première fraîcheur; en hiver, quand il sortait, il jetait un châle gris sur ses épaules.
Comme aux jours lointains où, obscur bûcheron, il fen- dait du bois pour se procurer l'étoffe de ses pantalons, il continua à s'occuper un peu de ses vêtements; un gardien, qui veillait toujours à la porte de sa chambre à coucher, frappa certain matin et fut surpris, en ouvrant la porte, de voir le président des Etats-Unis, à demi vêtu, les pieds dans ses pantoufles et une aiguille à la main, recousant un bou- ton à ses culottes ! « Attendez une minute, lui dit-il, que j'aie réparé le dégât! » Il aimait mieux faire ce petit travail lui-même que d'aller importuner sa femme ou quelque servante.
Lorsque son esprit était tenaillé par de graves problèmes, Lincoln avait l'habitude de passer ses longs doigts dans ses cheveux noirs, ou bien, le coude appuyé sur le bras de son fauteuil, il fermait à demi sa main, l'index appuyé sur le pouce, et il avait alors l'air de tenir, par un fil ténu, la solution cherchée.
Dans son cabinet, sa table de travail était toujours sur- chargée de papiers — il y en avait trop pour qu'il put en- <:ore les loger dans le fond de son chapeau ! Il riait de ce dédale et disait : « Je suis comme les Patagons. Vous savez qu'ils mangent des huîtres et jettent les écailles par la fenêtre. Quand la pile d'écaillés est assez haute, elle s'écroule et rentre par la fenêtre. Le Patagon, chassé de sa hutte, l'abandonne et en rebâtit une autre ! »
II lui arrivait parfois de jurer. Il disait By Jirigs! — « Par Jupiter! » Stanton lui fit remarquer qu'il employait une expression peu élégante; c'était au bureau du télé- graphe; Lincoln se tourna vers l'opérateur et lui dit : « Ex- cusez-moi d'avoir juré en votre présence. C'est jurer que
LE PÈRE ABRAHAM 203
de dire By Jings, ma bonne mère m'ayant appris que toute expression commençant par by était un juron ! »
En se rendant au quartier de l'un de ses généraux, il fit une partie du trajet sur un fourgon militaire attelé de six mules ; le charretier, exaspéré par les cahots du chemin et la lenteur de l'attelage, se mit à jurer. Lincoln lui posa la main sur l'épaule et lui dit:
— Pardon, mon ami, êtes-vous anglican ?
— Non, monsieur le président, je suis méthodiste.
— Bien. Je croyais que vous étiez anglican, parce que vous jurez exactement comme le gouverneur Seward qui est un conseiller d'Eglise.
Il se fâchait rarement et n'était sévère qu'avec les per- sonnes qui lui manquaient totalement de respect. Un visi- teur employa un langage profane devant lui; Lincoln se leva en répliquant: « Je croyais que l'on m'avait annoncé un honnête homme. Il y a erreur. Voici la porte; je vous souhaite une bonne nuit ! »
Un officier renvoyé du service essaya plusieurs fois d'obtenir sa réhabilitation; voyant qu'il n'y réussissait pas, il s'enhardit et lança cette accusadon: « Alors, M. le pré- sident, je vois que vous vous obstinez à ne pas me ren- dre justice ! » Lincoln garda son sang-froid, mit en ordre quelques papiers, se leva, puis saisit l'officier par les épaules et le poussa vivement jusque dans l'antichambre en lui disant: < Monsieur, je désire ne plus jamais vous revoir ici.. Je supporte la critique, mais pas l'insulte. »
Une délégation d'un Etat vint protester contre certaines nominadons et se plaindre d'un vieil ami de Lincoln, citoyen très correct; les mécontents déposèrent leur mémoire en- tre ses mains; il leur demanda alors:
— C'est donc le papier que vous m'avez donné?
— Parfaitement.
— Et j'en puis disposer à ma guise?
— Certainement.
Et se tournant vers la cheminée, il jeta le papier sur les charbons allumés, puis il conclut :
204
CHAPITRE XVIIl
— Bonjour, messieurs !
Un employé de l'Etat vint lui faire des plaintes sur son supérieur, espérant ainsi provoquer sa destitution. Lincoln lui dit simplement : « Rentrez chez vous et lisez le verset lo du XXX^ chapitre des Proverbes. » L'employé se retira, ouvrit sa Bible et lut : « Ne calomnie pas le ser- viteur auprès de son maître, de peur qu'il ne te maudisse et que tu n'en portes la peine. » Une si bonne leçon ne pouvait être donnée que par un homme qui connaissait les Saintes Ecritures et qui cultivait le sens de l'à-propos.
Il avait ordonné que certains prisonniers du Sud fussent relâchés et enrôlés au compte de l'Union pour maîtriser des Indiens rebelles. Le ministre de la guerre s'y opposa. Après plusieurs démarches infructueuses, Lincoln se ren- dit lui-même chez Stanton; le président le laissa expliquer ses raisons et répéter qu'un tel acte n'était pas faisable; puis, impassible, il lui déclara :
— M. le secrétaire, je compte que vous ferez exécuter cet ordre.
^ Monsieur le président, je ne peux pas. Cet ordre est inconvenant et je ne donnerai pas mon consentement.
— M. le secrétaire, // sera exécuté, répondit Lincoln en regardant sévèrement son ministre et en donnant à sa voix un accent de fermeté qui témoignait de sa déter- mination bien arrêtée. Stanton dut se reconnaître vaincu.
Cependant, le président savait user de plus de patience pour imposer son opinion. A l'instar des citoyens de Chi- cago, un gouverneur vint protester, avec beaucoup de vivacité, contre les exigences du recrutement dans son Etat. Il repartit tout joyeux et l'on crut que le chef suprême de l'armée avait cédé. Il n'en était cependant rien. Lincoln conta l'entrevue en ces termes: «Un fermier de l'IUinois avait un grand arbre au milieu de son champ; il voulut- l'enlever, mais le tronc était trop gros pour l'abattre à coups de hache, trop noueux pour le fendre et trop vert pour le brûler ; il creusa tout à l'entour. J'ai fait ainsi avec mon gouverneur, mais cela m'a coûté trois mortelles heures. »
LE PÈRE ABRAHAM 205
Voyant toujours le côté gai des choses, Lincoln s'amusait parfois des embarras de ses ministres comme aussi de leurs opinions à son égard. Stanton s'était permis de le traiter de fou ; le propos fut rapporté au président qui répondit : « Si Stanton a dit que j'étais fou, je dois l'être, car il a pres- que toujours raison et il dit généralement ce qu'il pense ! »
Lorsque le Trésor, à bout de ressources, émit des bons qu'on appelait, à cause de leur couleur verte, des « green- backs », le cabinet se demanda si on imprimerait sur ces papiers une devise semblable à celle qui ornait les pièces de monnaie : « Mon espoir est en Dieu ». Lincoln ayant été consulté, répondit : « Si vous voulez mettre une légende sur les «greenbacks», je propose la parole de Pierre: « Je n'ai ni or ni argent, mais ce que j'ai je te le donne. » (Actes
III, 6.)
Ses généraux avaient coutume d'exagérer le nombre de .leurs adversaires. Un jour, on demandait à Lincoln quel était l'effectif des armées confédérées; il répondit qu'elles devaient se composer de un million deux cent mille hom- mes, car ses généraux disaient que les troupes de l'Union
— fortes à ce moment de quatre cent mille unités — se battaient un contre trois !
Un statisticien lui fit une fois le compte des pertes subies par les Fédéraux ; le président douta de l'exactitude des calculs, disant qu'il y avait deux façons de comprendre l'arithmétique et ajoutant qu'il connaissait en particulier l'arithmétique des nègres. Et il raconta une histoire qui eut le don de scandaliser un sénateur présent: « Un nègre expliquait ainsi à un autre la science des nombres : « L'addi- tion s'emploie quand on ajoute un à un. On fait une sous- traction quand on dit : de deux ôte un, il reste un. » L'élève affirma que cette dernière définition ne valait rien et il pro- posa ce problème: trois pigeons se posent sur une haie; j'en tue un d'un coup de fusil; les deux autres resteront-ils sur la haie? Non. Donc, trois moins un, il ne reste rien!
— C'est un peu de cette façon que vous comptez les soldats disparus! »
206 CHAPITRE XVIII
Cela n'empêcha point ce mathématicien, un Anglais, de déclarer que Lincoln était un homme très agréable, que sa place serait unique dans l'histoire, que l'on trouverait diffi- cilement son semblable dans le monde officiel de Grande- Bretagne et qu'il était merveilleusement doué pour accom- plir sa tâche à la tête du gouvernement.
Les hommes qui l'ont approché et jugé ont tous été favo- rablement impressionnés. Seward disait : « Il est le meil- leur homme que je connaisse. » Sherman déclarait: «De tous les hommes que j'ai rencontrés, il possédait plus que tout autre et en plus grand nombre les éléments de la grandeur unis à ceux de la bonté. » Et Stone, le médecin de la Maison-Blanche, à qui les idées républicaines n'étaient point sympathiques, affirmait que Lincoln était de tous les hommes avec qui il avait été en contact celui qui avait le cœur le plus pur. Ces appréciations sont plus agréables à lire que celles des adversaires du président qui, selon eux, était un clown, un bouffon mulâtre, un républicain noir, un désunioniste. Nous en passons, et des moindres.
Mais Lincoln ne s'occupait pas de ces calomnies. Il oubliait, disait-il, les outrages dès qu'ils cessaient et, parlant de ses relations avec ses semblables, il ajoutait : « J'ai tou- jours cherché à arracher un chardon pour planter une fleur là où je pensais qu'une fleur pouvait s'épanouir. » Voulant le bien partout et toujours, il avait pris l'habitude de ne parler que lorsque, par ses paroles, il espérait susciter une bonne action ou une bonne pensée.
Il aimait surtout les réceptions populaires, car il estimait qu'il n'y avait pas, dans la journée, d'heures mieux em- ployées que celles où il entrait en contact direct avec ses concitoyens venus pour le saluer. Ceux-ci racontaient leurs désirs et leurs déceptions et lui faisaient connaître mieux que les journaux, les sénateurs, députés et ministres, l'opi- nion du pays. Il appelait cela „prendre un bain d'opinion publique ^>, et il avait raison. Au sortir de ce bain, il se sen- tait fortifié, renouvelé et supportait plus allègrement ses responsabilités. Il entendait alors, comme l'écrivit Emerson,
LE PERE ABRAHAM 2O7
battre dans son cœur le sang de vingt millions de ses frères.
Mais sa personnalité et sa puissance de réaction étaient si grandes qu'il influençait bien plus le peuple qu'il ne se laissait influencer par lui.
Il eut l'occasion de parler à des ouvriers venus de New- York. La question des salaires et la lutte des classes avaient fait le sujet de ses méditations; Lincoln avait été ouvrier lui- même et connaissait aussi les ambitions des employeurs. Il parla très sagement aux prolétaires de la grande ville leur disant : « A côté de la famille, le lien le plus puissant de sympathie humaine est celui qui doit unir tous les ouvriers, de toutes langues et de toutes nations. Mais cette union ne doit pas porter atteinte à la propriété d'autrui. Celui qui n'a pas de maison ne doit pas envahir celle des autres ; il faut qu'il travaille avec diligence et que son salaire lui per- mette de s'édifier une demeure pour lui et les siens; quand il l'aura fait, il comprendra que celui qui a son foyer tient à être à l'abri des violences d'autrui. » Donc, selon Lincoln, l'ouvrier qui travaille doit recevoir un salaire équitable; son travail doit être diligent et profitable ; dans ce cas, le patron ne peut garder pour lui la presque tota- lité des bénéfices. L'employé doit pouvoir, comme l'em- ployeur, posséder son toit, si humble fût-il; pour cela, il lui faut renoncer à toute dépense inutile, car celui qui veut bâtir doit pratiquer l'épargne. Dès lors, les uns et les au- tres contribueront à fortifier le sentiment du respect de la propriété et à détruire la haine qui épuise et démoralise. Ceci est en somme l'application du grand principe social et moral : « Fais à autrui ce que tu voudrais qu'autrui te fasse. »
Au soir de ses journées, Lincoln aimait à vivre dans la compagnie de ses amis ; des savants, des magistrats, des écrivains venaient à la Maison-Blanche et, sans étiquette, dans une agréable intimité, ils se racontaient leurs souve- nirs ou dissertaient sur les événements du jour; on enten- dait souvent retentir les rires du président.
2o8 CHAPITRE XVIII
Très souvent, des parents de Mar}' séjournaient à Was- hington. Un jour, une belle-sœur d'Abraham, dans son impatience taquine, entra dans son cabinet de travail et l'arracha à ses paperasses pour l'entraîner dans le parc et lui faire admirer des buissons et des massifs de fleurs; il avoua alors qu'il n'avait pas encore eu le temps de faire le tour du domaine et qu'en particulier il n'avait jamais vu ces fleurs.
Le président aimait les conversations avec ses conci- toyens, aux jours de réception ; il aimait les causeries avec ses amis, mais il préférait par-dessus tout la compagnie de ses enfants ; avec eux, il se sentait vraiment heureux. Il est vrai qu'il aimait tous les enfants et que les enfants l'aimaient ; quand il sortait de îa Maison-Blanche, les garçonnets et les fillettes lui tendaient leurs petits bras.
En arrivant à Washington, Willie et Tad ne voulurent, pas plus que leur père, abandonner leurs habitudes de pe- tits cito3'ens de l'Illinois. Ils continuèrent à vivre avec une parfaite indépendance. Chacun avait un poney qui fit leurs délices jusqu'au jour où les deux bêtes périrent dans un incendie qui détruisit les écuries en Maison-Blanche. Ils eurent toujours des chiens, des chats et des chèvres qu'ils soignaient eux-mêmes. Lorsque, avec leur mère, Willie et Tad étaient en voyage, Lincoln envoyait à tout instant des télégrammes pour les tenir au courant des événements. Dans l'une de ces missives, il disait : « Les chèvres et moi, nous nous portons bien, mais surtout les chèvres! » Lors- que les femelles mettaient bas leurs petits, il annonçait l'événement à ses ministres !
Lincoln s'amusait très souvent avec ses deux garçons. Il se laissait ficeler les bras par eux, et conduire oîi ils l'en- tendaient en jouant aux chevaux. Dans les appartements, il se traînait sur les genoux et les mains, et portait ses enfants sur son dos, comme certain roi de France. Il faisait avec eux de bruyantes parties de balle et de colin-maillard.
Durant le premier hiver qu'ils furent à la Maison-Blan- che, les deux garçons tombèrent malades. Tad guérit, mais
LE PÈRE ABRAHAM
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Willie mourut le 20 février 1862. Ce fut une épreuve écra- sante pour Lincoln qui crut qu'il ne se consolerait jamais. « C'est la plus grande ai'fliction de ma vie », avoua-t-il à leur bonne qui était une fidèle négresse. Ce deuil survint en un
Lincoln et Tad.
moment où Lincoln était déjà tourmenté par d'autres deuils et par les revers qu'avait apportés la guerre. Il eut la dou- loureuse joie de voir son enfant lui apparaître dans ses rêves, tandis que sa femme, en guise de consolation, es- sayait d'évoquer sa figure en des séances de spiritisme, autour d'une table parlante, dans des locaux obscurs.
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2IO CHAPITRE XVIII
Willie mort, il ne restait plus que Robert, qui poursuivait ses études au collège de Haward, et Tad. Le père reporta sur ce dernier toute son afifection. Tad devint l'indispen- sable compagnon du président. Une défectuosité du palais rendait la parole de cet enfant malaisée; seuls, les fami- liers de la maison parvenaient à le comprendre.
Tad passait une partie de ses journées dans le cabinet présidentiel ou dans l'antichambre ; il y questionnait les personnes qui demandaient une entrevue et, quand leur histoire excitait sa pitié, il allait prier son père de les recevoir sans tarder et de les écouter favorablement. Un après-midi d'été, Tad, abattu par la chaleur, s'endormit près de Lincoln, qui ne troubla point son sommeil, et, le soir venu, porta l'enfant dans son lit, car le père et le fils couchaient très souvent ensemble.
Tad était impatient. Quand Lincoln était le plus absorbé par les affaires de l'Etat, en séance de cabinet ou en con- seil de guerre, son garçonnet l'interrompait volontiers. Un jour, il conférait avec des généraux, dans les campements; il avait amené son fils qui d'ailleurs l'accompagnait pres- que toujours, à cheval, dans ces tournées militaires; pour être plus sûr de n'être point dérangé, le chef suprême des forces armées promit un dollar à son enfant si celui-ci le laissait tranquille jusqu'à la fin de sa séance. Tad n'eut pas cette patience!
Un photographe travailla quelque temps à la Maison- Blanche ; pour développer ses clichés, on lui donna une chambre où Tad avait installé un petit théâtre. Quand il y vit entrer le photographe, sa colère fut extrême; il trépigna et cria, puis alla fermer à clé la porte de son théâtre. Lin- coln dut intervenir: « Tad, dit-il, savez-vous que vous me faites beaucoup de peine? » Cette douce remontrance fit éclater en pleurs le petit entêté qui rendit la clé et le local.
Quand Lincoln ordonna un jour de jeûne et d'actions de grâce, Tad fut tourmenté par la perspective d^m jour à passer sans nourriture. En secret, il porta des vivres dans une chambrette où il comptait faire quelques apparitions
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pendant la journée tant redoutée. On découvrit son stra- tagème et ses provisions que l'on confisqua, réduisant ainsi l'enfant au même régime que tout le monde.
Stanton avait un iaible pour le petit Tad; il vint un jour à la Maison-Blanche avec un brevet de lieutenant dûment signé qu'il remit au fils du président. Tad reçut de ses parents un uniforme d'officier et ne manqua point d'user de ses nouveaux droits. Une nuit, il ordonna à tout le per- sonnel de la maison de prendre les armes et, à leur tête, il alla relever la garde militaire qui veillait autour de l'édi- fice, renvoyant à la caserne tous les soldats qu'il remplaça par des domestiques. Cette comédie fut découverte par l'officier de garde et Lincoln dut intervenir pour remettre toutes choses dans l'ordre.
Robert termina une partie de ses études au début de 1865. Quand il revint chez ses parents, son père l'envoya au général Grant, en priant ce dernier de le recevoir non comme le fils du président, mais comme simple citoyen. Il resta au quartier-général jusqu'à la fin, nourri et équipé aux frais de son père et non à ceux de la nation.
Heureux au sein de sa famille, Lincoln avait conçu le projet de vivre plus heureux encore — et plus tranquille — quand il aurait achevé son temps cà la Maison-Blanche. Il voulait retourner dans sa ferme de l'Illinois : son Tad aurait un poney et un mulet, une voiture de campagne, un jardin bien à lui qu'il cultiverait lui-même. Ils se replonge- raient ainsi tous dans la vie des champs, et le président redevenu simple citoyen n'aurait pas de peine à se rappeler le temps lointain où il gagnait vingt-cinq sous par jour en fendant du bois ou en plantant des pommes de terre.
Mais ce ne furent que de beaux projets. La guerre inexo- rable semait toujours le deuil dans le pays entier, et le deuil entrait aussi à la Maison-Blanche. Lincoln et Mary étaient tous deux originaires du Kentucky, comme le pré- sident sudiste d'ailleurs. Les citoyens de cet Etat de la fron- tière avaient marché aussi bien sous le drapeau étoile que sous celui du palmier. Un grand nombre des amis d'enfance
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de Lincoln moururent sur les champs de bataille ; mais d'autres pertes le frappèrent plus directement.
Une sœur de Mary perdit son époux à la bataille de Chic- ckamauga ; Abraham lui avait, avant la guerre, oftert une place d'honneur dans l'administration ; après avoir beau- coup hésité, il s'était enrôlé dans les troupes du Sud. Le président le pleura comme s'il eût été son propre frère. D'autres sœurs devinrent veuves aussi, puis Mary apprit la mort du frère qu'elle aimait le mieux au moment où elle ouvrait un grand bal à l'occasion de la victoire unioniste de Shiloh, où précisémment il avait succombé. Un autre frère trouva la mort à Vicksbourg et, quand cette nouvelle parvint à Washington, Mary et les siens écoutaient les ac- clamations poussées par la foule joyeuse du succès du gé- néral Grant.
Ces épreuves furent certainement la cause de drames intimes très douloureux au sein de la famille du président. Mais ces drames, personne ne les connaît et personne ne pourra les décrire. On comprend que, dans son discours du 4 mars 1865, Lincoln ait parlé des châtiments célestes qui s'abattaient aussi bien sur le Nord que sur le Sud. Dans sa petite famille se concentraient en somme toutes les lar- mes et tous les regrets qui déchiraient les cœurs des deux parties de la nation divisée; la guerre civile frappait dans les deux camps les parents et les amis d'Abraham et il était peut-être le citoyen le mieux placé pour mesurer toutes les hideurs de cette lutte. Pour supporter sans faiblir tous ces sacrifices et pour penser à tous ceux que faisait le pays, il fallait être animé d'une sublime abnégation, d'un courage civique dont on trouve rarement l'exemple chez les grands héros de l'antiquité.
Son courage, il le communiquait à tous. Il visitait un jour le camp du général Butler; debout sur les retranche- ments, ses soldats l'acclamaient et leurs cris parvenaient aux Confédérés qui l'avaient aussi aperçu. Dans une autre visite une balle l'avait effleuré; aussi Butler le pria-t-il de ne point s'exposer inutilement, à quoi Lincoln répondit :
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„Le commandant en chef de l'armée ne doit pas avoir peur en présence de ses soldats, quels que soient ses senti- ments».
Sur les champs de bataille ou dans les infirmeries, il ren- contrait souvent des blessés du Sud; un jour il se trouva près d'un jeune homme frappé à mort qui demandait sa mère.
— Que puis-je faire pour vous? lui demanda Lincoln.
— Vous ne pouvez rien : vous êtes un Yankee et mon message n'arriverait pas à ma mère.
Lincoln pleura et assura le blessé de toute son affection vaincu par tant de tendresse, le jeune homme dicta son dernier adieu à sa mère, et son message fut porté cette même nuit à l'ennemi par un parlementaire.
Une autre fois, le président arriva près d'un jeune sol- dat qui sentait venir la mort; celui-ci, ayant reconnu le « père Abraham », lui tendit sa main défaillante et le pria de la garder dans les siennes jusqu'à ce que son âme se fût envolée. Et Abraham demeura près de ce lit de souf- ffrance, priant Dieu et consolant le moribond.
On ne saura jamais combien de pauvres, de malades, de désespérés il a secourus et soulagés. Dans les campe- ments, dans les hôpitaux, dans les retranchements, il s'in- quiétait de chacun: il était l'ami des soldats. Entre eux, ils échangeaient leurs impressions après ses revues; ils di- saient : «Il s'occupe de nous... il nous fait combattre, mais il s'occupe de nous». Ils aimaient à le voir venir vers eux, monté sur son cheval, très grand, avec le petit Tad (jui caracolait à ses côtés.
Et quand il avait quitté le champ de bataille, il devait encore songer à la vie d'un grand nombre de soldats, à ceux qui avaient été condamnés à mort ou à l'emprisonne- ment pour c^uelque faute grave ou légère, mais des fautes aux yeux des généraux. Les coupables avisaient leurs pa- rents ou quelque homme influent et les demandes en grâce pleuvaient à la Maison Blanche.
Voici une mère qui intercède pour son fils âgé de 19
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ans, condamné à mort parce qu'il s'était endormi à son poste de sentinelle. Lincoln le gracie, heureux de sauver ce jeune homme et d'apporter du bonheur à la mère éplorée, plus heureux que si les armées fédérées avaient remporté une victoire. La mère en s'en allant s'écrie: « Vous me dites qu'il est laid, notre président! Je pense qu'il a un des plus beaux visages que j'aie jamais vus!» Et quand on rapporte ces paroles à Lincoln, il rit tout en ayant des larmes dans les yeux.
Une jeune fille demande pardon pour son frère qui, ayant déserté, avait été repris et condamné à la fusillade. Elle est seule au monde; elle n'a plus que son frère: comme soutien. Lincoln comprend sa désolation et lui dit : « Ma pauvre jeune fille, vous êtes venue ici sans les recommandations d'un gouverneur, d'un sénateur ou d'un député pour plaider votre cause. Vous me paraissez honnête et digne de confiance. Je mériterais d'être fouetté si je n'accordais pas le pardon que vous me demandez pour votre frère».
Une pauvre mère de famille s'approche du président et lui raconte que son mari, brave soldat, est sous les drapeaux depuis le début des hostilités; la famine est entrée dans son foyer et cette femme supplie le chef de l'Etat pour qu'il donne congé au père qui a déjà bien servi le pays. Lincoln est perplexe; il répond: «Ma bonne dame, je puis licencier toute l'armée, mais pas un seul homme ! » Puis il se penche vers elle, lui parle en confidence, lui remet un papier, et la femme, redevenue confiante en l'avenir, re- tourne auprès de ses enfants qui ne manqueront pas de pain.
Un soir, le sénateur Kellog reçoit un télégramme qui lui annonce la peine de mort prononcée contre un jeune homme de ses amis. Il va chez Stanton qui refuse de modifier la peine. Il court chez Lincoln, le trouve au lit et lui conte l'événement; alors le président, sans se relever, s'écrie « Mais je ne pense pas que la fusillade lui fasse le moindre bien. Donne-moi cette plume ».
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Job Smith est condamné à mort. Son père accourt à la Maison-Blanche avec le douloureux télégramme. Lincoln viuit d'en recevoir un autre du général Butler qui dit: «En accordant tant de grâces, vous détruisez toute discipline dans l'armée.» Lincoln réplique: «Ne fusillez pas Smith sans mon ordre ». Le père se lamente, croyant que la peine n'était que renvoyée, mais le président le rassure et ajoute qu'il ne donnera jamais son consentement, même s'il vivait aussi longtemps que Mathusalem.
Quand ses généraux se plaignent de ce qu'il gracie trop de condamnés, il leur répond qu'il y a déjà trop de veuves et trop de sang versé et que d'ailleurs un soldat vivant sert mieux sa patrie en combattant encore pour elle qu'en mou- rant honteusement pour expier une faute. L'exemple du courage devant l'ennemi est plus salutaire au peuple que l'exemple d'une justice inexorable.
Voici un jeune fermier qui s'est endormi en montant la garde et qui va passer par les armes. Lincoln s'y refuse : il a vécu dans les fermes, il sait qu'on y dort dès la tombée de la nuit après une rude journée de labeur, et il pense que ce fils de fermier n'a pas mérité le cruel châtiment.
Sur le champ de bataille de Fredericksbourg, on trouva un cadavre de soldat dans la poche duquel était une pho- tographie du président. Au bas, le troupier, qui avait sans doute obtenu le pardon pour quelque faute commise qui était retourné au feu, avait écrit ces mots : « Que Dieu bé- nisse le président Lincoln ! »
L'épisode suivant montre mieux que tous les autres quelles étaient les intentions parfaitement humanitaires du chef suprême de l'armée quand il graciait un cou- pable.
William Scott, un jeune paysan du Vermont, venait d'en- trer à l'armée. 11 avait marché quarante-huit heures sans dormir, et, le soir, tout près de Washington, il s'offrit à remplacer un compagnon malade qui devait être de garde. Le poste était très important, l'ennemi tout proche mena- çant d'envahir la capitale. La moindre négligence dans la
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surveillance des avant-postes pouvait causer un irréparable malheur.
Vaincu par la fatigue et le sommeil, William s'endormit. Il fut condamné à mourir. Lincoln l'apprit et se rendit dans la tente où le jeune homme était gardé. Il lui parla avec douceur, lui demandant qui étaient ses parents, où était leur ferme, quelle avait été sa vie jusque-là. Scott raconta sa jeunesse passée dans la vieille maison au sommet d'une colline et sortit de sa poche la photographie de sa mère qu'il contempla longuement, sans plus dire un mot. Lincoln, très ému, posa sa main sur l'épaule du prisonnier et lui dit: «Mon garçon, vous ne serez pas fusillé demain. Je vous crois quand vous m'affirmez qu'il vous fut impos- sible de rester éveillé. J'ai confiance en vous et je vous renvoie dans votre régiment. Mais j'aimerais savoir com- ment vous entendez racheter votre pardon».
Le jeune homme, troublé mais reconnaissant, répondit qu'il ignorait comment il pourrait acquitter sa dette. Ses parents étaient pauvres, mais ils feraient tout leur possible. Il avait sa paye et quelques petites économies à la banque. Son père consentirait à emprunter de l'argent en grevant son bien. Peut-être ses camarades voudraient-ils lui aider. Il priait le président d'attendre jusqu'au jour du payement de la solde, et alors il pourrait lui remettre cinq à six cents dollars. Serait-ce assez ?
Alors Lincoln, avec bienveillance, lui déclara: «Mes exi- gences sont plus grandes. Ni l'argent de vos amis, ni celui de vos parents, ni celui de votre ferme ne peut suffire. Il n'y a au monde qu'un seul homme qui peut acquitter cette dette, et son nom est William Scott. Si, dès aujourd'hui, il fait son devoir de telle façon qu'au moment de sa mort il puisse dire : J'ai tenu la promesse donnée au président, j'ai accompli mon devoir de soldat, — alors il aura mérité son pardon ».
Quelques mois plus tard, William Scott prit part à sa première bataille, au bord d'un fleuve. Il fut le premier à le traverser et se défendit avec vaillance. Quand la retraite
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sonna, il regagna la rive à la nage, puis il se retourna et comprit qu'il n'avait pas encore fait tout son devoir, car des camarades blessés et des traînards luttaient contre les flots menaçants. William se rejeta plusieurs fois à l'eau et sauva tous les soldats, puis, quand il ramena le dernier, une balle ennemie lui transperça la poitrine. Il venait de sacri- fier bravement son sang sur l'autel de la patrie ; il s'était montré digne de la mansuétude du président.
Ainsi, Lincoln songeait bien plus à améliorer qu'à dé- moraliser le soldat : il voulait élever, cristalliser sa concep- tion du devoir; ce devoir, il voulait qu'on l'accomplît non point pour échapper au châtiment honteux, mais pour se grandir à ses propres yeux.
Ce n'était point par faiblesse, par peur du sang qui ne pouvait couler qu'avec son approbation que Lincoln cas- sait le jugement de ses conseils de guerre. Il agissait dans l'intérêt supérieur de sa patrie et de l'humanité. Et puis, dans ces actes, la sensibilité écoutait toujours les avis de la raison.
Un major très sobre et valeureux était maltraité par un colonel ivrogne et brutal. Ce supérieur l'insulta un jour très grossièrement et devant ses soldats l'appela un lâche. Le major, qui ne méritait pas ce blâme, invita le colonel à retirer cette accusation, faute de quoi il userait de ses armes. Le manant renouvela son insulte et le major l'abattit d'un coup de pistolet. La cour martiale dut, selon les lois, prononcer la peine de mort contre le malheureux offensé. Sa femme vint demander à Lincoln la grâce de son mari. Le président lut angoissé. « O chère, chère, s'écria-t-il en cachant sa figure dans ses mains, cette affaire veut me tuer! Que faire? » Puis, se tournant vers un député qui avait introduit la pauvre femme, il ajouta : « Vous faites les lois, et vous venez avec cette femme au cœur brisé pour demander que je n'observe pas ces lois. Vous avez décidé que, si un soldat lève la mam contre son supérieur, comme l'a fait ce major, il doit mourir. Si je laisse exécuter ja loi, je serai le témoin d'une scène de détresse qui me
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tue presque. » Ayant réfléchi un instant, sa figure s'illumina d'une généreuse beauté ; il décida que le major ne mour- rait pas, mais qu'il subirait un emprisonnement de deux ans à Albany. « Allez le voir, ajouta-t-il en s'adressant à la femme, et dites-lui qu'il supporte vaillament sa peine et qu'après il devienne un homme nouveau. >
Une autre fois, il gracia un jeune soldat qui avait dé- serté pour aller se marier au moment où un rival menaçait de lui ravir sa fiancée. En accordant son pardon, Lincoln murmura qu'il aurait probablement commis semblable folie dans sa jeunesse!
Fin connaisseur d'hommes, il ne donnait jamais sa con- fiance à qui ne la méritait pas. Deux dames le prièrent de relâcher leurs maris prisonniers. Comme elles avaient entendu parler de la piété du président, elles tentèrent d'influencer son jugement en disant que ces deux hommes étaient religieux. Il devina aisément la ruse, fronça les sourcils et répliqua : « Vous dites que ces hommes sont religieux. Dites-leur, quand vous les reverrez, que je ne suis pas un juge dans le domaine de la religion, mais que, dans mon opinion, la religion qui pousse des hommes à se révolter et à prendre les armes contre un gouvernement parce que ce gouvernement, selon eux, n'aide pas assez certains citoyen'; à manger leur pain à la sueur d'autres fronts que le leur, cette religion n'est pas celle qu'il taut au peuple pour entrer dans le ro3^aume des cieux. » Les deux tartufes en jupons comprirent la leçon et n'insistèrent pas.
L'humour de Lincoln se manifestait même dans l'exer- cice de son droit d'amnistie. Il haïssait le vendredi qui était „le jour de la boucherie" judiciaire. Aussi, le jeudi, revoyait-il tous les rapports de la cour martiale et cher- chait-il à faire quelques heureux parmi ces pauvres con- damnés. L'un d'eux avait encouru la peine de mort parce que, craintif, il avait reculé devant l'ennemi et s'était caché. « C'est une question de jambes, s'écria Lincoln. Comment voulez-vous qu'un homme avance, si le Dieu Tout Puissant
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lui a donné une paire de jambes qui refusent de le porter au combat ? »
Pendant une réception à la Maison-Blanche, un paysan virginien se plaignit que des soldats de l'Union lui avaient pris du foin et des chevaux ; il réclama une indemnité et comptait bien ne pas rentrer chez lui sans l'avoir empochée. Lincoln lui conta une histoire : « Un batelier possédait, sur la rivière Illinois, un bateau à vapeur qu'il pilotait lui- même quand le courant était dangereux. Un jour, dans un rapide, le bateau tanguait et roulait comme une coquille de noix et le batelier avait fort à faire à tenir le gouvernail. Juste à ce moment, un mousse s'approcha de lui et s'écria: « Mon capitaine, je vous prie de stopper une minute... j'ai laissé tomber une pomme dans l'eau ! -
Cependant, Lincoln s'intéressait aux détails parfois les plus infimes. Un groupe de nègres affranchis, envoyés dans l'île de Haïti, y souffraient de l'invasion d'un petit insecte. Il n'y avait pas de remède et ce contre-temps désolait le libérateur des noirs. Il est piquant, remarque un au- teur, de voir le président des Etats-Unis dirigeant les affaires de la nation au milieu d'une guerre civile et s'aftli- geant de ce qu'un insecte, à peine gros comme une aiguille de sapm, incommodait une petite colonie de nègres!
Ce président avait dans son cœur un trésor de bonté qu'il dépensait non seulement pour ses propres enfants, mais pour la nation tout entière. Les souffrances des hum- bles inconnus l'inquiétaient plus que les siennes et les lettres de consolation qu'il leur écrivit rayonnent d'amour fraternel et de confiance en Dieu.
Vraiment, il a mérité le titre de „Père Abraham" que ses contemporains lui ont donné.
XIX La fin.
Dès les premiers jours de 1865, une partie des troupes de l'Union fut envoyée à l'attaque du Fort Fisher, à l'entrée du port de Wilmington. Par ce port, les Confédérés rece- vaient des vivres et des munitions en abondance ; le pren- dre, c'était les affamer. On y parvint le 15 janvier. Un mois plus tard, Charleston, la bastille des Sudistes, fut évacuée par ses défenseurs; un drapeau de l'Union flotta de nou- veau sur le fort Sumter, salué par les acclamations de la flotte et de l'armée.
La perte de ces deux ports, Wilmington et Charleston, provoqua le plus grand découragement dans le camp escla- vagiste. Une disette effroyable sévit dans le pays; les riches étaient ruinés ; les vivres manquaient presque par- tout; on payait 100 dollars une miche de pain, cinq cents dollars un jambon ranceîLes soldats, privés de nourriture, se défendaient mollement et se rendaient par milliers, sûrs de trouver du pain au camp de City-Point.
City-Point était le grand quartier-général du Nord. Etabli sur la James River, au confluent de l'Appomattox, à l'est de Petersbourg, il renfermait dans son enceinte toute une ville improvisée, mais très confortable ; là, s'élevaient de nombreux hôpitaux, des ateliers de tous genres, des cha- pelles oi^i l'on célébrait des cultes tous les dimanches et où l'on se réunissait chaque soir pour la prière. Sur le fleuve» toute une flottille ravitaillait sans cesse les armées.
C'est là que Lincoln vint s'établir le 25 mars, afin d'être plus près de ses fidèles soldats. Il logeait sur un bateau ancré dans le fleuve. Le premier soir, il coucha dans un
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lit trop court pour sa longue taille ; il dormit bien, mais, au matin, il dit à l'amiral Porter : « Vous ne pouvez mettre un long sabre dans un fourreau court ! » Pendant le jour, un menuisier agrandit le lit à l'insu du président qui, à son réveil, raconta qu'un miracle s'était produit durant la nuit : sa taille s'était raccourcie de six pouces en longueur et d'un pied en largeur!
Lincoln se sentait heureux, car la guerre touchait à sa fin. Il visitait ses soldats, selon sa coutume ; il faisait de longues chevauchées avec Ulysse Grant ; il contait des histoires ou se promenait. Un jour, au bord du fleuve, il aperçut une petite tombe enfouie à l'ombre des jeunes feuillages du printemps; ce coin de terre l'enchanta et il exprima à sa femme le désir d'être enseveli dans un endroit aussi tranquille.
Le 27 mars, un grand conseil de guerre s'assembla à City-Point, réunissant pour un moment les principaux chefs militaires de l'Union. Lincoln y assista et contribua par son doux sourire et par sa bonhomie à établir une saine fra- ternité entre tous ces hommes de guerre. Leur plan fut tôt arrêté et ils se séparèrent, animés d'un même zèle et désireux de coopérer tous à la grande œuvre finale.
Le 29, toutes les armées fédérales se mirent en marche pour cerner le général Lee et l'empêcher d'opérer sa jonc- tion avec l'armée de Johnston. Le i^'' avril, Sheridan rem- porta une éclatante victoire à Five Forks; le lendemain, un dimanche, Petersbourg se rendit. Lee avisa Jefterson Davis qu'il n'était plus en mesure de défendre la capitale. Davis était au culte du matin quand il reçut le message; il sortit très calme, puis il fit appeler d'autres ministres et magistrats, également présents à l'office divin; ils décidè- rent d'abandonner la ville. Jefterson ayait déjà mis en vente son mobilier ; on entassa les archives et les papiers de la Confédération dans des wagons, et des trains trans- portèrent pendant la nuit le gouvernement cà Danville,plus au sud.
La ville fut livrée au pillage; les pirates, qui, jusque-là
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avaient fait la guerre de partisans aux troupes de l'Union, saccagèrent les maisons et les incendièrent. Les habitants, affolés, s'enfuirent en emportant leurs biens les plus pré- cieux. La garnison ne pouvait maintenir Tordre: les sol- dats, tant les blancs que les noirs, s'étaient enivrés en absorbant les dernières provisions de liqueurs.
La malheureuse capitale allait être détruite, lorsque, le lundi matin, 3 avril, dès l'aube, les troupes de l'Union y firent leur entrée. Et quelles troupes ? L'avant-garde d'un régiment nègre! La plupart de ces hommes de couleur avaient été esclaves dans cette même ville : ils y rentraient libres... et en libérateurs. Ils furent dignes et ne commirent aucune brutalité. Ils éteignirent le feu qui ravageait plu- sieurs quartiers, donnèrent à manger aux affamés, soignèrent les blessés ; ils traquèrent et mirent à la raison les forcenés ivres et les soldats de l'arrière-garde des rebelles qui s'étaient aussi attardés à voler et à tuer.
L'ordre le plus parfait régna bientôt dans toute la ville et la bannière étoilée flotta de nouveau sur le Capitole.
Le mardi, Lincoln débarqua à Richmond. Il s'aventura par les rues, donnant la main à son petit Tad, et n'ayant qu'une escorte de dix marins. Il fut bientôt entouré par une foule toujours grandissante de nègres et de négresses qui avaient l'air de sortir de partout à la fois, tant il y en avait. Ces pauvres noirs laissèrent soudainement éclater toute leur joie à la vue de leur émancipateur; ils se pressaient autour de lui; chacun voulait le voir; chacun voulait tou- cher le bord de son habit; ils l'appelaient „Massa Lincum" ils s'agenouillaient devant lui. pénétrés d'un profond res- pect.
Lui, très ému, rayonnant d'une joie et d'une beauté qu'on ne lui avait pas encore vues, demeurait humble dans son involontaire triomphe. Il disait à ces captifs de la veille : « Ne vous mettez pas à genoux devant moi. Ce n'est pas juste. Faites-le devant Dieu seul et remerciez-Le pour la liberté dont vous allez maintenant jouir... »
— Oui, Massa, répondit un vieux nègre, excuse-nous, mon-
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sieur ; nous ne voulons pas de mal à Massa Lincum ; pour lui, nous n'avons que de l'amour et de la reconnaissance.
Et alors, ils se prirent tous par la main et exécutèrent une grande ronde autour du président, et tous chantèrent des airs patriotiques laissant voir dans leurs grands yeux la joie qui les animait.
A la fin, comme pour les calmer, Lincoln leur adressa en- core quelques paroles : « Mes pauvres amis, vous êtes libres, libres comme l'air. Vous pouvez laisser tomber vos chaînes d'esclavage et les fouler aux pieds. La liberté est votre droit de naissance. Dieu vous le donne comme il le donne à d'autres, et c'est un péché que vous en ayez été privé pendant tant d'années. Mais vous devez chercher à mériter ce bienfait de giand prix. Il faut que le monde voie que vous en êtes dignes et que vous êtes capables de le main- tenir par vos bonnes œuvres. Que votre joie se manifeste sans excès. Etudiez les lois et apprenez à leur obéir; obéissez aux commandements de Dieu et remerciez-Le pour la liberté qu'il vous a donnée ; remerciez-Le parce que c'est à Lui que vous devez toute chose. Et maintenant, laissez- moi aller. Je n'ai que peu de temps à passer ici. Je veux voir le Capitole, puis retourner à Washington pour vous assurer cette liberté que vous paraissez estimer hautement. »
Un peu plus loin, il vit un nègre qui le salua respec- tueusement; Lincoln se découvrit devant lui et le pauvre homme demeura émerveillé en voyant un blanc ôter son chapeau pour saluer un noir.
Lincoln entra au Capitole; la journée était radieuse; il s'assit dans le fauteuil de Jefferson Davis, regrettant sans doute de n'avoir pas rencontré le chef rebelle pour lui ten- dre une main loyale, toute chaude de sympathie et anxieuse de réconciliation. Il entendit quelqu'un de son escorte qui lui conseillait de faire pendre le fuyard; il répondit: « Ne jugeons point, afin de n'être pas jugés ».
Il regagna City-Point à la nuit, puis il retourna à Rich- mond le mercredi. 11 chercha quelques-uns de ses amis d'autrefois, le général Pickett, celui qui, à Gettysbourg,
CHAPITRE XIX
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avait con duit la charge meurtrière et finale des Confédérés à travers la vallée. Il ne trouva sur le seuil de la porte que la femme du héros tenant son bébé dans ses bras. Le bébé tendit ses bras au président qui le prit dans les siens, et ces deux êtres, ce petit enfant et ce grand homme, furent un instant comme le symbole de la paix entre le Nord et le Sud.
Le lundi, sans s'accorder même le plaisir d'entrer à Richmond, Ulysse Grant avait commencé la poursuite des rebelles. Le vendredi, il entama très habilement des négo- ciations pour la reddition des armées battant en retraite. Lee, qui voyait s'évanouir toutes chances d'échapper à l'étreinte des Unionistes, répondit favorablement à ces avances, et tout faisait prévoir une issue heureuse. Aussi, Lincoln se décida-t-il à rentrer à Washington. Il partit le samedi, porté par son navire. Quand celui-ci passa devant Mont-Vernon, le marquis de Chambrun fit cette réflexion, en face du président : « Mont-Vernon et Springfield, cela rappelle Washington et vous-même, la guerre de l'Indépen- dance et la guerre civile : ce sont des noms que l'Amérique honorera un jour les uns autant que les autres. » Cette re- marque rendit Lincoln songeur. « Springfield!... dit-il, ah combien je serai heureux, dans quatre ans, de retourner là-bas pour y vivre en paix ! »
Près de Washington, lorsqu'ils aperçurent le dôme du Capitol e, auquel on travaillait encore, Lincoln ayant voulu que la restauration de cet édifice s'achevât en même temps que celle de la nation, Mary s'écria :
— Cette ville est remplie de nos ennemis !
— Ennemis! répliqua Lincoln, nous ne devons jamais parler de cela !
Et pourtant, il avait dans un coin de son cabinet de tra- vail une liasse de papiers sur laquelle il avait écrit ces mots : « Lettres d'assassinat. »
Pendant la journée du dimanche, le cabinet eut une séance où, sans doute, le président raconta ce qu'il avait vu à City-Point et commenta les télégrammes qu'il avait envoyés de là sur la marche des opérations. Soudain, la
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porte s'ouvre : on apporte une dépêche de Grant qui an- nonce, de Appomattox, la reddition de l'armée de Lee, soit de 25,000 hommes — 3o,ooo étaient déjà prisonniers — et de 750 canons. Enfin! Le héros du Sud s'avo.ie vaincu. Le sang ne coulera plus sur les champs de bataille. La reconnaissance, non l'orgueil, fait battre plus allègre- ment le cœur de Lincoln; à sa demande, lui et ses ministres tombent à genoux et offrent, dans le silence et dans les larmes, leur humble prière de gratitude au Tout-Puissant qui a fait triompher leur cause.
L'heure tant attendue avait sonné. Le peuple du Nord allait recueillir le fruit de ses sacrifices; il allait entrer dans l'ère nouvelle de liberté annoncée par Lincoln à Gettys- bourg. Il s'abandonna soudainement à toute sa joie. Il em- plit les rues de Washington; il entoura le Capitole et la Maison-Blanche ; l'air retentit de ses chants, de ses cris, et cela dura plusieurs jours.
Le mardi soir, ce peuple offrit une sérénade au prési- dent. Elle eut lieu au milieu des fleurs, des bannières et des feux d'artifice. Le petit Tad participa à toute cette allé- gresse ; il parut à une fenêtre et brandit devant la foule étonnée un drapeau confédéré qu'on lui avait donné. Le portier saisit l'enfant et le drapeau et les amena au prési- dent qui se préparait à prononcer un discours et qui n'eut pas le temps de s'occuper de son garçon.
Il s'était placé à la fenêtre qui se trouve au-dessus de la grande porte d'entrée, tenant d'une main son manuscrit et de l'autre une chandelle allumée. Il commença à lire, puis, se sentant gêné, il fit un geste significatif de la jambe gauche et du coude et quelqu'un s'approcha pour lui pren- dre la chandelle. Dès qu'il avait lu une page, il la jetait derrière lui, sur le plancher, où Tad la ramassait ; impa- tienté par la lenteur de la lecture, l'enfant s'approchait de son père, le tirait par le pan de son habit et lui disait: « Donne-moi une autre feuille, papa ! »
Son discours fut profondément pensé comme tant d'au- tres. Certainement, il ne méconnut pas la légitimité de la
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joie qui ra3'onnait sur tous les visages, mais il n'accabla point les vaincus. Il pa3'a un juste tribut de reconnaissance au général Grant, à ses officiers et à tous les soldats, en ajoutant humblement qu'il n'avait aucune part à l'honneur qui les auréolait. Il parla de la restauration de l'autorité nationale et de la tâche très grande qu'il lui restait à ac- complir pour panser toutes les blessures et réconcilier les frères qui venaient de se tendre la main, lo3^ilement, comme après une passe de lutte.
Quand Lincoln rentra dans ses appartements, sa femme lui fit remarquer qu'il avait été imprudent de se montrer seul à la foule; elle avait des craintes continuelles et savait que, si la guerre était quasi-terminée, les haines étaient encore aussi vives qu'aux premiers jours. Mais ces scru- pules ne touchaient pas Lincoln : les derniers événements avaient au contraire rasséréné son visage ; il s'était comme transfiguré, conscient d'avoir atteint le but de sa car- rière.
Sans perdre de temps, le 9 avril, Ul^'sse Grant s'était mis à la poursuite du général Johnston qui seul tenait encore la campagne et dont la reddition ne devait pas tarder. Stanton ordonna la cessation des enrôlements et des achats d'ap- provisionnements ; il rendit au commerce toute sa liberté entravée par quatre années de nécessités militaires. C'était bien la fin de la guerre. Pour célébrer cet heureux événe- ment, il fut décidé que le dimanche 16 avril serait un jour de réjouissance publique en même temps que d'actions de grâce. Anderson fut envoyé à Charleston pour arborer sur le fort Sumter la bannière qu'il avait dû enlever quatre ans auparavant; elle y flotta le 14, jour anniversaire du 'début de la guerre.
Ce 14 avril était unVendredi-Saint. Cette fête chrétienne n'est pas spécialement célébrée par les Américains, qui pas- sent la semaine de Pâques comme les autres. C'était un jour ensoleillé ; grâce à un printemps précoce, les rives du Po- tomac avaient revêtu leur gaie verdure ; les lilas fleuris- saient dans les jardins de la Maison-Blanche.
LA FIN 227
Lincoln était de fort bonne humeur. Il avait eu un songe d'heureux augure, un songe qu'il avait fait à la veille de chaque grand événement de sa vie: il s'était trouvé sur un navire étranger glissant comme un fantôme, avec rapidité, le long de côtes sombres et inconnues. Cela lui présageait une victoire de Sheridan.
Son fils Robert était arrivé de City-Pont racontant à son père tout ce qu'il avait vu dans l'armée. Il lui avait apporté une photographie de Stonewall Jackson, un géné- ral sudiste dont Lincoln fit le plus brillant éloge: „C'estun soldat brave et noble, un honnête citoyen." Puis, s'adres- sant à Robert directement: „Mon fils, vous êtes revenu sain et sauf de l'armée. La guerre est terminée et nous al- lons vivre en paix avec les braves qui nous ont combattus. J'espère que le temps des bonnes relations est revenu. Vous allez déposer votre uniforme et retourner au Collège. Je désire que vous étudiiez le droit pendant trois ans; ensuite nous verrons si vous pouvez être avocat ou non".
Comme c'était son jour, le cabinet tint séance. Ulysse Grant, revenu aussi du Sud, 3' prit part. On s'occupa sur- tout de la politique qu'il faudrait suivre avec les chefs de la rébellion. Lincoln exposa son désir d'agir dans l'intérêt de la paix. Il fallait, selon lui, faire taire tous les ressenti- ments si l'on voulait restaurer l'harmonie et l'union entre les deux parties de la nation. Le sang avait assez coulé : il n'en demandait pas davantage et ne consentirait pas à faire pendre ou fusiller ces rebelles, même le plus mauvais d'en- tre eux. II ne voulait pas traiter le Sud en pays conquis : les adversaires d'hier étaient encore ses concitoyens; il res- pecterait leurs droits. Il fallait donc que le gouvernement agît avec sagesse et discrétion : il pouvait le faire d'autant plus volontiers que le Congrès n'était pas en session pour le contrarier.
Dans la matinée. M"'"-" Lincoln avait proposé à son mari d'aller au théâtre où, ce soir-là, on donnait une comédie savoureuse, Notre cousin d'Amérique, au bénéfice de l'une des actrices de la troupe. Lincoln accepta. Ulysse Grant et
228 CHAPITRE XIX
sa femme furent invités. On arrêta la loge et le directeur du théâtre Ford fit annoncer par les journaux la présence des deux grands hommes à la représentation.
Pendant la séance du cabinet, Stanton fit savoir qu'il n'était pas prudent que le président et le général en chef se montrassent en public dans la loge d'un théâtre; connais- sant l'état des esprits chez les adversaires irréductibles, très nombreux et très surexcités par l'effondrement de la Con- fédération, il craignait un malheur. Lincoln, trop fataliste, ne voulut pas changer le programme de sa journée. Grant fut plus prudent : avant la fin du Vendredi-Saint, il déclina l'invitation et quitta Washington pendant la soirée, s'en al- lant voir sa fille qui étudiait dans un collège du New- Jersey. A ce moment, Mme Lincoln pensa qu'il serait préférable de renoncer au théâtre, puisque le héros de l'Appomat- tox ne pouvait les accompagner. Mais Lincoln n'y consentit pas, afin de ne pas désappointer le public.
L'invitation fut alors transmise au major Rathbone et à sa fiancée qui l'acceptèrent.
Dans l'après-midi, peu après la séance du cabinet, Lin- coln eut un long entretien avec sa femme, pendant leur pro- menade en voiture. „Mary, lui dit-il, nous avons traversé des jours sombres depuis que nous sommes à Washington; mais la guerre s'achève et nous pouvons, avec la bénédic- tion de Dieu, espérer quatre années de paix et de bonheur, après quoi nous reverrons nos tranquilles prairies de l'IUi- nois... Nous avons économisé et nous économiserons encore quelque argent, mais cela ne nous suffira pas. J'ouvrirai une étude d'avocat à Springfield ou à Chicago et je gagnerai notre vie." Ils se rappelèrent leurs souvenirs de jeunesse; ils reparlèrent de leur cottage bruni. Mary remarqua que le président était d'excellente humeur, comme le jour où mou- rut leur petit Willie, mais elle n'attacha pas d'autre impor- tance à ce présage. Elle fut sans doute plus intéressée par la perspective caressée d'un voyage en Europe et d'un autre en Californie. Cela aussi plaisait à Lincoln,
Rentrés à la Maison-Blanche le président signa la
LA FIN 229
grâce d'un déserteur condamné à mourir; il le fit en disant que ce jeune homme serait plus utile au pays sur la terre que dans la terre. Il déconseilla encore à la justice de faire arrêter un agitateur dangereux qui allait s'embarquer pour l'Europe. „ Il est préférable, déclara-t-il, de laisser échap- per un éléphant quand on ne le tient que par une jambe de derrière!"
Cette jovialité se maintint vive et communicative pendant une causerie que Lincoln eut avec quelques amis à qui il lut plusieurs pages des meilleurs humoristes de l'époque. Il se plut tellement à cette lecture qu'il fallut l'appeler plusieurs fois pour le souper qui dura assez tard.
Il était plus de neuf heures quand le président et ses hô- tes firent leur entrée au théâtre; ils furent acclamés par les spectateurs et l'orchestre joua un air national. Puis la représentation continua. Vers dix heures, le président se pencha vers Mary et lui dit qu'il aurait un plaisir extrême à fouler le sol de Jérusalem. Ce fut sa dernière parole.
John Wilkes Booth, jeune homme de vingt-huit ans, ac- teur de profession et connu par son intransigeante hostilité au gouvernemeut de l'Union, avait appris dès le matin l'in- tention du président de se rendre au théâtre Ford. Il avait sans tarder réuni un groupe de louches aventuriers chez une femme nommée Surrat; ils jugèrent l'occasion propice et préparèrent leur complot dans le plus grand secret.
Booth avait revendiqué le sinistre honneur de porter le coup fatal. Au dernier moment, il éprouva quelque hésita- tion et se fit servir plusieurs rations de whisky pour se donner l'infâme courage. Peu après dix heures, muni d'un pistolet et d'un stylet, il pénétra dans la loge prési- dentielle, s'approcha de Lincoln et lui déchargea son arme dans la tête. Au moment où il allait enjamber la bordure de la loge, Rathbone essaya de l'arrêter, mais Booth le blessa au bras d'un coup de stylet, puis il sauta sur la scène, se blessa à la jambe, se releva, s'écria : Sic sciupcr tyrannis! et disparut dans les coulisses.
Lincoln s'était aftaissé dans son fauteuil; il essaya de se
23Q CHAPITRE XIX
redresser, mais n'y parvint pas. Mary poussa un cri déchi- rant. Les spectateurs, secoués Tinstant auparavant par un grand éclat de rire, comprirent alors ce qui s'était passé. On 'tenta de pénétrer dans la loge, mais l'assassin avait barricadé la porte; un médecin militaire, aidé par quelques citoyens, escalada la loge et vint porter secours au prési- dent. Abraham avait reçu la balle derrière l'oreille gauche et le cerveau était atteint.
On improvisa un brancard et l'on transporta le blessé dans la maison d'un tailleur, en face du théâtre. On le cou- cha sur un lit. Il ne sentait pas que sa vie s'en allait; il ne gémissait pas ; le cœur battait encore, mais le corps avait déjà la rigidité de la mort. Le médecin n'avait plus d'espoir.
La ville fut bouleversée par Thorrible nouvelle. La foule hurlait sa rage dans les rues. On apprit bientôt que Seward avait aussi été poignardé dans son lit, mais non mortelle- ment. Stanton accourut : craignant une insurrection, il fit fermer tous les débits de boissons ; il plaça une garde au- tour de la maison du tailleur, décréta l'état de siège dans toute la ville, interdit à quiconque d'en sortir et assuma momentanément la direction des affaires. Il vint auprès du lit où Lincoln se mourait. Il y demeura toute la nuit, écrivant des télégrammes et donnant des ordres pour assurer la tranquillité publique.
Mary était là, désespérée. Des ministres et des généraux, les yeux mouillés de larmes, allaient et venaient. La nuit se passa. A sept heures, le médecin annonça que la mort appro- chait ; vingt minutes plus tard, elle avait achevé son œuvre.
Stanton se pencha vers le lit, ferma les yeux d'Abraham, ramena le linceul sur sa figure et prononça à voix basse ces mots: « Il appartient maintenant à l'histoire. »
A son réveil, la nation connut son deuil immense. Elle fut frappée de stupeur et le monde entier avec elle. C'était la première fois, dans l'histoire des Etats-Unis, qu'un pré- sident tombait sous le coup d'un assassin. Mais ce n'était pas le président, le premier magistrat du pays que l'on pleurait, c'était l'homme simple et bon, le père Abraham,
LA FIN 23 1
l'ami des petits, le frère de tous, le capitaine du navire frappé à l'entrée du port et gisant maintenant sur le pont. La nation avait vu mourir beaucoup de ses enfants; à cha- que foyer, il y avait des places vides; mais le sang de Lin- coln ouvrait dans tous les cœurs une blessure plus grande que celle qu'y avait faite tout le sang bu par les champs de batailles. Lincoln vivant avait réussi à infuser en ses conci- toyens la conscience nouvelle d'un peuple nouveau; Lin- coln mort les rapprochait mieux encore.
Partout, les chants de triomphe se turent; partout, la fête qui se préparait se transforma en une explosion de plaintes, de regrets et de larmes. La Pàque chrétienne ne fut point la joyeuse journée du printemps et de la résurrection; elle fut la journée du grand mort, du martyr dont la vie avait été brisée comme celle du Christ parce qu'il avait ac- compli une œuvre grande et bonne.
A la Maison-Blanche, une femme était écrasée par le cruel destin ; son cœur saignait, son corps se tordait dans les con- vulsions ; elle poussait des cris d'amertume. Robert es- sayait de la consoler et de calmer son immense douleur. Le petit Tad, qui s'était lamenté quand il avait connu le crime et qui n'avait cessé de répéter : « Ils ont tué mon papa, il est mort ! » le petit Tad cherchait aussi à apaiser sa mère; il lui disait : « Ne crie pas ainsi, maman, ne crie pas; tu me feras pleurer davantage encore. Tu me briseras le cœur ! » Et la mère, qui ne pouvait pas entendre les gémissements de son enfant, faisait un grand effort pour taire ses sanglots en étreignant son petit Tad dans ses bras.
Le service funèbre eut lieu le mercredi 19 avril, à la Maison-Blanche, en présence des principaux citoyens de la nation. Puis le cercueil fut transporté au Capitole où il resta exposé pendant une journée, gardé par une compagnie d'officiers supérieurs de la marine et de la guerre. Là, des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants défilèrent pour voir une dernière fois la figure d'Abraham Lincoln, toute blanche dans son cercueil.
Le vendredi, un train funèbre partit de Washington, em-
232 CHAPITRE XIX
menant à Springfield la dépouille mortelle du président et celle du petit Willie.
Jamais convoi funèbre ne fut escorté par tant d'êtres hu- mains. Tout le long de la ligne ferrée, presque sans inter- ruption, le peuple était là, tête découverte, laissant couler ses larmes ; pendant la nuit, des feux s'allumaient dans la campagne, le long de la voie, pour saluer le passage de l'illustre mort. Dans quelques villes, le cercueil fut enlevé de son vagon et porté en procession dans toutes les rues bordées de phalanges pieuses. Dans les capitales d'Etats où Lincoln s'était arrêté quatre ans auparavant, on déposa le cercueil au Capitole pendant quelques heures pour permet- tre à la population d'honorer le héros.
C'est à Springfield, le 4 mai, que le corps du président fut confié à la terre ; on l'ensevelit au cimetière d'Oakland, dans un caveau, à côté de Willie et de son premier enfant décédé en bas âge. Tout un peuple suivit le cercueil jus- qu'au champ du repos ; les paysans de la Sangamon étaient accourus pour rendre hommage à la mémoire du gai com- pagnon de leur jeunesse, du bûcheron, du laboureur, de l'enfant dont l'Illinois était justement fier.
Seule, parmi ses amis et ses parents, sa seconde mère, qui vivait encore, n'assista point à la cérémonie : son grand âge et ses infirmités ne lui permirent pas d'abandonner le cottage qu'Abraham lui avait donné. La mort tragique de celui qu'elle avait élevé ne la surprit point : elle l'avait attendue tous les jours de ces quatre longues années. Mais elle savait qu'il avait succombé en faisant tout son devoir.
Au soir de cette journée de mai, où la prairie était dans toute sa gloire printanière, on ferma le caveau où repose le grand citoyen. Puis, plus tard, on érigea un monument, avec l'obole des blancs et des noirs, car les esclaves de hier avaient voulu apporter, avec le salaire de leur travail désormais libre, leur témoignage de reconnaissance à celui qui avait tant lutté, tant souffert pour les aftranchir.
Epilogue.
Le 15 avril, à onze heures du matin, le vice-président Johnson prêta le serment de fidélité à la Constitution et prit la place de Lincoln.
A la douleur qui étreignit la nation succéda bientôt l'appel à la vengeance. On demanda la punition de tous les coupables, et, dans la pensée de beaucoup, tout le Sud était coupable. Le beau programme de pacification que Lincoln avait développé quelques heures avant le crime de Booth fiit violemment attaqué par les républicains avancés qui suggérèrent au gouvernement l'idée des plus cruelles représailles.
Stanton oftrit cent mille dollars à qui lui livrerait Jefter- son Davis, qu'il considérait comme un complice de Booth. Capturé le 10 mai, dans une forêt, Davis trompa la vigi- lance de ses gardiens, endossa des vêtements de femme et s'enfuit; mais il fut repris, trahi par ses éperons qu'il avait négligé d'enlever. Il fut enfermé pendant deux, ans son jugement traîna en longueur ; à la fin, on le libéra.
Stanton mit également à prix — cinquante mille dollars — la tête de l'assassin. Booth, en sortant du théâtre, avait enfourché un cheval et s'était enfui avec un de ses com- plices. Ils galopèrent onze jours à travers le Maryland, puis furent cernés dans une grange à laquelle on dut met- tre le feu pour s'emparer du criminel ; quand il en sortit, il fut abattu par un soldat ; avant de mourir, il eut encore le temps de penser à sa mère et de dire qu'il avait fait son devoir pour son pays.
Les autres complices, dont l'un fut retrouvé à Rome, dans les troupes papales, furent pendus ou exportés.
La fatalité s'attacha aux deux invités qui avaient accom-
234 ÉPILOGUE
pagné le président au théâtre: le major Rathbone tua sa femme et fit une fin misérable.
La dernière armée confédérée, celle de Johnston, capi- tula le 26 avril. La guerre était virtuellement terminée et les troupes de l'Union furent licenciées dès le mois de juin. Cette guerre coûta aux deux gouvernements plus de trente-trois milliards de francs et au peuple une somme deux ou trois fois plus grande. Elle a exigé le sacrifice d'un demi-million de vies humaines. Elle fut la plus malheu- reuse et la plus meurtrière de la seconde moitié du xix™^ siècle, mais elle a émancipé des millions de nègres et pré- paré une ère nouvelle pour les Etats-Unis. Ce n'était pas payer trop cher, pouvons-nous remarquer avec le colonel Lecomte, l'acte qui lavait le Nouveau-Monde de la souillure de l'esclavage et du crime de l'y avoir si longtemps toléré.
Il fallut dix ans au peuple américain pour panser les blessures de la guerre. Il subsista longtemps entre le Nord et le Sud une grande animosité. Ni Johnson, ni Ulysse Grant, qui lui succéda à la présidence, ne possédaient la fine diplomatie, la patience, le sûr jugement et la bonté de Lincoln ; ils obéirent à la loi du talion qui excite plutôt qu'elle n'apaise les différends. D'ailleurs, la tâche n'était point aisée et Lincoln lui-même ne se faisait pas d'illusion, quand il déclarait qu'il aurait à soutenir devant le congrès des combats plus rudes que ceux que ses généraux avaient livrés avec l'épée.
Mais à la longue, le loyalisme a repris le dessus; aujour- d'hui, malgré la diversité des tempéraments, les citoyens du Sud comme ceux du Nord, de l'Est et de l'Ouest ado- rent tous leur patrie et se disent tous les enfants d'un même sol.
De la famille de Lincoln, il ne reste plus que Robert.
Après la guerre, il fut le soutien de sa mère et s'occupa de l'éducation de son jeune frère. Plus tard, il fut secrétaire de la guerre, de 1881 à 1885, sous les présidents James Garfield et Chester. De 1889 à 189.3, Harrison le chargea de représenter les Etats-Unis à l'ambassade de Londres.
ÉPILOGUE 285
Il a assisté, le 12 février 1909, dans le Kentucky, aux fêtes du centenaire de la naissance de son père.
Tad mourut à Chicago, le 10 juillet 1871, à l'âge de dix-huit ans, peu de temps après son retour d'Europe où il avait fait un voyage.
M'"" Lincoln vécut encore dix-sept ans. Elle souffrit beaucoup, toujours hantée par des idées lugubres. Après avoir cherché vainement le repos en divers endroits, à la fin elle habita chez l'une de ses sœurs, à Springfield, et s'y s'éteignit, paralysée, le 16 juillet 1882. Elle dort de son dernier sommeil avec Tad et Willie, auprès du grand homme qui fut l'honneur de sa vie et la gloire la plus pure de son pays.
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TABLE DES MATIÈRES
Pages.
T. Sauvage berceau 7
II. Jeunesse 15
III. Premiers pas dans l'illinois 28
IV. A New-Salem 36
V. A Springfield 50
VI. Membre du Congrès 61
VII. Avocat nomade 71
VIII. A son foyer - 84
IX. Lincoln républicain. 88
X. Les grands débats 95
XI. Elu 105
XII. Président sans l'être 122
XIII. Capitaine du navire . . - 133
XIV. Premières batailles 147
XV. L'émancipateur 160
XVI. Gettysbourg 169
XVII. Réélu 185
XVIII. Le père Abraham 199
YX^. La fin ... • 220
Epilogue 233
m
m GRAND AMÉRICAIN
ABRAHAn Lincoln
PAR
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