LU 5711 00015 4162 . OS ONE a 9) Digitized: by the Internet Archive in 2012 with funding from Field Museum of Natural History Library 2 S UNITÉ L'ESPÈCE HUMAINE OUVRAGES DU MÊME AUTEUR : ÉTUDES SUR LES MALADIES ACTUELLES DU VER A SOIE. 1 vol. in-4. Planches coloriées. NOUVELLES RECHERCHES SUR LES MALADIES ACTUELLES DU VER A SOIE. 1 vol. in-4. ESSAI SUR L’HISTOIRE DE LA SÉRICICULTURE. Brochure in-18. RECHERCHES ANATOMIQUES ET ZOOLOGIQUES FAITES PENDANT UN VOYAGE EN SICILE, par MM. Milne Edwards, A. de Quairefages et Émile Blanchard. 3 vol. grand in-4. Les recherches de chacun des auteurs forment 1 volume séparé, ac- compagné de nombreuses planches coloriées. SOUVENIRS D'UN NATURALISTE. 2 vol. in-18 jésus. —————_——— Paris. — Imprimerie de Ch. Lahure et C'e, rue de Fleurus, 9. UNITÉ DE L'ESPÈCE HUMAINE PAR A. DE QUATREFAGES MEMBRE DE L'INSTITUT (ACADÉMIE DES SCIENCES ) PARIS LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C RUE PIERRE-SARRAZIN, N° {4 1861 Droit de traduction réservé INTRODUCTION. Les particularités physiques, intellectuelles, mo- rales, qui distinguent les groupes humains dissémi- nés à la surface du globe, accusent-elles entre ces groupes des différences radicales? ou bien, malgré les apparences contraires, l’homme est-il partout le même au fond? En d’autres termes, existe-t-il une seule espèce ou bien plusieurs espèces d'hommes? Cette question est toute moderne. Faute de connais- sances suftisantes en zoologie et en botanique, les philosophes, les géographes de l’antiquité, les savants du moyen-âge et de la renaissance n’avaient même pu songer à la poser, et pourtant on peut dire que les uns et les autres y avaient répondu d'avance à peu près dans le même sens. Du peu que les premiers ont écrit sur cette matière, on doit conclure qu’à leurs yeux la nature de l’homme est partout la même, et que des conditions extérieures, le froid et la chaleur a I INTRODUCTION. particulièrement, font seules varier ses caractères physiques. Toutefois ils paraissent leur accorder des lieux d’origine divers. Quant aux seconds, leur opi- nion sur ce sujet découlait de croyances religieuses communes à toutes les nations qui s’occupaient alors de science. Juifs, chrétiens ou mahométans, voyaient également dans Adam le père de tous les hommes. En fait, l’unité de l’espèce humaine était donc pour eux un dogme admis au même titre que tous ceux qu’ils avaient puisés dans un livre sacré pour tous, dans la Bible. : Un jour vint cependant où l'autorité séculaire de ce livre fut attaquée et niée avec une violence souvent aussi aveugle que la foi qu'il avait si longtemps inspi- rée. Si une partie des classes intelligentes continua de chercher dans la Bible la solution absolue de toutes les questions, même de celles qui sont le plus en dehors des doctrines religieuses bien comprises, une autre partie de ces mêmes classes se mit à rejeter sans examen tout ce qu’elle y voyait ou croyait y voir. Ce défaut de critique éclairée, commun aux deux camps, devait entrainer des résultats sembla- bles. La négation et l'affirmation, également dépour- vues de base, conduisirent souvent les deux partis à l'absurde dès qu'il s'agissait de questions scientifi- ques. Si, pour demeurer d'accord avec le texte de Josué, les docteurs bibliques soutinrent l’immobilité de la terre et le mouvement du soleil, les philoso- phes anti-bibliques, pour pouvoir hier le déluge, ne voulurent voir dans les amas de fossiles qui consti- tuent des montagnes entières que la trace du passage de quelques pèlerins qui avaient perdu leurs co- INTRODUCTION. IT quilles. — Sur le terrain de l’exégèse scientifique, les libres penseurs n’ont pas grand’chose à reprocher aux dévots. Ces faits et bien d’autres que je pourrais rappeler sont fertiles en enseignements. — Ils montrent le danger que l’on court à vouloir souder trop inti- mement le dogme à la science. — Le premier relève avant tout de la foi, et par conséquent du sentiment ; il est de sa nature absolu et affiche la prétention d’être immuable. La science au contraire est fille de l’expérience et du raisonnement; elle a ses doutes et ses réserves ; elle est surtout essentiellement progres- sive, c'est-à-dire changeante et sujette à des trans- formations. Toute union entre elle et le dogme ne peut donc que préparer des déchirements inévitables et douloureux. Les textes sacrés ne se prêtent pas tou- jours aux interprétations, parfois spirituelles, parfois aussi puériles, qu'on accueille aujourd’hui avec tant de faveur. Ces interprétations elles-mêmes, accepta- bles un jour, sont souvent démenties le lendemain par quelque nouveau progrès, et l’opposition qu’on. a voulu dissimuler n’en ressort que plus clairement. — Laissons donc à chacun son domaine, au savant la science, au théologien la théologie. Certes, en m’exprimant ainsi, je suis loin de vou- loir dire qu’il existe un antagonisme entre la science et la religion. J’ai trop souvent exprimé la convic- tion contraire, pour qu’on me prête une semblable pensée. — Oui, la foi n’a pas d’appui plus sûr qu’une connaissance aussi complète que possible de cet uni- vers, de ses phénomènes, de ses lois. Au besoin, d’il- lustres exemples justifieraient mes paroles ; mais ces IV INTRODUCTION. exemples, nous les rencontrerions dans des commu- nions très-diverses. La religion et la science, qui, chacune dans sa sphère, répondent à nos besoins les plus nobles, à nos instincts les plus élevés, ne con- vergent et ne s'unissent que par ce qu'elles ont de plus général, de plus grand. Dans ces hautes régions de l'intelligence et du cœur, les points de discussion disparaissent devant les vérités éternelles. — Voilà pourquoi le protestant et le catholique, le juif et le mahométan, ont pu trouver dans la science de quoi fortifier chacun ses diverses croyances, semblables au moins en cela que toutes rapportent au Créateur l'hommage de la créature. D'autre part, on voit combien les hommes qui ont la prétention de parler uniquement au nom de la philosophie et de la raison, combien les libres pen- seurs doivent se méfier de la répugnance instinctive que leur inspirent tout fait, tout témoignage, toute doctrine qui se présentent à eux associés à quelque idée dogmatique. En cédant trop facilement à ce sentiment irréfléchi, ils ont souvent mérité les mêmes reproches que leurs adversaires. — Eux aussi se sont montrés absolus et intolérants; ils ont pour ainsi dire érigé en dogmes leurs négations les plus hasardées, et compromis la cause qu'ils défendent. A eux aussi la science, seul juge irrécusable et compé- tent, a donné de sévères leçons dont ils n’ont pas toujours su profiter. Ces réflexions s’appliquent d’une manière toute spéciale aux débats relatifs à l’origine une ou multi- ple des groupes humains. Après avoir régné si long- temps sans conteste, l'antique dogme d'Adam a INTRODUCTION. V rencontré de nombreux adversaires. Chose assez re- marquable, c'est au nom même de la Bible que ce dogme a été d'abord attaqué, et il ne sera pas inutile de résumer ici les arguments que dès le dix-sep- tième siècle on faisait valoir contre lui. En 1655, La Peyrère, gentilhomme protestant attaché au prince de Condé, publia un traité de théo- logie fondé tout entier sur l'existence d’une popu- lation humaine antérieure à Adam‘. Dans ce livre fort curieux et remarquable pour l’époque, La Pey- rère s'efforce de démontrer que l’histoire d'Adam et de ses descendants n’est autre chose que le com- mencement de l’histoire des Juifs seuls, et non de celle des hommes en général. Partant des deux récits de la création qui se trouvent dans la Genèse, et se fondant sur les différences qu'on a de tout temps signalées entre eux, il regarde le premier comme se rapportant à la création des gentils ', le second à l’ori- gine du peuple que Dieu avait choisi entre tous les autres. — Les gentils, créés les premiers, au sixième jour de la grande semaine, en même temps que les animaux, appartiendraient en quelque sorte à la créa- tion générale. Ils auraient été formés comme tous les autres êtres et tirés comme eux de la matière du chaos. Ils auraient apparu en même temps sur la terre entière, et aucun d’eux n'aurait jamais péné- tré dans le paradis terrestre. Adam, le premier Juif tiré du limon de la terre, Ève formée avec une côte 1. Systema theologicum ex preadamitarum hypothesi. Pars prima.— La seconde partie ne parut pas, sans doute par suite des persécutions que ce premier ouvrage valut à l’auteur. 1. Genèse, premier et second chapitre. VI INTRODUCTION. d'Adam, n'auraient vu le jour qu'après le repos du septième jour. Seuls ils auraient habité le jardin d'Éden, seuls par conséquent ils se seraient rendus coupables du péché contre la loi en violant la défense qui leur avait été faite. Les autres hommes, innocents à cet égard, n’en étaient d’ailleurs pas moins coupa- bles de péchés naturels. L'auteur trouve cette distinc- tion confirmée par un passage de saint Paul! À l’appui de son hypothèse fondamentale, La Pey- rère n’invoque pas seulement le texte même relatif aux premiers jours du monde; ses arguments les plus précis sont tirés surtout de l’histoire d'Adam et de sa famille. — Jusqu'à l’âge de cent trente ans, la Genèse ne donne à celui qu’on est habitué à regarder comme le premier homme pas plus de trois fils, et les pa- roles qu’il prononcé lors de la naissance de Seth ne peuvent laisser de doute à cet égard. Plus tard seu- lement il a des fils et des /illes. Or, après le meurtre d’Abel, Seth n'étant pas encore venu au monde, la fa- mille d'Adam ne comptait que trois personnes. Gepen- dant Cain, chassé par Dieu et condamné à errer sur la terre, témoigne la crainte d’être tué par quiconque le trouvera. Dieu met en conséquence un signe sur Caïn, et déclare que celui qui.le tuera sera puni au septuple. Cain pouvait donc rencontrer en effet des ennemis, et ces ennemis ne pouvaient être que des hommes étrangers à Adam. — Caïn, en s’éloignant, emmène sa femme. D'où venait cette femme ? Jusqu'à cette époque, Adam n'avait eu d’autres enfants que celui qui fuyait après un crime et celui qui en avait 1. Épitre aux Romains, chapitre v, versets 12, 13 et 14. INTRODUCTION. VIT été la victime. Il fallait bien qu'il y eût d’autres fa- milles à côté de celle d'Adam. — Enfin à peine Cain a-t-il eu un fils qu’il bâtit une ville. Il fallait donc qu’il eût trouvé des compagnons pour la construire, pour la peupler. — De tous ces faits, l’auteur conclut qu'il existait des hommes en dehors de la famille adamique ou juive, et que ces hommes, répandus dès lors sur toute la terre, n’étaient autre chose que les gentils, ces premiers venus de la grande création, toujours si nettement distingués du peuple de Dieu, des Juifs. La Peyrère interprète au même point de vue un grand nombre d'expressions générales employées dans la Bible. — La terre, dont il est si souvent question, n’est pas pour lui la surface entière de notre globe, mais seulement la &rre sainte, celle que Dieu avait destinée à son peuple. Il en précise les limites et en donne une carte peu détaillée, mais assez juste pour le temps. C’est à elle seule qu'il applique les récits relatifs au déluge biblique, déluge qu’il compare aux autres grandes inondations partielles dont diverses nations ont conservé le souvenir. L'histoire de Noé devient ainsi le pendant de celle d’Adam. Ce patriar- che est resté le seul représentant, non pas de l’hu- manité entière, mais des Juifs seulement. C’est contre ces derniers que s'était allumée la colère céleste. Dieu n’a jamais eu l’intention de détruire les gentils. Il est bien difficile de ne pas être frappé de la res- semblance et souvent de l’identité des doctrines de La Peyrère avec des opinions souvent et encore tout ré- cemment émises. Toutefois, qu’on ne s’y trompe pas: La Peyrère n’est nullement un libre penseur, un es- VII INTRODUCTION. prit fort. C’est un théologien, un croyant, qui admet comme vrai tout ce qui est dans la Bible, et les mi- racies en particulier. Seulement il leur applique son système comme à tout le reste. Pour lui, ces miracles ont toujours été en quelque sorte personnels, et, lors même que le texte semble positivement affirmer que les lois générales de la nature ont été bouleversées, il admet que ces lois n’ont été suspendues que locale- ment. Toujours il trouve dans le livre qui lui sert de guide quelque raison à l’appui de son interpréta- tion‘. En un mot, on trouve partout chez La Peyrère un mélange de foi complète et de libre critique. — Ce livre du reste ne convainquit personne, et la doc- trine de l’auteur retomba bientôt dans l'oubli jusqu’à ces dernières années, époque où on l’a reproduite et accueillie avec une faveur assez inattendue, princi- palement en Amérique. La tentative de La Peyrère était isolée; elle avait eu lieu à peu près exclusivement sur le terrain de la théologie, et le dogme adamique remporta la victoire sans presque avoir eu à combattre. La guerre que lui déclarèrent les philosophes du dix-huitième siècle 1. Par exemple, si, pour rassurer le roi Ézéchias, l’ombre a rétrogradé de dix degrés sur le cadran d’Achas, le prodige a été tout local, et le soleil n’est pas pour cela revenu sur ses pas. Ia preuve en est, dit La Peyrère, que le roi de Babylone envoya des ambassadeurs tout exprès pour se renseigner sur ce fait qu'il n'auraient pu ignorer, si le cours de l’astre avait été réellement interverli pour la terre entière. — « L'étoile des mages, dit encore notre auteur, n'était qu’une lueur, une espèce de lampe visible pour les pieux pèlerins seulement, » et il en donne pour preuve qu'elle put s'arrêter au-dessus de la maison où était le petit enfant, de manière à l'indiquer ne.tement, ce qui n’eût pas été possible: s'il s'était agi d’un astre véritable ayant sa place dans le ciel. INTRODUCTION. IX devait avoir un tout autre résultat. — Ceux-ci étaient nombreux et puissants : ils s’appuyaient sur la science de leur époque ; ils en appelaient à quelques faits d'observation facile, et propres à frapper les es- prits. Aussi tout ce qui se piquait de philosophie ad- mit-il bientôt que le nègre et le blanc, le Lapon et le Hottentot, constituaient autant d'espèces différentes. La doctrine de l’unité ne manqua pourtant pas de défenseurs. D’un côté, les champions de la religion attaquée par les encyclopédistes ne pouvaient aban- donner une croyance regardée par eux comme fon- damentale; de l’autre, la plupart des naturalistes, Linné et Buffon à leur tête, se prononcèrent nette- ment dans le sens de l'unité. Le dernier surtout n’hésita pas à voir dans les caractères différentiels qui distinguent les groupes humains de simples mo- difications d’un type spécifique unique. — Ge témoi- gnage doit avoir ici d'autant plus de valeur, que Buffon avait étudié avec une remarquable supériorité les questions relatives à l’espèce en général, et qu’on ne saurait regarder son jugement sur ce cas spécial comme influencé par des préjugés dogmatiques. À vrai dire, c’est de cette époque que datent les deux écoles anthropologiques qu'on a distinguées par les épithètes récentes de monogéniste et de poly- géniste. Les circonstances au milieu desquelles ces deux écoles prirent naissance expliquent en grande partie le caractère qu’elles revêtirent au début, et qu'elles ont trop longtemps conservé. — De nos jours encore, défendre ou attaquer l’unité de l’espèce hu- maine est pour un certain nombre d'écrivains, pour la majorité des lecteurs, faire une sorte de profession X INTRODUCTION. de foi ; c’est défendre ou attaquer la Bible et la re- ligion. Et comme si ce n'était pas assez des préoccu- pations théologiques d’un côté, philosophiques de l’autre, pour compliquer une question déjà si diffi- cile par elle-même, des considérations politiques et sociales sont venues introduire dans le débat des passions bien peu d’accord avec l’absence de parti- pris qu’exigent avant tout les recherches scientifi- ques. — C’est aux États-Unis surtout que la lutte a pris cette nouvelle forme; et nous devons à M. Nott! le récit d’un incident dont il convient de dire quelques mots, parce qu'il caractérise la position particulière des anthropologistes américains. On sait comment l'esclavage, après avoir été ac- cepté par toutes les nations chrétiennes comme une institution régulière, a été justement proscrit par la plupart d’entre elles. On sait comment l’Angleterre, poussée par des motifs très-divers, se mit à la tête de la croisade anti-slaviste, et comment presque toutes les puissances adhérèrent successivement aux traités qu’elle proposa en vue de mettre fin à la traite et d’é- manciper la race nègre. On sait aussi comment ses propositions à ce sujet furent toujours repoussées par les États-Unis, où la question de l'esclavage touche à d'immenses intérêts. — Or en 1844 l’Angleterre, ap- puyée cette fois par la France, revenait encore à la charge, et M. Calhoun, alors ministre des affaires étrangères, ne savait trop que répondre aux notes que lui adressaient les puissances négrophiles, lorsqu'il entendit parler des travaux de M. Gliddon sur les 1. Types of Mankind, introduction. INTRODUCTION. XI races africaines. Il manda sur-le-champ cet auteur, qui à son tour l’engagea à se mettre en rapport avec M. Morton, le chef reconnu des anthropologistes amé- ricains. Une correspondance s'engage entre le minis- tre et l’auteur des Crania americana. Le résultat de cette association fut une note dans laquelle M. Calhoun repoussait toute modification à l’ordre de choses éta- bli dans l’Union américaine, se fondant sur les diffé- rences radicales qui séparent les groupes humains. Cette manière d’argumenter déconcerta le ministre anglais, qui se hâta de répondre qu’il n’entendait in- tervenir en rien dans les institutions domestiques des autres nations. — Après avoir raconté cette anecdote, M. Nott se félicite hautement des ennuis que la véri- table ethnologie, franchement introduite par M. Calhoun dans les relations internationales, a @ausés à la diplo- malie philanthropique. Mais par là même il trahit dès le début les préoccupations dont on retrouve les traces dans tout l’ouvrage. Ainsi en Amérique la question anthropologique se complique de celle de l’esclavage, et à lire la plupart des écrits qui nous viennent d'outre-mer, il est clair qu'on y est avant tout anti-slaviste ou slaviste. Mais aux États-Unis il faut toujours être biblique, et de là viennent les nuances particulières qui distinguent certains ouvrages anthropologiques américains. — Les anti-slavistes sont d'ordinaire franchement mo- nogénistes et acceptent le dogme d'Adam tel qu’il est généralement entendu. Telle est aussi la profession de foi d’un certain nombre de slavistes. Ceux-ci, pour justifier leur conduite envers leurs frères noirs, re- courent à l’histoire de Noé et de ses fils. Cham, di- XII INTRODUCTION, sent-ils, a été maudit par son père, il a été condamné à être le serviteur de ses frères; les nègres descen- dent de Cham : done, en les réduisant à l’esclavage, on ne fait qu'obéir au livre saint. — Mais l'Amérique compte en outre des siavistes polygénistes. Ceux-ci ont remis en honneur, sous des formes diverses et en l’étayant du savoir moderne, la doctrine de La Peyrère, dont d’ailleurs ils parlent fort peu. Tout en proclamant hautement l'inspiration divine de l’An- cien et du \ouveau Testament, ils se sont efforcés de démontrer, par des recherches linguistiques, géo- graphiques ou historiques, que les récits bibliques relatifs à l’origine et à la filiation des hommes s’ap- pliquaient exclusivement aux populations blanches. Ainsi mis à l'aise, ils ont regardé les divers groupes comme autant dæspèces distinctes ; ils ont rapproché le plus possible le nègre des singes, et conclu comme l'avait fait M. Calhoun. On le voit, des préoccupations fort peu scientifiques sont trop souvent intervenues dans l’examen de la question que nous voulons traiter. — C'est là un fait regrettable, et qu'il importait de faire ressortir dès le début. Seul, il peut expliquer certaines exagéra- tions, certaines assertions, certains oublis trop frap- pants pour ne pas être quelque peu volontaires; seul aussi, il explique le ton qui a régné, qui règne trop souvent encore dans les écrits d’un grand nombre d’anthropologistes des deux écoles. De part et d’autre on s’est anathématisé ; et, si de nos jours les mœurs littéraires un peu adoucies ne permettent plus guère l'emploi des gros mots que s’adressaient nos devan- ciers, on n’en trouve pas moins, jusque dans quel- INTRODUCTION. XIII ques-uns des ouvrages les plus récents et les plus sé- rieux, certains passages qui sentent trop le livre de controverse ou le pamphlet politique. À quoi bon toutes ces colères? — Les arrêts de l’in- quisition n’ont ni arrêté la terre dans sa marche ni fait tourner le soleil autour de notre globe; les plai- santeries de Voltaire n’ont pas anéanti les fossiles. Les violences de langage, les insinuations malveil- lantes, les railleries ne changeront pas davantage les relations existantes entre les groupes humains. Déterminer ces relations, c’est précisément ré- pondre à la question posée au début de cette étude. Or, on sait que chaque jour les naturalistes, et les naturalistes seuls, résolvent des problèmes de ce genre. À eux donc revient de droit celui qui nous oc- cupe. — Eh bien, si l’on se place exclusivement sur le terrain des sciences naturelles, il nous paraît im- possible de ne pas conclure en faveur de la doctrine monogéniste, c’est-à-dire de celle qui regarde tous les hommes comme appartenant à une seule et même espèce. Sans doute cette doctrine ne répond pas à tous les pourquoi, à tous les comment, que soulèvent les mille problèmes de l’anthropologie. Bien plus, au premier abord, et surtout pour les esprits même les plus cul- tivés, mais qui sont restés étrangers à certaines études, elle semble aggraver et multiplier les diffi- cultés. Il se passe ici quelque chose de semblable à ce que produit en zoologie, en botanique, l’applica- tion des systèmes opposée à l'emploi de la méthode. — Les premiers, reposant sur des considérations em- pruntées à un seul car:ctère choisi arbitrairement, XIV INTRODUCTION. sont infiniment plus faciles à saisir, plus commodes dans la pratique. Par cela même, ils ont eu leur temps d'utilité réelle et ont compté d’ardents défen- seurs. Mais les vrais savants, les inventeurs eux- mêmes, en avaient senti de bonne heure les graves défauts. Ils avaient compris que le système le plus parfait dissimule souvent les difficultés existantes au lieu de les résoudre, et parfois en soulève qui n'ont aucun fondement; que par suite il conduit fatalement à l'erreur. — La méthode naturelle au contraire, re- posant sur l’ensemble de tous les caractères, met le botaniste, le zoologiste, en face de chaque problème, et les force à l'envisager sous toutes ses faces. Par là, elle leur démontre parfois leur insuffisance, mais du moins elle ne permet jamais à un esprit sévère de se repaître d'illusions, de croire expliqué ce qui ne l’est pas. Il en est ainsi de la doctrine monogéniste qui ad- met l'unité de l’espèce humaine lorsqu'on la compare à la théorie polygéniste, à celle qui admet la multi- plicité des espèces humaines. En présence de la di- versité que présentent les groupes humains, rien de plus simple en apparence que de faire de ces groupes autant d'espèces différentes et de leur assigner des origines distinctes. Cette solution est séduisante, elle est bien simple et semble répondre à tout; mais qu’on aille quelque peu au fond des choses, et les consé- quences qu’elle entraîne en feront vite ressortir l’in- exactitude pour tout esprit non prévenu. En effet, elle conduit inévitablement à regarder les lois qui régis- sent l'organisme humain comme étant en contradic- tion, sur plusieurs points d’une importance capitale, INTRODUCTION. XV avec les lois auxquelles obéissent tous les autres or- ganismes vivants. En regardant au contraire ces groupes comme dé- rivés d’un type primitif unique , comme appartenant à la même espèce, la diversité apparaît d’abord comme un problème des plus ardus; mais la compa- raison avec les plantes, avec les animaux, nous en- seigne bientôt que ce fait n’est pas isolé, qu'on le retrouve dans les deux règnes organiques universel- lement admis, et que les lois de la physiologie ordi- naire l’expliquent, au moins dans ce qu'il a de géné- ral. Ces mêmes lois concordent sur tous les autres points avec la doctrine monogéniste, autant qu’elles sont en opposition avec la théorie polygéniste. En présence d’un pareil résultat, il n’est pas possible d’hésiter. Les polygénistes ont bien senti tout ce qu'avait de menaçant pour leurs idées l'application des sciences naturelles à l'étude de l’homme. Aussi quelques-uns d’entre eux ont-ils opposé d'avance une fin de non- recevoir à toutes les conséquences qu'on pourrait en tirer. Ils ont présenté l’homme comme un être ex- ceptionnel, et déclaré qu'il était à tous égards en dehors des lois générales. — D’autres, comprenant ce qu'une semblable assertion avait d’insoutenable, se sont efforcés de dissimuler l’antagonisme réel qui existe entre ces lois et le polygénisme. Ceux-ci sont nos plus sérieux adversaires. Comme nous, ils invo- quent la science, et c’est en son nom qu'ils procla- ment la multiplicité des espèces d'hommes. Nous aurons à montrer combien cette affirmation est peu fondée. Or, pour que le débat soit sérieux, XVI INTRODUCTION. pour qu'il ne dégénère pas en une simple lutte d’as- sertions contradictoires, il faut rappeler au moins les principales lois communes à tous les êtres vivants, les règles physiologiques les plus essentielles qui trou- vent ici leur application ; il est nécessaire d'examiner avec quelque détail quelle est la valeur des mots sur lesquels roule le débat; de rechercher les phénomènes d'hérédité, les actions de milieu qui jouent un rôle si important dans toutes les questions secondaires d’où dépend la solution du problème général. Nous aurons à résumer à ces divers points de vue l’histoire des animaux et des végétaux eux-mêmes. Nous arri- verons ainsi à l’homme par une voie qui pourra pa- raître bien détournée à quelques-uns de nos lecteurs. Mais cette voie est la seule sûre, et ceux qui auront bien voulu la parcourir avec nous reconnaîtront que l’unité de l'espèce humaine n’est pas seulement un point de doctrine philanthropique inspiré par les sentiments les plus honorables, une conception phi- losophique élevée, un dogme respectable par cela seul qu'il se rattache aux croyances religieuses de la plus noble portion de l'humanité; mais que cette unité est surtout — avant tout, pouvons-nous dire, — une grande et sérieuse vérité scientifique. UNITÉ DE L'ESPÈCE HUMAINE. Empires et règnes de la nature. Qu'est-ce que l’homme ? Cette question, à laquelle il a été répondu si sou- vent et de tant de manières, ne peut être envisagée ici qu'au point de vue de l’histoire naturelle, Elle revient donc à celle que s’adresse tout naturaliste qui, placé en présence d’un être ou d’un ensemble d'êtres, veut les étudier pour lui-même ou les faire connaître à autrui. En pareil cas, il recherche d’abord à quel groupe de premier ordre appartient l’objet de son examen, et ce n’est qu'après avoir résolu ce premier problème qu'il arrive à des détails plus cir- 1 2 CHAPITRE I. A constanciés, et assigne au minéral, à la plante, à l'animal, sa place définitive. Voilà comment la ques- tion précédente peut se traduire par cette autre : quelle est la place qui revient à l’homme dans une classification naturelle des êtres ? Quelque simple qu’elle puisse paraître au premier abord, elle n’en a pas moins divisé des hommes d’un égal mérite. Pour motiver la solution que nous avons cru devoir adop- ter, il faut rappeler ce que sont les groupes primor- diaux qui se partagent la nature entière. Depuis Aristote jusqu’à nos jours, tous les natura- listes ont reconnu qu'il existe dans la nature deux grandes classes de corps : les uns composés de parties inertes, simplement juxtaposées et sans autres rela- tions entre elles qu’une adhérence mécanique ou des rapports moléculaires ; les autres composés de par- ties actives, concourant chacune par quelque action diverse à l'entretien de l’ensemble, par conséquent plus où moins solidaires les unes des autres, et con- stituant ce que nous appelons des individus. Par suite, sous une forme ou sous une autre, avec un bonheur plus ou moins grand d'expression, tous les natura- listes ont admis la distinction fondamentale des corps inorganiques et des corps organisés. Il va sans dire que nous suivrons en ceci nos prédécesseurs. — De plus, acceptant la dénomination proposée en pre- mier lieu par Pallas, nous désignerons sous le nom d’empire chacune de ces grandes divisions, et admet- trons en conséquence l’empire organique et l’empire inorganique !. Seulement, dans chacun de ces groupes 1. Jusqu'à présent, j'avais employé les expressions de monde EMPIRES ET RÉGNES DE LA NATURE. 3 premiers, nous rencontrons des corps, des êtres se distinguant des autres corps, des autres êtres, par des propriétés générales qui leur sont propres. Nous sommes ainsi conduit à partager les empires en royaumes ou règnes, Car il faut conserver à ces divi- sions le nom consacré par l’autorité de Linné et l’as- sentiment universel. — Sur quels faits repose l’éta- blissement de ces règnes? Quelles différences les séparent et quels rapports les unissent? _Constatons d’abord qu’il faut grouper à part les corps célestes. — Pour qui considère dans son ensem- ble l’univers , ou mieux le peu que nous en connais- sons, on sait ce que deviennent les mondes. Qu'ils s'appellent étoiles, soleils ou planètes, comètes ou satellites, ils ne nous apparaissent plus que comme les molécules d’un grand tout dont les plus subtils calculs, l'imagination la plus ardente, ne sauraient sonder l'étendue. Entre ces myriades d’astres, il existe certains rapports, et ces rapports sont plus multipliés qu’on ne le supposait naguère. — Si dans notre tout petit système solaire les satellites tournent autour de leurs planètes, et les planètes autour de notre soleil, celui-ci est de même emporté dans l’es- pace vers la constellation d’Hercule avec une vitesse que la science espère bientôt déterminer. Sans doute il tourne autour d’un centre que connaîtront les gé- nérations futures. — Dans notre ciel, les deux soleils organique et de monde inorganique. Avec la plupart de nos con- temporains, j'avais oublié que Pallas avait donné déjà un nom à ces deux grandes divisions de l’univers. M. Isidore Geoffroy Saint- Hilaire a le premier rappelé ce fait historique dans un ouvrage des plus remarquables qu’il publie en ce moment et que j'aurai sou- vent à citer (Histoire naturelle générale des règnes organiques). L CEÉXPITRE NT: de la même étoile double tournent l’un autour de l’autre, et peut-être notre nébuleuse tout entière, avec tous les soleils de notre firmament, gravite-t-elle aussi vers quelque centre inconnu caché dans les profondeurs de l'infini. — Pour être déterminés par des lois mathématiques, les orbes de tous ces mondes n’en présentent pas moins des irrégularités. En vertu même de la force qui les meut, les astres réagissent les uns sur les autres, et le calcul des perturbations a enseigné aux astronomes que, pour être séparés par des millions de lieues, ces astres n’en sont pas moins, dans certaines limites , solidaires les uns des autres. Pour déterminer et régler tous ces mouvements, pour établir cette solidarité, qu’a-t-il fallu? Une force unique venant contre-balancer l’inertie de la matière. L’attraction seule suffit à mettre en jeu le merveilleux ensemble des mondes répandus dans l’immensité. Tous ces mondes sont d’ailleurs autant de corps bruts. Identiques par leur nature, soumis à une seule force partout la même, et ne présentant par conséquent que des phénomènes du même ordre, ils constituent évidemment, par rapport à nous, un groupe des plus naturels, bien distinct de celui que forment les autres corps bruts, simples matériaux de notre globe terrestre. Aussi quelques naturalistes, et en particulier l'illustre de Candolle, les ont-ils mis à part dans un règne spécial, le règne sidéral, et nous adopterons cette division, qui nous parait pleinement justifiée. Quittons maintenant les espaces célestes et redes- cendons à la surface de notre globe. Là aussi on re- trouvera l'attraction. Elle a seulement changé de EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE. 5) nom, et on la connaît sous le nom de pesanteur. Là encore elle exerce une action universelle. Tous les corps, qu'ils soient bruts ou vivants, sont soumis à cette action. Parties du tout, ils sont soumis à la loi, à la force qui régit le tout. Qu'on se figure pourtant ce que serait notre globe s’il avait pris naissance sous l’empire unique de la pesanteur.— En admettant que la matière pût encore posséder les trois états que nous lui connaissons, les éléments solides eussent formé un noyau compacte et homogène, d’une forme mathématiquement déter- minée, autour duquel se seraient superposées, selon des lois non moins invariables, une couche liquide et une couche gazeuse. À partir de ce moment, tout eût été réglé pour l'éternité. Sur ce globe hypothé- tique, le seul phénomène variable aurait été l’iné- galité des marées aériennes ou marines que l’attrac- tion du soleil et de la lune aurait promenées à la surface d’un océan sans rivages , d’une atmosphère qui n’aurait Jamais connu ni les brises ni les tem- pêtes. Pour susciter d’autres phénomènes, il fallait quel- que chose de plus que la pesanteur, c’est-à-dire que l'attraction. Ce quelque chose est représenté par les forces physico-chimiques. Grâce à ces forces, des réac- tions tumultueuses , des mouvements puissants ont bouleversé et accidenté le noyau solide de notre pla- nète. Combinant leur action avec celle de la pesan- teur, elles ont produit la terre ferme avec ses mon- tagnes et ses vallées, ses hauts plateaux et ses plaines basses ; limité le bassin des océans et des lacs ; en- gendré ces courants qui sillonnent les plus vastes 6 CHAPITRE I. océans comme autant de fleuves aux berges liquides, et ces autres courants qui, sous le nom de vents, agitent sans cesse l’atmosphère ; réglé cette alterna- tive d’évaporation et de condensation des eaux d’où naissent les ruisseaux et les fleuves ; enfanté en un mot cette multitude de phénomènes connus de tous, et qu’il suffit d'indiquer. Ici il est impossible de ne pas s’arrêter, de ne pas poser une question qui se présente involontairement à l'esprit de quiconque pense. Une seule force, l’attraction , suffit pour régir tous les mondes. Est-il probable qu’une dizaine de forces soient nécessaires pour mettre en jeu les corps bruts, éléments de l’un des plus petits de ces mondes? — Ce contraste répugne à la raison, et les progrès de la science permettent d'espérer que sous peu il dis- paraîtra. L'homme frappé par les dissemblances ap- parentes de certains phénomènes, n’a pu d’abord que rapprocher ceux qui se ressemblaient, former ainsi un certain nombre de groupes, et rattacher ceux-ci à autant de causes distinctes. Il a ainsi mul- tiplié de plus en plus le nombre des forces physico- chimiques, à mesure qu’il découvrait quelque phé- nomène nouveau, nettement séparé de ceux qu'il connaissait déjà ; mais chaque jour vient démontrer ce que cette doctrine avait de temporaire. Des faits intermédiaires sont reconnus, et relient l’un à l’autre ceux qu'on croyait les plus éloignés. On fait produire à la même force des phénomènes considérés jusqu’à ce jour comme étant d'ordres différents. Entre les mains de nos habiles physiciens, la même cause mise en jeu engendre à la fois de la chaleur, un cou- EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE. 7 rant électrique , des combinaisons chimiques et du mouvement. Déjà l’on en est à transformer pour ainsi dire une force en une autre, et à reconnaître que cette transformation a lieu en vertu de lois aussi fixes que celles de la substitution d’un équivalent chimique à un autre. Aussi, quelques esprits ne s'arrêtent-ils plus à reconnaître entre toutes ces forces des analogies plus ou moins intimes. Il en est, et des plus éminents, qui ne les regardent que comme autant de manifestalions particulières d’une force plus générale, et tout autorise à penser que ceux-là sont dans le vrai. La pesanteur et les forces, ou mieux sans doute la force physico-chimique, déterminent à elles seules tous les phénomènes que présentent un certain nom- bre de corps terrestres, et ce sont eux qu'avec tous les naturalistes nous appelons les corps bruts. Depuis Linné, on en a désigné l’ensemble sous le nom de règne minéral. C’est ce règne qui forme la seconde division de l’empire inorganique. On peut se faire aisément une idée de ce que serait devenu notre globe, abandonné à la seule action de la pesanteur et des forces physico-chimiques. Le ciel serait resté à peu de chose près ce qu’il est. La mer aurait eu aussi les mêmes limites; mais dans son sein , comme sur la terre, aurait régné une stérilité absolue. Point d'algues ni de fucus, pas plus que de forêts ou de prairies. Les matériaux meubles du sol, exposés sans défense à l’action des agents atmosphé- riques, n’auraient pu rester aux flancs des mon- tagnes ; et des roches, nues comme celles que nous trouvons au-dessus des limites de la végétation, 8 CHAPITRE I. s'élèveraient à peu près partout au-dessus des allu- vions désertes. Pas un oiseau, pas un insecte ne romprait cette solitude absolue qu'on ne retrouve peut-être sur aucun point du globe réel, et le bruit des corps bruts, agités, remués par les forces phy- s'ques, troublerait seul le silence de désolation étendu sur la terre entière. Pour transformer ce triste ta- bleau, pour animer et parer la surface de notre globe, il fallait quelque chose de plus que les deux forces nommées plus haut, il fallait une force nou- velle qui engendrät des phénomènes nouveaux. Ce quelque chose, cette force, c’est La vie. J'ai bien souvent expliqué le sens que j’attache à ce mot, et pourtant il n’est pas inutile peut-être de le redire encore. — La vie n’est pour moi rien qui res- semble à l’archè suprême de Van Helmont, espèce de souverain paraissant avoir son individualité propre, qui siége dans le centre phrénique, et gouverne tant bien que mal une foule d’archè inférieurs domiciliés dans les diverses parties du corps, et à chaque in- stant en révolte contre leur chef. À mes yeux, la vie n’a pas davantage d’analogie avec le principe vital de Parthès, ou mieux de ses disciples, autre entité pas- sablement confuse, sans demeure bien déterminée, mais qui veille avec anxiété au bon état du corps qui lui est confié, et fait souvent plus de mal que de bien en voulant réparer quelque léger dommage. — Non, la vie est simplement la cause inconnue d’un ensemble de phénomènes spéciaux et particuliers aux êtres vivants, de même que l'électricité est pour le physicien la cause inconnue des phénomènes que présentent les corps électrisés ; de même que la cha- car mertésomertes EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE. 9 leur est la cause également inconnue des phénomènes qui se produisent dans les corps chauffés; de même enfin que la force physico-chimique générale, quel que soit le nom qu'on lui donnera, sera pour tout esprit sérieux la cause sans doute à jamais in- connue des phénomènes propres aux corps bruts. La vie n’est pas non plus une force tellement spéciale qu’elle soit de sa nature en opposition avec les forces qu’on vient de nommer. Sans doute, dans une foule de circonstances, elle modifie et contre-balance leur action; mais les forces physico-chimiques, mises simultanément en jeu, agissent bien souvent de même les unes sur les autres. La chaleur modifie l’action de l'électricité, et toutes deux l’emportent, dans certains cas, sur la pesanteur, c’est-à-dire sur l'attraction, sur cette force, la plus universelle de toutes, et qu’on retrouve dans les corps bruts et les êtres vivants tout comme dans les soleils et les mondes. Ainsi entendue, l’idée de la vie ne saurait rien avoir qui répugne à l'esprit le plus rigoureusement scientifique. C’est tout simplement une force qui vient s'ajouter à d’autres forces déjà reconnues et universellement acceptées, et qui, comme elles, se constate par ses effets. Cest elle qui, à côté et au- dessus des corps bruts, fait surgir les êtres organisés. L'organisation et par suite l’individualisation d’une 1. Les pensées que je viens de résumer ont été développées dans mes travaux scientifiques et dans les articles insérés dans la Revue des Deux Mondes depuis près de vingt ans; plus particulièrement dans les Tendances modernes de la chimie, les Souvenirs d’un na- turaliste, la Métamorphose et la Généagenèse. 10 CHAPITRE I. certaine quantité de matière, voilà les deux im- menses phénomènes que la vie introduit à la surface du globe. La vie, l’organisation, qui est le résultat et non la cause de la vie, séparent profondément les êtres vi- vants des corps bruts. Des uns aux autres il y a un abîme.— Est-ce à dire pourtant qu’ils n’aient rien de commun, et que cet abîme soit sans fond? Telle n’est pas notre pensée. Pour être vivants, la plante et l’a- nimal n’en sont pas moins soumis à l'influence de la pesanteur, de la chaleur, de l’électricité. Les affinités chimiques s’exercent dans leur sein comme dans un laboratoire. La distinction entre les empires inorga- nique et organique consiste donc, non point en ce que le second échappe aux forces qui régissent le premier, mais seulement en ce qu’il ajoute à ces forces déjà connues une force nouvelle, ayant son mode d'action propre, capable par conséquent de pro- duire des phénomènes spéciaux, et aussi de modifier dans une certaine mesure les résultats dus à l’action des autres forces. Dans nos instruments, dans nos creusets, les forces physico-chimiques se manifestent en elles-mêmes, et par des phénomènes simples. Dans l'être organisé, elles fonctionnent sous la do- mination de la vie, et en vue d’un résultat d’ensem- ble. Par suite, ces phénomènes seront presque tou- jours plus ou moins complexes; mais ils n’auront pas pour cela changé de nature, et voilà pourquoi il est permis bien souvent de conclure du corps brut à l'être organisé; voilà pourquoi le mécanicien, le chimiste, le physicien, peuvent jeter un jour si grand sur le jeu multiple de nos organes, à la seule condi- EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE. 11 tion de ne jamais oublier la vie, comme ils n’ont que trop de tendance à le faire; voilà pourquoi la phy- siologie, la science des êtres vivants, ne saurait se passer de l’aide des autres sciences, dont le but est essen- tiellement l’étude de la nature brute. Autant la vie et l’organisation isolent les êtres vi- vants des corps bruts, autant elles les rapprochent entre eux. — Ge second fait n’est pas moins important à constater que le premier. Est-il besoin de le dé- montrer? Tous les êtres organisés ont un commen- cement et une fin; tous naissent, croissent et meu- rent. Aucun d'eux, au moment de sa première appa- rition, ne ressemble à ce qu’il sera plus tard: tous par conséquent subissent des métamorphoses. Tous ont besoin de se nourrir, et la nutrition est essentiel- lement la même pour tous. Ges phénomènes généraux s’accomplissant sous l’empire de la même force, semblables au fond par les procédés mis en œuvre, identiques par le but, établissent entre tous les êtres vivants des relations étroites, et voilà pourquoi en physiologie il est si souvent permis de conclure du végétal à l'animal et de l'animal à l’homme. L'empire organique comprend, on le sait, deux groupes, deux règnes bien distincts et universellement admis. | Le premier, le règne végétal, renferme des êtres presque tous adhérents au sol; n'ayant d’autres mouvements que ceux qui résultent soit de leur or- ganisation propre, soit d’impulsions venues du de- hors ; n'ayant aucune conscience ni d'eux-mêmes, ni de ce qui leur est extérieur. Le fait de l'organisation, les conséquences qu’il entraîne, distinguent seuls les 12 CHAPITRE I. végétaux des corps bruts. La vie seule est venue s’a- jouter en eux aux forces physico-chimiques. Il n’en est pas de même dans l’autre groupe de l’empire organique. Ici apparaissent des phénomènes entièrement nouveaux. L'animal sent, c’est-à-dire qu’il perçoit des impressions dont la cause est en lui- même ou qui lui viennent du dehors. Il se meut en totalité ou partiellement, indépendamment de toute action produite par les forces physico-chimiques ou résultant du jeu de l’organisation ; en d’autrestermes, il jouit du mouvement spontané, volontaire, ou mieux autonomique, comme l’a appelé M. I. Geoffroy‘, et par conséquent il possède la volonté qui détermine ce mouvement. Sur ces deux points, toute discussion est impossible, et nous renverrions à la Fontaine qui- conque essayerait de ressusciter l'étrange doctrine des machines animales. Malgré l'autorité de Descartes, il suffit pour la réfuter de l’unanimité des natura- listes. Tous, depuis Aristote, ont admis et considéré comme les caractères essentiels de l’animalité la sen- sibilité et la locomotion. Plusieurs sont allés bien plus loin, et ont attribué aux animaux des facultés plus relevées ; et il me paraît impossible de ne pas partager leur manière de voir, même à ce moment où nous avons probablement at- teint les limites de ce monde des animaux inférieurs à peu près inconnu à nos devanciers. Quiconque observera suffisamment les annélides, les mollusques, les zoophytes eux-mêmes; quiconque les soumettra à ces faciles expériences que j'ai maintes 1. AüTovouoc, qui $e gouverne par ses propres lois. EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE. 13 fois répétées, en viendra certainement à reconnaitre que, pour être fort loin des mammifères et des oi- seaux, ces êtres à organisation simplifiée n’en possè- dent pas moins jusqu'à un certain point la conscience de leur individu et la connaissance du monde exté- rieur; qu'ils saisissent certains rapports entre ces deux termes; qu’ils modifient leur volonté et coor- donnent leurs mouvements en vertu de ces rapports. Or saisir des rapports, en tirer une conséquence qui se traduit par des actes, c'est évidemment raisonner. — ]] serait facile de citer bien d’autres phénomènes de même nature, tous étrangers aux végétaux, tous propres au règne qui nous occupe; mais Ce n’est pas le moment d'aborder la grande question de l’intelli- gence des animaux: il suffit d’avoir rappelé que jus- que chez les plus dégradés, aussi longtemps que par leur taille et leur nature ils se prêtent à l'observation, à l'expérience, on retrouve la trace des facultés fon- damentales dont l’ensemble constitue l'intelligence humaine elle-même. Ces facultés fondamentales sont bien distinctes, et c’est avec raison qu’elles portent des noms différents. Suit-il de là que dans tout animal chacune d’elles se rattache à une cause distincte ? Il nous répugnerait de le croire. — Lorsqu'il s'agit des manifestations de l'un de ces petits mondes que nous appelons un indi- vidu, bien plus encore que quand il s'agissait des forces physico-chimiques générales, l'esprit éprouve le besoin de remonter à quelque chose qui soit en harmonie avec cette unité. Il aime à reporter à une cause unique tous ces actes spontanés qui se prêtent un appui mutuel etconcourent presque constamment 14 CHAPITRE I. au même but; mais quelle sera cette cause, et quel nom lui donnerons-nous? D’autres ont essayé de ré- pondre à ces questions. On a beaucoup écrit sur l’dme des bêtes; on a cherché à en expliquer la nature et le mode d'action. Nous ne serons pas si hardi. Là où l’expérience et l'observation font défaut, nous croyons toujours devoir nous arrêter. Il suffit d’avoir montré que si l’on a séparé l’animal du végétal, c’est que chez lui se manifeste un ensemble de faits dont rien n'avait pu donner une idée ni chez les plantes, ni dans les groupes précédents, qu'il ya chez eux quelque chose de fondamentalement caractéristique. De ce qui précède, il résulte que les naturalistes n'ont pas fondé les premières divisions de la nature sur la composition chimique, car le règne minéral comprend tous les corps simples connus et toutes leurs combinaisons inorganiques ; — qu’ils n’ont pas tenu compte davantage de l’état moléculaire, car ce même règne minéral renferme des corps solides, li- quides et gazeux.— Entraînés par la force des choses, sciemment ou sans bien s’en rendre compte, ils se sont adressés à ce que les corps, les êtres, ont de plus général, de plus absolu dans leur nature, dans leurs rapports avec la création. Or, en procédant du simple au composé, en s'élevant des corps bruts à l’animal, on voit apparaître à chaque empire, à chaque règne, tout un ensemble de faits, tout un ordre de phéno- mènes complétementétranger aux groupes inférieurs, mais qui se retrouve dans les groupes supérieurs. Là est évidemment le caractère essentiel de ces grandes divisions primordiales. Ce résultat, indépendant de toutes les hypothèses qui ont pu guider ceux qui l'ont EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE. 15 proclamé, reçoit chaque jour la sanction de l’obser- vation et de l’expérience. Voilà pourquoi les siècles l’ont respecté et pourquoi la science moderne avec toutes ses ressources nouvelles, n’a en définitive qu’à le confirmer ‘. 1. Les trois règnes minéral, végétal et animal sont à peu près universellement admis par les naturalistes. Le règne sidéral est moins généralement accepté. Le règne humain, dont nous allons nous occuper, a compté dans le passé et compte encore aujour- d’hui plusieurs partisans. Indépendamment de ces cinq groupes plus ou moins universellement reconnus, quelques naturalistes ont proposé d’autres divisions du même ordre, en se fondant sur des considérations de nature très-diverse; mais la plupart de ces con- ceptions n’ont guère été admises que par leurs auteurs, qui parfois même les ont abandonnées plus tard. On trouvera dans le tome second de l’ouvrage déjà cité de M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire un excellent résumé historique de cette partie de lascience etune discussion approfondie de la plupart des questions qu’elle soulève. Il Règne humain. Nous pouvons aborder maintenant le problème qui a motivé les développements contenus dans le cha- pitre précédent. Maintenant que nous savons ce que sont un minéral, un végétal, un animal, et à quel caractère on reconnaît un règne, NOUS pouvons nous demander si l’homme a réellement une place dans l'un des trois que nous connaissons, ou, pour parler pius simplement, dans le dernier. L'homme est-il un animal, et, s’il enestainsi, quelle place lui revient dans nos cadres zoologiques? — Les réponses à cette double question ont été nombreuses et bien diverses. « Le tableau des contradictions de l'esprit humain est ici complet, a dit M. Isidore Geof- froy; pas une case n’y reste vide.» Et ce jugement sévère n’est que trop justifié. Tour à tour on a fait de l’homme un règne spécial, un embranchement du: règne animal, une classe, un ordre, un sous-ordre, une RÈGNE HUMAIN. 17 famille, une sous-famille, un genre, une simple espèce d’un -geñre dans lequel il se trouvait accolé à un singe. Je n’ai pas à discuter toutes ces opinions, parmi lesquelles il en est de si étranges. Il suffira de justi- fier celle -que j’ai embrassée depuis bien des années, et que chaque jour davantage je regarde comme la seule vraie‘. — Pour moi, l’homme diffère de l’ani- mal tout autant et au même titre que celui-ci diffère du végétal ; à lui seul, il doit former un règne, le règne homminal ou règne humain, et ce règne est ca- ractérisé tout aussi nettement et par des caractères de même ordre que ceux qui séparent les uns des autres les groupes primordiaux que je viens d’énumérer. Pour justifier ces propositions, il faut montrer qu'il existe dans l’homme un ensemble de faits ou de phé- nomènes complétement étrangers à lanimal. Où chercherons-nous ces phénomènes ? — Sera-ce dans l’organisation, dans la structure et le jeu des appa- reils? L’anatomie, la physiologie comparées ont de- puis longtemps répondu négativement. La première ._ a retrouvé jusque dans les types inférieurs les or- ganes essentiels de l’homme, et chez les mammifères, chez les singes surtout, elle a démontré une identité à peu près absolue de composition anatomique, os par os, muscle par muscle, vaisseau par vaisseau, nerf par nerf. Quelques variations de volume, de di- mension, de proportion, de disposition, en harmonie 1. J'ai nettement exprimé monopinion relative à l'existence d’un règne formé par la seule espèce humaine dans une note placée au début d’un ouvrage publié d’abord dans la Revue des Deux Mondes (Souvenirs d'un naturaliste, 1854). Dès 1838, j'avais motivé cette manière de voir dans un cours public fait à Toulouse. 18 CHAPITRE II. avec les formes extérieures, constituent presque les seules différences. À mesure que les moyens d’inves- tigation sont devenus plus nombreux et plus puis- sants, le rapprochement est devenu plus intime. La micrographie a démontré entre les éléments de l’orga- nisme animal et ceux de l'organisme humain des res- semblances tout aussi frappantes que l’avait fait l’a- natomie; la chimie a conduit au même résultat. Comme il était facile de le prévoir, des organes pres- que identiques remplissent les mêmes fonctions, et de la même manière. Après s'être assurée de ce fait général, la physiologie l’a mis à profit, et voilà pour- quoi tous les jours les physiologistes éclairent l’his- toire de l’homme par des expériences qu'ils prati- quent sur les chiens, sur les lapins, et jusque sur les grenouilles; voilà pourquoi l’anthropologiste peut aussi avec toute raison conclure de l’animal à l’homme tant qu’il s’agit uniquement de phénomènes relevant de l’organisation. Quelques naturalistes, et parmi eux des hommes éminents, ont adopté et cherché à justifier par des considérations scientifiques l’opinion si poétiquement exprimée par Ovide. La station verticale sur deux pieds et le os sublime ont été regardés comme les at- tributs extérieurs du règne humain. — Il est cepen- dant difficile de partager cette manière de voir. Déjà M. Isidore Geoffroy, faisant pour la première fois une objection qui, par une singulière inadvertance, avait échappé à tous ses prédécesseurs, a fait observer que plusieurs oiseaux se tiennent naturellement tout droits. Les pingouins et même une simple race de nos canards domestiques présentent cette particularité. RÈGNE HUMAIN. 19 Là cependant n’est pas l’objection la plus grave à l'opinion dont il s’agit. Sous le rapport du mode de station , il n’y a de l’animal à l’homme qu’une diffé- rence du plus au moins. Si la station de la plupart des mammifères est horizontale, celle des singes an- thropomorphes est naturellement oblique. Ces singes prennent assez souvent et tout à fait spontanémentune attitude qui rappelle celle de l’homme. À ce point de vue, ils sont en réalité de véritables intermédiaires. Il n’y a donc ici chez l’homme qu’un pas de plus fait dans une direction déjà nettement indiquée ; il n’y a qu’un progrès, mais rien d’essentiellement nouveau. Trouverons-nous les caractères du règne humain dans les facultés de l’esprit? — Certes il ne peut en- trer dans ma pensée d'identifier le développement intellectuel de l’homme avec l’intelligence rudimen- taire des animaux, même les mieux doués. Entre eux et lui, la distance est tellement grande qu’on a pu croire àune dissemblance complète ; mais il n’est plus permis de penser ainsi. L'animal a sa part d’intel- ligence ; ses facultés fondamentales, pour être moins dévoloppées que chez nous, n’en sont pas moins les mêmes au fond. L'animal sent, veut, se souvient, raisonne, et l'exactitude, la sûreté de ses jugements, ont parfois quelque chose de merveilleux, en même temps que les erreurs qu’on lui voit commettre dé- montrent que ces jugements ne sont pas le résultat d’une force aveugle et fatale. Parmi les animaux d’ailleurs, et d’un groupe à l’autre, on constate des inégalités très-grandes. À ne prendre que les verté- brés, nous voyons que les oiseaux, bien supérieurs aux poissons et aux reptiles, le cèdent de beaucoup 20 CHAPITRE II. à certains mammifères. Trouver au-dessus de ces derniers un autre animal d’une intelligence très-su- périeure n'aurait en réalité rien d’étrange. Il n’y au- rait là qu'une différence du moins au plus; il n’y aurait pas de phénomène radicalement nouveau. Ce que nous venons de dire de l'intelligence en général s’applique également à sa manifestation la plus haute, au langage. — L'homme seul, il est vrai, possède la parole, c’est-à-dire la voix articulée; mais deux classes d'animaux ont la voix. Chez eux comme chez nous, il y a production de sons traduisant des impressions, des idées, et compris non-seulement par les individus de même espèce, mais encore par l’homme lui-même. Le chasseur apprend bien vite ce qu’on à appelé d’une znanière figurée le langage des oiseaux et des mammifères. Sans être bien expé- rimenté, il distingue sûrement les accents de la colère, de l’amour, du plaisir, de la douleur, le cri d'appel, le signal d'alarme. Ce langage est bien ru- dimentaire sans doute; on pourrait dire qu'il se compose uniquement d’interjections. Soit, mais il - suffit aux besoins des êtres qui l’emploient et à leurs rapports réciproques. Au fond, diffère-t-il des lan- gages humains soit par le mécanisme de la produc- tion, soit par le but, soit par les résultats? L’anato- mie, la physiologie, l’expérience, nous apprennent que non. Encore ici il y a donc un progrès, un perfec- tionnement immense, mais il n’y a rien d’essentiel- lement nouveau". 1. En m’exprimant comme je viens de le faire, je nai pas à craindre, je pense, que l’on rapproche mes opinions de celles RÈGNE HUMAIN. 21 Enfin ce que nous appelons les facultés du cœur, facultés qui tiennent à la fois de l'instinct et de l’in- telligence, se manifeste chez les animaux tout aussi bien que chez l’homme. — L'animal aime et hait. On sait Jusqu'où queiques espèces poussent le dévoue- ment à leurs petits; on sait comment entre certaines autres il existe une répulsion instinctive qui se tra- duit, à chaque occasion favorable, par des luttes acharnées et mortelles; on sait comment l’éducation développe ces germes et nous fait découvrir dans nos animaux domestiques des différences individuelles vraiment comparables à celles qui nous frappent dans l’humanité. Tous, nous connaissons des chiens affectueux, caressants, aimants, peut-on dire; tous nous en avons rencontré qui étaient colères, har- gneux, jaloux, haineux... C’est peut-être par le ca- ractère que l’homme et l’animal se rapprochent le plus. | Où trouverons-nous donc ces faits jusqu'ici sans précédents, ce quelque chose complétement étranger à l’animal, appartenant exclusivement à l’homme, et motivant ainsi pour lui seul établissement d’un règne à part? Pour résoudre cette difficulté, faisons comme les naturalistes : rendons-nous compte de tous les qu'ont émises récemment quelques naturalistes et anthropoligistes américains, en particulier M. Agassiz. Ce savant naturaliste a as- similé les cris des animaux aux langues humaines au point d’affir- mer qu'il serait facile de faire dériver les grognements des diverses espèces d'ours les uns des autres de la même manière et par les mêmes procédés que les linguistes emploient pour démontrer les rapports du grec avec le sanscrit. Je reviendrai plus tard avecquel- ques détails sur cette opinion en examinant les doctrines de mon savant confrère. 22 CHAPITRE II. caractères de l’être qu'il s’agit de déterminer. Nous ne nous sommes encore occupé que des caractères organiques, physiologiques et intellectuels ; il nous reste à parler des caractères moraux. — Ici appa- raissent tout de suite deux faits fondamentaux dont rien encore n'avait pu nous donner une idée. Dans toute société où il existe un langage assez parfait pour exprimer les idées générales et abstraites, nous trouvons des mots destinés à rendre les idées de vertu et de vice, d'homme de bien et de scélérat. — Là où la langue fait défaut, nous rencontrons des croyances, des usages prouvant clairement que, pour ne pas être rendues par le vocabulaire, ces idées n’en existent pas moins. — Chez les nations Les plus sau- vages, jusque dans les peuplades que d’un commun accord on place aux derniers rangs de l’humanité, des actes publics ou privés nous forcent à reconnaître que partout l’homme a su voir à côté et au-dessus du bien et du mal physiques quelque chose de plus élevé; chez les nations les plus avancées, des institu- tions entières reposent sur ce fondement. La notion abstraite du bien et du mal moral se re- trouve ainsi dans tous les groupes d’hommes. Rien ne -peut faire supposer qu'elle existe chez les animaux. — Elle constitue donc un premier caractère du règne humain. — Pour éviter le mot de conscience, pris sou- vent dans un sens trop précis et trop restreint, j'ap- pellerai moralité la faculté qui donne à l’homme cette notion, comme on a nommé sensibilité la propriété de percevoir des sensations. Il est d’autres notions, se rattachant généralement les unes aux autres, et que l’on retrouve dans les so- RÈGNE HUMAIN. | 23 ciétés humaines même les plus restreintes ou les plus dégradées. — Partout on croit à un monde autre que celui qui nous entoure, à certains êtres mysté- rieux d’une nature supérieure qu’on doit redouter ou vénérer, à une existence future qui attend une partie de notre être après la destruction du corps. En d’au- tres termes, la notion de la Divinité et celle d’une autre vie sont tout aussi généralement répandues que celle du bien et du mal. Quelque vagues qu’elles soient parfois, elles n’en enfantent pas moins par- tout un certain nombre de faits significatifs. C’est à elles que se rattachent une foule de coutumes, de pratiques signalées par les voyageurs, et qui, chez les tribus les plus barbares, sont les équivalents bien modestes des grandes manifestations de même na- ture dues aux peuples civilisés. Jamais chez un animal quelconque on n’a rien constaté ni de semblable, ni même d’analogue. — Nous trouverons donc dans l'existence de ces notions générales un second caractère du règne humain, et nous désignerons par le mot de religiosité la faculté ou l’ensemble de facultés auxquelles il les doit. La moralité, la religiosité sont-elles aussi univer- sellement départies à tous les groupes humains que je viens de l’admettre? — Ce fait a été nié. On s’est appuyé sur les dires d’un certain nombre de voya- geurs pour affirmer que quelques peuplades et par- fois des races entières étaient dépourvues de l’un ou de l’autre de ces caractères. Toutefois on a peu in- sisté sur l’absence de moralité. La nécessité de liens moraux dans toute société composée d’êtres humains, quelque minime qu’on la suppose, est trop évidente 24 CHAPITRE Il. pour que l'existence même de ces sociétés ne dé- montrât pas le fait général. Ici d’ailleurs les diffi- cultés ont généralement été bien vite levées, soit par des informations plus précises, soit par des observa- tions fort simples. Par exemple les langues austra- liennes n’ont aucun mot qui traduise ceux d’honnételé, justice, péché, crime; mais conclure de là que les tri- bus qui les parlent sont étrangères aux notions ex- primées par ces termes du vocabulaire serait uie grave erreur. Les actes prouvent le contraire. Il n’y a là qu'une pauvreté de langage qui s’applique aux faits physiques tout aussi bien qu'aux faits de l’ordre moral. Dans ces mêmes langues, il n'existe pas non plus de mots génériques tels que arbre, oiseau, pois- son, et certes personne n’en conclura que l’Austra- lien confond tous ces êtres!. On a beaucoup plus insisté sur l’absence de reli- giosité. À en croire bon nombre de voyageurs et d’anthropologistes, cette faculté manquerait non- seulement à certaines peuplades isolées, mais encore à des nations nombreuses répandues sur de vastes espaces. — Les faits démontrent chaque jour avec quelle légèreté ont été souvent émises et accueillies ces assertions si graves. Il n’est rien moins qu’aisé à l’Européen , alors même qu'il séjourne au milieu de peuples sauvages et qu'il en possède plus ou moins parfaitement la langue, d'obtenir des révélations sur 1. J'emprunte ces détails de linguistique, ainsi que ceux de même nature que je donnerai plus tard sur les mêmes peuples, à une note manuscrite qu'a bien voulu me remettre M. Pruner-Bey, qui a profité de son long séjour en Égypte comme médecin du vice-roi pour se livrer à des études de philologie comparée apprc- fondies. RÈGNE HUMAIN. 25 les croyances qui touchent à ce que l’homme a de plus intime et de plus secret. Sans sortir de France, on peut se faire une idée des difficultés qui entourent les investigations de cette nature en essayant de faire dire à un paysan de nos montagnes, à un Basque, à un Bas-Breton, ce qu'il pense des revenants ou du sabbat. J'ai, pour mon compte, bien souvent échoué auprès de gens avec qui je vivais dans les termes de la familiarité la plus grande. Qu'on juge des obsta- cles que doit rencontrer le voyageur qui apparaît au milieu de populations barbares comme un être supérieur, souvent comme un ennemi rédouté, ou le missionnaire dont la bouche ne s’ouvre que pour bafouer et flétrir ce que son interlocuteur a respecté ou craint depuis l’enfance! Le zèle religieux même qui anime ces derniers informateurs nuit souvent à l'exactitude des renseignements qu’ils nous transmet- tent. Ils dédaignent ou méprisent trop les croyances placées en dehors de leur propre foi pour s’en infor- mer sérieusement, et ainsi s'expliquent les contra- dictions étranges, les affirmations manifestement inexactes, qu'on rencontre trop souvent dans les écrits des plus dévoués propagateurs des diverses doctrines chrétiennes. — Heureusement d’autres savent joindre aux mêmes vertus un désir réel de s'éclairer eux-mêmes et d'éclairer les autres sur l'histoire morale des populations qu'ils s'efforcent de rapprocher de nous, et les résultats de leurs inves- tigations rectifient chaque jour nos idées sur bien des points importants. Deux races entre toutes ont eu le triste privilége d'être l’objet d'attaques de toute sorte, et l’absence D] 2.2 26 CHAPITRE II. chez elles de toute religiosité est une des plus douces imputations qu’on leur ait adressées. Ce sont les races hottentote et australienne. Je reviendrai plus tard avec détail sur cette dernière. Ici je me bornerai à dire que ces populations prétendues athées ont toutes une mythologie rudimentaire. Quant aux Hottentots et aux Cafres, qu’on leur as- simile à cet égard, on a dit, on répète encore au- jourd’hui sur tous les tons dans quelques écrits, que la notion de Dieu et de la vie future leur manque ab- solument. — Ceux qui parlent oublient ainsi tous les renseignements recueillis à diverses époques, et qui prouvent si manifestement le contraire. Pour ne citer que les plus récents, rappelons que, dès son premier voyage!, Campbell avait découvert jusque chez les Boschismen ce qu’il appelle la notion confuse d’un être supérieur; qu’à son second voyage ? il ob- tint, non sans peine, de Makoun, chef des Boschis- men du Malalarin, des détails précis sur Goha, le dieu mâle placé au-dessus des hommes, sur Ko, le dieu femelle qui est placé au-dessous. — Si la ré- ponse du même Makoun, évidemment dictée par sa répugnance à s’entretenir de pareils sujets, semble indiquer que pour son compte il ne croyait à rien au delà de cette vie, on sait que ses compatriotes en- terrent le mort avec son arc et ses flèches pour qu'il puisse chasser, et que pour eux le paradis est un lieu où ils trouveront sans cesse du gibier en abon- dance. — Chez les Hottentots proprement dits, on a reconnu la croyance à un bon:et à un mauvais prin- 1. 1812. — 2. 1820, RÈGNE HUMAIN. 97 cipe, tous deux personnifiés et portant des noms particuliers ; on a recueilli des traditions sur l’ori- gine de l’homme; on a constaté maintes fois la croyance à une autre vie, démontrée par les prières adressées aux grands hommes, par la crainte qu'in- spirent les esprits des morts, etc. — Soutenir la thèse que je combats est donc en réalité impossible. Si quelque auteur, s'appuyant sur des négations hasardées , refusait encore la religiosité aux races de l'Afrique méridionale, il suffirait de répondre par les paroles si explicites du plus intrépide explorateur moderne de ces régions. Voici ce que dit à ce sujet le docteur Livingstone : « Quelque dégradées que soient ces populations, il n’est pas besoin de les entretenir de l’existence de Dieu, ni de leur parler de la vie fu- ture : ces deux vérités sont universellement recon- nues en Afrique. » Le voyageur entre à cet égard dans quelques détaiis précis, puis il ajoute : « L'absence d’idoles, de culte publie, de sacrifice quelconque chez les Cafres et chez les Béchuanas fait croire tout d’abord que ces peuplades professent l’athéisme le plus absolu. » On le, voit, après avoir rectifié l’erreur, Living - stone l'explique, et cette explication s’appliquerait bien probablement aux quelques cas analogues si- gnalés chez les peuplades de l’Amérique méridio- nale. Ici encore, aux assertions parfois contradic- toires de certains voyageurs, on peut opposer le témoignage de celui qui s’est le plus occupé de l’homme 1. Un peu plus loin, Livingstone ajoute: « Plus on avance vers le nord, plus les idées religieuses des naturels sont développées. » 28 CHAPITRE Il. américain, et a publié sous ce titre même un ouvrage à bon droit devenu classique. « Quoique plusieurs auteurs, dit A. d’Orbigny, aient refusé toute reli- gion aux Américains, il est évident pour nous que toutes les nations, même les plus sauvages, en avaient une quelconque. » Ces paroles se justifient chaque jour, et jusqu'au sein des forêts cent fois séculaires de l’Amazone, chez ces tribus dont les mœurs atroces nous révoltent le plus, la notion d’un monde et d'êtres supérieurs, celle de la per- sistance après la mort physique d’une partie de notre être, se constatent davantage à mesure que nous par- venons à pénétrer quelque peu le secret de ces soli- tudes !. Quant aux populations de l’Asie, on leur a tou- jours reconnu des tendances religieuses. Ici on trouve partout au moins le chaman et son tambourin ma- gique. C’est de superstition, et non d’athéisme, que l’on a accusé les barbares asiatiques. — Enfin les navigateurs ont vu des idoles et des moraïs chez tous les insulaires de la Polynésie. L'idée religieuse se retrouve donc sur tout le globe, chez tous les êtres humains. Pour être parfois mal définie, elle n’en existe pas moins. Tout au plus ce vague peut-il laisser quelque incertitude relative- ment à quelque groupe toujours excessivement res- treint, constituant toujours un simple fragment d’une race plus nombreuse où l’existence de la religiosité est certaine. Comment mettre des doutes, motivés i. Voyez en particulier l'Histoire abrégée du Brésil, par M. Fer- dinand Denis, qui a résumé les documents recueillis sur les peu-. ples originaires de ces contrées. DS AT et sente rente RÈGNE HUMAIN. 29 seulement par notre ignorance, en balance avec le fait général, si grand, si frappant? La moralité, la religiosité, sont universelles chez l’homme, et manquent chez tous les animaux : toutes deux, agissant comme causes premières, donnent naissance à des phénomènes secondaires que nous appelons les croyances religieuses ou morales ; à leur tour, celles-ci jouent dans la vie sociale et politique des nations un rôle dont il est superflu de rappeler l’importance : toutes deux par conséquent agissent sur l’homme à la manière de ces forces, de ces propriétés, de ces facultés fondamentales que l’on a vues caractériser successivement les différents em- pires, les différents règnes naturels. Ces facultés méritent-elles pour cela le titre de caractère ou mieux d’attribut dans le sens scientifique du mot? — Non, disent ceux qui veulent qu'un ca- ractère repose toujours sur une particularité orga- nique pouvant s'exprimer par la parole ou se repro- duire par des figures. — Oui, répondront avec nous tous ceux qui, en dehors de tsute préoccupation systématique, s’en tiendront purement et simplement à la méthode, aux procédés suivis par les natura- listes. Pour ne citer qu'un des plus illustres, celui dont le nom a le plus d'autorité quand il s’agit des bases de la nomenclature, et dont nous sommes tous les disciples à ce point de vue, qu'a fait Linné quand il a voulu caractériser les végétaux, les animaux? Il a défini les premiers des corps organisés vivants non sentants; la vie est done pour lui un caractère, un attribut. Eh bien! décrit-on, représente-t-on la vie? Passant aux animaux, Linné les appelle des corps 30 CHAPITRE II. organisés vivants , sentant et se mouvant spontanément. Voilà la sensibilité, la spontanéité devenues à leur tour des caractères, des attributs. Tombent-elles pour cela sous nos sens? — À vouloir suivre Linné pas à pas, la définition de l’homme, sa caractéristique, dirait-on en zoologie, est donc celle-ci : l’homme est un corps , OU mieux un être organisé, vivant, sentant, se mouvant spontanément, doué de moralité et de reli- gtosité. Qu'on me permette d’insister sur ces considéra- tions, ce sera répondre à la plupart des objections faites à la manière dont je viens d'envisager l’homme et ses relations naturelles avec le reste de la créa- tion‘. La principale, celle qui m'a été présentée sous bien des formes, peut se formuler ainsi : « La mora- lité, la religiosité ne sont pas des facultés spéciales ; elles relèvent de l'intelligence et ne sont que les con- séquences d’un raisonnement juste. » On a dit encore: « Ces facultés sont bien distinctes des facultés intel- lectuelles, mais elles n’en forment, à proprement parler, qu’une seule; on ne comprend pas de reli- gion sans morale ou de morale sans religion. » À ces objections, à celles qui s’en rapprochent, j'aurais bien des choses à répondre, mais ce serait sortir du champ dont je tiens à ne pas franchir les limites. Je ne veux être ici ni métaphysicien ni phi- losophe ; je veux et dois rester naturaliste. —Or, en se 1. Cet ouvrage est le résumé des leçons que j'ai faites au Muséum en 1856 et 1860, et j'ai eu parfois à répondre aux objec- tions que m'adressaient mes auditeurs. Les doctrines que j’ex- pose ici ont donc subi déjà jusqu'à un certain point l'épreuve de la discussion publique. RÈGNE HUMAIN. 31 plaçant à ce point de vue, jai le droit de dire à mes contradicteurs : « En cherchant à rattacher les faits exceptionnels que présente l’étude de l'homme aux faits constatés chez les animaux et aux causes qui les produisent, vous agissez comme les physiciens et les chimistes qui, sans nier l'existence des êtres vivants et des phénomènes spéciaux dont ils sont le siége, veulent expliquer la vie par le jeu des forces physico- chimiques; vous agissez comme Descartes, qui ne voyait dans tous les actes de l’anima! qu’une appli- cation des lois de la mécanique. Moi, j'agis à la manière de Linné. Celui-ci, rencontrant chez l’animal deux faits généraux, fondamentaux, étrangers au végétal, les proclama caractères, attribuis de règne, en dehors de toute explicaticn, de toute théorie. Par là il assit sa division sur une base inattaquable tout en réservant les droits de l’avenir et des progrès scientifiques. Je me suis efforcé de faire comme lui; puissé-je avoir atteint le même résultat! » Quiconque restera fidèle à la méthode, aux procé- dés des sciences naturelles, nous suivra forcément 1. Parmi les objections qui m'ont été faites au sujet de la ma- nière dont j'envisage le règne humain, je dois mentionner celle qui repose sur la prétendue existence, chez les animaux qui vi- vent en société, de manifestations accusant au moins une mora- lité rudimentaire. Sans entrer dans une discussion détaillée de ces faits que ne comporte pas le cadre de mon travail, il suffira de dire qu’on peut rendre compte de ces exceptions apparentes plus facilement qu’on ne rend compte en botanique des mouvements de la sensitive ou de la dionée attrape-mouches. La spontanéité apparente encore inexpliquée de ces mouvements n’a jamais em- pêché les naturalistes d'accepter la caractéristique du règne ani- mal donnée par Linné, pas plus qu’elle n’a fait considérer ces plantes comme des animaux. Il me serait en tout cas permis d’in- yoquer ce précédent en ma faveur. 32 CHAPITRE Il. jusqu’au point où nous sommes parvenu. Sans dé- passer les bornes du raisonnement, des inductions scientifiques, à propos de l’homme comme à propos des animaux, il est permis de faire un pas de plus. En voyant la moralité, la religiosité se prêter un concours à peu près constant dans leurs manifesta- tions, en songeant aux rapports étroits qui les unis- sent et qui ont pu faire croire à des relations de cause à effet, il me paraît impossible de ne pas les rattacher à une cause unique. En reportant notre attention sur notre for intérieur, en constatant les faits de con- science que chacun de nous trouve en lui-même, il est également impossible de ne pas admettre que cette cause est en harmonie avec l’être entier, qu’elle a son individualité propre, comme le corps dont elle règle les actes. — Voilà comment les sciences natu- relles, la zoologie conduisent à reconnaître l’existence de ce principe, de ce quelque chose qu’on a désigné sous le nom d’éme humaine. Maïs elles ne sauraient nous mener plus loin. Au delà, l'expérience et l’ob- servation nous feraient défaut. Nous laissons donc à qui de droit le soin de rechercher quelles peuvent être la nature de cette âme, son origine ou sa des- tinée, et à chacun la liberté de choisir, parmi les nombreuses solutions proposées pour ces difficiles questions, celle qui s’accorde le mieux avec son cœur ou sa raison. En résumé, l’homme est pesant et soumis aux forces physico-chimiques comme les corps bruts; il est organisé comme les végétaux et les animaux; comme ces derniers, il sentet se meut volontairement. Dans son être matériel, il n’est donc autre chose RÈGNE HUMAIN. 1135 qu'un animal perfectionné à certains égards, moins parfait sous d’autres rapports que beaucoup d’espèces animales. Son intelligence, bien plus complète et in- ‘comparablement plus développée, l'élève infiniment au-dessus de tous les animaux, mais ne suffit pas à l'en séparer. S'il est un être à part, s’il doit former un règne, c’est que des facultés d’un ordre tout nou- veau se manifestent en lui. Cette conclusion ressort de l'examen de tous les autres règnes, examen fait exclusivement au point de vue scientifique, et sans abandonner un seul instant la méthode et les pro- cédés des naturalistes. — Si je ne me trompe, il y a dans ce résultat, indépendamment des conséquences scientifiques qui en découlent, quelque chose qui répond à nos plus nobles aspirations. L'homme s’attribue volontiers la domination; il aime à se pro- clamer souverain légitime de toutes choses à la sur- face de ce globe. Et, de fait, aucune créature ne sau- rait lui disputer un empire qui chaque jour s'étend et grandit. Eh bien! n'est-il pas satisfaisant de voir les caractères anthropologiques sanctionner, ennoblir cet empire en plaçant à côté de la notion de droit, qui ressort de la supériorité intellectuelle, la notion de devoir, qui découle de la moralité et de la religiosité? Se [I De l’espèce en général. L'application que nous avons faite à l'homme des procédés de la méthode naturelle et des règles adop- tées pour la répartition des corps tant organiques qu'inorganiques nous a conduit à le séparer du reste de la création, à le regarder comme constituant à lui seul un groupe primordial, un règne. Or tous les autres règnes sont divisés en groupes subor- donnés. Le règne animal, par exemple, se partage en embranchements ; chaque embranchement renferme un certain nombre de classes partagées elles-mêmes en ordres. Au-dessous de ceux-ci on rencontre les familles comprenant elles-mêmes les genres qui eux- mêmes résultent de la réunion des espèces les plus rapprochées par l’ensemble de leurs caractères'. Pour 1.Je ne compte ici ni le sous-règne, qui n’est pas universelle- ment adopté; nila tribu, qui manque assez souvent; ni la sous- DE L’ESPÈCE EN GÉNÉRAL. 35 tous les naturalistes et dans toutes les classifications qu’elles soient méthodiques ou systématiques, l’espèce est le terme fondamental, l’unité. Enfin, comme nous le verrons plus loin avec détail, chacune de ces unités : peut être représentée par des fractions; en d’autres termes, chaque espèce peut comprendre un certain nombre de races et de variélés. Les populations humaines se prêtent-elles à une semblable répartition ? Ici nous constatons à certains égards-@n remarquable accord parmi les anthropolo- wistes. Quelle que soit leur doctrine fondamentale, qu’ils fassent de l’homme un ordre de la classe des mammifères où un règne de la nature, presque tous reconnaissent qu'on ne saurait partager les hommes même en familles distinctes‘. Maïs pour les poly- génistes les différences qui les séparent constituent autant de caractères spécifiques. Ils font donc de l’hu- manité un genre, composé d’un nombre d'espèces qui varie singulièrement au gré de chacun d’eux. Les monogénistes au contraire ne voient dans ces diffé- rences que des caracières de race, et rattachent tous les groupes humains à une seule espèce. — Dans les deux camps on à d’ailleurs la prétention de donner aux mots genre, espèce, race, la valeur exacte qu’on leur attribue en zoologie et en botanique. Par consé- quent avant d'aborder le problème tant débattu entre les deux écoles lorsqu'il s’agit de l’homme, il famille, ni le sous-genre, divisions entièrement arbitraires et employées à peu près exclusivement pour venir en aide à la mé- moire. 1. Quelques auteurs américains font seuls exception, encore est-il douteux qu'ils aient donné ici au mot famille le sens que lui attribuent les naturalistes. 36 CHAPITRE Ill. faut évidemment avoir résolu celui-ci : qu’entend-on en histoire naturelle par les mots espèce et race? — C’est bien certainement faute de s'être sérieusement posé cette question que tant de naturalistes d’un in- -contestable mérite, ont embarrassé la science de no- tions confuses ou de graves erreurs; et, sous peine d’encourir les mêmes reproches, nous devons la traiter avec tous les développements qu’elle exige. Voyons d’abord ce qu'il faut entendre par l’ex- pression d'espèce. Ce mot est un de ceux que l’on retrouve dans toutes les langues qui possèdent des termes abstraits. Il traduit par conséquent une idée générale, vulgaire, et cette idée est avant tout celle d’une très-grande ressemblance extérieure. Toutefois, dans le langage ordinaire même, cette idée n’est pas simple. Il est facile de s’en convaincre en s'adressant, par exemple, à un éducateur de bestiaux choisi parmi les plus illettrés. Présentez à ce juge deux mérinos ; il n’hé- sitera pas à les déclarer de même espèce. Placez sous ses yeux un mérinos ordinaire et un de ces moutons à laine brillante et soyeuse que nous devons à M. Graux de Mauchamp, et il répondra avec non moins d'assurance que ces azimaux sont de deux espèces différentes. Apprenez-lui alors que tous deux ont eu le même père et la même mère; l’homme pratique hésitera, son langage traduira la confusion de son esprit, et pour peu qu'il soit au courant du vocabulaire généralement employé en zootechnie, il vous dira : « Le mauchamp est une variété ou une race du mérinos. » — Cette expérience, facile à faire, nous apprend que, même pour le vulgaire, quand il DE L'ESPÈCE EN GÉNÉRAL: 37 s’agit de l'espèce, l’idée de filiation vient se placer à d côté de l’idée de ressemblance. En réalité, la science ne fait ici que préciser ce qu'avait pressenti l'instinct populaire. Elle aussi, pour déterminer les espèces, s'appuie sur la ressem- blance, et il est inutile d’insister sur ce point; mais elle aussi, dès ses débuts, et Sans même s’en rendre bien compte, a pris en considération les phénomènes de la reproduction. Sur ce dernier point, elle est de nos jours plus affirmative que jamais. Elle a dé- montré définitivement que la génération est un fait supérieur aux forces physico-chimiques; elle a prouvé en outre que ce fait est déterminé exclusive- ment par l'influence de la vie et par l’intermédiaire d’un organisme préexistant !. Toujours un être vivant 1. On voit que nous regardons comme définitivement condam- née la doctrine des générations spontanées. IL devient en effet bien difficile de s'expliquer comment cette docirine peut compter encore quelques partisans parmi des hommes dont le mérite est d’ailleurs très-réel. Au reste, leur nombre diminue rapidement, et la plupart d’entre eux répètent sans doute l’exclamation que nous avons entendue sortir de la bouche d’un chimiste très-ha- bile, qui avait eu longtemps une foi entière aux générations spon- tanées. « Encore une illusion qui s'en va! » s’écriait-il après une assez longue causerie sur les expériences si concluantes de M. Pasteur. Ces expériences répondent en effet aux dernières chi- canes qu’on pouvait adresser encore à plusieurs autres savants, à MM. Schwann et Henle entre autres. Ceux-ci avaient déjà opéré d'une manière comparative sur des infusions ou des mélanges dont les uns étaient exposés à l’air libre, tandis que les autres ne recevaient que de l'air tamisé à travers des acides énergiques ou des tubes rougis au feu. Toujours ils avaient vu les premiers donner promptement naissance à des moisissures, à des infusoi- res, tandis que les seconds ne présentaient aucune. trace de pro- duction organique. Schwann, Henle et presque tous les natura- listes avaient conclu de ces faits que les végétaux et les animaux inférieurs qui apparaissent dans les infusions proviennent des germes que l'air y désose sous forme de poussière, et nullement 3 38 CHAPITRE Ill. quelconque provient d’un autre être vivant. L’en- semble des êtres organisés, considéré dans le temps, se compose donc de séries ininterrompues, et il est impossible de ne pas voir dans ces séries ce que le vulgaire comme les savants ont appelé es espèces. Théoriquement parlant, un parent, ou être engen- drant, et un fils, ou être engendré, qui deviendrait parent à son tour, peuvent suffire à l’établissement indéfini d’une de ces séries. En fait, nous savons que les choses se passent autrement, et que toujours les deux termes précédents sont au moins doubles, et de la réaction des éléments morts qui entrent dans la composi- tion de linfusion ou du mélange. Ils avaient admis également que, pour empêcher l’apparition des moisissures, des infusoi- res, etc., il suffisait de désorganiser ces germes soit par la cha- leur, soit par un tout autre moyen. Les partisans de la génération spontanée répondaient qu’en passant soit dans un tube fortement chauffé, soit sur des acides, l'air, bien que ne changeant pas de composition, devenait impropre à donner naissance à un être or- ganisé; ils disaient que cet air était devenu inactif. En outre ils niaient l'existence des germes. bien que ceux-ci eussent été vus et décrits, notamment par Ehrenberg et par nous-même. Or M. Pasteur, grâce aux dispositions ingénieuses qu’il a imaginées, a recueilli ces germes et les a semés dans des infusions plongées dans une atmo- sphère de cet air prétendu inactif, ils s’y sont parfaitement déve- loppés. D'autre part, le même expérimentateur a montré qu'il suf- fisait de donner au ballon qui renferme une infusion quelconque une forme telle que les germes ne pussent pas arriver jusqu’au liquide, pour que celui-ci ne présentàt aucune trace de moisis- sure, alors même qu’il était en communication directe avec l’air ordinaire. L'existence des germes, le rôle qu'ils jouent dans les prétendus phénomènes de génération spontanée, ont été mis ainsi hors de toute discussion pour quiconque ne cherche ses convic- tions que dans l'observation et l’expérience. Ajoutons que les belles recherches de M. Balbiani sur la reproduction sexuelle des infusoires ont fait rentrer ce groupe dans la loi commune et en- levé aux partisans de la génération spontanée jusqu'aux argu- ments qu’ils auraient pu tirer de l'ignorance où l’on était naguère encore sur ce sujet, DE L'ESPÈCE EN GÉNÉRAL. 39 comprennent un père et une mère, un ils et une fille. — C'est encore là un des beaux résultats que la science moderne a su dégager du chaos apparent des observations précédemment accumulées‘. L'idée de filiation se précise ainsi en se complétant. Les séries spécifiques ne nous apparaissent plus comme composées seulement d'individus, mais bien comme formées de familles qui se succèdent, et dont cha- cune provient d’une ou de deux familles précédentes. La famille physiologique est donc le point de départ, l'unité fondamentale de l’espèce, comme celle-ci l’est du règne tout entier ?. Ces idées générales seront facilement comprises en tant qu'elles intéressent les animaux, ceux sur- tout qui vivent le plus communément sous les yeux de l’homme. Peut-être paraïitra-t-il étrange à quelque lecteur d’en faire l'application aux végétaux ; mais qu'on ne l’oublie pas, dès qu’il s’agit des fonctions de la reproduction, des rapports qui relient les unes aux autres les générations successives, il se mani- feste entre les deux règnes des ressemblances qui vont jusqu'à l'identité. À diverses reprises, et surtout dans mes études sur les métamorphoses, j'ai insisté 1. Voyez sur cette question la série d'articles sur Les Métamor- phoses et la Géréagenèse dans la Revue des Deux Mondes du 1‘ et 15 avril1855, du 1° et 15 juin, et du 1°" juiilet 1856. 2. M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, guidé par des considé- rations différentes de celles que nous venons d'exposer, est ar- rivé le premier à cette conclusion, dont le lecteur comprendra aisément l'importance capitale. M. Geoffroy désigne la famille physiologique dont il s’agit ici par le nom de compagnie, pour la distinguer de la famille naturelle, simple groupe de classifications, et par cela même toujours plus ou moins arbi- iraire. LO CHAPITRE III. sur une multitude de faits qui mettent hors de doute ce résultat fondamental. Chez la plante comme chez l’animal , il y a des époux et des épouses, des pères et des mères, des fils et des filles. Seulement ces liens de parenté sont souvent voilés par les disposi- tions, la structure, surtout l’état d’agrégation des organismes végétaux. Ici l’individualité elle-même se dissimule parfois et devient indécise pour l’homme étranger à la science; mais celle-ci a su aller au delà des apparences, déterminer l'individu et reconnaître son sexe. Il lui est donc facile de remonter à la famille physiologique et de constater qu’elle se re- trouve dans le règne végétal tout comme dans le règne animal. Qu'il me soit permis d’insister sur quelques exem- ples propres à faire mieux comprendre combien il est difficile de séparer l’idée de la filiation de l’idée d'espèce. — La famille physiologique peut n'être composée que des quatre éléments que nous avons nommés plus haut : deux parents et deux enfants de différents sexes. Quelques espèces animales, le che- vreuil par exemple, réalisent ce groupe typique. Mais elle peut aussi s'étendre prodigieusement, et les enfants peuvent, soit pendant toute leur vie, soit à certaines phases de leur existence, ressembler fort peu à leurs parents directs. Il existe des espèces animales, parmi les méduses entre autres chez les- quelles les fils, les petits-fils sont différents entre eux et ne ressemblent pas aux parents. Mais ceux-ci seuls étaient mâle et femelle; seuls ils méritaient réellement les noms de père et de mère. Leurs des- cendants se multiplient par bourgeonnement, par di- DE L'ESPÈCE EN GÉNÉRAL. L1 vision... à la manière des végétaux !. La famille n’en comprend pas moins l’ensemble des générations et des individus qui se succèdent jusqu’au moment où reparaissent, avec les formes du pére et de la mère, les attributs sexuels. Or les individus intermédiaires n’ont, soit entre eux, soit avec leurs parents immé- diats, que des analogies de forme et d'organisation extrêmement éloignées. Pour celui qui jugerait seu- lement d’après les ressemblances, ces individus ap- partiendraient non-seulement à des espèces, mais mème à des classes très-distinctes. Ainsi en ont jugé pendant des siècles les savants les plus spéciaux eux- mêmes, avant que les observations de Saars, de Siebold, et la synthèse de Steenstrup les eussent ramenés à des idées plus justes. Aujourd’hui, pour tous les naturalistes, la larve ciliée, qui se meut à la manière d’un infusoire, les animaux hydriformes qui couvrent la tige et les rameaux du polypier fixé à demeure sur quelque rocher, la méduse isolée et libre, qui mène en plein océan une vie vagabonde, sont autant d'individus d’une même espèce.— Ce qui est vrai des médusaires l’est à plus forte raison des insectes en général. Quoi de plus éloigné en appa- rence qu’un papillon, une chrysalide, une chenille ? Et pourtant ces êtres sont sortis d'autant d'œufs pondus peut-être par une même mère, et peuvent ap- partenir non pas seulement à la même espèce , mais encore à la même famille physiologique. Ainsi l’idée d'espèce est essentiellement complexe, 1. Ces divers modes de reproduction, sans l'intervention des sexes, constitue la généagenèse. 12 CHAPITRE II. et repose sur deux sortes de considérations, sur deux ordres de faits très-distincts, des faits de ressemblance et des faits de filiation. Ce n’est pas d'emblée que la science est arrivée à ce résultat. Pas plus au moyen âge et aux pre- miers temps de la renaissance que dans l’antiquité, les hommes qui jetèrent les premiers fondements de la zoologie ou de la botanique ne se rendi- rent compte de ce qu’ils appelaient des espèces. M. I. Geoffroy a parfaitement démontré qu'on avait exagéré sous ce rapport les mérites d’Aristote et d'Albert le Grand. Ni l’un ni l’autre ne purent même soupçonner qu'il y eût là un problème à résoudre. Il faut arriver jusqu’à la fin du dix-septième siècle pour voir des naturalistes se préoccuper de cette question. Elle avait été évidemment comprise par Jean Ray, qui, en 1686, dans son Historia plantarum, regarda comme étant de même espèce les végétaux qui ont une origine commune et se produisent par semis, quelles que soient leurs différences apparentes ; mais elle ne fut réellement posée qu’en 1700 par notre illustre Tournefort. Dans ses Institutiones rei herbariæ, il se demande : Que faut-il entendre par le mot d'espèce? Il avait défini le genre « l’ensemble des plantes qui se ressemblent par leur structure ; » il appelle espèce « La collection de celles qui se distinguent par quelque caractère particulier. » — Malgré le vague des idées et des expressions, on voit que ces deux illustres précurseurs de la science moderne s'étaient placés chacun à l’un des deux points de vue sur lesquels nous venons d’insister. Ray avait compris l’importance de la filiation ; Tournefort ne tenait DE L'ESPÈCE EN GÉNÉRAL. L3 compte que de la ressemblance dans son essai de définition. À en juger par les termes qu’ils ont employés pour définir l'espèce, on pourrait rattacher à Tourne- fort un assez grand nombre de naturalistes dont les préoccupations habituelles sont rarement dirigées vers l'étude des fonctions organiques, tels que des en- tomologistes, des ornithologistes, des paléontologis- tes. La plupart des physiologistes au contraire ont adopté les idées de Ray et les ont parfois exagérées en ce qu'ils ont supprimé de leurs définitions toute allusion à l’importance des caractères communs. Dans les deux cas, il y avait une véritable erreur par omission. Pour avoir une notion complète de l’es- pèce, il faut tenir compte des deux éléments. C’est ce que comprirent fort bien Linné et Buffon. Le premier, il est vrai, n’a donné nulle part une défi- nition proprement dite; mais À. Laurent de Jussieu n’a guère fait que formuler ses idées à cet égard quand il a dit : « L'espèce est une succession d’indi- vidus entièrement semblables perpétués au moyen de la génération. » Quant à Buffon, il est on ne peut plus explicite. Pour lui, « l'espèce n’est autre chose qu'une succession constante d'individus semblables et qui se reproduisent. » La plupart des définitions données par les natura- listes modernes se rattachent de près ou de loin aux 1 J'ai moi-même donné dans cette exagération sous la pre- mière influence des découvertes relatives aux phénomènes généa- génétiques; mais je n'ai pas tardé à revenir à des idées plus justes, et en 1856 j'ai donné dans mon cours au Muséum la défi- nition que je reproduis plus loin. Li CHAPITRE. précédentes. Je me borneraïi à citer les principales ?. — Cuvier définit l’espèce « la collection de tous les corps organisés nés les uns des autres ou de pa- rents communs, et de ceux qui leur ressemblent au- tant qu'ils se ressemblent entre eux. » — Pour de Candolle, « l’espèce est la collection de tous les in- dividus qui se ressemblent entre eux plus qu’ils ne ressemblent à d’autres ; qui peuvent, par une fécon- dation réciproque, produire des individus fertiles, et qui se reproduisent par la génération; de telle sorte qu’on peut par analogie les supposer tous sor- tis originairement d’un seul individu. » — Pour Blainville, « l’espèce est l'individu répété dans le temps et dans l’espace. » — Vogt regarde l’espèce comme résultant « de la réunion de tous les indivi- dus qui tirent leur origine des mêmes parents et qui redeviennent, par eux-mêmes ou par leurs descen- dants, semblables à leurs premiers ancêtres?. » Ces définitions et un grand nombre d’autres que nous pourrions rappeler ont cela de commun qu’elles affirment la ressemblance des individus de même espèce sans aucune restriction. D’autres font sur ce point des réserves plus ou moins explicites. Ainsi, pour Lamarck, « l'espèce est une collection d’indivi- dus semblables que la génération perpétue dans le même état tant que les circonstances de leur situa- tion ne changent pas assez pour faire varier leurs ha- 1. M. Geoffroy a réuni dans son livre un grand nombre d'autres définitions de l’espèce, et je ne puis mieux faire que de renvoyer : le lecteur à cet ouvrage. 2. On voit que ce naturaliste fait ici allusion aux phénomènes de généagenèse. DE L'ESPÈCE EN GÉNÉRAL. L5 bitudes, leur caractère et leur forme. » — M. Isidore Geoffroy définit l'espèce « une collection ou une suite d'individus caractérisés par un ensemble de traits distinctifs dont la transmission est naturelle, régu- lière et indéfinie dans l’ordre actuel des choses. 5» — Enfin, pour M. Chevreul, « l’espèce comprend tousles individus issus d’un même père et d’une même mère : ces individus leur ressemblent autant qu'il est pos- sible relativement aux individus des autres espèces ; ils sont donc caractérisés par la similitude d’un cer- tain ensemble de rapports mutuels existant entre des organes de même nom, et les différences qui sont hors de ces rapports constituent des variélés en gé- néral. » Les naturalistes que nous venons de citer sont in- contestablement ceux qui, à divers titres, jouissent dans la science de l’autorité la plus grande et la plus méritée. Ils appartiennent à des branches diverses de l’histoire naturelle et à des écoles qui ont parfois lutté avec plus que de l'énergie l’une contre l’autre. Et cependant on voit qu’au fond les idées qu'ils se sont faites de l'espèce se ressemblent beaucoup. Les légères différences que présentent ces définitions ne portent guère que sur un point, très-important il est vrai, et qu’il nous faut indiquer ici. Remontons à Linné et à Buffon.—Tous deux, abor- dant sérieusement l'étude de l'espèce et y rattachant l’idée de filiation, furent conduits à poser ces ques- tions si graves : les individus dont l’ensemble consti- tue une espèce demeurent-ils indéfiniment sembla- bles entre eux et avec leurs premiers parents? ou bien peuvent-ils revêtir des caractères qui les éloignent les L6 CHAPITRE II. uns des autres au point que le naturaliste ne puisse plus reconnaître la parenté? Le nombre des séries spécifiques a-t-il été fixé dès l’origine, et s’il peut di- minuer par l'extinction de quelques-unes d’entre elles, peut-il s’accroître en revanche grâce à certaines modifications éprouvées par des individus servant de point de départ à de nouvelles séries ? En d’autres termes, l’espèce est-elle fixe, ou est-elle variable? M. Isidore Geoffroy a fort bien démontré, par des citations empruntées aux écrits de Linné et de Buf- fon, que ces grands législateurs des sciences natu- relles ont eu les mêmes hésitations quand ils ont cher- ché à résoudre ce difficile problème, et que tous deux avaient professé tour à tour des doctrines opposées. Au début et pendant presque toute sa vie, Linné affirme la fixité, l’invariabilité de l'espèce. Appuyé sur la Bible, il déclare que toujours le semblable engen- dre son semblable, et qu’il n’y a point d’espèce nou- velle. Plus tard, entraîné par un mélange d’observa- tions vraies et d'idées inexactes, il fait à la variabilité une part des plus larges. Il admet que toutes les es- pèces d’un même genre de plantes proviennent d’une espèce unique à l’origine; et pour lui le croisement, l’hybridation, est le procédé à peu près exclusivement mis en œuvre par la nature pour atteindre ce résul- tat. L’immense majorité des végétaux n’aurait, dans cette hypothèse, qu’une origine de seconde main, pour ainsi dire, et des espèces nouvelles pourraient chaque jour prendre naissance sous nos yeux. Comme Linné, Buffon crut d’abord à la fixité ab- solue et représenta la nature comme imprimant sur chaque espèce ses caractères inaltérables. Plus tard, il DE L'ESPÈCE EN GÉNÉRAL. L7 embrassa la croyance contraire, et admit dans cha- que famille, à côté des altérations particulières qui produisent de simples variétés, une dégénération plus ancienne et de tout temps immémoriale, transformant les espèces elles-mêmes. Ici encore il se rencontra avec son illustre rival, du moins quant au fait géné- ral; mais Buffon regarda comme les causes du chan- gement, de l'aliération et de la dégénération, la tempéra- ture du climat, la qualité de la nourriture, et pour les animaux domestiques les maux de l'esclavage. — C'était substituer la doctrine des actions de milieu, de l’in- fluence des conditions d'existence, à la théorie lin- néenne de l’hybridation. | Au reste après avoir exploré pour ainsi dire les deux hypothèses extrêmes de la fixité absolue et d’une variabilité presque indéfinie, Buffon se trouva ramené par ses propres travaux à une doctrine moyenne nettement exprimée dans ses derniers écrits. « L’empreinte de chaque espèce, écrivit-il alors, est un type dont les principaux traits sont gravés en caractères ineffaçables et permanents à ja- mais; mais toutes les touches accessoires varient. » Le milieu resta d’ailleurs pour lui la cause de ces va- riations. — Là est la doctrine définitive de Buffon, qu’on peut appeler celle de la variabilité limitée; là est aussi la vérité. Les opinions tour à tour professées par Linné et par Buffon ont servi de point de départ à autant de doctrines qui se sont propagées jusqu'à nos jJours.— Cuvier et toute l’école positive, qui le reconnaît pour chef, se sont déclarés pour la stabilité de l'espèce. — Blainville, qui d'ordinaire semble se préoccuper avant L8 CHAPITRE II. tout de ne pas être de l’avis de Cuvier, serencontre ici avec lui, et va plus loin encore. Pour lui, « la stabilité des espèces est une condition nécessaire à l’existence de la science. » — En revanche, l’école philosophique adopta généralement la croyance d’une variabilité plus ou moins indéfinie. Pour Lamarck, « la nature n'offre que des individus qui se succèdent les uns aux autres par voie de génération, et qui proviennent les uns des autres. Les espèces parmi eux ne sont que relatives, et ne le sont que temporairement. » Il admettait, et la plupart de ses disciples ont admis après lui, la transformation des espèces, la forma- tion d'espèces nouvelles. En outre il reconnaissait pour causes de ces phénomènes la tendance à satis- faire certains besoins, les actions, les habitudes, c’est- a-dire des actes pour ainsi dire spontanés. — La variation avait donc ici sa cause dans l'individu lui- même, au moins lorsqu'il s'agissait des animaux. On a souvent cherché à rattacher aux doctrines de Lamarck celles de Geoffroy Saint-Hilaire. À nos yeux, ce rapprochement est complétement erroné. Malgré toute l’impétueuse ardeur de son génie, Geoffroy, on l’oublie trop souvent, en appelle tou- jours à l’expérience et à l'observation. Lamarck avait voulu remonter jusqu’à l’origine des choses : Geof- froy a évidemment senti que le problème de l’espèce, ainsi posé, échappe à ces deux instruments de toute recherche scientifique sérieuse. Aussi ne l’a-t-il même pas abordé. Sans doute il s’est déclaré parti- san de la variabilité, mais c’est à la manière de Buf- fon, soit qu'il s'agisse du phénomène lui-même, soit que l’on remonte aux causes qui le déterminent. À DE L’ESPÈCE EN GÉNÉRAL. A9 diverses reprises, il repousse l’idée de variations in- cessantes et indéfinies. Pour lui, l'espèce est fixe tant que le milieu ambiant reste le même; elle change seulement quand ce milieu se modifie et dans la me- sure de ces modifications. L'action modificatrice vient donc du dehors et s’exerce sur l'être vivant, qui ne fait que réagir. Telle est aussi la croyance de Buffon. — On voit que M. Isidore Geoffroy a dit avec raison, en parlant de son illustre père : « Si Geoffroy Saint-Hilaire est, dans l’ordre chronologique, le suc- cesseur de Lamarck, on doit voir bien plutôt en lui, dans l’ordre philosophique, le successeur de Buffon, dont le rapproche en effet tout ce qui l’éloigne de Lamarck. » Si Geoffroy Saint-Hilaire s'était borné à juger les doctrines de ses prédécesseurs et à développer les meilleures, l’Académie des sciences n’eût point assisté à des discussions à la fois solennelles et ardentes dont le souvenir est encore vivant chez tous les naturalistes; mais il avait en outre abordé, avec sa hardiesse habituelle, un problème tout nouveau, que commençaient à poser sérieusement les décou- vertes paléontologiques. — A la suite d’études ap- profondies sur les crocodiliens, il avait été vivement frappé des ressemblances existant entre certaines espèces fossiles et d’autres espèces actuellement vi- vantes. Il s'était demandé si celles-ci ne pourraient pas descendre des premières par une filiation ininter- rompue et si les différences constatées entre ces re- présentants de deux faunes appartenant à des époques géologiques distinctes ne devaient pas être attribuées aux changements survenus dans les conditions d’exis- 90 CHAPITRE lIIl. tence, dans le milieu ambiant. Plus tard il généralisa cette question, et, sans prétendre la résoudre, il fit valoir chaudement les raisons qui militent en faveur d’une réponse affirmative. Cuvier s’était formellement prononcé pour la né- gative. L'auteur des Mémoires sur les Ossements fossiles se voyait attaqué sur un terrain où il avait jusque-là régné.en maître; il voulut se défendre, et ainsi sur- girent les grands débats qui se sont prolongés, on peut le dire, jusqu’à nos jours.—D’une part, dans un livre tout récent et remarquable à bien des titres, un naturaliste anglais, M. Darwin, a cherché à expliquer l’origine de la multiplicité des espèces animales et végétales. Il les fait toutes descendre d’un archétype primitif, modifié, transformé successivement de mille manières par des actions extérieures ei les conditions d'existence; il paraît rattacher ces chan- sements surtout aux phénomènes géologiques. M. Dar- win à ainsi fondu ensemble, dans sa théorie, les idées de Lamarck sur la variabilité des espèces, et celles de Buffon sur les causes de leurs variations, tout en faisant de sa théorie des applications qui rap- pellent les doctrines de Geoffroy. Le naturaliste an- glais a d’ailleurs poussé les unes et les autres bien au delà de tout ce qu’avaient admis ses devanciers français.— D'autre part, M. Godron, doyen de la Fa- culté des sciences de Nancy, a publié un excellent ouvrage , exclusivement consacré à la question de l’espèce, dans lequel il se prononce de la manière la plus tranchée dans le sens de l’invariabilité. En ce. qui concerne les espèces vivantes, cet auteur va aussi loin que Blainville, sans pourtant se placer complé- DE L’ESPÈCE EN GÉNÉRAL. 51 tementsur le même terrain, et résout dans les termes suivants la question paléontologique : « Les révolu- tions du globe n’ont pu altérer les types cr'sincare- ment créés; les espèces ont conservé 1eur stabilité jusqu’à ce que des conditions nouvelles aient rendu leur existence impossible : alors elles ont péri, mais elles ne se sont pas modifiées. » Ces conclusions absolues dans un sens ou dans l’autre sont certainement prématurées. Nous ne pos- sédons pas encore les données nécessaires pour ré- soudre le problème posé par Geoffroy. L'expérience et l’observation nous fournissent des faits suffisants pour aborder la question de l’espèce, considérée dans la période géologique actuelle; l’une et l’autre nous font à peu près complétement défaut quand nous voulons remonter aux âges antérieurs. Dans cette nuit des temps, il faut presque toujours renoncer à la certitude et même à la probabilité scientifique pour se contenter de possibilités. Or, on sait combien est grande la distance qui sépare le possible du réel : nul n’a le droit de conclure de l’un à l’autre. C’est là ce qu’a très-nettement exprimé M. Chevreul dans son beau rapport sur l’Ampélographie du comte Odart. Après s'être formellement prononcé pour la perma- nence des types qui constituent les espèces sous l’em- pire des conditions actuelles, ce savant ajoute : « Si l’opinion de la mutabilité des espèces, dans les cir- constances différentes de celles où nous vivons, n’est point absurde à nos yeux, l’admettre en fait pour en tirer des conséquences, c’est s'éloigner de la méthode expérimentale, qui ne permettra jamais d’ériger en principe la simple conjecture. » 92 CHAPITRE III. Telles sont aussi, sur la question dont il s’agit, nos convictions bien arrêtées. En conséquence, nos études porteront exclusivement sur l’époque géologique ac- tueile. Tout au plus nous permettrons-nous quelques excursions rapides au delà des dernières révolutions qui ontchangé la face du globe. Là seulement nous ren- contrerons les faits qui se passent sous nos yeux, les résultats vraiment comparables d'expériences sécu- laires, et nous pourrons conclure en connaissance de cause.— Toutefois, en restant ainsi sur le terrain de la science positive, nous n’entendons nullement blâmer outre mesure ceux qui sont allés, ceux qui vont en- core au delà. Ces spéculations hardies ont aussi leur valeur : elles ouvrent parfois des voies nouvelles, et préparent ainsi l’avenir. Mais pour qu’elles aient une utilité réelle, pour qu’elles ne nous égarent pas, il faut les prendre pour ce qu’elles sont, et ne pas les accepter avant le temps comme des vérités démon- trées. On vient de voir quelles sont les idées générales professées jusqu’à ce jour par les maîtres de lascience relativement à l’espèce; mais ce n’est point assez de les avoir exposées rapidement : il faut signaler dès à présent un fait bien digne d'attention. On a pu re- marquer que les diverses écoles de naturalistes dif- fèrent parfois considérablement en théorie; il n’en est que plus remarquable de les voir dans la pratique agir comme si leurs principes étaient identiques. Aussitôt qu'ils abandonnent le champ des généra- lités pour en arriver aux applications, les disciples : de Lamarck ne se distinguent guère de ceux de Cuvier, et Ja réciproque est tout aussi vraie. En agis- DE L’'ESPÈCE EN GÉNÉRAL. 53 sant ainsi, ils ne font du reste qu’imiter leurs chefs eux-mêmes. — Lamarck, partisan de la variabilité indéfinie, n’en a pas moins consacré la majeure partie de sa vie à des travaux de détermination d'espèces, qui lui valurent le surnom, exagéré, il est vrai, de Linné français. — Cuvier, qui proclamait si haut l’invariabilité, n’en reconnut pas moins des races très-différentes dans plusieurs espèces animales, et alla bien plus loin encore quand il admit que des espèces distinctes peuvent concourir à la formation d’une race mixte.— Blainville aussi n’a jamais hésité à rapporter à un type spécilique unique des animaux d'apparence fort peu semblable.— Pressées par l’évi- dence, les écoles les plus extrêmes sont donc rame- nées en fait à une sorte de juste-milieu toutes les fois qu’elles soumettent leurs doctrines absolues à l’é- preuve de la réalité. À lui seul, ce résultat ne proclame-t-il pas haute- ment que la vérité ne se trouve ni dans l’une ni dans l’autre, qu’on la rencontrera seulement chez les hommes qui ont admis avec Buffon la variabilité limitée ? Je me range sans hésiter sous la bannière de ce grand maître. Pour moi, l'espèce est quelque chose de primitif, de fondamental. Nés et développés dans des conditions identiques , tous les représentants d’une espèce animale ou végétale seraient rigoureu- sement semblables entre eux; mais dans l’un et l’au- tre règne, cette condition est à peu près impossible à remplir. — Des actions de milieu très-diverses ont modifié et modifient sans cesse les types premiers ; l’hérédité intervient tantôt pour maintenir, tantôt 5h CHAPITRE III. — DE L'ESPÈCE EN GÉNÉRAL. pour multiplier ou accroître ces modifications. Ainsi prennent naissance les variétés et les races. Les limites des variations résultant de ces actions diverses sont encore indéterminées; mais, en y regardant avec soin, il est facile de constater qu’elles sont parfois remarquablement étendues. — Toutefois, il ne se forme pas pour cela des espèces nouvelles, et la pa- renté des dérivés d’un même type spécifique peut toujours être reconnue par voie d'expérience, quelles que soient les différences très-réelles qui les sépa- rent. En conséquence, je crois pouvoir donner de l’es- pèce la définition suivante : — L'espèce est l’ensemble des individus, plus ow moins semblables entre eux, qui sont descendus ou qui peuvent être regardés comme des- cendus d'une paire primitive unique par une succession ininterrompue de familles *. Cette définition repose et sur les données que j'ai exposées plus haut, et sur les propositions générales qui la précèdent. Ces propositions seront dévelop- pées, l’exactitude en sera démontrée dans la suite de ce travail. Commençons par examiner avec quelques détails la question de la ivité et de la variabilité de l'espèce. Cette étude même nous conduira à des no- tions nouvelles. 1. A part le dernier membre de phrase qui précise plus que je ne l'avais fait ‘auparavant l’idée de famille, cette définition est celle que j'ai donnée au Muséum en 1856, et reproduite plus tard dans la Revue des Deux Mondes (Histoire naturelle de l’homme. — Du Croisement des races humaines, livraison du 1°" mars 1857.) see Eh De la fixité de l'espèce. Quand des hommes de génie contemporains, et disposant par conséquent des mêmes éléments de conviction , hésitent entre deux doctrines; quand des esprits éminents se laissent aller chacun dans son sens à des exagérations évidentes, on peut être certain d'avance que le problème agité présente des difficultés sérieuses. — Tel est le cas pour la question de la fixité et de la variabilité de l'espèce. L’affirmative et la négative peuvent également s’ap- puyer sur des observations et des expériences pré- cises empruntées à l’histoire des végétaux aussi bien qu’à celle des animaux, et dans la recherche des causes nous en trouverons qui agissent alter- nativement dans les deux sens. Voyons d’abord les raisons principales qui militent en faveur de la fixité. Laissons de côté les faits cités par une foule de 56 CHAPITRE IV. botanistes, et qui démontrent l’invariabilité des es- pèces végétales pendant des périodes de deux ou trois siècles ; remontons tout de suite jusqu'aux premiers temps historiques. — Les hypogées égypliens nous fournissent sur la végétation de ces époques reculées des données parfaitement précises. On y a retrouvé une foule de végétaux qui croissent encore dans le voisinage, et la comparaison entre les échantillons recueillis dans ces antiques tombes et les plantes vi- vantes a prouvé que non-seulement les espèces pro- prement dites, mais encore certaines races, n'avaient pas varié depuis l’époque des premiers Pharaons. Cette identité de caractères a été même constatée d’une façon assez piquante dans le cas suivant. Le voyageur Heninken avait rapporté de la Haute-Égypte des pains trouvés dans les tombeaux, remontant à l’époque la plus reculée. Ces pains furent remis au célèbre botaniste Robert Brown, qui retira de leur pâte des glumes d’orge parfaitement intactes, En les étudiant avec soin, il reconnut à la base de ces glu- mes un rudiment d'organe qu’on n’avait pas indiqué dans les orges de nos campagnes, et peut-être crut-il un moment avoir sous les yeux une preuve de varia- tion dans ces enveloppes florales; mais un nouvel examen lui fit retrouver dans nos orges ce même organe rudimentaire.— L'étude attentive de ce débris d’une plante broyée depuis cinq ou six mille ans, a donc révélé l’existence d’un caractère assez peu sail- lant pour avoir échappé à la loupe d’une foule de 1. On appelle glume ou bale l'enveloppe extérieure de la fleur des graminées. FIXITÉ DE L’ESPÈCE. 57 botanistes, et qui n’en à pas moins traversé sans altération cette longue suite de siècles. Parmi les espèces végétales actuellement vivantes, il en est qui fournissent à ce résultat une contre- épreuve curieuse.—On sait que l’âge des arbres dico- tylédonés se reconnaît au nombre des couches con- centriques dont se compose leur tronc. Même parmi nos arbres européens, il en est qui à ce compie da- teraient d’une époque bien reculée. On a compté deux cent quatre-vingts de ces couches sur un if dont la circonférence était seulement d’un mètre cinquante centimètres environ. Or, l’if de Foullebec, dans le département de l'Eure, avait en 1822 six mètres quatre-vingts centimètres de pourtour. Celui de For- tingall, en Écosse, atteint, dit-on, près de seize mètres de circonférence. Deslongchamps en tire la conséquence, que si les conditions du développement ont été les mêmes pour ces différents arbres, l’if de Foullebec est âgé dé onze à douze cents ans, et celui de Fortingall de plus de trois mille. Le chêne de nos forêts prête à de semblables calculs. Il croît très- lentement, et après un siècle, il n’a parfois pas plus de trente-cinq centimètres de diamètre. À partir de cette époque, son accroissement se ralentit encore, et cependant on cite des chênes d’environ quatre mètres de diamètre. À juger de leur âge par leur grosseur, le même Deslongchamps déclare qu'on pourrait les croire âgés de plus de douze siècles. : Certains arbres exotiques permettent de remonter bien plus haut. Adanson a mesuré au Cap-Vert un baobab dont le tronc avait vingt-deux mètres de cir- conférence ; en le comparant à des individus plus 98 CHAPITRE IV. jeunes, et dont il avait pu reconnaître l’âge, il es- tima que ce géant devait avoir vécu plus de cinq mille ans. Golbery a observé un autre représentant de la même espèce plus monstrueux encore : ce- lui-ci atteignait trente-quatre mètres de pourtour; il devait par conséquent être, selon toute apparence, plus âgé que le précédent. Enfin l’espèce de pin co- lossal récemment découvert en Californie, le gigan- tesque sequoia, s'élève parfois à une hauteur de cent mètres et présente, dit-on, une épaisseur de dix mètres. On a compté les couches concentriques d’un de ces immenses troncs; on en a trouvé plus de six mille. Cet arbre était donc contemporain des premières dynasties égyptiennes. — Eh bien! tous ces vétérans de la ïlore contemporaine ressem- blent entièrement, aux dimensions près, aux plus jeunes arbres de même espèce qui les entourent et qui sont séparés d'eux par des milliers de géné- rations. j Tous les exemples précédents sont pris dans la période géologique actuelle. Toutefois nous pouvons ici dépasser la limite qui nous arrêtera d'ordinaire et demander des enseignements à l’époque reculée où se passa le dernier phénomène général qui ait laissé des traces sur notre globe. En remuant les sables du diluvium, on a ramené au jour des graines enfouies et qui avaient conservé leurs propriétés germinatives pendant un nombre de siècles indé- fini, mais à coup sûr bien supérieur à celui qui nous sépare de la civilisation égyptienne même à son aurore. Ces graines ont germé, et les individus qui en sont sortis se sont montrés entièrement sem- FIXITÉ DE L'ESPÈCE. 59 blables à ceux qui ont poussé dans les conditions or- dinaires!. L'étude des animaux nous présente des faits entjie- rement pareils à ceux qui résultent de l'examen des espèces végétales. Ici encore nous nous adresserons sur-le-champ à l'Égypte. Les peintures des hypogées abondent en éléments propres à éclairer la question. Les premières nous montrent une foule d’espèces et de races animales représentées avec une fidélité dont nous pouvons encore juger par nous-mêmes. Les seconds sont pour ainsi dire des cabinets d'histoire naturelle, où sont admirablement conservés les re- présentants de la faune des Pharaons. Sur ce point, les recherches les plus modernes n’ont fait que con- _firmer les conclusions tirées par Geoffroy Saint-Hi- laire de ses longues études dans les nécropoles de Thèbes, et que Lacépède résumait ainsi dans un rapport demeuré célèbre : « [l résulte de cette partie de la collection du citoyen Geoffroy que ces ani- maux sont parfaitement semblables à ceux d’au- jourd’hui. » Grâce à la résistance que présentent le squelette et les coquilles, les animaux ont laissé dans les ter- rains quaternaires des restes faciles à étudier et à reconnaitre en plus grande quantité que les végé- taux. Les brècles osseuses, les cavernes à ossements, 1. Ce fait remarquable a été observé par M. Michalet aux envi- rons de Dôle. La plante qui à ainsi reparu est le galium angli- cum, qui, à peine connu dans la localité, a couvert les sables du diluvium à mesure que les ouvriers en pelleversaient les bancs, demeurés jusqu’à cette époque entièrement intacts. (Renseigne- ment dû à mon confrère M, Decaisne.) 60 CHAPITRE IV. aussi bien que les sables et les alluvions, ont con- servé un grand nombre d'espèces que la paléonto- logie a su distinguer et comparer aux espèces exis- tantes. Or les résultats de cette comparaison sont très-importants ; indiquons-les en peu de mots. Dans un remarquable travail sur les cavernes, M. Desnoyers a résumé tous les faits principaux re- cueillis touchant les mammifères contemporains de l’époque dont nous parlons. Les espèces en sont fort nombreuses et se partagent naturellement en trois groupes. —— Dans le premier, se placent celles que leurs caractères séparent de toutes les espèces ac- tuelles. Par conséquent ces espèces fossiles ont dis- paru ou bien se sont modifiées de manière à devenir méconnaissables par suite des révolutions géolo- giques. — Au second appartiennent les espèces qui se retrouvent dans la faune actuelle, mais qui ne vivent aujourd'hui que dans des contrées plus ou moins éloignées de celles où l’on a découvert leurs restes fossiles. Par conséquent celles-ci semblent avoir émigré à la suite des mêmes révolutions. — Le troi- sième groupe se compose d'espèces identiques à celles qui vivent encore aujourd’hui dans les mêmes . lieux et qui par conséquent ont résisté sans modi- fication aux mêmes cataclysmes. — Dans les trois groupes, on rencontre parfois le même genre repré- senté par des espèces bien distinctes. Toutes ces espèces ont été contemporaines, et quelle que soit l'opinion que l’on adopte, il faut re- connaître que l’action exercée sur elles par la mo- dification du milieu a été bien différente. Or parmi ces espèces il en est dont les caractères n’ont pas FIXITÉ DE L’ESPÈCE. 61 varié malgré les changements éprouvés par notre globe, malgré le temps indéterminé, mais à coup sûr très-considérable , qui s’est écoulé depuis ces changements. L'histoire des animaux inférieurs , celle des mol- lusques et des zoophytes, présente des faits tout pareils. À vouloir citer de nombreux exemples, nous n’aurions que l’embarras du choix. Bornons-nous à indiquer les résultats recueillis par Agassiz lors de son exploration des côtes de la Floride. —On sait que certains zoophytes des mers tropicales vivent en fa- milles innombrables sur certains points circonscrits, - et que leurs générations successives se superposant sans cesse les unes aux autres, les polypiers cal- caires habités par ces petites êtres, finissent par élever d’abord au niveau des vagues , puis jusqu’au- dessus des flots, des écueils, des îles, des archipels entiers. Ce curieux phénomène, constaté d’abord dans l'océan Pacifique, où il se développe sur une échelle immense, se retrouve dans le golfe du Mexi- que, et a été pour Agassiz le sujet d’études appro- fondies. Ge naturaliste croit pouvoir préciser le temps qu'ont mis à se former quatre récifs de corail remar- quables par leur disposition concentrique, et qu’il a trouvés à l’extrême pointe méridionale de la Floride. D’après ses calculs, il aurait fallu environ huit mille années pour les amener à leur état actuel. Bien plus, la Floride elle-même, dans une étendue de deux degrés en latitude, lui paraît n’être composée que de récifs de corail élevés de même par les poiypes, et soudés les uns aux autres par l’action des siècles. Il estime à deux cent mille années environ le temps nécessaire A 62 CHAPITRE IV. à la formation de cette presqu'ile. Or les roches de cette terre, les masses de ces récifs, d’origine essen- tiellement animale, nous montrent des polypiers, des coquilles identiques à ceux qu’on pêche encore aujourd’hui, pleins de vie, dans toutes les mers voi- sines. — Ainsi, d’après Agassiz ; les mollusques, les zoophytes du golfe du Mexique, auraient conservé tous leurs caractères pendant deux mille siècles. On le voit, les partisans de l’invariabilité s'appuient sur des faits importants bien observés et sur des ar- guments sérieux. Ils peuvent dire à leurs adversai- res : « Nous poursuivons un certain nombre d'espèces végétales ou animales jusqu'aux premiers temps de l’histoire, jusqu’à six ou huit mille ans en arrière, et nous les voyons semblables à ce qu’elles sont aujour- d’hui. — Nous dépassons les limites de l’époque géo- logique actuelle, et nous retrouvons encore certaines espèces identiques à ce qu'elles sont de nos jours. — En outre, parmi les espèces qui ont assisté à la der- nière révolution de notre globe, toutes n’ont pu sup- porter les nouvelles conditions d'existence qui leur étaient faites. De celles-ci, les unes ont émigré, sans pour cela se modifier. Nous ne retrouvons pas les au- tres. — Pourquoi admettre que ces dernières sont les ancêtres immédiats de nos espèces actuelles? Nous ne connaissons ces animaux éteints que par leurs restes fossiles; mais ces restes suffisent pour faire reconnaitre entre eux et ceux qu’on veut regarder comme leurs petits-fils des différences parfois tres- grandes. Où sont les traces des modifications pro- gressives qui auraient inévitablement relié entre elles ces formes diverses, si elles dérivaient en effet les FIXITÉ DE L'ESPÈCE. 63 unes des autres? Nulle part. — À en juger par tous les faits connus, par toutes les expériences possibles, la transformation, la variation de l’espèce est donc une pure hypothèse, et la vérité ne peut être que dans la doctrine de la fixité. » Telle est en résumé l’arguméntation de Cuvier, de Blainville et de leurs disciples plus ou moins avoués ; mais, nous l’avons vu, sous ces expressions absolues, il y a des sous-entendus et des réserves. L’invariabi- lité, que cette école proclame si haut, ne s'entend que des caractères essentiels, fondamentaux. Jamais elle n’a pu parler d’une identité qui n'existe nulle part. En fait, Lamarck lui-même admettait une cer- taine constance; de même l’école qui le combat ad- met une certaine variabilité. Or dans la question qui fait le sujet de cet ouvrage les phénomènes de varia- tion ont une importance prépondérante. Nous allons donc en aborder l’étude. Si le lecteur trouvait un peu longs, un peu minutieux, les détails qui vont suivre, qu'il se rappelle que la connaissance de ces détails permet seule de résoudre avec sûreté le grand problème de l'unité ou de la multiplicité des espèces humaines. se Premières notions sur la variabilité de l'individu et de l'espèce. — Définition des mots variété et race. Sans parler des animaux à métamorphoses, où les différences d’un âge à l’autre sont si énormes; sans parler des changements si considérables qui s’accom- plissent chez le fœtus encore enfermé dans l’œuf ou dans le sein de sa mère, qui ne sait que dans tous les groupes du règne animal il est des espèces dont les jeunes ressemblent si peu aux adultes, que des ob- servations suivies permettent seules de les identifier? Qui ne sait que chez l’homme lui-même, l'enfant, l’homme fait, le vieillard, sont au premier coup d'œil trois individus distincts? — Ces changements, dira-t-on, tiennent à l'essence même des êtres; ils sont la conséquence de leur évolution normale. Cela est vrai, mais le fait n’en est que plus important à rappeler ici. À lui seul, il suffit pour prouver que l'individu vivant n’est pas quelque chose d’absolu- ment fixe, d’immuable. C’est seulement un champ VARIÉTÉS ET RACES. 65 limité, défini, où la vie apporte et d’où elle emporte des matériaux, tantôt d’une manière continue, tantôt à des moments donnés, maintenant, mais modifiant aussi dans certaines limites, et par une épigenèse in- cessante, les formes qui sont pour nous des caractères spécifiques. Quiconque tiendra suffisamment compte de ces phénomènes sera préparé à comprendre et à accepter des faits d’un autre ordre, et bien plus importants au point de vue qui nous occupe. En effet, à côté des modifications en quelque sorte nécessaires dont nous venons de parler, on en con- state d’autres qui n’ont aucun rapport avec le déve- loppement normal, et ne peuvent être regardées que comme accidentelles. Pour s’en tenir à l’homme seul, on voit chez lui des individus revêtir alternativement quelques-uns des caractères propres à des groupes humains justement distingués les uns des autres. — S'il existe des races blondes et des races brunes, on voit tous les jours des enfants blonds et roses se changer en adultes à la chevelure noire, au teint pâle et foncé. Quoique plus rare, la réciproque se présente quelquefois, et j'en connais un exemple. — Dans les races blanches, le mélanisme, c’est-à-dire la coloration noire de la peau, se montre assez sou- vent d’une manière partielle et temporaire, chez les femmes enceintes par exemple. Camper cite à ce sujet l'observation recueillie chez une jeune femme dont le corps tout entier, à l’exception de la face et du cou, avait pris à sa première grossesse la couleur d’une véritable négresse. — M. le docteur Guyétant m'a dit avoir rencontré un fait à peu près semblable 66 CHAPITRE V. dans sa pratique. — D’autre part, le docteur Hammer et Buffon rapportent des exemples bien authentiques de nègres qui sont devenus blancs. Il s’agit d’un jeune homme et d’une jeune fille. Tous deux, vers l’âge de quinze ou seize ans, commencèrent à blanchir, le premier à la suite d’un léger accident, la seconde sans cause connue. Les phénomènes furent d’ailleurs à peu près identiques dans les deux cas. Le change- ment de coloration eut lieu d’une manière progres- sive. La teinte générale s’affaiblit d’abord, puis des taches blanches apparurent, grandirent peu à peu, et envahirent le corps tout entier. Chez les deux indivi- dus, la teinte primitive persista sur quelques points peu étendus, et les parties transformées conservèrent des marques semblables à des grains de beauté ou à des taches de rousseur. En général, les villosités, les cheveux, participèrent à ce changement, et devin- rent ou blancs ou blonds là où la peau avait blanchi. Les deux individus conservèrent une santé parfaite. Toutes leurs fonctions continuërent à s'exercer très- régulièrement. La peau surtout ne présenta jamais de traces de maladies ; elle était rosée et semblable en tout à celle d’un individu de race blanche. Hammer et Buffon ont insisté avec raison sur ces derniers détails, qui prouvent qu’il s’agit ici d’une véritable transformation, et que le changement de couleur ne saurait être attribué à quelqu'une de ces affections cutanées observées par plusieurs voyageurs, et sur- tout par M. d’Abadie, affections qui ont pour résul- tat de donner à la peau noire de certaines races une couleur blanche mate et blafarde. Ainsi l'individu n’est jamais identique à lui-même VARIÉTÉS ET RACES. 67 dans tout le cours de sa vie, et de plus il peut subir des changements très-considérables sans que son existence soit mise en péril. — De ces faits généraux, on peut déjà conclure qu’en acceptant dans toute sa rigueur la définition de Blainville lui-même, on doit s'attendre à rencontrer entre les représentants de chaque espèce des différences plus ou moins tran- chées. L'expérience de tous les instants s’accorde avec cette conclusion. Chez les végétaux aussi bien que chez les animaux et chez l’homme, l'identité n’appa- raît qu’à titre de fait entièrement exceptionnel. On sait ce qui arriva aux courtisans d’Alphonse le Sage à la recherche de deux feuilles exactement semblables; tout bon berger reconnaît et distingue fort bien cha- que brebis de son troupeau, et la fable des mé- nechmes, sauf entre jumeaux, ne s’est peut-être réa- lisée qu'une seule fois dans la personne de Martin Guerre et d’Arnaud du Tilht, Les différences très-légères, servant seulement à distinguer les uns des autres les représentants d’une même espèce, ne sont autre chose que les traits in- dividuels, les nuances, comme les appelle M. Isidore Geoffroy. Dès que ces différences dépassent une cer- A taine limite, elles donnent naissance à la variélé. 1. La ressemblance entre ces deux hommes s’étendait jusqu’à la présence chez tous deux de quelques-uns de ces signes exception- nels qui semblent le mieux caractériser une individualité. Pen- dant que Martin Guerre combattait bravement en Espagne, Arnaud du Tilh se présenta à la femme de son sosie absent et fut accepté par elle et par la famille entière comme l’eût été le véritable Mar- tin Guerre. Le retour de celui-ci put seul mettre un terme à cette Re tromperie que du Tilh expia sévèrement. Il fut ue en 19 68 CHAPITRE V. Celle-ci, presque toujours individuelle chez l’homme et chez les animaux ou les plantes, qui se reprodui- sent seulement rar voie de générations successives, peut comprendre au contraire un nombre indéter- miné d'individus quand il s’agit d’une espèce pou- vant se multiplier par un procédé généagénétique quelconque, tel que le bourgeonnement, la greffe, la bouture, etc. Mais, même dans ce dernier cas, les ca- ractères différentiels de la variété ne passent jamais d’une génération à l’autre. J’emprunte ici à M. Che- vreul un exemple bien remarquable propre à faire comprendre cette distinction. En 1803 ou 1805, M. Descemet découvrit dans sa pépinière de Saint- Denis, au milieu d’un semis d’acacias (robinia pseudo- acacia), un individu sans épines qu'il désigna par l’épithète de spectabilis. C'est de cet individu, mul- tiplié par marcottes, boutures ou greffes, que proviennent tous les acacias sans épines qu'on ren- contre aujourd’hui dans le monde entier. Or ces individus produisent des graines, mais ces graines, mises en terre, n’engendrent que des acacias épi- neux. — L’acacia spectabilis est resté à l’état de va- pièté. La variété peut être définie : — un individu ou un ensemble d'individus appartenant à la même génération sexœuelle, qui se distingue des autres représentants de la même espèce par un ou plusieurs caractères exceptionnels. — Ces caractères eux-mêmes peuvent être plus ou moins accusés, et il en résulte que la variété passe insensiblement d’un côté aux simples traits indi- viduels dont nous parlions tout à l'heure, et de l’autre côté aux monstruosités les plus légères, VARIÉTÉS ET RACES. | 69 appelées hémitéries par M. Geoffroy!. On comprend dès lors combien peuvent être nombreuses et di- verses les variétés d’une seule espèce. Il n’est aucune partie de l’être qui ne puisse s’exagérer, s’amoindrir, se modifier de mille manières, et toutes les fois que l'accroissement, la diminution, la modification, dé- passeront la limite, indécise il est vrai, mais prati- quement appréciable, des traits individuels, on aura à constater une variété de plus. Lorsque les caractères qui distinguent une variété passent aux descendants du végétal ou de l’animal qui les avait présentés le premier, lorsqu'ils devien- nent héréditaires, 1l se forme une race. — Par exem- ple, si un des acacias dont nous venons de parler portait des graines d’où sortiraient des arbres égale- ment sans épines, si ceux-ci à leur tour jouissaient de la même propriété, si l’acacia spectabilis en arri- vait ainsi à se reproduire par graines il cesserait d’être une simple variété ; il constituerait une race. — La race sera donc l’ensemble des individus sembla- bles appartenant à une même espèce, ayant reçu et trans- mettant par voie de génération les caractères d'une va- riété primitive. Au fond, cette définition, tout en précisant davan- tage l’idée d’origine, revient à celle de Buffon, qui disait : « la race est une variété constante et qui se conserve par génération, » ou à celle du botaniste Richard, qui s’exprime ainsi : « Il y a certaines va- riétés constantes et qui se reproduisent toujours avec 1. Histoire générale et particulière des anomalies de l’organt- sation. 70 CHAPITRE-V. les mêmes caractères par le moyen de la génération ; c'est à ces variétés constantes qu’on a donné le nom de races. » Il est inutile de multiplier ces citations ; sur ce point de la science il existe entre les natura- listes de toutes les écoles un accord vraiment remar- quable, et les disciples de Lamarck eux-mêmes se rencontrent ici avec ceux de Cuvier!. Le nombre des races pouvant provenir d’une même espèce est tout aussi indéfini, il peut être tout aussi considérable que celui des variétés elles-mêmes, car il n’est aucune de celles-ci dont les caractères ne puissent devenir héréditaires dans des conditions données. En outre, ces races primaires, sorties immé- diatement de l’espèce commune, sont à leur tour susceptibles d’éprouver des modifications qui peu- vent rester individuelles ou devenir transmissibles par générations. Chacune d’elles donne aussi naïis- sance à des variétés, à des races secondaires. Le même phénomène peut se répéter indéfiniment. Nos végé- taux, nos animaux domestiques fournissent une foule d'exemples de ces fais. On voit combien se trouvent multipliées par là les modifications du type spécifique primitif. — Considérée à ce point de vue, chaque es- pèce nous apparaît comme un arbre dont la tige élevée fournit en tous sens et à diverses hauteurs des branches maîtresses plus ou moins nombreuses, sous-divisées elles-mêmes en branches secondaires, 1. 11 ne s’agit que des races proprement dites. Quant aux races hybrides, c’est-à-dire aux séries zoologiques ou botaniques résul- tant du croisement de deux espèces distinctes, nous les examine- rons plus tard avec le soin qu’elles méritent, en réduisant à sa juste valeur ce qui a été dit à ce sujet. VARIÉTÉS ET RACES. qi en rameaux, en ramuscules, tous distincts et cepen- dant tous issus médiatement ou immédiatement du tronc primitif. — Pour pousser la comparaison jus- qu’au bout, on peut dire que, dans cet arbre hypo- thétique, les variétés sont représentées par les bourgeons avortés. Cette image a cela d’utile qu’elle fait sentir plus aisément les relations existantes entre ces trois caté- sories d'êtres trop souvent confondues dans le langage, — l'espèce, la race, la variété. — On voit que toute race, toute variété se rattache à une espèce, comme toute branche, tout bourgeon tient à une tige quel- conque ; on voit que chaque espèce comprend, avec les individus qui ont conservé le type primitif, tous les individus plus ou moins éloignés de ce type, mais qui sy relient par une filiation ininterrompue, de même que l’arbre est composé de ses branches, de ses rameaux, tous rattachés au tronc qui les porte et dont ils sont autant de divisions. Enfin on ne peut toucher au moindre ramuseule sans agir sur l’arbre dont il fait partie, et cette simple considération jus- tifie une autre conséquence fort importante pour la question qui nous occupe : à savoir que toute modi- fication imprimée à une race quelconque porte en réalité sur l’espèce d’où cette race est issue immédia- tement ou médiatement'. 1. La comparaison que j'emploie ici se présente si naturelle- ment à l'esprit, que M. Isidore Geoffroy s’en est servi dans son livre, et bien probablement dans ses leçons, comme je l’ai em- ployée dans mes cours. Si je signale cet accord, c’est pour que le lecteur comprenne mieux combien doit être fidèle une image que deux naturalistes ont présentée à leurs lecteurs bien certai- nement à l'insu l’un de l’autre pour traduire les mêmes faits. 72 CHAPITRE V. Et maintenant, qu'on suppose le tronc de notre arbre réduit à une courte souche que des alluvions auraient profondément enfouie et cachée sous terre : comment reconnaître si les maîtresses branches, qui sortent isolément du sol, sont les produits communs de cette souche, ou bien les tiges d'autant d'arbres distincts? — Les naturalistes se trouvent trop sou- vent dans un embarras pareil à celui qu'éprouverait le forestier somrné de décider à première vue. Consi- dérées à part et abstraction faite de l’origine, la race et l'espèce se ressemblent beaucoup. Dans les races bien établies, les caractères sont aussi semblables d’individu à individu, de père à fils, que dans les es- pèces les plus pures et les moins modifiées ; la trans- mission en est tout aussi régulière. Par suite, les naturalistes se trouvent chaque jour en présence de groupes animaux ou végétaux semblables à certains égards, dissemblables sous certains autres, et dont ils ignorent les relations. Ils ont donc à se demander bien souvent si ces groupes doivent être isolés les uns des autres et former autant d'espèces distinctes, ou bien s'ils doivent être réunis à titre de races en une seule et unique espèce. C’est précisément en ces termes que se pose la question lorsqu'il s’agit de l’homme. Pour lever ces difficultés, une étude comparative sérieuse était nécessaire, et nous ne craignons pas de le dire, cette étude ne pouvait guère être entre- prise que de nos jours. Il à fallu les efforts réunis de la science et de l’industrie modernes pour résou- dre une foule de ces questions de détail qui, en his- toire naturelle, conduisent seules aux doctrines géné- VARIÉTÉS ET RACES. 73 rales. S'il est permis de conclure aujoard’hui, c’est que, grâce à Ce CONCOUrs, On peut grouper une somme suffisante de résultats et montrer qu’ils nous condui- . Sent tous au même but en s'appuyant sur une double série de faits qui eux-mêmes répondent aux deux idées dominantes dans la définition de l’espèce, — l’idée de ressemblance et celle de filiation. — Ce sont ces résultats qu'il faut maintenant exposer, en fai- sant d’abord l’histoire des races. VI Du milieu en général. On a vu que la race dérivait de l'espèce, et n’était qu’une simple modification du type primitif. Or per- sonne n’ignore combien l’action de l’homme influe sur ces modifications, qu’il s'agisse des végétaux ou des animaux. Nous reviendrons avec détail sur ce fait important; mais il faut dès à présent constater qu’en- visagées à ce point de vue, les races se forment sous l’empire de trois sortes de conditions très-différentes. Les plantes peuvent n'avoir jamais été cultivées, les animaux jamais asservis. Les modifications héré- ditaires qui se produisent dans ces circonstances sont dues uniquement aux agents naturels; et les races qui prennent alors naissance sont pour nous les véritables races naturelles, les races sauvages. — Au contraire, pendant un nombre plus ou moins considérable de générations, les végétaux peuvent avoir subi l’action de la culture, les animaux celle : MILIEU. 1% de la domesticité. Dans ce cas, les races se consti- tuent sous l'influence directe de l’homme; elles sont essentiellement artificielles et ont été depuis longtemps désignées sous le nom de races domestiques. — Enfin il arrive assez souvent qu'après avoir été soumis à l'empire de l’homme, même pendant des siècles, les animaux ou les plantes retombent dans l’état de na- ture et subissent des modifications nouvelles, con- séquences de cet état. Ces races, qui descendent de plantes cultivées, d'animaux asservis ayant recouvré la liberté primitive de l’espèce, sont pour nous les races libres ou marronnes !.— Ces trois sortes de races doivent être examinées séparément ; mais d’abord il faut préciser le sens d’un mot que nous avons déjà prononcé, qui reviendra très-souvent dans tout ce qu'il nous reste à dire : c’est le mot de milieu. Pour moi, ce mot signifie l’ensemble des condi- tions ou des influences quelconques, physiques, intellectuelles ou morales, qui peuvent agir sur les êtres organisés. Ce mot a donc ici un sens plus étendu que dans les écrits d'Hippocrate et de Buffon, qui, sur ce point, peut être considéré comme le dis- ciple du père de la médecine. Cest surtout au climat, à la chaleur et au froid, à la sécheresse et à l’humi- dité, aux qualités et au plus ou moins d’abondance de la nourriture, que ces deux maîtres illustres at- tribuent le pouvoir de modifier l’homme et les ani- maux. Je vais bien plus loin, et la doctrine d’un autre esprit éminent, qui lui aussi fut disciple d'Hip- 1. Ce sont elles que M. Richard (du Cantal) appelle les races naturelles. 76 CHAPITRE VI. pocrate, comme l’a fort bien montré M. Michel Lévy!, va me servir à expliquer ma pensée. Montesquieu veut que l’on accorde les institutions avec ce qu'il appelle le tempérament moral des peu- ples ; mais il ne voit guère que dans les conditions physiques extérieures l’origine première de ce tem- pérament. Par exemple, avec Hippocrate, il admet que le climat doux et uniforme de l’Asie prédispose les habitants de ces contrées à subir la tyrannie. Cette doctrine est juste dans une certaine mesure, mais elle est incomplète. À côté du climat sont les institutions et les mœurs, la polygamie et les harems. Mieux que jamais, depuis les récits de Mme la prin- cesse de Belgiojoso, nous savons à quoi nous en tenir sur ces intérieurs que la poésie a peints avec des couleurs si fausses; nous savons ce que sont ces femmes qui vivent là comme entassées et livrées à la plus entière oisiveté, à la plus complète ignorance. Elles n’en sont pas moins chargées de la première éducation des enfants. Quelles institutrices pri- maires! Et comment s'étonner que les jeunes gens, les hommes, sortis de semblables écoles soient usés, énervés au physique comme au moral? Ces in- fluences délétères agissant sur une longue suite de générations ont-elles pu ne pas exercer quelque ac- tion sur la race entière? Évidemment non, et voilà comment la polygamie, le harem, font partie du milieu. — Or l’un et l’autre, impossibles dans un pays chrétien, sont autorisés par l’islamisme. A la religion donc remonte la responsabilité des consé- 1. Pour ces rapprochements fort justes, voyez l’excellent Traité d'hygiène , publié par l'honorable directeur du Val-de-Gràce. MILIEU. 77 quences fatales indiquées plus haut. — La religion fait doncaussi partie du milieuetcontribueparfois pourune part considérable à la formation des races humaines. Ainsi compris le milieu est quelque chose de très- complexe sans doute, et il arrive souvent que nous ne pouvons en distinguer tous les éléments. Souvent aussi l’action que ceux-ci exercent est tellement in- directe que, même lorsque nous sommes certains de leur existence, nous méconnaissons leur influence, et que les relations de cause à effet nous échappent. Enfin, tous les éléments du milieu agissant à la fois, leur action se traduit nécessairement par une résul- tante très-composée, et il est presque toujours im- possible d'attribuer à chacun la part exacte qui lui revient dans l'effet total. Ce n’est guère que lorsque l’un de ces éléments prédomine d’une manière mar- quée qu’on peut remonter jusqu'à lui. Il est alors possible parfois d'interpréter les phénomènes en s'appuyant sur les lois de la physiologie et de ratta- cher les effets aux causes. Ces lois font comprendre, par exemple, pourquoi le pelage des animaux devient plus fourni dans les pays froids, plus rare dans les pays chauds. Néanmoins, à côté de ces faits qu’elle éclaire , la physiologie en rencontre beaucoup d’au- tres qu’elle ne saurait expliquer. Les nierons-nous pour cela? Ce serait agir d’une manière peu scien- tifique. Notre devoir est de les recueillir, de les en- registrer, et de compter sur l’avenir pour suppléer à notre ignorance. Contentons-nous pour le moment de reconnaître que l'influence du milieu n’est pas niable, et que, par son mode d’action général, elle rentre dans les limites de notre savoir actuel. 78 CHAPITRE VI. — MILIEU. En effet, tout individu, pour pouvoir pleinement se développer, doit être en harmonie complète avec les conditions d'existence, avec le milieu où il vit; toute espèce, pour se propager et s'étendre, doit sa- tisfaire à la même exigence. Du moindre désaccord entre ces deux termes résulte la souffrance pour l’in- dividu, l’amoindrissement pour l'espèce. Bien que souffrant dans certaine limite, l'individu peut fournir sa carrière à peu près entière ; mais les effets du désaccord s’accumulant à chaque génération et s’ag- gravant par le fait de l’hérédité, comme on le verra plus tard, l'espèce ne saurait durer indéfiniment dans un milieu qui lui serait même très-peu con- traire. Il en serait d'elle comme du rocher que finit par percer la chute incessante de faibles gouttes d’eau. — Si l’espèce était absolument invariable, elle périrait nécessairement dans cette lutte prolongée, où la puissance des conditions défavorables grandirait de toutes ses pertes et de sa faiblesse croissante. — Lors donc qu’une circonstance quelconque aura pro- duit le désaccord dont il est ici question, il faudra nécessairement , ou que l'espèce disparaisse au bout d’un temps donné, ou que l'harmonie se rétablisse. Les modifications que suppose cette dernière alter- native porteront ordinairement sur l'espèce, qui, variable comme on l’a vu, réagira pour s’accommo- der à des conditions nouvelles. — Voilà comment dans une multitude de circonstances se formeront les races dont nous allons nous occuper. _ VII Des races sauvages, domestiques et marronnes chez les végétaux et les animaux. I. Races sauvages ow naturelles. — L'existence des races sauvages parmi les végétaux comme parmi les animaux a été niée par quelques partisans exagérés de la fixité de l’espèce. Il est en effet difficile de rester sur le terrain de l’immutabilité absolue, tout en reconnaissant que des conditions , normales d’ail- leurs, suffisent pour établir entre les représentants d’un même type spécifique des différences parfois très-crandes se transmettant par voie d’hérédité. D'autre part, l'existence de ces races est très-im- portante à constater. À elle seule elle met sur la voie de bien des difficultés, tout en donnant les moyens de les résoudre; elle n’est pas d’ailleurs difficile à démontrer. Pour se convaincre qu’il existe des races naturelles végétales, il suffit de tenir compte des faits géné- raux. À chaque instant, les botanistes ont à reviser 80 CHAPITRE VII. leurs catalogues d'espèces; à chaque instant, entre deux plantes fort dissemblables d'aspect et regardées jusque-là comme parfaitement séparées, ils en dé- couvrent de nouvelles qui passent de l’une à l’autre par des nuances tellement insensibles qu'il devient impossible de les distinguer, qu’il faut englober sous le même nom spécifique non-seulement les deux ex- trêmes primitivement reconnus, mais encore tous les intermédiaires venant combler entre eux une la- cune qui n’était qu'apparente. — Extrêmes et inter- médiaires se propagent d’ailleurs également, et transmettent à leurs descendants leurs caractères distinctifs. — Considéré isolément, chacun d’eux peut être pris à juste titre pour une espèce; le rap- prochement seul montre qu’il n’y a là que des races. Souvent aussi la distinction est difficile, et l’explora- teur le plus exercé en est réduit à une incertitude pénible. Ces faits, qui se multiplient chaque jour davantage à mesure que la science se complète et s’éclaire, à mesure que l’on connaît mieux un plus grand nombre de flores, ont fini par jeter les bota- nistes dans une véritable anxiété, dont M. le comte Jaubert s’est fait l'interprète dans une occasion so- lennelle !, et que partagent tous ceux qui ont sérieu- sement étudié cette question. Citons ici quelques exemples ; je les emprunte à une note qu'a bien voulu me remettre mon confrère à l'Institut, mon collègue au Muséum, M. Decaisne. Depuis longtemps préoccupé de tout ce qui touche à la question de l'espèce, ayant fait lui-même et vu 1. À une des séances de rentrée de la Société de botanique. RACES VÉGÉTALES ET ANIMALES. 81 faire sous ses yeux de nombreuses expériences, ce savant a ici une double autorité. — Linné distinguait deux espèces de joubarde seulement; les botanistes en admettent aujourd’hui une trentaine; mais sont- elles toutes vraiment bonnes ? Il est bien permis d’en douter. — De Candolle a décrit sept espèces de ronces- dans sa Flore française; M. Müller en compte deux cent trente-six. Mais toutes ces formes cultivées au Muséum par M. Ducaisne, soumises ainsi à des con- ditions d'existence identiques et placées à côté les unes des autres, ont paru tellement se fondre l’une dans l’autre que l'esprit le plus clairvovant ne saurait se reconnaître au milieu d’elles. — En pré- sence de ces faits, comment admettre avec les défen- seurs de l’invariabilité que les caractères spécifiques des végétaux sauvages sont restés constants depuis l’origine de l’époque géologique actuelle ? Comment surtout admettre une telle doctrine en présence des écrits de ces mêmes botanistes qui constatent l’exis- tence de variétés constantes en rapport avec l’habita- tion des végétaux, et nommées pour cette raison variétés alpines, variétés ombreuses ? Mais, ajoutent les auteurs que nous combattons ici, les différences qui séparent ces varielés ! sont peu considérables; elles ne portent guère que sur des particularités peu importantes, comme la taille, la couleur, etc. — Quand même il en serait ainsi, quand même ces différences seraient aussi insignifiantes qu’on veut bien le dire, qu'importe? Dès l'instant 1. Il est presque inutile de faire observer qu'ici le mot variété est pris en réalité dans le sens de race. 82 CHAPITRE VII. qu’elles sont devenues constantes et qu'elles se trans- mettent par voie d’hérédité, elles n’en constituent pas moins de véritables races. On en jugerait du moins ainsi dans l’industrie qui a le plus d'intérêt à étudier et à préciser ces questions. Pas un éleveur “de bestiaux ne mettra en doute que deux familles de bœufs ou de moutons dont l’une serait constamment blanche ou petite, l’autre constamment noire ou grande, n’appartiennent à des races tranchées, et il est impossible de ne pas appliquer la même règle aux végétaux. Mais nous avons vu d’ailleurs que les modifications vont bien plus loin qu’on ne paraît vouloir l’admettre, qu’elles touchent aux caractères regardés comme spécifiques par les botanistes expé- rimentés. Le fait général, les faits particuliers que nous avons indiqués ne sauraient laisser de doute à cet égard. Ajoutons, toutefois un exemple de plus, toujours en nous appuyant de l'autorité du savant que nous avons cité tout à l'heure. — Sans même s'être beau- coup occupés de botanique, la plupart de nos lecteurs connaissent certainement le plantain , cette plante si commune qui est devenue le type d’un genre qui porte son nom et d’une famille entière. Le nombre des espèces comprises dans ce genre n'était que de vingt au temps de Linné; il s’est depuis élevé au chiffre de cent quinze à cent trente, et une vingtaine de ces espèces sont rattachées par divers auteurs à la flore européenne. Or, M. Decaisne choisissant l’une de ces espèces acceptées comme très-bonnes par tous les botanistes, a semé et cultivé au Muséum les graines qu'il avait recueillies dans la campagne. Bientôt il a RACES VÉGÉTALES ET ANIMALES. 83 retrouvé dans ses carrés au moins sept de ces formes regardées jusqu’à lui comme spécifiques. — Et qu’on ne dise pas qu'il s’agit ici de différences insigni- fiantes : presque toutes les parties de la plante varient au contraire de manière à expliquer, à excuser l’erreur de Linné et de ses successeurs. À ne parler que des feuilles, on les voit tantôt ovales et presque arrondies, tantôt assez longues pour former un fourrage estimé. Ici, elles sont disposées en rosettes de quelques centi- mètres de diamètre; ailleurs, elles forment une touffe droite et fournie. La plante tout entière est tantôt lisse et sans poils, tantôt tellement velue qu'on a dé- signé une espèce par le nom bien significatif de plantain laîneux. Enfin la racine est tantôt annuelle, c'est-à-dire que la plante naît, croît et meurt tout entière en une année, tantôt vivace, c’est-à-dire qu'après avoir passé l'hiver, elle reproduit au prin- temps des feuilles, des fleurs et des graines. Toutes ces formes transmettent à leurs descendants les ca- ractères qui les distinguent, mais seulement lors- qu’elles sont laissées à où elles ont pris naissance, ou placées dans les mêmes conditions d'existence, dans le même milieu. Transplantées ailleurs, placées dans des conditions d’existence nouvelles, elles engen- drent des fils qui cessent de leur ressembler et se rapprochent de plus en plus, dévoilant ainsi leur na- ture et forçant à les reconnaître pour de simples races ceux qui Jusqu'ici les avaient regardés comme de véritables espèces. Malheureusement le procédé si concluant employé par M. Decaisne pour démontrer l'identité spécifique de ses plantains ne saurait constamment s'appliquer. 84 CHAPITRE VII. On ne peut pas toujours se procurer les graines des plantes exotiques, et celles-ci se développeraient mal dans notre climat. Souvent aussi les races solidement fixées par une longue suite de générations conservent à des degrés divers les caractères qui les distinguent en dépit du changement de milieu. — Alors, pour distinguer les espèces des races, on compare entre eux des échantillons aussi nombreux que possible. Toutes les fois qu'entre deux formes, même très- différentes, on peut établir une série graduée d’indi- vidus passant de l’une à l’autre par nuances insen- sibles, toutes les fois surtout qu’on voit les caractères s'entre-croiser dans les termes de cette série, on peut assurer que les deux formes appartiennent à une même espèce. En effet, entre deux espèces, même extrêmement voisines, il n’y a jamais échange ou mélange des caractères propres à chacune d’elles. Ce fait se constate au contraire tous les jours entre les races d’une même espèce, et le moyen que je viens d'indiquer a souvent permis d'arriver à la vérité. L'existence de ces intermédiaires a été invoquée à l’appui de la doctrine qui nie les races sauvages : il est difficile de comprendre pourquoi. — Quelque nombreuse et nuancée que soit la série placée entre les deux extrêmes, elle ne fait pas disparaître les dif- férences qui distinguent ceux-ci, et ces différences étant héréditaires dans des végétaux que l’homme n'a jamais cultivés, il faut bien reconnaitre que, sous l'empire des conditions naturelles, l'espèce peut va- rier et donner naissance à des races. L'histoire de la zoologie nous présente des faits RACES VÉGÉTALES ET ANIMALES. 85 entièrement semblables à ceux que nous avons ren- contrés en botanique. Là aussi, dans les groupes très- nombreux en espèces qui diffèrent peu l’un de l’autre, la distinction est parfois difficile. Là aussi des races, des variétés, ont souvent été prises pour des espèces distinctes ; mais là aussi, à mesure que les termes le comparaison se sont multipliés, on a pu établir les séries graduées dont je parlais tout à l’heure et ramener à leur souche commune tous ces représen- tants plus ou moins déviés du type primitif. Ce qui s’est passé dans l'étude des coquilles nous servira ici d'exemple. Cette branche de la zoologie st une de celles qui comptent les plus nombreux 1deptes. Elle se prête à l'établissement des collec- ions particulières, et il est peu d'amateurs qui, man- quant de termes suffisants de comparaison, ne croient >osséder quelque coquille encore inédite, et ne la lécrivent comme telle. Le nombre des espèces con- hyliologiques s’était ainsi multiplié au delà de toute aison, lorsque M.Valenciennes commença son grand ravail de révision. Mettant à profit les richesses que e Muséum accumulait depuis longtemps avec une ersévérance et un zèle auxquels on n’a pas toujours ‘endu justice, il réunit et groupa à côté les unes des utres toutes les coquilles séparées seulement par es nuances insignifiantes. [1 forma ainsi un grand ombre de séries semblables à celles dont nous ve- ons de parler, et vit se fondre dans presque toutes 1e foule de formes décrites comme autant d'espèces stinctes, parfois comme des genres nouveaux, et id se trouvèrent ainsi reléguées au rang des races «des variétés. 86 | CHAPITRE VII. Il n’est pas de classe parmi les animaux qui ne présentât des exemples analogues, et lesmammifères eux-mêmes, celui de tous les groupes peut-être où les caractères spécifiques sont le plus accusés, n’é- chappent point à cette loi. Là aussi il existe des races sauvages bien caractérisées. C’est un fait sur leque M. Isidore Geoffroy a insisté dès 1848.—Cuvier lui même l'avait reconnu pour le renard. Du nord d l'Europe jusqu'en Égypte, il avait trouvé sept o1 huit modifications de ce type, se reliant l’une à l’autr de manière à ne pouvoir être séparées, bien que le extrêmes fussent assez différents pour que, consi dérés isolément, ils laissassent au moins place à de sé rieuses incertitudes. — Ici la série avait pu être com plétement établie. I n’en était pas encore de mêm pour le chacal. Entre celui de l’Inde et celui du Se négal, les différences sont très-marquées, et en cor séquence Frédéric Cuvier en avait fait deux espèce: mais depuis cette époque des intermédiaires ont é découverts, et M. Isidore Geoffroy n’a point hésité les réunir, tout en faisant remarquer combien l’e: reur, d’ailleurs excusable, de son habile devanci' venait confirmer les autres faits qui mettent hors t doute l'existence des races que nous appelons sa: vages ou-naturelles. Nous reviendrons plus loin avec détail sur l’étend et la valeur réelle des différences qui séparent c taines races; bornons-nous ici à constater qu’els sont parfois considérables, et ajoutons une remarie importante. Les patries de deux races sauvages dissemblaes au point d’avoir été considérées comme des espes RACES VÉGÉTALES ET ANIMALES. 87 distinctes, sont d'ordinaire très-éloignées l’une de l’autre. Dans la même localité, dans des localités voisines, on ne rencontre le plus souvent que des variétés ou des races dont la grande ressemblance avec leur type spécifique ne laisse aucune place au doute. — Les modifications sérieuses dans l’espèce se rattachent donc à un éloignement considérable des localités. — Or, cet éloignement même entraine des changements profonds dans le climat, la nature et les productions du sol, ou, en d’autres termes, dans les conditions d'existence, dans le milieu. Il serait difficile de voir une simple coïncidence entre le changement de ces conditions et la formation des races. Dès à présent done, il serait permis d’af- firmer qu’il doit y avoir là des relations de cause à effet; mais ce résultat sera mis hors de doute dans la suite. IT. Races domestiques ou artificielles. — Lorsqu'il s’agit des races domestiques, nous n'avons plus à en démontrer l’existence. Ici tout désaccord cesse entre les naturalistes; tous avouent que, sous l’in- fluence de l’homme, les plantes comme les animaux peuvent subir des allérations, des dégénérescences, des modifications de toute sorte qui déguisent parfois si bien le type primitif, qu'il en devient méconnais- sable. Tous reconnaissent que ces modifications se transmettent par voie d'hérédité. — Mais comment l’homme parvient-il à acquérir cette influence, à exercer une action sur les animaux qui l'entourent? — Sans insister sur cette question, qui mérite d’être traitée avec quelque détail, il suffit de constater en A passant que l’homme n'arrive Jamais à ce résultat 88 CHAPITRE VII. qu'en modifiant les conditions d'existence, et que par conséquent nous retrouvons encore ici les actions de milieu. Seulement, multipliées, variées, rendues plus énergiques par l’intervention de l’homme, elles produisent des effets plus nombreux et plus mar- qués. Ainsi s'expliquent la multitude de races déri- vées parfois d’une seule espèce domestique, et les différences profondes qui a. les représentants de ces races. Citons quelques exemples entre mille, en com- mençant par les végétaux !. — Pere n'ignore combien peu se ressemblent entre elles les différentes variétés de nos fruits. On estime à plus de cinquante pour les pêches, à plus de cent pour les prunes, à plusieurs centaines pour les pommes, les formes di- verses déjà obtenues, et chaque jour encore il s’en produit quelque nouvelle.— Duhamel portait à cent, vers le milieu du dernier siècle, le nombre des poires connues, et un des derniers catalogues de la Société d'agriculture de Londres élève ce chiffre à six cents. — Dans son Ampélographie, M. le comte Odart admet environ mille sortes de raisins. Il est vrai que toutes ces formes et sortes de fruits ne constituent pas autant de races; la plupart ne sont que des variétés multipliées par la greffe et les autres procédés généagénétiques en usage chez les cultiva- teurs. Toutefois, parmi nos arbres fruitiers eux- mêmes, et contrairement à une opinion assez géné- 1. La plupart de ces détails relatifs aux végétaux cultivés sont empruntés à l'ouvrage de M. Godron sur l'espèce, ainsi qu'aux articles insérès par M. Duchartre dans le Dictionnaire universel d'histoire naturelle. RACES VÉGÉTALES ET ANIMALES. 89 rale, il existe de véritables races. — Les passègres des Cévennes, les tullins du Dauphiné, nous fournis- sent l’exemple de pêches fort bonnes à manger, et qui se reproduisent par semis. — M. Sageret a mon- tré qu'il en était de même pour les prunes reine- Claude, perdrigon blanc, Sainte-Catherine, damas rouge, etc. — Le même expérimentateur a complé- tement échoué avec les diverses poires qu'il a essayé de semer; il n’a obtenu que des arbres qui avaient repris les caractères de l’espèce sauvage. En revan- che, il a eu par semis de véritable chasselas, et M. Vi- bert a confirmé ce résultat. Au reste, diverses obser- vations, dues à Roxas Clemente, avaient déjà montré qu’il existe de véritables races de vignes. Ce célèbre ampélographe espagnol a décrit entre autres ce qu’on appelle en Andalousie l’algaida de San-Lucar. C'est un terrain, de deux lieues de long sur une demi-lieue de large, entièrement envahi par des vignes redeve- nues sauvages. Là, chaque cépage livré à lui-même, et se reproduisant spontanément par graine, n’en à pas moins conservé tous ses caracteres. Clemente à conclu de ce fait que nos vignes remontent à plu- sieurs espèces distinctes; mais malgré les doutes qui peuvent encore exister sur ce point, la plupart des botanistes regardent tous nos cépages comme se rat- tachant à une espèce unique". Si nos arbres fruitiers, nos arbustes d'agrément et les plantes vivaces qui ornent nos parterres ou enri- chissent nos potagers se prêtent à l'emploi de la 1. Dans le rapport que nous avons déjà cité plusieurs fois, M. Chevreul déclare ne pouvoir encore se prononcer sur cette question. 90 CHAPITRE VIL. greffe, du marcottage, de la bouture, il n’en est pas de même des plantes annuelles. Avec celles-ci, on ne peut plus procéder que par semis. — Les variétés dis- paraissent donc chaque année, et cependant nous pouvons constater ici encore qu'entre les mains de l'homme les formes de ces plantes se sont étrange- ment modifiées. Une même plante, le cynara cardun- culus, a donné naissance à nos cardons et à nos arti- chauts ; d’une autre, du raphanus sativus, sont sorties toutes nos races si diverses de radis, de raves et de raiforts. Du brassica oleracea, où chou sauvage de nos côtes, sont issues cinq grandes familles de choux, les choux cabus ou pommés, dont certaines races doivent à leur couleur le nom de choux rouges; les choux de Milan ou frisés, parmi lesquels se placent les choux de Bruxelles; les choux verts, dont une race, le chou cavalier, remarquable par ses dimensions et baptisé du nom de chou colossal, servit il y a peu d’années à exploiter la crédulité publique; les choux-raves dont la racine renflée est devenue comestible ; les choux- fleurs et les brocolis, dont on recherche au contraire les masses florales. À chacune de ces familles se rat- tachent un certain nombre de races principales, sub- divisées elles-mêmes en races secondaires toutes distinctes les unes des autres par quelque qualité spéciale, et ce n’est pas exagérer que de porter à une centaine le nombre de ces dérivés divers d’une seule espèce de chou. — Presque tous les légumes, et on sait combien le chiffre en est grand, nous fourniraient des faits analogues. Les espèces animales réduites à l’état domestique sont bien moins nombreuses que les espèces végé- RACES VÉGÉTALES ET ANIMALES. 91 tales soumises à la culture. M. [sidore Gecffroy, ré- sumant dans son dernier ouvrage tous ses travaux antérieurs sur ce sujet, n'en compte que quarante- sept pour le monde entier, savoir : vingt et un mam- mifères, dix-sept oiseaux, deux poissons et sept insectes’. En revanche, ces espèces sont pour la question qui fait l’objet de nos études bien autre- ment intéressantes que les plantes. Ce ne sont plus seulement les lois générales communes aux êtres or- ganisés qui nous rattachent aux animaux; nous te- nons à toutes les espèces animales par des fonctions essentiellement de même nature, et aux plus élevées par une communauté d'organes et une similitude d'actes physiologiques allant parfois jusqu’à liden- tité. Aussi entrerons-nous dans des détails plus cir- constanciés relativement à ces dernières, les seules que nous puissions examiner ici. Devant d’ailleurs nous appuyer fréquemment sur leur histoire, nous rechercherons avec soin jusqu’à quel point l’ensemble des races désignées par un nom spécifique commun remonte bien en réalité à une seule espèce. Laissant de côté les insectes et les poissons, arri- vons tout de suite à la classe des oiseaux. — Ici se présente tout d’abord une espèce peu importante par elle-même, mais fort intéressante, en ce que l’époque de sa domestication est très-récente, bien connue, et 1. J'emprunterai beaucoup à ce travail, auquel le savoir général de l’auteur et les études spéciales faites par lui pendant de lon- gues années dennent une double autorité. Je dois suriout remar- quer dès à présent qu’à l'exception d'un renseignement emprunté à M. Darwin, toutes les citations de la Bible, des Védas, du Chou- King et du Zend-Avesta relatives à la domestication des animaux sont dues à M. Geoffroy. 92 CHAPITRE VII. que nous pouvons ainsi mesurer l'étendue des varia- tions obtenues dans un espace de temps relativement très-court. Il s’agit du serin des Canaries. Ce « petit musicien de la chambre, » comme l’ap- pelle Buffon, a pénétré en Europe vers l’époque de la conquête des îles Fortunées par les Béthencourt, c'est-à-dire vers le milieu du quinzième siècle. Au seizième siècle, le commer:e en importa de grandes quantités, comme il le fait aujourd'hui pour d’autres espèces. Bientôt cet oiseau s’acclimata dans l’Europe entière, se reproduisit et devint de plus en plus com- mun sans cesser d’être recherché. — Subissant ainsi l’action de milieux très-divers, le serin des Canaries ne tarda pas à varier. Buffon nous a donné une liste de vingt-neuf variétés et de huit races distinctes qui avaient reçu des noms spéciaux dès le commence- ment du dix-huitième siècle, et il ajoute que depuis il s’est formé plusieurs races nouvelles. Le nombre s’en est certainement accru. Les oiseaux de toutes ces races sont singulièrement différents de leurs frères encore sauvages. Ceux-ci sont d’un gris verdâtre avec des taches brunes. On sait combien peu ces caractères répondent à ceux de la plupart de nos canaris. Rap- pelons seulement que parmi ces derniers la taille a généralement grossi ; que le corps présente tantôt une teinte uniforme qui varie du jaune presque blanc au jonquille et à l’agate, tantôt des panachures plus ou moins foncées et allant parfois jusqu'au noir. Ajou- tons qu'on connait des races huppées, d’autres dont les jambes se sont allongées, et que chacune d'elles, tout en conservant au fond le chant primitif de l’es- pèce, y a joint des intonations, des reprises, des rou- RACES VÉGÉTALES ET ANIMALES. 93 lades particulières. — Voilà les transformations que trois siècles de captivité ont suffi pour opérer chez ce petit oiseau, qui, amené chez nous pour satisfaire au caprice des grands, égaye aujourd’hui jusqu’à la plus humble mansarde. Le dindon, introduit en Europe à peu près en même temps que le serin des Canaries ; le canard qu’à l’é- poque de Columelle et de Varron on était encore obligé d’emprisonner avec des filets étendus au-des- . sus du bassin où on l’élevait; l’oie, qu’elle ait été do- mestiquée par les Grecs, comme le pense M. Isidore Geoffroy, ou par les Asiatiques, comme le présume M. Pictet, ne peuvent laisser aucun doute sur leur origine. — Quelque nombreuses et variées que soient les races qu’on en a déjà obtenues, personne n’a songé à faire intervenir plusieurs espèces dans leur formation. Ces races ne sont pas d’ailleurs aussi nombreuses qu’elles l’eussent été certainement sans une circon- stance dont il me semble qu'on n’a pas toujours tenu compte. Les trois espèces que nous venons de nom- mer sont essentiellement utiles. Le caprice et la mode les ont généralement négligées. Le dindon lui- même, importé d’abord comme oiseau d'ornement, est devenu très-vite un simple oiseau de table, un ani- mal de basse-cour. Dès lors on ne lui a plus demandé que de fournir de la viande, la plus abondante et la plus savoureuse possible. Nul amateur ne s’est in- quiété de conserver la splendeur sévère de son plu- mage originel ou d'en faire varier les teintes, et cependant quels changements, quelles variétés de couleur présentent déjà tous ces dindons, qui, dans 94 CHAPITRE VII. les trois quarts de nos fermes, se mêlent à nos vieilles poules gauloises! — Cest un des exemples qui mon- trent comment les races naissent à côté de l’homme sans qu'il s’en mêle pour ainsi dire et comme à son insu, par le fait seul des mille conditions diverses qu’il crée autour de lui. Il suffit pour faire compren- dre combien ces races devront se multiplier et se caractériser davantage lorsque interviendra une vo- ionté qui se donnera pour but de les modifier sans cesse et pour le plaisir de faire du nouveau ; com- bien aussi il deviendra plus difficile de remonter à la source première et de s'assurer de l’unité de l’espèce au milieu de toutes ces formes dérivées, parfois très- disparates entre elles. — Cest précisément ce qui est arrivé pour les pigeons, et ce qui leur mérite de notre part une mention toute spéciale. Cette espèce est certainement une des plus ancien- nement domestiquées. Darwin cite à ce sujet les re- cherches de MM. Birch et Lepsius, d’où il résulte que les pigeons figuraient dans les repas des Égyptiens dès la cinquième et même la quatrième dynastie. — Élevés par les Grecs peut-être dès les temps de la guerre de Troie, ces oiseaux passèrent plus tard à Rome, et furent adoptés par la mode et le luxe. Au temps de Pline, on conservait la généalogie des pi- geons de Campanie comme nous le faisons pour nos chevaux pur sang. — Au seizième siècle, les Hollan- dais imitèrent les Romains, et à la même époque Akbar-Khan se délassait de ses conquêtes en réunis- sant dans de vastes volières plus de vingt mille pi- geons, en recherchant les variétés les plus rares, en s’efforçant de les multiplier par des croisements ré- L RACES VÉGÉTALES ET ANIMALES. 95 pétés. — De nos jours enfin, les pigeons sont restés en grande faveur auprès des amateurs. L’Angleterre surtout compte de nombreux pigeons-clubs, dont les membres n’épargnent ni soins ni dépenses pour éle- ver leurs oiseaux favoris. Dans des conditions pareilles, on comprend que l'espèce a dû subir des changements nombreux et profonds. Aussi Buffon comptait-il seulement en Eu- rope onze grands groupes comprenant chacun un cer- tain nombre de races principales, sans parler des races secondaires et de moindre intérêt. Ces chiffres seraient aujourd'hui bien en arrière de la vérité, et c'est certainement par centaines qu'il faut compter les races de pigeons. Ici donc se présente avec tout son intérêt, avec toutes ses difficultés réelles, la ques- tion que nous posions tout à l’heure en termes géné- raux : — toutes ces races descendent-elles d’une seule et unique espèce? Buffon répondit d’abord affirmativement, et il re- garda le biset (columba livia) comme la souche com- mune de tous les pigeons domestiques. Plus tard, .-des considérations de diverse nature l’amenèrent à _ penser que le ramier (columba palumbus) et la tour- terelle d'Europe (columba turtur) pouvaient bien avoir été pour quelque chose dans la production de nos plus belles races. La plupart des naturalistes se rap- prochèrent de ces dernières idées de Buffon, et Cu- vier lui-même regarda comme possible que quelques espèces voisines du biset eussent contribué à la créa- tion de nos races domestiques. — Au reste, ni Cuvier ni Buffon n’invoquent un seul fait à l’appui de leur opinion. En les lisant, on voit qu’en présence de cette 96 CHAPITRE VII. variété infinie de formes, ils sont étonnés, et qu'ils hésitent à les rattacher toutes à un type primitif uni- que : voilà tout. Mais M. Isidore Geoffroy a constaté un fait en op- position directe avec la solution proposée par ses deux illustres devanciers. Il a fait observer que les descendants des races les plus modifiées présentent parfois en tout ou en partie, quelquefois d’une ma- nière complète, les caractères du biset, et jamais ceux d’une autre espèce. Il a conclu qu’il y a là une présomption en faveur de la communauté d’origine, tandis que rien ne milite en faveur d’une origine multiple. M. Darwin est allé plus loin. Amené par ses études générales à s'occuper spécialement du problème des pigeons , il a voulu le creuser à fond. Il s’est donc entouré de tous les documents recueillis avant lui; il s’est procuré toutes les races d'Europe et des colonies anglaises ; il est entré en relations avec les principaux éleveurs de Londres, s’est affilié à deux clubs spéciaux, et s’est livré à de nombreuses expé- riences. Ce n’est qu'après avoir ainsi cherché la vérité par tous les moyens possibles qu'il a cru pou- voir conclure, et sa conclusion en faveur de l'unité de l'espèce est des plus affirmatives. — Pour lui, le biset est la souche unique de tous les pigeons do- mestiques. À l'appui de son opinion, Darwin invoque plu- sieurs ordres de considérations et de faits qui tous conduisent au même résultat. — Quelque grandes que soient les différences qui séparent les races ex- trêmes du biset, on peut toujours établir entre ces RACES VÉGÉTALES ET ANIMALES. 97 deux termes des séries graduées qui les relient inti- mement. Nulle part on ne rencontre ces caractères précis qui distingnent l’une de l’autre deux espèces, même très-voisines. — En croisant ensemble des in- dividus appartenant aux races les plus dissemblables, en détruisant pour ainsi dire les uns par les autres les caractères qui les distinguent, on obtient parfois dès la troisième génération des individus entièrement semblables au biset. Le type primitif se dévoile ainsi en quelque sorte de lui-même. — À vouloir expli- quer par la diversité des espèces originaires l’exis- tence de toutes les races de pigeons, il faudrait ad- mettre l'existence d’au moins sept ou huit espèces sauvages unissant à certains caractères propres au biset d’autres caractères entièrement étrangers à tous les columbides! observés jusqu'ici; il faudrait sup- poser que ces espèces sont toutes ou inconnues, quoi- que existant encore, ou entièrement éteintes, deux hypothèses également inadmissibles ; il faudrait sup- poser encore qu'une fois domestiquées, ces espèces sont incapables de retourner à l’état de liberté. Toutes ces suppositions sont en désaccord flagrant avec les faits connus, qui tous s'opposent à ce qu'on admette l'existence de pareilles espèces. — Enfin l’auteur tire une dernière preuve de l’unité d’origine pour toutes les races de pigeons de ce fait, que les plus éloignées peuvent se croiser entre elles et donner naissance à des métis indéfiniment féconds. Il y a là en effet une confirmation pleine et entière de la conclusion qui 1. Nom commun à tous les oiseaux qui se rapprochent des pigeons. 98 CHAPITRE VII. ressort de ce qui précède, ainsi que le lecteur le com- prendra plus tard. Sans nous arrêter à quelques autres espèces d’oi- seaux dont l’histoire, moins complète que celle des précédentes, ne nous offrirait rien d’important, occu- pons-nous des mammifères. — Plus qu'aucun autre, ce groupe a de quoi nous intéresser. — C’est ici sur- tout que se rencontrent les analogies organiques, les similitudes physiologiques que nous signalions plus haut. En outre, l’intellignce y est naturellement plus élevée. Développée et parfois transformée par l’action de l’homme, elle nous présentera des faits non moins importants que ceux qui résultent d’un examen purement physique, et non moins propres à caractériser des races. —C’est aussi chez les mammi- fères que nous trouverons les expériences les plus anciennes, les plus complètes que l’homme ait faites de son empire sur les animaux, Malheureusement de cette circonstance même ré- sultent des difficultés plus grandes dans la solution du problème qui nous préoccupe par-dessus tous les autres. Plus l’action de l’homme sur une espèce a été directe, générale et continue, plus les altérations ont été nombreuses et profondes, plus il est difficile aussi de remonter à la source originaire. Parfois même cette souche nous est encore inconnue. — Il en est ainsi pour le bœuf par exemple. Aucun animal n’a été plus anciennement l’aide et le compagnon de l’homme. — Les Aryas l’avaient avec eux au sortir de leur première patrie ; en Chine, il apparaît dès les premiers âges comme animal de paix et de guerre; le Zend-Avesta en parle comme d’un animal sacré; RACES VÉGÉTALES ET ANIMALES. 99 en Égypte, il figure sur les plus anciens monuments ; il a suivi l’homme à peu près partout où le sol a pu fournir à sa nourriture ; chemin faisant, il a produit une multitude de races dont un grand nombre ont été minutieusement décrites et figurées, et il nous reste cependant à apprendre ce quest le bœuf pri- mitif, et quelle est sa patrie ; nous en sommes même à nous demander s’il existe encore, ou s’il a disparu complétement de la surface du globe {. Heureusement la science est plus avancée pour d’autres espèces tout aussi importantes pour nous. — [Il n'existe, par exemple, aucun doute sur l'unité de l’espèce, ni sur l’origine de l'âne. Le type sau- vage, l’onagre, se retrouve encore dans tout le sud- ouest de l’Asie et dans le nord-est de l'Afrique. Depuis le temps des premiers patriarches, il est domestique dans ces contrées, d’où il s’est répandu dans le monde entier. Lui aussi a remarquablement changé dans ces migrations; mais ici, comme en tout, le pauvre âne a eu du malheur. — Ses races n'ont jamais trouvé d’historien. Çà et là les voya- geurs nous disent quelques mots des ânes mahrattes, dont ils comparent la taille à celle d’un chien de Terre-Neuve; des grands ânes qu’on envoie d'Arabie en Perse, où ils sont considérés comme des mon- 1. Buffon, Pallas quelques autres naturalistes avaient regardé l’aurochs comme pouvant être la souche de nos bœufs domesti- ques. L’inspection du squelette a dû faire renoncer à cette idée. Cuvier attribua ce rôle. au bœuf des tourbières, espèce aujour- d’hui éteinte. Ce rapprochement a été abandonné même par Lau- rillard, l'élève si dévoué de Cuvier ; mais nous ne connaissons encore aucune espèce sauvage qui puisse être regardée avec quelque probabilité comme Le bœuf domestique primitif, [00 CHAPITRE VII. tures de luxe, et qui trottent à l'amble assez vite pour tenir cd à un cheval au galop; mais ils sont toujours fort sobres de détails. — Nos races euro- péennes elles-mêmes sont à peine connues. Enfin, Buffon, qui s’est fait à si juste titre le défenseur de nos modestes grisons, ne dit rien de leurs grands frères du Poitou, et il a certainement fallu qu’on les appelât à la dernière exposition pour que la plupart de nos lecteurs se fissent une idée de leur haute taille, de leurs oreilles exagérées, de leur singulière toison. Toutefois il est facile de reconnaître que chez l’âne , comme chez les pigeons, les races passent in- sensiblement de l’une à l’autre, et que toutes abou- tissent, par la dégradation successive des caractères acquis , à la souche première, dont elles conservent d’ailleurs les traits principaux. Animal à la fois d'utilité et de luxe, le cheval est beaucoup mieux connu.—Son histoire primitive n’en a pas moins présenté des difficultés sérieuses. L’exis- tence des chevaux sauvages dans le centre de l'Asie n'a été mise hors de doute que dans ces derniers temps ; mais ce fait une fois démontré, presque tou- tes les difficultés ont disparu. Il à enteliets comment le cheval accompagnait les Aryas à l’époque où se composaient les hymnes du Rig-Véda; comment le Chou-King parle de lui, mais comme d’un animal assez récemment importé; comment il a pu n'être connu en Égypte que bien longtemps après l’âne. — D'autre part, la ressemblance des chevaux sauvages avec les tarpans ou chevaux redevenus libres en Asie, démontre l'identité d’origine. — A elle seule, cette circonstance répond aux théories émises assez ré- RACES VÉGÉTALES ET ANIMALES. 101 cemment encore, et qui feraient remonter à six ou sept espèces primitives toutes nos races chevalines. Ces races passent d’ailleurs des unes aux autres par séries aussi graduées que celles des pigeons, et l’on sait qu'elles ne sont guère moins nombreuses. Il n’est peut-être pas de contrées qui n’en produise plusieurs, et, sans sortir de France, nous en comp- terions à peu près autant que nous avions autrefois de provinces. — Cependant, l’homme a demandé par- tout, et toujours à peu près la même chose au cheval; il n’a guère vu en lui qu’un animal porteur ou trai- neur. En conséquence, il a cherché à développer la force musculaire, la durée, la légèreté et la sûreté des mouvements, il s’est aussi attaché à relever et à ennoblir les formes; mais c’est là tout. Si l’espèce a présenté des modifications sans rapports apparents avec le but que se proposait son maître, il faut bien voir dans les changements de cette nature autant de résultats de cette action involontaire dont nous par- lions plus haut, et que l’homme exerce sans le savoir _ sur les animaux qui l'entourent. Lorsqu'on veut se faire une idée complète de tout ce que l’homme peut exercer d’empire sur un être vivant, et comprendre jusqu'à quel point il peut transformer, pétrir et repétrir un organisme, c’est le chien qu’il faut étudier. — On peut dire de cette espèce que l’homme lui a tout demandé, et qu’elle lui a tout donné. Il a fait du chien une bête de somme, _une bête de trait, de chasse, de garde, de guerre; il s’est adressé à l’intelligence, à l’instinct, comme au corps; l'être entier s’est plié à toutes les exi- gences ; la mode, le caprice, s’en sont mélés, et ils LA 102 CHAPITRE VII. ont été satisfaits aussi bien que les besoins réels, et cela de toute antiquité. La Bible et les Védas, le Chou- King et le Zend-Avesia parlent du chien; les plus anciens monuments de l'Égypte nous le montrent ayant déjà donné des races nombreuses, une entre autres à oreilles pendantes, signe indubitable d’une domestication déjà fort ancienne. Mais aussi quelle variété infinie, quels contrastes dans ces races! Pla- cez à côté du grand chien des Philippines, dont la taille dépasse celle de toutes nos races européennes, le bichon que nos grand’/mères cachaient dans leur manchon; à côté du lévrier aux jambes si longues, si grèles, qui force le lièvre à la course, le basset à jambes torses, si bien fait pour se glisser dans un terrier ; à côté du chien turc, à la peau entièrement nue, le barbet qui semble porter une toison; com- parez le chien des Pyrénées au bouledogue, le chien de Poméranie au griffon, le terre-neuve au chien courant, et vous n'aurez encore que des notions imparfaites sur ce monde de chiens qui embrasse les formes les plus différentes, les instincts les plus di- vers. — Et ce que nous en voyons n’est peut-être que | la moindre partie de ce qui a existé. Les races ani- males s’éteignent avec le besoin ou le caprice qui leur a donné naissance, et à ce compte combien de formes de chien ont disparu sans doute depuis l’é- poque des Védas ! Pas n’est besoin de sortir de France, ni de remonter bien haut pour en citer des exem- ples. On ne trouverait probablement plus en Sain- tonge un seul de ces grands lévriers si recherchés au moyen âge pour la chasse aux bêtes fauves, et qu'on échangeait contre un cheval de bataille. Et qui pour- RACES VÉGÉTALES ET ANIMALES. 103 rait dire ce qu'est devenue la race des carlins, de ces dogues en miniature que dans notre enfance nous avons vus chez tant de vieilles douairières 1? Quoique assez nombreuses, les opinions émises pour expliquer la multiplicité des races de chiens peuvent se ramener à deux principales. —Pour quel- ques naturalistes, nos chiens domestiques descendent de plusieurs espèces distinctes. Pour la plupart, ils ne sont que des dérivés d’une seule espèce. Ces deux idées générales sont d’ailleurs traduites de bien des manières. Les partisans de la première veulent tantôt que les souches sauvages de nos chiens aient disparu, tantôt qu’on les retrouve à l’état sauvage.— Aux premiers, on répond que la paléontologie n’a jamais rencontré aucun fossile venant à l’appui de leur hypothèse; aux seconds, que trois ou quatre souches différentes n’ex- pliqueraient pas mieux la variété extrême des races que ne le fait une souche unique; que toutes celles qu’on a indiquées laisseraient en dehors précisément les races les plus exceptionnelles, les bassets, les bichons, etc., qui n’ont aucun analogue parmi les animaux sauvages. À tous on objecte avec raison que chez les chiens comme chez les pigeons «les modifi- cations les plus tranchées n'arrivent au dernier degré de développement que par des gradations insensibles ; qu’on les voit naître véritablement, et que dès lors il est impossible de supposer leur existence dans une espèce qui aurait existé antérieurement ?. » 1. Un de mes correspondants m’apprend que les carlins sont encore très-communs dans les îles Baléares. 2. Frédéric Cuvier. On sait combien ce naturaliste était partisan 104 CHAPITRE VII. Ce fait n'avait pas échappé à Buffon, et voilà com- ment il fut conduit à dresser le tableau généalogique des diverses races de chiens, en prenant pour point de départ le chien de berger. Frédéric Cuvier, à son tour, l’a mis hors de doute en soumettant à une com- paraison détaillée non plus seulement les caractères extérieurs et généraux des races canines, mais en- core les appareils sensitifs et reproducteurs, le sque- lette lui-même, et surtout la tête, les membres et la queue. De cette étude il a conclu que, pour expliquer par la différence des origines l’existence de toutes nos races de chiens, il faudrait supposer au moins cinquante espèces-souches. Ajoutons que toutes ces espèces, dont on ne trouve nulle part la moindre trace, devraient joindre à des caractères zoologi- ques, à la fois très-différents et très-semblables, des instincts fondamentaux identiques, et nous croirons en avoir assez dit pour que le lecteur soit amené à conclure, avec Buffon, avec Linné, avec les deux Cuvier, avec M. Isidore Geoffroy, etc., que tous les chiens appartiennent à une espèce unique. Mais où chercher cette espèce? A-t-elle été domes- tiquée en entier, et ne peut-on nulle part en retrouver le type sauvage, comme le pensaient quelques-uns des naturalistes que je viens de citer, ou bien existe- t-elle encore à l’état de nature, et pouvons-nous la déterminer? -- De ces deux opinions, la première ne peut guère être soutenue malgré l'autorité des hommes illustres qui l'ont professée. En effet, par- de la fixité des espèces. Un témoignage aussi formel de sa part n’en à donc que plus de Poids. RACES VÉGÉTALES ET ANIMALES. 105 tout où les conditions générales s’y prêtent, nous voyons des chiens quitter l’homme et reprendre leur liberté; les chiens redevenus sauvages pullulent en Amérique depuis la conquête, et on peut dire qu’ils ont ajouté un animal féroce de plus à ceux que pro- duisait le nouveau continent. — Comment croire, en présence de ce fait, que, l’espèce étant tout entière sauvage à un moment donné, l’homme serait par- venu à la confisquer absolument à son profit? Évi- demment il faut en venir à admettre que le chien primitif vit encore sous sa forme premiere. Il ne s’agit que de savoir le reconnaïtre. Quelques hommes d’un vrai mérite, adoptant une opinion fort ancienne, ont cru le trouver dans le loup; mais cette manière de voir a été abandonnée par suite d’une étude plus sérieuse, et de plus en plus on se rallie à celle qu'a professée le premier Guldenstädt, qui, dès 1776, avait publié un mémoire approfondi sur cette question. Ce naturaliste voya- geur avait vu de près en Asie les chiens et les cha- calss il avait été frappé de leurs ressemblances nom- breuses, et il avait conclu à l'identité de l'espèce. Les observations de Pallas, d’Ehrenberg, d’Em- prich, etc., ont toutes corroboré cette conclusion, que nous n'hésitons point à adopter. Pour motiver notre choix, nous ne pouvons mieux faire que de reproduire textuellement le passage où M. Isidore Geoffroy a résumé les raisons qui militent en faveur de cette solution d’un problème qui a occupé presque tous les naturalistes. « Le chien a la même organisa- tion anatomique que le chacal, sans qu’une seule différence constante puisse être aperçue. Il en repro- 106 CHAPITRE VII. duit parfois exactement les formes extérieures, le système de coloration, et.jusqu’aux teintes elles- mêmes. Sur plusieurs points de l’Asie, de l’Europe orientale et de l’Afrique, on trouve en même temps à l’état libre des chacals, et à l’état domestique des chiens qui leur sont très-semblables, si semblables, qu'on ne saurait méconnaître ici, disent les voya- geurs, les ascendants et les descendants encore réunis dans les mêmes lieux, et pour ainsi dire les rejetons encore implantés dans la souche commune. » On a fait à la doctrine de Guldenstädt diverses ob- jections. M. Isidore Geoffroy a successivement réfuté la plupart d’entre elles, non par des raisonnements, mais par des faits presque tous recueillis à la ména- gerie du Muséum. — Notre savant confrère a re- trouvé chez les chiens nourris de viande l’odeur caractéristique des chacals. — Il a montré que, con- trairement à l’opinion reçue, le temps de la gesta- tion chez le chacal était exactement le même que chez le chien. — Il a entendu et fait entendre à ses auditeurs l’aboiement des chacals de la ménagerie, et constaté qu'il reproduisait exactement celui des chiens placés dans le voisinage, tandis que le loup, malgré des efforts évidents pour en faire autant, ne peut y parvenir. Il a ainsi complété les renseigne- ments déjà dus à Pallas, et d’où il résulte que le cha- cal a toutes les autres voix du chien. — Enfin le même naturaliste a pu constater par lui-même un fait rap- porté par plusieurs voyageurs : il a vu à Grenoble un chien, comme tout le monde l’appelait, qui n’était qu’un chacal d'Alger. Ce chacal était « doux et affec- tueux avec son maître, familier avec tous, jouissant RACES VÉGÉTALES ET ANIMALES. 107 de la plus complète liberté, et en usant pour aller jouer avec les autres chiens dans les rues et sur les places de la ville. » Cette observation , en répondant à ceux qui veulent voir dans le chacal un animal trop foncièrement sauvage pour être jamais livré à lui- même, bien qu’apprivoisé, complète la démonstra- tion. Elle atteste la ressemblance parfaite de nos chiens avec le chacal, puisque hommes et bêtes s’y laissaient prendre; elle confirme ce que Pallas avait dit de cet animal, qu’il dépeint comme naturellernent ami de l’homme; elle nous fait comprendre combien une domestication de quarante ou cinquante siècles a dû avoir de prise sur une espèce qui, du premier coup, est capable de donner de pareils résultats. Ces quelques exemples suffiront pour montrer que l'étude approfondie de nos races domestiques conduit toujours, et de plus en plus, à rattacher à une même espèce toutes celles qui portent le même nom, quel- que différentes qu’elles soient. La théorie de la for- mation de ces races par le concours de plusieurs espèces devient de moins en moins soutenable, même pour celles dont la souche première nous est encore inconnue. En effet, elle échouera toujours contre cette simple observation que nous avons faite pour un cas particulier, mais qui s’applique d’une manière générale, et dont on n’a pas tenu un compte suf- lisant; à savoir : — que nos races les plus remar- quables n’ont de représentants ni dans les espèces vivantes ni dans les espèces fossiles. En effet, nous avons produit des bœufs, des mou- tons, des chèvres sans cornes. Or, toutes les espèces sauvages, non-seulement des genres que je viens de 108 CHAPITRE VII. nommer, mais encore de tous les genres voisins, ont eu et ont encore des cornes. — Nous avons produit des béliers à trois, quatre et même à cinq cornes. Or, tous les moutons sauvages, vivants et fossiles, n’ont que deux cornes. — Dans ces deux cas, le concours de toutes les espèces sur lesquelles la science a re- cueilli des renseignements quelconques ne saurait expliquer l'apparition de caractères dont il faut bien dés lors attribuer le développement à l’influence hu- maine. Or, si cette influence a pu produire le plus, comment lui refuser le pouvoir de faire /e moins? Elle explique à elle seule des écarts assez grands pour éloigner certaines races de toutes les espèces connues et en faire des êtres exceptionnels. Comment refuser de voir en elle la cause de modifications bien moin- dres, et d’où résultent des ressemblances variables avec quelques-unes de ces espèces ? On le peut d’au- tant moins que ce refus ne peut être motivé sur au- cun fait, sur aucune expérience, et que, pour le maintenir, il faut repousser toutes les analogies ti- rées de l’histoire des races dont la souche première a été découvegte, ou n'a jamais été oubliée. On le voit, tout dans l'étude des races domestiques conduit à la doctrine de l’unité d’origine, de l’unité d'espèce. Toutefois nous n’exagérons rien, nous ne prétenlons pas que jamais il n’y ait eu de croisement d’une espèce à l’autre, que jamais par exemple chez nos chiens domestiques le sang primitif du chacal n'ait reçu quelques gouttes d’un sang étranger, soit du loup, soit peut-être de quelque autre espèce voisine; mais il y a très-loin de ces unions accidentelles et de leurs résultats à un véritable mélange des espèces, à RACES VÉGÉTALES ET ANIMALES. 109 la formation de races hybrides. Au réste, cette ques- tion capitale sera traitée plus tard avec tous les dé- veloppements qu'elle mérite. Nos lecteurs verront alors combien on a généralisé à tort quelques faits isolés, combien surtout on en a exagéré les consé- quences. II. Races libres ou marronnes. — Après avoir par- couru l’histoire des races sauvages et domestiques, il nous reste à dire quelques mots de celles qui se sont formées sous l’empire successif de la servitude d’abord, puis d’une liberté reconquise. Malheureu- sement ces races ont été fort peu étudiées. On n’a que bien rarement fait des expériences, car l’homme ne se prive pas volontairement des serviteurs qu’il s’est acquis, et lorsque le hasard ou des circonstances particulières ont rendu à l’état de nature ses plantes cultivées, ses animaux domestiqués, il ne s’est guère inquiété de ce qu'ils devenaient. Aussi manquons- nous en général de détails précis sur les caractères qui distinguent les races libres de leur souche encore asservie. Toutefois du peu qui a été recueilli sur ce sujet ressort un fait général important. — Toute race vé- . gétale ou animale qui échappe à la culture, à la do- mesticité, perd un certain nombre des caractères qu’elle leur devait et se rapproche du type sauvage. — Abandonnée à elle-même dans un terrain inculte, la carotte de nos potagers reprend au bout de quel- ques générations la racine grêle, sèche et fibreuse des individus sauvages. — Placé dans les mêmes con- ditions, le navet se conduit de même et reproduit la racine de la navette, qui n’est qu’une race différente 1 110 CHAPITRE VII. de la même espèce. — Redevenus sauvages, nos ar- bustes, nos plantes à fleurs doubles, ne produisent plus que des fleurs simples: les fruits de nos meil- leurs fruitiers perdent leurs qualités, et le pommier, le poirier surtout, retrouvent leurs piquants. — De même les descendants des pigeons qui ont abandonné nos colombiers pour aller nicher comme leurs an- cêtres dans les rochers, reprennent bien vite les ca- ractères du biset. — Les chevaux libres des pampas d'Amérique comme ceux des steppes de la Sibérie ont perdu en partie les belles formes que l’homme leur avait données. La taille a diminué, les jambes et la tête ont grossi, les oreilles se sont allongées et reje- tées en arrière, le poil est devenu grossier, lesteintes du pelage se sont en partie uniformisées, et les robes les plus tranchées, telles que les noires et les pies, ont entièrement disparu. Ces faits, mille fois constatés, ont donné lieu à l’opi- nion assez généralement accréditée que les races libres reproduisaient le type sauvage. — C’est là une exagération. — Dans bien des cas au moins, sinon toujours, elles ne font que s’en rapprocher. Aïnsi le fruit du pêcher, qui pousse librement au milieu de nos Cévennes, a certainement perdu une partie des qualités de nos excellentes pêches de jardin: il a diminué de volume, sa chair s’est modifiée et n’a plus le même parfum. Mais il est encore plus gros que le fruit primitif, il est resté juteux, frais, acidulé, au lieu de redevenir sec et acerbe comme celui-ci. Ces pêches libres reproduisent d’ailleurs les caractères de deux des races principales appartenant à nos ver- gers. Il en est dont la chair se détache du noyau, RACES VÉGÉTALES ET ANIMALES. l'E d’autres dont la chair est adhérente. En échappant à la culture, en retombant sous l’empire des conditions naturelles, l’une des deux au moins a conservé un des caractères qu’elle avait acquis‘. — On constate d’ail- leurs des faits analogues chez les animaux. Le chien marron d'Asie est très-voisin du chacal ; celui de la Nouvelle-Hollande ressemble au dingo?. Dans l’Amé- rique méridionale, on reconnaît encore au milieu des bandes de chiens sauvages, et malgré une certaine communauté de caractères qu'ils doivent à un genre de vie identique, les races qui leur ont donné nais- sance’. Il n'est pas inutile, pour la question qui nous occupe en ce moment, d’insister quelque peu sur l’histoire du sanglier, source commune de tous nos cochons. — Le sanglier est commun à l’Europe et à l'Asie. Il présente quelques races naturelles, mais Blainville lui-même n’a pas hésité à les regarder comme ne formant qu’une seule espèce. Domes- tiqué de temps immémorial, il a donné naissance à une foule de races souvent très-différentes les unes Î. Ce fait me semble de nature à expliquer celui qu’a signalé Van Mons. Ce célèbre pomologiste assure avoir retrouvé dans les Ardennes, vivant à l’état sauvage et produisant des fruits tres- dégénérés, les représentants de toutes les variétés principales de poires cultivées en Belgique. Il voit dans ces individus la souche première de nos poires comestibles. I1 me paraîtrait plus ration- nel de les considérer comme les descendants de celles-ci. En tout cas, si l’on peut conserver des doutes pour un arbre fruitier dont le type sauvage croît dans nos forêts, il ne saurait en être de même pour un arbre acclimaté comme le pêcher. 2. On a donné le nom de Dingo au chien de la Nouvelle-Hol- lande que Frédéric Cuvier place dans son groupe des mâtins. 3. Ce fait important a été communiqué à la Société d’Anthropo- logie de Paris, par M. Martin de Moussy. 112 CHAPITRE VII. des autres. Le pelage entre autres a varié du noir au blanc, et-les races entièrement noires sont assez communes, tandis que la couleur primitive est le gris noirâtre. Transporté dans toute l'Amérique, le cochon, comme le chien, a donné naissance à des races mar- ronnes. Ces races ont été observées dans les îles du golfe du Mexique par le père Labat, en Colombie par M. Roulin. Ces deux observateurs s'accordent à dire que dans les deux localités la tête, plus grosse, s’est élargie et relevée par le haut, que les oreilles se sont redressées, les défenses allongées. En même temps la couleur est devenue uniforme. Par tous ces caractères, les cochons marrons se sont rapprochés du sanglier; mais dans les deux contrées dont il s’agit le pelage s’est montré entièrement noir, carac- tère qu’on ne rencontre nulle part dans l’espèce sau- vage. Bien plus, dans les Paramos, à une hauteur de deux mille cinq cents mètres, M. Roulin a vu les co- chons libres se couvrir d’un poil épais, crépu, et d’une sorte de laine. Redevenus à certains égards semblables aux sangliers de l’ancien continent, ces cochons ont donc conservé certains traits des co- chons domestiques ou acquis quelque caractère nou- veau imposé par les conditions dans lesquelles ils avaient à vivre. En réunissant toutes les données acquises sur les races marronnes, nous en arrivons ainsi à les regar- der comme le produit de trois facteurs, qui sont: 1° la nature propre du végétal ou de l’animal, d’où résul- tent les caractères particuliers à l'espèce primitive ; 2° l’état où elles ont été amenées par la domestica- | L RACES VÉGÉTALES ET ANIMALES. 113 tion, c’est-à-dire par l’influence d’un milieu dont l’homme détermine volontairement ou involontai- rement les conditions; 30 l'influence exercée par le milieu nouveau où les races domestiques se sont pla- cées en échappant à l'empire de l’homme. — Au fond, le milieu se montre toujours comme la cause de toutes les modifications. Cette conséquence, qui dé- coule de tout ce que nous avons vu jusqu'ici, ressor- tira bien davantage encore dans le cours de ces études. ; PE VII Application à l’histoire de l'homme. — Passages gradués d’une race à l’autre. Faisons maintenant à l’histoire de l’homme une première application de ce qui précède. On a vu, chez nos animaux domestiques, les races les plus diverses ramenées à un type spécifique uni- que, et cela même pour le pigeon et le chien, par des hommes dont les doctrines générales s’accordaient d’ailleurs bien peu. Parmi les raisons qui les déter- minent, nous avons constamment trouvé celle-ci : — entre les formes les plus éloignées, il règne des séries graduées ininterrompues qui les relient intimement ets’opposent à ce qu’on les sépare. — Eh bien! quelle espèce animale présente dans ses races ce caractère au même degré que l’homme? Aucune bien certai- nement. C’est là une vérité inniable et dont sera vite convaincu quiconque entrera quelque peu dans les détails de l’étude des groupes humains. Même à ne procéder qu’à grands traits, à ne comparer que les CHAPITRE VIII, — RACES HUMAINES. 115 deux extrêmes les plus éloignés, l’homme noir et l’homme blanc, et sans sortir de l'Afrique, le fait est facile à vérifier. Nous savons aujourd’hui, nous apprenons chaque jour davantage que tous les nègres ne ressemblent pas aux populations du golfe de Guinée, si longtemps considérées comme représentant la race entière. A peine a-t-on franchi lazone littorale de la côte des Es- claves qu’on découvre des hommes à cheveux laineux, à peau noire, mais dont le type commence à s'éloigner de celui du Guinéen. Là les traits deviennent parfois complétement européens. — C’est au iype grec que Bodwich compare ceux des nobles Ashantis. — Les jeunes princes dahomans que nous avons vus en Eu- rope avaient encore les lèvres un peu grosses et sail- lantes, mais par la hauteur et le développement du front, par la forme du nez, ils ne le cédaient à aucun Européen de la plus pure race. — Au Congo à l’ouest, sur toute la côte de Mozambique à l’est, nous voyons les populations se rapprocher par les traits de nos populations d'Europe, au point que la nature des cheveux et la couleur du teint peuvent seules empê- cher toute méprise. Ce dernier caractère s’affaiblit souvent sur les rives du Zambèze, au cœur de l’Afri- que centrale. Là Livingstone a trouvé des populations dont le teint varie du brun foncé à l’olivâtre. Le même voyageur ajoute : « Bien que ces hommes aient les lèvres épaisses et le nez épaté, la physionomie nègre ne se rencontre parmi eux que chez les êtres les plus dégradés. » Plus au sud se présentent toutes ces populations mêlées qui conduisent, toujours in- sensiblement, du nègre, soit aux Hottentots vers le 116 CHAPITRE VII. Cap, soit aux blancs dans la Cafrerie. Et si nous tra- se l’étroit canal de Mozambique, nous verrons ce même type nègre passer au Polynésien et au Malais. Voilà quelques-uns des faits que présente l’Afrique méridionale, c’est-à-dire la contrée où la race nègre, enserrée entre les deux océans, livrée à elle-même aussi entièrement que possible, soumise à des in- fluences assez constantes, est restée le plus à l’état stationnaire et a dû le moins varier. Si nous remon- tons au nord d’une ligne sinueuse s'étendant à peu près de l’embouchure du Sénégal au lac Tchad et de celui-ci au point de la côte de Zanguebar coupé par l’équateur, les faits deviennent bien autrement frappants. — Les races soudaniennes nous montrent une variété infinie. Les traits se rapprochent parfois presque complétement des nôtres, et cela dès le Haoussa ; la couleur passe du noir au noirâtre, au cuivré, au basané, au café au lait clair ; les cheveux de laineux deviennent crépus ou simplement frisés etmême plats. Enfin de gradations en gradations, de nuances en nuances, on arrive du nègre à l’Arabe ou au Berbère, sans qu’il soit vraiment possible de pré- ciser où l’un des types finit, où l’autre type com- mence. — En Abyssinie, la confusion des caractères est telle que ce ne sont plus ni les cheveux ni la cou- leur qui-caractérisent le nègre ? mais bien la saillie du talon!. — Ce dernier caractère du moins est-il exclu- sivement propre au nègre? Non; nous le retrouvons 1. Je tiens ce renseignement de notre célèbre voyageur M. d’'Ab- badie. Chez les nègres, le talon est en effet plus saïllant qu’il ne l'est d'ordinaire chez le blanc, ce qui tient à la longueur plus s RACES HUMAINES. T7 dans d’autres races qui, pour être également afri- caines, n’en sont pas moins au nombre des mieux caractérisées, dans les races boschismane et hot- tentote. Le spectacle que nous présente l'Afrique se repro- duit partout. La plus grande difficulté n’est pas en anthropologie de trouver des populations intermé- diaires présentant un mélange de caractères, mais bien de déterminer des groupes qui puissent être re- gardés comme de race pure. — Rien de pareil ne se présente à l’homme qui étudie les espèces. — Celui qui cherche à distinguer les races d’une même espèce . éprouve au contraire à chaque instant le même embarras. Le zootechniste se trouve à chaque pas en présence de groupes souvent nombreux, et dans lesquels la confusion des caractères est portée au point qu'on ne sait plus à quelle race les rattacher. C'est précisément ce qui arrive à l’anthropologiste dès que, quittant les grandes divisions, il veut des- cendre au détail des races humaines. A eux seuls, le mélange, l’entrecroisement des caractères qui exis- tent entre les groupes d'hommes, nous autoriseraient à regarder ces groupes comme autant de races issues d’une seule espère. Toutefois le lecteur ne peut encore comprendre toute la portée de ce grand fait. Pour l’apprécier à sa juste valeur, il faut avoir étudié les lois du croise- ment et s'être rendu compte des différences qui dis- tingent l’hybridité du métissage. Nous ne le présentc- grande du calcanéum; mais on peut s'assurer, sur les squelettes que possède le Muséum, que ce caractère leur est commun avec les Houzouanas. 118 CHAPITRE VIII. — RACES HUMAINES, rons donc ici que comme établissant, en faveur de la doctrine de l'unité, une présomption favorable fondée sur la manière dont procèdent les naturalistes quand il s’agit d’une plante ou d’un animal. IX Nature des variations dans les races animales et végétales. — Application aux différences qui distinguent les races humaines. On a vu que l’espèce, telle qu’eile est comprise par les naturalistes, repose sur deux ordres de faits, et répond à deux idées très-distinctes : ressemblance et filiation. De ces deux idées, la première est celle qui nécessairement exerce le plus d'influence sur les jugements que nous pouvons tous être appelés à porter à l’improviste. Cette considération bien simple explique pourquoi l’on a généralement une certaine tendance à admettre la pluralité des espèces humaines de préférence à l’unité. Il est en effet impossible de ne pas être frappé des différences de toute sorte qui existent d’un groupe humain à l’autre. Celui qui n’a pas sérieusement étudié la question est presque inévitablement en- trainé à voir dans le nègre et le blanc les représen- tants de deux types originairement distincts. Bien- tôt il s’ingénie à trouver les moyens de confirmer 120 CHAPITRE IX. un jugement porté pour ainsi dire à première vue, et il arrive ainsi de la meilleure foi du monde à s’exagérer la yaleur de modifications que rien ne l’a préparé à apprécier avec justesse. Mais, quelque importance qu’on attribue aux ce- racières différentiels dont il s’agit, peut-on y trouver un argument en faveur des doctrines polygénistes ? — Pour avoir le droit d’en tirer cette conséquence, il faudrait d’abord prouver que les variations indiquées par ces caractères sont en dehors de celles dont l’es- pèce est susceptible, et qu'il est dès lors nécessaire, pour les expliquer, de recourir à l’existence de plu- sieurs types spécifiques. Si au contraire il est dé- montré qu'on observe entire races de même espèce des variations aussi grandes, plus grandes même, n'est-il pas évident que l'argumentation des polygénistes fondée sur des considérations de cet ordre n’a plus de base? Or, quiconque jugera d’après ce qui se voit chez les animaux et les végétaux, reconnaïitra sans peine qu'il en est bien ainsi. Déjà les faits cités dans nos précédentes études ont dû faire comprendre que les modifications sont souvent irès-diverses et très-con- sidérables dans les représentants d’une même es- pèce; mais cette idée a besoin d’être précisée. Pour cela, nous allons tâcher d'apprécier rigoureusement ce que sont ces modifications au point de vue de la nature et de l'étendue. Nous appliquerons ensuite à l’homme les résultats de cet examen, et le lecteur verra que nous n’exagérons rien en disant que les différences existant entre les groupes humains s’ex- pliquent conformément à toutes les lois de la science NATURE DES VARIATIONS. 121 en les considérant comme de simples caractères de race *. Occupons-nous d’abord des végétaux. — Chez eux comme chez les animaux, on ne conçoit pas qu’un organe puisse changer de forme, qu’une fonction puisse se modifier, sans que le jeu primitif des forces créatrices ait été able nent altéré d’une manière ou d’une autre; mais cette altération intime peut néanmoins se traduire par des phénomènes d’une physionomie assez variée, et qui se rattachent plus particulièrement tantôt à l'anatomie, tantôt à la phy- siologie. Les variations qui rentrent dans la première de ces deux catégories peuvent atteindre les formes exié- rieures, les organes les plus superficiels; elies sont alors aisées à constater. — Un arbre nain, un ajonc qui perd ses piquants, un rosier sans épines ou dont 1. En 1856, M. Isidore Geoffroy ouvrit son cours à la Sorbonne par un certain nombre de leçons sur l’homme et les races hu- maines, en même temps que je traitais le même sujet au Mu- séum. Sans nous être donné le mot, nous nous sommes rencontrés sur l’appréciation générale des différences que présente l’étendue des limites de variation dans l’homme et les animaux. Je suis heureux de constater une fois de plus cet accord obtenu à la suite d’études qui, ayant porté sur des parties très-différentes du règne animal, n’en préparaient pas moins des conclusions semblables dans un grand nombre des questions qui intéressent l’histoire de l’homme. Je saisirai cette occasion pour rappeler que M. Geoffroy avait traité le même sujet dès 1854, et certainement dans le même esprit. Les lecons de 1856 ont seules été imprimées en ex- trait (Lecons faites à la Faculté des sciences par M. Isidore Geof- froy Saint-Hilaire, recueillies et rédigées par M. Camille Del- vaille); mais je n’en dois pas moins déclarer que, sur les points où nous pouvons nous rencontrer, la priorité est incontestable- ment acquise à mon savant confrère et collègue, car un cours est aussi une publication. 122 CHAPITRE IX. les rameaux se couvrent de poils simulant une espèce de mousse, une fleur simple d'ordinaire, et que l’art a su rendre double, attirent vite l'attention. Mais parfois il faut aller au delà de l'écorce et pénétrer à l’intérieur pour reconnaître certains changements anatomiques. La poire de nos vergers, la carotte de nos plates-bandes, n’ont pas seulement atteint une énorme grosseur : la chair de ce fruit, de cette ra- cine, s’est en outre modifiée; elle a acquis des qua- lités nouvelles par la multiplication de certains tissus élémentaires, la réduction de certains autres, la mo- dification de presque tous.—Les changements anato- miques peuvent donc atteindre les organes, lés tissus les plus profonds, aussi bien que les plus superficiels. Les variations essentiellement physiologiques des espèces végétales sont peut-être plus importantes encore que les précédentes, parce qu’on en constate de toutes semblables chez les animaux. Bornons- nous cependant à citer quelques faits relatifs à la rapidité du développement et au plus ou moins d’ac- tivité des fonctions de reproduction. Parmi nos végétaux cultivés, l’activité vitale pré- sente parfois, d’une race à l’autre, de très-grandes différences. Nos céréales fournissent ici un exemple frappant. — En moyenne, le développement complet des blés d'automne, des semailles à la moisson, de- mande trois cents jours, celui des blés de printemps cent cinquante jours, celui des blés de mai cent jours seulement, et ces derniers, en Égypte, au Bengale, donnent deux récoltes par année sur le même champ. Ainsi la rapidité du développement varie ici du simple au triple. NATURE DES VARIATIONS. 123 4 Cette aptitude à un développement rapide chez certaines races est parfois la condition indispen- sable de l’existence d’une espèce dans un lieu déter- miné. — L’orge pamelle de nos zones tempérées se sème en mars, et se récolte en août; elle met ainsi cinq mois à germer, à croître, à müûrir. En Finlande et en Laponie, les dernières et les premières gelées ne laissent à la même plante que deux mois pour parcourir toutes les phases de son existence. Aussi sème-t-on à la fin de mai pour moissonnètr à la fin de juillet. — Notre orge de France, employée comme semence dans les régions boréales, n’arriverait cer- tainement pas à maturité. Quelques années au moins seraient nécessaires pour l’acclimater de manière à ce qu’elle pût se reproduire, et sans doute elle pas- serait par des phases analogues à celles qu’a présen- tées la race du froment d'automne, quand on a essayé de la semer au printemps. La première an- née, sur cent tiges sorties d'autant de grains de blé, dix environ sont parvenues à former leur épi, et quatre seulement ont donné des graines müres. Ces graines mûres ont été de nouveau semées au prin- temps, et dans cette seconde expérience le nombre des tiges dont l’épi a müri s’est élevé à cinquante. Ce n’est que pendant la troisième année que les cent tiges ont pu parcourir toutes les phases de la végé- tation, et que le blé d’automne s’est trouvé changé en blé de printemps. Du plus ou moins de rapidité dans le développe- 1. Cette expérience et l'expérience réciproque, qui consiste à semer en automne des blés de printemps, ont été faites d’abord par le célèbre Tessier, et répétées avec plus de précision par 124 CHAPITRE IX. ment général dépend, chez les végétaux, l’époque de la floraison et de la fructification, c’est-à-dire l’é- poque de la reproduction. — Or on sait combien nos races cultivées difièrent sous ce rapport. Nos légumes, nos arbres fruitiers, nos plantes et nos arbustes d’or- nement comptent aujourd'hui une foule de variétés et de races, les unes précoces, les autres tardives, que l’art de nos jardiniers multiplie et règle presque à volonté au gré de nos besoins. — L'énergie des fonctions de la reproduction peut encore varier à d’autres égards selon les races. La fertilité, par exemple, peut être remarquablement exagérée ou affaiblie. Parmi nos rosiers, il en est plusieurs qui fleurissent deux ou trois fois pendant la belle saison; le fraisier des Alpes donne des fruits presque toute l’année. — En revanche, nous voyons les graines diminuer d’une manière remarquable dans quel- ques-unes de nos races de fruits lies plus esti- mées. Le groseillier blanc, qui se reproduit par semis, a bien moins de pepins que le groseillier rouge. En persévérant dans cette voie, et poussant les choses à l’extrême, l’homme a même fini par obtenir des fruits complétement dépourvus de graines. C’est ainsi qu'à force de reproduire le bananier par bou- ture, on a obtenu des bananes entièrement compo- sées de la chair que l’homme recherche dans ce fruit. Des procédés analogues nous ont donné encore le raisin de Corinthe ou passoline, qui présente la M. Mounier {voyez l'ouvrage de M. Godron sur l'espèce). Elles : prouvent clairement que les blés d'automne et de printemps sont des races et non des espèces. NATURE DES VARIATIONS. 125 même particularité. — On comprend toutefois qu'il ne peut plus être ici question d’une race, puisque ces végétaux ont perdu précisément les moyens de se propager par génération. Arrivée à ce terme, la modification physiologique dont nous parlons n’en- fante nécessairement plus que des variétés, que la greffe, la bouture, le marcottage, en un mot les procédés généagénétiques artificiels, multiplient sans en changer la nature. Il suffit de ces quelques exemples pour montrer que l'espèce végétale est variable dans ses pro- priétés physiologiques aussi bien que dans ses traits anatomiques, et pour rappeler que ces variations, devenues héréditaires, caractérisent autant de races. On va voir maintenant que l’espèce animale se mo- difie également sous ces deux rapports. Bien plus, on retrouvera dans l’animal chacun des faits spéciaux que nous venons d'indiquer chez les plantes, tant 1! est vrai que d'un être organisé à l’autre, quelque grande que soit la distance, il existe toujours de profondes ressemblanées. — En outre, nous aurons à signaler chez les animaux des modifications qui se traduisent seulement par des phénomènes relevant de ce principe indéterminé qu’on a appelé dme ani- male, et qui préside chez eux aux actions instinctives ou raisonnées. Nous aurons à montrer que ces modi- fications psychologiques deviennent héréditaires tout aussi bien que les modifications organiques et physio- logiques, que par conséquent elles aussi constituent de véritables caractères de race. Et d’abord rappelons que sous le rapport des formes générales il y a parfois entre les races d’une 126 CHAPITRE IX. même espèce des différences telles qu'à première vue, et même après un examen sérieux, tout natu- raliste ignorant leur origine commune n’hésiterait point à les séparer. — Du lévrier au barbet, du boule- dogue au chien courant et au bichon, la distance est telle qu’il est inutile d’insister sur ce point. Mais qu’on ne l’oublie pas, ces variations dans la taille et la proportion ne font que traduire au dehors des modifications bien plus profondes. Dans le premier cas, tous les organes internes, les viscères comme le squelette, sont en réalité atteints; dans le second, les altérations peuvent n’intéresser que certaines parties, sans être pour cela moins réelles. — Les modifications dont nous parlons ici se rattachent donc à des changements anatomiques. Il en est de même de la multiplication, de la ré- duction, de la disparition des plumes, des poils, des cornes, etc., productions qu’on regarde généralement comme appartenant à la peau, et qui n’en sont pas moins en relation directe avec les systèmes les plus importants de l'organisme. Toutes sont le produit d'organes parfaitement distincts et toujours plus ou moins compliqués. Chaque poil par exemple sort d’une poche profonde, assez semblable à un flacon à goulot étroit et très-long dont les parois présentent une structure particulière. Au fond de cette poche fait saillie le bulbe proprement dit, l'organe essentiel qui produit le poil. Sur les côtés du goulot sont pla- cées des glandes spéciales chargées de sécréter une matière grasse qui enduit le poil au passage, comme. une pommade naturelle, et l’empêche d’être trop fragile. Des artères, des veines, des nerfs spéciaux NATURE DES VARIATIONS. 127 se distribuent à cet ensemble de parties, les nour- rissent et les animent. Pour qu'un animal acquière un poil de plus, il faut qu’un appareil semblable à celui que nous ve- nons de décrire sommairement s'organise et se com- plète; pour que ce même animal perde un seul de ses poils, il faut que l’appareil entier disparaisse avec tout ce qui le constitue; pour que le pelage de- vienne plus long ou plus court, plus grossier ou plus fin, il faut que le mode de vitalité de tous les appareils piligènes soit modifié. — S'il s’agit des cornes, les changements seront à peu près de même nature, mais plus graves et plus profonds. Dans toutes les espèces à cornes persistantes, comme les bœufs, les moutons... la couche extérieure repose sur un prolongement osseux faisant partie du sque- lette et toujours largement abreuvé de sang. Si les cornes se multiplient comme dans le bélier d'Islande, si elles disparaissent comme dans les bœufs d’Angus, les moutons Costwood et Dishley, les chèvres d’Abys- sinie, etc., il faut que des changements analogues aient lieu dans le système sanguin et jusque dans la charpente osseuse. — On voit combien sont considé- rables ces changements, si faibles en apparence. En réalité, il n’en est aucun qui ne nécessite la multi- plication, la diminution, la modification ou l’annihi- lation d'organes complexes dans la composition des- quels interviennent les appareils organiques les plus cen{iraux. Les organes internes, bien moins variables que ceux dont nous venons de parler, parce qu’à des de- grés divers ils sont nécessaires à l’entretien de la vie, 128 CHAPITRE IX. n’en présentent pas moins, dans certaines races, des modifications considérables. — M. de Filippi nous apprend qu’il existe dans le Piacentino une race de bœufs qui possède quatorze paires de côtes au lieu de treize. — Les crânes du sanglier et du porc domes- tique se distinguent au premier coup d'œil. — Le cerveau du barbet est proportionnellement double au moins de celui du dogue. — Dans nos races cou- reuses, la charpente osseuse s’est allongée ; l'appa- reil tendineux, très-développé, la relie à des muscles forts, mais secs et maigres. Au contraire, dans nos animaux de boucherie les plus estimés, les os et les tendons ont été réduits au moindre développement possible, et les muscles sont très-volumineux, mais abreuvés de sucs et entrelardés de graisse. — Ici, comme dans nos fruits cultivés, comme dans nos ra-_ cines potagères, les éléments organiques eux-mêmes ont été atteints. Ceux que l’homme recherche pour sa nourriture se sont multipliés, les autres se sont réduits, presque tous ont été modifiés à des degrés divers, et dans les deux cas l'aliment qu'ils concou- rent à former est devenu plus abondant et plus délicat. Les races de bœufs, de moutons, etc., formées par l’industrie humaine en vue de l'alimentation, ont encore une qualité qui rappelle ce que nous avons vu chez les végétaux ; elles grandissent et s’engrais- sent beaucoup plus vite que les autres. En d’autres termes, la rapidité du développement s’est accrue chez elles comme dans les races végétales précoces. Mais cette supériorité spéciale ne s’obtient qu’en per- dant d’un côté ce que l’on gagne de l’autre. La plu- NATURE DES VARIATIONS. 129 part de ces animaux, transformés en machines à produire au plus bas prix possible de la chair et de : la graisse, sont bien moins rustiques, bien moins robustes que les souches premières d’où ils sont sor- tis. À force d’exalter chez eux certaines fonctions, on en affaiblit d’autres. La fécondité par exemple décroît rapidement, ou cesse même tout à fait chez les individus par trop perfectionnés — Ici encore, comme chez les végétaux, on dirait que la nature, tout en faisant bon marché de certaines formes, de certains caractères externes et internes, pose cepen- dant des limites à ces modifications, et se refuse à propager les monstres que l’art humain l’a forcée de produire. Si la fécondité peut s’annihiler dans quelques races animales par suite d’un excès de domestication , elle s'accroît au contraire chez d’autres d’une manière remarquable, tout comme dans quelques races végé- tales. — La laie sauvage n’a qu’une seule portée an- nuelle, et ne donne le jour qu’à six ou huit marcas- sins; devenue domestique, elle met bas deux fois par an de dix à quinze petits porcs, et même davan- tage : la fécondité a donc au moins triplé chez la truie. — Le cochon d'Inde présente un exemple bien plus frappant encore. Ce petit animal domestique, appar- tient au genre cobaye, dont toutes les espèces sau- vages, extrêmement voisines les unes des autres, possèdent le même nombre de mamelles, ce qui indique qu’elles mettent bas le même nombre de jeunes. Or le cobaye le mieux connu, l’aperea', ne 1. Ce cobaye a été longtemps regardé comme la souche de nos 130 CHAPITRE IX. porte au plus que deux ou trois fois par année, à une époque déterminée, et un ou deux petits seulement, tandis que le cochon d'Inde produit en toute saison et cinq ou six fois par année des nichées de six, huit ou même dix petits. Ici donc la fécondité s’est accrue en moyenne dans le rapport de 1 à 8. Enfin l’époque de la reproduction peut changer chez les animaux sous l'influence de circonstances au nombre desquelles l’action d’un climat nou- veau occupe certainement le premier rang. — L’oie d'Égypte, introduite en France par Geoffroy Saint- Hilaire et depuis cette époque élevée au Muséum, a gagné en taille et en force en même temps que son plumage s’est légèrement éclairci. Ces modifications auraient suffi pour caractériser la race française; mais en outre le moment de la ponte a été retardé d’une manière remarquable. Jusqu'en 1843, elle avait eu lieu, comme en Égypte, vers la fin de dé- cembre ou le commencement de janvier. Par suite, les jeunes s’élevaient dans la saison la plus rigou- reuse. En 1844, la ponte a été reportée au mois de février ; en 1846 au mois de mars, et l’année suivante au mois d'avril, c’est-à-dire précisément à l’époque où pondent naturellement les oies originaires de nos régions tempérées. « Ainsi, dit M. Isidore Geoffroy, à qui J'emprunte ces détails, a été levée la plus cochons d’Inde; mais ceux-ci étaient domestiqués au Pérou et à l’époque de la découverte, tandis que l’aperea est originaire du Brésil. Cette circonstance a fait metire en doute l'identité des deux espèces. M. Isidore Geoffroy, prenant en considération la ressemblance très-grande de tous les cobayes connus, n’en re- garde pas moins comme certaine l'opinion que j'ai exprimée dans le texte d’après son autorité. NATURE DES VARIATIONS. 131 grande des difficultés qui semblaient devoir s’oppo- ser à la propagation de cette belle espèce !. » Dans les deux règnes, on le voit, les fonctions comme les organes peuvent être atteints par les agents modilicateurs , et dans tous les deux la géné- ration peut transmettre les résultats de cette action. Il en est de même, avons-nous dit, de ce je ne sais quoi en vertu duquel l’animal veut, sent et agit. — Ici nous pourrions presque nous en tenir aux géné- ralités , et en appeler seulement à l'expérience jour- nalière. Parmi nos animaux domestiques , les races sont souvent caractérisées tout autant par les apti- tudes et les instincts que par la conformation phy- sique. Ces aptitudes, ces instincts sont-ils inhérents à la nature primitive de l’animal? Cela est vrai d’un certain nombre, mais non de tous. La multiplicité, la variété , qu’ils présentent suffisent pour le démon- trer. Il est évident par exemple que la même espèce n’a pu posséder originairement à la fois les instincts du chien courant et ceux du chien d’arrêt, instincts qui s’excluent réciproquement. De ce fait et de cent autres que nous pourrions citer , il résulte que, dans une foule de cas, ces prétendus instincts ne sont que des habitudes acquises, d’abord tout individuelles, puis transmises par voie de génération, et devenues ainsi de véritables caractères. Le proverbe « bon chien chasse de race » n’est pas seulement un dicton populaire, il est scientifique- ment vrai. Au besoin, les détails si précis donnés par M. Knight, ses observations poursuivies pendant 1. Domestication et Naturalisation des animaux utiles. 132 CHAPITRE IX. trente ans, en démontreraient l’exactitude. Cet ex- périmentateur prenait des précautions pour que les jeunes chiens menés pour la première fois à la chasse ne pussent être en rien dirigés par leurs aînés; et cependant, dès le premier jour, l’un de ces débu- tants que nul n’avait pu instruire, demeurait trem- blant d'anxiété, les yeux fixes, les muscles tendus, devant les perdrix que ses pères avaient été élevés à arrêter; un autre, conduit à la recherche des bé- casses, ne se mettait en quête que sur les terrains non gelés, comme eût pu le faire le vieux chien le plus habitué à cette chasse spéciale; un troisième, dont les ancêtres avaient été dressés à faire la guerre aux putois, donnait tous les signes d’une vive colère à la seule odeur de cet animal, qu’on n'avait même pas exposé à sa vue, tandis que ses compagnons de race différentene manifestaient aucune émotion, etc.f. Les observations de plusieurs voyageurs sur les chiens américains d’origine européenne confirment pleinement tout ce qui précède. — Les faits recueillis par M. Roulin montrent que sous l'empire de condi- tions nouvelles, en présence d’ennemis spéciaux à combattre , ces animaux ont acquis des instincts tout nouveaux, passés aujourd’hui dans le sang, et qui les distinguent nettement de leurs pères d'Europe, 1. Je regrette de ne pouvoir donner ici des détails plus cir- constanciés sur les résultats que renferment les deux mémoires de M. Knight. Je me bornerai à dire que les recherches de cet observateur ne se sont pas arrêtées à nos grands animaux do- mestiques, qu’il les a étendues entre autres aux abeilles, et qu’il a constaté également chez ces insectes des modifications de l’in- stinct qui suffiraient à distinguer les races domestiques de celles qui ont constamment vécu en liberté. NATURE DES VARIATIONS. 133 de leurs frères restés sur l’ancien continent. Bor- nons-nous à résumer les remarques de ce savant voyageur sur la faculté qu'ont les chiens de perdre et de recouvrer l’aboiement, c’est-à-dire la voix par- ticulière qu’on pourrait si bien croire leur être natu- relle. Ce fait ne s’observe guère dans les régions plus ou moins peuplées de la terre ferme où les chiens mar- rons se recrutent souvent de chiens domestiques et entendent la voix de l’homme; mais dans les îles où la race libre s’est multipliée en dehors de ces deux influences conservatrices, l’aboiement disparaît en fort peu de temps. Vers l’année 1710 les Espagnols lächèrent un certain nombre de chiens dans l’île de Juan-Fernandez‘; ils espéraient détruire par ce moyen les chèvres sauvages servant au ravitaillement des corsaires qui venaient dans le Pacifique guetter les galions et ravager leurs colonies. Leur but fut parfaitement atteint : ces chiens eurent bientôt dé- voré à peu près toutes les chèvres et se rabattirent sur les phoques. Ils se multiplièrent énormément. Or dès 1743 Ulloa? constata qu'ils avaient entièrement 1. On sait que ce fut dans cette île que le capitaine Stradling abandonna en 1704 un matelot nommé Alexandre Seikirk, qui fut recueilli en 170% par Wood-Rogers, et dont les aventures don- nèrent à Daniel de Foë l’idée de son Robinson Crusoé. Bien avant cette époque, l’île de Juan-Fernandez avait recu quelques autres solitaires de même nature. Vers 1670, un matelot échappé seul au naufrage de son navire y vécut cinq ans. En 1681, un Indien mosquito fut encore laissé dans la même île par Sharp et repris par Dampier en 1684... De Foë a évidemment fondu toutes ces données réelles dans son immortel roman. 2. Don Antonio Ulloa, officier de la marine espagnole, avait été envoyé au Pérou pour concourir à la mesure d’un degré du mé- ridien avec des académiciens français. 134 \ CHAPITRE IX. perdu l’aboiement. Quelques-uns d’entre eux pris à bord du navire restèrent également muets, jusqu’au moment où, réunis à des chiens domestiques, ils cherchèrent à les imiter; « mais ils s’y prenaient maladroitement, ajoute l’auteur, et comme si, pour se conformer à l’usage , ils apprenaïient une chose à laquelle ils étaient restés jusque-là étrangers. » Petits-fils d'animaux qui avaient su aboyer, ces chiens de Juan-Fernandez retrouvèrent donc assez promptement la voix de leurs ancêtres ; les représen- tants d’une race depuis plus longtemps muette sont loin de faire d'aussi rapides progrès. — Un couple de chiens de la rivière Mackensie amenés en Angleterre n’eurent jamais que le hurlement de leurs compa- triotes ; mais la femelle ayant mis bas en Europe, son petit, entouré de chiens qui aboyaient, apprit fort bien à faire comme eux. En résumé, des faits que nous venons d'indiquer et d’une foule d’autres de même nature, il résulte que dans les animaux et les végétaux l'espèce peut présenter des variations anatomiques et physiolo- giques ; que chez les animaux il existe en outre des variations psychologiques ; que toutes ces variations peuvent devenir héréditaires, qu'alors elles carac- térisent autant de races. — Chez l’homme aussi, on constate d’un groupe à l’autre des différences anato- miques, physiologiques, psychologiques. Sur quoi pourrait-on s'appuyer pour admettre que chez lui ces différences ont une valeur plus grande que dans tous les autres êtres organisés, qu’elles caractérisent ici non plus des races, mais des espéces? Évidemment ce serait aller contre toutes les règles de l’analogie. NATURE DES VARIATIONS. 135 Nous sommes donc autorisé à conclure que la nature des différences signalées entre les groupes humains ne vient en aucune façon à l’appui des doctrines polygénistes. Ces doctrines peuvent-elles du moins invoquer en leur faveur l'étendue des va- riations indiquées par ces différences ? C’est là ce que nous allons examiner. X Étendue des variations dans les races animales et dans les groupes humains. — Application à l’histoire des Australiens. — Con- clusion. En comparant ce qu'ont écrit sur la question que nous allons traiter les botanistes et les zoologistes, on voit que les premiers estiment en général moins que les seconds la valeur de variations en réalité équi- valentes. De leur part, il n’y a rien de surprenant dans cette façon d'agir. — Plus les études d'anatomie et de morphologie végétales ont fait de progrès, plus elles ont tendu à restreindre le nombre des tissus et des organes élémentaires. Un certain nombre de botanistes s'accordent à ne voir dans une plante, dans un arbre quelconque, qu’un élément primitif unique, la cellule , qu'un organe fondamental égale- ment unique, la feuille. La cellule, par ses modifi- cations multipliées, engendrerait tous les tissus, de- puis la trachée la plus délicate jusqu’au ligneux le plus dur. De la feuille transformée de cent manières résulteraient tous les organes végétaux et en parti- CHAPITRE X. — ÉTENDUE, ETC. 137 culier toutes les parties de la fleur, sépales du calice, pétales de la corolle, étamines et pistil. L'esprit du botaniste est donc familiarisé d'avance avec l’idée de changement, de métamorphose, et il transporte dans ses recherches sur l'espèce les habitudes qu'il a prises dans l'étude de l'individu. Il n’en est pas de même du zoologiste. — Quoi qu’aient avancé sur ce point Schwann et les anato- mistes qui ont adopté sa théorie cellulaire, il y à dans le règne animal, à l’origine des divers tissus, autre chose que des cellules ‘. Les éléments organi- ques sont ici plus multipliés. Les organes bien dis- tincts ne se laissent nullement ramener les uns aux autres. L'esprit du zoologiste, habitué à plus de fixité, sera donc porté à attribuer plus d'importance aux modifications extérieures ou intérieures, surtout à celles qui touchent à la question de l’immutabilité des espèces. Mais qu'on y regarde de près, et l’on se convaincra aisément que dans les deux règnes l'espèce peut présenter des modifications héréditaires relativement tout aussi considérables. — Toutefois, comme il s’agit ici d’une comparaison rigoureuse et suivie terme à terme à laquelle les formes et les fonctions végétales ne se prêteraient pas ou se prête- 1. J'ai donné des détails sur la théorie de Schwann, et indiqué les raisors qui s'opposent à ce qu’on l’admette, dans mes études sur les Métamorphoses (Revue des Deux Mondes du 1° avril 1855). Tous les travaux faits depuis cette époque ont confirmé les résul- tats généraux que j’exposais alors. Aujourd’hui la théorie cellu- laire commence à être abandonnée en Allemagne même, où elle a régné pendant quelque temps sans partage. Au reste, un mou- vement analogue s’est accompli dans les idées des botanistes, et les théories exclusivement cellulaires sont sérieusement ébranlées dans le règne même auquel elles paraissent si bien s'appliquer. 128 CHAPITRE X. raient mal, nous laisserons les plantes de côté pour ne tenir compte que des animaux et surtout des mammifères. De tous les caractères présentés par les groupes humains, ceux qui varient le plus et dans les limites les plus étendues sont sans contredit les caractères qui tiennent à la coloration. Par exemple, la peau change du blanc rosé au noir, et certes, pour qui ne s’est pas rendu compte de la nature de pareilles différences, il y a là de quoi frapper l'esprit. Il est difficile de ne pas croire au premier abord que la peau présente chez le nègre et le blanc des diffé- rences radicales, et cette croyance, qu’on se formule plus ou moins nettement à soi-même, est certaine- ment pour beaucoup dans la tendance générale à admettre la multiplicité des espèces. Eh bien! rien n'est moins fondé que cette con- clusion tirée des apparences extérieures. Des re- cherches déjà anciennes auraient permis de présumer ce fait, qu'ont mis complétement hors de doute les études modernes aidées de procédés de plus en plus délicats et rigoureux. Que l’on emploie une macéra- tion méthodique, comme l’a si heureusement fait M. Flourens, ou qu'avec MM. Krause, Simon, Keæl- liker, on appelle à son secours le microscope et les agents chimiques, toujours on arrive aux mêmes conclusions, et ces conclusions peuvent se formuler ainsi : — La peau du blanc et celle du nègre sont composées des mêmes parties, des mêmes couches disposées dans le même ordre; — chez l’un et chez l’autre, ces couches présentent les mêmes éléments, associés ou groupés d’une manière identique; — sur ÉTENDUE DES VARIATIONS. 139 un seul individu appartenant à la race blanche, on peut trouver à diverses régions du corps la peau de l’homme noir et la peau de l’homme jaune (c’est-à- dire la peau des trois extrêmes que présentent les groupes humains), avec tous leurs caractères les plus intimes, les plus profonds. Essayons de donner une idée des faits d’où res- sortent ces conséquences à la fois si importantes et si peu d’accord en apparence avec le témoignage de nos sens. Pour mieux nous faire comprendre, nous regar- derons la peau, considérée dans son ensemble, comme composée essentiellement de trois couches : le derme, l’épiderme et le corps muqueux de Malpighit. — Le premier forme le cuir ou la peau proprement dite; il est situé au-dessous des deux autres et large- ment abreuvé de sang par une foule de vaisseaux ramifiés à l'infini. C’est à eux qu’il doit la teinte rouge qu’il présente à l’œil nu lorsqu'on le met à découvert; mais si on l’examine à un grossissement suffisant, on aperçoit entre les mailles des réseaux vasculaires les tissus propres qui le composent, et. ces tissus sont aussi blancs chez le nègre de Guinée que chez l’Européen. Cette couche profonde est exac- tement la même chez le nègre et chez le blanc. — Tout à fait à l’extérieur se trouve l’épiderme, couche d'apparence cornée, composée de lamelles translu- 1. Tous les anatomistes admettent l’existence de ces trois cou- ches; mais ils varient dans l’appréciation des rapports qui les unissent, et chacun d’eux les subdivise ensuite en un certain nombre d’autres couches secondaires. Il est inutile d’entrer dans ces détails. 140 CHAPITRE X. cides plus ou moins intimement adhérentes entre elles, et dont la demi-transparence permet d’aper- cevoir la teinte générale des tissus placés au-des- sous. Gette couche est encore entièrement semblable dans toutes les races. Cest entre le derme et l’épiderme que se trouve placé le corps muqueux, siége de la coloration. — Celui-ci se compose de cellules pressées les unes contre les autres, et superposées de manière à for- mer un certain nombre de stratifications. Jusqu'ici encore tout est pareil chez le nègre et chez le blanc ; mais dans ce dernier le contenu des cellules même le plus profondément situées est, dans la plupart des régions du corps, presque incolore, et ne présente qu’une légère teinte jaunätre : cette couleur se fonce chez les races jaunes et chez les blancs eux-mêmes, quand ils ont le teint brun; chez le nègre enfin, elle devient d’un noir plus ou moins brunâtre. On voit à quoi se réduit ce phénomène de la co- loration diverse des races humaines. — De l’une à l’autre, il n’y a pas apparition d'organes ou d’élé- ments organiques nouveaux; il n’y a qu’une couleur qui, à partir d’un terme moyen, se fonce ou s’affai- blit, et passe d’une nuance à l’autre, de manière à devenir plus ou moins prononcée dans chacun de ces éléments. Tel qu’il est néanmoins, ce fait pourrait être con- sidéré comme ayant une valeur réelle dans la ques- tion qui nous occupe, s’il était constant, c’est-à-dire si chaque teinte spéciale concordait toujours avec. d’autres caractères plus importants propres à cer- tains groupes humains; mais il n’en est pas ainsi, et ÉTENDUE DES VARIATIONS. 141 c’est surtout à propos de l’homme qu’on peut répéter ce que Linné disait à propos des fleurs : nimium ne crede colori. — Tous les hommes noirs ne sont pas des nègres : il en est parmi eux qui se rattachent, par une parenté incontestable et très-proche, aux populations les plus blanches. — Bien plus, comme nous l’avons dit plus haut, l’Européen, l’Européenne, portent sur eux, à diverses régions du corps, des échantillons , pourrait-on dire, de la peau caractéris- tique des principaux groupes humains. M. Flourens a parfaitement démontré que l’aréole nammaire ne doit sa couleur spéciale qu’à la présence d’une peau identique de tout point avec celle du nègre ; M. Kœl- liker a retrouvé chez un Européen, et dans une région du corps difficile à nommer, une coloration des cou- ches cutanées entièrement semblable à celle que lui avait montrée la tête d’un Malais; M. Simon de Ber- lin a prouvé que les taches de rousseur et les grains de beauté ne sont autre chose que des points où, sans altération aucune, les cellules du corps muqueux sont colorées comme chez le nègre, ete. — Que l’on ajoute à ce que nous venons d'indiquer certains faits bien connus, tels que la multiplication des taches de rousseur sous l'influence de la chaleur et du soleil, le développement du masque chez les femmes en- ceintes, etc.; que de cet ensemble de données on rapproche certaines observations relatives aux chan- gements de coloration cités dans notre étude pré- cédente, et certainement on devra conclure avec nous que les teintes diverses qu’offrent les groupes i. « Ne croyez pas trop à la couleur. » 149 CHAPITRE X. humains sont bien loin d’avoir en anthropologie la valeur qu’on leur a longtemps accordée, que leur ac- cordent encore les hommes étrangers à nos études, mais que leur refusent généralement aujourd’hui, avec raison, les anatomistes. Si nous examinions en détail les phénomènes de coloration que présentent les yeux, les cheveux ou même les parties plus profondes, nous arriverions aux mêmes conséquences.—Les yeux bleuâtres, gris, châtains, sont loin d’être rares chez les nègres les mieux caractérisés; des populations à peau parfaite- ment blanche ont très-souvent les cheveux noirs. — Quant à la couleur foncée du cerveau et de certaines membranes, dont on a voulu faire pour le nègre un signe distinctif, elle a été fort exagérée, et si elle existe dans certains cas, il n’y a là rien de constant. C'est ce que permettent d'affirmer les dissections, aujourd’hui assez fréquentes, qui se font dans nos amphithéâtres sur des individus appartenant à cette race. — D'ailleurs cette coloration interne ne se ren- contre pas seulement chez les nègres. Dans un tra- vail récent, M. Gubler, résumant ses nombreuses observations à ce sujet, a fort bien montré qu’elle se retrouvait, à des degrés divers, chez les Européens à teint plus ou moins foncé; qu’elle présentait par- fois et par places une intensité aussi grande que chez les nègres, et qu’elle était tantôt héréditaire et tantôt individuelle t. Cette instabilité des phénomènes de coloration, 1. Sur la Coloration des centres nerveux chez les individus de race blanche (Mémoires de la Société d'anthropologie de Paris, LP CL) ÉTENDUE DES VARIATIONS. 143 cette facilité avec laquelle ils se produisent identique- ment les mêmes dans des populations humaines d’ailleurs très-différentes et se manifestent parfois d’une manière tout à fait isolée chez des individus, s'accordent aussi peu que possible avec la nature des caractères propres à distinguer une espèce, et rap- pellent au contraire à tous égards les faits que pré- sentent les caractères de race. Aussi les retrouvons- nous , et à un degré plus prononcé encore, dans nos animaux domestiques. Chez eux, quand elle est nue, la peau présente des variations de teinte non moins durables!'. — Les pattes de nos poules ordinaires sont parfois blanchôtres, plus habituellement ar- doisées; elles sont devenues noires, olivâtres, jaunes, etc., dans d’autres races, dont quelques-unes sont d’origine assez récente. — La peau même du corps est jaunêtre dans la poule de Cochinchine, blanche dans la poule gauloise, noire dans ces races nègres qui se sont formées en Amérique, sur le pla- teau de Bogota; en Asie, dans les Philippines, à Java; en Afrique, aux îles du Cap-vert, et qui se développeraient bien vite dans certains pays de l’Eu- rope, si l’on ne cherchait à les arrêter à cause des apparences peu agréables qu’elles offrent aux con- sommateurs.— Chez ces poules nègres, la couleur noire ne s'arrête point à la surface du corps; elle pénètre à l'intérieur comme chez les nègres et les Européens 1. On sait que d’une manière générale, chez les végétaux comme chez les animaux, les parties soustraites à l’action directe de la lumière présentent un développement moins marqué des prin- cipes colorants. Ge fait se retrouve dans l’espèce humaine, et nous y reviendrons plus tard, 14h CHAPITRE X. dont nous parlions tout à l'heure. Seulement elle est ici beaucoup plus foncée, et elle envahit toutes les membranes muqueuses, le périoste! et les gaînes cellulaires qui entourent les muscles, si bien que la chair entière semble en être imprégnée. Ainsi à elles seules les poules domestiques reproduisent sur leurs téguments, et jusque dans l’intérieur du corps, tous les faits fondamentaux de coloration que présentent les races humaines, et le plus frappant de tous, celui de la coloration en noir, se répète journellement SOUS no0S yeux. Les plumes chez les oiseaux, les poils chez les mammifères, représentent les cheveux et les villo- sités qui couvrent chez nous diverses parties du corps. — Il serait bien inutile d'entrer dans des dé- tails pour démontrer au lecteur que ce plumage, ce pelage, varient pour la même espèce domestique, sous le rapport de la couleur, dans des limites bien autrement étendues que ne le font leurs analogues chez l’homme. Chacun sait que les teintes y sont beaucoup plus multipliées, et que de plus elles se mêlent ou se juxtaposent par plaques, par taches, par bandes, de cent manières qu’on n’observe jamais sur le corps humain. Ces différences ne sont pas les seules que les tégu- ments présentent chez les animaux d’une race à l’autre ; ils varient aussi en quantité. — Nous avons des chiens à fourrure épaisse, tels que le chien d'Is- lande et le chien mouton, d’autres dont la peau est 3. Membrane fibreuse qui tapisse tous les os chez l’homme et les animaux vertébrés. ÉTENDUE DES VARIATIONS. 145 entièrement nue, comme la race improprement appe- lée race turque. — Les bœufs présentent des faits tout semblables, et M. Roulin nous a appris qu’en descen- dant des Cordillères, on pouvait observer sur ces animaux tous les degrés de pelage, depuis le plus épais jusqu'à la nudité complète de la peau. Dans la région des graminées, les bœufs ont le poil remar- quablement long et fourni; dans les plaines de Neiba et de Mariquita, il s’est formé une race qui n’a plus que des poils fins et très-rares. Ces bœufs, désignés sous le nom de pelones, ne sont pas recherchés, mais on les laisse vivre. Il n’en est pas de même des calongos, qui sont entièrement dépourvus de poils. Ceux-ci sont impitoyablement tués pour éviter qu'ils ne se reproduisent, et s’ils sont jusqu'ici restés à l’état de variété, s'ils n’ont pas formé une race, il est clair que c’est à cette précaution radicale qu’on le doit. Enfin chez les oiseaux, chez les mammifères, le plumage et le pelage changent de qualité selon la race. — On sait que les derniers ont deux sortes de poils, la laine et le jar, auxquels répondent chez les premiers le duvet et les plumes. Dans nos moutons à laine fine d'Europe, le jar a complétement disparu, excepté sur le museau, les oreilles, les pattes; il existe seul au contraire sur les moutons du Sénégal, de Guinée... et peut encore être long ou court, selon la race, — Des faits pareils ont été observés chez les o1- seaux. Dans l’Amérique méridionale, les poulets n'ont pas de duvet. En revanche la poule de soie du Japon, retrouvée peut-être un moment par Mme Passy”, est 1. En 1852, Mme Passy, qui élève en grande quantité des poules 9 146 CHAPITRE X. couverte seulement d’un duvet fin, soyeux, et man- que entièrement de plumes. — Ainsi, dans les deux classes d'animaux qui fournissent presque toutes nos espèces domestiques, les éléments du plumage ou du pelage peuvent se substituer à peu près compléte- ment l’un à l’autre; tous deux peuvent être remar- quablement modifiés; tous deux peuvent être exa- gérés d’une manière évidente ; tous deux peuvent disparaître complétement, et tous ces faits caracté- risent non pas des espèces, mais bien de simples races. On n'’observe pas chez l’homme de semblables ex- trêmes. — À quelque groupe qu'il appartienne, tou- jours sa tête reste couverte de cheveux, et tou- jours aussi, à quelques exceptions près, qui se pro- duisent dans tous les groupes, on retrouve plus ou moins de villosités là où nous en possédons nous- mêmes d’une manière constante. Des populations en- tières ont la barbe moins fournie que les Européens; il n’en existe pas qui soient complétement privées de cet attribut. L’assertion contraire, répétée à diverses reprises par un certain nombre d'auteurs, tant an- ciens que modernes, a toujours été réfutée par des observations plus exactes. — Hérodote, Ammien cochinchinoiïises, vit apparaître au milieu de ses couvées d’arrière- saison une vingtaine d'individus semblables aux autres en tout point, « si ce n’est qu'il ne leur poussa jamais de plumes, et que le duvet qui les couvrait était si épais et si doux qu’il ressemblait au poil d’un chat, poil dans lequel ces poules paraissaient très- satisfaites de laisser passer un peigne fin. » Un pareil fait paraît s'être produit à la même époque chez M. Johnson. Il est bien vi- vement à regretter qu’on n'ait pas cherché à conserver cette racc d'oiseaux couverts de poil. Nous aurions eu là l'exemple d'une race très-curieuse dont la date de naissance eût été parfaitement connue, ce qui est rare. ÉTENDUE DES VARIATIONS. 147 Marcellin, avaient dit que certains peuples asiatiques sont complétement imberbes ; mais Pallas nous a ap- pris que l’épilation, pratiquée avec un grand soin dès l’enfance, leur donne seule cette apparence. — Humboldt a montré que la même explication s’appli - quait au prétendu manque de barbe des Américains; d'Orbigny a pleinement confirmé ce qu'avait avancé sur ce point son illustre prédécesseur, et les détails qu'a bien voulu me donner M. l’abbé Brasseur, de Bourbourg, sont plus explicites encore. « Quand je voyais entrer chez moi mes paroissiens, tous Indiens de race pure, je croyais, me disait ce savant voya- geur, voir arriver des Arabes. Ils en avaient le teint; et leur barbe, leurs moustaches étaient tout aussi four- nies. » — Quant aux cheveux d’un aspect si remar- quable qui caractérisent les divers groupes nègres, c’est bien à tort qu’on les distingue par une épithète qui les assimile à la laine de nos troupeaux. Ils res- semblent bien plutôt à du crin crispé; mais ne sont en réalité que des cheveux ordinaires, plus gros seu- lement et plus rudes que les nôtres, et comme eux répondant au jar des mammifères. Ainsi, à quelque point de vue que l’on compare les plumes ou les poils de nos races domestiques avec les cheveux et les villosités de l’homme, on rencontre toujours chez les premières des exemples de varia- 1. Une coupe transversale des cheveux appartenant aux races nègre, mongolique et blanche, montre aussi entre elles des dif- férences marquées. Cette coupe est ovale allongé chez le nègre, ovale chez le blanc, circulaire chez le Mongol, l’Américain, etc. On constate d'ailleurs tous les intermédiaires possibles entre ‘ces trois formes. 148 CHAPITRE X: tions bien plus grandes que dans les groupes hu- mains les plus éloignés. — On va voir le même fait se reproduire d’une manière constante dans l’étude comparative d’autres caractères plus importants que ceux qui nous ont occupé jusqu'ici. Parlons d’abord de la taille. [ci nous trouverons des chiffres précis et bien significatifs. — Daubenton et M. Isidore Geoffroy ont donné des tableaux indiquant la longueur. et la hauteur des principales races de chien, mesurées l’une du bout du museau à l’origine de la queue, l’autre au train de devant. En compa- rant le chien de montagne et le petit épagneul, on trouve que la longueur varie de 1 mètre 328 milli- mètres à 305 millimètres, la hauteur de 770 milli- mètres à 162 millimètres. — Ainsi dans la première des races dont il s’agit, le corps est plus de quatre fois plus long que dans la seconde, et la taille est presque quintuple. Par suite de raisons que nous avons déjà indiquées, la plupart des espèces domestiques ont moins varié que le chien; elles n’en offrent pas moins, quant à la taille, des différences presque aussi remarquables. — Le lapin niçard n’a guère que 20 centimètres de long ; le lapin bélier atteint jusqu’à 60 centimètres, c’est-à- dire une longueur triple. — D’après Daubenton, la hauteur des moutons s'élève, selon les races, jusqu’à 1 mètre 19 centimètres, ou descend jusqu’à 325 milli- mètres. Ici encore le rapport est à peu près de 1 à 3. — Nos anciens chevaux de halage des bords du Rhône, le cheval de brasseur anglais, une race de chevaux de la Frise, ont souvent 1 mètre 80 centimètres au garot ; le cheval sheltie, d'après David Low, n’a parfois que ÉTENDUE DES VARIATIONS. 149 76 centimètres de hauteur au même endroit'. Il est alors moins grand que quelques-uns des chiens me- surés par M. Isidore Geoffroy, et le rapport de la plus grande à la plus petite race est encore de plus du double. Ce chiffre est d’autant plus remarquable qu’en général les soins donnés par l’homme à cette espèce ont toujours eu pour but d’en élever la taille, d’en accroître les proportions, afin de la rendre plus apte à remplir la plupart des services qu’on lui de- mande. — L'examen des chèvres, des bœufs, des co- chons, nous fournirait des faits analogues. Voyons maintenant dans quelles limites varie la stature des groupes humains, et, négligeant les inter- médiaires, comparons tout de suite les deux races extrêmes, les Patagons et les Boschismen. On sait que la taille des premiers avait été singu- lièrement exagérée. Pigafetta, l'historien du voyage de Magellan ; Oviedo, qui a raconté celui de Loaysa, ne leur accordent pas moins de treize pieds (4 mètres 20 centimètres) de haut ; mais cette taille s’est singu- lièrement réduite à mesure que les observations ont été plus nombreuses et plus précises. Déjà Drake avait remarqué que, parmi ses compatriotes, il se trouvait des individus d’une taille plus élevée que le plus grand des Patagons. Cette appréciation du célèbre amiral anglais, après avoir été trop oubliée, a reçu une écla- tante confirmation. Commerson et Bougainville, apres 1. Cette race est doublement remarquable en ce que, d’après David Low, elle reproduit dans sa petite taille les caractères de la belle race andalouse et descend probablement de chevaux es- pagnols échappés au désastre de la fameuse armada de Phi- lippe I (1588). 150 CHAPITRE X. avoir passé plusieurs heures au milieu d’une peu- plade patagone, estiment la taille de ces sauvages à cinq pieds huit pouces ou six pieds ; mais aucun voya- geur n’a étudié cette question avec autant de soin qu’Alcide d’Orbigny. Celui-ci a séjourné dans le pays, observé des individus venus de plusieurs localités, usé de toutes les précautions nécessaires pour s’assu- rer de l’identité des populations qu’il examinait avec celles dont avaient parlé ses prédécesseurs, et surtout pris des mesures précises. Or la taille du plus grand Patagon qu'il ait mesuré était de cinq pieds onze pouces (1 mètre 915 millimètres), et la moyenne ob- tenue par luiest de cinq pieds quatre pouces (1 mètre 73 centimètres). D’Orbigny indique d’ailleurs les cir- constances qui ont pu tromper quiconque n’a vu que de loin ou en passant les hommes dont il s’agit. A leur stature élevée ils joignent des formes athléti- ques, des épaules remarquablement larges, et ils se drapent dans leur manteau de peau de manière à pro- duire une illusion que l'habile voyageur déclare avoir souvent partagée, tout prévenu qu'il était. — Voilà donc ce qu'est en réalité la taille de la plus grande des races humaines. Voyons quelle est celle de la p us petite. Les Lapons ont longtemps passé pour être les plus petits hommes; mais Capell Brooke, qui a vécu un hiver parmi eux eta pu en mesurer un grand nombre, a reconnu que leur taille moyenne était de cinq pieds à cinq pieds deux pouces anglais (de 1 mètre 52 cen- timètres à 1 mètre 67 centimètres). Ils sont donc plus grands que les Boschismen. En effet Barrow, qui a pris des mesures dans un kraal de cent cinquante ÉTENDUE DES VARIATIONS. 151 habitants, a trouvé que l’homme le plus grand n’avait que quatre pieds neuf pouces anglais (1 mètre 44 cen- timètres), et la moyenne qu’il donne est de quatre pieds six pouces (1 mètre 31 centimètres)!. En comparant ce chiffre à celui que nous citions tout à l'heure pour les Patagons, on trouvera que le rapport de la plus grande taille moyenne à la plus petite est représenté par un et trois dixièmes, c’est-à-dire que la première est bien loin d’être dou- ble de la seconde. — On voit que la limite des varia- tions de taille est de trois ou quatre fois moins éten- due chez l’homme que chez les animaux. L'étude des proportions générales du corps conduit à une conclusion toute semblable. — Comparons, par exemple, la longueur du tronc à celle des membres. Ici encore les recherches de Daubenton et de M. Isi- dore Geoffroy sur les chiens fournissent des chiffres précis. Dans les tableaux qu'ils ont dressés, on voit que le petit lévrier présente 36 centimètres de hau- teur au train de devant, et 53 centimètres de lon- _gueur pour le corps. Chez le basset, la hauteur est de 30 centimètres, la longueur de 81 centimètres. Dans le premier cas, le rapport de la hauteur à la longueur du corps est exprimé par 0,68 dans le se- cond cas par 0,37. Ces deux rapports varient donc presque du simple au double, et la différence tient surtout, on le sait, à la longueur proportionnelle des 1. Nous ne donnons ici que les chiffres relatifs aux hommes. En géncral la femme est sensiblement plus petite. Toutefois, chez les Patagons et quelques autres races, cette différence est moins sensible que dans d’autres. Chez les Boschismen, la taille moyenne des femmes est, selon Barrow, de quatre pieds anglais seulement (1".21). 152 CHAPITRE X. membres. — D’autres espèces domestiques présen- teraient des chiffres non moins significatifs, si nous possédions les mesures correspondantes. Tels sont surtout les moutons. Là aussi on trouve des races à longues jambes, par exemple les races kirghises; mais là aussi existe une race de formation toute ré- cente, et sur laquelle nous reviendrons plus tard avec détail, la race loutre ou race ancon, qui s’est dé- veloppée dans l'Amérique du Nord. Cette race est parmi les moutons ce que le basset est parmi les chiens, et à en juger par les dessins que nous avons eus sous les yeux, le rapport de la hauteur à la lon- gueur doit être à peu de chose près le même. Dans les groupes humains, Îles dimensions rela- tives du tronc et des membres ne varient jamais dans des proportions comparables, même de très- loin, à ce que viennent de nous montrer les races animales. — Les polygénistes ont insisté à diverses reprises sur la longueur du membre supérieur, et surtout de l’avant-bras, chez le nègre. En général, cette longueur est un peu plus considérable que chez le blanc; mais faut-il voir là une différence compa- rable à celle que présentent le chien lévrier et le basset, nos moutons et le mouton loutre? Nos lec- teurs peuvent en juger. Nous en dirons tout autant de la longueur des jambes de l’Hindou comparées à celles de l'Européen. La différence fût-elle aussi grande que l’aftirment quelques voyageurs, il n’y aurait encore là rien qui approchât de ce que nous venons de rappeler, de ce que tout le monde sait exister chez les animaux. Au reste, les exagérations relatives aux variations ÉTENDUE DES VARIATIONS. 153 de la taille et des proportions dans les groupes hu- mains, s'expliquent aisément par un fait trop souvent oublié. — Lorsqu'il s’agit de notre espèce et de cer- tains détails de l’organisation extérieure, notre œil, par suite de l’éducation qu'il s’est faite à Iui-mème, possède une rigueur d'appréciation qui rend extré- mement sensibles les moindres modifications. Chacun sait avec quelle promptitude il saisit des différences de taille de quelques millimètres, et combien même il se les exagère. Il en est presque de même quand il s’agit du rapport des diverses parties du corps entre elles. Rien de plus facile que de s’en convaincre dans quelqu'un de ces bains publics où la population de nos grandes villes étale tant de tristes exemples de presque toutes les déformations possibles. A la vue de quelques-uns de ces spécimens mal bâtis de la forme humaine, on se dira d’abord, en employant une locution vulgaire : « Ils sont tout jambes.» Qu'on y regarde de plus près, qu'on les compare avec d’autres individus d’une même hauteur totale qu'on regarde comme étant bien bâtis; on verra que la longueur des jambes diffère à peine de quelques centimètres en plus ou en moins. — Chez un homme ordinaire, comptant 1 mètre 75 centimètres de haut, la longueur des bras, de l'articulation de l’épaule au bout des doigts, est d’environ 75 centimètres; celle des jambes, de la saillie placée au-dessous des hanches jusqu'au talon, est d'environ 86 cen- timètres. Que l’on retranche ou qu’on ajoute par la pensée 10 ou 12 centimètres seulement, soit au membre supérieur, soit au membre inférieur, qui ne voit qu'il en résulterait une difformité réelle 154 CHAPITRE X. faite pour frapper au premier coup d'œil? Et pour- tant on n'aurait diminué ou augmenté ces mem- bres, le premier que d’un septième, le second que d’un huitième environ. — Du nègre au blanc, de l’'Hindou à l’Européen, la différence est bien loin d’être aussi considérable, tandis que nous avons vu ces mêmes parties varier, toutes proportions gar- dées, du simple au double d’une race animale à l’autre. — Ici encore les limites de variation se mon- tirent donc bien plus étendues chez les animaux que chez l’homme. Toute variation dans la taille et les proportions porte nécessairement sur le système osseux qui forme la charpente du corps; mais le squelette peut encore être atteint, et jusque dans ses. parties les plus cen- trales, de diverses autres manières. — Toutes choses égales d’ailleurs, le tronc par exemple peut être, dans les mêmes espèces, ou plus long ou plus court, selon les races. D’ordinaire ces différences tiennent à l'allongement ou au raccourcissement des vertèbres, dont le nombre d’ailleurs reste fixe. Parfois aussi c’est ce nombre lui-même qui varie. Les cochons sont re- marquables sous ce rapport. D’après Eyton, que cite M. Godron, il peut exister chez eux de treize à quinze vertèbres dorsales, de quatre à six vertèbres lom- baires et sacrées. Ces variations sont bien plus éten- dues encore dans la queue, dont le squelette n’est autre chose qu'un prolongement de la colonne ver- tébrale; on y compte, dit encore Eyton, de treize à vingt-trois osselets, et toutes ces différences sont héréditaires dans certaines races porcines de l’An- gleterre. — Déjà Frédéric Cuvier avait remarqué que ÉTENDUE DES VARIATIONS. 155 - la queue des chiens renferme de seize à vingt et une vertèbres. Au reste, cet appendice est un de ceux qui présen- tent dans plusieurs espèces domestiques les modifi- cations les plus considérables. Chez les moutons en particulier, comme nous l’apprennent Pallas et D. Low, tantôt la queue disparaît presque compléte- ment dans certaines races persanes, abyssiniennes, tartares; tantôt au contraire elle s’allonge de ma- nière à traîner jusqu’à terre, comme dans certains moutons de l'Ukraine, de la Podolie, du pays de Galles, etc. Habituellement elle est assez maigre ; mais on sait aussi qu’elle se charge parfois de loupes graisseuses énormes pesant, d’après Chardin, plus de trente livres, et nécessitant l'emploi d’un petit chariot qui supporte ce poids incommode, et facilite les mouvements de l’animal. L'homme présente-t-1l le moindre fait qu’on puisse comparer aux précédénts ? Évidemment non. — Dans les groupes humains, le nombre des pièces qui en- trent dans la composition de la colonne ‘vertébrale proprement dite est resté toujours et partout le même. Si parfois on a rencontré des individus pré- sentant une vertébre en plus ou en moins, ces faits ont été recueillis et signalés à raison même de leur rareté, et loin de former le caractère d’une race, ils sont restés entièrement isolés. Quant au prolongement de la colonne vertébrale, qui représente chez nous la queue des animaux, et qu’on appelle le coccyx, il a donné lieu, dans ces dernières années, à quelques discussions. La ques- tion des hommes à queue, que l’on pouvait croire 156 CHAPITRE X. résolue depuis longtemps, a été remise sur le tapis, et ilest difficile de la passer entièrement sous silence. Qu'’y a-t-il donc de vrai dans ce que disent à ce sujet les témoignages anciens et modernes, témoignages venant en certaines occasions de personnes évidem- ment dignes de foi? Rien que de très-simple. — L'homme à l’état d’embryon a une queue proportion- nellement aussi longue que le chien. Par les progrès mêmes du développement et de la métamorphose, cette queue se trouve changée en coccyx ‘. Un arrêt dans la métamorphose de cette partie suffirait donc pour que l’homme présentât un prolongement cau- dal sensiblement plus long que celui qu’il possède à l’état normal. — Or nous savons que de semblables arrêts ont été fréqueriment observés dans presque tous les organes. Il n’y aurait donc rien d’étrange à ce que le fait tant controversé se fût réalisé sur quel- ques individus. Toutefois en admettant qu’il en soit ainsi, ce qui n’est pas prouvé, en admettant en outre que cette singulière conformation fût devenue héré- ditaire , et que l’histoire des fameux Niam-Niams ? ne fût pas une fäble, cette modification serait encore bien peu de chose, comparée à celles que nous montre chaque jour la queue des diverses races de moutons. — Ainsi, ni dans sa partie essentielle, ni dans son prolongement extérieur, la colonne ver- tébrale de l’homme ne présente des variations com- 1. Voyez, sur ces transformations, la série intitulée : Les Mé- tamorphoses et la Généagenèse (Revue des Deux Mondes, 1° juin 1856). 2. On a donné ce nom à une prétendue peuplade de nègres an- thropophages, qui serait caractérisée par le prolongement caudal dont nous parlons. ÉTENDUE DES VARIATIONS. 157 parables en quoi que ce soit à celles que nous ren- controns chez, nos races domestiques, et qui les caractérisent. Nous avons insisté avec quelque détail sur les ca- ractères précédents, parce que les résultats de la comparaison que nous cherchons à établir entre les races animales et les groupes humains pouvaient ici se traduire en chiffres ou s’exprimer assez facilement par-des paroles. Nous passerons plus légèrement sur les faits qui, pour être bien appréciés, exigeraient au moins des figures exactes et multipliées. Tels sont ceux qui ressortent de l'étude des têtes osseuses. Déjà Daubenton, Blumenbach, avaient fait remar- quer que, de la tête du sanglier à celle du cochon domestique, les caractères variaient bien plus que de la tête du blanc à celle du nègre. Prichard, en repro- duisant cette opinion, dont il est si aisé de constater la justesse, l’a étendue avec raison aux têtes de di- verses races de chiens. Si l’on place d’un côté les têtes de blanc et de nègre les mieux caractérisées, de l’au- tre les premières têtes venues de dogue, de barbet, de lévrier, etc., il est impossible de ne pas voir, au premier coup d'œil, que les différences sont de beau- coup plus prononcées dans le second groupe que dans le premier. Chez l'homme, rien ne frappera un œil inexpérimenté, à l'exception peut-être du pro- gnathisme, c’est-à-dire d’une légère projection en avant des mâchoires et des dents. Chez les chiens au contraire, on verra tout de suite que la forme et les proportions de presque toutes les parties varient de la manière la plus marquée. — Malheureusement, sans tomber dans des détails tout à fait techniques, 158 CHAPITRE X. difliciles à suivre même pour les hommes spéciaux, nous ne saurions donner ici une idée de ces modifi- cations, et nous renverrons le lecteur jaloux de véri- fier l’exactitude de nos assertions aux détails donnés par Frédéric Cuvier dans un travail spécial’, aux a] planches que Prichard a jointes à l’abrégé de son Histoire naturelle de l’homme ?, et surtout aux sque- lettes qui font partie des collections du Muséum. — Quelque prévenu qu’on puisse être, on sera certaine- ment forcé de reconnaître que le squelette de la tête varie, d'une race d'animaux domestiques à l’autre, infiniment plus qu'entre groupes humains. L'étude des fonctions donnerait des résultats tout à fait semblables à ceux qu'on obtient par l’examen des organes, et pour n’en citer qu'un exemple, nous rappellerons que partout la femme est féconde en toute saison, et que les limites extrêmes de sa fé- condité ne sont jamais aussi distantes qu’elles le sont de race à race chez les espèces que nous avons citées. Il en est encore de même pour les facultés instinc- tives et psychologiques. Chez les animaux, ces facul- tés varient sous l'influence de l’homme ou de condi- tions d’existence nouvelles, tout comme les caractères anatomiques et physiologiques. — Le sanglier, on le sait, se retire le jour dans sa bauge et n’en sort guère que la nuit. Le porc au contraire dort la nuit et veille pendant le jour. Sous l'empire de la domesticité, le sanglier est devenu un animal diurne, de nocturne qu'il était naturellement. — Le castor, en Amérique 1. Article Chien dans le Dictionnaire des sciences naturelles. 2. Cet abrégé a été traduit en français par M. Roulin. ÉTENDUE DES VARIATIONS. 159 comme en Europe, troublé dans son repos, traqué par le chasseur, a complétement modifié le genre de vie qui en fait un des exemples les plus curieux à étu- dier quand on veut se rendre compte de ce que sont, chez les animaux, l'intelligence et l'instinct. Au lieu de se réunir en familles nombreuses, de construire des digues et de bâtir des cabanes, il s’est mis à vivre seul et à se creuser un terrier. De social et de bâtis- seur qu il était, il est devenu solitaire et fouisseur.— Dans les deux cas que je viens de citer, il y a eu pour ainsi dire renversement de facultés natives, et bien certainement on ne saurait citer rien de semblable chez l’homme. À l’appui de cette conclusion, à l’appui de tout ce qui précède, j'aimerais à examiner ici avec détail quelques-uns des groupes les moins favorisés parmi les populations humaines.-Il en est surtout trois dont l’histoire serait singulièrement instructive. — De tout temps les polygénistes ont tendu à exagérer outre mesure la distance qui existe entre ces grou- pes. Ne pouvant surélever les blancs au-dessus d’un niveau que nous connaissons tous, ils ont été forcés de dépasser de beaucoup la limite inférieure réelle, de placer de plus en plus bas les populations le plus mal partagées sous le rapport de la beauté physique ou des aptitudes intellectuelles. Ils ont été ainsi en- traînés à les rattacher d’aussi près que possible aux animaux eux-mêmes. De là tous les efforts tentés pour trouver des ressemblances , des identités entre certains singes anthropomorphes ‘ et les nègres 1. On a désigné sous ce nom le groupe de singes dont Îles : formes rappellent le plus celles de l’homme. 160 CHAPITRE X. d'abord. Les hommes noirs furent déclarés ineivi- lisables ; on parla de leur museau, et malgré tout ce qu'avait pu dire un naturaliste bien peu suspect en pareille matière, Desmoulins', on soutint que le cerveau du nègre et celui de l’orang-outang présen- tent des rapports établissant entre l’homme noir et la bête des relations de voisinage immédiat. Toutefois, quand l'Afrique se fut ouverte devant nos intrépides voyageurs, quand on connut les Da- homans, les Fantis, les Aschantis, quand on eut ap- pris d’une manière sûre qu'il existait des villes, des arts, une civilisation nègres, il fallut bien chercher ailleurs cette espèce d'homme qui devait, d’après cer- taines théories, servir d’intermédiaire entre le blanc et les animaux. On se rejeta alors sur les Hottentots. On répéta à leur sujet, en l’aggravant d’une manière assez notable, tout ce qu’on avait dit des nègres; mais on se trouvait en présence des renseignements fournis par Levaillant et confirmés d'année en année par d’autres voyageurs, par les missionnaires. Pour être pasteur et nomade, pour se frotter le corps de graisse ou de beurre rance, un peuple ne pouvait pas être longtemps comparé à un singe quelconque. — Enfin on s’adressa aux Australiens, et cette fois on traça le tableau de la dégradation la plus com- plète. — Être déclarée absolument dépourvue de re- ligion, de lois, d'arts, d'industrie, être proclamée I. Desmoulins était polygéniste : il adm'ttait seize espèces d'hommes distinctes; maïs il était en outre anatomiste sérieux et ne pouvait par conséquent se laisser prendre à certaines asser- tions que l'école américaine surtout paraît chercher à remettre en faveur. ; ÉTENDUE DES VARIATIONS. 161 totalement incapable de s'élever d’une façon quel- conque dans la civilisation, ce sont à coup sùr les plus doux reproches adressés à cette malheureuse population. Pour le physique, ce n’est plus à l’orang qu'on compare l’Australien, c'est au mandrill!. Quant au moral, voici comment un auteur anglais résume tout ce qu'il en a dit : « En un mot, ils ont toutes les choses mauvaises que ne devrait jamais présenter l’humanité, et plusieurs dont rougiraient les singes, leurs congénères ?. » On voit que la progression a été rapide. Lorsqu'on comparait le nègre d'Afrique à un singe, c'était du moins à un singe supérieur : on fait de l’Australien un singe inférieur et vicié*. Qu'y a-t-il de vrai dans ces sombres peintures? Rien, si ce n’est que l’Austra- lien est un des représentants les plus abaissés de l'humanité. — A-t-il pour cela perdu l’empreinte du type humain? Les caractères du règne, de l’es- pèce, ont-ils disparu? Non. Pour lui, comme pour le nègre et le Hottentot, des informations plus vraies ont fait justice d’assertions inexactes, basées tout au plus sur des observations incomplètes , sur des gé- néralisations hasardées, parfois aussi sur de bien plus tristes motifs. — Pour justifier nos dires, indi- 1. Bory Saint-Vincent (!’ Homme). 2. Butler Earp (The gold colonies, or Australia). Ce livre est une sorte de manuel des émigrants. On comprend sans peine les terribles conséquences que doivent avoir pour les indigènes de pareilles idées inculquées aux hommes qui vont chercher fortune en Australie. 3. Le mandrill appartient au genre des cynocéphales (tête de .Chten), qui sont comptés parmi les représentants les plus infé- rieurs du groupe des singes. 162 CHAPITRE X. quons quelques traits de l’histoire de ce groupe d’après les renseignements fournis par des hommes éminents qui ont séjourné en Australie, sondé les mystères de ce sol à peine connu , étudié réellement et comparé entre elles les diverses populations qui l’habitent. Et d’abord l’Australien est-il aussi disgracié au physique que l’ont aftirmé non pas seulement Bory Saint-Vincent et ceux qui l’ont répété, mais encore quelques voyageurs qui n’ont fait que toucher terre et ont jugé d’un continent entier par quelques points de relâche? — Mitchell et Pickering répondront pour nous. Le premier décrit son guide Yulliyalli comme un spécimen parfait de l'humanité, et tel qu'il serait impossible d’en rencontrer un semblable dans les sociétés qui s’habillent et se chaussent. Et ce n’est pas là une exception. Le voyageur anglais revient à diverses reprises sur la perfection physique de ces ma- chines humaines développées en toute liberté. — Pic- kering, le compagnon du capitaine Wilkes dans la grande expédition scientifique des États-Unis, con- firme en tout ce jugement. Il déclare n'avoir ren- contré nulle part cette maigreur excessive des extré- mités, donnée si souvent comme un des caractères des Australiens, et traite de simples caricatures la plupart des dessins qui ont été publiés sur cette race. — Sur une trentaine d'individus de l’intérieur, il déclare en avoir vu quelques-uns qui étaient d’une laideur remarquable, tandis que d’autres, contraï- rement à toutes ses idées antérieures, présentaient une figure décidément belle (had the face decidedly fine).— Il termine ses observations en disant : « Chose ÉTENDUE DES VARIATIONS. 163 étrange, je regarderais l’Australien comme le plus beau modèle des proportions humaines sous le rap- port du développement musculaire. Il combine la plus parfaite symétrie avec la force et l’activité, tan- dis que sa tête pourrait être comparée au masque antique de quelque philosophe. » Il y a loin, on le voit, de ces appréciations à celles qui se lisent dans quelques-uns des ouvrages les plus récents, et il est clair qu'il faut renoncer à trouver dans la forme générale du corps, dans les caractères extérieurs, des différences assez grandes pour sépa- rer l’Australien de l’espèce humaine représentée par le blanc. Les polygénistes sont-ils mieux fondés en appuyant leurs opinions sur les différences de l’ordre intellec- tuel et sur les manifestations qui en résultent? L’in- dustrie, par exemple, est-elle nulle chez les Austra- liens? — Bory l’a affirmé. Il a prétendu que ces peuples ne savaient ni se construire une cabane même temporaire, ni s’armer d'autre chose que de perches à peine dressées et amincies aux deux bouts... Toutes ces assertions ont été répétées. — Eh bien, Bory oubliait les faits observés déjà par Perron, son contemporain, pendant une relâche à la terre d’Entracht, et d’où il résulte que les indi- gènes savaient se creuser dans une roche friable des logements dont les parois présentaient des cavités destinées à placer leurs ustensiles. Il oubliait que le même Perron avait rapporté d'Australie une hache de pierre fixée à son manche par un mastic d’une dureté telle qu'il excita l’étonnement de tous nos chimistes, et que l’un d’eux, Laugier, voulut en 164 CHAPITRE X. faire l’analyse. Il oubliait qu’on avait trouvé dans les mêmes contrées des armes de chasse et de guerre très-diverses. — Depuis cette époque, nos renseigne- ments se sont encore complétés; mais, sans parler des plus récents, comment se fait-il qu’on passe journellement sous silence ceux qu’a recueillis le capitaine Sturt dans le voyage qui le conduisit sur les bords de la Murray, et qui remonte à 18317? Est-ce un peuple comme celui qu'ont peint Bory et ses con- tinuateurs qui aurait construit des huttes perma- nentes pouvant loger de douze à quinze personnes ; qui aurait inventé les canots d’écorce; qui aurait tissé des filets fort bien faits, les uns à mailles larges pour la chasse aux kanguroos, les autres à mailles étroites pour la pêche du poisson et ayant jusqu'à quatre-vingts pieds de long? De ces renseignements incontestables on peut déjà conclure que les Australiens ont en réalité la plupart au moins des industries élémentaires qui se retrou- vent chez toutes les autres tribus sauvages, et ce fait seul met entre eux et les singes les plus parfaits une barrière infranchissable; mais voici qui est plus significatif. Le docteur Cuningham, qui a fait à la Nouvelle-Galles du sud quatre voyages en qualité de chirurgien -surintendant des bâtiments destinés au transport des convicis, et séjourné deux ans dans cette colonie, a étudié avec soin la population indigène. — Il n’est rien moins qu'un de ses admirateurs. — Cependant, selon lui, les Australiens sont vifs, enjoués, curieux et intelligents. On a constaté qu'ils apprennent à lire, à écrire presque aussi vite que les Européens, et tous parlent et comprennent très-bien ÉTENDUE DES VARIATIONS. 165 l'anglais. Ils saisissent très-aisément les ridicules et apprécient au premier coup d'œil les différences so- ciales. Les Néo-Hollandais, dont parle iei Cuningham, sont ceux de Sidney et des environs; mais 1l déclare à diverses reprises qu'il existe des populations très- supérieures à celles qui entourent cette colonie. Pre- nons toulefois celles-ci pour terme de comparaison. — Ÿ a-t-il dans le portrait intellectuel que nous ve- nons d’esquisser un seul trait qui autorise à en faire une espèce à part? On avait dit, on a répété que les Australiens sont incapables de s'élever au-dessus du niveau où les ont trouvés les premiers navigateurs. C’est encore là une assertion qui se trouve démentie par les faits. — Quand on s’est occupé sérieusement de l’éducation des habitants de la Nouvelle-Hollande, ils ont promp- tement répondu à ces soins. C’est ce qui résulte des renseignements fournis par Dawson, Cunningham, etc. Les individus qui, comme Daniel et Benilong, ont été conduits en Angleterre et introduits dans la société élégante sont devenus de vrais gentlemen, de l’aveu même des écrivains que nous combattons. Si, reve- nus en Australie, ils ont fini par retourner à la vie sauvage, qui donc pourrait s’en étonner en songeant à la position que le préjugé de la couleur fait à un nègre quelconque dans les colonies, surtout dans les colonies anglaises ; à l’attraction irrésistible que le désert et son indépendance exercent sur les blancs mêmes qui en ont une fois goûté, et aussi à ces in- stincis héréditaires qui caractérisent si nettement cer- taines races? Peut-être dira-t-on qu'il s’agit ici de quelques cas 166 CHAPITRE X. individuels, qui ne prouvent rien pour la masse ; mais voici un fait tout différent, emprunté à un recueil qu'on pourrait appeler local, et qui atteste que des populations en masse peuvent être régénérées bien aisément!. — M. Bateman et quelques Anglais s’é- taient rendus au port Philips, sur la côte méridionale de l'Australie, dans le dessein d’y former un établis- sement agricole. Ils furent bientôt frappés de la civi- lisation des habitants de cette côte, qu'ils trouvaient beaucoup mieux vêtus, logés, meublés et pourvus de tous les objets nécessaires qu'aucun de leurs compa- iriotes. Peu de jours après, ce phénomène de perfec- tionnement relatif fut expliqué par l'apparition d’un homme blanc vêtu d’une redingote en peau de kan- guroo. (était un ancien grenadier des armées an- glaises, nommé William Buckley, qui, envoyé sur les lieux lors d’une première tentative de colonisation faite en 1803, s'était échappé et avait vécu trente-trois ans avec les indigènes. Il n'avait pas tardé à devenir leur chef, et sous sa direction, ils en étaient arrivés au point qui étonnait si fort les nouveaux colons. — On voit ce qu'avait produit chez ces sauvages, déclarés incapables de tout progrès, l'influence isolée d’un simple soldat. Voici du reste en quels termes M. de Blosseville résume, dans son remarquable ouvrage sur l’Austra- lie®, les derniers renseignements, recueillis surtout dans ie sud. «La cherté de la main-d'œuvre a donné 1. Van Diemen's land Magazine. Le voyage de M. Bateman a dû avoir lieu en 1836 (Rienzi, Australie). 2. Histoire de la Colonisation pénale et des Établissements de l'Angleterre en Australie. ÉTENDUE DES VARIATIONS. 167 une valeur au travail, peu essayé jusqu'alors, de ces malheureuses peuplades. On s’est aperçu, quand l’in- térêt l’a demandé, qu’elles n'étaient pas demeurées témoins inintelligents des arts utiles, que leurs huttes et leurs ménages étaient convenablement tenus. Dès 1853, deux cent mille moutons avaient pour bergers des aborigènes. Un des principaux concessionnaires n'employait pas d’autres ouvriers. On faisait d'eux avec avantage des briquetiers, des défricheurs, des conducteurs de bœufs et jusqu’à des constables pour leur propre race.» — À côté de ces populations australiennes, évidemment entrées dans Ja voie de la civilisation, le même auteur montre la postérité des convicis échappés aux colonies pénales « éparse d’ilots en flots, et bien plus près de l’état sauvage que de la civilisation dégradée. » — Aïnsi en Australie l’homme blanc s’abaisse en même temps que l’homme noir s'élève. Ces témoignages sont certainement la réfutation complète de toutes les assertions polygé- nistes, et ils sont d’autant plus décisifs que celui qui les apporte ne songeait même pas, en traçant les lignes qu'on vient de lire, à la question que nous traitons 1C1. Même livrés à leur seule nature, les Australiens sont fort loin d’être descendus aussi bas qu’on l’a pré- tendu. — On avait dit que chez eux la famille n’exis- tait pour ainsi dire plus : on avait insisté, on insiste journellement encore sur la facilité honteuse des fem .- mes et l'indifférence des maris ; mais ces exemples ne sont pris que dans les tribus voisines de Sidney, tri- bus que la civilisation a corrompues, comme elle l’a fait trop souvent ailleurs qu’en Australie. Dans d’au- 168 CHAPITRE X. tres régions, il n’en est pas de même, et Dawson trace au contraire de la famille australienne un tableau tout patriarcal'. — On avait dit, on répète encore qu'ils ne possèdent aucun vestige d'état social, qu’ils sont toujours errants par groupes composés au plus d’une ou deux familles. Depuis longtemps cepen- dant, Gray et le docteur Long ont montré qu'il existe chez eux une répartition en clans sous-divisés eux-mêmes en tribus et en familles, dont le nom se retrouve dans celui des individus ; ils ont donné la liste de ces clans, et fait connaître des usages qui rap- pellent à la fois l'institution du tabou des Polynésiens et le totem des Américains. De son côté, Sturt a re- connu l'existence de villages fort nomhreux,composés parfois de soixante ou soixante-dix cabanes et renfer- mant jusqu’à huit cents ou mille habitants. — On avait dit, et on dit encore que les Australiens n’ont aucune idée de la propriété. Cependant les auteurs que nous venons de citer avaient reconnu que chaque tribu possède ses terrains propres, dont les limites, habituellement respectées, ne sont franchies qu’en cas de guerre ou sur une invitation formelle, et que ce droit de propriété s'étend aussi à la famille.—Nous pourrions multiplier beaucoup ces oppositions entre les assertions des’ polygénistes et les témoignages d'hommes qui, en séjournant sur les lieux, ont pris la peine d'étudier sérieusement ces populations tant 1. Il est bien digne de remarque que, d’après Dawson, la femme, dont la condition est ici d’ailleurs vis-à-vis de l’homme ce qu'elle est chez presque tous les sauvages, c'est-à-dire très-infé- rieure, joue dans la famille et même dans la tribu un rôle consi- dérable. ÉTENDUE DES VARIATIONS. 169 calomniées; mais nous croyons en avoir assez dit pour démontrer qu’à quelque point de vue qu’on les envisage, les facultés intellectuelles des Néo Hollan- dais ne diffèrent de celles des hommes blancs que par un moindre degré de développement, et la variation demeure ici de beaucoup en deçà des limites que nous avons constatées d’une race à l’autre chez des ani- maux d’une même espèce. On n’a pas défiguré d’une manière moins étrange le tableau des qualités morales bonnes ou mauvaises de l’Australien. On lui a reproché comme autant de traits qui lui appartiendraient en propre les passions les plus communes non-seulement chez les peuples sauvages, mais encore chez les nations les plus ci- vilisées, telles que le désir de la vengeance, l’ivro- gnerie et le relâchement de mœurs qu'on observe autour des grandes villes. En même temps, on oubliait tous ces faits rapportés parfois par les mêmes auteurs, et qui prouvent combien son cœur est acces- sible aux plus doux, aux plus nobles sentiments, aux affections de famille, à l’amour conjugal, à la recon- naissance la plus vive pour de légers services, etc.— Trompé une seule fois par un blanc, l’Australien ne se fie plus à lui, il use de représailles ; mais Dawson remarque qu'il agit avec une entière bonne foi envers celui qui a su mériter sa confiance. — Cuningham a retrouvé chez ces peuples le point d'honneur sanctionné par de véritables duels, où tout se passe d’après des règles auxquelles on ne saurait se soustraire sans être déshonoré. Enfin voici un fait que nous empruntons au capitaine Sturt, et qui prouve que l'esprit cheva- leresque, tel que l’entendaient les plus nobles pala- 10 170 CHAPITRE X. dins, n’est pas étranger à ces prétendues demi-brutes. Deux évadés irlandais se prirent de querelle avec les indigènes au milieu desquels ils s'étaient réfugiés. Il fallut en venir aux mains; mais les Européens étaient sans armes. Avant de les attaquer, les Aus- traliens leur en fournirent pour qu’ils pussent se dé- fendre, les combattirent ensuite et les tuèrent!. Il va sans dire qu’on a refusé aux Australiens toute - trace de religiosité. Ici comme toujours ce sont les faits qui répondent.—On a constaté chez toutes les tri- bus la croyance aux esprits et la crainte des reve- nants. Chez toutes aussi, les morts sont enterrés avec des cérémonies particulières. Le lieutenant Britton a eu occasion de voir ces rites funébres chez uñe des peuplades des bords du Wallomby. Sans les décrire en détail, faisons remarquer que les tombes, très- régulières, sont entourées de cercles d’écorce destinés à les protéger contre l’attaque des mauvais génies, et que des armes y sont déposées pour que le défunt, quand il en sortira, les trouve à sa portée et puisse en user contre ses ennemis. Certes, en voilà assez pour montrer que la notion d’une autre vie existe chez les Australiens. Quant à celle d'êtres supérieurs à l’homme et pou- 1. Sturt ajoute que les Irlandais furent mangés. Le canniba- lisme existe en effet sur quelques points de l'Australie, et en particulier chez les populations voisines de Sidney, au moins comme fait accidentel; mais il résulte des recherches de Dawson qu’on n'en trouve aucune trace sur une étendue considérable et parmi de nombreuses tribus. Le fait a été juridiquement établi à la suite d’une enquête. Au reste, le cannibalisme est malheureu- sement trop commun dans des populations fort différentes de celle qui nous cccupe en ce moment pour qu'on puisse en faire un caractère essentiel. ÉTENDUE DES VARIATIONS. t7i vant agir sur lui en bien ou en mal, on l’a également trouvée partout où on l’a cherchée. — Dans toutes les tribus, on a reconnu la croyance, commune à tant de peuples, d’un esprit du bien et d’un esprit du mal. Aux environs de Sidney, l'esprit du bien se nomme .Coyan. C’est lui qu’on invoque lorsqu'il s’agit de re- trouver les enfants égarés. Pour se le rendre favo- rable en pareil cas, on lui fait une offrande de dards: si les recherches sont vaines, on en conclut que Coyan a été irrité d’une manière quelconque.—Le mauvais gé- nies’appelle Potoyan ;il rôde pendant la nuitautour des cabanes, cherchant à dévorer leurs habitants. À côté de ces divinités supérieures, l’Australien place des gé- nies secondaires, entre autres les wanguls, monstres aquatiques qui rappellent les kelpies d'Écosse, et les balumbals, espèces d’anges ou mieux fées des bois qui vivent de miel. Tout ce que Guningham nous a appris sur ces croyances est pleinement confirmé par les informations recueillies par Wilkes auprès des mis- sionnaires de Wellington. Seulement les noms sont autres, à raison de la différence des dialectes parlés dans l’Australie, et ce fait nous inspire une dernière remarque dont l'importance sera aisément comprise. Les polygénistes, voyant dans les groupes humains des espèces différentes, sont inévitablement entrainés à les circonscrire d’une manière tranchée, à rapporter à chacun d’eux, comme lui étant exclusivement pro- pres, quelques traits physiques intellectuels ou mo- raux dont ils puissent faire autant de caractères spé- ciaux. [ls ne pouvaient manquer d'en agir ainsi avec les Australiens , et c’est à cette tendance qu'il faut surtout attribuer ce qui a été dit des traits de leur 172 CHAPITRE X. visage, des proportions de leurs membres, repré- sentés comme entièrement exceptionnels. Les mêmes assertions se sont produites au sujet de leur langage. On a presque nié qu’ilseussent une langue proprement dite, et pussent émettre des sons vraiment articulés. Au point de vue linguistique comme sous le rapport physique, on à voulu voir en eux des êtres entière- ment à part. Ces deux affirmations ne sont pas plus vraies l’une que l’autre. — On a vu plus haut ce qu’il fallait penser de la forme. Ajoutons que la population australienne n'estnullement homogène, et que d’une tribu à l’autre on constate des différences physiques marquées, à ce point que Cuningham parle de peuplades à teint cui- vré. Enfin, citons un fait bien remarquable : Picke- ring a retrouvé parmi les peuplades drawidiennes de l'Inde des individus qui reproduisaient tous les traits caractéristiques des Australiens, si bien qu’à en juge: seulement par la ressemblance physique, ces popula- tions séparées par de si grands espaces n’en seraient pas moins extrêmement proches parentes. Eh bien! c’est précisément au même résultat qu'a conduit la comparaison des langues. — Dans son ex- cellent livre intitulé la Terre et l'homme, M. Alfred Maury a reproduit et sanctionné de son autorité les conclusions auxquelles était arrivé M. Logan. Un autre linguiste, que la pratique des langues orientales ren- dait d'autant plus propre à aborder cette question, et qui en a fait une étude toute spéciale, M. Pruner-Bey, a bien voulu résumer pour nous le fruit de ses re- cherches sur le même sujet. Tous ces travaux s’accor- dent entièrement et aboutissent à des conclusions ÉTENDUE DES VARIATIONS. 173 identiques. Les idiomes australiens, quoique nom- breux et très-variés. se rattachent tous à une langue fondamentale : celle-ci présente avec les langues dra- widiennes de l'Inde des ressemblances telles qu'on ne saurait les séparer, et qu’on est conduit à les réu- nir dans une même famille. — Aïnsi la linguistique aussi bien que les caractères physiques, loin d'isoler les Australiens, les rattachent à des populations con- tinentales. — Enfin ces deux ordres d'idées et de faits, d'accord en ceci comme en tout le reste, accusent un mélange de sang et de langues, si bien que, loin d’être. une espèce à part, les Australiens ne forment même pas une race pure, et sont manifestement le produit du croisement des véritables nègres orientaux avec un élément jaune ou malayou!. Et maintenant, tirons de tous les faits particuliers que nous venons d'exposer la conséquence générale qui en ressort naturellement. Frappés des différences qui existent entre les grou- pes humains, les polygénistes ont cru ne pouvoir en rendre compte qu’en admettant l'existence de plu- sieurs espèces d'hommes. — Or une étude attentive démontre que, sous le rapport de la nature, ces diffé- rences rentrent complétement dans l’ordre de celles que présentent les races végétales et animales. En outre, il résulte d’une comparaison rigoureuse que, sous le rapport de l’étendue, les races animales offrent de l’une à l’autre des variations plus considérables à tous égards que les populations humaines les plus éloignées. 1. J'ai exposé avec détail tous ces faits et les conclusions qui en ressortent dans mon cours au Muséum en 1857. 174 CHAPITRE X. — ÉTENDUE, ETC. À vouloir tirer de ces faits toutes leurs conséquences légitimes, nous serions en droit de conclure qu’à eux seuls ils rendent la doctrine de l’unité plus probable que la doctrine contraire. Nous ne voulons pourtant pas aller encore jusque-là, et nous nous bornerons à dire : — Pour expliquer la diversité des groupes hu- main, il est inutile de recourir à l'hypothèse de la multiplicité des espèces; la multiplicité des races et l'unité de l'espèce suffisent. — Les arguments tirés par les po- lygénistes des différences existant entre ces groupes n'ont donc aucune valeur. XI Origine des variétés animales, — Influence de l'hérédité et des actions de milieu sur les individus. Après avoir montré ce que sont en réalité ces grou- pes d'individus qu’on appelle des races, nous avons à rechercher comment ils se forment. Ici, comme dans nos études précédentes, nous devrions peut-être com- parer ce qui se passe chez tous les autres êtres orga- nisés avec ce que l’on constate chez l’homme. Mais les notions aujourd'hui acquises permettent d’insister beaucoup moins sur l’histoire des végétaux. C'est donc aux animaux et aux groupes les plusélevés en organisa- tion que nous nous attacherons de préférence. De cette étude, il ressortira clairement que partout et toujours les phénomènes sont identiques, et ce résultat général nous fournira les moyens de réfuter certains repro- ches adressés à nos doctrines, en même temps qu'il sera la source de sérieuses objections! à faire aux doc- trines opposées. À vouloir pénétrer dans les détails, l’origine des va- 176 CHAPITRE XI. riétés et des races est certainement un des plus diffi- ciles et des plus obscurs problèmes que présentent les sciences humaines.—Tl n’y a rien là qui doive sur- prendre. Ces difficultés, cette obscurité, tiennent à la nature des questions multiples qu'embrasse la ques- tion générale. Nos études précédentes ont montré d’abord que la variété et la race n'étaient au fond que des modifications de l’espèce, puis que les caractères de toute sorte qui distinguent l’une et l’autre accusent une atteinte, parfois très-sérieuse, portée à cette force formatrice des anciens qui est propre à chaque être et le différencie des êtres voisins. Or cette force pre- mière qui transforme en plantes, en animaux les plus divers, des germes en apparence identiques, se rat- tache évidemment à l’essence de chaque espèce, et cette essence nous est absolument inconnue.—D’autre part, il nous reste à découvrir sans doute bien des agents capables d’agir sur elle ; le mode d’action de ceux mêmes que nous connaissons nous échappe le plus souvent. — En réalité, pour nous guider dans la recherche de la vérité, nous ne disposons guère que de faits épars et de certaines coïncidences trop frappantes pour être fortuites. Mais il est possible de grouper ces faits et ces coincidences, et d'en déduire quelques données générales propres à nous guider dans la recherche des faits particuliers et à faciliter l'appréciation de leurs rapports. C’est ce que nous allons tâcher de faire. Dès le début de ce travail, nous avons constaté que, dans tous les êtres organisés et vivants, l’espèce est soumise à une double action, d’où résultaient deux ordres de faits accusant, les uns une tendance mani- dontemetné ORIGINE DES VARIÉTÉS. 177 feste à la stabilité, les autres une tendance non moins évidente à la variation. À quelles causes faut-il faire remonter cette double action? C’est là une question que se sont posée de tout temps les plus sérieux pen- seurs, les plus grands physiologistes, depuis Aristote et Hipporrate jusqu'à Burdach et à Müller. Or, ce ne sont pas les ressemblances existant entre les représentants de la même espèce, entre les indi- vidus d’une même famille, qui étonnent ces grands esprits. Ils sont à peu près unanimes pour en trouver la raison dans l’hérédité, c’est-à-dire’ dans cette force en vertu de laquelle le parent tend à se répéter dans son produit. Ce qui les frappe, ce sont les différences qui se manifestent d’individu à individu, de père à fils, de frère à frère; en d’autres termes, ils se préoccu- pent avant tout des déviations les plus légères. Là est en effet le nœud du problème. — Ces déviations une fois comprises, le reste s'explique aisément. Voyons donc à quelles causes générales peuvent se rattacher les traits individuels et les variétés. Il n’est guère d’hypothèses auxquelles on n'ait eu recours pour résoudre la question dont il s’agit. — On a invoqué tour à tour l'influence des astres, la variété originelle des âmes, et jusqu’à l'intervention directe du diable et de Dieu.’— Burdach, individuali- sant en quelque sorte l’espèce, voit dans la diversité de ses représentants, la trace des efforts infructueux qu'elle fait pour réaliser son type complet. — A côté de ces explications, évidemment inacceptables ou trop vagues , il en est de moins irrationnelles en appa- rence, mais qui ont souvent le défaut, tout en affec- tant une certaine précision, de rester entièrement hy- 178 CHAPITRE XI. pothétiques en même temps qu'elles sont d’une in- suffisance évidente. Par exemple, on a soutenu que l'affection des parents l’un pour l’autre, l’état moral, l'imagination de la mère, etc., peuvent agir sur un enfant et modifier ses traits ou son caractère. Rien n’est à coup sûr moins prouvé. Y eüt-il même quel- que chose de vrai dans ces suppositions lorsqu'il s’a- git de l'espèce humaine, il serait bien difficile d’en faire l'application aux animaux, et en tout cas elles laisseraient complétement en dehors le règne végétal tout entier. Nous ne saurions donc les admettre. — Toutefois, la plupart de ces hypothèses indiquent une tendance à chercher en dehors de l'individu et dans le milieu les causes des variations, et en cela elles se rapprochent de la vérité. Cette donnée générale se retrouve dans plusieurs autres doctrines qui n’ont guère que cela de commun. — Ainsi, pour Aristote, Pline, Galien, etc., les condi- tions physiques et morales qui prévalent chez les pa- rents, et le moment même de la conception, décident en entier de ce que sera l'être qui n’existe pas encore. — D’après Aldovrande, ce sont surtout les actions exercées sur la mère, et par l’intermédiaire de celle- ci sur l'enfant déjà formé, qui impriment à ce der- nier, pendant la vie embryonnaire, les modifications dont il conserve les traces durant sa vie entière. — Helvétius, Bonnet, etc., attribuant la puissance mo- dificatrice au climat, à la nourriture, à l'éducation, reculent bien plus encore l’époque à laquelle cette puissance commence à agir, et veulent que ce soit seulement après la naissance.— M. le docteur Prosper Lucas, qui a résumé et discuté la plupart de ces théo- ORIGINE DES VARIÉTÉS. 179 ries', admet à côté de l’hérédité, qui conserve les caractères des ascendants, une force particulière, l’innéité, qui tend sans cesse à diversifier les types. _— Enfin, d’autres auteurs se bornent à dire que l’hé- rédité, si puissante pour conserver les caractères généraux de l'espèce , est sans action dès qu'il s’agit de l'individu. De ces diverses opinions, la dernière, qui refuse à l’hérédité son caractère, si marqué pourtant, de généralité, ne saurait évidemment être acceptée. — Nous ferons voir tout à l’heure que les phénomènes s'interprètent fort bien sans avoir recours à une force spéciale plus ou moins analogue à l’innéité de M. Lucas, et qu'il en est même qui s'accordent ma! avec l’existence d’une semblable force. — Restent donc les doctrines qui expliquent les variations du type spécifique par une action extérieure et étrangère à l'individu, c’est-à-dire une action de milieu. Celles-ci ont toutes peut-être, à des degrés divers, une part de vérité au moins dans leur tendance gé- nérale, et alors qu'il s’agit des variétés individuelles seulement; mais dès qu'il est question des races, elles sont d'ordinaire trop étroites et trop absolues. A peu d’exceptions près, on peut leur reprocher d’avoir at- tribué à l’hérédité un rôle trop exclusivement conser- vateur, au milieu un rôle uniquement modificateur. Or, l’analyse des faits montre qu’il en est tout autre- ment, et que ces deux forces, tantôt en lutte, tantôt concourant à un but commun, produisent tour à tour 1. Traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle. Cet ouvrage est très-important à bien des titres, et j'ai eu à lui faire plusieurs emprunts. 180. CHAPITRE XI. les deux résultats contraires, selon les circonstances. — Dans les phénomènes complexes qui résultent de leur action, le milieu apparaît d'ordinaire comme le régulateur suprême. Agent de modification s’il se mo- difie lui-même, il devient agent d’invariabilité s’il ne change pas. L’hérédité, conservatrice par essence, joue un rôle considérable dans la formation des races ; souvent aussi elle ne fait que traduire les effets du milieu, et soit pour ce motif, soit par suite de phé- nomènes qui lui sont propres, elle devient une cause de variabilité. Essayons de démontrer sommairement ces propositions. Si l’on conçoit par la pensée un être unique engen- drant un autre être en dehors de toute cause pertur- batrice, notre esprit ne percevra entre le parent et le produit aucune cause de dissemblance. Dans ces con- ditions, la loi de l’hérédité serait évidemment de re- produire en tout point l'être premier. Aristote, qui attribuait tout au père dans l’acte de la génération, pensait si bien ainsi qu'il regardait la différence des traits entre le père et le fils, et surtout la production des filles , comme de véritables cas de monstruosité!. On sait aujourd'hui que les doctrines d’Aristote sur cette question délicate péchaient par la base. Le père et la mère concourent, chacun pour sa part, à la production du nouvel être. À celle-ci est dévolu le soin de préparer le germe, l'œuf, qui sera fécondé 1. L'opinion d’Aristote en ce qui touche le sexe féminin a été reproduite dans ces derniers temps sous une forme un peu diffé- rente. Quelques anatomistes ont voulu ne voir dans la femme qu’un homme frappé d'arrêt de développement. Il me parait im- possible d'adopter celte doctrine. ORIGINE DES VARIÉTÉS. 181 par celui-là. En outre les deux parents sont des êtres organisés : à l’intérieur, ils sont le siége de phéno- mènes variables; à l’extérieur, ils vivent dans un mi- lieu très-mobile qui agit constamment sur eux.— (Cet ensemble de conditions entraire une foule de consé- quences, parmi lesquelles nous n’avons à examiner que celles qui intéressent la variation du type. Remarquons d’abord que la tendance de l’hérédité à reproduire l'être générateur tout entier n’est pas seulement une conception de l'esprit, mais qu’elle ressort clairement de l’observation directe. — L’héré- dité ne transmet pas seulement la ressemblance gé- nérale, et chacun des traits spéciaux, tels que la taille, les proportions, la forme des organes tant internes qu'externes ; elle fait encore passer de génération en génération les caractères physiologiques, tels que la fécondité, la précocité , et jusqu'aux simples prédis- positions. Enfin, chez l’homme aussi bien que chez les animaux, elle agit avec non moins d’évidence sur les caractères psychologiques. Les faits recueillis par les plus anciens observateurs aussi bien que par les modernes ne peuvent laisser aucun doute sur ce point!. — Toutefois cette force héréditaire, constam- ment et nécessairement troublée dans son action, ne peut manifester toute sa puissance dans les indivi- dus ; c’est dans l’espèce elle-même, considérée dans son ensemble, qu’elle réalise en détail et successive- ment ce qu'elle ne peut faire en bloc pour ainsi dire et en une seule fois. De cette généralité d’action de l’hérédité et du 1. On trouvera dans l'ouvrage de M. Lucas la réunion la plus complète des preuves à l’appui de ce que je ne fais qu’indiquer ici. 11 182 CHAPITRE XI. rôle dévolu au père et à la mère, il résulte que dans toute génération les deux parents tendront également à fixer leur empreinte propre sur le produit com- mun. — Or, quelque semblables qu’on les suppose, il n’en existe pas moins entre eux certaines diffé- rences, ne fût-ce que celles qui tiennent au sexe. Si donc l’on remonte par la pensée jusqu’à la paire pri- mitive supposée la souche d’une espèce, on se trou- vera en présence de deux actions s’exerçant sur le premier descendant et tendant à lui transmettre des caractères empruntés à deux sources différentes. — Ces caractères peuvent être plus ou moins semblables, et alors le fils les reproduira, peut-être même en les exagérant.— [ls peuvent être plus ou moins opposés, et de là résultera entre les deux actions contraires une lutte pouvant entraîner soit une neutralisation réciproque, soit un résultat moyen, soit la prédomi- nance plus ou moins marquée de l’un des deux ca- ractères qui cherchent à se reproduire.— Enfin, sans s’exclure mutuellement, les caractères des parents peuvent être différents. Dans ce cas, le caractère cor- respondant chez le fils sera une résultante, c’est-à- dire en réalité un caractère nouveau qui n'existait ni chez le père ni chez la mère, de même que le vert, produit par le mélange du jaune et du bleu, est une couleur différente de l’un et de l’autre. *On voit comment, sans recourir à l’innéité ou à toute autre force analogue, nous trouvons, dès la pre- mière génération et dans la loi qui est l’essence même de l’hérédité, la preuve que jamais le fils, la fille, ne peuvent être identiques soit avec l’un, soit avec l’autre des parents. ORIGINE DES VARIÉTÉS. 183 Les mêmes causes agissant à chaque génération produiront évidemment des effets de même nature. L'’hérédité simple, directe et immédiate, est donc à certains égards une source de variations du type premier. Toutefois nous n’expliquerions pas par ce qui pré- cède les différences existant entre frères. Les deux parents restant les mêmes, tous les enfants devraient se ressembler, paraît-il; mais ici interviennent des phénomènes d’un autre ordre. — L'hérédité ne se manifeste pas seulement des parents aux fils. Par un phénomène encore obscur, bien qu’on puisse le regarder comme une sorte de trace lointaine des phénomènes généagénétiques ‘, c’est bien souvent aux ascendants plus éloignés que remontent les ressem- blances. Girou de Buzareingues et Burdach ont admis qu'elles étaient plus nombreuses et plus frappantes de grand-père à petit-fils et de grand’mère à petite- fille que de père à fils et de mère à fille ?. L’hérédité alternante aidera donc l’hérédité directe à modifier et à diversilier les représentants du type. 1. Burdach a le premier fait ce rapprochement. Il a comparé ce qui se passe de grand-père à petit-fils et de grand'mère à pelite- fille aux phénomènes de génération alternante tels qu'ils avaient été décrits chez les biphores par Chamisso. Cette comparaison nous parait fondée, et nous pouvons l'étendre à cinq générations aujourd’hui que nous connaissons les phases que présente la re- production des méduses. (Voyez mes Études sur {a Métamor- phose et la Généagénèse, — Revue du 1° et 15 juin, et 1°" juil- let 1856.) 2. Voici un tableau qui résume les idées de Girou sur cette question : 1e génér., grand-père, grand'mère, grand-père, grand’mère. 2 — » PÊre, mère , » 8 _— fils, fille, fils, à fille. 18à CHAPITRE XI. Enfin les phénomènes d’atavisme viendront s’ajou- ter aux précédents, dont ils ne sont probablement qu'une extension.— Ces phénomènes consistent dans la réapparition subite des caractères d’un ancêtre séparé de son descendant par un nombre parfois très-considérable de générations. On les constate tous les jours chez les animaux. Par exemple, c’est en vain que dans les troupeaux à laine noire de l’Anda- lousie on tue impitoyablement, depuis plusieurs siè- cles, tout agneau qui porte la moindre trace de laine blanche, afin de conserver à la race le caractère qui en fait rechercher la toison. Chaque année, il naît encore quelques rares individus qui reproduisent la teinte proscrite. — Les vers à soie de race blanche épurée avec le plus grand soin depuis plus d’un siè- cle, comme l'était celle de Valleraugue, produisent toujours cependant un certain nombre de cocons jaunes.— Les mêmes faits se retrouventchez l'homme, et M. Prosper Lucas en cite de curieux exemples. — Aussi Maupertuis, mais surtout Girou de Buzarein- gues, ont-ils attribué à l’atavisme une large part dans la variation des traits individuels, dans les dis- semblances qui distinguent les pères des enfants, et ceux-ci les uns des autres; et, bien que Girou soit allé trop loin, nous ne pouvons qu’adopter au moins le fond de ses idées. Nous sommes ainsi amené à conclure que l’héré- dité, par le concours obligé des sexes, par l’alter- nance de son action, par l’atavisme, arrive de trois manières différentes à produire les traits individuels. Or, on l’a vu, que l’un de ceux-ci vienne à s’exa- gérer, et il en résulte une variété. La force hérédi- ORIGINE DES VARIÉTÉS. 185 taire suffit donc, sans l'intervention d'aucune autre, pour expliquer l’apparition de ces individus qui se distinguent assez de leurs plus proches parents pour mériter ce nom et devenir la souche d’une race. Toutefois, si les variations de l'espèce n'avaient d’autres raisons d’être que celles que nous venons d'indiquer, elles se renfermeraient évidemment dans d'assez étroites limites, et il serait bien difficile, sinon impossible, d'expliquer les déviations si consi- dérables dont nous avons constaté l'existence. Il faut donc qu’une autre cause vienne s'ajouter aux précé- dentes pour écarter de leur type certains individus, et cette cause, nous l’avons déjà nommée, c’est l’ac- lion du milieu. Nous avons supposé jusqu'ici que l'hérédité agis- sait en dehors de toute circonstance, pouvant trou- bler ou modifier son action; mais le père, la mère, placés dans des conditions d'existence quelconques, subissent incessamment l'influence de ces conditions. — Chez la mère, l’organisme lui-même constitue à son tour le milieu dans lequel s'organise, croît et se développe l'être futur. Or, ce n’est pas seulement lorsqu'il a pris une forme précise, lorsqu'il est par- venu à l’état d'embryon ou de fœtus, que cet être est vivant. Avant même qu’il n'existe en réalité, l’œuf dans lequel il prendra naissance a sa vie propre et individuelle, qui se manifeste par des mouvements Spontanés et caractéristiques. Cet œuf vit dans toute l’acception du mot. Par conséquent, comme tous les 1. Mes observations sur les œufs non fécondés des hermells, des tarets et de quelques autres annélides et nollusques ont mis hors de doute cette vie indépendante de l’œuf. J'ai donné quelques dé- 186 CHAPITRE XI. êtres vivants, il doit subir l’action du milieu qui l'entoure et pouvoir être modifié par lui. Lorsque l'intervention du père a régularisé l'exercice de la vie de l’œuf, qu’elle en a assuré la durée, et a préparé ainsi la formation d’un nouvel être, celui-ci, bien qu’abrité par ses enveloppes et protégé en apparence contre toutes les atteintes du monde extérieur, n’en doit pas moins être soumis à une foule d’influences. — Soit qu’ils se développent dans le sein de la mère, comme chez l’homme et les mammifères, soit qu’ils srandissent dans un œuf expulsé au dehors, comme chez les oiseaux, les poissons et presque tous les invertébrés, l'embryon, le fœtus, par cela seul qu’ils sont placés dans un milieu quelconque, doivent iné- vitablement être soumis à l’action de ce milieu. Voilà ce qu’indique la théorie, et une foule de faits en confirment les prévisions. — On sait avec quelle facilité les œufs de la poule s’imprègnent de certaines odeurs ou de saveurs résultant de la nourriture prise par la pondeuse!. Il est évident que la fécondation n’a rien à faire ici, et que Paction modificatrice s’est exercée directement sur l'œuf. — Les expériences répétées de M. Flourens ont montré qu'en mélan- geant de la garance aux aliments d’une femelle de mammifère en état de gestation, on produit la colo- ration en rouge des os du fœtus aussi bien que de ceux de la mère. Celle-ci a donc transmis au petit tails à ce sujet dans mes Souvenirs d'un naturaliste (Saint-Sé- bastien , livraisons du 15 janvier et 15 mars 1850). Je suis revenu sur cette question dans les études relatives à la généagénèse. 1. Les œufs d’une poule qui a avalé même un assez petit nom- bre de crysalides de vers à soie ne sont réellement pas mangeables. ORIGINE DES VARIÉTÉS. 187 qu’elle porte une action exercée d’abord sur elle- même.—M. Coste, après avoir placé les œufs colorés en jaune d’une truite saumonée dans une eau im- propre à produire le saumonage, a vu ces œufs pâlir à mesure que le jeune animal se développait, et les truitons, au sortir de ces œufs, avaient perdu la teinte caractéristique de leur race!. Ici c’est l’œuf qui, en rapport direct avec le milieu, en subit d’a- bord l'influence, et la transmet au jeune animal. — Nous pourrions multiplier ces exemples et invoquer jusqu’au témoignage de Geoffroy Saint-Hilaire, qui a trouvé dans les violences exercées sur la mère la cause bien évidente de certaines monstruosités; mais ce qui précède suffit pour mettre hors de doute ce que nous voulions démontrer, savoir : — Que les ac- tions de milieu commencent à se manifester dans l’œuf même avant la fécondation, et qu’elles se continuent sur le produit de cette fécondation pendant toute la vie embryonnaire. Il est hors de doute que ces mêmes actions influent après la naissance sur le jeune et sur l’adulte lui- même. Toutefois on comprend que la puissance en doit être plus grande quand , au lieu de s’exercer sur un organisme complet et définitivement fixé, elles pèsent sur ce même organisme au moment même où il se forme. Quiconque se sera fait une idée même approximative des mouvements continuels et comme 1. La truite blanche et la truite saumonée ne sont que des ra- ces d’une même espèce. Certaines eaux produisent le saumonage, même chez la carpe. Je tiens ce fait de M. Valenciennes, c'est-à- dire du naturaliste regardé à juste titre comme le premier des ichthyologistes vivants. 188 CHAPITRE XI. tumultueux dont le germe est alors le théâtre, qui- conque aura présents à l’esprit cet apport et ce dé- part incessants de matière qui, sous l'influence de la vie, façonnent et métamorphosent de cent ma- nières les formes générales, les appareïls entiers, les organes, les tissus eux-mêmes avant de les amener à leur état définitif, comprendra sans peine que la moindre cause perturbatrice intervenant dans ce tra- vail doit en modifier le résultat. On est ainsi conduit à admettre que c’est princi- palement pendant la période embryonnaire que les actions du milieu exercent leur influence, et que c'est à elles surtout qu'il faut attribuer les variations de l’espèce. On voit en outre que, sans faire inter- venir aucune force spéciale, il est facile de com- prendre d'où proviennent non-seulement les traits individuels, non-seulement les différences qui dis- tinguent les parents des fils et les frères des frères, mais encore les déviations les plus considérables du type spécifique. Pour faire jouer au milieu dans la production des variétés, et par suite dans la formation des races, un rôle aussi considérable, nous nous appuyons, on le voit, sur les phénomènes embryogéniques les mieux constatés, les plus universellement admis. En outre, plusieurs faits généraux, une foule de faits particu- liers, viennent à l'appui de nos conclusions. — Lors- que les conditions générales du milieu sont iden- 1. Pour ces premiers temps de la vie embryonnaire chez l'homme et les mammifères, on peut consulter la première de: mes Études sur les métamorphoses (Revue des Deux Mondes, li- vraison du 1°" avril 1855). ORIGINE DES VARIÉTÉS. 189 tiques, l’espèce se modifie peu et rarement ; lorsque le milieu devient très-variable, l'espèce reflète ces variations par la multiplication des variétés, qui à leur tour deviennent la souche de nombreuses races. Ainsi s'expliquent la rareté des races sauvages et les grandes distances qui les séparent sur le globe, aussi bien que le grand nombre des variétés et des races qui se pressent autour de l’homme ; ainsi s'explique le retour des races marronnes à une uniformité re- lative. — Le climat, cet élément si important du milieu , présente du nord au sud des différences bien plus grandes que de l’est à l’ouest, et c’est aussi dans la première de ces directions que les espèces sau- vages ou domestiques offrent les modilications les plus nombreuses, les plus caractéristiques. — L’in- néité ou toute autre force semblable ne saurait ren- dre compte de ces faits, car, étant de sa nature pri- mordiale comme l’hérédité, elle devrait comme elle agir dans toutes les circonstances, en dehors de l’in- tervention de l’homme aussi bien que sous son em- pire, dans la direction des parallèles tout comme dans celle des méridiens. Enfin, toutes les fois qu’il nous est possible de saisir quelques relations entre une cause quelconque et l'apparition d’une variété servant de souche à une race, c'est dans le milieu que nous trouvons cette cause, parfois dans une particularité unique, mais dominante. — Toujours aussi nous reconnaissons que la variation qui se montre a pour but d'adapter plus complétement l'espèce au milieu. En général, rien n'est plus facile à constater lorsque ce dernier agit d’une manière directe; mais il arrive très-sou- LA 190 CHAPITRE XI. vent que l’action s’exerce d’une manière en quelque sorte détournée, et que l’effet qui nous frappe le plus n’est que le résultat final d’une série de phénomènes dont la science peut, dans certains cas, mais non tou- jours, suivre l’enchaînement. Les modifications subies par les espèces et les races des régions tempérées quand elles sont transportées dans les pays chauds peuvent ici servir d'exemple. — Le bœuf, livré à lui-même dans les plaines basses de l'Amérique, perd son poil en tout ou en partie. — Dans son jeune âge, la poule fait de même, et c’est encore à M. Roulin que nous devons la constatation de ce fait curieux. Dans certaines contrées de l’Amérique méridionale , le poussin , au sortir de l'œuf, au lieu d’être couvert d’un duvet épais et serré comme il l’est en France et en Angleterre, vient au monde avec un duvet très-rare et très-fin qu’il perd bientôt. Il reste alors entièrement nu, ou plutôt il ne garde que les grosses plumes de l’aile, qui poussent comme à l’or- naire. Or on n’observe ces modifications que chez les poulets dont les ancêtres ont vécu depuis longtemps dans ces régions brülantes. Ceux qui sortent de fa- milles importées depuis peu naissent avec leur vête- ment ordinaire , et le gardent comme en Europe jus- qu’à l'apparition des vraies plumes.— Sous ce climat, dont la température ne descend guère au-dessous de vingt degrés, la chaleur, en exaltant outre mesure les fonctions de la peau proprement dite, affaiblit d'autant celles des organes producteurs du duvet: elle restreint ainsi par une action indirecte le déve- loppement de cette couverture naturelle, qui, dans les pays froids, protége le jeune oiseau ; elle met ORIGINE DES VARIÉTÉS. 191 par conséquent la race de ce pays chaud en harmonie avec ses nouvelles conditions d’existence. — Pour compléter la démonstration et mettre hors de doute le rôle de la chaleur, ajoutons avec M. Roulin qu’en Amérique même on ne trouve ces poulets nus que dans les régions les plus chaudes, et que partout ailleurs le petit de la poule créole conserve son plumage d'enfance comme en France, comme en An- gleterre. Dans le cas précédent, l’action du milieu, quoique indirecte, se démontre aisément, grâce aux lois de la physiologie ; mais la science est moins heureuse dans bien d’autres. — Nous ne pouvons encore préciser quelles circonstances ont pu déterminer l’apparition du premier bœuf, du premier mouton, de la première chèvre sans corne, ou celle du premier bélier por- tant plus de deux cornes. — Rien ne permet d’expli- quer comment d’un père et d’une mère ayant les jambes bien proportionnées a pu naître le premier chien basset. Faudra-t-il pour cela recourir à l’innéité? Non, car nous avons vu que l'existence d’une force spéciale poussant à la variabilité serait en désaccord avec les faits les plus généraux. — Sous peine d’ad- mettre des effets sans cause, il faut donc voir dans ces phénomènes le résultat de quelqu’une de ces ac- tions de milieu, directes ou indirectes, que nous avons tant de fois constatées, mais qui se dérobe ici à nos investigations, probablement par suite de la complication des phénomènes, et ne se révèle que par les résultats. IT est vrai qu’un certain nombre de naturalistes, et surtout les polygénistes, prétendent trancher la 192 CHAPITRE XI. difficulté en rattachant ces races exceptionnelles à au- tant de souches différentes, en faisant par exemple du chien à jambes courtes et torses une espèce dis- tincte; mais loin de simplifier la question, ils la com- pliquent en réalité. Nous demanderons d’abord qu’on nous dise d’où pourrait venir cette espèce, semblable au chien pour tout le reste, etdontonne trouve detrace nulle part ailleurs que dans nos chenils. Pour ré- pondre à cette question, il faut recourir aux hypo- thèses insoutenables dont nous avons parlé à propos des pigeons. L’explication mise en avant par les poly- génistes n'a donc aucun fondement. — Bien plus, alors même qu'elle pourrait être acceptée pour le chien, elle ne saurait s'appliquer à la race ancon, ou race loutre, qui répète chez les moutons les caractères du basset. L'origine de celle-ci est parfaitement con- nue. C’est en 1791, dans le Massachusset, que naquit le premier bélier présentant cette singulière confor- mation, et c'est de lui que sont descendus tous les ancons , aujourd’hui si répandus dans les fermes des États-Unis. — De même tous les mauchamps qui vi- vent à Mauchamp même, à Gevrolles, à Rambouillet, descendent d’un agneau unique à laine droite et soyeuse né en 1828 au milieu d'un troupeau de mé- rinos ordinaires. Ces faits contemporains, enregistrés et étudiés par 1. On ne peut que rattacher au même ordre de phénomènes, c’est-à-dire à la formation d'une variété très-exceptionnelle, l’ap- parition dans des couvées dirigées par M° Passy de ces poulets velus dont nous avons parlé dans un chapitre précédent. Il est vivement à désirer, si ce fait vient à se reproduire, que l’expé- rience soit suivie comme l’a été celle de M. Graux dans la créa- tion de la race mauchamp. ORIGINE DES VARIÉTÉS. 193 l’industrie aussi bien que par la science, jettent évi- demment un grand jour sur l’origine de nos races les plus excentriques. Le chien basset n’a rien de plus étrange que le mouton loutre, et nous savons, à n’en pas douter, que celui-ci, bien loin d’être une espèce distincte, n’est qu’une race fort récente. Nous savons de plus que cette race a eu pour origine un individu d’abord unique, fils de père et de mère dont les proportions n'avaient rien d’anomal. — Il faut donc bien reconnaître que l’espèce animale peut, à un moment donné, présenter de singuliers écarts et produire des individus fort éloignés sous certains rapports de leur type spécifique. Il faut bien admettre que ces individus anomaux, ces variétés brusquement apparues, peuvent devenir le point de départ d’au- tant de races nouvelles. Toutefois il n’en est pas toujours ainsi, et l'étude des conditions qui favorisent ou contrarient l’établis- sement de ces races doit maintenant nous occuper. CES XII Formation des races animales. — Influence de l’hérédité et des actions de milieu sur les générations. — Sélection naturelle et artificielle. La variété une fois apparue, l'individu qui s’est écarté du type devient parent à son tour. En vertu de la force d'hérédité, il tend à reproduire dans son descendant les caractères spéciaux qui le distinguent ; mais celui-ci se trouve dès l’origine placé dans un milieu dont l'influence s’exerce sur lui. Il est donc soumis tout d’abord à l’action de deux forces bien distinctes, agissant indépendamment l’une de l’autre et qui peuvent par conséquent ne s’influencer en rien, concourir au même résultat ou se combattre. En effet, le milieu ne saurait être identique avec celui qui a au moins concouru à produire les caractères diffé- rentiels du parent présentant la variété première. Par conséquent, l’action de ce milieu sera différente à certains égards, et par suite de ces différences, le milieu peut n'exercer aucune action sur les caractères FORMATION DES RACES ANIMALES. 195 qui constituent la variété primitive. Dans ce cas, l’hérédité agira seule et les répétera tels qu’ils se sont montrés d’abord. — En second lieu, l’influence du milieu peut être dé nature à reproduire ces mêmes caractères, et alors, cette action s’ajoutant à celle de l’hérédité, ils reparaïltront plus marqués dans le fils que dans le parent. — Enfin le milieu peut être con- traire à la production des caractères dont il s’agit ; alors il y aura lutte entre lui et l’hérédité, et de l’é- nergie relative, de la direction des deux forces en pré- sence dépendront l’amoindrissement plus ou moins considérable des caractères de la varieté, leur dispa- rition et même leur remplacement par des caractères différents ou opposés. Les trois cas généraux que nous venons d’indiquer comprennent évidemment tous les cas particuliers possibles : leur répétition, leur succession plus ou moins régulière dans une série de générations ren- dent compte de tous les faits. — Le premier montre comment les races s’établissent parfois du premier coup, le second comment elles se caractérisent pro- gressivement, le troisième comment elles avortent pour ainsi dire à la première génération. — L’alter- nance qui peut s'établir entre eux explique la diffi- culté que présente parfois la création d’une race. Dans tous les trois, l’hérédité se montre comme exerçant une action constamment la même; elle se borne à transmettre au fils ce qui existait chez le père. Il n’en est pas de même du milieu. Dans la pro- duction des variétés, nous l’avons toujours vu agir comme cause de variation ; dans l'établissement, dans Ja caractérisation, dans le maintien des races, il joue 196 CHAPITRE XII. très-souvent le rôle d’un agent de conservation, de stabilité, et ce fait est facile à comprendre. Les causes qui ont amené la modification du type spécifique dans un sens déterminé ne peuvent qu'opposer un obs- tacle invincible, soit à des modifications en sens con- traire, soit au retour à l’état primitif, tant qu’elles continueront d’agir avec la même énergie. — Par exemple la chaleur qui a fait perdre au poulet créole le duvet que ses pères avaient apporté d'Europe ne saurait évidemment ni le lui rendre, ni le remplacer par un vêtement plus chaud. Après avoir déterminé l’apparition de la variété nue, elle conserve la race, qui en perpétue les caractères. — De même il est im- possible d'admettre qu'après avoir retardé de deux ou trois mois l’époque de la ponte chez l’oie d'Égypte, le froid de nos hivers puisse la rendre plus hâtive ou ramener l’état de choses qui a persisté sur les bords du Nil. Ces faits et tous ceux de même nature que nous pourrions invoquer ont été trop souvent oubliés, et si nous les rappelons-avec quelque insistance, c'est que nous aurons à en faire plus tard d'importantes applications à l’histoire de l’homme lui-même. Sans quitter le terrain des idées générales, qui seules peuvent trouver place dans nos études pré- sentes, voyons maintenant comment se comportent le milieu et l’hérédité dans la formation des races sauvages et des races domestiques. Dans un ouvrage remarquable que noùs avons déjà cité ‘, M. Darwin a fort bien montré qu'il n’est pas 1. On the Origin of Species. — Voyez, sur cet ouvrage, l'étude insérée dans la Revue du 1‘* avril 1860 par M. Laugel. FORMATION DES RACES ANIMALES. 197 d'espèce animale ou végétale qui, se développant librement et sans obstacle, n’eût bientôt envahi le globe tout entier. Cependant les espèces se comptent par centaines de mille. Chacune d'elles occupe une certaine place dans le monde; mais elle n'obtient en réalité sa part, quelque petite qu'on la suppose, qu'aux dépens de toutes les autres. — De là résulte entre ces espèces, qui toutes veulent vivre et se déve- lopper, cette guerre sans paix ni trêve, directe ou in- directe, si justement nommée par l’auteur anglais la lutte pour l'existence (struggle for existence). — Le monde extérieur ajoute son influence aux causes de destruction qui résultent pour tous les êtres vivants de leur simple coexistence. Lui aussi est souvent un ennemi, ennemi terrible, que le végétal ou l’animal ne saurait vaincre, et avec lequel il n’est d'autre accommodement possible que de se plier à ses Lois. — Les individus succombent par myriades dans ces combats incessants, dans ces luttes acharnées, que voile si souvent un calme apparent. Ceux-là seuls ré- sistent qui ont pu les soutenir grâce à quelques qualités particulières qui passent à leurs enfants, et que ceux-ci transmettront à leur tour. Or, pour que ces qualités conservent leur efficacité, il faut que les ennemis à combattre soient les mêmes. — Si ces en- nemis changent, des qualités nouvelles deviennent nécessaires, et voilà comment, par exemple, il est impossible que le chacal de l’Inde soit identique avec celui du Sénégal, et que le renard d'Égypte repro- duise tous les caractères du renard de la Sibérie. C’est donc par élimination et par une sélection na- relle (natural selection), comme l'appelle M. Darwin, 198 CHAPITRE XII. que les espèces livrées à elles-mêmes perdent leurs représentants inaptes à prospérer dans des conditions données, conservent ceux qui se prêtent à ces condi-: tions, et enfantent ces races naturelles dont nous avons constaté l’existence. Dans cette succession de causes et d’effets, retracée souvent par le naturaliste anglais d’une manière aussi intéressante qu’instruc- tive‘, le rôle prépondérant appartient incontestable- ment aux actions de milieu dont l’hérédité ne fait en quelque sorte que transmettre et consolider les ré- sultats. L'intervention de l’homme apporte-t-elle des élé- ments, des agents nouveaux dans la constitution des races domestiques? — Au premier abord, on serait tenté de le croire. Dès que l’homme met la maiïn sur une espèce, celle-ci semble s’ébranler. Des variétés apparaissent, des races se forment, d’abord en petit nombre, puis de plus en plus multipliées, et cela 1. Je regrette de ne pouvoir insister plus longtemps sur l’ou- vrage de M. Darwin, car il existe entre mes idées et celles de mon savant et ingénieux confrère des ressemblances frappantes, et aussi des différences qu'il eût été peut-être utile de faire ressortir. Les vues de M. Darwin s’attaquent à l’origine même des choses, et il me paraît difficile que la science positive remonte jusque-là. Il cherche à expliquer d’où sont venues les espèces actuelles et les fait dériver toutes d’un type unique modifié pendant une suite incalculable de siècles qui comprend toutes les périodes géologi- ques : je me borne à rechercher ce que sont les espèces qui vivent aujourd’hui et ont vécu dans la période actuelle. — Mais ce qu’il dit de la formation des espèces, je l’ai dit dès 1846 de la forma- tion des races, si bien qu’en mettant un mot à la place de l’autre, nous nous trouvons d’accord à peu près sur tous les points géné- raux se rattachant à cet ordre de faits. Un détail assez curieux montre jusqu’à quel point nous nous rapprochons ici. M. Darwin a donné dans son livre une figure idéale destinée à faire com- prendre la filiation des espèces dérivées d’un type primitif. Eh FORMATION DES RACES ANIMALES. 199 sans efforts apparents de la part du maître, comme nous l’avons vu pour le dindon. — Si la volonté hu- maine vient en aide à cette tendance à la variation, celle-ci marche bien plus rapidement encore. Bientôt à chaque besoin particulier correspond une race spé- ciale, et l'homme obtient de la même espèce le bœuf de trait, le bœuf de boucherie ou la vache laitière; le lévrier, le dogue, le bichon ou le chien d’arrêt. Que le besoin ou le caprice vienne à changer, les races changent de même, et le cheval carrossier de Nor- mandie remplace le destrier que les hauts barons du moyen âge tiraient de la même province. Aujour- d’hui on peut dire que l’homme pétrit et façonne cer- tains êtres vivants comme la matière morte. D'un type donné il tire à peu près tout ce qu'il veut. Il rompt à son gré l’équilibre naturel des organismes, et fait des animaux tout graisse comme le porc de Leicester, tout os et tout muscles comme le cheval an- glais, tout graisseet muscles comme le bœuf durham, bien, cette figure rappelle de très-près celle que j'avais placée sous les yeux de mes auditeurs pour leur donner une idée de la filiation des races issues d’une même espèce. — Je dois ajouter que la doctrine fondamentale de M. Darwin sur l'origine des es- pèces avait été formulée très-nettement par M. Naudin antérieu- rement à la publication faite en Angleterre. (Revue horticole, mai 1852, et Comptes rendus de l’Académie des sciences, 1858.) Toutefois, le botaniste français avait été moins absolu que ne l’a été le zoologiste anglais. — En rappelant ces faits, je n’ai d’ail- leurs, on le comprend, nulle intention de diminuer le mérite très-réel et très-grand du savant naturaliste de l’expédition du Beagle. M. Darwin n’a certainement rien su de mes leçons au Muséum et ne connaissait pas le mémoire de M. Naudin, pas plus que je ne le connaissais moi-même avant d'en avoir lu tout ré- cemment un extrait étendu dans un rapport de M. Decaisne, et d’ailleurs les idées de M. Darwin étaient connues en Angleterre bien avant la publication de son livre. 200 CHAPITRE XII. ne laissant des autres organes, des autres appareils, que ce qui est indispensable à l'entretien de la vie. Est-ce à dire qu'il suffise à l'homme de vouloir, et qu’il exerce autour de lui une sorte d'action magné- tique, comme semblent l’admettre quelques auteurs? Non certes. L’homme n'agit sur l’animal qu’à l’aide des deux forces que nous avons trouvées partout jus- qu'ici, le milieu et l’hérédité, et si dans certains cas il use de son intelligence pour les diriger et en obte- nir des effets déterminés d'avance, souvent aussi il les met en jeu involontairement, et à son insu. En effet, l’homme, en soumettant une espèce sau- vage, transforme presque toutes ses conditions d'existence; en d’autres termes, il modifie considé- rablement le milieu où elle avait vécu jusque-là. C’est dans un but d'utilité qu’il les asservit, et l’es- pèce, pour se plier à ses exigences, perd ou acquiert certaines qualités. Le cheval attelé à nos lourdes charrettes, l’âne surchargé de fardeaux, n’ont plus la rapidité de course qui caractérise leurs frères sau- vages; la vache que l’on trait régulièrement a pro- longé bien au delà du terme naturel la sécrétion de son. lait. — En échange de ces services, l’homme donne des soins aux animaux, et ces soins ont tous pour résultat de les soustraire plus ou moins à l’in- fluence des agents extérieurs, de rendre pour eux plus facile la lutte pour l'existence. Là certainement est la grande cause des différences qui séparent les races sauvages des races qui vivent sous notre em- pire. Bornons-nous à rappeler quelques traits. Toutes les espèces domestiques sont soumises à une stabulation plus ou moins complète, et chaque FORMATION DES RACES ANIMALES. 201 peuple pourvoit aux nécessités de la stabulation avec les matériaux qui l’entourent. La nourriture, par exemple, varie avec la contrée. Les bœufs d’Amé- _ rique, d'Asie et d'Afrique paissent des herbages très- différents ; le mouton des Orcades se nourrit pen- dant une grande partie de l’année de varechs et de poisson sec; le chien d'Europe partage tous nos ali- ments; celui de la Polynésie se nourrit à peu près exclusivement de fruits, et celui des Esquimaux ne mange guère que des poissons. Gette variété dans le régime, jointe à la diversité des climats et du sol, aux mille inégalités de soins donnés aux animaux chez les différents peuples, et même d’une ferme à l’autre dans les pays les plus avancés, explique sans peine comment, sans intention aucune, l’homme favorise la multiplication des variétés et la formation des races si nombreuses que la même espèce nous montre dans les différentes régions du globe, et souvent dans des localités séparées par de très-faibles dis- tances. Toutes les forces dont nous venons d’indiquer quelques-unes agissent d'abord sans direction. Bien- tôt l’homme distingue dans ces produits du hasard les variétés, les races qui peuvent lui être le plus utiles. Il constate le pouvoir de l’hérédité, et sans théorie aucune il choisit pour reproducteurs les in- dividus présentant au plus haut point les caractères qu’il recherche. — Cette sélection artificielle a été pra- tiquée de tout temps. Darwin cite à ce sujet la Ge- nèse, le Chou-king..…. Sans remonter si haut et sans aller si loin, la pratique de nos éleveurs les moins avancés pourrait ici servir d'exemple. 202 CHAPITRE XII. Toutefois ce n’est guère que depuis trois quarts de siècle que l’amélioration des races par elles-mêmes est devenue un art ayant ses règles et ses méthodes, grâce surtout aux travaux des Bakwell et des Collins en Angleterre, de Daubenton en France. — Celui-ci, choisissant dans un troupeau dont la laine grossière n'avait que trois pouces de long les individus qui présentaient à cet égard quelque supériorité, les ma- riant entre eux, et continuant avec persévérance à réunir les plus beaux produits, forma en dix ans une race dont la laine, aussi fine que celle du mérinos, ‘avait vingt-deux pouces de long. — Bakwell obtint des résultats beaucoup plus prompts en mariant les pères et les mères avec leurs propres enfants, ou les frères avec les sœurs‘. C’est par ces procédés qu'il créa le bœuf dishley ?. — Plus tard, en opérant de la même manière, en profitant de toutes les améliora- tions déjà acquises, les frères Collins obtinrent le durham, ce bœuf aussi admirable aux yeux de l’éle- veur qu'il est informe aux yeux de l'artiste *. La sélection constitue, au point de vue de la ques- 1. Ce procédé, qu’on pourrait appeler l'amélioration de la race par la famille, est ce que les Anglais appellent le breeding in and in. 2. La race dishley descend de la race à longues cornes du Lei- cestershire. 3. L'origine de la race durham a été l’objet de controverses vives et nombreuses. M. Baudement, qui a étudié cette question avec un soin tout spécial, qui est remonté aux sources originales, s’est convaincu qu’elle descend uniquement de la race dite tees- water, parce qu’elle s’était formée sur les bords de la Tees. Ces tees-water étaient une race laitière haute au garot, mais à poi- trine étroite, à ossature forte et lente à l’engraissement, c'est-à- dire qu’elle était presque à tous égards l’opposé de la race durham. FORMATION DES RACES ANIMALES. 203 tion qui nous occupe, une expérience des plus signi- ficatives. Elle met hors de doute trois faits très-im- portants. Le premier, c’est que toutes les races d’une même espèce ne se prêtent pas à des modifications iden- tiques, et que les mêmes procédés appliqués à des races différentes conduisent à des résultats différents. Bakwell et les frères Collins s'étaient proposé le même but. Ils avaient voulu produire un bœuf dont l'ossature fût aussi réduite, les muscles aussi déve- loppés et l’engraissement aussi rapide que possible. Or Bakwell opéra sur la race à longues cornes de Leicester, les frères Collins sur la race à courtes cornes de la Tees. Les points de départ n’étant pas les mêmes, les points d’arrivée ne se ressemblèrent pas davantage, et après une expérience longtemps continuée, après de vifs débats, il fut reconnu dans toute l’Angleterre que jamais le dishley, bien que très-supérieur à la race mère, ne pouvait égaler le durham ; qu’il conservait une ossature beaucoup plus volumineuse et s’engraissait bien plus lentement. — Le dishley et le durham gardent done encore une certaine empreinte du leicester et du tees-water ori- ginels, comme nous avons vu les chiens marrons d'Amérique garder la trace des modifications propres aux races domestiques d’où ils descendent. Un autre fait non moins intéressant pour nous, et qui ressort des expériences de sélection, c’est que, dans une race que l’on cherche à modifier, les carac- tères ne cèdent pas avec la même facilité. — Darwin nous apprend que sir John Sebright, le plus habile éleveur de pigeons, n'hésite point à dire : « En trois 204 CHAPITRE XII. ans, je puis produire n'importe quel plumage qui m'aura été indiqué; mais il me faut six ans pour faconner une tête ou un bec. » Enfin, lorsque Bakwell et ses successeurs ont voulu réduire le squelette du leicester et activer son en- graissement, ils n’ont pu réussir au même point que les frères Collins, qui agissaient pourtant par des procédés tout semblables sur la race de la Tees. Ces expériences poursuivies pendant bien des années par les plus habiles éleveurs d'Angleterre, établissent done que certains caractères de race persistent en dépit des influences les plus propres à les effacer. Ces faits empruntés à une industrie toute récente, mais qui atteint déjà une perfection remarquable, trouveront bientôt leur application dans l’histoire de l’homme. C'est surtout par la sélection que l’homme perfec- tionne ses races domestiques, c’est-à-dire qu’il ac- croît, parfois jusqu’à l’exagération, les caractères en harmonie avec ses besoins. C’est aussi par elle qu’il fixe dans une série de générations constituant dès iors une race les caractères de ces variétés singulières qui apparaissent de loin en loin. — Tous les ancons, par exemple, descendent d’un bélier d’abord unique. Semblable à ses frères sous tous les autres rapports, cet animal avait les jambes trop courtes pour fran- chir les barrières dans lesquelles on tentait vaine- ment de parquer les autres moutons. Il y avait là un avantage trop évident pour échapper à l'esprit pra- tique d’un fermier américain. Aussi chercha-t-on à multiplier ce mouton-basset. Marié à des brebis dont les pattes présentaient la longueur ordinaire, ce père FORMATION DES RACES ANIMALES. 205 anomal engendra des fils dont quelques-uns seule- ment reproduisaient à des degrés divers son carac- tère exceptionnel. Ce furent ceux-ci qu’on rapprocha les uns des autres, et en assez peu d’années la race loutre fut créée. Les choses se sont passées de même pour nos mau- champs. A la vue de cette laine qui ressemblait à de Ja soie, M. Graux comprit tout le parti que pourrait en tirer un jour l’industrie ; mais la formation de la race présentait ici des difficultés très-multipliées. Le jeune agneau dont il s'agissait de la faire sortir était faible et mal bâti; il fallait rendre ses fils robustes et bien faits tout en leur conservant la toison spé- ciale du père. Une sélection intelligente, continuée pendant plusieurs années, a résolu ce double pro- blème, et c’est ainsi que M. Graux est parvenu à do- ter la France d’une race de moutons entièrement nouvelle, qui l’affranchira probablement un jour de l'impôt qu’elle paye encore à l’étranger pour les laines de Cachemire et d’Angora !. Dans la sélection artificielle, l’homme fait un appel direct à l’hérédité pour transmettre intacts et forti- fier de plus en plus les caractères qu’il recherche dans une espèce, dans une race. Plus cette action a été prolongée, plus la race s’est assise, et plus elle résiste aux diverses causes qui peuvent tendre à l’é- 1. La laine de Mauchamp fut d’abord peu appréciée par nos plus habiles manufacturiers. Un seul, M. Davin, en comprit toute la valeur et n’hésita pas à faire les efforts et les sacrifices né- cessaires pour mettre en œuvre cette laine qui demandait des soins et un outillage particuliers. Les magnifiques produits qu’il a obtenus prouvent que les éloges donnés à la laine de Mauchamp n’ont rien d’exagéré. 12 22 206 CHAPITRE XII. carter du type que l’on cherche à réaliser; par con- séquent, moins un changement de lieu, de climat, de nourriture, a de prise sur elle. Toutefois quelque ancienne qu’elle puisse être, un pareil changement l’ébranle toujours plus ou moins. Citons ici quelques exemples. Le mérinos espagnol transporté dans les diverses contrées d'Europe dégénérait d’abord partout et re- produisait au bout de quelques générations les mou- tons du pays. Pour arriver à le conserver, on dut recourir à des soins spéciaux destinés à le défendre contre l’action du milieu en dehors duquel il s'était formé. —- C’est ce qui s’est produit en France depuis l’époque de Colbert jusqu’au moment où Daubenton appliqua à l'élevage de cette race les principes qu’il devait à ses études scientifiques. Mais si les soins éclairés de ce naturaliste et de ses imitateurs ont em- pêché la dégénérescence du mouton d'Espagne, s'ils lui ont conservé la toison qui le fait rechercher, ils n’ont pu empêcher totalement les influences modifi- catrices de s'exercer. Le mérinos de Saxe, celui de Suède, celui de Rambouillet, quoique issus de la même souche et ayant conservé toute la pureté de leur sang, n’en présentent pas moins de légers ca- ractères qui leur sont propres et les distinguent de la race mère et entre eux. — Aujourd'hui la race espagnole est représentée, dans chacun des pays que je viens de nommer, par une race dérivée ayant ses caractères à elle !. 1. On donne assez souvent le nom de sous-races à ces races de- tachées d’un tronc bien connu, et qui n’en diffèrent que par ces nuances peu accusées. FORMATION DES RACES ANIMALES. 207 L'histoire du cheval nous présenterait des détails entièrement semblables. Livré à lui-même dans le delta du Rhône, le cheval barbe est devenu le cheval camargue ; le cheval arabe, transporté dans les écu- ries d'Angleterre, s’est changé en cheval anglais!, et chaque région de l'Amérique a transformé nos di- verses races de chevaux d'Europe en autant de races américaines différentes entre elles et se distinguant plus ou moins nettement de leurs races mères. — Ce qu'on vient de voir chez le mouton et le cheval, on le retrouverait dans toutes nos espèces domestiques, et nous allons aussi le constater chez l’homme. 1. M. Eugène Gayot a parfaitement prouvé dans ses Études hip- pologiques l’origine exclusivement arabe et barbe du cheval an- glais. Au reste, dans la création de la race pur sang, la sélection, dirigée vers un but exclusif, a contribué certainement pour une bonne part à l'acquisition des nouveaux caractères qui distin- guent celte race des deux races mères. LYS XIIT Action de l'hérédité et du milieu sur l’homme. — Apparition de variétés. — Formation de races nouvelles. — Conclusion. En abordant cette partie de la question, je crois inu- tile d’insister beaucoup pour démontrer qu’il se pro- duit journellement dans l'espèce humaine des variétés comparables à celles qui, chez les animaux, s’éloignent le moins du type premier. La naissance d’un enfant à teint clair chez une population à teint foncé, d’un blond dans une race brune, ou réciproquement, ap- pellent à peine notre attention, à moins que la diffé- rence ne soit très-grande et le cas très-exceptionnel, C'est à ce dernier titre par exemple que divers voya- geurs ont signalé la présence d'individus, soit de l’un, soit de l’autre sexe, qui, au milieu de popu- lations malaises, présentaient le teint et les cheveux des races blanches les mieux caractérisées. — Re- marquons seulement que ces faits sont de même na- ture que ceux que nous voyons se montrer dans nos races les mieux assises, et que caractérise une FORMATION DES RACES HUMAINES. 209 couleur déterminée lorsqu'il naît un jeune qui pré- sente des teintes différentes. Il n’est guère plus nécessaire de prouver que l’é- cart est parfois chez nous, comme chez l'animal, beaucoup plus considérable. Alors nous le taxons de difformité. La plupart de mes lecteurs, peut-être tous, auront sans doute rencontré un ou plusieurs indivi- dus à jambes de moitié trop courtes et tordues comme celles d’un basset, et ils n'auront pu refuser un re- gard de commisération à ces êtres disgraciés. Des variétés de cette importance, des modifica- tions plus étranges encore, pourraient-elles se per- pétuer chez nous, se transmettre de génération en génération et devenir la souche d’une race? Les faits répondent ici affirmativement, et de la façon la plus décisive. Indiquons rapidement quelques exemples. Edward Lambert, né en 1717 de parents parfaite- ment sains, ne présenta rien de remarquable pen- dant les neuf premières semaines qui suivirent sa naissance. À cette époque, sa peau commença à bru- nir et s’épaissit de plus en plus. À quatorze ans, il fut présenté à la Société royale de Londres, et voici ce qui fut constaté. Le visage, la paume des mains et la plante des pieds ne présentaient chez lui rien d’anomal, mais tout le reste du corps était couvert d’une sorte de carapace brunâtre, épaisse d’un pouce et plus, irréguliérement fendillée, et qui, sur les flancs, était divisée de manière à figurer grossière- ment les piquants d’un porc-épic, circonstance qui valut à Lambert le surnom sous lequel il est resté célèbre. Tous les ans cette carapace tombait par suite d’une sorte de mue; la peau reparaissait saine et 210 CHAPITRE XIII. lisse, mais bientôt elle s’épaississait de nouveau et reprenait son étrange enveloppe‘. Baker revit Edward Lambert à l’âge de cinquante ans. — C'était un homme à teint fleuri, très-gai, très-bien portant. Le médecin en conclut qu’il pourrait bien donner naissance à une race. En effet, Lambert s'était marié. Il eut six en- fants, qui, tous à la même époque que leur père, commencèrent à montrer et acquirent peu à peu les mêmes particularités que lui. Cinq de ses enfants moururent. Le survivant se maria aussi et eut six filles et deux fils, John et Richard. On manque de renseignements sur les filles, mais les deux enfants mâles, examinés en 1802 par Tilesius, lui montrèrent la carapace dont ils avaient hérité. — Malheureuse- ment, à partir de cette époque, on perd de vue cette famille d'hommes porcs-épics, et on ne sait jusqu’à quelle génération aura persisté l’étrange caractère apparu d’abord chez Edward. La famille de Colburn, le célèbre calculateur dont Carlisle nous a conservé la généalogie, présente un exemple non moins remarquable de transmission héréditaire. Cette fois il s’agit d’une difformité clas- sée avec raison par M. Isidore Geoffroy parmi les monstruosités légères ou hémitéries. — L’aïeule de Colburn avait six doigts à chaque main et six orteils à chaque pied. Elle épousa un homme qui n'avait rien d’extraordinaire. Trois enfants naquirent de ce mariage, et deux reproduisirent l’anomalie de leur 1. À elle seule, cette circonstance suffirait pour montrer com- bien on a eu raison de retirer les faits de cette nature de la classe des ichthyoses, maladies parmi lesquelles Alibert et quelques au- tres médecins ont voulu les placer. A FORMATION DES RACES HUMAINES. 211 mère. À la troisième génération, quatre enfants sur cinq eurent des doigts surnuméraires; à la qua- trième, sur huit enfants, quatre présentaient encore ce caractère. Burdach et Prosper Lucas citent d’après le docteur van Derbach un cas plus frappant peut-être. Il s’agit d’une famille espagnole du village de San-Martine. Ici la polydactylie se compliquait d’une sorte de pal- mure qui réunissait l’un à l’autre deux ou trois doigts de chaque main. Van Derbach compta quarante individus présentant tous à des degrés divers cette double anomalie, et qui, sous le rapport de la santé, ne différaient en rien de leurs voisins conformés comme à l'ordinaire. Il est impossible de ne pas être frappé de la force d’hérédité manifestée dans les exemples que nous venons de citer; il est impossible de ne pas admettre que si on avait opéré sur les Lambert et les Colburn comme on l’a fait sur le premier ancon, sur le pre- mier mauchamp, si on n'avait marié entre eux que des individus présentant le caractère exceptionnel, on eût formé une race humaine à carapace caduque, une autre race sexdigitaire. Qu’eût-il même fallu pour produire cette race ? Un simple accident de nau- frage qui aurait enfermé dans quelque île déserte les représentants de ces familles et les aurait forcés de se marier entre eux. Ce que nous avons vu se passer chez les animaux autorise à dire qu’en pareil cas la irès-grande majorité de la population résultant de ces mariages, la totalité peut-être, n’eût pas tardé à présenter ces caractères regardés à juste titre comme des difformités. — Quel argument pour les polygé- 212 CHAPITRE XIII. nistes que la découverte d’une terre ainsi peuplée! Certes l'écart serait ici bien autrement grand que dans le nègre ou l’Australien, et pourtant on vient de voir comment de pareilles races pourraient prendre naissance de la façon la plus naturelle au milieu de notre espèce, et n'être même que des races dérivées d’un des rameaux blancs les plus purs. Mais aucun Lambert, aucun Colburn ne s’est allié avec un autre individu présentant la même anomalie que lui. La sélection, qui avait pour résultat de con- server, de perpétuer les caractères exceptionnels de l’ancon et du mauchamp, tendait donc ici au con- traire à effacer l’activité surabondante et tératolo- gique de la peau, le nombre exagéré des doigts. A chaque génération, l'influence du fait anomal pri- mitif diminuait forcément par le mélange du sang normal : elle a dû finir par disparaître promptement. — Ainsi s'expliquent quelques faits généraux consta- tés dans nos études précédentes, et dont le lecteur pourrait maintenant s'étonner. Nous avons vu que les limites des variations étaient bien moins étendues dans l’homme que dans les races domestiques. A qui demanderait pourquoi, nous répondrions que l’homme ne se soumet guère lui-même à la sélection, qu’il applique aux animaux avec tant de succès. Même lorsqu'il y va de la vie des enfants à naître, à peine s’inquiète-t-on de la santé des époux dans un trop grand nombre de mariages; à plus forte raison ne cherche-t-on guère à perpétuer les traits caractéristiques des variétés qui peuvent surgir au milieu de nous, et les plus frappantes d’entre elles, comme celles que je viens de citer dis- FORMATION DES RACES HUMAINES. 213 paraissent sans former de race au bout d’un petit nombre de générations. Lorsqu’au contraire, par une cause quelconque, l'espèce humaine est traitée comme les animaux, le résultat est chez elle exactement le même que chez ces derniers. — Frédéric-Guillaume et Frédéric 1] avaient la même passion pour les hommes de haute taille, et l’on sait comment ils mariaient souvent de gré ou de force les géants de leur garde avec les plus grandes filles que le hasard plaçait sur leur chemin. Forster nous apprend que, grâce à cette sélection, la population des environs de Potsdam présentait de son temps, surtout chez les femmes, une taille très- sensiblement supérieure à celle des habitants de toutes les contrées voisines. L'absence de sélection artificielle est certainement pour une très-forte part, pour la plus grande sans doute, dans l’uniformité relative que présentent les groupes humains, comparés aux animaux domes- tiques ; mais d’autres causes non moins facilement appréciables concourent au même résultat. Parmi elles, nous citerons en particulier l'ancienneté des races. — L'origine des trois grandes races humaines, la blanche, la jaune et la noire, se perd absolument dans la nuit des temps antéhistoriques. Nous les retrouvons très-nettement représentées sur les plus anciens monuments. Aucune de nos races animales ne peut lutter d’antiquité avec elles, et nous consta- 1. Un village d'Alsace où séjournait un prince de Deux-Ponts, qui partageait les goûts de Frédéric, présente encore aujourd’hui la même particularité que Potsdam. Je tiens ce renseignement de M. Stœber, professeur à la faculté de médecine de Strasbourg. 214 CHAPITRE XIII. tons cependant chez les plus anciennes d’entre elles, chez le pur sang arabe, le cochlani ou kohejle, une résistance aux actions modificatrices, qu'il doit en grande partie à cette ancienneté. Or, même en for- çant les chiffres, en acceptant comme vrai tout ce qui a été dit de la pureté de race de certaines familles chevalines , on ne saurait guère reculer l’origine des cochlani au delà d’un millier d’années. — Les races humaines, dans ce qu’elles ont de plus caractérisé, seraient donc au moins six ou sept fois plus anciennes, et trouveraient dans cette circonstance une cause de plus de fixité. Il est une autre cause, tendant au même résultat, qui exerce certainement une influence bien plus con- sidérable et presque aussi grande que l’absence de sélection. — On a vu que l'homme dispose jusqu’à un certain point du milieu et qu’il use de son pouvoir pour conserver et fixer aussi bien que pour diversi- fier les races animales. Or, de ces deux actions, c’est incontestablement la première qu’il s'applique à peu près toujours à lui-même. Sédernitaire, il lutte contre les inégalités de son climat et se défend autant qu'il est en son pouvoir contre les influences extérieures capables de déranger l'équilibre qui fait son bien- être ; émigrant, il transporte avec lui ses mœurs, ses croyances, ses. institutions, ses habitudes, et applique son intelligence à se défendre avec plus de soin en- core contre le milieu nouveau qu’il affronte. Trans- porté dans l’Inde ou au Sénégal, l’Européen s'efforce d'échapper à la chaleur qui l’accable et menace sa vie; fixé en Sibérie ou au Canada, il perfectionne ses moyens de chauffage et se dérobe au froid. Partout, FORMATION DES RACES HUMAINES. 215 dans cette véritable lutte pour l'existence, l'homme civilisé use de toutes les ressources qu'il tient de la nature et de l’éducation pour se conserver ce qu’il est. — Y a-t-il quelque chose d’étrange à ce qu’il réussisse sur lui-même aussi bien que sur les animaux ? / Quand l’homme renonce à ces précautions et se livre à peu près sans défense aux actions de milieu, il ne tarde pas à en éprouver toute la puissance. — Des individus adultes, par conséquent moins faciles à modifier, sont toujours plus ou moins atteints par des changements de climat même fort peu considé- rables. Qui ne sait que la figure des femmes blondes se couvre de taches de rousseur au moindre coup de soleil :? M. Pruner-Bey, qui a vu les frères d’Abba- die, M. Schimper, M. Baroni, passer en Égypte à leur allée et à leur retour d’Abyssinie ou d'Arabie, a pu constater sur ceux de ces voyageurs qui apparte- naient aux races blondes des changements très-mar- qués et durables. Lui-même a vu son teint se bronzer, ses cheveux se foncer et devenir bouclés, de clairs et lisses qu'ils étaient primitivement, à la suite d’un sé- jour de trois mois seulement à Tchama en Arabie ?. 1. Aujourd’hui que les recherches de M. Simon et d’autres mi- crographes nous ont appris ce que sont ces taches, aujourd’hui que nous savons que leur apparition subite tient à la coloration par petites plaques circonscrites du pigment auquel le nègre doit sa couleur, ce fait a une importance qui n’échappera à aucun de nos lecteurs. n 2. Tous ces détails sont extraits d’une note que M. le docteur Pruner a bien voulu rédiger pour moi, et que je regrette vivement de ne pouvoir reproduire ici en entier. Les observations relatives au changement de couleur du nègre, signalées déjà par quelques écrivains, m'ont été confirmées par cet observateur. 216 CHAPITRE XIII. — En revanche, le nègre transporté en Europe voit sa teinte caractéristique s’éclaircir, en commençant toujours par les parties du corps les plus saillantes, telles que les oreilles et le nez. — Ces changements peuvent aller jusqu'à donner à un individu toutes les apparences d’une race fort différente de la sienne. Jérôme de Aguilar, l'interprète de Cortez, après huit années d’esclavage chez les Yukatèques, ne pou- vait plus être distingué des indigènes, dont il avait adopié les mœurs et le costume ; Langsdorf a trouvé à Noukahiva un matelot anglais que plusieurs années de séjour dans cette île avaient rendu entièrement semblable aux Polynésiens ; et nous pourrions citer bien d’autres faits de même nature. Après ce que nous avons dit sur la formation des races animales, qui peut douter que de pareilles in- fluences s’exerçant sans obstacle sur une suite de gé- nérations n’aboutissent à la modification profonde du type qui aurait servi de point de départ, à la forma- tion d’une race nouvelle en harmonie avec un milieu capable d’agir avec tant d'énergie sur un organisme déjà formé ? Au reste, bien que se défendant du mieux qu'il peut, l’homme n’en paye pas moins au milieu le tri- but inévitable. — La difficulté qu'ont les Européens à se faire au climat de l’Afrique, ou les nègres à celui de l’Europe, l’effrayante mortalité qui, dans les deux cas, frappe les étrangers, en sont une preuve trop convainquante pour qu'ilsoit nécessaire d’insister sur ce point. Mais à vouloir entrer dans des considéra- tions de cet ordre, nous rencontrerions, dès les pre- miers pas, la question de l’acclimatation, question FORMATION DES RACES HUMAINES. 217 trop grave pour ne la traiter qu’en passant, et qui se trouve, à certains égards, en dehors de nos études actuelles. Laissons donc de côté ces milieux extrêmes, et par cela même meurtriers. Tenons-nous-en à ceux qui, plus rapprochés de la moyenne, se prêtent mieux à des expériences prolongées , en permettant presque d'emblée aux races étrangères de durer, et parfois de prospérer. — Ceux-là mêmes, disons-nous, n’en exercent pas moins sur l’homme une action en tout comparable à celle que nous avons vue modi- fier les animaux. C'est là une vérité que repoussent en général les polygénistes. Pour eux, les différences qui séparent les groupes humains sont essentiellement primitives, : et à ce compte elles doivent être aussi stables que les caractères qui distinguent entre elles les espèces ani- males. Or les faits, chaque jour plus nombreux, démontrent de la manière la plus nette tout ce qu'ont d’inexact les assertions tant de fois répétées sur l’im- mutabilité des divers types humains. — Ce'te immu- tabilité n'existe que là où le milieu lui-même est immuable et n'a alors rien que de très-naturel. Il suffira de citer ici un exemple pour faire comprendre notre pensée sur cette question et pour répondre aux arguments que les polygénistes ont cru pouvoir tirer de faits analogues. — MM. Nott et Gliddon ont con- sacré un long chapitre et beaucoup d’érudition à dé- montrer que la race égyptienne était restée la même pendant la longue suite de siècles qui remonte jus- qu'aux premières dynasties. Bien loin de mettre ce résultat en doute, nous l’aurions prédit d'avance. — La vallée du Nil impose à ses habitants des condi- 13 218 CHAPITRE XIII. tions d’existence particulière; il n’y a rien d’étrange à ce qu’elle ait produit un type spécial, au moins à certains égards!. Ce type une fois formé, comment, pourquoi eût-il changé? Nous trouvons aujourd’hui ces fils des anciens Égyptiens vivant exactement comme le faisaient leurs ancêtres, conservant les mêmes mœurs, jusqu'aux mêmes outils, aux mêmes ustensiles, sur les bords du même fleuve qui arrose régulièrement la même terre et sous le même ciel. Ce n’est donc pas la constance des caractères qui peut nous surprendre ici. Ce qui serait inexplicable, c’est que ces caractères eussent changé, car depuis les temps des Manéfru et des Spetkémika ?, toutes les influences de milieu n’ont tendu qu’à fixer, à con- solider de plus en plus la race humaine qu’elles avaient créée. — Dans des conditions semblables, la race animale la plus instable n’eüt pas varié. Ce que nous disons des Égyptiens s’applique évi- demment à toutes les populations sédentaires et stationnaires. — Ainsi s'expliquent par un peu de réflexion et par l'application des lois que nous dé- fendons ici la plupart des exemples de fixité de type que citent différents auteurs. Mais, parmi les faits invoqués par les polygénistes, 1. Ce type est toutefois bien moins arrêté et bien moins général que ne l’admettent les auteurs des Types du genre humain. Il suffit pour s’en convaincre de comparer les figures mêmes em- pruntées aux peintures et aux bas-reliefs égyptiens reproduits dans cet ouvrage. En Égypte comme partout, c'est à travers une diversité très-réelle qu’il faut chercher le type de la race, et on ne trouve celui-ci réalisé complétement que dans un nom- bre proportionnellement petit d'individus. 2. Souverains de la quatrième ou de la cinquième dynastie cités par MM. Nott et Gliddon. FORMATION DES RACES HUMAINES. 219 il en est d’une catégorie très-différente. À les en croire, les populations mêmes qui changent de patrie et se transportent sous de nouveaux cieux conserve- raient dans les milieux les plus divers leurs carac- tères premiers; nulle part, d’après eux, ne se mani- festerait dans l’espèce humaine la moindre tendance à la formation de races nouvelles dérivant des races actuelles, comme on le voit chez les animaux. — Ces assertions fussent-elles vraies, on pourrait répondre que l’action des causes conservatrices signalées plus haut et le petit nombre de générations sur lesquelles porte l'expérience suffisent pour expliquer la con- stance des races humaines. Mais elles sont inexactes, et ici encore les faits contredisent nettement les doc- trines que nous combattons. — Ne pouvant les citer tous ici, bornons-nous à constater les changements subis par le nègre d’Afrique et le blanc d'Europe quand ils quittent leur terre natale. Le premier, se propageant dans le nord des États- Unis, ne devient pas blanc, nous dit-on; il tourne seulement au grisâtre.— Or n'est-ce pas là un chan- sement considérable. S'il s'agissait d’un cheval ou d’un bœuf, regarderait-on la couleur grisätre comme identique avec la teinte noire? Non certes, et d’ail- leurs les modifications ne s'arrêtent pas au teint. — Là même où le nègre se propage avec le plus de fa- cilité, il s’en manifeste qui ont une bien autre im- portance. « L’Africain, nous dit M. de Reiset, arrive aux Antilles avec tous ses caractères de nègre. L'en- fant créole de nègre et de négresse purs reproduit ces caractères, mais atténués. La face en particulier perd le caractère de museau. Les cheveux et la cou- 220 CHAPITRE XII. leur persistent; mais sous tous les autres rapports le nègre créole se rapproche de plus en plus du blanc ?. » — Les mêmes observations ont été recueil- lies dans les États du sud de l’Union américaine, là où la race se reproduit avec une facilité telle qu’il s’y est créé un élevage de nègres comme nous avons chez nous un élevage de moutons ei de bœufs. — « M. Lyel a trouvé, après de nombreuses recherçches faites auprès des médecins résidant dans les Etats à esclaves, et par le témoignage de tous ceux qui ont porté leur attention sur ce sujet, que, sans aucun mélange de races, la tête et le corps des nègres pla- cés en contact intime avec les blancs se rapprochent de plus en plus à chaque génération de la configura- tion européenne ?, » Ce ne sont pas seulement les formes qui se modi- fient, c'est la constitution qui change dans ces mêmes contrées. — M. Pruner-Bey, confirmant une obser- vation déjà faite, mais contestée à diverses reprises, a reconnu qu'en Afrique le sang du nègre est à la fois plus foncé et plus épais que celui de l’'Européen. M. le docteur Visinié, qui a exercé la médecine en Louisiane pendant un grand nombre d’années, a constaté au contraire que, dans l’Amérique méridio- nale, le sang du nègre est devenu remarquablement plus fluide et plus pâle. L'intelligence elle-même participe à ces modifica- tions. M. de Lisboa déclare qu’au Brésil, en dépit des 1. Bulletins de la Société ethnologique. 2. Docteur Hall, introduction à l'ouvrage de Pickering intitulé: The Races of man. FORMATION DES RACES HUMAINES. 291 précautions prises pour tenir les nègres dans l'igno- rance, le nègre créole est, dès les premières généra- tions, bien plus intelligent que la souche originelle; et M. Élisée Reclus, confirmant par ses observations propres tout ce qui précède, s’exprime de la manière suivante dans la Revue des Deux-Mondes : « Nous ne voulons pas toucher à la question brûlante de l’escla- vage; nous constaterons seulement un fait certain, le progrès constant des nègres dans l'échelle sociale. Même sous le rapport physique, ils tendent sans cesse à se rapprocher de leurs maïtres. Les nègres des États-Unis n’ont plus le même type que les nègres d'Afrique. Leur peau est rarement d’un noir velouté, bien que presque tous leurs ancêtres aient été achetés sur la côte de Guinée; ils n’ont pas les pommettes aussi saillantes, les lèvres aussi épaisses, le nez aussi épaté, la laine aussi crépue, la physionomie aussi bestiale, l’angle facial aussi aigu que leurs frères de l’ancien monde. Dans l’espace de cent cinquante ans, ils ont, sous le rapport de l’apparence exté- rieure, franchi un bon quart de la distance qui les séparait des blancs!. >» — Voilà à quelle appréciation les faits qui se passent à la Louisiane conduisaient un observateur intelligent, et qui n’avait évidemment aucun parti pris dans la question qui nous occupe. Voici qui est plus concluant encore. — Toutes les appréciations qui précèdent sont acceptées comme vraies dans ce qu’elles ont d’essentiel par MM. Nott et Gliddon eux-mêmes ?. Ces deux auteurs, partisans 1. Le Mississipi et ses bords, — le Delta et la Nou* che Ditéans {Revue des Deux-Mondes, de n du 1° août {859.) 2. Types of Mankind, — Negro type. 222 CHAPITRE XIII. si déclarés de la multiplicité des espèces humaines et de l’invariabilité de ces espèces, ne peuvent s’empé- cher d’avouer que le nègre créole des États-Unis a gagné physiquement et intellectuellement. Ils vont jusqu’à donner deux portraits où certes on ne recon- naîtrait guère le type africain !. Sans doute ils cher- chent à atténuer la signification de ce fait si grave en l’attribuant au contact habituel avec les blancs et à l’amélioration du régime, en affirmant que le double progrès dont nous parlons s’arrête dès la se- conde ou troisième génération. — De ces deux asser- tions, la première a sans doute beaucoup de vrai; la seconde est contredite par une foule de faits, et füt- elle exacte de tout point, on expliquerait aisément cet arrêt si brusque par la situation que la loi dans les États à esclaves, les mœurs dans les États libres, font à tout individu nègre, et par suite à la race en- tière. Mais nous ne voulons discuter ici ni la cause ni l'étendue des modifications subies. C’est la modifica- tion elle-même, se manifestant toujours d’une ma- nière constante et générale, qui est à nos yeux le fait capital, car elle démontre qu'il s’est formé, sous l'influence de conditions d'existence nouvelles, une race nègre américaine dérivée de la race nègre africaine. — Or, c’est là ce que l’évidence amène les disciples de Morton à reconnaître quand il s’agit de l’Amérique, quelque opposé que soit cet aveu à tout ce qu'ils ont dit dans les chapitres du même ouvrage consacrés à l'Égypte. 1. On comprend que ces portraits ne sont pas flattés, et les au- teurs avouent eux-mêmes que l’un d'eux est une vraie caricature (may be considered caricatured). FORMATION DES RACES HUMAINES. 223 Pour démontrer que les races blanches, les peuples européens, présentent des faits analogues, nous n’au- rions, à vrai dire, que l’embarras du choix. Chacun d’eux a pour ainsi dire ses sous-races dans les colo- nies qu’il a fondées. — Ne pouvant les passer tous en revue, bornons-nous à examiner ce qu'est deve- nue la race anglaise sous les climats divers où elle s’est répandue et mulipliée. — Certes aucune autre, on le sait, ne transporte dans ses migrations avec un soin égal les croyances, les mœurs et jusqu'aux habitudes journalières de la mère patrie; aucune, en un mot, ne s’enveloppe, pour ainsi dire, avec autant de scrupule de tout ce qu’il est possible de conserver dans ses conditions d’existence originelles; aucune par conséquent n'apporte dans ses luttes avec de nou- veaux milieux autant de moyens de défense, et ce- pendant nous allons voir que c’est encore au milieu que reste la victoire, et que la race anglaise, comme toutes les autres, se modifie en s’expatriant. En Australie, les caractères anglais sont entamés dès la première génération. — Voici ce qu'écrivait Cu- ningham en 1826 : « Les currencys' deviennent grands et sveltes comme les Américains, et sont en général remarquables par le caractère saxon des cheveux blonds et des yeux bleus; mais leur teint, dans la jeunesse même, est d'un jaune pâle. Dans un âge plus avancé, ils sont facilement reconnaissables auprès des individus nés en Angleterre. Les joues de rose ne sont point de ce climat, non plus que de celui de 1. On donne ce nom aux créoles australiens, par opposition aux sterlings, nom appliqué aux Européens. 22h CHAPITRE XIII. l'Amérique, où un teint fleuri attirera indubitable- ment cette observation : « Vous êtes du vieux pays, vous? » — On voit que Cuningham constate deux faits à la fois. Suivons-le donc en Amérique ; là l’expé- rience, déjà plus ancienne, a donné des résultats plus évidents et mieux étudiés. Déjà, dans son Histoire des Indes occidentales, Edwards avait remarqué, entre autres changements, l'augmentation de la taille et l'agrandissement des orbites. Plus tard, Smith, Carpenter, etc., ont signalé d’autres modifications, et le premier, frappé de la tendance générale qu’elles indiquent, n’avait pas hé- sité à dire qu'abandonné à lui-même, l’Anglo-Amé- ricain se transformerait en Indien semblable à ceux qui peuplaient autrefois les États-Unis. — Knox s’in- digne de cette conclusion ; mais il ne nie aucun des faits sur lesquels s'appuie son prédécesseur. Il les précise au contraire, et signale en particulier la diminution du tissu graisseux et de tous les appa- reils glandulaires comme un fait général aux États- Unis!. — M. Desor, dans une étude sur le climat de l'Amérique du Nord, a confirmé tous ces faits et si- gnalé en outre l'allongement du cou comme devenu un trait caractéristique du type yankce. — Quant au 1. Le docteur Knoxest un des polygénistes les plus décidés qui äient écrit sur la question qui nous occupe. Il est du très-petit nombre de ceux qui n’ont pas craint de suivre la doctrine de la pluralité des espèces jusque dans ses dernières conséquences; aussi aurons-nous souvent occasion de le citer. Dans le cas pré- sent, les modifications subies en Amérique par les races angio- saxonne, française, etc., sont à ses yeux la preuve que ces races ne peuvent se propager et subsister dans le nouveau continent. Jusqu'ici les faits ne lui donnent guère raison, comme nous le ver- rons plus tard avec quelques détails. FORMATION DES RACES HUMAINES. 225 résultat général de ces altérations du type anglais, voici comment l’apprécie un homme d'intelligence et de savoir, qui a longtemps habité et étudié l’'Amé- rique, et qui se trouve entièrement d'accord avec Smith ! : « Un petit nombre d’années a suffi pour établir une distinction, déjà très-marquée, entre les Américains modernes etles Anglais, dont ils descen- dent... Nous demanderons au voyageur attentif qui a parcouru les États-Unis de nous dire ce qu’il pense de certaines familles de New-York et de la Pensyl- yvanie dont le sang est demeuré pur depuis un siècle ou deux, et des populations le plus anciennement établies dans le Kentucky et sur les bords du Missis- Sipi. N’a-t-il pas observé, comme nous, une altéra- tion sensible non-seulement dans les traits, mais dans le caractère? À part la civilisation européenne, qui les a suivis, on retrouve déjà chez les uns, avec l’angle facial, la fierté et l'esprit de ruse de l’Iroquois, chez les autres, avec l'extérieur, la rudesse, la franchise et l'indépendance de l'Illinois et du Cherokee. » Cette appréciation est acceptée aux États-Unis même par les hommes de bonne foi, et M. l'abbé Brasseur nous citait à ce sujet le propos d’un homme éminent qui résumait devant lui une conversation sur ce sujet en disant : « Par les traits et par le caractère, nous sommes devenus des Hurons. » Grâce à l’obligeance de M. Pruner-Bey, on peut ajouter l'appréciation raisonnée et scientifique des 1. M. l'abbé Brasseur de Bourbourg, Ilistoire des nations civi lisées du Mexique et de l’Amérique centrale durant les siècles an- térieurs à Christophe Colomb. 226 CHAPITRE XIII. anatomistes à ces témoignages de voyageurs, de gens du monde éclairés. Ici je ne fais que transcrire !. — « L’Anglo-Saxon-Américain présente dès la seconde génération des traits du type indien qui le rappro- chent des Lenni-Lénapes, des Iroquois, des Chero- kees..…. Plus tard le système glandulaire se restreint au minimum de son développement normal; la peau devient sèche comme du cuir; elle perd la chaleur du teint et la rougeur des joues, qui sont rempla- cées chez l’homme par une teinte limoneuse, et chez la femme par une pâieur fade. La tête se rapetisse et s'arrondit ou devient pointue; elle se couvre d’une chevelure lisse et foncée en couleur. Le cou s’allonge. On observe un grand développement des os zygoma- tiques * et des masséters . Les fosses temporales sont profondes, les mâchoires massives. Les yeux sont enfoncés dans des cavités très-profondes et assez rapprochées l’une de l’autre; l’iris est foncé, le re- gard perçant et sauvage. Le corps des os longs s’al- longe, principalement à l’extrémité supérieure, si bien que la France et l'Angleterre fabriquent pour l’Amérique des gants à part dont les doigts sont ex- ceptionnellement allongés. Les cavités de ces os sont très-rétrécies ; les ongles prennent facilement une forme allongée et pointue. Le bassin de la femme se rapproche de celui de l’homme. » — Nous avons cru devoir adoucir quelques traits de cette description. 1. Des médecins compatriotes de M. Pruner lui ont adressé les détails suivants, qu’il a bien voulu me communiquer. 2. Os de la pommette. î 3. Muscle qui va de l’arcade zygomatique à la mâchoire infé- rieure , sur le côté des joues. FORMATION DES RACES HUMAINES. 227 relle qu’elle est, elle suffit pour démontrer l’exacti- tude de notre proposition. Elle ne retrace rien moins que le portrait de l'Anglais d'Europe et confirme en tout point les dires des auteurs précédemment cités. En présence d’un tel concours dans le jugement d'hommes qui ne se sont certainement pas donné le mot, ilfaut bien reconnaître que le milieu américain a modifié le type anglo-saxon, qu’il a enfanté une nouvelle race blanche dérivée de la race anglaise, et qu’on peut nommer la race yankeet, Pour que des modifications, ou pareilles ou plus profondes, s’accomplissent dans une race, il n’est même pas nécessaire qu'elle émigre et aille subir au loin les influences qu’exercent un ciel, un climat, une terre étrangère. Elle peut ies éprouver sans sor- tir de chez elle. Il suffit pour cela que ses conditions d'existence soient sérieusement changées. — Per- sonne n’ignore avec quelle rapidité dégénèrent nos plus beaux animaux domestiques, par suite d’un dé- faut de soins continué pendant quelques générations. Il en est exactement de même pour l’homme. Citons ici un exemple frappant rapporté par le doc- teur Hall dans son introduction à l'ouvrage de Picke- ring.— « À la suite des guerres de 1641 et 1689 entre l'Angleterre et l'Irlande, de grandes multitudes d’Ir- landais furent chassées des comtés d’Armagh et de 1. C’est avec intention que je n’insiste ici que sur les change- ments physiques subis en Amérique par la race anglo-saxonne. Les modifications intellectuelles et morales nous présenteraient des faits non moins frappants; mais l’appréciation en est plus difficile, et les témoignages que je pourrais invoquer pourraient être contestés, tandis qu’il n’y a rien à répondre à une description anatomique. 228 CHAPITRE XIII. Down dans une région montagneuse qui s'étend à l’est de la baronie de Flews jusqu’à la mer. Sur un autre point du royaume, la même race fut repoussée dans les comtés de Leitrim, Sligo et Mayo. Depuis cette époque, ces populations ont eu à subir presque constamment les effets désastreux de la faim et de l'ignorance, ces deux grands agents de dégradation. Les descendants de ces exilés se distinguent aisé- ment de leurs frères du comté de Meath et des autres districts où ils n’ont pas été placés dans des condi- tions physiques de dégradation. Leur bouche est entr'ouverte et projetée en avant; les dents sont proéminentes, les gencives saillantes, les mâchoires avancées, le nez déprimé. Tous leurs traits portent l'empreinte de la barbarie. Dans le Sligo et la partie nord du Mayo, les conséquences de deux siècles de dégradation et de misère se montrent dans toute l’organisation physique de ces populations, et ont altéré non-seulement les traits du visage, mais la charpente même du corps. La taille s’est réduite à cinq pieds deux pouces ; le ventre s’est ballonné ; les jambes sont devenues cagneuses; les traits sont ceux d’un avorton. » — Tout lecteur quelque peu au courant des caractères qui distinguent les races hu- maines aura reconnu dans cette description, à la couleur près, les traits attribués aux populations nègres les plus inférieures, aux tribus australiennes les plus dégradées. L'auteur que nous venons de citer ajoute : « Tout le monde sait que, dans d’autres parties de l'ile, là 1. Mesure anglaise; c'est environ 1",54. FORMATION DES RACES HUMAINES. 229 où la population n’a jamais subi l’influence de ces causes de dégradation, la même race fournit des exemples parfaits de beauté et de vigueur physique et morale. » — Ces deux groupes si différents, dont l’un rappelle les peuplades les plus inférieures de l'Australie, dont l’autre supporte la comparaison avec tous les blancs, sont-ils donc de même race? Non, di- rons-nous au docteur Hall. L'Irlandais du comté de Meath représente seul l’ancienne souche. Pour lui, le milieu est resté le même, et il n’a pas changé : mais l’Irlandais de Flews, soumis à des conditions d'existence tout autres, s’est modifié : il a formé une race nouvelle dérivée de la première, et en harmonie avec le déplorable milieu qui lui a donné naissance. Il y a maintenant dans ces contrées si voisines deux races au lieu d’une seule.— C’est du moins ainsi que l’on conclurait s’il s'agissait de moutons, de che- vaux ou de bœufs; c’est donc ainsi que nous conclu- rons alors qu'il s’agit de l’homme lui-même. Des faits que nous venons d'indiquer, de tous ceux que nous pourrions invoquer encore, il résulte que, placée dans des conditions défavorables, la race la mieux douée perd son rang et tombe assez rapide- ment à l’un des derniers échelons de l’humanité; que, même armé de toutes les ressources que lui prêtent la science, l’industrie, la civilisation mo- derne, l’homme n'en subit pas moins les actions de milieu; enfin que ces actions se trahissent par leurs effets bien plus promptement et d’une façon beau- coup plus marquée qu’on ne l’admet d'ordinaire. — Il n’a pas fallu deux siècles, huit générations, pour transformer sur place le Celte irlandais en une sorte 230 CHAPITRE XIII. d’Austalien ; deux siècles et demi, dix ou douze gé- nérations au plus, ont suffi pour substituer le Yan- kee à l'Anglo-Saxon!. — Qu'on juge, après cela, des effets qu'ont pu, qu'ont dû produire sur l’homme des séries de siècles, des centaines de générations, alors que les populations entièrement ou à demi sauvages subissaient à peu près sans défense aucune toutes les influences exercées par des terres nouvelles et lut- taient à la fois contre la nature animale et végétale, contre les forces physico-chimiques qui avaient jusque-là régné sans partage! Combien la lutte pour l'existence devait être ici plus rude et plus meurtrière qu’elle ne l’est de nos jours pour ces voyageurs, pour ces pionniers dont nous admirons pourtant le courage! Combien les traces de cette lutte devaient être plus profondes et plus durables! Certes tout lecteur qui aura présent à l’esprit ce que nous ont enseigné les races animales, et qui tien- dra compte de toutes ces circonstances de temps et de lieu, ne s’étonnera plus de trouver entre les groupes humains, considérés comme de même espèce, les différences qu’on y remarque; il sera plutôt sur- pris qu'elles ne soient pas beaucoup plus grandes encore. | Les polygénistes, qui veulent voir dans ces diffé- rences des caractères d'espèce, sont bien forcés de les considérer comme primitives et invariables, car ac- 1. La plupart des essais sérieux de colonisation accomplis sur le territoire des États-Unis ne remontent guère qu'à 1629, époque où les puritains commencèrentà peupler le Massachusetts, et ce n’est qu’en 1681 que Penn reçut en don de Charles IT la contrée qu'il paya aux indigènes et qui a conservé son nom. FORMATION DES RACES HUMAINES. 231 corder qu’elles peuvent être accidentelles et chan- geantés, ce serait pour eux convenir de la faiblesse, ou mieux de la nullité des arguments qu'ils em- pruntent à cet ordre de considérations, et en réalité ils n’en ont pas d’autre.— Or, cette nécessité les met en présence d’une alternative dont les conséquences sont en tout cas contraires à leur doctrine. — Ou bien ils étendront leurs idées aux autres êtres orga- nisés, afin de faire rentrer l’homme dans des lois générales , et nieront la variabilité de l’espèce ani- male, comme ont essayé de le faire d’une manière plus ou moins nette quelques-uns d’entre eux!; ou bien, tout en recoñnaissant que l’espèce animale et végétale peut se modifier ainsi que nous l’avons in- diqué, ils persisteront à soutenir que les espèces hu- maines sont invariables. Dans le premier cas, la doctrine polygéniste se met en contradiction flagrante avec des faits journaliers, connus de tout le monde, tombés dans la pratique industrielle la plus vulgaire , et dont nos études ac- tuelles n'ont fait en réalité que préciser les limites et la portée scientifique auprès de nos lecteurs. Dans le second cas, la doctrine polygéniste fait de l’homme une exception unique et inexplicable. — Forcée de voir en lui un être organisé et vivant, elle n’en affirme pas moins qu’il échappe à des lois qui régissent tous les autres êtres de même nature; elle le met en dehors de la physiologie générale. Quels arguments apporte-t-elle à l’appui de cette singulière 1. Voy. surtout l'Histoire monumentale des chiens dans Types of Mankind. 232 CHAPITRE XIII. assertion? Aucun : elle se borne à déclarer qu’il en est ainsi! ; mais par cela même il lui faut nier des faits aujourd’hui trop nombreux, appuyés de témoi- gnages trop divers et trop précis, pour pouvoir être mis en doute. En résumé la doctrine polygéniste explique la per- sistance du type égyptien et tous les cas analogues, soit; mais elle ne saurait rendre compte de la trans- formation des Irlandais de Flews, de la formation de la race yanlee, non plus que de tous les faits sem- blables. — En outre, elle conduit inévitablement soit à séparer l’homme de tous les autres êtres organisés dans des questions où l'identité générale de nature commande la similitude des phénomènes, soit à le maintenir à côté d'eux, mais en attribuant aux ani- maux des qualités que nous savons positivement leur manquer. La doctrine monogéniste, appuyée sur ces actions de milieu qui se manifestent partout, rend compte à la fois de la constance des caractères et de ieurs varia- tions; elle accepte tous les faits constatés et n’est en contradiction avec aucun : elle ne fait de l'homme physique que ce qu'il est réellement, un être orga- nisé et vivant, soumis en cette qualité à toutes les influences , à toutes les lois de la physiologie géné- rale commune à tout ce qui vit. Jusqu'ici les deux doctrines avaient pu paraître à peu près également fondées; il était permis d'hésiter. Mais ici il se manifeste entre elles un contraste sérieux, et de nature telle que tout homme libre 1. Voy. les Xaces of man du dceteur Knox. FORMATION DES RACES HUMAINES. 233 d'opinion préconçue, et se plaçant uniquement sur le terrain des sciences naturelles, devrait peut-être adopter dès à présent la doctrine de l’unité de l'espèce. — Nous ne demandons pourtant pas que le lecteur se décide encore : nous tenons à lui montrer com- ment le contraste, déjà si marqué, se prononce de plus en plus, et toujours dans le même sens, à me- sure qu'on pénètre davantage dans l'intimité des phénonènes et dans l'application des lois de la phy- siologie. XIV Du croisement chez les plantes et les animaux. — Métissage et hybridation. Nous avons vu dans le chapitre vi combien est considérable le rôle joué dans la formation des races par la sélection naturelle ou artificielle; mais nous n'avons encore examiné que le cas où les deux pa- rents sont de la même race. — Or, l’éleveur qui veut améliorer et diversifier ses produits, l’horticulteur qui cherche à perfectionner, à varier ses fruits et ses fleurs, ne se renferment ni l’un ni l’autre dans d’aussi étroites limites. Souvent ils empruntent le père et la mère à deux races différentes, souvent en- core ils rapprochent et marient deux individus ap- partenant chacun à une espèce distincte ; ils opèrent ainsi ce qu'on a appelé des unions croisées ou des croisements. Des faits de même nature se produisent en dehors de l’action de l’homme. L'étude des phénomènes qui se manifestent alors est pour nous d’une importance capitale, et que le: lecteur doit déjà pressentir. — Dans aucun autre MÉTISSAGE ET HYBRIDATION. 235 ordre de fonctions, les êtres organisés ne se rappro- chent autant que dans celles qui ont la reproduction pour objet. Il y a ici non plus seulement des ressem- blances générales, mais de véritables identités. Or on verra que l’étude de ces fonctions, faite chez les ani- maux et les plantes au point de vue de la question qui nous occupe, conduit à deux résultats également importants. D'une part, elle confirme tout ce que nous avons dit de l’espèce et justifie les termes de la définition que nous avons proposée ; d’autre part, elle différencie nettement l'espèce et la race, et donne le moyen de les distinguér. — Ce terme de compa- raison une fois acquis, l’application à l’homme en sera facile, et le lecteur jugera mieux encore que par tout ce qui précède laquelle des deux doctrines que nous comparons l’une à l’autre concorde avec les faits, laquelle est en opposition avec eux. Définissons d’abord quelques termes qui vont re- venir à chaque instant. — Les botanistes ont désigné _depuis longtemps par le mot d’Aybride le produit d’un croisement quelconque; mais, éclairés par l’expé- rience, ils ont distingué de bonne heure les hybrides vrais des faux hybrides. Tout a confirmé la justesse de cette distinction. D'autre part, les zoologistes ont généralement employé le nom de métis, passé aujour- d'hui dans le langage des éleveurs. En conservant ces deux termes, nous en étendrons la signification aux deux règnes. — Le métis sera l'animal ou le végétal produit par le croisement d’in- dividus de races différentes! ; l’hybride sera l’animal 1. Nos métis répondent aux hybrides faux des botanistes, aux métis homoîides de M. Isido re Geoffroy. 236 CHAPITRE XIV. ou le végétal produit par le croisement d'individus de deux espèces différentes '. Ces deux sortes de croi- sements seront d’ailleurs exprimés par les termes de métissage et d'hybridation. Celui-ci est consacré par un usage général chez les botanistes ; le premier est employé fréquemment par les zootechnistes. Tous deux devront d’ailleurs s’appliquer aux animaux aussi bien qu'aux végétaux. Occupons-nous d’abord du métissage dans les deux règnes, et distinguons, comme lorsqu'il s’est agi de la sélection, le cas où les forces naturelles agissent seules de celui où l’intervention de l’homme joue un rôle toujours considérable et parfois prépondérant. Le métissage naturel chez les végétaux semble d’abord assez difficile à comprendre. — Les plantes, les arbres sont fixés au sol, les pistils et les étamines soudés à demeure et protégés d'ordinaire par une double enveloppe?. II semble impossible que le mé- lange des races s'opère. — Mais des étrangers pénè- trent dans ces asiles si bien clos en apparence. Le vent par exemple secoue les anthères ouvertes®, se charge du pollen qu’elles laissent échapper, et vient le déposer sur des stigmates* auxquels il n’était pas destiné. Les insectes, surtout ceux qui vivent de butin 1. Nos hybrides répondent aux hybrides vrais desbotanistes, aux métis hybrides de M. Isidore Geoffroy. 2. Par les feuilles du calice et de la corolle. On sait que l’un des deux manque souvent. 3. L’anthère est un petit sac membraneux porté à l’extrémité du filet de l’'étamine (organe mâle), et dans lequel se développe le pollen ou poussière fécondante des végétaux. | 4. Le stigmate est l’extrémité du pistil (organe femelle) sur le- quel le pollen se dépose lors de la fécondation. MÉTISSAGE ET HYBRIDATION. 231 et pénètrent jusqu'au fond des corolles pour y trou- ver leur propre. vie, sont encore des agents très-ac- tifs de croisement. Leur corps se couvre de poussière fécondante ; ils la transportent avec eux, la secouent pour ainsi dire de fleur en fleur, et si la fécondation est possible, il est clair qu’elle doit s’accomplir. — Or, de race à race, elle n’est pas seulement possible, elle est extrêmement facile et se passe journellement sous n0S yeux. La constatation de ce fait suivit de près la décou- verte de l'existence des sexes chez les végétaux. Dès 1744, Linné attribua au croisement l’apparition des tulipes flambées ou panachées qui se montraient au milieu des semis de graines provenant de fleurs uni- colores. Cette observation a été cent fois confirmée, . non pas seulement sur la tulipe, mais sur une foule d’autres plantes. En même temps, on reconnut qu’à la suite de ces unions croisées toutes les parties de l'organisme végétal pouvaient présenter un mélange de caractères analogue à celui qu'avait trahi la colo- ration des tulipes. — Parmi tous les exemples que nous pourrions citer ici, nous en choisirons un dû à M. Naudin, aide-naturaliste au Muséum, et qui s’est occupé depuis plusieurs années avec un remarquabie succès de toutes les questions se rattachant à celle que nous traitons nous-même. Dans une seule an- née, cet observateur suivit avec soin le développe- ment de plus de douze cents courges; il vit les graines extraites d’un-même fruit reproduire toutes les races que renfermait le jardin livré à ses études. Or, on sait combien les courges différent entre elles sous le rapport de la forme, du volume, de la qua- 238 CHAPITRE XIV. lité, etc. — Certes aucun fait ne peut mieux démon- trer l’égalité de l’action exercée par les poussières fécondantes de ces individus, si différents en appa- rence; rien ne peut mieux démontrer que de race à race, quelque disparates que soient les caractères ac- quis, la fécondation s’opère avec la même facilité qu'entre les individus le plus entièrement semblables entre eux. Nous retrouvons exactement les mêmes circon- stances dans le métissage naturel et spontané des animaux. Bien plus, facilité par la locomotion dont jouissent ces derniers, il s’accomplit journellement dans nos fermes, dans nos maisons, dans nos basses- cours, dans nos chenils, malgré les efforts et la sur- veillance du maître. — Tous les éleveurs savent par expérience que la difficulté n’est pas de croiser les races, mais bien de les maintenir pures en empé- chant le sang étranger de venir se mêler à celui que l’on préfère. — Là aussi se constate bien souvent chez les mères mal gardées cette égalité d’action dont les végétaux nous ont fourni un exemple si frappant. On a vu des chiennes courtisées successi- vement par des mâles de diverses races mettre bas des petits qui accusaient le mélange de trois sou- ches différentes. — Tout s'était passé chez elles comme dans les courges de M. Naudin. Il est presque inutile d’ajouter maintenant que le métissage artificiel ne présente aucune difficulté, et que les unions croisées de cette espèce, accomplies sous le contrôle de la volonté de l’homme, sont aussi sûrement fécondes que celles qu’il peut former entre individus de même race. Aussi nous bornerons-nous PAPE MÉTISSAGE ET HYBRIDATION. 239 à rappeler qu’elles sont depuis longtemps entrées dans la pratique journalière et qu’elles constituent un des procédés le plus fréquemment employés pour améliorer, modifier, diversifier les végétaux aussi bien que les animaux sur lesquels s'exerce l’indus- trie humaine. Nous n’ajouterons qu'une seule remarque, dont l'importance ressortira de la comparaison avec d’au- tres faits. Nous avons dit dans une autre étude com- ment, à force de perfectionner une race animale ou végétale, on arrivait souvent à diminuer d’une ma- nière sensible, parfois à éteindre complétement chez elle les facultés de reproduction. Dans ce cas, le croisement avec une race moins modifiée ravive en quelque sorte ces facultés. — Par exemple, des porcs de race anglaise, importés en France, où ils avaient cessé de se reproduire après quelques générations, redevinrent féconds dès qu’on les croisa avec la race locale, plus maigre et moins précoce, mais plus ro- buste et moins éloignée du type primitif!. La vigueur de l’une vint évidemment en aide à la faiblesse de l’autre. — Ici encore le règne végétal présente des faits tout semblables. En résumé, le métissage, c’est-à-dire le croisement entre individus de races différentes, est toujours facile, et les résultats en sont aussi certains que ceux de l’union des individus appartenant à la même race. Bien plus, dans certains cas, la fécondité s’accroît ou reparaît sous l'influence de ce croisement. — L’hy- 1. Ce fait m'a été communiqué par M. le marquis de Ginestous, président du comice agricole du Vigan. 240 CHAPITRE XIV. bridation, c’est-à-dire le croisement entre individus d'espèces différentes, va nous montrer des faits diamé- tralement opposés. Voyons d'abord ce qu’elle est chez les végétaux qui se reproduisent sans l’intervention de l’homme. Dans ies champs comme dans nos jardins, les con- ditions générales de l'hybridation ne diffèrent pas de celles du métissage. Dans les champs mêmes, les chances de croisement semblent être bien plus mul- tipliées entre espèces qu’entre races, car le nombre des premières qui fleurissent en même temps est in- finiment supérieur à celui des races sauvages pro- venant d’une seule d’entre elles, et les agents de fécondation sont les mêmes. Les abeïlles et les co- léoptères volent indifféremment de l’une à l’autre; pour les espèces comme pour les races, les vents se- couent le pollen avec la même énergie, le répandent avec la même profusion. — Par conséquent, si tout se passait d'espèce à espèce comme de race à race, les hybrides devraient être au moins aussi communs que les métis. Eh bien ! en est-il ainsi? Entrons ici dans quelques détails, et le lecteur jugera par lui-même. Sous l'influence de la magnifique découverte de l'existence des sexes dans la fleur, Linné crut voir des hybrides dans la majorité des espèces végétales : il crut en outre avoir confirmé ses idées à ce sujet par l’observation directe, et décrivit, comme autant d'hybrides résultant du croisement d’espèces ac- tuelles, dix-sept individus. Mais de Candolle, sou- mettant au contrôle d’une science plus avancée les faits signalés par le père de la botanique moderne, les regarda tous comme erronés, et lui-même, après MÉTISSAGE ET HYBRIDATION. 241 avoir fait l'inventaire de tous les cas qu'il pouvait croire bien avérés et qu'avaient recueillis les bota- nistes de tous pays, n’en comptait qu'environ qua- rante. Mais bon nombre des observations acceptées par lillustre auteur de la Physiologie végétale ont été regardées à leur tour comme inexactes ou très- douteuses. Bien que l'attention, de plus en plus éveillée , ait amené des recherches plus actives, le nombre des cas de cette nature bien constatés ne s’est pas accru d’une manière très-sensible. À me- sure qu’on y regarde de plus près, il semble au con- traire décroître’; et en définitive ce nombre est demeuré tellement restreint, que des botanistes émi- nents semblent admettre l’hybridation naturelle plu- tôt à titre de théorie que de fait expérimental. Évidemment on ne peut tirer de ce court histo- rique qu'une seule conclusion : c’est que les hybrides naturels sont chez les végétaux d’une rareté extrême. Que serait même une quarantaine de cas recueillis dans l’espace de plus d’un siècle, si l’on songe à la multitude des espèces qui tous les ans fleurissent pêle-mêle et dans les conditions les plus propres à fa- voriser le croisement? Que devient ce chiffre, sur- tout si on le met en regard de ces milliers de métis qui se forment constamment sous nos yeux? — Constatons d’ailleurs, avec tous les botanistes, que l’hybridation naturelle n’est pas plus fréquente entre les plantes cultivées qu'entre les plantes sauvages, en sorte que nos jardins, surtout nos jardins de bo- 1. M. Decaisne pense que le chiffre des hybrides végétaux sé- rieusement constatés s'élève tout au plus à une vingtaine. 14 292 CHAPITRE XIV. tanique, offrent un champ de comparaisons rigou- reuses, lorsque nous opposons la fréquence des mé- tissages à la rareté des hybridations. Quand il s’agit des animaux, il y a plus d'intérêt à distinguer les espèces sauvages des espèces domes- tiques. L’hybridation des premières a été longtemps niée, et l’est peut-être encore, par certains natura- listes. Toutefois M. Isidore Geoffroy, qui a cité et discuté sévèrement dans son ouvrage tous les exem- ples rapportés par divers auteurs, en admet un cer- tain nombre comme bien démontrés. Or il résulte de cette discussion que la classe des oiseaux seule peut- être présente quelques cas de croisement fécond entre individus d'espèces différentes vivant en pleine li- berté. — M. Geoffroy, dont la parole emprunte ici une double autorité à ses études spéciales et à la ten- dance philosophique de ses doctrines, ne regarde comme authentique aucun des faits de cette nature signalés par divers auteurs chez les mammifères; et quant aux prétendus hybrides naturels de poissons décrits par les anciens zoologistes, ils ne sont aux yeux de M. Valenciennes que des espèces distinctes, mais qu'on n'avait pas encore su caractériser. Peut- être quelques-uns de ceux qu'on a cru trouver, en très-petit nombre, chez les insectes, méritent-ils de prendre place dans la science ; mais M. Isidore Geof- froy regarde comme plus que douteux tout ce qui a été dit à ce sujet des mollusques'. — Aucun autre 1. À part toute autre considération, le témoignage de M. Isi- dore Geoffroy, lorsqu'il est contraire à des assertions émises au sujet de prétendus hybrides sauvages, doit avoir d'autant plus de poids, que ce savant, en rejetant les faits dont il s’agit, s’en- MÉTISSAGE ET HYBRIDATION. | os groupe du règne animal n’est indiqué comme ayant fourni des hybrides sauvages, si bien qu'en somme le chiffre des cas authentiques constatés chez les ani- maux est tout au plus égal à celui qu'ont présenté les végétaux. Dès que la domestication intervient, les croise- ments entre espèces différentes deviennent plus fré- quents. Nous avons vu comment l'instinct et les fonctions de la reproduction étaient exaltés chez quelques-unes des races soumises par l’homme. Il n’est donc pas étrange de voir deux espèces voisines se croiser parfois, alors même que l’une d’elles s°u- lement a subi l’action exercée par l'esclavage. — C'est ainsi que nos chiens s'unissent de temps à autre au loup, nos chats à diverses espèces de chats sau- vages!, et ces unions sont fécondes. Des faits de même nature ont été maintes fois signalés chez d’au- tres mammifères et chez les oiseaux, mais ils se sont passés entre individus maintenus en captivité dans des ménageries, dans des volières, et rentrent par conséquent dans les cas d’hybridation artificielle, qui vont maintenant nous occuper. De tout ce qui précède on peut conclure que, chez les espèces animales ou végétales livrées à elles- mêmes, l’hybridation est excessivement rare. L’in- tervention active de l’homme a considérablement lève en quelque sorte des armes à lui-même. Il est vrai qu'il lui en reste assez, et de bien meilleures, pour combattre les exagé- rations de l’école positive, contre laquelle il lutte dans cette por- tion de son livre. 1. M. Isidore Geoffroy, en rappelant les faits de cette nature consiznés dans les ouvrages de divers auteurs, en fait connaître de nouveaux. 2hh ” CHAPITRE XIV. multiplié ces unions ; mais, chose bien remarquable, elle n’en a presque pas reculé les limites Linné avait cru au croisement entre espèces de familles différentes. On reconnut bientôt qu'il était allé beaucoup trop loin. — Dès 1761, Kœlreuter fit connaître les premiers résultats des belles recherches qu'il continua pendant vingt-sept ans, et posa les règles qu'ont de plus en plus confirmées toutes les recherches entreprises depuis lors. Or, parmi les lois découvertes par Kœlreuter, il en est une qui ne souffre pas d'exception. Jamais on ne parvient à croiser des espèces appartenant à deux familles diffé- rentes'. Entre genres différents même, l’hybridation est très-rare, toujours diflicile, ou même impossible dans certaines familles. Enfin il est des familles en- tières qui paraissent se refuser d’une manière absolue au croisement des espèces; nous citerons surtout celle des cucurbitacées, si bien étudiée par M. Naudin, et où nous avons constaté un croisement de races si facile, si universel. Dans jes genres où l’hybridation est le plus facile, lorsqu'on opère sur les espèces qui se prêtent le mieux à l'expérience, de grandes et très-minutieuses précautions sont toujours nécessaires pour accroître les chances de succès. — II faut isoler absolument la fleur qui doit jouer le rôle de mère; enlever avec soin toutes les étamines avant que le pollen ne soit 1. Je crois devoir rappeler aux lecteurs peu familiers avec le langage des naturalistes que les mots famille et genre sont pris ici dans un sens technique, et désignent des groupes de valeur différente dans la classification des végétaux et des animaux. Une famille renferme plusieurs genres. MÉTISSAGE ET HYBRIDATION. 245 développé ; déposer sur le pistil avec un pinceau le pollen emprunté au père, et maintenir l'isolement jusqu'à ce que la réussite de l’opération soit hors de doute. En dépit de toutes ces précautions, on échoue souvent, tant il est vrai que l’hybridation, sans être complétement en dehors des lois de la nature ac- tuelle, ne semble pouvoir se montrer qu’à titre d’ex- ception. Deux faits généraux, bien propres à faire sentir la différence qui existe entre le croisement des espèces et le croisement des races, ressortent d’ailleurs de toutes les recherches poursuivies dans cette direction. — Kælreuter et tous ses successeurs déclarent que toute fleur ayant subi, même le moins possible, l’action du pollen de sa propre espèce devient absolument inca- pable d’être fécondée par un pollen étranger. Quelle différence avec l’égalité d'action que nous ont si bien montrée les pollens des races les plus éloignées! —En outre tous les expérimentateurs s’accordent à recon- naître que, dans l’hybridation, la fécondité est tou- Jours remarquablement diminuée, et parfois dans d'énormes proportions. Ici encore il y a opposition complète entre elle et le métissage, qui ne diminue pas, qui au contraire accroît souvent cette même fé- condité. Le croisement artiticiel des espèces présente chez les animaux exactement les mêmes phénomènes que chez les végétaux. — Chez eux aussi les faits se sont multipliés, le nombre des espèces croisées a augmenté par suite de l’intervention de l’homme, et ce résultat s’explique aisément. Ici, comme dans bien d’autres . cas, l’homme n’a fait que détourner un instinct pré- 246 _ CHAPITRE XIV. existant et le diriger vers le but qu’il se propose. Pour obtenir ces croisements, on sépare les individus de même espèce et on les rapproche d'individus d’es- pèces différentes. Quand l'instinct de la reproduction s’éveille, il parle haut, et ce n’est pas sans raison que nos campagnards désignent par le mot significatif de folie l’état dans lequel se trouvent alors les ani- maux. Ne trouvant pas à se satisfaire normalement, cet instinet, destiné à assurer la durée des espèces, s'égare, et transforme en époux de simpies compa- gnons de captivité. — Voilà comment on a vu s’unir, par exemple, le lion et le tigre, qui, libres dans leurs déserts, n’eussent certes jamais songé à de pareils embrassements!. Entre espèces depuis longtemps domestiquées, entre individus élevés et nourris en- semble, la communauté d’habitudes, la familiarité journalière, favorisent la déviation. Ainsi s’expliquent certaines amours bizarres signalées par divers au- teurs, et que nous avons pu nous-même constater dans un cas fort peu d'accord avec le proverbe qui fait du chien et du chat des ennemis irréconci- liables. Mais ces dernières unions sont-elles fécondes? Non, pas plus que celles que l’homme pratique entre végé- taux trop éloignés. — Ici comme dans le règne végé- tal, son intervention multiplie les cas d’hybridation, 1. Ces unions ont été fécondes. On cite surtout l'exemple d'un lion et d’une tigresse appartenant à une ménagerie ambulante et qui produisirent successivement cinq portées. Le père était né lui-même en captivité, et était fils d’un lon de Barbarie et d’une lionne du Sénégal. La mère était originaire de Calcutta. (Histoirè naturelle des mammifères, par M. Paul Gervais, professeur à la aculté des sciences de Montpellier.) MÉTISSAGE ET HYBRIDATION. 947 sans pour cela reculer les limites fort étroites au- delà desquelles cesse ce phénomène. M. Isidore Geof- froy a montré ce qu'il fallait penser de certains faits cités comme preuve d’un croisement entre espèces de familles différentes. Pas plus pour les animaux que pour les plantes, l’hybridation n’est encore allée jusque-là. De l’ensemble des faits réunis et discutés par le juge si compétent que je viens de citer, il résulte en outre que si les unions fécondes entre espèces de genre différent sont incontestables, elles sont néanmoins bien plus rares que les croisements entre espèces congénères. Celles-ci elles-mêmes sont loin d’être nombreuses, surtout dans les groupes élevés. — Il y a donc, sous tous les rapports, identité entre les deux règnes. Ce fait est d'autant plus remarquable que l’hybridation artificielle des animaux remonte à la plus haute antiquité, au moins pour quelques- unes de nos espèces domestiques. Le mulet était connu des Hébreux avant l’époque du roi David, des Grecs dès le temps d’'Homère, et les hybrides qu’en- fante le croisement du bouc avec la brebis, du bé- lier avec la chèvre, avaient reçu des Romains des noms différents. Un autre point de ressemblance se manifeste entre les hybridations animales et végétales dans l’incer- titude des résultats, dans la diminution de la fécon- dité. — À la ménagerie du Muséum, des singes d’es- pèces parfois très-voisines s'unissent fréquemment entre eux, et pourtant M. Geoffroy ne compte que trois cas d’unions fécondes. — On a tenté au Muséum, à diverses reprises, de reproduire ces titires et ces 248 CHAPITRE XIV. musmons! que connaissaient si bien les éleveurs ro- mains : Buffon et Daubenton en obtinrent deux exemples; M. Isidore Geoffroy a été moins heureux, tandis que ces mêmes hybrides sont dans l'Amérique du Sud l’objet d’une industrie sur laquelle nous re- viendrons. — Le croisement du lièvre et du lapin, tenté des milliers de fois, et probablement sur tous les points du globe où se rencontrent ces deux es- pèces, par des éleveurs aussi bien que par des sa- vants, a constamment échoué, excepté dans deux ou trois cas, sans que rien permette de juger des con- ditions qui ont amené ces succès exceptionnels?. — Tous les amateurs d’oiseaux savent combien sont irrégulières les couvées, d’ailleurs faciles à obtenir, du canari marié à notre cini ou à notre chardonne- ret, etc. — Une oie ordinaire croisée avec le cygne chanteur ne donna à Frédéric Cuvier qu’un seul œuf fécond sur neuf qu’elle avait pondus. — Enfin, en tenant compte de tous les faits connus, on voit qu'il n'existe peut-être que deux espèces, l’âne et le che- 1. Le premier est le fils du bouc et de la brebis, le second des- cend du bélier et de la chèvre. 2. On trouvera tous les détails relatifs -aux léporides issus de ce croisement dans une brochure où M. Broca, secrétaire général de la Société d'anthropologie, aborde avec beaucoup de savoir et d'esprit, mais dans un sens tout opposé, plusieurs des questions que nous avons traitées ici. (Recherches sur l’hybridité en général et sur l'hybridité humaine en particulier.) M. Broca donne en particulier des details très-circonstanciés sur les léporides oh- tenus par M. Roux, président de la Société d'agriculture de Ja Charente, qui a fondé sur le croisement dont nous parlons une véritable exploitation. M. Broca, qui a fait deux fois le voyage d’Argoulème pour étudier les procédés d’élevage de M. Roux, na d'ailleurs pas été plus heureux que la presque totalité de ses de- vanciers, malgré de nombreuses tentatives. MÉTISSAGE ET HYBRIDATION. 229 val, dont le croisement soit à peu près toujours et par- tout fécond. Ici, quelle que soit l’espèce qui fournisse le père ou la mère, le succès paraît être également assuré. Si le bardot fils du cheval et de l’ânesse est plus rare que le mulet issu de l’âne et de la jument, le fait ne doit être attribué qu’au choix de l’homme, qui ne saurait tirer du premier, toujours plus petit et plus faible, d’aussi bons services que du second. Nous venons d'examiner, succinctement il est vrai, ce que sont chez les végétaux et les animaux le métissage et l’hybridation accomplis soit sous la seule influence des conditions normales, soit sous la direc- tion imprimée par la volonté et l'intelligence de l’homme. — Ce que nous avons dit suffit, pensons- nous, pour mettre hors de doute une grande vérité générale, à savoir que, naturel ou artificiel, chacun de ces phénomènes présente ses caractères propres et que, dans les deux règnes ces caractères sont iden- tiques et ressortent des mêmes lois. Or il existe entre les ordres de faits embrassés par le métissage et l’hybridation des différences pro- fondes qu’il ne sera pas inutile de résumer. — Le métissage, c’est-à-dire le croisement de race à race, est partout et toujours facile, quelque différentes que soient les races; il s'effectue journellement entre in- dividus entièrement livrés à eux-mêmes, et l’homme a souvent plus de peine à l'empêcher qu’àle produire. Sous son influence, la fécondité demeure régulière ; elle est égale et parfois supérieure à celle qui se ma- nifesterait dans l’union de deux individus de même race, — L’hybridation, c’est-à-dire le croisement d’es- pèce à espèce, est dans l'immense majorité des cas 250 CHAPITRE XIV. — MÉTISSAGE, ETC. impossible, alors même que les espèces mises en rapport présentent en apparence les affinités les plus prononcées. Extrêmement rare chez les individus sauvages et libres, elle n’a guère lieu entre indi- vidus, domestiques ou captifs, qu'à l’aide de ma- nœuvres, de procédés qui échouent fréquemment. Sous son influence, même dans les cas les plus fa- vorables, la fécondité, à une seule exception près, devient irrégulière et se trouve diminuée dans une proportion souvent énorme. Tels sont les résultats généraux auxquels conduit l'étude des unions croisées, considérées en elles- mêmes et dans leurs suites immédiates. À eux seuls, ces résultats fourniraient presque les moyens de re- connaître si deux individus différant plus ou moins l’un de l’autre appartiennent à deux races d’une même espèce ou bien à deux espèces distinctes. Nous allons voir cette conséquence pratique devenir bien plus évidente par l'examen des produits des croise- ments. ES XV Des produits du croisement chez les plantes et les animaux. — Métis et hybrides. — Caractère fondamental de la race etl> "espèce. La manière dont les caractères se transmettent au métis ou à l’hybride dans le croisement des races et des espèces, les différences qui distinguent ces deux cas ont été très-diversement appréciées par les philo- sophes aussi bien que par les expérimentateurs. Nous pourrions opposer ici Kant à Maupertuis et à Burdach, M. Godron à Girou de Buzareingues. La doctrine de Kant conduit à regarder les hybrides comme devant être nécessairement moyens entre les deux espèces! ; celle de Maupertuis présente ce carac- tère comme devant être attribué aux métis des races les plus voisines possible, et à plus forte raison aux 1. On doit à M. Isidore Geoffroy d’avoir rappelé l’attention des naturalistes et des anthropologistes sur le travail où Kant a ex- primé ses idées sur cette question. — M. Prosper Lucas a discuté J'opinion de Maupertuis. 252 CÉPAPIT RE CV: — métis de variété. — Ce désaccord nous apprend à lui seul que des deux parts on s’est laissé aller à des exagérations. Sans entrer dans des détails qui nous entraîneraient beaucoup trop loin, nous dirons que l’ensemble des faits très-nombreux signalés par une foule d’auteurs conduit à adopter, à peu de chose près, l'opinion de M. Lucas, qui regarde toute union croisée comme devant donner naissance à un produit mixte, et la théorie rend facilement compte de ce ré- sultat. — En effet on sait déjà que les deux sexes ten- dent à se reproduire dans leur descendant chacun avec tous ses caractères! ; on sait aussi que les divers 1. Cette règle, une des plus constantes de l'hérédité, est beau- coup trop généralement oubliée par un grand nombre d’éleveurs. — Si son importance était mieux connue, on ne verrait pas sur- tout persister l'étrange engouement dont le cheval pur sang, le cheval de course anglais, est l’objet de la part de ceux qui veulent régénérer nos races chevalines dans un intérêt d'utilité publique. Cette race tout artificielle a été créée en vue d’un but unique qu’elle atteint admirablement. On lui demande de dépenser le plus de force possible dans le moins de temps possible. Par cela même, elle est absolument impropre à rendre les services qui exigent des efforts soutenus pendant un temps considérable. Or, l'étalon pur sang ne transmet pas à son poulain sa force seule; il lui transmet aussi sa manière de dépenser cette force, sa délica- tesse, son irritabilité nerveuse... Voilà pourquoi les croisements de ce genre ont eu de si tristes résultats pour nos agriculteurs, comme l’a fort bien montré M. Richard (du Cantal). Avec l’hono- rable vice-président de la Société d’acclimatation, on peut dire que l'angl manie mal entendue des hommes qui exercent sur les questions chevalines une influence prépondérante a fait dépenser à la France plus de cent millions pour compromettre notre pro- duction. On assure que l’expérience va être tentée de nouveau. Nous ne craignons point de prédire que le résultat sera encore le même. Au reste, on sait très-bien en Angleterre tout ce que nous indiquons ici, et lorsqu'il s’agit de chevaux de service , et non de chevaux de luxe et de jeu, les Anglais viennent nous acheter des reproducteurs pris dans les excellentes races que possède la France. MÉTIS ET HYBRIDES. 253 caractères d’une race présentent, relativement les uns aux autres, une indépendance telle qu’il en estde presque indélébiles à côté de ceux qui se transfor- ment le plus aisément. Lors donc que deux races se croisent, pour que l’une d’elles fût seule représentée dans le produit, il faudrait que tous ses caractères sans exception fussent d’une ténacité supérieure à celle des caractères correspondants de la race antagoniste. Or, si cette coïncidence n’est pas rigoureusement im- possible, elle doit au moins être excessivement rare. Sans donc nier d’une manière absolue qu'il puisse se produire des faits de ressemblance unilatérale", nous croyons qu'ils doivent être beaucoup plus rares que ne semblent l’admettre la plupart des écrivains. Dans bien des cas cités comme exemples de cette sorte d’hérédité , les observateurs ne mentionnent qu'un seul caractère, la couleur par exemple, et se taisent sur tous les autres. Souvent aussi les indivi- dus dont il s’agit n’ont été observés que peu après leur naissance. — Or, chez les végétaux comme chez les animaux, qu’il s'agisse de métis ou d’hybrides, il arrive parfois que les caractères changent avec l’âge, et que la ressemblance du produit passe pour ainsi dire d’un parent à l’autre. Girou a vu des veaux issus d’un taureau noir et d’une vache rousse présenter souvent la couleur de la mère pendant leur jeune àge et revêtir plus tard celle du père. — Parfois la nature mixte d’un hybride ne se révèle que dans ses {. On a désigné par les mots de ressemblance unilatérale les cas où le fils reproduit les caractères d’un seul de ses parents, et par l'expression de ressemblance bilatérale ceux où le fils ressemble à la fois au père et à la mère. 15 254 CHAPITRE XV. propres enfants. Girou de Buzareingues a donné l’his- toire d’une famille de chiens, d’où il résulte qu’un métis d’épagneul et de braque ressemblant lui-même àun braque pur, et uni à une chienne braque de race pure, a donné naissance à de véritables épa- gneuls, ne manifestant ainsi le croisement d’où il était sorti que dans sa descendance. . Toutefois M. Isidore Geoffroy a mis hors de doute que les hybrides sont généralement plus constants et se rapprochent d'ordinaire bien plus de la moyenne que les métis de races, et surtout les métis de varié- tés. — C’est parmi ces derniers que l’on constate le plus de cas de ressemblance unilatérale, ou parais- sant telle, et que les frères diffèrent le plus entre eux. C’est ainsi que M. Geoffroy a vu le croisement du daim noir et du daim blanc produire des métis alter- nativement blancs, noirs, gris, ou tachés de noir et de blanc. — En revanche, les métis de races ancienne- ment fixées se rapprochent des hybrides sous ce double rapport. La stabilité ou l'instabilité des caractères pa- ternels et maternels se révèle ainsi dans les descen- dants. — Les faits de cette nature, observés entre groupes humains, peuvent donc jeter quelque lumière sur la question générale qui nous occupe, et sur quel- ques-unes des questions secondaires qui s’y rattachent. La ressemblance du fils avec le père et ia mère de races ou d’espèces différentes peut résulter de deux causes bien distinctes. — Les caractères propres à chacun des parents peuvent se juxtaposer sans être sensiblement altérés, ou bien ils peuvent se fondre pour ainsi dire les uns dans les autres de manière à donner au produit des caractères intermédiaires. MÉTIS ET HYBRIDES. 255 Y a-t-il là le moyen de distinguer le métis de l'hy- bride ? Un certain nombre d’auteurs ont pensé qu’il en est ainsi et ont regardé la juxtaposition des caractères comme étant la conséquence du croisement de deux races, tandis'que la fusion indiquerait le croisement de deux espèces. — L'ensemble des faits nous paraît peu propre à confirmer cette règle générale. Qu'il s'agisse d’un métissage ou d’une hybridation chez les végétaux ou chez les animaux, la même espèce fournit souvent des faits manifestement contradic- toires. La plupart des races végétales qui donnent dans nos parterres des fleurs unicolores, mais de couleurs différentes, étant croisées entre elles, en- gendrent des fleurs qui tantôt reproduisent la teinte d’un des parents, tantôt présentent la teinte qui ré- sulterait du mélange sur une palette des deux cou- leurs primitives, tantôt enfin sont panachées par la juxtaposition de ces teintes. — Prosper Lucas parle d’un hybride de pigeon noir et de tourterelle blanche dont le plumage était en damier noir et blanc. — Girou à vu le croisement de bœufs noirs avec des vaches blanches donner des métis tantôt pies et tan- tôt gris, et selon Grognier ce dernier cas serait le plus fréquent chez les chevaux dans des circonstances semblables !, — On ne saurait donc tirer de conclu- 1. Je pourrais multiplier considérablement les citations rela- tives aux variations nombreuses que présente l’hérédité sous le rapport du mode de transmission des caractères: mais les quel- ques exemples cités suffiront, je pense. Les lecteurs curieux de connaître un plus grand nombre de faits les trouveront pour la plupart réunis dans les ouvrages de MM. Geoffroy, Godron, Prosper Lucas, et dans le Traité de physiologie de Burdach. 256 CHAPITRE XV. sions bien nettes de cet ordre de considérations; mais nous verrons que, même en acceptant comme vraie jusqu'à un certain point l’opinion que je viens de rappeler, les faits observés dans l'espèce humaine s’accorderaient fort bien avec la doctrine monogé- niste. | Tout ce que nous venons de dire des caractères physiques est également vrai pour les facultés et les instincts chez les animaux. — Quelques voyageurs affirment que les Esquimaux cherchent à croiser les chiennes de leurs attelages avec le loup, et que les hybrides résultant de ces unions sont à la fois plus forts, plus vigoureux, mais aussi bien plus féroces que les chiens de race pure. — En revanche, Bur- dach cite, d’après Marolles, l’exemple de semblables hybrides doux et maniables comme des chiens, et dont la souche sauvage ne se trahissait que par leur goût vorace pour la viande. — Parfois dans la même famille on rencontre les deux extrêmes, et les deux espèces que nous venons de citer fournissent encore un exemple curieux de ce mélange. Le croisement d’un chien et d’une louve produisit deux mâles sem- blables à la mère par la forme, par les mouvements, par l’aversion pour les hommes et les chiens. Une femelle de la même portée avait une tête de chien, se plaisait avec les individus de l'espèce paternelle, et avait pour les hommes beaucoup moins d’aversion que ses frères. Burdach, qui rapporte ce fait d’après Masch, emprunte au même auteur un fait tout sem- blable présenté par une famille de métis ayant pour père un sanglier et pour mère une truie. — Ces faits et bien d’autres que nous pourrions ajouter MÉTIS ET HYBRIDES. 257 ] encore trouveront leur application à l’histoire de l’homme. Abordons maintenant et étudions avec quelque dé- tail la question la plus intéressante sans contredit de celles qui se rattachent à la transmission des facultés que possèdent les parents. Les métis, les hybrides sont-ils féconds, et le sont- ils également? Peuvent-ils aussi bien les uns que les autres se marier entre eux et donner ainsi naissance à des séries de générations dont une paire, métisse ou hybride, aurait été le point de départ? En d’autres termes, existe-t-il naturellement ou peut-on former artificiellement des races métisses et des races hybrides, dérivant, les premières, de deux races différentes d’une même espèce, les secondes de deux espèces distinctes , et dont tous les représentants possèdent à des degrés plus ou moins marqués des caractères empruntés aux deux races ou aux deux espèces ? Le doute n’est pas permis quand il s’agit des métis. — Une expérience journalière s’accomplissant sans cesse, et parfois sans l'intervention de l’homme, prouve que les produits du premier croisement entre races végétales sont aussi féconds que les parents. — Nos parterres, nos potagers, nos jardins fruitiers présentent un grand nombre de races qui se sont fixées et caractérisées après avoir été obtenues par l'intervention soit de deux races préexistantes , soit de deux variétés. Le chiffre en serait certainement bien plus élevé encore sans les facilités que les procé- dés généagénétiques fournissent à l’agriculteur pour abréger sa tâche. Excepté lorsqu'il s’agit de végétaux annuels se reproduisant exclusivement par graines, le 258 CHAPITRE XV. jardinier se donne rarement la peine de constituer une race nouvelle, dont l'établissement exige tou- jours des soins plus ou moins prolongés. Il préfère employer les tubercules, les ognons, la greffe, le marcottage, etc., pour multiplier les variétés qui ont à un titre quelconque attiré son attention, et le mé- tissage n’est bien souvent employé qu’à produire ces variétés. Toutefois ces dernières même ont fourni à M. Go- dron une observation importante qui doit trouver sa place ici. Chez les métis, on ne remarque jamais une prédominance marquée des organes de la végétation sur les appareils floraux, organes de la reproduc- tion. — Ce fait seul atteste l'intégrité des fonctions reproductrices. Il indique que l'équilibre existant naturellement entre celles-ci et les autres fonctions de l’organisme a été respecté par le métissage. Nous verrons qu'il en est tout autrement dans les cas d’hy- bridation. | La fécondité des métis est peut-être plus universel- lement démontrée chez les animaux. Iei il n'existe plus ni greffes, ni marcottages pouvant reproduire à volonté l'individu résultant d’une seule union ceroi- sée. C'est seulement par la répétition des mariages qu'on peut établir et fixer une race mixte. — Or, que dit ici l'expérience? Ne nous apprend-elle pas qu'à quelque degré qu’on les prenne, ces mariages sont partout et toujours féconds, à moins qu'il n'existe quelque circonstance locale contraire? Nos métairies, nos champs sont remplis de races métisses, et si ces races se maintiennent, ce n’est que grâce à la sur- veillance. Dès que celle-ci se relâche, l'instinct de la MÉTIS ET HYBRIDES. | 259 reproduction, agissant sans contrôle, confond et mêle tous les sangs avec une promptitude qui atteste mieux que toute autre chose la parfaite fécondité des métis à n'importe quel degré. — Demandez au pre- mier éducateur venu ce qui arriverait, si on lâchait dans le plus pur troupeau de mérimos cinq ou six bé- liers de races différentes. Il vous répondra en vous montrant nos chiens de rues et nos chats de gout- tières. Là se fait en effet une expérience en grand et journalière ; là les races livrées à elles-mêmes et s’al- liant en tout sens ont produit cette multitude d’ani- maux qui n’ont plus de place précise dans nos cadres, mais qui, examinés avec soin et rapprochés métho- diquement, conduiraient par nuances insensibles et graduées à toutes nos races de chiens et de chats les mieux caractérisées !. — Chez les animaux comme chez les végétaux, la fécondité facile, continue, indé- finie, soit entre eux, soit avec les races mères, est donc un des caractères des mélis. Nous allons constater, en arrivant aux hybrides, le contraste le plus complet. Remarquons d’abord avec M. Godron, que dans l'hybride végétal, les organes servant à la nutrition, à l'entretien de l’individu, comme la tige et les feuilles, l’'emportent souvent d’une manière très-marquée sur ceux qui se rattachent à la vie de l'espèce, c’est-à-dire 1. Ce fait qui se passe sous nos yeux entre individus domesti- ques de races différentes, mais de même espèce, justifie l’appré- ciation portée par les naturalistes, lorsqu'il s’agit des races sau- vages. Le lecteur doit comprendre à présent toute la valeur qu'ont en botanique et en zoologie ces séries naturelles graduées dont nous parlions dans un de nos précédents chapitres. 260 CHAPITRE XV. sur les fleurs. De là résulte dans la plante plus de robusticité et de vigueur. — L’hybride animal le plus commun, le mulet, fils de l’âne et de la jument, pré- sente des faits analogues. Voilà pourquoi cet animal est si éminemment propre à rendre les services qui exigent une grande résistance à des fatigues long- temps soutenues. Mais cette circonstance à elle seule annonce que l’équilibre entre les deux ordres de fonc- tions a été rompu au détriment des fonctions de re- production, et en effet celles-ci sont tellement ré- duites, que certains naturalistes, même des plus éminents, les ont considérées comme devant toujours disparaître. C’est là une exagération. L’infécondité absolue des hybrides, professée par certains auteurs, attaquée ou défendue au nom de la religion dans les temps du moyen âge et de la renaissance, ne saurait être ad- mise en présence des faits précis enregistrés par la science. — En revanche, l’on a récemment exagéré d’une manière étrange et parfois présenté d'une ma- nière inexacte ces mêmes faits. Une courte discussion permettra au lecteur de juger par lui-même, et le convaincra que la fécondité chez les hybrides, nulle dans l’immense majorité des cas, se renferme tou- jours dans des limites extrêmement restreintes, et a même pour résultat de faire disparaître les traces du croisement. Parlons d’abord des hybrides végétaux. Kœlreuter, à qui l’on doit toujours remonter lors- qu’il s’agit de l'hybridation chez les plantes, n'a pas seulement constaté le fait général de l’infécondité des hybrides ; il a de plus rendu compte de ce phéno- MÉTIS ET HYBRIDES. 261 mène en soumettant à l'examen microscopique le cor- tenu des organes reproducteurs de ces êtres mixtes. De nombreux observateurs l’ont suivi dans cette voie, et de leurs travaux réunis il résulte que, dans l’im- mense majorité des cas, les anthères ne renferment plus de pollen proprement dit, mais seulement des granulations irrégulières et sans caractère. — L’élé- ment paternel a donc disparu. — Les ovaires con- tiennent un peu moins rarement des ovules en bon état. — L'élément maternel est donc moins rude- ment atteint que l'élément paternel. — Kœlreuter pensa qu’il pourrait suppléer à l'absence de celui-ci, et dans cet espoir il féconda artificiellement des fleurs hybrides avec du pollen emprunté à la plante père. Il obtint ainsi un végétal quarteron, c’est-à-dire tenant pour un quart à l'espèce qui avait fourni la mère, et pour trois quarts à l'espèce dont faisait partie la plante père. Parfois la fécondité se réveilla en partie dans ces plantes quarteronnes. En continuant ainsi, Kœælreuter ramena promptement au type paternel les descendants du premier hybride. D’autres expéri- mentateurs, employant le pollen de l'espèce mater- nelle, arrivèrent au même résultat. Dans les deux cas, par conséquent, il ne reste plus de traces de la pre- mière hybridation. Les hybrides de première génération, avons-nous dit, ne sont pas toujours absolument inféconds. Leur faculté de reproduction est seulement constamment amoindrie, et d'ordinaire dans d’énormes propor- tions!'; mais leurs graines ne reproduisent pas in- 1. On peut en juger par l'exemple suivant que cite M. Duchar- 262 - CHAPITRE XV. définiment le type mixte.de la plante qui les a pro- duites. — Ün certain nombre des individus sortis de ces graines, au lieu de ressembler à l’hybride dont ils descendent, reproduisent tous les caractères de l’une ou de l’autre des deux espèces primitivement croisées, si bien qu'en trois ou quatre générations toute trace du croisement a disparu. — Ce retour aux types naturels a souvent lieu dès le premier semis des graines hybrides. Dans une des expériences de M. Le- coq, le mirabilis à longues fleurs, vulgairement ap- pelé merveille du Pérou, avaït été fécondé par le pollen de la belle-de-nuit, ou mirabilis faux jalap. L'hybride obtenu était parfaitemeut intermédiaire entre les deux espèces; mais les graines qui en sortirent, mises en terre, reproduisirent toutes la plante pater- nelle, c’est-à-dire des beiles-de-nuit. — Dans d’autres cas, c’est au contraire la mère qui reparaïît de la même manière. Dans quelques expériences, on a vu les graines d’hybrides se partager pour ainsi dire entre les types paternel et maternel. M. Naudin, ayant croisé la primevère à grandes fleurs avec la pri- mevère officinale, obtint un hybride qui lui donna sept graines fertiles. De ces graines, trois produisirent des plantes entièrement semblables à la primevère officinale; de trois autres sortirent des individus que rien ne distinguait d’une variété bien connue de la primevère à grandes fleurs : une seule reproduisit l’hybride d’où elle était sortie, mais cet hybride de tre. Une fleur hybride de pavot ne donna que six grains fertiles, : tandis qu'une capsule non croisée de la même plante en conte- nait deux mille cent trente parfaitement développées. MÉTIS ET HYBRIDES. 263 seconde génération fut complétement stérile, si bien qu'ici encore toute trace d’hybridation disparut. Les hybrides quarterons dont nous avons déjà parlé sont quelquefois fertiles pendant plusieurs généra- tions. M. Lecoq, M. Naudin surtout, ont indiqué des faits intéressants sous ce rapport. — Toutefois, dans toutes leurs expériences, la fécondité s’est constam- ment montrée fort réduite ; les graines fertiles ont été peu nombreuses, il y a eu des retours fréquents au type paternel ou maternel, et les hybrides ont fini par s’effacer, La culture, qui est aux plantes ce que la domes- tication est aux animaux, s’est donc montrée ici im- puissante. Elle a bien pu rendre fertiles pendant un nombre extrêmement restreint de générations des hybrides qui, dans la nature, sont constamment sté- riles ; elle n’a pas pu encore fixer et faire durer chez les végétaux une seule race hybride comparable en quoi que ce soit à ces races mélisses que nous savons être si nombreuses, si faciles à obtenir, et qui s’éta- blissent d’elles-mêmes!. — Voilà le fait général, ce- lui qui embrasse et domine tous les faits particu- liers. 1. Les observations et les expériences de M. Godron démontre- ront peut-être que l’on connaît un exemple de race hybride végé- tale. On sait que l’origine du blé est inconnue. Or M. Esprit Fabre, d'Agde, en 1857, crut avoir montré que cette céréale pro- venait de la transformation d’un œgilops modifié par la culture. M. Godron regarda au contraire l’œgilops triticoides et le blé œgi- lops de M. Fabre comme n'étant, le premier qu’un hybride demi- sang d'œgilops et de froment, le second qu’un hybride quarteron des mêmes plantes dans lequel le froment serait intervenu deux fois. À l'appui de son opinion, il cite les produits qu’il a obtenus en opérant directement sur l'œgilops ovata et diverses races de 264 CHAPITRE XV. Passons maintenant aux animaux, et constatons que, s’il se produit quelquefois entre espèces sau- vages et libres des croisements féconds, les hybrides sortis de ces unions n’ont nulle part trahi d’une ma- nière quelconque leur aptitude à se reproduire dans les conditions normales. — On n’a par exemple ja- mais dit avoir rencontré des individus intermédiaires entre le loup ordinaire et le loup lycaon!. Si ce der- nier s’est reproduit en se croisant avec l'espèce ma- ternelle, ses fils, selon toute probabilité, sont retour- nés au type primitif, comme nous venons de le voir chez les végétaux. Dans les espèces domestiques, il en est parfois au- trement, surtout chez les oiseaux. Toutefois nous retrouvons ici tout ce que nous avons rencontré déjà dans les plantes. — Chez ces hybrides la fécondité est considérablement diminuée et s'arrête souvent de bonne heure; la ponte est plus rare chez les fe- melles, et les œufs sont très-souvent clairs, c'est-à-dire incapables d’être fécondés ; le mâle présente des faits analogues. Enfin au-dessus de tous les faits particulierss’élève le fait général que nous signalions tout à l’heure. — Malgré des tentatives incessantes, les amateurs d’oi- seaux, si nombreux aujourd’hui, n’ont pu encore blé; mais des botanistes éminents regardent encore la plante qui se reproduit depuis près de vingt ans dans le jardin de M. Fabre comme une simple espèce d'œgilops distincte de l’ovata. La ques- tion est donc encore indécise, mais les expériences de M. Godron, en tout cas très-intéressantes et très-curieuses, la résoudront certainement. 1. On a décrit sous ce nom, comme espèce distincte, l’hybride raturel du chien et de la louve. MÉTIS ET HYBRIDES. 265 former une seule race hybride, tandis qu'ils obtiennent des races métisses aussi souvent et aussi aisément qu’ils le veulent. — On a dit le contraire et tout ré- cemment encore. En présence de ces deux assertions je n'ai pas cru devoir m'en tenir à ma seule expé- rience; j'ai questionné le savant à qui ses études spéciales et la nature philosophique de ses travaux donnaient le plus d'autorité, M. Isidore FÉUti Sa réponse à été aussi nette que possible, et il m'a dé- claré que, malgré tout ce qui avait été dit à ce sujet, il ne connaissait pas un seul exemple qui püt être re- gardé comme positif. Voilà ce que proclame l'expérience et ce que Îla science explique. — Rodolphe Wagner, faisant sur ces hybrides d'oiseaux des recherches analogues à: celles que Kœælreuter avait faites sur les plantes, a constaté des faits identiques. Ici encore l'élément pa- ternel est souvent entièrement vicié, toujours plus ou moins altéré, et les organes eux-mêmes, par leur peu de développement, accusent le défaut d'équilibre qui existe dans cet organisme d’origine mixte. L'histoire des mammifères présente des faits un peu plus complexes. Remarquons d’abord que les deux seules espèces dont l’hybridation se soit montrée régulièrement féconde n'engendrent qu'un hybride à fécondité à bien peu près absolument nulle. — Ici l'expérience remonte haut. Il y a plus de deux mille ans qu'Hé- rodote considérait comme un prodige la fécondité du mulet et près de dix-huit cents ans que Pline a reproduit cette opinion. Cependant on lit dans quelques ouvrages modernes que la fécondité des mu- 266 CHAPITRE XW. lets est aujourd'hui démontrée, et qu’elle est assez fré- quente dans les pays chauds, en Afrique en particu- lier. Le lecteur pourra juger par le fait suivant de la valeur de ces assertions. — En 1858, une mule conçut près de Biskra en Algérie. Un pareil fait ne pouvait passer inaperçu au milieu de populations qui accor- dent une si grande importance à tout ce qui se rattache au cheval. Voici comment des témoins oculaires ra- content l'impression produite par cet événement: « Le phénomène de la conception chez les mules est extrê- mement rare en Europe et ne l’est pas moins en Afrique, si l’on en juge par l’épouvante où le fait dont nous parlons jeta les Arabes. Ils crurent à la fin du monde, et, pour conjurer la colère céleste, se livrèrent à de longs jeûnes. Aujourd’hui encore ils ne parlent de cet événement qu'avec une terreur reli- gieuse'. » Voilà donc tout un peuple qui proteste contre les exagérations indiquées plus haut, qui atteste l’exacti- tude de Pline et d'Hérodote, qui témoigne de l’exces- sive rareté de la fécondité chez la mule. — Or c’est à elle seule, à l’hybride femelle, que se rapportent les quelques faits précis recueillis pendant une longue suite de siècles. — Quant à l’hybride mâle ou mulet, nulle part on ne trouve une seule preuve réelle de son aptitude à la reproduction. 1. Ce passige est extrait du mémoire présenté à l’Académie des sciences par M. Gratiolet, aide-naturaliste au Muséum, qui avait reçu de M. Schmitt, pharmacien militaire, hybride dont il s’agit à l’état de fœtus, car cette grossesse exceptionnelle ne vint pas à terme. Cet avortement chez les mules qui ont conçu est d'ail- : N très-fréquent comparativement au frès-petit nombre des cas cités. MÉTIS ET HYBRIDES. 267 Ici encore la science rend compte de cette diffé- rence. Gleich, Bechstein, Prévost et Dumas, Rodolphe Wagner, ont porté l’investigation microscopique chez le mulet ; Brugnone, Gerber, ont de même étudié la mule. — De cet ensemble de recherches il résulte que l'élément mâle est à peu près toujours et complé- tement transformé de manière à devenir impropre à la fécondation. — L'élément femelle, quoique mo- difié, s'est montré moins profondément atteint. On retrouve donc chez ces hybrides de mammi- fères le résultat général constaté déjà chez les hy- brides de végétaux et d'oiseaux, tant sont communes à tous les êtres organisés et vivants les grandes lois qui président à la reproduction. Mais ces lois n’établissent pas une identité rigou- reuse entre les espèces et laissent en outre à l’action du milieu, à celle de l’homme, une certaine latitude. Nous avons constaté ces faits chez les végétaux, nous les retrouvons chez les mammifères. À diverses reprises, on a vu des hybrides mâles ou femelles, croisés avec l’espèce paternelle ou maternelle, se montrer, à des degrés divers, aptes à la reproduc- tion. — Par exemple, un hybride mâle d’ânesse et d’hémione, obtenu au Muséum par les soins de M. Isidore Geoffroy, a fécondé des äânesses et des hémionesses'. — Plus rarement les hybrides se 1. Depuis bien des années, M. Isidore Geoffroy a entrepris au Muséum, sur le métissage et l'hybridation, une série d'expé- riences qui se poursuivent constamment. Nous voudrions pouvoir en citer ici tous les résultats; mais on comprend qu’il nous faut renvoyer le lecteur à son livre. Disons seulement que toutes les espèces du genre cheval, à l'exception de l'hémippe tout récem- ment découvert, ont été croisées entre elles et ont donné des pro- 268 MO PITR ET DO: sont montrés féconds entre eux et ont donné quel- ques générations qui se sont succédé; telle est la fa- meuse expérience commencée par le marquis de Spontin-Beaufort et poursuivie par Buffon. Une louve prise trois jours après sa naissance, nourrie artifi- ciellement, élevée en domesticité et unie à un chien braque, devint le point de départ de quatre généra- tions d’hybrides, et en eût peut-être fourni un plus grand nombre, si l'expérience avait été continuéet. — Bien plus rarement encore on a obtenu ce que quelques auteurs ont appelé des races hybrides résul- tant de croisements plus ou moins répétés entre deux espèces différentes?. — Examinons avec quelque dé- tail ces trois cas, trop souvent assimilés l’un à l’autre, et voyons quelle en est la signification réelle. Les deux premiers cas n’ont rien de nouveau, nous les avons rencontrés chez les végétaux, chez les oi- seaux, et nous savons qu'ils n’ont pourtant pas con- duit à la formation de vraies races hybrides. — En serait-il autrement chez les mammifères? Iei quel- ques détails sont nécessaires. Écartons d’abord un exemple qui est devenu pour ainsi dire classique sur la foi de Buffon, qui lui-même avait été induit en erreur par d'anciens voyageurs. duits. Diverses espèces de cerfs ont aussi donné des hybrides remarquables. Une famille d'axis et de pseudo-axis a, entre autres, donné trois générations hybrides. 1. Buffon avait quatre-vingts ans à l’époque de la naissance de la quatrième génération, composée de quatre petits. La mère en mangea deux. On ne sait ce que sont devenus les deux autres. 2. Ce point de doctrine a été développé plus spécialement en : Amérique par Morton et par Nott (Types of Mankind), en France par M. Broca dans la brochure que nous avons citée plus haut. MÉTIS ET HYBRIDES. 269 — Tout le monde a admis que le chameau et le dro- madaire donnaient ensemble des produits indéfini- ment féconds, soit entre eux, soit avec les deux espèces. On a dit et répété partout que ces hybrides, plus forts, plus vigoureux que leurs parents, étaient extrêmement communs, et rendaient en Orient des services analogues à ceux qu'on demande aux mulets en Europe. Eversmann, précisant les faits, indique la Boukharie comme étant le siége de cette indus- trie !.—Or, depuis longtemps, il me paraissait étrange qu'un animal aussi utile ne fût mentionné par aucun des nombreux voyageurs qui ont raconté au publie leurs courses en Afrique et en Asie, depuis le Maroc jusqu’en Perse et au delà. Comment raconter une simple promenade en Espagne ou en Sicile sans par- ler de mules et de mulets? L’hybride du chameau était-il donc confiné aux environs de Boukhara ? Serait-ce une production toute locale comme celles dont nous parlerons plus loin? Ces doutes, publiquement exprimés, me valurent de la part d’un voyageur russe bien connu du monde savant”, M. de Khanikof, une lettre dont je repro- 1. Je ne connais le travail de ce voyageur que par l'extrait donné par Nott; mais là même on trouverait peut-êlre l’explica- tion de l'erreur d’Eversmann. Cet auteur admet l’existence de trois espèces de chameaux, le chameau à deux bosses, le droma- daire , qui n’en a qu'une, et le luck, qui, comme ce dernier, n’au- rait qu'une seule bosse. Il paraît évident d’après ce fait qu'Ever- smann à pris au moins dans ce dernier cas pour des espèces de simples races dont le croisement habituel et fécond n'aurait dès lors rien que de très-naturel. 2. On sait que M. de Khanikof, placé par son gouvernement à la tête d’une grande expédition scientifique dans les contrés don nous parlons, a mérité par ses travaux la médaille d’or de la Société 270 CHAPITRE XV. duis un passage : « J’ai voyagé pendant vingt ans dans toute la partie nord-ouest de l’Asie, où le chameau est élevé; en 1839, j'ai fait partie d’une expédition militaire dont les bagages étaient transportés par plus de douze mille chameaux. Dernièrement, j'ai visité toute la partie occidentale de la zone où les deux espèces! vivent ensemble; mais je n’ai jamais entendu parler d’un croisement intentionnel et pré- médité entre elles. » M. de Khanikof ajoute qu’il n’a pas non plus entendu dire qu’on prit des mesures pour l'empêcher; mais des renseignements oraux qu'il a bien voulu ajouter à sa note écrite, il résulte qu’il n’a pas rencontré un seul exemple de ce croi- sement, et quiconque aura lu dans Buffon même l’histoire des froides amours des animaux dont il s’agit, comprendra aisément que, si le fait se pro- duit quelquefois, il doit au moins être extrêmement rare. — [1 faut donc renoncer à citer le chameau et Je dromadaire comme fournissant un exemple d’hy- bridation 2e de Géographie de Paris. Dans la répartition des objets dont les di- vers membres de l’expédition devaient s'occuper, M. de Khanikof s'était réservé tout ce qui concerne l’ethnologie. On comprend ce que cette circonstance ajoute de valeur à son témoignage dans la question dont il s’agit. 1. Le chameau et le dromadaire. M. de Khanikof estime que cette zone est comprise entre le 34° et le 39° degré de satitude nord. 2. Depuis quelques années, on a dit du yak et du zébu ou bœuf à bosse de l’Inde ce qu’on avait dit depuis si longtemps du cha- meau et du dromadaire. Sans repousser les témoignages recueillis sur cette question, il est permis de faire observer que des détails précis sont nécessaires pour les faire définitivement accepter; : mais, fussent-ils reconnus vrais dans tous leurs détails, ils ne prouveraient pas encore l'existence d’une hybridation comparable MÉTIS ET HYBRIDES. 271 Passons maintenant à quelques exemples qu’on est surpris de voir invoquer comme preuve d’une fécon- dité continue entre espèces différentes. Un savant suédois, Hellenius, a croisé le bélier de Finlande, peut-être avec une chevrette de Sardaigne, et plus probablement avec une mouflonne!. Il à ob- tenu des hybrides. Une seule fois ces hybrides ont été unis entre eux et ont donné un petit. Dans trois autres cas, c’est le bélier lui-même qui a été rappro- ché des hybrides d’abord, puis d'un produit quar- teron. Dès cette troisième génération, on a vu repa- raître complétement les caractères du mouton. Nott conclut de ces faits qu’on peut produire et perpétuer une race mixte de cerf et de mouton. Mais n'est-ce pas forcer, jusqu'à la dénaturer, la significa- tion de cette expérience? N’est-il pas évident qu’elle ne fait que reproduire chez les animaux ce que Kœæl- reuter et tant d’autres ont obtenu chez les végétaux, sans qu'il se soit pour cela formé une race hybride? au mélissage. Nous ne connaissons que très-imparfaitement les diverses races que le bœuf, cette espèce dont la domestication remonte à l’origine des sociétés humaines, a données à l'extrême Orient et à l'Asie centrale. S'il nous était arrivé de l'Inde et du Thibet quelques rares individus de basset et de lévrier, certes ils auraient été regardés comme des espèces, peut-être comme des genres différents. En les voyant s’unir sans peine et donner des produits indéfiniment féconds, on n’eût pas manqué de voir dans ce fait un exemple d’hybridation, et nous savons qu’il n’y aurait eu qu’un simple métissage. Cet exemple doit au nioins nous engager à suspendre tout jugement lorsqu'il s’agit du zébu et du yak. 1. M. Isidore Geoffroy se demande s’il n’y a pas eu erreur dans la détermination du savant suédois, et paraît pencher pour l'af- firmative. Le chevreuil, d’après quelques auteurs que cite notre savant confrère, n'existe pas en Sardaigne, et le mouflon, bien peu connu au dernier siècle des médecins suédois, aurait été con- fondu avec cette espèce de cerf. 272 CHAPITRE XV. Ces observations s’appliquent à tous les faits du même genre. Il se passe probablement quelque chose d’analogue dans les Croisements du bison et de notre bœuf. — Les unions entre ces deux espèces paraissent être assez fréquentes aux États-Unis, et, sur le témoignage de Rafinesque, quelques auteurs ont admis que les hybrides de demi-sang étaient féconds entre eux. — Nous avons ici à leur opposer un témoignage bien peu suspect, celui de Morton et de Nott eux-mêmes. Ces auteurs reconnaissent que la fécondité ne repa- raît qu'après un nouveau croisement avec le fase Au domestique *. Nous rentrons donc encore dans ce que nous avaient montré les végétaux, et ce qui complète la ressem- blance , c’est qu’en dépit de cette fécondité il ne s’est pas plus formé de race hybride permanente dans les fermes du Kentucky que dans nos jardins de bota- nique *?. Abordons enfin ici le fait le plus grave, celui qui semble attester le plus hautement l'existence d’une véritable race hybride, celui que présentent les cha- bins ou ovicapres, issus du croisement des espèces chèvre et mouton. — Ils étaient, avons-nous dit, 1. Types of Mankind. —- Les renseignements fournis par M. Weddel sur le troupeau d’alpa-vigognes du curé Cabrera au Pérou nous ont appris de même qu'après bien des insuccès cet expérimentateur n’était parvenu à former son troupeau de vinglt- quatre têtes qu'en évitant de croiser entre eux les hybrides de demi-sang. On voit que tous ces faits se ressemblent. 2. Je tiens ce renseignement de M. Francis Flanagan, éleveur d'stingué, qui avait fait exprès le voyage d'Europe pour se pro- : curer des reproducteurs. M. Flanagan admeltait d’ailleurs la fe- condité des croisements. MÉTIS ET HYBRIDES. 273 connus des anciens, et devaient être assez communs, puisque le langage du temps possédait deux termes distincts pour exprimer le sens dans lequel s'était faite l’hybridation. — Existe-t-il pour cela en Italie entre la chèvre et le mouton ces intermédiaires sans nombre qui s’établissent en dépit de tant d'efforts entre nos diverses races de chiens? Non. — Dans le midi de la France, les moutons et les chèvres sont à chaque instant mêlés ensemble, conduits aux mêmes pâturages, parfois enfermés dans la même étable. Voit-on apparaître au milieu d’eux des titires ou des musmons? Pour ma part, je n’en connais pas un seul exemple. — Le croisement dont nous parlons est, ajoute-t-on, des plus faciles; il à réussi à Buffon, et doit réussir de même à tout expérimentateur. Ceci est inexact. Depuis Buffon, de nombreux essais ont été faits au Muséum pour répéter son expérience; ils ont été inutiles, alors qu’on obtenait d’autres croi- sements, considérés comme plus difficiles et plus rares. — De ces faits il faut bien conclure que l'hy- bridation du mouton et de la chèvre est loin d’être aussi commune qu'on l’a prétendu, et qu’elle est fort incertaine, au moins sous le climat de Paris'. Mais, dira-t-on encore, la fécondité de ces unions est tellement assurée au Chili et au Pérou, qu’elle sert de base à une indüstrie vulgaire et prospère. — Cela est vrai, et ici se montre l'influence de ces actions de milieu que l’on retrouve à chaque instant dans l’histoire des êtres organisés et vivants. Voyons donc 1. Les unions entre le bouc et la brebis, tentées à plusieurs reprises par M. Isidore Geoffroy, ont toujours été très-faciles, mais se sont constamment montrées infécondes. 274 AONCEASERR EN XV ce que sont les chabins dans ces contrées où ils se produisent si aisément. Au Chili‘, au Pérou?, ces hybrides ont une véri- table importance commerciale. La toison qui les cou- vre, modifiée par le croisement, présente un poil à la fois long et souple, qui rend les peaux Dréparées propres à une foule d'usages. Ces pellones servent de descente de lit, de manteau, de matelas, de couver- ture aux selles de bois, etc. Mais pour obtenir un pellon présentant les qualités requises, un premier croisement du bouc avec la brebis ne suffit pas. Les hybrides de première génération ont la forme de la mère et le pelage du père. On manque de détails sur la manière dont se comportent, au point de vue qui nous intéresse, ces hybrides demi-sang. On assure qu’ils sont féconds entre eux; mais rien ne nous dit si cette fécondité est indéfinie, ni quels changements ils pourraient présenter au bout de quelques géné- rations. Quoi qu’il en soit, on les croise avec la bre- bis. — Cette seconde génération possède done trois quarts de sang de mouton et un quart de sang de chèvre. Ces hybrides sont féconds, leur toison est belle d’abord; mais, si on les allie entre eux trois ou quatre fois de suite, celle toison reprend les carac- tères du poil de bouc. — Nous constatons donc ici 1. Tout ce qu’on sait de positif sur les chabins, appelés au Chili carneros linudos, est dû à M. Claude Gay, membre de l'Institut, qui à bien voulu compléter par des renseignements oraux ceux qu’il avait déjà publiés dans son Historia de Chile. 2. Au Chili, on croise le bouc avec la brebis. D’après une note manuscrite de M. de Castelnau, citée par M. Isidore Geoffroy, le croisement se fait le plus souvent en sens contraire au Pérou, c’est-à-dire qu'on allie le bélier avec la chèvre. MÉTIS ET HYBRIDES. 975 cette même tendance au retour vers les espèces pri- mitives que nous avaient montrée les hybrides vé- gétaux. Pour fixer davantage les caractères mixtes, on croise une femelle de cette seconde génération avec un mâle de la première. On a ainsi des animaux ayant trois huitièmes de sang de chèvre et cinq hui- tièmes de sang de mouton. Ce sont eux qui fournis- sent les pellones du commerce. Toutefois, malgré leur fécondité, on ne peut les propager indéfiniment. Au bout d’un nombre indéterminé de générations, quelques précautions que l’on prenne, il faut recom- mencer toute la série des croisements, parce que la toison s’altère encore, « parce que, nous disait M. Gay, il se manifeste un retour vers les deux es- pèces primitives, eæaciement comme on l'observe chez les hybrides féconds des espèces végétales après quelques générations. » L'importance de cette observation n’échappera à personne. —— À elle seule, elle répond à tout ce qu'on a dit des chabins comme constituant une race. — Certainement aucun éleveur, aucun jardinier, n’appellerait de ce nom une série d'individus prove- nant, il est vrai, par voie de génération d’une double souche commune, mais que l’on sait devoir perdre pour ainsi dire à jour fixe les caractères mixtes qui les distinguent, pour reprendre ceux des premiers parents. Le savant, qu'il soit botaniste ou zoologiste, ne peut pas davantage désigner une pareille série par le nom de race sans donner à ce mot une acception toute nouvelle. — Cet exemple, le plus grave incon- testablement de tous ceux qu’on pourrait nous oppo- 276 CHAPITRE XV, ser, ne fait done qu'attester une fois de plus l’exis- tence des lois générales communes aux deux règnes ; et que parmi ces lois il en est évidemment une, qu’on pourrait nommer loi de retour, qui tend à faire rentrer les séries hybrides animales ou végétales dans l’une ou l’autre des deux espèces qui leur ont donné naissance. En résumé, partout, toujours nous avons vu que le métissage est facile et régulièrement fécond : l’hy- bridation au contraire s’est montrée souvent fort dif- ficile; la fécondité n’est chez elle que l’exception, et cette fécondité, sauf dans un seul cas, est constam- ment irrégulière. Partout, toujours les métis se sont montrés féconds entre eux, à la façon des individus de même race?; toujours au contraire, excepté dans quelques cas in- dividuels, la fécondité est diminuée chez les hybrides qui se propagent entre eux. Enfin, sans que l’homme intervienne et souvent contre sa volonté, il se crée des races mélisses; en dépit de tous ses efforts, il n’a pu encore constituer une véritable race hybride com- parable aux mélisses. — Tà est le grand fait général, celui qui résume et domine tous les autres. Dans l’état actuel de la science, il est impossible de citer une seule série ou un seul ensemble d’hy- Î. En accordant que le croisement de l’âne et du cheval est aussi régulièrement fécond que les unions d'âne à âne ou de che- val à cheval, je crois encore faire une véritable concession. 2. M. Geoffroy, en traitant la même question, a réservé avec raison les cas où il existe des vices individuels, et nous ajouterons que certaines conditions locales peuvent aussi apporter des obs'a- cles à la fécondité des métis. Mais il est évident que ces deux ex- ceptions s’appliqueraient également à des individus de même race. MÉTIS ET HYBRIDES. O\7A7 brides animaux ou végétaux qui se soient établis et qui se comportent comme se sont établis et se com- portent les ensembles, les séries de métis, qui offrent de si nombreux termes de comparaison. — Il est im- possible de citer deux espèces réunies l’une à l’autre par ces mélanges de tout sang qui relient entre elles les races les plus disparates. Voilà pour le passé et pour le présent. L'avenir modifiera-t-il cet état de choses? — Tout, on le voit, autorise à regarder ce fait comme en- tièrement improbable; mais nous ne voudrions pourtant pas en affirmer l'impossibilité absolue. La puissance de l’homme est bien grande, et moins que personne nous sommes porté à lui assigner des limites dont la détermination reposerait sur notre savoir actuel. Cette puissance s’est déjà montrée d’une manière frappante dans l’ordre des faits mêmes dont il s’agit. On ne connaît pas un seul cas d’hybri- dation entre mammifères sauvages, el l’homme a obtenu des unions fécondes, non-seulement entre es- pèces résignées depuis des siècles à sa domination, mais encore entre celles qu’il est le moins prêt à soumettre, entre le tigre et le lion. I] a fait bien plus, lorsqu’en dépit de tentatives cent fois infructueuses il a créé des séries d’'hybrides. — fra-t-il plus loin encore? Fixera-t-il ces êtres mixtes de manière à ob- tenir une lignée durable, intermédiaire entre le lama et la vigogne, entre le lièvre et le lapin, entre le bouc et le mouton? Nos successeurs seuls pourront répondre; mais ces éventualités vinssent-elles à se réaliser, on n’en saurait pas moins que ces races hy- brides se sont établies à travers des difticultés sans 16 278 CHAPITRE XV. nombre, sous l’influence incessante de l’homme. — Par conséquent, pour être moins absolu, le con- traste entre elles et les races métisses n’en persisterait pas Moins. Ainsi, tout en faisant à ceux dont nous combattons les doctrines les plus larges concessions, en leur ac- cordant comme possible la réalisation d’un fait qui ne s’est produit depuis les temps historiques nulle part dans le monde entier, le métissage et l’hybridation n’en restent pas moins deux phénomènes parfaitement distincts. — Le premier se passe uniquement entre ra- ces, le second uniquement entre espèces.—Il y a donc là un moyen expérimental de distinguer l’une de l’autre ces deux sortes de groupes si souvent confondus. Certes nous ne sommes pas les premiers à tirer cette conclusion des résultats du croisement. — Sans remonter au delà de Buffon, on rencontre bien sou- vent dans l’œuvre de ce grand maître des exemples de cette argumentation. — Sous une forme ou sous une autre, elle a été mille fois reproduite; on l’a même poussée beaucoup trop loin, et en exagérant ou en restreignant certains faits et leurs conséquences légitimes, on en est parfois arrivé à faire de la fécon- dité l’attribut à peu près exclusif des métis, à la refu- ser presque absolument aux hybrides. M. Chevreul, M. Isidore Geoffroy et d’autres naturalistes avant nous ont à bon droit fait justice de ces exagérations. Mais il s'était produit, surtout depuis quelques an- nées, des exagérations en sens contraire contre lesquelles ces mêmes auteurs ont protesté, et qu'il fallait examiner à leur tour en tenant compte de outes les données fournies par la science actuelle. initié at tés MÉTIS ET HYBRIDES. 279 C'est ce que nous avons entrepris, et nous croyons pouvoir conclure cette étude en disant que confondre encore la race et l'espèce, ne pas admettre que, sous l'empire des conditions d’existence actuelles, celle-ci est quelque chose d’essentiel, de fondamental dans l’ordre général des choses, c’est refuser à l'expérience à l'observation toute autorité dans les sciences. Ici se présente une difficulté. — Les descendants d’un hybride végétal ou animal qui, en vertu de la loi de retour ou par le fait de croisements successifs, ont repris tous les caractères de l’une des deux espèces primitives, doivent-ils être regardés comme appar- tenant à cette espèce au même titre que les individus dont les pères n’ont jamais mêlé leur sang à un sang étranger ? Pour quiconque se tiendra sur le terrain de l’ob- servation et de l’expérience, la réponse n'est pas douteuse. — Oui, ces arrière-petits-fils d’un père ou d’une mère hybride doivent être considérés comme appartenant en entier à l’espèce dont ils reproduisent intégralement les caractères. Qu'il y ait eu absorption ou élimination d’un type par l’autre, que la sélection répétée de l’un des deux sangs momentanément fu- sionnés ait rendu inappréciable ou réellement im- puissante l'influence de l’autre, toujours est-il qu'on ne saurait refuser à l’individu qui présente ces ca- ractères la qualité d’animal d'espèce pure. Voilà pour- 1. Suivant en cela l'exemple de M. Chevreul, je tiens à répéter que tout ce que je dis de l’espèce et des races s'applique seule- ment aux temps sur lesquels peuvent porter l'expérience et l’ob- servation ; mais le lecteur voudra bien ne pas oublier que ces temps-là sont précisément les seuls dont il importe de tenir compte dans la question qui nous occupe. 280 CHAPITRE XV. quoi, tout en reconnaissant que quelques-unes de nos espèces domestiques peuvent s'être croisées plus ou moins souvent, nous n’en regardons pas moins leur distinction spécifique comme aussi bien fondée que celle des espèces sauvages le plus à l’abri de tout soupçon de croisement. — Agir autrement serait se jeter dans des abstractions inapplicables et qui n’au- raient plus rien de scientifique. Évidemment de nos jours un boue et un bélier d'Italie, à quelque race qu'ils appartiennent, sont bien un vrai bouc, un vrai bélier, alors même qu'ils compteraient parmi leurs ancêtres quelque titire ou quelque musmon du temps d'Eugénius!. Avec M. Chevreul, qu’il faut encore citer ici, pre- nons donc un de ces ensembles d'animaux plus ou moins semblables, et dont les unions, toujours fa- ciles, toujours fécondes, donnent naissance à des métis; remontons par la pensée jusqu’à l’origine : nous le verrons se décomposer en familles, dont cha- cune se rattache à un père et à une mère; à chaque génération, nous verrons décroître le nombre de ces familles. — Nous arriverons ainsi à trouver pour terme initial une paire primitive unique. Cette paire unique a-t-elle réellement existé? Ou bien y a-t-il eu au début plusieurs paires entièrement semblables? Ceci est une question de fait, que la science ne doit pas aborder, car ni l'observation ni l'expérience ne lui fournissent la moindre donnée. Tout ce qu’elle peut affirmer, c’est que les choses 1. Auteur du septième siècle cité par M. Isidore Geoffroy pour une pièce de vers latins où se trouvent les deux noms donnés aux hybrides de chèvre et de mouton. MÉTIS ET HYBRIDES. 281 sont comme si chaque espèce avait commencé par une paire unique, et cette conclusion rigoureusement dé- duite des faits n’est, on le voit, qu’un des termes de notre définition de l'espèce !. 1. Bien que la définition de M. Chevreul paraisse conçue en termes un peu plus absolus que la mienne, la réserve que je fais ici ne pouvait échapper à un esprit aussi judicieux. Elle ressort de tout ce qui précède; elle est formellement exprimée quelques lignes plus loin. Je suis heureux de constater cet accord dans des questions aussi ardues. Lorsque j'ai donné pour la première fois la définition de l’espèce, j'avais le tort de ne pas connaître celle de M. Chevreul. Mon illustre confrère et collègue y avait été con- duit surtout par l'étude des végétaux et des plantes cultivées. J'y suis arrivé par l'examen des animaux et des espèces domestiques. La similitude des résullats est certainement une preuve de plus de l'identité des lois qui régissent les deux règnes. XVI Du croisement entre groupes humains. — Conclusion. De tout ce que nous venons de voir, il résulte que, . lorsqu'il s’agit des lois générales de la reproduction, on peut appliquer aux animaux les résultats fournis par l’étude des végétaux. — Peut-on conclure des animaux à l’homme? La réponse à cette question ne saurait être dou- teuse. — Dans le règne animal et dans le règne hu- main, les appareils anatomiques sont de même nature; les éléments appelés à jouer un rôle actif ont exacte- ment la même structure intime; les phénomènes physiologiques sont identiques. Donc si les groupes humains constituent autant d’espéces différentes, nous devrons constater dans leur croisement les phénomènes généraux de l’hybri- dation ; s'ils ne sont que des races d'une méme espèce, nous devrons rencontrer ceux du métissage. Voyons ce que disent les faits. og DU CROISEMENT CHEZ L'HOMME. 283 Les unions entre hommes appartenant à des grou- pes divers sont-elles partout et toujours faciles? Ces unions sont-elles partout et toujours fécondes? — On a dit non pour quelques groupes. — Nous exa- minerons plus tard avec soin ce que valent ces asser- tions , car il ne faut laisser aucun doute à ce sujet. Bornons-nous à indiquer ici ce qui se passe entre les deux extrêmes, entre le nègre et le blanc. L’esclavage les a rapprochés depuis environ trois siècles, et de nombreuses unions ont eu lieu entre ces deux types. Est-il nécessaire d’en préciser les ré- sultats? — Qu'il s'agisse de ces comptoirs où les deux races se rencontrent avec une liberté égale; qu’on étudie les colonies où le nègre vit esclave; qu’on tourne ses regards vers les contrées où le noir af- franchi trouve parfois, malgré les préjugés, une compagne blanche et la négresse un époux blanc, y a-t-il dans l'immense majorité de ces unions quelque chose qui rappelle cette exaltation des instincts re- producteurs qui, nous l’avons vu, est presque tou- jours nécessaire pour amener le croisement des es- pèces ? — Est-il nécessaire, comme pour le chien et le loup, le lièvre et le lapin, le lama et la vigogne, que les deux époux soient élevés ensemble pour vaincre leur répugnance mutuelle ? — Ne voit-on pas au con- traire à chaque instant ces unions s’accomplir à la suite de rencontres momentanées, fortuites, ou dans 1. Après avoir exposé les raisons qui militent directement en faveur des doctrines monogénistes, j’examinerai séparément les principales objections adressées à ces doctrines. Je reviendrai alors sur certains détails que j'ai été obligé de négliger pour ne pas faire de digressions. 284 CHAPITRE XVI. les conditions les plus défavorables en apparence? — Nous ne pouvons sans doute entrer ici dans des détails ; maïs que le lecteur se rappelle tout ce qu’il a lu ailleurs ; qu’il songe aux scènes de débauche et de violence si justement reprochées à l'esclavage ; qu'il se rappelle ces maîtres éleveurs de muldires, qui s'entourent d’un sérail pour se procurer à meilleur compte des esclaves qui sont leurs fils , et qu’ils des- tinent à les servir ou à alimenter un infâme com- merce ; etil reconnaïitra que l’effrayante immoralité de certains propriétaires fournit ici des faits presque trop probants ; — car toutes ces unions sont fécondes, car, partout où le nègre et le blanc sont en contact, on voit naître et se développer une population muldire. S'il fallait ajouter à ce fait général des preuves de détail, on en trouverait par exemple dans les traités de médecine légale. À propos de questions d’une tout autre nature, plusieurs auteurs ont parlé de jumeaux différents par la couleur, et qui ont pour mère tantôt une blanche, tantôt une négresse. — Ainsi une né- gresse mit à la fois au monde trois enfants : l’un était noir, le second blanc, le troisième cabre. — L’éga- lité d'action entre hommes de couleur différente se montre ici tout aussi clairement qu'entre races ani- males ou végétales. À ne considérer donc que les parents, le croise- ment des groupes humains présente tous les carac- tères du métissage, et nullement ceux de l’hybrida- lion; ces groupes sont des races et non des espèces ?. 1. On appelle cabre dans certains États d'Amérique le fils d’un. mulâtre et d’une négresse. 2. Depuis Buffon jusqu’à Müller et à Humboldt, le résultat du DU CROISEMENT CHEZ L'HOMME. 285 — Voyons si l'étude des produits conduit à la même conclusion. Nous avons dit que le mode général de trans- mission des caractères et les rapports de ressem- blance avec les deux parents ne fournissent guère que des présomptions pour la solution du problème qui nous occupe; mais, d’une part, on a exagéré parfois la portée des observations empruntées à cet ordre de faits, en même temps qu’on y cherchait des preuves en faveur des doctrines que nous combat- tons; et d'autre part il règne sur les questions de cette nature des idées un peu vagues qu’il est bon de préciser. Quand il s’agit de croisements entre groupes hu- mains, l’'Européen ne songe guère qu’au blanc et au nègre. Dès lors toute autre considération disparaît devant celle de la couleur, et comme celle-ci est assez généralement moyenne, on en conclut qu’il en est de même pour tous les autres caractères. — Or rien n’est moins exact. Sans sortir de Paris, en regardant avec quelque attention les mulâtres qu’on rencontre assez fréquemment dans les rues, il est facile de se convaincre que souvent les traits de la figure tiennent bien plus du blanc que du noir, et l’on accumulera sans peine des exemples de juxtaposition parfaitement caractérisés. En voici un bien remarquable à’ plusieurs titres, croisement entre les différents groupes humains a été le principal et le plus sérieux argument opposé aux polygénistes. Ceux-ci ont essayé d’y répondre par diverses objections dont quelques-unes sont discutées dans ce chapitre. Nous examinerons les autres dans un chapitre spécial. 286 CHAPITRE XVI. déjà cité par M. Duvernoy, et sur lequel j ai pu re- cueillir à la même source que mon ancien maître des renseignements très-précis!. — Lislet Geoffroy, in- génieur à l’île-de-France, était fils d’une négresse très-bornée et d’un Français appartenant aux classes éclairées de la population. Par la couleur, les traits, la chevelure, et jusqu’à l’odeur caractéristique , il reproduisait tous les caractères extérieurs de la race maternelle, de telle sorte qu’on l’eût pris pour un nègre pur sang. S'il s'était agi d’un mouton ou d’un bœuf, on l’eût cité comme un exemple frappant de ressemblance unilatérale. Mais son intelligence et ses sentiments étaient tout européens; si bien qu'il avait vaincu le préjugé de la couleur et s'était fait accepter dans la société. Enfin Lislet Geoffroy est mort cor- respondant de l’Institut de France. — Ici le partage avait été complet : l’homme physique était tout nè- gre, l’homme intellectuel et moral était tout blanc. L'exemple de Lislet montre que la couleur elle- même est loin d'être constamment d’une teinte moyenne chez les mulâtres. — Ce fait est attesté par une foule d’auteurs, et il résulte de leurs témoi- gnages que la balance penche tout aussi souvent du côté du blanc que du noir. Lawrence, White, Parsons, Prichard , Prosper Lucas, rapportent même un grand nombre d’exemples de mariages mixtes produisant des fils de couleur tantôt claire, tantôt foncée, sem- 1. M. Duvernoy et moi-même avons dû ces renseignements à M. Catoire de Bioncourt, ancien administrateur à l'Ile-de-France, qui a donné toute sa vie des preuves de son amour éclairé pour les sciences, et en particulier pour les sciences naturelles. M. de Bioncourt avait connu personnellement Lislet Geoffroy. DU CROISEMENT CHEZ L'HOMME. 287 blables en tout à de vrais blancs, à de vrais nègres. — Parfois, de deux jumeaux incontestablement fils d’un même père, l’un possède la couleur et les che- veux du nègre, l’autre la couleur et les cheveux du blanc. Parmi les faits de cette nature, il en est deux qui gagnent à être rapprochés, le nombre des enfants ayant été le même et les phénomènes de coloration identiques, tandis que le rôle des parents était in- verse. Dans l’un, le père était nègre, la mère blan- che ; dans l’autre, le père appartenait à la race blan- che, et la mère, qui se donnait pour mulâtresse, avait tous les caractères d’une négresse pur sang. Dans les deux familles, il y eut trois enfants ; dans toutes deux, le sang noir prédomina d’abord d’une manière très-marquée, perdit ensuite son influence, et sembla s’effacer presque complétement dans les derniers nés". Dans les exemples précédents, la couleur claire ou foncée était d’ailleurs uniforme ; mais il arrive aussi que les deux teintes peuvent se juxtaposer, et de là résultent des individus pies. Les faits de cette nature 1. 11 me paraît utile de résumer sous forme de tableau les ren- seignements donnés par M. Prosper Lucas, qui avait eu sous les yeux pendant un an la seconde de ces familles : Père noir, mère blanche. 1° Négrillon pur sang par la couleur; 2° Vrai mulâtre; 3° Fils blanc d’une figure agréable, à cheveux blond rouge très- fricés. î Père blanc, mère noire. 1° Mulâtre tirant sur le nègre; 2° Mulâtre brun plutôt que noir; 3° Fille blanche, d’une figure agréable et petillante d'esprit. 268 CHAPITRE XVI. cités par les auteurs sont assez nombreux, et Buffon s'en était déjà préoccupé. White signale deux indi- vidus dont le corps était en quelque sorte mi-parti ; mais dans l’un la moitié inférieure du corps était noire, et la moitié supérieure blanche; dans l’autre les couleurs étaient disposées à droite et à gauche. Tous deux sortaient d’unions croisées. J'emprunterai encore au docteur Parsons, cité par Prichard, un fait imtéressant par les détails naïfs qui semblent en attester l'authenticité autant que le nom de celui qui les raconte. « Un domestique nègre se maria avec une femme blanche qui servait dans la même maison. Vers la fin de la première grossesse, le maître emmena le serviteur, qui fut absent pen- dant quelques jours. Dans l'intervalle, la femme ac- coucha d’une jolie petite fille, semblable à celle de deux parents blancs, présentant tous les traits de sa mère. À son retour, le mari fut profondément trou- blé en apercevant cette enfant, et se prit à jJurer qu’elle n’était pas de lui; mais la nourrice calma bientôt sa colère : elle déshabilla la petitefilleet fit voir au père que, du côté droit, le bas du dos et le haut du membre inférieur étaient aussi noirs que lui- même. Le mari se réconcilia sur-le-champ avec sa femme et son enfant. Je fus informé du fait, ajoute Parsons, et, m'étant rendu sur les lieux, je trouvai que tous ces détails étaient vrais. » On le voit, en admettant que la ressemblance uni- latérale et Hi juxtaposition des caractères ne se ren- contrent que chez les métis, le produit de croisement entre groupes humains satisfait pleinement à cette condition. — Dans cet ordre d'idées, les faits que DU CROISEMENT CHEZ L'HOMME. 289 nous venons de citer indiqueraient même le croise- ment soit entre des races extrêmement voisines, soit entre de simples variétés; tant ils rappellent ce que nous avons vu se passer entre le daim noir et le daim blanc. Toutefois l'étude des races et espèces animales nous montre une telle variabilité dans les faits de cette nature, que nous n’attacherions pas grande im- portance aux résultats précédents, sans une circon- stance qui mérite d’être signalée. — Tous les exem- _ples que nous avons reproduits, et ceux, en bien plus grand nombre, que nous aurions pu citer encore, ont été recueillis chez des nègres vivant loin de leur patrie originelle, et dans des régions plus tempérées. Le docteur Winterbottom, qui a étudié avec tant de soin la race noire dans son pays natal, paraît n'avoir connu aucun fait du même genre !. Serait-ce que le croisement ne produirait de semblables résultats qu’en dehors du climat africain, et sous l’influence d’un changement de milieu ? Il est encore difficile de répondre avec certitude à cette question. Nous ne voulons que la poser et appeler sur elle l'attention des observateurs placés dans des conditions favorables pour la résoudre ; mais si la réponse était affirmative, comme les faits connus porteraient à le croire, il y 1. Le docteur Winterbottom s’est beaucoup occupé de lalbi- nisme chez les nègres, et c’est en se fondant en partie sur quel- qu's-uns des faits rapportés par cet auteur que Prichard a été conduit à penser que certains nègres blancs, regardès comme de vrais albinos. pouvaient fort bien être des espèces d’intermé- diaires entre les races noires et les races blanches à cheveux rouges. Il y a certainement du vrai dans cette idée de l’anthro- pologiste anglais; mais nous ne pouvons examiner ici cette question avec tout le développement qu’elle exigerait. 17 290 CHAPITRE XVI. aurait là une preuve de plus en faveur de nos doctrines. — En effet, le changement de milieu ne paraît pas mo- difier le résultat de l’hybridation. Les caractères du mulet et du bardot, par exemple, restent les mêmes partout où ils se produisent. Au contraire ce change- ment, on l’a vu, modifie les races ; il ébranle, on le sait, le type nègre. Il serait donc tout simple que celui-ci cédât plus aisément à l'influence du type blanc dans les croisements effectués en France, en Angleterre, aux États-Unis, que dans ceux qui ont lieu à Sierra-Leone ou sur la côte de Mozambique. Au reste, si nous arrêtons un instant le lecteur sur les considérations de cet ordre, c'est uniquement pour montrer combien la doctrine de l’unité s’ac- corde avec les lois générales jusque dans les moin- dres détails. La grande preuve de la vérité de cette doctrine n’est pas là. Elle est avant tout dans la ma- nière dont se comportent les groupes humains dans les unions croisées. Or, nous avons vu ce qu'était le ré- sultat immédiat de ces unions. La fécondité constante qu'elles présentent atteste le métissage, et écarte bien loin toute idée d’hybridation. Mais cette fécondité se conserve-t-elle dans les en- fants? Quand il s’agit de se reproduire, ceux-ci se conduisent-ils comme des métis ou comme des hy- brides? Ici encore tenons-nous-en provisoirement aux grands faits, et bornons-nous à rappeler ce qui s’est passé, ce qui se passe encore sous nos yeux dans l’Amérique centrale et méridionale. — Là se sont trou- vés juxtaposés les représentants du groupe blanc, ceux du groupe noir, et ceux d’un troisième type dif- DU CROISEMENT CHEZ L'HOMME. 991 férent des deux précédents, mais nullement intermé- diaire entre eux; trois espèces bien distinctes, disent les polygénistes, trois races d'une seule et même espèce, disons-nous. En dépit de tout ce qui séparait, de tout ce qui sépare encore ces trois groupes si divers, si inégaux, des unions ont eu lieu de l’un à l’autre: Nous savons qu’elles ont été faciles et fécondes. Les enfants ont-ils hérité de cette fécondité? Ont-ils été capables de se reproduire à leur tour? Ici ce n’est plus un seul homme illettré ou savant, naturaliste ou anthropologiste, qui répond; ce sont les populations elles-mêmes qui, pour traduire les résuitats dans le langage, ont été forcées d'inventer partout un vocabulaire nouveau!, et encore, bien des 1. Nous empruntons à l'Histoire du Mexique, par M. de Lare- naudière, le vocabulaire suivant, qui indique les divers degrés du mélange opéré entre les trois races blanche, noire et rouge. Il est d’ailleurs facile de voir que ce tableau est lui-même incom- plet, puisqu'il renferme un mot dont la définition manque. Destisa, produit d’un Espagnol et d’une Indienne; Castisa, — d’une métisse et d’un Espagnol; Espagnola, — d’un castiso et d’une Espagnole; Mulûtre, — d’une Espagnole et d’un nègre ; Morisque, — d'une mulâtresse et d’un Espagnol; Albino, — d’un morisque et d’une Espagnole; Tornatras, — d’un albinos et d’une Espagnole; Tentinelaire, — d’un tornatras et d’une Espagnole; Lovo, — d’une Indienne et d'un nègre; Caribujo, — d’une Indienne et d’un lovo; Barsino , — d’un coyote et d'une mulâtresse ; Grifo, — d’une négresse et d’un lovo; Albarazado, — d’un coyote et d’une Indienne ; Canisa, — d’une métisse et d’un Indien; Mechino, — d’une lova et d’un coyote. Quelques-uns de ces termes ont ailleurs qu'au Mexique une si- gnification différente; plusieurs sont remplacés par d’autres ex- f) pressions. 292 CHAPITRE XVI. voyageurs l’attestent, ce vocabulaire est-il loin de rendre toutes les nuances de traits, de couleurs, de caractères de toute sorte que présentent ces popula- tions cent fois croisées et toujours fécondes à tous les degrés de ce croisement illimité. Partout c’est par degrés, par nuances insensibles, que l’on passe de l’homme rouge à l’homme blanc, de celui-ci à l’homme noir; et ce mélange des sangs, cette fusion des races, commencée aux premiers temps de la con- quête, aux premiers jours de l'introduction des nègres, n'a nulle part présenté plus de difficulté à se produire que s’il se fût agi de trois peuples de même race. Ainsi cette grande expérience accomplie pendant trois siècles sur des milliers de lieues carrées, entre des millions d'individus, proclame hautement que le croisement des trois groupes qui se sont donné ren- dez-vous en Amérique est un métissage, et nullement une hybridation. Par conséquent ces groupes sont trofs races d'une même espèce,etnon pas {roisespècesdistinctes. On ne saurait citer des termes de comparaison plus éloignés que l’homme blanc, l’homme noir et l’homme rouge’, et certes ce qui est vrai pour eux ne peut que l'être pour les autres groupes?. Citons 1. Je me conforme ici à un langage presque convenu en dési- gnant sous le nom d'homme rouge l'ensemble des races améri- caines; mais on sait que déjà d’Orbigny avait distingué plusieurs races dans ces populations si longtemps confondues, et les ren- seignements réunis aujourd'hui montrent qu'il faut porter la division plus loin encore que ne l'avait fait notre célèbre voya- geur. Dans l’Amérique méridionale en particulier l'omme rouse est en minorité. | 2. Nous reviendrons sur cette question en répondant aux objec- tions des polygénistes. (Voir les chapitres xvir et XVI.) DU CROISEMENT CHEZ L'HOMME. 293 pourtant encore un de ces faits généraux, témoi- gnages naïfs, dus à des populations entières, et d’au- tant plus concluants qu'ils répondent aux assertions, aux théories, sans avoir eu l'intention de le faire, — « Un bill introduit dans la chambre basse de la légis- lature californienne le 30 janvier 1861, porte que tout blanc qui à l’avenir sera convaincu de s'être ma- rié ou simplement d'avoir cohabité avec un nègre, mu- lâtre, chinois ou indien, sera puni d'amende ou d’em- prisonnement ou des deux ensemble; que le fait qu’une personne « logé, cohabité ou vécu maritalement avec un individu d’une des dites races, sera une preuve prima facie que cette personne n'est pas un citoyen blanc et la rendra sujette à toutes les incapa- cités constitutionnelles imposées aux personnes de couleurt. » La législature californienne se conduit ici comme le propriétaire d’un troupeau de race pure qu’il veut préserver de tout mélange; elle est plus sévère que J’Arabe qui rejette tout produit du cochlani avec un cheval commun, quelles que puissent être ses qualités, mais qui du moins ne dégrade ni le père ni la mère noble qui se sont oubliésun moment.—Pourquoi cette exagération de précaution? Les journaux américains le proclament bien haut. — C’est pour empêcher la fusion , l’'amalgamation des races. — Est-ce d’espèce à espèce qu’il est nécessaire d'employer de pareilles me- sures pour prévenir cette fusion, cette amalgamation ? L'humanité tout entière ne forme donc qu’une 1. J'emprunte ce curieux document à un excellent article de M. Mouttet, inséré dans le Journal du Havre (12 avril 1861). 294 CHAPITRE XVI. — DU CROISEMENT, ETC. seule espèce; les groupes qu’on y reconnaît ne sont que des races de cette espèce. Telle est la conclusion à laquelle conduisent, non pas une théorie, non pas une idée préconçue, non pas un dogme, mais uniquement l'observation et l'expérience scientifiques appliquées à l'étude de l’homme comme on les applique à l’étude des autres êtres vivants; non pas l’observation s’exerçant de- puis quelques années sur un petit nombre de faits isolés, l'expérience portant sur quelques générations d'animaux ou de végétaux, mais l’observation et l'expérience agissant depuis des siècles, embrassant toutes les espèces animales ou végétales soumises à l’action de l’homme pour conclure d’elles à lui. Si la méthode est juste, s’il n’y a réellement, comme nous le pensons, qu'une seule physiologie générale soumettant aux mêmes lois tous les êtres organisés, i n'existe qu'une seule espèce d'hommes. Pour soutenir qu'il existe plusieurs espèces d'hommes, il faut admettre que les espèces humaines sont ré- gies par une physiologie à part, étrangère aux vé- gétaux et aux animaux, se manifestant dans une foule de circonstances et surtout dans les phénomènes de la reproduction, c’est-à-dire dans ceux où tout con- court à démontrer une identité fondamentale. Entre deux croyances qui entrainent des consé- quences aussi opposées, le naturaliste, le physiolo- giste ne peuvent hésiter. — Voilà pourquoi nous croyons à l'unité spécifique de l’homme, pourquoi nous combattons ceux qui proclament la mulliplicié des. espèces humaines. CD XVII Examen des objections faites à la doctrine monogéniste. — Ob- servations générales. — Nature de l'espèce. — Accord des na- turalistes. ; L'ensemble des faits exposés aans {es chapitres précédents conduit à affirmer deux choses, savoir la réalité de l'espèce et l'unité de l'espèce humaine. L'espèce, dans le règne végétal et dans le règne animal, s’est montrée comme quelque chose de fon- damental, d’essentiel à la nature organisée de notre âge géologique. — Variable dans des limites bien plus étendues qu’on ne l’admet d'ordinaire, elle peut enfanter un nombre indéfini de races sous l'empire de conditions pour la plupart encore indéterminées, mais toujours dépendantes du milieu. 2 Ces races peuvent différer l’une de l’autre autantque diffèrent entre elles des espèces, et même des espèces de genres voisins quoique distincts. Mais, dit M. Isidore Geoffroy, « si différents qu’ils puissent être, tous les êtres organisés qui, dans la nature, se relient intime- 296 CHAPITRE XVII. ment entre eux sont aussi bien d’une seule et même espèce que toutes les branches qui tiennent de près ou de loin à un même tronc constituent un seul et même arbre. Et de même que des arbres, pour être très-semblables et très-voisins, n’en restent pas moins essentiellement distincts ; de même toute col- lection naturellement formée d'individus, fûüt-elle très-restreinte et caractérisée par de très-légères dif- férences, est une espèce distincte, si ces différences suflisent pour l’isoler de toute autre suite d’indi- vidus'. » La race et l'espèce se distinguent d’ailleurs l’une de l’autre par deux ordres de faits. — D’une espèce à l’autre, on ne trouve jamais ces suites graduées dont parle M. Isidore Geoffroy ; ces suites existent au con- traire d’une race à l’autre dans les espèces les plus profondément altérées, les plus diversifiées. — Entre espèces, toutes les unions croisées présentent, à des degrés divers, les phénomènes de l’hybridation ; entre races, les mêmes unions donnent naissance aux phénomènes du métissage. Or, d’un groupe humain à l’autre, on trouve tous les intermédiaires imaginables, et de plus entre groupes humains, le croisement présente au plus haut degré les caractères d’un métissage. — Ces 1.Je ne pouvais mieux résumer mes propres idées qu’en em- pruntant ce passage au livre de M. Isidore Geoffroy. On voit que dans les conclusions générales l'accord entre mon éminent con- frère et moi se soutient jusque dans la forme employée pour les traduire. C’est certainement bien à l'insu l’un de l’autre que nous avons comparé l'espèce au tronc et les races aux branches d'un arbre, M. Geoffroy dans son livre et probablement dans ses lecons orales, comme moi dans mes cours. ACCORD DES NATURALISTES. 297 groupes sont donc autant de races d’une espèce unique. Comme toutes les espèces végétales ou animales, cette espèce est variable. Le milieu agit sur elle et la transforme. — Cet action s'exerce sous nos yeux dans des races en voie de formation ; elle est et doit être plus prononcée dans les races plus anciennement constituées, et pourtant jamais dans l'espèce humaine la variation n’atteint les limites extrêmes constatées chez les plantes ou les animaux, parce que, grâce à son intelligence, l’homme se défend toujours plus ou moins contre le milieu. Telle est la solution que la doctrine monogéniste donne du problème posé au début de ce travail. Pour y arriver, elle se borne à étudier soigneusement les faits, à les grouper, à les interpréter en vertu des lois de la physiologie générale. Est-ce à dire qu’elle fasse disparaître ainsi toutes les difficultés, qu’elle ferme la bouche à toutes les objections? Non certes; mais ces difficultés ont été singulièrement exagérées, ces objections sont rarement sérieuses, et il en est souvent qui ne font que dévoiler le peu de fondement des doctrines polygénistes. Notre travail serait in- complet si nous n’entrions pas ici dans quelques dé- tails. — Passons donc maintenant en revue les prin- cipaux arguments invoqués par les adversaires des idées que nous défendons. Écartons d’abord certains reproches qui ne sont pas, à vrai dire, des objections, et qu’on est surpris de voir se reproduire constamment et toujours sous la même forme. — À qui soutient la réalité, la per- manence des espèces et à plus forte raison l'unité de 298 CHAPITRE XVII. l'espèce humaine, les railleries, les sarcasmes, les in- jures mêmes n'ont jamais manqué depuis que ces questions s’agitent. Il est à regretter de voir les po- Iygénistes employer de nos jours encore ces armes de mauvais aloi. L'école de Morton, pas plus que les autres, n'échappe à ce reproche. Pour elle, le monogénisme est tout au moins une hypothèse rétro- grade, fondée uniquement sur. des préjugés tradition- nels et un esprit de secte indigne du dix-neuvième siècle; c’est un dogme et non pas une doctrine secien- tifique; la raison, affranchie par la science, doit sa- voir s'élever plus haut, et sur ce thème bien rebattu elle sème quelquefois des plaisanteries spirituelles, parfois aussi de bien lourdes déclamations. Après ces marques de dédain, après ces fières déclarations, on s'attend naturellement à voir cette école rester sur le terrain scientifique et abandonner aux théologiens, si rudement traités par elle, le ter- rain des livres de Moïse. — Eh bien! non. — Plus elle a attaqué le dogme en opposition avec ses théories, plus elle semble éprouver par moments le besoin de réconcilier celles-ci avec la Bible. En Amérique, les représentants les plus distingués de cette école, sui- vant la voie ouverte par la Pevrère, ont publié dans cette direction des travaux considérables t, et, à en juger par les comptes rendus de quelques séances de sociétés ou de meetings scientifiques , les polygénistes ont mêlé la théologie à l'anthropologie tout autant que leurs adversaires. — Pourquoi donc se montrer si sévères envers ces derniers, et leur reprocher avec. 1. Voy. surtout les Types of Mankind. ACCORD DES NATURALISTES. < 299 tant d’âpreté précisément ce qu'ils sont toujours prêts à faire eux-mêmes? Les polygénistes européens tombent plus rarement dans la contradiction que nous venons de signaler. Ont-ils le droit pour cela d'employer le même lan- gage et d’opposer aux partisans du monogénisme _une sorte de fin de non-recevoir fondée sur la con- cordance de cette doctrine avec un dogme quelconque? Évidemment pas davantage. Il y a deux manières d’être esclave d’un livre, d’une croyance. — Celui qui nie partout et toujours ce qu'il y trouve ou croit y trouver, n’est pas plus libre de préjugés que celui qui affirme aveuglément les mêmes choses. Qu'on aille chercher dans la Bible des raisons pour ou contre, qu'on veuille arguer de la vérité ou de la fausseté d’un dogme pour résoudre une question d'histoire naturelle, ce sera toujours mêler à la science des considérations d’un autre or- dre. Peu importe que le point de départ soit une affirmation ou une négation. Pour être de la théo- logie retournée, ce n’en sera pas moins de la théo- logie. — Ainsi, à qui ne parle qu’au nom de Ia science, les polygénistes doivent répondre par des raisons exclusivement de même nature, sous peine de mériter tous les reproches qu'ils prodiguent si aisément. Mais, nous dit-on, « tous les monogénistes ont eu et ont encore le tort immense d’invoquer comme preuve à l'appui de leurs idées une autorité qu’il n'est pas permis de discuter‘, » — Cette assertion est 1. De la pluralité des races humaines, par M. George Pouchet. 300 CHAPITRE XVII. au moins étrange.— Si, comme le polygénisme, mais pas plus que lui, le monogénisme a ses théologiens, il a aussi, et en plus grand nombre peut-être que son antagoniste, des partisans qui n’ont jamais quitté le terrain des sciences naturelles. Pour ne citer que trois noms, Buffon, Müller et Humboldt n’ont cer- tainement pas cherché leurs convictions ailleurs. Or, qu'on ouvre l'Histoire naturelle, le Manuel de physio- logie ou le Cosmos, on n’y trouvera guère d'arguments tirés de la Bible, mais bien des opinions en complète harmonie avec toutes celles que nous avons expo- sées, des conclusions semblables aux nôtres. À vrai dire, nous n'avons fait que marcher dans la voie ou- verte par ces grands maîtres, et c’est au lecteur à juger si nous avons eu recours à des autorités sur- naturelles. — Laissons donc de côté ces assertions sans fondement, ces allégations inexactes ; laissons à chacun ses croyances religieuses ou philosophi- ques, et arrivons aux seules objections qui méritent qu'on s’y arrête, à celles qu’on soulève au nom de la science même. Nous ne pouvons en vérité accepter comme sé- rieuses celles qui n'ont d'autre fondement que l’in- certitude de quelques résultats de la pratique jour- nalière.— Il est très-vrai que les botanistes, que les zoologistes ont parfois de la peine à se mettre d’ac- cord sur quelques déterminations spécifiques, et que les uns considèrent comme des espèces distinctes ce que d’autres regardent comme des races ou même de simples variétés; mais on a singulièrement exa- géré le nombre de ces divergences. Pour employer le langage des classificateurs, nous dirons qu'à côté ACCORD DES NATURALISTES. 301 d’une espèce douteuse on en trouve cent et plus de très-bonnes sur le compte desquelles tout le monde est d'accord. Arguer de ces difficultés de l’application à des cas isolés pour mettre en doute la réalité de l'espèce, c’est agir comme si on niait l'existence des lois astronomiques, parce que l’observation des as- tres ne coïncide pas rigoureusement avec le calcul, parce que les résultats donnés par deux observateurs également habiles ne sont pas toujours identiques, parce qu'entre mathématiciens même, il se mani- feste parfois des divergences profondes au sujet de certaines théories spéciales. Cette objection n’en est pas moins une de celles qu’on adresse le plus sou- vent à ceux qui accordent à l’espèce, dans l’ordre général actuel, la place que nous lui attribuons. Il est vrai qu'elle n’est guère soulevée que par des per- sonnes étrangères à la botanique, à la zoologie, qui n'ont par conséquent point eu à s'occuper de déter- minations spéciliques, et qui sont dès lors facilement entrainées à s’exagérer le nombre et l’importance de quelques divergences d'opinion, de quelques incer- üitudes inévitables dans toute pratique d’une science quelconque. Toutefois, parmi les paléontologistes, quelques vrais savants ont été frappés de ces divergences, de ces incertitudes , au point d’en arriver, eux aussi, à douter de la réalité de l’espèce. — M. d'Omalius d’'Halloy, que l’Institut s’est depuis longtemps asso- cié comme un des plus dignes représentants de la géologie européenne, a très-nettement insisté sur ce point dans une circonstance solennelle ; et plus franc que la plupart de ceux à qui il apportait l’ap- 302 CHAPITRE XVII. pui d’un nom justement respecté de tous, il a posé des conclusions ‘. À ses yeux, « l’espèce n’est pas quelque chose de plus tranché que les autres mo- difications que la science distingue dans les pro- duits des forces naturelles. » Elle n’est guère qu’un groupe artificiel à peu près comme le sont le genre, la tribu, la famille. Nous croyons avoir répondu d'avance à cette doc- trine de l'éminent géologue belge ; mais nous com- prenons sans trop de peine comment elle a pu gra- duellement se développer chez lui et chez d’autres savants voués aux mêmes travaux. — Pour juger des affinités, le paléontologiste n’a que des ressemblances et des différences matérielles à sa disposition. Il ne s’occupe pas de physiologie; il n’a sous les yeux que des êtres incomplets et surtout des êtres morts. Il n’y a dans les fossiles ni père, ni mère, ni enfants; l’idée de la famille physiologique, à plus forte raison l’idée de la filiation de semblables familles, ne lui est donc jamaissuggérée par ses propres observations. En réa- lité, il n’étudie que des individus, et ne juge que par la ressemblance. Dans l’idée que le paléontologiste se fera de l'espèce, l’un des deux termes que nous avons vus être nécessaires pour en avoir une notion exacte sera donc toujours plus ou moins effacé. Rien n’ap- pellera son attention sur les modifications hérédi- taires que peut subir un type primitif. La distinction nette de la race et de l’espèce devient dès lors impos- 1. Discours sur l’espèce, prononcé à la séance publique de la classe des sciences de l’Académie royale des sciences, lettres et: beaux-arts de Belgique, par M. d'Omalius d’Halloy, président, 1858. Lee LEE er D PEL ve pe ACCORD DES NATURALISTES. 303 sible, et dès lors aussi la confusion est inévitable. — De ce fait à douter de la distinction réelle des espèces, à les regarder comme des groupes de convention, il ne saurait y avoir loin, En concluant comme il l’a fait, M. d’Omalius s’est montré parfaitement logique. Les hommes qui ont étudié la nature vivante sont arrivés à des conclusions bien différentes. De quel côté est la vérité? Nous avons täché de le montrer, et c’est avec une satisfaction bien vive que nous pou- vons placer, en regard des preuves directes exposées dans ce travail, celle qui résulte de l’accord unanime entre tant de naturalistes si divers d’esprit et de ten- dances. Déjà nous avons signalé ce fait important. Aussi, au lieu de nous répéter et de parler en notre nom, nous préférons citer textuellement le zoologiste que l’ensemble de ses travaux, et surtout ses der- nières publications, ont incontestablement placé à la tête de l’école philosophique française. Voici comment s’exprime M. Isidore Geoffroy im- médiatement après la comparaison que nous avons reproduite plus haut : « Telle est l’espèce et telle est la race, non-seulement pour une des écoles entre lesquelles se partagent les naturalistes, mais pour toutes, car la gravité de leurs dissentiments sur l’ori- gine et les phases antérieures de l’existence des es- pèces ne les empêche pas de procéder toutes de même à la distinction et à la détermination de l'espèce et de la race. Tant qu'il s’agit seulement de l’état actuel des êtres organisés (accord d’autant plus digne d’être remarqué qu’il n'existe guère qu'ici), tous les na- turalistes pensent de même, ou du moins agissent comme s'ils pensaient de même... Il n’y a donc de 304 CHAPITRE XVII. Cuvier à Lamarck lui-même qu’une seule manière de concevoir l’espèce au point de vue taxonomiquet. » Certes il a fallu qu'une autorité bien puissante pe- sât sur les théories de toutes ces écoles pour les plier au point d’en arriver à se confondre à propos d’une question aussi générale, aussi grave; et quelle peut être cette autorité, si ce n’est celle de la vérité se manifestant de telle sorte qu’elle devenait impossible à nier! Il y a dans cet accord, si hautement proclamé par la voie la plus autorisée, de quoi donner à réfléchir aux anrthropologistes qui, plus ou moins étrangers aux sciences naturelles, et n’ayant pas pratiqué labo- rieusement l'espèce, comme le dit M. Godron, abor- dent avec une inexplicable confiance ce problème compliqué, et le résolvent en sens contraire de tous les naturalistes. — Peu disposé à juger sur la parole d'un maître quelconque, nous n'avons jamais de- mandé à personne d'agir ainsi. Toutefois, lorsqu'il s’agit d’une question toute spéciale, il nous semble que ceux-là méritent le plus de confiance qui s’en sont le plus occupés; et quand ces juges naturels, divisés sur une foule d’autres points, en arrivent sur cette question à une entière conformité d'opinion, il nous semble difficile de ne pas croire qu'ils sont dans le vrai. Tout au moins nous croyons-nous obligé de revoir avec soin toutes les pièces avant de protes- ter contre leur décision. — Nous ne croyons donc pas 1. Après ce témoignage si formel, appuyé dans l’ouvrage de M. Geoffroy de toutes les preuves nécessaires, que penser des as-° serlions sur le désaccord régnant entre les naturalistes dont par- lent sans cesse un si grand nombre d’auteurs polygénistes ? ACCORD DES NATURALISTES. 305 être exigeant outre mesure en demandant aux an- thropologistes dont il s’agit de s'occuper sérieuse- ment des espèces avant de prononcer que l'espèce en général est autre chose que ce qu'ont vu en elle l’école philosophique comme l'école positive, Lamarck comme Cuvier. Mais, dira-t-on, l’accord dont vous parlez n'existe que pour l'état actuel des choses! Dès qu'ils cher- chent à s'élever au-dessus du fait qui les presse et les domine, dès qu’ils veulent s’en rendre compte et remonter aux origines, les naturalistes ne s’enten- dent plus ; la guerre fait place à la paix. — Cela est vrai, et en cela même se trouve la justification de la marche adoptée dans nos cours, dans ce livre qui les résume. On nous a accusé d’être timide; nous croyons n'avoir été que prudent. Eh! mon Dieu! aussi bien que personne nous connaissons par expé- rience ces curiosités violentes, ces élans impérieux de l'esprit qui emportent l’homme le plus sage par delà les temps et les espaces. Comme tous ceux qui sondent les secrets de la nature, nous avons eu con- tre ces mystères nos moments d’irritation et de ré- volte. Fatigué de ces que sais-je? de ces je ne sais pas, que le savant est si souvent forcé de se répéter à lui- même, nous avons maintes fois délaissé le champ du réel pour voyager par la pensée dans le monde du possible. Nous nous sommes fait à nous-même maint roman que nous trouvions très-beau ; mais la facilité avec laquelle nous en changions du tout au tout le cadre et les détails nous éclairait sur sa nature. — Voilà pourquoi, dès qu’il s’agit de science vraie, nous en revenons bien vite aux temps, aux lieux que peu-* 306 CHAPITRE XVII. vent atteindre l’expérience, l’observation, c’est-à- dire à la période actuelle, à la nature que nous con- naissons. « Il y a au commencement de toute chose une pé- riode de formation dont notre vie embryonnaire est une assez fidèle image !. » — Cela est vrai, au moins sur notre globe. Notre planète et tout ce qui lui ap- partient, corps bruts et êtres organisés, ont subi des révolutions, ont traversé des états divers; la géologie en fait foi. Dans ces âges primitifs, les conditions générales étaient loin d’être ce qu’elles sont aujour- d'hui. — 1! est donc bien possible que les manifesta- tions de la vie fussent autres que de nos jours. — 1! est possible que les affinités, les alliances, la fécondité des animaux ne fussent pas renfermées dans les li- mites actuelles. — I! est possible que les espèces d'alors fussent beaucoup plus variables que celles d’à présent, bien que rien ne paraisse l'indiquer. — IL est possible que l’hybridation fût à ces époques aussi aisée que le métissage l’est encore, et que les hybrides se soient constitués en espèces intermé- diaires, quoique la paléontologie ne nous apprenne rien à cet égard. — Jl est possible enfin que « les es- pèces ne changent plus, parce qu’elles ont déjà changé autant qu’elles pouvaient le faire. » Mais que font toutes ces possibilités, et bien d’au- tres qu’on semble vouloir nous opposer, à la dis- tinction, dans l’ordre actuel des choses, de l’espèce et de la race, et par suite à la réalité de la première? — De ce qu'aux anciens âges du monde les phéno- 1. M. Rrcca, Recherches sur l'hybridité animale. ACCORD DES NATURALISTES. 307 mènes ont pu être différents de ceux qui caracté- risent notre époque, s’ensuit-il que ce qui est dé- montré exister aujourd’hui puisse être mis en doute? Évidemment non, pas plus que les divergences d’opi- nion entre naturalistes sur la période embryogénique du monde ne détruit leur accord unanime sur la ma- nière de concevoir l'espèce au point de vue taxenomique dans le temps présent. Or quel est le but de ces études? — IT s’agit, ne l'oublions pas, de savoir si les groupes humains ac- tuellement répandus sur la surface du globe sont des espèces distinctes ou les races d’une seule espèce. La question est donc tout entière du temps présent et tout entière de taxonomic!. L'accord qu'avec M. Geoffroy nous signalions entre les diverses écoles a donc toute sa valeur; et, fort de ce témoignage unanime, nous pouvons répéter avec plus de confiance encore : l'espèce est quelque chose de très-réel: elle est telle que nous la compre- nons, telle que l’ont comprise Lamarck et Cuvier. 1. La taxonomie est cette branche des sciences naturelles qui s'occupe de la détermination et de la classification des espèces. ES XVIII Examen des objections faites à la doctrine monogéniste. — Déf- nition et caractères de l’espèce d’après quelques polygénistes. — Prétendue difficulté du croisement entre certains groupes humains. De tout ce qui précède, il résulte qu'avant d’abor- der la question anthropologique, il est absolument nécessaire de s'être fait une idée nette de l'espèce et de la race. Tout au moins est-il indispensable de dé- finir ces mots, sur lesquels roule toute la controverse. Les polygénistes s’astreignent-ils à ces conditions élémentaires de toute discussion sérieuse? Nullement. — L’immense majorité d’entre eux se bornent à cri- tiquer la définition de l'espèce telle qu’elle a été pro- posée ou telle qu’ils pensent qu’elle a été formulée par ceux qu’ils attaquent; mais ils ne donnent pas la leur, ils ne parlent pas de la race. Plusieurs confon- dent manifestement les deux choses, comme le fait par exemple M. Pouchet, qui s'exprime ainsi dans sa préface : « La conclusion à laquelle nous arrivons, la L’'ESPÈCE D'APRÈS LES POLYGÉNISTES. 309 pluralité de races originelles, autrement dit la plura- lité des espèces du genre homme, pourra paraître vio- lente... » — Il en est même, comme Knox, qui dé- clarent nettement qu'à leurs yeux les mots espèce, race, variélé n’ont aucune importance, et qu'on les comprend sans pouvoir les définir. Comment s'entendre, ou, pour mieux dire, com- ment discuter avec de semblables adversaires, qui ne vous disent même pas le sens attaché par eux aux mots qu'ils emploient, qui ne définissent pas les choses dont il s’agit, qui confondent ainsi deux ordres de faits distingués par tous les naturalistes, et ne vous en déclarent pas moins battus au nom de la science et de la philosophie ? Sans mériter au même degré un reproche dont le lecteur peut maintenant comprendre toute la gravité, les chefs de l’école polygéniste américaine sont loin d’avoir mis dans l’exposé ‘de leur doctrine toute la clarté qu’exige une discussion scientifique. — Morton, Nott, Gliddon ne disent rien de la race, et se bor- nent à définir l’espèce. Or ces définitions sont telle- ment vagues qu'il est bien difficile d’en faire des applications précises. Voici celle de Morton : — « l’es- pèce est une forme organique primordiale. » — Pour Nott, l'espèce est « un type ou une forme organique permanente, ou qui n’a subi aucun changement pen- dant des siècles sous des influences opposées de climat. » | On voit que ces définitions ne tiennent compte que 1. Le mot de philosophie est un de ceux qui reviennent le plus fréquemment dans les ouvrages polygénistes. De la manière dont 210 CHAPITRE XVIII. de la forme, des caractères matériels. — L'idée phy- siologique de filiation n’y entre pour rien, si bien qu’en se plaçant à ce point de vue, les mauchamps, les ancons, si différents de leur père et de leur mère, constitueraient des espèces distinctes de celle d’où ils sont sortis, et que le durham serait une espèce nou- velle qu’on devrait ajouter au genre bœuf. Les polygénistes américains ne pouvaient évidem- ment se dissimuler à eux-mêmes ce que ces défini- tions ont d'incomplet et de peu précis. Ils ont essayé de les rendre plus rationnelles en admettant qu'il existe plusieurs sortes d’espèces!. Alors seulement ils ont tenu compte de la filiation; mais alors aussi la logique impérieuse des faits les a conduits si près de tous les naturalistes, qu’en faisant un pas de plus ils auraient conclu comme eux. Morton admet trois espèces d'espèces : « les espèces éloignées (remote species), entre lesquelles il ne se pro- duit jamais d’hybrides; les espèces alliées (allied spe- cies), qui produisent entre elles, mais dont les hy- brides sont inféconds ; les espèces voisines (proximate species), qui produisent entre elles des hybrides fé- conds. » — Nott et Gliddon, après avoir adopté les trois sortes d'espèces de leur maître, ajoutent encore le groupe, et le définissent ainsi : « Par ce terme, nous comprenons toutes ces races où espèces Voisines qui se ressemblent le plus étroitement par leur type, il est parfois appliqué, on serait autorisé à conclure que ni Buffon, ni Geoffroy Saint-Hilaire, ni Lamarck lui-même ne méritent aux yeux des polygénistes le titre de naturalistes philosophes. 1. Il est évident que cette idée d'admettre plusieurs espèces d'espèces ne serait jamais venue à un naturaliste, qu’il se fût oc- cupé de botanique ou de zoologie. L'ESPÈCE D'APRÈS LES POLYGÉNISTES. 311 et dont la distribution géographique appartient à certaines provinces zoologiques, par exemple le groupe des Américains aborigènes, ceux des Mongols, des Malais, des nègres, et ainsi de suite. » — Nous avons cru devoir traduire littéralement ces deux pas- sages : peu de mots suffiront pour montrer les con- séquences qui en ressortent. Remarquons d’abord chez MM. Nott et Gliddon l'assimilation complète des deux mots race et es- pèce. — En Europe, de Linné à de Candolle, de Buf- fon à Cuvier et à Geoffroy Saint-Hilaire, tous les botanistes, tous les zoologistes Les ont employés pour désigner des choses très-différentes. Si quelques-uns ont désigné la race par l'expression de variété hérédi- taire, cette différence dans les mots ne touche en rien aux idées ; la distinction qui existe dans les faits est toujours traduite par le langage. Or c’est cette distinction que l’école américaine semble ici oublier entièrement. Pour elle, iln’y a plus dans la nature de races, de variétés; il n’y a que des espèces. — Toutefois, si homme de parti pris que l’on _ soit, ilest des faits qu’on ne peut méconnaître. Mor- ton s’est vu obligé d'établir des catégories d'espèces, et alors où est-il allé chercher ses moyens de distinc- tion? Dans les croisements, dans le plus ou moins de fécondité qui les accompagne, exactement comme avaient fait ces naturalistes européens dont il oubliait les travaux quelques lignes auparavant, lorsqu'ils cherchaient à distinguer l'espèce de la race. Une fois arrivée sur ce terrain, que l'Europe scien- _tifique explore avec tant de soin depuis les temps de Linné et de Buffon, l’école américaine va-t-elle s’in- 312 CHAPITRE XVIII. quiéter, soit pour les adopter, soit pour les combattre, des résultats déjà obtenus? Non.— Elle distingue bien les groupes entre lesquels tout croisement est impos- sible de ceux qui ne donnent que des hybrides infé- conds, mais elle confond dans la même catégorie tous ceux dont le croisement donne un produit fécond à un degré quelconque.—Ainsi la fécondité, limitée à deux ou trois générations, s’éteignant d'elle-même, ou ramenant par des phénomènes de retour les descen- dants aux types des ancêtres, est assimilée par Morton et ses disciples à cette fécondité indéfinie, absolue, qui relie et fusionne par des intermédiaires sans nombre les groupes les plus disparates à l’œil! Toutes les expériences si précises des Kælreuter, des Gærtner, des Knight, des Wiegmann, sur les végétaux; toutes celles des Buffon, des Frédéric Cuvier, des Geoffroy Saint-Hilaire, des Flourens, des Isidore Geofiroy, sur les animaux, tous ces faits, si faciles à recueillir dans nos jardins, dans nos volières, dans nos ménageries, sont regardés par eux comme non avenus! De bonne foi, est-ce là procéder d’une manière sé- rieuse, et en agissant ainsi l’école américaine a-t-elle mérité ces éloges bruyants que lui prodiguent quel- ques anthropologistes au dire desquels la science, encore courbée en Europe, et particulièrement en France, sous le joug de préjugés déplorables, ne se- rait qu'une sorte d’esclave qui aurait trouvé en Amé- rique seulement la liberté dont elle a besoin? Du moins, grâce à cet oubli des travaux de leurs 1. Ces assertions de quelqu:s polygénistes sont d'autant plus singu- : lières, surtout sous la plume d'écrivains français, que, sans remonter jusqu’à la Peyrère,toutesleursthéories ont pris naissance en France. L'ESPÈCE D'APRÈS LES POLYGÉNISTES 313 prédécesseurs, les anthropologistes américains par- viennent-ils à des conclusions véritablement diffé- rentes? Non. — Nous ne pouvons que le répéter en- core : les faits parlent trop haut, et quiconque en pousse un peu loin l’étude et l'analyse, est inévita- blement conduit à se rencontrer avec les monogt- nistes, füt-ce même sans s’en douter. Après avoir adopté, dans un premier travail fait en commun avec Gliddon, toutes les idées de son maître, Nott a consacré un chapitre qui lui est propre à l'étude de l’hybridité animale, considérée dans ses rapports avec l'étude de l’homme. Morton avait admis plusieurs espèces d'espèces ; il admet plusieurs degrés d'hybridité caractérisés par le plus ou moins de fé- condité des hybrides. — Or, dans son quatrième ct dernier degré, cette fécondité est illimitée (unlimi- ted); on ne l’observe qu'entre espèces extrêmement voi- sines (closely proximate species). — N'est-il pas évident que ces espèces si voisines qu’elles donnent par le croi- sement des produits indéfiniment féconds, ne sont au- tre chose que nos races, les races de tous les botanistes et zoologistes européens ? — Cela est si vrai que l’au- teur voulant citer des exemples d’espèces chez les- quelles s’observerait cette sorte d’hybridité, ne ren- contre sous sa plume que les mêmes groupes tant de fois signalés par nous comme présentant les phéno- mènes du métissage, les: animaux domestiques et l’homme lui-même. N'y a-t-il pas aussi, dans ce rapprochement bien significatif, une preuve de plus qu’en arrivant par une voie quelconque, et même sans s’en apercevoir, à la notion de la race, il est impossible de ne pas con- 18 314 CHAPITRE XVII. sidérer comme tels les groupes humains? — Mais le disciple de Morton s’est bien gardé d'employer les mots de race et de métissage, ou les équivalents ; il a conservé les mots d'espèce et d’hybridilé, et grâce à la confusion de langage qui en résulte, il continue la discussion, et la soutient d’autant plus aisément qu’il ne se préoccupe plus guère de sa propre classifica- tion des degrés d’hybridité. Tant qu'il s’agit des animaux, Noti exagère au point de les dénaturer, et toujours dans le sens de la fécondité, la signification des faits le plus facilement admissibles par les monogénistes les plus décidés. — C'est ainsi qu'après avoir rapporté l’expérience à la fois incomplète et douteuse d'Hellénius, il conclut en disant : « [l est clair qu'on peut obtenir prompte- ment et perpétuer une race mixte de mouton et de chevreuil en croisant ensemble plusieurs paires.» — Au contraire, dès qu'il s’agit de l’homme, tous ses efforts tendent à démontrer qu'entre certains groupes les unions sont difficiles, peu ou point fécondes, et que les produits ne se perpétuent pas; et ici l’auteur américain cite quelques faits d'autant plus dignes d’un examen détaillé qu’ils ont été acceptés par cer- tains polygénistes d'Europe avec toute la signification qu'a cherché à leur donner l’auteur américain. Parlons d’abord du croisement de l’Européen avec l'habitant de la Nouvelle-Hollande. 1. Dans un des chapitres précédents, j'ai montré que l’expé- rience d’Hellénius n'est que la répétition chez les animaux de celles que Kælreuter et tant d’autres botanistes ont faite sur l’hy- bridation d’espèces végétales parfaitement incapables de donner des races hybrides. L'ESPÈCE D'APRÈS LES POLYGÉNISTES. 315 Nott reproduit textuellement le passage suivant, emprunté à l'ouvrage de M. le docteur Jacquinot, compagnon de Dumont d’Urvilie dans son voyage au pôle sud et polygéniste très-décidé : « Les quelques tribus qui se trouvaient aux environs de Port-Jackson vont chaque jour en décroissant, et c’est à peine si l'on cite quelques rares métis d’Australien et d'Euro- péen. Cette absence de métis entre deux peuples vi- vant en contact sur la même terre prouve bien in- contestablement la différence des espèces. » Voilà un témoignage bien précis, et, venant d'un voyageur qui semble ne présenter ici que ses obser- . vations personnelles, il doit paraître d'un grand poids ; mais M. Jacquinot nous apprend un peu plus loin à quoi se réduisent ces observations. — Ici, nous reproduirons à notre tour quelques passages dont ne parlent ni Nott ni les autres polygénistes qui ont adopté ses opinions. « Nous n’avons visité les habi- tants de la Nouvelle-Hollande, dit M. Jacquinot, que sur un seul point, à la baie Raffles, par 9 degrés en- viron de latitude sud ; mais la description que nous allons en donner peut se rapporter à tous les habi- tants de la Nouvelle-Hollande en général, car ils sont partoutidentiques?.….. Nous vimes à la baie Raffles une vingtaine d'hommes environ... Nous n’aperçûmes pas leurs femmes, ils les tenaient cachées avec soin. » 1. Considérations générales sur l'anthropologie, suivies d’Ob- servations sur les races humaines de l'Amérique méridionale et de l'Océanie, par M. Honoré Jacquinot. Cet ouvrage fait partie du Voyage au pôle sud. 2. Un peu plus loin, l’auteur ajoute : « Décrire une de ces tribus, c’est les-décrire toutes. » Nous avons déjà vu ce qu'il fallait penser de cette prétendue identité. 316 CHAPITRE XVIII. C’est donc sur la vue de vingt hommes seulement que M. Jacquinot a jugé de la population d’une île grande à peu près comme toute la portion de l’Afri- que placée au sud de l’équateur! C'est d’après cet échantillon qu'il affirme l'absence à peu près com- plète de métis et la différence des espèces! — A son tour, le lecteur jugera la valeur de ce témoignage. Il est très-vrai toutefois qu'autour des premières colonies australiennes les métis ne pouvaient être nombreux. — On sait comment furent fondées ces colonies et quels en furent les premiers habitants. Le rebut de la société anglaise venait chercher en Australie du sol à cultiver, des herbages pour ses troupeaux. Dès qu'il eut dépassé la zone exclusive- ment littorale, il se trouva en présence d’une popu- lation que la nature des productions du sol condam- nait à vivre exclusivement de chasse et qu'il fallut déposséder. On sait comment se fit cette conquête : les Australiens furent détruits par le fer et le feu ; on chassa au sauvage comme chez nous à la bête fé- roce, et les jurys locaux trouvèrent tout simple que la torture précédât la mort quand il s'agissait de ces prétendus anthropophages'. — Est-ce là ce qu’on peut appeler « vivre en contact sur la même terre, » comme le fait M. Jacquinot ? Les conséquences de cette effroyable guerre furent l'éloignement ou la destruction des indigènes, dont un petit nombre seulement resta mêlé aux blancs, qui leur avaient appris de nombreux et tristes be- 1. L'amiral Dupetit-Thouars a été témoin de ce fait pendant son séjour à Sidney. (Voyage autour du monde sur la frégate la Vénus.) L'ESPÈCE D'APRÈS LES POLYGÉNISTES. 317 soins. Pour y satisfaire, ces sauvages viciés recou- rurent à toute sorte de moyens, entre autres à la prostitution de leurs femmes. Or, personne n’ignore quelles sont, au milieu même de nos grandes villes, les suites de la prostitution. — Est-il étonnant que des voyageurs aient rencontré dans les centres popu- leux de la Nouvelle-Hollande ce que Parent-Duchà- telet a si bien constaté à Paris? La rareté des enfants issus de pareilles unions n’a donc rien qui doive sur- prendre. Ajoutons que ces unions ne sont pourtant pas Con- stamment infécondes en Australie pas plus qu’en Europe , mais que le mari australien tue habituelle- ment les enfants mulätres.—Ce fait a été ou révoqué en doute ou formellement nié par quelques polygé- nistes ; 11 a même été traité tout récemment de conte populaire. Mais il est affirmé par des voyageurs qui ont passé plusieurs années au milieu de ces popula- tions , par Cuningham, par Mackensie !, et ici encore le lecteur jugera lequel des deux témoignages doit être accepté. L’infanticide d’ailleurs n’est que trop fréquent chez les plus misérables tribus de l'Australie. S'il naît deux jumeaux, l’un d'eux est d'avance condamné à périr. Chez ces tribus aussi, quand la mère meurt, l'enfant à la mamelle est enseveli dans la même tombe, et Bénilong, ce sauvage qui, après avoir vécu de la vie des blancs en Angleterre et à Sidney, re- vint plus tard à la vie errante, est cité comme ayant commis cette barbarie. À ceux qui la lui reprochaient, 1. Ten years in Australia. aie CHAPITRE XVIII. ilrépondit que, la mère étant morte, et aucune femme ne-pouvant se charger d’allaiter son fils, il avait évité à celui-ci une mort plus douloureuse. — La faim, cette mauvaise conseillère, est donc la cause de ces coutumes cruelles, etcomment s'étonner quel’Austra- lien les applique avec plus de rigueur encore aux enfants dont la couleur trahit l’origine étrangère? Mais il est en Australie des districts où la nour- riture est plus assurée et où la mère peut plus aisé- ment écouter la voix de la nature, le père putatif celle de l’indulgence. — Aussi sur les bords de la Murrumbidgee et de la Murray, trouve-t-on dans chaque tribu de nombreux métis. Butler Earp et Mackensie sont tous deux complétement d’accord sur ce point. Tous deux emploient cet argument pour prouver le peu de chasteté des Australiennes. Mais par là même aussi tous deux démontrent, sans même se douter que la question ait pu être posée, combien les assertions de M. Jacquinot sont inexactes, com- Pien peu on est en droit de les invoquer à l'appui des doctrines polygénistes. Passons du croisement du blanc avec le Tasma- nien. « À Hobart-Town et sur toute la Tasmanie, ajoute M. Jacquinot, il n’y a pas davantage de métis. » Ce second passage, tout aussi affirmatif que le précé- dent, a été également reproduit par Nott, cité par les polygénistes. — Cette fois du moins personne n’a- Joute que les noirs et les blancs vivent en contact dans cette Île. On sait comment les choses s’y sont pas- sées. — (est en 1803 qu’un premier noyau de sol- dats, de colons et de convicts anglais, partis de Port- L'ESPÈCE D'APRÈS LES POLYGÉNISTES. 319 Jackson, tenta de s'implanter sur cette terre. Vingt-sept ans après, l’île entière était occupée. L’immense ma- jorité de la population noïre avait succombé ; mais le peu qui restait génait les nouveaux occupants. La loi martiale fut proclamée, et une véritable traque, que Darwin a justement comparée à celle qu’on pratique dans les grandes chasses de l’Inde ‘, fut organisée. La colonie fournit un volontaire sur six hommes et dépensa près de sept cent mille francs? ; maïs aussi la race nègre tout entière fut promptement exter- minée ou réduite à se livrer. Des terres lui furent assignées d’abord à Great-Island ; puis, en 1835, on transporta tout ce qui en restait dans l’île Flinders. Au dire du comte Strzelecki, on comptait à cette époque deux cent dix individus ; en 1838, il n'en res- tait que quatre-vingt-deux ; en 1842, cette population était réduite à quarante-quatre, et il n’était né que quatorze enfants depuis la transportation; en 1852, les naissances avaient complétement cessé, et quel- ques vieillards survivaient seuls'. — Aujourd’hui sans doute il ne reste plus de cette race que les bustes rapportés par M. Dumoutier et déposés dans les col- lections du Muséum. Certes, alors que de pareils rapports règnent entre le peuple conquérant et le peuple conquis, il serait 1. Journal of Researches into the natural history and geology. 2. M. de Blosseville. 3. Cette diminution dans la fécondité est d'autant plus remar- quable que Peron avait été frappé du grand nombre des enfants. 4. M. de Blosseville. 5. Cette destruction complète d’une race spéciale, dont les ca- ractères exceptionnels avaient frappé tous les voyageurs, qui avait sa langue particulière heureusement recueillie en partie 320 CHAPITRE XVIII. peu surprenant que le nombre des croisements et, par suite, des métis fût peu considérable. Pourtant M. de Blosseville, l'écrivain qui a le plus étudié les colonies pénales de l'Angleterre, constate qu’à l’ori- gine on voyait plus de métis en Tasmanie qu'à Sid- ney, et nous apprend que les derniers proscrits tra- qués par les défrichements et la levée en masse étaient encore des métis. Ce témoignage est d'autant plus probant qu'il est donné presque involontaire- ment par un auteur que la question anthropologique ne préoccupe guère, et qui se borne à mentionner en passant ce qu'il a rencontré en s’occupant d'autre chose. En présence de ces faits, les polygénistes les plus décidés renonceront, je pense, à chercher en Austra- lie et sur la terre de Van-Diémen des exemples d’u- nions croisées infécondes entre groupes humains. Les métis provenant d'unions entre individus ap- partenant aux groupes les plus éloignés fourniront-ils du moins des arguments réels aux polygénistes? En particulier, les mulâtres fils du nègre africain et de l'Européen présentent-ils les caractères que nous avons reconnus aux hybrides? Sont-ils assez peu fé- conds entre eux pour qu'une population mulâtre, abandonnée à elle-même, doive nécessairement dis- paraître en peu de temps? — Ici encore laissons par- ler les faits. Les plus graves incontestablement, et ceux aussi (Latham), est un fait bien frappant et propre à faire comprendre comment il pourrait se présenter dans l'échelle graduée des races humaines quelques lacunes appréciables soit au point de vue phy- sique , soit au point de vue linguistique. L’'ESPÈCE D'APRÈS LES POLYGÉNISTES. 321 sur lesquels insistent le plus les polygénistes, ont été recueillis à la Jamaïque par le docteur Long, et dans quelques États du sud de l’Union américaine par Nott lui-même. D’après Long, la plupart des mariages entre mulâtres dans l’île dont il parle seraient à peu près complétement stériles , et il n'aurait jamais en- tendu dire que des enfants issus d’un semblable ma- riage eussent vécu jusqu'à l’âge adulte. Lewis nie expressément la stérilité des mulôtres, mais il semble s’accorder sur le second point avec Long, puisqu'il ajoute que leurs enfants ont peu de vitalité". — Quant à Nott, voici quelques-unes des propositions qu'il formule au début de son travail et qu’il donne comme étant le résultat de ses recherches et de sa pratique médicale : « Les mulâtres sont de toutes les races hu- maines celle qui a la vie la plus courte : les mulä- tresses sont particulièrement délicates; elles sont mauvaises reproductrices, mauvaises nourrices, su- jettes aux avortements, et leurs enfants meurent généralement en bas âge: lorsque les mulâtres se marient entre eux, ils sont moins féconds que lorsqu'on les croise avec une des souches primi- tives. » Pour répondre à ces affirmations si précises, nous pourrions invoquer le témoignage d’un grand nombre de voyageurs qui insistent en particulier sur la fécondité des mulätresses. Nous choisirons celui de M. Hombron, le collaborateur de M. Jacqui- not, et polygéniste aussi décidé que l’auteur améri- 1. J’emprunte ces détails au livre de M. Broca, et au grand ou-- vrage de Prichard, n'ayant pu me procurer ni l’ouvrage de Long ni celui de Lewis. 399 CHAPITRE XVIIL. cain lui-même. — Or voici comment il s'exprime! : « Pendant les quatre années que j'ai passées au Bré- sil, au Chili et au Pérou, je me suis amusé à observer le singulier mélange des nègres avec les aborigènes ; j'ai même tenu note exacte du nombre des enfants qui résultaient, dans un grand nombre de ménages, de l'alliance d’un blanc avec une négresse, d’un blanc et d’une Américaine, d’un nègre et d’une Chilienne ou d’une Péruvienne, d’un Américain avec sa com- patriote, et enfin d’une négresse avec un nègre. Je puis affirmer que les unions des blancs avec les Amé- ricaines m'ont présenté la moyenne la plus élevée ; venaient ensuite le nègre et la négresse, enfin le nègre et l’Américaine?. Dans nos colonies, les né- gresses et les blancs offrent une fécondité médiocre ; les mulâtresses et les blancs sont extrêment féconds, ainsi que les mulâtres et les mulâtresses. L’infério- rité des Américains entre eux sous le rapport de la reproduction dépend probablement de leur peu d’ar- deur mutuelle. » Ainsi, d’après M. Hombron, bien loin d’être moins fécondes que le croisement direct du noir et du blanc, les unions entre mulâtres le sont davantage. — En outre, d’après cette échelle dressée par un polygéniste, le maximum de fécondité se rencontre dans des ma- riages, qui, pour la doctrine que nous combattons, 1. De l’homme dans ses rapports avec la création. (Voyage au pôle sud.) 2. Ainsi, sur les trois sortes d'unions fournissant la moyenne la plus élevée, deux seraient des hybridations dans la doctrine des polygénistes, et l’union entre individus de même espèce, l’espèce nègre, serait moins féconde que celle d'individus appartenant aux deux espèces blanche et rouge. L'ESPÈCE D'APRÈS LES POLYGÉNISTES. 323 seraient autant d’hybridations; le minimum dans l'union entre individus de même espèce. N’est-1il pas évident que ces prétendues hybridations ne sont que des métissages? Mais ce qui est bien plus remarquable, c’est que la fécondité d’un groupe naturellement peu productif est relevée par son croisement avec un autre groupe. L’Américaine en s’unissant au blanc ou au nègre voit croître ses facultésreproductrices. Dans ce faitconstaté par M. Hombron, nous trouvons exactement l'opposé de ce que présente le croisement des espèces et la répé- tition exacte d’un des phénomènes les plus frappants que présente le croisement des races. — À elle seule cette observation, faite par un auteur qui n’a pu en comprendre toute la portée, faute d’être naturaliste, suffirait pour réfuter toute doctrine tendant à ad- mettre entre le blanc, le nègre et l'Américain des dif- férences spécifiques. Au reste, pour réfuter l’assertion de Nott, il n’est pas nécessaire d'aller chercher des faits ailleurs que dans son propre travail. — On a vu combien sont gé- nérales et absolues ses propositions. Eh bien! quel- ques lignes plus loin, tout ce qu’il vient de dire ne s'applique plus d’après lui-même qu’à la Caroline du sud. — Dans le courant de son mémoire, il recon- naît qu’à la Nouvelle-Orléans, à Mobile, à Pensacola, c'est-à-dire dans la Louisiane, la Floride et l’Ala- bama, on trouve des mulâtres robustes qui vivent fort longtemps, des mulâtresses très-fécondes et fort bonnes nourrices, etc. Alors il croit se rappeler que les États du Sud ont été peuplés uniquement par des Français, des Espagnols, tous plus ou moins mélangés 324 CHAPITRE XVII. de sang basque. Or, comme nous le verrons plus tard, tous ces peuples sont pour lui des espèces dis- _tinctes entre elles, et surtout très-différentes du seul vrai blanc, du Teuton ou Anglo-Saxon‘. il trouve dorc tout simple que ces espèces à peau brune, et par con- séquent moins éloignées du nègre, se croisent plus aisément avec celui-ci, et donnent des produits plus robustes et pius féconds. — M. Broca, avec un peu plus de réserve que l’auteur américain, arrive sur toutes ces questions à des conclusions exactement pareilles, et admet de même que la race anglo- saxonne produit par son croisement avec le nègre des métis inférieurs en fécondité à ceux des races caucasiques à teint plus ou moins foncé. Quand tous ces faits seraient vrais, quel argument les polygénistes pourraient-ils en tirer en faveur de leur doctrine ? Ne voyons-nous pas chaque jour que les races d’une même espèce domestique ne se croi- sent pas entre elles avec la même facilité; ne don- nent pas naissance à des produits également bons? Ce fait est connu de tous les éleveurs, et il ressort d’ailleurs des principes généraux qui président à la formation des races. — Alors même que le nègre se- rait plus apte à se croiser avec l'Espagnol ou le Fran- çais qu'avec l’Anglo-Saxon, il ne s’ensuivrait donc nullement que les trois groupes formassent trois espèces. Mais ce fait n’est même point exact, et, dans des conditions favorables, l'Anglais procrée des mulâtres robustes et vivaces tout aussi bien que les peuples 1. Strictly white race (I. e. the Anglo-Saxon or Teuton). L'ESPÈCE D'APRÈS LES POLYGÉNISTES. 325 du midi de l’Europe. — Nott lui-même nous en four- nit la preuve. En effet, si la Louisiane a été colonisée par une race latine, si l’on peut attribuer à celle-ci, fort gra- tuitement il est vrai, tous les mulâtres bien portants qu’elle renferme aujourd’hui, il n’en est pas de même de la Floride et de l’Alabama. — On sait que la pre- mière n’a jamais été pour l'Espagne qu’une colonie de nom. Les voyages de Bartram sont là d’ailleurs pour témoigner de ce qu'était cette contrée dix ans encore après qu'elle eut été cédée à l’Angleterre t. Partout elle était occupée par les indigènes, au milieu desquels pénétraient quelques rares trafiquants de race anglaise. Les colons du San-Juan appartenaient au même peuple, etenfin c’est en anglais que les In- diens saluaient le voyageur à son arrivée à Talaha- sochte. À moins de contester l’évidence, il faut bien reconnaître que c’est la race anglo-saxonne qui à co- lonisé et peuplé de blancs la Floride. — Il en est de même de l’Alabama, cette ancienne patrie des Kreeks supérieurs. Sa population blanche lui est ve- nue en entier des États-Unis. Les mulâtres qu'on rencontre dans la Floride et l’Alabama se rattachent donc au moins tout autant à la race anglo-saxonne que ceux de la Louisiane tien- nent à la race française, et nous avons vu que Nott lui-même les place au même rang pour la vitalité, 1. L'Espagne céda la Floride à l'Angleterre en 1763; elle la re- couyra pour quelques années, mais ne songea même pas à réta- blir les postes fortifiés qu’elle y possédait autrefois, et dont Bartram rencontra les vestiges. Les voyages de celui-ci com- mencèrent en 1774. 19 396 CHAPITRE XVIII. pour la fécondité. — Par conséquent, du témoignage même de Nott il résulte qu’il n’existe aucun rapport réel entre le développement de ces facultés chez les mulâtres et la diversité des races blanches qui leur ont donné naissance. Est-ce à dire que nous entendions nier les asser- tions de Nott relatives à la Caroline du Sud? Nulle- ment. Le contraste qui en ressort ne fait que confir- mer ce que nous avons dit ailleurs’. — Nous avions déjà signalé les observations d’'Etwick et de Long à la Jamaïque, ainsi que celles du docteur Yvan, d’où il résulte qu’à Java les métis de Hollandais et de Ma- lais ne se reproduisent pas au delà de la troisième génération. Mais nous citions en même temps le témoignage du même observateur d’où il résulte que dans les autres colonies hollandaises le croisement des deux mêmes races est indéfiniment fécond. Nous ne pouvons que répéter ici ce que nous disions alors. Ces irrégularités doivent être attribuées à des in- fluences locales, c'est-à-dire à des actions de milieu, et notre manière de voir est pleinement confirmée par les résultats si curieux, si inattendus, auxquels l’étude détaillée des maladies des diverses races hu- maines dans les diverses régions du globe, a conduit M. Boudin ?. Que des faits de même nature se produisent en Amérique , aux États-Unis ou à Panama, il n’y a rien 1. Du croisement des races humaines (Revue des Deux-Mondes, livraison du 1°" mars 1860). 2. Traité de géographie et de statistique médicales, par M. I.-Ch.-M. Boudin, médecin en chef de l'hôpital militaire du Roule. — Mémoires du même, lus à la Société d'anthropologie de Paris. : L'ESPÈCE D'APRÈS LES POLYGÉNISTES. 327 d’étrange, surtout il n’y a rien qui vienne à l’appui des doctrines polygénistes. L'histoire de nos ani- maux domestiques présenterait des exemples tout pareils. Les éleveurs savent bien que le croisement des durham avec nos races françaises n’a pas réussi également partout. En conclura-t-on que ces races forment autant d'espèces, et que le durham lui-même, dont on connaît si bien l’origine, est une espèce à part? Non, mais il faudra bien reconnaître que le milieu exerce une de ces influences que les polygé- nistes repoussent de toutes leurs forces, parce qu’on ne peut en admettre l'existence sans ébranler la base même de leur doctrine !. 1. En particulier, le fait si souvent cité de la prétendue infé- condité des mamelucks rentre entièrement dans cet ordre de questions, comme l’avait fort bien compris Wolney, dont M. Broca a justement rappelé les observations trop oubliées. \ XIX Examen des objections faites à la doctrine monogéniste. — Races humaines métisses. — Cafusos. — Griquas. — Pitcairniens. — Résumé. Ainsi toutes les unions entre races humaines, quel- que éloignées qu'elles soient, sont fécondes ; ainsi les métis humains se reproduisent toujours entre eux, à moins que le milieu local ne vienne mettre obstacle à cette reproduction. Et maintenant, demandera-t-on s’il se forme des races métisses entre les groupes humains ? — Déjà nous avons répondu à cette ques- tion par un fait général qui se passe entre trois de ces groupes empruntés à trois parties du monde et deux continents. Nous pourrions nous en tenir là; toutefois, en présence de certaines affirmations, de l'assurance avec laquelle elles se produisent, nous croyons devoir revenir sur cette question. Au besoin, d’ailleurs, l'importance du métissage entre les di- verses races humaines motiverait notre insistance. RACES HUMAINES MÉTISSES. 329 À vrai dire, personne n'ose nier l’existence de po- pulations résultant du croisement d'hommes qui pré- sentent les caractères les plus variés. Le fait domine de trop haut toutes les théories; mais on cherche as- sez souvent à en diminuer la signification en mettant en avant quelques-unes de ces possibilités auxquelles il est si difficile de répondre, parce qu’au fond à peu près rien n’est impossible. Seul, Knox va logiquement jusqu’au bout, et dé- clare ne pas croire aux races humaines mixtes. Il reconnait bien qu’il existe des métis en Amérique; mais, selon lui, ces métis sont dus presque unique- ment à des croisements immédiats. Ils disparaîtront du jour où le blane, le noir et le rouge cesseront de s'unir entre eux. Apporte-t-il quelque preuve à l’ap- pui de cette opinion? Aucune. — Voyons done si les faits sont pour lui. | Dans la dernière édition de ses Éléments d’ethnolo- gie, M. d'Omalius d'Halloy évalue à un milliard la po- pulation du globe, et à douze millions trois cent quarante mille le chiffre des métis'. C’est en nombre rond un quatre-vingt-neuvième environ de la popu- lation. L'auteur ne comprend dans ce nombre que les produits croisés de races très-différentes, tels que les mulâtres, les sambos, etc., c’est-à-dire ceux qui n'ont pu guère prendre naissance que depuis l’épo- que des grandes découvertes et sur les points où les races blanche, noire, rouge ou jaune se sont rencon- tirées. — Or l’Europe échappe à peu près entière- 1. Ce chiffre est nécessairement au-dessous de Ja vérité, car on manque entièrement de détails statistiques sur une foule de points où le mélange des races s’accomplit journellement. 330 CHAPITRE XIX. ment à cette condition. Les unions dont nous parlons y sont nécessairement très-rares. C’est le blanc qui va porter partout son sang régénérateur. En Asie et en Afrique, il ne rencontre les races colorées que sur le littoral et dans quelques régions exceptionnelles. Ce n’est guère qu’en Amérique, et surtout dans les États espagnols et portugais de l'Amérique méridio- nale, que le mélange, devenu plus intime, a multi- plié les croisements. Or des documents cités par Prichard, il résulte que la population totale du Mexique, du Guatemala, de ia Colombie, de la Plata et du Brésil étant de seize mil- lions quarante-six mille cent, le nombre des métis est de trois millions trois cent trente-trois mille, c’est- a-dire de plus du cinquième. — En outre, au Mexique, les nombre des métis est précisément le même que celui des blancs; dans la Colombie, les métis sont sensiblement plus nombreux, et dans le Guatemala leur nombre est plus que doublet. | Pour apprécier toute la portée de ces résultats ob- tenus par le croisement, il faut tenir compte du temps qu’ils ont mis à se réaliser et des circonstances qui ont présidé à leur développement. — L'Amérique a été découverte en 1492, le Brésil en 1500; mais le mélange des races ne date pas de ces époques. L’ex- pédition de Cortez est de 1519; la colonisation du Brésil, ébauchée sur quelques points des côtes par les Portugais et les Français, activée par la conquête mo- mentanée des Hollandais en 1624, ne s’est dévelop- pée sérieusement que plus tard. — En somme, on ne, 1. Ces documents remontent aux années 1824 et 1830. RACES HUMAINES MÉTISSES. ; 331 peut guère rapporter à plus de trois siècles, trois siècles et demi au plus, la pénétration réciproque des races sur le sol américain. — Dans cette période sont compris tous les commencements de la conquête et de la fusion ; et déjà plus du cinquième de la po- pulation est de race croisée! Que sera-ce donc dans trois autres siècles! que sera-ce plus tard! — N’est-il pas évident qu'après un temps plus ou moins long la moitié du continent américain appartiendra aux métis ? Gette conclusion sera certainement repoussée par les polygénistes, qui nient jusqu’à la possibilité de l’existence d’une race provenant du croisement de l’Anglo-Saxon avec le Celte ou le Slave, du Bohême avec le Germain!'; mais il est permis de penser que les faits passés et présents garantissent ici les faits à venir. Sans aller aussi loin que Knox, bien des polygé- nistes qui trouvent partout des exemples de races hybrides, quand il s’agit des animaux, déclarent ne connaître aucun exemple de race humaine mixte. Les uns disent nettement qu’une race moyenne entre deux autres ne peut avoir qu'une existence subjective et éphémère. D’autres ne voient dans les métis amé- ricains qu’une < confusion de sang opérée sur une vaste échelle; ils y cherchent en vain une race nou- velle?. » Il est difficile de se rendre compte des exi- gences soulevées par ces écrivains. Faudrait-il, pour les convaincre, qu'il existât un \ 1. Knox, Races humaines. 2. Davis et Thurnham, Crania anglica. 332 CHAPITRE XIX. peuple tout entier rigoureusement intermédiaire entre deux autres? Mais lorsqu'il s’agit des animaux, pas un éleveur n’en demande autant. — Faudrait-il que les métis d'Amérique formassent d'ores et déjà une race limitée et assise ? Mais cette race est encore en voie de formation, et des mélanges incessants s’opè- rent sans cesse entre ces métis et les trois races mères. Comment pourrait s'être établie cette uni- formité qu'on semble demander, et qui n’existe chez nos animaux domestiques que dans les troupeaux rigoureusement surveillés et soumis à une sélec- tion sévère pendant un nombre considérable de géné- rations ? Toutefois ce qui n’a pu s’accomplir encore sur un vaste continent entre des millions d'hommes s’est opéré pour des communautés restreintes. Il existe des races mixtes parfaitement assises et répandues sur un espace plus ou moins étendu, qui résultent du croisement de deux races regardées par la plupart des polygénistes comme des espèces parfaitement dis- tinctes et parfois le plus opposées. — C’est un fait qu'afflirment, en dehors de toute controverse, des voyageurs qui racontent simplement ce qu'ils ont vu: MM. Quoy, Gaymard, Lesson pour les Papouas à tête de vaudrouille, décrits pour la première fois par Dam- pier, et qu'on trouve à la côte nord de la Nouvelle- Guinée ainsi que dans un certain nombre de petites Îles voisines ; MM. Spix et de Martius! pour les Cafusos 1. M. de Martius, correspondant de l'Institut, est un des ho- tanistes les plus éminents de l’Allemagne. Il est d'ailleurs poly- géniste, et cette circonstance donne une double valeur à son té- moignage. RACES HUMAINES MÉTISSES. 333 des forêts de Tarama au Brésil; une foule de voya- geurs laïques ou missionnaires pour les Griquas du Cap. — Prichard et la plupart des monogénistes avec lui ont cité ces exemples. — Les polygénistes les ont naturellement combattus, et, comme d'ordinaire, ont mêlé à leurs arguments des plaisanteries par- fois spirituelles, souvent aussi bien hasardées. À ia rigueur, on comprend cette négation quand il s’agit des Papouas de Dampier. — A en juger par les descriptions qu’on en a faites, ils présentent, il est vrai, tous les caractères d’une race tenant à la fois du nègre océanien et du Malais ; ils reflètent même par les différences de taille, de force, de vigueur qu’on ob- serve chez eux, les caractères des deux principales races existant dans les populations noires de l'Orient". Néanmoins, historiquement parlant, on manque de données sur leurs commencements, et dès lors on peut logiquement agir pour eux comme pour toutes les autres races dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Mais il n’en est plus de même quand il s’agit des Cafusos et des Griquas. On sait d’où sortent ces deux populations, qui se sont formées de nos jours. — Les premiers ne sont autre chose que des métis d’Indiens et de nègres, qui ont fui les établissements européens et sont allés chercher la liberté dans les plaines de la forêt de Tarama, dont ils ont peuplé les solitudes. A en juger par les descriptions et les des- sins que nous en possédons, le type de ces métis se se- 1. Ces différences, qui confirment si bien l'opinion des voya- geurs francais, ont été signalées à titre d'objections par ee auteurs polygénistes. 334 CHAPITRE XIX. rait à la fois légèrement modifié et quelque peu amé- lioré sous l’influence d’une liberté complète. — Quant aux Griquas, Prichard a eu le tort de les regarder comme représentant à eux seuls la population entière des Bastards ou Basters, issus du croisement des races hollandaise et hottentote. Ses contradicteurs sont tombés dans la même erreur. De là est résultée une confusion qui à pu donner aux arguments des poly- génistes une apparence de fondement, mais qu’il est aisé de faire disparaître en résumant les principaux détails donnés par divers voyageurs. D'après Nott, MM. Hombron et Jacquinot auraient : regardé comme infertile le croisement du blanc avec le Hottentot. — Nous avons vainement cherché cette assertion dans les écrits de nos compatriotes. En tout cas, l’exemple serait malheureusement choisi. Levaillant, qui ne songeait guère à la question qui nous occupe ici, s’exprime à ce sujet dans les termes suivants : « Les Hottentotes obtiennent de leurs ma- ris trois ou quatre enfants tout au plus. Avec les nè- gres, elles triplent ce nombre, et plus encore avecles blancs. » — Nous retrouvons donc au Cap ce que M. Hombron avait observé en Amérique. Loin de di- minuer, la fécondité s'accroît dans la race locale par le croisement avec les races étrangères. Là d’ailleurs, comme dans toutes les anciennes colonies, le blanc rejetait dans les derniers rangs de la société ces fils qu'il avait mis au monde. Une loi interdisait le mariage légal entre les indigènes et les 1. Entre autres par Kolbe, Levaillant, Burchell, Thompson; Moffat, Livingstone, Arbousset, Daumas, et M. Cazalis, qui a bien voulu nous communiquer quelques faits précis et inédits. RACES.HUMAINES MÉTISSES, 335 étrangers; le Bastard n’était même pas baptisé. « Cette race, ajoute Levaillant, multiplie beaucoup. » Le même voyageur estime à un sixième de la popu- lation hottentote le chiffre de ces métis. Or la colonie du Cap fut fondée en 1650; le voyage de Levaillant est de 1783. Ainsi c’est dans l’espace de cent vingt- huit ans environ que le nombre des métis avait ac- quis cette proportion. Plus actifs, plus turbulents que les Hottentots, ces Bastards ou Basters inspirèrent des craintes, et on les refoula le plus possible dans l’intérieur des terres. La plupart d’entre eux franchirent les déserts, s’éta- _blirent au delà de l’Orange, et là, en guerre avec les deux races dont ils étaient le produit adultérin, ils se livrèrent au plus effréné brigandage, et se rendirent redoutables. — En 1799, des missionnaires tentèrent pour la première fois, mais en vain, de les amener à ‘un autre genre de vie. En 1803, deux autres mission- naires, Anderson et Kramer, firent un nouvel essai. Ils s’attachèrent à leurs hordes errantes et les suivi- reni pendant cinq ans. Cette persévérance porta ses fruits. Un certain nombre de Bastards embrassèrent le christianisme et se fixèrent à'Klarnwatter. Pour se distinguer de ceux qui continuaient à mener une vie vagabonde et faire oublier le mépris qui s’atta- chait à leur nom, ils prirent le nom de Griquas?, donnèrent à leur capitale le nom de Griqua-Town, et se choisirent des chefs pris successivement dans la même famille, celle des Kok. 1. Arbousset et Daumas. ‘ 2. L’étymologie de ce nom a donné lieu à des discussions qui ne paraissent pas avoir produit un résultat bien certain. 336 CHAPITRE XIX. L'importance des Griquas s’accrut assez rapide- ment par l’adjonction de nombreux Bastards , qui se rallièrent au premier noyau, et par celle d’un nombre encore plus considérable de Koranas, de Namaquois et même de Boschismen, qui avaient embrassé le christianisme ou venaient chercher un appui dans le voisinage. des missionnaires. Le gouvernement du Cap commença à s'inquiéter des progrès de cette co- lonie naissante. En 1819, un agent officiel ,-M. John Melvil, fut envoyé à Griqua-Town. A la suite de quel- ques troubles, le pouvoir fut remis par élection entre les mains d’un nommé André Waterboer, homme vraiment remarquable, qui, destiné d’abord à rem- plir les modestes fonctions d’instituteur, sut pendant trente ans gouverner ses sujets volontaires avec au- tant de fermeté que de prudence et se maintenir dans les meilleures termes avec les autorités ombrageuses du Cap. — Mais Waterboer dépossédait la famille Kok, qui avait ses partisans ; il avait dans ses veines du sang de Boschisman!; il maintenait avec une inflexible rigueur les lois établies sous son inspi- ration contre le brigandage, contre l'introduction des liqueurs fortes; il blessait à la fois des inté- rêts , des préjugés, des passions. Aussi fut-il aban- donné par une partie de son peuple, qui, sous les ordres d'Adam Kok, alla fonder ailleurs Philip- polis, et cette dernière ville, placée dans de meil- 1. Les Boschismen sont méprisés et détestés de toutes les autres tribus hottentotes ou cafres. L'élection de Waterboer, qui se rat- tachait à ce rameau des races locales, bien loin d’être, comme on l’a cru, la preuve du triomphe de Ja nationalité, fut une vé- ritable victoire remportée sur un préjugé que constatent tous Les voyageurs. ACES HUMAINES MÉTISSES. 337 leures conditions, a fini par prendre le dessus sur Griqua-Town. Ainsi les Griquas résultent du mélange de métis à divers degrés, avec une prédominance incontestable du sang indigène; mais ils ne représentent point à eux seuls le produit des croisements accomplis au Cap. — Ils sont une peuplade organisée et qui a pris un nom; ils ne sont pas une race. — Cela est si vrai, qu'ils sont restés distincts des Bastards proprement dits. Ceux-ci ont également leurs villages, entre autres la Nouvelle-Platberg, fondée par les missionnaires wesleyens. De race moins mélangée, ils ont les che- veux moins crépus, la couleur plus claire, les traits moins prononcés; leurs familles n’en sont pas moins nombreuses. Griquas et Bastards tiennent d’ailleurs à des degrés divers des deux races mères. Tous les voyageurs s’ac- cordent sur ce point et n’ont fait que confirmer, en termes plus ou moins brefs, les détails très-précis donnés par Levaillant !. Pas plus au physique qu’au moral, les premiers, en dépit de la prédominance du sang africain, ne sont redevenus, comme on l’a affirmé, une race africaine presque pure. — Aujour- d’hui les Griquas forment une population de dix ou douze mille âmes, ayant un gouvernement régulier à peu près indépendant; ils ont abandonné pour la culture la vie errrante et pastorale de leurs ancêtres 1. Ici, comme presque partout ailleurs, les témoignages les plus récents montrent combien sont mal fondés les reproches adressés à un voyageur que l'injustice de ses contemporains a presque fait passer pour un simple romancier. Au reste, Walkenaer lui à rendu pleinement justice dans l'introduction qu’il a placée en tête de l’analyse de ses voyages. (Histoire générale des voyages.) 338 CHAPITRE XIX. noirs; ils élèvent à l’européenne des troupeaux.de mille à quinze cents mérinos; ils construisent des maisons, et leur chef, Adam Kok, possède un moulin dont la construction lui a coûté 10000 francs. Tous comprennent l’importance de l'instruction; à Philip- polis, le maître d'école est salarié par la ville, et tous les enfants savent lire et écrire‘. Ainsi tout annonce que, si la politique anglaise n’y met obstacle ?, on verra se former dans le vaste bassin de l’Orange un peuple considérable ayant ses caractères propres, et qui aura pris naissance, sous les yeux des générations actuelles, par le croisement du blanc avec les races indigènes du Cap. On voit que tout en envisageant les faits qui se passent dans le midi de l’Afrique d’une manière plus complète que ne l’avait fait Prichard, nous n’en arri- vons pas moins aux mêmes conclusions. — Les poly- génistes nous opposeront sans doute leur objection habituelle. La population métisse, diront-ils, au Cap comme partout ailleurs, s’est recrutée et se recrute encore par les croisements directs; par conséquent cet exemple ne prouve rien.—Nous pourrions laisser le lecteur se prononcer sans autres preuves. Ce que nous avons vu suflirait sans doute pour qu'il jugeät comme nous de la valeur de cet argument; mais il 1. J'emprunte ces détails à une lettre que M. Cazalis, qui a passé vingt-trois ans au milieu des populations indigènes de l'Afrique méridionale, à bien voulu m'adresser en 1857. 2. Cette politique s’est déjà traduite par une ordonnance qui défend de vendre aux Griquas et aux Béchuanas, leurs voisins et alliés, la poudre et les armes à feu nécessaires pour se défendré contre les peuplades environnantes. Livingstone, ayant à par- courir cette contrée pour pénétrer au cœur de cette Afrique mé- RACES HUMAINES MÉTISSES. 339 est bon d'enlever aux polygénistes même ce dernier retranchement. Citons donc encore unexemple contre lequel on ne saurait rien invoquer de pareil. La plupart des polygénistes, et toute l’école de Morton surtout, regardent les Polynésiens comme ap- partenant à une espèce parfaitement distincte du blanc Européen‘. — Or ces deux prétendues espèces sont par- faitement fécondes entre elles, et leur postérité se multiplie rapidement sans avoir besoin de se retrem- per aux sources primitives. Voici un fait qui le prouve. En 1787, le lieutenant Bligh, commandant du na- vire la Bounty, fut chargé d’aller à Tahiti chercher des pieds d’arbre à pain destinés à être transportés aux colonies anglaises. Cet officier était, parait-il, d’un caractère peu sociable. Il se fit détester de tout son équipage, et en 1789, lorsqu'il revenait de sa mission, une révolte éclata. Bligh et tous ceux qui lui restèrent fidèles furent mis dans une chaloupe et aban- donnés en pleine mer. Les rebelles retournèrent à. Tahiti pour se choisir des compagnes et embaucher quelques indigènes. Après avoir vainement essayé de s'établir dans l’île de Tobouai, ils se partagèrent en- core. Une portion revint à Tahiti; le reste compre- nant neuf blancs, six Polynésiens et autant de femmes que d'hommes, fit voile pour Pitcairn, petite île dé- ridionale, qu’il devait traverser le premier, ne put obtenir d’em- porter que dix livres de poudre, tant on craignait de fournir involontairement des munitions aux Béchuanas. 1. Les Polynésiens sont à mes yeux une race métisse résultant du mélange des races noire et jaune, avec addition d’un élément blanc qui ressort d’une manière quelquefois très-accentuée. On comprend que je ne puis exposer ici l’ensemble des faits qui m'ont conduit à cette manière de voir. # 340 CHAPITRE XIX. serte d’un accès difficile, écartée de la route suivie par la plupart des navires qui parcourent la mer du Sud, et où les révoltés espéraient être à l'abri des poursuites du gouvernement anglais. La petite colonie s'installa à Pitcairn au mois de janvier 1790 ; mais elle ne vécut pas longtemps en paix. Le despotisme des blancs finit par révolter les Polynésiens, qui, aidés d’une partie de leurs compa- triotes du sexe féminin, massacrèrent cinq de leurs tyrans. Puis, ils en vinrent aux mains entre eux, et enfin les femmes des blancs qui avaient péri ven- gèrent leurs maris en assassinant à leur tour ce qui survivait des Polynésiens. En 1793, il ne restait à Pitcairn que quatre Euro- péens, dix femmes polynésiennes et quelques en- fants. On vécut alors dans un état de polygamie ab- solue. Enfin un des blanes ayant encore péri par sa faute, un autre ayant été tué par ses deux compa- triotes, qu’il menaçait sans cesse, Young et Adams étaient les seuls survivants en 1799. — Ils comprirent alors les terribles leçons du passé, vécurent en paix, et s’efforcèrent de régénérer cette société née sous de si sanglants auspices. Young mourut bientôt de ma- ladie, et Adams poursuivit avec persistance la tâche qu'il s'était imposée. Il réussit de manière à exciter la surprise et l'admiration du capitaine Beechey, qui visita Pitcairn en 1895. Nous n'avons pas à nous occuper spécialement des qualités morales de cette population ; remarquons toutefois que le navigateur anglais en fut très-vive- ment frappé, et que ce fait répond à l’assertion des auteurs qui, sans tenir compte des circonstances au RACES HUMAINES MÉTISSES. 341 milieu desquelles prennent naissance les races mixtes, regardent le croisement comme étant par lui-même une cause de démoralisation. Beechey re- présente en outre les Pitcairniens comme remarqua- bles par leurs belles proportions, par une force musculaire et une agilité extraordinaires, par une sanié qui ne s’altérait guère qu'à la suite des com- munications avec les équipages, par une intelligence vive, prompte, et un désir ardent d'instruction. — Cette race croisée n’avait donc pas dégénéré. Quant à sa fécondité, on en jugera par les chiffres suivants. En 1790, les colons , avons-nous vu, étaient au nombre de trente ; ils étaient soixante-six lors de la visite du capitaine Beechey en 1825, et cent quatre- vingt-neuf, savoir quatre-vingt-seize hommes et quatre-vingt-treize femmes, en 1856. On ne trouve mentionnée d’autre adjonction que celle d’un seul individu homme, et en tout cas la proportion des deux sexes démontre suffisamment que d’autres ad- jonctions n’ont pu être nombreuses. — Aïnsi, dans une première période de trente-cinq ans, la popula- tion de Pitcairn avait plus que doublée malgré l’in- 1. À cette époque, l’île ne pouvant plus suffire à l’entretien de cette population, un navire vint prendre tous ces descendants des révoltés de la Bounty pour les transporter d'abord à Tahiti, et plus tard à l’île Norfolk. Le chiffre que je cite a été donné par les journaux anglais et reproduit par quelques journaux français. M. de Blosseville ne compte que 170 individus demandant à venir remplacer dans l’ile Norfolk les convicts qu’on y avait isolés à diverses reprises. On comprend sans peine que quelques Pictair- niens se soient en effet laissé tenter par la civilisation de Tahiti, d'autant plus que, d’après les détails donnés par M. de Blosseville, l'argent s'était déjà introduit à Pitcairn, et que l’ancienne égalité qui régnait encore en 1825 avait disparu. 349 CHAPITRE XIX. fluence désastreuse exercée par la débauche sans frein à laquelle se livrèrent d’abord les révoltés de Z« Bounty, malgré Îes meurtres et les accidents qui, dans l’espace de trois années, avaient réduit à qua- torze le nombre des adultes. Dans une seconde pé- riode de trente et un ans, la population a presque triplé ! Comment parler encore d’hybridation en présence de ces résultats? —Que pourraient faire Morton et Nott eux-mêmes, si ce n’est placer dans leur catégorie des espèces étroitement voisines (closely proximaie) le vrai blanc et le Polynésien? — Mais aussi quel naturaliste, quel physiologiste hésitera à trouver dans les faits que nous venons d'exposer tous les caractères d’un simple métissage, et par conséquent la preuve que le Saxon et le Tahitien ne sont que les représentants de deux races d'une même espèce? Dans toutes les sciences , les observations en petit, les expériences de laboratoire, servent à se rendre compte des phénomènes que la nature présente sur une plus grande échelle. — C’est en étudiant l’élec- tricité dans un cabinet que Franklin comprit ce qu’é- tait la foudre ; c’est par des résultats obtenus dans des tubes et des creusets que MM. de Sénarmont, Ebelmen, Daubrée, Deville, Durocher, ont expliqué la formation des minéraux qu’exploite l’industrie. — On peut dire que ce qui s’est passé à Pitcairn con- stitue une expérience de même genre. Grâce à l’iso- lement et au petit nombre des éléments mis en jeu, on y trouve, dégagés de toute complication étran- gère, les phénomènes fondamentaux du croisement entre races humaines, et il est bon de les signaler. RACES HUMAINES MÉTISSES. 343 Dans cette île ont été réunis, sous de bien tristes auspices, les représentants de deux groupes hu- mains. Des matelots fuyant leurs compatriotes pour échapper aux lois de leur pays emmenaient avec eux des hommes qu'ils comptaient bien tenir en escla- vage, des femmes à qui on ne peut donner le nom d’épouses. — Mais une communauté, quelque res- treinte qu’on la suppose, ne se fonde pas sur de pa- reilles bases. Les appétits désordonnés des blancs, un moment satisfaits, amènent promptement la ré- volte, le meurtre, presque l’anéantissement de la société naissante. Peu à peu, par lassitude d’abord, par raison ensuite, la paix renaît, l’ordre se rétablit, et la population augmente. Enfin, sous l’ascendant d’un de ces matelots, que les ans et l’expérience ont transformé, la petite société s’assied et s’organise de manière à frapper d’étonnement l’homme le plus ei- vilisé. En fin de compte , la race métisse constituant à elle seule cette société est incontestablement supé- rieure au moins à la très-grande majorité des élé- ments qui lui ont donné naissance. Ce résultat est fait pour rassurer quiconque s’in- quiète quelque peu de l’avenir de l'humanité. — Les races métisses avaient fort peu attiré l’attention des anthropologistes du dernier siècle. Buffon , Blumen- bach , n’en parlent guère qu’en passant, et seulement au point de vue physiologique. Prichard lui-même, qui écrivait au commencement de ce siècle, ne pou- vait guère être amené à s’en préoccuper autrement. — Mais en présence du mouvement de mélange cha- que jour plus accéléré qui résulte des applications de là vapeur, il est impossible de ne pas se demander 3L4 CHAPITRE XIX. ce que deviendra l'espèce humaine quand ses races les plus extrêmes auront confondu leur sang, quand des continents entiers appartiendront aux descen- dants croisés des populations actuelles. Alors l'esprit se tourne avec anxiété vers les contrées où la fusion, commencée il y a trois siècles, est le plus avancée, et au premier abord le spectacle est attristant. De là ces sombres prévisions, ces doctrines désolantes qui ont trouvé dans M. de Gobineau un ardent in- terprète, que l’école américaine semble très-dis- posée à adopter, et que nous avons toujours com- battues. Pour qui ne voit que le présent, cette impression s'explique. Mais que les écrivains dont nous parlons ne mesurent pas la vie des peuples et des races à la vie des individus, qu’ils songent à ce que fut notre Europe, à ce qui s’est passé à Pitcairn , et ils se ras- sureront. Ce qui se voyait en France même, aux temps de la trêve de Dieu et de la quarantaine du roi, ne valait certes pas mieux que ce qui existe de nos jours en Amérique, et nous sommes loin de ces temps-là. Pitcairn aussi a eu son moyen âge de trois ou quatre ans ; la durée en a été en rapport avec le nombre des éléments qu'il fallait fondre ou éli- miner. En Europe, ce travail a exigé des siècles : il en faudra peut-être autant à l’Amérique. Mais Pit- cairn à eu sa renaissance sociale, comme nous avons eu la nôtre, comme le nouveau monde aura la sienne, et certainement les races de l'avenir nous seront 1. Histoire naturelle de l'homme. — Du croisement des races humaines. — Revue des Deux-Mondes, 1° mars 1857. RACES HUMAINES MÉTISSES. 345 supérieures à certains égards, comme nous le sommes sous d’autres rapports aux races assyrienne, grecque et romaine. Revenons à la question principale, et résumons en quelques mots l’ensemble des considérations réunies dans nos trois derniers chapitres. Nous venons de passer en revue quelques-unes des objections faites au monogénisme par les partisans de la doctrine contraire, nous pousserons plus loin cet examen; mais dès à présent on voit sur quoi re- posent la plupart de ces objections. — Le possible y joue un grand rôle, et c’est un triste terrain pour le vrai savant. Bien loin de s’en tenir aux temps, aux licux que peuvent embrasser l'expérience et l’obser- vation, aux phénomènes relevant de la physiologie actuelle , le polygéniste remonte volontiers aux ori- gines, et quiconque refuse de le suivre sur ce terrain peu sûr, quiconque se refuse à admettre des kypo- thèses présentées comme autant de réalités, est immé- diatement traité d'homme qu’enchaînent les préjugés d'un autre âge, ou tout au moins d'esprit étranger à toute philosophie. L'école de Morton, tout en agissant trop souvent de la même manière , a fait du moins des tentatives sérieuses pour donner à ses croyances une base plus colide; mais, en Europe aussi bien qu’en Amérique, elle a mérité de bien autres reproches. — La discus- sion tout entière roulait sur deux ordres de faits bien distincts, essentiellement du ressort des sciences na- turelles, que tous les naturalistes avaient distingués et désignés par des mots différents, qui les avaient tous conduits à distinguer l’espèce de la race. Qu'a 346 CHAPITRE XIX. fait l’école américaine ? Elle a tantôt supprimé lun de ces mots, tan!ôt employé indifféremment les deux termes. Aux yeux des hommes peu familiers avec les sciences naturelles, elle a ainsi confondu les choses et brouillé les idées; mais, lorsqu’oubliant tous les travaux de ses prédécesseurs, elle a voulu, même à travers les nuages qu'elle avait fait naître, porter un peu loin l'étude des phénomènes, il lui est arrivé ce qui est arrivé aux écoles européennes les plus opposées en théorie. Dominées par les faits, celles-ci s'étaient rencontrées dans la pratique; do- minée aussi par les faits, l’école américaine s’est rencontrée avec elles toutes sur ce même terrain. Au milieu de ses espèces d’espèces, elle en est arrivée à faire une catégorie distincte pour ce que tous les naturalistes d'Europe avaient appelé la race; comme ces mêmes naturalistes, elle a caractérisé ses espèces les plus voisines (c’est-à-dire les races) surtout par la fécondité des croisements et la multiplication indé- finie des métis. — En vérité, était-cela peine d’ou- blier les travaux de tant d’illustres prédécesseurs ? Malheureusement la confusion dans les termes qu’elle employait a fait illusion à l’école américaine. Ne voyant partout que des espèces, elle a confondu les phénomènes du métissage et de l’hybridation, chez les animaux et chez l’homme; elle a oublié les pre- miers pour ne trouver partout que les seconds, et a fait tous ses efforts pour les plier à ses doctrines. — De là deux exagérations en sens contraire. — Tant qu'il s’agit des animaux, les disciples de Morton en France comme en Amérique s'efforcent de représen- ter la fécondité soit des espèces entre elles, soit des RACES HUMAINES MÉTISSES. _ 347 hybrides entre eux, comme beaucoup plus étendue, beaucoup plusgénérale, beaucoup plus durable qu’elle ne l’est réellement. Quand ils s’occupent des groupes humains, tous leurs efforts tendent à amoindrir les résultats du croisement. — Nous avons examiné cha- cun des exemples sur lesquels on a le plus insisté, et nous en avons montré la signification précise. Les chapitres précédents avaient été plus particu- lièrement consacrés aux végétaux, aux animaux ; dans nos trois derniers, nous nous sommes surtout occupé de l’homme. Le plus souvent nous sommes allé chercher des preuves à l’appui de nos opinions non pas chez les écrivains qui les partagent, mais chez des voyageurs étrangers à toute controverse, chez des polygénistes aussi décidés que les chefs de l’école américaine et chez ces chefs eux-mêmes. — Cest à l’aide de ces témoignages , bien peu suspects, que nous avons montré à quoi se réduisait la pré- tendue infécondité des unions contractées soit entre individus appartenant à des groupes humains diffé- rents, soit entre les métis issus de ces unions pre- mières. Loin de trouver dans aucun cas les caractères de la vraie hybridation, nous avons rencontré par- tout les signes du métissage le plus impossible à nier. Tout donc nous a ramené à la doctrine de l'unité de l'espèce et de la multiplicité des races. | ps Rx Examen des objections faites à la doctrine monogéniste. — Actions de milieu. — Acclimatation. Nous avons distingué l'espèce de la race et de la va- rièté dès les premières pages de ce travail, comme presque tous les zoologistes, presque tous les bota- nistes, le font aujourd’hui. — Chose assez étrange, il s’est trouvé des polygénistes qui ont reproché aux naturalistes d’agir de la sorte, qui ont paru surpris qu'on définit les mots dont on allait se servir. [ls ont cherché à motiver ce reproche au moins singulier par une argumentation qui à pu séduire quelques es- prits, mais à laquelle il est bien aisé de répondre. Les polygénistes ont prétendu que, contrairement aux principes de ia méthode naturelle, les natura- listes faisaient reposer la distinction des espèces sur un caractère unique choisi arbitrairement, savoir l'impossibilité ou la difficulté extrême du croisement, et que dès lors il était tout simple que les groupes reconnus par eux Comme espèces ne pussent se fu- ACTIONS DE MILIEU. 349 sionner, puisqu'ils avaient été établis en vertu d’une règle formulée à l’avance. [ls ont voulu expliquer ainsi l’accord existant entre les doctrines qui s’ap- puient sur cette distinction et les faits observés. Cette objection ne repose que sur une erreur histo- rique. Ce n’est pas a priori que les naturalistes de toutes les écoles ont distingué les êtres vivants en es- pèces, races et variétés. L'observation et l'expérience les ont conduits à ce résultat. Ils avaient découvert les choses avant de les désigner par des mots. Nous tous qui profitons des travaux antérieurs, nous pou- vons donc, nous devons même, surtout lorsqu'il s’agit d’une discussion roulant en entier sur ces distinc- tions, dire nettement au début ce que signifient les termes qui vont être employés, et c'est ce que nous avons fait. — Les polygénistes, au contraire, ont eu un double tort; celui d'oublier les choses et celui de prendre les mots les uns pour les autres. De là ré- sulte dans leurs écrits, dans leurs idées, la confusion dont nous avons signalé des exemples, et qui se retrouvent au fond de presque tous leurs arguments. Il est une autre notion générale qui ne fait guère moins défaut aux adversaires du monogénisme : c’est celle des actions de milieu. — D’ordinaire les polygé- nistes cherchent à se rapprocher des naturalistes de l'école philosophique ! : les noms de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire ne sont prononcés par eux qu’a- vec vénération ; mais dès qu’il s’agit du milieu, ils ou- 1. Non pas de tous. Il est digne de remarque que les polygé- nistes qui exaltent le plus Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire ne prononcent presque jamais le nom de Buffon. On dirait que pour eux Buffon n’est pas un naturaliste philosophe! 20 350 CHAPITRE XX. blient les théories les plus caractéristiques de cette école, les doctrines le plus hautement professées par ceux qu'ils acclament comme des maîtres. Alors ils passent aux écoles contraires, et vont bien plus loin que les disciples de Cuvier ou de Blainville lui-même. En dépit de leurs théories absolues, ceux-ci recon- naissaient, au moins dans la pratique, la puissance modificatrice des actions extérieures, et voilà com- ment, au risque de se rencontrer avec les naturalistes philosophes, ils se mettaient d'accord avec les faits et retrouvaient la race à côté de l’espèce. — Les polÿgé- nistes, au contraire, nient expressément cette action du monde extérieur ou s’efforcent d'en amoindrir les résultats les plus évidents. Pour eux, le milieu est à peu près sans influence, et en tout cas il ne saurait altérer d’une façon sérieuse la forme primitive, pas même la couleur. Les polygénistes sont donc encore ici en contra- diction avec {ous les naturalistes, mais surtout avec les naturalistes philosophes”. La négation des actions de milieu, des notions con- 1. Si quelque lecteur voulait mettre en doute l’exactitude de nos paroles, nous nous bornerions à lui conseiller de lire le septième chapitre de la Philosophie zoologique de Lamarck. Ce chapitre est intitulé : De l’influence des circonstances sur les ac- tions et les habitudes des animaux, et de celle des actions et des habitudes de ces corps vivants, comme causes qui modifient leur organisation et leurs parties. À lui seul, ce titre suffit pour in- diquer que Lamarck serait avec nous contre ses singuliers admi- rateurs. Quant à Geoffroy Saint-Hilaire, il suffit de rappeler ses discussions avec Cuvier à propos de l’action du milieu am- biant pour être convaincu que c’est nous qu'il aurait regardé comme ses disciples bien plutôt que les polygénistes. En effet, dans cette discussion, Geoffroy s'est incontestablement montré plus physiologiste que son redoutable adversaire. ACTIONS DE MILIEU. 351 fuses et incomplètes sur l’espèce et la race, permet- tent seules d'expliquer comment on peut adresser au monogénisme quelques-unes des objections qu’on lui oppose avec le plus d'assurance. — Nott et Glid- don ont consacré un long et fort intéressant chapitre à l’histoire physique des juifs observés dans diverses parties du monde. Ils cherchent à démontrer que cette population est restée partout la même.— Certes, pour prouver le contraire, il n’est pas besoin d'autres témoignages que ceux qu'ils rapportent eux-mêmes. Un de leurs correspondants leur déclare que la cou- leur des yeux et de la peau varie beaucoup des juifs du nord à ceux du midi, et que les juifs septentrio- naux diffèrent autant des méridionaux que les fa- milles anglaises restées en Angleterre différent de celles qui ont émigré en Amérique; enfin, il attribue ces modifications à l'action du climat. Évidemment, en parlant des mêmes faits, nous n’aurions pas tenu d'autre langage. En lisant cette lettre, on se demande comment il est possible que les auteurs américains la citent à l'appui de leurs opinions. On ne peut expliquer ce fait que par une phrase placée en tête de cet écrit, et dans laquelle l’auteur déclare que tous les juifs ont des traits identiques. Quels sont ces traits si caracté- ristiques? Bien entendu on ne les précise pas. La chose est en effet fort difficile. Camper, dont l’habi- leté comme dessinateur est si connue, qui toute sa vie s’est occupé de questions de ce genre, déclare avoir vainement cherché à préciser le caractère de la tête juive. Dans mes divers séjours en Alsace, je n’ai pas été plus heureux que Camper, pas plus heu- 392 CHAPITRE XX. reux que Pickering, qui trouva dans la population juive de Bombay une variété inattendue de traits, de teint et de costumes. Le même correspondant des auteurs américains regarde le teint propre des juifs comme étant celui des autres peuples blancs, et semblable en Europe à celui des Européens. Un autre cherchant à distinguer les juifs noirs des juifs blancs de Cochin, représente ces derniers comme étant de couleur très-foncée, sans être pourtant absolument noirs, dark et non pas black. Is ne sont donc blancs que par comparaison avec leurs frères plus modifiés, car jamais la popu- lation juive d'Angleterre ou d'Allemagne, considérée dans son ensemble, n’a présenté un teint qui moti- vât la première de ces deux épithètes. De ces témoi- gnages il résulte donc que, par suite de leur séjour dans l'Inde, les juifs blancs de Cochin ont acquis au moins un teint fort basané. Nous ne pouvons entrer ici dans une discussion minutieuse, et nous renverrons le lecteur à l’ouvrage même de Nott et Gliddon. Il verra facilement qu’en admettant sans discussion tous les faits nvoqués par les auteurs américains, il en ressort très-nettement deux conséquences très-distinctes : d’abord que les juifs ne se ressemblent pas, qu’ils ont subi l’action des milieux divers auxquels ils ont été soumis, « comme les Caucasiens transportés pendant plusieurs généra- tions dans des climats différents !; » conclusion en désaccord complet avec les doctrines polygénistes ; — ensuite que, malgré un séjour de dix siècles sous le 1. Expression d’un des correspondants de Nott et Gliddon. ACTIONS DE MILIEU: 353 ciel de l’Inde, les juifs ne se sont pas transformés en véritables Hindous; conséquence que nous accep- tons sans difficulté. Il est vrai que Nott et Gliddon en tirent un argu- ment en faveur de la multiplicité des espèces; mais cette objection ressemble à celle qu'on nous oppo- sait à nous-même, et qui peut se formuler ainsi : « Depuis trois siècles qu’il y a aux États-Unis des blancs et des nègres soumis aux mêmes actions de milieu ils ne sont pas devenus pareils ; ni les uns ni les autres ne se sont transformés en peaux-rouges, et cette transformation n’aura jamais lieu. » — Il est aisé de répondre à ces deux objections. Remarquons d’abord que telle n’est pas, au moins pour le teint, l'opinion de l’auteur-d’un travail pu- blié dans la Revue des Deux-Mondes, M. Reclus!'. Dans ce travail, que nous avons déjà cité, le voyageur, tra- duisant simplement les impressions qu’il éprouve en dehors de toute controverse, s’exprime ainsi : « Si d’autres influences ne balançaient celles du climat, il se pourrait bien qu'après uu certain laps de siècles, les Américains eussent tous la couleur des abori- gènes, leurs ancêtres fussent-ils venus de l'Irlande, de la France ou du Congo. » En sera-t-il réellement ainsi? Nous ne saurions répondre encore ; mais, ne füt-ce que pour la cou- leur, une transformation qui identifierait le nègre et le blanc nous paraît bien peu probable; elle est, selon toute apparence, impossible pour l’ensemble des caractères. — Sans croisement et par l’action 1. Voy. la Revue du 1°" août 1859. 354 . | CHAPITRE XX. seule du milieu, le nègre ne deviendra jamais un blanc, le blanc ne se transformera jamais en nègre. — Sur ce point, nous sommes entièrement d'accord avec les polygénistes, mais ils tirent de ce fait la con- clusion que ces deux hommes sont d'espèce différente, et c’est là ce que nous n’admettons pas. Pour décider qui des deux a raison, revenons-en aux enseignements tirés des races domestiques. Lorsque les éleveurs anglais ont cherché à modi- fier la race de Leicester et la race de la Tees, bien que les procédés employés aient été identiques, sou- vent mis en œuvre par les mêmes personnes, et toujours dirigés dans le même sens, ont-ils obtenu des résultats semblables? Non. Le leicester s’est transformé en dishley, le teeswater en durham, et jamais un éleveur ne confondra ces deux races. — Déjà nous avons fait remarquer la conséquence qui résulte de ce fait et d’autres faits analogues : — une race nouvelle n’est jamais un produit simple; pour employer le langage des mathématiciens, elle est toujours une résultante dont les deux composantes sont la race primitive d’une part, la nature du milieu de l’autre. Que l’un des éléments change, et le résultat changera aussi, comme change la résuliante dont l’une des composantes est changée. Par conséquent l’homme de race aryane et l’homme de race sémitique ou éthiopique, modifiés tous trois par le climat de l’Inde, ne pourront donner, quelque laps de temps qui s'écoule, un seul et même homme, une seule et même race. — Voilà pourquoi, après mille ans, le juif de Cochin est encore distinct du véritable Hindou; pourquoi, tout en prenant peut- ACTIONS DE MILIEU. 30 être quelques caractères communs, le nègre et l’An- glo-Saxon se distingueront toujours l’un de l’autre sur la terre d'Amérique. — Voilà pourquoi encore le nègre transporté en Europe ne deviendra jamais un vrai Caucausien, quand même son teint blan- chirait, et pourquoi l’Européen acclimaté au Sénégal ne sera jamais un vrai nègre, quand même son teint noircirait. | Les races dérivées de troncs différents sous des influences identiques peuvent bien se rapprocher en prenant quelques caractères communs, que leur im- prime le milieu ; mais elles présentent toujours quel- ques différences appréciables tenant à leur nature première, et qui sont pour chacune d’elles une sorte de certificat d’origine.— Voilà ce que l’on constate chez les animaux, ce que nous avons vu se présenter chez les chiens libres d'Amérique, et ce dont rendent compte d’une manière très-simple les principes expo- sés dans nos études précédentes. Il est tout simple que les races humaines présentent des faits tout pareils. Bien loin d’être en contradiction avec les doctrines monogénistes, ces faits, et jusqu'aux hypothèses de même nature qu'on cherche à leur opposer, mettent encore plus en relief l’accord complet de ces doctrines avec les résultats de l’expérience et de l’observation. Au reste les actions modificatrices profondes, sérieuses, exercées par le milieu, deviennent aujour- d’hui tellement impossibles à méconnaïître, qu'un certain nombre de polygénistes renoncent à les nier; mais alors ils ne veulent voir en elles que des signes de dégénérescence et de mort; ils refusent au milieu tout autre pouvoir que celui de tuer. — Knox surtout 356 CHAPITRE XX. a nettement soutenu cette thèse. Plus franc ou plus logique que la plupart des polygénistes, cet auteur, ici comme toujours, a nettement accepté les consé- quences de ses doctrines générales. Pour lui comme pour toute l’école de Morton, chaque espèce d’hommes est un produit local. Il en conclut qu’elle ne peut vivre en dehors de la terre et du climat qui l’ont vue naître. — Toutefois il ne peut nier ni les change- ments subis par le Yankée, si peu semblable aujour- d'hui à ses ancêtres anglo-saxons, ni les modifications presque aussi marquées de la race celtique depuis sa transplantation au Canada! ; mais, loin de recon- naître dans les caractères qui apparaissent chez ces petits-fils de l’Europe les signes de la formation de races nouvelles, il n’y voit que des preuves de déca- dence physique et morale, des indices d’une destruc- tion prochaine. En réponse à ces étranges appréciations, bornons- nous à citer quelques faits et quelques chiffres. Ce sont ces hommes dégénérés, petits de corps et d'idées, qui fournissent au Canada ces coureurs des bois, ces voyageurs, qui, tour à tour marins sur les fleuves et les lacs, chasseurs et bûcherons dans les forêts et les déserts, sans cesse en lutte avec la na- ture ou les hommes, servent presque uniquement d'intermédiaires entre les indigènes et les comptoirs anglais; ce sont eux qui entretiennent à Québec, à 1. « Un long séjour en Amérique a fait perdre au créole cana- dien les vives couleurs de sa carnation. Son teint a pris une nuance d’un gris foncé; ses cheveux noirs tombent à plat sur ses tempes comme ceux de l’Indien. Nous ne reconnaissons plus en. lui le type européen, encore moins le type gaulois. » — Th. Pavie, Revue des Deux-Mondes du 15 décembre 1850. ACTIONS DE MILIEU. 397 Montréal, le goût de la littérature et des arts, et luttent au nom de l'intelligence élevée contre les tendances à peu près exclusivement utilitaires des colons anglais. —- Enfin, bien que ne se recrutant plus dans la mère patrie depuis la cession du Canada à l'Angleterre, ces mêmes hommes, ces Celtes trans- plantés ont longtemps constitué la très-grande ma- jorité de la population; ils en forment encore plus du tiers, et se multiplient avec une rapidité bien re- marquable. En 1763, à l’époque du fatal traité de Paris, on comptait au Canada soixante-dix mille âmes; en 1814, la population totale était de trois cent trente-cinq mille âmes, dont deux cent soixante- quinze mille Français. Le recensement de 1851 accuse un million huit cent quarante-deux mille deux cent soixante-cinq Canadiens, dont six cent quatre-vingt- quinze mille neuf cent quarante-cinq Français. Cette race avait donc à bien peu près quadruplé dans l’es- pace de cinquante et un ans, malgré les luttes qui suivirent la conquête, et presque décuplé en quatre- vingt-huit années. — Certes les assertions de Knox ne pouvaient recevoir un démenti plus formel. Sans aborder ici dans son ensemble la question 1. Le peuplement de l’Acadie présente un fait peut-être plus frappant encore. La très-grande majorité des Acadiens, plus des trois quarts selon M. Rameau, descendent de 47 familles fran- çaises comprenant 400 individus, d'après un recensement fait en 1671. En 1755, ce chiffre s’était élevé à 18 000. On sait qu’à cette époque la population fut dispersée violemment par les An- glais. 6000 Acadiens furent exportés; 1500 se retirèrent au Canada; 2500 disparurent on ne sait où. Il ne devait donc en rester qu'environ 8000. On en compte aujourd'hui 95 000. Ces chiffres ont élé recueillis et communiqués à la Société d’anthro- pologie par M. Boudin dans un travail encore inédit. + 398 , TACHKPITRE XXE fort complexe de l’aeclimatation, il est pourtant im- possible de ne pas en dire quelques mots en présence des arguments que les polygénistes ont cru pouvoir tirer de la difficulté qu'ont à prospérer dans cer- taines contrées les races étrangères au sol. — Il est très-vrai que le blanc d'Europe, transporté sous la ligne ou dans les régions intertropicales, languit et périt souvent sans laisser de postérité, ou que celle-ci s'éteint au bout d’un petit nombre de générations. Il est très-vrai que le nègre d'Afrique émigré en Europe y meurt très-souvent de phthisie. Il est encore vrai que, dans notre colonie de l’Algérie, la mortalité des adultes, celle des enfants surtout, est de beaucoup supérieure à celle qu’on observe dans la mère patrie. — Mais à quel point de vue ces faits peuvent-ils être invoqués en faveur du polygénisme? La race, nous l'avons vu, est avant tout, un produit du milieu. Formée sous l’empire de certaines conditions d’exis- tence ef rencontrant brusquement des conditions d’exi- stence nouvelles, est-il surprenant qu’elle soufire et succombe parfois dans la lutte qui s'établit entre l’organisme et le monde extérieur? Bien au- con- iraire; ce serait l’acclimatation immédiate dans de pareilles conditions qui serait inexplicable, d con ès les idées me nous défendons. Quoi qu’en aient dit Knox et les polygénistes qui, sous des formes plus ou moins adoucies, ont adopté ces idées, l’'Européen prospère et se propage dans tout pays où ne se rencontrent pas des conditions en trop grand désaccord avec le sang qu’il a reçu de ses ancêtres. — La distance et la différence dés races in- digènes n’influe en rien sur ce résultat. ACTIONS DE MILIEU. 399 Ici on peut citer des exemples frappants. — Le Cap, la Nouvelle-Hollande, nourrissent les deux races qu’on a toujours été enclin à regarder comme étant les plus éloignées de l’homme européen, celles qu’on a voulu assimiler aux singes. Ces deux régions sont en outre bien loin de nous, et l’une d'elles est à nos antipodes. Eh bien! ce sont précisément deux des points du globe qui semblent le mieux se prêter à la colonisation par les races blanches. Au Cap en parti- culier, le Français chassé par l’édit de Nantes, le Hol- landais, l'Anglais attirés par l’espoir d’un bien-être qu'ils ne pouvaient trouver chez eux, ont également multiplié, et les tableaux recueillis par M. Boudin montrent que l’armée anglaise y fait annuellement des pertes un peu moins nombreuses qu’en Angle- terre même et dans les corps les plus privilégiés. Empruntons encore quelques faits aux recherches si curieuses de l’auteur que nous venons de citer, - Le blanc, a-t-on dit, ne peut vivre dans les pays chauds. M. Boudin montre que, dans l’hémisphère sud, même au milieu des conditions en apparence les plus défavorables, une chaleur très-intense ne produit plus les mêmes effets que dans l'hémisphère nord. Par exemple, dans les îles de la mer du Sud comme dans l’Amérique et l'Afrique méridionales, le blanc semble pouvoir vivre impunément sous le soleil des tropiques et à côté de marais dont les 1. Dans une période de sept années, les décès sur un personnel de 1000 hommes ont été de 14,5 pour la cavalerie household, de 15,3 pour les dragons de la garde, de 15,5 pour l'infanterie de la garde et de la ligne. Dans une période de dix-huit ans, la mor- talité au Cap n’a été que de 14,1 sur un effectif de 1000 hommes. — Traité de géographie et de statistique médicales. 360 CHAPITRE XX. exhalaisons seraient infailliblement mortelles pour lui dans l'hémisphère nord‘. — Le nègre, disait-on encore, se propage et prospère partout où il trouve la température élevée de son pays. M. Boudin prouve par des chiffres que, dans les îles du golfe du Mexi- que, la race nègre est en décroissance sensible; il répète la prophétie du colonel Tulloch : « Avant un siècle, la race nègre aura presque cessé d'exister dans les coloniés anglaises des Indes occidentales. » Mais le même auteur fait voir en même temps qu’à la Barbade et à Montserrat cette race s'accroît d’une manière sensible. Il montre à la Martinique, chez les nègres, les métis et les blancs considérés en masse, un excédant annuel des naissances sur les décès qui s'élève presqu’au chiffre de deux mille, tandis qu'à la Guadeloupe le nombre des décès surpasse sensiblement celui des naissances. — Ainsi les re- cherches de M. Boudin, entreprises à un point de vue exclusivement médical et appuyées sur les do- cuments officiels les plus authentiques, réfutent quel- ques-unes des assertions les plus positives des poly- génistes, et confirment tout ce que nous avons dit de ces actions de milieu locales qui introduisent dans les questions relatives aux races un élément si souvent oublié. 1. M. Boudin a particulièrement insisté sur ce résultat si inat- tendu dans les communications qu’il a faites à la Société d’an- thropologie. Il attribue cette innocuité de l'hémisphère sud prin- cipalement à l’absence presque complète des fièvres paludéennes. Cette absence elle-même est un fait bien étrange, puisque dans certaines localités, à la Nouvelle Calédonie par exemple, en pleine région intertropicale, toutes les conditions qui les pro- duisent chez nous semblent être réunies. ACTIONS DE MILIEU. 391 Un certain nombre d'écrivains polygénistes ont re- présenté le nègre comme étant complétement insen- sible à l’action de certaines effluves mortelles pour le blanc; ils ont cherché dans cette immunité pré- sentée comme absolue un caractère spécifique propre à le distinguer du blanc. Ici encore on a étrangement exagéré la portée et la signification de quelques faits vrais. — Les études faites sur place pendant de lon- gues années par le docteur Winterbottom montrent que les indigènes de Sierra-Leone sont atteints de fièvres intermittentes et rémittentes « qui présentent chez eux exactement les mêmes caractères que chez les blancs acclimatés'. » — Les chiffres recueillis par M. Boudin démontrent jusqu’à l'évidence que, bien qu'étant de tous les hommes ceux qui résistent le mieux aux fièvres de marais, les nègres n’en subis- sent pas moins l'atteinte et en meurent comme les blancs. Entre ces deux extrêmes d’ailleurs, on trouve encore des intermédiaires? Quel naturaliste voudrait voir un caractère spéci- fique distinctif dans une particularité quelconque 1. Prichard, Researches into the physical history of mankin1. 2. Voici, d'après M. Boudin, la mortalité sur 1,000 hommes occasionnée par les fièvres dans les soldats de cinq provenances différentes que l'Angleterre entretient à l’île de Ceylan : NÉSTES.. se ubatee dlenasitnneetes 1,1 indigènes de l'Inde esters. 4,5 Malais. Hess ere ss non AR ane Elle Le 6,1 indigènes de Ceylan APS eu. se, 7,0 Anglais, se QE ARTS AENPRSERMENX 24,6 On remarquera que les indigènes de Ceylan ne viennent qu’au quatrième rang, et souffrent par conséquent de leur climat natal plus que les populations importées. À lui seul, ce fait suffirait pour ré‘uter la doctrine de Knox et de ses adhérents. 21 22 362 CHAPITRE XX. commune à plusieurs groupes de plantes ou d’ani- maux, ne se manifestant jamais chez tous les indi- vidus qui entrent dans la composition d’un seul de ces groupes, se montrant dans tous avec les mêmes caractères, et seulement plus rare chez les uns, plus fréquente chez les autres? — Pas un, certainement. Au reste, ce qui achève de prouver combien les immunités plus ou moins prononcées dont jouit la race nègre sont loin d’être des caractères d'espèce, ce qui leur donne au contraire à un haut degré le cachet des caracières de races, c’est qu’elles s’acquièrent et se perdent, c’est qu'elles dépendent du milieu. — Lors de l'expédition des Anglais sur le Nigeren 1841, presque tous les blancs furent atteints de fièvres graves, presque tous les noirs au contraire échappè- rent à ce fléau de l’Afrique tropicale. Or les onze nè- gres qui seuls furent malades « avaient tous habité l'Angleterre pendant plusieurs années, circonstance à laquelle ils étaient peut-être redevables d’avoir perdu une partie de leur immunité‘. » Déjà Winter- bottom avait remarqué que les fièvres sont très-com- munes parmi les nègres amenés de la Nouvelle- Écosse à Sierra-Leone, et Pritchard, en citant le fait, en avait tiré la même conséquence que M. Boudin. Ainsi la race nègre, transportée hors de l’Afrique, se désacclimate, au moins jusqu'à un certain point, de sa patrie originelle. En revanche, en arrivant dans des milieux différents, en s’acclimatant ailleurs, elle acquiert des immunités nouvelles. — On sait que le 1. Cette réflexion de M. Boudin a d’autant plus de poids que l’auteur à fait et continue encore des recherches spéciales sur les immunités médicales propres aux diverses races humaines. ACTIONS DE MILIEU. 363 noir est bien moins exposé que le blanc aux atteintes de la fièvre jaune. Il transmet au mulâtre cette pré- cieuse faculté, et Nott va jusqu’à déclarer qu’un quart de sang nègre est à ses yeux un préservatif aussi cer- tain contre cette épidémie que la vaccine l’est contre la variole*'. Eh bien! cette immunité, le nègre ne la possède pas en arrivant d'Afrique. Du moins le doc- teur Clarke, dans son histoire de l'épidémie qui ra- vagea la Dominique de 1793 à 1796, assure-t-il que tous les nègres récemment importés furent frappés par le fléau, tandis que ceux qui habitaient l’île de- puis longtemps lui échappèrent*. Après des exemples pareils, est-il encore possible de voir dans les immunités plus ou moins complètes dont nous parlons des caractères d'espèce? est-il en- core possible de méconnaître l'influence profonde exercée sur les facultés les plus intimes de lorga- nisme humain par les actions de milieu? Si la difficulté, pour un homme, de vivre ou de se propager dans une contrée quelconque était la preuve qu'il est d’une autre espèce que les habitants de cette contrée, on n'aurait pas besoin d'aller chercher en Afrique, en Asie, en Amérique, des exemples de la multiplicité des espèces humaines. On en trouverait 1. S'il en est réellement ainsi, on peut voir quel avenir cette immunité assure au mulâtre dans les États-Unis du sud et dans toute l'Amérique méridionale. Ici encore la race transportée se trouve supérieure à la race indigène. car les tribus américaines ont souvent été décimées par la fièvre jaune. Humboldt pense que l'espèce de peste qui ravagea l'empire des Aztèques avant l’inva- sion des Espagnols, et qui est désignée dans leurs annales sous le nom de matlazahuatl, n'était autre chose qu'une épidémie de cette nature. 2. Pritchard. 364 CHAPITRE XX. sans sortir de France. — La Dombes, ce plateau cou- vert d’étangs, dont M. de Lavergne a raconté dans la Revue des Deux Mondes la triste et curieuse histoire, est presque aussi meurtrière pour les montagnards du voisinage que le sont pour les émigrants les bords du Sénégal; beaucoup plus, à coup sûr, que les plaines de Buenos-Ayres ou de Montevideo, et sur- tout que le Cap ou la Nouvelle-Hollande. Or la Dombes nourrit une population peu nombreuse, af- faiblie par les maladies, dont la taille et la vie moyennes sont sensiblement au-dessous de celles des populations voisines’; mais, lentement façonnée à des conditions d’existence exceptionnelle, cette popu- lation les supporte néanmoins, et résiste à leur ac- tion délétère mieux que les vigoureux montagnards du Jura et du Bugey. « Souvent, nous écrit M. Hervé- Mangon, des hommes, des femmes, attirés par l’appât d’un mariage avantageux, se fixent dans la Dombes, espérant hériter de leur conjoint et retourner dans leur patrie; mais bien souvent aussi la mort déjoue ces tristes calculs, et l'enfant du pays, débile en aç- parence, enterre le robuste étranger. Les journaliers appelés du dehors sur cette terre insalubre n’y vivent guère que trois ou quatre ans, et les ouvriers de pas- sage employés aux moissons paraissent éviter de 1. Voyez la livraison du 15 janvier 1860. 2. Rapport à M. le ministre de l'agriculture et du commerce sur l'amélioration sanilaire et agricole de la Dombes, par M. Hervé- Mangon. Ce triste état de choses ne tient d’ailleurs qu'au mode d'exploitation du sol. M. de Lavergne admet que la Dombes était plus peuplée avant le développement de l'industrie des étangs, ct que, par suite des amél orations déjà ré lisées, la vie moyenne se rapproche de plus en plus de ce qu'elle est dans le reste de là France. (Note inédite de M. de Lavergne.) ti tenté tt ACTIONS DE MILIEU. 365 s’exposer deux étés de suite à des influences dont ils ont compris la redoutable action. » Sur une échelle un peu moindre, tout se passe donc dans la Dombes comme au Sénégal ou au Gabon. Doit-on conclure de ces faits que le Dombois est d’une autre espèce que les montagnards ses voisins? — Knox n’hésiterait pas à répondre par l’affirmative, et c’est ici le moment de faire ressortir une des con- séquences les plus étranges auxquelles les croyances polygénistes ont conduit leurs adhérents. Lorsque Virey, qui le premier a donné au poly- génisme une forme scientifique, publia sa classifi- cation, il ne reconnut que deux espèces d'hommes"; mais il avait posé le principe, et les conséquences ne pouvaient manquer de se manifester tôt ou tard. — Dès que l’on voit dans les groupes humains autre chose que des races et qu’on cherche à les classer par espèces, on est fatalement entraîné à multiplier celles- - ci, parce que les nuances qui séparent ces groupes étant infiniment peu marquées, on trouve toujours pour créer des divisions nouvelles des raisons aussi puissantes que celles qui ont motivé les divisions précédentes. Toutefois Bory Saint-Vincent n’admit encore que quinze espèces? humaines, et Desmou- Jins n’en ajouta qu’une seule de plusÿ. Mais l’élan était donné, on ne pouvait plus s'arrêter. Gerdy ad- mit un genre humain partagé en quatre sous-genres, 1. Histoire naturelle du genre humain (1801). Virey distingue ces deux espèces par la différence que présente leur angle facial. Chacune d'elles comprend trois races. 2. Dictionnaire classique d'histoire naturelle (1825). article Homme. 3. Histoire naturelle des races humaines (1826). 366 CHAPITRE XX. dont chacun comprendrait un nombre de variétés dont il ne cite que les principales. Pour lui d’ailleurs, ces variétés résulteraient du mélange d’un nombre non moins indéterminé d'espèces qui n'existent plus à l’état de pureté, et qu'ilest par conséquent à peu près impossible de reconnaître!. On voit que Bory et Desmoulins étaient déjà bien dépassés ; mais on voit aussi que le vague s'accroît à mesure qu'on veut multiplier Les espèces d'hommes. — On commence à éprouver l'impossibilité de les carac- tériser, de les délimiter. Cette considération n’a pas arrêté l’école améri- caine. Celle-ci a laissé bien loin derrière elle les ti- mides essais des polygénistes d'Europe. Son chef, Morton, divisa les groupes humains en trente-deux familles formées elles-mêmes de plusieurs espèces. — À son tour, Gliddon porta ce chiffre à cent cin- quantes familles?, et enfin les polygénistes américains en vinrent à admettre que les hommes avaient été créés par nations. — Cette fois il est rigoureusement impossible d’aller plus loin, car la moindre peuplade des forêts d'Amérique ou des jungles de l’Inde qui s’écarte tant soit peu de ses voisines par les traits, la couleur ou le langage, est pour les anthropologistes dont il s’agit une nation, et constitue dès lors une espèce distincte. Les races européennes n’échappent pas à la règle. Knox, qui le premier peut-être dans les temps mo- dernes a professé ouvertement la croyance à la créa- 1. Physiologie médicale (1832). 2. Commentary upon the principal distinctions observable among (he various groups of humanity. (Types of Mankind.) ACTIONS DE MILIEU. 367 tion sur place de tous les groupes humains, met face à face dans son livre la silhouette d’un Grec montagnard et d’un moujik ; il oppose ainsi la figure saillante, le nez crochu du premier à la face plate, au nez écrasé du second, et écrit triomphalement au-dessous : « Tous deux sont de race blanche ; voyez comme ils se ressemblent! » Le même auteur ajoute : « Le but de cet ouvrage est de montrer que les groupes désignés sous le nom de races européennes diffèrent les uns des autres aussi complétement que le nègre diffère du Boschisman, le Cafre du Hotten- tot, l’Indien rouge de l’Esquimau , et l’Esquimau du Basque. » — Tous ces groupes d’ailleurs constituent pour lui autant d'espèces. Plus d’un lecteur sera sans doute surpris de cette conclusion. Il lui paraîtra étrange qu'entre l’Anglais et l’Écossais, entre l’Irlandais et le Gallois, entre le Français et l'Allemand, entre celui-ci et le Bohême, on admette des différences du même ordre que celles qui séparent l’âne du cheval, et ce dernier du zèbret. Cette conclusion est néanmoins parfaitement logique. Elle est inévitable pour quiconque, oubliant la distinction de la race et de l’espèce et niant les actions de milieu, c’est-à-dire mettant de côté toutes les notions de physiologie applicables à la question actuelle, s’en tient, dans l’examen des faits, à des considérations tirées exclusivement de la forme. Or c’est au fond la manière de procéder de tous les polygénistes. — Des différences de forme, voilà en définitive ce qu’ils em- 1. Le genre cheval est un des plus naturels de la classe des mammifères, et les trois animaux que je nomme sont autant d’es- pèces de ce genre. 368 CHAPITRE XX. — ACTIONS DE MILIEU. ploient constamment, soit comme preuves directes de leurs opinions, soit comme objections à la doctrine contraire. Sur ce terrain, les silhouettes de Knox et son excla- mation : « Voyez comme ils se ressemblent! » sont en effet une démonstration. Mais qui ne connaît quelque famille où l’on démontrerait par les mêmes arguments que deux frères, deux sœurs sont d'espèces différentes? Et comment, après tout ce que nous avons vu, admettre le principe qui entraîne fatalement de semblables conséquences ? XXI Examen de la théorie d’Agassiz. — Centre de création de l’espèce humaine. Nous avons exposé du mieux qu’il a été possible, et sans jamais chercher à en atténuer la portée, les arguments opposés au monogénisme qui présentent le plus d'apparence de fondement. Nous croyens les avoir réfutés, et c’est au lecteur à juger de la valeur de nos réponses. Il nous faut aborder maintenant l'examen d’une doctrine spéciale qui s’est produite assez récemment en Amérique, qui semble avoir cherché une sorte de milieu entre le monogénisme et le polygénisme, quelque difticile que la chose puisse paraître, et qui, professée par un naturaliste émi- nent, par Agassiz, compte aujourd’hui, surtout en Allemagne, d'assez nombreux adhérents. Cette doctrine consiste à regarder les hommes comme appartenant à une seule et même espèce, mais à admettre que cette espèce a pris naissance soit à la fois, soit successivement sur plusieurs points du 370 CHAPITRE XXI. globe, et que les diverses races ont apparu toutes formées avec les caractères de toute sorte qui les distinguent encore aujourd’hui. On le voit, la théorie d’Agassiz n’est au fond que celle de La Peyrèret. Pour avoir ajouté aux argu- ments bibliques sur lesquels s’appuyait presque ex- clusivement le gentilhomme théologien tous ceux qu’elle croit pouvoir emprunter à la science moderne, elle n’a pas changé de nature. — Certes ce n’est pas un des résultats les moins curieux des débats anthropo- logiques qu'après plus de trois cents ans de travaux accomplis dans les sciences naturelles?, ils aient con- duit des hommes d’un incontestable mérite, amou- reux de la philosophie et du progrès, mais entraînés par une idée systématique, à en revenir aux opinions d’un théologien du dix-septième siècle. — Au reste on peut avoir eu raison à toutes les époques, et une opinion quelconque, reprise et soutenue au nom de la science par un naturaliste comme Agassiz, mérite en tout cas un examen sérieux. Au point de vue exclusivement scientifique où nous sommes placés, la doctrine de La Peyrère peut au premier abord paraître séduisante. — Elle explique très-naturellement la diversité des groupes humains : elle n’est en contradiction avec aucun des faits que nous avons exposés; elle n’a rien qui répugne à la physiologie générale, notre guide suprême dans cette 1. La Peyrère ne pouvait, il est vrai, employer les mots race et espèce. La distinction n’a été faite par les naturalistes que long- temps après lui; mais quiconque aura lu. son livre. reconnaîtra aisément que telle était bien sa pensée. 2. L'ouvrage de La Peyrère est de 1655. té om téltenméitétss THÉORIE D’'AGASSIZ. 371 discussion. — L'observation, l'expérience, ne nous ap- prendront rien sur le faü de l'existence d’une ou de plusieurs paires primitives. Scientifiquement parlant, l’une et l’autre alternative est donc également pos- sible. — Enfin en supposant que plusieurs paires aient paru à la fois, elles ont pu être ou rigoureuse- ment semblables, ou présenter seulement les diffé- rences que nous observons entre races. Dans cette dernière hypothèse, les caractères distinctifs de la race et de l’espèce, tels qu'ils ressortent de ce tra- vail, ne s’en retrouveraient pas moins dans ces groupes originels. La question reste évidemment la même, soit que l’on suppose ces groupes réunis sur un seul point du globe, soit qu’on admette qu’ils ont pris naissance dans des régions plus ou moins éloignées, plus ou moins multipliées. La physiologie, également satis- faite dans toutes ces hypothèses, ne peut décider entre elles. Les considérations qui nous ont guidé jusqu'ici font donc entièrement défaut, et pour infirmer ou confirmer l'hypothèse de la Peyrère , il est néces- saire d’avoir recours à un tout autre ordre d'idées. Cest ce qu'a fait Agassiz. Reprenant les idées de son prédécesseur, ou plutôt sans doute arrivant aux mêmes croyances par une voie toute différente, c’est sur la géographie zoologique qu’il a fondé toute sa doctrine. Cette doctrine a fait au célèbre naturaliste une po- sition singulière. Agassiz proclame hautement qu’à ses yeux il n’existe qu'une seule espèce d'hommes; il devrait donc, semble-t-il, être le bienvenu chez les partisans de l’unité et fort mal vu de ceux qui croient 372 CHAPITRE XXI. à la multiplicité des espèces. — Eh bien! c’est le con- traire qui arrive. Il est prôné avec enthousiasme par les polygénistes, attaqué avec une vivacité extrême par les monogénistes. Ces derniers traitent assez hau- tement Agassiz de transfuge, et donnent à entendre fort clairement que, pour se faire dans les États-Unis du sud la haute position qu’il y occupe depuis plu- sieurs années, il n’a pas hésité à modifier les opi- nions qu'il professait en Europe ; que tout au moins il a cherché par une sorte de faux-fuyant à ménager des passions d'autant plus exigeantes qu’elles ont pour base des intérêts très-positifs. Nous n’hésitons pas, quant à nous, à déclarer que ces imputations sont dénuées de fondement. La vie entière d’Agassiz proteste contre les motifs qu’on lui prête. En Europe, on l’a vu faire à la science des sa- crifices matériels que ses amis avaient le droit de trouver exagérés ; tout récemment, il a refusé la haute position que le gouvernement français n’eût certai- ment pas manqué de lui faire, s’il avait consenti à venir habiter le Muséum. Nous sommes donc pleine- ment convaincu que des calculs d'intérêt n’ont influé en rien sur les opinions professées par un confrère aussi honorable qu'il est justement célèbre. — Et d’ailleurs, à se placer à ce point de vue, qu’eût perdu Agassiz à se faire le soutien du plus pur monogé- nisme, si telles avaient été ses convictions? Une place de professeur dans les États à esclaves? Mais il en aurait bien vite retrouvé une autre dans quelqu’une des universités des États libres, et certes ceux-ci eussent été heureux d'accueillir et de dédommager le savant qui, par sa parole et ses écrits, a répandu THÉORIE D'AGASSIZ. 373 dans tous les États-Unis le goût, la passion, pourrait- on dire, des sciences naturelles. Il faut bien reconnaitre cependant que, pour être accueillie avec transport par les polygénistes et re- poussée parfois avec violence par les monogénistes, une doctrine qui reconnaît l'unité de l'espèce humaine doit renfermer au moins des obscurités et des con- tradictions. On y trouve en effet l’un et l’autre, et pour s'expliquer de semblables défauts dansuneconception venant d’un homme d’une aussi grande valeur, il est nécessaire de remonter à ses travaux antérieurs. — Là seulement on reconnaît qu'Agassiz ne s’est jamais rendu un compte exact de ce que sont l'espèce, la race, la variété. Ce naturaliste a commencé par où avait fini Cuvier, par la paléontologie; et dans celle de ses œuvres qui ont pour but l’étude des animaux vivants, on retrouve presque toujours quelque chose des pre- mières impressions qui lui ont laissées les animaux morts. Là est sans aucun doute la cause première de tout ce qu’on peut reprocher aux écrits anthropolo- giques d’Agassiz. Quelques mots serviront de preuve à cette observation générale. En 1840, dans ses Principes de Zoologie, Agassiz semble définir l’espèce comme étant « le dernier terme de classification auquel s'arrêtent les natura- listes. » — Certainement pas un botaniste, pas un zoologiste ayant pratiqué l'espèce vivante n’acceptera cette notion générale. L'auteur prend ici l'effet pour la cause. L'espèce existait avant que les naturalistes se fussent arrêtés à elle. Le classificateur s’arrête quand il la rencontre; il ne la fait pas. Des termes employés par Agassiz il résulterait au contraire que 374 CHAPITRE XXI. l’espèce n’est qu'une conséquence de la classification, un groupe de convention fondé uniquement sur de légères différences morphologiques. Nous retrouvons donc ici toutes les idées que nous avait présentées le Discours de M. d’Omalius d’'Halloy, qui, lui aussi, a conclu en paléontologiste ‘, et nous n’avons pas à re- venir sur ce que nous avons dit à ce sujet. Dans ce même ouvrage, Agassiz regarde l’homme comme ap- partenant à la même espèce ; mais il admet en même temps des races distinguées les unes des autres par de légères différences primitives, se prononçant de plus en plus sous l'influence de la diversité de nourriture, de climat, de coutumes, etc. — Pour un esprit enclin à ne voir dans l’espèce qu’un groupe à peu près arti- ficiel, reposant sur la forme seule, que pouvaient être ces races, séparées par des dij}érences originelles, sinon des espèces d'espèces? Déjà on pourrait dire qu'Agassiz oscille entre la doctrine de l’unité et celle de la multiplicité, et cherche à fondre deux idées qui s’excluent réciproquement. Cette tendance devient plus évidente dans une No- tice sur la Géographie des Animaux, publiée en 1845 ?. « Tous les êtres organisés, dit Agassiz, ont une pa- trie. L'homme seul est répandu sur la surface entière de la terre. » Cela est vrai; < les animaux aussi bien 1. Dans d’autres passages de son livre, Agassiz relègue en quelque sorte l’idée d’espèce dans le domaine de la métaphysique, et rattache la constance des caractères transmis par la génération au principe immatériel dont tout animal est doué. Nous croyons inutile d’insister sur les objections graves que soulève cette ma- nière d'apprécier l'espèce au point de vue de l'application scien- üfique. 2. Revue suisse de Neuchâtel. THÉORIE D’AGASSIZ. 111898 que les plantes sont comme parqués dans des régions déterminées, » tandis que l’homme habite tous les climats. On a désigné sous les noms de flores, de faunes, l’ensemble des végétaux ou des animaux qui habitent une de ces régions. Or dès cette époque Agassiz avait cru pouvoir constater une certaine coïn- cidence entre les limites des faunes et l’espace oc- cupé par certains groupes humains; déjà il attribuait à une cause primordiale identique la répartition de l’animalité en espèces, de l'humanité en races, sur un territoire donné, et reliait ainsi intimement la diversité des populations humaines à celle des faunes. « Mais, ajoutait-il, cette diversité, qui a la même origine , a-t-elle la même signification chez l’homme que chez les animaux? Évidemment non. Tandis que les animaux sont d'espèces distinctes dans les diffé- rentes provinces zoologiques auxquelles ils appar- tiennent, l’homme, malgré la diversité de ses races, constitue une seule et même espèce sur toute la sur- face du globe. À cet égard comme à tant d’autres, l’homme apparaît comme un être exceptionnel dans cette création, dont il est à la fois Le but et le terme. » Ici l’auteur affirme plus clairement que par le passé les deux notions opposées qu’il s'efforce de réunir. Par cela même, la contradiction se prononce davantage , et déjà, pour concilier sa conception avec les faits , il est obligé d'admettre que l’homme est un être exceptionnel dans une question toute d’histoire naturelle et de physiologie. Ce travail, fait en Europe, renferme en germe la doctrine entière qu'Agassiz a développée depuis en Amérique, d’abord dans des séances d'académie et 376 CHAPITRE XXI. des congrès où elle produisit une sensation profonde et fut vivement contestée à divers points de vue‘, en- suite dans un mémoire spécial que nous allons exa- miner. On peut la résumer en quelques mots. — Agassiz admet que toutes les espèces animales n’ont pas pris naissance sur le même point du globe , que la création animale a eu lieu sur des points diffé- rents, et que les espèces rayonnant autour de ces centres ont donné à la faune actuelle tous ses traits caractéristiques. — Jusque-là, il ne fait qu'adopter avec tous les zoologistes modernes la doctrine essen- tiellement française des centres de création *. — Ce qui lui appartient en propre, c’est d’avoir fait à l’homme l'application d’une idée réservée jusque-là pour les animaux. En effet, Agassiz déclare toujours qu'il n'existe qu'une seule espèce d'hommes, mais il affirme que les races, avec tous leurs caractères, sont primor- diales ; qu’elles ont été créées à part, chacune dans sa propre patrie; que cette patrie coincide toujours avec une circonscription zoologique. Il rattache ainsi chaque groupe d'hommes à une faune, on pourrait presque dire chaque race humaine à une espèce ani- male. — En effet, entraîné par la logique, Agassiz, en est venu à adopter quelques-unes des opinions les plus manifestement exagérées de Knox. Avec cet au- 1. The Unity of the human races proved to be the doctrine of scripture, reason and science, par Thomas Smith. 2. Cetle doctrine, indiquée sans beaucoup de détails par Des- moulins, a été développée et généralisée surtout par M. Milne - Edwards, qui en a fait, entre autres à l’histoire des crustacés, une application des plus remarquables. THÉORIE D'AGASSIZ. 377 teur, il admet que l’homme a été créé par nations, et dans les relations qu’il cherche à établir entre lui et les singes surtout, il semble porté à conclure qu’on rencontre toujours ensemble une espèce de singe et une de ces nations comme des manifestations di- verses d’une même force locale. Ramenée à ces termes simples, lath6orie du profes- seur de Charlestown n'aurait rien, nous le répétons, qui fût en désaccord avec les idées que nous avons exposées relativement à la race et à l'espèce. Si, sous tous les autres rapports, elle s’accordait avec les données fournies par l’observation et l’expérience, nous nous bornerions à voir en elle une hypothèse ingénieuse, fort difficile à démontrer sans doute, mais non moins difficile à démentir ; elle rentrerait pour nous dans la catégorie de ces possibilités au sujet desquelles on ne saurait vraiment se prononcer. —- Mais d’une part cet accord n'existe pas, et les opi- nions d’Agassiz sont en opposition formelle précisé- ment avec les lois de cette partie de la science sur laquelle il croit s'appuyer , avec les lois de la géogra- phie zoologique; d’autre part, la manière dont il pré- sente l’ensemble de ses opinions, les arguments qu’il emploie pour en démontrer l’exactitude, font de cette doctrine un véritable polygénisme, à peine déguisé par la contradiction que déjà nous avons vu poindre, et qui devient ici frappante. Personne ne s’y est trompé en Amérique, et les disciples de Morton moins que personne. Aussi Nott et Gliddon ont-ils accueilli à bras ouverts l’'éminent auxiliaire qui leur arrivait. Le mémoire d’Agassiz figure à la place d'honneur , en tête du grand ouvrage 378 CHAPITRE XXI. que nous avons eu si souvent à citer et à combattre. — À elle seule, cette circonstance explique comment, en dépit de ses déclarations répétées, l’auteur se trouve en guerre avec les monogénistes, comment il se fait que nous ayons à lutter, à notre grand regret, contre un confrère que ses travaux placent au pre- mier rang des naturalistes modernes, et qui nous a laissé comme homme les plus sympathiques souve- nirs. Tout d’abord constatons, dans le travail dont il s’agit, une faute facile à prévoir, l’absence de no- tions précises sur l'espèce, la race et la variété. — L'auteur pose bien la question, et cela de la manière la plus nette, mais il ne répond que d’une manière incomplète, vague et bien peu en harmonie avec la science actuelle. Agassiz écarte formellement de la définition de l’espèce toute idée de reproduction. Aïnsi il dédaigne ou repousse l’idée de filiation des êtres, dont tous les grands esprits, depuis Linné et Buffon , ont si bien compris l'importance. — Il ne distingue pas les mé- tis des hybrides, et, en parlant de ces derniers, il dit en propres termes : « Il n'importe en rien à la ques- tion que les hybrides soient ou non indéfiniment fé- conds entre eux. » Cependant depuis Buffon jusqu’à Müller et à M. Chevreul tous les zoologistes, tous les 1. Types of Mankind. Le travail d’Agassiz est intitulé : Sketch of the natural provinces of the animal world and their relation to the different types of man. Il est accompagné d’une carte figu- rant les provinces dont il s’agit, et d’un tableau iconographique représentant la race humaine et les principales espèces animales ou végétales qui caractérisent d’après l’auteur chacun de ses huit royaumes z0ologiques. THÉORIE D’AGASSIZ. 379 physiologistes, tous les penseurs qui ont touché à ces questions ont admis comme un des points les plus fondamentaux, la nécessité de savoir si cette fécon- dité était ou n’était pas illimitée. En proclamant des idées si contraires à celles qu’ont professées tous les princes de la science, tout au moins devrait-on don- ner au lecteur quelque raison propre à motiver cette nouvelle manière de voir. — Agassiz ne dit pas un seul mot à ce sujet. Les notions de temps, de filiation, de degrés de fé- condité étant ainsi rayées de l’idée d’espèce, Agassiz renonce à son ancienne définition et adopte celle de Morton, qu'il développe seulement dans les termes suivants : « Les espèces sont donc des formes distinctes de la vie organique, dont l’origine se perd dans le premier établissement de l’ordre de choses actuel, et les variétés sont des modifications des espèces pou- vant retourner à la forme typique sous des influences temporaires. » — On le voit, la forme seule, la forme actuelle, voilà tout ce qui, aux yeux d’Agassiz, consti- tue l’espèce. Dans toute cette partie de son travail, l’auteur parle comme les polygénistes les plus décidés et encourt exactement les mêmes reproches. , Voici maintenant qui est peut-être plus grave encore. Agassiz a bien posé la question : qu'est-ce que la race? — mais il n’y répond pas. — Comme tous les polygénistes dont nous avons parlé déjà, il ne définit pas ce mot sur lequel roule toute la discussion, et pourtant il se déclare prêt à prouver que « les diffé- rences existant entre les races humaines sont de même nature que celles qui-séparent les familles, genres et 380 CHAPITRE XXI. espèces de singes ou autres animaux. » Il développe cette pensée et ajoute : « Le chimpanzé et le gorille ne diffèrent pas plus l’un de l’autre que le Mandingue du nègre de Guinée; l’un et l’autre ne difièrent pas plus de l’orang que le Malais ou le blanc ne diffèrent du nègre. » Dans la bouche d’un naturaliste, et quand ce natura- liste a réduit la notion de l’espèce à une question de formes, ce langage n'est-il pas aussi explicite que possible ? N’est-il pas évident que ces races humaines ne sont autre chose que des espèces, et qu’il ne reste plus qu’à partager l'humanité en familles, en genres, comme on l’a fait pour ces singes, qui ne diffèrent les uns des autres ni davantage, ni sous d’autres rap- ports que les hommes ? — Eh bien! non. — Agassiz déclare encore une fois qu’en dépit de toutes ces dif- férences les hommes n’en sont pas moins de même espèce ; mais cette profession de foi, en contradiction absolue avec tout ce qui précède, ne peut évidem- ment enlever au travail de l’auteur sa signification essentiellement polygéniste. Envisagé à ce point de vue, le mémoire dont il s'agit n'échappe à aucun des reproches que nous avons adressés aux autres travaux accomplis dans cette direction, et nous n’insisterons pas sur ce côté de la question. Mais du moins, en se plaçant sur le terrain choisi par Agassiz, sur le terrain de la géographie zoolo- gique , en acceptant pour un moment toutes ses idées, quelque contradictoires qu’elles soient, est-il possible de faire concorder sa théorie avec les résul- tats acquis à la science en dehors de toute préoccu- THÉORIE D’AGASSIZ. 381 pation anthropologique? Pas le moins du monde. C’est là ce que nous essayerons de prouver en abor- dant la question géographique. Agassiz, avons-nous vu, à fondé sa théorie sur une application à l’homme de la doctrine des centres de création. — Nous adoptons cette doctrine comme lui-même. En effet, quiconque se placera en dehors de toute considération étrangère à la science, qui- conque s’en tiendra à ce qu'enseignent l'observation et l’expérience, reconnaîtra que les animaux et les plantes n’ont pu prendre naissance en un même point du globe. L'observation nous apprend que chaque srande région a ses espèces, ses genres, ses types particuliers, et l'expérience prouve chaque jour que certaines espèces peuvent être transportées d’une région dans l’autre, y vivre et y prospérer. Les con- ditions d'existence de leur nouvelle patrie leur con- viennent donc, et si l’homme ne les y a pas rencon- trées, c’est que jamais elles n’y avaient existé. — Pour expliquer la distribution actuelle des animaux en supposant un centre de création unique, il faut choisir entre deux hypothèses également insoutena- bles scientifiquement. Ou bien il faut admettre la transformation des espèces primitives et la formation d'espèces nouvelles sous l’empire des conditions ac- tuelles, et Darwin lui-même ne va pas à beaucoup près jusque-là; ou bien il faut admettre l’extinction totale d’une multitude d'espèces qui auraient disparu entre le point de départ et le point d'arrivée, et la paléontologie contredit formellement cette idée. — Enfin la physiologie et l'expérience nous enseignent que les espèces polaires ne peuvent avoir vécu même 382 CHAPITRE XXI. momentanément à côté des espèces équatoriales; à plus forte raison que toutes les espèces n’ont pu durer à côté les unes des autres pendant le temps nécessaire pour amener la séparation et le cantonne- ment de chacune d’elles. Tout donc concourt à démontrer que les animaux ont apparu à l’origine des temps actuels sur des points différents, dans des centres de création multiples; et quiconque reconnaîtra l'autorité de la science en pa- reilles matières, devra admettre que les choses se sont passées ainsi. Mais en acceptant cette doctrine, on ne peut la sé- parer des résultats recueillis en dehors de toute con- troverse par les naturalistes qui, sans songer à l’homme, ont posé les principes de la géographie zoologique par des travaux portant sur plusieurs des orandes divisions du règne animal. — Ces natura- listes et ces travaux sont nombreux. Au premier rang, nous rencontrons encore Buffon avec ses belles recherches sur les mammifères, étendues et confir- mées par celles de Geoffroy Saint-Hilaire, Desmarets, Isidore Geoffroy, etc. Viennent ensuite MM. Duméril et Bibron, le maître et l'élève, qui ont étudié les rep- tiles au même point de vue; Fabricius et Latreille, ces deux princes de l’entomologie, Maclay, Spence, Kirby, Lacordaire, qui ont également pris les insectes pour objet de leurs investigations ; M. Edwards, dont le travail sur la distribution géographique des crus- tacés est un véritable modèle, et une foule d’autres savants dont les études ont porté sur des groupes moins étendus.— De cet ensemble de recherches rés- sortent un certain nombre de faits généraux ou de THÉORIE D’AGASSIZ. 383 lois auxquels doit évidemment satisfaire, si elle est vraie, la conception d’Agassiz.— Or, bien loin qu'il en soit ainsi, il est facile de constater un désaccord complet entre ces lois et la théorie proposée. Et d’abord, Agassiz a compris les centres de créa- tion eux-mêmes comme quelque chose de beaucoup trop absolu. Pour lui, l'influence de ces centres est générale; elle s'étend à ious les produits d’une ré- gion, et établit entre eux des rapports étroits, qu'ils appartiennent à la terre ferme, aux fleuves ou aux rivages. Dans ses idées, hommes, plantes, oiseaux, mammifères, insectes, poissons et crustacés marins ou fluviatiles, etc., sont tous frères, en ce sens qu'ils sont les enfants d’un même sol. Il semble que l’au- teur voie dans les formes humaines, animales ou végétales, le produit d’une force locale unique im- primant sur tous les êtres une sorte de cachet qui atteste leur communauté d’origine. Gette donnée est inexacte. — Si elle semble se vé- rilier sur quelques points du globe et lorsqu'on rap- proche seulement un très-petit nombre de groupes, elle se trouve en défaut aussitôt qu’on tient compte de tous. La Nouvelle-Hollande, par exemple, dont les “mammifères se séparent si nettement de ce qui se voit partout ailleurs, et qui à ce point de vue forme avec quelques petites îles voisines une région si spé- ciale, perd ce caractère dès que l’on compare ses insectes avec ceux de la Nouvelle-Zélande et de la Nouvelle-Calédonie. Au point de vue de la mamma- logie, elle forme un centre parfaitement distinct et _ isolé; au point de vue de l’entomologie, elle a été réunie par M. Lacordaire à la grande île, à l’archipel 384 CHAPITRE XXI. que nous venons de nommer ‘. — Les faits devien- nent plus frappants encore dès que l’on compare les animaux qui vivent dans l'air avec ceux qui vivent dans l’eau, ou même ces derniers seulement entre eux lorsque deux mers différentes sont séparées par une petite étendue de terre. À l’isthme de Suez, les faunes aériennes sont à peu près identiques sur les côtes de la mer Rouge et de la Méditerranée; les faunes marines sont au contraire extrêmement dis- semblables sur les rivages opposés. — M. Edwards entre autres n’a pas trouvé un seul crustacé qui fût commun à l’un et à l’autre. Ainsi , jugée par les faits empruntés aux animaux seuls, l’idée fondamentale de la doctrine d’Agassiz est contredite par les résultats de l’observation. — Voyons ce qu’elle devient dans ses applications à l’histoire de l’homme. Parmi les faits généraux le plus universellement admis en géographie zoologique, faits qu’Agassiz lui- même rappelle dans son travail, se trouvent les deux suivants : — tous les grands centres de création sont caractérisés par certains {ypes, comprenant un nom- bre d’espèces, de genres plus ou moins considérable, types qui leur sont propres ou sont à peine repré- sentés ailleurs. Ainsi la Nouvelle-Hollande est essen- tiellement la patrie des marsupiaux, l’'Amériquecelle des édentés'. — Entre deux centres de création vrai- ment distincts, il n’y a que peu ou point de genres 1. Ce résultat est d'autant plus significatif que M. Lacordaire multiplie beaucoup plus qu'Agassiz les régions zoologiques. 2. Les marsupiaux sont des mammifères dont les petits viennent au monde dans un état encore imparfait et sont reçus d'abord D FE THÉORIE D’AGASSIZ. | _385 communs, encore moins d'espèces communes, et ces différences caractéristiques s’accusent de plus en plus à mesure que l’on considère des groupes plus élevés. Par exemple, en prenant l’ancien et le nouveau continent tout entiers, on a évidemment les deux régions zoologiques les plus étendues qu’il soit pos- sible de comparer. Or ces deux régions ne possèdent en commun que cinq ou six genres de chauves-souris et qu’une seule espèce du même groupe ; pas un seul senre, à plus forte raison pas une seule espèce de singes ne se rencontre à la fois dans l’une et dans l’autre. La Nouvelle-Hollande forme avec ces deux régions un contraste encore plus tranché. On n’en trouve pas moins des hommes en Amé- rique et en Australie, comme en Asie, en Afrique et en Europe. — Or ces hommes, d’après les poly- génistes, forment un genre composé de plusieurs espèces. Si cette opinion était fondée, il s’ensuivrait que le genre, ou mieux le type le plus profondément caractérisé , se serait produit dans tous les centres de création , au lieu d’en caractériser un seul comme Île font les édentés et les marsupiaux. — D’après Agas- siz , l'homme ne forme qu’une espèce, mais ses races multipliées ont pris naissance sur tous les points du globe. Si Agassiz était dans le vrai, cette espèce, la plus exceptionnelle de toutes celles que présente la nature organisée, aurait apparu dans les régions zoologiques les plus tranchées : dans l’ancien et le dans une poche extérieure placée sous le ventre, où la mère les tent à l’abri jusqu'à ce qu'ils aient achevé de se développer. Les édentés doivent leur nom à l’absence de dents incisives. Ces deux groupes, le premier surtout, sont on ne peut plus caractéristiques. 22 386 CHAPITRE XXI. nouveau continent, qui n’ont pas un seul singe com- mun, comme dans l'Australie, qui ne possède pas même de singes ! Il est impossible d'imaginer un désaccord plus complet avec les lois que nous venons de rappeler, lois qu’on peut regarder comme les plus absolues, les plus générales de la géographie zoologique. Le polygénisme mitigé d’Agassiz et de ses disciples est donc en contradiction avec la géographie zoologique, comme le polygénisme pur de Desmoulins, de Mor- ton, etc., l’est avec la zoologie proprement dite, avec la physiologie. Évidemment les idées que nous combattons ont été conçues sous l'impression produite par Certaines coincidences qui ne pouvaient guère manquer de se manifester. Les grands centres de création ont en gé- néral des milieux non moins caractéristiques que leurs faunes ou leurs flores. Il n’est pas surprenant qu'ils aient imprimé à la race humaine formée sous l'influence de ce milieu quelque chose de spécial. En ce sens, ce quelque chose est le produit d’une force locale. Maïs, comme on vient de le voir, il ne préjuge rien quant à l’origine. — La coïncidence que pré- sente dans certains cas la circonscription des faunes et des flores avec celle des races humaines s’explique donc tout naturellement par ces actions de milieu que l’on trouve partout en anthropologie, et qui ré- pugnent si fort aux polygénistes. Les coïncidences qui ont séduit Agassiz et lui ser- vent d’argument à peu près unique sont bien loin d’ailleurs d’être aussi générales et aussi complètes que l’a cru ce savant. Pour s’en convaincre, il suffit THÉORIE D’AGASSIZ. 387 d'examiner en zoologiste la carte et le tableau icono- graphiques qui accompagnent son mémoire. Agassiz reconnaît huit centres principaux de créa- tion qu’il appelle les royaumes zoologiques. Ce sont les royaumes arctique, mongol, européen, américain, nègre, hottentot, malais, australien. Cette distribution est certainement arbitraire à certains égards; nous l’acceptons néanmoins telle que l’auteur l’a donnée, nous plaçant ainsi exactement sur le terrain qu'il s’est fait. — Or le royaume américain comprend le nouveau continent tout entier, et l’homme à peau rouge des États-Unis est pour l’auteur l’homme type de cette région. Mais l’Amérique, pour tous les zoo- logistes, pour tous les botanistes, forme au moins deux grands centres de création parfaitement dis- tincts. L'étude des animaux et des plantes conduit donc à une répartition des êtres organisés différente de celle qu’entraine la théorie que nous combattons. Certainement les zoologistes, les botanistes, qui les premiers ont fait connaitre les résultats de leurs recherches, ne songeaient pas à combattre une doc- trine qui n'existait pas encore. Ils ne pouvaient même prévoir que ces résultats pussent jamais servir d’ar- guments dans une discussion relative à l’anthropo- logie. — Ces arguments indépendants de toute con- troverse n’en ont évidemment que plus de force. Il est vrai qu’Agassiz partage ces royaumes en pro- vinces zoologiques et subdivise encore celles-ci, comme le font d’ailleurs tous les naturalistes quand il s’agit des grands centres de création. Dans le courant de son travail, et surtout dans les publications qui ont suivi, il reconnaît avec raison que l’homme américain 388 CHAPITRE XXI. présente des modifications nombreuses ; chacune de ces modifications caractérise pour lui une de ces races qu'il à rendues aussi semblables que possible à des espèces. — En vertu de sa théorie, si ces races ont été créées sur place, si elles sont le produit de la même force locale qui a donné naissance aux ani- maux de la même région, elles doivent, pour rester fidèles aux lois de la géographie zoologique, présen- ter avec celles des autres centres de création des rap- ports exactements pareils à ceux qui unissent les es- pèces animales. Or on constate précisément le contraire, et cela en Amérique même, dans la contrée où la doctrine que nous combattons a pris naissance. En effet, que nous apprennent encore les zoolo- gistes qui, en dehors de toute autre préoccupation , ont étudié la répartition des animaux? — Tous s’ac- cordent à déclarer que, dans l’ancien et le nouveau continent, non-seulement les contrées boréales, mais encore les régions tempérées présentent, quant aux populations zoologiques, des ressemblances frap- pantes. L'Amérique du Nord possède un grand nom- bre de genres, plusieurs espèces même, qui lui sont communs avec l’Europe d’une part, avec l’Asie de l’autre ; dans l'Amérique du Nord, comme dans l’Eu- rope et l'Asie, on rencontre presque toujours les mêmes types, et cela jusque chez les mammifères, c'est-à-dire chez la classe la plus élevée en organisa- tion. — L'Amérique méridionale au contraire, com- parée soit à l’Asie, soit à l'Afrique, constitue un centre zoologique des plus distincts. Des types caractéristi- ques se montrent de tous côtés ; les genres communs THÉORIE D'AGASSIZ. 389 diminüent dans une proportion énorme, et nous ne trouvons que peu ou point d'espèces communes. Ainsi, considérée comme centre de création animale, l'Amérique du Nord se confond presque avec l’Eu- rope et l’Asie, tandis que l'Amérique du Sud se sépare complétement de l’une et de l’autre, aussi bien que de l'Afrique. Lorsque l’on considère ces deux moitiés du Nou- veau-Monde comme centres de création humaine, c’est le contraire que l’on observe. — Bien que l’homme à peau rouge des États-Unis soit beaucoup moins isolé des autres races que ne l’admettent en général les polygénistes, il n’en reste pas moins le type hu- main le plus caractérisé du nouveau continent, et voilà pourquoi Agassiz l’a figuré comme représentant les populations de son royaume zoologique améri- cain. Eh bien ! il habite précisément cette Amérique du Nord! où vivent le renard et le castor d'Europe, où se retrouvent presque tous nos principaux genres de carnassiers. — Dans l’Amérique méridionale au contraire se rencontrent des hommes à teint jaune, à pommettes saïllantes sur les côtés, à yeux bridés et obliques, si semblables aux Asiatiques qu'ils re- connaissent eux-mêmes cette ressemblance et à pre- mière vue appellent les Chinois leurs oncles?. Sur cette même terre vivent d’autres nations qui, sans être aussi blanches qu’un Anglais ou un Allemand, «ont le teint plus clair qu’on ne l’a en général en 1. Les peaux-rouges ne peuplent pas d’ailleurs à eux seuls l'Amérique du Nord. Là, comme partout, il y a des mélanges de races ; nous reviendrons tout à l’heure sur cette question. 2. Observation du prince de Neuwied. 390 CHAPITRE XXI. Espagne et en Italie‘. » C’est là encore que M. An- grand a rencontré ces indigènes semblables à des Canariens. Ainsi considérée comme centre de création humaine et non plus comme centre de création animale, l’Amé- rique du Nord s’isole à la fois de l’Asie et de l’Eu- rope, tandis que l’Amérique méridionale se confond presque avec l'Asie et se rapproche même de l’Eu- rope et de l’Afrique. Les hommes du nouveau continent ont donc avec les hommes de l’ancien monde des rapports géogra- phiques précisément inverses de ceux qu’on a con- statés entre animaux des mêmes régions. Sur tous les points les plus fondamentaux, les plus essentiels, la théorie que nous combattons se trouve ainsi en désaccord avec les faits. Nous pourrions nous en tenir là, mais il est bon de la suivre dans une au moins de ses applications de détail, pour en mieux constater la faiblesse. Nous avons vu qu'Agassiz partage le globe terrestre en huit royaumes zoologiques , et que la première de ces grandes divisions est le royaume arctique. Gelui- ci comprend tous les déserts (barren lands) qui, dans l’ancien et le nouveau continent, sont placés au delà des limites des forêts. Il est borné au midi par une ligne onduleuse comprise à peu près entre le soixan- tième et le soixante-cinquième degré de latitude. Certes aucune région ne présente un ensemble de 1. D’Azara, cité par Pritchard. Humboldt parle d’ailleurs d'hom- mes blancs à cheveux blonds qui auraient été vus dans l’Amérique méridionale par les premiers navigateurs. THÉORIE D’AGASSIZ. 391 circonstances plus en harmonie avec les vues d’Agas- siz; les conditions d'existence générales sont à peu près identiques dans cette vaste étendue, parce que le froid entraîne et domine toutes les autres. Pourtant, là pas plus qu'ailleurs on ne trouve réalisées les coincidences promises par la théorie. Agassiz caractérise ce royaume par la présence de cinq mammifères et d’un oiseau qui sont par consé- quent pour lui les termes géographiques correspondants de l’'Esquimau, considéré par l’auteur comme le type de l’homme boréal. Les Esquimaux et les races qui ont avec eux le plus de ressemblances générales sont en effet relé- gués à peu près dans les limites indiquées par l’au- teur; mais quiconque tiendra compte comme nous de l’action à la fois si uniforme et si puissante que doit exercer sur l’homme ce climat polaire, compren- dra qu’il ne peut en être autrement. Ce climat n’agit pas seulement d’une manière directe par sa tempé- rature, il impose de plus à toutes les populations des mœurs, des habitudes, un genre de vie, une nour- riture presque entièrement semblables. En tout, il identifie pour ainsi dire le milieu. Serait-il surpre- nant qu'il y eût entre ces populations des ressem- blances très-grandes, une similitude presque com- plète ? Evidemment la doctrine des actions du milieu suffit pour rendre compte de ce fait que nous n’ad- - mettons que sous réserve !. — Mais résulte-t-il de là 1. On verra, en effet, plus loin que cette ressemblance est d’ailleurs fort loin d’être absolue, et qu’on trouve à côté des: Es- quimaux des hommes qui en diffèrent presque à tous égards. 392 CHAPITRE XXI. que les races humaines boréales se rattachent aux animaux qui les entourent de la façon dont l’en- tend Agassiz, qu'elles se rallient intimement aux faunes? Non. Parmi les espèces mammalogiques qu'Agassiz a choisies comme étant les plus propres à représenter la faune polaire, deux seulement, l’ours blanc et le morse, appartiennent vraiment, comme type et comme espèce, à ces contrées glaciales. Comme es- pèce, le phoque du Groënland leur appartient égale- ment, mais le genre dont il fait partie est répandue dans toutes les mers d'Europe, et le type se retrouve dans l’univers entier. Le renne et la baleine franche sont bien plus malheureusement choisis encore. Celle-ci fait partie d’un genre qui a des représentants directs à peu près dans toutes les mers, et au moyen âge elle fréquentait les côtes de France. Si on ne la trouve aujourd’hui que dans la zone polaire, c’est qu’elle a été chassée de partout ailleurs. [l en est de même du renne, qui au temps de César habitait les forêts de la Germanie, et qui encore aujourd hui, là où il n’a pas été détruit, descend à plus de vingt de- grés au sud des limites que suppose la théorie que nous combattons'. Quant à l’eider, signalé comme re- présentant les oiseaux du pôle , il niche tous les ans en Danemark, à 12 ou 15 degrés au sud du cercle polaire. Ainsi, sur les six espèces animales figurées dans le 1. Le renne descend, en suivant la ligne des monts Ourals. jusque sur les bords de la Kouma, bien au sud d’Astracan et presque au pied du Caucase. Il ne se passe pas d'hiver que les habitants n’en tuent quelques-uns. (Dictionnaire universel d'his- toire naturelle.) schÂT ‘smith THÉORIE D’AGASSIZ. 393 tableau d’Agassiz, et qui sont censées représenter le plus fidèlement la faune du royaume arctique, trois au moins peuvent être regardées comme appartenant presque également à la région que l’auteur appelle le royaume européen. Cependant Agassiz a certaine- : ment choisi les exemples les plus propres à étayer sa doctrine, et nul mieux que lui ne pouvait apporter dans ce choix la science nécessaire. Si un naturaliste aussi éminent n’a pas mieux réussi, c'est que la chose était impossible. En effet, malgré un petit nombre de traits spé- ciaux, tels qu’on en trouve partout dans quelque sens qu'on se dirige, la faune des régions polaires n’est évidemment qu’une extension des faunes pro- pres aux grands centres qui, en Europe, en Asie, en Amérique, sont contigus à ces régions. Telle est la conséquence qui ressort même du petit nombre d'exemples choisis par Agassiz chez les mammifères et les oiseaux. L'étude des insectes conduit exacte- ment aux mêmes résultats. Voici comment M. Lacor- daire résume les faits de géographie entomologique qu'il vient d'exposer : « La région polaire est ainsi caractérisée moins par la spécialité de ses produits entomologiques que par leur petit nombre. » (Intro- duction à l’Entomologie.) Et cependant M. Lacordaire, en prenant pour limite de cette région le cercle po- laire lui-même, en la restreignant par conséquent beaucoup plus qu’'Agassiz, en rendait la caractérisa- tion zoologique plus facile. On le voit, en dépit de quelques apparences presque toutes purement locales, pas plus au pôle qu’à l’équa- teur il n’y a de concordance réelle entre la distri- 394 CHAPITRE XXI. bution géographique des animaux et celle des races humaines. | Pour soutenir sa théorie, Agassiz ne s’en est pas tenu aux arguments que nous venons d'exposer : il en a employé d’autres qui reposent, comme les pré- cédents, sur quelques coïncidences de détail, mais qui sont bien plus faciles encore à réfuter. Ici même nous éprouvons un certain embarras. — Dans la pré- face de l’un de ses derniers ouvrages, récemment publié à Londres, l’auteur avertit ses lecteurs euro- péens que « son livre a été écrit en Amérique, spécia- lement pour les Américains, et que la population à laquelle il est particulièrement destiné à des besoins très-différents de ceux du public qui lit en Europe. Je m'attends, ajoute-t-il, à voir mon livre lu par des gens de peine, par des pêcheurs, par des fermiers, aussi bien que par des étudiants ou des savants de profession, et j’ai dû faire mon possible pour être compris de tout le monde. » Nous admettons cette nécessité, mais peut-être, sous l'empire de ces préoc- cupations, Agassiz s'est-il parfois plus inquiété de frapper fort que de frapper juste; peut-être s'est-il laissé aller à employer des arguments qu’il eût soigneusement évités, s’il s’était adressé à un autre public. Cette espèce d’entrainement expliquerait seule à nos yeux comment un naturaliste d’un aussi incontestable savoir, comment un esprit aussi éclairé a pu chercher à étayer une doctrine quelconque par des raisons comme celles qu'il invoque dans une lettre adressée aux auteurs des Types of Mankind. 2. An Essay on Classification, 1859. THÉORIE D’AGASSIZ, 395 Imitant en cela presque tous les polygénistes, Agassiz s'appuie d’une part sur les incertitudes qui règnent encore dans la science relativement à la dé- termination de certaines espèces de singes, d’autre part sur les différences qui séparent les races hu- maines. — Nous avons répondu à ces objections mille fois opposées aux monogénistes, et nous n’y re- viendrons pas. De plus, il semble vouloir chercher une preuve en faveur de la communauté d’origine du Malais et de l’orang-outang, du Négritto et de certains gibbons, dans l’identité de couleur que présenteraient, selon lui, la peau de ces races humaines et le pelage de ces quadrumanes. — Il insiste peu du reste sur cet ar- gument, et nous ferons comme lui. Le lecteur peut aisément se faire une opinion personnelle à ce sujet en lisant ce que les voyageurs nous apprenneñt sur les Malais, les Négrittos, et les autres peuples qui vi- vent dans la zone des quadrumanes, et en allant en- suite parcourir les galeries du Muséum. Il trouvera là des orangs, des gibbons et bien d’autres singes; il décidera par lui-même s’il est possible d'établir le moindre rapport entre le teint des uns et la couleur des autres. — Au reste, un naturaliste dont le témoi- gnage est bien peu suspect, un polygéniste bien dé- cidé, Desmoulins, a réfuté d'avance la théorie qui semble vouloir se produire ici, et nous nous bor- nerons à renvoyer au chapitre de son livre intitulé : Rapports zoologiques des hommes et des singes les per- sonnes qui pourraient être tentées de se laisser sé- duire par ces rapprochements inattendus. . Mais voici un argument plus étrange encore peut- 396 CHAPITRE XXI. être, et sur lequel il est difficile de glisser aussi légè- rement, parce qu’il tend à mettre en suspicion toute une science qui, quoique nouvelle, a donné déjà et donne chaque jour des résultats aussi importants que curieux pour l’histoire de l'humanité. Agassiz nie la valeur ou mieux la réalité de la linguistique comparée. — En cela, il est logique. En effet la manière dont les philologues modernes com- prennent la filiation des langages, les rapports que chaque jour ils découvrent entre les dialectes d’une même langue, entre les langues parlées par les peu- ples les plus éloignés, les conséquences que, d’un d’un commun accord, ils tirent de ces résultats rela- tivement à la parenté des races, sont en contradiction flagrante avec la théorie d’Agassiz, avec toutes les doctrines de l’école américaine. — Dans cette théorie, dans ces doctrines, l’homme est créé par nations: chaque nation naît avec son langage, comme l’animal avec son cri particulier. Aussi Agassiz n'hésite point à assimiler ces deux choses. ci nous sentons qu'il faut traduire pour ne pas être accusé de travestir les idées de l’auteur. Dans son premier mémoire, 1l avait dit déjà : « La preuve tirée de l’affinité des langues de diverses na- tions en faveur d’une communauté d’origine est sans valeur, car nous savons que, parmi les animaux doués de la voix, chaque espèce à ses intonations par- ticulières, et que les différentes espèces d’une même famille produisent des sons aussi étroitement rappro- chés, formant des combinaisons aussi naturelles que peuvent le faire les langues appelées indo-germani- ques, lorsqu'on les compare entre elles. Le chant des THÉORIE D’AGASSIZ. 397 différentes espèces de grives qui habitent les diverses parties du monde présente la plus grande affinité. Personne ne tirera de ce fait la conséquence que toutes ces espèces d’oiseaux ont une origine com- mune. Et cependant, lorsqu'il s’agit de l’homme et de ses races, les philologues considèrent les affinités de langage comme présentant la preuve directe d’une pareille communauté! » Dans sa lettre à Nott et à Gliddon, Agassiz est plus explicite encore. « Ceux qui soutiennent l’unité pri- mitive de l’espèce humaine, dit-il, attachent une grande importance à l’affinité des langues comme prouvant la nécessité d’une parenté directe entre tous les hommes; mais on peut en prouver autant de n'importe quelle famille animale, même de celles qui contiennent un nombre considérable d'espèces et de genres distincts. Qu’on suive sur une carte la dis- tribution géographique des ours, des chats, des ru- minants à cornes creuses, des gallinacés, des canards ou de toute autre famille‘ : on prouvera avec tout autant d’évidence que peuvent le faire pour les lan- gues humaines n’importe quelles recherches philo- logiques, que le grondement des ours du Kamtchatka est allié à celui des ours du Thibet, des Indes orien- tales, des îles de la Sonde, du Népaul, de Syrie, d'Europe, de Sibérie, des États-Unis, des Montagnes- Rocheuses et des Andes. Cependant tous ces ours sont considérés comme des espèces distinctes, n'ayant en aucune façon hérité de la voix les unes des autres. 1. Tous ces noms sont pris ici dans l’acception générale qu'ils ont en zoologie. Chacun des groupes indiqués par Agassiz ren- : ferme un grand nombre de genres et d'espèces. 23 2398 CHAPITRE XXI. Les différentes races humaines ne l’ont pas fait da- vantage. On peut en dire autant du rugissement et du miaulement des chats d'Europe, d'Asie, d'Afrique ou d'Amérique’, et du mugissement des bœufs, dont les espèces sont si largement dispersées sur presque tout le globe. Tout ce qui précède est encore vrai du ca- quetage des gallinacés*, du cancanage des canards, aussi bien que du chant des grives, qui toutes lan- cent leurs notes harmonieuses et gaies chacune dans son dialecte, lequel n’est ni le dérivé ni l'héritier d’un autre, bien que toutes chantent en grivien*. Que les philologues étudient ces faits, qu’ils apprennent en même temps combien sont indépendants les uns des autres les animaux qui emploient des systèmes d’intonations aussi étroitement alliés, et s’ils ne sont pas absolument aveugles à la signification des analo- gies dans la nature, ils en arriveront eux-mêmes à douter de la possibilité d’avoir confiance dans les arguments philologiques employés à prouver la dé- rivation génétique. » Les linguistes accepteront-ils l'arrêt porté par Agassiz au nom de la doctrine qui déclare les hommes créés par nations? C'est à eux de répondre, et la . réponse est facile à prévoir. — Il va s’en dire que pour notre part nous protestons contre une assimila- tion semblable. Si, comme nous l’avons fait au début 1. Le groupe des chats, dont parle Agassiz, comprend les lions, les tigres, les jaguars, etc. 2. Cet ordre, de la classe des oiseaux, renferme les coqs, les faisans, etc. : 3. Agassiz a souligné lui-même l’expression que j'ai cherché à iraduire littéralement. Il avait, le premier, fait le néologisme que je suis forcé d’imiter. THÉORIE D’AGASSIZ. 399 de ce travail, on doit reconnaître que les animaux se servent de leur cri pour traduire des impressions et des sentiments, on ne doit pas oublier pour cela combien sont rudimentaires les procédés mis par la nature à leur disposition. Ces cris, avons-nous déjà dit, peuvent tout au plus se comparer aux interjec- tions que la joie ou la terreur, le plaisir ou le déses- poir, l'amour ou la rage arrachent à tous les hommes, et qui se ressemblent à bien peu près chez tous les peuples ; aux signaux résultant d’une simple émission de sons, et que comprennent les intéressés. Is n’ont aucun rapport avec la voix articulée, avec la parole, qui depuis Aristote est regardée à juste titre comme un des attributs de l’homme. À celle-ci et à l'intelligence supérieure nécessaire pour manier un pareil instrument se rattachent toutes les langues humaines, les plus parfaites comme les plus simples, car toutes ont un vocabulaire et une grammaire. L’argumentation entière d’Agassiz tombe devant ce seul fait. Nous n'’insisterons pas plus longtemps sur cet ordre d'idées. Il suffit d’avoir montré jusqu'où une. doctrine qui prend pour point de départ la multipli- cité des origines humaines a pu conduire un homme doué d'autant d'esprit et de jugement qu’il possède de science sérieuse. La zoologie, la physiologie avaient démontré l'unité de l’espèce humaine; la géographie zoolo- gique à son tour, loin de venir en aide au polygé- nisme, vient de nous apprendre que l’espèce humaine n'a pu prendre naissance dans tous les centres de créa- tion, qu’elle appartient essentiellement à l’un d’eux. 00 CHAPITRE XXI. — THÉORIE D’'AGASSIZ. Par là encore l’homme rentre dans ces lois géné- rales qui dominent tous les êtres vivants. Tous les grands centres, avons-nous vu, sont caractérisés par quelque type spécial. Les provinces zoologiques, les centres secondaires eux-mêmes ont leurs genres, leurs espèces qui leur sont propres. L'homme, ce type à part, cette espèce privilégiée entre toutes, alors même qu’on ne voit en lui que l’être physique, pouvait-il naître à la fois en tout lieu? Non, ou bien il eût constitué une de ces exceptions uniques dont nous ne connaissons pas encore d'exemple. — Voilà pourquoi, après avoir dit : « Tous les hommes ne forment qu’une seule espèce, » nous pouvons ajouter : « Cette espèce est originaire d’une seule contrée du globe, et probablement cette contrée est proportion- nellement assez peu étendue. » Où est placé ce coin de terre d’où est sorti l’être qui devait asservir toutes les autres créatures et con- traindre à le servir jusqu'aux forces brutales qui ré- gissent la matière inanimée? Ce n’est pas ici le lieu d'examiner en détail cette question. Bornons-nous à répondre que tout indique l'Asie centrale comme ayant été le premier berceau de l’homme, comme le point d’où, rayonnant en tout sens, les tribus hu- maines sont parties pour aller peupler les solitudes les plus lointaines. cp XXII Migrations des populations humaines. — Peuplement de la Polynésie et de l'Amérique. La conclusion, qui termine le chapitre précédent est rigoureusement déduite de faits et de lois exclu- sivement scientifiques; elle n’en a pas moins été vi- vement attaquée par les polygénistes. Cette conclusion entraîne comme conséquence l'extension successive de l'espèce humaine, et par suite de nombreuses et longues migrations. Or on a nié la possibilité de ces migrations; on a parlé des marais et des montagnes, des forêts et des déserts comme ayant dû opposer des obstacles insurmontables à la marche, à l'expansion des premiers hommes. Franchement cette objection nous a toujours sur- pris. — Qu'il marche en troupe ou qu’il soit isolé, tant qu'il est sur la terre ferme, ce n’est pas la na- ture que l'homme a surtout à combattre. En réalité, il n’est arrêté que par son semblable. Sans les Tou- hareks, les caravanes sillonneraient fort bien le dé- 402 CHAPITRE XXII. sert entre l'Algérie et le Sénégal; le martyrologe des voyageurs compte autant de victimes tombées direc- tement sous les coups de l’homme que d’individus tués par un climat où les retenaient souvent des obstacles soulevés encore par l'homme. Avant la présence de celui-ci en certaines latitudes, qui donc eût arrêté les hordes, les familles s’avançant par stations plus ou moins prolongées, s’établissant à leur gré sur des terres que personne ne leur disputait, laissant les générations successives se faire à des conditions d'existence nouvelles, mais qui ne différaient jamais beaucoup des précédentes, et recommençant à leur heure une conquête qui n’entrainait de guerre qu'avec le sol et les bêtes férocest? Quant à nous, loin de trouver difficile la disper- sion de l’espèce humaine, nous regardons comme impossible qu’elle n’eût pas lieu dans les conditions dont il s’agit, et la manière dont ont grandi dans les temps modernes toutes les colonies nous est un sûr garant que les choses ont dû se passer ainsi. On insiste, on nous oppose les mers, l’Océan; on nie surtout la possibilité du peuplement par migra- tions de la Polynésie et de l’Amérique. — Cette ob- jection a pu avoir autrefois une certaine apparence de fondement; en présence des renseignements recueil- lis de nos jours, en présence des faits dont on re- 1. C’est dans cette marche lente et progressive qu’on trouveY l'explication de la présence de l’homme partout, de son adapta- tion à tous les climats. L’acclimatation, telle que nous l’enten- dons et la pratiquons de nos jours, est presque universellement le contraire de ce qu'elle a dû être à l’origine, de ce qu’elle doit être pour ne pas devenir trop meurtrière et parfois peut-être im- possible. MIGRATIONS, L03 trouve la trace, ou qui se passent encore, il est étrange qu’on puisse lui attribuer aujourd’hui la moindre valeur. Cependant, comme elle a été repro- duite avec insistance à diverses reprises et parfois par des hommes d’un mérite incontestable, comme elle est de nature à frapper les personnes étrangères à cet ordre de recherches, nous y répondrons avec quelque détail. Nous insisterons peu sur la Polynésie. Il suffit de parcourir les récits des voyageurs, des plus anciens aux plus récents, pour être convaincu que cette vaste étendue de mers, partout semée d'îles et d’archipels, est habitée par la même race. — Toutes ces popula- tions ont des caractères physiques à très-peu près les mêmes, toutes ne parlent que des dialectes d’une seule langue. On sait avec quelle hardiesse elles se lancent sur l’Océan dans des embarcations dont plu- sieurs sont parfaitement propres à exécuter des voyages lointains. On sait que, grâce à ces moyens de transport, des guerres sanglantes ont souvent lieu, non pas seulement d’île à île, mais d’archipel à archipel, et que ces mers, comme les continents, ont vu des invasions suivies d’émigrations en masse. Personne n’ignore que les habitants de ces îles, en apparence isolées les unes des autres, avaient des notions précises sur la géographie de la Polynésie entière, et qu'un Tahitien, Tupaïa, ancien ministre d’Obéréa, put remettre à Cook une carte d'ensemble remarquable par son exactitude. À côté de ces faits généraux viennent se placer les faits particuliers recueillis par presque tous les grands navigateurs, et qui montrent comment les LO& CHAPITRE XXII. orages imprévus, les tempêtes venant rompre l’uni- formité des vents sur lesquels comptaient des hommes de mer, ont amené d’une terre à l’autre, et parfois à d'immenses distances, un certain nombre d’indi- vidus. Mai, ce Tahitien qui suivit Cook jusqu’en Europe, retrouva à la Nouvelle-Zélande trois de ses compatriotes qu'un accident de cette nature y avait amenés douze années auparavant. Beechey a constaté un fait entièrement analogue. La possibilité du peuplement de la Polynésie par migrations est donc pleinement démontrée. Ce fait est d’ailleurs admis comme incontestable, en Amérique même, par les hommes qui se tiennent en dehors des exa- gérations polygénistes. M. Hale, le compagnon du capitaine Wilkes, a pu préciser l’époque approxi- mative de plusieurs de ces migrations, et il en a dressé une carte dont l’ensemble au moins présente des garanties réelles de vérité. L'histoire ethnologique de l'Amérique est bien plus compliquée que celle de l’Océanie. Cette vaste terre n’est plus habitée par une seule race d'hommes; elle en renferme au contraire un très-grand nombre. Or, la plupart présentent à un haut degré les carac- tères des races mittes résultant des croisements des principaux types qu'on observe dans l’ancien conti- nent. En outre, les caractères qu’on a regardés comme le plus essentiellement propres aux indigènes d’A- mérique ne sont jamais communs à tous; enfin ces mêmes caractères se retrouvent chez certaines popu- lations de l’ancien monde.—Le teint rouge ou cuivré, par exemple, est une exception parmi les tribus de l'Amérique méridionale. Humboldt en avait déjà fait MIGRATIONS. LOS la remarque; mais Alcide d’Orbigny surtout a fort bien montré que sur ce vaste territoire le teint des indigènes est généralement ou jaune ou brun oli- vâtre, et que le mélange de ces deux couleurs rend compte des différences signalées par les voyageurs. — En revanche, le teint plus ou moins cuivré se re- trouve sur la côte orientale d’Asie, dans la presqu'île de Corée; dans l’Asie méridionale, chez diverses po- pulations malaises ; en Afrique, chez les Abyssins, les Peules, et plusieurs tribus mélangées qui s’éten- dent à travers le Soudan, de FAbyssinie jusqu’au Sénégal et à la Guinée supérieure. L'étude des caractères physiques conduit donc à admettre que l’Amérique a été peuplée par des émi- grants partis de l’ancien monde et appartenant de près ou de loin aux trois races principales que pré- sente celui-ci, la blanche, la jaune et la noire. — Ces émigrations sont-elles aussi impossibles que le disent les polygénistes ? Pour se convaincre du contraire, il suffit de jeter les yeux sur la carte. Dès le siècle dernier, Buffon avait parfaitement compris combien le passage devait être facile d'Asie en Amérique par le détroit de Beh- ring. La connaissance de plus en plus complète de ces mers et des races qui en peuplent les rivages, ont confirmé jusqu'à l'évidence cette opinion, qui put alors paraître hardie. Pickering, l’un des mem- bres de la commission scientifique qui fit partie du voyage d'exploration entrepris aux frais des États- Unis par le capitaine Wilkes, se demande où com- mencent et où finissent l’Asie et l'Amérique; et en effet le navigateur qui, longeant les îles Aléoutiennes, 406 CHAPITRE XXII. se rend du Kamtchatka à la presqu'île d’Aliaska, doit être bien embarrassé pour déterminer la limite des deux continents. Le peuplement de l'Amérique par le nord-ouest fut donc très-aisé. Au nord-est, par l'Islande et le Groënland, les immigrations d'Europe en Amérique n'étaient guère plus difficiles. Mais ce n’est pas sur ces deux points seulement que le peuplement du Nouveau-Monde a dû s’effec- tuer. — On connaît aujourd’hui, bien mieux qu'il y a quelques années, la marche et la complication des mouvements de l’atmosphère et des mers. Là où nos prédécesseurs n'avaient vu que le grand courant équatorial, allant uniformément de l’est à l’ouest, nous savons qu'il existe des contre-courants dirigés en sens contraire ; nos marins ont découvert de nou- veaux fleuves coulant au sein des mers, et en parti- culier ils ont retrouvé dans l’Océan-Pacifique un se- cond gulf stream qui, passant au sud du Japon, se dirige vers l’Amérique, comme le premier va de Terre-Neuve aux côtes de l’ancien monde. — Le cou- rant de Tessan ! a conduit sur les côtes de la Californie des jonques abandonnées ?, comme le gulf stream avait jeté sur la plage des Açores ces fruits, ces pou- tres travaillées, ces canots chavirés qui, dit-on, por- tèrent dans le cœur de Colomb la conviction qu’il existait un autre monde. Ce courant, s’il a été connu 1. On a donné à juste titre à ce courant le nom de M. de Tessan, notre confrère à l’Institut, qui en a constaté l'existence dans le voyage pendant lequel il accompagnait, en qualité d’hydrographe, le capitaine du Petit-Thouars commandant de {a Vénus. Au reste les Japonais connaissaient déjà ce courant, nommé par eux Kouro- Sivo (fleuve noir). 2. Hamilton Smith, Morton et Pickering en citent des exemples. MIGRATIONS. L07 d’une nation de navigateurs, a pu et dû conduire les flottes d'Asie en Amérique, comme il a pu et dû entraîner en Californie les embarcations imparfaites des peuples moins habiles à lutter contre la mer. — Enfin, le grand courant équatorial atlantique a fort bien pu amener dans l'Amérique méridionale et . dans le golfe du Mexique un certain nombre d'hommes enlevés aux côtes d'Afrique; mais ces derniers faits ont dù être en tout cas assez rares, car la plupart des populations littorales africaines paraissent s'être peu livrées à la navigation. De l’ensemble des considérations que nous ne pou- vons qu'indiquer ici’, il résulte que l'Amérique a pu se peupler par des hommes venant du dehors; que ces hommes ont dû être surtout des Asiatiques ap- partenant aux races qui occupaient les côtes de la Chine , du Japon et des terres qui s'étendent jusqu’au détroit de Behring ; que des races blanches euro- péennes ont pu pénétrer de même en Amérique, mais avec plus de difficulté ; et par conséquent en nombre moins considérable ; enfin que les populations afri- caines ont pu entrer pour une part, mais une part nécessairement très-faible, et sans doute toujours involontairement, dans cette immigration. Les faits s’accordent-ils avec ces possibilités qui 1. Sur toutes les questions relatives aux lois qui règlent l’en- semble des vents et des courants maritimes, le lecteur consultera avec autant de plaisir que d'utilité l'ouvrage de M. Félix Julien, lieutenant de vaisseau, dans lequel l’auteur résume tout ce que nous ont appris les études si importantes du commandant Maury, des États-Unis, et les recherches les plus récentes sur la physique générale du globe (Courants et révolutions de l'atmosphère et de la mer). L08 CHAPITRE XXII. ressortent de la vue du moindre atlas de géographie, mais surtout de l’étude des belles cartes dues à M. de Kerhallet 1? C'est ce que nous allons rapidement. examiner. | Et d’abord, pour ce qui concerne le détroit de Beh- ring et la chaîne des îles Aléoutiennes, nous avons à citer une preuve frappante de la facilité qu’ils of- frent aux communications. — Les Tchouktchis, cette population si différente de toutes les races placées si haut vers les pôles, étaient naguère campés à la fois en Asie et en Amérique ; ils occupent encore une partie des deux côtes?: il faut bien qu'ils aient passé de l’une à l’autre. Parfois ils se visitent réciproque- ment pour traiter quelques affaires. — A lui seul, cet exemple suffirait pour montrer comment l’ancien continent a pu verser dans le nouveau une partie de sa population. | Or, les races qui habitent les îles et les rivages asiatiques dont il s’agit sont loin d’être homogènes. — On y rencontre, à côté des populations mongoles, qui dominent en nombre, d’autres populations dans lesquelles l'élément blanc est pur ou presque pur*. Ces mêmes régions possèdent la race la plus velue, 1. On consultera surtout avec fruit les deux cartes reproduites dans les Considérations générales sur l’Océan Pacifique. 2. Les Tchouktchis asiatiques se sont avancés vers le nord et occupent aujourd’huiles plages occidentales du détroit de Behring, dont ils ont chassé ou détruit les anciens habitants. 3. Les hautes castes japonaises, qui représentent les conqué- rants de ce pays, ont à un haut degré tous les caractères de cer- taines races blanches. Les Tchouktchis eux-mêmes rappellent d'une manière étrange à la fois les races blanches et les peaux- rouges des États-Unis. MIGRATIONS. h09 la plus barbue peut-être, du globe entier, celle des Ainos. Cette race est aussi remarquable par ses qua- lités intellectuelles et morales que par ses caractères physiques! ; son culte national, celui de la mer et des astres, rappelle les croyances religieuses de quelques-uns des peuples les plus civilisés de l'Amé- rique ; ils n'ont adopté du bouddhisme que la secte la plus pure et la plus élevée. De ces faits et de bien d’autres encore, 1l résulte que, sans presque sortir de ces parages, on trouverait peut-être de quoi ex- pliquer tout ce que les traditions américaines racon- tentsur les origines des principales nations de ce pays, tout ce que nous ont appris les patientes recherches des hommes trop rares qui ont étudié sérieusement la mystérieuse histoire de ces populations. Nous avons dit que l'Asie pouvait avoir commu- niqué avec l’Amérique par d’autres voies, et nous tenons à montrer qu’il en a été réellement ainsi. — La Californie est le seul point dans cette partie de l'Amérique où les indigènes aient le teint réellement foncé. Cette circonstance, qui naguère pouvait pa- raître extraordinaire, s’explique tout naturellement par l'existence du courant de Tessan. Celui-ci a pu amener jusque sur ces bords éloignés des canots por- _ 1. La Pérouse, après avoir parlé de leur intelligence, de la gravité de leurs manières ; de la noblesse de leurs gestes, ajoute : « S'ils étaient pasteurs et avaient de nombreux troupeaux. je ne me formerais pas une autre idée des usages et des mœurs des pa- iriarches. » Malheureusement cette race si curieuse, dont il est fait mention dans les annales chinoises sous le nom de barbares velus, est de nos jours en pleine décroissance. C'est une de celles sur lesquelles il faut se hâter de recueillir des renseignements pendant qu'il en est temps encore. L10 CHAPITRE XXII. tant des nègres océaniens, comme nous avons vu qu’il y entraînait les navires abandonnés. — En tout cas, c’est lui sans doute qui facilitait entre l’Amé- rique et l’Asie les communications dont de Guignes et M. de Paravey ont retrouvé les traces dans les ou- vrages chinois. Les résultats auxquels sont arrivés sur ce point les savants français ont été vivement combattus; mais il n’est guère permis d’en contester l’exactitude en présence du témoignage si net de Go- mara. — Ce fidèle compagnon de Cortez, en racon- tant l’expédition de Vasquez de Coronado, qui re- monta jusqu’au delà du 37° degré de latitude, c’est- à-dire jusqu'à Monterey environ, rapporte que les Espagnols trouvèrent près de la côte des navires à proues dorées et à verques argentées *, chargés de mar- chandises. Les gens qui les montaient firent entendre par signes qu'ils étaient en mer depuis trente jours, Les Espagnols en conclurent que ces vaisseaux ve- naient de la Chine ou du Japon; et nous ferons comme eux. IL estencore mieux établi que l’élément blanc eu- ropéen a pénétré directement en Amérique. — Sans même parler des prétentions soulevées au nom des Gallois et des Basques, les titres des Scandinaves à la découverte de l'Amérique sont aujourd'hui recon- nus comme pleinement authentiques. Les savantes et curieuses recherches de Rafn ont appris que, dès avant l’an 1000 de notre ère, le Groënland avait été colonisé par les descendants des chefs scandinaves qui 1. Ce détail sur les proues dorées pourrait bien tenir aux habi- tudes du temps et être de pure invention; mais il ne détruit pas la valeur du fait lui-même, si simplement raconté par Gomara. MIGRATIONS. h11 avaient fui en Islande la tyrannie d’Harald aux Che- veux d'Or. Les frères de ces Normands qu’attirait si impérieusement le midi de l’Europe ne pouvaient rester confinés dans cette contrée qui, pour avoir mé- rité à cette époque le nom de terre verte, n’en devait pas moins subir des hivers à peu près aussi rigou- reux qu'aujourd'hui. Ils descendirent donc au midi, et jusque vers le quatorzième siècle il y eut des com- munications fréquentes entre le Bas-Canada et les premières colonies; mais en 1408 les glaces inter- ceptèrent toute communication entre l'Islande et le Groënland. Qu'est devenue la population de ce dernier pays, population qu’on saitavoir été fort nombreuse?? Peut- on supposer qu'elle ait en entier péri sous les coups des Esquimaux, de ces Shrellingers qui à diverses re- prises ravagèrent les colonies islandaises ? — N’est-il pas évident que la plupart de ces hardis marins, se croyant abandonnés par la mère-patrie, ont dû re- monter sur leurs barques, suivre les frères qui les avaient précédés vers le sud, et les dépasser sans doute? Ainsi s'explique la présence de ces hommes 1. Dans son Histoire des régions circumpolaires, M. Frédéric Lacroix cite une bulle du pape Grégoire IV adressée à Ansgarius, datée de 835, et où il est fait mention des missions d'Islande et du Groënland. Le même auteur rappelle que La Peyrère a signalé une autre bulle antérieure à l’an 900, où l'Islande et le Groënland sont également nommés. 2. Le Groënland formait deux districts séparés par une étendue considérable de terres inhabitables. Celui de l’est (Osterbygd) comptait dans son territoire deux villes, Garda et Alba, une ca- thédrale, onze églises, trois ou quatre monastères, trois maisons royales, etc. Ces colonies, on le voit, étaient devenues très-flo- rissantes. L192 CHAPITRE XXII. aussi blancs, plus blancs même que les Espagnols, que rencontrèrent çà et là sur leur route les premiers conquistadores environ deux siècles plus tard. — Mais une partie aussi ne voulut pas quitter la terre verte, et leurs petits-fils y vivent encore. Bien qu’ils aient oublié la langue et la religion de leurs ancêtres, ce sont eux certainement que le capitaine Graah a re- trouvés en 1829, près des ruines de l’Osterbygd, dans ces hommes à taille élevée et svelte, au teint blanc, aux cheveux blonds, dont la présence au Groënland est le démenti le plus formel à toutes les théories de l’école américaine!. La présence d'éléments africains en Amérique n’est guère plus difficile à reconnaître que lorsqu'il s’agit des éléments asiatiques ou européens. Les ca- ractères physiques constatés par les premiers décou- vreurs suppléent, ce semble, suffisamment au silence de l’histoire. — Lorsque Christophe Colomb débar- qua à San-Salvador, dans les Lucayes, la race qu’il eut d’abord sous les yeux n’avait rien de bien remar- quable pour lui. Il la compare aux Espagnols brunis par le soleil et aux habitants des Canaries, de ces îles qu’il avait perdues de vue depuis si peu de temps. Une population également semblable aux Canariens, les Charazanis, vit encore aujourd’hui dans le Pérou. Elle se distingue de toutes les autres tribus et races voisines, avec lesquelles elle évite de s’allier. Elle s’est aussi garantie du mélange de sang blanc?. Une 1. Nous adoptons ici complétement l’opinion émise par M. La- Croix. 2. Je tiens ces détails de M. Angrand, ancien consul générai de France au Pérou. » MIGRATIONS. L13 tradition retrouvée par Pithou parmi les Indiens de la Guyane assigne aussi l'Orient pour patrie aux ancêtres de certaines tribus de cette région. Tout porte donc à penser que la race blanche africaine a pénétré en Amérique. Quant à la race noire, nous avons les témoignages de Pierre Martyr' et de Gomara, quitous deux attes- tent que Vasco Nunès de Balboa, en traversant l’isthme de Darien pour gagner les montagnes d’où il devait apercevoir le premier l'Océan Pacifique, trouva sur son chemin de véritables nègres?. Ainsi s'explique la présence dans l’île Saint-Vincent de ces Caraïbes noirs qu’on a voulu faire descendre de nègres émancipés par le naufrage du vaisseau qui les por- tait, mais que les premiers colons avaient déjà trou- vés dans cette île aux prises avec les Caraïbes rouges; ainsi s'expliquent encore le teint presque noir de ces Yamassees de la Floride qui aimèrent mieux périr les armes à la main que se soumettre aux lois des Creeks, et le teint non moins foncé des Charruas, à peu près entièrement exterminés aujourd’hui. La géographie, la physique générale du globe, dé- montrent donc la possibilité des émigrations en Amé- rique; l’histoire constate la réalité d’un certain nom- bre de faits de ce genre; d’autres sont attestés par les caractères physiques de populations exceptionnelles. 1. Cité par Hamilton Smith. 2. Le langage de Gomara est des plus précis. I1 fait remarquer que ce furent les premiers nègres vus aux Indes (occidentales), et qu'il ne croit pas qu’on en ait vu d’autres. Comme les Espagnols connaissaient fort bien les nègres, qu’ils devaient introduire quelques années plus tard dans leurs colonies, ce témoignage est aussi décisif que possible. Ll4 CHAPITRE XXII, — MIGRATIONS. Il y a là de quoi répondre surabondamment aux as- sertions des polygénistes relativement à l’impossibi- lité du peuplement par le dehors. L'Amérique ne fournit donc aucun argument à l’appui des théories que nous combattons. En outre celles-ci ne sauraient rendre compte des singuliers phénomènes sociaux que présenta ce con- tinent lorsqu'il s’ouvrit définitivement aux regards de l’Europe. — Au contraire, la doctrine monogé- niste et le peuplement par migrations expliquent de la manière la plus simple la rareté des populations, leur état social généralement si peu avancé, et l’exis- tence par place de civilisations à peu près étrangères les unes aux autres, ayant chacune son caractère pro- pre, accusant toutes l'importation de germes venus du dehors, et dont aucune n'offrait une antiquité comparable, même de loin, à celles de vieilles so- ciétés de l’Asie ou de l’Europe. Ici encore en tout et partout le polygénisme est ou en contradiction avec les faits, ou impuissant à en rendre compte, tandis que le monogénisme concorde entièrement avec eux et les explique sans effort. LES RÉSUMÉ GÉNÉRAL. Parvenu au terme de notre course, jetons un re- gard en arrière et rappelons le chemin parcouru. En procédant à la manière des classificateurs de toutes les écoles, à la manière de Linnéet de Lamarck, nous avons distingué l’homme de tous les autres êtrés, en particulier des êtres organisés, parce qu'aux phé- nomènes qui lui sont communs avec eux, il en äjoute d’autres d’un ordre entièrement nouveau. — Les faits de moralité et de religiosité, la cause d’où ils éma- nent, ont caractérisé pour nous le règne humain et l’ont séparé des animaux, comme les faits de vitalité et la cause qui les engendre caractérisent les végé- taux pour tous les naturalistes, et les isolent des minéraux. Étudiant cet être supérieur, nous nous sommes demandé s’il constituait une ou plusieurs espèces. — Ici il nous a fallu faire un détour. Ne pouvant ré- soudre par l’homme un problème dont l’homme lui- même était pour ainsi dire l’inconnue, nous avons dû nous adresser aux végétaux, aux arimaux, chez les- L16 RÉSUMÉ GÉNÉRAL. quels tous les naturalistes admettent l’existence des espèces ; nous avons dû leur demander ce qu’il fal- lait entendre par ce mot, à quoi on reconnaissait cette chose. — La botanique, la zoologie, interrogées suc- cessivement, ont donné une seule et même réponse. Nous avons constaté que, dans cette question, on pouvait conclure des végétaux aux animaux, et de ce fait nous avons tiré la conséquence qu'on pouvait conclure des uns et des autres à l’homme : car tous sont également des êtres organisés et vivants, et par conséquent également soumis aux lois qui régissent l’organisation et la vie, c’est-à-dire à la physiologie générale. — Examiné à ce point du vue, l’homme nous a montré partout les phénomènes qui caracté- risent une seule et même espèce. L’investigation directe nous a donc conduit à ad- mettre l’unité de l’espèce humaine. De là même il résultait nécessairement que les théories fondées sur la multiplicité des espèces hu- maines ne pouvaient être vraies. Toutefois les partisans de ces théories avaient 0p- posé à cette conclusion des objections de diverses na- tures. Nous avons pris ces objections une à une, nous les avons soumises au contrôle des faits, des lois re- connues comme existant chez tous les êtres vivants autres que l’homme : partout nous avons vu qu’elles étaient en contradiction avec ces faits et ces lois. Ce résultat a été une nouvelle preuve, indirecte, mais non moins réelle, de la vérité de notre doc- trine. Dans tout le cours de cette étude, nous croyons n'avoir pas dévié un seul instant de la route indiquée RÉSUMÉ GÉNÉRAL. L17 au début. — Homme de science, c’est à la science seule que nous avons demandé des arguments en fa- veur de ce que nous regardons comme la vérité. La botanique, la zoologie, la physiologie, la statistique médicale, la géographie zoologique nous ont fourni les principaux : pour répondre à une dernière objection, nous avons dû avoir recours à la géographie propre- ment dite, à la physique générale du globe , à l’his- toire. — Mais pas une fois nous n’avons appelé à notre aide les considérations tirées de la morale, de la philosophie, de la religion. Est-ce à dire que nous ne comprenions pas com- bien la discussion actuelle touche de près à toutes celles qu'agitent ces nobles sœurs des sciences natu- relles et physiques ? Certes non. — Bien des fois, en présence des conséquences de tout ordre qui s’of- fraient à notre esprit, nous avons eu peine à ne pas les faire ressortir ; bien souvent nous avons dû rayer des mots, des phrases involontairement tracées. La raison qui nous a fait agir ainsi, c’est qu’il était dif- ficile, impossible selon toute apparence, d’aborder ces côtés de la question sans réveiller des préjugés, des passions qui l’ont trop souvent obscurcie ; c’est que, traitant un sujet qui avant tout est du domaine des sciences naturelles, nous avons voulu rester ex- clusivement naturaliste, afin d’avoir le droit de par- ler à tout le monde et d'amener les partisans des doctrines-les plus opposées sur un terrain que per- sonne, quels que soientses instincts ou ses croyances, n’a aujourd’hui le droit de refuser, et sur lequel il nous semble impossible de ne pas tomber d’accord. Aurons-nous réussi? Aurons-nous porté la convic- 118 RÉSUMÉ GÉNÉRAL, tion qui nous anime dans l’esprit de quelques-uns de nos anciens contradicteurs ? — Nous le désirons plus que nous n'osons l’espérer; il nous est du moins permis de croire que ceux-là mêmes dont les opinions sont le plus contraires aux nôtres seront forcés de convenir que le monogénisme est une croyance Taison- nable ayant des fondements autres que ceux qu’on trouve en dehors des sciences proprement dites. — Il nous est surtout permis de penser que les hommes sans parti-pris, sans préjugés, comprendront mieux encore cette vérité et qu’ils n’hésiteront pas à se ran- ger avec nous sous la bannière qu'ont hautement arborée les Linné, les Buffon, les Cuvier, les Müller, les Humboldt. FIN. TABLE DES MATIÈRES. Chapitres. INRRODUCTION CAPES PNA RP AR NE NER MA diel sl 01e I. IT. VIII. XII. XII. Empires et rèenes de la nature. ....,,.,4, 4e. Résne)amain HR TIRE CAL ENRN,. Fes 50 SE De l’espèce en général....... Rene NES at ne DéRrmie de Pespece seen gas de Premières notions sur la variabilité de Pere. — Définition des mots variété et race. cet rides: Du milieu en général, .... ER ER En na dhree Des races sauvages, domestiques et marrones chez les végétaux et les animaux, 9° © 0e « © 929900960009 esove Application à l’histoire de l’homme. — PESere gra- duésid'une-race à l'autre:...........0. nie ne Nature des variations dans les races animales et vé- gétales. — Application aux différences qui distin- guent les-races humaines, . 4, save ose ee os Étendue des variations dans les races animales et dans les groupes humains. — Application à lhis- toire des Australiens. — Conclusion...,..,...... 7 Origine des variétés animales. — Influence de l’héré- dité et des actions de milieu sur les individus... Formation des races animales. — Influence de l’héré- dité et des actions du milieu sur les générations. — Sélection naturelle et artificielle... ...... RE Action de l’hérédité et du milieu sur l’homme. — Ap- parition de variétés. — Formation de races nou- velles. — Conclusion, ‘0e 900068000006 0: Pages. I l 16 32 114 194 208 420 TABLE DES MATIÈRES. Chapitres Pages XIV. Du croisement chez les plantes et les animaux. — Mé- tissare et nyDrIdAtIOn Me nee: -Rreereec ce see COLE XV. Des produits du croisement chez les plantes et les ani- maux. — Métis et hybrides. — Caractère fonda- mental de la race et de l’espèce............. MAS Le. XVI. Du croisement entre groupes humains. — Conclusion. XVII. Examen des objections faites à la doctrine monogé- niste. — Observations générales. — Nature de l’es- pèce.—— "Accord des naturalistes..." 2002776 295 XVIIT. Examen des objections faites à la doctrine monogé- niste. — Définition et caractères de l’espèce d’après quelques polygénistes. — Prétendue difficulté du croisement entre certains groupes humains... 308 XIX. Examen des objections faites à la doctrine monogé- niste. Races humaines métisses. — Griquas. — Pitcairniens. — Résumé. ..... PROS € autel 328 XX. Examen des objections faites à la doctrine monogé- niste. — Actions de milieu. — Acclimatation..... 369 XXI. Examen de la théorie d’Agassiz. — Centre de création délespece humaine te re. dre RTE XXII. Migrations des populations humaines en général; peuplement de la Polynésie et de l'Amérique. 401 Résumé général... .. 00.0 00e ..e0...e 415 FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES. Paris. — Imprimerie de Ch. Labure et Cie, rue de Fleurus, 9,